Révolte des masses et révolte des élites

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Révolte des masses et révolte des élites
R€volte des masses et r€volte des €lites
Thibault Isabel
Jos€ Ortega y Gasset voyait dans l’importance croissante tenue par l’‚ homme-masse ƒ le
ph€nom„ne civilisationnel le plus inqui€tant de notre „re. L’irruption de cette figure nouvelle
constituait en quelque sorte … ses yeux la cons€quence de l’aisance mat€rielle … laquelle
l’Occident avait acc€d€ depuis la r€volution industrielle. L’€tat d’esprit des foules serait
d€sormais comparable … celui d’une multitude d’‚ enfants g†t€s ƒ. Les individus ne
voudraient plus se reconna‡tre la moindre limite, ni respecter la moindre obligation. Ils se
repr€senteraient comme des coquilles closes sur elles-mˆmes, autosuffisantes, qui n’auraient
nullement besoin des autres pour s’€panouir.
C’est qu’autrefois le monde environnant nous enseignait quotidiennement combien nous
sommes imparfaits et fragiles : ‚ le monde d’alors €tait si rudement organis€ que les
catastrophes y €taient fr€quentes, et qu’il n’y avait en lui rien de s‰r, rien d’abondant ni de
stable ƒ (1). L’homme, par la force des choses, avait conscience du caract„re tragique de son
existence. D€sormais, la situation est tout … fait diff€rente. Les masses ‚ se trouvent devant un
paysage plein de possibilit€s et, de plus, s‰r, tout pr€par€, tout … leur disposition, sans qu’il
leur en co‰te quelque effort pr€alable, de la mˆme mani„re que nous trouvons le soleil sur les
hauteurs, sans que nous ayons eu … le monter sur nos €paules. ƒ (2) Cela ne signifie pas que
notre existence ait cess€ d’ˆtre tragique, ni que nous soyons effectivement devenus
autosuffisants. Car les biens mat€riels dont nous disposons restent le fruit du savoir-faire
technique de nos sp€cialistes, et ne sont en rien naturels. Par ailleurs, notre ma‡trise scientifique est bien moins €tendue que ne le pensent la plupart des gens. Mais nous ne voyons les
produits de consommation que sous leur forme finie, si bien que nous en venons … penser
malgr€ nous qu’ils sont simplement ‚ prˆts … l’emploi ƒ. En fait, le principe mˆme de la
cr€ation nous devient inintelligible.
La r€flexion d’Ortega, de ce point de vue, n’est pas tr‚s €loign€e de celle de Heidegger,
pour qui le d€ni de l’interrogation sur la ƒ provenance „ (ƒ l’oubli de l’Etre „) caract€rise
fondamentalement la modernit€ arraisonnante. Mais l’Espagnol s’oriente lui vers une analyse
psychologique du processus. En vivant dans ce monde d’objets pr€fabriqu€s, l’homme
moderne perd le sens de l’effort : puisque les choses semblent advenir par elles-m…mes, qu’il
n’est apparemment nul besoin de les engendrer, † quoi servent le talent, l’intelligence et la
discipline ? Et au nom de quoi faudrait-il se soumettre † l’autorit€ ? Aucune hi€rarchie n’a de
sens si tout le monde se sent finalement parfait tel qu’il est. Une gradation ne peut …tre
instaur€e que lorsqu’on admet que les grandeurs humaines sont relatives : il est alors permis
de les comparer. Tandis qu’une grandeur absolue comme la perfection est par d€finition
incomparable. On ne peut €viter de ce fait le nivellement des valeurs.
La suffisance des hommes et des femmes sans relief est encore aggrav€e de nos jours par
le verni de culture dont le monde les a dot€s. En effet, ‚ il ne s’agit pas ici de dire que
l’homme-masse soit un sot. Au contraire. L’homme-masse de notre temps est plus €veill€ que
celui de n’importe quelle autre €poque ; il a une bien plus grande capacit€ intellectuelle. Mais
ses aptitudes ne lui servent … rien ; en fait, le vague sentiment de les poss€der ne lui sert qu’…
se replier encore sur lui-mˆme et … ne pas en user. Une fois pour toutes, il trouve parfaite cette
accumulation de lieux communs, de pr€jug€s, de lambeaux d’id€es ou simplement de mots
vides que le hasard a brouill€e pˆle-mˆle en lui ; et avec une audace que la naŠvet€ peut seule
expliquer, il tente de les imposer n’importe o‹. ƒ (3) Les contemporains, imbus d’eux-mˆmes,
s’imaginent avec optimisme que ‚ les jours qui vont suivre seront encore plus riches, plus
vastes, plus parfaits, comme s’ils profitaient d’une croissance spontan€e et in€puisable. ƒ (4)
Ils ne r€alisent pas qu’une civilisation subsiste seulement tant que ceux qui l’animent se
donnent la peine de pr€server, de d€velopper et d’enrichir leur culture. Le paradoxe de notre
temps est ainsi que nous disposons collectivement d’un degr€ de comp€tence technique in€dit
dans l’Histoire, mais que nous r€gressons moralement † un €tat de barbarie, en raison m…me
du surplus de confort occasionn€.
En somme, ƒ le monde organis€ par le XIXe si„cle, en produisant automatiquement un
homme nouveau, l’a dot€ de formidables app€tits, de puissants et multiples moyens pour les
satisfaire  moyens d’ordre €conomique (hygi‚ne, sant€ moyenne sup€rieure † celle de tous
les temps), moyens civils et techniques (tels que l’€norme somme de connaissances partielles
et de b€n€fices pratiques que poss‚de aujourd’hui l’homme moyen, ce dont il manqua
toujours dans le pass€). ƒ Le probl„me est qu’‚ apr„s l’avoir dot€ de toute cette puissance, le
XIXe si‚cle l’a abandonn€ † lui-m…me […]. De sorte que nous nous trouvons en pr€sence
d’une masse plus forte que celle d’aucune autre €poque, mais, † la diff€rence de la masse
traditionnelle, herm€tiquement ferm€e sur elle-m…me, incapable de prendre garde † rien ni †
personne, et croyant se suffire † elle-m…me  en un mot, indocile. ƒ (5)
Ortega prenait cependant soin de pr€ciser que, si l’homme-masse se mettait aujourd’hui …
bafouer l’autorit€, il avait pour autant toujours exist€, quoiqu’il ait manifest€ auparavant un
temp€rament tr„s diff€rent. Aux temps anciens, en effet, les masses avaient conscience de
leurs limites, et elles se montraient respectueuses … l’€gard de l’intelligence et de la valeur ;
ces hommes €taient mˆme, ‚ parmi les ˆtres qui aient jamais exist€, le[s] plus docile[s] envers
les instances sup€rieures  religion, tabous, religion sociale, coutumes, etc. ƒ (6). Tant que le
mode d’existence favorisait la prise de conscience de ses limites, c’€tait en quelque sorte la
qualit€ par excellence des plus limit€s que de respecter les hi€rarchies, d’ˆtre prudents et de se
garder de la vanit€, tandis que la vertu des plus forts €tait d’ˆtre davantage cr€atifs et
exigeants que le commun. Si l’on veut €viter toute confusion entre les masses anciennes et les
masses nouvelles, mieux vaudrait par cons€quent utiliser un terme distinct pour d€signer les
gens ordinaires d’autrefois ; optons pour l’expression ‚ peuple ƒ (au sens de la population de
base, sans connotation ethnique).
Face … l’‚ homme-masse ƒ, devrait se dresser la figure de l’‚ homme d’exception ƒ,
‚ caract€ris€ par l’intime n€cessit€ d’en appeler de lui-mˆme … une r„gle qui lui est ext€rieure,
qui lui est sup€rieure, et au service de laquelle il s’enrŒle librement. ƒ (7) Ce type d’individu,
fort et courageux, attend beaucoup de son action, tandis que l’homme-masse, toujours satisfait
de lui, se contente d’ˆtre ce qu’il est. ‚ Contrairement … ce que l’on croit habituellement, c’est
la cr€ature d’€lite et non la masse qui vit "essentiellement" dans la servitude. Sa vie lui para‡t
sans but s’il ne la consacre au service de quelque obligation sup€rieure. Aussi la n€cessit€ de
servir ne lui appara‡t pas comme une oppression, mais au contraire, lorsque cette n€cessit€ lui
fait d€faut, il se sent inquiet, et invente de nouvelles r„gles plus difficiles, plus exigeantes, qui
l’oppriment. Telle est la vie-discipline, la vie noble. La noblesse se d€finit par l’exigence, par
les obligations, et non par les droits. ƒ (8) L’existence de l’homme sup€rieur ‚ est synonyme
d’une vie vou€e … l’effort ; elle doit ˆtre toujours pr€occup€e … se d€passer elle-mˆme, …
hausser ce qu’elle est d€j… vers ce qu’elle se propose comme devoir […]. ƒ (9)
Pourtant, cette figure de l’homme sup€rieur est presque toujours absente aujourd’hui. La
distinction entre ƒ masse „ et ƒ peuple „ est donc d’autant plus importante que, pour le
philosophe, la mont€e de l’homme-masse ne se r€duit nullement † une affaire de classes
sociales, et que les ƒ masses „, justement, ne sont pas exclusivement constitu€es par la
population de base. ƒ Il est €vident que l’on trouvera dans les classes sup€rieures, lorsqu’elles
sont devenues vraiment sup€rieures, une plus grande quantit€ d’hommes qui adopteront le
"grand v€hicule" […]. Mais on pourrait trouver † la rigueur une masse et une minorit€
authentiques dans chaque classe sociale. […] Une des caract€ristiques de notre temps est la
pr€dominance de la masse et du m€diocre, jusque dans les groupes oˆ la s€lection €tait
traditionnelle. Dans la vie intellectuelle, qui requiert et suppose, par son essence, le
discernement de la qualit€, on remarque le triomphe progressif des pseudo-intellectuels non
qualifi€s, non qualifiables, et que la contexture m…me de leur esprit disqualifie. Le m…me
ph€nom‚ne se produit dans les groupes survivants de la "noblesse" masculine et f€minine. En
revanche, il n’est pas rare de rencontrer aujourd’hui parmi les ouvriers, qui pouvaient
autrefois …tre pris comme l’exemple le plus pr€cis de ce que nous appelons "masse", des
esprits au plus haut point disciplin€s. „ (10)
Ainsi, ce sont peut-…tre finalement les €lites elles-m…mes qui se sont le plus massifi€es, †
travers notamment la figure du ƒ sp€cialiste „. Autrefois, les hommes se partageaient
simplement en personnes plus ou moins savantes et en personnes plus ou moins ignorantes.
Le sp€cialiste, en revanche, n’est ni vraiment l’une, ni vraiment l’autre. ƒ Ce n’est pas un
savant, car il ignore compl‚tement tout ce qui n’entre pas dans sa sp€cialit€ ; mais il n’est pas
non plus un ignorant, car c’est un "homme de science" qui conna‰t tr‚s bien sa petite portion
d’univers. Nous dirons donc que c’est un savant-ignorant, chose extr…mement grave, puisque
cela signifie que c’est un monsieur qui se comportera dans toutes les questions qu’il ignore,
non comme un ignorant, mais avec toute la p€danterie de quelqu’un qui, dans son domaine
sp€cial, est un savant. […] „ (11) Cette attitude le conduira surtout † s’€riger en dominateur
social, en proph‚te, qui se pr€tendra mieux plac€ que quiconque pour montrer le chemin †
suivre au reste de la population. ƒ Qui le veut peut observer la stupidit€ avec laquelle pensent,
jugent et agissent aujourd’hui en politique, en art, en religion et dans les probl‚mes g€n€raux
de la vie et du monde les "hommes de science", et €videmment, † leur suite, les m€decins,
ing€nieurs, financiers, professeurs, etc. Cette condition de "ne pas €couter", de ne pas se
soumettre † des instances sup€rieures, que j’ai pr€sent€e † plusieurs reprises comme
caract€ristique de l’homme-masse, atteint son comble pr€cis€ment chez ces hommes
partiellement qualifi€s. Ils symbolisent et en grande partie constituent l’empire actuel des
masses, et leur barbarie est la cause la plus imm€diate de la d€moralisation europ€enne. ƒ (12)
La multiplication des experts se solde donc en fait par l’abandon de la culture g€n€rale,
mais aussi avant tout de l’int€rˆt profond et sinc„re pour les choses de l’esprit, qui assuraient
la valeur de l’aristocrate ; au lieu de cela pr€vaut la figure paradigmatique du philologue que
fustigeait d€j… Nietzsche, hybridation inqui€tante de l’asc„te et de l’entomologiste
initialement apparue dans les universit€s allemandes du XIXe si„cle, et dont le mod„le funeste
s’est ensuite r€pandu un peu partout. Le savoir s’est trouv€ subitement compartiment€ ; et
l’intelligence a €t€ d€lib€r€ment r€duite … une activit€ de fonctionnaire, d€pourvue de
cr€ativit€ et de vision globale. Le ‚ sp€cialiste ƒ se substitue d€sormais au ‚ sage ƒ, n’h€sitant
pas … s’arroger ses pr€rogatives, et … proscrire tous ceux dont le talent v€ritable m€riterait une
juste consid€ration. ‚ La masse  qui le dirait … voir son aspect compact et multitudinaire ? 
ne d€sire pas vivre en commun avec ce qui n’est pas elle. Elle hait mortellement ce qui n’est
pas elle. „ (13)
De m…me que l’on avait distingu€ le ƒ peuple „ de son €quivalent moderne, il vaudrait
mieux, pour d€signer les €lites du pass€  par opposition … celles, massifi€es, qui dominent
d€sormais (et qui ne se diff€rencient de l’homme-masse ordinaire que par leur expertise
sp€cifique) , recourir … une expression plus positive ; optons pour le mot ‚ aristocrates ƒ (au
sens surtout d’une aristocratie de l’esprit, d’une caste des ‚ meilleurs ƒ).
*
Cette analyse, telle qu’elle vient d’ˆtre r€sum€e, rejoint €tonnamment celle de Christopher
Lasch.
Le critique social d€crivait certes le processus vici€ … l’œuvre dans la modernit€ comme
une ‚ r€volte des €lites ƒ, venue ‚ d’en haut ƒ, donc, et non ‚ d’en bas ƒ. ‚ Ecrivant …
l’€poque de la R€volution bolch€vique et de la mont€e du fascisme, dans l’apr„s-coup d’une
guerre cataclysmique qui avait d€chir€ l’Europe, Ortega attribuait la crise de la culture
occidentale … la "domination politique des masses". Aujourd’hui, ce sont toutefois les €lites 
ceux qui contrŒlent les flux internationaux d’argent et d’informations, qui pr€sident aux
fondations philanthropiques et aux institutions d’enseignement sup€rieur, g‚rent les
instruments de la production culturelle et fixent ainsi les termes du d€bat public  qui ont
perdu foi dans les valeurs de l’Occident, ou ce qu’il en reste. ƒ (14) ‚ Du point de vue
d’Ortega, point de vue largement partag€ … l’€poque, la valeur des €lites culturelles r€side
dans leur disposition … assumer la responsabilit€ de normes astreignantes sans lesquelles la
civilisation est impossible. ƒ (15) Mais, dans le fond, une telle attitude mentale serait davantage caract€ristique d€sormais des niveaux inf€rieurs ou m€dians de la soci€t€ que des
niveaux sup€rieurs. Le peuple comprend en g€n€ral, … la diff€rence des €lites, ‚ qu’il y a des
limites inh€rentes au contrŒle de l’homme sur le cours du d€veloppement de la soci€t€, sur la
nature et sur le corps, sur les €l€ments tragiques de la vie et de l’histoire humaine. ƒ (16) Les
ouvriers et les petits-bourgeois sans €ducation se montrent il est vrai parfois m€prisants …
l’€gard des intellectuels, et peut-ˆtre cette tare les contamine-t-elle de plus en plus ; mais ils
ont du moins pr€serv€ jusqu’… maintenant certaines valeurs anciennes, comme la discipline et
l’abn€gation, et ils continuent la plupart du temps … respecter l’autorit€.
L’opposition entre Lasch et Ortega se dissipe sitŒt qu’on entend ‚ €lites ƒ au sens de
‚ sp€cialistes ƒ (d’€lites massifi€es) et non au sens d’une ‚ aristocratie de l’esprit ƒ, et sitŒt
parall„lement qu’on entend ‚ masses ƒ au sens de ‚ foules arrogantes ƒ et non au sens d’un
‚ peuple organis€ et respectueux ƒ. Aucun de nos deux penseurs ne remet en cause l’utilit€
des grands hommes, ni celle des travailleurs besogneux (encore qu’Ortega soit malgr€ tout
moins prompt … louer ces derniers). Le propos de l’Am€ricain, qui n’est donc pas ici en
contradiction fondamentale avec celui de l’Espagnol, loin s’en faut, consiste seulement …
souligner que, de nos jours, les €lites sont plus d€cadentes que les masses, car elles nient
beaucoup plus syst€matiquement leurs limites. Par cons€quent, dira Lasch, elles refusent
presque en permanence de reconna‡tre que le commun peut lui aussi avoir des qualit€s
notables : un artisan, par exemple, dispose de comp€tences tout … fait dignes  mˆme si elles
ne sont pas essentiellement intellectuelles , et le peuple, du fait qu’il est limit€ dans le
domaine de l’esprit, profite traditionnellement de la conscience qu’il a de cette limitation
sp€cifique pour se r€v€ler prudent et attach€ † l’exp€rience concr‚te, alors que le savant, gris€
par sa sup€riorit€ c€r€brale, se perd † l’occasion dans des brumes €th€r€es qui l’€loignent du
r€el.
Maintenant que les aristocrates se sont mu€s en €lites avilies, leur d€faut originel se trouve
exacerb€, car les populations ‚ €clair€es ƒ nient toute vertu au peuple, surtout lorsqu’il
s’agirait d’assurer la gestion commune de la vie et de la culture ; c’est pourquoi, au nom de la
science et de la technique, l’expertocratie entend tout diriger sans concertation et imposer ses
vues aux autres couches sociales, se privant ainsi du bon sens que les gens ordinaires auraient
pu apporter.
N€anmoins, on peut sans doute reconna‡tre aussi que, les sages n’€tant plus en rapport
empathique avec le peuple, celui-ci manifeste son esprit pratique sous une forme de moins en
moins raffin€e et €labor€e. Il n’est pas rare que la x€nophobie et le corporatisme, notamment,
fassent douter de la capacit€ des petites gens … maintenir longtemps leur bienveillance
naturelle. Au fil du temps, la common decency semble irr€m€diablement rattraper la
magnanimit€ du gentleman dans sa chute…
Il ressort de cette analyse que toutes les strates de la population avaient auparavant une
appr€hension lucide de la compl€mentarit€ organique du peuple et de l’aristocratie. Les deux
corps €taient respectueux l’un de l’autre, car ils comprenaient que les comp€tences manuelles
compl‚tent les comp€tences intellectuelles et que le bon sens compl‚te la capacit€
d’abstraction. Depuis l’effondrement du monde ancien, par contre, une absurde rivalit€ s€pare
sans r€mission les masses des €lites, qui se croient toutes les deux de plus en plus autosuffisantes et se vautrent † des degr€s divers dans la vanit€. La modernit€ ne d€signe pas la
mainmise des masses ou des €lites sur la soci€t€ ; elle d€signe le mouvement qui a conduit de
la solidarit€ entre le peuple et l’aristocratie † l’opposition entre les formes d€voy€es de chacun
de ces groupes.
Lasch se disait populiste. Mais, au terme de cette br„ve r€flexion, on l’aura compris, il
devient clair qu’un authentique populisme ne saurait ˆtre en mˆme temps qu’un authentique
aristocratisme.
Notes :
1. La R€volte des masses, trad. de B. Dubant, Paris, Le Labyrinthe, 1986, pp. 102-103.
2. Ibid., p. 103. ‚ Pour l’homme moyen du pass€, dit encore notre auteur, vivre, c’€tait se
heurter … un ensemble de difficult€s, de dangers, de privations, en mˆme temps que de
limitations et de d€pendances ; pour l’homme moyen actuel, le monde nouveau appara‡t
comme un champ de possibilit€s pratiquement illimit€es, o‹ l’on ne d€pend de personne.
C’est ce sentiment originel et permanent qui pr€side … la formation de chaque esprit
contemporain, comme le sentiment oppos€ aidait … la formation des †mes d’autrefois. Car
cette impression fondamentale se transforme en une voix int€rieure, qui murmure sans cesse
au plus profond de l’individu une mani„re de langage et, tenace, lui insinue une d€finition de
la vie qui est, en mˆme temps, un imp€ratif. Si l’impression traditionnelle disait : "Vivre, c’est
se sentir limit€, et par cela mˆme, avoir … compter avec ce qui nous limite.",  la voie nouvelle
crie : "Vivre, c’est ne se conna‡tre aucune limite, c’est s’abandonner tranquillement … soimˆme. Pratiquement rien n’est impossible, rien n’est dangereux ; en principe, nul n’est
sup€rieur aux autres." ƒ [Ibid., pp. 105-106]
3. Ibid., p. 115.
4. Ibid., p. 101.
5. Ibid., pp. 110-111.
6. Ibid., p. 146.
7. Ibid., p. 107.
8. Ibid., pp. 107-108.
9. Ibid., p. 109.
10. Ibid., pp. 52-53.
11. Ibid., p. 162.
12. Ibid., p. 163.
13. Ibid., p. 122.
14. La R€volte des €lites et la trahison de la d€mocratie, trad. de C. Fournier, Castelnau-leLez, Climats, 1996, p.38.
15. Ibid.
16. Ibid., pp. 39-40.