Artikel D. Legallois.modifications acceptées - Crisco

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Artikel D. Legallois.modifications acceptées - Crisco
LES ARGUMENTS DU DISCOURS CONTRE CEUX DU VERBE :
‹ CONSTRUCTION ›, ‹ COLLIGATION ›, ‹ COERCITION ›
Par DOMINIQUE LEGALLOIS
L’idée qu’un verbe possède une ou des structure(s) argumentale(s) est généralement peu discutée par les
syntacticiens. Les « changements » de valence observés dans des emplois attestés sont, soit ignorés, soit perçus
comme des phénomènes marginaux redevables à des registres particuliers. En m’inspirant de certaines
conceptions élaborées dans le cadre des Grammaires de Construction, ou encore de la Grammaire des Patterns, et
en m’appuyant sur des analyses sur corpus, je propose de considérer que les arguments ne sont pas régis par le
verbe, mais par la construction elle-même, qui constitue une sorte d’unité phraséologique, possédant une
fonction discursive propre. Sont examinées des constructions telles que [XS ENTRAÎNER YO dans Zloc] (Winx
Club nous transporte dans un univers de conte de fées moderne), ou encore, la configuration syntaxique [SN1
mettre SN2 à Inf.] qui se réalise dans quatre patterns différents, chacun possédant une fonctionnalité propre. La
productivité des constructions est particulièrement aiguë dans les cas où s’exerce une ‹ coercition › (ou
‹ forçage ›) du pattern sur le verbe ; la coercition est un jugement épilinguistique de l’observateur qui considère
que dans telle occurrence, le verbe possède un comportement syntaxique particulier, et que son emploi constitue
un écart par rapport à ce que la linguistique britannique nomme ‹ colligation ›, c’est-à-dire un fonctionnement
régulier du verbe redevable non pas à des propriétés structurales, mais à des phénomènes de collocations
grammaticales. Les notions de ‹ construction ›, de ‹ colligation › et de ‹ coercition › sont donc, selon moi, utiles
pour appréhender les faits grammaticaux de manière plus réaliste.
0. Introduction
Admettre, réclamer, régir, autoriser, sélectionner, imposer, gouverner : voici quelques-unes
des prérogatives du verbe que jalouse toute autre partie du discours. Ainsi, malgré leur
diversité, les grammaires et théories syntaxiques s’entendent sur la prééminence du verbe
dans l’organisation syntaxique de la phrase1. Il faut dire que le verbe a de bons arguments :
plus que toute autre catégorie, il est affecté par des variations flexionnelles multiples (nombre,
personne, mode, temps) et par des variations de radical. Difficile de ne pas lui trouver des
vertus structurales : il est, pour Tesnière, le terme central autour duquel se joue le drame de la
proposition ; pour l’analyse logique d’une phrase, la grammaire scolaire préconise de recenser
les propositions en identifiant en premier lieu les verbes conjugués ; pour un grand nombre de
théories syntaxiques, le verbe, noyau prédicatif, possède des positions argumentales que
viennent saturer des constituants. Quelles que soient les différences entre les approches, la
perspective générale la plus souvent partagée est que
le contenu lexical d’un verbe donné […] spécifie un certain nombre de compléments ou de places ; en fait,
ces places ou valences, font partie intégrante du contenu lexical du verbe. (M. Herslund 1988, 29)
Deux scénarii sont généralement retenus :
- la phrase est le résultat d’une projection verbale (prédication endocentriste)
- la phrase est formée d’un GN sujet et d’un GV prédicat, dans lequel le verbe régit ses
arguments (prédication exocentriste)
mais la perspective est toujours la même sur un point : la proposition est le produit d’une
combinaison d’éléments, d’une composition. On peut donc qualifier de ‹ compositionnaliste ›
1
Pour un panorama et une discussion de ce phénomène dans la tradition française cf. P. Lauwers (2003) ;
mais le phénomène dépasse de loin la grammaire traditionnelle et le domaine français.
cette perspective et mentionner la conséquence : à un verbe est liée une structure d’arguments
déterminée. La perspective valencielle, par exemple, dira qu’un verbe est soit monovalent,
soit bivalent, soit trivalent. La conception a le mérite d’être simple, mais on voit très vite le
problème qui ne manque pas de se poser : il est rare qu’un verbe déploie toujours le même
schème argumental, ou le même nombre d’arguments ; au contraire, on recense sans peine
plusieurs réalisations, qui témoignent de la flexibilité linguistique mais qui du coup mettent en
péril l’origine lexicale du déploiement argumental : car comment une même signification
pourrait prévoir et mouvoir des réalisations différentes ? La réponse serait dans une
prolifération (poly)sémique, un verbe ayant autant de significations que de schèmes
argumentaux possibles. Mais une explication linguistique et cognitive d’une telle prolifération
est malaisée à déterminer. On pourrait encore concevoir une signification verbale
particulièrement abstraite qui rendrait compte de toutes les réalisations, mais on doute
qu’ainsi la détermination lexicale de la structure argumentale soit encore garantie : la
généralité de la signification réduirait dangereusement l’univocité d’un schème.
Dans ce qui suit, je voudrais présenter quelques réflexions portant sur le problème de
la valence verbale, sans m’inscrire dans un modèle théorique mais en m’inspirant cependant
de certaines « réponses » données par deux traditions différentes :
-
la linguistique cognitive, en particulier la Grammaire de Construction (GC) de
A. Goldberg (1995) ;
-
la linguistique de corpus britannique, spécialement la Pattern grammar – la
Grammaire des Patterns (GP) de S. Hunston et G. Francis (2000).
Plus précisément, il s’agit d’articuler les notions de ‹ construction › (ou de ‹ Pattern ›) –
partie I), de ‹ colligation › (partie II), et de ‹ coercition › (partie III), développées dans les deux
traditions, pour fonder l’hypothèse d’une grammaire paradigmatique et phraséologique.
J’entends par là le fait que les structures grammaticales, de l’ordre de la proposition, loin
d’être le résultat d’une combinaison syntagmatique, sont des unités préformées, déjà
disponibles. Ce travail voudrait donc poser une autre façon d’envisager la structuration des
rapports syntaxiques entre éléments, pour déterminer la nature éminemment sémantique de la
syntaxe, ainsi que la nature éminemment lexicale de la grammaire.
1. Construction
1.1 La construction d’attribution
Un ensemble de théories linguistiques, non compositionnalistes, ont proposé, chacune dans
une argumentation propre, de considérer une unité grammaticale fondamentale – qui reçoit
évidemment des noms différents selon les perspectives : les ‹ constructions › de la Grammaire
de Construction (GC), les ‹ patterns › de la Pattern Grammar (GP). Des différences entre GC
et GP existent – mais sont essentiellement déterminées par des traditions historiquement
éloignées. L’idée générale et commune à ces perspectives est suffisamment forte et
argumentée pour que je puisse considérer GC et GP comme deux paradigmes contribuant à
une même vision grammaticale, que j’aimerais, à mon tour, ratifier par des données du
français.
Une construction est ainsi définie par A. Goldberg :
a construction is […] a pairing of form with meaning/use such that some aspect of the form or some aspect
of the meaning/use is not strictly predicable from the component parts or from other constructions already
established to exist in the language (A. Goldberg, 1998 : 205).
Un pattern, pour S. Hunston et G. Francis
can be identified if a combination of words occurs relatively frequentely, if it is dependent on a particular
word choice, and if there is a clear meaning associated with it (S. Hunston et G. Francis, 2000 : 37).
Pour identifier les patterns grammaticaux, il faut en fait deux étapes : la première repose sur
l’observation du comportement grammatical et lexical des mots. Il s’agit exactement
d’identifier l’association fréquente entre un mot cible et d’autres mots (collocation) dans des
structures (colligation) contribuant à l’interprétation de ce mot. La deuxième étape consiste à
recenser les patterns grammaticaux récurrents : puisque un mot peut avoir plusieurs patterns,
un pattern grammatical peut être considéré comme associé à différents mots.
L’alignement de ces deux définitions n’est pas un geste suffisant pour conclure
directement à une identité conceptuelle entre ‹ construction › et ‹ pattern ›. Mais ces
définitions restent suffisantes pour retenir qu’une construction/un pattern est une
configuration syntaxique possédant une signification propre.
Au lieu de reprendre des exemples des auteurs, par ailleurs maintes fois présentés,
considérons plutôt des exemples français, tous empruntés à l’étude passionnante de
M. Herslund (1988 : p. ???) sur le datif :
(1) Il percevait (la psychanalyse) comme une religion de substitution […], lui déniait le qualificatif de
science. (Express, 18.10.1985)
(2) Le démonstratif servant d’antécédent au pronom relatif ne lui est pas nécessairement accolé. (Martin et
Wilmet, Syntaxe)
(3) Comme s’il craignait que Maigret appelât deux solides inspecteurs pour lui flanquer une raclée.
(Simenon, Picratt’s)
(4) Plus tard, on m’a injecté la morale des curés. (Cavanna, Yeux)
(5) Il les employa à signaler sa présence par tous les moyens que lui présenta son imagination. (Tournier,
Vendredi 21)
(6) Et il commençait à en vouloir à sa mère de tant de choses étonnantes qu’elle lui avait cachées. (Druon,
Louve 301)
(7) Là haut où il n’est point de trublion pour lui chicaner ses lauriers. (Express, 24.10.1986)
(8) Elle a peur, peur que cette animosité ne lui coûte l’amour de Philippe. (Beja, Reines)
(9) Elle a été la première à lui vouer une réelle amitié. (Simenon, Mémoires)
(10) C’est à cause de cela que le peuple ne me témoigne point d’affection. (Druon, Reine)
(11) Son père avait avant tout songé à lui éviter les soucis. (Perec, Vie)
Selon Herslund, les datifs dans ces exemples sont tous des datifs lexicaux (c’est-à-dire
déterminés par la signification verbale). Tous ces énoncés expriment, à un niveau ou à un
autre, l’idée que soit l’on « attribue », soit l’on « prélève » quelque chose à quelqu’un. Le
référent du complément datif est dit avoir ou ne pas avoir le référent du complément objet – il
y a, pour Herslund que je suis sur ce point, une prédication seconde entre le datif et l’objet
(voir plus bas). Par ailleurs, dans les exemples suivants, où l’auteur voit un « datif libre »2 –
c’est-à-dire non déterminé par la signification verbale :
(12) Paul a fabriqué une table à Marie.
(13) Paul a recousu un bouton à Marie.
2
Le terme est de C. Leclère (1976).
ce dont bénéficie Marie ne serait pas, respectivement une table et un bouton, mais « la
fabrication d’une table », le raccommodage d’un bouton. Cette lecture est évidemment
envisageable, mais on peut très bien imaginer que Marie cherche à avoir une table (par
n’importe quel moyen, fabrication, achat) ou un bouton, et que Paul, dans un élan de
générosité lui en fabrique une (12) ou prend du fil et une aiguille (13). Si nous sommes
d’accord avec Herslund que dans
(14) On lui ouvre la porte.
ce que reçoit le référent du datif libre n’est pas la porte, mais l’ouverture de la porte par
quelqu’un, cet exemple est un peu différent dans le sens où la solidarité entre le prédicat et
l’objet y est forte. On a même un cas de locution verbale, je pense, avec ouvrir la porte. Mais,
à nouveau, si on considère
(15) (chez un ami, en fouillant dans son frigo) : je te mangerais bien un yaourt.
l’objet « prélevé », dans cet exemple de datif indiscutablement libre, est bien le yaourt et non
manger le yaourt. En fait, pour les exemples (12), (13) et (15), tout dépend du contexte : faiton l’action à la place de l’autre, ou non ?
Une distinction entre datif lexical et datif libre ne peut donc être établie à partir de la
différence participative de objet direct/verbe objet indirect, dans la prédication seconde
[Marie a une table/Marie a une table de construite]. Je vois un fonctionnement identique dans
les différents exemples, tout en reconnaissant que l’attribution est plus spectaculaire avec les
datifs libres.
Mais il y a plus : l’idée d’attribution présuppose une action causative de la part de l’agent
(par ex., en (4) : on CAUSE (moi avoir la morale des curées). La structure causale serait
présente dans le sémantisme du verbe. Or, il s’agit là d’une pétition de principe, jamais
discutée (par définition). En fait, bien souvent, pour saisir cette structure causale, il faut en
passer par la construction dative, ou par d’autres constructions : le raisonnement est donc
circulaire. Un verbe ne peut se « comprendre » qu’actualisé dans une ou des construction(s).
Par ailleurs, peut-on prétendre avec certitude que vouer (9) ou, plus encore, l’épistémique
trouver dans
(16) Je lui trouve beaucoup de charme.
soient des verbes « en eux-mêmes » causatifs ?
Si je récapitule :
-
les structures argumentales que l’on prête aux verbes sont déterminées à partir
d’emplois précis : c’est parce que tel verbe est rencontré dans des emplois où figurent
trois actants (par exemple) qu’il est considéré comme intrinsèquement trivalent. Le
danger d’un raisonnement circulaire est manifeste.
-
si les datifs « libres » se comportent comme des datifs « lexicaux » : a-t-on lieu de
distinguer les deux ? la distinction ne viendrait-elle pas de la fréquence d’emplois des
verbes à « datifs lexicaux », plutôt qu’une différence de propriétés sémantiques du
verbe ?
-
Ne fait-on pas une surinterprétation lorsqu’on affirme que la causativité est dans le
verbe ?
Il apparaît que le
valeurs sémantiques
C’est pourquoi, en
qu’exprimées par la
notée4
verbe est un attracteur bien commode pour y déposer un ensemble de
qui sont pourtant stables et présentes quel que soit le verbe employé.
suivant GC3 et GP, je poserais que ces valeurs ne peuvent être
construction elle-même. Cette construction – d’attribution - peut être
Attribution : XS FAIRE (ZOI AVOIR YO)
Prélèvement : XS FAIRE (ZOI NEG AVOIR YO)
Autrement, dit, c’est dans et par la construction que les verbes acquièrent une interprétation
contextuelle (causalité, idée d’attribution) qu’ils ne possèdent pas nécessairement eux-mêmes.
S’il en était autrement, comment pourrait-on dire que le verbe vaseliner possède une valence,
alors même qu’il n’existe pas dans la langue :
(17) Je lui vaseline mon regard irrésistible numéro 14 bis, celui qui a fait frissonner l’Impératrice du
Sénégal et donné des vapeurs à la Présidente de la République esquimaude. (San Antonio, Le coup de père
François, p. 132)
C’est bien la construction qui est première par rapport au verbe, qui lui, bien sûr, apporte en
retour sa spécificité. On pourra rétorquer que dans cet exemple, l’emploi se fait par analogie
avec glisser. C’est à la fois vrai et faux. Vrai, parce que la proximité sémantique de vaseliner
et glisser est indéniable. Faux, parce que ce n’est pas glisser qui constitue le modèle, mais [X
glisser Y à Z], soit le verbe pris dans la construction.
Il y aurait une sorte d’illusion interprétative dans laquelle le verbe constituerait un élément
surdéterminé interprétativement, un problème de distribution du sens qui confèrerait au verbe
des responsabilités qu’il ne peut objectivement endosser.
Je pose donc que XS FAIRE (ZOI AVOIR YO) est une construction5 d’attribution, qui se
comporte comme une unité lexicale : on peut la juger polysémique, on peut lui trouver des
extensions métaphoriques, ou, au contraire, la voir comme une unité monosémique qui varie
selon les contextes. B. Pottier avait déjà observé le phénomène :
si les sujets parlants ont la faculté de mémoriser des séquences de « mots » pour les faire fonctionner en
tant qu’unité (coup de foudre, partir en flèche, à toutes fins utiles), pourquoi leur refuserait-on la possibilité
de mémoriser (donc d’appréhender directement, sans nécessité de dérivation) des schèmes relationnels, des
modèles syntaxiques usuels, pour lesquels nous proposons le nom de syntaxie (cf. les « patterns » de la
linguistique appliquée) ? (Pottier 1968, 8)
B. Pottier anticipait trente ans avant leur existence, la compatibilité entre GC et GP : la
notion de ‹ mémorisation › renvoie aux processus cognitifs chers à GC – GC s’inscrivant
amplement dans la linguistique cognitive ; la notion de ‹ patterns ›, évidemment au cœur de
GP, renvoie à la linguistique appliquée, en particulier la didactique – préoccupation centrale
chez les linguistes britanniques.
3
4
5
GC ne prétend pas que le verbe n’a pas d’argument, mais que la construction impose sa propre structure
argumentale.
Je reprends la notation de Herslund (1988) en remplaçant CAUSE par FAIRE. La distinction entre
attribution et prélèvement correspond grosso modo à celle qu’effectue F. Ville (1998) entre verbes
‹ allatifs › et verbes ‹ ablatifs ›. Cet auteur développe l’idée que les procès allatifs et ablatifs déclenchent une
représentation mentale prototypique, pour laquelle la dimension spatiale est fondamentale. Par manque de
place, je ne discuterai pas cette thèse ; je dirai simplement que les constructions – telles que je les entends –
ne sont pas des modes de représentation mentale, mais des modes de sémiotisation.
J’utiliserai désormais exclusivement ce terme, en ayant à l’esprit sa compatibilité avec celui de ‹ pattern ›.
Je tenterai une définition personnelle6 de la notion de ‹ construction ›, en synthétisant les
propos précédents :
une construction est une unité holistique signifiante, inscrite en mémoire et préformée7, sémiotisant
l’expérience à dire. Bien qu’holistique, et en ce sens phraséologique, elle est constituée d’éléments
auxquels elle impose une cohésion et une cohérence – selon le principe gestaltiste bien connu.
Ainsi, c’est bien parce qu’elle participe au tout, que la préposition à acquiert une valeur de
destination (qu’elle n’a pas nécessairement par ailleurs). C’est bien parce qu’ils participent au
tout que les référents de N1 et N2 ont des rôles converses. C’est bien parce qu’ils participent
au tout, que se construit une conjonction ou une disjonction entre les référents des deux
compléments objets – la prédication seconde de Herslund.
XS FAIRE (ZOI AVOIR YO) est une construction générale (schématique dans la
terminologie de la linguistique cognitive), dans la mesure où un grand nombre de verbes sont
en mesure de saturer la place du prédicat. J’examinerai dans ce qui suit des constructions plus
spécialisées, en tout cas moins générales car lexicalement plus spécifiées.
1.2 [XS ENTRAÎNER YO dans Zloc]
Le premier cas est celui d’une réalisation particulière d’une configuration trivalencielle
locative (j’adapte la terminologie de M. Sénéchal et D. Willems (2007) qui n’identifient pas
ce cas dans leur article) qui ne peut être repérée que dans une fonction discursive particulière :
l’évaluation des objets culturels.
[XS ENTRAÎNER YO dans Zloc]8 est actualisée dans les énoncés ci-dessous, tirés du corpus
« Jeux vidéos » proposé dans le cadre de DEFT079 :
(18) Il [le jeu] nous guide là où il veut et nous entraîne dans son monde où la logique n’a pas toujours sa
place.
(19) À la limite du jeu d’éveil, Les Bisounours nous entraîne dans un univers coloré et gentillet.
(20) le titre nous entraîne dans une histoire totalement déjantée.
(21) Jowood tente de nous entraîner dans un univers glauque et hostile.
(22) S’inscrivant dans la mouvance de W.I.T.C.H., Winx Club nous transporte dans un univers de conte de
fées moderne.
(23) Les 18 missions solo qui la composent vous transporteront dans les endroits les plus chauds du globe.
(24) Une véritable réussite qui nous plonge à certains égards dans une ambiance digne d’un film
d’épouvante.
(25) Une aventure qui nous prend dès l’introduction pour nous transporter dans un monde que l’on croirait
vivant.
(26) Sudeki compte parmi ces jeux qui vous emportent dans un monde lointain dont on a bien du mal à se
défaire.
(27) On est d’abord séduit par la réalisation qui nous plonge dans une ambiance « Mille Et Une Nuit »
envoûtante.
6
7
8
9
Cela pour dire que je ne m’inscris pas dans une conception définitive, mais que je cherche, ici ou là, des
éléments de compréhension.
Dans le modèle d’A. Wray (2002) que je présente succinctement dans D. Legallois (à paraître), ces
constructions font partie du lexique mental.
La notation est bien sûr en partie arbitraire. ENTRAÎNER vaut pour un ensemble de verbes.
Cf. http://deft07.limsi.fr/corpus-desc.php.
On a donc là une construction spécifique dans le sens où elle emploie un petit ensemble de
verbes {emmener, transporter, entraîner, embarquer, plonger}, le nom sujet renvoie à un
référent précis (un jeu vidéo, ou un de ses aspects – réussite, aventure, réalisation, …), l’objet
est réalisé par un constituant qui fait référence à l’ensemble des joueurs virtuels ou non, dont
l’évaluateur-énonciateur fait partie, le locatif est lexicalement déterminé par un ensemble
nominal {monde, univers, ambiance, histoire} nécessairement expansé par un dispositif
porteur d’évaluation : adjectifs (merveilleux et féerique), compléments déterminatifs (de conte
de fées moderne), ou relatives (dont on a bien du mal à se défaire). La construction apparaît
dans des textes où s’exprime un jeu de langage (au sens de Wittgenstein) particulier :
l’évaluation d’objets culturels ; de ce fait, elle échappe à un examen des bases de données
générales comme Frantext, et donc à la sagacité des linguistes. Par exemple, Dubois/DuboisCharlier (1997) mentionnent cette construction avec « embarquer » et « entraîner », (une sousclasse E2d), mais ne donnent pas une extension de la classe verbale (emmener, plonger ne
sont pas donnés, sauf erreur, dans cette construction).
On pourrait objecter qu’un effet « concordancier » donne un caractère de systématicité aux
exemples (18–27). Il n’en reste pas moins que ces exemples existent ! Et qu’il est tout à fait
raisonnable de les considérer comme des énoncés en partie phraséologiques, même si les
phraséologues ne mentionnent pas ce type de construction. On pourrait dire que la
construction [XS ENTRAÎNER YO dans Zloc] est une manière de parler, spécifique à un jeu de
langage, ancrée comme un tout dans la compétence discursive des locuteurs. La syntaxe
compositionnaliste, en établissant des règles de combinaison, de sélection, manque, à mon
sens, l’essentiel : la disponibilité d’une forme, qui compose à elle seule un petit scénario, et
qui exprime en elle-même le jugement d’une expérience liée à un objet culturel (jeux, livres,
cinéma, théâtre, etc.)10.
1.3 La configuration [SN1 mettre SN2 à Inf.]
Il est évident que l’on ne doit pas confondre une forme grammaticale que l’on peut, par
exemple, soumettre sous forme de requête dans un analyseur syntaxique, avec une
construction. Par exemple, via Frantext et la base Corpatext11 (à l’aide du logiciel Nooj), la
requête suivante [SN1 mettre SN2 à Infinitif] permet d’extraire un ensemble hétérogène de
données. On peut cependant ordonner très facilement les résultats. Ainsi :
A – Faire preuve d’une qualité pour faire quelque chose
On distinguera plusieurs cas :
1) Faire preuve d’une qualité morale pour faire quelque chose :
(28) Je mets mon orgueil à être la gloire de ce vieillard.
(29) Plus tard il faut mettre sa dignité à vivre le mieux possible.
2) Faire preuve d’une motivation pour faire quelque chose :
(30) Je mis mon zèle à faire montre d’un recueillement exemplaire.
10 Il faudrait aussi s’intéresser à la position textuelle de ce type de construction : un examen rapide montre
qu’il apparaît soit en début de texte (comme introduction), soit en position conclusive.
11 http://lexique.org.
(31) Je ne mis pas moins d’empressement à embrasser l’immoralisme.
(32) La presse périodique n’a pas mis moins d’ardeur à poursuivre de ses traits envenimés la religion et le
prêtre...
3) Faire preuve d’une capacité pour faire quelque chose :
(33) On a mis tout son génie à être égoïste avec art.
(34) Je te prie de mettre tout ton pouvoir à faire hâter la conclusion d’une affaire d’où dépend le bonheur
de ma vie.
(35) L’élève devra mettre toute son application à obtenir ce résultat.
Il est intéressant de remarquer la pression qu’exerce le tout de la construction sur les
éléments qui la composent :
(36) M. Mauperin ferma les yeux : les six ans de sa fille étaient là devant lui ! Et, tirant à lui une
illustration, il se pencha dessus, essaya de mettre sa pensée à regarder des images, et, à la dernière page,
s’arrêta au rébus. (Goncourt/Renée, Mauperin)
Mettre sa pensée à faire quelque chose n’est pas attesté ailleurs. L’interprétation possible se
fonde donc sur les exemplaires de la classe des noms de motivation employés dans cette
construction : pensée devient plus ou moins synonyme d’énergie, une énergie intérieure, une
mobilisation intellectuelle, une concentration. C’est la construction qui fait pression sur
l’interprétation du nom.
B – Mettre du temps à faire quelque chose
(37) J’ai mis plusieurs minutes à plier ma serviette dans la perfection.
(38) Je mets une heure à lire une page.
(39) Ne craignez pas de mettre trop de temps à sécher l’huile avec le tripoli.
Cet emploi est le plus fréquent. Sa nature phraséologique n’est guère discutable.
C- Affecter quelqu’un à une tâche
(40) Il faut mettre vos équipes à transborder le charbon de droite à gauche.
(41) Ils ont mis les gendarmes à garder la porte.
Cet emploi12 est beaucoup plus rare. Ce qui est intéressant ici, c’est la contrainte sur la
relation entre l’objet et le procès : il s’agit toujours d’un humain ou d’un ensemble d’humains
affectés à une tâche subalterne ou peu honorifique. Le référent est implicitement reconnu
comme qualifié pour faire cette tâche. D’où les effets de l’énoncé suivant, inventé :
(42) On a mis Nicolas Sarkozy à diriger le pays.
qui connote soit une déception (et voilà le résultat !) causée par la déqualification (il n’avait
pas les qualités pour gouverner) ; soit une euphorie (depuis, ça va mieux) : c’était la bonne
personne, avec les qualités adéquates. Remarquons que le nom commis est construit sur le
12 Emploi recensé par J. Dubois et F. Dubois-Charlier (1992).
participe passé de commettre pris dans son ancien sens de donner en charge quelque chose à
quelqu’un (TLFI).
D- faire subir un traitement à un certain type d’objets
(43) et puis, dit-elle, vous avez mis votre limousine à sécher devant le feu.
(44) il est bon, au plus, pour y mettre une morue à dessaler.
(45) Sylvaine devait mettre un fer à chauffer pour la refriser.
(46) Et puis j’ai mis mon linge à tremper.
(47) J’avais mis mes haricots à cuire avant de partir.
(48) J’ai mis la bouteille à refroidir dans le seau.
(49) je mets les pinceaux à tremper.
On voit que cette construction est particulière dans le sens où elle est limitée à un domaine
pratique particulier : le domaine domestique. Aucun exemple n’illustre une application plus
« ambitieuse » du traitement à faire subir à un objet. Cette restriction est bien la preuve d’une
phraséologie à l’œuvre : il s’agit d’une manière de dire, plutôt qu’un énoncé librement produit
à partir des moyens syntaxiques et lexicaux à combiner.
Pour résumer, une forme comme [SN1 mettre SN2 à Inf.] ne constitue évidemment pas une
construction ; mise sous forme de requête, elle permet d’identifier plusieurs constructions ou
patterns, radicalement différents les uns des autres, avec des relations actancielles diverses
(dans les classes A, B, D par exemple, c’est le référent de SN1 qui « contrôle » l’infinitif,
pour C, c’est le référent du SN2).
[XS ENTRAÎNER YO dans Zloc], dans les réalisations particulières examinées et les
différentes réalisations de [SN1 mettre SN2 à Inf.], sont donc considérées dans ce travail
comme des unités phraséologiques, des cadres collocationnels, des syntaxies d’un type plus
spécifique que XS FAIRE (ZOI AVOIR YO) qui peuvent éventuellement être les héritières
d’une construction plus générale. En ce sens, elles sont moins productives que la construction
d’attribution, et donc plus lexicalement déterminées (cf. les verbes {emmener, transporter,
entraîner, embarquer, plonger}, ou le verbe mettre) et donc plus « figées ».
2. La notion de ‹ colligation ›
Une question essentielle doit être posée, qui touche à la pratique grammaticale. Sur quoi se
fondent les diverses conceptions qui voient dans le verbe un recteur argumental ? La réponse
pourrait être donnée à la fois par la linguistique de corpus, et par le cognitivisme linguistique.
Je m’appuierai sur l’analyse sur corpus de D. Willems (2006) qui a examiné les emplois du
verbe donner. Son corpus est composé ainsi :
-
les 200 premières occurrences de donner dans les éditions du Monde 1997
-
les 200 premières occurrences prises à dix auteurs littéraires différents dans Frantext
-
les 200 premières occurrences prises sur le corpus oral Corpaix
Les données sont sans appel – et d’ailleurs sans surprise : 88 % des occurrences (524/600)
sont des emplois dans la construction d’attribution.
De ce fait, la « valence trivalencielle » de donner est particulièrement saillante. Mais elle
n’est qu’un effet : c’est bien la construction qui constitue une sorte d’affordance pour le
verbe. L’idée d’une valence naît non pas de la propriété du verbe, mais de la fréquence
d’emploi du verbe dans la construction d’attribution. Une telle fréquence n’est pas sans
conséquence sur notre façon de mémoriser les unités linguistiques (cf. Pottier, cité plus haut).
Cette fréquence, selon les cognitivistes (Bybee 2006), entraîne un phénomène
d’entrenchment, c’est-à-dire d’‹ enracinement › dans notre compétence cognitive d’unités
linguistiques, via nos expositions et participations aux multiples discours. La linguistique
contextualiste britannique, sans proposer d’explications cognitives, mais en raisonnant sur les
données des corpus, a proposé le terme de colligation (Firth, 1957) pour désigner ce
phénomène de ‹ collocation grammaticale13 ›, qui a des conséquences considérables sur la
conception grammaticale : la préposition à ne serait pas gouvernée par le verbe mais forme
une collocation avec donner – collocation qui ne se distingue guère fondamentalement d’une
collocation plus classique telle que, par exemple, conseiller vivement.
Par ailleurs, la notion de ‹ construction › ne doit pas, à mon sens, laisser à penser que le
lexique vient, dans un second temps, remplir les places offertes par la structure. Je partage au
contraire l’idée de G. Francis :
syntactic structures and lexical items (or strings of lexical items) are co-selected and […] it is impossible to
look at one independently of the other. Particular syntactic structures tend to co-occur with particular
lexical items, and – on the other side of the coin – lexical items seems to co-occur in a limited range of
structures. The interdependence of syntax and lexis is such that they are ultimately inseparable. (G. Francis,
1993, 147)
La raison de cette co-sélection est justement la colligation. Pourtant, ce principe de cosélection doit être, à mon sens, minoré, lorsque l’association entre le lexique et la construction
n’est pas régulière : en cas, donc, de coercition (cf. plus bas), il y a effectivement une sorte de
remplissage de la place par le lexème, lors du processus de production. En compréhension, on
peut raisonnablement penser que le travail d’interprétation est plus long. Ainsi, cet exemple
emprunté à I. Novakova (2006, 115) (en pleine crise de la vache folle, l’agriculteur ne veut
pas faire partir ses bêtes (les écouler sur le marché)) :
(50) Ces bêtes, je ne suis pas prêt à les partir. (Journal TV, 2001)
pour lequel on peut envisager, certes, une co-sélection conforme à une compétence en
production (il s’agit d’une sorte de discours spécialisé) ; en revanche, en compréhension, on
doit considérer un travail d’intégration du lexème partir dans la construction transitive, à
élaborer.
La notion de ‹ colligation › me paraît fondamentale pour saisir et comprendre les régularités
constructionnelles d’un lexème. C’est donc une notion nécessaire à la compréhension du
phénomène inverse : la ‹ coercition ›. Il y a coercition lorsqu’un lexème (un verbe) apparaît
dans une construction particulière, alors que, pour parler prosaïquement, il n’a rien à y faire.
13 Les travaux de S. Gries et A. Stefanowitsch ont donné une allure objective à la colligation – phénomène que
les auteurs nomment collostruction : « Collostructional analysis aims at measuring the degree of attraction
or repulsion that words exhibit to constructions » (A. Stefanowitsch/S. Gries, 2003, 37).
3. Coercition (ou forçage)
3.1 Définition
Le phénomène de coercition n’a peut-être pas reçu l’examen théorique qu’il méritait, mais il
est néanmoins considéré comme étant au coeur de la création et de la nouveauté linguistique.
Dans le cadre de GC, Taylor (1998) en donne une description, mais je me fonderai
principalement sur un article écrit par des linguistes français (F. Gadet et al., 1984). Le
forçage – selon le terme proposé dans l’article – consiste pour les auteurs en un déplacement
de l’instanciation de l’argument, ou sur la présence ou absence d’un argument :
ces déplacements nous les avons appelés forçage, c’est la tentative, de l’ordre d’une manipulation
grammaticale, de faire accepter par un verbe une construction qui soit complémentaire de sa construction
reconnue. (F. Gadet et al. 1984, 34)
Le forçage serait donc de l’ordre d’une méthodologie manipulatrice. Depuis la date de
parution de l’article, la linguistique de corpus est apparue, qui a permis d’observer le travail
naturel du forçage, et ainsi d’éviter les problèmes de jugement d’acceptabilité inhérents à des
exemples construits, comme celui-ci emprunté par les auteurs à M. Gross (1975, 67) :
(51) Ma concierge maigrit que je ne sois pas tué (à partir du topos « être fâché fait maigrir »).
Sous l’angle de la linguistique de corpus, la coercition (pour reprendre le terme actuel) est un
procédé de création linguistique, que de nombreux auteurs – sans le nommer ainsi, et sans
référence à un cadre constructionnaliste de la grammaire –, ont décrit (parmi d’autres,
M. Larjavaara 2000, M. Krötsch/W. Oesterreicher 2002 et I. Novakova 2006). J. François
(2006) montre, par exemple, que l’emploi absolu du verbe manger est favorisé par certains
facteurs co-textuels, entre autres : circonstants de manière et de lieu, listes d’actions. La
plupart de ces travaux privilégient une observation synchronique du phénomène14, mais à mon
sens, la coercition est également particulièrement intéressante à analyser en diachronie,
puisque la lecture d’emplois anciens de certains lexèmes donne une saillance à la
construction. Quelques exemples, très brièvement commentés :
3.2 Persuader
Persuader se construit jusqu’au XIXe siècle15 selon le schéma [Xs persuader YOI de + inf/que
P] :
(52) elle persuada à ce colonel de l’assassiner.
(53) il persuade à la femme de manger une pomme.
(54) L’éblouissant conteur persuadait à son auditoire qu’après ce voyage-là on en ferait bien d’autres.
Aujourd’hui, le lecteur de textes classiques se heurte à ces emplois. Ce heurt est la
conséquence d’un forçage, d’un écart par rapport à une colligation (la « construction
14 On pourrait prendre l’exemple du verbe doter, sémantiquement proche de donner mais qui ne serait pas
employable dans la construction d’attribution : ce serait réduire considérablement l’espace de la
francophonie, car des exemples comme en vue de faire correspondre les besoins réels du développement de
notre pays et lui doter d’une main d’œuvre qualifiée qui lui fait défaut pour certains métiers,… d’une
candidate à la présidentielle du Congo, sont légion (http://www.lepotentiel.com).
15 Les exemples proviennent de la base Corpatext.
reconnue » selon Gadet et al.), dans la mesure où le lecteur ne lit pas ces textes avec une
grammaire interne de locuteur du XVIIIe siècle, mais avec sa grammaire de locuteur du
XXIe siècle. Seul le lecteur expérimenté, de par son exposition au discours classique, aura
intégré une grammaire plus ou moins passive des écrits classiques et ne percevra plus –
éventuellement – ce forçage. Ainsi, deux opérations sont en œuvre :
- la colligation actuelle du verbe « persuader » qui, pour le lecteur non expert, constitue
une régularité à laquelle ne répond pas l’énoncé lu
- la mobilisation de la sémantique de la construction [S V à O + que P/ de + inf.] qui
permet d’interpréter l’énoncé.
Ainsi, on a l’impression que persuader « devient » un verbe à emploi performatif pour le
lecteur non expert, comme le sont conseiller ou ordonner.
3.3. Aider
(55) Si vous laissez votre fils continuer comme ça vous allez devenir de plus en plus crevée et lui aussi.
Parfois la fatigue quand il commence l’école va lui aider à trouver son sommeil, mais il se peut que la
fatigue va lui poser des difficultés pour sa scolarité. (Forum santé sur Internet).
Fait bien connu, le verbe « aider » en français contemporain, employé avec un OI (« aider à
quelqu’un »), est jugé non grammatical. Il est cependant particulièrement fréquent. Son statut
varie : l’emploi constitue la norme au Québec, et fait partie de variations régionales en France
(on le trouve dans les copies normandes). C’est évidemment l’héritage d’une ancienne
construction, qu’on peut considérer comme plus logique que l’emploi normalisé actuel : la
construction [N V Odat à Inf.] configure le référent du complément objet indirect comme le
bénéficiaire d’un apport extérieur, à l’image du verbe apprendre ou enseigner. Aider
quelqu’un, c’est bien lui apporter une aide16. Il est tout à fait possible que dans un temps plus
ou moins proche, la construction [N aider à N à Inf.] reprenne le dessus.
3.4. Sauver
Un dernier cas qui montre clairement que la coercition a des conséquences sur les relations
lexicales : l’emploi du verbe sauver, construit par analogie avec « X empêcher Y de Inf. » :
(56) Langage de mon peuple, je te sauverai de pourrir. (A. de Saint-Exupery, Citadelle)
(57) Depuis le jour de son départ, ils n’avoient jamais manqué de recevoir de ses nouvelles tous les soirs
avec quelques gracieusetés qui ameilleuroient leur vie, et de bonnes espérances de retour qui les avoient
sauvés de mourir. (C. Nodier, Trésors des fèves)
Ces exemples montrent que la synonymie contextuelle est un phénomène constructionnel ;
aucun dictionnaire de synonymes, pas même celui du CRISCO17, ne donne sauver comme
synonyme d’empêcher.
Ces quelques exemples indiquent comment la coercition souligne, met en évidence, le
travail, la signification de la construction. Les linguistes parleront de transgression du schéma
16 L’allemand helfen régit aussi le datif.
17 http://www.crisco.unicaen.fr/cgi-bin/cherches.cgi. Au sujet de la synonymie, on peut se reporter aux
travaux de P. Blumenthal (2006) pour une méthode lexicométrique « réaliste », c’est-à-dire contextuelle.
actanciel habituel (I. Novakova 2006, 122), de violence syntaxique (C. Touratier 2001, 131),
dans un discours rappelant fortement les notions d’‹ écart ›, de ‹ transgression ›,
d’‹ incompatibilité sémique › qui parsèment le discours sémantique sur la métaphore18. C’est
que le fonctionnement linguistique se donne à voir non pas seulement dans la fréquence des
régularités – comme on l’a vu –, mais aussi, a contrario, dans certaines configurations hors
normes, dans lesquelles ne sont plus parlés les « mots de la tribu », mais ceux d’une
subjectivité face au potentiel linguistique.
Cependant, la coercition, comme la métaphore, n’est qu’un effet, un sentiment, une
impression, un jugement de l’observateur qui considère que dans telle occurrence, le verbe
possède un comportement syntaxique particulier, et que son emploi constitue un écart par
rapport à une colligation. Elle n’est pas à proprement parler une propriété linguistique ; ce qui
constitue des propriétés linguistiques, ce sont :
•
la disponibilité des constructions pour accueillir des verbes a priori non disposés, mais
évidemment pas n’importe quel verbe,
•
la flexibilité sémantique des verbes qui peuvent intégrer un certain nombre de
constructions, mais évidemment pas n’importe quelle construction.
Sans m’inscrire explicitement dans la théorie des opérations énonciatives, il me semble que
J.-J. Franckel voit juste lorsque, dans ses analyses, il montre pertinemment que les
prépositions n’introduisent pas « directement, ni même nécessairement un argument du
verbe » (2006, 291). Si on ne peut que souscrire à l’idée qu’un verbe est un prédicat qui met
en rapport des éléments, et que ces éléments doivent être intégrés dans une description
sémantique du verbe, il n’en reste pas moins que ces éléments ne sont pas nécessairement,
loin de là, des « arguments verbaux »19. La « schématicité » du verbe lui permet ainsi de
collaborer avec une variété de constructions20. Si l’on doit rattacher obligatoirement les
arguments à quelque chose, c’est bien aux constructions elles-mêmes – qui sont, elles, des
unités discursives.
4. Conclusion
Le trio ‹ construction ›, ‹ colligation ›, ‹ coercition › dont j’ai tenté d’illustrer la pertinence ici,
permet d’appréhender autrement les faits grammaticaux. Ces trois phénomènes ne sont pas de
même nature : la construction est une réalité syntaxico-sémantique ; la colligation, une réalité
cognitive et statistique ; la coercition, un jugement épilinguistique. Mais tous participent à une
conception pour laquelle la grammaire ne saurait être dissociée du lexique, la syntaxe de la
sémantique. Plus encore, leur observation permet de dessiner une grammaire paradigmatique
et (en partie) phraséologique, obligeant ainsi à étendre le domaine de la phraséologie à des
unités qui lui sont traditionnellement refusées. Le recours à une explication phraséologique ne
signe pas un contrat d’impuissance du linguiste, une démission ; bien au contraire, elle est le
point de départ des transformations et des changements syntaxico-sémantiques qu’il convient
d’examiner en détail pour chaque cas. Surtout, elle est l’émanation d’une linguistique de
18 En cela, la coercition et la métaphore participent sans doute à un même phénomène, plus général (Legallois
en préparation).
19 Cet exemple de J.-J. Franckel (2006, 282) : « frotter marque qu’un élément a entre en contact avec un
élément z qu’il constitue comme une zone de perpétuation de ce contact. Dans l’énoncé ‹ :ils ont du frotter
le mur très énergiquement pour effacer toutes les traces ›, seul z (le mur) fait l’objet d’une lexicalisation.
L’élément a n’est pas lexicalisé. Quant au sujet syntaxique (ils), il ne correspond pas à un élément de la
forme schématique. »
l’usage – qui est peut-être la seule linguistique possible –, une linguistique pour laquelle,
concernant la thématique abordée ici, le discours impose ses arguments, s’affranchissant
allègrement de la distinction proposée par F. Rastier (1998) entre une linguistique logicogrammaticale et une linguistique rhétorique et herméneutique.
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Dominique Legallois
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