Celle qui m`aime - biblio
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Celle qui m’aime et autres nouvelles Émile Zola Livret pédagogique correspondant au livre élève n°57 établi par Isabelle de Lisle, agrégée de Lettres modernes Sommaire – 2 SOMMAIRE A V A N T - P R O P O S .................................................................................................... 3 T A B L E D E S C O R P U S ................................................................................................ 4 R É P O N S E S A U X Q U E S T I O N S ........................................................................................ 5 Bilan de première lecture (p. 182) ................................................................................................................................................................... 5 Une cage de bêtes féroces (pp. 25 à 32) ............................................................................................................................................................ 5 u Lecture analytique de la nouvelle ................................................................................................................................................ 5 u Lectures croisées et travaux d’écriture ....................................................................................................................................... 10 Le Forgeron (pp. 55 à 59) ............................................................................................................................................................................... 14 u Lecture analytique de la nouvelle .............................................................................................................................................. 14 u Lectures croisées et travaux d’écriture ....................................................................................................................................... 19 Extrait de La Mort d’Olivier Bécaille (p. 140, l. 1, à p. 143, l. 89) ...................................................................................................................... 24 u Lecture analytique de l’extrait ................................................................................................................................................... 24 u Lectures croisées et travaux d’écriture ....................................................................................................................................... 28 C O M P L É M E N T S A U X L E C T U R E S D ’ I M A G E S ....................................................................... 3 3 B I B L I O G R A P H I E C O M P L É M E N T A I R E ............................................................................. 3 7 Tous droits de traduction, de représentation et d’adaptation réservés pour tous pays. © Hachette Livre, 2012. 43, quai de Grenelle, 75905 Paris Cedex 15. www.hachette-education.com Celle qui m’aime et autres nouvelles – 3 AVANT-PROPOS Les programmes de français au lycée sont ambitieux. Pour les mettre en œuvre, il est demandé à la fois de conduire des lectures qui éclairent les différents objets d’étude au programme et, par ces lectures, de préparer les élèves aux techniques de l’épreuve écrite (lecture efficace d’un corpus de textes ; analyse d’une ou deux questions préliminaires ; techniques du commentaire, de la dissertation, de l’argumentation contextualisée, de l’imitation…). Ainsi, l’étude d’une même œuvre peut répondre à plusieurs objectifs. Celle qui m’aime et autres nouvelles, en l’occurrence, permet d’étudier le genre de la nouvelle et d’aborder les mouvements littéraires du XIXe siècle, tout en s’exerçant à divers travaux d’écriture… Dans ce contexte, il nous a semblé opportun de concevoir une collection d’œuvres classiques, Bibliolycée, qui puisse à la fois : – motiver les élèves en leur offrant une nouvelle présentation du texte, moderne et aérée, qui facilite la lecture de l’œuvre grâce à des notes claires et quelques repères fondamentaux ; – vous aider à mettre en œuvre les programmes et à préparer les élèves aux travaux d’écriture. Cette double perspective a présidé aux choix suivants : • Le texte de l’œuvre est annoté très précisément, en bas de page, afin d’en favoriser la pleine compréhension. • Il est accompagné de documents iconographiques visant à rendre la lecture attrayante et enrichissante, la plupart des reproductions pouvant donner lieu à une exploitation en classe, notamment au travers des lectures d’images proposées dans les questionnaires des corpus. • En fin d’ouvrage, le « Dossier Bibliolycée » propose des études synthétiques et des tableaux qui donnent à l’élève les repères indispensables : biographie de l’auteur, contexte historique, liens de l’œuvre avec son époque, genres et registres des nouvelles… • Enfin, chaque Bibliolycée offre un appareil pédagogique destiné à faciliter l’analyse de l’œuvre intégrale en classe. Présenté sur des pages de couleur bleue afin de ne pas nuire à la cohérence du texte (sur fond blanc), il comprend : – Un bilan de première lecture qui peut être proposé à la classe après un parcours cursif de l’œuvre. Il se compose de questions courtes qui permettent de s’assurer que les élèves ont bien saisi le sens général de l’œuvre. – Des questionnaires raisonnés en accompagnement des extraits les plus représentatifs de l’œuvre : l’élève est invité à observer et à analyser le passage. On pourra procéder, en classe, à une correction du questionnaire ou interroger les élèves pour construire avec eux l’analyse du texte. – Des corpus de textes (accompagnés, le plus souvent, d’un document iconographique) pour éclairer chacun des extraits ayant fait l’objet d’un questionnaire ; ces corpus sont suivis d’un questionnaire d’analyse des textes (et éventuellement d’une lecture d’image) et de travaux d’écriture pouvant constituer un entraînement à l’épreuve écrite du bac. Ils peuvent aussi figurer, pour la classe de Première, sur le « descriptif des lectures et activités » à titre de groupements de textes en rapport avec un objet d’étude ou de documents complémentaires. Nous espérons ainsi que la collection Bibliolycée sera, pour vous et vos élèves, un outil de travail efficace, favorisant le plaisir de la lecture et la réflexion. Table des corpus – 4 TABLE DES CORPUS Corpus Le regard étranger (p. 35) Portraits hors du temps (p. 63) Sont-ils bien morts ? (p. 173) Composition du corpus Texte A : Extrait du chapitre VI d’Une cage de bêtes féroces d’Émile Zola (p. 31, l. 130, à p. 32, l. 160). Texte B : « Le Loup et le Chien » d’Ésope (p. 36). Texte C : « Le Loup et le Chien » de Jean de La Fontaine (pp. 36-37). Texte D : Extrait de la « Lettre LXXXVI » des Lettres persanes de Montesquieu (pp. 37-38). Texte E : Extrait du chapitre 3 de Candide de Voltaire (pp. 38-39). Texte F : Extrait de Demain les chiens de Clifford D. Simak (pp. 39-40). Document : Photo du film La Planète des singes de Franklin J. Schaffner (pp. 40-41) Texte A : Extrait du Forgeron d’Émile Zola (p. 56, l. 28, à p. 57, l. 50). Texte B : Extrait du chapitre VI de L’Assommoir d’Émile Zola (p. 64). Texte C : Extrait du chapitre I du Colonel Chabert d’Honoré de Balzac (p. 65). Texte D : Extrait du Temps retrouvé de Marcel Proust (p. 66). Texte E : Extrait de Désert de J.-M. G. Le Clézio (p. 67). Document : Les Pèlerins d’Emmaüs de Rembrandt (p. 69). Texte A : Extrait de La Mort d’Olivier Bécaille d’Émile Zola (p. 140, l. 1, à p. 143, l. 89). Texte B : Extrait d’Histoire d’un mort racontée par lui-même d’Alexandre Dumas (pp. 174175). Texte C : Extrait de « Véra » de Villiers de L’Isle-Adam (pp. 175-177). Texte D : Extrait de Lazare d’André Malraux (pp. 177-178). Texte E : Extrait du « Styx » de G.-O. Châteaureynaud (pp. 178-179). Document : Résurrection de Lazare par le Maître de Coëtivy (p. 179). Objet(s) d’étude et niveau(x) Le roman et la nouvelle au XIXe siècle (Seconde) L’argumentation au XVIIe et au XVIIIe siècle (Seconde) La question de l’homme (Première) Compléments aux travaux d’écriture destinés aux séries technologiques Questions préliminaires 1. Quelles sont les différentes cibles de la critique ? 2. Quels procédés littéraires les auteurs mettent-ils en œuvre pour toucher leurs lecteurs ? Commentaire Vous étudierez la dimension théâtrale du texte, puis vous dégagerez la visée argumentative de la fable. Le roman et la nouvelle au XIXe siècle (Seconde) Le personnage de roman du XVIIe siècle à nos jours (Première) Questions préliminaires 1. Comment le contexte contribue-t-il à éclairer les portraits des personnages ? 2. Quels aspects du personnage représenté les auteurs choisissent-ils de mettre en avant ? Commentaire Vous analyserez l’opposition de deux cultures, puis vous montrerez comment la danse transfigure le personnage de Lalla. Le roman et la nouvelle au XIXe siècle (Seconde) Questions préliminaires 1. Quelle place occupe le registre fantastique dans le corpus ? 2. Quel rôle joue la narration à la 1re personne dans l’élaboration du registre fantastique ? Commentaire Vous dégagerez les deux mouvements du texte en justifiant votre analyse, puis vous expliquerez sur quels éléments repose le registre fantastique. Celle qui m’aime et autres nouvelles – 5 RÉPONSES AUX QUESTIONS B i l a n d e p r e m i è r e l e c t u r e ( p . 1 8 2 ) Celle qui m’aime u Un magicien et une vieille femme en bayadère incitent le narrateur à entrer dans le stand de foire pour découvrir « Celle qui m’aime ». v « Celle qui m’aime » porte une robe de mousseline blanche et une couronne de fleurs d’aubépine. Une cage de bêtes féroces w Le Lion propose à la Hyène de quitter le zoo pour visiter Paris. x Les deux animaux s’écartent du palais de la Bourse. Mon Voisin Jacques y Jacques U Le est marié et a une petite fille de 7 ou 8 ans. narrateur écrit les Mémoires d’un croque-mort. Le Forgeron V Le W Le narrateur est écrivain. Forgeron est aidé par son fils. Naïs Micoulin X M. Rostand est avoué à Aix-en-Provence. at À la fin du récit, Naïs épouse Toine, le bossu. Nantas ak À la fin de la nouvelle, Nantas est ministre des Finances. al Nantas entreprend de mettre fin à ses jours dans la petite chambre qu’il occupait en arrivant de Marseille. La Mort d’Olivier Bécaille am Olivier Bécaille est victime d’une crise nerveuse qui explique cette apparence de mort quand il tombe en catalepsie. an Marguerite, sous la protection de M. Simoneau qu’elle va probablement épouser, quitte Paris pour devenir gouvernante chez une tante du jeune homme. U n e c a g e d e b ê t e s f é r o c e s ( p p . 2 5 à 3 2 ) u Lecture analytique de la nouvelle La composition d’un apologue La Fontaine, qui fait des animaux les personnages de ses Fables en s’appuyant sur la symbolique animalière (un loup est un être cruel, alors qu’un agneau est une victime innocente), Émile Zola choisit, pour son apologue, deux animaux qu’il fait parler dès l’étape I afin de nous montrer, comme chez le fabuliste, que ce n’est là qu’un artifice narratif au service de la leçon. Désignés dès la première phrase, le Lion et la Hyène échappent au statut commun des animaux du Jardin des plantes grâce à la majuscule. Quelques lignes plus loin, l’adjectif « honnêtes » qui les qualifie u Après Réponses aux questions – 6 met le lecteur sur la voie de l’apologue : les animaux sont des prétextes. Leur regard sur le monde des hommes invitera le lecteur à considérer autrement la société dans laquelle il évolue. Maintenant, pourquoi un lion et une hyène ? Que représentent ces animaux et quel rôle leur portée symbolique conventionnelle va-t-elle jouer dans l’argumentation ? Le lion et la hyène sont deux animaux dont la cruauté n’est plus à démontrer. Si la violence du premier se pare du prestige de la noblesse, voire de la royauté, le second animal est un charognard dépourvu, dans notre imaginaire, de grandeur. Ces deux animaux représentent donc deux facettes de la violence. Au fil du récit, ils vont nous apparaître comme craintifs, paisibles et raisonnables, ce qui sera, pour le lecteur, une belle leçon de relativité et, pour l’auteur, une façon de souligner la cruauté de la nature humaine et de la société. En effet, si même un lion et une hyène s’étonnent du comportement barbare des hommes, c’est dire combien ce comportement dépasse toute mesure ! Ajoutons simplement que le choix de deux animaux plutôt que d’un seul s’explique aisément par la nécessité du récit ; les deux personnages pourront parler et confronter leurs points de vue sur ce qu’ils découvrent. v Quelques silhouettes sont esquissées au fil du récit : l’homme que l’on sort de la charrette pour lui couper « la tête avec dextérité », l’enfant renversé par le fiacre. Ces esquisses se détachent au singulier mais elles ne sont jamais nommées et identifiées ; l’article indéfini qui les détermine contribue à leur anonymat, et l’on notera que le cocher du fiacre n’est même pas mentionné. Le personnage qui domine tout au long de l’apologue, c’est la foule. On l’entend dès l’étape I : « Paris, qui s’éveillait, se mit à rugir. » Puis elle se rassemble sur la place de Grève pour assister à l’exécution du condamné : « une vaste place où s’écrasait tout un peuple », « la foule poussa un grognement de satisfaction ». C’est le même personnage collectif qui hante la morgue (« les passants », « les spectateurs ») et la Bourse (« les gémissements des victimes et les cris de joie des bourreaux »). Et c’est encore la foule qui, divisée en différentes factions opposées, explose en émeute dans l’étape VI : « des groupes d’hommes », « les morts », « deux camps ». Ainsi, du début à la fin du récit, les deux animaux individualisés que sont le Lion et la Hyène se retrouvent face à une instance collective sans visage, désignée tantôt par des termes génériques tels que « la foule », tantôt par des pluriels qui retirent toute humanité aux hommes évoqués. w On peut relever deux interventions de l’auteur à la 1re personne du singulier. La première se situe dans la troisième partie : « La Hyène, je l’ai dit, avait copieusement déjeuné. » On trouve la seconde au tout début du chapitre V : « Je ne puis suivre pas à pas les deux honnêtes animaux. » Dans la première intervention, le « je » se pose comme auteur, maître d’un dire (« je l’ai dit »), alors que, dans la seconde, il est davantage le témoin fictif de l’histoire, comme si ses personnages avaient gagné en autonomie. Dans les deux cas, l’auteur établit un contact avec le lecteur, ce qui lui permet de mieux transmettre son argumentation. De plus, ces interventions nous rappellent indirectement que nous avons affaire à un apologue composé de toutes pièces par un auteur et que nous ne devons pas nous arrêter à la simple histoire divertissante mais chercher ce que le « je » bien présent veut nous dire. Dans le premier chapitre, l’auteur s’affirme également en répétant le déterminant possessif « nos » : « de nos sanglots et de nos rires ». La 1re personne du pluriel rassemble l’auteur et un lectorat dont l’antithèse « sanglots »/« rires » exprime toute la diversité. Là encore, le procédé vise à s’assurer la bienveillance et l’attention d’un lecteur que l’auteur prend la peine d’inclure dans son récit. x Conformément au genre de l’apologue, le récit de Zola suit la progression simple du schéma narratif traditionnel. On remarquera les effets de symétrie qui renforcent la structure du récit : – La situation initiale est stable : le Lion et la Hyène mènent une vie tranquille au Jardin des plantes. – Deux événements peuvent être identifiés comme éléments déclencheurs : le fait que la porte des cages ait été laissée ouverte et la décision des deux animaux de quitter leur enclos. – Les péripéties consistent en un voyage de découverte qui comprend plusieurs étapes : la place de Grève où ils assistent à une exécution, la morgue, un étal de boucherie, la Bourse, puis une émeute dans les rues de Paris. – L’élément de résolution, qui répond à l’élément déclencheur, est la décision de rentrer au zoo que prennent conjointement les deux animaux terrorisés par ce qu’ils ont vu. – La situation finale se fait l’écho de la situation initiale, puisque le Lion et la Hyène ont regagné le Jardin des plantes. Une différence montre l’évolution des personnages et le changement d’atmosphère : « La Hyène tâtait les barreaux de la cage les uns après les autres. » Celle qui m’aime et autres nouvelles – 7 y Dans les premières lignes du récit, c’est une atmosphère sereine que Zola dépeint, qu’il s’agisse du décor ou de la bonne entente entre les animaux. On peut relever des termes mélioratifs : « un clair soleil luisait gaiement », « les fraîcheurs tièdes du printemps naissant ». La vie des animaux est en accord avec ce cadre paisible : « déjeuner copieusement », « jouir en braves gens des douceurs de la matinée », « en toute bonne amitié ». Les projets des deux personnages évoquent, eux aussi, le plaisir : « ils se demandèrent à quels amusements ils pourraient consacrer leur journée ». Et leur promenade dans la ville n’a pas d’autre but que le divertissement ; en effet, si les hommes se battent ou « s’égorgent dans leur cage », s’ils se mordent « d’une belle façon », cela fera rire les deux animaux. Le verbe rire qui achève l’étape I exprime bien l’atmosphère paisible du récit. En revanche, la brève étape VII n’évoque qu’inquiétude et menace. Alors que les deux personnages ont regagné leur enclos, la Hyène a perdu sa sérénité première et se sent menacée par « la férocité des hommes ». L’écart entre les deux atmosphères permet à la leçon de se glisser, et le lecteur ne manquera pas de retenir l’expression « férocité des hommes » qui clôt la dernière partie et le récit lui-même, en opposition avec le « rire » du début. U Dans la première partie, le Lion et la Hyène font preuve de curiosité. Le Lion affirme avoir toujours désiré découvrir le monde des hommes. Il émet même une hypothèse : « quelque dompteur les tourmente peut-être ». La Hyène, elle aussi, tend l’oreille aux clameurs qui montent de la ville mais elle se montre plus inquiète que son compagnon : « écoutant avec inquiétude », « la Hyène avait décidément peur ». Ainsi, les deux personnages, ignorant ce qui se passe dans la cage des humains, sont désireux de le découvrir mais ne partagent pas la même impression au départ. Quand l’un est assuré de sa force (« ils ne nous mangeront pas, que diable ! »), l’autre pressent un monde dont la cruauté les dépasse. La fin du récit a répondu à la curiosité du Lion en donnant raison à la Hyène. Son inquiétude était fondée, et on la voit vérifier les serrures de sa cage dans les dernières lignes. Dans la tradition du conte, dont la trame narrative est particulièrement simple, la première partie et la dernière s’opposent et se font écho à la fois. Les procédés de la dénonciation on l’a vu en réponse à la question 1, la majuscule confère au Lion et à la Hyène un statut plus humain qu’animal et contribue ainsi à leur personnification. Comme La Fontaine dans ses Fables, Zola a choisi de faire parler ses animaux et leur prêter des sentiments et des caractéristiques humains. Ainsi, on retrouve, dans l’étape V, l’adjectif « honnêtes » qui a qualifié nos personnages dans les premières lignes du récit. Dans l’étape II, on les voit marcher « modestement », et, à plusieurs reprises, leurs propos sous-entendent une pratique religieuse qui est pourtant l’apanage des hommes : « Pour l’amour de Dieu, tâchons de sortir vite de cette foule » ; « Mon Dieu ! s’écria-t-il, sauvez-nous de la bagarre ! ». Leurs réactions au contact de ce qu’ils découvrent, si elles peuvent être considérées comme potentiellement animales, dépassent toutefois une simple peur instinctive. La Hyène, nous explique le conteur, reste avec le Lion car elle ne saurait rentrer seule. De même, le Lion poursuit sa visite car il ne veut pas salir l’image de son légendaire courage. Ainsi, les deux animaux, qui, dans cet apologue, tiennent les premiers rôles, sont, par différents procédés, assimilés à des êtres humains. W Si les animaux sont personnifiés, les hommes, eux, sont animalisés. D’abord, l’anonymat et la dimension collective que nous avons observés dans notre réponse à la question 2 concourent à retirer aux hommes toute humanité. Dès le premier chapitre, le point de vue animal leur attribue des « cages » et le narrateur (style indirect libre employant le vocabulaire animalier) emploie le verbe rugir pour décrire les clameurs qui montent de la ville. Dans l’épisode de la place de Grève, on voit les hommes se passer « la langue sur les lèvres » comme des fauves apercevant leur repas, puis il est question de « l’appétit féroce de la foule » et la Hyène, choquée par ce spectacle qu’elle juge contre nature, désigne les hommes par l’expression « bêtes fauves ». Dans l’étape IV, elle parle d’« animaux farouches » vivant dans des « cavernes ». La Bourse, quant à elle, est comparée à « un abattoir qui doit fournir toutes les boucheries du quartier ». Dans l’étape VI, les expressions qui animalisent les hommes sont particulièrement nombreuses : « les rugissements », « les bêtes humaines », « ces animaux », « ces terribles carnassiers ». Ainsi, à mesure que progresse le récit et que s’amplifie la peur des deux personnages, les marques de l’animalisation – c’est-à-dire de la déshumanisation – des hommes deviennent plus nombreuses, donnant toute sa portée argumentative à l’apologue. V Comme Réponses aux questions – 8 X En répondant aux questions 6 et 7, nous avons vu les deux facettes d’un des aspects de l’inversion : tandis que le Lion et la Hyène sont personnifiés et acquièrent une psychologie toute humaine, les hommes, eux, réduits à une foule sans visage, se métamorphosent progressivement en animaux. Le schéma même de l’intrigue est bâti selon ce procédé de l’inversion. En effet, alors que nous avons l’habitude de voir les hommes visiter les zoos pour observer les mœurs des animaux, ici ce sont, au contraire, le Lion et la Hyène qui s’aventurent dans le monde des hommes et qui, tout au long de l’apologue, observent différentes scènes, tels des promeneurs dans un zoo. Ils regardent, s’interrogent, réagissent (« La vue de toute cette viande me fait mal au cœur ! »), exactement comme le font les visiteurs du Jardin des plantes. De façon amusante, la fin de l’histoire, dans une sorte de pirouette, inverse également les rôles. Si l’usage est de considérer que les barreaux et les serrures des zoos sont destinés à protéger les visiteurs contre d’éventuels assauts des bêtes enfermées, on voit, au contraire, le Lion et la Hyène s’assurer qu’ils sont à l’abri des êtres humains : « ils coururent se blottir dans une cage vide dont ils fermèrent vigoureusement la porte » ; « Je regarde […] si ces barreaux sont solides et s’ils nous défendent suffisamment contre la férocité des hommes ». On pouvait déjà pressentir cette inversion du rôle des barreaux dans l’étape IV, quand est évoqué le rôle protecteur des portes contre l’attaque des hommes eux-mêmes : « Les hommes mettent du fer et du bois entre eux pour éviter le désagrément de s’entredévorer. » at L’intérêt de cette inversion est sans doute double. D’abord, elle sert la narration en lui donnant toute sa force. Ce procédé unique aux multiples facettes (voir question précédente) préside à la composition du récit et en assure la cohérence par-delà la diversité des scènes évoquées (exécution capitale, Bourse, barricades…). De plus, cette inversion, notamment avec le retournement final autour de la solidité des barreaux, amuse le lecteur et assure de cette façon son adhésion. Mais l’inversion sert aussi l’argumentation, car elle amène le lecteur à réfléchir sur la relativité des points de vue. Nous qui redoutons la violence des lions et des hyènes, ne sommes-nous pas plus cruels encore ? L’inversion permet de s’interroger sur les valeurs (le caractère paisible et la « bonne amitié » des deux animaux) de la nature humaine. De plus, cette inversion, dans la mesure où elle permet un changement de point de vue, met à distance le réel dans lequel nous évoluons. Nous voilà devenus des visiteurs au pays des hommes, ce qui nous permet d’examiner avec objectivité des comportements auxquels nous étions trop habitués. ak Le titre joue sur cette inversion, qui est l’armature du récit. En effet, tandis qu’il renvoie, de prime abord, à l’univers du zoo, la lecture de la nouvelle et notamment de la dernière phrase, où il est question de la « férocité des hommes », nous fait comprendre que les « bêtes féroces » du titre sont, en réalité, les hommes et que la cage est une métaphore de la réalité ou, de façon plus restreinte, de la ville. L’auteur nous ayant habitués à adopter, au fil du récit, le point de vue des animaux, c’est avec ce regard que nous interprétons rétrospectivement la « cage de bêtes féroces ». Cette double entrée, comme une sorte de chatoiement du titre, contribue au plaisir du lecteur. al Le procédé de l’inversion, qui confie aux animaux le premier rôle et amène le lecteur à regarder le monde de leur point de vue, introduit le principe du regard étranger, dont Montesquieu (Lettres persanes, 1721) puis Voltaire (Candide, 1759 ; L’Ingénu, 1767) se sont servis bien avant Zola pour véhiculer leurs critiques. Ce procédé permet de présenter la réalité sans analyser ses fondements, en s’en tenant à la stricte observation de l’étranger. C’est ainsi que le narrateur ne nous donne aucune explication ni sur l’exécution qui a lieu, ni sur le rôle économique de la Bourse, ni sur l’enjeu des barricades. Il nous présente la foule ou la mort sans nous expliquer ce qui se passe. Ce procédé du regard étranger vise à susciter chez le lecteur une réaction quant à l’absurdité des faits présentés. Dans l’apologue de Zola, l’inversion et le regard étranger dénoncent « la férocité des hommes ». Les cibles de l’apologue am Le Paris que Zola dépeint dans son apologue est le Paris très animé du XIXe siècle. La société française se transforme et les villes, notamment la capitale, se développent considérablement. La foule (voir question 2) occupe une place essentielle dans la représentation de Paris, et sans doute faut-il y voir une expression de cette montée en puissance des villes. Cette image s’accompagne de sensations auditives : « Paris, qui s’éveillait, se mit à rugir » ; « La clameur de la ville montait » ; « il s’élève une clameur sourde des coins de la cage ». C’est une ville moderne que l’on entend : « cette clameur, faite du bruit des Celle qui m’aime et autres nouvelles – 9 voitures, des cris de la rue ». L’activité fébrile conduit même au drame : celui, à peine esquissé, de l’enfant violemment renversé par un fiacre. Les lieux parisiens du XIXe siècle sont passés en revue : la place de Grève, où ont lieu les exécutions ; la morgue, où sont exposés les corps en attente d’identification et qui attire les simples curieux ; les commerces (l’étal de boucherie ou les boutiques qui ferment quand sonne le tocsin) ; la Bourse, où l’argent partage les hommes en victimes ou bourreaux. En peignant les lieux importants, Zola présente les rouages de la société de son temps. Comme chez Balzac, l’argent et le capitalisme naissant sont épinglés. Zola évoque également (étape VI) la vie politique et ses troubles. En effet, depuis les journées révolutionnaires, les émeutes se succèdent à Paris ; les romanciers les évoquent : Hugo dans Les Misérables ou Flaubert dans L’Éducation sentimentale, par exemple. Cette violence urbaine est le signe de tensions politiques et sociales. an La première découverte faite par les deux animaux a lieu sur la place de Grève ; le récit véhicule une dénonciation virulente de la peine de mort. Zola insiste d’abord sur la dimension spectaculaire de l’exécution ; avant d’être touché par le destin du condamné, on est frappé par la foule qui se rassemble pour se repaître du spectacle : « une foule énorme », « un air d’avidité et de jouissance », « un grognement de satisfaction »… La peine de mort, sous sa plume, n’est plus qu’une vaine représentation. Il ne s’agit pas de punir, ni même d’endiguer la violence en montrant un châtiment exemplaire, mais de satisfaire le goût de la foule pour une violence qui ne lui rapporte rien. Lorsque le Lion s’étonne de ce que les hommes-animaux ne mangent pas la proie sacrifiée (« Tiens, on ne le mange pas ! »), la Hyène renchérit : « Elles tuent sans avoir faim. » Zola fait ainsi de la peine de mort un spectacle gratuit. De l’exécution proprement dite, on ne retient que son caractère expéditif (« au grand galop » et la succession des propositions indépendantes brèves) et soigné (« on lui coupa la tête avec dextérité »). Encore une fois, l’écrivain souligne la dimension spectaculaire d’un acte dénué de toute signification. Le complément circonstanciel de manière « avec dextérité » vante l’habileté du bourreau et sans doute son aisance due à l’habitude. La peine de mort est réduite ici à une technique. L’absence de justification constitue en elle-même une dénonciation. Ajoutons que le condamné est réifié. Le personnage n’a pas de visage (« un homme ») ; il représente tous les condamnés à mort et nous montre que le châtiment capital déshumanise. Tous les termes qui désignent successivement le condamné sont, en effet, compléments d’objet : « On tira un homme », « on le monta », « on lui coupa la tête », « on mit le cadavre ». Le sujet de ces verbes d’action est un « on » indéfini qui désigne, au-delà du seul bourreau, la société tout entière. ao La Bourse est représentée comme un lieu d’une telle violence que la Hyène ne veut pas y pénétrer. À croire que ce qui s’y passe est bien pire que tout ce que l’on a vu jusqu’à présent. La répétition de « telles » va dans le même sens. Le mot « antre », qui désigne le bâtiment, est mis sur le compte du regard animal mais il fait de ce haut lieu de l’économie moderne un endroit sauvage, une sorte de jungle où règnent force et violence. Un peu plus loin, c’est le mot « abattoir » qui désigne la Bourse. À la dimension animale viennent alors s’ajouter la violence et la mort, présentes aussi dans les mots « victimes » et « bourreaux ». Zola met en avant le rôle destructeur de l’argent et des spéculations qui sont au cœur de l’économie du XIXe siècle. Il fait de la Bourse, et de l’économie qu’elle représente, un lieu déshumanisé et cruel. ap Dans le chapitre VI, le Lion et la Hyène assistent à une émeute : « arrachent les pavés, dressent à la hâte des barricades » ; « la fusillade éclate » ; « la voix grave du canon ». Comme dans l’étape II, Zola met en avant la précipitation : « brusquement », « envahissent », « à la hâte », « bondissent ». Cette rapidité, qui nous fait passer en quelques lignes des boutiques qui se ferment aux morts et aux blessés, retire à l’événement toute signification. De plus, adoptant le point de vue des animaux, le lecteur ne connaît pas l’enjeu de la révolte et n’identifie pas les combattants. Les deux camps en présence ne sont pas nommés et c’est cet anonymat qui importe, car, finalement, ceux qui s’entretuent sont proches (« s’égorger en famille »). « Jamais nous ne nous mangeons entre nous », dit la Hyène, dénonçant à la fois les guerres, les émeutes et les querelles qui divisent les hommes. aq Les lieux visités par les deux animaux sont variés : place de la Grève, Bourse, boucherie… Mais toutes les scènes se ressemblent. Il n’y est question que de violence. Le mot « sang » est récurrent. On ne le voit pas lors de l’exécution mais on le devine ; il coule « par minces ruisseaux […] sur les plaques de marbre » des boucheries et il « jaillit » lorsque le fiacre renverse l’enfant. « Il pleut du sang dans cette Réponses aux questions – 10 cage », constate avec horreur le Lion. Le vin, lui-même source de violence, est pris pour du sang : « une liqueur rougeâtre qui ne peut être autre chose que du sang ». On le voit encore couler dans le passage consacré aux émeutes. Cette présence hyperbolique du sang dénonce la violence qui préside aux comportements humains. Cette violence est, de plus, présentée comme gratuite ; il ne s’agit que de satisfaire le plaisir : celui de la foule lors de l’exécution, celui des promeneurs qui flânent à la morgue ou celui des « bourreaux » qui manifestent à la Bourse leur « joie furieuse ». Le massacre durant l’émeute est, lui aussi, présenté comme une source de plaisir : « ces animaux s’égaient un peu à s’égorger en famille ». Le jeu du regard animal transforme les hommes en animaux féroces, et Zola dénonce ainsi, tout au long de son récit, le comportement inhumain des hommes. ar D’abord, nous avons vu que la succession des petites scènes permettait une série de critiques ponctuelles portant sur la peine de mort, la Bourse, les émeutes. Mais ces dénonciations ont un dénominateur commun : la violence des hommes entre eux. Qu’il s’agisse de la place de Grève ou des barricades, on les voit se réjouir de la souffrance de l’un des leurs ou s’entretuer pour « s’égayer ». Zola nous montre que les rapports humains sont dénués d’humanité et que la force fait loi. De plus, le fait que les deux personnages principaux soient des animaux symbolisant la violence nous amène à relativiser notre vision de la société. En effet, si le Lion et la Hyène sont effrayés par ce qu’ils ont vu dans « la cage des hommes », alors qu’eux-mêmes sont réputés cruels, c’est que la férocité des hommes est sans limite. D’ailleurs, Zola ne nous montre pas l’intérieur de la Bourse, laissant entendre que ce qui s’y déroule est d’une violence inouïe. Le Lion et la Hyène sont, au contraire, des modèles de vertu : ils sont paisibles et condamnent la violence gratuite, comme celle qui s’exerce au sein même d’une espèce (« Elles tuent sans avoir faim », « Jamais nous ne nous mangeons entre nous »). Les animaux réputés violents ne le sont donc pas… Le principe de l’inversion adopté dans l’apologue est aussi une leçon de relativité des valeurs et une invitation à remettre en cause, au nom même des valeurs que nous prônons, notre société. u Lectures croisées et travaux d’écriture Examen des textes u Dans les deux fables, le Chien de garde et le Loup sont deux animaux qui se ressemblent et cette ressemblance vient souligner ce qui les sépare : d’un côté, la faim, le « malheur », et de l’autre, la nourriture et le collier. La Fontaine met en avant un aspect de la vie du Loup qu’Ésope atténue quand il insiste sur le « malheur » de l’animal sauvage dans sa morale : le Loup du XVIIe siècle, s’il est affamé comme celui du moraliste grec, est avant tout solitaire et libre ; il n’a « que les os et la peau » mais il choisit son itinéraire et son mode de vie. Au contraire, le Chien est gras mais, comme celui d’Ésope au « collier pesant », il est attaché ; il obtient sa nourriture et son confort en flattant son maître. En évoquant le collier, la fable d’Ésope soulève la question de la liberté de l’animal assujetti à un maître ; mais la morale explicite va dans une toute autre direction : les « plaisirs du ventre » sont susceptibles de nous faire oublier bien des malheurs. La Fontaine ne reprend pas la morale explicite d’Ésope et choisit de finir sur cette image frappante du Loup qui court encore. La liberté est, cette fois-ci, au cœur de la fable et le Chien n’est plus un modèle. La morale implicite a une portée politique et le lecteur est amené à deviner des silhouettes humaines derrière les deux animaux. On reconnaît dans le Chien le courtisan qui dépend de la bienveillance du roi. Le Loup, lui, a choisi de garder sa liberté quel qu’en soit le prix. C’est le sens qu’il faut attribuer à sa condition misérable, car il ne s’agit pas, pour le fabuliste, de nous donner une image du peuple, lequel d’ailleurs n’est aucunement libre. Ce sont, dans cette fable, deux attitudes face au pouvoir qui sont proposées et La Fontaine a lui-même su habilement louvoyer entre ces deux extrêmes, comme peut le suggérer sa fable « Les Obsèques de la Lionne ». v Le Loup ne connaît rien à la vie tranquille du Chien. Aussi l’interroge-t-il. Le regard étranger justifie ici l’argumentation du Chien. Il mène surtout au dénouement de l’histoire. En effet, après nous avoir montré la condition misérable du Loup, le fabuliste donne toute sa force à la décision finale en ouvrant le temps sur un présent sans fin : « maître Loup s’enfuit, et court encor ». La Fontaine Celle qui m’aime et autres nouvelles – 11 nous demande de regarder le Chien avec le regard du Loup ; le mode de vie des courtisans, représenté par la marque du collier, est ainsi épinglé avec virulence. w Le texte D présente le monde de la Cour comme un pays extravagant et le procédé du regard étranger sert la fantaisie. Séduit par la forme attrayante et le jeu du regard, le lecteur adhère facilement à la critique de l’auteur. Après des considérations amusantes, présentées avec force hyperboles, sur les effets de mode, Montesquieu s’en prend au roi lui-même, en nous expliquant, sous le couvert du regard naïf du Persan, que l’instabilité politique du moment est due à la personnalité du roi : « Le prince imprime le caractère de son esprit à la Cour, la Cour à la ville, la ville aux provinces. L’âme du souverain est un moule qui donne la forme à toutes les autres. » Les « caprices de la mode », présentés comme le thème de la lettre, ne sont finalement que l’épiphénomène d’un pouvoir politique versatile. C’est à la fois l’absolutisme royal et le centralisme du gouvernement qui sont ici dénoncés derrière le masque de la fantaisie. x Encore prisonnier des doctrines de Pangloss, le philosophe chargé de former son esprit au sein de la baronnie (chap. 1 du conte), Candide est incapable de donner un sens à ce qu’il voit. Il vient d’être chassé du château du baron et subit sans réagir tout ce qui lui arrive. Dans le chapitre 3, il se trouve enrôlé et ne comprend rien à la guerre qui se déroule sous ses yeux. En effet, comme l’indique son nom, Candide pose sur le monde qui l’environne un regard naïf et distant. Dans notre extrait, on le voit traverser un champ de bataille tout en demeurant étranger à la scène. Au lieu de prendre position, il tremble et se cache. Puis il fuit : « il prit le parti d’aller raisonner ailleurs ». Voltaire nous explique que cette distance est celle du « philosophe » qui, sans prendre en compte ce que représente la réalité, continue de raisonner « des effets et des causes ». Dans le deuxième paragraphe, le personnage se montre même indifférent à la scène : « Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants ». Le regard distant de Candide permet de choquer le lecteur, car la description objective (« selon les lois du droit public », « besoins naturels »…), voire méliorative (« si beau, si leste, si brillant »…) de la guerre est en profond décalage avec la violence des actions, ce que résume l’oxymore « boucherie héroïque » qui conclut le premier paragraphe. y On peut relever, dans le texte F, des termes qui appartiennent à un langage scientifique au service de la compréhension du récit qui va être présenté : « terminologie », « concepts », « idées ». La référence à l’interprétation de Rover, que l’on suppose être un spécialiste, fait figure d’argument d’autorité, tandis que les nombreux modalisateurs donnent une impression d’objectivité scientifique : « peutêtre », « généralement », « semble-t-il », « doivent remonter ». À plusieurs reprises, les contes auxquels cette introduction fait référence sont placés dans des temps si anciens qu’ils en deviennent impossibles à dater : « ils doivent remonter à une ère de sauvagerie, dont on ne possède plus de traces historiques ». Il est même question, à propos de l’homme, de « race mythique », et tout est fait pour creuser un fossé entre ce temps mythique de la race humaine et l’époque actuelle du lecteur canin : « les contes sont beaucoup plus anciens qu’on le croit d’ordinaire », « n’ont pas pu venir de notre culture actuelle ». Tous ces procédés inscrivent le texte dans le genre de la préface et invitent à une double lecture : pour le lecteur canin fictif, il s’agit d’introduire des contes appartenant à une civilisation ancienne perdue ; pour le lecteur réel, il s’agit de se projeter dans le futur non daté d’une civilisation canine postérieure à la nôtre et de regarder notre monde actuel avec le regard étranger de chiens devenus civilisés. Si l’on excepte la perspective temporelle, le procédé n’est pas très différent de celui adopté par Zola et la société évoquée par ce biais présente la même violence. U De même que Zola nous invite à considérer que les hommes sont des « bêtes féroces » enfermées dans une cage urbaine, de même Franklin J. Schaffner, fidèle en cela au roman de Pierre Boulle, a-t-il recours au procédé séduisant de l’inversion. Les hommes sont enfermés dans des cages pour y subir des expérimentations, tandis que les grands singes sont libres. On peut aussi opposer les tenues vestimentaires élaborées des singes à celles des humains, qui n’ont que le minimum nécessaire à la décence dans un film de 1967. De plus, les hommes enfermés se comportent comme des bêtes en quémandant leur nourriture, alors que les singes, dont la position verticale est très humaine, adoptent une attitude empreinte de dignité, ce qui ne les empêche pas de refuser de considérer l’intelligence des créatures qu’ils ont enfermées. Réponses aux questions – 12 Travaux d’écriture Question préliminaire Le regard étranger est un procédé récurrent dans notre littérature de fiction et il remplit plusieurs rôles. Le premier est sans doute de nous divertir, dans la mesure où il nous soustrait littéralement à nos repères pour nous placer dans un autre monde : nous voilà en Persan (texte D) entendant parler de Versailles, en jeune homme naïf traversant sans y rien comprendre un champ de bataille (texte E), en animal découvrant la condition humaine servile (textes A et B, document) ou violente (textes A et F). Ce regard étranger sert également l’argumentation, en nous sortant de nous-mêmes et en nous amenant à nous étonner. En effet, il nous invite à regarder notre propre monde avec un œil neuf et objectif. La distance peut être spatiale (la Perse), temporelle (une civilisation du future) ou même de l’ordre de l’espèce (des animaux). Le regard étranger sert ici la dénonciation des travers humains, notamment la barbarie. Voltaire avec son naïf Candide, Zola avec ses animaux sauvages et Simak avec ses chiens dénoncent, en effet, la cruauté des hommes. On voit « des vieillards criblés de coups » et des « femmes égorgées » dans le passage de Candide ; chez Zola, « le sang coule, les morts s’écrasent la face dans les ruisseaux » ; et le spécialiste qui rédige sa préface, dans Demain les chiens, évoque une « ère de barbarie » et trouve nécessaire de donner à ses contemporains une définition des mots « meurtre » et « guerre ». Les institutions politiques ou économiques sont aussi pointées du doigt grâce au procédé du regard étranger. Montesquieu, après avoir épinglé la mode, s’en prend plus sérieusement à la place toute particulière du roi. La Fontaine, quant à lui, s’en prend davantage aux courtisans qui flattent le pouvoir pour en obtenir des subsides, quitte à sacrifier leur liberté. Zola, de son côté, dénonce la barbarie de la peine de mort et la cruauté du pouvoir économique qu’incarne la Bourse. Les textes des XIXe et XXe siècles ajoutent à ces dénonciations une réflexion sur la relativité des valeurs et sur la fragilité de nos convictions. Les animaux pourtant réputés sauvages (un lion et une hyène) s’avèrent, chez Zola, plus raisonnables que les êtres humains. De même, les chiens du futur ont du mal à comprendre le mode de vie de la « race mythique » des hommes. Ainsi, le regard étranger est l’exemple d’un procédé littéraire qui séduit le lecteur tout en servant l’argumentation de l’auteur. Commentaire 1. L’art de la fable au service de l’argumentation A. Un récit vivant • Un schéma narratif simple qui centre l’action sur deux personnages. • Le jeu des temps du récit : imparfait, passé simple et présent de narration. B. Une scène de théâtre • Scène de la rencontre entre les deux personnages et du départ du Loup. • La place des paroles rapportées : discours direct, discours narrativisé pour ne pas ralentir la scène. • L’esquisse d’un temps et d’un espace hors scène pour donner l’illusion du vrai. C. La versification au service du récit • La diversité des mètres et des rimes donne toute sa souplesse au récit. • Les enjambements jouent un rôle similaire. 2. La mise en scène d’une opposition A. Deux animaux physiquement opposés • Portrait du Chien. • Portrait du Loup. • Procédés qui expriment l’opposition. B. Deux portraits moraux et intellectuels opposés • Assurance du Chien. • Le Loup est demandeur. • Absence de curiosité du Chien et curiosité du Loup ; sens de l’observation du Loup. Celle qui m’aime et autres nouvelles – 13 3 La visée argumentative de la fable A. Du récit à la morale • Une succession de surprises amène le lecteur à s’interroger : la réalité n’est pas telle qu’on la voit. • La suppression de la morale explicite d’Ésope invite le lecteur à chercher la leçon de La Fontaine. • Des animaux personnifiés : le lecteur est plus proche du Loup, qui est intelligent, que du Chien, qui ne s’interroge pas sur son mode de vie. B. Le portrait des courtisans • Une vie confortable mais servile. C. L’éloge de la liberté • Le premier et le dernier vers soulignent l’importance de la liberté. • Attitude habile du Loup : il interroge, connaît ses limites et ne se jette pas sur le Chien inconsidérément ; il fuit quand il le faut. Dissertation 1. Les différentes formes de la fiction narrative sont, en effet, un bon moyen pour dénoncer les travers de la société et prendre la défense de l’homme A. Les apologues se mettent habilement au service de l’argumentation • Dans la mesure où l’apologue affiche sa portée argumentative, le lecteur se laisse guider vers la leçon explicite (certaines fables) ou implicites (Le Forgeron). On s’appuiera sur des fables et des contes philosophiques et on pourra plus particulièrement se référer au « Pouvoir des fables » de La Fontaine ou à « La Fable et la Vérité » de Florian. B. Le roman, parce qu’il fait vivre des personnages, peut aussi se mettre au service d’une opinion • Certains écrivains, comme Sartre et Camus, ont affirmé l’importance de l’engagement de l’écrivain. Avant eux, Hugo et Zola ont défendu des positions dans leurs romans (Les Misérables, Germinal…). • Le roman fait vivre des personnages qui incarnent des idées : la misère incarnée par Gervaise (L’Assommoir), le capital représenté par les Grégoire (Germinal). C. Les procédés littéraires de la fiction narrative se mettent au service de l’argumentation • Les registres touchent le lecteur : comique chez Montesquieu ou Voltaire ; pathétique, voire tragique chez Zola. • Le procédé littéraire du regard étranger permet d’étonner le lecteur et de dénoncer une réalité : faire référence au corpus. • Des procédés de style, comme l’accumulation des verbes d’action au début de l’étape VI du récit de Zola pour montrer la précipitation irréfléchie des hommes. 2. L’argumentation n’est pas toujours bien servie par la fiction narrative A. La fantaisie risque de primer sur la réflexion • Pris par l’histoire, nous risquons de passer à côté des problèmes soulevés et ne voir que la dimension récréative du texte. • Le registre comique invite à traiter légèrement les sujets graves tels que la guerre ou le pouvoir politique : n’est-ce pas un risque ? B. L’argumentation retient parfois d’autres formes plus efficaces • Zola, quand il veut prendre la défense de Dreyfus, ne choisit pas la fiction mais la lettre ouverte qui permet de toucher directement le lecteur. • L’argumentation directe évite l’écueil de la fiction récréative et oblige le lecteur à se pencher sur la question soulevée. Exemple : l’article « Autorité politique » publié par Diderot dans l’Encyclopédie estil plus efficace que les Lettres persanes de Montesquieu ? 3. Quoi qu’il en soit, la fiction narrative nous amène à prendre du recul et développe notre sensibilité A. La fiction éclaire notre propre monde : l’utopie • Les utopies présentent un monde idéal et nous invitent à repenser notre réalité en fonction de ce modèle : Utopie de Thomas More, Gargantua de Rabelais (l’abbaye de Thélème), Les États et Empires de la Lune de Cyrano de Bergerac… Réponses aux questions – 14 • La contre-utopie nous met en garde contre les dérives des sociétés idéales et nous montre que notre réalité a de bons côtés. B. La fiction permet de regarder notre monde avec plus de recul • Le fait d’être soustrait de notre réalité et plongé dans une fiction nous permet de prendre de la distance. • C’est plus particulièrement le cas du procédé du regard étranger. C. La fiction développe notre sensibilité • En contact avec la fiction, même s’il ne se penche pas sur la thèse soutenue, le lecteur développe sa sensibilité ; il regardera ensuite de façon plus fine le réel qui l’entoure. Sujet d’invention Ce sujet est à la fois un exercice de style (le procédé du regard étranger et la fiction narrative) et une argumentation. Il sera peut-être nécessaire de rappeler aux élèves qu’ils doivent chercher des arguments et des exemples, puis élaborer une progression, avant de se lancer dans la rédaction de la fiction. L e F o r g e r o n ( p p . 5 5 à 5 9 ) u Lecture analytique de la nouvelle Un récit de forme autobiographique début du deuxième paragraphe, le mot « convalescence » laisse entendre que le narrateur sort d’une maladie et la durée du séjour chez le Forgeron (« une année ») nous invite à penser que la maladie était grave. « J’avais perdu mon cœur, mon cerveau » : le plus-que-parfait évoque un état antérieur au récit proprement dit et le lecteur peut hésiter entre une peine sentimentale et un désordre psychologique ou intellectuel. À la fin du même paragraphe, le participe « consolé » nous montre également que la maladie évoquée est plus psychologique que physique. Mais, plus loin, le narrateur laisse supposer qu’il a suivi un traitement médical : « Cela me valait mieux que les drogues des pharmacies. » Juste après, comme pour laisser le lecteur dans le doute, il insinue pourtant que la maladie aurait été une sorte de dégoût de la vie ou d’incapacité à vivre, ce que nous appelons aujourd’hui une dépression : « j’avais besoin de cette musique des marteaux sur l’enclume pour m’entendre vivre ». Le dernier alinéa du récit répond aux interrogations du lecteur en associant un terme médical (« mon mal ») à la « paresse et au doute ». Dans l’avant-dernier paragraphe, il est question de la plume du narrateur, et l’on devine qu’il est, comme l’auteur lui-même, écrivain. v C’est un narrateur convalescent qui séjourne une année chez le Forgeron. À la recherche de luimême (« me cherchant ») et d’« un coin de paix et de travail », « perdu » et avançant sans but précis (« allant devant moi »), il a découvert la forge à l’écart d’un village. Cette rencontre semble due au hasard, mais Zola nous donne l’impression que la forge envahit l’ensemble du paysage et qu’elle constitue, pour le narrateur, une halte inévitable. D’abord, bien qu’aucune indication spatiale (« le village ») et temporelle (« un soir ») ne nous permette de situer la scène, il est question de la croix des Quatre-Chemins. Le narrateur se trouve ainsi à un carrefour qui représente les hésitations de son voyage. « Plantée de travers », la forge marque une rupture par rapport à la rectitude des chemins, comme si elle proposait une cinquième voie. Il est d’ailleurs impossible de la manquer : « toute flambante », « la lueur était telle ». À croire que la lumière de la forge envahit le paysage lui-même : « incendiait le carrefour », « les peupliers […] fumaient comme des torches ». Le bruit se propage, de même que la lumière : « la cadence des marteaux sonnait à une demi-lieue ». Il semble donc impossible d’échapper à la forge, et d’ailleurs sa « porte charretière, grande ouverte », sa « porte béante » est une invitation à entrer. w Le narrateur est très présent aux côtés du Forgeron puisque le travail de la forge débute « dès cinq heures, avant le jour » : « Il semblait que “la Demoiselle” me jetât hors du lit, en tapant au plafond » ; « Et il me fallait descendre ». Le narrateur passe une bonne partie de son temps à la forge, à regarder travailler le Forgeron. On ne nous dit pas qu’il participe aux travaux mais on devine qu’il les contemple, qu’il u Au Celle qui m’aime et autres nouvelles – 15 assiste au travail comme on assiste à un spectacle : « Je m’intéressais à l’ouvrage. Cette lutte continue du Forgeron contre ce fer brut […] me passionnait comme un drame puissant. » Le narrateur partage les moments de repos du Forgeron : « nous prenions le vin blanc ensemble », « J’allais m’asseoir à côté de lui devant la porte ». À la fin du récit, le narrateur se livre à une nouvelle activité : au rythme des coups frappés dans la forge, il écrit : « c’était là comme le balancier joyeux qui réglait mes heures de travail », « j’aurais voulu aplatir le monde d’un coup de ma plume ». x Le pronom personnel de 1re personne n’apparaît qu’au tout début du deuxième paragraphe (« J’ai vécu ») et l’introduction du récit est conduite à la 3e personne. La narration se focalise sur le Forgeron et aucun autre personnage n’apparaît. Le narrateur est absent et l’histoire semble se raconter toute seule, guidée de loin par un narrateur extradiégétique. Le lecteur, en lisant le premier paragraphe, comprend que le Forgeron est au cœur du récit, et lorsque le narrateur se manifeste, surpris de le découvrir, il comprend que ce dernier a volontairement cédé le pas au personnage éponyme. À la différence de ce qui se passe dans un récit autobiographique traditionnel, dans lequel les personnages gravitent autour du narrateur, ici tout tourne autour du Forgeron comme autour d’un aimant. N’est-ce pas lui qui va donner sens à l’existence désorientée (« allant devant moi ») du narrateur ? En effet, on le voit, à la fin du récit, écrire au rythme du « balancier joyeux ». Le Forgeron au premier plan y Le premier paragraphe dresse un portrait statique du personnage éponyme, comme s’il s’agissait de décliner, dans un premier temps, son identité (« Le Forgeron était ») avant de le faire entrer dans l’histoire proprement dite. Le temps ne commence à s’écouler que dans le deuxième paragraphe, avec le passé composé (« J’ai vécu ») qui suppose une antériorité par rapport au présent de l’écriture. Le « J’ai aperçu » qui suit inaugure l’événement qui « un soir » va changer la vie du narrateur. Le Forgeron est progressivement introduit. En effet, avant de découvrir le personnage, on aperçoit la forge dont la porte ouverte montre que quelqu’un y travaille. C’est aussi le bruit qui annonce le personnage : « la cadence des marteaux sonnait à une demi-lieue ». La construction de la dernière phrase du paragraphe fait jouer tous les ressorts de l’attente : d’abord une gradation de compléments circonstanciels (« sous la porte béante, dans la clarté, dans le vacarme, dans l’ébranlement de ce tonnerre »), puis une énumération de participes ou d’adjectifs (« je me suis arrêté, heureux, consolé déjà »). À la toute extrémité de la phrase, qui est aussi celle du paragraphe, apparaissent enfin les mains du personnage. Au début du paragraphe suivant, le Forgeron est présenté dans son intégralité et, après la métonymie des mains, il est défini par son métier : « J’ai vu [...] le Forgeron pour la première fois. Il forgeait le soc d’une charrue. » U Au début, tout se passe comme si le Forgeron était seul et que le narrateur vivait dans un tête-àtête avec ce fascinant personnage. Mais, à mesure que le récit s’étoffe, des silhouettes apparaissent. Il est question de « la maison entière qui s’animait jusqu’à la nuit de sa gaieté énorme », et nous pouvons entendre dans le mot « maison » les occupants de la maison, la famille du Forgeron dont nous avons aperçu le fils un peu avant : « son fils, un gaillard de vingt ans, tenait le fer enflammé au bout de la pince ». Mais on ne retrouvera pas ce personnage – dont le nom n’est pas donné – dans la suite du récit. Lorsque le Forgeron montre au narrateur la campagne, on devine, dans la métonymie des « charrues » que l’on voit « mordre le sol, tracer leurs sillons », les paysans qui labourent la terre. Ces personnages, qu’il s’agisse du fils ou des paysans, ne sont qu’esquissés : ils n’ont ni nom ni visage. Ils se définissent surtout par rapport au Forgeron. Le jeune homme de 20 ans qui travaille à la Forge est le fils et l’assistant du Forgeron ; il n’a pas le premier rôle. Quant aux paysans, ils sont réduits aux charrues que le Forgeron a fabriquées. Ainsi, tout concourt, de l’absence du narrateur dans le premier paragraphe à la présentation des autres personnages, à placer le Forgeron au cœur du récit, au sens littéral du mot cœur. En effet, tout est ramené au personnage éponyme et les coups qu’ils frappent dans la forge ne sont pas sans rappeler les battements d’un cœur. V Le Forgeron, personnage au cœur du récit, semble même en occuper tout l’espace et tout le temps. En effet, lorsqu’il est question de la forge, le Forgeron est toujours évoqué comme faisant corps avec elle, et lorsqu’il est question du monde qui entoure la forge, de la campagne environnante, son rôle Réponses aux questions – 16 est tout aussi essentiel puisqu’il a laissé son empreinte sur la moindre parcelle : « Souvent il me montrait au loin quelque pièce de terre qui paraissait moins large que le dos de sa veste, et il me racontait en quelle année il avait forgé une charrue pour ce carré d’avoine ou de seigle. » Le lecteur a même l’impression que la terre entière appartient au Forgeron, car c’est grâce à lui qu’elle a pris forme : « il disait que toutes ces terres lui appartenaient » ; « Pas une moisson ne poussait sans lui. Si la plaine était verte en mai et jaune en juillet, elle lui devait cette soie changeante ». De même que le garçon de 20 ans est son fils, de même « il aim[e] les récoltes comme ses filles ». Il en est de même sur le plan temporel. Si l’on ne connaît rien ou presque du passé du narrateur, c’est sans doute parce que la partie importante de sa vie débute à son arrivée dans la forge. Quant au village, il n’existe que par le Forgeron puisque chaque parcelle de terre est liée aux socs de ses charrues. Qu’il s’agisse des personnages, de l’espace ou du temps, l’empreinte du Forgeron est essentielle, vitale même. W Quand on évoque les charrues qui ont transformé le paysage au fil des ans, on comprend que la vie du Forgeron est une vie de labeur. Alors qu’il fait encore nuit, la maison s’anime et c’est la forge qui entre en action : « Sous moi, les marteaux dansaient. Il me semblait que “la Demoiselle” me jetât hors du lit. » S’il arrive que le Forgeron se repose et boive un verre de vin blanc, c’est dans la forge, « sur le cul d’une vieille carriole renversée », afin de nous rappeler qu’il ne s’agit là que d’un intermède. De même, lorsque le Forgeron lâche ses marteaux pour se tenir « au bord de la route », c’est pour regarder le résultat de son travail : « Il regardait la famille nombreuse de ses charrues mordre le sol. » Le travail occupe dans sa vie une place si grande qu’il la définit avec le vocabulaire de la famille. X Tout au long du récit, le Forgeron est présenté comme un homme heureux. Déjà dans le premier paragraphe il respire au rythme de la forge et ses « bruits d’haleine », pourtant synonymes d’« efforts », voire de « souffrance », sont « pareils à la respiration et aux gaietés géantes de son soufflet ». L’adverbe « gaillardement » employé peu après prolonge, au moins sur le plan des sonorités, la gaieté du soufflet en ajoutant une énergie qui ne saurait être sans joie. Dans le second paragraphe, on peut sans hésiter trouver au champ lexical du feu (« flambante », « lueur »…) une connotation de bonheur, car le narrateur, au contact de cette force lumineuse, se sent « heureux, consolé déjà ». Par la suite, l’expression du bonheur est plus marquée encore : on entend le Forgeron rire « la bouche fendue jusqu’aux oreilles », et cette joie est contagieuse puisque les marteaux se mettent à danser et que cette « gaieté énorme » est source de « rire » pour « la maison entière ». Le « rire » est mentionné à plusieurs reprises dans le récit, et il est aussi question des plaisanteries du Forgeron : « Et le Forgeron plaisantait souvent. » Cette gaieté vient à bout de la fatigue malgré les « journées de quatorze heures » : « Il n’était jamais triste, jamais las. » L’art du portrait (l. 28 à 50, pp. 56-57) Les questions 11 et 12 ne pourront pas être traitées de façon aussi complexe par les élèves, qui s’en tiendront au passage de la description à la narration. Le professeur devra les amener à voir en quoi l’imparfait exprime aussi l’éternité du personnage et en quoi le passé simple peut surprendre. at À la différence du premier paragraphe, qui est en focalisation externe (« il semblait porter »), le portrait en situation du Forgeron est mené en focalisation interne. Dès le début, le pronom « je » est accompagné du verbe voir ; la suite de la description est donc le fait de ce regard et, à la fin du passage, comme pour rappeler cette focalisation, on retrouve un verbe de perception : « J’entendais ». Sans parler d’un inévitable effet de réel, le procédé permet au lecteur de regarder lui aussi le Forgeron avec les yeux du narrateur auquel il s’identifie. Le contexte de la confidence inauguré par l’évocation de la convalescence dans le paragraphe précédent favorise cette identification et fait du Forgeron un personnage vital également pour le lecteur. ak La description se fait à l’imparfait, temps usuellement affecté à la description car il exprime une action non limitée dans le temps. Mais, ici, la valeur première de ce temps permet de sentir que l’imparfait est, dans le portrait du Forgeron, davantage qu’un ordinaire imparfait de description. En effet, sa valeur itérative donne au personnage une dimension éternelle, dont on reparlera quand on abordera la portée mythologique et allégorique du personnage. Celle qui m’aime et autres nouvelles – 17 relève, à la fin du portrait, deux phrases au passé simple : « Peu à peu l’incendie pâlit, le Forgeron s’arrêta. Il resta noir, debout, appuyé sur le manche du marteau avec une sueur au front qu’il n’essuyait même pas. » Alors que l’imparfait, habituellement plutôt attaché à l’immobilité et à la lenteur, est, dans ce portrait, employé pour évoquer le plein travail du Forgeron, le passé simple, temps privilégié de l’action, est ici utilisé pour exprimer l’arrêt (« s’arrêta », « resta »). La précision quant à la sueur qui n’est même pas essuyée souligne l’immobilité du personnage après l’effort. Ce jeu sur les valeurs respectives de l’imparfait et du passé simple ne peut manquer de surprendre le lecteur et de faire du Forgeron un personnage hors du commun. Jusqu’à cette phrase, le récit – à la 1re personne pour plus de naturel – est au passé composé (« J’ai vécu », dans le paragraphe précédent ; « J’ai vu », dans notre passage). Le passé simple est donc surprenant, mais on peut expliquer ce glissement d’un temps ancré dans la situation d’énonciation à un temps coupé de cette situation en considérant l’immobilité toute particulière du personnage. En effet, après le champ lexical de la lumière fortement présent dans le portrait, le Forgeron « rest[e] noir » ; il a perdu sa force lumineuse et n’est plus lui-même. D’où cette distance avec le narrateur exprimée par le passé simple. Le Forgeron n’est pas une créature ordinaire inscrite dans le temps (le passé simple est le temps de l’enchaînement des actions) ; il n’existe que dans son travail qui lui confère une éternité (l’imparfait), dont nous reparlerons. am La présence d’un champ lexical de la forge confère au récit sa coloration réaliste : « le soc d’une charrue » ; « le marteau », dont on apprend le nom technique (« la Demoiselle » ou « la fillette ») ; « l’enclume » ; « le manche du marteau » ; le « soufflet ». Les gestes des deux ouvriers sont évoqués avec précision : « avec un balancement souple et continu du corps », « son fils […] tenait le fer enflammé au bout de sa pince ». Quant aux deux personnages eux-mêmes, ils sont minutieusement dépeints, de la « poussée implacable des muscles » à la « sueur au front qu’il n’essuyait même pas », et la différence d’âge entre le père (le « vieux ») et le fils (« un gaillard de vingt ans ») participe au réalisme de la scène. an À mesure que le portrait progresse, les comparaisons et les métaphores prennent le pas sur une représentation réaliste. On ne relève, en effet, au début du passage, que la métaphore « carcasse de métal éprouvé » pour désigner les côtes du Forgeron, exprimant à la fois la force physique du personnage et sa fusion avec la forge. En regardant ce qui concerne le marteau, on observe aisément le glissement qui s’opère au fil du texte. On relève d’abord le terme « marteau » lui-même, puis Zola emploie le mot technique en usage dans la forge : « la Demoiselle », avec des guillemets et le présentatif « C’était » qui l’introduit ; ensuite, le mot « fillette », terme encore technique mais sans guillemets cette fois et précédé de l’adjectif « terrible », et le mot « danse » esquissent une personnification de l’objet. Le conditionnel passé « on eût dit » introduit une comparaison qui fait des outils de véritables personnes : « on eût dit la voix grave d’une mère encourageant les premiers bégaiements d’un enfant ». La personnification qui repose sur une lecture littérale du mot « Demoiselle » se poursuit : « valsait », « les paillettes de sa robe », « ses talons ». De la même manière, la représentation du feu évolue au fil du passage. Réaliste au départ avec les termes « étincelles », « éclair », « fer enflammé », elle devient imagée avec la métaphore des « paillettes de sa robe », de la « flamme saignante » qui « coulait jusqu’à terre », puis de « l’incendie ». Ainsi, comme on le retrouvera dans les descriptions ou portraits de l’œuvre romanesque de Zola, la représentation réaliste s’efface au profit d’une scène au cours de laquelle les objets et la matière s’animent, au sens littéral du verbe. Le marteau devient une danseuse, tandis que le feu coule comme du sang. Ce glissement confère au passage une force mythologique et allégorique. al On Le Forgeron transfiguré et la leçon du récit d’abord que le Forgeron, bien que son histoire soit tirée d’un souvenir de Zola, n’a pas de nom dans le texte et qu’il est toujours désigné par son métier, n’existant pas en dehors de ce dernier. La majuscule du nom « Forgeron » donne l’impression qu’il se nomme ainsi et qu’il se réduit à la fonction qu’il exerce. Le personnage est, par ce procédé, moins un personnage réel qu’une allégorie dont le lecteur ne comprendra le sens qu’à la fin, ce qui l’amènera à relire le récit avec cette interprétation. ao Rappelons Réponses aux questions – 18 ap Les dimensions du personnage sont, dès le premier paragraphe, hors normes : ses cheveux sont une « épaisse broussaille », sa mâchoire est « large », sa respiration ressemble « aux gaietés géantes de son soufflet ». Plus loin, on voit que ses mains sont « grosses » et qu’il rit « la bouche fendue jusqu’aux oreilles », et l’on apprend qu’« il aurait soutenu la maison sur son épaule si la maison avait croulé ». Toutes ces hyperboles font du personnage une sorte de géant qui n’est pas sans évoquer les dieux de la mythologie, notamment le dieu grec du Feu et des Forgerons Héphaïstos (Vulcain dans la mythologie romaine). La forge elle-même est un lieu hors du commun. Le feu nécessaire au travail du métal est souvent dépeint comme un incendie : « les peupliers […] fumaient comme des torches », « l’incendie pâlit ». On a vu, en réponse à la question 14, comment se métamorphosait le travail de la forge, les procédés de style relevés dépassant la simple rhétorique suggestive pour évoquer une véritable animation de la matière. À la fin du récit, le Forgeron est comparé à « une de ces grandes figures de Michel-Ange » et l’on peut avoir envie de donner au mot « héros » (« le héros grandi du travail ») qui suit de peu cette comparaison son sens mythologique de « demi-dieu », d’autant qu’il s’agit ici de dépasser les Anciens, de présenter une figure plus forte que « les chairs mortes de la Grèce ». Et peut-être peut-on voir également, dans la phrase « Il aurait soutenu la maison sur son épaule, si la maison avait croulé », une allusion au Titan Atlas chargé de porter le monde sur ses épaules. aq Ce n’est qu’à la fin du récit que le lecteur comprend que le narrateur – tout comme l’auteur – est un écrivain. Placée ainsi en conclusion du texte, cette révélation met le lecteur sur la voie de l’interprétation du récit. C’est en lien avec la profession du narrateur qu’il faudra comprendre l’allégorie du Forgeron. En effet, après nous avoir montré que le narrateur ne quittait pas le Forgeron, dont la bénéfique présence lui avait rendu force et joie, Zola précise le lien entre les deux personnages : le travail du Forgeron est indispensable à celui de l’écrivain (« Toute cette ferraille retentissante […] me mettait du fer dans le sang », « ma chambre tout animée par les ronflements du soufflet », « le balancier joyeux qui réglait mes heures de travail »). Le Forgeron communique à l’écrivain son énergie, et le rythme des « marteaux endiablés » explique la « fièvre de géant » du narrateur. Un glissement s’opère : la focalisation, au cours du récit, sur les mains du Forgeron introduit les « poignets » de l’écrivain, de même que le marteau souvent évoqué annonce la « plume ». ar L’expression « J’aurais voulu aplatir le monde d’un coup de ma plume » rapproche le travail du Forgeron et celui de l’écrivain. Puisant son énergie dans la forge qui impose son rythme, le narrateur, dont on vient de découvrir qu’il est écrivain, se sent l’énergie d’un démiurge. Il a l’impression que ses écrits peuvent venir à bout du monde, imposer leur autorité et leur vision. Le verbe « aplatir » suggère la destruction ; il s’agit surtout d’exprimer la force d’action de l’écrivain. Cette expression, placée à la fin du récit, indique au lecteur que le Forgeron, point de mire de tous les regards, est une allégorie de l’écrivain. Le travail de la plume est représenté par celui du marteau dans la forge, et le lecteur est invité à relire le récit avec ce nouvel éclairage. as En relisant le récit à la lumière de cette allégorie qu’est le personnage éponyme, on peut dégager le visage de l’écrivain selon Zola. C’est d’abord un être hors du commun (la taille, la force, la résistance, la joie du Forgeron), dont le rôle est essentiel. De même que le village doit au Forgeron la richesse de ses champs, la société doit reconnaître que l’écrivain façonne le monde à sa manière par ses prises de position (« aplatir ») dans les débats de son temps et peut porter le monde à bout de bras, à la façon d’Atlas (« il aurait soutenu la maison sur son épaule »). Comme le Forgeron, l’écrivain est un créateur : « Je suivais le métal du fourneau sur l’enclume, j’avais de continuelles surprises à le voir se ployer, s’étendre, se rouler, pareil à une cire molle, sous l’effort vigoureux de l’ouvrier. » Le métier d’écrivain suppose un travail assidu (la maison se lève à la nuit) et un engagement au service des autres. De même que le Forgeron est au service du village, l’écrivain sert les intérêts des hommes et guide la société vers un avenir meilleur : il « façonne dans le feu et par le fer la société de demain ». Il n’est pas pour autant enfermé dans une époque : son action s’étire dans le temps, comme l’expriment la forge qui fonctionne « depuis plus de deux cents ans », la référence à Michel-Ange et les diverses allusions mythologiques. Celle qui m’aime et autres nouvelles – 19 u Lectures croisées et travaux d’écriture Examen des textes u « Un homme magnifique au travail, ce gaillard-là ! » : le portrait de la Gueule-d’Or, personnage de L’Assommoir, nous rappelle celui du Forgeron dans le récit éponyme. En effet, Zola semble avoir repris le personnage imaginé en 1874 pour lui donner l’étoffe d’un personnage romanesque. Si la signification allégorique donnée par la fin du récit éclaire le Forgeron et non la Gueule-d’Or, tous les deux partagent la même force mythologique : ce sont deux personnages hors du commun (« la rude poitrine », « la poussée implacable des muscles » dans le récit ; le « géant », les « montagnes de chair » dans le roman). Dans les deux textes, les comparaisons contribuent à faire du personnage un être supérieur, voire un dieu dans L’Assommoir. Dans les deux cas (ce qui nous autorise à parler de « réécriture »), le marteau devient une femme dont les talons martèlent l’enclume et le travail de la forge est, quant à lui, comparé à une danse (« un balancement souple et continu du corps », « “la Demoiselle” valsait » dans la version antérieure ; « le jeu classique, correct, balancé et souple », « Fifine, dans ses deux mains, ne dansait pas un chahut de bastringue » dans L’Assommoir). Dans cette dernière version, la déification du personnage, pressentie seulement dans l’apologue en raison des comparaisons et du jeu de la lumière, est parfaitement aboutie : « une vraie figure d’or » ; « il faisait de la clarté autour de lui » ; « tout-puissant, comme un Bon Dieu ». Ainsi, dans le récit comme dans le roman, même si la signification est différente, le personnage n’est pas une simple évocation d’un ouvrier bien réel ; l’écriture le transfigure et lui donne une force éternelle, faisant de lui une œuvre d’art. On pourra rapprocher l’allusion au musée dans l’extrait de L’Assommoir (« des bras sculptés qui paraissaient copiés sur ceux d’un géant, dans un musée ») des références aux statues antiques et à Michel-Ange dans le récit du Forgeron. v Le champ lexical de la mort est fortement présent dans le texte de Balzac, car il rappelle le destin particulier du personnage, considéré comme mort à Eylau. La disparition de Chabert est, de plus, au cœur de l’intrigue, puisqu’il s’agit, pour le colonel comme pour son avoué Derville, de redonner une place au soldat dans le monde des vivants, celui d’une Restauration qui veut oublier l’Empire. On relève : « couvert d’une taie transparente » ; « Le visage pâle, livide […] semblait mort » ; « cravate de soie noire » (signe de deuil) ; « sinuosités froides » ; « physionomie cadavéreuse » ; « l’absence de tout mouvement dans le corps, de toute chaleur dans le regard » ; « funeste ». w L’expression « spectacle surnaturel » résume parfaitement le portrait de Chabert. D’abord, la minutie de la description (les yeux, la couleur de la cravate…) nous donne à voir un personnage hors du commun (« quelque chose de », « je ne sais quoi de ») qui relève du spectacle. Mais c’est surtout l’adjectif « surnaturel » qui nous intéresse, car il introduit dans le roman réaliste une dimension fantastique que confirme le portrait lui-même. L’histoire du personnage fait de lui un mort vivant et c’est aussi ce qui ressort de la description. Le personnage se tient, en effet, devant l’avoué mais il est immobile et semble mort, comme le suggère le champ lexical de la mort fortement présent dans le texte (voir question précédente). Le surnaturel réside dans cette intrusion de la mort au cœur même du vivant ; il est associé au mystère, thème essentiel du registre fantastique : « volontairement caché », « quelque chose de mystérieux », « l’ombre cachait », « projetaient un sillon noir ». Le surnaturel suscite le doute et l’incompréhension exprimés par de nombreux modalisateurs : « quelque chose », « paraissaient », « vous eussiez dit », « semblait », « un homme d’imagination aurait pu prendre », « une certaine expression », « je ne sais quoi ». La dernière expression du passage (« qu’aucune parole humaine ne pourrait exprimer ») tout comme les hésitations du narrateur laissent entendre que Chabert échappe à la condition des hommes et qu’il est bien – dans le sens fantastique du terme – un revenant. x Le narrateur occupe, dans ce passage, une triple position. Tout d’abord, il est spectateur ; au début du passage, deux verbes de perception – « aperçu » et « reconnu » – indiquent clairement ce statut qui introduit une description en focalisation interne. À ces verbes s’en ajoutent d’autres qui invitent le lecteur à regarder le duc : « désigné », « découvrait ». Mais on ne saurait réduire ici le rôle du narrateur à celui d’un regard introducteur, car il est aussi celui qui détient la mémoire de ce qu’était le personnage autrefois : la découverte est une reconnaissance d’autant plus difficile que le temps a passé et qu’il est rare de croiser le personnage (« le vieux duc ne sortait plus »). Cette reconnaissance est essentielle ici, car elle permet une réflexion sur le temps et amène le lecteur à comparer le prestigieux personnage qu’il a connu auparavant dans le roman et cette « ruine ». La locution restrictive « il n’était Réponses aux questions – 20 plus qu’une ruine » est prolongée par d’autres expressions qui inscrivent le portrait dans une durée : « bloc » ; « gardait le style, la cambrure que j’avais toujours admirés » ; « avait succédé » ; « visage jadis épanoui » ; « moins épaisse »… Le narrateur embrasse le temps, ce qui lui permet d’en exprimer le passage. Car la description est aussi interprétation et analyse, troisième et dernière fonction du narrateur dans le passage : « je compris que », « la proximité de la mort ». y On peut relever plusieurs allusions à la sculpture dans le portrait du duc de Guermantes : « une ruine », « une belle chose romantique » (si l’on se rappelle que les romantiques ont non seulement apprécié mais aussi bâti des ruines), « effritée comme un bloc de granit » dont aurait pu se servir un sculpteur, « une des ces belles têtes antiques », « une dureté sculpturale », « empruntées à la palette ». À ce relevé peut s’ajouter un champ lexical de la couleur (dans la gamme du blanc au noir) qui sera rassemblé dans le terme « palette » : « mèches blanches », « gris plombé », « gris presque blanc », « faible lumière », « noirceurs effrayantes ». Alors que la mort du personnage est annoncée et se manifeste dans ses traits mêmes, les références à l’art – sculpture ou peinture – lui confèrent une éternité qui lui permet d’échapper au passage du temps. On retrouve, dans ce portrait, des références présentes dans les autres textes : Rembrandt chez Balzac, Michel-Ange chez Zola (autre passage du récit), la statuaire aussi dans L’Assommoir. Plus que d’une simple comparaison illustrative, il s’agit bien, dans ces portraits, de tirer le personnage hors des contingences d’un réel inscrit dans le temps pour lui donner un rayonnement éternel. U Le jeu des regards dans le portrait de la danseuse occupe une place importante, car il suggère au lecteur de poser lui aussi ses yeux sur Lalla Hawa. On note, tout d’abord, que Lalla est gênée par le regard des autres ; si elle se met à danser, c’est pour oublier ceux qui l’entourent, « pour cacher sa peur, parce qu’il y a trop de bruit, trop de lumière ». Par la suite, la danse la libère des autres, parce qu’elle « est absolument seule dans la grande salle » : « Peut-être qu’ils ont tous disparu, enfin, ceux qui étaient là autour d’elle, hommes, femmes, enfants, reflets passagers des miroirs éblouis, dévorés » ; « Ils sont devenus pareils à des rochers », sans regard, sans vie. Paradoxalement, c’est pour effacer le monde agressif (« trop de bruit, trop de lumière ») qui l’entoure que Lalla devient le point de mire de tous les regards. L’effet de la danse sur la jeune fille est souligné : « Elle ne les voit plus, à présent, elle ne les entend plus ». Au début du passage, il est question du regard de Lalla qui balaie toute la salle, alors même que l’ombre dissimule ses yeux : « On ne voit pas ses yeux à cause de l’ombre, mais son regard passe sur les gens, emplit la salle, de toute sa force, de toute sa beauté. » On retrouve le même paradoxe : Lalla se cache et se montre à la fois, se montre pour mieux se cacher ou mieux cacher les autres. En effet, si « son regard passe sur les gens », ce n’est pas pour les regarder de façon individuelle (le collectif « gens » nous le dit) mais pour occuper toute la salle (« emplit », « toute » répété), afin d’effacer un environnement qui lui fait peur. Lalla devient alors l’objet de tous les regards : « Ils s’écartent, ils s’arrêtent de danser, les uns après les autres, pour regarder Lalla Hawa. » Tout alors converge vers elle : la musique (« la musique était à l’intérieur de son corps ») comme la lumière (« La lumière des projecteurs rebondit sur elle, l’enveloppe, crée des tourbillons autour de ses pas »). Ce jeu de regards complexe crée une force centripète qui ramène tout à Lalla. En effet, la jeune fille semble le centre du « cercle de lumière » ; elle se tient « comme au milieu d’une esplanade, seule comme au milieu d’un plateau de pierres » ; ses pas sont le cœur des « tourbillons » et la musique joue « à l’intérieur de son corps ». Tout se passe comme si la danse chargeait Lalla d’une gravité – au sens physique du terme – toute particulière et qu’elle attirait à elle tout son environnement : lumière, musique et regards. La fin du texte donne à la danse une dimension cosmique qui autorise ce rapprochement. Dans ce jeu de regards, un personnage attire particulièrement notre attention : il s’agit du photographe. Il semble représenter l’attitude des « gens ». Au début, quand personne ne fait attention à la jeune fille, il « reste assis sur la marche, sans bouger, sans même penser à la photographier ». À la fin, quand les personnes présentes sont devenues « des rochers » ou « des blocs de calcaire », le photographe est lui aussi effacé, mais un « même » vient souligner son rôle particulier : « Même le photographe a disparu, assis sur sa marche. » L’apposition « assis sur sa marche » nous montre bien qu’il est toujours là et que c’est Lalla qui ne le voit plus. Le lecteur devine que cet homme devait prendre la jeune fille en photo. Dans le texte, il est un regard original : celui de l’art qui est aussi celui de l’auteur. La métamorphose progressive de Lalla est aussi celle d’un regard (le photographe, l’auteur, le lecteur) qui sait voir ce glissement, propre à l’art, de l’ordinaire au transcendant. V Jésus est à table avec les deux pèlerins, tandis que s’approche l’aubergiste ; le caractère ordinaire de la scène exprime la nature humaine de Jésus. Cependant, tout vient exprimer sa nature avant tout Celle qui m’aime et autres nouvelles – 21 divine. Placé au centre du tableau, il est l’objet de tous les regards. Les pèlerins comme l’aubergiste semblent stupéfaits par la transfiguration du personnage central. Maître du clair-obscur, Rembrandt joue avec la lumière, symbole divin, pour exprimer la nature divine de Jésus. Le Christ est, en effet, fortement éclairé ou plutôt enveloppé d’une aura lumineuse. Travaux d’écriture Question préliminaire Les différents portraits sont, chacun à leur manière, réalistes. En effet, le personnage décrit par Balzac est bien présent dans l’étude de maître Derville et la minutie de la description produit un effet de réel, qu’il s’agisse de la « perruque lisse », qui dissimule son front et sa blessure de guerre, ou de « la mauvaise cravate de soie noire », qui indique la misère du personnage. Les détails suggestifs permettent au lecteur de formuler des hypothèses réalistes quant au personnage. De la même manière, les autres personnages du corpus sont situés dans un contexte réaliste : les deux forgerons évoluent tout naturellement dans l’univers de la forge, comme l’expriment les termes qui, dans les deux textes, s’y rapportent (« le marteau », le « métal », « la grande flamme de la forge » dans L’Assommoir ; « le fer enflammé », « la pince », « l’enclume » dans le récit de 1874). Le duc de Guermantes est situé, quant à lui, dans le contexte des rencontres mondaines qu’indique le verbe sortir de la première phrase. Le fait que l’on ait pu désigner le duc au narrateur qui ne le reconnaissait pas laisse deviner également un lieu mondain où les visiteurs sont nombreux. Lalla, chez Le Clézio, est située elle aussi dans un contexte spatio-temporel réaliste : « les gens », « la salle », « la musique électrique ». Les sentiments de la jeune fille – la peur et la solitude – relèvent, eux aussi, de l’analyse psychologique dans un souci de réalisme. Le cadre de l’auberge, dans le tableau de Rembrandt, joue un rôle similaire. Les portraits de Chabert et du duc de Guermantes montrent, de façon réaliste, l’emprise du temps en employant abondamment un vocabulaire de la destruction. On peut relever, dans la page de Balzac, un certain nombre de termes qui expriment cette dégradation physique : « vieille tête », « haillon », « rides blanches », « sentiment décoloré », « dégradants symptômes ». Un relevé similaire est possible dans le texte de Proust : « ruine », « effritée », « rongée », « maladie », « mèches blanches », « chevelure moins épaisse », « usées », « faible lumière », « vieillesse ». Dans les deux portraits, l’évocation réaliste de la vieillesse est renforcée par la présence de la mort. Elle s’exprime notamment par l’immobilité chez Balzac, qui nous présente un personnage « aussi parfaitement immobile que peut l’être une figure en cire de ce cabinet de Curtius » et qui insiste sur « l’absence de tout mouvement dans le corps, de toute chaleur dans le regard ». L’expression « physionomie cadavéreuse » et le modalisateur « semblait mort » chez Balzac, ainsi que « la proximité de la mort » chez Proust sont plus explicites encore. La forte présence du champ lexical de la vieillesse et l’évocation de la mort, dans les pages de Balzac et de Proust, expriment clairement le passage destructeur du temps. Cependant, tout en montrant les ravages de ce temps sur leurs personnages, les écrivains, grâce à la force des mots, leur confèrent une forme d’éternité. En effet, le corpus nous laisse entendre que le portrait – littéraire ou pictural – permet au personnage représenté d’échapper au temps et d’acquérir une immortalité par l’art. Dans les textes de Balzac et de Proust que nous avons rapprochés, nombreuses sont les allusions aux œuvres d’art : Chabert est présenté d’abord comme l’œuvre de cire du cabinet Curtius puis comme un tableau de Rembrandt, alors que Proust a recours au vocabulaire de la sculpture puis de la peinture pour évoquer le duc de Guermantes (voir question 5). On retrouve la même transformation du personnage dans les textes de Zola, le Forgeron devenant une statue d’un dieu antique, « une de ces grandes figures de Michel-Ange » à la fin de l’apologue. On retrouve la même image dans L’Assommoir : « des bras sculptés qui paraissaient copiés sur ceux d’un géant, dans un musée ». La plume de l’écrivain, tout comme le pinceau du peintre ou les ciseaux du sculpteur, ne se contente pas de donner une impression de réel : elle donne au personnage représenté une éternité que notre lecture actuelle continue de garantir. Sous le regard du photographe qui pourrait avoir envie d’immortaliser la scène et sur la feuille de l’écrivain, la danseuse, elle aussi, échappe à l’étroitesse du contexte spatio-temporel dans lequel elle s’inscrit : « quelque chose d’extraordinaire était arrivé » ; « son regard […] emplit la salle de toute sa force, de toute sa beauté ». Tout se passe comme si la jeune fille, faisant corps avec la musique, imposait une présence qui efface tout ce qui est prisonnier de l’instant. Les gens s’arrêtent de danser, puis, simples « reflets passagers des miroirs éblouis », ils s’effacent, tandis que la danse de Lalla participe au fonctionnement éternel du cosmos : « elle tourne sur elle-même, les bras écartés, et ses pieds frappent le sol, Réponses aux questions – 22 du bout des orteils, puis du talon, comme sur les rayons d’une grande roue dont l’axe monte jusqu’à la nuit ». Dans le tableau de Rembrandt, cette transcendance qui dépasse les contingences du temps prend une dimension religieuse. Commentaire 1. Le récit d’un événement A. La mise en place des personnages • Deux personnages se détachent au singulier : le photographe et Lalla Hawa ; seule cette dernière est nommée. • Les autres personnages sont évoqués de façon collective. • Lalla est au centre du récit : les autres personnages la découvrent. B. Le traitement du temps • L’événement est raconté au présent de narration, ce qui le rend proche du lecteur. • Quelques imparfaits viennent donner une impression de durée et renforcer ainsi le poids de l’événement. • Le présent de l’événement rejette dans un passé proche – le passé composé (« ils ont tous disparu », « le photographe a disparu ») – tout ce qui n’est pas Lalla. • L’événement présent s’oppose à un passé dans le désert (« autrefois ») : ce qui fait l’événement, c’est la façon dont Lalla, rejetant la civilisation (représentée par la discothèque), renoue avec son enfance. 2. Deux cultures différentes A. Les deux cultures • La civilisation occidentale : une surabondance agressive (« trop de bruit, trop de lumière »), la foule, une impossibilité de voir (« la lumière les aveugle »). • La civilisation du désert : vide (solitude), nature (pieds nus, « comme des ailes »), harmonie, mystère (« on ne voit pas ses yeux »). B. Incompréhension réciproque • Lalla se sent mal à l’aise dans la discothèque ; elle efface la foule. • Les gens ne voient pas la jeune fille ni le photographe ; puis ils regardent sans vraiment saisir ce qui se passe, juste « quelque chose d’extraordinaire ». 3. La transfiguration de Lalla A. Le jeu des regards • Voir la réponse à la question 6. • Ce jeu complexe des regards permet la transfiguration de Lalla. B. La transfiguration • Le décor est transformé et Lalla danse dans le désert. • Lalla est elle-même transfigurée : sa place centrale, son regard, sa fusion avec la musique, l’expression d’un pouvoir et d’une dimension cosmiques. Le personnage, arraché aux contingences de « l’icimaintenant », acquiert une dimension éternelle. C. L’émotion du lecteur • Le jeu des regards invite le lecteur à se représenter la scène. • Le jeu des répétitions et des énumérations, le rythme des phrases courtes scandent le texte et entraînent le lecteur : le tourbillon de la danse est, avant tout, celui du texte et c’est l’écriture-lecture qui rend possible la transfiguration de Lalla (et du lecteur séduit ?). Dissertation 1. Le personnage de roman ressemble à une personne réelle A. Le personnage évolue dans un contexte géographique, historique et social bien réel • Contexte géographique : opposition Paris/province chez Balzac (Eugénie Grandet) ou chez Stendhal (Le Rouge et le Noir), la Provence dans Regain de Giono, la Martinique dans Texaco de Chamoiseau… Celle qui m’aime et autres nouvelles – 23 • Contexte historique : Madame de Lafayette prend la peine de dépeindre la cour d’Henri II avant de commencer à parler de la princesse de Clèves ; Quatrevingt treize de Victor Hugo ; Les Chouans de Balzac ; La Condition humaine de Malraux… • Contexte social : l’aristocratie de province dans Une vie, le milieu du journalisme dans Bel-Ami, la misère des ouvriers des faubourgs dans L’Assommoir… B. Le personnage emprunte son caractère à des personnes • À la différence des personnages des contes, le personnage de roman a une épaisseur psychologique et éprouve des sentiments que nous connaissons : l’ennui dans Madame Bovary et Une vie, la jalousie dans Pierre et Jean et À la recherche du temps perdu. • Il peut aussi connaître les troubles violents de l’esprit humain : La Bête humaine ou L’Œuvre de Zola. Ou bien encore une pensée différente : Lennie dans Des souris et des hommes de Steinbeck ou Mathis dans Les Oiseaux de Tarjei Vesaas. C. Le personnage de roman vit l’existence d’une personne réelle • Il est question de naissance (Berthe dans Madame Bovary, la petite-fille de Jeanne à la fin d’Une vie), de mariage, de mort, de travail… 2. Le personnage de roman est avant tout une création, un être de papier A. La vie du personnage romanesque est bien différente de celle que connaît une personne réelle • Il suffit d’évoquer le roman d’aventures (Le Comte de Monte-Cristo, La Capitaine Fracasse) ou le roman de science-fiction (1984) pour voir que certains personnages de roman connaissent une existence hors du commun. • Les personnages réalistes eux-mêmes n’ont pas la vie de tout le monde (Le Père Goriot) ; c’est une condition pour intéresser le lecteur. B. Le personnage est un instrument dans la main du romancier • Zola utilise ses personnages pour prouver sa théorie du double déterminisme. • Les personnages de L’Éducation sentimentale démontrent, du point de vue de Flaubert, la médiocrité de l’époque. C. Le personnage est simplifié • Il est souvent réduit à un trait de caractère : la jalousie de Swann dans Un amour de Swann, l’amour paternel du Père Goriot, l’ambition de Georges Duroy (Bel-Ami)… • Certains aspects de la vie du personnage ne sont pas évoqués. 3. Le personnage nous propose une réflexion sur la personne A. Le personnage permet de réfléchir aux rapports entre les individus et la société • Le roman oppose le personnage et la société : – le personnage est une victime de la société (Emma dans Madame Bovary, Jeanne dans Une vie) ; – le personnage gagne contre la société (Rastignac, Georges Duroy). • Le roman analyse cette tension entre un individu et la société. B. Le personnage donne sens à nos existences de personnes réelles • Certains romans, comme La Nausée de Sartre, dénoncent l’absurdité de la condition humaine ; d’autres proposent de lui donner un sens (La Peste, La Condition humaine). C. Pour le lecteur, le personnage est une personne • Les romans multiplient les procédés (modalisateurs et intrusions d’auteurs chez Stendhal, « nous » liminaire dans Madame Bovary…) qui donnent vie au personnage et aident le lecteur à s’identifier au héros. Ce dernier participe au roman en mettant ses propres émotions au service du personnage de papier. Ils s’éclairent et se nourrissent mutuellement. Sujet d’invention Ce sujet prend appui sur les textes du corpus, et les élèves peuvent choisir entre une profession, comme celle du forgeron dans les deux textes de Zola, ou une activité (pour eux, un loisir), telle la danse dans le passage de Désert de Le Clézio. On valorisera les devoirs des élèves qui auront su, en s’inspirant du corpus, donner un rayonnement particulier, hors du temps, à leur personnage. On attendra d’eux qu’ils prennent en compte tous les aspects de la consigne : portrait, expression des sentiments, retour sur soi et analyse. Réponses aux questions – 24 E x t r a i t d e L a M o r t d ’ O l i v i e r B é c a i l l e ( p . 1 4 0 , l . 1 , à p . 1 4 3 , l . 8 9 ) u Lecture analytique de l’extrait Un incipit destiné à séduire et à informer u « C’est un samedi, à six heures du matin, que je suis mort, après trois jours de maladie » : cette phrase d’ouverture ne manque pas de surprendre le lecteur et de jouer ainsi pleinement son rôle d’accroche. La surprise provient de l’insertion, au milieu de compléments circonstanciels de temps précis, d’un groupe verbal aussi déconcertant que bref : « je suis mort ». L’effet de réel produit par les indications de temps contraste fortement avec cette formule qui, d’une part, présente de façon banale un événement essentiel et, d’autre part, contredit la logique. En effet, s’il est d’usage de dire « je suis né » en ajoutant les notations temporelles nécessaires, il est impensable d’écrire « je suis mort » car la mort suppose le silence ; ou alors on introduit une dimension surnaturelle peu en accord avec la froideur et le réalisme de la phrase. Dès le début, comme tout au long de l’incipit, le lecteur est placé devant l’inexplicable (réalisme ? surnaturel ?) qui suscite sa curiosité et l’invite à poursuivre sa lecture. v Dans le premier paragraphe, le passé composé domine : « je suis mort », « elle s’est relevée », « elle m’a vu », « elle est accourue », « la terreur l’a prise », « elle a bégayé », « il est mort ». Le passé composé est un temps ancré dans la situation d’énonciation et, exprimant une action antérieure au présent de l’énonciation, il est toujours directement relié au moment de l’écriture. Cette valeur ne peut que déranger le lecteur ici, car, si l’on excepte « il est mort » qui est lié au présent de la jeune femme, les autres verbes rappellent qu’il existe un présent de l’écriture. Or, le narrateur est mort… w Dans cet incipit étonnant, des analepses viennent se greffer sur la trame narrative principale. On relève : – « Depuis mon enfance […] où je m’étais assuré une place » ; – « Tout petit […] pour ne les rouvrir jamais » ; – « Je me souviens […] comme un glas à mes oreilles ». Ces analepses ont une double fonction dans cette ouverture du récit : d’une part, elles créent une épaisseur temporelle en donnant au personnage un passé (son enfance, son mariage), ce qui renforce l’illusion de réel ; d’autre part, elles nous apportent des informations qui viennent éclairer le passage. En effet, si la mort est une rupture, elle est ici comprise dans la continuité d’une angoisse qui a envahi le personnage depuis son enfance. x L’événement au centre de l’incipit est, bien sûr, la mort d’Olivier Bécaille. Il est annoncé dès la première phrase de façon à surprendre le lecteur, et tout concourt ici à le présenter de façon originale. Examinons tout d’abord ce qui nous frappe d’emblée : le jeu des personnes. Alors que le titre laisse supposer un récit à la 3e personne, la phrase liminaire affiche, au contraire, une forme autobiographique incompatible avec la nature de l’événement lui-même. Ce jeu sur la diégèse confère toute sa particularité – et sa force déconcertante pour le lecteur – à l’événement. Il suffit de réécrire le premier paragraphe à la 3e personne pour y être sensible : « Olivier Bécaille est mort », « Lorsqu’elle s’est relevée et qu’elle l’a vu rigide ». Récit extradiégétique et écriture réaliste s’accordent harmonieusement. Au contraire, comme nous l’avons dit à propos de la phrase d’ouverture, le surnaturel induit par le récit à la 1re personne contraste fortement avec le cadre réaliste de l’événement. Dans la dernière phrase de l’incipit, Zola lui-même met en avant ce choix particulier : « on aurait dit une voix lointaine qui me racontait mon histoire ». Par ailleurs – ce qui accentue le malaise du lecteur –, la mort est évoquée de façon crue, presque clinique. De nombreux termes ou expressions créent cette impression relevant du réalisme : « rigide, les yeux ouverts, sans un souffle » ; « néant » ; « membres inertes » ; « chair frappée d’immobilité ». Cette objectivité médicale est en décalage avec l’importance de l’événement pour le narrateur et surtout avec l’angoisse qui a jusque-là dominé : « comme si une main géante m’eût balancé au-dessus d’un gouffre noir ». Alors que la mort est une perspective angoissante pour le narrateur, elle est présentée de façon plutôt positive. L’« épouvante » appartient à un passé révolu, la douleur est réservée à la jeune femme. La seule peine du narrateur est de ne pas savoir comment consoler son épouse : « Cela me faisait grand’peine de ne savoir comment calmer son chagrin. » Puis vient une négation : « je ne souffrais pas ». Pour Celle qui m’aime et autres nouvelles – 25 finir par des termes positifs : « un bien-être égoïste, un repos dans lequel j’oubliais mes soucis ». Et la gradation méliorative se poursuit : « une vivacité extraordinaire », « sensation […] qui m’amusait ». y À la fin de l’incipit, le lecteur s’interroge : comment expliquer l’écart entre une écriture réaliste et la mort du narrateur ? Il se demande si le narrateur est bel et bien mort. Si c’est le cas, alors comment se peut-il qu’il raconte cet événement ? Le récit, malgré son ancrage dans une réalité ordinaire, un espace-temps quotidien, serait-il surnaturel ? Et si le personnage n’est pas réellement mort, comment et à quel moment va-t-il réussir à sortir de cette immobilité ? En effet, si l’on part du principe que le récit est plutôt rationnel, il devient alors évident que le narrateur va retrouver ses capacités physiques qui lui permettront d’écrire son récit. Jusqu’où va-t-on aller dans le récit de la mort du personnage ? Le lecteur peut aussi s’interroger sur sa propre perception de la mort en confrontant l’angoisse qui a habité le narrateur pendant toute son existence à sa vision finalement positive de l’événement. Une autobiographie fantastique ? U Zola a recours à différents temps dans son récit, et le présent, s’il est très minoritaire, joue un rôle important dans la mesure où il rend compte de deux aspects du récit de forme autobiographique. On relève : – « J’ignore », « Je me souviens » : il s’agit là du présent de l’écriture qui correspond au moment où le narrateur prend la plume pour raconter son expérience. Ce présent montre que le récit de forme autobiographique n’est pas un simple compte-rendu, mais qu’il établit des liens entre le passé et le présent. La narration est supposée éclairer le présent du narrateur et la quête du passé est aussi une quête de soi. – « [C]’est qu’on l’endure », « On n’ose dire », « doivent », « est éteinte » (présent passif), « ni l’un ni l’autre ne parle », « on ne parle pas », « pas plus qu’on ne prononce », « on a peur », « on la cache » (2 fois) : ce passage au présent constitue une généralisation de l’expérience personnelle du narrateur. On est passé de « je » à « on », de sorte que le lecteur peut se sentir appelé à participer à la réflexion. Ce présent de vérité générale exprime également une autre des fonctions de l’écriture autobiographique : pour toucher le lecteur, l’analyse rétrospective du narrateur s’étoffe de considérations universelles susceptibles de concerner tout le monde. L’expérience individuelle rapportée sert alors de support à une réflexion sur la nature humaine. V Le choix du récit à la 1re personne crée d’abord une intimité avec le lecteur qui se sent appelé directement par l’auteur. Promu confident et juge (comme l’a expliqué Rousseau au début de ses Confessions), le lecteur doit accorder crédit aux dires de l’auteur et ne pas remettre en cause sa sincérité. Ce qui fonde le projet autobiographique est ici – quand il s’agit simplement d’un artifice de la fiction – un procédé visant à s’assurer de la sympathie et de la confiance du lecteur. Cette narration à la 1re personne relève de l’illusion de réel. De plus, comme c’est souvent le cas dans les nouvelles fantastiques, la 1re personne suppose une subjectivité qui rend toutes les interprétations possibles : s’il n’est pas vraiment mort puisqu’il nous parle, le narrateur est peut-être fou ? C’est ainsi que Maupassant dans Le Horla ou Bram Stoker dans Dracula choisissent la forme du journal intime ou de la lettre. Le lecteur se croit libre d’adhérer ou non au récit, alors qu’en fait le ton de la confidence spontanée et l’illusion de réel le conduisent à suivre volontiers l’histoire. Dans La Mort d’Olivier Bécaille, le choix de la forme autobiographique participe au fonctionnement même du registre fantastique. Si l’on définit le fantastique comme l’intrusion du surnaturel dans le réel, c’est ici le « je » même du narrateur (mort et pourtant écrivant) qui constitue cette irruption de l’irréel et cette fracture dans la logique rationnelle des choses. Dès la première phrase, c’est ce pronom de 1re personne qui trouble le lecteur et fait surgir le fantastique. W Le surnaturel représenté par la possibilité de voir quelqu’un raconter sa propre mort est d’autant plus étonnant qu’il fait irruption dans un monde ordinaire et que l’auteur a recours aux différents procédés de l’écriture réaliste. On a vu, en étudiant la première phrase, la place occupée par les indicateurs de temps. Par la suite, ce sont les indices spatiaux qui se multiplient : « dans la malle », « de très loin », « mon œil gauche », « l’œil droit », « au-dessus de mes membres inertes ». Réponses aux questions – 26 Les procédés grammaticaux de la détermination et de la caractérisation contribuent à préciser le récit. On relève des adjectifs qualificatifs : « rigide », « affolée », « inertes »… Les compléments du nom jouent un rôle similaire (« de mon être entier », « une fibre de ma chair »), de même que la subordonnée relative « où les objets se fondaient ». À ces procédés grammaticaux viennent s’ajouter les procédés de rhétorique tels que la comparaison, qui permet de mieux se représenter la situation (« comme un coup de foudre »), ou l’accumulation, afin de mieux préciser le nom : dans la phrase « la pensée seule demeurait, lente et paresseuse, mais d’une netteté parfaite », l’énumération de deux adjectifs attributs et d’un groupe nominal prépositionnel vient éclairer le nom « pensée ». X Outre le réalisme de l’évocation (« mon œil gauche », « l’œil droit ») et l’ancrage dans un cadre spatiotemporel ordinaire (« cet hôtel meublé de la rue Dauphine »), certains indices peuvent donner au lecteur le sentiment que le narrateur est bel et bien mort et que le récit est surnaturel. D’abord, on apprend qu’il est de santé fragile et que déjà la mort le menaçait quand il était petit : « j’étais débile », « je pensais constamment que je ne vivrais pas ». Le narrateur nous dit également qu’il était malade depuis « trois jours » et qu’il s’était couché le matin même de son arrivée à Paris : « c’était la fatigue du voyage qui me courbaturait ainsi ». Le lecteur peut donc imaginer que la mort est le fruit d’une dégradation de la santé précaire du personnage. De plus, l’évocation même de la mort correspond à ce que l’on imagine : « une lumière blanchâtre où les objets se fondaient », une dissociation de l’esprit et du corps (« au-dessus de mes membres inertes ») qui fait que, si « la chair [est] frappée d’immobilité », l’intelligence, elle, « fonctionn[e] toujours » et qu’elle se sent même étrangère à elle-même, comme le suggère le mot « spectacle » à la fin de l’incipit. On retrouve, dans les dernières lignes, un lieu commun concernant l’approche de la mort : la mémoire accrue (« une vivacité extraordinaire ») et la vie qui défile (« mon existence entière passait devant moi »). Tous ces éléments, qui relèvent d’une évocation partagée de la mort, accréditent les propos du narrateur et donnent l’impression que le récit est bien l’œuvre d’un mort. Le lecteur est donc enclin à penser que la nouvelle l’emmène dans un monde surnaturel. at Si de nombreux éléments laissent entendre au lecteur que le narrateur est bel et bien mort et que le récit est surnaturel, d’autres informations, tout aussi nombreuses, permettent, au contraire, de supposer qu’il existe une explication réaliste à ces propos d’un prétendu mort. D’abord, au début du texte, après la phrase liminaire qui offre du recul par rapport à l’événement, c’est Marguerite qui annonce la mort de son époux (« il est mort »), alors que le narrateur, lui, ne parle que d’une « syncope de [son] être tout entier ». Par la suite, on apprend que ce dernier connaît depuis l’enfance des « crises nerveuses » et l’on se demande si « ce singulier état de torpeur, cette chair frappée d’immobilité tandis que l’intelligence fonctionn[e] toujours » n’est pas une de ces crises. Le narrateur lui-même s’interroge car, allongé sur son lit, il n’a pas la certitude d’être mort : « Était-ce donc la mort ? » ; « Était-ce bien la mort ? ». Il formule des hypothèses : « Si la mort n’était que cet évanouissement de la chair, en vérité j’avais eu tort de tant la redouter. » Le lecteur est alors amené à remettre en question la nouvelle présentée de façon objective dans la première phrase : Olivier Bécaille ne serait donc pas mort mais simplement profondément évanoui. ak À la manière de Maupassant, Zola maintient une hésitation entre les deux interprétations de l’événement, de sorte que le lecteur, qui ne peut être certain ni de la mort du personnage ni de son évanouissement, ait envie de poursuivre sa lecture. L’hésitation propre au fantastique crée un malaise, source de plaisir pour le lecteur. Après avoir annoncé, dans le titre puis dans la première phrase, la mort d’Olivier Bécaille et, surtout, sa capacité surnaturelle à la relater lui-même, Zola introduit un doute en parlant de « syncope ». La suite de l’incipit élude la question en entraînant le lecteur dans les détours d’une analepse. On y découvre les « crises nerveuses » du personnage et son angoisse maladive de la mort : serait-ce une explication médicale à cette mort simplement apparente ? Mais la santé fragile de l’enfant (« des fièvres aiguës ont failli m’emporter ») peut aussi expliquer la mort prématurée du jeune homme. Ainsi, le retour en arrière non seulement repousse la question se rapportant directement à la scène, mais encore alimente notre hésitation. Par la suite, les interrogations du personnage (« Était-ce donc la mort ? » ; « Était-ce bien la mort ? ») se font l’écho des nôtres et le lecteur est étonné de voir que le personnage lui-même ne peut répondre à ces questions. À un autre degré, ces questions font du personnage un être rationnel, ce qui alimente paradoxalement l’hésitation fantastique. En effet, d’une part, on a envie de faire confiance à un narrateur aussi raisonnable (lorsqu’il écrit « je suis mort », il dit vrai et le surnaturel a sa place dans le Celle qui m’aime et autres nouvelles – 27 réel) ; d’autre part, la place de l’analyse dans l’incipit et le bon sens du narrateur semblent chasser toute interprétation surnaturelle. Comme dans un jeu complexe d’échos, les interprétations contraires tissent un réseau qui brouille notre jugement et maintient le malaise propre au registre fantastique. L’angoisse de la mort al Différents sentiments occupent l’esprit du narrateur durant la scène. On est tout d’abord frappé par son calme, en parfait décalage avec l’importance de l’événement. Il analyse minutieusement ce qui se passe (« mon œil gauche », « l’œil droit ») sans manifester de réactions plus violentes comme ce sera le cas dans le tombeau. Il accepte le néant (« anéanti », « dans ce néant ») sans réagir et manifeste même une certaine satisfaction (« sensation étrange et curieuse qui m’amusait »). L’étonnement et l’interrogation passent avant toute angoisse ou toute révolte. La bizarrerie de la situation suscite en lui des interrogations raisonnées plus que des inquiétudes : « Était-ce bien la mort ? » ; « Je réfléchissais à ces choses ». Le retour en arrière fait partie de cette introspection qui vise à comprendre objectivement l’événement et à élucider le mystère. On peut évoquer aussi un sentiment de distance : distance vis-à-vis de son corps inerte (« cette chair frappée d’immobilité, tandis que l’intelligence fonctionnait toujours »), distance vis-à-vis de son passé et de lui-même (« on aurait dit une voix lointaine qui me racontait mon histoire »). Par ailleurs, la tristesse qu’Olivier Bécaille peut éprouver relève de l’empathie. Il est témoin du chagrin de sa femme et en souffre : « Ma pauvre Marguerite pleurait, tombée à genoux devant le lit, répétant d’une voix déchirée » ; « cela me faisait grand’peine de ne savoir comment calmer son chagrin ». am L’idée de la mort a toujours profondément angoissé Olivier Bécaille, et le récit nous montre (Zola, qui connaît cette angoisse également, a-t-il besoin de se rassurer ?) que l’idée est plus inquiétante que la mort elle-même, synonyme ici de « repos » et de « bien-être égoïste ». Cette angoisse date de l’enfance et le narrateur l’associe à sa santé fragile. D’une part, il est question de « crises nerveuses » qui peuvent expliquer un état chronique d’anxiété ; d’autre part, les « fièvres aiguës » ont pu laisser croire que l’enfant ne vivrait pas. L’angoisse est alors liée à la menace d’une mort imminente. an La jeunesse du narrateur est marquée par une angoisse de la mort que le passage délimité exprime tout particulièrement. De nombreux termes rendent compte de cette angoisse obsessionnelle, et l’on relève un important champ lexical de la peur : « épouvante », « peur », « frisson », « glaçait », « vertiges », « désespoir », « anxiété », « inquiétait ». Il s’agit d’une sorte de folie que la raison ne saurait dominer : « C’était la pensée de la terre qui revenait et emportait mes raisonnements. » La pensée est obsessionnelle : « hantât », « cette idée fixe ». Différents procédés soulignent l’obsession. Tout d’abord, le gérondif « en grandissant » installe une durée que l’imparfait d’habitude accentue. L’angoisse de la mort n’est pas occasionnelle : elle obsède Olivier Bécaille « nuit et jour ». Et les rares moments de répit (« J’arrivais presque à être gai ») ne font que renforcer l’emprise de l’angoisse (« me rendait à mon vertige »). Le verbe rendre donne l’impression que le personnage est la proie d’une souffrance à laquelle il ne peut échapper. La modalité exclamative récurrente dans le passage souligne cette obsession ; présente dans les paroles rapportées (« Mon Dieu ! mon Dieu ! il faut mourir ! »), elle gagne le souvenir même du narrateur qui a recours au style indirect libre : « Eh bien ! on mourait, c’était fini » ; « Si j’allais dormir toujours ! Si je fermais les yeux pour ne les rouvrir jamais ! ». Le rythme binaire dominant exprime, lui aussi, cette pensée lancinante : « tout le monde mourait un jour (1), rien ne devait être plus commode ni meilleur (2) » ; « J’arrivais presque à être gai (1), je regardais la mort en face (2) » ; « Si j’allais dormir toujours ! (1) Si je fermais les yeux pour ne les rouvrir jamais ! (2) ». La comparaison « comme si une main géante m’eût balancé au-dessus d’un gouffre noir » permet au lecteur de mieux éprouver l’emprise de l’obsession, car le vocabulaire concret la rend plus sensible. De plus, le recours à la comparaison donne l’impression que le langage ordinaire ne suffit pas pour exprimer la force de cette angoisse. ao Dans la vie d’homme marié d’Olivier Bécaille, la mort occupe une place aussi forte que durant son enfance. Elle vient assombrir les moments de joie : « sans cesse l’attente d’une séparation fatale gâtait mes joies, détruisait mes espoirs ». L’idée de la mort est telle que le bonheur présent perd tout son sens : « à Réponses aux questions – 28 quoi bon le bonheur d’être ensemble, puisqu’il devait aboutir à un déchirement si cruel » ; « À quoi bon ? ». L’angoisse, obsessionnelle comme dans le paragraphe précédent, semble même doublée par le fait que le jeune homme est marié et qu’il s’interroge sur l’avenir de Marguerite : « Qui partirait le premier, elle ou moi ? » La pensée de la mort est d’autant plus douloureuse qu’elle demeure secrète ; un tabou semble peser, qui interdit d’en parler : « des mélancolies soudaines que personne ne comprenait », « une honte secrète », « on n’ose dire son mal à personne ». Cependant, cette angoisse s’accompagne d’une délectation morose et l’on voit le jeune homme se complaire dans ses idées morbides. En effet, ces dernières alimentent son imagination et il s’en réjouit : « mon imagination se plaisait dans le deuil ». La mort devient un spectacle que le narrateur contemple avec compassion, « déroulant le tableau de [leurs] vies brisées » et s’« attendriss[ant] aux larmes ». ap Différents procédés permettent d’élargir l’expérience particulière du narrateur et de l’inscrire dans une réflexion plus large, susceptible de concerner le lecteur. On relève : – le présent de vérité générale ; – l’emploi de l’adverbe « souvent » ; – le pronom personnel indéfini « on » qui peut englober le lecteur ; – des substantifs qui désignent des catégories : « le mari », « la femme » ; – une formule lapidaire, quasi proverbiale : « on la cache comme on cache son sexe ». u Lectures croisées et travaux d’écriture Examen des textes u Les bougies sont souvent présentes dans le récit fantastique, d’une part parce qu’elles permettent un jeu entre l’obscurité et la lumière et d’autre part parce que leur éclairage dansant dessine des ombres qui inspirent la rêverie. C’est d’ailleurs ce qui se passe au tout début de la nouvelle de Dumas, lorsque les ombres projetées par les flammes inspirent aux amis réunis une conversation tournée vers le surnaturel. La bougie apparaît à deux reprises dans le passage retenu pour le corpus. Dans un premier temps, il s’agit de dissiper le doute : « j’allumai une bougie pour m’assurer de la vérité […]. Tout était réel ; c’était bien ma chambre ». La lumière chasse les peurs liées à l’ombre et installe une certitude paradoxale : le personnage se trouve bien dans sa chambre et il est réellement mort, comme en attestent les détails révélés par la bougie (« le lit n’avait plus de draps, et il y avait des scellés partout »). On retrouve la bougie un peu plus loin dans un rôle cette fois-ci inquiétant, puisqu’elle se multiplie à l’infini dans les miroirs : « je me voyais répété des milliers de fois avec cette clarté pâle d’une seule bougie dans une vaste salle ». La lumière, à ce moment-là minimisée (« pâle » et « seule »), ouvre la porte d’un imaginaire angoissant. En effet, la multiplication des images du narrateur pose la question de son identité, tandis que « les milliers de fois » suggèrent l’éternité de la mort. v Satan s’est endormi en lisant une « Vie des saints » parce que le thème de l’œuvre ne le concerne absolument pas. En montrant un personnage surnaturel endormi, Dumas l’humanise et dédramatise la scène. Le registre tragique est nuancé par une note légère et l’on peut parler ici d’« humour ». La fin de la nouvelle qui donnera une explication ordinaire à la terrible situation (un rêve) se profile ici : le lecteur est invité à ne pas prendre trop au sérieux cette « histoire d’un mort racontée par luimême ». Dans notre passage, Satan n’est pas un personnage inquiétant et il ne demande d’ailleurs rien au narrateur en échange de ses services. Dumas nous propose ici une version allégée du mythe de Faust. w Le texte est composé de deux mouvements qui s’articulent autour de l’apparition de Véra. Dans un premier temps, nous assistons à une émergence de la vie, comme si les différents accessoires et éléments du décor s’animaient à l’approche de la jeune femme. Associé à de nombreux substantifs, on relève un champ lexical de la vie très marqué : « tiède », « chaleur », « brillait », « humides et rouges »… La femme tant aimée par le comte finit par apparaître, comme si la chambre « joyeuse et douée de vie », « tout embaumée d’elle », rendait possible cette résurrection. Il s’agit d’abord d’une voix, « un frais éclat de rire musical », puis on voit une « main », de « lourds cheveux noirs », une « bouche » et son « sourire tout Celle qui m’aime et autres nouvelles – 29 emparadisé de voluptés ». Après ce blason, qui suggère un retour progressif à la vie, la comtesse est nommée (« la comtesse Véra le regardait un peu endormie encore ») et les deux personnages peuvent se retrouver pour ne faire plus qu’un : « auprès d’elle », « Leurs lèvres s’unirent dans une joie divine », « un seul être ». Mais cette union, point culminant de la scène, est un seuil de bascule car, à partir de là, le chemin semble être parcouru en sens inverse, ce qui n’est pas sans nous rappeler le chemin d’Orphée aux Enfers. En effet, le moment de l’union parfaite (« la terre et le ciel ») est aussi paradoxalement celui de la prise de conscience de la mort : « Mais tu es morte ! » Ce terrible constat ouvre le second mouvement du texte, symétrique du premier en ce qu’il associe aux substantifs précédemment mentionnés un champ lexical de la mort : « s’éteignit », « blêmirent et s’éteignirent », « disparut », « cendres », « se fanèrent et se desséchèrent », « immobilité », « s’envola », « morte »… La négation « ne brillait plus » marque le lien avec la description déroulée dans le premier mouvement du texte. Et la fusion sur laquelle s’achevait la première étape du passage fait place, dans cette seconde partie, à l’expression de la solitude : « il venait de s’apercevoir qu’il était seul ». Ainsi, on retrouve, dans cette disparition de Véra, une progression similaire à celle de sa résurrection. x On peut relever différentes comparaisons et métaphores dans le passage de Malraux ; il s’agit, à chaque fois, de cerner au mieux notre propre mort, une réalité qui, par définition, nous échappe puisque nous ne pouvons l’avoir vécue. Une des fonctions de l’écriture littéraire n’est-elle pas, en effet, d’approcher et de rendre sensible ce que le langage ordinaire ne parvient pas à appréhender ? C’est bien ce qui se passe ici avec les comparaisons et les métaphores : – « la marche sur le mur entre la vie et les grandes profondeurs annonciatrices de la mort » : le mur exprime une frontière infranchissable et la mort ne peut être qu’effleurée (« annonciatrice »), car même ce qui la précède nous échappe (« les grandes profondeurs » insondables de la mer sont suggérées) ; – « avoir perdu la terre » : le coma se vit comme une perte, l’abandon d’un monde connu ; – « une terre de nulle part » : cette expression fait écho à la précédente pour suggérer ce qui ne peut être nommé ; – « perdre pied de la vie » : l’expression stéréotypée est ressassée et acquiert plus de force, car elle est prolongée par la métaphore filée du cosmonaute (« celle de l’avion que l’air ne soutient plus », « cosmonautes qui flottent dans leur cabine », « scaphandre ») ; – « retourné comme un sac » : la comparaison rend concrète la démarche qui consiste à tenter de cerner une réalité en saisissant d’abord son contraire (ici, le quotidien des « épingles à linge »). y L’originalité de la nouvelle de Châteaureynaud tient à la façon ordinaire et plate dont est traité le thème douloureux de la mort. L’extraordinaire réside, bien entendu, dans le fait que c’est le mort luimême, comme chez Dumas et Zola, qui fait le récit de l’événement. Il s’agit ici de l’annonce du décès : « Vous êtes un homme mort. » Le caractère extraordinaire de la nouvelle est souligné par la reprise de l’information (« Un homme mort, on ne peut plus mort ») et par la « réaction déraisonnable » envisagée. Le mort lui-même insiste : « Ce n’était pas rien, ce qui m’arrivait ! » Mais cette nouvelle violente ne détruit pas le quotidien : une consultation médicale, des détails pratiques à régler (« il va falloir avertir vos proches »), une introspection (« je m’exhortais in petto à plus d’émotion »). Les détails ordinaires semblent même avoir, pour le narrateur, autant d’importance que la nouvelle du décès : « Je me suis acquitté du prix de la consultation. » Quant au diagnostic, son caractère extraordinaire est gommé par le recours à l’expression-cliché tout droit sortie du genre policier : « Vous êtes un homme mort. » Les apostrophes « mon vieux » et « mon pauvre ami » qui accompagnent l’information contribuent aussi à la rendre banale. L’inversion des rôles à la fin de la consultation (« Je me suis senti obligé de lui adresser quelques mots de réconfort ») produit le même effet en minimisant l’impact de la nouvelle sur le narrateur lui-même. U Jésus occupe la place centrale de l’enluminure et, alors que les autres personnages à droite et à gauche se pressent les uns contre les autres, le Christ est seul. Au-dessus des autres, il semble même ne pas toucher terre, ce qui suggère sa nature divine. Le geste de sa main droite montre qu’il est à l’origine du miracle. C’est Lazare, l’autre personnage isolé et central, qui exprime la dimension miraculeuse de l’événement. Le tombeau et les bandelettes attestent de sa mort, tandis que sa position, mi-allongée mi-assise, montre qu’il est en train de se lever. L’enluminure acquiert une dimension narrative en évoquant à la fois la mort du personnage et son retour à la vie. Réponses aux questions – 30 Travaux d’écriture Question préliminaire En comptant la nouvelle de Zola, le corpus réunit cinq textes et un tableau abordant la question de la mort d’une façon toute particulière, puisqu’il s’agit, à chaque fois, de s’interroger sur ce qui se passe de l’autre côté du « mur » (image de Malraux) qui nous sépare de la vie. Chacun à leur manière, les auteurs, aussi bien que le peintre, lient étroitement la mort et la vie. Quatre des cinq textes adoptent un point de vue original. En effet, c’est le mort lui-même ou bien, dans le cas de Malraux, la personne qui a frôlé la mort qui raconte sa propre expérience : – Dans le texte D, l’expérience étant réelle, il n’est question que d’une approche : Malraux, évoquant la « marche sur le mur entre la vie et les grandes profondeurs annonciatrices de la mort », tente de concevoir ce qui se passe de l’autre côté. Il a recours à des comparaisons et des métaphores ou bien retourne la vie « comme un sac » pour sentir son absolu contraire. – La nouvelle de Zola, après celle de Dumas et avant celle de Châteaureynaud, est une fiction qui imagine un narrateur racontant sa propre mort. La phrase liminaire de La Mort d’Olivier Bécaille surprend autant que le titre du récit de Dumas. Mais la ressemblance s’arrête là, car le thème de la vie après la mort n’est pas traité de la même manière par les deux auteurs. Quand Zola évoque en détail l’enfermement d’un homme vivant dans son cercueil, Dumas puis Châteaureynaud font évoluer un mort qui se comporte comme un vivant. Le texte de Villiers de L’Isle-Adam ainsi que l’enluminure n’évoquent pas une expérience personnelle et traitent le thème sous le mode de la résurrection. Le mort revient à la vie ; même si la victoire sur la mort ne dure pas, tout vient souligner la vie de la comtesse d’Athol. Quant à Lazare, le Maître de Coëtivy met bien en avant son retour à la vie. Dans les deux cas, l’amitié/amour (celui de Jésus et celui du comte) a triomphé de la mort, corrigeant la tragique issue de la quête d’Orphée. Les intentions des auteurs ne sont pas les mêmes et leur projet infléchit le registre de leur œuvre ainsi que leur représentation de la mort : – À la manière de Dumas, Châteaureynaud s’essaie à un fantastique léger. Le comportement de Satan chez le premier, ainsi que les jeux de mots chez le second amusent et dédramatisent une atmosphère qui pourrait inquiéter. – Zola, après avoir maintenu, dans l’incipit de son récit, le doute propre au fantastique, fait le choix de la réalité : Olivier Bécaille est bel et bien vivant ; victime d’une crise de catalepsie, il n’est mort qu’en apparence. La nouvelle exprime alors les propres angoisses de l’auteur quant à la mort. La fiction (le rêve du tunnel fonctionne comme une mise en abyme) est ainsi un moyen de formuler, de façon détournée, une angoisse profonde dont ses romans peuvent également témoigner (la mort de Chaval dans Germinal, par exemple, ou bien la conclusion de L’Œuvre dans un cimetière). – Villiers de L’Isle-Adam a, quant à lui, choisi le fantastique et ne lèvera le doute qu’à la toute fin de la nouvelle, lorsque le comte retrouvera au pied du lit la clé du tombeau de Véra. Notre passage introduit le surnaturel en imaginant la résurrection du personnage. La mise en scène du retour à la vie est un ressort efficace du registre fantastique ; elle permet également l’expression de la passion qui devient folie. – Le choix du Maître de Coëtivy de représenter Lazare sortant de son tombeau est différent encore : la fonction du tableau est didactique ; il montre la puissance et la nature divine de Jésus avant même que sa résurrection ne les clame. Ainsi, le thème de la mort, associé à la vie, n’occupe pas la même place dans les œuvres du corpus. Dans certains textes du groupement, il est un instrument au service d’une instruction religieuse ou, plus simplement, d’une efficacité narrative, alors que, chez Zola et Malraux, il s’agit avant tout d’exprimer une angoisse de la mort en tentant d’apprivoiser le mystère des « grandes profondeurs ». Quoi qu’il en soit, la réalité de la mort, dès lors qu’il s’agit de celle de l’auteur lui-même – ou d’un narrateur –, semble si difficile à approcher que les écrivains ont, d’une façon ou d’une autre, recours à la vie pour l’évoquer. L’écriture littéraire et le détour de la fiction ne sont-ils pas des outils efficaces pour donner forme à « l’inexplicable légèreté du néant » ? Celle qui m’aime et autres nouvelles – 31 Commentaire 1. Un contexte déterminant A. Le décor • La fermeture (évocation d’un intérieur). • Le luxe qui nous transporte dans un univers aristocratique préservé. B. Le traitement du temps • La place de la pendule. • Le passé et le présent. C. Les personnages et les points de vue • La scène se limite à la rencontre de deux personnages. • Point de vue omniscient et point de vue interne (le comte). 2. L’expression de la passion amoureuse A. L’idéalisation de la femme • La beauté : l’éloge sous forme de blason, la divinisation. • La présence de la femme dans les objets. B. Le sentiment amoureux • La fusion de deux êtres. • Une dimension universelle : « la terre et le ciel ». • La force de l’amour : dans la tradition du mythe d’Orphée, l’amour permet un retour à la vie. 3. Un récit fantastique A. La composition du passage • Voir la réponse à la question 3. B. Les ressorts du fantastique • L’irruption du surnaturel dans le réel. • L’hésitation entre deux interprétations. Dissertation 1. La fiction littéraire aime mettre en scène les aspects de la réalité qui nous effraient A. Les écrivains réalistes se complaisent dans une représentation sombre du réel • Les romans se finissent souvent mal. • Les romanciers nous montrent la face sombre de l’homme : la misère et la cruauté (Les Misérables, L’Assommoir…). B. Les écrivains mettent en scène les aspects effrayants de la réalité pour nous amener à réagir • Il ne suffit pas de constater la noirceur du réel : il faut agir. En jouant sur le pathétique, les écrivains nous poussent à prendre position : Hugo, Zola, les écrivains de la Résistance évoquant les tortures (« Hymne de la Liberté » de Pierre-Emmanuel). 2. La fiction littéraire nous aide à prendre du recul vis-à-vis de ce qui nous effraie A. Les formes comiques créent une distance qui nous permet de dominer ce qui nous fait peur • La noirceur de l’âme humaine est tournée en ridicule par Molière et la fin heureuse de la comédie est une réponse à toutes nos inquiétudes. • L’humour et l’ironie dédramatisent sans pour autant nier la réalité (contes de Voltaire). B. Le registre tragique inspire la terreur et la pitié (Aristote) • La catharsis illustre bien la façon dont la littérature nous aide à appréhender ce qui nous effraie. Dans la tragédie, nous connaissons le dénouement de l’histoire et nous sommes différents des héros qui sont toujours hors du commun (Œdipe roi, Phèdre, Andromaque). Réponses aux questions – 32 C. Le registre fantastique accentue l’horreur en introduisant des phénomènes surnaturels, ce qui nous aide à prendre ensuite du recul • Les thèmes qui nous angoissent, notamment la mort, sont traités avec un registre fantastique destiné à nous effrayer. On retrouve la fonction cathartique de la tragédie car nous savons bien, en lisant une œuvre fantastique, que pareille aventure ne peut pas nous arriver. 3. La fiction littéraire nous aide à dépasser ce qui nous effraie A. La poésie tire « les fleurs du mal » • Les poètes (Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont…) n’hésitent pas à évoquer ce qui est laid et angoissant. La misère et l’horreur sont transfigurées : « Le Mendiant » de Victor Hugo ; « Une charogne », « Le Mort joyeux » de Baudelaire ; « Les Effarés » de Rimbaud… B. Les écrivains donnent un sens à la réalité • Marivaux réfléchit sur les cruautés liées à la hiérarchie sociale et propose qu’un ordre moral transcende les conventions (Le Jeu de l’amour et du hasard, L’Île des esclaves). • Camus et Malraux donnent un sens à la cruauté et à l’absurdité du monde : le docteur Rieux dans La Peste, le don du cyanure aux deux compagnons dans La Condition humaine. Sujet d’invention Les élèves devront reprendre les procédés du fantastique en créant une hésitation entre une interprétation réaliste et une interprétation surnaturelle des événements. On valorisera les devoirs qui auront eu le souci du détail significatif et de la comparaison suggestive, à la manière des textes du corpus. Celle qui m’aime et autres nouvelles – 33 COMPLÉMENTS A U X L E C T U R E S D ’IMAGES u Portrait de Zola par Nadar (p. 4) Le photographe Nadar est le pseudonyme d’un célèbre photographe français : Félix Tournachon (1820-1910). Ce pseudonyme vient du surnom Tournadar que ses amis lui ont donné parce qu’il s’amusait à ajouter la syllabe dar à la fin des mots quand il parlait. D’abord connu comme caricaturiste, il devient un photographe réputé dans la seconde moitié du XIXe siècle et inaugure de nouvelles techniques : la photographie aérienne à bord d’un aérostat (1858), le flash au magnésium qui permet de diffuser des images du monde souterrain… Ruiné à différentes reprises, il ne cessera de se lancer dans de nouveaux projets ; et sa vie pleine d’enthousiasme inspirera Jules Verne : Cinq Semaines en ballon, De la Terre à la Lune (Michel Ardan est une anagramme de Nadar). L’œuvre Nadar a photographié de nombreuses personnalités célèbres, dont Victor Hugo, Charles Baudelaire, Jules Verne… Émile Zola est ici photographié chez lui, dans son bureau, et c’est l’écrivain que Nadar a choisi de montrer. Les livres occupent, en effet, une place importante et Zola est lui-même en train de lire. Les feuilles disposées sur la table rappellent, quant à elles, le travail d’écriture. Ainsi, la photographie montre le lien entre lecture et écriture. La position de l’écrivain, assis de biais et sans l’attitude conventionnelle qui consiste à se mettre devant son bureau, donne une impression de liberté et de spontanéité. On remarquera que Zola ne regarde ni son livre ni ses feuilles : la réflexion et la rêverie occupent une place non négligeable dans son œuvre. Travaux proposés 1. Quel cadre le photographe a-t-il retenu pour faire le portrait de Zola ? Pourquoi ? 2. Comment le photographe exprime-t-il la réussite sociale de Zola ? 3. Qu’exprime, selon vous, l’attitude de l’écrivain ? u Caricature de Zola (p. 8) L’auteur Frédéric-Auguste Cazals (1865-1941) est un chansonnier d’abord connu pour ses caricatures. L’œuvre Ce portrait-charge de Zola a paru dans la presse l’année de la publication de Germinal. Le projet naturaliste défini en 1869 fait l’objet de nombreuses critiques quinze après ; on reproche notamment à Zola de se complaire dans la représentation de la misère. Dans la préface qu’il écrit en 1887 pour son roman d’analyse psychologique Pierre et Jean, Maupassant prendra ses distances par rapport à cette face sombre du naturalisme, à cette « charogne humaine » évoquée dans la caricature (dans le poème, en bas à gauche de l’illustration). Le naturalisme sera redéfini et l’accent sera mis sur le regard que porte le romancier sur la réalité. Différents éléments se dégagent de cette caricature : la célébrité du personnage (les affiches, les romans, le mot « maître » dans le poème), le projet scientifique qu’il revendique (la loupe, la blouse) et sa volonté d’examiner la réalité humaine (le corps disséqué sur les livres), la noirceur du monde romanesque (le corps, la blouse, les mots « charogne » et « fange » dans le poème). Travaux proposés 1. Quels sont les thèmes et les personnages principaux des romans dont on peut lire les titres ? 2. Quels aspects du projet naturaliste le portraitiste met-il en avant ? 3. Que reproche la caricature à Zola ? Compléments aux lectures d’images – 34 u Représentations du forgeron (pp. 5 et 62) Le peintre et le photographe Ivan Pranishnikoff (1841-1909) est un peintre et un dessinateur russe qui finit par s’installer en Camargue après avoir beaucoup voyagé dans le monde. La photographie est un Vérascope (appareil stéréoscopique) de Vergniaud daté de 1905. La gravure On remarquera la double fonction de la gravure : d’une part, elle représente le forgeron en plein travail de façon réaliste ; d’autre part, à la manière de Zola, elle fait l’éloge de son mode de vie. En effet, la sagesse de l’enfant assis à ses pieds nous donne l’image d’une vie familiale sérieuse qui associe le travail et l’éducation des enfants. Se trouvent réunis ici la force du travail manuel (les muscles du forgeron), le travail intellectuel (le livre) et l’amour familial (l’enfant aux pieds de son père). La photographie Comme sur la gravure et dans l’apologue de Zola, le forgeron est représenté en plein travail. Le personnage occupe une place réduite sur la photo comme s’il s’agissait de montrer qu’il fait corps avec les instruments qu’il manie. On remarquera le sérieux de son visage. Travaux proposés 1. Quels éléments concernant la forge et le travail du forgeron retrouve-t-on dans les deux documents ? 2. Quelles sont les fonctions de ces documents ? 3. Dans quelle mesure ces documents conviennent-ils pour illustrer Le Forgeron de Zola ? u Illustrations narratives de Naïs Micoulin et de Nantas (pp. 70, 84, 115 et 135) L’illustrateur Les quatre illustrations de Naïs Micoulin et Nantas sont de la plume de Maurice Toussaint pour Calmann-Lévy en 1911. Toutes ont une fonction narrative et rendent compte fidèlement du texte. Naïs Micoulin L’illustration de la page 70 exprime clairement la condition sociale des personnages : le jeune homme au chapeau et la servante avec son tablier. La féminité de la jeune fille se lit dans son attitude légèrement déhanchée. La corbeille de fruits rappelle sa condition de servante mais suggère également le plaisir offert. Le choix de représenter de dos Frédéric laisse entendre que Naïs, personnage éponyme, est au centre de l’histoire ; le jeune homme pourrait être n’importe quel jeune homme aisé. L’illustration de la page 84 est conforme à la représentation traditionnelle des hommes et des femmes dans la relation amoureuse. Alors que Zola nous dit que c’est Naïs qui est à l’origine de la rencontre dans le jardin, on voit ici que la jeune fille, une main posée sur la balustrade comme si elle se retenait, est passive. L’initiative revient à Frédéric. Le geste du baiser est juste esquissé et l’image, comme le texte, joue sur la suggestion plus que sur la narration. On remarquera, dans cette image, la place particulière de la nature : les personnages ne sont pas centrés et les éléments (les arbres, les vagues) symbolisent le désordre des passions. La balustrade à laquelle se retient Naïs ne serait-elle pas justement celle que les jeunes gens vont franchir en entamant une liaison interdite ? Nantas Dans les deux illustrations, l’attitude des personnages exprime leurs sentiments. Page 115, Nantas reste debout car il ne fait pas vraiment partie de la famille et il semble tenir son chapeau d’un air à la fois respectueux et embarrassé. Le baron Danvilliers, qui est âgé et chez lui, reste assis. Mais le fait qu’il ne soit pas adossé à son fauteuil et qu’il ait posé les bras sur les accoudoirs traduit un certain malaise qu’exprime également sa silhouette voutée. Page 135, les tons s’opposent de façon marquée : le blanc exprime la pureté, le noir l’agressivité et la jalousie. La position des deux personnages rend compte de la violence de la scène, et l’attitude de Flavie les bras écartés devant la porte signifie l’interdiction. Travaux proposés 1. Comment l’image peut-elle être narrative en suggérant le passage du temps et l’action ? Celle qui m’aime et autres nouvelles – 35 2. Comment l’illustrateur exprime-t-il les sentiments des personnages ? 3. Que signifient, selon vous, dans les différentes images, le décor et les accessoires représentés ? u Rembrandt, Le Christ guérissant les malades (p. 172) Le peintre Connu sous son prénom, Rembrandt Harmenszoon Van Rijn (1606-1669) est un peintre majeur de l’École hollandaise du XVIIe siècle. Les personnages qu’il peint ou dessine avec beaucoup de réalisme inspirent de l’émotion, et le jeu de clair-obscur qui caractérise ses œuvres met en avant les expressions et les détails significatifs des scènes représentées. Une autre de ses toiles, Les Pèlerins d’Emmaüs, est reproduite page 68. L’œuvre Dans la tradition de l’iconographie religieuse, la gravure a une fonction didactique. Elle illustre les Évangiles et montre la nature divine de Jésus. Dans les Évangiles, les miracles du Christ sont des signes destinés à la foule (cf. verset 45 ci-après), et Rembrandt a représenté ici de nombreux personnages venus constater le miracle. En un sens, la gravure poursuit le travail d’information entrepris par le Christ d’abord, puis par les évangélistes (évangile signifie « bonne nouvelle »). La nature divine de Jésus est montrée par la lumière qui l’environne, la blancheur de son vêtement et sa taille. Si certains personnages sur la gauche expriment un certain doute – celui qui conduira à la Crucifixion –, dans l’ensemble les regards convergent vers le Christ et quelques personnages à droite se prosternent devant l’auteur du miracle. Ce tableau, qui représente une guérison, est à rapprocher de l’enluminure de la page 179. La mise en scène est similaire. L’épisode de la résurrection de Lazare est à situer dans une succession de miracles que rapportent les différents évangélistes. Il s’agit de démontrer que Jésus est investi d’un pouvoir divin. u La résurrection de Lazare : un récit évangélique (p. 179) Le récit de la résurrection de Lazare montre à la fois la dimension humaine (l’amitié et le chagrin) de Jésus et sa présence divine (le miracle). Il a une fonction didactique et préfigure le moment essentiel de la résurrection de Jésus lui-même. On trouvera ci-dessous le récit tiré de l’Évangile de Jean (Jean 11, 1 à 46) : « 1 Il y avait un homme malade nommé Lazare qui était du bourg de Béthanie, où demeuraient Marie et Marthe sa sœur. 2 Cette Marie était celle qui répandit sur le Seigneur une huile de parfum, et qui essuya ses pieds avec ses cheveux ; et Lazare qui était alors malade était son frère. 3 Ses sœurs donc envoyèrent dire à Jésus : Seigneur, celui que vous aimez est malade. 4 Ce que Jésus ayant entendu, il dit : Cette maladie ne va point à la mort, mais elle n’est que pour la gloire de Dieu, et afin que le Fils de Dieu en soit glorifié. 5 Or Jésus aimait Marthe, et Marie sa sœur, et Lazare. 6 Ayant donc appris qu’il était malade, il demeura deux jours au lieu où il était. 7 Et il dit ensuite à ses disciples : Retournons en Judée. 8 Ses disciples lui dirent : Maître, il n’y a qu’un moment que les Juifs vous voulaient lapider, et vous parlez déjà de retourner parmi eux ! 9 Jésus leur répondit : N’y a-t-il pas douze heures au jour ? Celui qui marche durant le jour ne se heurte point, parce qu’il voit la lumière de ce monde ; 10 mais celui qui marche la nuit se heurte, parce qu’il n’a point de lumière. 11 Après leur avoir dit ces paroles, il ajouta : Notre ami Lazare dort ; mais je m’en vais l’éveiller. 12 Ses disciples lui répondirent : Seigneur, s’il dort, il sera guéri. 13 Mais Jésus entendait parler de sa mort ; au lieu qu’ils croyaient qu’il leur parlait du sommeil ordinaire. 14 Jésus donc leur dit clairement : Lazare est mort. 15 Et je me réjouis, pour l’amour de vous, de ce que je n’étais pas là, afin que vous croyiez ; mais allons à lui. 16 Sur quoi Thomas appelé Didyme dit aux autres disciples : Allons-y aussi, afin de mourir avec lui. 17 Jésus étant arrivé là trouva qu’il y avait déjà quatre jours qu’il était dans le tombeau. 18 Et comme Béthanie n’est éloignée de Jérusalem que d’environ quinze stades, 19 il y avait quantité de Juifs qui étaient venus voir Marthe et Marie pour les consoler de la mort de leur frère. 20 Marthe, ayant donc appris que Jésus venait, alla au-devant de lui ; et Marie demeura dans la maison. 21 Marthe dit à Jésus : Seigneur, si vous eussiez été ici, mon frère ne serait pas mort ; 22 mais je sais que présentement même Dieu vous accordera encore à cette heure tout ce que vous lui demanderez. 23 Jésus lui répondit : Votre frère ressuscitera. 24 Marthe lui dit : Je sais bien qu’il ressuscitera en la résurrection qui se fera au dernier jour. 25 Jésus lui repartit : Je suis la résurrection et la vie ; celui qui croit en moi quand il serait mort vivra. 26 Et quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais. Croyez-vous cela ? 27 Elle lui répondit : Oui, Seigneur, je crois que vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant, qui êtes venu dans ce monde. 28 Après ces Compléments aux lectures d’images – 36 paroles elle s’en alla, et appela secrètement sa sœur, lui disant : Le Maître est venu, et il vous demande. 29 Ce qu’elle n’eut pas plutôt ouï qu’elle se leva et le vint trouver. 30 Jésus n’était pas encore entré dans le bourg, mais il était au même lieu où Marthe l’avait rencontré. 31 Les Juifs cependant qui étaient avec Marie dans la maison et la consolaient, ayant vu qu’elle s’était levée si promptement et qu’elle était sortie, la suivirent, en disant : Elle va au sépulcre pour y pleurer. 32 Mais Marie étant venue au lieu où était Jésus et l’ayant vu se jeta à ses pieds, et lui dit : Seigneur, si vous eussiez été ici, mon frère ne serait pas mort. 33 Jésus voyant qu’elle pleurait, et que les Juifs qui étaient venus avec elle pleuraient aussi, frémit en son esprit et se troubla lui-même ; 34 et il dit : Où l’avez-vous mis ? Ils lui répondirent : Seigneur, venez et voyez. 35 Alors Jésus pleura, 36 et les Juifs dirent entre eux : Voyez comme il l’aimait. 37 Mais il y en eut aussi quelques-uns d’entre eux qui dirent : Ne pouvait-il pas empêcher qu’il ne mourût pas, lui qui a ouvert les yeux à un aveugle-né ? 38 Jésus donc frémissant de nouveau en lui-même vint au sépulcre. C’était une grotte, et on avait mis une pierre par-dessus. 39 Jésus leur dit : Ôtez la pierre. Marthe, qui était la sœur du mort, lui dit : Seigneur, il sent déjà mauvais, car il y a quatre jours qu’il est là. 40 Jésus lui répondit : Ne vous ai-je pas dit que, si vous croyez, vous verrez la gloire de Dieu ? 41 Ils ôtèrent donc la pierre du lieu où était le mort ; et Jésus levant les yeux en haut dit ces paroles : Mon Père, je vous rends grâces de ce que vous m’avez exaucé. 42 Pour moi je sais bien que vous m’exaucez toujours, mais je dis ceci pour ce peuple qui m’environne, afin qu’ils croient que c’est vous qui m’avez envoyé. 43 Ayant dit ces mots, il cria à haute voix : Lazare, sortez dehors ! 44 Le mort sortit, ayant les pieds et les mains liés de bandes, et son visage était enveloppé d’un linge. Jésus leur dit : Déliez-le et le laissez aller. 45 Plusieurs donc d’entre les Juifs, qui étaient venus voir Marie et qui avaient vu ce que Jésus avait fait, crurent en lui. 46 Mais quelques-uns d’eux s’en allèrent trouver les Pharisiens et leur rapportèrent ce miracle » (traduction de 1672). Travaux proposés 1. Comparez l’enluminure de la page 179 et la gravure de la page 172. 2. Examinez et commentez le jeu des regards chez Rembrandt. 3. Quelle place occupe la lumière dans la gravure de la page 172 ? 4. Montrez comment s’exprime, dans les deux œuvres de Rembrandt (pp. 68 et 172), la double nature (humaine et divine) de Jésus. 5. Dans quelle mesure une image peut-elle être à la fois narrative et didactique ? Appuyez-vous, pour répondre, sur les illustrations des pages 68, 172 et 179. u Lithographie de Manet (p. 219) Le peintre Édouard Manet (1832-1883) est une figure majeure de la peinture française du XIXe siècle. À l’origine de l’impressionnisme avec ses tableaux Le Déjeuner sur l’herbe et Olympia, il choisit, comme ses amis impressionnistes, la peinture en plein air et accorde de l’importance à la lumière. Mais ses toiles n’adoptent pas toutes les techniques des impressionnistes et demeurent soucieuses de représenter fidèlement le réel. L’œuvre Le Rendez-vous des chats est une lithographie datée de 1868 ; elle représente un paysage urbain, et on se rappellera que cette représentation d’un monde ordinaire (les cheminées) participe au renouvellement de la peinture. Il ne s’agit plus de fixer pour l’éternité des sujets mythologiques ou religieux mais de saisir le temps qui passe et le mouvement. Notre lithographie est, à ce titre, exemplaire, car on devine une volonté de croquer un instantané de la vie ordinaire et de rendre, par le trait de crayon, le déplacement souple des chats. On peut supposer qu’il s’agit d’une rencontre amoureuse entre un mâle au premier plan et une femelle en blanc. Les attitudes et les couleurs sont autant de signes à décoder. Travaux proposés 1. Étudiez et commentez les contrastes (les couleurs, les tracés rectilignes et les courbes). 2. Quel passage du conte cette lithographie pourrait-elle illustrer ? Celle qui m’aime et autres nouvelles – 37 BIBLIOGRAPHIE COMPLÉMENTAIRE Sur Zola – Alain Pagès, Émile Zola : bilan critique, Nathan Université, 1993. – François-Marie Mourad, Zola, critique littéraire, Honoré Champion, 2003. – Jean Borie, Zola et les Mythes, Le Seuil, 1971. Sur la nouvelle – Pierre-Georges Castex, Le Conte fantastique en France, de Nodier à Maupassant, José Corti, 1951. – Florence Goyet, La Nouvelle : 1870-1925, PUF, 1993. – Daniel Grojnowski, Lire la nouvelle, Armand Colin, 2005. Sur le naturalisme – Alain Pagès, Le Naturalisme, coll. « Que sais-je ? », PUF, 1993. – David Baguley, Le Naturalisme et ses Genres, Nathan, 1995.