L`écran comme médiation vers l`infigurable

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L`écran comme médiation vers l`infigurable
L’écran comme médiation vers l’infigurable
Stéphanie Katz *
Université de Paris I (« Panthéon-Sorbonne »), Département d’arts plastiques
Tout se passe comme s’il existait deux types d’images : les unes
s’envisageraient à partir d’un projet de ressemblance, sur le
modèle du reflet, et adviendraient sur un écran de projection
monoface. Les autres, au contraire, chercheraient à s’articuler à
ce qui échappe à la figure, voulant désigner un au-delà du cadre.
Elles apparaîtraient alors sur un écran biface conçu comme une
articulation entre un recto visible et un verso infigurable mais
signifié. Au fil de la saga des images, ce sont ces images-écrans
qui se sont révélées, depuis toujours, capables de résister aux diverses menaces qui pèsent sur la représentation. À ce titre, une
généalogie de cette image-écran capable de résistance pourrait
bien nous aider à relire notre relation aux visibilités contemporaines.
L’une des forces du concept de médiation tient dans sa capacité à
déjouer les oppositions tranchées qui caractérisent la pensée occidentale. Instaurant des circulations inédites, l’idée de médiation oblige à
repenser la notion de seuil et à flouer les frontières. Le dedans peut
enfin jouer avec le dehors, l’ici résonne avec le là-bas, l’inconnu contamine le connu, le visible devient perméable à l’invisible. Si bien que,
dans le cadre d’une réflexion sur l’image, penser la médiation, c’est
induire la notion d’écran.
Nous avons l’habitude de penser l’écran comme une surface de projection, à partir du modèle du miroir ou du cinéma. Pourtant, au-delà de sa
capacité à accueillir un reflet, un écran est avant tout le site de toutes les
articulations entre un recto et un verso. L’écran est une surface d’apparition qui lie et sépare simultanément deux champs. Véritable membrane sensible, l’écran déjoue les oppositions pour autoriser, dans une
dynamique de transferts et de frayages, la rencontre entre les deux intimités distinctes qui se tiennent sur chacune de ses faces. Le modèle
opératoire de l’écran pourrait bien être celui de la peau : telle une zone
*
[email protected].
À paraître en 2004, chez L’Harmattan,
collection « Ouverture philosophiques » dirigée par D. Château : L’écran, de
l’icône au virtuel. La résistance de l’infigurable.
MEI « Médiation et information », nº 19, 2003
de médiation entre l’intérieur et l’extérieur du corps, la peau manifeste
au-dehors un coup porté sur elle par une tache bleue, alors qu’une
émotion ou une faiblesse sanguine interne provoquera la pâleur. Peau et
écran sont les sites inframinces d’une mitoyenneté, voilures sensibles
capables tant de protéger que de manifester.
Mais qui dit intérieur et extérieur, dit, dans le même mouvement, visible
et invisible. Ainsi, nous pouvons définir l’image-écran comme celle qui
tente de manifester sur sa surface d’apparition ce qui advient dans un
champ qui lui échappe. Il y aurait donc, depuis toujours, deux types
d’images : celles, conçues sur le modèle du reflet dans le miroir, animées
d’un projet de ressemblance et de copie. D’autres, pensées comme des
images-écran qui, plutôt que de redoubler le monde, envisagent davantage de désigner ce qui échappe à leurs cadres et à leurs modèles. Ce qui
signerait l’image-écran ce serait sa volonté de faire advenir l’infigurable
dans la figure.
Alors qu’aujourd’hui le terme d’écran s’impose dans la pratique
contemporaine de l’image (écran d’ordinateur, écran de télévision, écran
du moniteur vidéo, écran de cinéma, écran du téléphone, des interfaces
industrielles homme-machine, etc.), c’est toute l’histoire de la représentation depuis ses origines, qu’il faudrait relire à l’aune d’une généalogie
de cette image-écran. Si on cherche à comprendre le statut et la structure des images qui nous entourent, encore faut-il déterminer d’où elles
proviennent et quel est leur héritage. Travaillant depuis toujours à s’articuler visiblement au hors-cadre, l’image-écran a connu, au fil de la saga
des images, autant de métamorphoses que des permanences remarquables. Construire une généalogie de l’image-écran, c’est donc avant tout
interroger les déplacements topographiques de l’infigurable autour de
l’écran. Ce faisant, on se départira du lieu commun qui voudrait penser
les images contemporaines comme des innovations inédites, imposant à
la logique des regards une rupture brutale impensable. C’est au contraire l’impressionnante continuité de l’image-écran que cette relecture
de l’aventure du visible révèle.
De la caverne au rideau
On connaît l’allégorie platonicienne qui situe l’émergence de l’image
dans une caverne 1. Un public de prisonniers se tient immobile et
médusé face à un spectacle d’ombres projetées. Véritable simulacre
trompeur, l’image ainsi conçue est à la fois parée de tous les pouvoirs
de la fascination et incapable de vérité. Mais surtout, c’est une image
pensée sur le modèle d’un reflet qui échoue pourtant dans son projet de
1
Platon, La république, trad. R. Baccou, Paris : GF Flammarion, 1966, VII
512 a-517 b.
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ressemblance, et qui advient sur un écran monoface. Rien n’échappe au
regard derrière l’écran, sinon l’épaisseur rocheuse du mur de la caverne.
Face à ce déni de l’image qui inaugure la réflexion philosophique sur le
sujet, Pline 1 propose un autre scénario qui intéresse davantage les peintres. Alors que Zeuxis et Parrhasios se livrent à une compétition d’artistes, le premier surprend le jury en présentant des grappes de raisins si
parfaitement reproduites que les oiseaux eux-mêmes se méprennent.
Cependant, le vainqueur sera Parrhasios, celui qui, en lieu et place d’une
reproduction parfaite, présente la simple figuration du rideau dissimulant sa toile. C’est bien toute la réflexion des peintres sur la nature et le
pouvoir de leur support que Parrhasios désigne ainsi, dans un redoublement de la problématique de l’écran par sa figuration 2. Véritable écran
biface qui articule l’infigurable à la figure, le rideau de Parrhasios parle
pour tous les drapés, les voiles et les linceuls qui habiteront la peinture,
soulignant la structure biface de l’image-écran.
Ainsi, à l’aube antique de la pensée sur l’image, deux conceptions de
l’image s’affrontent déjà, qui augurent de toutes les querelles à venir :
l’une, advenant sur un écran monoface, est un leurre dangereux et incapable de vérité. L’autre, apparaissant sur un écran biface, ne cherche pas
à ressembler, mais à désigner l’infigurable qu’elle ne peut contenir.
L’écran biface du Mandylion
Cette préoccupation de la manifestation de l’invisible dans la figure sera
plus tard à nouveau au cœur de la querelle byzantine. Pour faire face à
la position iconoclaste qui affirme l’incapacité de l’image à contenir l’incirconscriptible divin, les patriarches du IXe siècle vont s’employer à
penser la nature biface de l’écran iconique. Evagre 3 rapporte la légende
fondatrice de la structure de l’icône selon laquelle le Christ, sollicité par
le roi Abgar pour être guéri de la lèpre qui le défigurait, envoie son disciple accomplir la besogne à sa place. Toutefois, le Fils de Dieu aura
pris soin au préalable de tremper un linge dans de l’eau, puis de l’appliquer sur son visage. Ses traits s’inscrivent alors miraculeusement sur le
linge. Ainsi naquit la légende de la Sainte Face (Mandylion), première
image « non faite de main d’homme » 4.
1
2
3
4
Pline, Histoire naturelle, Paris : Gallimard, coll. « Folio », 1999, XXXV, 65-66.
Cf. A. M. Christin, « L’image et la lettre, de la représentation à
l’apparence ». In Xoana-Le regard des anges. Nº 4.
Evagre (536-600), Histoire ecclésiastique, Paris : Cerf, Sources chrétiennes,
1998, IV, 27.
Cf. M. J. Mondzain, 1996, pp. 235-252. Image, icône, économie. Paris : Seuil.
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Le Mandylion met en place une conception de l’écran qui nous retient.
En effet, de quelle manière le roi Abgar dut-il regarder ce portrait pour
y reconnaître vraiment le visage du Christ ? Si le Mandylion est bien une
empreinte, l’observateur est contraint, pour que l’image ne soit pas inversée, de regarder le visage par-derrière, c’est-à-dire, en quelque sorte,
derrière une vitre transparente et non devant un miroir. Le Mandylion
n’est pas un reflet, mais une trace laissée sur un linge, la pression d’une
forme sur une surface. Il faut donc se tourner du côté du verso pour
accéder au véritable portrait non inversé du visage du Christ.
Cette scénographie met en évidence que le Mandylion propose un écran
biface, médiation entre l’invisibilité divine et le visible. À l’image du
corps du Christ lui-même, le Mandylion est le site de l’Incarnation, la
zone frontière entre le champ du sacré invisible et celui du corps observable. Là où le Verbe s’est fait chair, l’invisible divin s’imprime sur
l’écran de l’image dans son procès vers le regard des hommes. L’icône
est donc conçue selon une logique biface qui articule un recto et un
verso, qui exhibe et cache simultanément, qui lie et sépare en un même
mouvement.
Visant une articulation entre le visible et la transcendance divine invisible, l’écran iconique s’invente comme une médiation entre deux univers
hétérogènes. Mais dans le même mouvement, ce projet d’articulation
creuse dans l’image les sillons du manque et de l’imperfection. L’icône
ne peut ni ne veut figurer la transcendance divine, elle n’envisage que
de la désigner. Depuis l’arrière de l’icône, l’invisible appelle le regard de
l’orant dans son sillage. La transcendance du prototype constituant la
visée de l’icône, celle-ci affirme que Dieu n’est pas dans l’image, qu’il
n’en est que l’horizon. C’est à ce titre que l’image-écran s’affirme
comme frustrante et incomplète par nature.
La structure résistante de l’image-écran
Dans ce mouvement de traversée de l’écran, une dynamique d’allerretour se met en place qui fonde une image capable de regarder son
spectateur depuis ses écarts. En investissant les béances de la figure, le
spectateur s’implique dans un processus d’invention de l’infigurable.
C’est en construisant la figure au-delà d’elle-même que l’orant accède à
l’au-delà du visible. Un tel dispositif qui se fonde sur une articulation
entre un écran biface et une figure imparfaite s’affirme paradoxalement
comme une garantie de liberté pour le regard du spectateur. Ce dispositif institue une image incomplète, image qui nous observe depuis ses
manquements et signe la structure résistante de toutes les images-écran
à venir.
Depuis les Annonciations peintes de la Renaissance, jusqu’à Matisse ou
Clyfford Still, en passant par l’œuvre de Gréco, la peinture a bien souvent fait de ce dispositif sa loi et sa force.
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De la transcendance de l’invisible à l’immanence de
l’infigurable
Quand on envisage de l’appliquer au champ de la modernité, le corpus
patristique qui construit le dispositif iconique de l’image-écran, présente
une difficulté. En effet, il correspond à des œuvres qui veulent manifester une transcendance, qu’elle soit clairement religieuse ou plus discrètement mystique. L’écran iconique, s’il fonde la structure biface de
toutes les images-écran, semble moins opératoire dans le cas d’œuvres
qui se désolidarisent d’un projet de transcendance, au profit de la manifestation d’autres infigurables. En dégageant l’image du projet de transcendance, le risque qui s’annonce est bien celui d’une idolâtrie moderne,
d’une image conçue comme un reflet dédoublant le monde et advenant
à nouveau sur un écran-miroir monoface.
Selon un processus non chronologique, diverses mutations de l’écran
autoriseront certaines images à inventer un dispositif moderne de l’infigurable, véritable laboratoire d’une abstraction promise. Ces métamorphoses veilleront cependant toujours à conserver le pouvoir résistant de
l’image, et à demeurer une garantie de liberté pour le spectateur. Ces
nouvelles modalités d’écrans bifaces modifieront la topographie de
l’infigurable autour de l’écran : ouverture horizontale “all over” du territoire de peinture, articulation en dessus-dessous qui instaure le feuilletage d’une image devenue plate, combinaisons graphiques entre pleins
et vides qui révèlent l’écran lui-même, sont autant de propositions travaillées par des artistes à la recherche d’un infigurable de l’immanence.
Depuis Van der Weyden jusqu’à Vermeer, Manet, Seurat, Picasso ou
Bacon, bien des peintres sont aux prises avec cette autre structure de
l’écran biface que nous qualifions d’idéographique.
Alors qu’il conserve la capacité de résistance que lui confère sa structure
biface, l’écran idéographique opère une délocalisation de l’infigurable.
La proposition idéographique de l’écran met en effet en place une autre
circulation entre figure et infigurable dans l’image. Cet écran inédit
s’envisage comme une pure surface d’inscription sur ses deux faces.
Paravent, voilage tendu, il est à lire de part et d’autre comme s’il avait
absorbé la zone inaccessible au regard instauré par l’écran biface patristique. Centre vide tendu vers sa propre disparition pourtant toujours
repoussée, l’écran idéographique se fait lui-même le site de l’invisible. Il
est, dès lors, appelé par la transparence et l’effacement de l’épaisseur.
Paravents de soie, papiers aux textures translucides ou voilures flottantes, l’écran idéographique propose toujours une structure paradoxale,
habitée par un invisible lumineux qu’il matérialise, tendue vers le tracéouvert de ses frontières externes. Si bien que lorsque Gilles Deleuze 1
interroge l’œuvre du peintre Hantaï en en repérant la « ligne d’Orient »,
1
G. Deleuze, 1988, p. 50. Le pli. Leibniz et le baroque. Paris : Minuit.
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ou encore « le pli maigre du papier », ce qu’il nomme ainsi n’est autre que
cette ligne qui apparaît sur l’écran idéographique et qui en relève. Avec
« la ligne d’Orient le peint et le non-peint ne se distribuent pas comme la forme et le
fond, mais comme le plein et le vide dans un devenir réciproque 1 », écrit-il. Le
trait d’Orient trace le vide en en désignant les bords.
Si la structure biface de cet écran est maintenue, c’est par une construction feuilletée qui superpose des calques translucides, autorisant ainsi,
dans un jeu de réserves, de transparences ou de transferts, une conversation entre des registres hétérogènes qui ne s’opposent plus. Emblématiques de ce dispositif en dessus-dessous ouvert sur un invu “all
over”, les Femmes de Vermeer, les Nymphéas de Monet, les territoires
sillonnés de Pollock, ou encore le Grand Verre de Duchamp, instituent
un écran inframince capable d’instaurer un regard de la traversée.
Le modèle fondateur de l’écran idéographique pourrait ainsi être celui
de la carte 2. Car c’est un autre cadrage, non anthropomorphique, que le
regard cartographique révèle, regard surplombant et sans horizon perspectif, ouvert sur un invu horizontal et nomade. Dans la cartographie,
comme dans les œuvres qui se supportent de l’écran idéographique,
l’infini s’articule à la précision du repère, le visible dialogue avec le lisible et les hiérarchies entre le modèle, son ombre, et son reflet
s’annulent.
Visiter l’intérieur de l’écran
Toutefois, cet écran idéographique ne permet pas de rendre compte des
démarches qui, de tout temps, ont voulu aller voir derrière l’écran afin
de lever le voile sur les mécanismes fondamentaux de l’image. Ces dispositifs d’immersion dans l’écran, qui sont certes caractéristiques des
images virtuelles contemporaines, étaient déjà présents dans les grottes
d’Altamira, dans les chapelles peintes médiévales et renaissantes, mais
aussi dans l’installation des Nymphéas aux Tuileries, dans les ateliers de
Stijl, dans les cabarets dada ou encore dans les œuvres monumentales
des artistes “color field”. Cet écran d’immersion apparaît toujours à la
faveur d’une interrogation critique, non sur le contenu de l’image, mais
sur son dispositif même. Un tel questionnement pousse l’artiste à
démonter la machine visuelle pour en exposer au spectateur tous les
artifices d’illusion, toutes les ficelles de dédoublement du visible.
Significative d’une telle démarche, les Grandes décorations de Monet installées à l’Orangerie des Tuileries, apparaissent comme un ultime retournement du travail idéographique de l’artiste en un dispositif d’immersion. Tout se passe en effet comme si, cherchant à résoudre la
1
2
Ibid., p. 51
Cf. C. Buci-Glucksmann, 1996. L’œil cartographique de l’art. Paris : Galilée.
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tension à laquelle le soumettait son projet de fusion avec son motif
obsessionnel, Monet avait soudainement trouvé le moyen de pénétrer
son propre dispositif. Soufflant dans le vide de l’écran idéographique
des Nymphéas comme dans un ballon, le peintre invente ce site-aquarium qui permet au visiteur de s’immerger dans l’écran, tout en demeurant face à l’image. Instaurant un processus de décollement de la figure et
de l’écran, Monet propose un circuit de déambulation infinie entre
l’écran et l’image, qui induit une mobilité ininterrompue du regard.
L’œil accroché à la paroi, le visiteur est pris dans une dynamique fluide
qui l’emporte, depuis la précision d’un détail jusque dans un bain coloré
aveuglant, sans que jamais il ne puisse ni interrompre le déplacement du
regard, ni appréhender définitivement l’ensemble du territoire de peinture. L’image demeure distante, hors d’atteinte, préservée par le nomadisme obligé du regard qui s’y applique. Pourtant, le projet d’immersion
a bien été mené à son terme, immersion au cœur d’un écran vide et
accueillant, ouvert à l’intrusion du visiteur. Véritable zone aérienne, cet
“écran soufflé” de l’immersion appelle le spectateur au cœur de l’écart
qui soutient l’image. En faisant ainsi la démonstration de la nécessaire
distance qui articule l’écran, la figure, et le regard du visiteur, Monet
construit le dispositif paradoxal d’une immersion non fusionnelle.
Depuis les chapelles baroques, jusqu’aux chapelles de Matisse à Vence
ou de Rothko à Huston, depuis les propositions vidéo de Dan Graham
et Bill Viola, jusqu’aux œuvres numériques de Michael Snow et Jeffrey
Shaw, ce dispositif d’immersion non fusionnelle du spectateur dans
l’écran, mais face à l’image, permet depuis longtemps aux artistes d’interroger, à nouveaux frais, la place du spectateur. Toujours biface, ce dispositif d’immersion fait la démonstration que, à vouloir entrer dans
l’image, on ne parvient qu’à décoller la figure de son écran, afin seulement de se glisser dans l’interstice ainsi ouvert. L’image quant à elle
conserve ses distances, son être propre et sa différence, ne s’offrant de
la sorte jamais véritablement à la manipulation. Elle manifeste toujours
avec constance sa capacité de résistance.
D’une immersion, l’autre
La vigilance du monde de l’art, qui a pour vocation d’interroger les
mécanismes du dialogue entre la perception humaine et le monde, n’est
cependant pas la loi générale qui règle la fabrication des images. Une
tout autre logique règne au pays des visibilités qui habitent notre quotidien : affiches publicitaires, émissions télévisées, premières de journaux… De l’art aux médias, le dispositif d’immersion s’est modifié, troquant le travail critique mis en place dans les œuvres immersives, au
profit d’une confusion qui déconstruit, le plus souvent avec habileté, la
distance nécessaire à l’autonomie du regard du spectateur. En immergeant le spectateur dans l’illusion émotive, le marché des visibilités
obtient la réponse hypnotique attendue : la cécité du spectateur rend
obéissant.
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Dans ce contexte émotif, le spectateur de la télévision peut quotidiennement constater qu’il est placé devant une alternative. Soit il se fige
devant le spectacle fascinant qui lui est asséné. Il ingère alors l’image
sans que rien ne permette de maîtriser l’impression d’être “gavé”. Cette
situation n’est pas désagréable, au contraire. Elle se présente comme un
confort régressif dans lequel chacun glisse volontiers, en véritable iconophage. À l’occasion de cette expérience, il est possible d’ingérer puis
digérer toutes sortes d’images (depuis un fond marin jusqu’à des charniers humains ou des restes d’attentats), sans qu’aucune n’acquière un
statut particulier, sans qu’aucune hiérarchie ne s’impose véritablement
entre elles. Si le spectateur ne parvient pas à construire un regard critique, c’est parce qu’ici aucun vide, aucun écart, aucun interstice capable
de le tenir à distance du visible n’a été glissé dans l’écriture de l’image.
C’est donc plus rarement qu’une autre expérience visuelle se présente :
le spectateur est comme réveillé par l’image. Distante et indigeste, celleci se distingue en exigeant une participation d’intelligence. Le spectateur
est sommé de choisir entre appliquer sur elle son esprit, ou s’en détourner et l’abandonner. Il est impossible de l’assimiler, de la digérer, puis
de la remplacer. Bref, elle résiste. Lorsque le discours devant l’écran de
télévision parvient alors à se construire, c’est que, d’une façon ou d’une
autre, l’image est parvenue à creuser des distances entre elle, son modèle et le spectateur. Ne se partagent plus les émotions, mais plutôt la
dissonance des dispositifs mis en place par l’image : les contradictions
d’un discours, la visibilité de la mise en scène ou des trucages, une
anomalie dans le cours attendu du spectacle.
Ces sursauts dans le flux des images médiatisées viennent prouver que
la confusion à laquelle nous soumettent les visibilités n’a pas sa cause
dans le dispositif télévisuel lui-même, mais bien dans l’usage qui en est
fait et dans le projet qui le soutient. Quand il le faut, la télévision se
révèle tout à fait apte à accueillir une image-écran, déjouant les pièges
de la simulation.
Cette duplicité de l’expérience médiatique révèle deux modes d’immersion visuelle. Là où l’immersion d’art s’adresse à l’ensemble du corps
pour installer le spectateur dans une posture critique quant à la suprématie de la vue sur les autres sens, l’immersion médiatique fascine le
seul regard et interdit tout recul analytique en submergeant le spectateur
de sollicitations émotives. Il s’agit bien d’une immersion, mais qui,
conçue pour être fusionnelle, induit une confusion de pensée, et interdit
l’émergence d’un regard critique. Échappant à tout processus verbal,
cette immersion émotive isole le spectateur dans un tourbillon d’affects
qui barrent la voie à toute élaboration intellectuelle et neutralisent sa
réactivité aux dispositifs fusionnels qui l’assiégent 1. Une telle image
comble le spectateur iconophage que nous sommes tous, et nous
interdit l’incertitude face à l’image.
1
Cf. M. J. Mondzain, 2002. L’image peut-elle tuer. Paris : Bayard.
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S. Katz
Un leurre d’infigurable
L’immersion médiatique renoue donc avec un territoire du visuel déjà
repéré de longue date, qui assimile le spectateur à un prisonnier de la
caverne. Comme tout écran, l’écran télévisuel se constitue sur un mode
paradoxal : véritable surface domestique d’apparition du monde, il
demeure cependant le site d’une séparation d’avec le monde et d’une
occultation du monde.
Mais ici, posté face à un leurre qui ne dit pas son nom, le spectateur de
la télévision est le plus souvent confronté à un simulacre d’image-écran.
Car, là où l’écran a pour projet d’être une médiation entre la figure et un
infigurable inassignable, le dispositif médiatique ne fait que dissimuler le
contexte de captation du visible, ravalant l’écran à une logique monoface. Annoncées comme étant spontanément saisies sur le vif, les images documentaires travaillent le plus souvent à nous faire oublier
qu’elles sont toujours plus ou moins scénarisées. Ce qui nous est donné
à voir du tournage ne tient pas compte du premier travail d’approche
préparatoire des protagonistes, du repérage des lieux et de ses angles de
visibilités essentiels, des impératifs techniques qui conditionnent la prise
ou de l’impact de la présence d’une équipe de tournage invisible pour le
spectateur mais manifeste pour ceux qui sont filmés. De toute façon, le
montage sera là pour séparer l’essentiel du superflu, ce qui pourrait
bien, de temps à autre, signifier ne donner à voir que l’anecdote pour
éviter l’analyse. En effet, l’analyse n’étant pas du ressort du visible mais
de celui qui l’observe, il faudrait accepter de montrer les failles de la
captation, afin de laisser au spectateur le loisir d’investir les vides
incompréhensibles qui perlent les “rushs” d’un tournage. Mais cela
consisterait alors à abandonner la maîtrise sur le sens que ce spectateur
accorderait de son propre chef à ces images sans légende, signification
nécessairement singulière, et variant d’un spectateur à l’autre. À l’inverse, toutes les images n’étant pas immédiatement signifiantes seront
éliminées, au profit de cadrages aptes à stigmatiser des situations manichéennes. Le plus souvent, ce dispositif de simplification de l’image en
faveur d’un message est soutenu par un commentaire en voix off qui
redouble l’image pour mieux expliquer ce qu’il faut en retenir. Du
même coup, les images sont muettes, rabattues au statut d’illustrations
pures, de reproductions mortes du réel, telles les projections platoniciennes sur la paroi de la caverne.
Ainsi, alors que l’écran médiatique se pare de toute l’aura d’une pseudo
apparition biface soutenue par une origine invisible, il ne fait que dissimuler les conditions matérielles de la création de l’image. En lieu et
place d’un infigurable désigné par l’image comme étant ce qui lui échappe, nous rencontrons la panoplie des contraintes concrètes qu’imposent
les conditions de captations de ce type de visibilités : financements, réalisation, audimat. Si bien que, à y regarder de plus près, l’image médiatique n’ouvre, au-delà de ses ambiguïtés apparentes, sur aucun infini infigurable. Elle ne fait que dissimuler la concrétude qui la conditionne.
Plus qu’un simple reflet monoface, elle est un leurre d’image biface.
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Conclusion. L’enjeu contemporain de l’image-écran
Depuis toujours, l’image est donc paradoxale : fascinante, fusionnelle et
morbide dans son projet de ressemblance et de complétude, elle sait
tout autant être une image-écran, distante, ouverte sur l’insaisissable et
instaurant une dynamique tant frustrante que libératrice.
C’est à ce titre qu’une généalogie de l’image-écran autorise une réinterprétation de notre relation contemporaine à l’image. Replaçant l’imageécran dans le cours d’un héritage, l’enquête déjoue déjà toutes les
annonces d’apocalypses du spectaculaire qui pensent notre rapport
actuel au visible sur un mode de rupture inédit. En articulant, au
contraire, notre accès actuel aux images à la longue histoire de ses dispositifs, une généalogie de l’image-écran autorise la construction, non
pas d’une histoire de l’image en général, mais d’une image résistante aux
pièges de l’aliénation par le visuel en particulier. Si l’image-écran résiste
depuis toujours, c’est parce-qu’elle s’affirme comme médiatrice de l’infigurable, comme imparfaite, distante et frustrante, soumettant son
spectateur au trouble qui éveille l’imaginaire.
Or, il suffit de se pencher sur l’intensité de notre passion pour l’illusion,
pour comprendre pourquoi une telle image-écran, imposant systématiquement la désillusion constitutive du regard, ne peut plus être rentable
sur le marché contemporain des visibilités. Alors qu’elle a de tout temps
dû négocier avec le pouvoir temporel des princes, soumise aujourd’hui
à la loi économique impersonnelle du marché de masse, l’image n’a plus
pour mission de construire le regard critique du spectateur. Au
contraire, son projet étant de vendre au plus grand nombre un discours
nécessairement consensuel et clos, elle travaille à prendre le pouvoir sur
les imaginaires en instaurant un dispositif fusionnel inédit bien qu’inspiré de dispositifs archaïques de l’image. Ce faisant, c’est toute la dimension de médiation qui signe la dynamique biface de l’image qui s’évanouit, au profit d’une visibilité plate, monoface et sans articulation avec
ce qui lui échappe.
Mais, hier comme aujourd’hui, l’image demeure innocente face à l’usage
qui est fait d’elle. Depuis toujours, la responsabilité du choix du dispositif, l’option entre l’élaboration d’une image médusante, ou médiatrice
de l’infigurable, incombent tant à l’artisan du visible, qu’à celui qui le
finance. À l’oublier, en condamnant l’image plutôt que ses conditions
de conception, nous prenons le risque de brader notre place de spectateur de l’infigurable, contre celle de consommateur de visibilités.
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