Le Soudan mahdiste face à l`Abyssinie chrétienne : une histoire de(s
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Le Soudan mahdiste face à l`Abyssinie chrétienne : une histoire de(s
Université de Provence Faculté des Lettres et des Sciences Humaines Département ABTHIS Master « Mondes arabe, musulman et sémitique » Iris Hersch Le Soudan mahdiste face à l’Abyssinie chrétienne : une histoire de(s) représentations Mémoire de Master 2ème année Sous la direction de Mme Ghislaine Alleaume (IREMAM) Juin 2007 Table des matières Remerciements Système de translittération des caractères arabes I. Introduction 1 A. Terminologie 5 B. Sources 7 II. Contexte historique 10 A. L’étatisation d’une révolution millénariste 10 B. La consolidation d’un ordre impérial 16 C. Une confrontation imbriquée dans les processus impérialistes européens 20 III. Le Ṭirāz, une broderie littéraire offerte au Khalīfa ‘Abdullāhi 26 A. Une grâce califale éphémère et un manuscrit miraculé 27 B. L’histoire au service d’un panégyrique politico-religieux 35 C. Le conflit soudano-abyssin : une victoire de l’Islam sur le Christianisme 47 IV. Attitudes mahdistes à l’égard de l’Abyssinie 60 A. Les limites d’une mission universelle 60 B. L’ambiguïté du concept de djihad 64 C. Des références prophétiques légitimatrices 70 V. L’Abyssinie de Jean IV face à l’Islam et au Soudan mahdiste 88 A. Une politique de christianisation comme socle de l’unité impériale 89 B. Entre rhétorique religieuse et pragmatisme politique 95 VI. Des échanges « transfrontaliers » ? 104 A. Le concept de frontière 105 B. Commerce et butins de guerre 109 C. L’asile politico-religieux 121 D. Le jeu diplomatique 125 VII. Conclusion 131 Bibliographie Annexes I-XI Remerciements Fruit d’une recherche effectuée au cours de quelques mois, ce mémoire de master 2 n’aurait pu voir le jour sans le soutien intellectuel, académique, administratif, logistique et financier d’une variété de personnes et d’institutions françaises, soudanaises et britanniques. Je tiens tout particulièrement à exprimer ma reconnaissance à Mmes Ghislaine Alleaume (Directrice de recherche, IREMAM), Catherine Miller et Isabelle Grangaud (Chercheuses IREMAM), à Mme Barbara Casciarri (Coordinatrice de l’extension du CEDEJ à Khartoum), à Mme Wafā’ ‘Uthmān (Documentaliste, Khartoum), au personnel du National Records Office (NRO) de Khartoum, à Mme Viviane Yagi et aux MM. Muḥammad Sa‘īd al-Qaddāl et Muṣṭafa Babiker (Université de Khartoum), à M. ‘Abd al-Mahmūd Abū Shāma et Mlle ’Īmān Jalāl Muḥammad (Omdurman), à Mme Jane Hogan (Sudan Archive, Bibliothèque de l’Université de Durham), ainsi qu’à Mlle Hanan Maloom (master 2 IREMAM). Que ces personnes soient remerciées pour les diverses façons dont elles ont contribué au processus de ma recherche. Toute erreur ou inexactitude contenue dans ce mémoire ne relève évidemment que de la responsabilité de son auteur. Note : les deux sceaux qui figurent en couverture sont extraits de - RUBENSON Sven (éd.), Internal rivalries and foreign threats, 1869-1879. Addis Ababa, Addis Ababa University Press, 2000, p. XIV. - MAHDIA 1/26/129 Khalīfa à Ḥamdān Abū ‘Anja, 13 Sha‘bān 1305 / 25 avril 1888. Système de translittération des caractères arabes Consonnes Voyelles longues ء ’ ض ḍ أى ā ب b ط ṭ و ū ت t ظ ẓ ي ī ث th ع ‘ ج j غ gh ح ḥ ف f خ kh ق q -◌َ-- a د d ك k -◌ُ-- u ذ dh ل l -◌ِ-- i ر r م m ز z ن n س s ه h ش sh و w و-◌َ-- aw ص ṣ ي y ي-◌َ-- ay ة a / at (état construit) ال al- / l- (même devant les lettres solaires) Voyelles brèves Diphtongues Remarques : - Ce système de translittération se fonde sur les conventions de l’Encyclopédie de l’Islam (Leiden, E. J. Brill, 1986) avec de légères modifications relatives au جet au ق. - Dans la mesure du possible, nous avons opté pour la préservation des formes littéraires arabes sans tenir compte de la prononciation soudanaise (notamment en ce qui concerne le ق, prononcé au Soudan [g] comme dans « gâteau »). Gardons ainsi à l’esprit que la ville d’al-Qallābāt se prononce [al-Gallābāt]. - Lorsque des noms de lieux ou de personnes possèdent une version orthographique largement répandue dans les langues anglaise ou française, nous nous sommes efforcés d’employer cette version-là tout au long du travail (par exemple « Kordofan », « El Obeid », « Darfour », « El Fasher »). I. Introduction Deux cercles sombres se regardent. Fond noir, tracé blanc. L’un est grand, l’autre plus petit. L’un foisonne d’éléments textuels et figuratifs, l’autre se contente d’une apparence austère qui donne plus de force aux mots. L’un ordonne et hiérarchise, l’autre laisse jaillir. Tous deux racontent et symbolisent. Traces inscrites dans une temporalité précise : 1864 et 1302. D’un côté, un lion couronné sourit en brandissant une croix. De l’autre, la calligraphie conquiert l’espace restreint qui lui est accordé. « Roi des Rois Jean, roi de Sion en Ethiopie. La croix a vaincu la tribu d’Ismaël. Jean, Roi des Rois de Sion en Abyssinie. La croix a vaincu le peuple d’Ismaël. 1864 » « Dieu nous suffit. Il est notre meilleur garant. 1302 » Destinées à remplir des fonctions d’officialisation et d’authentification, ces empreintes renvoient à deux figures du pouvoir qui ont durablement marqué l’histoire contemporaine des sociétés du Nil : Jean IV, Négus d’Abyssinie (1872-1889) et ‘Abdullāhi al-Ta‘āīshī, dirigeant du Soudan mahdiste (1885-1898).1 Leurs sceaux expriment des messages qui transcendent la simple affirmation d’une souveraineté politico-religieuse. Ils traduisent des prises de position idéologiques tributaires d’événements historiques et de convictions religieuses spécifiques. Tandis que le premier célèbre la victoire de l’Abyssinie chrétienne sur l’Egypte musulmane du Khédive Ismā‘īl (1863-1879), le second cite un verset coranique qui rappelle l’infinie protection divine accordée aux croyants musulmans.2 Le Khalīfa ‘Abdullāhi et le Négus Jean IV 1 Leurs sceaux portent les dates respectives de leur accession au pouvoir conformément au calendrier spécifique en usage dans chacune des sociétés. Ainsi, les années 1864 (calendrier éthiopien) et 1302 (calendrier hégirien) correspondent respectivement aux années 1872 et 1885 du calendrier grégorien. 2 Nous reviendrons ultérieurement sur le conflit militaire qui opposa l’Abyssinie et l’Egypte au milieu des années 1870, ainsi que sur le sens que Jean IV lui attribua. Le sceau mahdiste reprend le verset coranique 1 gouvernèrent simultanément pendant quatre brèves années (1885-1889), au cours desquelles les Etats mahdiste et abyssin se scrutèrent dans un face-à-face politique, militaire, idéologique et religieux. Malgré une profusion de sources disponibles, notamment aux archives nationales soudanaises localisées à Khartoum (National Records Office, NRO), les relations soudano-abyssines de cette époque n’ont attiré qu’une attention très timide au sein des historiographies soudanaise, éthiopienne et occidentale. Faut-il attribuer cette lacune historiographique à une affirmation maladroite de l’historien Peter M. Holt, par ailleurs vétéran des études soudanaises ? Il y a vingt ans, il écrivait au sujet des épisodes conflictuels qui agitèrent la frontière soudano-abyssines durant la seconde moitié des années 1880 : « il s’agit cependant là d’événements marginaux qui ne se traduisirent point par des gains territoriaux notables. »3 Nous espérons que ce travail contribuera à réfuter cette assertion en dénouant le lien trop rapidement établi et trop fréquemment injustifié entre expansion territoriale et « centralité » d’un événement. A la lumière de la carence historiographique que nous venons d’évoquer, il est concevable d’appréhender les relations soudano-abyssines à travers une histoire politicomilitaire qui s’évertuerait à narrer une succession d’événements de la façon la plus complète et la plus précise possible, tentant ainsi de « dévoiler » une supposée vérité historique.4 Cette approche, dotée d’une aura de scientificité, n’a cessé de constituer l’un des fondements majeurs de la discipline historique dès ses premiers balbutiements. Elle persiste jusqu’à nos jours, bien qu’elle ait été sérieusement remise en cause par de nouvelles orientations épistémologiques privilégiant par exemple l’étude de dynamiques structurelles ou l’histoire des mentalités. Nous souhaitons nous distancer de cette tradition désormais « classique » pour au moins deux raisons. Premièrement, nous doutons de la pertinence du concept de vérité historique. Les événements qui ont réellement eu lieu forment une multitude absolument insaisissable par l’historien. Celui(3 : 173), qui souligne la confiance des Musulmans en Allah alors qu’ils sont confrontés à l’hostilité des gens de La Mecque en 625. 3 HOLT P. M., 1986, p. 1241. 4 Les rares études portant sur les relations soudano-abyssines à l’époque mahdiste proposent une histoire politico-militaire largement dominée par des références événementielles. Cf. SANDERSON G. N., 1969 ; CAULK R. A., 1971 ; AL-QADDĀL M. S., 1992. 2 ci, conditionné par le choix des faits qu’il juge « importants », la limitation des sources disponibles et ses inclinations personnelles, ne peut proposer qu’un récit plausible, vraisemblable de ce qu’il perçoit comme une réalité historique.5 Il semble donc définitivement vain de prétendre restituer la vérité historique. Deuxièmement, l’écriture d’une histoire réduite à ses aspects politico-militaires nous paraît manquer d’intérêt du fait qu’elle reste excessivement proche de ses sources, favorisant ainsi une tendance descriptive au détriment d’une volonté interprétative. Aussi suggérons-nous d’élaborer une histoire des représentations tout en nous appuyant sur les sources mêmes qui ont nourri l’approche politico-militaire des relations soudano-abyssines. C’est ici que réside peut-être l’originalité de notre démarche : non seulement nous utilisons des sources encore très peu exploitées par les historiographies du Soudan et de l’Ethiopie, mais nous en proposons un cadre d’interprétation nouveau, qui permet de mettre en évidence les représentations des relations soudano-abyssines et le rapport complexe qu’elles entretiennent avec une réalité historique insaisissable. La problématique de ce travail se subdivise ainsi en deux questions distinctes : premièrement, comment un membre de l’élite mahdiste représente-t-il les relations entre le Soudan et l’Abyssinie au début du règne du Khalīfa ‘Abdullāhi, et à quelles fins ? Deuxièmement, quel type de lien cette représentation maintient-elle avec la réalité des relations soudano-abyssines telle qu’elle transparaît à travers un éventail de sources historiques et bibliographiques ? Avant de procéder à la délimitation spatio-temporelle de cette recherche et d’en exposer les principales articulations, nous tenons à nous démarquer explicitement de l’approche soutenue par Edward W. Said dans un ouvrage qui n’en finit pas de susciter des polémiques (Orientalism, 1978). Bien qu’il admette l’existence d’une réalité « brute », Said renonce consciemment à s’interroger sur le rapport entre les représentations et la réalité qu’elles paraissent ou prétendent décrire.6 Le problème ne réside pas tant dans ce choix que dans l’absence de sa justification. S’il nous en 5 L’historien Paul Veyne a justement qualifié l’histoire de « connaissance mutilée » en expliquant que l’illusion de reconstitution intégrale provient du fait que les sources nous fournissent les réponses tout autant qu’elles nous dictent les questions. Ainsi, « la connaissance historique est taillée sur le patron de documents mutilés ». VEYNE P., 1996 (1971¹), p. 26. 6 SAID E. W., 1997 (1978¹), p. 17, 34. 3 incombait la tâche, nous légitimerions ce renoncement par le caractère intrinsèquement imperceptible de la réalité, qui rend particulièrement ardu le traitement de la question du lien. Nous pensons néanmoins que l’insaisissabilité de la réalité en tant que totalité ne diminue ni la pertinence du problème, ni la responsabilité de l’historien. Il nous semble ici crucial de distinguer les représentations qui ne relèvent que du jugement de valeur de celles qui impliquent d’autres modes de représentation. Dans le cas des premières, il est sans doute inutile de vouloir cerner le lien qui les rattache à une « réalité » qu’elles paraissent dépeindre.7 Cependant, si l’on s’intéresse aux secondes, la question du rapport à la réalité devient aussi déterminante que l’analyse des motifs identitaires et idéologiques propres au producteur de ces représentations. Bien que la réalité –présente ou historique- soit une sorte de concept idéal et inatteignable, il importe de confronter les représentations aux « lambeaux de réalités exhibées »8 que nous pouvons extraire des sources et passer au filtre de notre interprétation. Nous appliquerons notre problématique à la période 1885-1889, qui vit l’établissement du pouvoir du Khalīfa ‘Abdullāhi en même temps que la genèse d’un conflit entre le Soudan mahdiste et l’Abyssinie. L’an 1885 est synonyme de rupture importante aussi bien pour l’Etat mahdiste que pour l’Abyssinie de Jean IV. D’un côté, la disparition du leader de la révolution mahdiste –le Mahdī Muḥammad Aḥmad- provoqua une crise pratique et idéologique qui fut apparemment résolue avec l’accession au pouvoir d’’Abdullāhi al-Ta‘āīshī. De l’autre, le Négus abyssin fut pris dans un étau de pressions intérieures et extérieures qui s’avéra fatal quelques années plus tard. L’année 1889 marque également deux ruptures décisives pour l’histoire ultérieure de la région. En effet, la mort de Jean IV précéda de peu la fin de la phase dite « militante » de la Mahdiyya.9 Sur le plan spatial, la région frontalière soudano-abyssine comprise entre le fleuve Aṭbara au nord et le Nil bleu au sud constituera le terrain de nos investigations (cf. carte B p. II). Ce choix est essentiellement dicté par les sources, qui signalent 7 Ce type de représentations (jugements de valeur) est considérablement plus informatif au sujet de l’individu ou du groupe qui le produit que de l’objet qu’il cherche à décrire. 8 L’expression est de l’historienne Arlette Farge. Cf. FARGE A., 1989, p. 117. 9 HOLT P. M., 1986, p. 1241 ; WARBURG G. R., 2002, p. 48. 4 inlassablement cette zone comme le théâtre majeur de la confrontation soudano-abyssine. Malgré l’évolution territoriale notable du Soudan mahdiste entre 1885 et 1895 (cf. cartes B-E p. II-V), les allégeances étatiques caractéristiques de la région qui nous intéresse ne paraissent pas avoir subi d’importantes modifications au cours de cette période. Nous tenterons de répondre à notre double problématique à l’aide d’un plan qui épouse sa logique interne. Après avoir soulevé quelques points d’ordre terminologique destinés à minimiser d’éventuelles incompréhensions ou imprécisions, nous présenterons le corpus de sources qui a servi à alimenter notre étude. Nous proposerons ensuite une trame contextuelle relative au Soudan mahdiste et à l’Abyssinie de Jean IV, puis détaillerons les épisodes politico-militaires qui agitèrent la zone frontalière entre 1885 et 1889. Nous nous attaquerons alors à la première partie de notre problématique, ceci en analysant les représentations générées par une chronique mahdiste. La suite de notre réflexion sera consacrée au second aspect de la problématique, c’est-à-dire au rapport que les représentations mahdistes préalablement examinées entretiennent avec une certaine réalité des relations soudano-abyssines. Nous tâcherons de cerner ce rapport à travers trois facettes importantes : les attitudes de l’élite mahdiste à l’égard de l’Abyssinie, les attitudes abyssines vis-à-vis du Soudan mahdiste, et la circulation d’éléments matériels, humains et représentationnels de part et d’autre de la région frontalière. Enfin, la conclusion exposera de façon concise les résultats de notre recherche, mentionnera certaines de ses limites et suggérera quelques pistes de réflexion susceptibles de donner forme à des recherches futures. A. Terminologie Le terme Soudan provient de l’arabe Sūdān construit sur la racine . د. و.س, dont le sens premier renvoie à la couleur noire. Les géographes arabes du Moyen Age employèrent l’expression Bilād al-Sūdān (littéralement « pays des Noirs ») pour désigner les territoires qui, au sud du Sahel, s’étendent de la côte atlantique aux côtes de la mer 5 Rouge. Au XIXe siècle, les régions en amont du Nil que l’Egypte conquit entre 1820 et 1874 furent unifiées sous l’appellation de Sūdān. Les Européens s’y référaient parfois à travers les noms de Soudan oriental ou nilotique pour distinguer ces territoires de la ceinture sub-saharienne dans toute sa longueur. La confusion atteignit son sommet lorsque le terme Soudan fut repris par les Français à la fin du XIXe siècle pour nommer l’une de leurs colonies d’Afrique occidentale, située à l’emplacement du Mali actuel. Nous emploierons les mots Soudan mahdiste afin de désigner l’entité territoriale évolutive qui, émergeant d’une révolution dirigée contre le pouvoir turco-égyptien au Soudan (1881-1885), se maintint jusqu’à la « reconquête » du Soudan par les forces anglo-égyptiennes (1898). Connecté à cette expression, un autre terme requiert un bref éclaircissement : la Mahdiyya. Dérivée du statut de celui qui réussit à renverser le régime turco-égyptien pour instaurer un nouvel ordre social, politique et religieux au Soudan (le Mahdī), la Mahdiyya peut désigner alternativement le mouvement ou la période mahdiste. Par convention, celle-ci débute soit au moment de la manifestation de Muḥammad Aḥmad comme alMahdī al-muntaẓar (1881), soit dès l’instant où le siège du pouvoir turco-égyptien (Khartoum) est investi par les forces mahdistes (1885), signifiant la fin de l’occupation du Soudan. Elle s’étend dans les deux cas jusqu’à la « reconquête » anglo-égyptienne de 1898. La Mahdiyya est commodément opposable à son prédécesseur la Turkiyya, tant pour des raisons phonétiques qu’idéologiques.10 Un troisième problème qu’il convient de relever a trait à la nécessaire distinction des termes Abyssinie et Ethiopie. Nous épouserons l’approche proposée par John S. Trimingham dans son ouvrage intitulé Islam in Ethiopia (1965(1952¹)) : il désigne sous le nom d’Abyssinie le royaume historique des hauts plateaux dont les habitants s’exprimaient au moyen de langues sémitiques tels que le ge‘ez, le tigriña et l’amharique, et qui adopta le Christianisme comme religion officielle au cours du IVe siècle de notre ère.11 Par contraste, l’Ethiopie est porteuse de deux sens bien distincts. Le premier provient de l’origine grecque du terme, qui était utilisé dans l’Antiquité pour 10 La Turkiyya est une appellation soudanaise qui se réfère au régime turco-égyptien du XIXe siècle. Nous élaborerons plus à ce sujet dans un chapitre ultérieur. 11 TRIMINGHAM J. S., 1965 (1952¹), p. V. 6 nommer, vaguement certes, les terres africaines situées au sud de l’Egypte.12 L’Ethiopie peut ainsi désigner la région qui englobe aujourd’hui les Etats érythréen, éthiopien, djiboutien et somalien (Corne de l’Afrique). Nous l’emploierons cependant dans sa seconde acception, qui renvoie à l’Etat contemporain dont les frontières territoriales furent délimitées il y a un siècle par Ménélik II. Du fait que notre réflexion se focalisera sur la fin du règne de Jean IV, le terme d’Abyssinie nous sera d’une plus grande utilité que celui d’Ethiopie. B. Sources Le corpus de sources qui a nourri ce travail peut se subdiviser en quatre catégories distinctes. La première comprend l’ensemble des documents consultés aux archives nationales soudanaises, qui se décompose elle-même en plusieurs groupes. Parmi les plus notables d’entre eux, nous pouvons mentionner la correspondance du Khalīfa ‘Abdullāhi avec ses émirs postés dans la zone frontalière soudano-abyssine (Yūnis al-Dikaym et Ḥamdān Abū ‘Anja plus particulièrement), les échanges épistolaires entre des dirigeants mahdistes et abyssins et les rapports des Services de Renseignements égyptiens. La seconde catégorie de sources se résume à la chronique mahdiste du conflit soudano-abyssin qui a servi de base initiale à cette recherche, et qui fera l’objet de la première partie de notre problématique : al-Ṭirāz al-manqūsh bi-bushra qatl Yūḥanna malik al-Ḥubūsh (« La broderie ornée de la bonne nouvelle de la mort de Jean, roi des Abyssins »), d’Ismā‘īl b. ‘Abd al-Qādir.13 La troisième catégorie englobe plusieurs récits d’Européens qui voyagèrent ou vécurent au Soudan ou en Abyssinie à l’époque qui nous intéresse. Du côté soudanais, la plupart étaient des prisonniers détenus par le Khalīfa ‘Abdullāhi à Omdurman. Originaires d’Autriche, d’Allemagne ou d’Italie, ces hommes vécurent plus d’une décennie à proximité immédiate du cœur du pouvoir mahdiste. Le plus célèbre d’entre eux est incontestablement Rudolf Carl von Slatin, connu sous le nom de Slatin Pacha, 12 ZEWDE B., 1991, p. 1. Nous consacrerons le chapitre suivant à une analyse relativement détaillée de cette chronique sans omettre différents aspects de la vie de son auteur. 13 7 mais il importe également d’évoquer Joseph Ohrwalder, Charles Neufeld et Giuseppe Cuzzi.14 Du côté abyssin, nous avons employé les récits de deux émissaires diplomatiques, l’un britannique (Gerald H. Portal), l’autre ottoman (Ṣādiq Bāshā alMu’ayyad al-‘Azm). Enfin, la dernière catégorie de sources renvoie à toutes les études historiques plus tardives qui traitent du Soudan mahdiste et de l’Abyssinie. Un simple coup d’œil à la bibliographie suffit pour se rendre compte du nombre très restreint d’études dédiées spécifiquement aux relations entre les deux Etats ou les sociétés qu’ils régissent. Tant la constitution de ce corpus de sources que son usage sont modelés par diverses limites et contraintes qu’il convient de signaler ici. La sélection du corpus est non seulement le fruit d’un choix inévitable ; elle est également conditionnée par des impératifs de disponibilité et d’accessibilité. Une fois les sources sous les yeux, certains problèmes viennent rappeler à notre esprit que le processus de la recherche ne ressemble ni à un long fleuve tranquille, ni à une promenade paisible dans un environnement familier. Les archives manuscrites posent parfois des difficultés de lisibilité, qui sont fonction de l’état de conservation des documents, du style de l’écriture et du genre linguistique employé. Un autre problème survient lorsque l’on travaille sur des traductions de documents originaux. Considérons le cas de traductions anglaises d’originaux en langue arabe ou amharique, dont on trouve un nombre important aux archives de Khartoum.15 Bien qu’un laps de temps relativement court les sépare de leurs documents-sources (souvent quelques années), elles ne sauraient être employées qu’avec certaines réserves. En effet, la traduction est-elle fiable ? A-t-elle pu préserver les nuances sémantiques de la langue d’origine ?16 14 Il ne faudrait pas oublier le prisonnier égyptien Ibrāhīm Fawzī Pacha, dont nous n’avons pas utilisé le récit faute de temps. Cf. FAWZĪ PACHA Ibrāhīm, Kitāb al-Sūdān bayna aydī Gordon wa Kitchener. 2 Vols. Le Caire, Idāra jarīda al-Mu’ayyad, 1901. Eve M. Troutt Powell propose une analyse intéressante de l’expérience pétrie de contradictions de cet officier égyptien : TROUTT POWELL E. M., 2003, p. 105-134. 15 Les sources originales mahdistes ou abyssines sont dans certains cas introuvables, ce qui contraint le chercheur à se servir de traductions effectuées par les Britanniques (par le biais des Services de Renseignements égyptiens ou à la suite de la « reconquête » du Soudan en 1898). 16 Le fait qu’il est possible, dans plusieurs cas, d’accéder au document original et à sa traduction anglaise permet d’évaluer la qualité et la fiabilité de cette dernière. Si l’on sait que la même personne a traduit différents documents, on peut alors tenter d’extrapoler la fiabilité de traductions dont l’original est inaccessible. 8 En outre, l’interprétation des sources a elle aussi ses limites. La plus flagrante est peut-être celle qui découle de la condition humaine du chercheur, qui procède au travail d’interprétation en tant qu’individu adhérant à une certaine vision du monde, façonnée par une expérience et une culture particulières. Les archives tendent divers pièges dont il faut se méfier. Elles peuvent absorber le chercheur au point qu’il ne parvient plus à les interroger, ni à savoir y distinguer l’essentiel de l’inutile pour sa recherche.17 Un autre risque réside dans l’identification telle qu’elle a été décrite un tant soit peu ironiquement par Arlette Farge : « ‘Identification’, cela signifie cette façon insensible mais réelle qu’a l’historien de n’être attiré que par ce qui peut conforter ses hypothèses de travail décidées à l’avance. A moins qu’il ne s’agisse de cet étrange hasard où ne se découvre que ce que l’on cherche et qui, miraculeusement, semble s’ajuster au désir initial et profond de l’historien. (…) S’identifier, c’est anesthésier le document et la compréhension qu’on peut en avoir. »18 Consciente de cette tentation, nous nous sommes efforcée d’y céder le moins possible tout au long du processus de notre recherche. Un troisième piège est celui de la paraphrase de l’archive, qui prend son visage le plus menaçant lorsque la richesse de l’archive nous fait croire que le document peut se suffire à lui-même. L’écriture de l’histoire qui en découle n’est autre que le reflet, voire le calque, de ce qui fut couché sur papier il y a un siècle. Enfin, le statut de vraisemblance -et même de véridicité- que l’on accorde à la citation ne devrait pas se traduire par un usage excessif ou erroné de la citation.19 En gardant à l’esprit les problèmes d’ordre épistémologique et méthodologique que nous avons évoqués dans cette partie introductive, nous tenterons d’écrire une histoire qui parvienne à se frayer une voie entre, d’une part, la conscience qu’il ne peut y avoir de récit définitif de la réalité historique et, d’autre part, le souci de ne pas mépriser cette réalité en dépit de sa nature imperceptible. Nous espérons que l’histoire des représentations coulée dans ces pages saura garder un certain goût de l’inachevé. 17 FARGE A., 1989, p. 87-88. Ibid., p. 88-89. 19 Un emploi de la citation aussi commun que problématique est celui par lequel l’historien croit apporter des preuves là ou un raisonnement serait nécessaire. Cf. Ibid., p. 91. Il nous serait immodeste de prétendre avoir échappé à ce piège. 18 9 II. Contexte historique L’étude des représentations des relations entre le Soudan mahdiste et l’Abyssinie n’a de sens que si le contexte historique dans lequel elles s’inscrivent nous est quelque peu familier. Sans prétendre à une quelconque exhaustivité, il nous faut mettre en relief certains événements et processus d’ordre social, politique, militaire et stratégique qui marquèrent les histoires soudanaise et abyssine durant les années 1880. Nous commencerons donc par brosser un grossier portrait du Soudan mahdiste et de l’Abyssinie de cette époque, puis nous affinerons le trait pour présenter les différentes phases du conflit qui embrasa la frontière soudano-abyssine de 1885 à 1889. Cette trame historique nous permettra de saisir, du moins sur le plan factuel, les dynamiques auxquelles renvoient les représentations que nous analyserons par la suite. A. L’étatisation d’une révolution millénariste Au Soudan, la révolution organisée par le mouvement mahdiste au début des années 1880 mit fin à soixante ans d’occupation turco-égyptienne. En moins de quatre ans, ce mouvement politico-religieux endogène réussit à renverser le régime établi et à s’imposer comme l’acteur principal de la scène politique, religieuse et étatique soudanaise. Il prit naissance sur l’île d’Aba (sur le Nil blanc à l’ouest de la Gezira, cf. carte A p. I) en juin 1881, avec l’auto-proclamation publique de Muḥammad Aḥmad b. ‘Abdallah comme al-Mahdī al-muntaẓar.1 Celui-ci bénéficia d’un large soutien populaire 1 COLLINS R. O., 1967, p. 76 ; HOLT P. M., 1986, p. 1239 ; HOLT P. M. et M. W. DALY, 2000 (1961¹), p. 76 ; WARBURG G. R., 2002, p. 31 ; ABŪ SHŪK A. I., 2006, p. 148. Selon la doctrine sunnite, le Mahdī est un restaurateur de la religion et de la justice qui doit apparaître avant la fin du monde. Pour plus de détails sur la figure du Mahdī, cf. MADELUNG W., 1986 ; WARBURG G. R., 2002, p. 22-23. 10 né de plusieurs facteurs de mécontentement à l’égard du gouvernement turco-égyptien. Premièrement, de nombreux habitants du Soudan n’appréciaient guère la domination d’un pouvoir politique étranger, qui de surcroît collaborait avec des puissances chrétiennes.2 Deuxièmement, le régime turco-égyptien, par ses politiques fiscales dévastatrices, avait provoqué de graves crises sociales et économiques. Celles-ci concernaient essentiellement des tribus du nord, riveraines du Nil (Ja‘liyīn et Danāqla), qui migrèrent vers le sud (Baḥr al-Ghazāl, Darfour) pour prendre part aux fructueuses activités commerciales de ces régions dont l’accès avait été considérablement facilité depuis les années 1840 (ouverture du haut Nil blanc à la navigation). A partir des années 1870, le gouvernement tenta de supprimer la traite des esclaves en s’appuyant sur des figures européennes telles que Samuel Baker et Charles George Gordon. Cette politique se heurta à l’hostilité croissante des marchands originaires du nord, qui vivaient du commerce de l’ivoire et des esclaves.3 Finalement, le pouvoir turco-égyptien créa des tensions dans la sphère religieuse. En s’efforçant d’imposer des ulémas orthodoxes d’alAzhar dans les institutions judiciaires et éducatives, il menaçait l’autorité des cheikhs de tribus et des fuqarā’ locaux. Structurée par de nombreuses confréries soufies, la société soudanaise pouvait difficilement adhérer à l’Islam plus doctrinaire que prêchaient les ulémas venus d’Egypte.4 Ainsi, les partisans de Muḥammad Aḥmad comprenaient des groupes aussi variés que des hommes pieux rattachés aux confréries soufies, des marchands et des soldats issus des tribus riveraines (appelés parfois awlād al-balad) et des nomades Baqqāra hostiles à toute forme de contrôle gouvernemental.5 Les années 1881-1885 constituent l’étape formative de l’Etat mahdiste, dans la mesure où deux processus cruciaux se produisirent en parallèle : l’extension territoriale de la révolte et l’étatisation du mouvement. La première de ces dynamiques se traduisit, 2 WARBURG G. R., 2002, p. 24. Sous les règnes de Sa‘īd (1854-1863) et surtout d’Ismā‘īl (1863-1879), le gouvernement turco-égyptien employa un nombre croissant d’Européens et d’Américains chrétiens pour remplir de hautes fonctions militaires et civiles au Soudan. Cf. COLLINS R. O., 1967, p. 72 ; HOLT P. M., 1986, p. 1239 ; VOLL J. O., 2000, p. 154. 3 RUAY D. D. A., 1994, p. 159. HOLT P. M. et M. W. DALY, 2000 (1961¹), p. 78 ; WARBURG G. R., 2002, p. 24. 4 COLLINS R. O., 1967, p. 77 ; WARBURG G. R., 2002, p. 24. Pour des informations relatives au développement historique des différentes confréries soufies au Soudan, cf. KARRĀR ‘A. S., 1992 ; HOLT P. M., 1973. 5 HOLT P. M., 1958, p. 117-118. Pour approfondir l’analyse des origines de la Mahdiyya à travers des extraits de l’historiographie soudanaise, cf. WARBURG G. R., 1992, p. 42-55. 11 sur le terrain, par une série de victoires militaires éclatantes contre les troupes turcoégyptiennes : au Jabal Qadīr dans les Monts Nuba (décembre 1881 et mai 1882), à El Obeid, capitale du Kordofan (janvier 1883), à Shaykān (au sud-est d’El Obeid, novembre 1883), au Darfour (décembre 1883), au Baḥr al-Ghazāl (avril 1884), sur les côtes de la mer Rouge (février 1884) et à Berber (mai 1884).6 L’assaut des forces mahdistes contre les armées gouvernementales culmina le 25 janvier 1885 avec la prise de Khartoum, siège du pouvoir turco-égyptien. Le processus d’étatisation7 que connut le mouvement mahdiste au cours de ces années peut se décomposer en trois développements importants. Le premier concerne l’institutionnalisation croissante de la Mahdiyya, qui devint un Etat doté de provinces délimitées, d’une armée divisée en trois commandements, d’un Trésor (bayt al-māl) et d’une institution judiciaire présidée par un qāḍī al-Islām.8 Le second renvoie à la territorialisation du mouvement, dont la capitale évolua d’une région « périphérique » du Soudan turco-égyptien (Jabal Qadīr) vers le centre de l’ancien régime (Khartoum).9 Le troisième a trait à la centralisation de l’autorité du Mahdī. C’est essentiellement grâce à des instruments juridiques que le leader politico-religieux parvint à concentrer tous les pouvoirs de décision dans ses mains. Il décréta non seulement l’abolition de toutes les confréries soufies, mais invalida également les quatre écoles juridiques traditionnelles de l’Islam (madhāhib). Le droit de l’Etat mahdiste ne devait se nourrir que de trois sources : la Sunna, le Coran et l’ilhām (inspiration prophétique). L’ijtihād (jugement indépendant) était évidemment une prérogative du Mahdī.10 Cette méthode légale lui permit de contourner le taqlīd (loi formulée par les écoles juridiques), de neutraliser les ulémas orthodoxes et de remodeler ainsi les sphères politique et sociale du Soudan mahdiste. 6 HOLT P. M. et M. W. DALY, 2000 (1961¹), p. 79-83 ; WARBURG G. R., 2002, p. 39-40. Le processus d’étatisation ne signifia aucunement un processus de « nationalisation » au sens de la construction d’une identité nationale soudanaise, bien que certains aient pu déceler dans la révolution mahdiste les ferments d’un nationalisme soudanais. Cf. VOLL John O., 2000, p. 154, AL-QADDĀL M. S., al-Islām wa’l-siyyāsa fī’l-Sūdān, 1992, p. 62 ; H ASAN Y. F., 1978, p. 10-11 ; ROSSI R. N., 1994, p. 1315 ; ABŪ SHŪK A. I. et A. BJØRKELO, 1996, p. X. 8 BLEUCHOT H., 1989, p. 145-146 ; HOLT P. M. et M. W. DALY, 2000 (1961¹), p. 84-85 ; WARBURG G. R., 2002, p. 39. Les divisions de l’armée correspondaient à la bannière noire (commandée par ‘Abdullahi al-Ta‘āīshī), à la bannière verte (commandée par ‘Alī wad Ḥilū) et à la bannière rouge (commandée par Muḥammad Sharīf, cousin du Mahdī). 9 Une fois Khartoum tombée, le Mahdī installa sa capitale à Omdurman, de l’autre côté du Nil blanc. 10 LAYISH A., 2000, p. 223-224 ; WARBURG G. R., 2002, p. 40-41. 7 12 Cependant, le Mahdī n’eut pas la possibilité de poursuivre sa mission au-delà du Soudan : la mort l’emporta le 22 juin 1885, quelques mois après l’établissement de la capitale mahdiste à Omdurman.11 La disparition du leader provoqua une crise pratique et idéologique au sein de la communauté des Anṣār.12 Qui était en effet son successeur légitime ? Et comment expliquer la mort du Mahdī, lui qui s’était investi d’une mission universelle de restauration de l’Islam mais n’avait conquis qu’un territoire limité aux frontières du Soudan turco-égyptien ? La question de la succession fut résolue presque immédiatement grâce à une assemblée de notables qui prêta allégeance (bay‘a) à ‘Abdullāhi al-Ta‘āīshī.13 Celui-ci jouissait d’une prééminence politique et militaire par rapport aux deux autres prétendants potentiels à la succession, Muḥammad Sharīf et ‘Alī wad Ḥilū.14 Subséquemment à la prise d’El Obeid (janvier 1883), le Mahdī avait déjà octroyé les pleins pouvoirs à ‘Abdullāhi al-Ta‘āīshī, faisant de lui son représentant.15 En outre, il dirigeait la plus grande force militaire stationnée à Omdurman et pouvait ainsi contrer toute velléité adverse. Le problème idéologique fut quant à lui résolu à travers une analogie entre la succession du Prophète de l’Islam et celle du Mahdī : une proclamation enjoignit les Anṣār à suivre l’exemple des premiers Musulmans qui reconnurent Abū Bakr comme le successeur légitime du Prophète et combattirent pour leur religion.16 La tâche qui incombait au Khalīfa ‘Abdullāhi consistait principalement à consolider le jeune Etat mahdiste et à élargir ses frontières territoriales. Durant la première partie de son règne (1885-1889), il fut confronté à plusieurs types de défis intérieurs et extérieurs qui déterminèrent dans une large mesure l’évolution ultérieure du 11 Un tombeau orné d’une haute coupole fut construit à Omdurman pour recueillir la dépouille du Mahdī. Il fut bombardé par les Britanniques lors de la « reconquête » du Soudan (1898), puis rebâti en 1947 par Sayyid ‘Abd al-Raḥman al-Mahdī (1885-1959), fils posthume du Mahdī. Cf. photographie (A) p. XI ; ALLUAUD C., 1907, p. 464 ; WARBURG G. R., 2005, p. 71. Nous reviendrons sur la portée du message mahdiste dans un chapitre ultérieur. 12 Ainsi les partisans de Muḥammad Aḥmad se nommaient-ils, en référence aux premiers disciples médinois du Prophète Muḥammad. Pour une proclamation du Mahdī relative à l’adoption de ce nom, cf. WINGATE F. R., 1968² (1891), p. 48. 13 HOLT P. M., 1986, p. 1240 ; WARBURG G. R., 2002, p. 43. 14 Commandants des trois divisions de l’armée mahdiste, ‘Abdullāhi al-Ta‘āīshī, Muḥammad Sharīf et ‘Alī wad Ḥilū étaient identifiés à trois des premiers califes de l’Islam : Abū Bakr, ‘Umar et ‘Alī. 15 Ibid. Pour la proclamation correspondante, cf. WINGATE F. R., 1968² (1891), p. 228-229 ; YAGI V. A., 1990, p. 575-577. ‘Abdullahi ne fit usage du titre de Khalīfat al-Mahdī (« successeur du Mahdī ») qu’après la mort de ce dernier. 16 HOLT P. M., 1986, p. 1240 ; WARBURG G. R., 2002, p. 43. 13 Soudan mahdiste. Nous mentionnerons brièvement les plus pertinents pour notre étude. Le Khalīfa dut tout d’abord faire face à une série de mouvements d’opposition internes, dont le plus menaçant était incontestablement celui des Ashrāf (parents et partisans du Mahdī) conduits par Muḥammad Sharīf, qui revendiquait la succession du pouvoir. Plusieurs foyers insurrectionnels s’allumèrent au Darfour ainsi qu’à la frontière soudanoabyssine au cours des années 1887-1889, souvent habillés d’un discours messianique.17 Le Khalīfa réussit à neutraliser la plupart de ces forces d’opposition à travers la répression militaire, la destitution administrative et la gestion des ressources au profit de sa propre tribu. L’immense majorité des postes de gouverneur provincial fut octroyée à des Ta‘āīshī18 ou à des clients du Khalīfa, qui remplacèrent ceux que le Mahdī avaient précédemment nommés.19 Les Ta‘āīshī furent victimes d’une politique de migration forcée qui les transposa du Soudan occidental vers la capitale mahdiste en 1888-1889.20 Une menace d’ordre climatique vint s’ajouter aux difficultés intérieures qui assaillaient le successeur du Mahdī. Une famine dévastatrice ravagea le Soudan durant l’année 18891890, dont les funestes conséquences firent couler beaucoup d’encre parmi les prisonniers européens retenus à Omdurman à cette époque.21 Sur le plan extérieur, l’Etat mahdiste entretint des relations conflictuelles avec deux de ses voisins immédiats, l’Egypte et l’Abyssinie. Ce n’est qu’au cours des années 1890 que les menaces externes se multiplièrent et s’européanisèrent, puisque les AngloEgyptiens, les Italiens et les Belges exercèrent une pression respectivement sur les frontières nord, est et sud-ouest du Soudan. Les premières années de règne du Khalīfa ne 17 Nous détaillerons ces mouvements au chapitre suivant. La tribu des Ta‘āīshī, dont le Khalīfa était issu, appartient au groupe des nomades Baqqāra originaires des régions méridionales du Kordofan et du Darfour. 19 HOLT P. M., 1958, p. 125-131 ; HOLT P. M., 1986, p. 1241 ; WARBURG G. R., 2002, p. 44. A l’exception notable d’‘Uthmān Abū Bakr Diqna, dont les origines Beja en faisait un interlocuteur irremplaçable face aux Beja habitant les régions côtières de la mer Rouge. 20 HOLT P. M., 1986, p. 1241 ; HOLT P. M. et M. W. DALY, 2000 (1961¹), p. 91-92 ; WARBURG G. R., 2002, p. 44. La présence des Ta‘āīshī à Omdurman envenima les relations entre le Khalīfa ‘Abdullahi et les awlād al-balad, qui voyaient d’un mauvais œil les privilèges accordés aux nomades par le chef de l’Etat mahdiste. Les Ta‘āīshī ne se laissèrent pas facilement transformer en armée stable et disciplinée ainsi que le Khalīfa l’avait espéré. Pour les objectif politiques et religieux du tahjīr (migration forcée / déportation), cf. KAPTEIJNS L., 1985, p. 79-80. 21 Cf. OHRWALDER J., 1892², p. 284-291 ; SLATIN PACHA R. C., 1898, p. 591-598 ; NEUFELD C., 1899³, p. 116-118. Joseph Ohrwalder et Rudolf C. Slatin interprètent cette famine comme un acte de vengeance divine dirigé contre les Mahdistes. 18 14 connaissaient donc pas encore ce processus d’internationalisation de la question soudanaise. La conquête de l’Egypte constituait l’un des objectifs majeurs, si ce n’est la cible prioritaire, de l’expansion territoriale mahdiste. Elle représentait « l’héritage d’un rêve d’une conquête universelle à travers les terres d’Islam qui s’était évanoui avec la mort du Mahdī. [ma traduction] »22 Le Mahdī avait en effet déjà planifié une campagne sous la direction du général ‘Abd al-Raḥmān al-Nujūmī. Bien que ce dernier ait établi ses quartiers à Dongola dès novembre 1886, l’attaque fut reportée jusqu’au milieu de l’an 1889. Les raisons de cette attente étaient tant physiques que politiques. Il était difficile de maintenir et d’approvisionner une force de combattants tribaux en vue d’une progression dans les régions arides de la Nubie. De plus, al-Nujūmī était le dernier des grands commandants issus du groupe des awlād al-balad, dont les liens avec Muḥammad Sharīf éveillaient la méfiance du Khalīfa.23 En février 1889, celui-ci envoya l’officier Baqqāra Yūnis al-Dikaym à Dongola, afin qu’il y occupe officiellement la charge de gouverneur et qu’il y surveille officieusement les activités d’al-Nujūmī et de ses troupes.24 La confrontation entre les forces mahdistes et anglo-égyptiennes culmina avec la célèbre bataille de Ṭūshkī (3 août 1889, cf. carte A p. I), durant laquelle les Anṣār furent anéantis par les troupes du général Grenfell. Cet épisode est fréquemment présenté comme un événement-clé de l’histoire mahdiste qui sonna le glas des ambitions expansionnistes de la Mahdiyya en direction de l’Egypte.25 Nous détaillerons le conflit qui opposa le Soudan et l’Abyssinie dans la suite de ce chapitre. 22 HOLT P. M. et M. W. DALY, 2000 (1961¹), p. 90. ‘Abd al-‘Azīz Ḥusayn Al-Sāwī et Muḥammad ‘Alī Jādīn conçoivent l’objectif principal de la Mahdiyya comme la libération de l’Egypte et du monde arabomusulman de la domination « turque » (ottomane). Cf. AL-SĀWĪ ‘A. al-‘A. Ḥ. et M. ‘A. JĀDĪN, n. d., p. 143, 145. 23 Ibid. ; WARBURG G. R., 2002, p. 47. 24 HOLT P. M., 1958, p. 159 ; HOLT P. M. et M. W. DALY, 2000 (1961¹), p. 90. 25 HOLT P. M., 1958, p. 165 ; BLEUCHOT H., 1989, p. 163 ; HOLT P. M. et M. W. DALY, 2000 (1961¹), p. 91 ; WARBURG G. R., 2002, p. 47. 15 B. La consolidation d’un ordre impérial En Abyssinie, le règne du Negusä nägäst26 Jean IV (1872-1889) débuta une décennie avant l’éruption de la révolution mahdiste et prit fin quelques années après l’accession du Khalīfa ‘Abdullāhi au pouvoir. Les deux dirigeants ont ceci de commun qu’ils consolidèrent un ordre nouveau établi par leurs prédécesseurs respectifs. Tandis que le Khalīfa achevait la transformation d’un mouvement politico-religieux en structure étatique, le Négus poursuivait le processus d’unification impériale entamé par Théodore II (1855-1868). Ce dernier est considéré par de nombreux historiens comme l’empereur qui inaugura l’histoire contemporaine de l’Abyssinie, mettant un terme au Zamana Masafent (« ère des princes »).27 Parmi les héritages importants du règne de Théodore II, nous pouvons évoquer l’adéquation du pouvoir et de l’autorité politiques, absente durant le Zamana Masafent, et la prépondérance de deux moyens d’accéder au trône impérial : la force militaire et la revendication généalogique salomonique.28 Nous dépeignerons le règne de Jean IV –un peu trop classiquement peut-être- à travers les grandes articulations de ses politiques intérieures et extérieures, qui convergeaient vers l’objectif global d’unification impériale. La politique intérieure se subdivise en trois dynamiques fondamentales. Premièrement, dès le moment où il fut couronné (21 janvier 1872), le Négus s’efforça de soumettre les potentats régionaux en s’appuyant sur une approche plus souple que celle de son prédécesseur. A la centralisation très marquée de Théodore II, Jean IV préféra une politique qui respectait les régionalismes tout en les contrôlant.29 La subordination des deux principaux chefs locaux, Ménélik du Choa et ‘Adāl du Gojjam (cf. carte G p. VII, le Choa y est transcrit « Shawa »), dura plusieurs années. ‘Adāl reconnut Jean IV comme son suzerain en octobre 1874 et obtint le titre de Rās en échange de sa loyauté.30 En mars 26 Littéralement « Roi des Rois », il s’agit du titre traditionnellement employé par les empereurs d’Abyssinie pour qualifier leur rang. Par souci d’allégement, nous désignerons Jean IV sous l’appellation de « Négus » alors que ses vassaux ayant obtenu le grade de roi seront adressés en tant que « Negus ». 27 ZEWDE B., 1991, p. 27, 42 ; ERLICH H., 1994, p. 48. Le Zamana Masafent se réfère à une période de l’histoire abyssine (1769-1855) durant laquelle les Négus de Gondar étaient des marionnettes dans les mains d’une puissante notabilité qui les instituait et les destituait selon son bon vouloir. Des seigneurs régionaux contrôlaient ainsi le trône impérial. 28 ZEWDE B., 1991, p. 42. 29 Ibid., p. 43-44 ; ERLICH H., 1994, p. 57. 30 COULBEAUX J.-B., 1929, vol. 2, p. 468 ; ZEWDE B., 1991, p. 45. 16 1878, ce fut le tour de Ménélik de se soumettre au cours d’une cérémonie officielle où il fut couronné Negus (Roi) du Choa.31 Trois ans plus tard, le Rās ‘Adāl se vit également octroyer le grade de Negus : rebaptisé Takla-Haymanot, il obtint le contrôle du Gojjam et du Kaffa.32 Or, ces soumissions n’empêchèrent pas les deux vassaux de nouer, au cours de l’année 1888, une alliance contre Jean IV afin de promouvoir leurs propres intérêts régionaux. Deuxièmement, le Négus procéda à l’arbitrage de différends opposant ses deux vassaux. C’est ainsi qu’il joua le rôle de médiateur dans le conflit qui éclata en juin 1882 dans la région du Wollega (cf. carte F p. VI).33 Jean IV prononça des sanctions contre les belligérants en leur retirant certains fiefs. Il conclut cet arbitrage par une alliance familiale et politique : il fit marier son fils Ar’aya Sellasé à la fille de Ménélik, Zawditu, visant l’union future de la couronne impériale et de celle du Choa. Le troisième volet de la politique intérieure de Jean IV renvoie au processus d’unification religieuse de l’empire. Nous l’analyserons en détail dans un chapitre ultérieur. Sa politique extérieure avait pour objectif de consolider les frontières de l’Abyssinie, que ce soit par les armes ou par la diplomatie. Malgré plusieurs victoires militaires éclatantes, notamment contre l’Egypte, le Négus ne parvint pas à contrecarrer les avancées italiennes sur son flanc oriental, qui le privèrent d’un accès à la mer qu’il jugeait pourtant vital.34 L’Abyssinie de Jean IV était sujette à des menaces extérieures plus nombreuses et plus pressantes que celle de Théodore II, et ceci à cause de deux évolutions majeures : en premier lieu, le percement du canal de Suez et son inauguration en 1869 conférèrent à la mer Rouge « un statut de route impériale »35 propre à éveiller les appétits des puissances européennes ; en second lieu, le programme expansionniste du Khédive Ismā‘īl (1863-1879) en direction de l’Afrique visait directement le Soudan et 31 COULBEAUX J.-B., 1929, vol. 2, p. 469 ; ZEWDE B., 1991, p. 46 ; HENZE P. B., 2004, p. 150. Nous reviendrons ultérieurement sur les titres de la hiérarchie politico-militaire abyssine. 32 SHINN D. H., 2004, p. 368. 33 ABEBBE B., 1998, p. 111 ; HENZE P. B., 2004, p. 151. 34 ABEBBE B., 1998, p. 106. 35 Ibid., ibid. ; COULBEAUX J.-B., 1929, vol. 2, p. 472. 17 l’Abyssinie.36 Celle-ci fut ainsi directement confrontée à des acteurs aussi variés que l’Egypte, la France, l’Italie puis la Grande Bretagne et le Soudan mahdiste. Sous-estimant les capacités de résistance abyssines, l’Egypte tenta d’encercler territorialement l’Abyssinie et d’isoler diplomatiquement le Négus. Les troupes turcoégyptiennes occupèrent la région de Bogos en 1872 (au nord de l’Erythrée actuelle) et la ville de Harar (sud-est de l’Abyssinie) trois ans plus tard (cf. carte G p. VII).37 Bien que Jean IV ait échoué à intéresser les puissances européennes à son sort, même en invoquant une potentielle solidarité chrétienne contre les forces musulmanes du Khédive, il réussit à infliger un terrible coup à l’expansionnisme turco-égyptien. Sa faiblesse diplomatique fut en quelque sorte compensée par son succès militaire lors des batailles de Gundet (16 novembre 1875) et de Gura (7-9 mars 1876), qui furent le théâtre de l’anéantissement des troupes turco-égyptiennes.38 Bahru Zewde met en évidence l’importance de ces victoires pour la sauvegarde de l’indépendance de l’Abyssinie. Il les juge plus remarquables que la célèbre bataille d’Adwa (1896), du fait que Jean IV affronta l’Egypte en tant que dirigeant d’un pays divisé, alors que Ménélik vainquit les Italiens en s’appuyant sur une Ethiopie unifiée.39 Il est indéniable que l’issue du conflit procura au Négus des gains matériaux (armes modernes) et psychologiques (prestige local et international) significatifs, qui ne furent pas sans effet sur les relations extérieures de l’Abyssinie. La France prit pied sur la côte orientale de l’Abyssinie à partir de 1862, année où elle acquit le territoire d’Obock faisant face au golfe d’Aden (cf. carte B p. II). Ce n’est néanmoins que dans les années 1884-1888 qu’elle consolida sa présence dans la région et constitua « la côte française des Somalis »40, ancêtre de l’actuel Djibouti. Quant à l’Italie, elle s’implanta sur la côte dès 1879, dix ans après que le port d’Assab fut acheté par la 36 ZEWDE B., 1991, p. 50 ; ABEBBE B., 1998, p. 106. Ismā‘īl réussit à annexer de vastes territoires au Soudan turco-égyptien : Souakin et Massawa (1865), l’Equatoria (1871), le Baḥr al-Ghazāl (1873) et le Darfour (1874). Abebbe émet l’hypothèse intéressante selon laquelle le Khédive avait l’intention d’exploiter les terres fertiles d’Abyssinie pour solder les dettes qui pesaient sur les finances égyptiennes. 37 ZEWDE B., 1991, p. 50-51 ; HENZE P. B., 2004, p. 148. Le Suisse Werner Munzinger, qui exerça la fonction de consul de France à Massawa (1864-1870) puis de gouverneur de Massawa au service du régime turco-égyptien (1871-1875), joua un rôle décisif en tant qu’architecte de l’expansionnisme turco-égyptien en direction de l’Abyssinie. Il périt en 1875 au cours d’une expédition qui se dirigeait vers le Choa. Cf. WARBURG G. R., 2005, p. 56-58. 38 CAULK R. A., 1971, p. 25 ; ZEWDE B., 1991, p. 52-53 ; ABEBBE B., 1998, p. 107 ; HENZE P. B., 2004, p. 148-149. Les sites de ces batailles se situent au nord d’Adwa, sur le haut plateau du Hamasien (cf. carte G p. VII) 39 ZEWDE B., 1991, p. 53. 40 COULBEAUX J.-B., 1929, vol. 2, p. 472. 18 compagnie de navigation Rubattino. Assab fut le point de départ de la pénétration impérialiste italienne en Abyssinie, qui se traduisit initialement par une série d’expéditions à l’intérieur des terres (1881, 1883).41 Il n’est pas inintéressant de considérer l’évolution du règne de Jean IV à travers la transformation des configurations stratégiques intra et extra abyssines. Les années 18761878 peuvent être perçues comme la période d’apogée du pouvoir du Négus. Il avait en effet soumis ses potentiels rivaux internes et triomphé de l’ennemi turco-égyptien, le danger extérieur le plus menaçant vis-à-vis de l’Abyssinie de cette époque.42 Or, le début des années 1880 vit se produire des événements qui, bien que concernant l’Egypte et le Soudan en premier lieu, allaient avoir de graves répercussions sur l’Abyssinie. La révolution mahdiste (1881-1885) et l’occupation simultanée de l’Egypte par la Grande Bretagne (1882) déclenchèrent plusieurs processus dont l’issue se révéla fatale pour Jean IV, tant sur le plan politique que personnel. Premièrement, l’adversaire turco-égyptien très affaibli depuis la seconde moitié des années 1870- fut substitué par le Soudan mahdiste, dont l’idéologie militante et les victoires fulgurantes contre l’occupant turcoégyptien n’avaient rien de rassurant. Deuxièmement, la Grande Bretagne se départit de son indifférence à l’égard de l’Abyssinie, car elle était désormais responsable des troupes turco-égyptiennes stationnées le long de la frontière soudano-abyssine. Troisièmement, l’implication croissante des Britanniques dans la vallée du Nil et dans les eaux de la mer Rouge facilita la progression des Italiens en Abyssinie orientale.43 L’année 1885 marque ainsi un tournant important dans la carrière de Jean IV : alors que l’Italie hissait son drapeau dans le port de Massawa avec l’accord tacite de la Grande Bretagne (février 1885), un conflit armé éclatait entre le Soudan et l’Abyssinie, qui allait agiter la zone frontalière pendant quatre ans. L’insubordination croissante de Ménélik du Choa constituait le troisième pan d’une tension triangulaire à laquelle Jean IV n’allait survivre ni politiquement, ni biologiquement.44 41 Ibid., p. 473 ; ABEBBE B., 1998, p. 114. ZEWDE B., 1991, p. 55. 43 Ibid., p. 54 ; MARCUS H. G., 1975, p. 79, 82. 44 ZEWDE B., 1991, p. 56. 42 19 C. Une confrontation imbriquée dans les processus impérialistes européens La nouvelle configuration stratégique qui se dessina dans la vallée du Nil au cours de la première moitié des années 1880 rassembla les conditions nécessaires –mais pas forcément suffisantes- à la cristallisation de tensions croissantes entre le Soudan et l’Abyssinie. Précisons d’ores et déjà que nous nous concentrerons intentionnellement sur l’aspect militaire de cette confrontation, non pas par goût particulier pour l’histoire militaire, mais parce que ses facettes politiques, idéologiques, épistolaires et représentationelles occuperont toute notre attention dans la suite de l’étude. Comme nous avons commencé à le suggérer plus haut, la simultanéité de l’embrasement mahdiste au Soudan et de l’occupation britannique de l’Egypte amena la Grande Bretagne à chercher un rapprochement diplomatique avec l’Abyssinie. En effet, le territoire de celle-ci était la seule voie d’évacuation possible des garnisons turcoégyptiennes assaillies par les Mahdistes le long de la frontière soudano-abyssine.45 Quant à l’Abyssinie, elle pouvait tenter, à travers des négociations avec la puissance qui contrôlait désormais l’Egypte, de récupérer des territoires dont son vieil ennemi s’était emparé au début des années 1870. C’est ainsi que fut signé le traité anglo-abyssin de Hewett, également connu sous le nom de « traité d’Adwa » (3 juin 1884).46 Parmi les clauses les plus importantes de cet accord, il faut mentionner l’engagement de l’Abyssinie à assister l’évacuation des troupes turco-égyptiennes stationnées à Kassala, Amadib et Sanhit (Keren) (cf. carte B p. II). En contrepartie, le Négus obtenait des avantages politiques, militaires, commerciaux et religieux significatifs : la cession du territoire de Bogos, le libre transit des marchandises –y compris les armes- par Massawa (sous protection britannique), l’extradition réciproque de criminels, l’envoi facilité de plusieurs évêques d’Alexandrie (Abuna dans l’Eglise orthodoxe abyssine), ainsi que le recours à l’arbitrage britannique pour régler d’éventuels conflits avec le Khédive.47 45 AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 20. HOLT P. M., 1958, p. 148 ; TRIMINGHAM J. S., 1965 (1952¹), p. 124 ; SANDERSON G. N., 1969, p. 17 ; CAULK R. A., 1971, p. 24, 28 ; MARCUS H. G., 1975, p. 81 ; ABEBBE B., 1998, p. 114. L’amiral Sir William Hewett fut envoyé par la Grande Bretagne pour négocier les termes de l’accord avec Jean IV. 47 HERTSLET Sir E., The map of Africa by treaty. Londres, 1967, vol. 2, p. 422-423, cité par MARCUS H. G., 1975, p. 81 ; ABEBBE B., 1998, p. 114-115. 46 20 Le traité entraîna une première série d’affrontements soudano-abyssins dans deux secteurs géographiques distincts : Kassala d’une part, et la région comprise entre le fleuve Aṭbara et le Nil bleu d’autre part (cf carte B p. II). Cette dernière nous intéresse tout particulièrement, car c’est elle qui fut le théâtre du conflit armé représenté dans la chronique d’‘Abd al-Qādir. Les troupes turco-égyptiennes y étaient postées dans trois centres principaux : al-Qaḍārif (aussi connu sous le nom de Sūq Abū Sin), al-Qallābāt et al-Jīra. Tels des îles au milieu de l’océan mahdiste, ces trois points d’ancrage turcoégyptiens n’hébergeaient que de petites garnisons relativement vulnérables.48 Alors qu’alQaḍārif se rendit aux Anṣār en avril 1884 (avant la signature du traité de Hewett), alQallābāt et al-Jīra résistèrent à la pression mahdiste jusqu’à ce qu’elles soient évacuées respectivement les 28 février et 4 juillet 1885. Les troupes turco-égyptiennes prirent le chemin de l’Abyssinie pour atteindre Massawa quelques mois plus tard.49 L’émir mahdiste Muḥammad walad Arbāb occupa al-Qallābāt à partir du 5 mars 1885 et gouverna la région jusqu’à ce que les hostilités soudano-abyssines s’intensifient en janvier 1887. Ce laps de temps d’environ deux ans vit la multiplication d’incursions transfrontalières bidirectionnelles entre le Soudan et l’Abyssinie. Bien que d’envergure encore très modeste, elles initièrent une spirale de violence et de représailles qui se transforma par la suite en un véritable affrontement. En novembre 1885, le Khalīfa ‘Abdullāhi autorisa Arbāb à attaquer une église abyssine située à une journée de marche d’al-Qallābāt. A peine une demi année s’était-elle écoulée que l’émir mahdiste prit d’assaut le Jabal Ghūra (à trois jours de marche d’al-Qallābāt), marquant ainsi la première expansion mahdiste en territoire abyssin. De leur côté, les Abyssins organisèrent quelques expéditions dans la zone frontalière, dont les résultats furent mitigés.50 Cependant, le Negus Takla-Heymanot prépara une attaque plus massive de la ville d’al-Qallābāt, que ses forces assaillirent en janvier 1887. Il invoqua la destruction de 48 HOLT P. M., 1958, p. 147 ; AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 18-19. L’officier turco-égyptien chargé de procéder à l’évacuation d’al-Qallābāt, Sa‘d Rif‘at, décrivit sa mission dans un rapport qui est aujourd’hui conservé aux archives soudanaises : Bimbashi Sa‘d Efendi Rif‘at, Report on the insurrection and evacuation of the Red Sea stations made in 1889. CAIRINT 1/25/129. 50 YAGI V. A., 1990, p. 512 ; AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 56. L’affirmation d’Hervé Bleuchot selon laquelle « le front resta relativement calme en 1886 » nous semble donc inexacte. Cf. BLEUCHOT H., 1989, p. 161. 49 21 l’église de Ghabta par les Anṣār afin de justifier son attitude agressive.51 Des milliers de Mahdistes périrent au cours de la bataille, dont leur chef Muḥammad walad Arbāb. Après avoir ruiné la ville, les Abyssins s’en retournèrent dans leur pays. Ayant eu vent du carnage, le Khalīfa nomma l’émir Yūnis al-Dikaym au poste de gouverneur d’al-Qallābāt et le dépêcha rapidement dans la région (31 janvier 1887). alDikaym épousa une politique de représailles à petite échelle, mais provoqua l’Abyssinie de façon directe en faisant arrêter une caravane de marchands abyssins et en envoyant ses membres à Omdurman tels des prisonniers de guerre.52 A la même époque, le commandant Ḥamdān Abū ‘Anja était rappelé des Monts Nuba par le Khalīfa, qui avait l’intention de le joindre à al-Dikaym pour renforcer les positions mahdistes face à l’Abyssinie. Abū ‘Anja passa l’été 1887 dans la capitale, puis commença à mouvoir ses troupes en direction du sud-est (dès octobre 1887). Immédiatement après son arrivée à alQallābāt (début décembre 1887), des troubles d’ordre politico-religieux engendrèrent des tensions entre les deux émirs.53 Abū ‘Anja prit finalement la place d’al-Dikaym tandis que celui-ci était sommé de retourner à Omdurman. L’année durant laquelle Abū ‘Anja exerça la fonction de gouverneur du district d’al-Qallābāt connut une escalade des opérations militaires mahdistes en Abyssinie. Jouissant du soutien inconditionnel de son patron le Khalīfa, l’émir organisa une campagne contre Takla-Heymanot, dont il vainquit les troupes dans la région de Dambiya (cf. carte G p. VII) les 18 et 19 janvier 1888. Quelques jours plus tard, les Anṣār pénétraient dans l’ancienne capitale impériale de Gondar, dont les biens furent pillés, les églises saccagées et les habitants emmenés en esclavage.54 Les combattants retournèrent rapidement à al-Qallābāt. Les historiens soudanais Muḥammad Ibrāhīm Abū Salīm et Muḥammad Sa‘īd al-Qaddāl soulignent que cette campagne représente la plus grande 51 CAULK R. A., 1971, p. 29 ; AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 57. HOLT P. M., 1958, p. 151 ; SANDERSON G. N., 1969, p. 19. Nous reviendrons sur cet épisode dans le chapitre consacré aux modalités d’échange entre le Soudan et l’Abyssinie. 53 Il s’agit d’un mouvement de dissidence religieuse que nous analyserons au chapitre suivant. 54 ALLUAUD C., 1907, p. 468 ; HOLT P. M., 1958, p. 153 ; SANDERSON G. N., 1969, p. 20 ; CAULK R. A., 1971, p. 29-30 ; BLEUCHOT H., 1989, p. 161 ; AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 107-109 ; ULLENDORFF E., 1993, p. 5 ; ERLICH H., 1994, p. 70 ; HOLT P. M. et M. W. DALY, 2000 (1961¹), p. 89 ; ROBINSON D., 2004, p. 177. 52 22 expansion mahdiste en territoire abyssin. Ils s’interrogent néanmoins sur les raisons qui empêchèrent Abū ‘Anja de poursuivre sa progression. Il semblerait que le Khalīfa ne l’autorisa pas à cause de facteurs géographiques, logistiques, stratégiques et religieux. En effet, cette région de l’Abyssinie se distingue par son terrain accidenté et ses fortes pluies, qui rendirent les communications entre les troupes mahdistes et la capitale extrêmement difficiles. L’approvisionnement d’une grande armée postée autour de Gondar s’avérait laborieux. De plus, les priorités stratégiques du Khalīfa ne se trouvaient pas, à ce moment-là, du côté de l’Abyssinie, mais bien plutôt du côté de Souakin, de l’Egypte et du Darfour. Enfin, l’accueil que les populations abyssines -musulmanes inclues- réservèrent aux Anṣār n’était pas suffisamment favorable pour permettre l’expansion de la prédication mahdiste.55 En juin de la même année, Abū ‘Anja conduisit une seconde campagne en Abyssinie qui le mena jusqu’à la province de Balesa à l’est du lac Tana. Les pluies ne permirent pas aux Mahdistes de demeurer très longtemps dans cette zone, qu’ils ravagèrent avant de se retirer.56 D’autres expéditions furent lancées dans l’extrême sudouest de l’Abyssinie, notamment dans la région du Wollega (cf. carte F p. VI). Elles nuisaient plus aux intérêts de Ménélik qu’à ceux de Jean IV, dans la mesure où les Anṣār établirent des contacts avec des chefs galla qui résistaient à l’invasion de leur territoire par les troupes du Choa.57 Après un bref séjour à Omdurman destiné à renouveler son allégeance au Khalīfa ‘Abdullāhi (novembre 1888), Abū ‘Anja revint à al-Qallābāt, où il mourut subitement le 29 janvier 1889.58 La disparition d’un commandant aussi respecté et apprécié qu’Abū ‘Anja provoqua une crise momentanée. Le choix d’un successeur avait initialement porté sur Aḥmad ‘Alī, membre de la tribu du Khalīfa, mais les soldats d’al-Qallābāt refusèrent de lui obéir. Le chef de l’Etat mahdiste chargea alors une commission de se rendre sur place et de nommer un commandant qui satisferait mieux aux exigences locales. Les 55 ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 15-16 ; AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 109-110. HOLT P. M., 1958, p. 154 ; SANDERSON G. N., 1969, p. 23. 57 TRIMINGHAM J. S., 1965 (1952¹), p. 124 ; SANDERSON G. N., 1969, p. 23 ; ZEWDE B., 1991, p. 59. 58 SHUQAYR N., 1981 (1903¹), p. 745 ; HOLT P. M., 1958, p. 154 ; CAULK R. A., 1971, p. 32 ; BLEUCHOT H., 1989, p. 162 ; YAGI V. A., 1990, p. 517 ; AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 124 ; ERLICH H., 1994, p. 71 ; HOLT P. M. et M. W. DALY, 2000 (1961¹), p. 89. La mort de l’émir mahdiste semble avoir été causée par une intoxication alimentaire plutôt que par un empoisonnement intentionnel. 56 23 commissaires retinrent al-Zākī Ṭamal, dont l’appartenance à la tribu des Mandala en faisait un client des Ta‘āīshī.59 Le nouveau gouverneur continua le travail de fortification d’al-Qallābāt entamé par son prédécesseur, dans une perspective plus défensive qu’offensive. Pendant ce temps, le Négus abyssin rassemblait ses forces avec l’intention d’infliger une défaite décisive au camp mahdiste. Entouré notamment du Negus TaklaHeymanot et du Rās Alūlā60, Jean IV assaillit al-Qallābāt le 9 mars 1889. Les troupes abyssines submergèrent les défenses mahdistes et pénétrèrent dans la ville. Alors qu’elles étaient sur le point de triompher des Anṣār, le Négus s’écroula soudainement sur le champ de bataille, atteint d’une balle en pleine poitrine. A la vue de cette scène, les combattants abyssins battirent en retraite et la victoire se transforma en défaite.61 Les Mahdistes les poursuivirent jusqu’aux rives du fleuve Aṭbara, où ils les vainquirent et acquirent un butin important, qui comprenait de nombreux objets et parures ayant appartenu au défunt Négus. Ṭamal rédigea un rapport de la bataille, qui fut lithographié sur la presse d’Omdurman pour être propagé dans les différentes provinces du Soudan mahdiste.62 La bataille d’al-Qallābāt marque la fin d’une époque, non seulement à cause de la mort du Négus Jean IV, mais également –et peut-être surtout- parce qu’elle fut le point culminant du conflit entre le Soudan mahdiste et l’Abyssinie. Après cette date, les 59 HOLT P. M., 1958, p. 154. Abū ‘Anja était également issu de la tribu des Mandala. L’origine servile imputée aux membres de cette tribu ne fut pas sans impact sur les relations intra-élitaires mahdistes : de la même façon que la nomination d’Abū ‘Anja excita la jalousie d’al-Dikaym, celle de Ṭamal avait de quoi faire enrager Aḥmad ‘Alī. 60 Rās Alūlā gouvernait le territoire du Märäb Mellāsh situé au nord de l’Abyssinie (partie occidentale de l’Erythrée actuelle). Sa loyauté à l’égard de Jean IV ne trouva pas d’équivalent parmi les autres vassaux du Négus. 61 HOLT P. M., 1958, p. 155 ; SANDERSON G. N., 1969, p. 25 ; AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 143 ; ERLICH H., 1994, p. 71 ; HOLT P. M. et M. W. DALY, 2000 (1961¹), p. 89. 62 HOLT P. M., 1958, p. 155 ; SANDERSON G. N., 1969, p. 25. Cette presse lithographique, qui avait d’abord servi au gouvernement turco-égyptien (1820-1885), fut appropriée par les Mahdistes lors de la prise de Khartoum en janvier 1885. Elle fut transférée à l’Arsenal (bayt al-amāna) d’Omdurman et sa gestion fut rattachée au Trésor (bayt al-māl). Outre les écrits du Mahdī (proclamations, lettres) et divers ouvrages de droit musulman, la presse servit à imprimer les proclamations (manshūrāt) et avertissements (indhārāt) que le Khalīfa envoya au Khédive Tawfīq, au Sultan Abdülhamid II et à la Reine Victoria, ainsi que les lettres qu’il destinait aux provinces du Soudan. Elle joua un rôle important au niveau administratif (diffusion des édits officiels), militaire (mobilisation des armées, communication entre le centre de l’Etat et les commandants des provinces) et culturel (impact sur l’idéologie djihadiste de l’Etat mahdiste). Cf. photographie (B) p. XI et « Ālat ṭibā‘a – līthūqrāfī / Printing press (litho.) », Matḥaf Bayt al-Khalīfa, Omdurman, Soudan (27 février 2007). Le rôle de cette presse a été minimisé par Theobald : THEOBALD A. B., 1962 (1951¹), p. 183 note (2). 24 relations entre les deux Etats se colorèrent d’une teinte diplomatique de plus en plus intense, aux dépens des opérations militaires de part et d’autre de la frontière.63 Malgré ses limites spatiales relativement circonscrites, la confrontation qui dura de 1885 à 1889 ne fut pas sans répercussions majeures sur le plan régional. Quelles furent donc les implications stratégiques du conflit soudano-abyssin ? Au niveau local, le conflit ne produisit aucun gain territorial important, ni pour le Soudan, ni pour l’Abyssinie.64 A l’échelle régionale, il eut néanmoins deux conséquences déterminantes pour l’évolution géopolitique ultérieure des deux Etats. Premièrement, la disparition de Jean IV signifiait la fin du rôle du Tigré en tant que centre de gravité politique de l’Abyssinie. En s’asseyant sur le trône impérial, Ménélik substituait le Choa au Tigré en même temps qu’il annonçait une politique conciliatrice à l’égard de l’Etat mahdiste.65 Deuxièmement, la puissance impérialiste qu’aspirait à devenir l’Italie exploita le fait que Jean IV et son vassal le Rās Alūlā étaient occupés à combattre les Mahdistes pour progresser, à partir de l’enclave de Massawa, à l’intérieur des terres abyssines. L’expansion italienne fut d’abord rendue possible par l’absence du Rās Alūlā dans le Märäb Mellāsh ; elle épousa ensuite une forme plus formelle à travers le traité de Wichalē (2 mai 1889), qui conféra à l’autorité de Ménélik une reconnaissance et un soutien italiens en échange de concessions territoriales considérables dans le nord.66 Ce processus conduisit à la naissance, un an plus tard, de l’Erythrée en tant que colonie italienne (1er janvier 1890). Nous adoptons ainsi le raisonnement de nombreux historiens qui posent les Italiens en véritables vainqueurs du conflit soudano-abyssin. Alors que l’Abyssinie se voyait amputée d’une partie de son territoire, le Soudan était désormais confronté de façon directe à ce nouvel ennemi, dont les ambitions impérialistes allaient révéler un visage sensiblement plus menaçant que le ton adouci de la diplomatie abyssine.67 63 Une situation de « paix non déclarée » prévalut jusqu’à ce qu’une entente soudano-abyssine soit conclue au début de l’année 1897. Cf. notamment MAHDIA 1/34/10B, SANDERSON G. N., 1969, p. 26, 28-37. 64 HOLT P. M., 1986, p. 1241 ; WARBURG G. R., 2002, p. 47. 65 CAULK R. A., 1971, p. 26 ; ERLICH H., 1994, p. 71. 66 SANDERSON G. N., 1969, p. 27 ; CAULK R. A., 1971, p. 35 ; ZEWDE B., 1991, p. 75. Une convention signée à Rome en octobre 1889 ajouta au traité la clause d’ « occupation effective » qui permit à l’Italie de légitimer son expansion en direction de la rivière de Märäb. Cette avancée transcendait clairement les limites prescrites par le traité de Wichalē. 67 ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 17. Les Italiens infligeront en effet une défaite sévère aux Mahdistes à Agordat (décembre 1893) puis occuperont la ville de Kassala (juillet 1894). 25 III. Le Ṭirāz, une broderie littéraire offerte au Khalīfa ‘Abdullāhi Les épisodes conflictuels qui agitèrent la frontière soudano-abyssine au cours des années 1885-1889 ne laissèrent pas le Khalīfa ‘Abdullāhi indifférent. Le récit des événements semble avoir constitué en lui-même un enjeu politique et idéologique important, car le chef de l’Etat mahdiste tint à ce qu’une version officielle des faits soit couchée sur papier. Il visait vraisemblablement à diffuser parmi ses sujets lettrés une interprétation du conflit qui légitime sa politique à l’égard de l’Abyssinie et consolide son pouvoir. Le Khalīfa confia cette tâche au ‘ālim et qāḍī Ismā‘īl b. ‘Abd al-Qādir1, dont il avait apprécié l’ouvrage consacré à la vie du Mahdī Muḥammad Aḥmad et aux premières années de la Mahdiyya.2 La chronique officielle du conflit soudano-abyssin fut pondue moins de trois mois après la bataille d’al-Qallābāt3, fait qui met en évidence la volonté du Khalīfa de propager rapidement la nouvelle de la victoire mahdiste contre les Abyssins. Cet empressement indique peut-être l’existence de versions concurrentes ou de rumeurs dépeignant autrement les événements de la frontière orientale. L’un des intérêts majeurs de la chronique d’‘Abd al-Qādir réside dans sa qualité de témoignage rare, si ce n’est unique, d’un Soudanais mahdiste qui écrit « à chaud », au moment où les événements se produisent. Elle constitue en outre la seule source mahdiste connue qui traite des relations avec l’Abyssinie voisine sous une forme littéraire non diplomatique. Il est donc concevable, à travers son étude, de tenter de répondre à la 1 Ci-après dénommé ‘Abd al-Qādir afin d’alléger le texte. Son nom exact varie en fonction des sources : Ismā‘īl b. ‘Abd al-Qādir selon ses propres écrits ; Shuqayr lui ajoute la nisba « al-Kurdufānī » : cf. SHAKED H., 1978, p. 16 note (28) ; alors que d’autres auteurs lui ajoutent le qualificatif « al-Mūftī » : cf. MIKHĀ’ĪL S., 1924, p. 39, AL-MUFTĪ H. S. A., 1959, p. 139. 2 Intitulé Sa‘ādat al-mustahdī bi-sīrat al-Imām al-Mahdī, cet ouvrage fut achevé le 6 novembre 1888. Pour une édition critique en arabe, cf. ABŪ SALĪM M. I., 1972. Pour une traduction anglaise résumée et commentée, cf. SHAKED H., 1978. 3 Le 6 juin 1889 selon ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 22. Par ordre du Khalīfa, la chronique jouit d’une large diffusion au Soudan. Cf. SANDERSON G. N., 1969, p. 39 note (4). 26 première question de notre problématique : comment un membre de l’élite mahdiste représente-t-il les relations entre le Soudan et l’Abyssinie au début du règne du Khalīfa ‘Abdullāhi, et à quelles fins ? Cette interrogation requiert plusieurs développements. Nous examinerons dans un premier temps l’identité de l’auteur, le contexte dans lequel il écrivit la chronique et les sources qu’il employa. Après avoir brièvement présenté le style et le contenu de l’ouvrage, nous poserons la question de sa fiabilité historique en tentant de préciser l’utilité de cette notion relativement à une histoire des représentations. Enfin, nous analyserons la façon dont ‘Abd al-Qādir représente les relations soudano-abyssines de son époque. A. Une grâce califale éphémère et un manuscrit miraculé Ismā‘īl b. ‘Abd al-Qādir al-Kurdufānī naquit en 1844 à El Obeid, capitale de la province du Kordofan. Il était issu d’une famille religieuse bien établie du côté maternel. Son grand-père Ismā‘īl al-Walī al-Kurdufānī fonda en 1842 un sous-ordre de la ṭarīqa Khatmīyya, plus tard connu sous le nom d’ Ismā‘īlīyya.4 Les deux fils d’al-Walī suivirent des trajectoires politico-religieuses sensiblement différentes, qui eurent toutes deux un impact important sur le parcours d’‘Abd al-Qādir lui-même. Alors que Muḥammad alMakkī succéda à son père à la tête de la ṭarīqa et devint un partisan du mouvement mahdiste, son jeune frère Aḥmad al-Azharī étudia à al-Azhar, y enseigna, et soutint le gouvernement turco-égyptien au moment de la manifestation du Mahdī en 1881.5 Après des études religieuses dans sa ville natale, ‘Abd al-Qādir se rendit au Caire accompagné de son oncle al-Azharī. Il étudia à al-Azhar, où il se distingua par ses qualités intellectuelles et son excellence dans des sciences telles que l’histoire, la littérature et la poésie.6 Au terme de douze ans d’études dans la prestigieuse institution égyptienne, il commença à y enseigner la langue, la logique et la traduction. Son prestige 4 SHAKED H., 1978, p. 19 ; ABŪ SALĪM M. I., 1989³, p. 211. HOLT P. M., 1973, p. 128 ; SHAKED H., 1978, p. 19-20. Les descendants d’Aḥmad al-Azharī joueront un rôle prépondérant dans la vie religieuse et politique du Soudan au XXe siècle. Son petit-fils Ismā‘īl alAzharī sera notamment le premier à exercer la fonction de premier ministre au Soudan en janvier 1954. 6 MIKHĀ’ĪL S., 1924, p. 39. 5 27 s’accrût et il obtint plusieurs prix de poésie.7 Il retourna ensuite au Soudan par la route du Darfour, appelée communément Darb al-Arba‘īn8, et atteignit la ville d’El Fasher. Les Sultans du Darfour l’honorèrent et lui offrirent « d’abondants présents en esclaves et en argent lorsqu’ils se rendirent compte de son savoir et de sa vertu. [Ils] le prièrent de demeurer avec eux afin de diffuser la science dans leur pays. [ma traduction] »9 ‘Abd alQādir resta quelques temps au Darfour puis requit la permission de retourner à El Obeid afin de voir son père malade. Il fut nommé muftī du Kordofan par les autorités turcoégyptiennes, poste qu’il occupa jusqu’à l’arrivée du Mahdī à Kābā le 1er septembre 1882. Il se joignit au camp mahdiste quelques jours avant l’attaque manquée d’El Obeid par les Anṣār (8 septembre 1882).10 Pour quelles raisons décida-t-il d’adhérer au mouvement mahdiste ? Plusieurs explications sont plausibles. La première est qu’il fut influencé par des habitants d’El Obeid, eux-mêmes partisans du Mahdī.11 Un second motif réside dans son mécontentement à l’égard du régime turco-égyptien. Troisièmement, une foi sincère en la mission de Muḥammad Aḥmad aurait poussé toute la famille d’‘Abd al-Qādir, excepté son oncle Aḥmad al-Azharī, à soutenir le mouvement mahdiste du début à la fin. Enfin, il se peut qu’‘Abd al-Qādir ait rejoint le Mahdī pour des motifs pragmatiques plutôt que religieux ou idéologiques.12 Son parcours s’obscurcit durant les premières années de la Mahdiyya. ‘Abd al-Qādir aurait assisté à la chute d’El Obeid (19 janvier 1883) et à la bataille de Shaykān, durant laquelle l’expédition anglo-égyptienne dirigée par Hicks fut anéantie par les Mahdistes (5 novembre 1883, cf. carte A p. I). Subséquemment à la prise de Khartoum (25 janvier 1885), il se serait installé à Omdurman, nouvelle capitale de l’Etat mahdiste. 7 ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 19. La durée du voyage d’Assiout (vallée du Nil égyptienne) à Kobbé (Darfour, au nord-ouest d’El Fasher) est en effet estimée à quarante jours de marche. Pour plus d’informations sur cette ancienne route caravanière, cf. JOBBINS Jenny, « The 40 days’ nightmare », 13-19 novembre 2003 [en ligne] http://weekly.ahram.org.eg/2003/664/he1.htm (20 avril 2007). 9 MIKHĀ’ĪL S., 1924, p. 40 ; cf. également SHAKED H., 1978, p. 21. 10 SHAKED H., 1978, p. 22. 11 ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 20. 12 Abū Salīm cité par SHAKED H., 1978, p. 22. Abū Salīm privilégie la dernière explication, bien que les différents motifs ne soient pas mutuellement exclusifs. ABŪ SALĪM M. I., 1972, p. 17-18. 8 28 La biographie d’‘Abd al-Qādir jusqu’à la mort du Mahdī (22 juin 1885) est dominée par deux visions opposées. La première souligne qu’il n’aurait joué aucun rôle notable dans les événements politiques et militaires de l’époque, ou du moins qu’il n’aurait rien fait qui le distingue de ses semblables.13 Par contraste, la seconde affirme qu’‘Abd al-Qādir aurait gagné les faveurs du Mahdī grâce à un récit élogieux de ses premières victoires. Il aurait conséquemment été chargé d’établir la chronique des événements jugés importants.14 Homme du commun « sorti de l’ombre » ou chroniqueur officiel dès les débuts de l’Etat mahdiste, ces deux versions perdurent après la prise de pouvoir du Khalīfa ‘Abdullāhi. Selon Na‘ūm Shuqayr15, ‘Abd al-Qādir aurait commencé la rédaction d’un ouvrage relatant la vie du Mahdī afin de se faire remarquer par l’élite politique. Le fait que le Khalīfa ait apprécié son œuvre lui aurait permis de sortir de son état « obscur » et de s’élever socialement et politiquement.16 A l’inverse, Rudolf Slatin affirme que sa fonction de chroniqueur officiel, débutée au temps du Mahdī, aurait simplement été maintenue par le Khalīfa.17 Quelle que ce soit la véritable évolution de la carrière d’‘Abd al-Qādir, sa production d’ouvrages appréciés du Khalīfa contribua sans doute à lui procurer une position élevée dans le système judiciaire de l’Etat mahdiste. Il exerça la fonction de qāḍī à Omdurman et était considéré comme l’un des grands ulémas du Khalīfa.18 Bien que son rang exact ne soit pas connu, la présence de sa signature au bas de plusieurs documents juridiques importants atteste d’une position éminente dans la hiérarchie judiciaire. A titre d’exemple, un édit relatif à la réquisition de bateaux par le bayt al-māl (Trésor), datant du 13 ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 20 ; Shuqayr cité par SHAKED H., 1978, p. 23. Slatin et Trimingham cité par SHAKED H., 1978, p. 23. 15 Na‘ūm Shuqayr (1863-1922), d’origine libanaise, entra au service du gouvernement turco-égyptien en tant que clerc au début des années 1880. Il rejoignit ensuite le Service des Renseignements égyptiens, où il dirigea la section d’histoire. S’appuyant sur la multitude d’informations relatives au Soudan qu’il récolta durant presque deux décennies, il publia en 1903 Ta’rīkh al-Sūdān al-qadīm wa’l-ḥadīth wajughrāfiyatuhu. Cf. SHUQAYR N., 1981 (1903¹), p. 3. 16 Shuqayr cité par SHAKED H., 1978, p. 24 ; ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 20. 17 Slatin cité par SHAKED H., 1978, p. 24. Rudolf Carl von Slatin (1857-1932) était un officier autrichien au service du gouvernement turco-égyptien. Il fut notamment inspecteur des finances (1878), gouverneur de Dāra (1879-1881), puis gouverneur du Darfour (1881-1884). De 1884 à 1895, il fut détenu à Omdurman comme prisonnier de l’Etat mahdiste. Il réussit à s’enfuir et rejoignit l’armée égyptienne, où il exerça la fonction d’assistant directeur des Services de Renseignements. Sous le Condominium anglo-égyptien (1899-1956), affublé du grade de pacha, il servit d’inspecteur général du Soudan. Cf. HILL R. L., 1965 et Id., 1967², p. 339-340. 18 MIKHĀ’ĪL S., 1924, p. 40 ; AL-MUFTĪ H. S. A., 1959, p. 149. 14 29 23 février 1892, porte son sceau directement après ceux du qāḍī al-Islām Aḥmad ‘Alī et du qāḍī ‘Abd al-Qādir b. Umm Maryūm. Dans le cas de la sentence d’emprisonnement prononcée un mois plus tard contre le Khalīfa Muḥammad Sharīf, l’un des principaux opposants au règne du Khalīfa ‘Abdullāhi, le nom d’‘Abd al-Qādir apparaît à la quatrième place parmi une liste de quarante-cinq notables.19 Aussi sa fonction lui permettait-elle de légitimer juridiquement la décision du Khalīfa d’éliminer un dangereux rival. Cependant, l’importante position qu’‘Abd al-Qādir acquit au sein de la structure étatique mahdiste, impliquant une proximité considérable avec le Khalīfa ‘Abdullāhi, fut de courte durée. En août 1893, le chroniqueur fut en effet banni à l’île d’al-Rajjāf, située sur le haut Nil blanc (également appelé Baḥr al-Zaraf ou Baḥr al-Jabal, cf. carte D p. IV) dans le sud du Soudan. Cette île servit de prison à nombre de figures de l’élite mahdiste ayant perdu les bonnes grâces du Khalīfa.20 ‘Abd al-Qādir y mourut au début de l’année 1897. Comment expliquer cette rupture, apparemment brusque, dans sa carrière ? Selon Ḥusayn Sayyid Aḥmad al-Muftī, l’élévation sociale et politique d’‘Abd alQādir aurait éveillé la jalousie du qāḍī al-Islām Aḥmad ‘Alī, qui envoya trois hommes au Khalīfa ‘Abdullāhi afin de le calomnier. Diverses accusations furent formulées à son égard. Premièrement, ‘Abd al-Qādir aurait porté une atteinte irréversible au chef de l’Etat mahdiste en lançant la provocation suivante : « Comment tolère-t-on que toutes les affaires du peuple soient gérées par un homme aussi ignorant et tyrannique qu’’Abdullāhi al-Ta‘āīshī ? [ma traduction] »21 Le second confident affirma qu’‘Abd al-Qādir avait comparé sa relation avec le Khalīfa à celle d’Ismā‘īl Pacha al-Muffatish avec le Khédive Ismā‘īl.22 Ainsi que Slatin le suggère, plus tard repris par Viviane Yagi, le Khalīfa aurait 19 ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 20 ; SHAKED H., 1978, p. 26-27. AL-MUFTĪ H. S. A., 1959, p. 143. Parmi plusieurs personnalités notables victimes de déportation à alRajjāf, on peut citer Muḥammad Khālid, gouverneur du Darfour jusqu’en avril 1886 et allié des Ashrāf (exilé en août 1893) ; Muḥammad ‘Uthmān Abū Qarja, émir de la Gezira, commandant des forces mahdistes à Kassala puis chef militaire dans la région de Souakin à la fin des années 1880, allié des Ashrāf (exilé en 1892 ou 1893). 21 Ibid., p. 140. 22 al-Muffatish était inspecteur en chef des finances sous le Khédive Ismā‘īl (1863-1879). Sa mystérieuse disparition au Caire donna lieu à des rumeurs selon lesquelles il aurait été tué par ordre du Khédive. SHAKED H., 1978, p. 28. 20 30 été indigné par le rapprochement entre le régime égyptien et son propre gouvernement. Il se serait exclamé : « Le Mahdi (…) est le représentant du Prophète et je suis son successeur ! Qui est placé sur la terre plus haut que moi ? (…) Je ne permettrai jamais de me placer sur le même pied, moi le descendant du Prophète, que le Khédive, un Turc ! »23 Ce n’est pas tant la comparaison relationnelle impliquant al-Muffatish qui semble avoir embrasé le Khalīfa ‘Abdullāhi que le parallèle direct établi entre le Khédive Ismā‘īl –perçu comme un « Turc » infidèle- et lui-même. Le troisième tort imputé à ‘Abd alQādir fut celui d’avoir inclus, dans son ouvrage sur le Mahdī, des insinuations qui outragent la Mahdiyya et nient sa validité.24 Un descendant du chroniqueur favorise une autre interprétation de la chute de son parent. Plutôt qu’une affaire de calomnie, le pouvoir potentiellement dangereux d’‘Abd al-Qādir et la possibilité qu’il s’allie aux Ashrāf (parents et partisans du Mahdī) auraient poussé le Khalīfa à l’éloigner du centre de l’Etat mahdiste.25 Loin d’être convaincu par les explications que nous avons présentées jusque-là, l’historien Haim Shaked lie le destin tragique d’‘Abd al-Qādir à des dynamiques de changement global affectant aussi bien la politique intérieure du Soudan que sa politique extérieure. Epousant la vision de Peter M. Holt, il associe les années 1892-1896 à la transformation de l’Etat mahdiste en « autocratie Ta‘āīshī »26, régime marqué par la destitution d’une partie de l’élite au pouvoir. Plusieurs figures militaires importantes, dont le rôle est mis en avant dans les écrits d’‘Abd al-Qādir, subirent en effet la disgrâce du Khalīfa à la même époque que le chroniqueur. Celui-ci aurait donc fait partie de « la grande purge qui accompagna la transformation de la théocratie mahdiste en autocratie. [ma traduction] »27 Il est plausible que l’évolution de la politique extérieure du Soudan mahdiste au début des années 1890 eût un impact non négligeable sur le sort d’‘Abd alQādir. Après la bataille d’al-Qallābāt (9 mars 1889), les tensions agitant la frontière soudano-abyssine diminuèrent graduellement et l’Etat mahdiste adopta une attitude de 23 SLATIN PACHA R. C., 1898, p. 670-671 ; YAGI V. A., 1984, p. VI. AL-MUFTĪ H. S. A., 1959, p. 141. 25 ABŪ SALĪM M. I., 1972, p. 24, repris par SHAKED H., 1978, p. 29. 26 SHAKED H., 1978, p. 30 ; cf. le chapitre intitulé The Ta‘īshī autocracy dans HOLT P. M., 1958, p. 185203. 27 SHAKED H., 1978, p. 30. Bien qu’attrayant, cet argument ne nous paraît pas entièrement convaincant en tant que tel. Sa force de persuasion croît lorsqu’on le combine avec les explications mentionnées précédemment. 24 31 « paix non déclarée » avec l’Ethiopie de Ménélik II.28 Ce changement de politique est peut-être à l’origine de l’élimination du commandant al-Zākī Ṭamal, vainqueur des Abyssins à al-Qallābāt et l’un des héros de la chronique d’‘Abd al-Qādir, qui mourut de faim quelques semaines après son emprisonnement en 1893. Au moment du bannissement d’‘Abd al-Qādir (août 1893), le Khalīfa ordonna de rassembler et de brûler toutes les copies de ses travaux.29 Nous pouvons nous étonner de cette décision à la lumière des innombrables louanges au Khalīfa que contient la chronique du conflit soudano-abyssin. En suivant la logique de Sanderson, nous pouvons suggérer une explication liée à l’attitude supposément nouvelle de l’élite soudanaise à l’égard de l’Abyssinie : alors que Ménélik II se montrait de plus en plus enclin à établir des relations amicales avec le Khalīfa, celui-ci tenta possiblement d’éliminer toute production écrite associée à de la propagande anti-abyssine. Une seconde hypothèse relève de la politique intérieure du Soudan : à l’époque où le Khalīfa consolidait son emprise personnelle du pouvoir, il avait peut-être intérêt à faire disparaître « la seule chronique contemporaine disponible qui mettait en évidence le rôle d’hommes autres que le Khalīfa. [ma traduction] »30 Pourvus de ces quelques repaires biographiques, nous pouvons à présent nous pencher sur la chronique d’‘Abd al-Qādir elle-même. Intitulée al-Ṭirāz al-manqūsh bibushra qatl Yūḥanna malik al-Ḥubūsh31 (« La broderie ornée de la bonne nouvelle de la mort de Jean, roi des Abyssins »), elle fut achevée le 6 juin 1889. Quelle est son importance pour l’historiographie du Soudan, et quelle est son histoire en tant que source ? En guise de réponse à la première question, il importe de retenir deux éléments fondamentaux. Dans une perspective chronologique, le Ṭirāz constitue tout d’abord le 28 SANDERSON G. N., 1969, p. 28, 38, 39. SHAKED H., 1978, p. 29 ; AL-MUFTĪ H. S. A., 1959, p. 141. Selon al-Muftī, ‘Abd al-Qādir écrivit « plusieurs ouvrages scientifiques et historiques (…) qui furent tous perdus durant la révolution mahdiste. [ma traduction] » Certains de ses poèmes disparurent également, alors que d’autres survécurent dans la tradition orale. Ibid, p. 142. 30 SHAKED H., 1978, p. 30. Il est difficile de privilégier une explication particulière faute de documents qui permettraient d’étayer une thèse et de réfuter les autres. 31 Ci-après dénommée le Ṭirāz afin d’alléger le texte. 29 32 premier ouvrage traitant du conflit soudano-abyssin de 1885-1889.32 Son auteur peut être considéré comme le premier historien du Soudan mahdiste. Rédigée moins de trois mois après la bataille d’al-Qallābāt, la chronique fournit non seulement de nombreuses informations relatives aux événements de la frontière orientale du Soudan, mais également une représentation mahdiste des relations soudano-abyssines intéressante de par sa contemporanéité avec le conflit. Ensuite, le Ṭirāz forme l’un des rares ouvrages épousant un point de vue mahdiste sur le Soudan de cette époque. Ce point de vue était en effet inconnu des historiens jusqu’à ce qu’ils commencent à travailler sur les archives mahdistes au début des années 195033 et qu’une copie du Ṭirāz soit découverte, vingt ans plus tard, à la bibliothèque des Etudes Orientales de l’Université de Durham. Par contraste, les perspectives européennes étaient déjà connues avant l’effondrement de l’Etat mahdiste à travers de nombreuses sources, telles que des récits de prisonniers ou des ouvrages historiques.34 En tant que source primaire, le Ṭirāz a donc le double avantage de la singularité (du sujet qu’il traite) et de la rareté (en tant qu’ouvrage mahdiste ne relevant pas des archives). Lorsqu’on lit al-Muftī, qui affirme en 1959 que tous les ouvrages d’‘Abd al-Qādir furent perdus au cours de la Mahdiyya35, une question nous vient naturellement à l’esprit : comment le Ṭirāz nous est-il parvenu ? A la suite de l’ordre du Khalīfa concernant la destruction de toutes les copies des travaux d’‘Abd al-Qādir, un exemplaire du Ṭirāz fut secrètement conservé par le kātib Muḥammad Aḥmad Hāshim. Shuqayr apprit l’existence de ce manuscrit et l’obtint en avril 1895, après maints efforts et grâce à l’assistance d’un agent soudanais.36 Il le transmit ensuite à Francis W. Wingate.37 En 32 Les ouvrages et articles qui lui ont succédé jusqu’à nos jours peuvent par ailleurs se compter sur les doigts d‘une main. 33 Pour l’histoire de ces archives, cf. HOLT P. M., The archives of the Mahdia, 1955 et ABŪ SALĪM M. I., « Wathā’iq al-Mahdiyya », 1989³. Capturés par les forces anglo-égyptiennes lors des batailles de Ṭūshkī (1889), Tokar (1891), Ferka (1896) et Karari (1898), les documents mahdistes demeurèrent au Ministère de la Guerre du Caire jusqu’en 1915. Ils furent alors transférés à Khartoum, intouchés jusqu’à ce que Holt entame le long processus de catalogage en 1951. 34 ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 18-19. 35 Cf. note (29) à la page précédente. 36 SHAKED H., 1978, p. 35. 37 Francis Reginald Wingate (1861-1953) servit en Inde et à Aden en tant que lieutenant de l’Artillerie Royale britannique de 1881 à 1883. Il passa ensuite près de quarante ans en Egypte et au Soudan, où il s’éleva au sommet de la hiérarchie politico-militaire anglo-égyptienne : assistant secrétaire militaire du Sirdar Grenfell (1886-1889), directeur des Services de Renseignements égyptiens (1889-1898), gouverneur du littoral de la mer Rouge et commandant de Souakin (1894), gouverneur général du Soudan (1899-1916), 33 1958, son fils Sir Ronald Wingate fit don de ses papiers privés à la collection d’archives soudanaises de Durham (Sudan Archive), où le Ṭirāz fut redécouvert. L’unique exemplaire que l’on possède, signé Muḥammad Aḥmad Hāshim, fut achevé le 26 août 1890. S’agit-il d’une copie de l’original ou d’une copie d’une copie ? La réponse à cette question est cruciale dans la mesure où elle nous permet d’évaluer la fiabilité du document, non pas en tant que source historique, mais en tant qu’ouvrage produit par ‘Abd al-Qādir. Bien qu’ils admettent l’impossibilité de mener une enquête exacte quant à d’éventuelles fautes, ajouts ou modifications par rapport à l’original, Abū Salīm et alQaddāl affirment que le texte présenté dans leur édition critique est identique à l’œuvre originale d’‘Abd al-Qādir.38 Avant d’analyser le contenu du Ṭirāz proprement dit, il importe de soulever le problème des sources de la source. Quoique la chronique soit pratiquement contemporaine des événements qu’elle relate, ‘Abd al-Qādir ne vécut pas lui-même la plupart de ces épisodes. Quelles sont alors les sources qu’il employa dans son travail? Abū Salīm et al-Qaddāl en relèvent quatre catégories principales. Premièrement, ‘Abd alQādir s’appuya sur son ouvrage précédent, Sa‘ādat al-mustahdī bi-sīrat al-Imām alMahdī, consacré aux débuts de la Mahdiyya. Deuxièmement, il utilisa diverses proclamations du Mahdī et du Khalīfa imprimées sur la presse lithographique d’Omdurman, ainsi que des lettres du premier concernant le second. Troisièmement, il recueillit les témoignages de personnes présentes au moment des faits, en particulier le qāḍī al-Islām Aḥmad ‘Alī. Enfin, il se servit d’un petit nombre d’échanges épistolaires entre le Khalīfa et ses commandants postés à al-Qallābāt, bien qu’il semble avoir grandement privilégié les témoignages oculaires aux dépens de ce type de documents.39 La proximité temporelle d’‘Abd al-Qādir avec les événements lui permit de s’appuyer sur de nombreux renseignements de première main. Elle limita cependant sa perspective et sa capacité à sélectionner les informations de façon critique.40 La manière Haut Commissaire d’Egypte (1917-1919). Cf. WINGATE F. R., 1968² (1891), p. V-IX ; Durham University Library Archives & Special Collections, « General Sir Reginald Wingate » [en ligne] http://flambard.dur.ac.uk/dynaweb/handlist/sad/wingate/@Generic__BookView (23 avril 2007). 38 ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 24. 39 Ibid., p. 35. 40 SHAKED H., 1978, p. 43-44. 34 dont il employa les sources n’est pas sans poser des problèmes d’équilibre et de véracité historique. En effet, l’approfondissement d’un sujet dépendait largement du nombre de témoignages dont il disposait, sans considération pour l’importance perçue du sujet. De plus, ‘Abd al-Qādir se basa avant tout sur des sources orales dont la fiabilité peut être mise en cause, particulièrement lorsque leur contenu diffère considérablement de celui des documents écrits.41 Abū Salīm explique la propension de l’auteur à s’appuyer sur des récits par la conception de l’histoire qui prévalait à son époque. Selon lui, l’approche plus rigoureuse et « scientifique » privilégiant l’usage de documents écrits relève au Soudan d’une période plus tardive.42 Le cadre biographique et contextuel posé, nous pouvons à présent nous plonger dans le texte du Ṭirāz lui-même. Quel est son style, que contient-il et que peut-on dire de sa fiabilité « historique ? » La réponse à ces questions constitue un socle duquel nous nous envolerons vers les représentations des relations soudanoabyssines. B. L’histoire au service d’un panégyrique politico-religieux Le Ṭirāz est écrit dans une langue arabe littéraire dépourvue de termes dialectaux soudanais. Parmi les caractéristiques saillantes du style employé, nous remarquons un processus d’arabisation des termes non arabes et une conformité sans failles aux règles grammaticales de l’arabe littéraire. A titre d’exemple, ‘Abd al-Qādir arabise le nom de lieu Ūmm Bajāra en Ūmm Bishāra43. Il décline les noms propres selon leur fonction de sujet, d’objet direct ou d’objet indirect dans la phrase. Il note ainsi « » جاء حمدان أبو عنجةmais « » إلى حمدان أبي عنجة. Au-delà du plan purement grammatical, ‘Abd al-Qādir soigne la langue en accordant une attention particulière à l’élégance et au rythme des phrases. Les synonymes et les jeux de mots abondent dans son texte. Par exemple, la campagne que mena al-Zākī Ṭamal contre les Abyssins en 1889, assimilée à une conquête, est dépeinte en ces termes : 41 ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 35-36. ABŪ SALĪM M. I., 1989³, p. 214. 43 ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 86. 42 35 44 « .» فيا له من فتح فتحت به أبواب السما وحاز الزاكي به جميل الذكر وجزيل األجر وسما Viviane Yagi traduit cet énoncé de la façon suivante : « Quelle conquête ! Elle lui ouvrit les portes du Ciel et grâce à elle az-Zākī posséda une belle renommée et obtint une grande récompense et s’éleva à un haut rang. »45 La formule arabe est rythmée par la répétition d’une construction grammaticale et phonétique que l’on retrouve dans جميل الذكرet جزيل األجر. En outre, on observe un usage particulier des racines . ح. ت. فet . و. م.س, puisque chacune d’elles donne naissance à un couple de termes-clés dans la phrase: ( فتحconquête) et ( فتحتs’ouvrir) pour la première, ( السماle ciel) et ( سماs’élever) pour la seconde.46 Comme le remarquent Abū Salīm et al-Qaddāl, le fait qu’‘Abd alQādir s’exprime dans un arabe littéraire sophistiqué n’est pas étonnant au vu de sa réputation d’excellence, de sa carrière à al-Azhar, de sa participation à des concours de littérature et des prix de poésie qu’il obtint.47 Au niveau structurel, le Ṭirāz est divisé en plusieurs parties distinctes, à leur tour fractionnées en sous parties. L’ouvrage débute par un préambule destiné à souligner l’importance de la victoire mahdiste contre l’Abyssinie dans une perspective religieuse. Elle est en effet considérée comme l’une des « plus grandes victoires dont le visage de l’Islam fut illuminé »48. Le rôle de Dieu est ici prépondérant, puisque c’est lui qui accorda la victoire aux Anṣār par le biais du Khalīfa ‘Abdullāhi et de son émir al-Zākī Ṭamal.49 ‘Abd al-Qādir expose ensuite les motifs de la rédaction de son ouvrage ainsi que son objectif principal. Le caractère grandiose du triomphe mahdiste contre des infidèles justifie et même oblige sa diffusion en Orient et en Occident.50 Le Khalīfa lui a en outre demandé de produire un ouvrage relatant la victoire. L’objectif d’‘Abd al-Qādir se distingue par son caractère didactique et persuasif : il souhaite donner une leçon aux 44 Ibid., p. 41. YAGI V. A., 1984, p. 4. Nous proposons une traduction légèrement différente : « Quelle conquête ! Grâce à elle les portes du ciel s’ouvrirent, al-Zākī acquit une grande notoriété et une récompense considérable. Il s’éleva. » 46 L’absence du hamza (par exemple dans السماqui s’écrit normalement )السماءest fréquente dans les écrits soudanais de l’époque mahdiste. 47 ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 31. 48 YAGI V. A., 1984, p. 4. 49 ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 39, 41. 50 Le terme arabe الخافقان, qui signifie « l’Est et l’Ouest », ne doit pas être interprété littéralement au sens européen d’Orient et d’Occident ; il semble ici se référer au monde entier, extérieur au Soudan mahdiste. 45 36 orgueilleux de ce monde, qu’ils soient rois ou sybarites, et les exhorter à embrasser la religion de l’Islam. A la fin du préambule, il présente le plan du livre tout en résumant le contenu de ses chapitres. Ce préambule est suivi d’une préface consacrée à la légitimation et à la glorification du Khalīfa ‘Abdullāhi. ‘Abd al-Qādir cite plusieurs proclamations du Mahdī ayant trait à son successeur afin de justifier la position de ce dernier à la tête de l’Etat mahdiste. La légitimité divine du Khalīfa, annoncée au Mahdī dans une vision prophétique, implique la soumission totale des Anṣār à ses ordres.51 Le Khalīfa est non seulement paré d’une aura légitimatrice d’origine divine ; il représente également l’idéal d’un dirigeant politico-religieux qui applique certaines politiques bien précises. Ainsi, il encourage le renouveau de la religion –l’Islam tel qu’il est conçu par le mouvement mahdiste-, combat les hérétiques et promeut la guerre sainte à travers le maintien des armées et le soutien moral aux combattants.52 Outre sa légitimité politico-religieuse, le Khalīfa se voit combler d’éloges pour ses qualités personnelles. Celles-ci incluent « la perfection de l’ascèse, la crainte de Dieu, la clémence, la continence, la modestie, l’humilité, l’indulgence, le pardon (…) le bon caractère, la patience (…) »53 et sont illustrées par des exemples concrets qui incarnent un modèle de piété et de bonté. Les trois chapitres qui forment le corps de l’ouvrage suivent une logique globalement chronologique. Chacun d’eux est consacré à l’un des trois commandants mahdistes qui furent postés à al-Qallābāt entre 1887 et 1889 : Yūnis al-Dikaym, Ḥamdān Abū ‘Anja et al-Zākī Ṭamal. Nous suggérons de présenter le contenu des trois chapitres de façon très succincte afin de clarifier la structure de l’œuvre d’‘Abd al-Qādir tout en l’exposant sous une forme concise. 1er chapitre : le commandement de Yūnis al-Dikaym (printemps 1887 – janvier 1888) 1. a) Justification de la guerre contre les Abyssins à la lumière de récents événements survenus à al-Qallābāt et d’un hadith du Prophète (légalité religieuse de la guerre) 51 Ibid., p. 45-46. Proclamation du Mahdī divulguée après la chute d’El Obeid, le 27 janvier 1883. Cf. YAGI V. A., 1984, p. 188 note (24). 52 ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 50-51. 53 YAGI V. A., 1984, p. 18. 37 b) Arrestation d’un groupe d’espions abyssins par Yūnis al-Dikaym. Ils sont envoyés à Omdurman et convertis à l’Islam. 2. Expédition d’‘Alī Jaybar à Jabal Ghūra (montagne située en Abyssinie à trois jours de marche d’al-Qallābāt) 3. Expédition d’‘Arabī Dafa‘allah à Dabr Sīna (en Abyssinie à cinq jours de marche d’al-Qallābāt) contre Ṣāliḥ Shanqa (ancien gouverneur d’al-Qallābāt sous le régime turco-égyptien puis allié des Abyssins) 4. Arrestation de Yaḥya walad al-Wakīl (gouverneur de la ville de Qadabī et allié des Abyssins) par Yūnis al-Dikaym et expédition d’Ilyās ‘Alī Kanūna à Qadabī 5. a) Expédition à Ghabta contre ‘Ijayl ‘awaḍ al-Ḥamrānī (chef des Arabes Ḥamrān anti-mahdistes, allié aux Abyssins) b) Rumeur : le roi des Abyssins Jean IV a l’intention d’attaquer les Mahdistes, préparatifs de guerre c) Rappel de Yūnis al-Dikaym à Omdurman, renouvellement de son allégeance au Khalīfa, retour à al-Qallābāt d) Rappel de Yūnis al-Dikaym à Omdurman, d’où il est envoyé combattre l’Egypte à la tête des armées mahdistes e) 1ère lettre du Khalīfa à Jean IV l’appelant à se convertir à l’Islam mahdiste 2ème chapitre : le commandement de Ḥamdān Abū ‘Anja (novembre 1887 – janvier 1889) 0. Départ de Ḥamdān Abū ‘Anja pour al-Qallābāt, rassemblement des forces mahdistes, voyage jusqu’à al-Qallābāt, organisation des casernes 1. Campagne de Ḥamdān Abū ‘Anja contre les Abyssins à Dambiya, conquête de Gondar et démolition de ses églises 2. a) Seconde campagne de Ḥamdān Abū ‘Anja en Abyssinie (Tankal, Umm Bishāra), destruction d’une église située sur une île du fleuve Aṭbara b) Rappel de Ḥamdān Abū ‘Anja à Omdurman, renouvellement de son allégeance au Khalīfa, retour à al-Qallābāt c) Fortification d’al-Qallābāt, mort de Ḥamdān Abū ‘Anja 38 d) 2ème lettre du Khalīfa à Jean IV l’incitant à embrasser le Mahdisme 3ème chapitre : le commandement d’al-Zākī Ṭamal (février – mars 1889) 0. Envoi d’une délégation à al-Qallābāt par le Khalīfa, désignation d’al-Zākī Ṭamal comme nouveau gouverneur 1. Bataille d’al-Qallābāt, mort du roi des Abyssins Jean IV 2. 2ème combat d’al-Zākī Ṭamal contre les Abyssins sur la rive du fleuve Aṭbara, envoi des têtes de Jean IV et d’autres chefs abyssins à Omdurman, soumission du Rās ‘Adāl à la Mahdiyya, miracles survenus durant la bataille La conclusion du Ṭirāz s’éloigne de la scène abyssine pour rendre brièvement compte d’autres théâtres d’opérations mahdistes. La répression de plusieurs révoltes au Darfour y occupe une place prépondérante. Le gouverneur du Kordofan ‘Uthmān Ādam se vit ainsi confier la tâche de combattre successivement le gouverneur semi indépendant Yūsuf Ibrāhīm et la figure insurrectionnelle connue sous le nom d’Abū Jummayza.54 Après la mention de divers miracles advenus au cours de la bataille contre Sāgha, ‘Abd al-Qādir consacre la fin de sa conclusion à une expédition envoyée au Baḥr al-Rajjāf (Equatoria), au siège de Souakin par les forces mahdistes, et aux préparatifs militaires en vue d’une conquête de l’Egypte, jugée imminente.55 L’ensemble de ces opérations mahdistes est présenté comme la manifestation des efforts du Khalīfa ‘Abdullāhi pour préserver la religion et élargir l’orbite de la Mahdiyya. 54 Yūsuf Ibrāhīm était le fils du dernier Sultan du Darfour tué en 1874 lors de l’incorporation de cette région à l’intérieur du Soudan turco-égyptien. Il fut nommé gouverneur du Darfour en 1886. Sa tentative d’y rétablir l’ancien Sultanat allait à l’encontre des intérêts du Khalīfa ‘Abdullahi, qui le fit déposer et tuer en mars 1888. Abū Jummayza (Muḥammad Zayn de son vrai nom) fut à l’origine d’un mouvement massif d’opposition au régime mahdiste qui enflamma le Dar al-Masālit (Darfour occidental) en 1888-1889. Perçu par ses partisans comme un homme doté de pouvoirs magiques, il revendiquait le poste vacant du Khalīfa ‘Uthmān offert auparavant par le Mahdī à Muḥammad al-Mahdī b. al-Sanūsī. Il mourut quelques mois après sa manifestation et fut succédé par son frère Sāgha, qui périt en février 1889 face à une armée mahdiste victorieuse. Cf. HOLT P. M., 1958, p. 136-140 ; KAPTEIJNS L., 1985, p. 83-94. 55 Bien que la conquête de l’Egypte ait constitué l’un des principaux objectifs du djihad mahdiste dès les débuts du mouvement, elle fut reportée jusqu’au milieu de l’an 1889. Le résultat de la campagne dirigée par ‘Abd al-Raḥmān al-Nujūmī fut diamétralement opposé aux prédictions d’‘Abd al-Qādir : l’armée mahdiste fut pulvérisée par les forces anglo-égyptiennes du général Grenfell le 3 août 1889 près de Ṭūshkī. Cf. HOLT P. M., 1958, p. 156-164. 39 Ceci fait écho à la préface de l’ouvrage, qui avait servi à légitimer et glorifier le Khalīfa. Ainsi, à travers le récit des victoires mahdistes contre les Abyssins, mais également contre d’autres ennemis internes et externes (au Darfour, en Equatoria, sur le littoral de la mer Rouge et en Egypte), ‘Abd al-Qādir consolide la légitimité politico-religieuse de son patron le Khalīfa. Une légitimité qui, à cette époque, était largement remise en cause par de nombreux opposants au régime d’’Abdullāhi al-Ta‘āīshī, dont les Ashrāf paraissaient les plus dangereux. Sous la plume élogieuse du chroniqueur, le successeur du Mahdī est transformé en un modèle de perfection englobant à la fois le chef d’Etat, le commandant militaire et la figure pieuse. Selon Abū Salīm et al-Qaddāl, cette représentation tient plus de l’idéal de l’homme sage/bien guidé (rajul rashīd) tel qu’il était conçu dans la société d’‘Abd al-Qādir que du personnage réel que fut le Khalīfa ‘Abdullāhi.56 Celui-ci fut d’ailleurs l’objet de nombreuses controverses aussi bien de son vivant que dans l’historiographie du Soudan.57 La volonté d’‘Abd al-Qādir de consolider la position du Khalīfa n’est pas le seul facteur à l’origine de la glorification et de l’idéalisation des victoires mahdistes qui ponctuent le Ṭirāz. Les circonstances historiques et stratégiques prévalant au moment de la rédaction de la chronique eurent un impact majeur sur la perspective de son auteur. En effet, il écrivit son œuvre à un moment charnière de l’histoire du Soudan mahdiste : après les victoires du Khalīfa contre le mouvement d’Abū Jummayza au Darfour et contre les Abyssins à al-Qallābāt (respectivement les 22 février et 9 mars 1889), mais avant l’anéantissement des Anṣār à Ṭūshkī (3 août 1889). Cette conjoncture particulière contribua certainement au ton triomphateur et optimiste du Ṭirāz, dont l’auteur avait 56 ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 25. Nous ne pouvons développer ici cet aspect passionnant de la figure du Khalīfa ‘Abdullahi. Nous nous limiterons donc à quelques indications et références. Nombre de ses contemporains européens, dont certains furent ses prisonniers à Omdurman, le décrivent comme un autocrate barbare, ignorant et vaniteux (SLATIN PACHA R. C., 1898 ; WINGATE F. R., 1968² (1891) ; OHRWALDER J., 1892² ; CUZZI G., 1968 (1900¹)). Les historiographies européenne, égyptienne et soudanaise se réapproprièrent fréquemment cette image (DANIEL N., 1966, p. 432, 436-437 ; ḤASAN Y. F., 1978, p. 11-12 ; WARBURG G. R., 2002, p. 49, 56). Cependant, certains historiens proposèrent une représentation plus réaliste et équilibrée du Khalīfa (HILL R. L., 1965 ; ABŪ SALĪM M. I., 1989³ ; BLEUCHOT H, 1989 ; HOLT P. M. et M. W. DALY, 2000 (1961¹)). Il fut même l’objet d’une thèse un tant soit peu panégyrique (YAGI V. A., 1990). 57 40 toutes les raisons de penser que les Mahdistes continueraient sur leur lancée expansionniste.58 Dès lors que l’on considère le Ṭirāz comme un panégyrique en l’honneur du Khalīfa ‘Abdullāhi, il est pertinent de soulever le problème de sa fiabilité « historique ». Quel rapport ce panégyrique entretient-il avec une supposée vérité historique ? Peut-on discerner une certaine notion de fiabilité utile à l’élaboration d’une histoire des représentations ? Souvenons-nous d’abord de la définition première de cette notion. La fiabilité implique fondamentalement une notion de confiance totale. La question est bien de savoir par rapport à quoi. En effet, le Ṭirāz est-il une source fiable relativement aux « faits historiques » (empiriques) ou est-il fiable en tant que source alimentant une histoire des représentations ? L’acception du concept de fiabilité varie donc en fonction de l’objectif de l’historien, d’où l’existence de différents usages du concept. Dans notre cas, nous montrerons que le Ṭirāz, tout en faisant preuve d’une certaine infidélité à l’égard de ce que l’on considère comme des « faits historiques », se révèle aussi intéressant qu’utile dans le cadre d’une étude des représentations. L’ouvrage d’‘Abd al-Qādir comporte de nombreuses omissions ou déformations de faits historiques. Cependant, il faut souligner que l’auteur lui-même n’a aucune prétention à décrire une présumée vérité historique. II annonce d’ailleurs dans le préambule que son objectif consiste à convaincre ceux qu’il perçoit comme les orgueilleux de ce monde (les rois et les sybarites) de la vérité de la Mahdiyya. Celle-ci est pour lui le prisme à travers lequel il perçoit et interprète le monde qui l’entoure. Dans une telle perspective, la vérité historique (« froide » et impartiale) ne joue qu’un rôle de second plan. Abū Salīm et al-Qaddāl remarquent la cohérence de la démarche de l’auteur, qui adopte une attitude ahistorique tant dans l’introduction que dans le corps de son 58 Rétrospectivement, l’année 1889 toute entière est fréquemment considérée comme un point charnière de l’histoire du Soudan mahdiste, dans la mesure où elle rassemble plusieurs signes annonciateurs d’un certain déclin : limite de l’expansion territoriale de l’Etat mahdiste, mort des plus grands généraux mahdistes (Ḥamdān Abū ‘Anja et ‘Abd al-Raḥmān al-Nujūmī), échec du siège de Souakin, famine accompagnée d’épidémies et aggravée par la migration forcée des Ta‘āīshī à Omdurman. HOLT P. M. et M. W. DALY, 2000 (1961¹), p. 91-92. 41 ouvrage.59 Mais si ‘Abd al-Qādir assume bel et bien son ahistoricité, en quoi nous est-il utile d’exhiber les « infidélités historiques » du Ṭirāz ? Cela est profitable à notre étude pour au moins deux raisons. Premièrement, dans le but « préventif » d’informer le lecteur de certaines distorsions importantes. Deuxièmement, la mise en évidence de celles-ci nous permet de situer ‘Abd al-Qādir par rapport aux événements et controverses qui agitaient le Soudan mahdiste à son époque. En effet, en tentant d’établir les raisons qui le poussèrent à omettre ou à déformer certains faits, nous pouvons acquérir une meilleure connaissance de ses prises de position politiques, religieuses et idéologiques. Celles-ci se révéleront utiles lorsque nous analyserons la façon dont ‘Abd al-Qādir représente les relations entre le Soudan et l’Abyssinie. Le Ṭirāz altère certains pans de la réalité historique à travers deux procédés principaux : la déformation et l’omission de faits.60 Bien qu’il soit prétentieux et surtout utopique de vouloir mentionner exhaustivement tous les écarts par rapport à une hypothétique vérité historique, nous proposons d’en mettre en évidence quelques-uns, que nous jugeons utiles à notre réflexion. Commençons par les déformations, qui sont bien plus aisées à repérer et à circonscrire que les omissions. Les différentes expéditions qui font l’objet du premier chapitre du Ṭirāz (cf. précédemment, p. 38) sont relatées selon un ordre irrespectueux de la chronologie. Etalées sur un mois et demi (mai-juin 1887), elles se produisirent dans l’ordre suivant : Qadabī (1er mai), Jabal Ghūra (15 mai), Ghabta (27 mai) et Dabr Sīna (13 juin). En outre, certaines expéditions furent conduites par d’autres chefs que ceux mentionnés par ‘Abd al-Qādir. Les deux derniers raids furent dirigés par Hanūn al-Nīl, qu’il omet de nommer. Il attribue la dernière (Dabr Sīna) à ‘Arabī Dafa‘allah, qui n’en fut pas le chef.61 A un niveau qui relève plus du jugement personnel que de l’exactitude chronologique, on peut reprocher à l’auteur du Ṭirāz de transformer de « simples incursions au-delà de la frontière [ma traduction] »62 en de véritables victoires. L’épisode d’Abū Jummayza se voit accordé une attention 59 ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 31. Nous avons pu nous en rendre compte grâce aux commentaires d’ABŪ SALĪM et AL-QADDĀL, op. cit., YAGI V. A., 1984 et en confrontant le Ṭirāz aux archives mahdistes, à des sources telles que AL‘AZM Ṣ. B. al-M., 2001 (1904¹) et OHRWALDER J., 1892² ainsi qu’aux ouvrages de SHUQAYR N., 1981 (1903¹), HOLT P. M., 1958, AL-QADDĀL M. S., 1992, CAULK R. A., 2002 et ERLICH H., 1994 et 1996. 61 ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 25-26. 62 Ibid., p. 26. 60 42 disproportionnée dans la conclusion de l’ouvrage avec pour même but de mettre en relief les avancées triomphantes de l’armée mahdiste. Quant aux omissions, nous en signalerons certaines qui contribuent à éclairer le positionnement idéologique d’‘Abd al-Qādir ainsi que son rôle en tant que chroniqueur officiellement reconnu de l’Etat mahdiste. En premier lieu, il n’est nulle part question dans le Ṭirāz des événements relatifs à l’épisode d’al-Nabī ‘Īsā. D’une façon analogue à Abū Jummayza au Darfour un an plus tard, celui qui proclama être le prophète Jésus (Ādam Muḥammad de son vrai nom) réussit à la fin de l’année 1887 à rassembler un nombre significatif de disciples parmi des soldats mahdistes mécontents postés à alQallābāt.63 La croyance selon laquelle Jésus doit apparaître après le Mahdī afin de restaurer la justice sur terre renforça sans doute la crédibilité d’Ādam Muḥammad. Le commandant Ḥamdān Abū ‘Anja, fraîchement arrivé dans la région, reporta l’affaire au Khalīfa64, qui fit exécuter les conspirateurs en décembre 1887. Le chef de l’Etat mahdiste édicta ensuite deux proclamations à des fins dissuasives et légitimatrices : alors que la première avertissait les Anṣār du sort réservé aux agitateurs, la seconde décrivait une vision dans laquelle il avait aperçut les comploteurs subir leur châtiment en enfer.65 La prise de position de l’émir Yūnis al-Dikaym n’est pas claire. S’il ne soutint pas franchement le mouvement d’Ādam Muḥammad, il ne réussit tout au moins pas à l’étouffer. L’épisode d’al-Nabī ‘Īsā contribua certainement à envenimer les relations entre al-Dikaym et Abū ‘Anja, dont les fonctions à al-Qallābāt avaient cohabité durant quelques mois. Le premier fut finalement rappelé à Omdurman en janvier 1888 pour être nommé l’année suivante gouverneur de Dongola.66 Ainsi que l’épisode d’al-Nabī ‘Īsā, la querelle qui opposa les deux émirs n’apparaît pas à un seul moment dans le Ṭirāz. Les grands absents de cet ouvrage sont incontestablement les Ashrāf, qui représentaient l’opposition la plus puissante au règne du Khalīfa ‘Abdullāhi. Entre la fin 63 HOLT P. M., 1958, p. 152. Pour la lettre envoyée conjointement par les émirs Yūnis al-Dikaym et Ḥamdān Abū ‘Anja au Khalīfa, cf. SHUQAYR N., 1981 (1903¹), p. 733-735. 65 HOLT P. M., 1958, p. 153. Le texte de la vision se trouve dans WINGATE F. R., 1968² (1891), p. 334335. Nous reviendrons ultérieurement sur les visions prophétiques que le Khalīfa employait comme instrument de légitimation de sa politique intérieure et extérieure. 66 MAHDIA 1/26/76 Khalīfa à Ḥamdān Abū ‘Anja, 8 Jumāda al-Ūlā 1305 / 22 janvier 1888 ; HILL R. L., 1967² (1951), p. 385. Selon un rapport des Services de Renseignements égyptiens, le Khalīfa aurait pillé les biens d’al-Dikaym, d’une valeur considérable en or et en femmes. Ceci indique peut-être le ralliement de l’émir au mouvement d’Ādam Muḥammad. CAIRINT 1/29/148 « War between Derviches and Abyssinians ». 64 43 de l’année 1885 et le début de l’année suivante, les Ashrāf tentèrent de fomenter un complot contre le régime d’Omdurman. Le Khalīfa parvint néanmoins à destituer une grande partie des gouverneurs et commandants associés à ce groupe.67 Le mécontentement des partisans du Khalīfa Muḥammad Sharīf se manifesta à nouveau à travers l’organisation d’une révolte armée en novembre 1891. La confrontation entre les deux camps fut évitée de justesse grâce à la médiation du Khalīfa ‘Alī wad Ḥilū. Cependant, le chef de l’Etat mahdiste s’attaqua à nouveau aux Ashrāf et acheva de les rendre politiquement impotents en emprisonnant Muḥammad Sharīf lui-même (mars 1892).68 Le Ṭirāz fut rédigé à un moment où le groupe des Ashrāf, quoique ayant beaucoup perdu de sa force politique, représentait encore une opposition importante au régime du Khalīfa ‘Abdullāhi. ‘Abd al-Qādir prit garde de ne mentionner aucun nom ni aucune activité associés aux Ashrāf. Un rappel presque imperceptible de leur existence, à travers l’évocation de leur participation à la prière collective, sert simplement à signaler leur prétendue allégeance au Khalīfa.69 Parmi d’autres faits passés sous silence, les défaites mahdistes forment un ensemble considérable. Le Ṭirāz ne décrit que des batailles favorables au camp soudanais. Or, à côté de certaines victoires militaires éclatantes, les Anṣār subirent également plusieurs revers flagrants. Par exemple, les troupes de l’émir ‘Uthmān Abū Bakr Diqna furent totalement anéanties par les forces abyssines sous la conduite du Rās Alūlā lors de la bataille de Kūfīt (cf. carte B p. II) qui eut lieu le 23 septembre 1885. Les estimations du nombre de victimes mahdistes fluctuent entre 5'000 et 10'000 hommes tués au combat ou dans les jours qui suivirent.70 Le front de l’Erythrée occidentale, théâtre de tensions continuelles entre les Soudanais et les Abyssins durant les années 1884-1885, ne fait l’objet d’aucune mention dans le Ṭirāz. En outre, celui-ci a parfois tendance à transformer des semi défaites en victoires écrasantes. La bataille d’al-Qallābāt de mars 1889 en est un exemple tout à fait démonstratif. Les Abyssins eurent le dessus dès le début de l’affrontement et réussirent à s’emparer des fortifications de la ville. C’est 67 Tels que Maḥmūd ‘Abd al-Qādir (gouverneur du Kordofan), Muḥammad al-Khayr ‘Abdallah Khūjalī (gouverneur de Berber et Dongola), Muḥammad Khālid (gouverneur du Darfour). Tous les trois perdirent leur poste entre août 1885 et avril 1886. HOLT P. M., 1958, p. 125-129. 68 HOLT P. M., 1986, p. 1241. 69 ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 30. 70 ERLICH H., 1996, 70. 44 seulement lorsqu’ils apprirent que leur roi avait été atteint qu’ils commencèrent à battre en retraite.71 Le dernier point qu’il importe de signaler au sujet des omissions concerne les échanges épistolaires entre les dirigeants soudanais et abyssins de l’époque. ‘Abd alQādir mentionne deux lettres que le Khalīfa envoya au roi Jean IV dans une tentative de le persuader d’embrasser l’Islam mahdiste.72 Aucune autre correspondance n’apparaît dans le Ṭirāz, malgré les nombreux échanges qui eurent lieu entre des figures soudanaises et abyssines durant la seconde moitié des années 1880.73 Or, des lettres telles que celle que Jean IV écrivit au Khalīfa le 25 décembre 1888 et la réponse qu’il reçut de Ḥamdān Abū ‘Anja le mois suivant marquent des tournants décisifs dans l’évolution des relations soudano-abyssines. Comment expliquer toutes ces déformations et omissions de faits ? Que peuventelles nous apprendre sur les orientations politiques, idéologiques et religieuses d’‘Abd alQādir ? Nous pouvons distinguer quatre grands ensembles de motifs sous-tendant les écarts du Ṭirāz par rapport à une présumée vérité historique. Premièrement, des erreurs humaines involontaires ont pu provoquer certaines déformations ou omissions, telles que la confusion chronologique qui marque les expéditions mahdistes de printemps 1887. Deuxièmement, la volonté de préserver coûte que coûte la légitimité du Khalīfa ‘Abdullāhi en tant que successeur du Mahdī constitue le mobile de plusieurs omissions significatives. Parmi celles-ci, l’épisode d’al-Nabī ‘Īsā et l’opposition des Ashrāf sont passés sous silence à cause de leur caractère particulièrement menaçant : leur mention pourrait en effet amener le lecteur à douter de la validité de la position du Khalīfa, voire à l’assimiler à un usurpateur. Le chef mahdiste Hanūn al-Nīl n’apparaît pas dans le Ṭirāz précisément parce qu’il crut à la prédication d’Ādam Muḥammad.74 L’autorité du Khalīfa est renforcée par le fait qu’il est le seul protagoniste du Ṭirāz à adresser des lettres aux 71 YAGI V. A., 1984, p. XVII. ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 69-72, 90-92 ; YAGI V. A., 1984, p. 59-65, 97-102. La première lettre fut écrite entre le 26 janvier et le 24 février 1887, la seconde entre le 17 novembre et le 16 décembre 1887. 73 Nous analyserons ces correspondances plus en détail dans la suite du travail. 74 ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 30. 72 45 ennemis abyssins. Les missives produites par d’autres figures mahdistes, notamment Ḥamdān Abū ‘Anja, font l’objet d’une censure complète. Troisièmement, ‘Abd al-Qādir déforme et omet certains épisodes susceptibles de porter atteinte à l’image du mouvement mahdiste tout entier. Par exemple, l’évocation de la querelle entre les émirs Yūnis al-Dikaym et Ḥamdān Abū ‘Anja entacherait la représentation d’une Mahdiyya harmonieuse, alors que le rappel des défaites mahdistes ruinerait son caractère victorieux. C’est pour souligner ce dernier que le Ṭirāz transforme tout raid mahdiste en triomphe éclatant et s’attarde longuement sur la suppression du mouvement d’Abū Jummayza par les Anṣār. Finalement, il semble qu’‘Abd al-Qādir s’évertue, tout au long de son ouvrage, à présenter les relations soudano-abyssines de façon absolument dichotomique. La mise en scène des Mahdistes et des Abyssins comme les forces du Bien combattant celles du Mal tolère difficilement les nuances. Le roi Jean IV, en plus d’incarner le chef des Abyssins infidèles, est accusé d’avoir attaqué le domaine de l’Islam (dār al-Islām). Dans cette perspective, la proposition de paix qu’il adressa au Khalīfa le 25 décembre 1888 ne correspond pas au moule idéologique épousé par ‘Abd al-Qādir. L’omission de cette lettre sert à éviter l’érosion du rôle d’agresseur que le Négus se voit attribuer dans le Ṭirāz. La position d’‘Abd al-Qādir au sein de l’Etat mahdiste semble ainsi correspondre au modèle de l’historien proposé par Abū Salīm : un historien engagé par le pouvoir pour documenter les événements d’une façon conforme à la volonté du régime et glorifier ce dernier.75 Cette fonction implique une écriture de l’histoire destinée à consolider l’idéologie prônée par le Khalīfa et son entourage plutôt qu’à présenter un récit des faits qui se voudrait le plus proche possible de la vérité historique. En ce sens, la matière historique est mise au service d’un panégyrique politico-religieux dédié au règne d’’Abdullāhi al-Ta‘āīshī. Peu fiable d’un point de vue historique « classique », le Ṭirāz 75 ABŪ SALĪM M. I., 1989³, p. 209. ‘Abd al-Qādir fait implicitement allusion à sa position dans un passage du Ṭirāz où il préconise le respect de l’ordre établi : « tous ceux qui accomplissent cet acte vertueux, c'est-à-dire l’amour sincère de Dieu et de son Envoyé, l’amour du Mahdī -sur lui le salut- et l’amour de son Khalīfa obtiendront la satisfaction du Roi très savant. Ils se conforment à l’ordre de notre Seigneur le Khalīfa du Mahdī -sur lui le salut-, ne le dépassent pas mais au contraire l’appliquent et s’y attachent. Ils bénéficieront de l’immense faveur de Dieu et remporteront sa plus grande satisfaction. [ma traduction] » ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 89. 46 constitue pourtant une source extrêmement riche et utile pour l’étude des représentations. En effet, en le confrontant à d’autres sources primaires et secondaires, il nous est possible d’esquisser un tableau des relations soudano-abyssines telles qu’‘Abd al-Qādir les concevait et de les situer par rapport à une réalité qui se révèle à bien des égards plus complexe. C’est ce à quoi nous consacrerons la suite de ce travail. C. Le conflit soudano-abyssin : une victoire de l’Islam sur le Christianisme Le Ṭirāz raconte la confrontation soudano-abyssine à partir d’une perspective non seulement soudanaise, mais surtout mahdiste. Selon ce point de vue, le monde est partagé par plusieurs lignes de fracture, dont la principale sépare la Mahdiyya du reste de l’humanité. Muḥammad Sa‘īd al-Qaddāl, repris par Gabriel R. Warburg, présente la conception mahdiste du monde comme une vision manichéenne : d’un côté se tiendrait la Mahdiyya, de l’autre la Turkiyya. Tous ceux qui rejettent la prédication du Mahdī seraient associés à des infidèles et appartiendraient donc « au monde turc non musulman [ma traduction] »76. La perspective mahdiste nous semble moins simpliste qu’elle ne paraît à première vue. La distinction islamique « classique » entre le dār al-Islām (domaine de l’Islam) et le dār al-ḥarb (domaine de la guerre) fut certes remplacée par la division du monde en Mahdistes et kifār (infidèles, y compris les musulmans non-mahdistes). Cependant, les infidèles n’étaient pas perçus comme un groupe homogène de « Turcs », bien que ce terme recouvrît différentes catégories d’étrangers au Soudan. Ainsi, les Abyssins étaient singularisés par rapport à d’autres infidèles. ‘Abd al-Qādir les nomme à quelques reprises kifār ou ‘abadat al-ṣalīb (adorateurs de la croix), mais c’est le terme de 76 AL-QADDĀL M. S. cité par WARBURG G. R., 2002, p. 32. Le terme Turkiyya était utilisé par les Soudanais au XIXe siècle pour désigner le régime turco-égyptien au Soudan. L’usage du terme Turc s’étendit rapidement à tous les membres des élites politiques et militaires qui n’étaient pas d’origine soudanaise. Après l’épisode mahdiste, l’administration anglo-égyptienne établie en 1899 fut communément appelée la « seconde Turkiyya » par opposition à la « première Turkiyya » qui se réfère à la période 18201885. Cf. HOLT P. M. et M. W. DALY, A history of the Sudan from coming of Islam to the present day. Londres, Longman, 1988 (1961¹), p. 49. Pour l’usage des termes Turkiyya et Mahdiyya au Sud-Soudan, cf. JOHNSON D. H., 1993, p. 53. 47 Ḥabasha, plus spécifique et moins connoté religieusement, qui domine largement dans son œuvre.77 Les relations soudano-abyssines telles qu’elles sont représentées dans le Ṭirāz peuvent être appréhendées à travers trois grandes étapes : la justification de l’attitude mahdiste à l’égard de l’Abyssinie de 1887 à 1889, la politique du Soudan envers son voisin chrétien et l’issue du conflit entre les deux entités politico-religieuses. ‘Abd alQādir s’inspire aussi bien d’un hadith attribué au Prophète Muḥammad que des conditions prévalant au Soudan et en Abyssinie juste avant la Mahdiyya pour légitimer la position mahdiste face à l’Abyssinie de Jean IV. Bien que le message de l’Islam visât l’humanité toute entière, le Prophète dit aux Musulmans : « Laissez les Abyssins en paix tant qu’ils vous laisseront. [utrukū al-Ḥabasha mā tarakūkum] »78 L’auteur du Ṭirāz explique l’existence de ce hadith par le fait que l’Abyssinie occupait une position marginale au sein des territoires visés par les premières conquêtes islamiques. Dieu ordonna aux Musulmans, à travers son Messager, d’attaquer prioritairement les peuples païens de la péninsule Arabique. A la fin du XIXe siècle, ‘Abd al-Qādir interprète cette tradition comme une autorisation à combattre ou non les Abyssins. Les deux attitudes opposées – lutter ou laisser en paix- sont ainsi licites, même si les Abyssins restent à l’intérieur de leurs frontières.79 Sur un plan historique sensiblement plus proche de lui, ‘Abd al-Qādir identifie deux facteurs responsables de la détérioration des relations soudano-abyssines. En premier lieu, ceux qu’il nomme les « rois des Turcs »80, quoique musulmans, se laissèrent guider par leurs vanités et leurs passions, abandonnant les rituels religieux et le devoir de la guerre sainte (djihad). Leur manque de zèle permit aux Abyssins infidèles d’envahir la « terre de l’Islam » (c’est-à-dire le Soudan), d’y construire des églises et d’y collecter des 77 Dans la tradition arabe, le terme « Ḥabasha » désigne le territoire et les peuples de l’Ethiopie ou de la Corne d’Afrique. Pour son évolution au cours du temps, cf. BECKINGHAM C. F., 1993. 78 YAGI V. A., 1984, p. 31 ; ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 55 ; ERLICH H., 1994, p. 9. 79 YAGI V. A., 1984, ibid. ; ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 56. 80 Ibid., ibid. Le terme de « roi » se réfère ici au sens général d’un gouvernant, et non pas au système monarchique. Les « Turcs » désignent tous ceux qui régnaient au nom du Sultan ottoman, y compris les Khédives égyptiens. ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, ibid. note (2). 48 impôts.81 En second lieu, le Négus Jean IV représente un ennemi que les Mahdistes se doivent de combattre pour au moins deux raisons : il refuse de se soumettre à Dieu en adorant la croix et, haineux à l’égard de l’Islam, il tue injustement les compagnons du Mahdī.82 S’appuyant sur ces arguments, ‘Abd al-Qādir affirme qu’il est désormais licite de combattre les Abyssins. Il va plus loin en faisant de cette lutte un devoir inévitable incombant à la communauté musulmane toute entière. En effet, la transgression des frontières et les attaques abyssines contre des Musulmans justifient une réplique mahdiste, et ceci conformément aux paroles du Prophète.83 Après avoir légitimé l’attitude belligérante du Soudan mahdiste à l’égard de l’Abyssinie, ‘Abd al-Qādir expose ce que fut la politique de son pays dans la pratique. Du moment que l’Abyssinie est définie comme une proie prioritaire du djihad mahdiste, le Soudan peut-il s’adresser à elle autrement que par l’action militaire ? La réponse à cette question, affirmative, peut nous surprendre. A travers l’argumentation justificatrice que nous avons mentionnée, l’auteur du Ṭirāz semble bel et bien adopter une position militante et sans concession envers ses voisins chrétiens. Son ouvrage suggère néanmoins –peut-être involontairement d’ailleurs- que la violence physique n’est pas l’unique façon dont les Mahdistes s’adressent aux Abyssins. Une phase de persuasion verbale précède de peu le processus de coercition physique qui culmine avec la bataille d’al-Qallābāt de mars 1889. En intégrant dans le Ṭirāz deux lettres que le Khalīfa ‘Abdullāhi envoya au Négus Jean IV en 1887 (cf. précédemment, p. 45 note 72), ‘Abd al-Qādir nous donne accès au discours du chef de l’Etat mahdiste à l’égard de son homologue abyssin. La manière dont il insère ces missives contribue pourtant à réduire leur importance au profit de l’exaltation des campagnes militaires : elles figurent en fin de chapitre et leur position 81 ‘Abd al-Qādir évoque probablement le début du règne turco-égyptien au Soudan, durant lequel la ville d’al-Qallābāt était subordonnée à l’Abyssinie (jusqu’en 1838). Cf. AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 15. Il se réfère peut-être également à l’application du traité de Hewett (3 juin 1884), conformément auquel les Abyssins aidèrent à évacuer les garnisons turco-égyptiennes postées à la frontière soudano-abyssine. Ibid., p. 28-29 ; ERLICH H., 1994, p. 63 ; HENZE P. B., 2004, p. 148. 82 YAGI V. A., 1984, p. 35-36 ; ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 58-59. Il s’agit ici de la bataille durant laquelle le chef mahdiste Muḥammad walad Arbāb fut tué par les Abyssins à al-Qallābāt (janvier 1887). Le chiffre démesuré de 20'000 victimes Anṣār, mentionné dans un rapport des Services de Renseignements égyptiens, doit sans doute être ramené à quelques milliers au plus. Cf. CAIRINT 1/29/148 « War between Derviches and Abyssinians » et AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 59. 83 La démonstration d’‘Abd al-Qādir vise à souligner la conformité des attitudes mahdistes au hadith, et non pas à annuler la validité de celui-ci comme l’affirme al-Qaddāl : AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 55. 49 dans le récit ne tient pas compte de leur datation chronologique, diminuant leur portée et leur sens par rapport au contexte de leur genèse. Laissons un instant le discours d’‘Abd al-Qādir pour nous concentrer sur celui du Khalīfa : comment s’adresse-t-il aux Abyssins et que leur propose-t-il ? Ses deux lettres ont à première vue le même objectif global d’inviter l’Abyssinie à embrasser l’Islam mahdiste. En y regardant de plus près, on discerne cependant une évolution significative dans l’attitude du chef de l’Etat mahdiste. La première lettre, écrite après l’attaque abyssine d’al-Qallābāt en janvier 1887, contient deux niveaux de proposition à l’égard du Négus Jean IV. Sur le plan politique pragmatique, ce dernier peut empêcher un assaut mahdiste en remplissant trois conditions posées par le Khalīfa : rendre les prisonniers de guerre musulmans au Soudan, clarifier la position des « traîtres » musulmans réfugiés en Abyssinie (tels que Ṣāliḥ Shanqa et ‘Ijayl ‘awaḍ al-Ḥamrānī) et s’engager à respecter les frontières du « pays de l’Islam »84. La satisfaction de ces conditions préserverait une sorte de statu quo entre le Soudan et l’Abyssinie.85 Le second niveau de proposition relève du spirituel et de l’idéologique. En se convertissant à l’Islam mahdiste, Jean IV deviendrait un membre à part entière de la communauté des Anṣār. Uni à elle par la fraternité et l’amour de Dieu, il jouirait du respect dans ce monde et dans l’au-delà. Le Khalīfa présente donc la soumission à l’Islam comme un acte rédempteur. Sa résonance eschatologique le place au-dessus de la proposition pragmatique d’un statu quo politique. Jean IV est averti que s’il rejette chacune de ces deux alternatives (pragmatique ou spirituelle), la guerre contre lui sera inéluctable. Le sens de son refus serait qu’il a été trompé par Iblis (Satan) et doit donc être combattu par les Mahdistes qui jouissent du soutien divin.86 Par contraste, la seconde lettre adressée au Négus abyssin, rédigée après plusieurs expéditions mahdistes en Abyssinie (cf. plus haut p. 42), ne comporte plus qu’un seul niveau de proposition : l’adhésion à l’Islam mahdiste ou la mort. Il n’y est fait mention d’aucune possibilité de compromis politique. Le Khalīfa justifie son message par le fait que Jean IV refusa d’adopter l’Islam à l’époque du Mahdī et ne répondit pas à ses 84 YAGI V. A., 1984, p. 64 ; ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 71. L’expression « coexistence pacifique » que Sanderson emploie pour qualifier la proposition du Khalīfa nous semble abusive. Cf. SANDERSON G. N., 1969, p. 19 ; Ibid., 2006 (1971¹), p. 173. 86 YAGI V. A., 1984, p. 64 ; ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 71. 85 50 premières offres. La responsabilité et le pouvoir du Négus abyssin en tant que chef politico-religieux sont cruciales dans le choix de se soumettre au Mahdisme ou non : « Le péché de quiconque a péri parmi ceux qui te suivent [les Abyssins qui succombèrent aux attaques mahdistes] est sur toi parce que tu es leur pasteur. Si tu réponds à celui qui appelle à Dieu, ils répondront avec toi étant tes suivants. »87 La comparaison des deux lettres met en évidence un processus de radicalisation de l’attitude mahdiste officielle à l’égard de l’Abyssinie. Le pragmatisme politique fait place à une religiosité idéologique apparemment irréconciliable avec le compromis diplomatique. Il est notable qu’‘Abd alQādir inclut ces missives dans son récit sans les commenter ni les situer dans leur contexte. Ce qui lui importe n’est pas tant de souligner l’évolution du discours du Khalīfa que d’apporter une légitimité supplémentaire à la lutte contre les Abyssins en montrant que ceux-ci ignorèrent les avertissements répétés du Khalīfa. La persuasion verbale est ainsi présentée comme une annexe soutenant l’action militaire, et non pas comme une politique en soi. Selon la perspective d’‘Abd al-Qādir, la guerre constitue l’instrument principal de la politique soudanaise à l’égard de l’Abyssinie. En tant que guerre sainte (djihad), elle entraîne une fusion des aspects militaires et religieux inhérents à l’idéologie mahdiste.88 L’action militaire ne constitue pas simplement le moyen d’atteindre une fin qui serait religieuse (conversion ou massacre des infidèles). Elle semble parfois exprimer en ellemême la volonté divine. A titre d’exemple, la façon dont l’émir Ḥamdān Abū ‘Anja organise ses troupes est représentée comme une stratégie conforme à la parole de Dieu. ‘Abd al-Qādir cite le verset coranique suivant pour étayer son argument : « Certes Dieu aime ceux qui combattent pour sa cause en rang, comme s’ils étaient un édifice solide. [ma traduction] »89 (Sourate 61 : 4) L’image d’une ligne serrée et compacte d’Anṣār revêt une importance majeure dans le Ṭirāz, puisqu’elle est associée tant à une posture militaire qu’à la posture spirituelle adoptée lors de la prière. Le moindre défaut dans les rangs est 87 YAGI V. A., 1984, p. 99. Nous analyserons le concept de djihad dans le contexte spécifique du Soudan mahdiste au chapitre suivant. 89 ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 82. 88 51 un signe du diable.90 Egalement à une intersection militaro-religieuse majeure, la représentation de l’armée mahdiste pénétrant en Abyssinie jusqu’à Gondar attribue à un acte physique un sens profondément religieux : « (…) Feu Ḥamdān Abū ‘Anja s’enfonça et entra dans la terre des Abyssins si bien que ses armées et sa cavalerie foulèrent une terre qui n’avait été habitée auparavant que par un infidèle. Ni pied de chameau, ni sabot appartenant aux armées islamiques ne l’avaient foulée. »91 Enfin, l’enchevêtrement des plans militaire et religieux est exemplifié par une idée qui apparaît tout au long du Ṭirāz : quelles que soient les aptitudes militaires de chaque camp, c’est finalement Dieu le tout-puissant qui scelle les destins.92 Ainsi, les victoires mahdistes et les défaites abyssines sont toujours le fruit de l’action divine. Les opérations militaires n’ont de sens que si elles expriment la volonté de Dieu ou constituent en elles-mêmes un acte divin. Ceci permet à ‘Abd al-Qādir d’expliquer le triomphe d’un petit nombre de combattants mahdistes face à une armée abyssine qu’il dépeint comme gigantesque.93 Les batailles entre les deux camps sont décrites à l’aide d’un langage riche en métaphores et en symboles, qui consolide une représentation manichéenne du conflit soudano-abyssin. La confrontation qui eut lieu à al-Qallābāt en mars 1889 fait l’objet d’images métaphoriques particulièrement nombreuses et élaborées. Nous pouvons distinguer trois moments-clés de cet épisode : avant la bataille, pendant les hostilités et après celles-ci. ‘Abd al-Qādir consacre un long passage aux instants qui précèdent le combat. Il évoque la rapidité de la progression des forces abyssines en la comparant à la venue de la nuit et à la chute d’un torrent.94 La multitude que représentent les armées abyssines est mise en avant à travers leur impact spectaculaire sur la nature : le martèlement des sabots des chevaux soulève une poussière qui donne l’impression d’une éclipse solaire et d’un retour des ténèbres de la nuit ; les ressources naturelles s’épuisent au contact de ces innombrables troupes, qui rendent les prés stériles et assèchent les sources d’eau. Ces armées ne font pas qu’affecter l’environnement, elles sont elles90 Ibid., ibid. YAGI V. A., 1984, p. 108. 92 Le sceau mahdiste qui figure en couverture exprime pécisément cette idée à travers le verset coranique (3 : 173). 93 Ibid., p. 119-120 ; ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 102. Cette représentation de la confrontation soudano-abyssine évoque le mythe de David et Goliath. 94 YAGI V. A., 1984, p. 109 ; ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 98. 91 52 mêmes des forces de la nature. L’assaut abyssin est en effet successivement associé à l’action de tas de sables versés par le vent, au déploiement d’un nuage de sauterelles et à de l’eau qui se répand.95 Par contraste, les Anṣār sont dépeints à travers leurs qualités morales plutôt que leur aspect physique. Sincèrement résolus à combattre et à mourir pour servir la cause de l’Islam, ils sont « avec leur gouverneur az-Zākī comme une seule main pour repousser les ennemis de Dieu »96. Leur supériorité morale et religieuse par rapport aux Abyssins se manifeste dans leur attitude face à la bataille qui se profile à l’horizon. Ils y voient deux issues possibles, aussi louable l’une que l’autre : la victoire ou le martyre. Le déroulement des combats est également une occasion pour ‘Abd al-Qādir de différencier nettement les camps mahdiste et abyssin. Alors que les Abyssins sont surtout décrits par le biais de leurs armes à feu et du tumulte qu’elles provoquent, les Anṣār sont à nouveau évoqués à travers leurs qualités morales. Le cœur imprégné de « l’amour de la religion (…) de résolution, de fermeté et de certitude »97, ils font eux aussi usage d’armes à feu. Leurs balles ont la particularité de voiler le soleil, phénomène qui semble se reproduire lors des diverses luttes mahdistes racontées dans le Ṭirāz.98 Au terme d’un combat ininterrompu, les infidèles sont entourés par les « vents tempétueux du trépas », tandis que les « vents du triomphe extraordinaire » soufflent et agitent les « feuilles de la victoire proche »99. La représentation de la défaite et de la victoire à travers l’image d’un vent ou d’un souffle renvoie à l’interférence de forces métaphysiques dans la sphère des activités humaines. Ainsi que nous l’avons mentionné plus haut, c’est Dieu qui octroie la victoire au camp mahdiste, et non pas leur action militaire sur le terrain. Le contraste entre les vaincus et les vainqueurs est encore plus marqué après la bataille. La terre, jonchée d’innombrables cadavres abyssins et des charognes de leurs bêtes, dégage une puanteur insoutenable. Les survivants se distinguent par leur lâcheté et leur mensonge, car ils prétendent que leur roi est seulement blessé, alors qu’il a été en 95 Ibid., p. 110-111 ; Ibid., ibid. Ibid., p. 110. 97 Ibid., p. 115. 98 Par exemple lors de la campagne de Ḥamdān Abū ‘Anja à Dambiya et Gondar (janvier 1888). Voilé par les balles mahdistes, le soleil ne brille plus, comme s’il symbolisait la funeste destinée des Abyssins. Cf. YAGI V. A., 1984, p. 81-82 ; ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 83. 99 YAGI V. A., 1984, p. 117-118. 96 53 réalité atteint d’une balle mortelle.100 Les Anṣār morts au combat sont représentés comme un petit groupe de martyrs (shuhadā’) honorés par Dieu. Il est ici intéressant d’évoquer le rôle qu’‘Abd al-Qādir attribue au sang des victimes de chaque camp. Alors que celui des martyrs mahdistes adoucit leur cou à la façon de l’or, celui des infidèles souille l’eau du fleuve Aṭbara, la rendant impropre à la consommation des Anṣār. Le caractère impur du sang des Abyssins transparaît également dans le récit de la campagne de Ḥamdān Abū ‘Anja à Dambiya. Les « sabres de Dieu » sont en effet maculés du sang des Abyssins au point où ils rouillent : malgré leur victoire, les Mahdistes voient l’état de leurs armes se détériorer suite à l’effet destructeur du sang ennemi.101 ‘Abd al-Qādir recourt à certains procédés littéraires qui intensifient l’aspect manichéen de la confrontation soudano-abyssine tout en dramatisant sa portée. Il se promène par exemple dans les champs sémantiques des termes nār (feu) et ẓulma (obscurité). Dans le premier cas, la notion de feu fait l’objet de légères distinctions sémantiques destinées à renforcer l’identification des Abyssins au diable, au mauvais sort et à l’enfer : « Ils [les Abyssins] se mirent à allumer des feux pour enlever les herbes et les arbres afin de faciliter leur marche dans ces endroits abrupts. Je dis : le fait d’allumer des feux recelait un mauvais présage, que Dieu réalisa dans ce monde en les brûlant du feu des armes à feu tiré sur eux par les Anṣār. Le feu de l’au-delà est le plus intense ! Ces feux, accompagnés de feux nocturnes allumés pour faire rôtir la nourriture de l’armée abyssine, étaient visibles à une distance de trois jours, à cause de l’intensité de leurs flammes qui s’élevaient dans les hauteurs. [ma traduction, ma mise en gras] »102 Ce passage se situe avant le début de la bataille, alors que les troupes abyssines se rapprochent d’al-Qallābāt. Avant même que les hostilités n’aient débuté, l’auteur du Ṭirāz prédit déjà le sort funèbre qui attend les Abyssins. Les feux allumés par ces derniers semblent attirer le feu divin qui s’exprime à travers les armes mahdistes. Ainsi, par l’intermédiaire de l’action divine, les feux de débroussaillement et de cuisine des infidèles les mènent droit au feu de l’enfer. Là encore, les mondes bassement matériel et 100 Ibid., p. 119. Toutes les sources dont nous avons connaissance s’accordent à dire que le Négus Jean IV succomba d’une balle mahdiste venue se loger dans sa poitrine. L’historien al-Qaddāl nous confia cependant que le petit-fils du Négus abyssin lui affirma que son grand-père avait péri d’une balle amharique. En l’absence de preuves suffisantes, cette « révélation » ne nous permet que d’émettre certaines hypothèses relatives aux luttes internes qui déchiraient le camp abyssin. AL-QADDĀL M. S., Entretien au Département d’Histoire de l’Université de Khartoum, 22 février 2007. 101 ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 83. 102 ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 98-99. 54 eschatologique se rencontrent de façon immédiate. C’est l’usage répété du terme de feu qui permet d’établir un lien étroit entre les deux. En ce qui concerne la notion d’obscurité, elle est employée au moment où les combats opposant les Anṣār et les Abyssins atteignent leur paroxysme. L’atmosphère apocalyptique semble annoncer la fin du monde. Les soldats des deux camps sont plongés dans trois obscurités de nature différente : l’obscurité créée par la fumée des armes à feu, l’obscurité née de la poussière qui s’accumule dans l’air, et l’obscurité du corps à corps des deux armées.103 L’insistance sur cette idée contribue à rendre la bataille spectaculaire et facilite sa représentation visuelle dans l’esprit du lecteur du Ṭirāz. L’impression de fin du monde, nourrie par le recouvrement de la terre par les cieux, le voilement du soleil et la superposition de diverses obscurités, renforce le caractère métaphysique et les implications dramatiques du conflit soudano-abyssin. Le langage métaphorique et symbolique n’est pas le seul outil dont dispose ‘Abd al-Qādir pour mettre en évidence le caractère divin de la lutte mahdiste contre les Abyssins. La mention de tout un ensemble de miracles qui se produisirent lors de la bataille d’al-Qallābāt concourt à faire de cet affrontement une victoire de l’Islam mahdiste sur les infidèles chrétiens. La grande majorité de ces prodiges sont associés à la figure du Khalīfa ‘Abdullāhi. A titre d’exemple, de nombreux combattants mahdistes aperçurent le Khalīfa à la tête de leur armée alors qu’il se trouvait en réalité à Omdurman. Ils entendirent le son d’Umm Bāyā104 résonner durant la bataille et certains d’entre eux virent des hommes munis de drapeaux blancs descendre du ciel pour combattre les infidèles. D’autres miracles relèvent de la temporalité d’événements particuliers. Dans une proclamation qu’il publia dix mois avant l’occurrence de la bataille, le Khalīfa décrit une vision prophétique au cours de laquelle le Prophète l’informe de la victoire prochaine des Anṣār sur les Abyssins. Il précise que ces derniers, en arrivant sur le champ de bataille, 103 Ibid., p. 100 ; YAGI V. A., 1984, p. 116. Umm Bāyā était le nom donné à une trompette de guerre mahdiste faite d’une défense d’éléphant creusée. Selon Viviane A. Yagi, elle était exclusivement réservée au Khalīfa ‘Abdullahi. Le prisonnier allemand Charles Neufeld raconte pourtant que lors d’une séance de supplice publique, deux Anṣār placèrent chacun la bouche de leur Umm Bāyā contre son oreille et y soufflèrent le plus fort possible. Cf. YAGI V. A., 1984, p. 198 note (100) ; NEUFELD C., 1899³, p. 73. 104 55 auraient les mains enchaînées à leur cou.105 ‘Abd al-Qādir constate que dans la réalité, les Abyssins se conformèrent à cette description, ce qui représente un véritable miracle. Il use d’un raisonnement par l’absurde pour prouver que les infidèles se comportèrent effectivement selon la vision prophétique. Rappelant leur supériorité numérique par rapport aux forces mahdistes, il conclut implicitement que leur défaite ne fut possible que parce que leurs mains étaient ligotées à leur cou.106 Le fait que le Khalīfa diffusa cette proclamation longtemps avant la chute des Abyssins constitue également un miracle. Toujours dans le registre de la temporalité, l’auteur du Ṭirāz souligne la simultanéité de deux événements majeurs : la victoire mahdiste sur la rive du fleuve Aṭbara (qui marque la fin de la bataille d’al-Qallābāt) et une grande revue militaire organisée par le Khalīfa à Omdurman.107 Remarquant que cette revue se tint un mardi –et non pas un vendredi comme c’était l’usage-, ‘Abd al-Qādir déduit qu’elle n’eut miraculeusement lieu que pour porter secours aux Anṣār dans leur combat contre les Abyssins. Enfin, certains maux qui frappent le camp abyssin sont assimilés à des miracles. Pendant la bataille, la brûlure du feu « qui dévore le corps des ennemis tués [ma traduction] »108 tient du prodige. L’histoire d’une femme mahdiste faite prisonnière par les Abyssins tend à mettre en relief les pouvoirs miraculeux du Mahdī et de son successeur. Sur le point d’être violentée par son ravisseur, la femme invoqua les deux grands leaders de la Mahdiyya. Sa supplication provoqua une secousse qui déchira les cieux et les rangs de l’armée abyssine. Effrayé, le soldat s’enfuit et la femme fut sauvée.109 La politique djihadiste du Soudan à l’égard de l’Abyssinie, traduite sur le terrain par l’intensification de l’action militaire et la raréfaction des avertissements verbaux, aboutit à deux événements qui s’inscrivent parfaitement dans le raisonnement 105 YAGI V. A., 1984, p. 140 ; ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 110. Ibid., ibid. ; Ibid., ibid. 107 Des revues militaires avaient fréquemment lieu dans la capitale mahdiste. Pour une description de l’impressionnante revue qui se tint après l’arrivée de l’émir Ḥamdān Abū ‘Anja à Omdurman durant l’été 1887, cf. OHRWALDER J., 1892², p. 224-226 ; SLATIN PACHA R. C., 1898, p. 553-555. 108 ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 111 note (1). 109 YAGI V. A., 1984, p. 144 ; ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 111. 106 56 idéologique d’‘Abd al-Qādir : la soumission du Rās ‘Adāl110 et la mort du Négus Jean IV. Les deux figures abyssines sont mises en opposition pour mieux glorifier l’art guerrier de la Mahdiyya. Le Rās ‘Adāl est présenté comme un ennemi intelligent qui, après la bataille d’al-Qallābāt et la mort de son roi, implore le pardon de l’émir al-Zākī Ṭamal et demande à adhérer au mouvement mahdiste. Conscient de l’extraordinaire puissance des Anṣār, dont il a lui-même été le témoin lors de la campagne d’Abū ‘Anja à Dambiya, il aurait conseillé à Jean IV de renoncer à les attaquer.111 Selon la logique d’‘Abd al-Qādir, le refus du Négus de suivre ces conseils judicieux s’avéra fatal à al-Qallābāt. Les causes et la signification de la mort de Jean IV, ainsi que la façon dont les Anṣār y réagirent, sont interprétées de façon à cristalliser deux leçons essentielles que le Ṭirāz souhaite graver dans la mémoire de ses lecteurs. La première est que la victoire des Musulmans mahdistes contre des infidèles chrétiens est inévitable car elle procède de la volonté divine. La seconde est que cette victoire, tout en étant le produit d’un dessein divin, est l’œuvre du Khalīfa ‘Abdullāhi. Comment le chroniqueur mahdiste explique-t-il le décès du roi abyssin ? Celui-ci fut trompé par l’abondance et la force de ses armées ainsi que par l’orgueil dans lequel il tenait sa propre personne.112 Il afficha en outre une forte animosité vis-à-vis des Musulmans et de l’Islam. Deux passages coraniques sont cités afin de rappeler que la volonté divine l’emporte sur toutes les considérations matérielles : « Combien de fois un parti peu nombreux vainquit une bande nombreuse avec la permission de Dieu ! Dieu est avec les patients. [ma traduction] » (Sourate 2 : 249) « Nous secourons assurément nos Messagers et ceux qui croient, dans la vie présente tout comme au jour où les témoins se dresseront [le jour du Jugement]. [ma traduction] »113 (Sourate 40 : 51) Quant à la signification de la mort du Négus abyssin, elle est selon ‘Abd al-Qādir exceptionnelle pour plusieurs raisons. D’abord, parce qu’elle permit d’éliminer une grande menace qui pesait sur l’Islam ; ensuite, parce qu’elle représente l’une des conquêtes les plus importantes dans l’histoire de l’Islam ; troisièmement, parce que 110 Ce commandant abyssin est constamment dénommé Rās ‘Adāl (ou Rās ‘Adār) dans la littérature mahdiste, bien qu’il ait acquis le titre plus élevé de Negus Takla-Haymanot en 1881. 111 YAGI V. A., 1984, p. 136-138 ; ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 108-109. 112 Ibid., p. 121 ; Ibid., p. 102. 113 ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 102. 57 jamais pareil événement ne s’était produit dans les interactions entre le monde musulman et l’Abyssinie ; enfin, parce qu’elle survint, grâce à la volonté divine, à l’époque du Khalīfa ‘Abdullāhi.114 La façon dont le Ṭirāz dépeint le traitement que les Anṣār infligèrent à la dépouille du défunt Négus sert également à communiquer le double message mentionné plus haut. A l’issue de la bataille d’al-Qallābāt, le corps de Jean IV est découvert à l’intérieur d’une caisse placée sous une tente. Les objets et les vêtements qui l’ornent symbolisent le Christianisme et les tendances sybarites du roi abyssin : une croix en or « qu’il adorait en dehors de Dieu », un mätab115 assimilé à un signe de la « fausse religion »116, des magnifiques parures et des habits royaux. Alors que la tête de Jean IV est tranchée puis envoyée au Khalīfa afin d’exprimer la victoire de la religion, sa couronne incrustée de pierres précieuses, ses sceaux, ses bagues, ses vêtements brodés, ses tentes royales et ses timbales y sont expédiés117 dans un but plus « didactique » : les Anṣār doivent voir tous ces objets de leurs propres yeux pour prendre conscience du fait que le monde méprise Dieu et qu’il sombre irrémédiablement dans le déclin.118 ‘Abd alQādir semble considérer les précieux accessoires du Négus comme la manifestation d’un phénomène nouveau, inexistant dans le passé, une bid‘a (innovation) qu’il faut éliminer sans tarder. Le fait de les envoyer à Omdurman symbolise la soumission du Christianisme abyssin à l’Islam mahdiste. Quant à la tête du défunt Négus, elle est transmise au Khalīfa ‘Abdullāhi en compagnie des têtes d’autres chefs abyssins tués au combat. Principal trophée de guerre du conflit soudano-abyssin, elle annonce la victoire en même temps qu’elle l’octroie au chef de l’Etat mahdiste. Sur ce point, le titre de l’ouvrage d’‘Abd al-Qādir est extrêmement évocateur. L’usage du terme « ṭirāz » renvoie à une prérogative califale, puisque les broderies ou robes d’honneur désignées par ce nom depuis l’époque omeyyade symbolisèrent pendant 114 YAGI V. A., 1984, p. 122-124 ; ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 103. Le mätab est un cordonnet que les Abyssins chrétiens portent autout de leur cou, de la naissance jusqu’à la mort. Il marque leur appartenance au christianisme. YAGI V. A., 1984, p. 198 note (96). 116 Ibid., p. 130-131. 117 Pour le détail des biens de Jean IV envoyés à Omdurman, cf. les messages d’al-Zākī Ṭamal au Khalīfa dans SHUQAYR N., 1981 (1903¹), p. 750. 118 YAGI V. A., 1984, p. 134 ; ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 107. 115 58 longtemps le pouvoir du calife.119 Le Ṭirāz offert au Khalīfa de la part d’‘Abd al-Qādir se distingue cependant par son « inscription ». Plutôt que d’être orné du nom du Khalīfa ‘Abdullāhi -à l’instar des ṭirāz traditionnels décorés du nom du calife-, il est paré du nom de l’ennemi vaincu. Cette broderie littéraire transforme ainsi la défaite du Négus Jean IV en attribut du Khalīfa. L’analyse du Ṭirāz nous a permis d’esquisser les relations soudano-abyssines telles qu’elles apparaissaient dans l’esprit d’Ismā‘īl b. ‘Abd al-Qādir, l’une des rares figures de l’élite intellectuelle mahdiste à avoir laissé des traces écrites à la postérité. Nous avons pu constater que son ouvrage célèbre la victoire du Mahdisme –considéré comme le « véritable » Islam- sur le Christianisme sous la forme d’un panégyrique dédié au Khalīfa ‘Abdullāhi. La politique soudanaise à l’égard de l’Abyssinie semble dénuée de toute ambiguïté : en tant qu’entité chrétienne infidèle ayant attaqué les frontières de l’Islam, l’Abyssinie ne mérite que de subir les foudres du djihad mahdiste. Ce point de vue était-il cependant partagé par l’ensemble de l’élite mahdiste au pouvoir, ou du moins par des personnages-clés tels que le Mahdī, son successeur le Khalīfa et l’émir Ḥamdān Abū ‘Anja ? Si cette logique guida les actions des dirigeants du Soudan mahdiste, que signifia-t-elle dans la pratique et par quels moyens fut-elle légitimée ? En tentant de répondre à ces interrogations, nous commencerons à saisir le rapport complexe des représentations d’‘Abd al-Qādir avec la réalité des relations soudano-abyssines telle qu’elle transparaît à travers d’autres sources. 119 Sous les Abbasides, le ṭirāz était un moyen pour le calife d’étendre le prestige de la cour aux individus qu’il désirait honorer. L’Egypte fatimide connut un essor de la production du ṭirāz qui, d’une institution politique et élitiste, devint un phénomène social et économique largement répandu dans la société. Pour plus de détails, cf. STILLMAN Y. K. et P. SANDERS, 2002. 59 IV. Attitudes mahdistes à l’égard de l’Abyssinie A la lumière de sources extérieures au Ṭirāz, nous remarquons que les attitudes mahdistes1 à l’égard de l’Abyssinie ne sont pas aussi simples et évidentes que ne le présente ‘Abd al-Qādir. Leur complexité réside non seulement dans le clivage entre la théorie et la pratique, mais également –et plus fondamentalement- dans la définition même de l’idéologie mahdiste sur la question de l’Abyssinie. Ce chapitre aura donc pour objectif de clarifier l’idéologie et la politique du Soudan mahdiste vis-à-vis de son voisin chrétien, et ceci à travers plusieurs étapes. Il nous faudra d’abord évaluer la portée du message mahdiste, c’est-à-dire l’étendue de la mission mahdiste telle qu’elle était définie par les dirigeants soudanais eux-mêmes. Nous tenterons ensuite de cerner les moyens et les objectifs de cette mission, ce qui nous amènera à questionner le sens du concept de djihad dans le contexte mahdiste. Enfin, nous examinerons les modalités de légitimation des attitudes mahdistes à l’égard de l’Abyssinie, tant dans leurs aspects théoriques que pratiques. A. Les limites d’une mission universelle En l’espace de quelques années, le Mahdī Muḥammad Aḥmad parvint à renverser le régime turco-égyptien implanté au Soudan depuis plus d’un demi-siècle. Ce succès fut en grande partie le fruit de la capacité du leader mahdiste à rassembler autour d’un objectif commun différents groupes hostiles au pouvoir étranger. Cependant, comment le Mahdī envisageait-il sa mission dans le monde ? Devait-elle se retreindre à la lutte contre 1 Par « attitudes mahdistes », nous nous référons aux positions de l’élite politico-militaire mahdiste, et non pas à celles de la société soudanaise prise dans son ensemble. 60 la domination turco-égyptienne ou au contraire transcender les frontières du Soudan2 pour s’étendre à d’autres régions du globe ? Aussi bien les contemporains de la Mahdiyya que les historiens s’accordent à dire que les ambitions de la révolution mahdiste dépassaient largement le cadre soudanais. Une opposition semble se dessiner entre ceux qui limitent sa portée au monde musulman et ceux qui l’étendent à l’humanité toute entière. A titre d’exemple, Aḥmad Ibrāhīm Abū Shūk présente la communauté musulmane comme la cible des prétentions du Mahdī. Celui-ci promit en effet qu’il prierait dans les mosquées du Caire, de Kufa, de Damas, d’Istanbul et de La Mecque, et qu’il gouvernerait la première ville sainte de l’Islam.3 Aḥmed ‘Uthmān Ibrāhīm semble également limiter la portée du message mahdiste au monde musulman. Il rappelle que le rejet du mahdisme était assimilé à une apostasie pour expliquer « la détermination du Mahdī à occuper et à gouverner d’autres pays musulmans [ma traduction] »4. Parmi ceux qui incluent le monde entier dans l’objectif de la Mahdiyya, Giuseppe Cuzzi retrace un entretien qu’il eut avec Muḥammad Aḥmad après avoir été capturé par les Mahdistes lors de la prise de Berber en mai 1884. Le Mahdī lui aurait déclaré : « Je prendrai Khartoum, puis je conquérrai l’Egypte, je déposerai le Sultan de son trône et ensuite je vaincrai l’Europe. Le vieux monde doit être démoli ; j’en créerai un nouveau sur ses ruines. [ma traduction] »5 A une autre occasion, il lui confia que l’Italie serait l’une de ses premières cibles et qu’il y nommerait Cuzzi au grade de premier émir. Dans une optique similaire, George N. Sanderson affirme sans détours que la mission divine du Mahdī visait à convertir le monde entier, et pas seulement les communautés « corrompues » de l’Islam.6 La distinction entre ces deux conceptions des ambitions mahdistes est pourtant moins nette qu’elle ne paraît à première vue. Peter M. Holt montre bien l’ambiguïté de la position mahdiste vis-à-vis du monde extérieur. Avant d’avancer des hypothèses, il est 2 Le Soudan tel qu’il fut délimité territorialement au XIXe siècle par la conquête turco-égyptienne graduelle des régions suivantes : Dongola, Berber, Khartoum, Sennar et le Kordofan (1820-1822), le Taka (1840), Fachoda (1863), Souakin et Massawa (1865), l’Equatoria (1871), le Baḥr al-Ghazāl (1873) et le Darfour (1874). 3 ABŪ SHŪK A. I., 2006, p. 152. Ces villes apparaissent dans une proclamation du Mahdī sur laquelle nous allons immédiatement revenir. 4 IBRĀHĪM A. ‘U., 1979, p. 32. 5 CUZZI G., 1968 (1900¹), p. 103. 6 SANDERSON G. N., 1969, p. 15. 61 fondamental de nous interroger sur la façon dont le Mahdī et son entourage concevaient le monde extérieur. Il s’agissait pour eux d’un concept beaucoup plus théologique que géographique. En effet, tout individu qui n’admettait pas la mission divine de Muḥammad Aḥmad était étiqueté comme un infidèle, qu’il soit musulman ou non.7 En outre, Holt souligne l’étroitesse d’horizon du Mahdī : « Sans aucune connaissance personnelle du monde au-delà du Soudan égyptien, le Mahdī semble avoir fait peu d’efforts pour acquérir des informations. Son horizon était effectivement limité à l’Egypte. Ses tentatives de communiquer avec d’autres personnalités et territoires musulmans étaient spasmodiques, désinvoltes et dépendaient largement du hasard. (…) Bien que des figures musulmanes extérieures au Soudan, telles que les leaders panislamistes Jamāl al-Dīn al-Afghānī et Muḥammad ‘Abduh, cherchèrent à obtenir le soutien du Mahdisme pour servir leurs propres causes, le Mahdī paraît en avoir été totalement inconscient. [ma traduction] »8 Les occasions où le Mahdī exprima son intention de conquérir le monde entier doivent ainsi être réinterprétées à partir de ces données fondamentales. Sa conception du monde comprenait avant tout les contrées musulmanes dont il connaissait l’existence.9 Le leader mahdiste ne semble avoir pris conscience de la domination britannique de l’Egypte qu’au lendemain de la chute de Khartoum (janvier 1885), moins de six mois avant sa mort. Quoique épousant une conception du monde plus théologique que géographique, qui désignait virtuellement tous les opposants au Mahdisme comme des objectifs à conquérir, le Mahdī semble avoir surtout visé des territoires musulmans. On objectera que cette constatation contredit le récit de Cuzzi (cf. page précédente). Compte tenu du fait que l’ouvrage de ce dernier fut rédigé par un journaliste allemand et qu’il se base partiellement sur des informations dérivées d’autres sources, telles que les écrits de Wingate et de Slatin10, il est raisonnable de questionner la fiabilité du livre de Cuzzi. Publié en 1900, dans un contexte d’intense propagande britannique anti-mahdiste, il a pu faire un usage excessif d’une certaine inventivité imaginative à des fins idéologiques. 7 HOLT P. M., « The Sudanese Mahdia and the outside world », 1958, p. 276. Ibid., p. 282. Pour l’attitude de Jamāl al-Dīn al-Afghānī à l’égard du Mahdī, cf. TROUTT POWELL E. M., 2003, p. 96-98. 9 Telles qu’elles apparaissent dans une proclamation du Mahdī édictée après la prise d’El Obeid (janvier 1883) et qui relate une vision prophétique : « Le Messager de Dieu (…) me dit ‘Comme tu prias à El Obeid, tu prieras à Khartoum, puis dans la mosquée de Berber, puis dans le Sanctuaire de Dieu, puis dans la mosquée de Yathrib, puis dans la mosquée du Caire, puis dans celle de Jérusalem, puis dans celle d’al‘Irāq, puis tu prieras dans la mosquée d’al-Kūfa’ [ma traduction] ». Letter-Book of al-Nujūmī, 1er folio non numéroté, cité par Ibid., p. 278 ; WARBURG G. R., 2002, p. 45. 10 Cf. l’introduction de CUZZI G., 1968 (1900¹), p. 1. 8 62 Quelle fut la position du successeur du Mahdī en ce qui concerne la portée du message mahdiste ? Selon des historiens tels que Yūsuf Faḍl Ḥasan et Gabriel R. Warburg, le Khalīfa ‘Abdullāhi tenta de poursuivre la politique extérieure du Mahdī. Sa faiblesse fut la même que celle de son prédécesseur : une méconnaissance de la situation des pays limitrophes du Soudan et une ignorance de la politique internationale. Par conséquent, bien qu’ayant réussi à créer une dynamique de soutien populaire à la lutte contre les Turco-Egyptiens et leurs alliés britanniques, ni le Mahdī ni le Khalīfa ne parvinrent à afficher des résultats similaires dans des territoires musulmans extérieurs au Soudan (Afrique de l’Ouest, Maghreb, Egypte, péninsule Arabique).11 L’analyse de Holt est plus nuancée et circonscrite. Au cours des années 1885-1889, le Khalīfa maintint une politique de djihad à l’égard du monde extérieur, mais celui-ci était désormais imaginé en termes géographiques, comprenant les territoires extérieurs au Soudan mahdiste. Il tenta d’étendre le message mahdiste à travers des lettres qu’il envoya à la population et au Khédive d’Egypte (Tawfīq), à des émirs d’Arabie (‘Abdallah b. Fayṣal b. Su‘ūd dans le Najd et Ḥudhayfa b. Sa‘d au Hijaz), au Négus abyssin (Jean IV), au Sultan ottoman (Abdülhamid II) ainsi qu’à la Reine d’Angleterre (Victoria).12 Ces tentatives expansionnistes s’éteignirent après l’anéantissement des forces mahdistes à Ṭūshkī le 3 août 1889 et la famine dévastatrice qui ravagea le Soudan au cours des années 18891890, faisant place à une politique extérieure nettement plus isolationniste.13 Nous remarquons donc que les ambitions de la révolution mahdiste évoluèrent au cours du temps, en fonction des circonstances politiques et militaires. Nous pouvons néanmoins affirmer avec certitude qu’elles transcendaient le cadre soudanais au moins jusqu’à l’été 1889, période à laquelle parut le Ṭirāz d’‘Abd al-Qādir. Loin d’être la principale proie de l’assaut mahdiste, l’Abyssinie figurait parmi une série d’acteurs régionaux difficilement accommodables par la doctrine de la Mahdiyya. 11 WARBURG G. R., 2002, p. 46. Les lettres qui furent envoyées dans ces régions restèrent pour la plupart sans réponse. Les croyances mahdistes eurent cependant un certain succès en Afrique centrale et occidentale, plus précisément dans les territoires du califat de Sokoto (1804-1903) et de l’ancien empire de Bornu (1396-1893). 12 HOLT P. M., « The Sudanese Mahdia and the outside world », 1958, p. 283-288. 13 Ibid., p. 283 ; SANDERSON G. N., 2006 (1971¹), p. 177. 63 B. L’ambiguïté du concept de djihad Le terme « djihad » est fréquemment employé pour désigner à la fois l’idéologie et la politique du Soudan mahdiste à l’égard de cibles intérieures et extérieures. Quelle signification ce concept -trop souvent réduit à l’un ou l’autre de ses aspects14- revêt-il dans ce contexte historique spécifique, et qu’impliqua-t-il sur le terrain des interactions entre le Soudan et l’Abyssinie ? Alors que les conditions de recours au djihad par les leaders du Soudan mahdiste apparaissent clairement aux yeux de nombreux chercheurs, les finalités mêmes de ce djihad sont beaucoup moins évidentes. Commençons donc par ce qui semble faire l’objet d’un consensus parmi les historiens. Le djihad consiste en un acte de guerre qui succède à l’échec d’efforts persuasifs visant à convertir une région ou un Etat à l’Islam mahdiste. Théoriquement, il représente l’unique politique extérieure envisageable par l’Etat mahdiste.15 Cependant, quels sont précisément les objectifs du djihad ? Certains y voient l’instrument d’une politique d’expansion de l’Islam mahdiste à travers des conversions forcées.16 Pour d’autres, le djihad sert moins à convertir qu’à punir les infidèles ou les soumettre par le biais de l’esclavage. Il peut aussi constituer un moyen de combattre une domination étrangère perçue comme infidèle, ou défendre le territoire de l’Islam contre une agression extérieure.17 Plus prosaïquement, il fait parfois figure de politique intérieure destinée à augmenter les revenus étatiques. Holt présente le djihad mahdiste sous la forme d’une guerre plutôt punitive. Son caractère potentiellement expansionniste demeure ambigu. En effet, dans une lettre adressée au Khédive Tawfīq (avril 1887), le Khalīfa ‘Abdullāhi affirme d’une part ne convoiter aucune souveraineté terrestre, mais menace d’autre part d’occuper l’Egypte si 14 Le court chapitre de Majid Khadduri intitulé Types of Jihād évoque différentes catégories de djihad telles qu’elles furent définies par al-Māwardī au XIe siècle apr. J.-C. dans son Kitāb al-Aḥkām al-Sulṭāniyya. KHADDURI M., 1955, p. 74-82. 15 SANDERSON G. N., 1969, p. 15. Nous verrons que la pratique différa considérablement de la théorie. Le Mahdī envoya une lettre d’avertissement (indhāra) au Négus Jean IV en juin 1885, à laquelle le souverain abyssin répondit deux mois plus tard par un message insultant la Mahdiyya. L’Etat mahdiste ne déclara pourtant pas immédiatement le djihad contre son voisin. 16 Ibid., ibid. ; YAGI V. A., 1990, p. 505 ; ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 9. 17 La fonction défensive du djihad renvoie au concept de ribāṭ, qui signifie la sauvegarde des frontières du dār al-Islām à l’aide de forces stationnées dans les ports et villes-frontières (thughūr). KHADDURI M., 1955, p. 81. Pour une analyse détaillée du sens évolutif de la notion de ribāṭ, cf. CHABBI J., 1994. 64 le Khédive refuse de se soumettre et de combattre les infidèles aux côtés des forces mahdistes.18 Cuzzi fournit un exemple de djihad qui a pour finalité l’asservissement des infidèles. Le Mahdī l’entretint à plusieurs reprises de sa mission divine et de ses plans de conquête. A l’une de ces occasions, un émir mahdiste assura au prisonnier italien que les Anṣār feraient « de la Reine d’Angleterre et de tous les autres Nobles [leurs] esclaves »19. Dans ce cas, le djihad s’apparente à une victoire symbolique de l’Islam mahdiste sur le Christianisme et le sybaritisme à travers la relégation de ses plus hauts représentants à un statut associé aux échelons inférieurs de l’échelle sociale. Plus orienté vers l’économie politique, Abū Shūk conçoit le djihad comme un outil guerrier employé à différentes fins. La première, évidente au moment de l’émergence du mouvement mahdiste, est le renversement du régime turco-éygptien établi au Soudan. La seconde, présente tout au long de la période mahdiste, est le massacre des infidèles (musulmans ou non) et la confiscation de leurs biens en tant que butin. Celui-ci était ensuite approprié par le Trésor (bayt al-māl) de l’Etat mahdiste.20 Le djihad peut finalement être employé dans une optique défensive, comme un moyen d’empêcher les infidèles d’envahir le Soudan. Viviane Yagi applique cette conception aux hostilités soudano-abyssines et soudanobritanniques.21 Quels que soient ses différents objectifs, le djihad mahdiste se caractérise par la façon dont il conçoit l’affrontement de deux camps : d’un côté, les Anṣār, détenteurs de la seule vérité divine et soutenus par Dieu ; de l’autre, la masse des infidèles. La lutte contre ces derniers est inévitable car elle procède de la volonté du Tout-puissant, qui contrôle les destins humains d’une manière absolue. Ainsi, nous constatons que le djihad renvoie à la représentation idéologique d’un combat dont les objectifs peuvent être extrêmement variés. Ce ne sont pas tant les finalités de l’acte guerrier que ses modalités de légitimation qui en font une « guerre sainte ». Celle-ci s’inscrit dans une logique 18 HOLT P. M., « The Sudanese Mahdia and the outside world », 1958, p. 289. CUZZI G., 1968 (1900¹), p. 104. 20 ABŪ SHŪK A. I., 2006, p. 158-159. La confiscation de biens et leur transformation en butin étatique était une punition financière fréquemment infligée aux Musulmans du Soudan qui s’opposaient au pouvoir du Mahdī puis du Khalīfa. 21 YAGI V. A., 1990, p. 507. 19 65 religieuse dont l’apparente implacabilité ne saurait cacher un usage modulable, s’ajustant aux desseins de celui qui invoque le djihad. Quel est alors le rôle du concept de djihad dans les interactions entre le Soudan mahdiste et l’Abyssinie au cours des années 1885-1889 ? Se limite-t-il à un instrument rhétorique de légitimation de la politique mahdiste ou constitue-t-il le principal motif à l’origine du conflit militaire entre les deux entités ? Quelques historiens semblent endosser une perspective semblable à celle d’Ismā‘īl b. ‘Abd al-Qādir lorsqu’ils expliquent le conflit soudano-abyssin par l’orientation idéologique djihadiste de l’Etat mahdiste. al-Qaddāl souligne qu’au-delà des pays musulmans, la Mahdiyya aspirait à se répandre dans le monde entier. L’Abyssinie faisait donc partie du dār al-ḥārb visé par l’assaut mahdiste. L’obstacle religieux représentait ainsi l’une des causes fondamentales du conflit.22 Dans leur édition critique du Ṭirāz, Abū Salīm et al-Qaddāl établissent un lien direct entre le djihad tel qu’il était prôné par l’Etat mahdiste et les confrontations armées avec l’Egypte et l’Abyssinie.23 Enfin, Warburg adhère à cette vision en soutenant que l’idéologie révolutionnaire du Soudan mahdiste « dicta la perpétuation du djihad contre l’Egypte et l’Ethiopie même après que l’ennemi fut expulsé en-dehors des frontières soudanaises. En conséquence, cette guerre infinie mina la stabilité économique et politique de l’Etat mahdiste, conduisant à des défaites militaires et au désastre économique. [ma traduction] »24 Cependant, nombreux sont les historiens –y compris ceux que nous venons de mentionner- qui proposent des explications au conflit soudano-abyssin se démarquant fortement de la perspective djihadiste. Nous pouvons distinguer au moins trois catégories de facteurs : les motifs historiques, les motifs politiques et militaires, les motifs économiques. A côté de l’idéologie du djihad, Warburg mentionne brièvement les racines historiques de la confrontation soudano-abyssine, qu’il faut faire remonter à la période du Sultanat de Funj (1504-1821).25 Il ne développe pas ce point. Holt définit le conflit de 1885-1889 comme une nouvelle phase d’hostilités déclenchées au cours de l’époque 22 AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 40. ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 9. 24 WARBURG G. R., 2002, p. 32-33. 25 Ibid., p. 47. 23 66 turco-égyptienne (1821-1885) et même avant. Il précise que le « territoire discutable » de la frontière soudano-abyssine constitue l’un des problèmes importants que le régime mahdiste hérita de son prédécesseur turco-égyptien.26 Dans une veine similaire, mais en minimisant explicitement l’importance du facteur religieux dans le conflit, Richard A. Caulk argue que « les événements conduisant à la Bataille de Metemma [ici synonyme de la bataille d’alQallābāt] sont trop facilement associés à un conflit entre fanatiques, [entre] Jean, Chrétien profondément dévot, et le Mahdī et le Khalīfa qui proclament un Islam universaliste et militant. Il est clair que des éléments de zèle religieux exacerbèrent les frictions entre les dirigeants voisins et leurs sujets (…) Cependant, ce ne fut pas le fanatisme qui causa les frictions. C’était un héritage d’escarmouches frontalières et d’incursions devenu saillant après la conquête égyptienne du Soudan en 1820, jusqu’à ce qu’une vaste expédition punitive de Khartoum ravagea la frontière en 1863 et faillit provoquer une guerre de grande envergure. [ma traduction] »27 L’argument des racines historiques ne nous semble pas dépourvu de pertinence, surtout à la lumière des travaux de Merid Wolde Aregay et Sergew Hable Selassie d’une part, et de ceux de Mordechai Abir d’autre part. Ils mettent en évidence la persistance, au cours des époques funj et turco-égyptienne, de sources de tension continuelles entre les entités soudanaise et abyssine : querelles relatives au tracé de la frontière, razzias d’esclaves menées de part et d’autre, asile politique octroyé aux rebelles de chaque côté.28 Les motifs politiques et militaires figurent parmi les causes très fréquemment invoquées pour éclairer le déclenchement du conflit entre le Soudan mahdiste et l’Abyssinie. Ces motifs relèvent de la politique locale, régionale ou internationale. Au niveau local, Holt signale l’absence d’une frontière définie entre les deux Etats. En outre, les puissants seigneurs de la guerre actifs dans cette zone étaient susceptibles, par des actions locales, d’entraîner leurs souverains respectifs dans une confrontation armée plus sérieuse.29 Sur le plan régional, Holt explique le conflit soudano-abyssin par la coïncidence de dirigeants belliqueux dans les deux pays. Cet argument nous semble à la 26 HOLT P. M. et M. W. DALY, 2000 (1961¹), p. 89 ; HOLT P. M., « The Sudanese Mahdia and the outside world », 1958, p. 287. 27 CAULK R. A., 1971, p. 28. De façon similaire, Sanderson réfute l’interprétation du conflit comme une guerre inspirée par les motifs « médiévaux » de la croisade et du djihad. SANDERSON G. N., 1969, p. 38. 28 AREGAY M. W. et S. H. SELASSIE, 2006 (1971¹), p. 64-65 ; ABIR M., 1967, p. 443, 448, 450, 459. 29 HOLT P. M., « The Sudanese Mahdia and the outside world », 1958, p. 287. 67 fois simpliste et déterministe, particulièrement lorsque Holt et Daly emploient l’expression de « clash inévitable »30. Quant à Haggai Erlich, il rapporte l’escalade des hostilités soudano-abyssines aux nombreuses rivalités internes agitant aussi bien le Soudan que l’Abyssinie. L’asile politique accordé aux rebelles de chaque camp par le camp opposé contribua également à l’accroissement des tensions.31 Toujours au niveau régional, Abū Salīm et al-Qaddāl suggèrent que l’Abyssinie avait l’intention de reconquérir des régions occupées par les l’Egypte et envisageait peutêtre d’étendre sa domination vers le Soudan, ce qui la positionnait en ennemi de ce dernier. Les deux historiens soudanais ne se bornent néanmoins pas aux velléités abyssines pour clarifier les origines et la nature du conflit. Ils évoquent certaines dynamiques de la politique intérieure du Khalīfa ‘Abdullāhi qui le poussèrent à combattre ses voisins. D’abord, le chef de l’Etat mahdiste souhaitait occuper ses armées afin de maintenir leurs compétences militaires tout en les gardant à distance du centre du pouvoir. De plus, les butins capturés lors des batailles finançaient en grande partie ces armées. Ensuite, les combats menés contre les Abyssins pouvaient servir à redorer une réputation souillée par des défaites. Enfin, la guerre était parfois nécessaire pour défendre les régions frontalières.32 Abū Salīm et al-Qaddāl accentuent le caractère non expansionniste des attaques mahdistes contre l’Abyssinie. En guise de preuve, ils indiquent que les projets politico-militaires du Khalīfa se tournaient prioritairement vers Souakin, le Darfour, l’Egypte, voire l’Empire ottoman ou la Grande Bretagne.33 Sur les plans international et diplomatique, plusieurs historiens considèrent l’application du traité de Hewett (cf. précédemment, p. 20) comme l’une des causes majeures à l’origine du conflit soudano-abyssin. En effet, le respect des clauses du traité 30 HOLT P. M. et M. W. DALY, 2000 (1961¹), p. 89. Sans épouser une perspective déterministe, Theobald présente le caractère « belliqueux et fier » des deux dirigeants comme l’explication la plus plausible d’une guerre soudano-abyssine « inutile ». THEOBALD A. B., 1962 (1951¹), p. 150. 31 ERLICH H., 1994, p. 66. 32 ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 12, 15. 33 Ibid., p. 16 ; AL-QADDĀL M. S., 1993, p. 200. D’autres historiens soudanais soulignent également la nature défensive des opérations mahdistes, invoquant le fait que la bataille d’al-Qallābāt ne fut suivie d’auncune progression mahdiste en territoire abyssin. Cf. AL-SĀWĪ ‘A. al-‘A. Ḥ. et M. ‘A. JĀDĪN, n. d., p. 145. 68 plaça l’Abyssinie en situation de confrontation directe avec le Soudan mahdiste.34 A cette donnée militaro-diplomatique Erlich ajoute les intérêts stratégiques d’acteurs tels que la Grande Bretagne, l’Egypte et l’Italie. Compte tenu de leurs visées impérialistes ou défensives, ils étaient tous intéressés à envenimer les relations soudano-abyssines. Ils adoptèrent parfois des mesures concrètes à cette fin. Avant la bataille de Kūfīt (23 septembre 1885), les Egyptiens oeuvrèrent pour rallier les tribus Beni Amer (habitant une région du Soudan oriental au nord de Kūfīt, cf. carte B p. II) aux forces abyssines de Rās Alūlā contre les Mahdistes. Quant aux Britanniques, ils procurèrent des armes au commandant abyssin afin de l’encourager à marcher contre l’émir mahdiste ‘Uthmān Abū Bakr Diqna.35 Cette politique ne créa pas ex nihilo le conflit entre le Soudan et l’Abyssinie, mais elle contribua probablement à son escalade. Enfin, des motifs économiques ont également pu jouer un rôle dans ce conflit. Holt et Daly présentent la frontière soudano-abyssine comme un territoire sujet aux raids permanents de chefs militaires locaux, qui ne résistaient pas aux multiples opportunités d’acquérir des biens humains et matériels par le biais de razzias.36 Abū Salīm et alQaddāl soulèvent un point peu élaboré par d’autres chercheurs. Outre l’importance des butins de guerre comme source de financement des armées mahdistes, la protection de la région d’al-Qallābāt était capitale pour le Soudan : la ville frontière comptait parmi les centres commerciaux les plus fructueux du pays tout en étant localisée à un emplacement stratégique. L’Etat mahdiste avait donc un fort intérêt à maintenir son emprise sur elle, tant pour contrôler les routes commerciales que pour empêcher une progression abyssine à l’intérieur du Soudan.37 Cette discussion des origines du conflit entre le Soudan mahdiste et l’Abyssinie nous permet de relativiser le rôle du djihad en tant que catalyseur principal –voire uniquede la politique mahdiste à l’égard de son voisin. Il s’apparente plus à un instrument de légitimation rhétorique qu’à une politique inflexible et monolithique. Non pas que l’élite 34 SANDERSON G. N., 1969, p. 17 ; CAULK R. A., 1971, p. 28-29 ; ZEWDE B., 1991, p.58 ; ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 10 ; AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 38 ; ERLICH H., 1994, p. 63. 35 ERLICH H., 1994, p. 66. 36 HOLT P. M. et M. W. DALY, 2000 (1961¹), p. 89. 37 ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 12-13. 69 politico-militaire de l’Etat mahdiste –le Khalīfa le premier- n’ait pas sincèrement cru en la logique djihadiste brandie contre ses ennemis, mais ses décisions étaient également conditionnées par des facteurs historiques, politiques, militaires et économiques. Ainsi, bien que cela puisse sembler trivial, il est fondamental de distinguer entre l’idéologie de la Mahdiyya et d’autres éléments qui motivèrent son attitude vis-à-vis de l’Abyssinie. Certes, le concept de djihad para toute une série de politiques mahdistes d’une aura légitimatrice, mais il se limitait à un outil plutôt général applicable à diverses situations.38 Le régime mahdiste s’efforça-t-il de légitimer sa politique à l’égard de son voisin par d’autres moyens, correspondant plus spécifiquement au cas abyssin ? Si oui, quel fut leur impact sur l’évolution des relations soudano-abyssines ? La suite de ce chapitre sera consacrée à ces questions, qui éclaireront la façon dont le Khalīfa et son entourage se rattachaient aux premiers temps de l’Islam par le biais de la confrontation avec l’Abyssinie. C. Des références prophétiques légitimatrices Il serait réducteur de limiter les instruments de légitimation de la politique mahdiste vis-à-vis de l’Abyssinie au discours du djihad. L’élite soudanaise employa d’autres outils pour la rendre acceptable aux yeux des Anṣār ou même des Abyssins. Le premier de ces outils est plutôt « théorique », alors que le second est teinté d’un aspect « pratique » marqué. Tous deux établissent une connexion avec le Prophète Muḥammad. Alors que l’un réactive l’héritage ambivalent des premiers contacts entre les Musulmans et le royaume d’Axoum, l’autre fait intervenir le Prophète directement dans les affaires du Soudan mahdiste. L’emploi de références prophétiques comme instrument de légitimation s’accorde avec la tendance du Mahdī, puis du Khalīfa, à se projeter à l’époque de l’Islam « primitif » en établissant des correspondances directes entre la communauté du Prophète et le Soudan mahdiste. Parmi celles-ci, on peut mentionner le 38 Cf. les exemples que nous avons mentionnés plus haut, p. 64-65. 70 prétendu lien généalogique du Mahdī avec la famille du Prophète39, son rôle de successeur du Prophète (khalīfat rasūl allah), l’identification de trois de ses disciples à trois des premiers califes de l’Islam (Abū Bakr, ‘Umar et ‘Alī)40 et l’usage d’une terminologie qui évoque certains actes du Prophète.41 La légitimité du Khalīfa ‘Abdullāhi en tant que successeur du Mahdī fut mise en évidence à travers un parallèle avec Abū Bakr, successeur du Prophète.42 Nous exposerons d’abord la façon dont l’élite mahdiste exploita l’héritage ambivalent des relations islamo-axoumites (instrument de légitimation « théorique »), puis nous nous tournerons vers les visions prophétiques en tant qu’outil « pratique » influant sur le cours des relations soudano-abyssines. L’histoire des débuts de l’Islam est étroitement liée au royaume d’Axoum (cf. carte F p. VI). Les premiers contacts qui se nouèrent entre des Musulmans et une entité fréquemment perçue comme l’ancêtre de l’Abyssinie chrétienne moderne produisirent un héritage complexe d’attitudes musulmanes à l’égard du pays des Ḥabasha. Des relations militaires, commerciales et culturelles s’étaient déjà développées entre l’Arabie et l’Abyssinie avant l’avènement de l’Islam. Lorsque la communauté musulmane émergente se heurta à un environnement hostile, le Prophète envisagea de se tourner vers l’Abyssinie en tant qu’alliée potentielle. En effet, l’Abyssinie s’était auparavant opposée au paganisme de l’Arabie et certains des compagnons du Prophète étaient d’origine abyssine, tels que le premier muezzin Bilāl b. Rabāḥ.43 La présence, dans le Coran, d’environ deux cents termes apparentés au ge‘ez indique que le Prophète fut en contact avec des Chrétiens provenant d’Abyssinie.44 En 615, un petit groupe de Musulmans 39 Exprimé dans une lettre que le Mahdī adressa aux habitants de Khartoum en 1883 : DANIEL N., 1966, p. 456. 40 BLEUCHOT H., 1989, p. 145 ; WARBURG G. R., 2002, p. 30-31 ; HOLT P. M. et M. W. DALY, 2000 (1961¹), p. 84. Le rôle du successeur du calife ‘Uthmān fut proposé au leader de la Sanusiyya Muḥammad al-Mahdī en mai 1883, mais il rejeta l’offre. 41 Le déplacement du Mahdī de l’île d’Aba vers le Jabal Qadīr (novembre 1881) est assimilé à la hijra du Prophète, ses disciples sont nommés les Anṣār (comme les premiers Musulmans de Médine), la capitale Omdurman est surnommée Buq‘at al-Mahdī en référence au nom de Madīnat al-Nabī, qui désignait la ville de Yathrīb où le Prophète établit le noyau de sa communauté. VOLL J., 1979, p. 159 ; YAGI V. A., 1984, p. 194 note (55) ; STIANSEN E. et M. KEVANE, 1998, p. 15 note (35) ; WARBURG G. R., 2002, p. 38 ; ROBINSON D., 2004, p. 174. 42 DEKMEJIAN R. H. et M. J. WYZOMIRSKI, 1972, p. 208 ; WARBURG G. R., 2002, p. 43. Le Mahdī publia une proclamation à cet effet en janvier 1883, cf. YAGI V. A., 1990, p. 575-577. 43 KHADDURI M., 1955, p. 253. 44 VAN DONZEL E., 1993, p. 863. 71 comprenant ‘Uthmān b. ‘Affān (le futur calife) et Ruqayya (fille du Prophète) vint se réfugier auprès de la cour axoumite, où ils furent accueillis par le Négus Adriaz.45 Ils s’en retournèrent après trois mois, croyant que le Prophète s’était réconcilié avec les gens de La Mecque. Ils découvrirent que ce n’était pas le cas et reprirent le chemin de l’Abyssinie. Cette seconde « hijra »46 était constituée d’une centaine de Ṣaḥāba (compagnons du Prophète) menés par Ja‘far b. Abū Ṭālib (cousin du Prophète et frère du futur calife ‘Alī). Cependant, les chefs Quraysh de La Mecque, opposés à Muḥammad, envoyèrent une délégation à Axoum pour demander le retour des réfugiés. Abū Ṭālib parvint à convaincre le Négus de continuer à octroyer l’asile aux Musulmans en lui présentant l’Islam comme une forme de Christianisme.47 Une minorité des réfugiés rejoignirent le Prophète au moment de sa hijra vers la ville qu’il allait renommer alMadīna (622). La plupart demeurèrent néanmoins à Axoum, intensifiant les liens avec leur société d’accueil à travers des unions locales. Ils revinrent en Arabie en 631, après la conquête de La Mecque par les forces musulmanes. A partir de ce socle historique, deux grandes traditions se développèrent dans la pensée islamique. La première s’appuie sur un hadith du IXe siècle selon lequel le Prophète aurait ordonné à ses disciples : « Laissez les Abyssins en paix tant qu’ils vous laisseront. [utrukū al-Ḥabasha mā tarakūkum] ».48 Ceci aurait été un geste du Prophète en l’honneur du secours que l’Abyssinie apporta à ses compagnons à un moment critique de l’histoire musulmane. Ce hadith donna lieu, au cours des siècles suivants, à toute une littérature centrée sur le statut légal de l’Abyssinie du point de vue musulman. Certains juristes et théologiens du Moyen Age nuancèrent la traditionnelle distinction entre le dār al-Islām et le dār al-ḥarb en définissant des stades intermédiaires, appelés dār al-‘ahd 45 ERLICH H., 1994, p. 7. Le nom du souverain varie dans les sources musulmanes : Aṣḥama, Askhama, Mashama, Sahma, Ashaba. Il fut plus largement connu sous l’appellation al-Najāshī, terme emprunté au ge‘ez nägâsî qui désigne celui qui règne. Les langues européennes le rendirent par Négus. Cf. EL TAYEB ‘A., 1998, p. 160 ; VAN DONZEL E., 1993, p. 863. 46 Soulignant l’importance de l’asile que le royaume d’Axoum accorda aux premiers Musulmans, les hadith se réfèrent souvent à ces événements comme aux « première et seconde hijra vers l’Abyssinie ». ROBINSON D., 2004, p. 111. 47 Les historiens sont partagés sur les versets coraniques exacts qu’il cita devant Adriaz, mais la sourate 19 (Maryam) semble certainement avoir été évoquée. Cf. VAN DONZEL E., 1993, p. 864 ; ERLICH H., 1994, p. 7-8 ; EL TAYEB ‘A., 1998, p. 161. 48 ERLICH H., 1994, p. 9. 72 (domaine du pacte) et dār al-ṣulḥ (domaine de la conciliation).49 Comme leur nom l’indique, ces statuts étaient octroyés à des territoires jouissant d’un accord –quoique temporaire- avec le domaine de l’Islam. Cependant, quelques régions étaient exemptées du djihad sans avoir conclu de pacte avec l’Islam. Ces cas exceptionnels, rassemblés sous l’appellation de dār al-ḥiyād (domaine de la neutralité), étaient justifiés par des motifs doctrinaux ou pratiques. Outre l’Abyssinie, ils comptaient la Nubie, Chypre et les Turcs.50 A cet égard, il est crucial de souligner que leur position ne relevait pas d’un libre choix, mais bien plutôt d’une « contrainte » imposée par l’Islam : « dans un système légal qui considère tous les pays comme intrinsèquement hostiles, excepté ceux qui ont obtenu la sécurité par le consentement de l’Islam, seuls les Etats que l’Islam acceptait d’exempter de djihad pouvaient être définis comme neutres. A strictement parler, ces Etats n’étaient pas neutres au sens de la loi moderne des nations, qui reconnaît le droit à un Etat de déclarer sa neutralité à l’égard de deux ou plusieurs puissances belligérantes ; ces Etats étaient des Etats neutralisés, c’est-à-dire que leur neutralité était garantie par les puissances, incluant le ou les puissances belligérantes elles-mêmes. [ma traduction et mise en gras] »51 Parmi ces quelques cas particuliers, l’Abyssinie était la seule à jouir véritablement du statut de dār al-ḥiyād, puisque son « droit » d’exemption au djihad figure dans les sources du droit musulman. La neutralisation de la Nubie et de Chypre était une affaire beaucoup plus temporaire, conditionnées par le respect de traités conclus avec l’Islam.52 Quant aux Turcs, leur statut était provisoire et dérivait d’un hadith qui les définissait comme le dernier peuple que les Musulmans devaient attaquer, à cause de « la robustesse de cette race et de la nature physique de leur pays [ma traduction] ».53 Cette tradition de tolérance à l’égard de l’Abyssinie peut-elle expliquer le fait que les Musulmans s’abstinrent de l’envahir au cours des deux premiers siècles de l’hégire ? Ou le fameux hadith attribué au Prophète est-il une fabrication plus tardive visant à justifier l’incapacité de l’Islam à conquérir l’Abyssinie ? La plupart des historiens penchent pour la seconde hypothèse. Le caractère géophysique de l’Abyssinie prévint 49 Ibid., p. 15. KHADDURI M., 1955, p. 252-267. 51 Ibid., p. 252. 52 Malgré ces traités, Khadduri associe la Nubie et Chypre au dār al-ḥiyād plutôt qu’au dār al-‘ahd. Pour plus de détails, cf. Ibid., p. 259-266. 53 Ibid., p. 266-267. Abū Dā’ūd rapporte une tradition qui combine l’Abyssinie et les Turcs : « Laissez les Abyssins tranquilles tant qu’ils vous laissent tranquilles et laissez les Turcs en paix tant qu’ils vous laissent en paix. » (da‘ū al-Ḥabasha mā wada‘ūkum wa utrukū al-Turk mā tarakūkum) Cette tradition affaiblit la singularité du statut de l’Abyssinie. Cf. VAN DONZEL E., 1993, p. 864. 50 73 toute attaque musulmane. Ses régions montagneuses n’étaient accessibles que par voie maritime, et les Arabes ne disposaient pas, au début de l’Islam, de techniques de navigation suffisamment développées.54 En outre, Emeri Van Donzel suggère que la pauvreté du royaume du Négus, relativement à la richesse des empires byzantin et sassanide, contribua à rendre l’Abyssinie peu attractive. Un autre facteur est d’ordre culturel. Capter les Abyssins dans l’orbite musulmane était une tâche particulièrement difficile, car leur religion chrétienne comprenait déjà certains éléments-clés de l’Islam, tels que la croyance monothéiste et un ensemble de réponses légales aux problèmes de l’existence.55 Ainsi, le fait que l’Abyssinie resta intouchée par les forces musulmanes durant des siècles constitua une sorte de précédent pour les penseurs musulmans du Moyen Age. Ceci combiné au hadith prophétique (utrukū al-Ḥabasha mā tarakūkum) les amena à définir un statut particulier pour l’Abyssinie, le dār al-ḥiyād.56 Tout en l’exemptant du djihad, les Musulmans se désintéressèrent de l’Abyssinie jusqu’à la période mamelouke (1250-1517). Erlich émet une hypothèse intéressante, bien que contestable, quant aux motifs qui sous-tendent la persistance d’une attitude tolérante mais marginalisatrice à l’égard de la Corne de l’Afrique. Il remarque qu’à différentes époques, les dirigeants et les marchands musulmans considéraient les populations non musulmanes vivant à leur périphérie comme des réservoirs de main-d’œuvre. A l’instar du Caucase et des Balkans, l’Abyssinie aurait représenté l’une de ces périphéries. Sa qualité de source importante d’esclaves lui aurait permis d’être « laissée en paix » par le monde musulman.57 Les Ottomans de la fin du XVIe siècle peuvent être considérés comme un exemple historique de l’attitude tolérante à l’égard de l’Abyssinie. Ils 54 Ibid., p. 256 ; VAN DONZEL E., 1993, p. 865. ERLICH H., 1994, p. 15. 56 KHADDURI M., 1955, p. 253. 57 ERLICH H., 1994, p. 14. Cet argument se base sur la règle théorique qui interdit aux Musulmans de prendre pour esclaves des coreligionnaires, et s’appuie fortement sur l’analyse que propose Bernard Lewis des attitudes musulmanes à l’égard des notions de race et d’esclavage. Cf. LEWIS Bernard, Race and slavery in the Middle East : a historical enquiry. New York, Oxford University Press, 1990, VII + 184 p. L’hypothèse d’Erlich, qui présuppose que le djihad renvoie à l’action de convertir les infidèles et les faire entrer dans le dār al-Islām par la force, perdra toute sa validité dans le contexte du Soudan mahdiste, où le djihad –en tant qu’acte guerrier employé à diverses fins- et la mise en esclavage n’eurent aucun mal à cohabiter. 55 74 acceptèrent le statu quo religieux du royaume salomonique et nouèrent des relations commerciales avec ses souverains.58 Une seconde tradition issue des contacts islamo-axoumites fut élaborée dans la littérature musulmane et influa sur la façon dont le monde musulman traita avec l’Abyssinie. Elle puise ses sources dans une tradition rapportée notamment par al-Ṭabarī. En l’an 7 ou 8 de l’hégire (entre 628 et 630), le Prophète aurait envoyé une lettre au Négus d’Axoum, l’invitant à embrasser l’Islam.59 Selon les sources musulmanes médiévales, le monarque aurait posé la lettre sur sa tête, serait descendu de son trône et aurait prononcé la shahāda en signe de soumission à l’Islam. Il aurait ensuite transmis un message au Prophète afin de certifier sa conversion.60 Il aurait même envoyé des troupes en Arabie pour soutenir les Musulmans à Médine. Au moment de la mort du Négus, « le Prophète pria pour lui et supplia (Dieu) de lui pardonner ses péchés »61. Contrairement à cette littérature musulmane traditionnelle, les historiographies occidentale et éthiopienne modernes réfutent le fait que le Négus axoumite se soit converti à l’Islam. L’historien britannique Budge fait toutefois figure d’exception. Selon lui, le monarque se serait converti afin d’éviter de provoquer une attaque musulmane et ainsi permettre au Christianisme de prospérer en Abyssinie.62 Majjid Khadduri reprend cet argument en soulignant que la conversion du Négus –présentée comme une soumission feinte- n’a rien de surprenant, puisque le Prophète ne revendiquait aucune domination politique dans sa lettre.63 Cette tradition, qui met l’accent sur la soumission de l’Abyssinie à l’Islam, alimenta des attitudes intolérantes et militantes vis-à-vis du royaume chrétien. Mentionnons deux cas historiques extraits de périodes très différentes. Datant de l’époque 58 ROBINSON D., 2004, p. 115. La dynastie salomonique, établie à partir de 1270 sur les hauts plateaux abyssins (Choa), revendiquait un lien direct avec les souverains d’Axoum, qui se posaient eux-mêmes en descendants du Roi Salomon. 59 KHADDURI M., 1955, p. 255 ; VAN DONZEL E., 1993, p. 864 ; ERLICH H., 1994, p. 8 ; ROBINSON D., 2004, p. 112. Le texte de la lettre figure chez Khadduri. 60 KHADDURI M., 1955, p. 255-256 ; ERLICH H., 1994, p. 9. Ṣādiq Bāshā al-Mu’ayyad al-‘Azm décrit un échange de lettres et de présents entre le Négus et le Prophète qui s’étala sur trois ans (628-631) : AL‘AZM Ṣ. B. al-M., 2001 (1904¹), p. 185-186. 61 IBN ISḤĀQ cité par VAN DONZEL E., 1993, p. 864. 62 ERLICH H., 1994, p. 193 note (25). Cf. BUDGE E. A. Wallis, A history of Ethiopia: Nubia and Abyssinia. Londres, 1928 (seconde impression 1970). 63 KHADDURI M., 1955, p. 256. 75 omeyyade, le palais de Quṣayr ‘Amra fut construit sur le territoire de la Jordanie actuelle par le calife al-Walīd (705-715). Il comporte une fresque dépeignant les souverains vaincus par les Musulmans, parmi lesquels figure le Négus abyssin. Sa présence aux côtés du Qayṣar (l’empereur byzantin), de Rōdorīk (le roi wisigoth d’Espagne), de Khusraw II (l’empereur sassanide) et de deux autres personnages dont les noms ont été effacés semble symboliser sa soumission à l’Islam. En effet, il n’est fait aucune mention, dans les sources musulmanes, d’une campagne contre l’Abyssinie durant le premier siècle de l’hégire.64 Dans l’Abyssinie du XVIe siècle, alors que les zones littorales s’étaient graduellement islamisées depuis la fin du Xe siècle, un leader musulman local s’engagea dans une action militante contre le royaume salomonique chrétien. Connu sous le nom d’Aḥmad Grañ, il était mû par un idéal djihadiste (contraindre l’Abyssinie à entrer dans le dār al-Islām par la force militaire) et l’appât de la conquête.65 Après s’être assuré du soutien des populations musulmanes danāqil et somali, il entama une campagne qui allait durer de 1527 à 1543. Ses armées pénétrèrent dans les principales villes des hauts plateaux, brûlant les églises et les monastères, convertissant par la force un grand nombre de Chrétiens. Paré du titre d’imām, qui désignait à ce moment-là en Abyssinie le leader du djihad, Grañ réussit à étendre son pouvoir sur les trois quarts du territoire abyssin.66 Son entreprise d’islamisation prit fin lorsque le Négus Galāwdēwos (1540-1559), soutenu par les Portugais, vainquit ses forces et le tua près du lac Tana en 1543. Robinson évalue l’impact de cet épisode en ces termes : « La confrontation entre les dynasties salomoniques et Aḥmad Grañ est gravée dans la mémoire des Chrétiens et des Musulmans comme la métaphore dominante des relations entre les deux confessions. (…) L’Ethiopie connut une guerre civile, dans laquelle chaque côté évoqua une tradition militante – la croisade ou le djihad. [ma traduction] »67 Le djihad lancé par Aḥmad Grañ contre l’Abyssinie chrétienne, exprimant l’illégitimité de son existence en tant qu’entité politico-religieuse, eut un effet traumatique sur les relations entre Musulmans et Chrétiens d’Abyssinie. Il rompait en effet avec l’attitude prudente et réservée que les Musulmans avaient traditionnellement 64 TRIMINGHAM J. S., 1965 (1952¹), p. 46 note (4). ULLENDORFF E., 1993, p. 4. 66 TRIMINGHAM J. S., 1965 (1952¹), p. 80 note (2), p. 85. 67 ROBINSON D., 2004, p. 115. 65 76 adoptée à l’égard du royaume chrétien.68 Le militantisme de son projet le rattache directement à la tradition qui, affirmant que le Négus Adriaz se convertit à l’Islam au temps du Prophète, dénigre l’identité chrétienne de l’Abyssinie. Comment l’élite au pouvoir au Soudan mahdiste réactiva-t-elle l’héritage ambivalent des premiers contacts entre les Musulmans et le royaume chrétien d’Axoum ? Son attitude à l’égard de l’Abyssinie se conforma-t-elle à une seule des deux traditions que nous avons mentionnées ou oscilla-t-elle entre la tolérance et l’affirmation de l’illégitimité existentielle de l’Etat chrétien ? Nous tenterons de répondre à ces questions à travers l’analyse de lettres adressées au Négus Jean IV par trois figures centrales de l’Etat mahdiste : le Mahdī, son successeur le Khalīfa ‘Abdullāhi et l’émir Ḥamdān Abū ‘Anja. Nous estimons utile de ne pas nous limiter aux écrits du Khalīfa, car ceux du Mahdī constituèrent un précédent important, tandis que ceux d’Abū ‘Anja étaient subordonnés à la volonté et aux intérêts de son patron le Khalīfa. Conséquemment à l’application du traité de Hewett, l’Abyssinie se trouva directement confrontée au Soudan mahdiste dès la fin de l’an 1884. Le Négus envoya une lettre au Mahdī dans laquelle il s’enquit de ses intentions à l’égard de son pays.69 Muḥammad Aḥmad lui répondit le 16 juin 1885, quelques jours seulement avant sa mort. Sa lettre affirme l’autorité de l’Islam sur les autres religions (y compris le Christianisme) et explique son déclin dû aux Turcs qui, trompés par Satan, substituèrent à l’Islam le règne de l’apostasie.70 Le Mahdī poursuit avec sa mission divine de restauration de l’Islam et décrit ses victoires contre les « ennemis de Dieu » turcs et britanniques. Il avertit que leur sort sera celui de tous les infidèles qui lui désobéissent, car, jouissant du soutien de Dieu, des anges et des saints, la victoire contre tous ses ennemis lui est assurée.71 Le reste de la lettre s’emploie à convaincre Jean IV de se convertir à l’Islam en 68 TRIMINGHAM J. S., 1965 (1952¹), p. 86 note (2). Alors qu’Aḥmad Grañ exposait son projet de djihad à la fin des années 1520, certains Musulmans exprimèrent leur appréhension quant aux conséquences d’un assaut direct contre l’Abyssinie chrétienne. Ils lui rappelèrent qu’aucun de ses ancêtres ni aucun des sultans musulmans locaux n’avait osé attaquer le Roi d’Abyssinie dans son propre pays. Ils l’avertirent des répercussions désastreuses d’une entreprise aussi audacieuse, ce à quoi Aḥmad répondit : « La guerre sainte dans la voie de Dieu ne peut causer aucun désastre aux Musulmans. [ma traduction] ». 69 AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 39 ; ERLICH H., 1994, p. 67. Le contenu de cette lettre a été perdu, mais la réponse du Mahdī nous en indique le sens général. 70 SANDERSON G. N., 1969, p. 18. 71 SHUQAYR N., 1981 (1903¹), p. 728. 77 établissant un parallèle entre l’époque du Prophète Muḥammad et celle qui vit apparaître le Mahdī. Evoquant la soumission du Najāshī à l’Islam, Muḥammad Aḥmad enjoint le Négus à suivre l’exemple de son prédécesseur. La méthode qu’il utilise pour légitimer son attitude à l’égard de l’Abyssinie se fonde ainsi sur deux principes. Premièrement, le Mahdī se réclame d’une tradition militante qui a pour prémisse la conversion du Najāshī au VIIe siècle. Deuxièmement, il épouse un raisonnement analogique en affirmant que puisqu’il est lui-même le successeur du Prophète, Jean IV est le successeur du Négus Adriaz et doit donc agir comme lui. Cette soumission constitue la seule façon d’empêcher une invasion mahdiste de l’Abyssinie : « Si tu choisis la désobéissance et préfères l’aveuglement à la guidance et au droit chemin, ce sera ta faute et celle de tes disciples, car tu tomberas inévitablement entre nos mains. La possession de la terre entière nous a été promise, dont tu ne représentes qu’une petite partie (…) [ma traduction] »72. Bien que le ton de cette lettre d’avertissement (indhāra) soit peut-être moins provocateur que celui employé dans une missive adressée au même moment au Khédive Tawfīq73, le Mahdī adopte une attitude clairement agressive et sans concession à l’égard de l’Abyssinie. Nous ne partageons donc pas l’analyse d’Erlich, qui conclut que la lettre du Mahdī comporte « les deux messages contradictoires des temps anciens [l’illégitimité intolérable de l’Abyssinie en tant qu’Etat chrétien et son droit à l’existence] [ma traduction] »74. Tout en s’appuyant sur le précédent établi par le Mahdī, le Khalīfa développa une attitude remarquablement complexe et évolutive vis-à-vis de l’Abyssinie. Quelques mois après son accession au pouvoir, il réactiva la tradition tolérante afin de restreindre les ambitions de l’émir mahdiste ‘Uthmān Diqna en Abyssinie septentrionale. Ayant été informé des intentions belligérantes de son commandant, le Khalīfa lui écrivit : « (…) les choses devraient être arrangées selon leur importance et nous avons entendu que les problèmes de Kassala n’ont pas encore été résolus. Ainsi en va de la situation à Souakin (…) N’attache pas trop d’importance à l’affaire abyssine (…) Laisse les Abyssins et n’entre pas 72 Ibid., p. 729. AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 39 ; ERLICH H., 1994, p. 67. 74 ERLICH H., 1994, p. 67. 73 78 dans leur pays maintenant (…) Retourne à Souakin, c’est ce que nous désirons. [ma traduction] »75 La tradition d’utrukū al-Ḥabasha ne constitue pas tant la cause de l’attitude prônée par le Khalīfa que sa légitimation. Le chef de l’Etat mahdiste était motivé par des considérations pragmatiques relatives à la situation stratégique et militaire du Soudan. Il lui semblait plus urgent de faire face aux Egyptiens et aux Britanniques que d’intensifier le conflit sur la frontière soudano-abyssine. Entre le moment où ‘Abdullāhi al-Ta‘āīshī prit les rênes du Soudan mahdiste (fin juin 1885) et la mort du Négus Jean IV (10 mars 1889), le premier écrivit au second à au moins deux reprises : en janvier-février 1887 et en novembre-décembre de la même année. Comme nous l’avons déjà signalé plus haut (cf. p. 50-51), la comparaison de ces deux lettres révèle une transformation de l’attitude du Khalīfa à l’égard de l’Abyssinie, marquée par un abandon du pragmatisme politique au profit d’une religiosité idéologique ne permettant aucun compromis. De quelle façon l’héritage ambivalent des contacts islamo-axoumites est-il utilisé dans chacune des lettres pour légitimer les étapes de ce changement ? Le début de la première lettre présente la Mahdiyya comme l’accomplissement de la volonté divine et définit le rôle du Mahdī (régénérer l’Islam, enjoindre les humains à respecter la loi du Prophète) ainsi que celui de son successeur (renforcer l’Islam).76 Le Khalīfa appelle ensuite Jean IV à se convertir à l’Islam mahdiste. Il épouse néanmoins une logique significativement différente de celle du Mahdī huit mois plus tôt. D’abord, plutôt que de mentionner l’épisode du Najāshī, il se réfère à un verset coranique qui incite les gens du Livre (Ahl al-Kitāb) à ne croire qu’en Allah (3 : 64). Ensuite, en cas de refus, le Négus doit être bien conscient du fait que « la transgression des frontières [aurait] des conséquences calamiteuses et [provoquerait] un dommage énorme. [ma 75 MAHDIA Y80, 1. MSS Letter-Book of ‘Uthmān Diqna, SOAS 101491 Khalīfa à ‘Uthmān Diqna, Muḥarram 1303 / Octobre 1885 et Khalīfa à ‘Uthmān Diqna, 21 Muḥarram 1303 / 31 octobre 1885 cité par Id., 1996, p. 65. Erlich se trompe probablement lorsqu’il voit dans ces recommandations une tentative du Khalīfa d’empêcher ce qui se passera effectivement à la bataille de Kūfīt (23 septembre 1885) : l’anéantissement des forces de Diqna. Son message fut en effet rédigé un mois après cette défaite, et visait à dissuader l’émir mahdiste de prendre sa revanche contre l’armée abyssine du Rās Alūlā. Cf. WINGATE F. R., 1968² (1891), p. 254. 76 WINGATE F. R., 1968² (1891), p. 332 ; SHUQAYR N., 1981 (1903¹), p. 730. 79 traduction] »77. Le sens implicite de cet énoncé est que le rejet de l’Islam par Jean IV n’entraînerait pas directement une attaque mahdiste contre l’Abyssinie. Celle-ci aurait lieu en réaction à une incursion abyssine au-delà de ce qui était considéré comme la frontière du royaume chrétien. L’attitude du Khalīfa est donc nettement moins militante que celle de son prédécesseur. Dans la suite de sa missive, il fait explicitement référence au hadith prophétique utrukū al-Ḥabasha mā tarakūkum pour justifier le « fait » que les Anṣār s’abstinrent de combattre l’Abyssinie jusque-là.78 Il accuse ensuite le Négus d’avoir opprimé les Musulmans (soudanais) qui vivent près de la frontière, leur faisant subir tueries, captures et pillages.79 En outre, il lui reproche d’accorder l’asile à des Musulmans qui ont renié leur foi, tels que Ṣāliḥ Shanqa et ‘Ijayl ‘awaḍ al-Ḥamrānī. Ceci signifie, aux yeux du Khalīfa, que l’Abyssinie ne « laisse pas le Soudan en paix » ; ce dernier a donc le droit, conformément aux paroles du Prophète, d’adopter une position plus active face à son voisin. C’est ainsi que le Khalīfa légitime l’envoi de renforts mahdistes à la frontière orientale du Soudan. Cependant, il évite de déclarer la guerre à l’Abyssinie, proposant à son interlocuteur un compromis politique qui lui permettrait de « se racheter » et de préserver une sorte de statu quo entre les deux Etats.80 L’attitude du Khalīfa vis-à-vis de l’Abyssinie, telle qu’elle s’exprime à travers cette lettre, est donc marquée par une certaine ambivalence. D’une part, il semble épouser une ligne militante lorsqu’il enjoint le Négus de se convertir à l’Islam mahdiste. D’autre part, il suggère la possibilité d’un accord politique pragmatique qu’il prend soin de légitimer à l’aide du célèbre hadith. Cette dernière tendance prévaut globalement et renforce le caractère modéré de la lettre. Une modération dont ni la missive du Mahdī, ni la seconde lettre du Khalīfa ne font preuve. Le Négus Jean IV ne répondit pas au message du Khalīfa, qui envoya l’émir Yūnis al-Dikaym en renfort à al-Qallābāt. Alors qu’al-Dikaym organisait diverses 77 SHUQAYR N., 1981 (1903¹), p. 730 ; ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 70. Bien que les armées mahdistes n’aient lancé aucune attaque majeure contre l’Abyssinie avant la campagne de Ḥamdān Abū ‘Anja (janvier 1888), des incursions fréquentes avaient lieu des deux côtés de la frontière depuis la fin de l’année 1885. Cf. AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 55-59. 79 Ces accusations renvoient certainement à l’attaque abyssine d’al-Qallābāt, qui précéda de peu la lettre du Khalīfa et durant laquelle le chef mahdiste Muḥammad walad Arbāb fut tué (janvier 1887). 80 WINGATE F. R., 1968² (1891), p. 332 ; SHUQAYR N., 1981 (1903¹), p. 730-731. Pour les conditions de ce « contrat politique », cf. précédemment p. 50. 78 80 expéditions mahdistes contre des « traîtres » musulmans alliés aux Abyssins81, le Khalīfa fit venir l’émir Ḥamdān Abū ‘Anja à Omdurman. L’attitude du chef de l’Etat mahdiste semble avoir évolué d’une position défensive à une ligne plus offensive. Préoccupé par des mouvements abyssins près de la frontière, il informa al-Dikaym de son intention de dépêcher les forces d’Abū ‘Anja à al-Qallābāt, secteur qui regorge « d’ennemis abyssins et d’hypocrites [Musulmans alliés aux Abyssins] [ma traduction] »82. Les craintes du Khalīfa n’étaient pas infondées, puisque Jean IV rassembla différentes armées abyssines à Debra Tabor (cf. carte F p. VI) le 14 septembre 1887, vraisemblablement en vue d’une attaque contre al-Qallābāt. Tandis qu’Abū ‘Anja joignait ses forces à celles d’al-Dikaym (début décembre 1887), le Khalīfa envoya une seconde lettre à son homologue abyssin, beaucoup plus incisive que la précédente. Sa logique se greffe sur celle qu’avait suivie auparavant le Mahdī, basée sur l’illégitimité de l’Abyssinie chrétienne. Le Khalīfa justifie les raids mahdistes par le fait que le Négus ne répondit ni aux injonctions du Mahdī, ni aux siennes. Contrairement au Najāshī, il refusa d’entrer dans le dār al-Islām, c’est pourquoi « les Musulmans attaquèrent [son] pays, détruisirent les maisons, tuèrent les hommes, incendièrent les églises et les grandes villes, outragèrent les femmes et rendirent les enfants orphelins. Ils s’en retournèrent chargés de butin, détenteurs de la satisfaction de Dieu [ma traduction] »83. Cette lettre constitue le dernier avertissement du Khalīfa. Jean IV peut encore se convertir à l’Islam mahdiste, obtenir le pardon divin et assurer son bonheur dans l’audelà. Cependant, s’il persiste dans sa désobéissance, les armées mahdistes ne se contenteront pas de quelques incursions frontalières. Le Khalīfa lui promet une invasion de l’Abyssinie et une dévastation totale.84 Contrairement à la première lettre, celle-ci évoque constamment la volonté divine comme le moteur des actions et décisions humaines. Sa rhétorique religieuse militante ne laisse aucune place à la négociation 81 Il s’agit des quatre expéditions mentionnées dans le Ṭirāz (cf. précédemment, p. 38, 42). Pour plus de détails, cf. AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 72-77. 82 MAHDIA 1/22/48 Khalīfa à Yūnis al-Dikaym, 25 Dhū al-Ḥijja 1304 / 14 septembre 1887. 83 SHUQAYR N., 1981 (1903¹), p. 736. 84 WINGATE F. R., 1968² (1891), p. 370 ; AL-QADDĀL M. S., 1993, p. 198. 81 politique. Nous pouvons partiellement expliquer l’évolution de l’attitude du Khalīfa par le renforcement de sa position militaire entre le début et la fin de l’année 1887.85 Cette approche militante ne fut pas l’expression d’un sursaut de fanatisme passager. Elle perdura jusqu’au moment charnière de la mort du Négus Jean IV (10 mars 1889). Ainsi, lorsque l’émir Ḥamdān Abū ‘Anja répondit à une proposition de paix du souverain abyssin datant du 25 décembre 1888, il reproduisit le raisonnement du Khalīfa tout en le poussant à l’extrême. En premier lieu, il se présente comme « le chef des armées de l’Islam [visant à] anéantir les vils infidèles [ma traduction] »86. Dans le corps de la lettre, il insiste sur ce motif en définissant l’extermination du Négus et de tous les infidèles comme l’unique objectif des Anṣār. Evidemment, loin d’eux l’idée de convoiter l’argent ou la gloire. En second lieu, à l’instar du Khalīfa, Abū ‘Anja évoque la tradition militante épousée avant lui par le Mahdī. Il réprouve le fait que Jean IV rejeta l’appel du fondateur de la Mahdiyya à se convertir à l’Islam. L’inflexibilité de sa logique idéologique est à son paroxysme lorsqu’il ridiculise la proposition de paix du Négus : « Quant à ta demande de paix, alors que tu persistes dans ton impiété, elle est inatteignable et constitue une preuve de la faiblesse de ton esprit et de ton manque d’intellect. Combien sot et ignorant es-tu ! Veux-tu de nous la paix et la fraternité sans que tu aies adopté la religion de la vérité ? Le livre de Dieu interdit cela, c’est pourquoi je ne peux accéder à ta requête. Si tu désires la paix, dis sincèrement du fond de ton cœur : « Je témoigne qu’il n’est nulle divinité excepté Dieu et que Muḥammad est son Messager. » Sinon nous vous tuerons, nous détruirons vos maisons, nous rendrons vos enfants orphelins –avec la permission de Dieu-, nous prendrons vos biens comme butin (…) [ma traduction] »87. On a là l’exemple saillant d’une représentation manichéenne –propre à l’idéologie du djihad telle que nous l’avons exposée plus haut- des relations entre le Soudan mahdiste et l’Abyssinie chrétienne. Celle-ci doit choisir entre le dār al-Islām et le dār alḥarb, sans aucune possibilité intermédiaire. Contrairement au Khalīfa, Abū ‘Anja affirme explicitement la non-existence d’une alternative qui serait dérivée du hadith utrukū al85 AL-QADDĀL M. S., 1993, p. 198. Une confusion règne autour de la datation de cette seconde lettre. Wingate, repris par Sanderson et Yagi, la situe en février-mars 1888, alors qu’Abū Salīm et al-Qaddāl la renvoient à novembre-décembre 1887. Nous penchons pour la seconde possibilité, en raison de la fiabilité des deux historiens soudanais et du contenu de la lettre, beaucoup plus cohérent avec l’époque précédant la campagne de Gondar (janvier 1888). 86 MAHDIA 1/34/1/64 Ḥamdān Abū ‘Anja à Jean d’Abyssinie, Jumāda al-Ūlā 1306 / janvier 1889. SHUQAYR N., 1981 (1903¹), p. 743. Cf. archive (C) p. X. 87 Ibid. ; SHUQAYR N., 1981 (1903¹), p. 744 ; ERLICH H., 1994, p. 71. 82 Ḥabasha mā tarakūkum. Non seulement irréalisable, elle est inimaginable car interdite par Dieu lui-même. al-Qaddāl voit dans cette missive l’expression d’un fanatisme aveugle et d’une sensation de puissance créée par le succès de la campagne de Gondar un an plus tôt.88 Nous pouvons ajouter à ceci que la proposition de paix du Négus fut interprétée comme un signe de faiblesse de la part de l’Abyssinie, ce en quoi Abū ‘Anja n’avait pas tort.89 Ainsi, l’élite qui dirigea l’Etat mahdiste durant les années 1885-1889 réactiva l’héritage ambivalent des contacts islamo-axoumites pour légitimer l’évolution de sa politique à l’égard de l’Abyssinie. Elle oscilla entre les deux grandes traditions musulmanes, utrukū al-Ḥabasha mā tarakūkum et Islam al-Najāshī, au gré des configurations militaires et stratégiques régionales. Le Mahdī et son successeur « décidèrent [finalement] de [l’illégitimité de l’Abyssinie] et poursuivirent une politique de djihad parce que l’Abyssinie de Jean IV fut d’abord provocatrice puis révéla sa faiblesse. [ma traduction] »90 Certains historiens interprètent l’attitude du Khalīfa d’une façon qui nous semble erronée, ou du moins inexacte. Yagi conçoit le hadith utrukū alḤabasha mā tarakūkum comme le mobile principal de sa politique vis-à-vis de l’Abyssinie. Le Khalīfa aurait ainsi hésité à intervenir, « ayant scrupule à attaquer les Abyssins [sic] » à cause d’une « raison sentimentale »91. Selon notre analyse, ce hadith s’apparente plus à un instrument de légitimation qu’à une véritable motivation politique. Quant à Caulk, il dit à peu près l’inverse de Yagi lorsqu’il affirme que le Khalīfa ignora le hadith (présenté comme des « croyances populaires ») pour lancer une attaque de grande envergure contre l’Abyssinie en janvier 1888.92 Le chef de l’Etat mahdiste n’avait pas tant besoin de contourner le hadith que de s’en servir en le réinterprétant à la lumière des événements de la frontière soudano-abyssine. 88 AL-QADDĀL M. S., 1993, p. 199. Id., 1992, p. 123. L’Abyssinie était en effet menacée par les avancées italiennes à partir de la ville côtière de Massawa, ainsi que par de nombreuses luttes de pouvoir internes. 90 ERLICH H., 1994, p. 72. 91 YAGI V. A., 1990, p. 513. 92 CAULK R. A., 1971, p. 29. 89 83 Outre la légitimation par le biais « théorique » d’un héritage ambivalent, les attitudes mahdistes à l’égard de l’Abyssinie furent justifiées à l’aide d’un outil beaucoup plus « pratique » et immédiat : les visions prophétiques (ḥaḍarāt nabawiyya). Avant le Khalīfa, le Mahdī en avait fait un usage fréquent, en particulier pour proclamer les nouvelles lois de l’Etat mahdiste. En tant qu’héritier (wārith) et successeur du Prophète (khalīfat rasūl allah), il prétendait avoir la capacité de communiquer directement avec le Prophète à travers des visions.93 Le Mahdī et son successeur employèrent les visions prophétiques afin de légitimer nombre de leurs politiques intérieures et extérieures. Francis W. Wingate n’y voit qu’un moyen d’impressionner les crédules disciples de la Mahdiyya, amenés à croire au caractère absolument divin des actions de leur leader.94 L’accession au pouvoir du Khalīfa fut elle-même auréolée d’une lumière divine, par le biais d’une vision que le principal intéressé divulgua peu après la mort du Mahdī.95 En ce qui concerne les affaires abyssines, le Khalīfa eut recours à des visions prophétiques à deux reprises : la première date du 5 janvier 1888 et fut jointe à une lettre qu’il envoya à Ḥamdān Abū ‘Anja ; la seconde fut promulguée quatre mois plus tard. La première de ces visions intervint à un moment critique des relations soudano-abyssines, entre la seconde lettre que le Khalīfa adressa au Négus Jean IV (cf. plus haut, p. 81) et la campagne d’Abū ‘Anja qui mena les combattants mahdistes jusqu’à l’ancienne capitale de Gondar. Cette vision eut pour objectif majeur de donner le feu vert à Abū ‘Anja, grâce à la permission du Prophète d’attaquer les Abyssins. Le Khalīfa y décrit la victoire des Anṣār comme si elle était déjà survenue, fruit de la volonté divine : « Lorsque cette autorisation prophétique au sujet des ennemis mentionnés [les Abyssins] nous parvint, nous ordonnâmes à Ḥamdān Abū ‘Anja et aux Anṣār qui sont avec lui de les razzier. Ils les attaquèrent au milieu de leur pays et les vainquirent avec l’aide de Dieu. [ma traduction] »96 93 LAYISH A., 2000, p. 223. WINGATE F. R., 1968² (1891), p. 60, 229, 370. 95 Ibid., p. 229-233 ; HOLT P. M., 1958, p. 123-124. Cette vision souligne la continuité d’un lien divin entre Dieu, l’ange Gabriel, le Prophète Muḥammad, le Mahdī, al-Khiḍr (figure prophétique ou angélique associée à la connaissance divine et à l’initiation soufie) et le Khalīfa ‘Abdullahi. Elle inclut « l’histoire du cheveu » : obéissant aux ordres d’al-Khiḍr, ‘Abdullahi avala un cheveu du Mahdī, qui avait été précieusement conservé à cet effet. L’absorption de cette relique semble symboliser la succession du pouvoir divin. 96 MAHDIA 3/12 (Daftar al-Ṣādir) p. 9. Cf. archive (A) p. VIII. 94 84 Abū ‘Anja entama sa campagne trois jours après la publication de cette vision prophétique. Ses forces défirent celles du Negus Takla-Haymanot à Dambiya puis marchèrent jusqu’à Gondar (cf. carte G p. VII). L’ancienne capitale impériale fut saccagée et ses églises incendiées.97 La vision prophétique, qui prend la forme d’une rencontre entre le Khalīfa, Dieu, le Prophète, le Mahdī, Jésus et al-Khiḍr, est également l’occasion de soulever le problème des « renégats », Musulmans des territoires frontaliers alliés aux Abyssins. Le Khalīfa exprime sa volonté d’intégrer l’un de ces renégats dans les rangs mahdistes.98 Il se voit assurer la repentance prochaine de cet apostat, à qui Dieu consent d’accorder sa miséricorde. La vision se termine par la proclamation du takbīr (répétition de la formule « Allāhu akbar ») contre l’Abyssinie, symbole de la toutepuissance divine à laquelle aucune arme humaine ne peut s’opposer.99 La seconde ḥaḍra date d’avril-mai 1888 et, contrairement à la première, s’adresse à la communauté des Anṣār dans son ensemble. Ses objectifs sont donc sensiblement différents. Proclamée à un moment où le Khalīfa semble en position de force sur les plans domestique et régional100, elle sert à légitimer sa future politique extérieure tout autant que la politique intérieure qu’il a déjà appliquée. La façon dont la question abyssine est soulevée reflète la situation stratégique des relations entre le Soudan et l’Abyssinie : « Le Prophète m’informa dans cette vision que si les ennemis de Dieu, les Abyssins, venaient attaquer [les Mahdistes], leurs mains seraient nouées à leurs cous et nous serions victorieux. [ma traduction] »101 Le Khalīfa songeait à de possibles représailles abyssines en réaction aux attaques dirigées par Abū ‘Anja. La divulgation de sa vision paraît donc avertir les Anṣār de cette éventualité, tout en leur assurant une victoire défensive. Le terrain des affrontements verra cependant le côté mahdiste reprendre l’initiative, peu 97 Selon les traditions éthiopiennes, quarante-quatre églises furent dévastées par les Anṣār. La vue de Gondar en feu fit ressurgir le spectre d’Aḥmad Grañ dans les esprits abyssins de l’époque. Cf. ERLICH H., 1994, p. 70. 98 Il s’agit probablement de Ṣāliḥ Shanqa, dont le nom apparaît à maintes reprises dans les correspondances mahdistes de cette époque. Cf. par exemple MAHDIA 1/22b/35 Yūnis al-Dikaym au Khalīfa, 22 Rajab 1304 / 16 avril 1887 ; MAHDIA 1/22b/38 Yūnis al-Dikaym au Khalīfa, 10 Sha‘bān 1304 / 4 mai 1887. 99 MAHDIA 3/12 (Daftar al-Ṣādir) p. 9. 100 L’opposition des Ashrāf avait été momentanément neutralisée, certaines tribus hostiles au Mahdisme avaient été considérablement affaiblies voire décimées (Shukriyya, Rizayqāt, Kabābīsh), et des chefs antimahdistes avaient été exécutés (tels que Yūsuf Ibrāhīm du Darfour). En outre, les victoires d’Abū ‘Anja en Abyssinie intensifièrent le sentiment de puissance du Khalīfa et de son entourage. 101 WINGATE F. R., 1968² (1891), p. 371 ; ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 127. 85 après la publication de la vision prophétique (en juin 1888).102 Mais plutôt que l’Abyssinie, c’est l’Egypte qui constitue la cible centrale des visées mahdistes telles qu’elles apparaissent ici. Le Prophète accorde en effet au Khalīfa l’autorisation d’envoyer des armées « au front du Rīf »103. La récitation du takbīr contre les Abyssins, les Turcs, le Khédive Tawfīq et les Britanniques réitère la suprématie de la volonté divine et rappelle aux Anṣār l’identité des ennemis extérieurs de la Mahdiyya. Les visions prophétiques, employées comme instrument de légitimation des attitudes mahdistes à l’égard de l’Abyssinie, ont une force particulière auprès des Anṣār, qu’ils soient membres de l’élite ou non : leur irréfutabilité. Tenter de douter de leur « validité » ou de leur caractère divin impliquerait en effet une remise en cause du statut du Khalīfa en tant que successeur du Mahdī et des pouvoirs qui en découlent. Les fondements de la Mahdiyya tout autant que son existence sous la forme d’une structure étatique s’en trouveraient menacés. Celui qui questionne la valeur des visions du Khalīfa pourrait aussi être accusé de renier la croyance au Prophète Muḥammad lui-même. En ce sens, les visions prophétiques constituent un outil plus efficace et plus « facile d’usage » que la réactivation de traditions musulmanes concernant l’Abyssinie. Le caractère ambivalent de ces dernières peut se révéler être une faille perméable aux interprétations divergentes et aux critiques. Le processus de légitimation se partage donc en deux mouvements distincts : alors que la parole du Prophète est destinée à légitimer la politique abyssine du Khalīfa aux yeux des Anṣār, les traditions d’utrukū al-Ḥabasha mā tarakūkum et d’Islam al-Najāshī sont utilisées dans le cadre du dialogue avec les Abyssins. La justification des attitudes mahdistes par ce bais-ci vise à convaincre l’interlocuteur ennemi (abyssin) de leur légitimité. Les différentes parties de ce chapitre ont fait émerger une image complexe et évolutive des attitudes mahdistes à l’égard de l’Abyssinie. Sans se confondre avec la réalité historique, intrinsèquement insaisissable, cette image a du moins la prétention de 102 HOLT P. M., 1958, p. 154. La seconde campagne d’Abū ‘Anja n’entraîna aucun affrontement majeur entre les forces mahdistes et abyssines. Elle fut interrompue par la saison des pluies, désastreuse pour les troupes soudanaises. 103 WINGATE F. R., 1968² (1891), p. 371 ; ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 127. 86 plus s’en approcher que la représentation dessinée par Ismā‘īl b. ‘Abd al-Qādir dans son Ṭirāz. Nous constatons qu’il existe certains liens entre les deux : l’œuvre du chroniqueur soudanais n’est pas totalement coupée de la réalité des positions mahdistes face à l’Abyssinie, notamment parce qu’elle mentionne l’usage du hadith utrukū al-Ḥabasha mā tarakūkum et les deux lettres du Khalīfa au Négus. La représentation d’‘Abd al-Qādir est toutefois incomplète, voire fictive dans plusieurs cas. Elle est le fruit de l’interprétation d’une sélection d’événements passés au filtre idéologique de l’auteur. Les attitudes mahdistes sont ainsi présentées de façon à correspondre à l’image de la Mahdiyya que le chroniqueur souhaite transmettre à ses lecteurs. Cependant, le Ṭirāz esquisse également une autre composante des relations soudano-abyssines, même si de manière très brève et ponctuelle : les attitudes abyssines à l’égard du Soudan, à travers les figures du Négus Jean IV et de son commandant le Rās ‘Adāl. C’est à nouveau un schéma simple et manichéen qui régit la façon dont les Abyssins se conduisent vis-à-vis de l’Etat mahdiste. D’un côté, Jean IV symbolise la haine et l’oppression des Musulmans par l’Abyssinie chrétienne. De l’autre, le Rās ‘Adāl représente la soumission du Christianisme abyssin à l’Islam mahdiste. Mais quelles étaient, dans la pratique, les grandes lignes de la politique abyssine à l’égard des Musulmans (abyssins ou soudanais) et de l’Etat mahdiste au cours des années 1885-1889 ? Quel rapport observons-nous entre cette politique et la représentation qu’en donne ‘Abd al-Qādir ? Un court chapitre sera à présent dédié à ce second aspect des relations soudano-abyssines. 87 V. L’Abyssinie de Jean IV face à l’Islam et au Soudan mahdiste A la fin du XIXe siècle, le face-à-face de l’Abyssinie avec « l’Islam » -qu’il s’agisse d’Etats ou d’individus musulmans- n’a rien d’une nouveauté. Comme nous l’avons exposé précédemment, le royaume d’Axoum interagit avec les Musulmans dès les premiers moments de leur existence. Quelques siècles plus tard, certaines régions de l’Abyssinie commencèrent elles-mêmes à s’islamiser, principalement à travers les échanges commerciaux avec le monde arabo-musulman.1 L’expansion de l’Islam y connut son plus grand succès au XIXe siècle, touchant un nombre considérable de tribus galla et de tribus chrétiennes du Nord.2 Les monarques chrétiens s’étaient donc toujours positionnés par rapport à leurs sujets ou concurrents musulmans, entretenant avec eux des liens tantôt pacifiques, tantôt belliqueux. Quelle fut l’attitude du Négus Jean IV (18721889) à l’égard des Musulmans d’Abyssinie d’une part, et du Soudan mahdiste de l’autre ? Pour répondre à ces questions, il nous faut prendre en considération un aspect saillant de l’expérience politique et culturelle de l’Abyssinie. Historiquement composée d’une grande variété de groupes ethniques, linguistiques et religieux, sa culture politique oscilla fréquemment entre, d’un côté, une tendance unificatrice et centralisatrice et, de l’autre, des forces centrifuges poussant au régionalisme. Le règne de Jean IV n’y fit pas exception. Originaire du Tigré (cf. carte G p. VII), le Négus tenta d’unifier les diverses principautés et régions abyssines en un empire dont il serait le suzerain reconnu. Cet objectif largement politique modela aussi bien son approche de la question religieuse que 1 ULLENDORFF E., 1993, p. 3. L’Islam pénétra dans les régions suivantes au cours des Xe, XIe, et XIIe siècles : dans l’archipel de Dahlak, sur les côtes danāqil et somali, parmi les Beja au nord et les Sidama dans le sud, dans le Sultanat d’Ifat (Choa oriental), à Harar et près du lac Zway (cf. carte F p. VI). 2 TRIMINGHAM J. S., 1993, p. 6. Alors que les Galla embrassèrent l’Islam en opposition au Christianisme de l’Amhara, les Chrétiens du Tigré semblent avoir été affectés par l’occupation turco-égyptienne du Soudan et l’influence de la ṭarīqa Khatmīyya. 88 ses relations avec des acteurs extérieurs, tels que la l’Egypte, la Grande Bretagne, l’Italie et le Soudan mahdiste. A. Une politique de christianisation comme socle de l’unité impériale Déviant quelque peu de la trajectoire amorcée par son prédécesseur Théodore II (1855-1868), le Négus Jean IV tenta d’unifier l’Abyssinie à travers une politique de « régionalisme contrôlé »3 plutôt qu’une centralisation extrême du pouvoir. L’un des corollaires de cette approche était le maintien d’un équilibre politique et militaire entre ses deux vassaux principaux, Ménélik du Choa et ‘Adāl du Gojjam. Cependant, la dimension religieuse du processus d’unification impériale se distingua par sa violence et son inflexibilité. Elle marqua une rupture significative par rapport à une certaine tradition de cohabitation confessionnelle qui prévalait dans l’Abyssinie moderne.4 En mai-juin 1878, Jean IV organisa un concile à Boruméda, dont l’objectif majeur était de définir la politique religieuse de l’empire. Bien décidé à résoudre le problème des querelles doctrinales qui agitaient le Christianisme orthodoxe abyssin depuis le XVIIe siècle, le Négus proclama la validité unique de la doctrine du Tawahedo. La secte des Tsegga-Ledj, professant la doctrine des « trois naissances » et jouissant d’une grande popularité dans le Choa, fut tout particulièrement condamnée par le concile.5 L’imposition d’une doctrine religieuse ne visait pas seulement les Chrétiens d’Abyssinie, mais également « les Musulmans, les païens, les Kémantes, les Galla et les Juifs »6. Le laps de temps accordé pour adopter la religion officielle variait selon l’appartenance confessionnelle : deux ans pour les Chrétiens, trois pour les Musulmans et cinq pour les « païens »7. Ceux qui refusaient de se convertir et persistaient à enseigner d’autres doctrines étaient menacés de bannissement. Parmi les Musulmans célèbres qui embrassèrent le Christianisme à cette occasion, nous pouvons mentionner deux chefs Oromo du Wällo (cf. carte G p. VII), Amädé Libän 3 ZEWDE B., 1991, p. 44. ULLENDORFF E., 1993, p. 5. 5 ZEWDE B., 1991, p. 48 ; ABEBBE B., 1998, p. 112 ; HENZE P. B., 2004, p. 151. 6 COULBEAUX J.-B., 1929, vol. 2, p. 469. 7 HENZE P. B., 2004, p. 151. 4 89 (connu sous le nom de Abba Waṭäw) et Muḥammad ‘Alī. Selon une chronique abyssine, Jean IV et Ménélik usèrent des termes suivants pour les pousser à se convertir : « (…) nous sommes vos apôtres. Tout cela [Wällo et les hauts plateaux d’Abyssinie centrale] constituait un territoire chrétien jusqu’à ce que Grañ le dévaste et le détourne du droit chemin. Musulman ou galla (païen) [sic], croyons tous en Jésus Christ ! Faites-vous baptiser ! Si vous souhaitez vivre en paix et conserver vos biens, devenez des Chrétiens. (…) Ainsi vous gouvernerez ici-bas et hériterez de l’au-delà. [ma traduction] »8 L’adoption de la religion officielle était une condition nécessaire à toute progression dans la hiérarchie politico-militaire abyssine. Alors qu’Amädé Libän fut rebaptisé Häylä Maryam et obtint le titre de Dejjazmach, Muḥammad ‘Alī devint le Rās Mika’él et se vit conférer le gouvernement d’un vaste territoire sous la tutelle de Ménélik.9 La conversion d’Amädé Libän semble avoir été plutôt le résultat de considérations politiques que d’une véritable conviction personnelle. Le Négus poursuivit sa politique de christianisation après le concile de Boruméda.10 Il fit bâtir de nombreuses églises dans le Wällo, qui connut une vague de conversion massive parmi ses habitants musulmans. La ville d’Axoum, considérée comme la plus sainte de l’empire, fut interdite aux Musulmans à partir d’octobre 1879. Sur ordre impérial, leurs livres devaient être confisqués et brûlés.11 Jean IV s’efforça également d’imprimer sa marque sur les plans social et moral lorsqu’il promulgua un décret prohibant la culture et l’usage du tabac. Celui-ci avait été introduit dans la région de l’Erythrée actuelle par des missionnaires européens qui y voyaient un fort potentiel économique.12 Aux yeux du Négus et de son entourage, le tabac, associé à Satan et à l’impiété, ne pouvait que provoquer des torts physiques et moraux à ceux qui en consommaient. En 1887, l’émissaire britannique Gerald H. Portal fut envoyé auprès du Négus dans une tentative de médiation entre l’Abyssinie et l’Italie, dont les relations se détérioraient rapidement en raison d’intérêts hautement conflictuels dans le hinterland de 8 SELLASE Gäbrä, Chronique du règne de Ménélik II, Roi des Rois d’Ethiopie, 1930-1931, cité par CAULK R. A., 1972, p. 24 ; ERLICH H., 1994, p. 62. 9 CAULK R. A., 1972, p. 24 ; ABEBBE B., 1998, p. 112-113. Les titres de Dejjazmach et de Rās correspondent à différents échelons de la hiérarchie politico-militaire abyssine. Le premier est directement inférieur au second. Pour plus de détails concernant les divers grades de ce système, cf. PORTAL G. H., 1892, p. 153-154 ; RUBENSON S. (éd.), 2000, p. XVII-XVIII ; SHINN D. H., 2004, p. 285. 10 En l’espace de deux ans (1878-1880), 50’000 Musulmans, 20’000 « païens » et un demi million de Galla auraient été baptisés. Cf. TRIMINGHAM J. S., 1965 (1952¹), p. 123. 11 CAULK R. A., 1972, p. 28. 12 ERLICH H., 1994, p. 56. 90 Massawa. Qualifiant la pénurie de tabac de « terrible malheur », il décrivit ainsi les châtiments infligés à ceux qui enfreignaient la loi : « Les punitions que provoquait la désobéissance à ce décret étaient sévères mais caractéristiques ; tout homme reconnu coupable d’avoir fumé était condamné à se faire trancher les lèvres, [alors que] la prise de tabac entraînait la perte du nez. Nous rencontrâmes plus d’un misérable ayant récemment subi cette sanction brutale, dont le visage sans nez, horrible, servait d’avertissement à tous les spectateurs [enclins] à devenir esclaves de ces vices infimes. [ma traduction] »13 Le missionnaire lazariste Jean-Baptiste Coulbeaux évoque les mêmes sanctions et attribue à l’épisode de l’interdiction du tabac un dénouement pour le moins burlesque. Un peu avant la fin du règne de Jean IV, le cheval de guerre du Négus aurait guéri d’un mal grâce à une absorption de tabac, événement qui provoqua l’abrogation immédiate de la loi prohibitive.14 Quelles furent les réactions des populations visées par la politique évangélisatrice du Négus ? Le cas des Musulmans du Wällo révèle un large éventail de réponses. A l’instar d’Amädé Libän et de Muḥammad ‘Alī, la plupart des leaders politiques acceptèrent de se convertir pour préserver leurs fonctions. D’autres firent mine de se conformer à la doctrine officielle tout en continuant à pratiquer secrètement l’Islam. Un troisième groupe opta pour l’exil en direction du Sud de l’Abyssinie.15 Enfin, certains Musulmans choisirent de résister militairement aux forces de Jean IV et de son fils le Rās Ar’aya Sellasé.16 A titre d’exemple, le cheikh Tolla continua à diffuser les enseignements de l’Islam en dépit des décrets du Négus. Lorsque ses disciples subirent des attaques de la part des forces impériales, il appela au djihad contre celles-ci.17 En 1885-1886, une révolte importante secoua le Wällo. Les Musulmans se mirent à massacrer des prêtres et à détruire des églises en réaction à la politique anti-musulmane du gouvernement central, mais également pour protester contre l’augmentation des impôts et l’exécution d’un gouverneur local (Amädé Ṣadeq) par les troupes d’Ar’aya Sellasé.18 13 PORTAL G. H., 1892, p. 149-150. COULBEAUX J.-B., 1929, vol. 2, p. 484. 15 Certains Musulmans abyssins fuirent en direction du Soudan et se rallièrent à la Mahdiyya. Cf. AL‘AZM Ṣ. B. al-M., 2001 (1904¹), 170. 16 ZEWDE B., 1991, p. 48-49. 17 CAULK R. A., 1972, p. 33. 18 MARCUS H. G., 1975, p. 84. 14 91 L’homogénéisation religieuse que le Négus cherchait à réaliser à travers sa politique de christianisation lui valut d’être accusé de fanatisme. Faut-il voir en Jean IV une figure radicale prêchant le Christianisme par tous les moyens –y compris la violence physique- ou correspond-il plutôt à l’image d’un souverain guidé par une certaine dose de zèle religieux ? Les documents historiques dont nous disposons peuvent appuyer les deux propositions. D’une part, un résident du Choa converti au Catholicisme attribua ces paroles militantes au Négus : « Je vengerai le sang de l’Abyssinie. Grañ islamisa l’Abyssinie par la force, le feu et l’épée. De la même manière, si nous ne développons et ne posons pas les fondements de la religion de Saint Marc, personne ne le fera à notre place. [ma traduction] »19 Le chef de la mission catholique établie au nord de l’Abyssinie reporta au cours de l’année 1881 que des peuples entiers, galla ou musulmans, avaient été convertis à coups de fouet et à coups de sabre.20 Caulk mentionne plusieurs sources abyssines et étrangères qui tendent à soutenir le fait que quiconque ne se conformait pas à la religion officielle –qu’il soit chrétien ou non- devenait proie à la violence du Négus. Ainsi, le processus de christianisation allait de pair avec l’application de véritables méthodes guerrières.21 D’autre part, certaines sources, dont des écrits de Jean IV lui-même, esquissent une représentation plus « douce » de sa politique religieuse. Un prêtre employé à la cour impériale affirma que le Négus, lors du concile de Boruméda, s’opposa à des extrémistes qui exigeaient l’exécution des Chrétiens sectaires. Il leur aurait lancé : « Je ne tuerai personne pour ma doctrine mais je mourrai pour la défendre. [ma traduction] »22 A première vue, la logique de cet énoncé rappelle celle du hadith utrukū al-Ḥabasha mā tarakūkum : ne pas porter atteinte à l’Autre tant qu’il n’attaque pas lui-même. Plusieurs différences significatives distinguent pourtant les deux déclarations. Celle du Négus s’adresse aux sectaires, c’est-à-dire à ceux qui embrassent d’autres formes de Christianisme que lui. D’après le contexte où cette phrase fut prononcée, les non Chrétiens n’étaient pas concernés ; ils faisaient sans doute l’objet d’une attitude 19 CAULK R. A., 1972, p. 26. Père FERDINAND cité par Ibid., ibid. note (17). A la même époque, Jean IV ordonna à tous les missionnaires catholiques de quitter le Choa. 21 CAULK R. A., 1972, p. 29. 22 Abba HÄYLÄ MARYAM cité par Ibid., p. 25 note (10). 20 92 nettement moins tolérante. A l’inverse, le hadith vise des non Musulmans, et non pas des individus considérés comme des « hérétiques » au sein de l’Islam. En outre, l’énoncé attribué à Jean IV n’exclut pas les traitements humiliants ou violents à l’égard des sectaires qui résistent ; il écarte uniquement le châtiment ultime qu’est la mort. Malgré son caractère relativement vague, la tradition prophétique présente quant à elle une injonction plus englobante et de ce fait plus tolérante (laisser les Abyssins en paix peut signifier ne pas les approcher). Cependant, dans une lettre destinée à la Reine Victoria datant du 20 novembre 1879, le Négus dénia toute coercition de ses sujets musulmans : « Lors de ma campagne au Choa, nous Chrétiens débattîmes de notre foi. Nous l’emportâmes et introduisîmes (les autres) [les sectaires] dans la foi alexandrine. Ayant vu et entendu ceci, tous les Musulmans se dirent : « Ah, nous n’avons ainsi aucun livre qui fait autorité ! » Ils me supplièrent de les baptiser et de les convertir au Christianisme. Je leur dis : « D’accord, si vous le souhaitez, convertissez-vous au Christianisme. » Tous les Musulmans d’Abyssinie devinrent volontairement chrétiens. Ainsi je ne fis rien par la force ; ils se convertirent intentionnellement, de leur propre volonté. [ma traduction] »23 Le simple fait que Jean IV ait ressenti le besoin de rassurer son interlocutrice indique qu’on lui reprochait une politique coercitive vis-à-vis des Musulmans de son empire. De plus, il ne s’embarrassa pas de dévoiler à la Reine d’Angleterre le sort qu’il réserva aux « païens » après son couronnement en 1872. Dans une lettre datée du 2 mai 1879, il exprima l’intention qu’il avait eu, au milieu des années 1870, de convertir les adorateurs d’idoles.24 Le Négus semblait s’inquiéter du futur de la religion chrétienne dans son pays. Le conflit territorial qui opposa l’Abyssinie et l’Egypte en 1875-1876 se doublait d’une dimension religieuse. En effet, Jean IV se plaignit du refus du Khédive Ismā‘īl de lui envoyer un évêque d’Alexandrie, conformément à la tradition qui avait longtemps subordonné l’Eglise orthodoxe abyssine à l’Eglise copte d’Egypte.25 Parmi les sources qui atténuent le caractère fanatique et agressif du processus de christianisation, nous pouvons encore mentionner le récit de voyage de Ṣādiq Bāshā alMu’ayyad al-‘Azm. Envoyé en Abyssinie par le Sultan ottoman Abdülhamid II pour rencontrer le Négus Ménélik II (1889-1913), il ponctua son récit d’épisodes historiques. 23 RUBENSON S. (éd.), 2000, p. 333. Ibid., p. 317. 25 Ibid., ibid. Le Négus dut attendre jusqu’en 1881 pour recevoir les quatre évêques coptes nécessaires à la restauration de l’Eglise abyssine. 24 93 Il souligne le fait que Jean IV ne commença à persécuter les Musulmans qu’après avoir appris la trahison de l’un d’eux à la cause du Mahdī soudanais. Un dénommé Muḥammad Jibrīl aurait en effet soutenu activement la Mahdiyya en tentant d’attirer des Abyssins – chrétiens et musulmans- sur son orbite.26 En outre, al-‘Azm affirme que les gouverneurs et commandants abyssins s’opposèrent ouvertement à la politique de christianisation forcée du Négus. La sœur de celui-ci adhérait elle-même à l’Islam sans en être contrariée.27 Il semble que la crainte de représailles contre les Coptes d’Egypte joua un rôle dissuasif non négligeable dans la politique de Jean IV. En 1879, il ordonna à ses vassaux Ménélik et ‘Adāl de ne pas traiter les Musulmans trop durement et d’essayer de propager la foi chrétienne en persuadant les chefs locaux de se convertir.28 Tantôt violente, tantôt plus « douce », la christianisation voulue par le Négus Jean IV ne laissait idéologiquement aucune place à l’Islam en Abyssinie. Les Musulmans représentaient en effet un obstacle à la réunification de l’empire telle qu’il la concevait. Premièrement, Jean IV voulait éviter que le Wällo ne se transforme en « barrage musulman » entre le nord de l’Abyssinie et le Choa.29 Deuxièmement, il craignait que ses sujets musulmans, s’ils continuaient à être tolérés, ne partagent une trop grande similitude d’intérêts avec des coreligionnaires vivant dans les Etats voisins. Ces derniers, en particulier l’Egypte et le Soudan mahdiste, se trouvaient fréquemment être les ennemis du Négus.30 Au final, Caulk assigne à sa politique évangélisatrice des fins plus politicostratégiques que religieuses. Il s’agissait pour Jean IV de renforcer l’institution impériale fragilisée par les tendances centrifuges du régionalisme politique et culturel. En outre, l’imposition d’une religion d’Etat unique lui permettait d’accroître la dépendance des gouverneurs par rapport au pouvoir central, ceci à travers les liens filiaux du baptême.31 Tout en conservant un grand nombre de spécificités, l’approche de Jean IV partageait l’une des caractéristiques fondamentales du mouvement mahdiste au Soudan : le projet de régénérer la société en s’appuyant sur une foi aussi exclusive que doctrinaire. 26 AL-‘AZM Ṣ. B. al-M., 2001 (1904¹), p. 169-170. Ibid., p. 170. 28 CAULK R. A., 1972, p. 27. 29 ABEBBE B., 1998, p. 113. 30 CAULK R. A., 1972, p. 30. 31 Ibid., p. 32. 27 94 B. Entre rhétorique religieuse et pragmatisme politique L’attitude du Négus Jean IV et de son entourage vis-à-vis du Soudan mahdiste évolua considérablement au cours des années 1885-1889. Oscillant entre une rhétorique religieuse teintée de militantisme et une approche pragmatique de la politique, elle était modelée par au moins trois facteurs déterminants : le monde idéologique de Jean IV, les tensions au sein de l’élite politico-militaire abyssine et la configuration stratégique régionale. Subséquemment à l’application du traité de Hewett, le Négus adopta une ligne offensive à l’égard de son nouveau voisin mahdiste. Il paraît toutefois abusif d’affirmer qu’il entreprit de combattre le Soudan à travers la signature du traité anglo-abyssin. Celui-ci était attractif pour d’autres raisons : il rendait à l’Abyssinie le territoire de Bogos, assurait le transit gratuit des marchandises de et vers l’Abyssinie à travers le port de Massawa, et facilitait l’envoi d’évêques en provenance de l’Egypte.32 Jusqu’à la fin de l’année 1887, Jean IV semble néanmoins avoir opté pour la perspective religieuse dichotomique qu’il avait auparavant épousée vis-à-vis de l’Egypte du Khédive Ismā‘īl. Il avait en effet conçu l’affrontement égypto-abyssin de 1875-1876 comme une lutte entre le Christianisme et l’Islam ou, selon l’Ancien Testament, entre Israël et Ismaël.33 Au milieu de l’année 1885, les prêtres du Négus se référaient dédaigneusement aux Mahdistes comme à des « païens impurs (qui) proféraient de grands blasphèmes contre Dieu (…) étaient vaniteux et extrêmement anarchiques. Ils dressèrent leurs bouches vers le ciel, leurs langues parcoururent la terre de long en large et leurs cœurs dépassèrent les limites de la fierté. [ma traduction] »34 En septembre 1885, Jean IV répondit à une lettre que le Mahdī lui avait écrite trois mois plus tôt (cf. précédemment, p. 64 note 15). Sur un ton agressif, il rejeta l’appel de la Mahdiyya, insulta le Mahdī et l’enjoignit à se convertir au Christianisme, « la religion de la vérité [ma traduction]»35. Au cours des deux années suivantes, le Négus 32 MARCUS H. G., 1975, p. 81. RUBENSON S. (éd.), 2000, p. XII. Cette conception se reflète sur le sceau du Négus qui figure en couverture de ce mémoire. Il représente un lion dont l’une des pattes tient une croix. Une légende en amharique et en arabe entoure le lion : « La croix a vaincu la tribu d’Ismaël ». 34 ERLICH H., 1994, p. 68. 35 AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 40. Le Mahdī ne reçut jamais cette missive, puisqu’il décéda le 22 juin 1885. 33 95 encouragea ‘Adāl du Gojjam (Negus Takla-Haymanot depuis 1881) à exercer une certaine pression sur les Mahdistes qui côtoyaient son territoire.36 Cette pression militaire culmina en janvier 1887 avec la victoire du commandant abyssin sur son homologue mahdiste Muḥammad walad Arbāb à al-Qallābāt. La façon dont Jean IV concevait la position de l’Abyssinie dans le monde était empreinte d’un sens clairement religieux. Confronté à la même époque aux avancées italiennes sur son flanc oriental, il demanda ainsi à la Reine Victoria : « Comment pouvez-vous dire que je leur céderai [aux Italiens] le pays que Jésus Christ m’a donné ? [ma traduction] »37 La période qui suivit le saccage de Gondar par les Anṣār (janvier 1888) fut marquée par une position abyssine beaucoup plus ambiguë et divisée face au Soudan. Ce changement résulta d’une part de l’affaiblissement militaire des Abyssins par rapport aux Mahdistes, et d’autre part des tensions croissantes qui fragmentaient l’élite abyssine. Après la campagne dévastatrice de Ḥamdān Abū ‘Anja, Jean IV ordonna à son vassal Ménélik de mobiliser ses troupes en direction de l’Amhara pour parer à d’autres attaques mahdistes éventuelles. Le gouverneur du Choa prit lentement le chemin du nord-ouest et atteignit les ruines de Gondar le 18 avril 1888.38 Un court processus de négociation fut entamé entre les camps mahdiste et abyssin, au cours duquel Abū ‘Anja tenta vraisemblablement de s’assurer de l’inactivité de Ménélik en cas d’incursion mahdiste.39 Le commandant abyssin répondit en s’efforçant de masquer le caractère tendu de ses relations avec son suzerain Jean IV. Il souhaitait peut-être empêcher l’émir mahdiste d’exploiter les différends qui opposaient le Négus et plusieurs de ses vassaux. Ménélik s’adressa à Abū ‘Anja par l’intermédiaire de son ministre Mashasha Waraki. Celui-ci proposa de réconcilier le chef mahdiste à la fois avec Jean IV et avec Ménélik. Sa lettre mentionne la possibilité d’une paix soudano-abyssine comme le seul moyen d’éviter la guerre entre les deux pays. Abū ‘Anja se voit menacé du sort de l’émir ‘Abdallah de 36 ERLICH H., 1994, p. 66. PORTAL G. H., 1892, p. 174. Lettre du 12 décembre 1887. 38 ERLICH H., 1996, p. 129. 39 SANDERSON G. N., 1969, p. 22. 37 96 Harar en cas de refus.40 Appuyant sa proposition à l’aide d’une terminologie chrétienne, Waraki exprime une attitude abyssine qui, tout en suggérant l’éventualité d’une paix avec le Soudan, exclut catégoriquement de se soumettre à la Mahdiyya. Il va jusqu’à ridiculiser les prétentions de l’élite mahdiste en se référant à un proverbe abyssin, selon lequel un corbeau invite les anges à descendre du ciel pour vivre sous son règne. Sur un ton de plus en plus provocateur, il enjoint Abū ‘Anja de « penser au sens de ce proverbe, car [son] grand-père le diable a enseigné à [son] père Muḥammad la religion de l’Islam, qui n’est rien d’autre qu’un mensonge [ma traduction] »41. Malgré sa rhétorique antimusulmane, cette lettre propose des relations pacifiques entre le Soudan et l’Abyssine. Exactement au même moment, à quelque deux cents kilomètres au nord-est, la cour impériale de Jean IV qui se réunissait à Axoum tenait un discours bien différent. Laissons un instant la parole à une chronique abyssine, qui rapporte ce qui s’y passa de la façon suivante : « (Et le roi) des rois [Jean IV] révéla leur religion impure (celle des Mahdistes) et leurs odieuses pratiques. Leur religion dit : « Dis ‘Non’ à Dieu et ‘Oui’ au démon qu’est Muḥammad. » Rās Alūlā (…) ouvrit la bouche et dit : « Que sont réellement ces païens [sic], qui ne connaissent point Dieu ? Partons les combattre, au nom de notre Seigneur Jésus Christ ! Le roi lui dit : « Tu as bien parlé, ô élu Rās Alūlā, homme fidèle à mon cœur ». Et l’affaire se termina sur ce bon conseil. [ma traduction] »42 Le Négus ne s’était donc pas départi de son approche fondamentalement religieuse. Il ne rejetait pas l’attitude militante de son protégé le Rās Alūlā et se montrait même prêt à la soutenir. Il nous est difficile de savoir si Jean IV avait connaissance des échanges épistolaires entre Ménélik et Ḥamdān Abū ‘Anja ainsi que de la proposition de paix qui avait été adressée au second par le ministre du premier. Inquiet des relations de Ménélik avec les Italiens mais également contrarié par son inaction dans la région du lac Tana, le Négus ne tarda pas à lui ordonner de retourner au Choa.43 40 MAHDIA 1/34/16/185 Dejjazmach Mashasha Waraki à Ḥamdān Abū ‘Anja, 5 Genbot 1880 / 12 mai 1888. L’émir musulman ‘Abdallah, gouverneur de Harar depuis avril 1885, fut renversé par les forces de Ménélik en janvier 1887. 41 Ibid. 42 Manuscrit Mannawē cité par ERLICH H., 1996, p. 128. 43 ERLICH H., 1996, p. 129. 97 La seconde moitié de l’an 1888 fut témoin d’un changement apparemment radical dans l’attitude de Jean IV vis-à-vis du Soudan mahdiste. Ce bouleversement est incarné par une lettre qu’il adressa à Ḥamdān Abū ‘Anja le 25 décembre 1888. Dès son commencement, on est frappé par une terminologie religieuse très discrète, qui contraste nettement avec les expressions employées auparavant par Mashasha Waraki. Alors que celui-ci avait débuté sa missive par la formule « Au nom de Notre Seigneur Jésus Christ qui est le dirigeant de tous, et salutations à tous ceux qui adhèrent à la sainte religion du Christianisme [ma traduction] », Jean IV renonce à ce type de salutation et se contente de se présenter comme « celui qui est soutenu par Dieu, Jean Roi de Sion, Roi des Rois d’Abyssinie [ma traduction] »44. Le corps de la lettre fait preuve d’un remarquable pragmatisme politique habillé d’un certain humanisme. Le Négus commence par livrer une version de l’histoire récente qui servira ensuite à justifier ses propositions. Il évoque les victoires abyssines contre les « Turcs » (Turco-Egyptiens) au milieu des années 1870, puis explique la colère qui le saisit lorsque le Mahdī l’invita à se convertir à l’Islam. Mentionnant l’attaque abyssine d’al-Qallābāt (janvier 1887) et la campagne mahdiste de Gondar un an plus tard comme une suite d’événements logiques, il insiste sur les dégâts causés par ces batailles comme sur leur inutilité : « Maintenant, si j’avance dans ton pays et tue les pauvres gens, ou si tu viens dans mon pays et tue les pauvres et les impuissants, quel en sera l’avantage ? [ma traduction] »45 L’expression d’un sentiment humain constitue le premier des arguments avancés par Jean IV pour soutenir une proposition de paix qu’il adresse au camp mahdiste. Les autres arguments relèvent avant tout d’intérêts partagés par le Soudan et l’Abyssinie : les Européens représentent l’ennemi commun qu’il faut combattre ensemble (car il menace simultanément les deux Etats), et la mise en place d’un commerce régulier entre les deux pays bénéficierait aux populations soudanaises et abyssines. Aussi bien l’alliance militaire que les échanges commerciaux transfrontaliers nécessitent un accord de paix soudano-abyssin. Cependant, un argument d’un tout autre ordre intervient dans la rhétorique du Négus, qui renvoie aux origines prétendument communes des populations du Soudan et de l’Abyssinie : « Les habitants de mon pays et ceux de ton pays 44 MAHDIA 1/34/16/185 Dejjazmach Mashasha Waraki à Ḥamdān Abū ‘Anja, 5 Genbot 1880 / 12 mai 1888 ; MAHDIA 1/34/1/192 Jean Roi de Sion à Ḥamdān Abū ‘Anja, 17 Kihak 1881 / 25 décembre 1888. 45 MAHDIA 1/34/1/192 Jean Roi de Sion à Ḥamdān Abū ‘Anja, 17 Kihak 1881 / 25 décembre 1888. 98 proviennent originellement d’un [seul] ancêtre, alors pourquoi devrions-nous lutter entre nous ? [ma traduction] »46 Le lointain lien généalogique que Jean IV construit pour rapprocher les positions politiques des élites mahdistes et abyssines semble transcender leurs divergences religieuses et idéologiques. Le Négus affirme avoir usé du même argument dans ses interactions avec les Italiens. Il aurait refusé de s’allier avec eux contre les Mahdistes, sous prétexte que ces derniers forment avec les Abyssins « une nation une Abyssinie [ma traduction] »47. A ce propos, il est intéressant de remarquer la façon dont Jean IV manipule différents registres identitaires lors de ses échanges diplomatiques. Sa correspondance avec la Reine Victoria regorge d’expressions qui soulignent le lien quasi filial qui unit l’Abyssinie à sa « mère » anglaise par le biais du Christianisme.48 Par contraste, il diminue le volume de la mélodie religieuse et augmente celui d’une sorte de solidarité africaine lorsqu’il souhaite établir des relations pacifiques avec le Soudan mahdiste. La lettre qu’il destina au Khalīfa ‘Abdullāhi par l’intermédiaire d’Abū ‘Anja marque ainsi un tournant important dans l’attitude du Négus face à son voisin. Alors qu’une perspective résolument religieuse et idéologique avait jusque-là prédominé, il se montra prêt, lorsque les circonstances l’exigèrent, à la sacrifier au profit d’une Realpolitik. Quelles étaient donc les circonstances qui provoquèrent cette évolution discursive et politique ? Plusieurs événements et processus concoururent à affaiblir considérablement la position intérieure et extérieure de Jean IV entre l’été et l’hiver 1888. Premièrement, ses deux vassaux Ménélik et Takla-Haymanot conclurent un pacte d’aide mutuelle tout en se révoltant contre l’autorité du Négus (2 juin 1888).49 Deuxièmement, la mort de son fils le Rās Ar’aya Sellasé, qui succomba à la variole le 10 juin 1888, eut de graves effets psychologiques sur sa personne. Il perdait à la fois un héritier et l’espoir de 46 Ibid. Ibid. Le terme « nation » figure dans la traduction anglaise de la lettre du Négus. Il faudrait pouvoir vérifier quel terme apparaît dans la version originale en amharique. Jean IV se réfère dans doute plus à une origine commune qu’à une identité culturelle ou politique. 48 Cf. par exemple RUBENSON S. (éd.), 2000, p. 317, 333. 49 ZEWDE B., 1991, p. 59 ; ERLICH H., 1996, p. 129 ; HENZE P. B., 2004, p. 159-160. A la fin de l’été, Jean IV organisa une expédition punitive contre le plus faible de ses vassaux rebelles, Takla-Haymanot du Gojjam. Les forces du Négus dévastèrent tout particulièrement le district de Damot. 47 99 sauver ses relations avec Ménélik du Choa.50 Troisièmement, les Italiens constituaient une menace dont la dangerosité croissante provenait de leur alliance avec des forces abyssines locales qui s’opposaient au règne du Négus Jean IV. Ménélik s’efforçait d’encourager une progression italienne depuis les côtes jusqu’à Asmara, centre du pouvoir du Rās Alūlā. Il tenta également d’instiguer une révolte dans le Tigré, traditionnel fief de Jean IV.51 Cerné à l’ouest, au sud et à l’est par trois fronts ennemis susceptibles de se transformer en théâtres de confrontation majeurs, le Négus tenta de sécuriser la frontière soudano-abyssine pour pouvoir mieux affronter Ménélik et ses alliés italiens. Cependant, l’intransigeance de l’élite mahdiste ne lui permit pas d’exécuter ce plan. Ḥamdān Abū ‘Anja répondit à Jean IV par une lettre au ton extrêmement hostile et militant, que nous avons évoquée précédemment (cf. p. 82). Le fait que c’est finalement le Négus qui prit l’initiative d’attaquer le camp mahdiste (au début de l’année 1889) signifie-t-il le retour d’une logique idéologique aux dépens du pragmatisme politique ? Les historiens sont partagés sur ce point. Paul B. Henze présente le facteur religieux et idéologique comme un motif déterminant : « L’antipathie personnelle de l’empereur pour l’islam et le désir de voir la rébellion mahdiste contenue ont dû également peser sur sa décision de donner la priorité à la guerre contre les mahdistes sur la défense contre l’intrusion italienne. »52 Bahru Zewde penche pour une explication plus pragmatique. Bien que le Négus se soit préparé à attaquer le Choa d’abord, il aurait changé d’avis après avoir réalisé que le front mahdiste représentait le plus simple des problèmes auxquels il était confronté. Il visait donc à s’en débarrasser pour pouvoir ensuite se concentrer sur les questions enchevêtrées de Ménélik et des Italiens.53 Haggai Erlich semble pour sa part se contredire si l’on considère deux de ses ouvrages. Dans le premier, il argue que Jean IV décida d’attaquer les Anṣār contre l’avis de ses généraux. Cette décision ne peut donc être 50 ERLICH H., 1996, p. 129. Ar’aya Sellasé avait été marié à la fille de Ménélik en octobre 1882 pour tenter de consolider des liens politiques fragiles entre le Négus et son vassal. 51 Ibid., p. 132 ; MARCUS H. G., 1975, p. 107. A partir d’octobre 1888, des officiers abyssins postés au nord-est du pays quittèrent l’armée impériale pour se joindre aux forces italiennes. En même temps, Ménélik rassemblaient ses forces en vue d’une attaque contre le Négus. 52 HENZE P. B., 2004, p. 160. 53 ZEWDE B., 1991, p. 59. Vingt ans avant lui, Sanderson et Caulk privilégient le même type d’explication : SANDERSON G. N., 1969, p. 25 ; CAULK R. A., 1971, p. 32-33. 100 comprise, selon lui, qu’en termes psychologiques et idéologiques. Concevant l’Islam comme son ennemi ultime, le Négus aurait dit : « De nombreux chiens m’entourent et un rassemblement de gens mauvais me retiennent (…) Nous sommes prêts à combattre ces Arabes, les faiseurs d’atrocités. [ma traduction] »54 Dans un autre ouvrage, Erlich mentionne le clergé et les hauts officiers abyssins comme ceux qui pressèrent le Négus de « détruire » les Mahdistes avant de se tourner vers le Choa. Jean IV se serait laissé convaincre, envisageant les deux éventualités suivantes : « Si je reviens [de la campagne contre le Soudan] je pourrai combattre le Choa plus tard lorsque je rentre. Et si je meurs à Matammā [nom abyssin de la ville d’al-Qallābāt] aux mains des païens, je gagnerai le ciel. [ma traduction] »55 Quelle que fût la position de l’entourage militaire et religieux du Négus, l’explication pragmatique nous semble la plus crédible. Non pas que sa vision du monde profondément religieuse n’ait pesé d’aucun poids, mais ce n’est pas elle qui motiva sa décision de lancer une offensive à cet instant précis. Nous pouvons nous en convaincre en prenant conscience d’une synchronisation particulière d’échanges épistolaires. Au moment où Jean IV recevait la riposte militante d’Abū ‘Anja (mi-janvier 1889), il prenait connaissance d’une lettre conciliante de la part de Ménélik, qui tentait de prévenir une possible invasion de son territoire.56 Cette nouvelle configuration stratégique permettait au Négus de gagner du temps du côté du Choa, et c’est ainsi qu’il donna la priorité au combat contre le Soudan mahdiste. La stratégie de Ménélik avait donc fonctionné, et bien au-delà de ce qu’il avait espéré, puisque la route d’al-Qallābāt fut aussi celle qui mena Jean IV à sa fin et précipita le couronnement de Ménélik en tant que Negusä nägäst (Roi des Rois) d’Abyssinie. Malgré plusieurs victoires militaires importantes, les Anṣār ne parvinrent pas à gagner les chefs abyssins à leur cause. Comme nous l’avons remarqué un peu plus haut, Mashasha Waraki tourna les prétentions mahdistes en dérision alors que les Soudanais étaient en position de force militairement. Après la bataille d’al-Qallābāt (9 mars 1889), 54 TAFLA B., 1977, p. 157 cité par ERLICH H., 1994, p. 71. ERLICH H., 1996, p. 133. Les noms « al-Qallābāt » et « Matammā » font l’objet d’une confusion parmi de nombreux historiens. Le premier peut se référer à la ville ou à toute la région qui l’entoure. Bien que les deux noms soient parfois utilisés de manière interchangeable pour désigner la ville-frontière, al-Qaddāl souligne qu’il s’agit de deux villes distinctes mais adjacentes. Cf. AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 14 ; SHINN D. H., 2004, p. 283. 56 GABRE-SELLASSIE Z., 1975 cité par ERLICH H., 1996, p. 133. 55 101 l’émir victorieux al-Zākī Ṭamal décrivit au Khalīfa le chaos dans lequel l’Abyssinie était plongée et lui suggéra d’écrire aux chefs abyssins, qui adopteraient certainement le Mahdisme après leur défaite et la mort de leur roi.57 Le Khalīfa approuva cette idée et envoya des lettres à des personnalités telles que Ménélik et Takla-Haymanot. Cependant, les luttes internes qui déchiraient l’élite abyssine au sujet de la succession du pouvoir ne firent qu’accroître l’indifférence des chefs abyssins à l’égard des appels mahdistes. D’après al-Qaddāl, les Mahdistes étaient aveuglés par leur victoire militaire, ignorant complètement la réalité politique intérieure de l’Abyssinie.58 A l’instar des injonctions antérieures du Mahdī et du Khalīfa, leurs lettres demeurèrent sans réponse et l’Abyssinie ne se fondit pas dans le dār al-Mahdiyya. En esquissant les attitudes de l’élite abyssine à l’égard des Musulmans et du Soudan mahdiste, nous avons tenté de mettre en évidence certaines tendances importantes sans omettre de souligner leur caractère aussi complexe qu’évolutif. Les conceptions idéologiques et religieuses du Négus Jean IV étaient fréquemment mises au service de projets politiques tels que l’unification impériale. Dans certains cas, elles étaient volontairement délaissées pour faire place à un pragmatisme politique visant à consolider les intérêts régionaux de l’Abyssinie. Sa politique intérieure et extérieure ne découlait pas simplement de son orientation religieuse, mais également –et peut-être surtout- des relations intra-abyssines et des configurations stratégiques régionales (impliquant l’Egypte, la Grande Bretagne, l’Italie et le Soudan mahdiste). Confrontée à cette image, la représentation des attitudes abyssines à l’égard de l’Islam et du Soudan mahdiste contenue dans le Ṭirāz semble bien pauvre en nuances. Il ne faudrait pourtant pas conclure hâtivement que la représentation manichéenne d’‘Abd al-Qādir (cf. précédemment, p. 87) constitue un objet « flottant » dans le néant, détaché de toute réalité. Jean IV épousa bel et bien une politique hostile à l’égard de ses sujets musulmans. Cependant, son approche était considérablement plus variable que ne la présente le chroniqueur soudanais. Quant à Takla-Haymanot (constamment dénommé Rās ‘Adāl ou Rās ‘Adār dans les écrits mahdistes), il ne fut jamais question pour lui d’embrasser 57 58 ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 16 ; AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 146. AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 147. 102 l’Islam mahdiste. Le Ṭirāz nous livre donc une représentation extrêmement partielle, voire totalement fictive, des attitudes abyssines qui ont fait l’objet de ce chapitre. Malgré son cadre idéologique inflexible, qui tend à présenter le Soudan et l’Abyssinie comme deux blocs délimités s’opposant irrémédiablement l’un à l’autre, l’œuvre d’‘Abd al-Qādir se réfère implicitement à la zone frontalière comme à un lieu d’échanges. Comment cette notion interagit-elle avec le concept de frontière, dans l’esprit du chroniqueur mahdiste comme sur le terrain des relations soudano-abyssines ? 103 VI. Des échanges « transfrontaliers » ? Les relations entre le Soudan mahdiste et l’Abyssinie chrétienne peuvent être appréhendées à travers différents plans entrecroisés. Celui des représentations, envisagé à partir de la perspective mahdiste du Ṭirāz, a occupé notre attention jusqu’à présent. Les représentations semblent à première vue « extérieures » aux relations soudano-abyssines, dans la mesure où elles les évoquent et les décrivent sous une forme écrite, visuelle. Matérialisées en un amoncellement de feuilles de papier, elles paraissent ainsi détachées de leur objet. Or, leur fonction ne se limite pas à une existence passive et innocente. La diffusion relativement large dont jouit le Ṭirāz contribua à répandre ces représentations parmi les lettrés de la société mahdiste. Superposées aux expériences personnelles de chaque individu, elles participèrent à l’élaboration de leur conception particulière des relations ente le Soudan et l’Abyssinie. Les lecteurs du Ṭirāz les prirent donc en compte lorsqu’ils imaginèrent ces relations ou interagirent avec des Abyssins. En ce sens, nous pouvons attribuer aux représentations ainsi véhiculées un rôle actif dans l’évolution même des relations soudano-abyssines. A un niveau plus concret, ces dernières peuvent être considérées à travers des échanges directs entre les deux sociétés et leurs Etats respectifs. Ces échanges impliquaient non seulement des êtres humains et des objets matériels, mais également des idées et des normes, qui traversaient une « frontière » mouvante. Ce chapitre aura donc pour objectif de mettre en évidence diverses modalités de circulation des hommes, des choses et des représentations entre le Soudan mahdiste et l’Abyssinie. Il nous incombera en premier lieu d’expliciter le concept de frontière tel qu’il était perçu par les Mahdistes et les Abyssins, voire de nous interroger sur sa pertinence dans le contexte qui nous concerne. Nous examinerons ensuite des pratiques d’échange aussi variées que celles qui dérivent du commerce, de l’asile politico-religieux ou du jeu diplomatique. Nous 104 tenterons alors de repenser la zone frontalière comme un lieu qui à la fois sépare et lie le Soudan et l’Abyssinie, à l’époque mahdiste comme à la nôtre. A. Le concept de frontière Le concept de frontière ne renvoie pas à un seul sens, univoque et universel, qui serait figé dans le temps et l’espace. Bien qu’il soit fondamentalement associé à une notion de limite, donc de marque de l’altérité, il a acquis différentes significations dans le jargon politique au gré des contextes spatio-temporels. Deux acceptions majeures se sont imposées dans le monde occidental au cours de l’époque contemporaine : la frontière comme une ligne séparant deux territoires ou entités politiques, et la frontière en tant que région considérée comme périphérique par rapport à un centre donné. Ces notions sontelles pertinentes ou applicables au cas des relations soudano-abyssines durant les années 1885-1889 ? Les élites mahdistes et abyssines modelaient-elles leurs actions –qu’elles soient politiques, religieuses ou économiques- selon certaines conceptions de la frontière ? Les notions de frontière qui se développèrent au Soudan mahdiste et en Abyssinie sont difficilement saisissables si l’on ne prend pas en considération le conflit qui, au milieu du XIXe siècle, opposa l’Abyssinie à l’Egypte de Mehmet ‘Alī. Durant la période turco-égyptienne (1821-1885), aucune ligne de partage ne délimitait les territoires du Soudan turco-égyptien et ceux de l’Abyssinie voisine. Un vaste no man’s land faisait tampon entre les postes turco-égyptiens les plus avancés et les régions revendiquées par des chefs abyssins locaux.1 Au cours des années 1830, cette zone frontalière se transforma en terrain de chasse aux esclaves : le Pacha d’Egypte exigeait en effet une quantité croissante d’esclaves en provenance du Soudan. Outre leur rôle de réservoir humain, les régions bordant l’Abyssinie étaient supposées renfermer de légendaires ressources minérales.2 L’attrait de ces richesses matérielles encouragea les TurcoEgyptiens à organiser plusieurs expéditions importantes en 1837-1838, dont l’un des 1 2 MARCUS H. G., 1963, p. 90 ; ABIR M., 1967, p. 447. ABIR M., 1967, p. 451. 105 résultats fut l’occupation d’al-Qallābāt. Autant les Abyssins que les consuls européens en Egypte craignaient que Mehmet ‘Alī n’ait l’intention de conquérir l’Abyssinie toute entière. Sous la pression britannique, le vice-roi turco-égyptien assura qu’il visait seulement à établir son autorité dans « les zones périphériques habitées par des tribus musulmanes (…) ennemies des tribus chrétiennes de l’intérieur [ma traduction] »3. L’historien Mordechai Abir explique ces tensions par la différence entre les conceptions égyptienne et abyssine de la frontière. Influencés par les idées européennes, les TurcoEgyptiens définissaient un territoire comme le leur selon deux critères importants : la religion de ses habitants (musulmane) et l’administration effective de ce territoire. Mehmet ‘Alī agit selon le principe d’occupation effective, qui devint plus tard le principal instrument de légitimation du partage territorial de l’Afrique entre les Puissances européennes.4 L’un des objectifs des opérations turco-égyptiennes était de fixer une frontière permanente entre le Soudan et l’Abyssinie. Par contraste, les Abyssins concevaient la frontière comme une zone indéterminée se prolongeant à l’intérieur des terres de leurs voisins. Le contrôle effectif d’un territoire n’était guère une condition nécessaire à son appropriation. C’était plutôt la capacité d’un gouverneur à y effectuer des raids et à y collecter des taxes qui en faisait un territoire abyssin.5 L’héritage de cette première confrontation égypto-abyssine -militaire et conceptuelle- fut l’absence d’une frontière linéaire clairement définie et incontestée. Les zones frontalières demeuraient une sorte de no man’s land habité par des populations très hétérogènes ethniquement et religieusement. Il servait alternativement de refuge ou de repaire à des rebelles et des brigands des deux côtés.6 L’Egypte et l’Abyssinie virent à nouveau leurs intérêts entrer en collision sous le règne du Khédive Ismā‘īl (1863-1879). Ce conflit militaire, chargé d’un sens profondément religieux par le Négus Jean IV, semble avoir transformé le concept abyssin de la frontière tel que nous venons de l’exposer. Quelques temps avant les batailles de Gundet (1875) et de Gura (1876), Jean IV dit à son invité de Sarzec, consul de France à Massawa : 3 Ibid., p. 453. Ibid., p. 460. 5 ERLICH H., 1994, p. 47. 6 ABIR M., 1967, p. 460. 4 106 « L’Egypte convoite mon pays ; elle me cerne de tous les côtés. Jusqu’à ce jour, je n’ai point voulu m’opposer par la force à ces envahissements. J’en appelle aux nations d’Occident. Que les souverains chrétiens d’Europe, auxquels je demande leur appui, s’entendent pour envoyer des hommes sages et intègres, des arbitres désintéressés, qui prononceront entre IsmaïlPacha et moi. Ils délimiteront nos frontières respectives. Ce qu’ils auront fait sera bien fait, et je m’engage à ne pas dépasser les limites qu’ils m’auront tracées. [ma mise en gras] »7 Les paroles du Négus sont intéressantes pour plusieurs raisons. Premièrement, il exprime son désir de voir le conflit se régler grâce à une intervention extérieure, européenne, mais surtout désintéressée. Des dirigeants qu’il qualifie lui-même de « chrétiens » peuvent-ils jouer le rôle de juges impartiaux face à une lutte qui oppose l’Egypte ottomane et musulmane à l’Abyssinie chrétienne ? Deuxièmement, le Négus invoque le concept européen de la frontière comme la solution au conflit. La frontière est ainsi perçue comme une ligne dont la fonction principale est de limiter, de contenir chaque Etat à l’intérieur d’un espace défini. Seuls des agents extérieurs tels que les Européens paraissent être en mesure d’appliquer ce concept précis et linéaire. Cette citation ne reflète donc pas tant un changement conceptuel chez le Négus abyssin que sa volonté d’emprunter un concept européen pour résoudre un problème intra-africain. Si Jean IV épousa la vision européenne de la frontière, il le fit à titre individuel et non pas au niveau politique étatique. En effet, il ne marqua pas le tracé des frontières abyssines à l’aide d’un quelconque signe visuel et fixe sur le terrain.8 Plus d’une décennie plus tard, des tensions se développaient entre l’Abyssinie et l’Italie en même temps que s’envenimaient les affrontements avec le Soudan mahdiste. Portal, l’émissaire britannique chargé d’une médiation entre l’Abyssinie et l’Italie, exposa au Négus les conditions qu’il lui faudrait accepter pour établir des relations pacifiques avec le Roi d’Italie. Parmi elles se trouvait l’obligation de marquer la frontière de l’Abyssinie par des piliers érigés à intervalles réguliers, « pour empêcher toute dispute supplémentaire dans le futur [ma traduction] »9. Soutenue par la Grande Bretagne, l’Italie tentait apparemment d’imposer à un Négus récalcitrant le concept européen de la frontière sous la forme d’une ligne physiquement visible. Comme dans le cas du conflit égypto-abyssin, sa fonction est essentiellement limitatrice et préventive. 7 RAFFRAY, Abyssinie, 1876 cité par COULBEAUX J.-B., 1929, vol. 2, p. 472. Les Européens n’intervinrent d’ailleurs pas non plus. 9 PORTAL G. H., 1892, p. 168. 8 107 Comment la frontière fut-elle conceptualisée dans le cadre des relations soudanoabyssines de 1885 à 1889 ? En ce qui concerne la position du Négus Jean IV, nous ne disposons que d’une seule source se référant spécifiquement à cette question. Il s’agit de la proposition de paix qu’il fit parvenir à l’émir Ḥamdān Abū ‘Anja le 25 décembre 1888 (cf. précédemment, p. 98-99). Le Négus somme les dirigeants mahdistes de se confiner « chacun [le Soudan et l’Abyssinie] dans son pays à l’intérieur de ses propres frontières (…) Si nous nous unissons, les combattons [les ennemis européens] et protégeons les frontières de notre pays, nous servirons au mieux nos intérêts mutuels. [ma traduction] »10 Même si la frontière ne correspond pas ici à un tracé linéaire accepté et connu de tous, elle renvoie à un concept suffisamment précis pour que les forces armées de chaque Etat sachent se limiter au territoire qu’elles ont la tâche de défendre. Nous pouvons souligner que la façon dont Jean IV conçoit la paix interétatique implique la notion de respect des frontières, fondement important des relations internationales modernes.11 Du côté mahdiste, le Ṭirāz d’‘Abd al-Qādir présente la frontière comme un concept plus théologique que géographique. Il ne fait nulle part mention du positionnement physique de ce qu’il considère comme la frontière de la Mahdiyya ou de l’Abyssinie. Le chroniqueur soudanais justifie l’attitude militante des Anṣār à l’égard de leurs voisins chrétiens en accusant ceux-ci d’avoir « transgressé leurs frontières et de ne pas avoir laissé le peuple de l’Islam en paix [ma traduction] »12. L’entité abyssine est ainsi limitée par des frontières dotées avant tout d’un sens religieux et « comportemental ». Endre Stiansen et Michael Kevane proposent une conception intéressante, quoique pas nécessairement convaincante, de ce que signifiait la frontière pour les Mahdistes. Ils affirment que ces derniers, à l’inverse de leurs prédécesseurs turco-égyptiens, « ressentirent le besoin d’établir leur monopole du pouvoir à l’intérieur de frontières définies [ma traduction] »13. Cette hypothèse est étayée par l’exemple de la répression de la révolte jihadiyya qui éclata en 1885 dans les Monts Nuba. Le Mahdī ne pouvait tolérer l’existence d’un fief contestataire au sein de la nouvelle communauté 10 MAHDIA 1/34/1/192 Jean Roi de Sion à Ḥamdān Abū ‘Anja, 17 Kihak 1881 / 25 décembre 1888. Pour une analyse politico-juridique du problème des frontières entre le Soudan, l’Ethiopie et l’Erythrée à partir de la fin du XIXe siècle, cf. AL-JA‘ALĪ al-B. ‘A., 2000. 12 ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 59. 13 STIANSEN E. et M. KEVANE, 1998, p. 25. 11 108 islamique qu’il s’efforçait de construire. L’idée d’un monopole politico-religieux ne nous semble pas incorrecte, mais la consolidation de ce pouvoir incontestable impliquait-elle forcément l’existence de frontières géographiques précises ? Rien n’est moins sûr. Dans la pratique, l’élite mahdiste pouvait tracer une nette distinction entre la Mahdiyya et le reste du monde tout en s’accommodant de frontières « physiques » mouvantes. Achevons à présent cette discussion par une déclaration pour le moins grotesque qu’Alan B. Theobald émet au sujet de la frontière soudano-abyssine. Avouant son impuissance à dénicher un motif plausible au conflit qui opposa le Soudan mahdiste et l’Abyssinie, il dément la possibilité d’une dispute territoriale entre les deux pays : « la frontière était clairement marquée, géographiquement et racialement. [ma traduction] »14 Tout ce que nous avons dit jusqu’ici réfute largement cette vision de la question frontalière. Le fait que Theobald ne soutienne sa thèse par aucun argument lui assène peut-être son coup de grâce final. Ainsi, le concept de frontière était sujet à plusieurs interprétations possibles, dont les plus saillantes sont la notion européenne d’une ligne définie et définissante, empruntée à certaines occasions par le Négus Jean IV, et celle, plus floue, d’une distinction religieuse, chère aux adeptes de la Mahdiyya. Sur le terrain, nous constaterons néanmoins que les régions frontalières soudano-abyssines demeurèrent à l’époque mahdiste ce qu’elles avaient été précédemment : des territoires habités par différents groupes ethniques et confessionnels, hébergeant plusieurs routes commerciales importantes et attirant diverses catégories d’individus qui se distançaient de l’Etat central pour des motifs politiques ou religieux. B. Commerce et butins de guerre Durant la période qui nous concerne (1885-1889), la circulation des biens et des hommes entre le Soudan et l’Abyssinie s’effectuait simultanément selon deux modalités différentes : à travers la négociation et le consensus d’une part, par la contrainte et la force d’autre part. Les échanges commerciaux et les butins de guerre représentaient deux 14 THEOBALD A. B., 1962 (1951¹), p. 150. 109 modes distincts, quoique complémentaires dans certains cas, d’acquisition de produits vitaux (bétail, produits alimentaires) et d’articles plus luxueux (esclaves, or, ivoire). Nous examinerons séparément chacun de ces deux modes, puis nous pencherons sur un phénomène qui établit un lien étroit entre les deux : l’esclavage et la traite des esclaves. La zone frontalière comprise entre les villes d’al-Qaḍārif, d’al-Qallābāt (au Soudan) et de Gondar (Abyssinie) constituait un terrain d’échanges commerciaux intensifs bien avant l’époque mahdiste. Au cours de la période turco-égyptienne, ces villes étaient des points de rencontre non seulement pour les marchands locaux, mais également pour des commerçants provenant d’Egypte, du Hijaz, d’Inde, de Grèce et d’Arménie.15 Située à proximité de fructueuses terres agricoles, al-Qaḍārif devint un marché régional important. Sa position géographique protégée (elle était entourée de collines) et le fait qu’elle se trouvait au centre du triangle formé par les villes de Kassala, Abū Ḥarāz et al-Qallābāt (cf. carte B p. II, al-Qaḍārif y apparaît sous le nom de Sūq Abū Sin) contribuait au dynamisme de son activité commerciale. A côté des produits issus de l’agriculture, tels que le maïs, le sorgho, le sésame et le raisin, al-Qaḍārif se rendit célèbre par son commerce de bétail et de plumes d’autruche, ainsi que par sa production de savon et de cigarettes.16 Cette prospérité n’échappait pas aux gouverneurs turcoégyptiens, qui en bénéficiaient grâce à l’imposition de taxes sur la production locale. Contrairement à al-Qaḍārif, la ville d’al-Qallābāt fut une pomme de discorde entre les gouvernements turco-égyptiens et abyssins. Sa position géographique plus « frontalière » y était sans doute pour quelque chose. Base militaire sous le Sultanat de Funj (1504-1821), elle passa sous contrôle abyssin en 1821 pour être occupée par les forces turco-égyptiennes en 1838. Elle demeura subordonnée à Khartoum jusqu’à son évacuation en 1884. Le marché d’al-Qallābāt était l’un des plus grands du Soudan ; on y négociait des produits aussi variés que le bétail, le coton, la cire, le musc, le café, l’huile, les esclaves, l’or et l’ivoire.17 Ceci explique probablement l’importance démographique du district d’al-Qallābāt, qui comptait 25'000 âmes en 1864, alors que Khartoum n’en comptait pas plus de 30'000 à la même époque.18 Les activités commerciales de la ville 15 AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 14, 16 ; AL-‘AZM Ṣ. B. al-M., 2001 (1904¹), p. 168. OHRWALDER J., 1892², p. 216 ; AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 14. 17 AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 16. 18 Ibid., ibid. 16 110 rapportaient gros à celui qui la contrôlait, d’où plusieurs épisodes conflictuels opposant les régimes turco-égyptien et abyssin (en 1838 et 1862 notamment). Le rôle des Takārīr19 d’al-Qallābāt en tant qu’intermédiaires commerciaux entre le Soudan et l’Abyssinie doit être souligné. Ils prélevaient des taxes sur les marchandises, tantôt au nom d’un gouvernement, tantôt au nom de l’autre. Leur loyauté politique oscillait en effet entre le Soudan et l’Abyssinie, au gré du pouvoir de celui qui dominait la ville.20 Enfin, Gondar, capitale impériale de l’Abyssinie de 1636 à 1855, se trouvait à la croisée de plusieurs routes commerciales importantes : un premier axe la reliait à l’Egypte par Sennar et la Nubie ; un second partait du Darfour à l’ouest pour aboutir au port de Massawa à l’est, en passant par Sennar, Gondar et Adwa ; une troisième route menait les marchands de Gondar à al-Qallābāt.21 La ville impériale comptait parmi les plus grands marchés de l’Abyssinie durant la première moitié du XIXe siècle. Bien qu’elle ait perdu son statut de capitale dès le règne de Théodoros II (1855-1868), ses activités commerciales persistèrent. Gondar était surtout réputée pour ses marchés d’or, de café et d’ivoire, mais la vente de bétail et de volailles y était également très répandue.22 Dans l’esprit de nombreux habitants du Soudan, Gondar représentait une ville incroyablement prospère au-delà de la frontière. Ce dynamisme commercial perdura-t-il à l’époque mahdiste ? On peut penser que non si l’on prend en considération le fait que le Mahdī et le Khalīfa « refusèrent d’établir des liens diplomatiques et commerciaux avec les Etats musulmans voisins qui n’acceptaient pas la mission [mahdiste] [ma traduction] »23. Si même des Etats musulmans tels que l’Egypte ne pouvaient espérer adoucir l’intransigeance de l’élite mahdiste, qu’en était-il de l’Abyssinie chrétienne ? En ce qui concerne les marchands 19 Le terme Takrūr renvoie à la capitale d’un Etat qui se développa dans la Vallée du Sénégal au XIe siècle et qui fut la première principauté d’Afrique occidentale à adopter l’Islam. Sa forme « attributive » (nisba) – Takrūri, pl. Takārīr- vint à être employée au Moyen Orient pour désigner, d’une façon générale, les Musulmans d’Afrique de l’ouest ayant accompli le pèlerinage de La Mecque (ḥajj). Les Takārīr dont nous parlons ici s’installèrent dans la région d’al-Qallābāt au XVIIIe siècle, après être retournés de La Mecque. Pour plus de détails, cf. AL-NAQAR ‘U., 1969. 20 AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 13. 21 Ibid., p. 17-18. 22 al-Qaddāl fournit le nombre de bêtes vendues à Gondar durant l’année 1890 : 80'000 boeufs, 60'000 poules, 20'000 moutons, 18'000 vaches et 10'000 brebis. Ibid., p. 18. 23 ABŪ SHŪK A. I., 2006, p. 159. 111 égyptiens, le Khalīfa leur interdit expressément l’accès au territoire mahdiste dans une lettre qu’il écrivit en 1886 ou 1887 : « [la région dont vous provenez] est sous le gouvernement des infidèles et il n’est pas juste [de penser] qu’il devrait y avoir des relations entre son peuple et le peuple d’un pays gouverné par la Mahdiyya. Vous venez uniquement pour le commerce, alors dans le meilleur intérêt de la foi, nous avons pensé qu’il serait le plus indiqué d’interdire la vente, au Soudan, des biens que vous avez apportés (…) [ma traduction] »24. Au-delà de son idéologie religieuse, le Khalīfa craignait peut-être l’impact d’influences égyptiennes susceptibles de nuire à la légitimité de l’Etat mahdiste. Son attitude est confirmée par une lettre adressée le 6 décembre 1887 aux habitants de Massawa, occupée alors par les Italiens. L’auteur de la lettre, un chef mahdiste du nom de Muḥammad ‘Alī Farja b. ‘Uthmān, se plaint du fait que la région entre son poste et Massawa est uniquement un lieu de transactions commerciales et autres « affaires matérialistes ». Bien qu’une partie de la population de Massawa ait adhéré à la Mahdiyya, le zèle religieux ne semble pas faire partie de leur préoccupation. C’est ainsi que Muḥammad ‘Alī justifie la décision du Khalīfa d’interdire à tous les marchands l’accès aux routes qui mènent à Massawa, à Souakin et à l’Egypte. Ceux qui transgressent la règle verraient leurs biens confisqués.25 A travers la minimisation des contacts entre le Soudan mahdiste et ses voisins immédiats, le Khalīfa s’efforçait peut-être de réduire les possibilités de fuite dans un sens et d’influences « néfastes » dans l’autre.26 La politique commerciale du chef de l’Etat mahdiste ne fut cependant pas inflexible. Après l’anéantissement des forces mahdistes à Ṭūshkī le 3 août 1889 et la famine qui ravagea le pays en 1889-1890, il ouvrit le Soudan aux marchands étrangers provenant du nord et de l’est. Recommandé par le trésorier de l’Etat mahdiste (Ibrāhīm ‘Adlān), ce changement impliquait un monopole du bayt al-māl sur le commerce de l’ivoire, de la gomme arabique et des plumes d’autruche.27 Ce modèle-ci de la politique commerciale mahdiste ne semble pourtant pas s’appliquer au cas du commerce avec l’Abyssinie. Plusieurs sources mentionnent en effet 24 Ibid., p. 160 ; HOLT P. M., 1958, p. 236-237. MAHDIA 1/34/16A/47 Muḥammad ‘Alī Farja b. ‘Uthmān aux gens de Massawa, 20 Rabī‘ al-Awwal 1305 / 6 décembre 1887. 26 Pour des chiffres reflétant une diminution significative des importations et des exportations soudanaises entre 1882 et 1888, cf. RUSSELL H., 1892, p. 288-299. 27 ABŪ SHŪK A. I., 2006, p. 160. 25 112 l’existence d’une activité commerciale importante dans la zone frontalière d’al-Qallābāt, même au moment où les tensions entre les deux pays voisins allaient en s’aggravant. al‘Azm affirme que lorsque l’émir Yūnis al-Dikaym s’installa à al-Qallābāt en mars-avril 1887, il proclama la liberté de commerce pour tous les marchands.28 Abū Salīm et alQaddāl vont plus loin en arguant du fait que les échanges commerciaux ne subirent aucunement l’impact des troubles de la frontière. al-Dikaym considérait les marchands abyssins –surnommés niqādiyya- comme des gens exerçant une occupation légitime qu’il ne fallait pas combattre.29 Le Khalīfa en personne leur aurait donné son autorisation de poursuivre leurs activités. Un incident tache néanmoins cette image un peu trop idéalisée. Environ un mois après sa prise de fonctions à al-Qallābāt, al-Dikaym y fit arrêter une caravane composée de 402 marchands abyssins et jabarti.30 Les biens furent confisqués, les hommes mis aux fers et envoyés à Omdurman. L’émir justifia son acte en accusant les marchands musulmans de ne pas remplir correctement le devoir de la prière et de payer des impôts à l’Abyssinie.31 Il est plausible que le motif de cette action fût lié aux ambitions politico-militaires d’al-Dikaym, qui cherchait à impressionner son patron par un coup d’éclat.32 Cet épisode engendra deux réactions qui méritent d’être relevées : premièrement, le Khalīfa « djihadisa » l’événement en répandant la nouvelle de la victoire d’al-Dikaym sur les infidèles et en présentant les marchands comme de véritables prisonniers de guerre ; deuxièmement, ‘Abd al-Qādir transforma l’événement en une affaire d’espionnage, affirmant que les Abyssins étaient en réalité des espions déguisés en marchands.33 L’arrestation de la caravane se voit ainsi attribuer un sens –idéologique dans un cas, politique dans l’autre- qui permet peut-être de masquer la gaffe d’un émir trop ambitieux. Lorsque vint le tour de Ḥamdān Abū ‘Anja de gouverner le district d’al-Qallābāt, il proclama la liberté de commerce à une condition : qu’un cinquième des biens des 28 OHRWALDER J., 1892², p. 220 ; AL-‘AZM Ṣ. B. al-M., 2001 (1904¹), p. 170. ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 60 note (1). 30 Ibid., p. 60 note (2) ; HOLT P. M., 1958, p. 151. A l’origine, le terme Jabart se réfère à un district du Choa oriental. Il fut ensuite utilisé pour désigner tous les Musulmans des hauts plateaux abyssins. Jabarti devint graduellement l’appellation des marchands abyssins musulmans. Cf. ABIR M., 1985, p.135 note (7). 31 ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 60 note (2). 32 Ibid., ibid; AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 72 ; AL-‘AZM Ṣ. B. al-M., 2001 (1904¹), p. 171. 33 ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 59. 29 113 marchands lui soit reversé.34 Cet arrangement semble avoir satisfait les uns et les autres, puisque les marchands abyssins affluèrent dans la ville et y vendirent des récoltes, des produits laitiers, du miel et de l’huile. La taxe d’un cinquième prélevée sur ces produits servait à entretenir l’armée d’Abū ‘Anja.35 A côté d’un mode de circulation des biens et des hommes fondé sur la négociation, un second mode se basait sur la contrainte et la violence physique. Les butins de guerre représentaient un instrument d’acquisition central pour les Etats mahdiste et abyssin. La récolte du butin marquait la fin de la confrontation armée et délimitait clairement les vaincus des vainqueurs. Abū Shūk définit la ghanīma comme « les armes, les chevaux, les prisonniers de guerre et tout autre bien mobile pris aux infidèles durant la bataille [ma traduction] »36. Selon les règles canoniques de l’Islam, quatre cinquièmes du butin devaient être partagés entre les troupes tandis que le cinquième restant revenait au chef de l’Etat islamique. Au cours de ses premières années de lutte contre le régime turco-égyptien, le Mahdī appliqua ces dispositions. Cependant, il adopta plus tard une nouvelle approche qui lui permit d’octroyer l’ensemble du butin au bayt al-māl.37 La politique du Khalīfa à l’égard du butin de guerre ne ressort pas nettement des sources dont nous disposons. Rappelons tout d’abord qu’il introduisit des changements significatifs dans l’organisation des finances étatiques. Il transforma le bayt al-māl en bayt al-māl al-‘umūm (Trésor public) et réduisit son importance en créant une série de trésors parallèles : bayt māl al-mulāzimīn (trésor de sa garde personnelle), bayt māl warshat al-ḥarbiyya wa’l-tarasāna (trésor de l’arsenal et du chantier naval), bayt māl ḍabṭiyyat al-sūq (trésor de la police du marché) et bayt māl khums al-khalīfa (trésor du 34 AL-‘AZM Ṣ. B. al-M., 2001 (1904¹), p. 172. Il est intéressant de noter que l’émir transposa au commerce la règle canonique traditionnellement applicable au butin de guerre (ghanīma). Cf. ABŪ SHŪK A. I., 2006, p. 156. 35 AL-‘AZM Ṣ. B. al-M., 2001 (1904¹), p. 172. 36 ABŪ SHŪK A. I., 2006, p. 156. 37 Ibid., ibid. ; NAKASH Y., 1988, p. 379 ; ABŪ SHŪK A. I. et A. BJØRKELO, 1996, p. XXVII ; NAQD M. I., 2003², p. 93. L’un des facteurs à l’origine de la décision du Mahdī est le processus d’inflation qui résulta des grandes quantités de butin accumulées par les Anṣār (lingots d’or, bijoux, monnaie) lors des campagnes menées contre les Turco-Egyptiens. Certains combattants reprochèrent ce changement au Mahdī en le qualifiant d’innovation néfaste (bid‘a). 114 cinquième du Khalīfa).38 Ce dernier nous concerne au plus haut point. Lorsque Slatin détaille les sources des revenus de chaque trésor, le butin de guerre n’apparaît que dans la caisse personnelle du Khalīfa. Mais ces ressources représentaient-elles un cinquième du butin, conformément à la loi canonique de l’Islam ? Rien n’est moins sûr. Holt souligne qu’une portion des richesses acquises comme butin de guerre remplissait cette caisse, mais pas nécessairement un cinquième.39 Toutefois, des éléments tirés de correspondances mahdistes indiquent que la règle canonique était appliquée, du moins dans certains cas. Un exemple frappant se trouve dans le rapport que Ḥamdān Abū ‘Anja envoya au Khalīfa au lendemain de sa campagne victorieuse à Dambiya et à Gondar (cf. archive B p. IX). Quelques jours après la destruction de l’ancienne capitale impériale abyssine, l’émir mahdiste rédigea une lettre détaillant la quantité, la nature et la répartition du butin obtenu, ainsi que le nombre d’Anṣār morts au combat (shuhadā’) et les blessés. Il s’excuse, tout au long de son rapport, de son manque de clarté et de précision, dû à l’empressement avec lequel il écrit et aux multiples affaires dont il doit s’occuper.40 Le butin consiste en quatre catégories distinctes : les chevaux, les mules, les ânes et les esclaves. Pour chaque catégorie, Abū ‘Anja donne le nombre total d’éléments capturés, le cinquième de ce nombre (tanzīl ‘an al-khums), et la quantité restante, qui doit être répartie au sein de l’armée (ḥaqq al-jaysh). A titre d’exemple, 3445 esclaves ont été pris au total, dont 684 reviennent au Khalīfa et 2761 aux combattants.41 Le butin arraché aux Abyssins inclut également les vêtements de leurs chefs, dont le plus précieux est orné d’argent et de pierres rouges. Le fait que la règle canonique de l’Islam ait été prise en compte dans une campagne aussi importante que celle-ci montre sa pertinence aux yeux du Khalīfa. Mais si la règle était claire (un cinquième au chef de l’Etat mahdiste, quatre cinquièmes aux combattants), la répartition du butin ne s’effectuait pas sans problèmes 38 ABŪ SHŪK A. I., 2006, p. 155; SLATIN PACHA R. C., 1898, p. 701-705 ; HOLT P. M., 1958, p. 238241 ; NAKASH Y., 1988, p. 371 ; BLEUCHOT H., 1989, p. 158-159 ; AL-QADDĀL M. S., al-Siyāsa aliqtiṣādiyya li’l-dawla al-Mahdiyya: maṣādiruha, maẓāhiruha, taṭbīquha 1881-1898, 1992 cité par WARBURG G. R., 2002, p. 55. Yitzhak Nakash soutient que la création de ces trésors parallèles reflète « les tentatives de l’élite nucléaire [core elite] d’exclure les responsables du Trésor central du processus de décision politique et de contrôler toute action indépendante de l’élite spécialisée [specialized elite] vis-à-vis de l’élite nucléaire [ma traduction] ». 39 HOLT P. M., 1958, p. 239. 40 MAHDIA 1/34/16B/67 Ḥamdān Abū ‘Anja au Khalīfa, 15 Jumāda al-Ūlā 1305 / 29 janvier 1888. 41 Ibid. On remarque de légers écarts par rapport à la proportion exacte d’un cinquième / quatre cinquièmes. 115 dans la pratique. Les troupes avaient parfois tendance à s’approprier des parts de butin en-dehors de la distribution « officielle ». Le Khalīfa s’efforça d’introduire une discipline stricte parmi les combattants, les exhortant à renoncer aux choses de ce monde.42 Son insistance sur ce point est illustrée dans une lettre qu’il reçut de la part d’un soldat (peutêtre officier) placé sous les ordres de l’émir Yūnis al-Dikaym : « Je remplirai tous mes devoirs avec la plus grande fermeté et combattrai l’ennemi sans lâcheté (…) Je ne prendrai jamais rien du butin, pas même une aiguille. (…) Nos hommes et moi, après avoir pris connaissance de ce qui s’est passé [parmi les soldats d’autres unités de l’armée], avons juré à Dieu, à Son Prophète, à Son Mahdī et à vous de toujours assister aux cinq prières, au rātib du Mahdī (…), à la lecture du Coran ; de ne pas fuir devant l’ennemi, mais de gagner la victoire pour la religion ou de mourir pour elle ; et de ne jamais cacher aucun butin, fût-ce une aiguille. Nous avons définitivement renoncé à ce monde et sommes prêts à combattre pour la cause de la religion jusqu’à ce que nous rencontrions Dieu (…) [ma traduction] »43. Cette missive fait allusion à des troubles survenus au sein de certaines unités de l’armée, dont les soldats se seraient emparés illégalement d’une partie du butin. Le butin de guerre capturé par les camps mahdistes et abyssins –qui comprenaient des objets, des bêtes et des êtres humains- constituait donc un mode d’acquisition essentiel, qui suscitait des tensions internes à chaque société. Au-delà de la satisfaction de besoins matériels, le butin remplissait également une fonction largement symbolique. Le cas des têtes ennemies tranchées puis envoyées à Omdurman nous a particulièrement interpellée. Le Khalīfa avait l’habitude de faire exposer les têtes de ses ennemis « internes » et « externes » dans la capitale mahdiste. En présentant au public soudanais une matérialité victorieuse, cette pratique servait à mettre en évidence les triomphes de la Mahdiyya tout en les attribuant au Khalīfa. Parmi les opposants « internes » qui subirent ce triste sort, nous pouvons signaler cheikh Ṣālih de la tribu des Kabābīsh (mai 1887), Ādam Muḥammad -qui prétendit être le prophète Jésus- et ses disciples (décembre 1887), ainsi que le Sultan du Darfour Yūsuf Ibrāhīm (mars 1888).44 Plus que tout autre contemporain de la période mahdiste, Joseph Ohrwalder45 42 NAQD M. I., 2003², p. 93. MAHDIA 1/34/16A/71 ‘Uthmān Maatī au Khalīfa, 22 Shawwāl 1304 / 14 juillet 1887. Le rātib était un livre de prières spécialement conçu par le Mahdī, que les Anṣār devaient réciter quotidiennement. 44 WINGATE F. R., 1968² (1891), p. 334, 339 ; OHRWALDER J., 1892², p. 236, 245 ; SHUQAYR N., 1981 (1903¹), p. 735 ; HOLT P. M., 1958, p. 138. 45 Joseph Ohrwalder ( ?-1912) était un prêtre autrichien de la mission catholique romaine en Afrique centrale. Il se rendit au Caire en 1880, d’où il partit pour le Soudan avec l’évêque Daniel Comboni. Il fut posté à la mission de Dilling (Monts Nuba) jusqu’à ce que les Mahdistes le capturent et l’emmènent à El 43 116 évoque cette pratique et l’aversion qu’elle suscita en lui. La campagne de Dambiya et Gondar, que nous venons de mentionner à travers le rapport de Ḥamdān Abū ‘Anja, se serait soldée par l’envoi de douze têtes abyssines à Omdurman. Au cours de la bataille d’al-Qallābāt (9 mars 1889), alors que l’équilibre des forces était incertain, les Anṣār tranchèrent plusieurs têtes de combattants abyssins et les envoyèrent au Khalīfa afin de lui démontrer qu’ils avaient remporté une grande victoire.46 Deux jours plus tard, la tête du Négus Jean IV était elle-même expédiée à Omdurman. Ohrwalder décrit la façon dont le Khalīfa cherchait à consolider sa légitimité et son pouvoir à travers un usage cérémonial des têtes. Celles-ci firent l’objet d’une parade publique où elles furent « attribuées » à de grands ennemis de l’Etat mahdiste, tels que Rās Alūlā, Rās Häylä Maryam et Ṣāliḥ Shanqa.47 La tête de Jean IV était montrée d’un bout à l’autre du marché pour annoncer la défaite du puissant Négus. A l’emploi démonstratif des têtes s’ajoute une utilisation dissuasive, que nous n’avons relevée que chez Ohrwalder. Selon son récit, le Khalīfa aurait fait parvenir la tête du Négus à Dongola puis à Wadī Ḥalfa (frontière soudano-égyptienne) afin de lancer un signal d’avertissement au Khédive et aux Britanniques : un sort semblable les attendrait s’ils ne se résolvaient pas à se soumettre à la Mahdiyya.48 Bien qu’il pût donner un sens politique à la « pratique des têtes », le prêtre autrichien ne parvenait pas à se défaire d’une sensation d’étrangeté teintée d’ironie lorsqu’il vivait ce spectacle au quotidien : « Il semblait désormais que le Khalīfa était au zénith de son pouvoir. Là-bas, dans un trou sale près de la place du marché, reposaient les têtes pourrissantes de tous ses principaux ennemis. Le Sultan Yusef, Abu Gemaizeh, les Abyssins, Sayidna Isa, toutes entassées ensemble. Je ne pouvais m’empêcher de réfléchir profondément à tous ces événements étranges chaque fois que je passais à côté de ce trou. Petit à petit, la peau et les cheveux tombaient, laissant seulement des crânes blancs et chauves, des orbites profondes et des dents ricanantes. Ces crânes étaient pourtant ceux de têtes couronnées, de prophètes et de patriarches venus de pays lointains, rassemblés dans un trou étroit – preuve solennelle de l’immense pouvoir du Mahdisme. Des passants les frappaient de leurs bâtons, mais ces cerveaux désormais vides avaient pourtant été Obeid (1882). Il fut ensuite transféré à Omdurman, où il vécut dix ans en tant que prisonnier du Khalīfa. Il parvint à s’échapper vers l’Egypte en 1892. Il revint à Omdurman après la « reconquête » anglo-égyptienne de 1898 et y décéda en 1912. Cf. HILL R. L., 1967² (1951), p. 298. 46 OHRWALDER J., 1892², p. 249. 47 A l’issue de la bataille, al-Zākī Ṭamal écrivit au Khalīfa pour lui annoncer l’envoi de la tête du Rās Alūlā en compagnie de celle du Négus. Cf. CAIRINT 1/29/148/98 al-Zākī Ṭamal au Khalīfa, non daté. Le Rās Alūlā ne périt cependant pas au cours de la bataille d’al-Qallābāt : « La tête du Rās Alūlā ne fut jamais reçue ; il demeura son possesseur bien qu’il ait perdu presque tout [ce qu’il possédait] [ma traduction] ». ERLICH H., 1996, p. 136. Il mourut le 15 février 1897 lors d’une lutte contre un rival. Cf. SHINN D. H., 2004, p. 25. Le Rās Häylä Maryam fut effectivement tué au cours de la bataille d’al-Qallābāt. 48 OHRWALDER J., 1892², p. 251. 117 responsables de milliers de vies, qui pourrissaient sur de lointains champs de bataille – véritable preuve du jugement de Dieu sur le Soudan ! [ma traduction] »49 Les têtes ennemies représentaient ainsi un segment du butin dont la puissance symbolique transcendait la valeur matérielle des richesses prises au camp adverse. Bien qu’apparemment inutiles sur le plan matériel, ces têtes servaient à renforcer la légitimité des élites mahdistes auprès de leurs propres disciples. Ce faisant, elles contribuaient à les discréditer aux yeux d’Européens tels qu’Ohrwalder et Slatin. Les deux modes de circulation que nous avons examinés jusqu’à présent, le commerce et les butins de guerre, se rattachent à un phénomène que l’on peut qualifier de « total », tant ses implications (sociales, politiques, économiques, culturelles) sont variées et sa marque profonde dans les sociétés du Soudan et de l’Abyssinie : l’esclavage et la traite des esclaves. Dans la zone frontalière d’al-Qallābāt, la circulation d’hommes et de femmes chosifiés s’effectuait sur une grande échelle à l’époque mahdiste. Manquant d’espace pour développer amplement ce sujet dans le cadre de ce travail, nous nous limiterons à quelques remarques que nous jugeons pertinentes pour notre problématique, et qui visent à éclairer l’importance « qualitative » et « quantitative » du phénomène dans l’espace-temps qui nous concerne ici. En premier lieu, il importe de souligner que les textes légaux canoniques des deux sociétés, le Coran pour le Soudan mahdiste et le Fetha Nagast pour l’Abyssinie chrétienne, reconnaissent l’institution de l’esclavage et la régulent de façon spécifique.50 Selon la Sharī‘a, une personne peut être légalement prise comme esclave si elle n’est pas musulmane et qu’elle a été capturée au cours du djihad.51 Le code légal de l’église abyssine permet aux Chrétiens de posséder des esclaves, mais leur interdit théoriquement de s’adonner à la traite.52 Tout en prenant en considération l’autorité normative de ces textes, nous épousons l’approche d’Aḥmad Alawad Sikainga lorsqu’il argue que « le statut des esclaves et leur existence quotidienne dans de nombreuses parties du monde 49 Ibid., ibid. MOORE-HARELL A., 1999, p. 409. 51 SIKAINGA A. A., 1996, p. 5. Cette proposition est floue à cause de la pluralité de sens qui caractérise le concept de djihad, ainsi que nous l’avons observé précédemment. 52 ABIR M., 1985, p. 127. 50 118 musulman étaient déterminés par la réalité sociale plutôt que par des normes religieuses. [ma traduction] »53 Nous pouvons remarquer sans trop nous risquer que l’esclavage en tant qu’institution fait historiquement partie des structures sociales, économiques et culturelles du Soudan et de l’Abyssinie. Dans les deux cas, il s’agit d’une institution particulièrement ancienne.54 En second lieu, les dirigeants des Etats mahdiste et abyssin étaient les plus grands possesseurs d’esclaves dans leurs sociétés respectives. Au Soudan, le Khalīfa, sa famille et les grands émirs possédaient de vastes terres agricoles dans les provinces, où ils employaient une main-d’œuvre servile.55 Quoique le commerce des esclaves sur le territoire mahdiste fût légalisé et prît des dimensions significatives, l’exportation au-delà de ses « frontières » était strictement interdite. Les motivations de cette politique étaient purement pragmatiques : le Khalīfa cherchait à anéantir la possibilité que des esclaves exportés soient recrutés par des forces ennemies, telles que l’armée anglo-égyptienne. La limitation de la traite au territoire du Soudan relevait donc d’une stratégie militaire, et non pas d’une quelconque volonté abolitionniste.56 L’assertion de l’historien Jok Madut Jok selon laquelle les revenus de l’Etat mahdiste reposaient sur l’esclavage et la traite des esclaves semble donc largement infondée.57 Du côté abyssin, le Negusä nägäst (Roi des Rois) était traditionnellement le plus grand propriétaire d’esclaves. Jean IV tirait d’énormes bénéfices de la traite à travers le contrôle des caravanes qui se dirigeaient vers le Soudan.58 Malgré des déclarations condamnant l’esclavage, le Négus n’adopta aucune mesure significative pour empêcher ses sujets d’effectuer des razzias d’esclaves. Le fait 53 SIKAINGA A. A., 1996, p. 5. Sikainga soutient sa thèse en affirmant que la grande majorité des esclaves habitant la partie septentrionale du Soudan étaient obtenus à travers des razzias, et que les captifs comprenaient de nombreux Musulmans. Nous soulevons à nouveau le caractère flou et ambigu du concept de djihad, celui-ci pouvant servir de justification religieuse d’un raid. 54 ABIR M., 1985, p. 126 ; ZEWDE B., 1991, p. 34 ; SHARKEY H. J., 1994, p. 187-188. 55 SIKAINGA A. A., 1996, p. 31. 56 OHRWALDER J., 1892², p. 386 ; NAQD M. I., 2003², p. 91 ; ABŪ SHŪK A. I., 2006, p. 158. 57 JOK M. J., 2001, p. 89. Pour plus de détails concernant les revenus de l’Etat mahdiste, cf. SLATIN PACHA R. C., 1898, p. 701-705 ; NAKASH Y., 1988, p. 371-374 ; ABŪ SHŪK A. I. et A. BJØRKELO, 1996, p. XIII-XV ; ABŪ SHŪK A. I., 2006, p. 151, 155-161. 58 MOORE-HARELL A., 1999, p. 412. Alice Moore-Harell donne le chiffre de 20’000 livres égyptiennes par année et précise que la livre égyptienne valait une livre sterling et 2.5 pence durant les années 1870. 119 qu’il accepta d’abolir la traite dans un accord signé avec les Britanniques en 1884 n’eut que peu d’impact sur le commerce des esclaves en Abyssinie.59 En troisième lieu, l’origine géographique et ethnique des esclaves faisait de la zone frontalière entre le Soudan et l’Abyssinie une région propice aux activités liées à la mise en esclavage et à la traite. En Abyssinie comme au Soudan, les esclaves ne provenaient pas de n’importe quel groupe humain. Des groupes considérés comme « périphériques » par la société dominante étaient visés dans la plupart des cas. Porteuses d’une culture clairement distinguable de celle qui prévalait dans la société dominante, ces personnes pouvaient être, d’un point de vue moral, plus facilement transformées en esclaves que des groupes étroitement associés à la culture des élites étatiques.60 Les ethnies habitant les territoires frontaliers entre le Soudan et l’Abyssinie, parmi lesquelles les Bareya (région occidentale de l’actuelle Erythrée) et les Shanqella (sud-ouest du Gojjam) étaient « périphérisées » par les deux Etats et devinrent la cible de nombreuses razzias. En Abyssinie, les noms « Bareya » et « Shanqella » étaient employés comme des termes génériques pour désigner les esclaves en général.61 Finalement, les modes d’acquisition des esclaves étaient communs aux sociétés soudanaise et abyssine. Le commerce, les butins de guerre et les razzias per se représentaient les moyens les plus répandus de se procurer des esclaves. Au Soudan, le Khalīfa recrutait dans son armée, par la force, des esclaves qui avaient déserté leur maître et fui à Omdurman.62 En Abyssinie, des parents frappés par des catastrophes écologiques (famine) ou financières vendaient leurs enfants comme esclaves.63 Le phénomène combiné de l’esclavage et de la traite des esclaves participait ainsi aux échanges d’êtres humains entre le Soudan mahdiste et l’Abyssinie. D’après les sources dont nous disposons pour ce travail, la route commerciale menant des esclaves de l’Abyssinie vers le Soudan semble avoir été plus importante que la direction inverse.64 A Omdurman se 59 Ibid., p. 417 ; PANKHURST R., 1977, p. 31. Cet accord fut conclu en même temps que le traité de Hewett (3 juin 1884). 60 PANKHURST R., 1977, p. 1. 61 Ibid., ibid. 62 SIKAINGA A. A., 1996, p. 30. 63 ZEWDE B., 1991, p. 22. 64 Elle était déjà importante avant l’époque mahdiste. Au milieu du XIXe siècle, la voie commerciale qui reliait l’Abyssinie au Soudan par al-Qallābāt voyait entre 13'000 et 17'000 esclaves passer chaque année. Au cours des années 1860, le géographe britannique Clements Markham qualifia le marché d’esclaves de Matammā de « florissant ». Nombreux étaient les marchands soudanais qui voyageaient jusqu’à Gondar 120 tenait le plus grand marché d’esclaves du pays. Des hommes et des femmes originaires du Baḥr al-Ghazāl, du Darfour et des Monts Nuba s’y trouvaient en compagnie d’Abyssins capturés lors des expéditions de Yūnis al-Dikaym et de Ḥamdān Abū ‘Anja. Ohrwalder souligne que les esclaves abyssins ne convenaient pas au dur labeur, c’est pourquoi ils étaient essentiellement employés pour piler le grain, porter l’eau et servir de concubines.65 Les femmes abyssines faisaient traditionnellement l’objet d’une forte demande au Soudan, étant très appréciées en tant que domestiques et concubines. C’est ainsi qu’elles coûtaient plus cher que leurs homologues masculins.66 Le commerce et les butins de guerre étaient ainsi des modalités fondamentales de circulation de biens, de bêtes et d’êtres humains à travers le Soudan oriental et l’Abyssinie occidentale. Si l’on s’en tenait à ceci, on aurait l’impression que le passage des hommes d’une région à l’autre était soit temporaire (dans le cas des marchands), soit contraint (dans le cas des esclaves, soumis à la volonté de leur maître). Cependant, certains individus choisissaient –de bonne grâce ou non- de traverser l’invisible frontière soudano-abyssine pour se fondre durablement dans le camp adverse. Ils le faisaient pour des motifs politiques, religieux ou économiques. C. L’asile politico-religieux La région frontalière entre le Soudan et l’Abyssinie était le théâtre de migrations « volontaires »67 individuelles et collectives bidirectionnelles, engendrées par des facteurs pour acquérir des esclaves originaires du sud de l’Abyssinie. Ils y laissèrent des empreintes religieuses, culturelles et politiques. Cf. MOORE-HARELL A., 1999, p. 413-414 ; PANKHURST R., 1977, p. 24 ; ABIR M., 1985, p. 130-131. 65 OHRWALDER J., 1892², p. 384. 66 SIKAINGA A. A., 1996, p. 22, 225 note (113). Durant la Mahdiyya, le prix d’une esclave valait aisément le double du prix d’un esclave. 67 Quoique la distinction entre les migrations « forcées » et les migrations « volontaires » ne soit en aucun cas clairement délimitée, nous employons le second terme pour souligner une notion de choix et le fait que nombre de migrants s’impliquèrent dans une lutte active contre l’ordre politico-religieux qu’ils avaient quitté. Nous ne partageons pas entièrement la définition d’une migration « forcée » telle que la propose l’historienne Fabienne Le Houérou : « [les] ‘migrants forcés’ (…) ne partent pas par goût du voyage mais parce qu’ils sont chassés de chez eux, des hommes et des femmes qui fuient des situations incendiaires dans leur pays d’origine (guerres et famines) ». LE HOUEROU F., 2004, p. 11. Il nous semble que ce n’est 121 politiques, religieux, économiques ou idéologiques. Les mouvements de population impliquaient des migrants des deux pays, dont certains étaient de farouches opposants au régime politique qui contrôlait leur lieu d’origine. Selon Caulk, les relations entre les dirigeants du Soudan et de l’Abyssinie étaient marquées par « leur habitude de soutenir les mécontents auxquels les zones frontalières troublées offraient un asile facile et une carrière prédatrice. [ma traduction] »68 Nous expliciterons ce phénomène à travers des exemples concrets issus des côtés mahdiste et abyssin. Nous exposerons d’abord les itinéraires de trois figures soudanaises ayant choisi de se rallier au camp abyssin, puis nous évoquerons brièvement trois cas inverses. En ce qui concerne les migrations d’individus du Soudan vers l’Abyssinie, le personnage de Ṣāliḥ Shanqa est sans doute le plus connu, du moins celui qui apparaît le plus souvent dans les correspondances mahdistes et les sources ultérieures. Imam éduqué à al-Azhar, il était le cheikh des Takārīr d’al-Qallābāt et avait rempli la fonction de gouverneur sous l’administration turco-égyptienne.69 Il était alors chargé de récolter les taxes et de maintenir des liens commerciaux avec l’Abyssinie. Shanqa s’appuyait sur une armée privée de 4'000 soldats dotés d’armes à feu, qui étaient employés sur ses domaines agricoles en tant de paix. Lorsque la révolution mahdiste éclata, il demeura loyal au gouvernement turco-égyptien et ne modifia point sa position par la suite. Sa forte opposition à la Mahdiyya provient du fait qu’il jouissait d’une excellente situation sous le régime de la Turkiyya : les routes commerciales transitant par al-Qallābāt lui procuraient d’importants bénéfices et il avait su entretenir de bonnes relations avec l’Abyssinie voisine.70 Shanqa réussit d’ailleurs à obtenir le soutien de tribus abyssines dans sa lutte contre les Anṣār. Le 7 novembre 1884, il leur infligea une sérieuse défaite. Lors de l’évacuation des garnisons égyptiennes en direction de l’Abyssinie (28 février 1885), il les accompagna et s’établit dans la partie occidentale de la province du Gojjam. Le cheikh Takrūri devint l’un des commandants de l’Etat abyssin. Il organisa plusieurs pas tant le « goût du voyage » qui distingue une migration « forcée » d’une migration « volontaire », mais plutôt la perception, par l’individu ou le groupe, d’une menace existentielle à leur encontre ou non. 68 CAULK R. A., 1971, p. 30. 69 HOLT P. M., 1958, p. 148 ; AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 17. 70 AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 27. 122 campagnes contre le Soudan mahdiste et encouragea Takla-Haymanot, gouverneur du Gojjam, à attaquer la ville d’al-Qallābāt en janvier 1887.71 Ṣāliḥ Shanqa ne fut pas le seul réfugié du Mahdisme à s’installer dans cette région de l’Abyssinie. ‘Ijayl ‘awaḍ al-Ḥamrānī, chef d’une faction anti-mahdiste de la tribu des Arabes Ḥamrān, emmena ses partisans dans la direction de Ghabta, d’où ils commencèrent à attaquer des villages du Soudan. Plusieurs sources soulignent l’aspect opportuniste de ces activités : ‘Ijayl et ses compères n’auraient eu que le pillage en tête, saccageant sur les rives du fleuve Aṭbara des villages soumis à la Mahdiyya contre leur gré.72 Lorsque Takla-Haymanot lança l’assaut sur la ville d’al-Qallābāt (janvier 1887), ‘Ijayl le soutint en occupant Doka (village situé entre al-Qallābāt et al-Qaḍārif, cf. carte B p. II) et en massacrant ses habitants.73 Enfin, une troisième figure qui se réfugia en Abyssinie occidentale se nommait alMuḍḍawī ‘Abd al-Raḥmān. Au départ fervent adhérent à la Mahdiyya, il avait été aux premières lignes du siège de Khartoum. Après la mort du Mahdī (22 juin 1885), cet homme « commença à réaliser qu’il s’était laissé berné par une imposture [ma traduction] »74 et s’échappa d’Omdurman. Il se joignit à Ṣāliḥ Shanqa, resta quelques temps en Abyssinie, puis se rendit au Caire en 1890. Il retourna au Soudan après la chute du Mahdisme et y mourut en 1899. Le Khalīfa voyait en lui l’un des plus grands traîtres à la cause mahdiste –après Shanqa- et le soupçonnait d’avoir poussé Takla-Haymanot à attaquer al-Qallābāt.75 Nous disposons de moins d’informations au sujet des Abyssins qui trouvèrent refuge au Soudan mahdiste. Mentionnons néanmoins trois cas distincts. Sur le plan chronologique, le premier dont nous avons connaissance est le plus flou parmi les trois. Il s’agit d’un notable abyssin dénommé Muḥammad Jibrīl. Il aurait rejoint les disciples du Mahdī puis aurait été envoyé en Abyssinie afin de répandre la prédication mahdiste 71 OHRWALDER J., 1892², p. 217 ; AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 29. AL-‘AZM Ṣ. B. al-M., 2001 (1904¹), p. 170 ; AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 25. 73 OHRWALDER J., 1892², p. 219. 74 Ibid., p. 218. al-Qaddāl va dans le sens d’Ohrwalder en disant que la croyance d’al-Muḍḍawī en la Mahdiyya n’était pas profonde. Cf. AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 57 note (2). Yagi affirme quant à elle qu’il embrassa la cause mahdiste par opportunisme. Cf. YAGI V. A., 1984, p. 194 note (59). 75 OHRWALDER J., 1892², p. 218. 72 123 auprès des Chrétiens et des Musulmans.76 Son action aurait réveillé la colère du Négus Jean IV à l’encontre des Abyssins musulmans, auxquels il aurait fait subir une persécution de plus en plus brutale.77 Un second cas est celui d’al-Nūr wad Faqran, Jabarti (Musulman abyssin) ayant migré au Kordofan dès les débuts de la révolution mahdiste. Le Mahdī le nomma émir et l’envoya propager le Mahdisme parmi les siens. Faqran retourna dans la zone frontalière soudano-abyssine, rassembla des hommes à al-Qaḍārif et tenta d’assaillir le village de Qadabī, mais en vain.78 Il s’établit ensuite au camp de Tabārak Allah79, d’où il organisa des incursions en territoire abyssin. Le troisième exemple est peut-être le plus intéressant et le plus controversé. Il concerne le fils de Théodore II (Négus de 1855 à 1868). Portant le nom de Théodore Kassa, il se rendit à al-Qallābāt après la campagne victorieuse de Ḥamdān Abū ‘Anja à Dambiya et à Gondar (janvier 1888). Il proposa aux Anṣār une alliance contre l’Abyssinie et fut envoyé à Omdurman, où le Khalīfa l’accueillit « en grande pompe »80. Les deux hommes auraient conclu un marché selon lequel le Khalīfa promit à Théodore Kassa le trône d’Abyssinie en échange de la conversion de tous les Abyssins à l’Islam mahdiste et du paiement d’un tribut annuel.81 Il est utile de rappeler qu’après la capitulation de son père face à l’armée britannique à Maqdala (1868), Théodore Kassa avait été tenu caché par des proches, afin d’empêcher le Négus Jean IV de le tuer. A la fin des années 1880, il pensa qu’une alliance avec les Mahdistes pourrait lui permettre de récupérer le trône de Negusä nägäst.82 Il faut cependant considérer cet épisode avec certaines réserves, car l’ouvrage d’Ohrwalder constitue, d’après nos connaissances, la 76 AL-‘AZM Ṣ. B. al-M., 2001 (1904¹), p. 169. Cf. précédemment, p. 94. al-‘Azm écrit qu’il vit de ses propres yeux, lors de son voyage en Abyssinie, des Musulmans auxquels le Négus avait coupé les pieds et les mains. Cf. Ibid., p. 170. 78 AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 33-34. L’affrontement eut lieu le 26 novembre 1884. Les Anṣār de Faqran perdirent environ 700 combattants face aux forces abyssines appuyées par Ṣāliḥ Shanqa. 79 Tabārak Allah était un camp militaire fondé par des Jabarti ayant fui les persécutions de Jean IV. Cf. AL‘AZM Ṣ. B. al-M., 2001 (1904¹), p. 170. 80 OHRWALDER J., 1892², p. 242. 81 Ibid., ibid. 82 Ibid., ibid. Ohrwalder affirme l’avoir connu personnellement et lui avoir fréquemment parlé. 77 124 seule source qui mentionne explicitement la tentative de ralliement de Théodore Kassa au camp mahdiste.83 A l’époque mahdiste, des individus et des groupes provenant du Soudan et de l’Abyssinie décidaient ainsi de fuir leur pays et de prendre une part active aux opérations militaires ou missionnaires du camp adverse. Leur acte migratoire avait parfois un impact notable sur les relations soudano-abyssines. Ceux qui étaient considérés comme des « traîtres » par le Khalīfa se transformaient en carte de négociation dans ses échanges diplomatiques avec le Négus. La première lettre que le chef de l’Etat mahdiste envoya à Jean IV (janvier-février 1887) montre clairement l’enjeu politique que représentaient Ṣāliḥ Shanqa, ‘Ijayl ‘awaḍ al-Ḥamrānī et Muḍḍawī ‘Abd al-Raḥmān.84 D. Le jeu diplomatique Jusqu’à présent, notre discussion a porté sur des modalités de circulation concernant les biens et les hommes. Des idées, des normes et des représentations voyageaient également entre le Soudan et l’Abyssinie. Au niveau étatique, le jeu diplomatique -sous la forme d’échanges épistolaires- en constituait l’un des modes de transmission les plus importants. Nous souhaitons mettre en évidence le fait que, contrairement à l’image qu’en donne le Ṭirāz, les échanges textuels n’étaient pas l’apanage des deux dirigeants suprêmes, le Khalīfa ‘Abdullāhi et le Négus Jean IV. Des gouverneurs et officiers de moindre grade participaient activement au jeu diplomatique entre les deux Etats. Les nombreux échanges entre l’émir Ḥamdān Abū ‘Anja et le Negus Takla-Haymanot (Rās ‘Adāl) exemplifient bien cette réalité. L’émir mahdiste envoya une première lettre au gouverneur abyssin après l’avoir vaincu à Dambiya en janvier 1888. Bien qu’elle ne soit pas datée de façon précise (le mois manque à la date : 21 ? 1305), son contenu indique qu’Abū ‘Anja se trouvait encore en Abyssinie lorsqu’il la rédigea. Il y emploie le ton militant et intransigeant caractéristique de la perspective djihadiste que nous avons analysée antérieurement (cf. 83 Sanderson évoque le cas de Théodore Kassa en se référant au livre d’Ohrwalder. Cf. SANDERSON G. N., 1969, p. 21 note (1). 84 Pour plus de détails sur cette lettre, cf. précédemment, p. 50, 80. 125 p. 82). Il reproche ainsi à Takla-Haymanot de ne pas avoir embrassé l’Islam mahdiste, le rendant responsable de la défaite abyssine à Dambiya.85 Abū ‘Anja menace de piller la région et de réduire le nombre de ses habitants tant que le chef abyssin ne récitera pas la shahāda. Mais ce qui nous intéresse au plus haut degré dans cette lettre renvoie aux conventions sociales et matérielles qui régulent les échanges diplomatiques. Le commandant mahdiste achève sa missive avec la présentation de son messager : « Le messager qui t’apporte ceci est Nakitad Ras Hassan Kradia. Il a toujours prêché le bien parmi les hommes. Sois gentil avec lui et envoie immédiatement une réponse avec lui. Ne lui fais pas de mal car la loi est qu’aucun messager ne devrait être tué ou emprisonné, ou même insulté. Il n’est qu’un homme, ni plus ni moins. [ma traduction] »86 Les correspondances semblent donc régies par des normes comportementales relativement indépendantes du contenu même des lettres. En effet, l’attitude très agressive d’Abū ‘Anja ne l’empêche pas d’adoucir le ton pour rappeler à son adversaire les règles de bonne conduite propres à ce type d’interactions épistolaires. Trois semaines plus tard, l’émir mahdiste envoya deux autres lettres à TaklaHaymanot. Dans la première, il confirme avoir reçu un mot de sa part par le biais de ses messagers jabarti Muḥammad Ṣāliḥ et Ḥajj ‘Abdallah.87 Le chef abyssin aurait proposé de lui remettre les prisonniers capturés un an auparavant lors de l’affrontement d’alQallābāt (janvier 1887) et de lui payer un tribut en échange de la paix. La réaction d’Abū ‘Anja est ambivalente : d’une part, il évoque la conversion à l’Islam comme une condition nécessaire à toute discussion ; d’autre part, il suggère que l’arrestation de « corrupteurs »88 tels que Ṣāliḥ Shanqa, ‘Ijayl ‘awaḍ al-Ḥamrānī et Muḍḍawī ‘Abd alRaḥmān pourrait constituer la base d’un dialogue possible.89 La seconde missive d’Abū ‘Anja, datée du même jour que la première, contient également ce message ambivalent. Elle aborde en outre un sujet aussi sensible qu’intime pour Takla-Haymanot, celui du sort de ses proches capturés par les forces mahdistes durant la campagne de Dambiya. L’émir 85 MAHDIA 1/34/16A/54 Ḥamdān Abū ‘Anja à Aziz Gojjam Rās ‘Adār Takla-Haymanot, 21 ? 1305 / octobre 1887 – septembre 1888. Nos soupçons quant à la datation de la lettre (21 Jumāda al-Ūlā 1305 / 4 février 1888) sont confirmés par AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 113 note (1). 86 Ibid. 87 MAHDIA 1/34/16/2 Ḥamdān Abū ‘Anja au Negus Takla-Haymanot, 15 Jumāda al-Ākhira 1305 / 27 février 1888. 88 Ibid. 89 Cette ambivalence rappelle l’attitude du Khalīfa à l’égard du Négus dans la première lettre qu’il lui adressa (janvier-février 1887). Cf. plus haut, p. 50, 80. 126 l’informe du décès de sa fille Mentwab en tentant de relativiser l’aspect dramatique de cette nouvelle : « La mort est juste et il ne fait aucun doute que tout être vivant, excepté Dieu, doit mourir ; personne ne subsistera en-dehors de Dieu. (…) Ta fille Mentwab a péri et a rencontré sa mort naturellement. C’était son jour, durant lequel Dieu souhaitait qu’elle meure. Si elle avait été avec toi, elle n’aurait vécu ni un jour de plus ni un jour de moins. Ceci est la volonté de Dieu pour ses serviteurs. [ma traduction] »90 Sur le terrain des relations personnelles, le ton d’Abū ‘Anja s’adoucit considérablement. Il rassure Takla-Haymanot au sujet des conditions dans lesquelles se trouvent ses filles Danki et Shashti 91 ainsi que son fils Maknon. Celui-ci s’est rétabli d’une blessure causée par une balle et jouit d’un bon traitement. Deux points essentiels doivent attirer notre attention : premièrement, les proches du chef abyssin faits prisonniers par les Anṣār constituent une monnaie d’échange non négligeable dans le porte-monnaie diplomatique d’Abū ‘Anja. Avant de sommer son adversaire de se soumettre à l’Islam mahdiste, il lui rappelle que « nombre de [ses] femmes et enfants sont avec [les Mahdistes] comme [il] le sait [ma traduction] »92. Deuxièmement, le rôle des messagers se révèle à nouveau crucial, non seulement pour faire parvenir les lettres à bon port, mais également en tant que témoins directs de la situation dans chaque camp. Dans le cas présent, Abū ‘Anja insiste sur le fait que les messagers de Takla-Haymanot ont vu et parlé à ses filles.93 Plus que les simples transporteurs d’un message manuscrit, ils sont eux-mêmes les réceptacles d’une réalité qu’ils sont tenus de transmettre à leur patron. Le Negus Takla-Haymanot répondit aux lettres de son homologue mahdiste par deux missives qu’il envoya successivement le 5 avril et le 12 mai 1888.94 Leur ton est 90 MAHDIA 1/34/16A/38 Ḥamdān Abū ‘Anja au Negus Takla-Haymanot, 15 Jumāda al-Ākhira 1305 / 27 février 1888. 91 Les noms des filles de Takla-Haymanot varient au gré des lettres. On trouve notamment « Ranki et Shasta », « Danki et Shashti », « Danki et Shashta». Le fait que ces lettres soient des traductions anglaises de textes arabes explique sans doute leurs fréquentes distorsions. 92 MAHDIA 1/34/16A/38 Ḥamdān Abū ‘Anja au Negus Takla-Haymanot, 15 Jumāda al-Ākhira 1305 / 27 février 1888. 93 Ibid. 94 Le messager du Negus tomba malade en cours de route et retarda l’arrivée de la première lettre. C’est la raison pour laquelle Takla-Haymanot en envoya une seconde avec son fils Dasta. Cf. MAHDIA 1/34/10B/163 Negus Takla-Haymanot à Ḥamdān Abū ‘Anja, 30 Sha‘bān 1305 / 12 mai 1888. 127 extrêmement courtois et respectueux vis-à-vis d’Abū ‘Anja et des Anṣār en général. A titre d’exemple, le chef abyssin utilise les formules suivantes : - « A l’honorable Emir Ḥamdān Abū ‘Anja, Emir des Emirs d’al-Qallābāt, qu’il soit salué » - « Après vous avoir présenté, à vous, à tous les émirs amis et à tous les Anṣār, nos chaleureuses salutations, nous vous informons que votre chère lettre (…) est arrivée. » - « Mon bien-aimé, si cela vous plaît (…) »95 [ma traduction] Takla-Haymanot remercie l’émir mahdiste pour le respect et les bons soins accordés à sa fille durant sa maladie et ses funérailles. D’une façon très polie, il exprime dans les deux messages son désir de revoir son fils ainsi que ses deux filles retenus par les Mahdistes. Il appuie sa demande de deux manières distinctes. D’une part, en mettant l’accent sur « l’amitié et la fraternité [ma traduction] »96 qui lient les deux commandants. D’autre part, en exprimant sa reconnaissance à ’Abū ‘Anja et en lui offrant une domestique ou tout autre commodité qu’il désirerait. La rhétorique du gouverneur abyssin peut être éclairée par deux explications possibles. En premier lieu, les quelques mois de calme relatif qui succédèrent à la campagne de Dambiya et au saccage de Gondar permirent des échanges courtois entre les chefs mahdiste et abyssin.97 En second lieu, et cela nous semble plus vraisemblable, Takla-Haymanot se trouvait dans une position de faiblesse qui le poussait à tenter d’amadouer ses adversaires mahdistes. Sa vulnérabilité résultait non seulement de la dévastation causée par les Anṣār dans sa province, mais également de son rôle de tampon entre le Négus Jean IV et son puissant vassal Ménélik.98 C’est ainsi qu’il exprima le souhait qu’Abū ‘Anja et lui deviennent de grands amis, « sourds aux chuchotements malfaisants de tous ceux qui cherchent à interrompre [leurs] relations pacifiques. [ma traduction] »99 L’émir mahdiste ne semble pas avoir réagi aux ouvertures du gouverneur 95 Ibid. ; MAHDIA 1/34/1/160 Negus Takla-Haymanot à Ḥamdān Abū ‘Anja, 22 Rajab 1305 / 5 avril 1888. MAHDIA 1/34/10B/163 Negus Takla-Haymanot à Ḥamdān Abū ‘Anja, 30 Sha‘bān 1305 / 12 mai 1888. 97 SANDERSON G. N., 1969, p. 21. Sanderson évoque le poids d’un « facteur personnel » sans élaborer. Cf. note (4). 98 Ibid., p. 22. al-Qaddāl penche également pour cette explication. Il ajoute que Takla-Haymanot, ayant probablement été impressionné par les aptitudes militaires d’Abū ‘Anja, s’efforçait de gagner du temps pendant que Jean IV et le gros des armées abyssines étaient occupés à combattre les Italiens à l’est. Cf. ALQADDĀL M. S., 1992, p. 114. 99 MAHDIA 1/34/10B/163 Negus Takla-Haymanot à Ḥamdān Abū ‘Anja, 30 Sha‘bān 1305 / 12 mai 1888. 96 128 du Gojjam. L’entente soudano-abyssine conclue au début de l’année 1897 ne modifia pas le sort des prisonniers abyssins, qui restèrent les otages du Khalīfa jusqu’à la chute de l’Etat mahdiste deux ans plus tard. Les survivants furent finalement rapatriés par Kitchener.100 L’étude du concept de frontière et de différentes modalités de circulation de biens, d’êtres humains et de normes socio-diplomatiques entre le Soudan et l’Abyssinie permet d’éclairer le rôle complexe de la zone frontalière dans l’évolution des relations soudano-abyssines. Au cours de la seconde moitié des années 1880, cette région n’est identifiable ni à une ligne clairement délimitée et délimitante, ni à un territoire totalement détaché des orbites politico-religieuses mahdiste et abyssine. Les dynamiques commerciales, militaires et politiques qui la remuent en font une zone qui à la fois sépare et lie le Soudan et l’Abyssinie. Ainsi, les acceptions divergentes du concept même de frontière paraissent éloigner les deux pays, du moins conceptuellement. A l’inverse, les activités commerciales et diplomatiques rapprochent respectivement les populations frontalières et les élites politiques, que ce soit à travers des liens personnels ou l’élaboration d’une certaines culture politique commune. Quant aux opérations militaires, elles revêtent un caractère un tant soit peu paradoxal, puisqu’elles renforcent les antagonismes entre les camps mahdiste et abyssin tout en créant des similitudes de pratique (butins de guerre) susceptibles d’instaurer des standards de guerre partagés par les deux sociétés. L’un des aspects les plus saillants de la région frontalière réside dans la longévité des dynamiques qui la régissent.101 La plupart des processus que nous avons évoqués persistent en effet jusqu’à nos jours. A titre d’exemple, le concept de frontière fait encore l’objet de tensions intergouvernementales, bien qu’une ligne ait été démarquée au début du Condominium anglo-égyptien.102 Les échanges commerciaux sont cruciaux pour la 100 SANDERSON G. N., 1969, p. 22 note (1). L’anthropologue Wendy James a également noté la persistance, entre les années 1880 et les années 1980, de certains patterns sociaux, politiques et culturels caractéristiques de la région frontalière située au sud du Nil bleu. Elle évoque même l’existence d’un « caractère frontalier » commun aux différentes communautés locales. Cf. JAMES W., 1991. 102 La frontière soudano-éthiopienne contemporaine fut délimitée par l’accord anglo-éthiopien du 15 mai 1902, conlu après plusieurs années de négociations entre l’émissaire britannique John Lane Harrington et le Négus Ménélik II. Cf. MARCUS H. G., 1963 et AL-JA‘ALĪ al-B. ‘A., 2000, p. 81-83. 101 129 survie économique de chaque pays, du fait de leurs différences climatiques et géographiques.103 Incluse dans le territoire du Soudan, la ville d’al-Qallābāt se distingue par la rencontre des cultures soudanaises et éthiopiennes, qui marque des domaines aussi divers que la gastronomie, les liens familiaux (mariages mixtes) et les pratiques linguistiques (bilinguisme arabe et amharique).104 En outre, ces dernières décennies ont connu des migrations bidirectionnelles notables entre le Soudan et l’Ethiopie / Erythrée. Les ressortissants éthiopiens et érythréens constituent numériquement le groupe le plus important de migrants récents au Soudan.105 Les causes de leur mouvement sont essentiellement politiques et économiques, variant au gré des renversements de régime et des famines qui ont successivement touché la région depuis les années 1960.106 Bien que nous disposions de moins d’informations concernant les flux migratoires inverses, notre expérience personnelle à Khartoum nous a appris que de nombreux opposants au régime d’‘Umar al-Bashīr, en particulier des sympathisants de la Sudan People’s Liberation Army (SPLA), ont trouvé refuge en Ethiopie au cours des années 1990 et jusqu’à nos jours. Enfin, la pratique relative aux butins de guerre semble avoir considérablement évolué, du moins en ce qui concerne la zone frontalière soudano-éthiopienne. Les visas requis pour traverser la frontière, qu’ils soient d’entrée ou de sortie, représentent aujourd’hui une source de revenus non négligeable pour les deux Etats.107 En instaurant une taxe sur des humains en mouvement, ces visas rappellent à notre esprit un processus de marchandisation de l’homme qui, au Soudan mahdiste comme dans d’autres espacestemps, constituait l’un des fondements de l’esclavage et de la traite des esclaves. 103 BABIKER M., Entretien au Development Studies and Research Institute (DSRI), Université de Khartoum, 29 février 2007. Alors que le Soudan jouit d’un accès à la mer Rouge, l’Ethiopie perdit le sien avec l’indépendance de l’Erythrée en 1993. Cependant, l’Ethiopie bénéficie d’une agriculture productive tout au long de l’année, ce qui n’est pas le cas du Soudan. 104 Ibid. 105 LE HOUEROU F., 2004, p. 14. 106 Ibid., p. 37, 41, 42, 43, 50, 51. Une première vague de migrants est liée à la guerre d’indépendance de l’Erythrée dans les années 1960. Celle de 1974 suivit la révolution qui déposa le Négus Häylä Sellassie. Au cours des années 1980, les exclus du régime du colonel Manguestu et les indépendantistes érythréens partagèrent l’expérience de la migration. Enfin, la chute de Manguestu en 1991 provoqua la fuite de ses partisans en direction du Soudan. En 2002, le nombre de migrants éthiopiens et érythréens habitant les zones urbaines du Soudan aurait été estimé à plus d’un demi million de personnes. 107 BABIKER M., Entretien au Development Studies and Research Institute (DSRI), Université de Khartoum, 29 février 2007. Les Soudanais doivent obtenir un visa pour se rendre en Ethiopie depuis la tentative d’assassinat du Président égyptien Mubārak à Addis Abeba le 25 juin 1995. Le gouvernement soudanais est en effet soupçonné d’avoir soutenu l’attaque, notamment à travers son ambassade d’Addis Abeba. 130 VII. Conclusion Le cheminement réflexif que nous avons parcouru jusqu’ici s’est efforcé d’apporter des éléments de réponse aux deux questions fondamentales qui constituent la problématique de cette recherche. Dans un premier temps, notre analyse s’est focalisée sur la façon dont Ismā‘īl b. ‘Abd al-Qādir, en tant que membre de l’élite intellectuelle, judiciaire et religieuse de l’Etat mahdiste, représente les relations soudano-abyssines de son époque. Nous avons observé que le Ṭirāz colore ces relations d’une teinte idéologique et religieuse extrêmement forte en même temps qu’il les transforme en instrument de « panégyrisation » du Khalīfa ‘Abdullāhi. Affublé d’un titre particulièrement évocateur, l’ouvrage ne cède à aucune nuance ni ambiguïté, aussi bien lorsqu’il traite de l’attitude du Soudan mahdiste vis-à-vis de l’Abyssinie que lorsqu’il célèbre l’issue heureuse du conflit. Le second questionnement auquel nous nous sommes confronté pose un défi autrement plus difficile à relever que le premier. En effet, un problème aussi complexe que celui du lien entre les représentations et une réalité historique intrinsèquement insaisissable requiert une réponse pareillement complexe, prudente et en aucun cas définitive. Rappelons encore une fois que notre démarche n’a eu ni la prétention, ni peutêtre la naïveté, d’opposer de façon dichotomique la catégorie des représentations et celle d’une hypothétique réalité absolue. Bien que nous admettions l’existence d’une réalité historique (évidemment imperceptible dans sa totalité), nous situons tout processus descriptif ou réflexif postérieur à cette réalité dans le domaine des représentations. Ainsi, la façon dont nous avons dépeint les attitudes réciproques du Soudan mahdiste et de l’Abyssinie à l’égard l’un de l’autre relève inévitablement du mode représentatif. Examiner le lien entre les représentations coulées dans le Ṭirāz et la réalité des relations soudano-abyssines telle qu’elle transparaît à travers un éventail de sources historiques et bibliographiques revient donc à mettre face à face deux types de représentations : celles d’un chroniqueur dévoué à la cause mahdiste, dont l’œuvre cherche à convaincre de la vérité de la Mahdiyya tout en faisant l’éloge de son leader ; et celles d’une historienne en devenir qui, conditionnée par l’espace-temps dans lequel elle évolue comme par un bagage culturel et personnel spécifique, s’efforce d’approcher les 131 relations soudano-abyssines à l’aide d’une méthode « scientifique » élaborée par des générations successives d’historiens. La confrontation du Ṭirāz à d’autres sources historiques et bibliographiques a déclenché trois dynamiques majeures. Premièrement, nous avons pu déceler certaines distorsions marquantes de « faits historiques » qui accentuent le caractère ahistorique de l’ouvrage d’‘Abd al-Qādir. L’examen de ce décalage nous a permis de préciser les contours politiques, religieux et idéologiques du positionnement de l’auteur face aux événements et controverses qui remuaient le Soudan mahdiste. Deuxièmement, nous avons été sensible à la dissonance de processus d’ordre interprétatif ayant trait à différentes facettes des relations soudano-abyssines. Nous avons par exemple constaté que les origines, l’évolution et les modalités du conflit qui opposa le Soudan et l’Abyssinie au cours des années 1885-1889 font l’objet d’interprétations remarquablement divergentes selon les diverses sources dont nous disposons. Troisièmement, le fait que plusieurs phénomènes sociaux, économiques, politiques et diplomatiques soient furtivement évoqués dans le Ṭirāz nous a encouragé à creuser sous la surface poreuse de la zone frontalière soudano-abyssine. Nous y avons fait émerger différentes modalités d’échanges matériels et représentationnels qui constituent un pan important des interactions entre les sociétés soudanaise et abyssine, et ceci jusqu’à nos jours. Ce travail a permis de montrer que le rapport entre les représentations d’‘Abd alQādir et la réalité toute relative des relations soudano-abyssines –telle que nous l’avons exposée- n’est réductible ni à une adéquation parfaite, ni à un cloisonnement total. Les deux ensembles sont en effet reliés par des attaches parfois troubles, parfois incertaines, mais toujours présentes et intrigantes, qui méritent pleinement l’attention de l’historien des représentations. Ceci nous conduit à une double critique de l’approche d’Edward W. Said dans son célèbre ouvrage intitulé Orientalism (1978). En premier lieu, Said évacue le problème du lien entre les représentations et la réalité sous prétexte que le langage des représentations « ne cherche même pas à être précis. »1 Si nous appliquions ce raisonnement à notre sujet d’étude, la déduction logique serait que nous devrions éviter de nous intéresser au rapport entre le Ṭirāz et la réalité qu’il paraît dépeindre à cause de 1 SAID E. W., 1997 (1978¹), p. 89. 132 l’ahistoricité assumée de son auteur. Il nous semble toutefois que la volonté d’‘Abd alQādir d’être « religieusement convaincant » plutôt qu’ « historiquement fiable » ne décharge pas l’historien de la tâche difficile qui consiste à examiner ce fameux lien. En second lieu, Said annule à plusieurs reprises, par le biais de différentes formules, la possibilité d’une correspondance entre les représentations et la réalité (dans le cas de l’orientalisme). A titre d’exemple, il écrit : « La valeur, l’efficacité, la force, la vérité apparente d’une assertion écrite sur l’Orient reposent très peu sur l’Orient en tant que tel et ne peuvent en dépendre instrumentalement. Au contraire, l’assertion écrite est une présence pour le lecteur du fait qu’elle a exclu, déplacé, rendu superflu « l’Orient » comme chose réelle. »2 D’abord, que désigne-t-il par l’expression vague « l’Orient en tant que tel » ? Nous pensons intuitivement à l’Orient réel, auquel Said n’accorde pourtant pas le droit à l’existence dans d’autres passages de son ouvrage (d’où une première inconsistance). Ensuite, la représentation semble s’être substituée à la réalité d’une façon irréversible et absolue, l’invalidant du même coup pour l’érudit orientaliste, le public de ses lecteurs et pour Said lui-même. Les interactions entre les représentations et la réalité ne se résument néanmoins pas à une simple action de camouflage ou de dissimulation ; elles relèvent d’un rapport à la fois relatif, dynamique et ambigu, nous semble-t-il. Enfin, l’argumentaire de Said recèle une faiblesse supplémentaire, qui renvoie à l’une des nombreuses contradictions internes de son livre. Bien qu’il annonce son intention de ne pas traiter du lien entre les représentations et la réalité, il ne peut s’empêcher d’évoquer la question pour supprimer toute trace de correspondance éventuelle, ajoutant à l’inconsistance de son raisonnement.3 Quelles sont les limites de notre recherche ainsi coulée dans un mémoire de master 2 ? Outre les limitations relatives aux sources, que nous avons exposées en introduction, et les contraintes temporelles inhérentes à un programme de master 2, nous pouvons distinguer trois grands ensembles de limites. Le premier se rattache à la perspective globale à partir de laquelle nous avons analysé les représentations des relations soudano-abyssines. Dissymétrique, notre approche tend à privilégier une 2 3 Ibid., p. 35. Cf. la citation précédente et Ibid., p. 130. 133 perspective mahdiste au détriment d’un point de vue abyssin. Cette orientation découle de la sélection du Ṭirāz comme source initiale principale ainsi que de contraintes linguistiques (méconnaissance de l’amharique), logistiques et temporelles (impossibilité d’effectuer des missions au Soudan et en Ethiopie en très peu de temps et avec peu de moyens). La seconde limite qu’il nous faut signaler a trait au type d’approche historique que nous avons adoptée dans l’élaboration de notre réflexion. Notre histoire des représentations est essentiellement une histoire des élites au moins pour deux raisons. Premièrement, la façon dont nous employons l’expression « relations soudanoabyssines » renvoie dans la plupart des cas aux relations entre deux Etats, le Soudan et l’Abyssinie, et aux contacts inter-élitaires correspondants. Deuxièmement, la grande majorité des sources primaires qui ont alimenté ce travail sont des documents d’archives produits par et pour des élites politiques, militaires et religieuses. Le chapitre consacré aux échanges « transfrontaliers » constitue l’un des rares espaces où la discussion englobe –quoique timidement- les sociétés plus larges du Soudan et de l’Abyssinie. Enfin, la troisième catégorie de limites se rapporte à l’articulation des contenus en fonction de notre double problématique. Le processus argumentatif que nous avons construit tout au long de ces pages fait référence à de nombreux objets de réflexion qui exigeraient un approfondissement plus important, impossible à réaliser dans l’espace restreint d’un mémoire de master 2.4 Parmi les angles d’approche des relations soudanoabyssines que nous n’avons guère évoqués, les répercussions historiographiques de la confrontation de 1885-1889 pourraient faire l’objet d’un développement particulièrement intéressant et novateur. Il s’agirait de questionner le rôle du conflit dans l’élaboration des histoires nationales soudanaise et éthiopienne. Une dissemblance fondamentale entre les vécus historiques respectifs du Soudan et de l’Ethiopie à l’époque contemporaine – l’expérience ou non d’une domination coloniale prolongée- laisserait alors supposer une représentation et un usage différenciés du conflit soudano-abyssin dans les historiographies nationales récentes. 4 Nous pensons notamment aux questions soulevées dans le chapitre portant sur les échanges « transfrontaliers », telles que le commerce, les butins de guerre, l’espionnage, l’asile politico-religieux et les conventions sociolinguistiques régulant les contacts diplomatiques. 134 Bibliographie Instruments de travail ABŪ SALĪM Muḥammad Ibrāhīm, « Wathā’iq al-Mahdiyya » in ABŪ SALĪM Muḥammad Ibrāhīm, al-Ḥaraka al-fikriyya fī’l-Mahdiyya. Khartoum, Dār Jāmia‘t alKharṭūm li’l-Nashr, 1989³, p. 279-302. ABŪ SHŪK Aḥmad Ibrāhīm, « A bibliography of the Mahdist state in the Sudan (18811898) », Sudanic Africa, Vol. 10, 1999, p. 133-168. 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Evolution territoriale de l’Abyssinie Extrait d’ERLICH Haggai, Ethiopia and the Middle East. Boulder (Colo), Lynne Rienner Press, 1994, p. X. VI G. L’Abyssinie au XIXe siècle, villes et principautés Extrait de ZEWDE Bahru, A history of modern Ethiopia, 1855-1974. Eastern African studies. Londres, 1991, p. 17. VII 2. Archives mahdistes A. Vision prophétique du Khalīfa ‘Abdullāhi (5 janvier 1888) MAHDIA 3/12 (Daftar al-Ṣādir) p. 9. VIII B. Rapport de Ḥamdān Abū ‘Anja sur les butins de guerre (29 janvier 1888) MAHDIA 1/34/16B/67 Ḥamdān Abū ‘Anja au Khalīfa, 15 Jumāda al-Ūlā 1305 / 29 janvier 1888. IX C. Lettre de Ḥamdān Abū ‘Anja au Négus Jean IV (janvier 1889) MAHDIA 8/1/4/أ/58 Ḥamdān Abū ‘Anja à Jean d’Abyssinie, Jumāda al-Ūlā 1306 / janvier 1889. X 3. Photographies A. Le tombeau du Mahdī (Omdurman, 24 février 2007) B. La presse lithographique de l’Etat mahdiste (Omdurman, 27 février 2007) XI