Le Soudan mahdiste face à l`Abyssinie chrétienne : une histoire de(s

Transcription

Le Soudan mahdiste face à l`Abyssinie chrétienne : une histoire de(s
Université de Provence
Faculté des Lettres et des Sciences Humaines
Département ABTHIS
Master « Mondes arabe, musulman et sémitique »
Iris Hersch
Le Soudan mahdiste face à l’Abyssinie chrétienne :
une histoire de(s) représentations
Mémoire de Master 2ème année
Sous la direction de Mme Ghislaine Alleaume (IREMAM)
Juin 2007
Table des matières
Remerciements
Système de translittération des caractères arabes
I. Introduction
1
A. Terminologie
5
B. Sources
7
II. Contexte historique
10
A. L’étatisation d’une révolution millénariste
10
B. La consolidation d’un ordre impérial
16
C. Une confrontation imbriquée dans les processus impérialistes européens
20
III. Le Ṭirāz, une broderie littéraire offerte au Khalīfa ‘Abdullāhi
26
A. Une grâce califale éphémère et un manuscrit miraculé
27
B. L’histoire au service d’un panégyrique politico-religieux
35
C. Le conflit soudano-abyssin : une victoire de l’Islam sur le Christianisme
47
IV. Attitudes mahdistes à l’égard de l’Abyssinie
60
A. Les limites d’une mission universelle
60
B. L’ambiguïté du concept de djihad
64
C. Des références prophétiques légitimatrices
70
V. L’Abyssinie de Jean IV face à l’Islam et au Soudan mahdiste
88
A. Une politique de christianisation comme socle de l’unité impériale
89
B. Entre rhétorique religieuse et pragmatisme politique
95
VI. Des échanges « transfrontaliers » ?
104
A. Le concept de frontière
105
B. Commerce et butins de guerre
109
C. L’asile politico-religieux
121
D. Le jeu diplomatique
125
VII. Conclusion
131
Bibliographie
Annexes
I-XI
Remerciements
Fruit d’une recherche effectuée au cours de quelques mois, ce mémoire de
master 2 n’aurait pu voir le jour sans le soutien intellectuel, académique, administratif,
logistique et financier d’une variété de personnes et d’institutions françaises, soudanaises
et britanniques. Je tiens tout particulièrement à exprimer ma reconnaissance à Mmes
Ghislaine Alleaume (Directrice de recherche, IREMAM), Catherine Miller et Isabelle
Grangaud (Chercheuses IREMAM), à Mme Barbara Casciarri (Coordinatrice de
l’extension du CEDEJ à Khartoum), à Mme Wafā’ ‘Uthmān (Documentaliste,
Khartoum), au personnel du National Records Office (NRO) de Khartoum, à Mme
Viviane Yagi et aux MM. Muḥammad Sa‘īd al-Qaddāl et Muṣṭafa Babiker (Université de
Khartoum), à M. ‘Abd al-Mahmūd Abū Shāma et Mlle ’Īmān Jalāl Muḥammad
(Omdurman), à Mme Jane Hogan (Sudan Archive, Bibliothèque de l’Université de
Durham), ainsi qu’à Mlle Hanan Maloom (master 2 IREMAM). Que ces personnes soient
remerciées pour les diverses façons dont elles ont contribué au processus de ma
recherche. Toute erreur ou inexactitude contenue dans ce mémoire ne relève évidemment
que de la responsabilité de son auteur.
Note : les deux sceaux qui figurent en couverture sont extraits de
- RUBENSON Sven (éd.), Internal rivalries and foreign threats, 1869-1879. Addis Ababa, Addis Ababa
University Press, 2000, p. XIV.
- MAHDIA 1/26/129 Khalīfa à Ḥamdān Abū ‘Anja, 13 Sha‘bān 1305 / 25 avril 1888.
Système de translittération des caractères arabes
Consonnes
Voyelles longues
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ḍ
‫أى‬
ā
‫ب‬
b
‫ط‬
ṭ
‫و‬
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‫ت‬
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th
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gh
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ḥ
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‫س‬
s
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h
‫ش‬
sh
‫و‬
w
‫ و‬-◌َ-- aw
‫ص‬
ṣ
‫ي‬
y
‫ ي‬-◌َ-- ay
‫ة‬
a / at (état construit)
‫ال‬
al- / l- (même devant les lettres solaires)
Voyelles brèves
Diphtongues
Remarques :
-
Ce système de translittération se fonde sur les conventions de l’Encyclopédie de l’Islam (Leiden,
E. J. Brill, 1986) avec de légères modifications relatives au ‫ ج‬et au ‫ق‬.
-
Dans la mesure du possible, nous avons opté pour la préservation des formes littéraires arabes sans
tenir compte de la prononciation soudanaise (notamment en ce qui concerne le ‫ق‬, prononcé au
Soudan [g] comme dans « gâteau »). Gardons ainsi à l’esprit que la ville d’al-Qallābāt se prononce
[al-Gallābāt].
-
Lorsque des noms de lieux ou de personnes possèdent une version orthographique largement
répandue dans les langues anglaise ou française, nous nous sommes efforcés d’employer cette
version-là tout au long du travail (par exemple « Kordofan », « El Obeid », « Darfour », « El
Fasher »).
I. Introduction
Deux cercles sombres se regardent. Fond noir, tracé blanc. L’un est grand, l’autre
plus petit. L’un foisonne d’éléments textuels et figuratifs, l’autre se contente d’une
apparence austère qui donne plus de force aux mots. L’un ordonne et hiérarchise, l’autre
laisse jaillir. Tous deux racontent et symbolisent. Traces inscrites dans une temporalité
précise : 1864 et 1302. D’un côté, un lion couronné sourit en brandissant une croix. De
l’autre, la calligraphie conquiert l’espace restreint qui lui est accordé.
« Roi des Rois Jean, roi de Sion en Ethiopie. La croix a vaincu la tribu d’Ismaël. Jean,
Roi des Rois de Sion en Abyssinie. La croix a vaincu le peuple d’Ismaël. 1864 »
« Dieu nous suffit. Il est notre meilleur garant. 1302 »
Destinées à remplir des fonctions d’officialisation et d’authentification, ces
empreintes renvoient à deux figures du pouvoir qui ont durablement marqué l’histoire
contemporaine des sociétés du Nil : Jean IV, Négus d’Abyssinie (1872-1889) et
‘Abdullāhi al-Ta‘āīshī, dirigeant du Soudan mahdiste (1885-1898).1 Leurs sceaux
expriment des messages qui transcendent la simple affirmation d’une souveraineté
politico-religieuse. Ils traduisent des prises de position idéologiques tributaires
d’événements historiques et de convictions religieuses spécifiques. Tandis que le premier
célèbre la victoire de l’Abyssinie chrétienne sur l’Egypte musulmane du Khédive Ismā‘īl
(1863-1879), le second cite un verset coranique qui rappelle l’infinie protection divine
accordée aux croyants musulmans.2 Le Khalīfa ‘Abdullāhi et le Négus Jean IV
1
Leurs sceaux portent les dates respectives de leur accession au pouvoir conformément au calendrier
spécifique en usage dans chacune des sociétés. Ainsi, les années 1864 (calendrier éthiopien) et 1302
(calendrier hégirien) correspondent respectivement aux années 1872 et 1885 du calendrier grégorien.
2
Nous reviendrons ultérieurement sur le conflit militaire qui opposa l’Abyssinie et l’Egypte au milieu des
années 1870, ainsi que sur le sens que Jean IV lui attribua. Le sceau mahdiste reprend le verset coranique
1
gouvernèrent simultanément pendant quatre brèves années (1885-1889), au cours
desquelles les Etats mahdiste et abyssin se scrutèrent dans un face-à-face politique,
militaire, idéologique et religieux.
Malgré une profusion de sources disponibles, notamment aux archives nationales
soudanaises localisées à Khartoum (National Records Office, NRO), les relations
soudano-abyssines de cette époque n’ont attiré qu’une attention très timide au sein des
historiographies soudanaise, éthiopienne et occidentale. Faut-il attribuer cette lacune
historiographique à une affirmation maladroite de l’historien Peter M. Holt, par ailleurs
vétéran des études soudanaises ? Il y a vingt ans, il écrivait au sujet des épisodes
conflictuels qui agitèrent la frontière soudano-abyssines durant la seconde moitié des
années 1880 : « il s’agit cependant là d’événements marginaux qui ne se traduisirent
point par des gains territoriaux notables. »3 Nous espérons que ce travail contribuera à
réfuter cette assertion en dénouant le lien trop rapidement établi et trop fréquemment
injustifié entre expansion territoriale et « centralité » d’un événement.
A la lumière de la carence historiographique que nous venons d’évoquer, il est
concevable d’appréhender les relations soudano-abyssines à travers une histoire politicomilitaire qui s’évertuerait à narrer une succession d’événements de la façon la plus
complète et la plus précise possible, tentant ainsi de « dévoiler » une supposée vérité
historique.4 Cette approche, dotée d’une aura de scientificité, n’a cessé de constituer l’un
des fondements majeurs de la discipline historique dès ses premiers balbutiements. Elle
persiste jusqu’à nos jours, bien qu’elle ait été sérieusement remise en cause par de
nouvelles orientations épistémologiques privilégiant par exemple l’étude de dynamiques
structurelles ou l’histoire des mentalités. Nous souhaitons nous distancer de cette
tradition désormais « classique » pour au moins deux raisons. Premièrement, nous
doutons de la pertinence du concept de vérité historique. Les événements qui ont
réellement eu lieu forment une multitude absolument insaisissable par l’historien. Celui(3 : 173), qui souligne la confiance des Musulmans en Allah alors qu’ils sont confrontés à l’hostilité des
gens de La Mecque en 625.
3
HOLT P. M., 1986, p. 1241.
4
Les rares études portant sur les relations soudano-abyssines à l’époque mahdiste proposent une histoire
politico-militaire largement dominée par des références événementielles. Cf. SANDERSON G. N., 1969 ;
CAULK R. A., 1971 ; AL-QADDĀL M. S., 1992.
2
ci, conditionné par le choix des faits qu’il juge « importants », la limitation des sources
disponibles et ses inclinations personnelles, ne peut proposer qu’un récit plausible,
vraisemblable de ce qu’il perçoit comme une réalité historique.5 Il semble donc
définitivement vain de prétendre restituer la vérité historique. Deuxièmement, l’écriture
d’une histoire réduite à ses aspects politico-militaires nous paraît manquer d’intérêt du
fait qu’elle reste excessivement proche de ses sources, favorisant ainsi une tendance
descriptive au détriment d’une volonté interprétative.
Aussi suggérons-nous d’élaborer une histoire des représentations tout en nous
appuyant sur les sources mêmes qui ont nourri l’approche politico-militaire des relations
soudano-abyssines. C’est ici que réside peut-être l’originalité de notre démarche : non
seulement nous utilisons des sources encore très peu exploitées par les historiographies
du Soudan et de l’Ethiopie, mais nous en proposons un cadre d’interprétation nouveau,
qui permet de mettre en évidence les représentations des relations soudano-abyssines et le
rapport complexe qu’elles entretiennent avec une réalité historique insaisissable. La
problématique de ce travail se subdivise ainsi en deux questions distinctes :
premièrement, comment un membre de l’élite mahdiste représente-t-il les relations entre
le Soudan et l’Abyssinie au début du règne du Khalīfa ‘Abdullāhi, et à quelles fins ?
Deuxièmement, quel type de lien cette représentation maintient-elle avec la réalité des
relations soudano-abyssines telle qu’elle transparaît à travers un éventail de sources
historiques et bibliographiques ?
Avant de procéder à la délimitation spatio-temporelle de cette recherche et d’en
exposer les principales articulations, nous tenons à nous démarquer explicitement de
l’approche soutenue par Edward W. Said dans un ouvrage qui n’en finit pas de susciter
des polémiques (Orientalism, 1978). Bien qu’il admette l’existence d’une réalité
« brute », Said renonce consciemment à s’interroger sur le rapport entre les
représentations et la réalité qu’elles paraissent ou prétendent décrire.6 Le problème ne
réside pas tant dans ce choix que dans l’absence de sa justification. S’il nous en
5
L’historien Paul Veyne a justement qualifié l’histoire de « connaissance mutilée » en expliquant que
l’illusion de reconstitution intégrale provient du fait que les sources nous fournissent les réponses tout
autant qu’elles nous dictent les questions. Ainsi, « la connaissance historique est taillée sur le patron de
documents mutilés ». VEYNE P., 1996 (1971¹), p. 26.
6
SAID E. W., 1997 (1978¹), p. 17, 34.
3
incombait la tâche, nous légitimerions ce renoncement par le caractère intrinsèquement
imperceptible de la réalité, qui rend particulièrement ardu le traitement de la question du
lien. Nous pensons néanmoins que l’insaisissabilité de la réalité en tant que totalité ne
diminue ni la pertinence du problème, ni la responsabilité de l’historien. Il nous semble
ici crucial de distinguer les représentations qui ne relèvent que du jugement de valeur de
celles qui impliquent d’autres modes de représentation. Dans le cas des premières, il est
sans doute inutile de vouloir cerner le lien qui les rattache à une « réalité » qu’elles
paraissent dépeindre.7 Cependant, si l’on s’intéresse aux secondes, la question du rapport
à la réalité devient aussi déterminante que l’analyse des motifs identitaires et
idéologiques propres au producteur de ces représentations. Bien que la réalité –présente
ou historique- soit une sorte de concept idéal et inatteignable, il importe de confronter les
représentations aux « lambeaux de réalités exhibées »8 que nous pouvons extraire des
sources et passer au filtre de notre interprétation.
Nous appliquerons notre problématique à la période 1885-1889, qui vit
l’établissement du pouvoir du Khalīfa ‘Abdullāhi en même temps que la genèse d’un
conflit entre le Soudan mahdiste et l’Abyssinie. L’an 1885 est synonyme de rupture
importante aussi bien pour l’Etat mahdiste que pour l’Abyssinie de Jean IV. D’un côté, la
disparition du leader de la révolution mahdiste –le Mahdī Muḥammad Aḥmad- provoqua
une crise pratique et idéologique qui fut apparemment résolue avec l’accession au
pouvoir d’’Abdullāhi al-Ta‘āīshī. De l’autre, le Négus abyssin fut pris dans un étau de
pressions intérieures et extérieures qui s’avéra fatal quelques années plus tard. L’année
1889 marque également deux ruptures décisives pour l’histoire ultérieure de la région. En
effet, la mort de Jean IV précéda de peu la fin de la phase dite « militante » de la
Mahdiyya.9
Sur le plan spatial, la région frontalière soudano-abyssine comprise entre le fleuve
Aṭbara au nord et le Nil bleu au sud constituera le terrain de nos investigations (cf.
carte B p. II). Ce choix est essentiellement dicté par les sources, qui signalent
7
Ce type de représentations (jugements de valeur) est considérablement plus informatif au sujet de
l’individu ou du groupe qui le produit que de l’objet qu’il cherche à décrire.
8
L’expression est de l’historienne Arlette Farge. Cf. FARGE A., 1989, p. 117.
9
HOLT P. M., 1986, p. 1241 ; WARBURG G. R., 2002, p. 48.
4
inlassablement cette zone comme le théâtre majeur de la confrontation soudano-abyssine.
Malgré l’évolution territoriale notable du Soudan mahdiste entre 1885 et 1895 (cf.
cartes B-E p. II-V), les allégeances étatiques caractéristiques de la région qui nous
intéresse ne paraissent pas avoir subi d’importantes modifications au cours de cette
période.
Nous tenterons de répondre à notre double problématique à l’aide d’un plan qui
épouse sa logique interne. Après avoir soulevé quelques points d’ordre terminologique
destinés à minimiser d’éventuelles incompréhensions ou imprécisions, nous présenterons
le corpus de sources qui a servi à alimenter notre étude. Nous proposerons ensuite une
trame contextuelle relative au Soudan mahdiste et à l’Abyssinie de Jean IV, puis
détaillerons les épisodes politico-militaires qui agitèrent la zone frontalière entre 1885 et
1889. Nous nous attaquerons alors à la première partie de notre problématique, ceci en
analysant les représentations générées par une chronique mahdiste. La suite de notre
réflexion sera consacrée au second aspect de la problématique, c’est-à-dire au rapport que
les représentations mahdistes préalablement examinées entretiennent avec une certaine
réalité des relations soudano-abyssines. Nous tâcherons de cerner ce rapport à travers
trois facettes importantes : les attitudes de l’élite mahdiste à l’égard de l’Abyssinie, les
attitudes abyssines vis-à-vis du Soudan mahdiste, et la circulation d’éléments matériels,
humains et représentationnels de part et d’autre de la région frontalière. Enfin, la
conclusion exposera de façon concise les résultats de notre recherche, mentionnera
certaines de ses limites et suggérera quelques pistes de réflexion susceptibles de donner
forme à des recherches futures.
A. Terminologie
Le terme Soudan provient de l’arabe Sūdān construit sur la racine .‫ د‬.‫ و‬.‫س‬, dont le
sens premier renvoie à la couleur noire. Les géographes arabes du Moyen Age
employèrent l’expression Bilād al-Sūdān (littéralement « pays des Noirs ») pour désigner
les territoires qui, au sud du Sahel, s’étendent de la côte atlantique aux côtes de la mer
5
Rouge. Au XIXe siècle, les régions en amont du Nil que l’Egypte conquit entre 1820 et
1874 furent unifiées sous l’appellation de Sūdān. Les Européens s’y référaient parfois à
travers les noms de Soudan oriental ou nilotique pour distinguer ces territoires de la
ceinture sub-saharienne dans toute sa longueur. La confusion atteignit son sommet
lorsque le terme Soudan fut repris par les Français à la fin du XIXe siècle pour nommer
l’une de leurs colonies d’Afrique occidentale, située à l’emplacement du Mali actuel.
Nous emploierons les mots Soudan mahdiste afin de désigner l’entité territoriale
évolutive qui, émergeant d’une révolution dirigée contre le pouvoir turco-égyptien au
Soudan (1881-1885), se maintint jusqu’à la « reconquête » du Soudan par les forces
anglo-égyptiennes (1898).
Connecté à cette expression, un autre terme requiert un bref éclaircissement : la
Mahdiyya. Dérivée du statut de celui qui réussit à renverser le régime turco-égyptien pour
instaurer un nouvel ordre social, politique et religieux au Soudan (le Mahdī), la Mahdiyya
peut désigner alternativement le mouvement ou la période mahdiste. Par convention,
celle-ci débute soit au moment de la manifestation de Muḥammad Aḥmad comme alMahdī al-muntaẓar (1881), soit dès l’instant où le siège du pouvoir turco-égyptien
(Khartoum) est investi par les forces mahdistes (1885), signifiant la fin de l’occupation
du Soudan. Elle s’étend dans les deux cas jusqu’à la « reconquête » anglo-égyptienne de
1898. La Mahdiyya est commodément opposable à son prédécesseur la Turkiyya, tant
pour des raisons phonétiques qu’idéologiques.10
Un troisième problème qu’il convient de relever a trait à la nécessaire distinction
des termes Abyssinie et Ethiopie. Nous épouserons l’approche proposée par John S.
Trimingham dans son ouvrage intitulé Islam in Ethiopia (1965(1952¹)) : il désigne sous le
nom d’Abyssinie le royaume historique des hauts plateaux dont les habitants
s’exprimaient au moyen de langues sémitiques tels que le ge‘ez, le tigriña
et
l’amharique, et qui adopta le Christianisme comme religion officielle au cours du IVe
siècle de notre ère.11 Par contraste, l’Ethiopie est porteuse de deux sens bien distincts. Le
premier provient de l’origine grecque du terme, qui était utilisé dans l’Antiquité pour
10
La Turkiyya est une appellation soudanaise qui se réfère au régime turco-égyptien du XIXe siècle. Nous
élaborerons plus à ce sujet dans un chapitre ultérieur.
11
TRIMINGHAM J. S., 1965 (1952¹), p. V.
6
nommer, vaguement certes, les terres africaines situées au sud de l’Egypte.12 L’Ethiopie
peut ainsi désigner la région qui englobe aujourd’hui les Etats érythréen, éthiopien,
djiboutien et somalien (Corne de l’Afrique). Nous l’emploierons cependant dans sa
seconde acception, qui renvoie à l’Etat contemporain dont les frontières territoriales
furent délimitées il y a un siècle par Ménélik II. Du fait que notre réflexion se focalisera
sur la fin du règne de Jean IV, le terme d’Abyssinie nous sera d’une plus grande utilité
que celui d’Ethiopie.
B. Sources
Le corpus de sources qui a nourri ce travail peut se subdiviser en quatre catégories
distinctes. La première comprend l’ensemble des documents consultés aux archives
nationales soudanaises, qui se décompose elle-même en plusieurs groupes. Parmi les plus
notables d’entre eux, nous pouvons mentionner la correspondance du Khalīfa ‘Abdullāhi
avec ses émirs postés dans la zone frontalière soudano-abyssine (Yūnis al-Dikaym et
Ḥamdān Abū ‘Anja plus particulièrement), les échanges épistolaires entre des dirigeants
mahdistes et abyssins et les rapports des Services de Renseignements égyptiens.
La seconde catégorie de sources se résume à la chronique mahdiste du conflit
soudano-abyssin qui a servi de base initiale à cette recherche, et qui fera l’objet de la
première partie de notre problématique : al-Ṭirāz al-manqūsh bi-bushra qatl Yūḥanna
malik al-Ḥubūsh (« La broderie ornée de la bonne nouvelle de la mort de Jean, roi des
Abyssins »), d’Ismā‘īl b. ‘Abd al-Qādir.13
La troisième catégorie englobe plusieurs récits d’Européens qui voyagèrent ou
vécurent au Soudan ou en Abyssinie à l’époque qui nous intéresse. Du côté soudanais, la
plupart étaient des prisonniers détenus par le Khalīfa ‘Abdullāhi à Omdurman.
Originaires d’Autriche, d’Allemagne ou d’Italie, ces hommes vécurent plus d’une
décennie à proximité immédiate du cœur du pouvoir mahdiste. Le plus célèbre d’entre
eux est incontestablement Rudolf Carl von Slatin, connu sous le nom de Slatin Pacha,
12
ZEWDE B., 1991, p. 1.
Nous consacrerons le chapitre suivant à une analyse relativement détaillée de cette chronique sans
omettre différents aspects de la vie de son auteur.
13
7
mais il importe également d’évoquer Joseph Ohrwalder, Charles Neufeld et Giuseppe
Cuzzi.14 Du côté abyssin, nous avons employé les récits de deux émissaires
diplomatiques, l’un britannique (Gerald H. Portal), l’autre ottoman (Ṣādiq Bāshā alMu’ayyad al-‘Azm).
Enfin, la dernière catégorie de sources renvoie à toutes les études historiques plus
tardives qui traitent du Soudan mahdiste et de l’Abyssinie. Un simple coup d’œil à la
bibliographie suffit pour se rendre compte du nombre très restreint d’études dédiées
spécifiquement aux relations entre les deux Etats ou les sociétés qu’ils régissent.
Tant la constitution de ce corpus de sources que son usage sont modelés par
diverses limites et contraintes qu’il convient de signaler ici. La sélection du corpus est
non seulement le fruit d’un choix inévitable ; elle est également conditionnée par des
impératifs de disponibilité et d’accessibilité. Une fois les sources sous les yeux, certains
problèmes viennent rappeler à notre esprit que le processus de la recherche ne ressemble
ni à un long fleuve tranquille, ni à une promenade paisible dans un environnement
familier. Les archives manuscrites posent parfois des difficultés de lisibilité, qui sont
fonction de l’état de conservation des documents, du style de l’écriture et du genre
linguistique employé. Un autre problème survient lorsque l’on travaille sur des
traductions de documents originaux. Considérons le cas de traductions anglaises
d’originaux en langue arabe ou amharique, dont on trouve un nombre important aux
archives de Khartoum.15 Bien qu’un laps de temps relativement court les sépare de leurs
documents-sources (souvent quelques années), elles ne sauraient être employées qu’avec
certaines réserves. En effet, la traduction est-elle fiable ? A-t-elle pu préserver les
nuances sémantiques de la langue d’origine ?16
14
Il ne faudrait pas oublier le prisonnier égyptien Ibrāhīm Fawzī Pacha, dont nous n’avons pas utilisé le
récit faute de temps. Cf. FAWZĪ PACHA Ibrāhīm, Kitāb al-Sūdān bayna aydī Gordon wa Kitchener. 2
Vols. Le Caire, Idāra jarīda al-Mu’ayyad, 1901. Eve M. Troutt Powell propose une analyse intéressante de
l’expérience pétrie de contradictions de cet officier égyptien : TROUTT POWELL E. M., 2003, p. 105-134.
15
Les sources originales mahdistes ou abyssines sont dans certains cas introuvables, ce qui contraint le
chercheur à se servir de traductions effectuées par les Britanniques (par le biais des Services de
Renseignements égyptiens ou à la suite de la « reconquête » du Soudan en 1898).
16
Le fait qu’il est possible, dans plusieurs cas, d’accéder au document original et à sa traduction anglaise
permet d’évaluer la qualité et la fiabilité de cette dernière. Si l’on sait que la même personne a traduit
différents documents, on peut alors tenter d’extrapoler la fiabilité de traductions dont l’original est
inaccessible.
8
En outre, l’interprétation des sources a elle aussi ses limites. La plus flagrante est
peut-être celle qui découle de la condition humaine du chercheur, qui procède au travail
d’interprétation en tant qu’individu adhérant à une certaine vision du monde, façonnée
par une expérience et une culture particulières. Les archives tendent divers pièges dont il
faut se méfier. Elles peuvent absorber le chercheur au point qu’il ne parvient plus à les
interroger, ni à savoir y distinguer l’essentiel de l’inutile pour sa recherche.17 Un autre
risque réside dans l’identification telle qu’elle a été décrite un tant soit peu ironiquement
par Arlette Farge :
« ‘Identification’, cela signifie cette façon insensible mais réelle qu’a l’historien de n’être
attiré que par ce qui peut conforter ses hypothèses de travail décidées à l’avance. A moins qu’il ne
s’agisse de cet étrange hasard où ne se découvre que ce que l’on cherche et qui, miraculeusement,
semble s’ajuster au désir initial et profond de l’historien. (…) S’identifier, c’est anesthésier le
document et la compréhension qu’on peut en avoir. »18
Consciente de cette tentation, nous nous sommes efforcée d’y céder le moins
possible tout au long du processus de notre recherche. Un troisième piège est celui de la
paraphrase de l’archive, qui prend son visage le plus menaçant lorsque la richesse de
l’archive nous fait croire que le document peut se suffire à lui-même. L’écriture de
l’histoire qui en découle n’est autre que le reflet, voire le calque, de ce qui fut couché sur
papier il y a un siècle. Enfin, le statut de vraisemblance -et même de véridicité- que l’on
accorde à la citation ne devrait pas se traduire par un usage excessif ou erroné de la
citation.19
En gardant à l’esprit les problèmes d’ordre épistémologique et méthodologique
que nous avons évoqués dans cette partie introductive, nous tenterons d’écrire une
histoire qui parvienne à se frayer une voie entre, d’une part, la conscience qu’il ne peut y
avoir de récit définitif de la réalité historique et, d’autre part, le souci de ne pas mépriser
cette réalité en dépit de sa nature imperceptible. Nous espérons que l’histoire des
représentations coulée dans ces pages saura garder un certain goût de l’inachevé.
17
FARGE A., 1989, p. 87-88.
Ibid., p. 88-89.
19
Un emploi de la citation aussi commun que problématique est celui par lequel l’historien croit apporter
des preuves là ou un raisonnement serait nécessaire. Cf. Ibid., p. 91. Il nous serait immodeste de prétendre
avoir échappé à ce piège.
18
9
II. Contexte historique
L’étude des représentations des relations entre le Soudan mahdiste et l’Abyssinie
n’a de sens que si le contexte historique dans lequel elles s’inscrivent nous est quelque
peu familier. Sans prétendre à une quelconque exhaustivité, il nous faut mettre en relief
certains événements et processus d’ordre social, politique, militaire et stratégique qui
marquèrent les histoires soudanaise et abyssine durant les années 1880. Nous
commencerons donc par brosser un grossier portrait du Soudan mahdiste et de
l’Abyssinie de cette époque, puis nous affinerons le trait pour présenter les différentes
phases du conflit qui embrasa la frontière soudano-abyssine de 1885 à 1889. Cette trame
historique nous permettra de saisir, du moins sur le plan factuel, les dynamiques
auxquelles renvoient les représentations que nous analyserons par la suite.
A. L’étatisation d’une révolution millénariste
Au Soudan, la révolution organisée par le mouvement mahdiste au début des
années 1880 mit fin à soixante ans d’occupation turco-égyptienne. En moins de quatre
ans, ce mouvement politico-religieux endogène réussit à renverser le régime établi et à
s’imposer comme l’acteur principal de la scène politique, religieuse et étatique
soudanaise. Il prit naissance sur l’île d’Aba (sur le Nil blanc à l’ouest de la Gezira, cf.
carte A p. I) en juin 1881, avec l’auto-proclamation publique de Muḥammad Aḥmad b.
‘Abdallah comme al-Mahdī al-muntaẓar.1 Celui-ci bénéficia d’un large soutien populaire
1
COLLINS R. O., 1967, p. 76 ; HOLT P. M., 1986, p. 1239 ; HOLT P. M. et M. W. DALY, 2000 (1961¹),
p. 76 ; WARBURG G. R., 2002, p. 31 ; ABŪ SHŪK A. I., 2006, p. 148. Selon la doctrine sunnite, le Mahdī
est un restaurateur de la religion et de la justice qui doit apparaître avant la fin du monde. Pour plus de
détails sur la figure du Mahdī, cf. MADELUNG W., 1986 ; WARBURG G. R., 2002, p. 22-23.
10
né de plusieurs facteurs de mécontentement à l’égard du gouvernement turco-égyptien.
Premièrement, de nombreux habitants du Soudan n’appréciaient guère la domination
d’un pouvoir politique étranger, qui de surcroît collaborait avec des puissances
chrétiennes.2 Deuxièmement, le régime turco-égyptien, par ses politiques fiscales
dévastatrices, avait provoqué de graves crises sociales et économiques. Celles-ci
concernaient essentiellement des tribus du nord, riveraines du Nil (Ja‘liyīn et Danāqla),
qui migrèrent vers le sud (Baḥr al-Ghazāl, Darfour) pour prendre part aux fructueuses
activités commerciales de ces régions dont l’accès avait été considérablement facilité
depuis les années 1840 (ouverture du haut Nil blanc à la navigation). A partir des années
1870, le gouvernement tenta de supprimer la traite des esclaves en s’appuyant sur des
figures européennes telles que Samuel Baker et Charles George Gordon. Cette politique
se heurta à l’hostilité croissante des marchands originaires du nord, qui vivaient du
commerce de l’ivoire et des esclaves.3 Finalement, le pouvoir turco-égyptien créa des
tensions dans la sphère religieuse. En s’efforçant d’imposer des ulémas orthodoxes d’alAzhar dans les institutions judiciaires et éducatives, il menaçait l’autorité des cheikhs de
tribus et des fuqarā’ locaux. Structurée par de nombreuses confréries soufies, la société
soudanaise pouvait difficilement adhérer à l’Islam plus doctrinaire que prêchaient les
ulémas venus d’Egypte.4 Ainsi, les partisans de Muḥammad Aḥmad comprenaient des
groupes aussi variés que des hommes pieux rattachés aux confréries soufies, des
marchands et des soldats issus des tribus riveraines (appelés parfois awlād al-balad) et
des nomades Baqqāra hostiles à toute forme de contrôle gouvernemental.5
Les années 1881-1885 constituent l’étape formative de l’Etat mahdiste, dans la
mesure où deux processus cruciaux se produisirent en parallèle : l’extension territoriale
de la révolte et l’étatisation du mouvement. La première de ces dynamiques se traduisit,
2
WARBURG G. R., 2002, p. 24. Sous les règnes de Sa‘īd (1854-1863) et surtout d’Ismā‘īl (1863-1879), le
gouvernement turco-égyptien employa un nombre croissant d’Européens et d’Américains chrétiens pour
remplir de hautes fonctions militaires et civiles au Soudan. Cf. COLLINS R. O., 1967, p. 72 ; HOLT P. M.,
1986, p. 1239 ; VOLL J. O., 2000, p. 154.
3
RUAY D. D. A., 1994, p. 159. HOLT P. M. et M. W. DALY, 2000 (1961¹), p. 78 ; WARBURG G. R.,
2002, p. 24.
4
COLLINS R. O., 1967, p. 77 ; WARBURG G. R., 2002, p. 24. Pour des informations relatives au
développement historique des différentes confréries soufies au Soudan, cf. KARRĀR ‘A. S., 1992 ; HOLT
P. M., 1973.
5
HOLT P. M., 1958, p. 117-118. Pour approfondir l’analyse des origines de la Mahdiyya à travers des
extraits de l’historiographie soudanaise, cf. WARBURG G. R., 1992, p. 42-55.
11
sur le terrain, par une série de victoires militaires éclatantes contre les troupes turcoégyptiennes : au Jabal Qadīr dans les Monts Nuba (décembre 1881 et mai 1882), à El
Obeid, capitale du Kordofan (janvier 1883), à Shaykān (au sud-est d’El Obeid, novembre
1883), au Darfour (décembre 1883), au Baḥr al-Ghazāl (avril 1884), sur les côtes de la
mer Rouge (février 1884) et à Berber (mai 1884).6 L’assaut des forces mahdistes contre
les armées gouvernementales culmina le 25 janvier 1885 avec la prise de Khartoum, siège
du pouvoir turco-égyptien.
Le processus d’étatisation7 que connut le mouvement mahdiste au cours de ces
années peut se décomposer en trois développements importants. Le premier concerne
l’institutionnalisation croissante de la Mahdiyya, qui devint un Etat doté de provinces
délimitées, d’une armée divisée en trois commandements, d’un Trésor (bayt al-māl) et
d’une institution judiciaire présidée par un qāḍī al-Islām.8 Le second renvoie à la
territorialisation du mouvement, dont la capitale évolua d’une région « périphérique » du
Soudan turco-égyptien (Jabal Qadīr) vers le centre de l’ancien régime (Khartoum).9 Le
troisième a trait à la centralisation de l’autorité du Mahdī. C’est essentiellement grâce à
des instruments juridiques que le leader politico-religieux parvint à concentrer tous les
pouvoirs de décision dans ses mains. Il décréta non seulement l’abolition de toutes les
confréries soufies, mais invalida également les quatre écoles juridiques traditionnelles de
l’Islam (madhāhib). Le droit de l’Etat mahdiste ne devait se nourrir que de trois sources :
la Sunna, le Coran et l’ilhām (inspiration prophétique). L’ijtihād (jugement indépendant)
était évidemment une prérogative du Mahdī.10 Cette méthode légale lui permit de
contourner le taqlīd (loi formulée par les écoles juridiques), de neutraliser les ulémas
orthodoxes et de remodeler ainsi les sphères politique et sociale du Soudan mahdiste.
6
HOLT P. M. et M. W. DALY, 2000 (1961¹), p. 79-83 ; WARBURG G. R., 2002, p. 39-40.
Le processus d’étatisation ne signifia aucunement un processus de « nationalisation » au sens de la
construction d’une identité nationale soudanaise, bien que certains aient pu déceler dans la révolution
mahdiste les ferments d’un nationalisme soudanais. Cf. VOLL John O., 2000, p. 154, AL-QADDĀL M. S.,
al-Islām wa’l-siyyāsa fī’l-Sūdān, 1992, p. 62 ; H ASAN Y. F., 1978, p. 10-11 ; ROSSI R. N., 1994, p. 1315 ; ABŪ SHŪK A. I. et A. BJØRKELO, 1996, p. X.
8
BLEUCHOT H., 1989, p. 145-146 ; HOLT P. M. et M. W. DALY, 2000 (1961¹), p. 84-85 ; WARBURG
G. R., 2002, p. 39. Les divisions de l’armée correspondaient à la bannière noire (commandée par
‘Abdullahi al-Ta‘āīshī), à la bannière verte (commandée par ‘Alī wad Ḥilū) et à la bannière rouge
(commandée par Muḥammad Sharīf, cousin du Mahdī).
9
Une fois Khartoum tombée, le Mahdī installa sa capitale à Omdurman, de l’autre côté du Nil blanc.
10
LAYISH A., 2000, p. 223-224 ; WARBURG G. R., 2002, p. 40-41.
7
12
Cependant, le Mahdī n’eut pas la possibilité de poursuivre sa mission au-delà du
Soudan : la mort l’emporta le 22 juin 1885, quelques mois après l’établissement de la
capitale mahdiste à Omdurman.11 La disparition du leader provoqua une crise pratique et
idéologique au sein de la communauté des Anṣār.12 Qui était en effet son successeur
légitime ? Et comment expliquer la mort du Mahdī, lui qui s’était investi d’une mission
universelle de restauration de l’Islam mais n’avait conquis qu’un territoire limité aux
frontières du Soudan turco-égyptien ? La question de la succession fut résolue presque
immédiatement grâce à une assemblée de notables qui prêta allégeance (bay‘a) à
‘Abdullāhi al-Ta‘āīshī.13 Celui-ci jouissait d’une prééminence politique et militaire par
rapport aux deux autres prétendants potentiels à la succession, Muḥammad Sharīf et ‘Alī
wad Ḥilū.14 Subséquemment à la prise d’El Obeid (janvier 1883), le Mahdī avait déjà
octroyé les pleins pouvoirs à ‘Abdullāhi al-Ta‘āīshī, faisant de lui son représentant.15 En
outre, il dirigeait la plus grande force militaire stationnée à Omdurman et pouvait ainsi
contrer toute velléité adverse. Le problème idéologique fut quant à lui résolu à travers
une analogie entre la succession du Prophète de l’Islam et celle du Mahdī : une
proclamation enjoignit les Anṣār à suivre l’exemple des premiers Musulmans qui
reconnurent Abū Bakr comme le successeur légitime du Prophète et combattirent pour
leur religion.16
La tâche qui incombait au Khalīfa ‘Abdullāhi consistait principalement à
consolider le jeune Etat mahdiste et à élargir ses frontières territoriales. Durant la
première partie de son règne (1885-1889), il fut confronté à plusieurs types de défis
intérieurs et extérieurs qui déterminèrent dans une large mesure l’évolution ultérieure du
11
Un tombeau orné d’une haute coupole fut construit à Omdurman pour recueillir la dépouille du Mahdī. Il
fut bombardé par les Britanniques lors de la « reconquête » du Soudan (1898), puis rebâti en 1947 par
Sayyid ‘Abd al-Raḥman al-Mahdī (1885-1959), fils posthume du Mahdī. Cf. photographie (A) p. XI ;
ALLUAUD C., 1907, p. 464 ; WARBURG G. R., 2005, p. 71. Nous reviendrons sur la portée du message
mahdiste dans un chapitre ultérieur.
12
Ainsi les partisans de Muḥammad Aḥmad se nommaient-ils, en référence aux premiers disciples
médinois du Prophète Muḥammad. Pour une proclamation du Mahdī relative à l’adoption de ce nom, cf.
WINGATE F. R., 1968² (1891), p. 48.
13
HOLT P. M., 1986, p. 1240 ; WARBURG G. R., 2002, p. 43.
14
Commandants des trois divisions de l’armée mahdiste, ‘Abdullāhi al-Ta‘āīshī, Muḥammad Sharīf et ‘Alī
wad Ḥilū étaient identifiés à trois des premiers califes de l’Islam : Abū Bakr, ‘Umar et ‘Alī.
15
Ibid. Pour la proclamation correspondante, cf. WINGATE F. R., 1968² (1891), p. 228-229 ; YAGI V. A.,
1990, p. 575-577. ‘Abdullahi ne fit usage du titre de Khalīfat al-Mahdī (« successeur du Mahdī ») qu’après
la mort de ce dernier.
16
HOLT P. M., 1986, p. 1240 ; WARBURG G. R., 2002, p. 43.
13
Soudan mahdiste. Nous mentionnerons brièvement les plus pertinents pour notre étude.
Le Khalīfa dut tout d’abord faire face à une série de mouvements d’opposition internes,
dont le plus menaçant était incontestablement celui des Ashrāf (parents et partisans du
Mahdī) conduits par Muḥammad Sharīf, qui revendiquait la succession du pouvoir.
Plusieurs foyers insurrectionnels s’allumèrent au Darfour ainsi qu’à la frontière soudanoabyssine au cours des années 1887-1889, souvent habillés d’un discours messianique.17
Le Khalīfa réussit à neutraliser la plupart de ces forces d’opposition à travers la
répression militaire, la destitution administrative et la gestion des ressources au profit de
sa propre tribu. L’immense majorité des postes de gouverneur provincial fut octroyée à
des Ta‘āīshī18 ou à des clients du Khalīfa, qui remplacèrent ceux que le Mahdī avaient
précédemment nommés.19 Les Ta‘āīshī furent victimes d’une politique de migration
forcée qui les transposa du Soudan occidental vers la capitale mahdiste en 1888-1889.20
Une menace d’ordre climatique vint s’ajouter aux difficultés intérieures qui assaillaient le
successeur du Mahdī. Une famine dévastatrice ravagea le Soudan durant l’année 18891890, dont les funestes conséquences firent couler beaucoup d’encre parmi les
prisonniers européens retenus à Omdurman à cette époque.21
Sur le plan extérieur, l’Etat mahdiste entretint des relations conflictuelles avec
deux de ses voisins immédiats, l’Egypte et l’Abyssinie. Ce n’est qu’au cours des années
1890 que les menaces externes se multiplièrent et s’européanisèrent, puisque les AngloEgyptiens, les Italiens et les Belges exercèrent une pression respectivement sur les
frontières nord, est et sud-ouest du Soudan. Les premières années de règne du Khalīfa ne
17
Nous détaillerons ces mouvements au chapitre suivant.
La tribu des Ta‘āīshī, dont le Khalīfa était issu, appartient au groupe des nomades Baqqāra originaires
des régions méridionales du Kordofan et du Darfour.
19
HOLT P. M., 1958, p. 125-131 ; HOLT P. M., 1986, p. 1241 ; WARBURG G. R., 2002, p. 44. A
l’exception notable d’‘Uthmān Abū Bakr Diqna, dont les origines Beja en faisait un interlocuteur
irremplaçable face aux Beja habitant les régions côtières de la mer Rouge.
20
HOLT P. M., 1986, p. 1241 ; HOLT P. M. et M. W. DALY, 2000 (1961¹), p. 91-92 ; WARBURG G. R.,
2002, p. 44. La présence des Ta‘āīshī à Omdurman envenima les relations entre le Khalīfa ‘Abdullahi et les
awlād al-balad, qui voyaient d’un mauvais œil les privilèges accordés aux nomades par le chef de l’Etat
mahdiste. Les Ta‘āīshī ne se laissèrent pas facilement transformer en armée stable et disciplinée ainsi que le
Khalīfa l’avait espéré. Pour les objectif politiques et religieux du tahjīr (migration forcée / déportation), cf.
KAPTEIJNS L., 1985, p. 79-80.
21
Cf. OHRWALDER J., 1892², p. 284-291 ; SLATIN PACHA R. C., 1898, p. 591-598 ; NEUFELD C.,
1899³, p. 116-118. Joseph Ohrwalder et Rudolf C. Slatin interprètent cette famine comme un acte de
vengeance divine dirigé contre les Mahdistes.
18
14
connaissaient donc pas encore ce processus d’internationalisation de la question
soudanaise. La conquête de l’Egypte constituait l’un des objectifs majeurs, si ce n’est la
cible prioritaire, de l’expansion territoriale mahdiste. Elle représentait « l’héritage d’un
rêve d’une conquête universelle à travers les terres d’Islam qui s’était évanoui avec la
mort du Mahdī. [ma traduction] »22 Le Mahdī avait en effet déjà planifié une campagne
sous la direction du général ‘Abd al-Raḥmān al-Nujūmī. Bien que ce dernier ait établi ses
quartiers à Dongola dès novembre 1886, l’attaque fut reportée jusqu’au milieu de l’an
1889. Les raisons de cette attente étaient tant physiques que politiques. Il était difficile de
maintenir et d’approvisionner une force de combattants tribaux en vue d’une progression
dans les régions arides de la Nubie. De plus, al-Nujūmī était le dernier des grands
commandants issus du groupe des awlād al-balad, dont les liens avec Muḥammad Sharīf
éveillaient la méfiance du Khalīfa.23 En février 1889, celui-ci envoya l’officier Baqqāra
Yūnis al-Dikaym à Dongola, afin qu’il y occupe officiellement la charge de gouverneur
et qu’il y surveille officieusement les activités d’al-Nujūmī et de ses troupes.24 La
confrontation entre les forces mahdistes et anglo-égyptiennes culmina avec la célèbre
bataille de Ṭūshkī (3 août 1889, cf. carte A p. I), durant laquelle les Anṣār furent anéantis
par les troupes du général Grenfell. Cet épisode est fréquemment présenté comme un
événement-clé de l’histoire mahdiste qui sonna le glas des ambitions expansionnistes de
la Mahdiyya en direction de l’Egypte.25 Nous détaillerons le conflit qui opposa le Soudan
et l’Abyssinie dans la suite de ce chapitre.
22
HOLT P. M. et M. W. DALY, 2000 (1961¹), p. 90. ‘Abd al-‘Azīz Ḥusayn Al-Sāwī et Muḥammad ‘Alī
Jādīn conçoivent l’objectif principal de la Mahdiyya comme la libération de l’Egypte et du monde arabomusulman de la domination « turque » (ottomane). Cf. AL-SĀWĪ ‘A. al-‘A. Ḥ. et M. ‘A. JĀDĪN, n. d.,
p. 143, 145.
23
Ibid. ; WARBURG G. R., 2002, p. 47.
24
HOLT P. M., 1958, p. 159 ; HOLT P. M. et M. W. DALY, 2000 (1961¹), p. 90.
25
HOLT P. M., 1958, p. 165 ; BLEUCHOT H., 1989, p. 163 ; HOLT P. M. et M. W. DALY, 2000 (1961¹),
p. 91 ; WARBURG G. R., 2002, p. 47.
15
B. La consolidation d’un ordre impérial
En Abyssinie, le règne du Negusä nägäst26 Jean IV (1872-1889) débuta une
décennie avant l’éruption de la révolution mahdiste et prit fin quelques années après
l’accession du Khalīfa ‘Abdullāhi au pouvoir. Les deux dirigeants ont ceci de commun
qu’ils consolidèrent un ordre nouveau établi par leurs prédécesseurs respectifs. Tandis
que le Khalīfa achevait la transformation d’un mouvement politico-religieux en structure
étatique, le Négus poursuivait le processus d’unification impériale entamé par Théodore
II (1855-1868). Ce dernier est considéré par de nombreux historiens comme l’empereur
qui inaugura l’histoire contemporaine de l’Abyssinie, mettant un terme au Zamana
Masafent (« ère des princes »).27 Parmi les héritages importants du règne de Théodore II,
nous pouvons évoquer l’adéquation du pouvoir et de l’autorité politiques, absente durant
le Zamana Masafent, et la prépondérance de deux moyens d’accéder au trône impérial :
la force militaire et la revendication généalogique salomonique.28 Nous dépeignerons le
règne de Jean IV –un peu trop classiquement peut-être- à travers les grandes articulations
de ses politiques intérieures et extérieures, qui convergeaient vers l’objectif global
d’unification impériale.
La politique intérieure se subdivise en trois dynamiques fondamentales.
Premièrement, dès le moment où il fut couronné (21 janvier 1872), le Négus s’efforça de
soumettre les potentats régionaux en s’appuyant sur une approche plus souple que celle
de son prédécesseur. A la centralisation très marquée de Théodore II, Jean IV préféra une
politique qui respectait les régionalismes tout en les contrôlant.29 La subordination des
deux principaux chefs locaux, Ménélik du Choa et ‘Adāl du Gojjam (cf. carte G p. VII, le
Choa y est transcrit « Shawa »), dura plusieurs années. ‘Adāl reconnut Jean IV comme
son suzerain en octobre 1874 et obtint le titre de Rās en échange de sa loyauté.30 En mars
26
Littéralement « Roi des Rois », il s’agit du titre traditionnellement employé par les empereurs
d’Abyssinie pour qualifier leur rang. Par souci d’allégement, nous désignerons Jean IV sous l’appellation
de « Négus » alors que ses vassaux ayant obtenu le grade de roi seront adressés en tant que « Negus ».
27
ZEWDE B., 1991, p. 27, 42 ; ERLICH H., 1994, p. 48. Le Zamana Masafent se réfère à une période de
l’histoire abyssine (1769-1855) durant laquelle les Négus de Gondar étaient des marionnettes dans les
mains d’une puissante notabilité qui les instituait et les destituait selon son bon vouloir. Des seigneurs
régionaux contrôlaient ainsi le trône impérial.
28
ZEWDE B., 1991, p. 42.
29
Ibid., p. 43-44 ; ERLICH H., 1994, p. 57.
30
COULBEAUX J.-B., 1929, vol. 2, p. 468 ; ZEWDE B., 1991, p. 45.
16
1878, ce fut le tour de Ménélik de se soumettre au cours d’une cérémonie officielle où il
fut couronné Negus (Roi) du Choa.31 Trois ans plus tard, le Rās ‘Adāl se vit également
octroyer le grade de Negus : rebaptisé Takla-Haymanot, il obtint le contrôle du Gojjam et
du Kaffa.32 Or, ces soumissions n’empêchèrent pas les deux vassaux de nouer, au cours
de l’année 1888, une alliance contre Jean IV afin de promouvoir leurs propres intérêts
régionaux.
Deuxièmement, le Négus procéda à l’arbitrage de différends opposant ses deux
vassaux. C’est ainsi qu’il joua le rôle de médiateur dans le conflit qui éclata en juin 1882
dans la région du Wollega (cf. carte F p. VI).33 Jean IV prononça des sanctions contre les
belligérants en leur retirant certains fiefs. Il conclut cet arbitrage par une alliance
familiale et politique : il fit marier son fils Ar’aya Sellasé à la fille de Ménélik, Zawditu,
visant l’union future de la couronne impériale et de celle du Choa. Le troisième volet de
la politique intérieure de Jean IV renvoie au processus d’unification religieuse de
l’empire. Nous l’analyserons en détail dans un chapitre ultérieur.
Sa politique extérieure avait pour objectif de consolider les frontières de
l’Abyssinie, que ce soit par les armes ou par la diplomatie. Malgré plusieurs victoires
militaires éclatantes, notamment contre l’Egypte, le Négus ne parvint pas à contrecarrer
les avancées italiennes sur son flanc oriental, qui le privèrent d’un accès à la mer qu’il
jugeait pourtant vital.34 L’Abyssinie de Jean IV était sujette à des menaces extérieures
plus nombreuses et plus pressantes que celle de Théodore II, et ceci à cause de deux
évolutions majeures : en premier lieu, le percement du canal de Suez et son inauguration
en 1869 conférèrent à la mer Rouge « un statut de route impériale »35 propre à éveiller les
appétits des puissances européennes ; en second lieu, le programme expansionniste du
Khédive Ismā‘īl (1863-1879) en direction de l’Afrique visait directement le Soudan et
31
COULBEAUX J.-B., 1929, vol. 2, p. 469 ; ZEWDE B., 1991, p. 46 ; HENZE P. B., 2004, p. 150. Nous
reviendrons ultérieurement sur les titres de la hiérarchie politico-militaire abyssine.
32
SHINN D. H., 2004, p. 368.
33
ABEBBE B., 1998, p. 111 ; HENZE P. B., 2004, p. 151.
34
ABEBBE B., 1998, p. 106.
35
Ibid., ibid. ; COULBEAUX J.-B., 1929, vol. 2, p. 472.
17
l’Abyssinie.36 Celle-ci fut ainsi directement confrontée à des acteurs aussi variés que
l’Egypte, la France, l’Italie puis la Grande Bretagne et le Soudan mahdiste.
Sous-estimant les capacités de résistance abyssines, l’Egypte tenta d’encercler
territorialement l’Abyssinie et d’isoler diplomatiquement le Négus. Les troupes turcoégyptiennes occupèrent la région de Bogos en 1872 (au nord de l’Erythrée actuelle) et la
ville de Harar (sud-est de l’Abyssinie) trois ans plus tard (cf. carte G p. VII).37 Bien que
Jean IV ait échoué à intéresser les puissances européennes à son sort, même en invoquant
une potentielle solidarité chrétienne contre les forces musulmanes du Khédive, il réussit à
infliger un terrible coup à l’expansionnisme turco-égyptien. Sa faiblesse diplomatique fut
en quelque sorte compensée par son succès militaire lors des batailles de Gundet (16
novembre 1875) et de Gura (7-9 mars 1876), qui furent le théâtre de l’anéantissement des
troupes turco-égyptiennes.38 Bahru Zewde met en évidence l’importance de ces victoires
pour la sauvegarde de l’indépendance de l’Abyssinie. Il les juge plus remarquables que la
célèbre bataille d’Adwa (1896), du fait que Jean IV affronta l’Egypte en tant que
dirigeant d’un pays divisé, alors que Ménélik vainquit les Italiens en s’appuyant sur une
Ethiopie unifiée.39 Il est indéniable que l’issue du conflit procura au Négus des gains
matériaux (armes modernes) et psychologiques (prestige local et international)
significatifs, qui ne furent pas sans effet sur les relations extérieures de l’Abyssinie.
La France prit pied sur la côte orientale de l’Abyssinie à partir de 1862, année où
elle acquit le territoire d’Obock faisant face au golfe d’Aden (cf. carte B p. II). Ce n’est
néanmoins que dans les années 1884-1888 qu’elle consolida sa présence dans la région et
constitua « la côte française des Somalis »40, ancêtre de l’actuel Djibouti. Quant à l’Italie,
elle s’implanta sur la côte dès 1879, dix ans après que le port d’Assab fut acheté par la
36
ZEWDE B., 1991, p. 50 ; ABEBBE B., 1998, p. 106. Ismā‘īl réussit à annexer de vastes territoires au
Soudan turco-égyptien : Souakin et Massawa (1865), l’Equatoria (1871), le Baḥr al-Ghazāl (1873) et le
Darfour (1874). Abebbe émet l’hypothèse intéressante selon laquelle le Khédive avait l’intention
d’exploiter les terres fertiles d’Abyssinie pour solder les dettes qui pesaient sur les finances égyptiennes.
37
ZEWDE B., 1991, p. 50-51 ; HENZE P. B., 2004, p. 148. Le Suisse Werner Munzinger, qui exerça la
fonction de consul de France à Massawa (1864-1870) puis de gouverneur de Massawa au service du régime
turco-égyptien (1871-1875), joua un rôle décisif en tant qu’architecte de l’expansionnisme turco-égyptien
en direction de l’Abyssinie. Il périt en 1875 au cours d’une expédition qui se dirigeait vers le Choa. Cf.
WARBURG G. R., 2005, p. 56-58.
38
CAULK R. A., 1971, p. 25 ; ZEWDE B., 1991, p. 52-53 ; ABEBBE B., 1998, p. 107 ; HENZE P. B.,
2004, p. 148-149. Les sites de ces batailles se situent au nord d’Adwa, sur le haut plateau du Hamasien (cf.
carte G p. VII)
39
ZEWDE B., 1991, p. 53.
40
COULBEAUX J.-B., 1929, vol. 2, p. 472.
18
compagnie de navigation Rubattino. Assab fut le point de départ de la pénétration
impérialiste italienne en Abyssinie, qui se traduisit initialement par une série
d’expéditions à l’intérieur des terres (1881, 1883).41
Il n’est pas inintéressant de considérer l’évolution du règne de Jean IV à travers la
transformation des configurations stratégiques intra et extra abyssines. Les années 18761878 peuvent être perçues comme la période d’apogée du pouvoir du Négus. Il avait en
effet soumis ses potentiels rivaux internes et triomphé de l’ennemi turco-égyptien, le
danger extérieur le plus menaçant vis-à-vis de l’Abyssinie de cette époque.42 Or, le début
des années 1880 vit se produire des événements qui, bien que concernant l’Egypte et le
Soudan en premier lieu, allaient avoir de graves répercussions sur l’Abyssinie. La
révolution mahdiste (1881-1885) et l’occupation simultanée de l’Egypte par la Grande
Bretagne (1882) déclenchèrent plusieurs processus dont l’issue se révéla fatale pour Jean
IV, tant sur le plan politique que personnel. Premièrement, l’adversaire turco-égyptien très affaibli depuis la seconde moitié des années 1870- fut substitué par le Soudan
mahdiste, dont l’idéologie militante et les victoires fulgurantes contre l’occupant turcoégyptien n’avaient rien de rassurant. Deuxièmement, la Grande Bretagne se départit de
son indifférence à l’égard de l’Abyssinie, car elle était désormais responsable des troupes
turco-égyptiennes stationnées le long de la frontière soudano-abyssine. Troisièmement,
l’implication croissante des Britanniques dans la vallée du Nil et dans les eaux de la mer
Rouge facilita la progression des Italiens en Abyssinie orientale.43 L’année 1885 marque
ainsi un tournant important dans la carrière de Jean IV : alors que l’Italie hissait son
drapeau dans le port de Massawa avec l’accord tacite de la Grande Bretagne (février
1885), un conflit armé éclatait entre le Soudan et l’Abyssinie, qui allait agiter la zone
frontalière pendant quatre ans. L’insubordination croissante de Ménélik du Choa
constituait le troisième pan d’une tension triangulaire à laquelle Jean IV n’allait survivre
ni politiquement, ni biologiquement.44
41
Ibid., p. 473 ; ABEBBE B., 1998, p. 114.
ZEWDE B., 1991, p. 55.
43
Ibid., p. 54 ; MARCUS H. G., 1975, p. 79, 82.
44
ZEWDE B., 1991, p. 56.
42
19
C. Une confrontation imbriquée dans les processus impérialistes européens
La nouvelle configuration stratégique qui se dessina dans la vallée du Nil au cours
de la première moitié des années 1880 rassembla les conditions nécessaires –mais pas
forcément suffisantes- à la cristallisation de tensions croissantes entre le Soudan et
l’Abyssinie. Précisons d’ores et déjà que nous nous concentrerons intentionnellement sur
l’aspect militaire de cette confrontation, non pas par goût particulier pour l’histoire
militaire, mais parce que ses facettes politiques, idéologiques, épistolaires et
représentationelles occuperont toute notre attention dans la suite de l’étude.
Comme nous avons commencé à le suggérer plus haut, la simultanéité de
l’embrasement mahdiste au Soudan et de l’occupation britannique de l’Egypte amena la
Grande Bretagne à chercher un rapprochement diplomatique avec l’Abyssinie. En effet,
le territoire de celle-ci était la seule voie d’évacuation possible des garnisons turcoégyptiennes assaillies par les Mahdistes le long de la frontière soudano-abyssine.45 Quant
à l’Abyssinie, elle pouvait tenter, à travers des négociations avec la puissance qui
contrôlait désormais l’Egypte, de récupérer des territoires dont son vieil ennemi s’était
emparé au début des années 1870. C’est ainsi que fut signé le traité anglo-abyssin de
Hewett, également connu sous le nom de « traité d’Adwa » (3 juin 1884).46 Parmi les
clauses les plus importantes de cet accord, il faut mentionner l’engagement de
l’Abyssinie à assister l’évacuation des troupes turco-égyptiennes stationnées à Kassala,
Amadib et Sanhit (Keren) (cf. carte B p. II). En contrepartie, le Négus obtenait des
avantages politiques, militaires, commerciaux et religieux significatifs : la cession du
territoire de Bogos, le libre transit des marchandises –y compris les armes- par Massawa
(sous protection britannique), l’extradition réciproque de criminels, l’envoi facilité de
plusieurs évêques d’Alexandrie (Abuna dans l’Eglise orthodoxe abyssine), ainsi que le
recours à l’arbitrage britannique pour régler d’éventuels conflits avec le Khédive.47
45
AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 20.
HOLT P. M., 1958, p. 148 ; TRIMINGHAM J. S., 1965 (1952¹), p. 124 ; SANDERSON G. N., 1969,
p. 17 ; CAULK R. A., 1971, p. 24, 28 ; MARCUS H. G., 1975, p. 81 ; ABEBBE B., 1998, p. 114. L’amiral
Sir William Hewett fut envoyé par la Grande Bretagne pour négocier les termes de l’accord avec Jean IV.
47
HERTSLET Sir E., The map of Africa by treaty. Londres, 1967, vol. 2, p. 422-423, cité par MARCUS H.
G., 1975, p. 81 ; ABEBBE B., 1998, p. 114-115.
46
20
Le traité entraîna une première série d’affrontements soudano-abyssins dans deux
secteurs géographiques distincts : Kassala d’une part, et la région comprise entre le fleuve
Aṭbara et le Nil bleu d’autre part (cf carte B p. II). Cette dernière nous intéresse tout
particulièrement, car c’est elle qui fut le théâtre du conflit armé représenté dans la
chronique d’‘Abd al-Qādir. Les troupes turco-égyptiennes y étaient postées dans trois
centres principaux : al-Qaḍārif (aussi connu sous le nom de Sūq Abū Sin), al-Qallābāt et
al-Jīra. Tels des îles au milieu de l’océan mahdiste, ces trois points d’ancrage turcoégyptiens n’hébergeaient que de petites garnisons relativement vulnérables.48 Alors qu’alQaḍārif se rendit aux Anṣār en avril 1884 (avant la signature du traité de Hewett), alQallābāt et al-Jīra résistèrent à la pression mahdiste jusqu’à ce qu’elles soient évacuées
respectivement les 28 février et 4 juillet 1885. Les troupes turco-égyptiennes prirent le
chemin de l’Abyssinie pour atteindre Massawa quelques mois plus tard.49
L’émir mahdiste Muḥammad walad Arbāb occupa al-Qallābāt à partir du 5 mars
1885 et gouverna la région jusqu’à ce que les hostilités soudano-abyssines s’intensifient
en janvier 1887. Ce laps de temps d’environ deux ans vit la multiplication d’incursions
transfrontalières bidirectionnelles entre le Soudan et l’Abyssinie. Bien que d’envergure
encore très modeste, elles initièrent une spirale de violence et de représailles qui se
transforma par la suite en un véritable affrontement. En novembre 1885, le Khalīfa
‘Abdullāhi autorisa Arbāb à attaquer une église abyssine située à une journée de marche
d’al-Qallābāt. A peine une demi année s’était-elle écoulée que l’émir mahdiste prit
d’assaut le Jabal Ghūra (à trois jours de marche d’al-Qallābāt), marquant ainsi la
première expansion mahdiste en territoire abyssin. De leur côté, les Abyssins
organisèrent quelques expéditions dans la zone frontalière, dont les résultats furent
mitigés.50 Cependant, le Negus Takla-Heymanot prépara une attaque plus massive de la
ville d’al-Qallābāt, que ses forces assaillirent en janvier 1887. Il invoqua la destruction de
48
HOLT P. M., 1958, p. 147 ; AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 18-19.
L’officier turco-égyptien chargé de procéder à l’évacuation d’al-Qallābāt, Sa‘d Rif‘at, décrivit sa mission
dans un rapport qui est aujourd’hui conservé aux archives soudanaises : Bimbashi Sa‘d Efendi Rif‘at,
Report on the insurrection and evacuation of the Red Sea stations made in 1889. CAIRINT 1/25/129.
50
YAGI V. A., 1990, p. 512 ; AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 56. L’affirmation d’Hervé Bleuchot selon
laquelle « le front resta relativement calme en 1886 » nous semble donc inexacte. Cf. BLEUCHOT H.,
1989, p. 161.
49
21
l’église de Ghabta par les Anṣār afin de justifier son attitude agressive.51 Des milliers de
Mahdistes périrent au cours de la bataille, dont leur chef Muḥammad walad Arbāb. Après
avoir ruiné la ville, les Abyssins s’en retournèrent dans leur pays.
Ayant eu vent du carnage, le Khalīfa nomma l’émir Yūnis al-Dikaym au poste de
gouverneur d’al-Qallābāt et le dépêcha rapidement dans la région (31 janvier 1887). alDikaym épousa une politique de représailles à petite échelle, mais provoqua l’Abyssinie
de façon directe en faisant arrêter une caravane de marchands abyssins et en envoyant ses
membres à Omdurman tels des prisonniers de guerre.52 A la même époque, le
commandant Ḥamdān Abū ‘Anja était rappelé des Monts Nuba par le Khalīfa, qui avait
l’intention de le joindre à al-Dikaym pour renforcer les positions mahdistes face à
l’Abyssinie. Abū ‘Anja passa l’été 1887 dans la capitale, puis commença à mouvoir ses
troupes en direction du sud-est (dès octobre 1887). Immédiatement après son arrivée à alQallābāt (début décembre 1887), des troubles d’ordre politico-religieux engendrèrent des
tensions entre les deux émirs.53 Abū ‘Anja prit finalement la place d’al-Dikaym tandis
que celui-ci était sommé de retourner à Omdurman.
L’année durant laquelle Abū ‘Anja exerça la fonction de gouverneur du district
d’al-Qallābāt connut une escalade des opérations militaires mahdistes en Abyssinie.
Jouissant du soutien inconditionnel de son patron le Khalīfa, l’émir organisa une
campagne contre Takla-Heymanot, dont il vainquit les troupes dans la région de Dambiya
(cf. carte G p. VII) les 18 et 19 janvier 1888. Quelques jours plus tard, les Anṣār
pénétraient dans l’ancienne capitale impériale de Gondar, dont les biens furent pillés, les
églises saccagées et les habitants emmenés en esclavage.54 Les combattants retournèrent
rapidement à al-Qallābāt. Les historiens soudanais Muḥammad Ibrāhīm Abū Salīm et
Muḥammad Sa‘īd al-Qaddāl soulignent que cette campagne représente la plus grande
51
CAULK R. A., 1971, p. 29 ; AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 57.
HOLT P. M., 1958, p. 151 ; SANDERSON G. N., 1969, p. 19. Nous reviendrons sur cet épisode dans le
chapitre consacré aux modalités d’échange entre le Soudan et l’Abyssinie.
53
Il s’agit d’un mouvement de dissidence religieuse que nous analyserons au chapitre suivant.
54
ALLUAUD C., 1907, p. 468 ; HOLT P. M., 1958, p. 153 ; SANDERSON G. N., 1969, p. 20 ; CAULK
R. A., 1971, p. 29-30 ; BLEUCHOT H., 1989, p. 161 ; AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 107-109 ;
ULLENDORFF E., 1993, p. 5 ; ERLICH H., 1994, p. 70 ; HOLT P. M. et M. W. DALY, 2000 (1961¹), p.
89 ; ROBINSON D., 2004, p. 177.
52
22
expansion mahdiste en territoire abyssin. Ils s’interrogent néanmoins sur les raisons qui
empêchèrent Abū ‘Anja de poursuivre sa progression. Il semblerait que le Khalīfa ne
l’autorisa pas à cause de facteurs géographiques, logistiques, stratégiques et religieux. En
effet, cette région de l’Abyssinie se distingue par son terrain accidenté et ses fortes pluies,
qui rendirent les communications entre les troupes mahdistes et la capitale extrêmement
difficiles. L’approvisionnement d’une grande armée postée autour de Gondar s’avérait
laborieux. De plus, les priorités stratégiques du Khalīfa ne se trouvaient pas, à ce
moment-là, du côté de l’Abyssinie, mais bien plutôt du côté de Souakin, de l’Egypte et du
Darfour. Enfin, l’accueil que les populations abyssines -musulmanes inclues- réservèrent
aux Anṣār n’était pas suffisamment favorable pour permettre l’expansion de la
prédication mahdiste.55
En juin de la même année, Abū ‘Anja conduisit une seconde campagne en
Abyssinie qui le mena jusqu’à la province de Balesa à l’est du lac Tana. Les pluies ne
permirent pas aux Mahdistes de demeurer très longtemps dans cette zone, qu’ils
ravagèrent avant de se retirer.56 D’autres expéditions furent lancées dans l’extrême sudouest de l’Abyssinie, notamment dans la région du Wollega (cf. carte F p. VI). Elles
nuisaient plus aux intérêts de Ménélik qu’à ceux de Jean IV, dans la mesure où les Anṣār
établirent des contacts avec des chefs galla qui résistaient à l’invasion de leur territoire
par les troupes du Choa.57 Après un bref séjour à Omdurman destiné à renouveler son
allégeance au Khalīfa ‘Abdullāhi (novembre 1888), Abū ‘Anja revint à al-Qallābāt, où il
mourut subitement le 29 janvier 1889.58
La disparition d’un commandant aussi respecté et apprécié qu’Abū ‘Anja
provoqua une crise momentanée. Le choix d’un successeur avait initialement porté sur
Aḥmad ‘Alī, membre de la tribu du Khalīfa, mais les soldats d’al-Qallābāt refusèrent de
lui obéir. Le chef de l’Etat mahdiste chargea alors une commission de se rendre sur place
et de nommer un commandant qui satisferait mieux aux exigences locales. Les
55
ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 15-16 ; AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 109-110.
HOLT P. M., 1958, p. 154 ; SANDERSON G. N., 1969, p. 23.
57
TRIMINGHAM J. S., 1965 (1952¹), p. 124 ; SANDERSON G. N., 1969, p. 23 ; ZEWDE B., 1991, p. 59.
58
SHUQAYR N., 1981 (1903¹), p. 745 ; HOLT P. M., 1958, p. 154 ; CAULK R. A., 1971, p. 32 ;
BLEUCHOT H., 1989, p. 162 ; YAGI V. A., 1990, p. 517 ; AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 124 ; ERLICH
H., 1994, p. 71 ; HOLT P. M. et M. W. DALY, 2000 (1961¹), p. 89. La mort de l’émir mahdiste semble
avoir été causée par une intoxication alimentaire plutôt que par un empoisonnement intentionnel.
56
23
commissaires retinrent al-Zākī Ṭamal, dont l’appartenance à la tribu des Mandala en
faisait un client des Ta‘āīshī.59 Le nouveau gouverneur continua le travail de fortification
d’al-Qallābāt entamé par son prédécesseur, dans une perspective plus défensive
qu’offensive. Pendant ce temps, le Négus abyssin rassemblait ses forces avec l’intention
d’infliger une défaite décisive au camp mahdiste. Entouré notamment du Negus TaklaHeymanot et du Rās Alūlā60, Jean IV assaillit al-Qallābāt le 9 mars 1889. Les troupes
abyssines submergèrent les défenses mahdistes et pénétrèrent dans la ville. Alors qu’elles
étaient sur le point de triompher des Anṣār, le Négus s’écroula soudainement sur le
champ de bataille, atteint d’une balle en pleine poitrine. A la vue de cette scène, les
combattants abyssins battirent en retraite et la victoire se transforma en défaite.61 Les
Mahdistes les poursuivirent jusqu’aux rives du fleuve Aṭbara, où ils les vainquirent et
acquirent un butin important, qui comprenait de nombreux objets et parures ayant
appartenu au défunt Négus. Ṭamal rédigea un rapport de la bataille, qui fut lithographié
sur la presse d’Omdurman pour être propagé dans les différentes provinces du Soudan
mahdiste.62 La bataille d’al-Qallābāt marque la fin d’une époque, non seulement à cause
de la mort du Négus Jean IV, mais également –et peut-être surtout- parce qu’elle fut le
point culminant du conflit entre le Soudan mahdiste et l’Abyssinie. Après cette date, les
59
HOLT P. M., 1958, p. 154. Abū ‘Anja était également issu de la tribu des Mandala. L’origine servile
imputée aux membres de cette tribu ne fut pas sans impact sur les relations intra-élitaires mahdistes : de la
même façon que la nomination d’Abū ‘Anja excita la jalousie d’al-Dikaym, celle de Ṭamal avait de quoi
faire enrager Aḥmad ‘Alī.
60
Rās Alūlā gouvernait le territoire du Märäb Mellāsh situé au nord de l’Abyssinie (partie occidentale de
l’Erythrée actuelle). Sa loyauté à l’égard de Jean IV ne trouva pas d’équivalent parmi les autres vassaux du
Négus.
61
HOLT P. M., 1958, p. 155 ; SANDERSON G. N., 1969, p. 25 ; AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 143 ;
ERLICH H., 1994, p. 71 ; HOLT P. M. et M. W. DALY, 2000 (1961¹), p. 89.
62
HOLT P. M., 1958, p. 155 ; SANDERSON G. N., 1969, p. 25. Cette presse lithographique, qui avait
d’abord servi au gouvernement turco-égyptien (1820-1885), fut appropriée par les Mahdistes lors de la
prise de Khartoum en janvier 1885. Elle fut transférée à l’Arsenal (bayt al-amāna) d’Omdurman et sa
gestion fut rattachée au Trésor (bayt al-māl). Outre les écrits du Mahdī (proclamations, lettres) et divers
ouvrages de droit musulman, la presse servit à imprimer les proclamations (manshūrāt) et avertissements
(indhārāt) que le Khalīfa envoya au Khédive Tawfīq, au Sultan Abdülhamid II et à la Reine Victoria, ainsi
que les lettres qu’il destinait aux provinces du Soudan. Elle joua un rôle important au niveau administratif
(diffusion des édits officiels), militaire (mobilisation des armées, communication entre le centre de l’Etat et
les commandants des provinces) et culturel (impact sur l’idéologie djihadiste de l’Etat mahdiste). Cf.
photographie (B) p. XI et « Ālat ṭibā‘a – līthūqrāfī / Printing press (litho.) », Matḥaf Bayt al-Khalīfa,
Omdurman, Soudan (27 février 2007). Le rôle de cette presse a été minimisé par Theobald : THEOBALD
A. B., 1962 (1951¹), p. 183 note (2).
24
relations entre les deux Etats se colorèrent d’une teinte diplomatique de plus en plus
intense, aux dépens des opérations militaires de part et d’autre de la frontière.63
Malgré ses limites spatiales relativement circonscrites, la confrontation qui dura
de 1885 à 1889 ne fut pas sans répercussions majeures sur le plan régional. Quelles furent
donc les implications stratégiques du conflit soudano-abyssin ? Au niveau local, le conflit
ne produisit aucun gain territorial important, ni pour le Soudan, ni pour l’Abyssinie.64 A
l’échelle régionale, il eut néanmoins deux conséquences déterminantes pour l’évolution
géopolitique ultérieure des deux Etats. Premièrement, la disparition de Jean IV signifiait
la fin du rôle du Tigré en tant que centre de gravité politique de l’Abyssinie. En
s’asseyant sur le trône impérial, Ménélik substituait le Choa au Tigré en même temps
qu’il annonçait une politique conciliatrice à l’égard de l’Etat mahdiste.65 Deuxièmement,
la puissance impérialiste qu’aspirait à devenir l’Italie exploita le fait que Jean IV et son
vassal le Rās Alūlā étaient occupés à combattre les Mahdistes pour progresser, à partir de
l’enclave de Massawa, à l’intérieur des terres abyssines. L’expansion italienne fut
d’abord rendue possible par l’absence du Rās Alūlā dans le Märäb Mellāsh ; elle épousa
ensuite une forme plus formelle à travers le traité de Wichalē (2 mai 1889), qui conféra à
l’autorité de Ménélik une reconnaissance et un soutien italiens en échange de concessions
territoriales considérables dans le nord.66 Ce processus conduisit à la naissance, un an
plus tard, de l’Erythrée en tant que colonie italienne (1er janvier 1890). Nous adoptons
ainsi le raisonnement de nombreux historiens qui posent les Italiens en véritables
vainqueurs du conflit soudano-abyssin. Alors que l’Abyssinie se voyait amputée d’une
partie de son territoire, le Soudan était désormais confronté de façon directe à ce nouvel
ennemi, dont les ambitions impérialistes allaient révéler un visage sensiblement plus
menaçant que le ton adouci de la diplomatie abyssine.67
63
Une situation de « paix non déclarée » prévalut jusqu’à ce qu’une entente soudano-abyssine soit conclue
au début de l’année 1897. Cf. notamment MAHDIA 1/34/10B, SANDERSON G. N., 1969, p. 26, 28-37.
64
HOLT P. M., 1986, p. 1241 ; WARBURG G. R., 2002, p. 47.
65
CAULK R. A., 1971, p. 26 ; ERLICH H., 1994, p. 71.
66
SANDERSON G. N., 1969, p. 27 ; CAULK R. A., 1971, p. 35 ; ZEWDE B., 1991, p. 75. Une
convention signée à Rome en octobre 1889 ajouta au traité la clause d’ « occupation effective » qui permit
à l’Italie de légitimer son expansion en direction de la rivière de Märäb. Cette avancée transcendait
clairement les limites prescrites par le traité de Wichalē.
67
ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 17. Les Italiens infligeront en effet une défaite
sévère aux Mahdistes à Agordat (décembre 1893) puis occuperont la ville de Kassala (juillet 1894).
25
III. Le Ṭirāz, une broderie littéraire offerte au Khalīfa ‘Abdullāhi
Les épisodes conflictuels qui agitèrent la frontière soudano-abyssine au cours des
années 1885-1889 ne laissèrent pas le Khalīfa ‘Abdullāhi indifférent. Le récit des
événements semble avoir constitué en lui-même un enjeu politique et idéologique
important, car le chef de l’Etat mahdiste tint à ce qu’une version officielle des faits soit
couchée sur papier. Il visait vraisemblablement à diffuser parmi ses sujets lettrés une
interprétation du conflit qui légitime sa politique à l’égard de l’Abyssinie et consolide son
pouvoir. Le Khalīfa confia cette tâche au ‘ālim et qāḍī Ismā‘īl b. ‘Abd al-Qādir1, dont il
avait apprécié l’ouvrage consacré à la vie du Mahdī Muḥammad Aḥmad et aux premières
années de la Mahdiyya.2 La chronique officielle du conflit soudano-abyssin fut pondue
moins de trois mois après la bataille d’al-Qallābāt3, fait qui met en évidence la volonté du
Khalīfa de propager rapidement la nouvelle de la victoire mahdiste contre les Abyssins.
Cet empressement indique peut-être l’existence de versions concurrentes ou de rumeurs
dépeignant autrement les événements de la frontière orientale.
L’un des intérêts majeurs de la chronique d’‘Abd al-Qādir réside dans sa qualité
de témoignage rare, si ce n’est unique, d’un Soudanais mahdiste qui écrit « à chaud », au
moment où les événements se produisent. Elle constitue en outre la seule source mahdiste
connue qui traite des relations avec l’Abyssinie voisine sous une forme littéraire non
diplomatique. Il est donc concevable, à travers son étude, de tenter de répondre à la
1
Ci-après dénommé ‘Abd al-Qādir afin d’alléger le texte. Son nom exact varie en fonction des sources :
Ismā‘īl b. ‘Abd al-Qādir selon ses propres écrits ; Shuqayr lui ajoute la nisba « al-Kurdufānī » : cf.
SHAKED H., 1978, p. 16 note (28) ; alors que d’autres auteurs lui ajoutent le qualificatif « al-Mūftī » : cf.
MIKHĀ’ĪL S., 1924, p. 39, AL-MUFTĪ H. S. A., 1959, p. 139.
2
Intitulé Sa‘ādat al-mustahdī bi-sīrat al-Imām al-Mahdī, cet ouvrage fut achevé le 6 novembre 1888. Pour
une édition critique en arabe, cf. ABŪ SALĪM M. I., 1972. Pour une traduction anglaise résumée et
commentée, cf. SHAKED H., 1978.
3
Le 6 juin 1889 selon ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 22. Par ordre du Khalīfa, la
chronique jouit d’une large diffusion au Soudan. Cf. SANDERSON G. N., 1969, p. 39 note (4).
26
première question de notre problématique : comment un membre de l’élite mahdiste
représente-t-il les relations entre le Soudan et l’Abyssinie au début du règne du Khalīfa
‘Abdullāhi, et à quelles fins ?
Cette interrogation requiert plusieurs développements. Nous examinerons dans un
premier temps l’identité de l’auteur, le contexte dans lequel il écrivit la chronique et les
sources qu’il employa. Après avoir brièvement présenté le style et le contenu de
l’ouvrage, nous poserons la question de sa fiabilité historique en tentant de préciser
l’utilité de cette notion relativement à une histoire des représentations. Enfin, nous
analyserons la façon dont ‘Abd al-Qādir représente les relations soudano-abyssines de
son époque.
A. Une grâce califale éphémère et un manuscrit miraculé
Ismā‘īl b. ‘Abd al-Qādir al-Kurdufānī naquit en 1844 à El Obeid, capitale de la
province du Kordofan. Il était issu d’une famille religieuse bien établie du côté maternel.
Son grand-père Ismā‘īl al-Walī al-Kurdufānī fonda en 1842 un sous-ordre de la ṭarīqa
Khatmīyya, plus tard connu sous le nom d’ Ismā‘īlīyya.4 Les deux fils d’al-Walī suivirent
des trajectoires politico-religieuses sensiblement différentes, qui eurent toutes deux un
impact important sur le parcours d’‘Abd al-Qādir lui-même. Alors que Muḥammad alMakkī succéda à son père à la tête de la ṭarīqa et devint un partisan du mouvement
mahdiste, son jeune frère Aḥmad al-Azharī étudia à al-Azhar, y enseigna, et soutint le
gouvernement turco-égyptien au moment de la manifestation du Mahdī en 1881.5
Après des études religieuses dans sa ville natale, ‘Abd al-Qādir se rendit au Caire
accompagné de son oncle al-Azharī. Il étudia à al-Azhar, où il se distingua par ses
qualités intellectuelles et son excellence dans des sciences telles que l’histoire, la
littérature et la poésie.6 Au terme de douze ans d’études dans la prestigieuse institution
égyptienne, il commença à y enseigner la langue, la logique et la traduction. Son prestige
4
SHAKED H., 1978, p. 19 ; ABŪ SALĪM M. I., 1989³, p. 211.
HOLT P. M., 1973, p. 128 ; SHAKED H., 1978, p. 19-20. Les descendants d’Aḥmad al-Azharī joueront
un rôle prépondérant dans la vie religieuse et politique du Soudan au XXe siècle. Son petit-fils Ismā‘īl alAzharī sera notamment le premier à exercer la fonction de premier ministre au Soudan en janvier 1954.
6
MIKHĀ’ĪL S., 1924, p. 39.
5
27
s’accrût et il obtint plusieurs prix de poésie.7 Il retourna ensuite au Soudan par la route du
Darfour, appelée communément Darb al-Arba‘īn8, et atteignit la ville d’El Fasher. Les
Sultans du Darfour l’honorèrent et lui offrirent « d’abondants présents en esclaves et en
argent lorsqu’ils se rendirent compte de son savoir et de sa vertu. [Ils] le prièrent de
demeurer avec eux afin de diffuser la science dans leur pays. [ma traduction] »9 ‘Abd alQādir resta quelques temps au Darfour puis requit la permission de retourner à El Obeid
afin de voir son père malade. Il fut nommé muftī du Kordofan par les autorités turcoégyptiennes, poste qu’il occupa jusqu’à l’arrivée du Mahdī à Kābā le 1er septembre 1882.
Il se joignit au camp mahdiste quelques jours avant l’attaque manquée d’El Obeid par les
Anṣār (8 septembre 1882).10 Pour quelles raisons décida-t-il d’adhérer au mouvement
mahdiste ?
Plusieurs explications sont plausibles. La première est qu’il fut influencé par des
habitants d’El Obeid, eux-mêmes partisans du Mahdī.11 Un second motif réside dans son
mécontentement à l’égard du régime turco-égyptien. Troisièmement, une foi sincère en la
mission de Muḥammad Aḥmad aurait poussé toute la famille d’‘Abd al-Qādir, excepté
son oncle Aḥmad al-Azharī, à soutenir le mouvement mahdiste du début à la fin. Enfin, il
se peut qu’‘Abd al-Qādir ait rejoint le Mahdī pour des motifs pragmatiques plutôt que
religieux ou idéologiques.12 Son parcours s’obscurcit durant les premières années de la
Mahdiyya. ‘Abd al-Qādir aurait assisté à la chute d’El Obeid (19 janvier 1883) et à la
bataille de Shaykān, durant laquelle l’expédition anglo-égyptienne dirigée par Hicks fut
anéantie par les Mahdistes (5 novembre 1883, cf. carte A p. I). Subséquemment à la prise
de Khartoum (25 janvier 1885), il se serait installé à Omdurman, nouvelle capitale de
l’Etat mahdiste.
7
ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 19.
La durée du voyage d’Assiout (vallée du Nil égyptienne) à Kobbé (Darfour, au nord-ouest d’El Fasher)
est en effet estimée à quarante jours de marche. Pour plus d’informations sur cette ancienne route
caravanière, cf. JOBBINS Jenny, « The 40 days’ nightmare », 13-19 novembre 2003 [en ligne]
http://weekly.ahram.org.eg/2003/664/he1.htm (20 avril 2007).
9
MIKHĀ’ĪL S., 1924, p. 40 ; cf. également SHAKED H., 1978, p. 21.
10
SHAKED H., 1978, p. 22.
11
ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 20.
12
Abū Salīm cité par SHAKED H., 1978, p. 22. Abū Salīm privilégie la dernière explication, bien que les
différents motifs ne soient pas mutuellement exclusifs. ABŪ SALĪM M. I., 1972, p. 17-18.
8
28
La biographie d’‘Abd al-Qādir jusqu’à la mort du Mahdī (22 juin 1885) est
dominée par deux visions opposées. La première souligne qu’il n’aurait joué aucun rôle
notable dans les événements politiques et militaires de l’époque, ou du moins qu’il
n’aurait rien fait qui le distingue de ses semblables.13 Par contraste, la seconde affirme
qu’‘Abd al-Qādir aurait gagné les faveurs du Mahdī grâce à un récit élogieux de ses
premières victoires. Il aurait conséquemment été chargé d’établir la chronique des
événements jugés importants.14 Homme du commun « sorti de l’ombre » ou chroniqueur
officiel dès les débuts de l’Etat mahdiste, ces deux versions perdurent après la prise de
pouvoir du Khalīfa ‘Abdullāhi. Selon Na‘ūm Shuqayr15, ‘Abd al-Qādir aurait commencé
la rédaction d’un ouvrage relatant la vie du Mahdī afin de se faire remarquer par l’élite
politique. Le fait que le Khalīfa ait apprécié son œuvre lui aurait permis de sortir de son
état « obscur » et de s’élever socialement et politiquement.16 A l’inverse, Rudolf Slatin
affirme que sa fonction de chroniqueur officiel, débutée au temps du Mahdī, aurait
simplement été maintenue par le Khalīfa.17
Quelle que ce soit la véritable évolution de la carrière d’‘Abd al-Qādir, sa
production d’ouvrages appréciés du Khalīfa contribua sans doute à lui procurer une
position élevée dans le système judiciaire de l’Etat mahdiste. Il exerça la fonction de qāḍī
à Omdurman et était considéré comme l’un des grands ulémas du Khalīfa.18 Bien que son
rang exact ne soit pas connu, la présence de sa signature au bas de plusieurs documents
juridiques importants atteste d’une position éminente dans la hiérarchie judiciaire. A titre
d’exemple, un édit relatif à la réquisition de bateaux par le bayt al-māl (Trésor), datant du
13
ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 20 ; Shuqayr cité par SHAKED H., 1978, p. 23.
Slatin et Trimingham cité par SHAKED H., 1978, p. 23.
15
Na‘ūm Shuqayr (1863-1922), d’origine libanaise, entra au service du gouvernement turco-égyptien en
tant que clerc au début des années 1880. Il rejoignit ensuite le Service des Renseignements égyptiens, où il
dirigea la section d’histoire. S’appuyant sur la multitude d’informations relatives au Soudan qu’il récolta
durant presque deux décennies, il publia en 1903 Ta’rīkh al-Sūdān al-qadīm wa’l-ḥadīth wajughrāfiyatuhu. Cf. SHUQAYR N., 1981 (1903¹), p. 3.
16
Shuqayr cité par SHAKED H., 1978, p. 24 ; ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 20.
17
Slatin cité par SHAKED H., 1978, p. 24. Rudolf Carl von Slatin (1857-1932) était un officier autrichien
au service du gouvernement turco-égyptien. Il fut notamment inspecteur des finances (1878), gouverneur
de Dāra (1879-1881), puis gouverneur du Darfour (1881-1884). De 1884 à 1895, il fut détenu à Omdurman
comme prisonnier de l’Etat mahdiste. Il réussit à s’enfuir et rejoignit l’armée égyptienne, où il exerça la
fonction d’assistant directeur des Services de Renseignements. Sous le Condominium anglo-égyptien
(1899-1956), affublé du grade de pacha, il servit d’inspecteur général du Soudan. Cf. HILL R. L., 1965 et
Id., 1967², p. 339-340.
18
MIKHĀ’ĪL S., 1924, p. 40 ; AL-MUFTĪ H. S. A., 1959, p. 149.
14
29
23 février 1892, porte son sceau directement après ceux du qāḍī al-Islām Aḥmad ‘Alī et
du qāḍī ‘Abd al-Qādir b. Umm Maryūm. Dans le cas de la sentence d’emprisonnement
prononcée un mois plus tard contre le Khalīfa Muḥammad Sharīf, l’un des principaux
opposants au règne du Khalīfa ‘Abdullāhi, le nom d’‘Abd al-Qādir apparaît à la
quatrième place parmi une liste de quarante-cinq notables.19 Aussi sa fonction lui
permettait-elle de légitimer juridiquement la décision du Khalīfa d’éliminer un dangereux
rival.
Cependant, l’importante position qu’‘Abd al-Qādir acquit au sein de la structure
étatique mahdiste, impliquant une proximité considérable avec le Khalīfa ‘Abdullāhi, fut
de courte durée. En août 1893, le chroniqueur fut en effet banni à l’île d’al-Rajjāf, située
sur le haut Nil blanc (également appelé Baḥr al-Zaraf ou Baḥr al-Jabal, cf. carte D p. IV)
dans le sud du Soudan. Cette île servit de prison à nombre de figures de l’élite mahdiste
ayant perdu les bonnes grâces du Khalīfa.20 ‘Abd al-Qādir y mourut au début de l’année
1897. Comment expliquer cette rupture, apparemment brusque, dans sa carrière ?
Selon Ḥusayn Sayyid Aḥmad al-Muftī, l’élévation sociale et politique d’‘Abd alQādir aurait éveillé la jalousie du qāḍī al-Islām Aḥmad ‘Alī, qui envoya trois hommes au
Khalīfa ‘Abdullāhi afin de le calomnier. Diverses accusations furent formulées à son
égard. Premièrement, ‘Abd al-Qādir aurait porté une atteinte irréversible au chef de l’Etat
mahdiste en lançant la provocation suivante : « Comment tolère-t-on que toutes les
affaires du peuple soient gérées par un homme aussi ignorant et tyrannique qu’’Abdullāhi
al-Ta‘āīshī ? [ma traduction] »21 Le second confident affirma qu’‘Abd al-Qādir avait
comparé sa relation avec le Khalīfa à celle d’Ismā‘īl Pacha al-Muffatish avec le Khédive
Ismā‘īl.22 Ainsi que Slatin le suggère, plus tard repris par Viviane Yagi, le Khalīfa aurait
19
ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 20 ; SHAKED H., 1978, p. 26-27.
AL-MUFTĪ H. S. A., 1959, p. 143. Parmi plusieurs personnalités notables victimes de déportation à alRajjāf, on peut citer Muḥammad Khālid, gouverneur du Darfour jusqu’en avril 1886 et allié des Ashrāf
(exilé en août 1893) ; Muḥammad ‘Uthmān Abū Qarja, émir de la Gezira, commandant des forces
mahdistes à Kassala puis chef militaire dans la région de Souakin à la fin des années 1880, allié des Ashrāf
(exilé en 1892 ou 1893).
21
Ibid., p. 140.
22
al-Muffatish était inspecteur en chef des finances sous le Khédive Ismā‘īl (1863-1879). Sa mystérieuse
disparition au Caire donna lieu à des rumeurs selon lesquelles il aurait été tué par ordre du Khédive.
SHAKED H., 1978, p. 28.
20
30
été indigné par le rapprochement entre le régime égyptien et son propre gouvernement. Il
se serait exclamé :
« Le Mahdi (…) est le représentant du Prophète et je suis son successeur ! Qui est placé
sur la terre plus haut que moi ? (…) Je ne permettrai jamais de me placer sur le même pied, moi
le descendant du Prophète, que le Khédive, un Turc ! »23
Ce n’est pas tant la comparaison relationnelle impliquant al-Muffatish qui semble
avoir embrasé le Khalīfa ‘Abdullāhi que le parallèle direct établi entre le Khédive Ismā‘īl
–perçu comme un « Turc » infidèle- et lui-même. Le troisième tort imputé à ‘Abd alQādir fut celui d’avoir inclus, dans son ouvrage sur le Mahdī, des insinuations qui
outragent la Mahdiyya et nient sa validité.24 Un descendant du chroniqueur favorise une
autre interprétation de la chute de son parent. Plutôt qu’une affaire de calomnie, le
pouvoir potentiellement dangereux d’‘Abd al-Qādir et la possibilité qu’il s’allie aux
Ashrāf (parents et partisans du Mahdī) auraient poussé le Khalīfa à l’éloigner du centre de
l’Etat mahdiste.25
Loin d’être convaincu par les explications que nous avons présentées jusque-là,
l’historien Haim Shaked lie le destin tragique d’‘Abd al-Qādir à des dynamiques de
changement global affectant aussi bien la politique intérieure du Soudan que sa politique
extérieure. Epousant la vision de Peter M. Holt, il associe les années 1892-1896 à la
transformation de l’Etat mahdiste en « autocratie Ta‘āīshī »26, régime marqué par la
destitution d’une partie de l’élite au pouvoir. Plusieurs figures militaires importantes,
dont le rôle est mis en avant dans les écrits d’‘Abd al-Qādir, subirent en effet la disgrâce
du Khalīfa à la même époque que le chroniqueur. Celui-ci aurait donc fait partie de « la
grande purge qui accompagna la transformation de la théocratie mahdiste en autocratie.
[ma traduction] »27 Il est plausible que l’évolution de la politique extérieure du Soudan
mahdiste au début des années 1890 eût un impact non négligeable sur le sort d’‘Abd alQādir. Après la bataille d’al-Qallābāt (9 mars 1889), les tensions agitant la frontière
soudano-abyssine diminuèrent graduellement et l’Etat mahdiste adopta une attitude de
23
SLATIN PACHA R. C., 1898, p. 670-671 ; YAGI V. A., 1984, p. VI.
AL-MUFTĪ H. S. A., 1959, p. 141.
25
ABŪ SALĪM M. I., 1972, p. 24, repris par SHAKED H., 1978, p. 29.
26
SHAKED H., 1978, p. 30 ; cf. le chapitre intitulé The Ta‘īshī autocracy dans HOLT P. M., 1958, p. 185203.
27
SHAKED H., 1978, p. 30. Bien qu’attrayant, cet argument ne nous paraît pas entièrement convaincant en
tant que tel. Sa force de persuasion croît lorsqu’on le combine avec les explications mentionnées
précédemment.
24
31
« paix non déclarée » avec l’Ethiopie de Ménélik II.28 Ce changement de politique est
peut-être à l’origine de l’élimination du commandant al-Zākī Ṭamal, vainqueur des
Abyssins à al-Qallābāt et l’un des héros de la chronique d’‘Abd al-Qādir, qui mourut de
faim quelques semaines après son emprisonnement en 1893.
Au moment du bannissement d’‘Abd al-Qādir (août 1893), le Khalīfa ordonna de
rassembler et de brûler toutes les copies de ses travaux.29 Nous pouvons nous étonner de
cette décision à la lumière des innombrables louanges au Khalīfa que contient la
chronique du conflit soudano-abyssin. En suivant la logique de Sanderson, nous pouvons
suggérer une explication liée à l’attitude supposément nouvelle de l’élite soudanaise à
l’égard de l’Abyssinie : alors que Ménélik II se montrait de plus en plus enclin à établir
des relations amicales avec le Khalīfa, celui-ci tenta possiblement d’éliminer toute
production écrite associée à de la propagande anti-abyssine. Une seconde hypothèse
relève de la politique intérieure du Soudan : à l’époque où le Khalīfa consolidait son
emprise personnelle du pouvoir, il avait peut-être intérêt à faire disparaître « la seule
chronique contemporaine disponible qui mettait en évidence le rôle d’hommes autres que
le Khalīfa. [ma traduction] »30
Pourvus de ces quelques repaires biographiques, nous pouvons à présent nous
pencher sur la chronique d’‘Abd al-Qādir elle-même. Intitulée al-Ṭirāz al-manqūsh bibushra qatl Yūḥanna malik al-Ḥubūsh31 (« La broderie ornée de la bonne nouvelle de la
mort de Jean, roi des Abyssins »), elle fut achevée le 6 juin 1889. Quelle est son
importance pour l’historiographie du Soudan, et quelle est son histoire en tant que
source ?
En guise de réponse à la première question, il importe de retenir deux éléments
fondamentaux. Dans une perspective chronologique, le Ṭirāz constitue tout d’abord le
28
SANDERSON G. N., 1969, p. 28, 38, 39.
SHAKED H., 1978, p. 29 ; AL-MUFTĪ H. S. A., 1959, p. 141. Selon al-Muftī, ‘Abd al-Qādir écrivit
« plusieurs ouvrages scientifiques et historiques (…) qui furent tous perdus durant la révolution mahdiste.
[ma traduction] » Certains de ses poèmes disparurent également, alors que d’autres survécurent dans la
tradition orale. Ibid, p. 142.
30
SHAKED H., 1978, p. 30. Il est difficile de privilégier une explication particulière faute de documents
qui permettraient d’étayer une thèse et de réfuter les autres.
31
Ci-après dénommée le Ṭirāz afin d’alléger le texte.
29
32
premier ouvrage traitant du conflit soudano-abyssin de 1885-1889.32 Son auteur peut être
considéré comme le premier historien du Soudan mahdiste. Rédigée moins de trois mois
après la bataille d’al-Qallābāt, la chronique fournit non seulement de nombreuses
informations relatives aux événements de la frontière orientale du Soudan, mais
également une représentation mahdiste des relations soudano-abyssines intéressante de
par sa contemporanéité avec le conflit. Ensuite, le Ṭirāz forme l’un des rares ouvrages
épousant un point de vue mahdiste sur le Soudan de cette époque. Ce point de vue était en
effet inconnu des historiens jusqu’à ce qu’ils commencent à travailler sur les archives
mahdistes au début des années 195033 et qu’une copie du Ṭirāz soit découverte, vingt ans
plus tard, à la bibliothèque des Etudes Orientales de l’Université de Durham. Par
contraste, les perspectives européennes étaient déjà connues avant l’effondrement de
l’Etat mahdiste à travers de nombreuses sources, telles que des récits de prisonniers ou
des ouvrages historiques.34 En tant que source primaire, le Ṭirāz a donc le double
avantage de la singularité (du sujet qu’il traite) et de la rareté (en tant qu’ouvrage
mahdiste ne relevant pas des archives).
Lorsqu’on lit al-Muftī, qui affirme en 1959 que tous les ouvrages d’‘Abd al-Qādir
furent perdus au cours de la Mahdiyya35, une question nous vient naturellement à
l’esprit : comment le Ṭirāz nous est-il parvenu ? A la suite de l’ordre du Khalīfa
concernant la destruction de toutes les copies des travaux d’‘Abd al-Qādir, un exemplaire
du Ṭirāz fut secrètement conservé par le kātib Muḥammad Aḥmad Hāshim. Shuqayr
apprit l’existence de ce manuscrit et l’obtint en avril 1895, après maints efforts et grâce à
l’assistance d’un agent soudanais.36 Il le transmit ensuite à Francis W. Wingate.37 En
32
Les ouvrages et articles qui lui ont succédé jusqu’à nos jours peuvent par ailleurs se compter sur les
doigts d‘une main.
33
Pour l’histoire de ces archives, cf. HOLT P. M., The archives of the Mahdia, 1955 et ABŪ SALĪM M. I.,
« Wathā’iq al-Mahdiyya », 1989³. Capturés par les forces anglo-égyptiennes lors des batailles de Ṭūshkī
(1889), Tokar (1891), Ferka (1896) et Karari (1898), les documents mahdistes demeurèrent au Ministère de
la Guerre du Caire jusqu’en 1915. Ils furent alors transférés à Khartoum, intouchés jusqu’à ce que Holt
entame le long processus de catalogage en 1951.
34
ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 18-19.
35
Cf. note (29) à la page précédente.
36
SHAKED H., 1978, p. 35.
37
Francis Reginald Wingate (1861-1953) servit en Inde et à Aden en tant que lieutenant de l’Artillerie
Royale britannique de 1881 à 1883. Il passa ensuite près de quarante ans en Egypte et au Soudan, où il
s’éleva au sommet de la hiérarchie politico-militaire anglo-égyptienne : assistant secrétaire militaire du
Sirdar Grenfell (1886-1889), directeur des Services de Renseignements égyptiens (1889-1898), gouverneur
du littoral de la mer Rouge et commandant de Souakin (1894), gouverneur général du Soudan (1899-1916),
33
1958, son fils Sir Ronald Wingate fit don de ses papiers privés à la collection d’archives
soudanaises de Durham (Sudan Archive), où le Ṭirāz fut redécouvert. L’unique
exemplaire que l’on possède, signé Muḥammad Aḥmad Hāshim, fut achevé le 26 août
1890. S’agit-il d’une copie de l’original ou d’une copie d’une copie ? La réponse à cette
question est cruciale dans la mesure où elle nous permet d’évaluer la fiabilité du
document, non pas en tant que source historique, mais en tant qu’ouvrage produit par
‘Abd al-Qādir. Bien qu’ils admettent l’impossibilité de mener une enquête exacte quant à
d’éventuelles fautes, ajouts ou modifications par rapport à l’original, Abū Salīm et alQaddāl affirment que le texte présenté dans leur édition critique est identique à l’œuvre
originale d’‘Abd al-Qādir.38
Avant d’analyser le contenu du Ṭirāz proprement dit, il importe de soulever le
problème des sources de la source. Quoique la chronique soit pratiquement
contemporaine des événements qu’elle relate, ‘Abd al-Qādir ne vécut pas lui-même la
plupart de ces épisodes. Quelles sont alors les sources qu’il employa dans son travail?
Abū Salīm et al-Qaddāl en relèvent quatre catégories principales. Premièrement, ‘Abd alQādir s’appuya sur son ouvrage précédent, Sa‘ādat al-mustahdī bi-sīrat al-Imām alMahdī, consacré aux débuts de la Mahdiyya. Deuxièmement, il utilisa diverses
proclamations du Mahdī et du Khalīfa imprimées sur la presse lithographique
d’Omdurman, ainsi que des lettres du premier concernant le second. Troisièmement, il
recueillit les témoignages de personnes présentes au moment des faits, en particulier le
qāḍī al-Islām Aḥmad ‘Alī. Enfin, il se servit d’un petit nombre d’échanges épistolaires
entre le Khalīfa et ses commandants postés à al-Qallābāt, bien qu’il semble avoir
grandement privilégié les témoignages oculaires aux dépens de ce type de documents.39
La proximité temporelle d’‘Abd al-Qādir avec les événements lui permit de
s’appuyer sur de nombreux renseignements de première main. Elle limita cependant sa
perspective et sa capacité à sélectionner les informations de façon critique.40 La manière
Haut Commissaire d’Egypte (1917-1919). Cf. WINGATE F. R., 1968² (1891), p. V-IX ; Durham
University Library Archives & Special Collections, « General Sir Reginald Wingate » [en ligne]
http://flambard.dur.ac.uk/dynaweb/handlist/sad/wingate/@Generic__BookView (23 avril 2007).
38
ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 24.
39
Ibid., p. 35.
40
SHAKED H., 1978, p. 43-44.
34
dont il employa les sources n’est pas sans poser des problèmes d’équilibre et de véracité
historique. En effet, l’approfondissement d’un sujet dépendait largement du nombre de
témoignages dont il disposait, sans considération pour l’importance perçue du sujet. De
plus, ‘Abd al-Qādir se basa avant tout sur des sources orales dont la fiabilité peut être
mise en cause, particulièrement lorsque leur contenu diffère considérablement de celui
des documents écrits.41 Abū Salīm explique la propension de l’auteur à s’appuyer sur des
récits par la conception de l’histoire qui prévalait à son époque. Selon lui, l’approche plus
rigoureuse et « scientifique » privilégiant l’usage de documents écrits relève au Soudan
d’une période plus tardive.42 Le cadre biographique et contextuel posé, nous pouvons à
présent nous plonger dans le texte du Ṭirāz lui-même. Quel est son style, que contient-il
et que peut-on dire de sa fiabilité « historique ? » La réponse à ces questions constitue un
socle duquel nous nous envolerons vers les représentations des relations soudanoabyssines.
B. L’histoire au service d’un panégyrique politico-religieux
Le Ṭirāz est écrit dans une langue arabe littéraire dépourvue de termes dialectaux
soudanais. Parmi les caractéristiques saillantes du style employé, nous remarquons un
processus d’arabisation des termes non arabes et une conformité sans failles aux règles
grammaticales de l’arabe littéraire. A titre d’exemple, ‘Abd al-Qādir arabise le nom de
lieu Ūmm Bajāra en Ūmm Bishāra43. Il décline les noms propres selon leur fonction de
sujet,
d’objet
direct
ou
d’objet
indirect
dans
la
phrase.
Il
note
ainsi
« ‫ » جاء حمدان أبو عنجة‬mais « ‫» إلى حمدان أبي عنجة‬. Au-delà du plan purement grammatical,
‘Abd al-Qādir soigne la langue en accordant une attention particulière à l’élégance et au
rythme des phrases. Les synonymes et les jeux de mots abondent dans son texte. Par
exemple, la campagne que mena al-Zākī Ṭamal contre les Abyssins en 1889, assimilée à
une conquête, est dépeinte en ces termes :
41
ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 35-36.
ABŪ SALĪM M. I., 1989³, p. 214.
43
ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 86.
42
35
44
« .‫» فيا له من فتح فتحت به أبواب السما وحاز الزاكي به جميل الذكر وجزيل األجر وسما‬
Viviane Yagi traduit cet énoncé de la façon suivante : « Quelle conquête ! Elle lui
ouvrit les portes du Ciel et grâce à elle az-Zākī posséda une belle renommée et obtint une
grande récompense et s’éleva à un haut rang. »45 La formule arabe est rythmée par la
répétition d’une construction grammaticale et phonétique que l’on retrouve dans
‫ جميل الذكر‬et ‫جزيل األجر‬. En outre, on observe un usage particulier des racines .‫ ح‬.‫ ت‬.‫ ف‬et
.‫ و‬.‫ م‬.‫س‬, puisque chacune d’elles donne naissance à un couple de termes-clés dans la
phrase: ‫( فتح‬conquête) et ‫( فتحت‬s’ouvrir) pour la première, ‫( السما‬le ciel) et ‫( سما‬s’élever)
pour la seconde.46 Comme le remarquent Abū Salīm et al-Qaddāl, le fait qu’‘Abd alQādir s’exprime dans un arabe littéraire sophistiqué n’est pas étonnant au vu de sa
réputation d’excellence, de sa carrière à al-Azhar, de sa participation à des concours de
littérature et des prix de poésie qu’il obtint.47
Au niveau structurel, le Ṭirāz est divisé en plusieurs parties distinctes, à leur tour
fractionnées en sous parties. L’ouvrage débute par un préambule destiné à souligner
l’importance de la victoire mahdiste contre l’Abyssinie dans une perspective religieuse.
Elle est en effet considérée comme l’une des « plus grandes victoires dont le visage de
l’Islam fut illuminé »48. Le rôle de Dieu est ici prépondérant, puisque c’est lui qui accorda
la victoire aux Anṣār par le biais du Khalīfa ‘Abdullāhi et de son émir al-Zākī Ṭamal.49
‘Abd al-Qādir expose ensuite les motifs de la rédaction de son ouvrage ainsi que son
objectif principal. Le caractère grandiose du triomphe mahdiste contre des infidèles
justifie et même oblige sa diffusion en Orient et en Occident.50 Le Khalīfa lui a en outre
demandé de produire un ouvrage relatant la victoire. L’objectif d’‘Abd al-Qādir se
distingue par son caractère didactique et persuasif : il souhaite donner une leçon aux
44
Ibid., p. 41.
YAGI V. A., 1984, p. 4. Nous proposons une traduction légèrement différente : « Quelle conquête !
Grâce à elle les portes du ciel s’ouvrirent, al-Zākī acquit une grande notoriété et une récompense
considérable. Il s’éleva. »
46
L’absence du hamza (par exemple dans ‫ السما‬qui s’écrit normalement ‫ )السماء‬est fréquente dans les écrits
soudanais de l’époque mahdiste.
47
ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 31.
48
YAGI V. A., 1984, p. 4.
49
ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 39, 41.
50
Le terme arabe ‫الخافقان‬, qui signifie « l’Est et l’Ouest », ne doit pas être interprété littéralement au sens
européen d’Orient et d’Occident ; il semble ici se référer au monde entier, extérieur au Soudan mahdiste.
45
36
orgueilleux de ce monde, qu’ils soient rois ou sybarites, et les exhorter à embrasser la
religion de l’Islam. A la fin du préambule, il présente le plan du livre tout en résumant le
contenu de ses chapitres.
Ce préambule est suivi d’une préface consacrée à la légitimation et à la
glorification du Khalīfa ‘Abdullāhi. ‘Abd al-Qādir cite plusieurs proclamations du Mahdī
ayant trait à son successeur afin de justifier la position de ce dernier à la tête de l’Etat
mahdiste. La légitimité divine du Khalīfa, annoncée au Mahdī dans une vision
prophétique, implique la soumission totale des Anṣār à ses ordres.51 Le Khalīfa est non
seulement paré d’une aura légitimatrice d’origine divine ; il représente également l’idéal
d’un dirigeant politico-religieux qui applique certaines politiques bien précises. Ainsi, il
encourage le renouveau de la religion –l’Islam tel qu’il est conçu par le mouvement
mahdiste-, combat les hérétiques et promeut la guerre sainte à travers le maintien des
armées et le soutien moral aux combattants.52 Outre sa légitimité politico-religieuse, le
Khalīfa se voit combler d’éloges pour ses qualités personnelles. Celles-ci incluent « la
perfection de l’ascèse, la crainte de Dieu, la clémence, la continence, la modestie,
l’humilité, l’indulgence, le pardon (…) le bon caractère, la patience (…) »53 et sont
illustrées par des exemples concrets qui incarnent un modèle de piété et de bonté.
Les trois chapitres qui forment le corps de l’ouvrage suivent une logique
globalement chronologique. Chacun d’eux est consacré à l’un des trois commandants
mahdistes qui furent postés à al-Qallābāt entre 1887 et 1889 : Yūnis al-Dikaym, Ḥamdān
Abū ‘Anja et al-Zākī Ṭamal. Nous suggérons de présenter le contenu des trois chapitres
de façon très succincte afin de clarifier la structure de l’œuvre d’‘Abd al-Qādir tout en
l’exposant sous une forme concise.
1er chapitre : le commandement de Yūnis al-Dikaym (printemps 1887 – janvier 1888)
1. a) Justification de la guerre contre les Abyssins à la lumière de récents
événements survenus à al-Qallābāt et d’un hadith du Prophète (légalité
religieuse de la guerre)
51
Ibid., p. 45-46. Proclamation du Mahdī divulguée après la chute d’El Obeid, le 27 janvier 1883. Cf.
YAGI V. A., 1984, p. 188 note (24).
52
ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 50-51.
53
YAGI V. A., 1984, p. 18.
37
b) Arrestation d’un groupe d’espions abyssins par Yūnis al-Dikaym. Ils sont
envoyés à Omdurman et convertis à l’Islam.
2. Expédition d’‘Alī Jaybar à Jabal Ghūra (montagne située en Abyssinie à trois
jours de marche d’al-Qallābāt)
3. Expédition d’‘Arabī Dafa‘allah à Dabr Sīna (en Abyssinie à cinq jours de
marche d’al-Qallābāt) contre Ṣāliḥ Shanqa (ancien gouverneur d’al-Qallābāt
sous le régime turco-égyptien puis allié des Abyssins)
4. Arrestation de Yaḥya walad al-Wakīl (gouverneur de la ville de Qadabī et
allié des Abyssins) par Yūnis al-Dikaym et expédition d’Ilyās ‘Alī Kanūna à
Qadabī
5. a) Expédition à Ghabta contre ‘Ijayl ‘awaḍ al-Ḥamrānī (chef des Arabes
Ḥamrān anti-mahdistes, allié aux Abyssins)
b) Rumeur : le roi des Abyssins Jean IV a l’intention d’attaquer les Mahdistes,
préparatifs de guerre
c) Rappel de Yūnis al-Dikaym à Omdurman, renouvellement de son
allégeance au Khalīfa, retour à al-Qallābāt
d) Rappel de Yūnis al-Dikaym à Omdurman, d’où il est envoyé combattre
l’Egypte à la tête des armées mahdistes
e) 1ère lettre du Khalīfa à Jean IV l’appelant à se convertir à l’Islam mahdiste
2ème chapitre : le commandement de Ḥamdān Abū ‘Anja (novembre 1887 – janvier 1889)
0. Départ de Ḥamdān Abū ‘Anja pour al-Qallābāt, rassemblement des forces
mahdistes, voyage jusqu’à al-Qallābāt, organisation des casernes
1. Campagne de Ḥamdān Abū ‘Anja contre les Abyssins à Dambiya, conquête
de Gondar et démolition de ses églises
2. a) Seconde campagne de Ḥamdān Abū ‘Anja en Abyssinie (Tankal, Umm
Bishāra), destruction d’une église située sur une île du fleuve Aṭbara
b) Rappel de Ḥamdān Abū ‘Anja à Omdurman, renouvellement de son
allégeance au Khalīfa, retour à al-Qallābāt
c) Fortification d’al-Qallābāt, mort de Ḥamdān Abū ‘Anja
38
d) 2ème lettre du Khalīfa à Jean IV l’incitant à embrasser le Mahdisme
3ème chapitre : le commandement d’al-Zākī Ṭamal (février – mars 1889)
0. Envoi d’une délégation à al-Qallābāt par le Khalīfa, désignation d’al-Zākī
Ṭamal comme nouveau gouverneur
1. Bataille d’al-Qallābāt, mort du roi des Abyssins Jean IV
2. 2ème combat d’al-Zākī Ṭamal contre les Abyssins sur la rive du fleuve Aṭbara,
envoi des têtes de Jean IV et d’autres chefs abyssins à Omdurman, soumission
du Rās ‘Adāl à la Mahdiyya, miracles survenus durant la bataille
La conclusion du Ṭirāz s’éloigne de la scène abyssine pour rendre brièvement
compte d’autres théâtres d’opérations mahdistes. La répression de plusieurs révoltes au
Darfour y occupe une place prépondérante. Le gouverneur du Kordofan ‘Uthmān Ādam
se vit ainsi confier la tâche de combattre successivement le gouverneur semi indépendant
Yūsuf Ibrāhīm et la figure insurrectionnelle connue sous le nom d’Abū Jummayza.54
Après la mention de divers miracles advenus au cours de la bataille contre Sāgha, ‘Abd
al-Qādir consacre la fin de sa conclusion à une expédition envoyée au Baḥr al-Rajjāf
(Equatoria), au siège de Souakin par les forces mahdistes, et aux préparatifs militaires en
vue d’une conquête de l’Egypte, jugée imminente.55
L’ensemble de ces opérations mahdistes est présenté comme la manifestation des
efforts du Khalīfa ‘Abdullāhi pour préserver la religion et élargir l’orbite de la Mahdiyya.
54
Yūsuf Ibrāhīm était le fils du dernier Sultan du Darfour tué en 1874 lors de l’incorporation de cette
région à l’intérieur du Soudan turco-égyptien. Il fut nommé gouverneur du Darfour en 1886. Sa tentative
d’y rétablir l’ancien Sultanat allait à l’encontre des intérêts du Khalīfa ‘Abdullahi, qui le fit déposer et tuer
en mars 1888.
Abū Jummayza (Muḥammad Zayn de son vrai nom) fut à l’origine d’un mouvement massif d’opposition au
régime mahdiste qui enflamma le Dar al-Masālit (Darfour occidental) en 1888-1889. Perçu par ses
partisans comme un homme doté de pouvoirs magiques, il revendiquait le poste vacant du Khalīfa ‘Uthmān
offert auparavant par le Mahdī à Muḥammad al-Mahdī b. al-Sanūsī. Il mourut quelques mois après sa
manifestation et fut succédé par son frère Sāgha, qui périt en février 1889 face à une armée mahdiste
victorieuse. Cf. HOLT P. M., 1958, p. 136-140 ; KAPTEIJNS L., 1985, p. 83-94.
55
Bien que la conquête de l’Egypte ait constitué l’un des principaux objectifs du djihad mahdiste dès les
débuts du mouvement, elle fut reportée jusqu’au milieu de l’an 1889. Le résultat de la campagne dirigée par
‘Abd al-Raḥmān al-Nujūmī fut diamétralement opposé aux prédictions d’‘Abd al-Qādir : l’armée mahdiste
fut pulvérisée par les forces anglo-égyptiennes du général Grenfell le 3 août 1889 près de Ṭūshkī. Cf.
HOLT P. M., 1958, p. 156-164.
39
Ceci fait écho à la préface de l’ouvrage, qui avait servi à légitimer et glorifier le Khalīfa.
Ainsi, à travers le récit des victoires mahdistes contre les Abyssins, mais également
contre d’autres ennemis internes et externes (au Darfour, en Equatoria, sur le littoral de la
mer Rouge et en Egypte), ‘Abd al-Qādir consolide la légitimité politico-religieuse de son
patron le Khalīfa. Une légitimité qui, à cette époque, était largement remise en cause par
de nombreux opposants au régime d’’Abdullāhi al-Ta‘āīshī, dont les Ashrāf paraissaient
les plus dangereux. Sous la plume élogieuse du chroniqueur, le successeur du Mahdī est
transformé en un modèle de perfection englobant à la fois le chef d’Etat, le commandant
militaire et la figure pieuse. Selon Abū Salīm et al-Qaddāl, cette représentation tient plus
de l’idéal de l’homme sage/bien guidé (rajul rashīd) tel qu’il était conçu dans la société
d’‘Abd al-Qādir que du personnage réel que fut le Khalīfa ‘Abdullāhi.56 Celui-ci fut
d’ailleurs l’objet de nombreuses controverses aussi bien de son vivant que dans
l’historiographie du Soudan.57
La volonté d’‘Abd al-Qādir de consolider la position du Khalīfa n’est pas le seul
facteur à l’origine de la glorification et de l’idéalisation des victoires mahdistes qui
ponctuent le Ṭirāz. Les circonstances historiques et stratégiques prévalant au moment de
la rédaction de la chronique eurent un impact majeur sur la perspective de son auteur. En
effet, il écrivit son œuvre à un moment charnière de l’histoire du Soudan mahdiste : après
les victoires du Khalīfa contre le mouvement d’Abū Jummayza au Darfour et contre les
Abyssins à al-Qallābāt (respectivement les 22 février et 9 mars 1889), mais avant
l’anéantissement des Anṣār à Ṭūshkī (3 août 1889). Cette conjoncture particulière
contribua certainement au ton triomphateur et optimiste du Ṭirāz, dont l’auteur avait
56
ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 25.
Nous ne pouvons développer ici cet aspect passionnant de la figure du Khalīfa ‘Abdullahi. Nous nous
limiterons donc à quelques indications et références. Nombre de ses contemporains européens, dont
certains furent ses prisonniers à Omdurman, le décrivent comme un autocrate barbare, ignorant et vaniteux
(SLATIN PACHA R. C., 1898 ; WINGATE F. R., 1968² (1891) ; OHRWALDER J., 1892² ; CUZZI G.,
1968 (1900¹)). Les historiographies européenne, égyptienne et soudanaise se réapproprièrent fréquemment
cette image (DANIEL N., 1966, p. 432, 436-437 ; ḤASAN Y. F., 1978, p. 11-12 ; WARBURG G. R.,
2002, p. 49, 56). Cependant, certains historiens proposèrent une représentation plus réaliste et équilibrée du
Khalīfa (HILL R. L., 1965 ; ABŪ SALĪM M. I., 1989³ ; BLEUCHOT H, 1989 ; HOLT P. M. et M. W.
DALY, 2000 (1961¹)). Il fut même l’objet d’une thèse un tant soit peu panégyrique (YAGI V. A., 1990).
57
40
toutes les raisons de penser que les Mahdistes continueraient sur leur lancée
expansionniste.58
Dès lors que l’on considère le Ṭirāz comme un panégyrique en l’honneur du
Khalīfa ‘Abdullāhi, il est pertinent de soulever le problème de sa fiabilité « historique ».
Quel rapport ce panégyrique entretient-il avec une supposée vérité historique ? Peut-on
discerner une certaine notion de fiabilité utile à l’élaboration d’une histoire des
représentations ? Souvenons-nous d’abord de la définition première de cette notion. La
fiabilité implique fondamentalement une notion de confiance totale. La question est bien
de savoir par rapport à quoi. En effet, le Ṭirāz est-il une source fiable relativement aux
« faits historiques » (empiriques) ou est-il fiable en tant que source alimentant une
histoire des représentations ? L’acception du concept de fiabilité varie donc en fonction
de l’objectif de l’historien, d’où l’existence de différents usages du concept. Dans notre
cas, nous montrerons que le Ṭirāz, tout en faisant preuve d’une certaine infidélité à
l’égard de ce que l’on considère comme des « faits historiques », se révèle aussi
intéressant qu’utile dans le cadre d’une étude des représentations.
L’ouvrage d’‘Abd al-Qādir comporte de nombreuses omissions ou déformations
de faits historiques. Cependant, il faut souligner que l’auteur lui-même n’a aucune
prétention à décrire une présumée vérité historique. II annonce d’ailleurs dans le
préambule que son objectif consiste à convaincre ceux qu’il perçoit comme les
orgueilleux de ce monde (les rois et les sybarites) de la vérité de la Mahdiyya. Celle-ci est
pour lui le prisme à travers lequel il perçoit et interprète le monde qui l’entoure. Dans une
telle perspective, la vérité historique (« froide » et impartiale) ne joue qu’un rôle de
second plan. Abū Salīm et al-Qaddāl remarquent la cohérence de la démarche de l’auteur,
qui adopte une attitude ahistorique tant dans l’introduction que dans le corps de son
58
Rétrospectivement, l’année 1889 toute entière est fréquemment considérée comme un point charnière de
l’histoire du Soudan mahdiste, dans la mesure où elle rassemble plusieurs signes annonciateurs d’un certain
déclin : limite de l’expansion territoriale de l’Etat mahdiste, mort des plus grands généraux mahdistes
(Ḥamdān Abū ‘Anja et ‘Abd al-Raḥmān al-Nujūmī), échec du siège de Souakin, famine accompagnée
d’épidémies et aggravée par la migration forcée des Ta‘āīshī à Omdurman. HOLT P. M. et M. W. DALY,
2000 (1961¹), p. 91-92.
41
ouvrage.59 Mais si ‘Abd al-Qādir assume bel et bien son ahistoricité, en quoi nous est-il
utile d’exhiber les « infidélités historiques » du Ṭirāz ? Cela est profitable à notre étude
pour au moins deux raisons. Premièrement, dans le but « préventif » d’informer le lecteur
de certaines distorsions importantes. Deuxièmement, la mise en évidence de celles-ci
nous permet de situer ‘Abd al-Qādir par rapport aux événements et controverses qui
agitaient le Soudan mahdiste à son époque. En effet, en tentant d’établir les raisons qui le
poussèrent à omettre ou à déformer certains faits, nous pouvons acquérir une meilleure
connaissance de ses prises de position politiques, religieuses et idéologiques. Celles-ci se
révéleront utiles lorsque nous analyserons la façon dont ‘Abd al-Qādir représente les
relations entre le Soudan et l’Abyssinie.
Le Ṭirāz altère certains pans de la réalité historique à travers deux procédés
principaux : la déformation et l’omission de faits.60 Bien qu’il soit prétentieux et surtout
utopique de vouloir mentionner exhaustivement tous les écarts par rapport à une
hypothétique vérité historique, nous proposons d’en mettre en évidence quelques-uns,
que nous jugeons utiles à notre réflexion. Commençons par les déformations, qui sont
bien plus aisées à repérer et à circonscrire que les omissions. Les différentes expéditions
qui font l’objet du premier chapitre du Ṭirāz (cf. précédemment, p. 38) sont relatées selon
un ordre irrespectueux de la chronologie. Etalées sur un mois et demi (mai-juin 1887),
elles se produisirent dans l’ordre suivant : Qadabī (1er mai), Jabal Ghūra (15 mai), Ghabta
(27 mai) et Dabr Sīna (13 juin). En outre, certaines expéditions furent conduites par
d’autres chefs que ceux mentionnés par ‘Abd al-Qādir. Les deux derniers raids furent
dirigés par Hanūn al-Nīl, qu’il omet de nommer. Il attribue la dernière (Dabr Sīna) à
‘Arabī Dafa‘allah, qui n’en fut pas le chef.61 A un niveau qui relève plus du jugement
personnel que de l’exactitude chronologique, on peut reprocher à l’auteur du Ṭirāz de
transformer de « simples incursions au-delà de la frontière [ma traduction] »62 en de
véritables victoires. L’épisode d’Abū Jummayza se voit accordé une attention
59
ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 31.
Nous avons pu nous en rendre compte grâce aux commentaires d’ABŪ SALĪM et AL-QADDĀL, op.
cit., YAGI V. A., 1984 et en confrontant le Ṭirāz aux archives mahdistes, à des sources telles que AL‘AZM Ṣ. B. al-M., 2001 (1904¹) et OHRWALDER J., 1892² ainsi qu’aux ouvrages de SHUQAYR N.,
1981 (1903¹), HOLT P. M., 1958, AL-QADDĀL M. S., 1992, CAULK R. A., 2002 et ERLICH H., 1994 et
1996.
61
ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 25-26.
62
Ibid., p. 26.
60
42
disproportionnée dans la conclusion de l’ouvrage avec pour même but de mettre en relief
les avancées triomphantes de l’armée mahdiste.
Quant aux omissions, nous en signalerons certaines qui contribuent à éclairer le
positionnement idéologique d’‘Abd al-Qādir ainsi que son rôle en tant que chroniqueur
officiellement reconnu de l’Etat mahdiste. En premier lieu, il n’est nulle part question
dans le Ṭirāz des événements relatifs à l’épisode d’al-Nabī ‘Īsā. D’une façon analogue à
Abū Jummayza au Darfour un an plus tard, celui qui proclama être le prophète Jésus
(Ādam Muḥammad de son vrai nom) réussit à la fin de l’année 1887 à rassembler un
nombre significatif de disciples parmi des soldats mahdistes mécontents postés à alQallābāt.63 La croyance selon laquelle Jésus doit apparaître après le Mahdī afin de
restaurer la justice sur terre renforça sans doute la crédibilité d’Ādam Muḥammad. Le
commandant Ḥamdān Abū ‘Anja, fraîchement arrivé dans la région, reporta l’affaire au
Khalīfa64, qui fit exécuter les conspirateurs en décembre 1887. Le chef de l’Etat mahdiste
édicta ensuite deux proclamations à des fins dissuasives et légitimatrices : alors que la
première avertissait les Anṣār du sort réservé aux agitateurs, la seconde décrivait une
vision dans laquelle il avait aperçut les comploteurs subir leur châtiment en enfer.65 La
prise de position de l’émir Yūnis al-Dikaym n’est pas claire. S’il ne soutint pas
franchement le mouvement d’Ādam Muḥammad, il ne réussit tout au moins pas à
l’étouffer. L’épisode d’al-Nabī ‘Īsā contribua certainement à envenimer les relations
entre al-Dikaym et Abū ‘Anja, dont les fonctions à al-Qallābāt avaient cohabité durant
quelques mois. Le premier fut finalement rappelé à Omdurman en janvier 1888 pour être
nommé l’année suivante gouverneur de Dongola.66 Ainsi que l’épisode d’al-Nabī ‘Īsā, la
querelle qui opposa les deux émirs n’apparaît pas à un seul moment dans le Ṭirāz.
Les grands absents de cet ouvrage sont incontestablement les Ashrāf, qui
représentaient l’opposition la plus puissante au règne du Khalīfa ‘Abdullāhi. Entre la fin
63
HOLT P. M., 1958, p. 152.
Pour la lettre envoyée conjointement par les émirs Yūnis al-Dikaym et Ḥamdān Abū ‘Anja au Khalīfa,
cf. SHUQAYR N., 1981 (1903¹), p. 733-735.
65
HOLT P. M., 1958, p. 153. Le texte de la vision se trouve dans WINGATE F. R., 1968² (1891), p. 334335. Nous reviendrons ultérieurement sur les visions prophétiques que le Khalīfa employait comme
instrument de légitimation de sa politique intérieure et extérieure.
66
MAHDIA 1/26/76 Khalīfa à Ḥamdān Abū ‘Anja, 8 Jumāda al-Ūlā 1305 / 22 janvier 1888 ; HILL R. L.,
1967² (1951), p. 385. Selon un rapport des Services de Renseignements égyptiens, le Khalīfa aurait pillé les
biens d’al-Dikaym, d’une valeur considérable en or et en femmes. Ceci indique peut-être le ralliement de
l’émir au mouvement d’Ādam Muḥammad. CAIRINT 1/29/148 « War between Derviches and Abyssinians ».
64
43
de l’année 1885 et le début de l’année suivante, les Ashrāf tentèrent de fomenter un
complot contre le régime d’Omdurman. Le Khalīfa parvint néanmoins à destituer une
grande partie des gouverneurs et commandants associés à ce groupe.67 Le
mécontentement des partisans du Khalīfa Muḥammad Sharīf se manifesta à nouveau à
travers l’organisation d’une révolte armée en novembre 1891. La confrontation entre les
deux camps fut évitée de justesse grâce à la médiation du Khalīfa ‘Alī wad Ḥilū.
Cependant, le chef de l’Etat mahdiste s’attaqua à nouveau aux Ashrāf et acheva de les
rendre politiquement impotents en emprisonnant Muḥammad Sharīf lui-même (mars
1892).68 Le Ṭirāz fut rédigé à un moment où le groupe des Ashrāf, quoique ayant
beaucoup perdu de sa force politique, représentait encore une opposition importante au
régime du Khalīfa ‘Abdullāhi. ‘Abd al-Qādir prit garde de ne mentionner aucun nom ni
aucune activité associés aux Ashrāf. Un rappel presque imperceptible de leur existence, à
travers l’évocation de leur participation à la prière collective, sert simplement à signaler
leur prétendue allégeance au Khalīfa.69
Parmi d’autres faits passés sous silence, les défaites mahdistes forment un
ensemble considérable. Le Ṭirāz ne décrit que des batailles favorables au camp
soudanais. Or, à côté de certaines victoires militaires éclatantes, les Anṣār subirent
également plusieurs revers flagrants. Par exemple, les troupes de l’émir ‘Uthmān Abū
Bakr Diqna furent totalement anéanties par les forces abyssines sous la conduite du Rās
Alūlā lors de la bataille de Kūfīt (cf. carte B p. II) qui eut lieu le 23 septembre 1885. Les
estimations du nombre de victimes mahdistes fluctuent entre 5'000 et 10'000 hommes
tués au combat ou dans les jours qui suivirent.70 Le front de l’Erythrée occidentale,
théâtre de tensions continuelles entre les Soudanais et les Abyssins durant les années
1884-1885, ne fait l’objet d’aucune mention dans le Ṭirāz. En outre, celui-ci a parfois
tendance à transformer des semi défaites en victoires écrasantes. La bataille d’al-Qallābāt
de mars 1889 en est un exemple tout à fait démonstratif. Les Abyssins eurent le dessus
dès le début de l’affrontement et réussirent à s’emparer des fortifications de la ville. C’est
67
Tels que Maḥmūd ‘Abd al-Qādir (gouverneur du Kordofan), Muḥammad al-Khayr ‘Abdallah Khūjalī
(gouverneur de Berber et Dongola), Muḥammad Khālid (gouverneur du Darfour). Tous les trois perdirent
leur poste entre août 1885 et avril 1886. HOLT P. M., 1958, p. 125-129.
68
HOLT P. M., 1986, p. 1241.
69
ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 30.
70
ERLICH H., 1996, 70.
44
seulement lorsqu’ils apprirent que leur roi avait été atteint qu’ils commencèrent à battre
en retraite.71
Le dernier point qu’il importe de signaler au sujet des omissions concerne les
échanges épistolaires entre les dirigeants soudanais et abyssins de l’époque. ‘Abd alQādir mentionne deux lettres que le Khalīfa envoya au roi Jean IV dans une tentative de
le persuader d’embrasser l’Islam mahdiste.72 Aucune autre correspondance n’apparaît
dans le Ṭirāz, malgré les nombreux échanges qui eurent lieu entre des figures soudanaises
et abyssines durant la seconde moitié des années 1880.73 Or, des lettres telles que celle
que Jean IV écrivit au Khalīfa le 25 décembre 1888 et la réponse qu’il reçut de Ḥamdān
Abū ‘Anja le mois suivant marquent des tournants décisifs dans l’évolution des relations
soudano-abyssines.
Comment expliquer toutes ces déformations et omissions de faits ? Que peuventelles nous apprendre sur les orientations politiques, idéologiques et religieuses d’‘Abd alQādir ? Nous pouvons distinguer quatre grands ensembles de motifs sous-tendant les
écarts du Ṭirāz par rapport à une présumée vérité historique. Premièrement, des erreurs
humaines involontaires ont pu provoquer certaines déformations ou omissions, telles que
la confusion chronologique qui marque les expéditions mahdistes de printemps 1887.
Deuxièmement, la volonté de préserver coûte que coûte la légitimité du Khalīfa
‘Abdullāhi en tant que successeur du Mahdī constitue le mobile de plusieurs omissions
significatives. Parmi celles-ci, l’épisode d’al-Nabī ‘Īsā et l’opposition des Ashrāf sont
passés sous silence à cause de leur caractère particulièrement menaçant : leur mention
pourrait en effet amener le lecteur à douter de la validité de la position du Khalīfa, voire à
l’assimiler à un usurpateur. Le chef mahdiste Hanūn al-Nīl n’apparaît pas dans le Ṭirāz
précisément parce qu’il crut à la prédication d’Ādam Muḥammad.74 L’autorité du Khalīfa
est renforcée par le fait qu’il est le seul protagoniste du Ṭirāz à adresser des lettres aux
71
YAGI V. A., 1984, p. XVII.
ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 69-72, 90-92 ; YAGI V. A., 1984, p. 59-65, 97-102.
La première lettre fut écrite entre le 26 janvier et le 24 février 1887, la seconde entre le 17 novembre et le
16 décembre 1887.
73
Nous analyserons ces correspondances plus en détail dans la suite du travail.
74
ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 30.
72
45
ennemis abyssins. Les missives produites par d’autres figures mahdistes, notamment
Ḥamdān Abū ‘Anja, font l’objet d’une censure complète.
Troisièmement, ‘Abd al-Qādir déforme et omet certains épisodes susceptibles de
porter atteinte à l’image du mouvement mahdiste tout entier. Par exemple, l’évocation de
la querelle entre les émirs Yūnis al-Dikaym et Ḥamdān Abū ‘Anja entacherait la
représentation d’une Mahdiyya harmonieuse, alors que le rappel des défaites mahdistes
ruinerait son caractère victorieux. C’est pour souligner ce dernier que le Ṭirāz transforme
tout raid mahdiste en triomphe éclatant et s’attarde longuement sur la suppression du
mouvement d’Abū Jummayza par les Anṣār.
Finalement, il semble qu’‘Abd al-Qādir s’évertue, tout au long de son ouvrage, à
présenter les relations soudano-abyssines de façon absolument dichotomique. La mise en
scène des Mahdistes et des Abyssins comme les forces du Bien combattant celles du Mal
tolère difficilement les nuances. Le roi Jean IV, en plus d’incarner le chef des Abyssins
infidèles, est accusé d’avoir attaqué le domaine de l’Islam (dār al-Islām). Dans cette
perspective, la proposition de paix qu’il adressa au Khalīfa le 25 décembre 1888 ne
correspond pas au moule idéologique épousé par ‘Abd al-Qādir. L’omission de cette
lettre sert à éviter l’érosion du rôle d’agresseur que le Négus se voit attribuer dans le
Ṭirāz.
La position d’‘Abd al-Qādir au sein de l’Etat mahdiste semble ainsi correspondre
au modèle de l’historien proposé par Abū Salīm : un historien engagé par le pouvoir pour
documenter les événements d’une façon conforme à la volonté du régime et glorifier ce
dernier.75 Cette fonction implique une écriture de l’histoire destinée à consolider
l’idéologie prônée par le Khalīfa et son entourage plutôt qu’à présenter un récit des faits
qui se voudrait le plus proche possible de la vérité historique. En ce sens, la matière
historique est mise au service d’un panégyrique politico-religieux dédié au règne
d’’Abdullāhi al-Ta‘āīshī. Peu fiable d’un point de vue historique « classique », le Ṭirāz
75
ABŪ SALĪM M. I., 1989³, p. 209. ‘Abd al-Qādir fait implicitement allusion à sa position dans un
passage du Ṭirāz où il préconise le respect de l’ordre établi : « tous ceux qui accomplissent cet acte
vertueux, c'est-à-dire l’amour sincère de Dieu et de son Envoyé, l’amour du Mahdī -sur lui le salut- et
l’amour de son Khalīfa obtiendront la satisfaction du Roi très savant. Ils se conforment à l’ordre de notre
Seigneur le Khalīfa du Mahdī -sur lui le salut-, ne le dépassent pas mais au contraire l’appliquent et s’y
attachent. Ils bénéficieront de l’immense faveur de Dieu et remporteront sa plus grande satisfaction. [ma
traduction] » ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 89.
46
constitue pourtant une source extrêmement riche et utile pour l’étude des représentations.
En effet, en le confrontant à d’autres sources primaires et secondaires, il nous est possible
d’esquisser un tableau des relations soudano-abyssines telles qu’‘Abd al-Qādir les
concevait et de les situer par rapport à une réalité qui se révèle à bien des égards plus
complexe. C’est ce à quoi nous consacrerons la suite de ce travail.
C. Le conflit soudano-abyssin : une victoire de l’Islam sur le Christianisme
Le Ṭirāz raconte la confrontation soudano-abyssine à partir d’une perspective non
seulement soudanaise, mais surtout mahdiste. Selon ce point de vue, le monde est partagé
par plusieurs lignes de fracture, dont la principale sépare la Mahdiyya du reste de
l’humanité. Muḥammad Sa‘īd al-Qaddāl, repris par Gabriel R. Warburg, présente la
conception mahdiste du monde comme une vision manichéenne : d’un côté se tiendrait la
Mahdiyya, de l’autre la Turkiyya. Tous ceux qui rejettent la prédication du Mahdī seraient
associés à des infidèles et appartiendraient donc « au monde turc non musulman [ma
traduction] »76. La perspective mahdiste nous semble moins simpliste qu’elle ne paraît à
première vue. La distinction islamique « classique » entre le dār al-Islām (domaine de
l’Islam) et le dār al-ḥarb (domaine de la guerre) fut certes remplacée par la division du
monde en Mahdistes et kifār (infidèles, y compris les musulmans non-mahdistes).
Cependant, les infidèles n’étaient pas perçus comme un groupe homogène de « Turcs »,
bien que ce terme recouvrît différentes catégories d’étrangers au Soudan. Ainsi, les
Abyssins étaient singularisés par rapport à d’autres infidèles. ‘Abd al-Qādir les nomme à
quelques reprises kifār ou ‘abadat al-ṣalīb (adorateurs de la croix), mais c’est le terme de
76
AL-QADDĀL M. S. cité par WARBURG G. R., 2002, p. 32. Le terme Turkiyya était utilisé par les
Soudanais au XIXe siècle pour désigner le régime turco-égyptien au Soudan. L’usage du terme Turc
s’étendit rapidement à tous les membres des élites politiques et militaires qui n’étaient pas d’origine
soudanaise. Après l’épisode mahdiste, l’administration anglo-égyptienne établie en 1899 fut communément
appelée la « seconde Turkiyya » par opposition à la « première Turkiyya » qui se réfère à la période 18201885. Cf. HOLT P. M. et M. W. DALY, A history of the Sudan from coming of Islam to the present day.
Londres, Longman, 1988 (1961¹), p. 49. Pour l’usage des termes Turkiyya et Mahdiyya au Sud-Soudan, cf.
JOHNSON D. H., 1993, p. 53.
47
Ḥabasha, plus spécifique et moins connoté religieusement, qui domine largement dans
son œuvre.77
Les relations soudano-abyssines telles qu’elles sont représentées dans le Ṭirāz
peuvent être appréhendées à travers trois grandes étapes : la justification de l’attitude
mahdiste à l’égard de l’Abyssinie de 1887 à 1889, la politique du Soudan envers son
voisin chrétien et l’issue du conflit entre les deux entités politico-religieuses. ‘Abd alQādir s’inspire aussi bien d’un hadith attribué au Prophète Muḥammad que des
conditions prévalant au Soudan et en Abyssinie juste avant la Mahdiyya pour légitimer la
position mahdiste face à l’Abyssinie de Jean IV. Bien que le message de l’Islam visât
l’humanité toute entière, le Prophète dit aux Musulmans : « Laissez les Abyssins en paix
tant qu’ils vous laisseront. [utrukū al-Ḥabasha mā tarakūkum] »78 L’auteur du Ṭirāz
explique l’existence de ce hadith par le fait que l’Abyssinie occupait une position
marginale au sein des territoires visés par les premières conquêtes islamiques. Dieu
ordonna aux Musulmans, à travers son Messager, d’attaquer prioritairement les peuples
païens de la péninsule Arabique. A la fin du XIXe siècle, ‘Abd al-Qādir interprète cette
tradition comme une autorisation à combattre ou non les Abyssins. Les deux attitudes
opposées – lutter ou laisser en paix- sont ainsi licites, même si les Abyssins restent à
l’intérieur de leurs frontières.79
Sur un plan historique sensiblement plus proche de lui, ‘Abd al-Qādir identifie
deux facteurs responsables de la détérioration des relations soudano-abyssines. En
premier lieu, ceux qu’il nomme les « rois des Turcs »80, quoique musulmans, se laissèrent
guider par leurs vanités et leurs passions, abandonnant les rituels religieux et le devoir de
la guerre sainte (djihad). Leur manque de zèle permit aux Abyssins infidèles d’envahir la
« terre de l’Islam » (c’est-à-dire le Soudan), d’y construire des églises et d’y collecter des
77
Dans la tradition arabe, le terme « Ḥabasha » désigne le territoire et les peuples de l’Ethiopie ou de la
Corne d’Afrique. Pour son évolution au cours du temps, cf. BECKINGHAM C. F., 1993.
78
YAGI V. A., 1984, p. 31 ; ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 55 ; ERLICH H., 1994,
p. 9.
79
YAGI V. A., 1984, ibid. ; ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 56.
80
Ibid., ibid. Le terme de « roi » se réfère ici au sens général d’un gouvernant, et non pas au système
monarchique. Les « Turcs » désignent tous ceux qui régnaient au nom du Sultan ottoman, y compris les
Khédives égyptiens. ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, ibid. note (2).
48
impôts.81 En second lieu, le Négus Jean IV représente un ennemi que les Mahdistes se
doivent de combattre pour au moins deux raisons : il refuse de se soumettre à Dieu en
adorant la croix et, haineux à l’égard de l’Islam, il tue injustement les compagnons du
Mahdī.82 S’appuyant sur ces arguments, ‘Abd al-Qādir affirme qu’il est désormais licite
de combattre les Abyssins. Il va plus loin en faisant de cette lutte un devoir inévitable
incombant à la communauté musulmane toute entière. En effet, la transgression des
frontières et les attaques abyssines contre des Musulmans justifient une réplique
mahdiste, et ceci conformément aux paroles du Prophète.83
Après avoir légitimé l’attitude belligérante du Soudan mahdiste à l’égard de
l’Abyssinie, ‘Abd al-Qādir expose ce que fut la politique de son pays dans la pratique. Du
moment que l’Abyssinie est définie comme une proie prioritaire du djihad mahdiste, le
Soudan peut-il s’adresser à elle autrement que par l’action militaire ? La réponse à cette
question, affirmative, peut nous surprendre. A travers l’argumentation justificatrice que
nous avons mentionnée, l’auteur du Ṭirāz semble bel et bien adopter une position
militante et sans concession envers ses voisins chrétiens. Son ouvrage suggère néanmoins
–peut-être involontairement d’ailleurs- que la violence physique n’est pas l’unique façon
dont les Mahdistes s’adressent aux Abyssins. Une phase de persuasion verbale précède de
peu le processus de coercition physique qui culmine avec la bataille d’al-Qallābāt de
mars 1889. En intégrant dans le Ṭirāz deux lettres que le Khalīfa ‘Abdullāhi envoya au
Négus Jean IV en 1887 (cf. précédemment, p. 45 note 72), ‘Abd al-Qādir nous donne
accès au discours du chef de l’Etat mahdiste à l’égard de son homologue abyssin. La
manière dont il insère ces missives contribue pourtant à réduire leur importance au profit
de l’exaltation des campagnes militaires : elles figurent en fin de chapitre et leur position
81
‘Abd al-Qādir évoque probablement le début du règne turco-égyptien au Soudan, durant lequel la ville
d’al-Qallābāt était subordonnée à l’Abyssinie (jusqu’en 1838). Cf. AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 15. Il se
réfère peut-être également à l’application du traité de Hewett (3 juin 1884), conformément auquel les
Abyssins aidèrent à évacuer les garnisons turco-égyptiennes postées à la frontière soudano-abyssine. Ibid.,
p. 28-29 ; ERLICH H., 1994, p. 63 ; HENZE P. B., 2004, p. 148.
82
YAGI V. A., 1984, p. 35-36 ; ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 58-59. Il s’agit ici de
la bataille durant laquelle le chef mahdiste Muḥammad walad Arbāb fut tué par les Abyssins à al-Qallābāt
(janvier 1887). Le chiffre démesuré de 20'000 victimes Anṣār, mentionné dans un rapport des Services de
Renseignements égyptiens, doit sans doute être ramené à quelques milliers au plus. Cf. CAIRINT 1/29/148
« War between Derviches and Abyssinians » et AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 59.
83
La démonstration d’‘Abd al-Qādir vise à souligner la conformité des attitudes mahdistes au hadith, et non
pas à annuler la validité de celui-ci comme l’affirme al-Qaddāl : AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 55.
49
dans le récit ne tient pas compte de leur datation chronologique, diminuant leur portée et
leur sens par rapport au contexte de leur genèse.
Laissons un instant le discours d’‘Abd al-Qādir pour nous concentrer sur celui du
Khalīfa : comment s’adresse-t-il aux Abyssins et que leur propose-t-il ? Ses deux lettres
ont à première vue le même objectif global d’inviter l’Abyssinie à embrasser l’Islam
mahdiste. En y regardant de plus près, on discerne cependant une évolution significative
dans l’attitude du chef de l’Etat mahdiste. La première lettre, écrite après l’attaque
abyssine d’al-Qallābāt en janvier 1887, contient deux niveaux de proposition à l’égard du
Négus Jean IV. Sur le plan politique pragmatique, ce dernier peut empêcher un assaut
mahdiste en remplissant trois conditions posées par le Khalīfa : rendre les prisonniers de
guerre musulmans au Soudan, clarifier la position des « traîtres » musulmans réfugiés en
Abyssinie (tels que Ṣāliḥ Shanqa et ‘Ijayl ‘awaḍ al-Ḥamrānī) et s’engager à respecter les
frontières du « pays de l’Islam »84. La satisfaction de ces conditions préserverait une sorte
de statu quo entre le Soudan et l’Abyssinie.85 Le second niveau de proposition relève du
spirituel et de l’idéologique. En se convertissant à l’Islam mahdiste, Jean IV deviendrait
un membre à part entière de la communauté des Anṣār. Uni à elle par la fraternité et
l’amour de Dieu, il jouirait du respect dans ce monde et dans l’au-delà. Le Khalīfa
présente donc la soumission à l’Islam comme un acte rédempteur. Sa résonance
eschatologique le place au-dessus de la proposition pragmatique d’un statu quo politique.
Jean IV est averti que s’il rejette chacune de ces deux alternatives (pragmatique ou
spirituelle), la guerre contre lui sera inéluctable. Le sens de son refus serait qu’il a été
trompé par Iblis (Satan) et doit donc être combattu par les Mahdistes qui jouissent du
soutien divin.86
Par contraste, la seconde lettre adressée au Négus abyssin, rédigée après plusieurs
expéditions mahdistes en Abyssinie (cf. plus haut p. 42), ne comporte plus qu’un seul
niveau de proposition : l’adhésion à l’Islam mahdiste ou la mort. Il n’y est fait mention
d’aucune possibilité de compromis politique. Le Khalīfa justifie son message par le fait
que Jean IV refusa d’adopter l’Islam à l’époque du Mahdī et ne répondit pas à ses
84
YAGI V. A., 1984, p. 64 ; ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 71.
L’expression « coexistence pacifique » que Sanderson emploie pour qualifier la proposition du Khalīfa
nous semble abusive. Cf. SANDERSON G. N., 1969, p. 19 ; Ibid., 2006 (1971¹), p. 173.
86
YAGI V. A., 1984, p. 64 ; ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 71.
85
50
premières offres. La responsabilité et le pouvoir du Négus abyssin en tant que chef
politico-religieux sont cruciales dans le choix de se soumettre au Mahdisme ou non : « Le
péché de quiconque a péri parmi ceux qui te suivent [les Abyssins qui succombèrent aux
attaques mahdistes] est sur toi parce que tu es leur pasteur. Si tu réponds à celui qui
appelle à Dieu, ils répondront avec toi étant tes suivants. »87 La comparaison des deux
lettres met en évidence un processus de radicalisation de l’attitude mahdiste officielle à
l’égard de l’Abyssinie. Le pragmatisme politique fait place à une religiosité idéologique
apparemment irréconciliable avec le compromis diplomatique. Il est notable qu’‘Abd alQādir inclut ces missives dans son récit sans les commenter ni les situer dans leur
contexte. Ce qui lui importe n’est pas tant de souligner l’évolution du discours du Khalīfa
que d’apporter une légitimité supplémentaire à la lutte contre les Abyssins en montrant
que ceux-ci ignorèrent les avertissements répétés du Khalīfa. La persuasion verbale est
ainsi présentée comme une annexe soutenant l’action militaire, et non pas comme une
politique en soi.
Selon la perspective d’‘Abd al-Qādir, la guerre constitue l’instrument principal de
la politique soudanaise à l’égard de l’Abyssinie. En tant que guerre sainte (djihad), elle
entraîne une fusion des aspects militaires et religieux inhérents à l’idéologie mahdiste.88
L’action militaire ne constitue pas simplement le moyen d’atteindre une fin qui serait
religieuse (conversion ou massacre des infidèles). Elle semble parfois exprimer en ellemême la volonté divine. A titre d’exemple, la façon dont l’émir Ḥamdān Abū ‘Anja
organise ses troupes est représentée comme une stratégie conforme à la parole de Dieu.
‘Abd al-Qādir cite le verset coranique suivant pour étayer son argument : « Certes Dieu
aime ceux qui combattent pour sa cause en rang, comme s’ils étaient un édifice solide.
[ma traduction] »89 (Sourate 61 : 4) L’image d’une ligne serrée et compacte d’Anṣār revêt
une importance majeure dans le Ṭirāz, puisqu’elle est associée tant à une posture militaire
qu’à la posture spirituelle adoptée lors de la prière. Le moindre défaut dans les rangs est
87
YAGI V. A., 1984, p. 99.
Nous analyserons le concept de djihad dans le contexte spécifique du Soudan mahdiste au chapitre
suivant.
89
ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 82.
88
51
un signe du diable.90 Egalement à une intersection militaro-religieuse majeure, la
représentation de l’armée mahdiste pénétrant en Abyssinie jusqu’à Gondar attribue à un
acte physique un sens profondément religieux :
« (…) Feu Ḥamdān Abū ‘Anja s’enfonça et entra dans la terre des Abyssins si bien que
ses armées et sa cavalerie foulèrent une terre qui n’avait été habitée auparavant que par un
infidèle. Ni pied de chameau, ni sabot appartenant aux armées islamiques ne l’avaient foulée. »91
Enfin, l’enchevêtrement des plans militaire et religieux est exemplifié par une
idée qui apparaît tout au long du Ṭirāz : quelles que soient les aptitudes militaires de
chaque camp, c’est finalement Dieu le tout-puissant qui scelle les destins.92 Ainsi, les
victoires mahdistes et les défaites abyssines sont toujours le fruit de l’action divine. Les
opérations militaires n’ont de sens que si elles expriment la volonté de Dieu ou
constituent en elles-mêmes un acte divin. Ceci permet à ‘Abd al-Qādir d’expliquer le
triomphe d’un petit nombre de combattants mahdistes face à une armée abyssine qu’il
dépeint comme gigantesque.93
Les batailles entre les deux camps sont décrites à l’aide d’un langage riche en
métaphores et en symboles, qui consolide une représentation manichéenne du conflit
soudano-abyssin. La confrontation qui eut lieu à al-Qallābāt en mars 1889 fait l’objet
d’images métaphoriques particulièrement nombreuses et élaborées. Nous pouvons
distinguer trois moments-clés de cet épisode : avant la bataille, pendant les hostilités et
après celles-ci. ‘Abd al-Qādir consacre un long passage aux instants qui précèdent le
combat. Il évoque la rapidité de la progression des forces abyssines en la comparant à la
venue de la nuit et à la chute d’un torrent.94 La multitude que représentent les armées
abyssines est mise en avant à travers leur impact spectaculaire sur la nature : le
martèlement des sabots des chevaux soulève une poussière qui donne l’impression d’une
éclipse solaire et d’un retour des ténèbres de la nuit ; les ressources naturelles s’épuisent
au contact de ces innombrables troupes, qui rendent les prés stériles et assèchent les
sources d’eau. Ces armées ne font pas qu’affecter l’environnement, elles sont elles90
Ibid., ibid.
YAGI V. A., 1984, p. 108.
92
Le sceau mahdiste qui figure en couverture exprime pécisément cette idée à travers le verset coranique
(3 : 173).
93
Ibid., p. 119-120 ; ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 102. Cette représentation de la
confrontation soudano-abyssine évoque le mythe de David et Goliath.
94
YAGI V. A., 1984, p. 109 ; ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 98.
91
52
mêmes des forces de la nature. L’assaut abyssin est en effet successivement associé à
l’action de tas de sables versés par le vent, au déploiement d’un nuage de sauterelles et à
de l’eau qui se répand.95 Par contraste, les Anṣār sont dépeints à travers leurs qualités
morales plutôt que leur aspect physique. Sincèrement résolus à combattre et à mourir
pour servir la cause de l’Islam, ils sont « avec leur gouverneur az-Zākī comme une seule
main pour repousser les ennemis de Dieu »96. Leur supériorité morale et religieuse par
rapport aux Abyssins se manifeste dans leur attitude face à la bataille qui se profile à
l’horizon. Ils y voient deux issues possibles, aussi louable l’une que l’autre : la victoire
ou le martyre.
Le déroulement des combats est également une occasion pour ‘Abd al-Qādir de
différencier nettement les camps mahdiste et abyssin. Alors que les Abyssins sont surtout
décrits par le biais de leurs armes à feu et du tumulte qu’elles provoquent, les Anṣār sont
à nouveau évoqués à travers leurs qualités morales. Le cœur imprégné de « l’amour de la
religion (…) de résolution, de fermeté et de certitude »97, ils font eux aussi usage d’armes
à feu. Leurs balles ont la particularité de voiler le soleil, phénomène qui semble se
reproduire lors des diverses luttes mahdistes racontées dans le Ṭirāz.98 Au terme d’un
combat ininterrompu, les infidèles sont entourés par les « vents tempétueux du trépas »,
tandis que les « vents du triomphe extraordinaire » soufflent et agitent les « feuilles de la
victoire proche »99. La représentation de la défaite et de la victoire à travers l’image d’un
vent ou d’un souffle renvoie à l’interférence de forces métaphysiques dans la sphère des
activités humaines. Ainsi que nous l’avons mentionné plus haut, c’est Dieu qui octroie la
victoire au camp mahdiste, et non pas leur action militaire sur le terrain.
Le contraste entre les vaincus et les vainqueurs est encore plus marqué après la
bataille. La terre, jonchée d’innombrables cadavres abyssins et des charognes de leurs
bêtes, dégage une puanteur insoutenable. Les survivants se distinguent par leur lâcheté et
leur mensonge, car ils prétendent que leur roi est seulement blessé, alors qu’il a été en
95
Ibid., p. 110-111 ; Ibid., ibid.
Ibid., p. 110.
97
Ibid., p. 115.
98
Par exemple lors de la campagne de Ḥamdān Abū ‘Anja à Dambiya et Gondar (janvier 1888). Voilé par
les balles mahdistes, le soleil ne brille plus, comme s’il symbolisait la funeste destinée des Abyssins. Cf.
YAGI V. A., 1984, p. 81-82 ; ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 83.
99
YAGI V. A., 1984, p. 117-118.
96
53
réalité atteint d’une balle mortelle.100 Les Anṣār morts au combat sont représentés comme
un petit groupe de martyrs (shuhadā’) honorés par Dieu. Il est ici intéressant d’évoquer le
rôle qu’‘Abd al-Qādir attribue au sang des victimes de chaque camp. Alors que celui des
martyrs mahdistes adoucit leur cou à la façon de l’or, celui des infidèles souille l’eau du
fleuve Aṭbara, la rendant impropre à la consommation des Anṣār. Le caractère impur du
sang des Abyssins transparaît également dans le récit de la campagne de Ḥamdān Abū
‘Anja à Dambiya. Les « sabres de Dieu » sont en effet maculés du sang des Abyssins au
point où ils rouillent : malgré leur victoire, les Mahdistes voient l’état de leurs armes se
détériorer suite à l’effet destructeur du sang ennemi.101
‘Abd al-Qādir recourt à certains procédés littéraires qui intensifient l’aspect
manichéen de la confrontation soudano-abyssine tout en dramatisant sa portée. Il se
promène par exemple dans les champs sémantiques des termes nār (feu) et ẓulma
(obscurité). Dans le premier cas, la notion de feu fait l’objet de légères distinctions
sémantiques destinées à renforcer l’identification des Abyssins au diable, au mauvais sort
et à l’enfer :
« Ils [les Abyssins] se mirent à allumer des feux pour enlever les herbes et les arbres
afin de faciliter leur marche dans ces endroits abrupts. Je dis : le fait d’allumer des feux recelait
un mauvais présage, que Dieu réalisa dans ce monde en les brûlant du feu des armes à feu tiré
sur eux par les Anṣār. Le feu de l’au-delà est le plus intense ! Ces feux, accompagnés de feux
nocturnes allumés pour faire rôtir la nourriture de l’armée abyssine, étaient visibles à une
distance de trois jours, à cause de l’intensité de leurs flammes qui s’élevaient dans les hauteurs.
[ma traduction, ma mise en gras] »102
Ce passage se situe avant le début de la bataille, alors que les troupes abyssines se
rapprochent d’al-Qallābāt. Avant même que les hostilités n’aient débuté, l’auteur du
Ṭirāz prédit déjà le sort funèbre qui attend les Abyssins. Les feux allumés par ces derniers
semblent attirer le feu divin qui s’exprime à travers les armes mahdistes. Ainsi, par
l’intermédiaire de l’action divine, les feux de débroussaillement et de cuisine des
infidèles les mènent droit au feu de l’enfer. Là encore, les mondes bassement matériel et
100
Ibid., p. 119. Toutes les sources dont nous avons connaissance s’accordent à dire que le Négus Jean IV
succomba d’une balle mahdiste venue se loger dans sa poitrine. L’historien al-Qaddāl nous confia
cependant que le petit-fils du Négus abyssin lui affirma que son grand-père avait péri d’une balle
amharique. En l’absence de preuves suffisantes, cette « révélation » ne nous permet que d’émettre certaines
hypothèses relatives aux luttes internes qui déchiraient le camp abyssin. AL-QADDĀL M. S., Entretien au
Département d’Histoire de l’Université de Khartoum, 22 février 2007.
101
ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 83.
102
ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 98-99.
54
eschatologique se rencontrent de façon immédiate. C’est l’usage répété du terme de
feu qui permet d’établir un lien étroit entre les deux.
En ce qui concerne la notion d’obscurité, elle est employée au moment où les
combats opposant les Anṣār et les Abyssins atteignent leur paroxysme. L’atmosphère
apocalyptique semble annoncer la fin du monde. Les soldats des deux camps sont plongés
dans trois obscurités de nature différente : l’obscurité créée par la fumée des armes à feu,
l’obscurité née de la poussière qui s’accumule dans l’air, et l’obscurité du corps à corps
des deux armées.103 L’insistance sur cette idée contribue à rendre la bataille spectaculaire
et facilite sa représentation visuelle dans l’esprit du lecteur du Ṭirāz. L’impression de fin
du monde, nourrie par le recouvrement de la terre par les cieux, le voilement du soleil et
la superposition de diverses obscurités, renforce le caractère métaphysique et les
implications dramatiques du conflit soudano-abyssin.
Le langage métaphorique et symbolique n’est pas le seul outil dont dispose ‘Abd
al-Qādir pour mettre en évidence le caractère divin de la lutte mahdiste contre les
Abyssins. La mention de tout un ensemble de miracles qui se produisirent lors de la
bataille d’al-Qallābāt concourt à faire de cet affrontement une victoire de l’Islam
mahdiste sur les infidèles chrétiens. La grande majorité de ces prodiges sont associés à la
figure du Khalīfa ‘Abdullāhi. A titre d’exemple, de nombreux combattants mahdistes
aperçurent le Khalīfa à la tête de leur armée alors qu’il se trouvait en réalité à Omdurman.
Ils entendirent le son d’Umm Bāyā104 résonner durant la bataille et certains d’entre eux
virent des hommes munis de drapeaux blancs descendre du ciel pour combattre les
infidèles.
D’autres miracles relèvent de la temporalité d’événements particuliers. Dans une
proclamation qu’il publia dix mois avant l’occurrence de la bataille, le Khalīfa décrit une
vision prophétique au cours de laquelle le Prophète l’informe de la victoire prochaine des
Anṣār sur les Abyssins. Il précise que ces derniers, en arrivant sur le champ de bataille,
103
Ibid., p. 100 ; YAGI V. A., 1984, p. 116.
Umm Bāyā était le nom donné à une trompette de guerre mahdiste faite d’une défense d’éléphant
creusée. Selon Viviane A. Yagi, elle était exclusivement réservée au Khalīfa ‘Abdullahi. Le prisonnier
allemand Charles Neufeld raconte pourtant que lors d’une séance de supplice publique, deux Anṣār
placèrent chacun la bouche de leur Umm Bāyā contre son oreille et y soufflèrent le plus fort possible. Cf.
YAGI V. A., 1984, p. 198 note (100) ; NEUFELD C., 1899³, p. 73.
104
55
auraient les mains enchaînées à leur cou.105 ‘Abd al-Qādir constate que dans la réalité, les
Abyssins se conformèrent à cette description, ce qui représente un véritable miracle. Il
use d’un raisonnement par l’absurde pour prouver que les infidèles se comportèrent
effectivement selon la vision prophétique. Rappelant leur supériorité numérique par
rapport aux forces mahdistes, il conclut implicitement que leur défaite ne fut possible que
parce que leurs mains étaient ligotées à leur cou.106 Le fait que le Khalīfa diffusa cette
proclamation longtemps avant la chute des Abyssins constitue également un miracle.
Toujours dans le registre de la temporalité, l’auteur du Ṭirāz souligne la simultanéité de
deux événements majeurs : la victoire mahdiste sur la rive du fleuve Aṭbara (qui marque
la fin de la bataille d’al-Qallābāt) et une grande revue militaire organisée par le Khalīfa à
Omdurman.107 Remarquant que cette revue se tint un mardi –et non pas un vendredi
comme c’était l’usage-, ‘Abd al-Qādir déduit qu’elle n’eut miraculeusement lieu que pour
porter secours aux Anṣār dans leur combat contre les Abyssins.
Enfin, certains maux qui frappent le camp abyssin sont assimilés à des miracles.
Pendant la bataille, la brûlure du feu « qui dévore le corps des ennemis tués [ma
traduction] »108 tient du prodige. L’histoire d’une femme mahdiste faite prisonnière par
les Abyssins tend à mettre en relief les pouvoirs miraculeux du Mahdī et de son
successeur. Sur le point d’être violentée par son ravisseur, la femme invoqua les deux
grands leaders de la Mahdiyya. Sa supplication provoqua une secousse qui déchira les
cieux et les rangs de l’armée abyssine. Effrayé, le soldat s’enfuit et la femme fut
sauvée.109
La politique djihadiste du Soudan à l’égard de l’Abyssinie, traduite sur le terrain
par l’intensification de l’action militaire et la raréfaction des avertissements verbaux,
aboutit à deux événements qui s’inscrivent parfaitement dans le raisonnement
105
YAGI V. A., 1984, p. 140 ; ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 110.
Ibid., ibid. ; Ibid., ibid.
107
Des revues militaires avaient fréquemment lieu dans la capitale mahdiste. Pour une description de
l’impressionnante revue qui se tint après l’arrivée de l’émir Ḥamdān Abū ‘Anja à Omdurman durant l’été
1887, cf. OHRWALDER J., 1892², p. 224-226 ; SLATIN PACHA R. C., 1898, p. 553-555.
108
ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 111 note (1).
109
YAGI V. A., 1984, p. 144 ; ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 111.
106
56
idéologique d’‘Abd al-Qādir : la soumission du Rās ‘Adāl110 et la mort du Négus Jean IV.
Les deux figures abyssines sont mises en opposition pour mieux glorifier l’art guerrier de
la Mahdiyya. Le Rās ‘Adāl est présenté comme un ennemi intelligent qui, après la
bataille d’al-Qallābāt et la mort de son roi, implore le pardon de l’émir al-Zākī Ṭamal et
demande à adhérer au mouvement mahdiste. Conscient de l’extraordinaire puissance des
Anṣār, dont il a lui-même été le témoin lors de la campagne d’Abū ‘Anja à Dambiya, il
aurait conseillé à Jean IV de renoncer à les attaquer.111 Selon la logique d’‘Abd al-Qādir,
le refus du Négus de suivre ces conseils judicieux s’avéra fatal à al-Qallābāt.
Les causes et la signification de la mort de Jean IV, ainsi que la façon dont les
Anṣār y réagirent, sont interprétées de façon à cristalliser deux leçons essentielles que le
Ṭirāz souhaite graver dans la mémoire de ses lecteurs. La première est que la victoire des
Musulmans mahdistes contre des infidèles chrétiens est inévitable car elle procède de la
volonté divine. La seconde est que cette victoire, tout en étant le produit d’un dessein
divin, est l’œuvre du Khalīfa ‘Abdullāhi.
Comment le chroniqueur mahdiste explique-t-il le décès du roi abyssin ? Celui-ci
fut trompé par l’abondance et la force de ses armées ainsi que par l’orgueil dans lequel il
tenait sa propre personne.112 Il afficha en outre une forte animosité vis-à-vis des
Musulmans et de l’Islam. Deux passages coraniques sont cités afin de rappeler que la
volonté divine l’emporte sur toutes les considérations matérielles :
« Combien de fois un parti peu nombreux vainquit une bande nombreuse avec la
permission de Dieu ! Dieu est avec les patients. [ma traduction] » (Sourate 2 : 249)
« Nous secourons assurément nos Messagers et ceux qui croient, dans la vie présente
tout comme au jour où les témoins se dresseront [le jour du Jugement]. [ma traduction] »113
(Sourate 40 : 51)
Quant à la signification de la mort du Négus abyssin, elle est selon ‘Abd al-Qādir
exceptionnelle pour plusieurs raisons. D’abord, parce qu’elle permit d’éliminer une
grande menace qui pesait sur l’Islam ; ensuite, parce qu’elle représente l’une des
conquêtes les plus importantes dans l’histoire de l’Islam ; troisièmement, parce que
110
Ce commandant abyssin est constamment dénommé Rās ‘Adāl (ou Rās ‘Adār) dans la littérature
mahdiste, bien qu’il ait acquis le titre plus élevé de Negus Takla-Haymanot en 1881.
111
YAGI V. A., 1984, p. 136-138 ; ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 108-109.
112
Ibid., p. 121 ; Ibid., p. 102.
113
ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 102.
57
jamais pareil événement ne s’était produit dans les interactions entre le monde musulman
et l’Abyssinie ; enfin, parce qu’elle survint, grâce à la volonté divine, à l’époque du
Khalīfa ‘Abdullāhi.114
La façon dont le Ṭirāz dépeint le traitement que les Anṣār infligèrent à la
dépouille du défunt Négus sert également à communiquer le double message mentionné
plus haut. A l’issue de la bataille d’al-Qallābāt, le corps de Jean IV est découvert à
l’intérieur d’une caisse placée sous une tente. Les objets et les vêtements qui l’ornent
symbolisent le Christianisme et les tendances sybarites du roi abyssin : une croix en or
« qu’il adorait en dehors de Dieu », un mätab115 assimilé à un signe de la « fausse
religion »116, des magnifiques parures et des habits royaux. Alors que la tête de Jean IV
est tranchée puis envoyée au Khalīfa afin d’exprimer la victoire de la religion, sa
couronne incrustée de pierres précieuses, ses sceaux, ses bagues, ses vêtements brodés,
ses tentes royales et ses timbales y sont expédiés117 dans un but plus « didactique » : les
Anṣār doivent voir tous ces objets de leurs propres yeux pour prendre conscience du fait
que le monde méprise Dieu et qu’il sombre irrémédiablement dans le déclin.118 ‘Abd alQādir semble considérer les précieux accessoires du Négus comme la manifestation d’un
phénomène nouveau, inexistant dans le passé, une bid‘a (innovation) qu’il faut éliminer
sans tarder. Le fait de les envoyer à Omdurman symbolise la soumission du
Christianisme abyssin à l’Islam mahdiste. Quant à la tête du défunt Négus, elle est
transmise au Khalīfa ‘Abdullāhi en compagnie des têtes d’autres chefs abyssins tués au
combat. Principal trophée de guerre du conflit soudano-abyssin, elle annonce la victoire
en même temps qu’elle l’octroie au chef de l’Etat mahdiste.
Sur ce point, le titre de l’ouvrage d’‘Abd al-Qādir est extrêmement évocateur.
L’usage du terme « ṭirāz » renvoie à une prérogative califale, puisque les broderies ou
robes d’honneur désignées par ce nom depuis l’époque omeyyade symbolisèrent pendant
114
YAGI V. A., 1984, p. 122-124 ; ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 103.
Le mätab est un cordonnet que les Abyssins chrétiens portent autout de leur cou, de la naissance jusqu’à
la mort. Il marque leur appartenance au christianisme. YAGI V. A., 1984, p. 198 note (96).
116
Ibid., p. 130-131.
117
Pour le détail des biens de Jean IV envoyés à Omdurman, cf. les messages d’al-Zākī Ṭamal au Khalīfa
dans SHUQAYR N., 1981 (1903¹), p. 750.
118
YAGI V. A., 1984, p. 134 ; ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 107.
115
58
longtemps le pouvoir du calife.119 Le Ṭirāz offert au Khalīfa de la part d’‘Abd al-Qādir se
distingue cependant par son « inscription ». Plutôt que d’être orné du nom du Khalīfa
‘Abdullāhi -à l’instar des ṭirāz traditionnels décorés du nom du calife-, il est paré du nom
de l’ennemi vaincu. Cette broderie littéraire transforme ainsi la défaite du Négus Jean IV
en attribut du Khalīfa.
L’analyse du Ṭirāz nous a permis d’esquisser les relations soudano-abyssines
telles qu’elles apparaissaient dans l’esprit d’Ismā‘īl b. ‘Abd al-Qādir, l’une des rares
figures de l’élite intellectuelle mahdiste à avoir laissé des traces écrites à la postérité.
Nous avons pu constater que son ouvrage célèbre la victoire du Mahdisme –considéré
comme le « véritable » Islam- sur le Christianisme sous la forme d’un panégyrique dédié
au Khalīfa ‘Abdullāhi. La politique soudanaise à l’égard de l’Abyssinie semble dénuée de
toute ambiguïté : en tant qu’entité chrétienne infidèle ayant attaqué les frontières de
l’Islam, l’Abyssinie ne mérite que de subir les foudres du djihad mahdiste. Ce point de
vue était-il cependant partagé par l’ensemble de l’élite mahdiste au pouvoir, ou du moins
par des personnages-clés tels que le Mahdī, son successeur le Khalīfa et l’émir Ḥamdān
Abū ‘Anja ? Si cette logique guida les actions des dirigeants du Soudan mahdiste, que
signifia-t-elle dans la pratique et par quels moyens fut-elle légitimée ? En tentant de
répondre à ces interrogations, nous commencerons à saisir le rapport complexe des
représentations d’‘Abd al-Qādir avec la réalité des relations soudano-abyssines telle
qu’elle transparaît à travers d’autres sources.
119
Sous les Abbasides, le ṭirāz était un moyen pour le calife d’étendre le prestige de la cour aux individus
qu’il désirait honorer. L’Egypte fatimide connut un essor de la production du ṭirāz qui, d’une institution
politique et élitiste, devint un phénomène social et économique largement répandu dans la société. Pour
plus de détails, cf. STILLMAN Y. K. et P. SANDERS, 2002.
59
IV. Attitudes mahdistes à l’égard de l’Abyssinie
A la lumière de sources extérieures au Ṭirāz, nous remarquons que les attitudes
mahdistes1 à l’égard de l’Abyssinie ne sont pas aussi simples et évidentes que ne le
présente ‘Abd al-Qādir. Leur complexité réside non seulement dans le clivage entre la
théorie et la pratique, mais également –et plus fondamentalement- dans la définition
même de l’idéologie mahdiste sur la question de l’Abyssinie. Ce chapitre aura donc pour
objectif de clarifier l’idéologie et la politique du Soudan mahdiste vis-à-vis de son voisin
chrétien, et ceci à travers plusieurs étapes. Il nous faudra d’abord évaluer la portée du
message mahdiste, c’est-à-dire l’étendue de la mission mahdiste telle qu’elle était définie
par les dirigeants soudanais eux-mêmes. Nous tenterons ensuite de cerner les moyens et
les objectifs de cette mission, ce qui nous amènera à questionner le sens du concept de
djihad dans le contexte mahdiste. Enfin, nous examinerons les modalités de légitimation
des attitudes mahdistes à l’égard de l’Abyssinie, tant dans leurs aspects théoriques que
pratiques.
A. Les limites d’une mission universelle
En l’espace de quelques années, le Mahdī Muḥammad Aḥmad parvint à renverser
le régime turco-égyptien implanté au Soudan depuis plus d’un demi-siècle. Ce succès fut
en grande partie le fruit de la capacité du leader mahdiste à rassembler autour d’un
objectif commun différents groupes hostiles au pouvoir étranger. Cependant, comment le
Mahdī envisageait-il sa mission dans le monde ? Devait-elle se retreindre à la lutte contre
1
Par « attitudes mahdistes », nous nous référons aux positions de l’élite politico-militaire mahdiste, et non
pas à celles de la société soudanaise prise dans son ensemble.
60
la domination turco-égyptienne ou au contraire transcender les frontières du Soudan2
pour s’étendre à d’autres régions du globe ?
Aussi bien les contemporains de la Mahdiyya que les historiens s’accordent à dire
que les ambitions de la révolution mahdiste dépassaient largement le cadre soudanais.
Une opposition semble se dessiner entre ceux qui limitent sa portée au monde musulman
et ceux qui l’étendent à l’humanité toute entière. A titre d’exemple, Aḥmad Ibrāhīm Abū
Shūk présente la communauté musulmane comme la cible des prétentions du Mahdī.
Celui-ci promit en effet qu’il prierait dans les mosquées du Caire, de Kufa, de Damas,
d’Istanbul et de La Mecque, et qu’il gouvernerait la première ville sainte de l’Islam.3
Aḥmed ‘Uthmān Ibrāhīm semble également limiter la portée du message mahdiste au
monde musulman. Il rappelle que le rejet du mahdisme était assimilé à une apostasie pour
expliquer « la détermination du Mahdī à occuper et à gouverner d’autres pays musulmans
[ma traduction] »4. Parmi ceux qui incluent le monde entier dans l’objectif de la
Mahdiyya, Giuseppe Cuzzi retrace un entretien qu’il eut avec Muḥammad Aḥmad après
avoir été capturé par les Mahdistes lors de la prise de Berber en mai 1884. Le Mahdī lui
aurait déclaré : « Je prendrai Khartoum, puis je conquérrai l’Egypte, je déposerai le
Sultan de son trône et ensuite je vaincrai l’Europe. Le vieux monde doit être démoli ; j’en
créerai un nouveau sur ses ruines. [ma traduction] »5 A une autre occasion, il lui confia
que l’Italie serait l’une de ses premières cibles et qu’il y nommerait Cuzzi au grade de
premier émir. Dans une optique similaire, George N. Sanderson affirme sans détours que
la mission divine du Mahdī visait à convertir le monde entier, et pas seulement les
communautés « corrompues » de l’Islam.6
La distinction entre ces deux conceptions des ambitions mahdistes est pourtant
moins nette qu’elle ne paraît à première vue. Peter M. Holt montre bien l’ambiguïté de la
position mahdiste vis-à-vis du monde extérieur. Avant d’avancer des hypothèses, il est
2
Le Soudan tel qu’il fut délimité territorialement au XIXe siècle par la conquête turco-égyptienne graduelle
des régions suivantes : Dongola, Berber, Khartoum, Sennar et le Kordofan (1820-1822), le Taka (1840),
Fachoda (1863), Souakin et Massawa (1865), l’Equatoria (1871), le Baḥr al-Ghazāl (1873) et le Darfour
(1874).
3
ABŪ SHŪK A. I., 2006, p. 152. Ces villes apparaissent dans une proclamation du Mahdī sur laquelle
nous allons immédiatement revenir.
4
IBRĀHĪM A. ‘U., 1979, p. 32.
5
CUZZI G., 1968 (1900¹), p. 103.
6
SANDERSON G. N., 1969, p. 15.
61
fondamental de nous interroger sur la façon dont le Mahdī et son entourage concevaient
le monde extérieur. Il s’agissait pour eux d’un concept beaucoup plus théologique que
géographique. En effet, tout individu qui n’admettait pas la mission divine de
Muḥammad Aḥmad était étiqueté comme un infidèle, qu’il soit musulman ou non.7 En
outre, Holt souligne l’étroitesse d’horizon du Mahdī :
« Sans aucune connaissance personnelle du monde au-delà du Soudan égyptien, le Mahdī
semble avoir fait peu d’efforts pour acquérir des informations. Son horizon était effectivement
limité à l’Egypte. Ses tentatives de communiquer avec d’autres personnalités et territoires
musulmans étaient spasmodiques, désinvoltes et dépendaient largement du hasard. (…) Bien que
des figures musulmanes extérieures au Soudan, telles que les leaders panislamistes Jamāl al-Dīn
al-Afghānī et Muḥammad ‘Abduh, cherchèrent à obtenir le soutien du Mahdisme pour servir leurs
propres causes, le Mahdī paraît en avoir été totalement inconscient. [ma traduction] »8
Les occasions où le Mahdī exprima son intention de conquérir le monde entier
doivent ainsi être réinterprétées à partir de ces données fondamentales. Sa conception du
monde comprenait avant tout les contrées musulmanes dont il connaissait l’existence.9 Le
leader mahdiste ne semble avoir pris conscience de la domination britannique de l’Egypte
qu’au lendemain de la chute de Khartoum (janvier 1885), moins de six mois avant sa
mort. Quoique épousant une conception du monde plus théologique que géographique,
qui désignait virtuellement tous les opposants au Mahdisme comme des objectifs à
conquérir, le Mahdī semble avoir surtout visé des territoires musulmans. On objectera
que cette constatation contredit le récit de Cuzzi (cf. page précédente). Compte tenu du
fait que l’ouvrage de ce dernier fut rédigé par un journaliste allemand et qu’il se base
partiellement sur des informations dérivées d’autres sources, telles que les écrits de
Wingate et de Slatin10, il est raisonnable de questionner la fiabilité du livre de Cuzzi.
Publié en 1900, dans un contexte d’intense propagande britannique anti-mahdiste, il a pu
faire un usage excessif d’une certaine inventivité imaginative à des fins idéologiques.
7
HOLT P. M., « The Sudanese Mahdia and the outside world », 1958, p. 276.
Ibid., p. 282. Pour l’attitude de Jamāl al-Dīn al-Afghānī à l’égard du Mahdī, cf. TROUTT POWELL E.
M., 2003, p. 96-98.
9
Telles qu’elles apparaissent dans une proclamation du Mahdī édictée après la prise d’El Obeid (janvier
1883) et qui relate une vision prophétique : « Le Messager de Dieu (…) me dit ‘Comme tu prias à El Obeid,
tu prieras à Khartoum, puis dans la mosquée de Berber, puis dans le Sanctuaire de Dieu, puis dans la
mosquée de Yathrib, puis dans la mosquée du Caire, puis dans celle de Jérusalem, puis dans celle d’al‘Irāq, puis tu prieras dans la mosquée d’al-Kūfa’ [ma traduction] ». Letter-Book of al-Nujūmī, 1er folio non
numéroté, cité par Ibid., p. 278 ; WARBURG G. R., 2002, p. 45.
10
Cf. l’introduction de CUZZI G., 1968 (1900¹), p. 1.
8
62
Quelle fut la position du successeur du Mahdī en ce qui concerne la portée du
message mahdiste ? Selon des historiens tels que Yūsuf Faḍl Ḥasan et Gabriel R.
Warburg, le Khalīfa ‘Abdullāhi tenta de poursuivre la politique extérieure du Mahdī. Sa
faiblesse fut la même que celle de son prédécesseur : une méconnaissance de la situation
des pays limitrophes du Soudan et une ignorance de la politique internationale. Par
conséquent, bien qu’ayant réussi à créer une dynamique de soutien populaire à la lutte
contre les Turco-Egyptiens et leurs alliés britanniques, ni le Mahdī ni le Khalīfa ne
parvinrent à afficher des résultats similaires dans des territoires musulmans extérieurs au
Soudan (Afrique de l’Ouest, Maghreb, Egypte, péninsule Arabique).11 L’analyse de Holt
est plus nuancée et circonscrite. Au cours des années 1885-1889, le Khalīfa maintint une
politique de djihad à l’égard du monde extérieur, mais celui-ci était désormais imaginé en
termes géographiques, comprenant les territoires extérieurs au Soudan mahdiste. Il tenta
d’étendre le message mahdiste à travers des lettres qu’il envoya à la population et au
Khédive d’Egypte (Tawfīq), à des émirs d’Arabie (‘Abdallah b. Fayṣal b. Su‘ūd dans le
Najd et Ḥudhayfa b. Sa‘d au Hijaz), au Négus abyssin (Jean IV), au Sultan ottoman
(Abdülhamid II) ainsi qu’à la Reine d’Angleterre (Victoria).12 Ces tentatives
expansionnistes s’éteignirent après l’anéantissement des forces mahdistes à Ṭūshkī le 3
août 1889 et la famine dévastatrice qui ravagea le Soudan au cours des années 18891890, faisant place à une politique extérieure nettement plus isolationniste.13 Nous
remarquons donc que les ambitions de la révolution mahdiste évoluèrent au cours du
temps, en fonction des circonstances politiques et militaires. Nous pouvons néanmoins
affirmer avec certitude qu’elles transcendaient le cadre soudanais au moins jusqu’à l’été
1889, période à laquelle parut le Ṭirāz d’‘Abd al-Qādir. Loin d’être la principale proie de
l’assaut mahdiste, l’Abyssinie figurait parmi une série d’acteurs régionaux difficilement
accommodables par la doctrine de la Mahdiyya.
11
WARBURG G. R., 2002, p. 46. Les lettres qui furent envoyées dans ces régions restèrent pour la plupart
sans réponse. Les croyances mahdistes eurent cependant un certain succès en Afrique centrale et
occidentale, plus précisément dans les territoires du califat de Sokoto (1804-1903) et de l’ancien empire de
Bornu (1396-1893).
12
HOLT P. M., « The Sudanese Mahdia and the outside world », 1958, p. 283-288.
13
Ibid., p. 283 ; SANDERSON G. N., 2006 (1971¹), p. 177.
63
B. L’ambiguïté du concept de djihad
Le terme « djihad » est fréquemment employé pour désigner à la fois l’idéologie
et la politique du Soudan mahdiste à l’égard de cibles intérieures et extérieures. Quelle
signification ce concept -trop souvent réduit à l’un ou l’autre de ses aspects14- revêt-il
dans ce contexte historique spécifique, et qu’impliqua-t-il sur le terrain des interactions
entre le Soudan et l’Abyssinie ? Alors que les conditions de recours au djihad par les
leaders du Soudan mahdiste apparaissent clairement aux yeux de nombreux chercheurs,
les finalités mêmes de ce djihad sont beaucoup moins évidentes. Commençons donc par
ce qui semble faire l’objet d’un consensus parmi les historiens. Le djihad consiste en un
acte de guerre qui succède à l’échec d’efforts persuasifs visant à convertir une région ou
un Etat à l’Islam mahdiste. Théoriquement, il représente l’unique politique extérieure
envisageable par l’Etat mahdiste.15 Cependant, quels sont précisément les objectifs du
djihad ? Certains y voient l’instrument d’une politique d’expansion de l’Islam mahdiste à
travers des conversions forcées.16 Pour d’autres, le djihad sert moins à convertir qu’à
punir les infidèles ou les soumettre par le biais de l’esclavage. Il peut aussi constituer un
moyen de combattre une domination étrangère perçue comme infidèle, ou défendre le
territoire de l’Islam contre une agression extérieure.17 Plus prosaïquement, il fait parfois
figure de politique intérieure destinée à augmenter les revenus étatiques.
Holt présente le djihad mahdiste sous la forme d’une guerre plutôt punitive. Son
caractère potentiellement expansionniste demeure ambigu. En effet, dans une lettre
adressée au Khédive Tawfīq (avril 1887), le Khalīfa ‘Abdullāhi affirme d’une part ne
convoiter aucune souveraineté terrestre, mais menace d’autre part d’occuper l’Egypte si
14
Le court chapitre de Majid Khadduri intitulé Types of Jihād évoque différentes catégories de djihad telles
qu’elles furent définies par al-Māwardī au XIe siècle apr. J.-C. dans son Kitāb al-Aḥkām al-Sulṭāniyya.
KHADDURI M., 1955, p. 74-82.
15
SANDERSON G. N., 1969, p. 15. Nous verrons que la pratique différa considérablement de la théorie.
Le Mahdī envoya une lettre d’avertissement (indhāra) au Négus Jean IV en juin 1885, à laquelle le
souverain abyssin répondit deux mois plus tard par un message insultant la Mahdiyya. L’Etat mahdiste ne
déclara pourtant pas immédiatement le djihad contre son voisin.
16
Ibid., ibid. ; YAGI V. A., 1990, p. 505 ; ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 9.
17
La fonction défensive du djihad renvoie au concept de ribāṭ, qui signifie la sauvegarde des frontières du
dār al-Islām à l’aide de forces stationnées dans les ports et villes-frontières (thughūr). KHADDURI M.,
1955, p. 81. Pour une analyse détaillée du sens évolutif de la notion de ribāṭ, cf. CHABBI J., 1994.
64
le Khédive refuse de se soumettre et de combattre les infidèles aux côtés des forces
mahdistes.18 Cuzzi fournit un exemple de djihad qui a pour finalité l’asservissement des
infidèles. Le Mahdī l’entretint à plusieurs reprises de sa mission divine et de ses plans de
conquête. A l’une de ces occasions, un émir mahdiste assura au prisonnier italien que les
Anṣār feraient « de la Reine d’Angleterre et de tous les autres Nobles [leurs] esclaves »19.
Dans ce cas, le djihad s’apparente à une victoire symbolique de l’Islam mahdiste sur le
Christianisme et le sybaritisme à travers la relégation de ses plus hauts représentants à un
statut associé aux échelons inférieurs de l’échelle sociale. Plus orienté vers l’économie
politique, Abū Shūk conçoit le djihad comme un outil guerrier employé à différentes fins.
La première, évidente au moment de l’émergence du mouvement mahdiste, est le
renversement du régime turco-éygptien établi au Soudan. La seconde, présente tout au
long de la période mahdiste, est le massacre des infidèles (musulmans ou non) et la
confiscation de leurs biens en tant que butin. Celui-ci était ensuite approprié par le Trésor
(bayt al-māl) de l’Etat mahdiste.20 Le djihad peut finalement être employé dans une
optique défensive, comme un moyen d’empêcher les infidèles d’envahir le Soudan.
Viviane Yagi applique cette conception aux hostilités soudano-abyssines et soudanobritanniques.21
Quels que soient ses différents objectifs, le djihad mahdiste se caractérise par la
façon dont il conçoit l’affrontement de deux camps : d’un côté, les Anṣār, détenteurs de
la seule vérité divine et soutenus par Dieu ; de l’autre, la masse des infidèles. La lutte
contre ces derniers est inévitable car elle procède de la volonté du Tout-puissant, qui
contrôle les destins humains d’une manière absolue. Ainsi, nous constatons que le djihad
renvoie à la représentation idéologique d’un combat dont les objectifs peuvent être
extrêmement variés. Ce ne sont pas tant les finalités de l’acte guerrier que ses modalités
de légitimation qui en font une « guerre sainte ». Celle-ci s’inscrit dans une logique
18
HOLT P. M., « The Sudanese Mahdia and the outside world », 1958, p. 289.
CUZZI G., 1968 (1900¹), p. 104.
20
ABŪ SHŪK A. I., 2006, p. 158-159. La confiscation de biens et leur transformation en butin étatique
était une punition financière fréquemment infligée aux Musulmans du Soudan qui s’opposaient au pouvoir
du Mahdī puis du Khalīfa.
21
YAGI V. A., 1990, p. 507.
19
65
religieuse dont l’apparente implacabilité ne saurait cacher un usage modulable, s’ajustant
aux desseins de celui qui invoque le djihad.
Quel est alors le rôle du concept de djihad dans les interactions entre le Soudan
mahdiste et l’Abyssinie au cours des années 1885-1889 ? Se limite-t-il à un instrument
rhétorique de légitimation de la politique mahdiste ou constitue-t-il le principal motif à
l’origine du conflit militaire entre les deux entités ? Quelques historiens semblent
endosser une perspective semblable à celle d’Ismā‘īl b. ‘Abd al-Qādir lorsqu’ils
expliquent le conflit soudano-abyssin par l’orientation idéologique djihadiste de l’Etat
mahdiste. al-Qaddāl souligne qu’au-delà des pays musulmans, la Mahdiyya aspirait à se
répandre dans le monde entier. L’Abyssinie faisait donc partie du dār al-ḥārb visé par
l’assaut mahdiste. L’obstacle religieux représentait ainsi l’une des causes fondamentales
du conflit.22 Dans leur édition critique du Ṭirāz, Abū Salīm et al-Qaddāl établissent un
lien direct entre le djihad tel qu’il était prôné par l’Etat mahdiste et les confrontations
armées avec l’Egypte et l’Abyssinie.23 Enfin, Warburg adhère à cette vision en soutenant
que l’idéologie révolutionnaire du Soudan mahdiste « dicta la perpétuation du djihad
contre l’Egypte et l’Ethiopie même après que l’ennemi fut expulsé en-dehors des
frontières soudanaises. En conséquence, cette guerre infinie mina la stabilité économique
et politique de l’Etat mahdiste, conduisant à des défaites militaires et au désastre
économique. [ma traduction] »24
Cependant, nombreux sont les historiens –y compris ceux que nous venons de
mentionner- qui proposent des explications au conflit soudano-abyssin se démarquant
fortement de la perspective djihadiste. Nous pouvons distinguer au moins trois catégories
de facteurs : les motifs historiques, les motifs politiques et militaires, les motifs
économiques. A côté de l’idéologie du djihad, Warburg mentionne brièvement les racines
historiques de la confrontation soudano-abyssine, qu’il faut faire remonter à la période du
Sultanat de Funj (1504-1821).25 Il ne développe pas ce point. Holt définit le conflit de
1885-1889 comme une nouvelle phase d’hostilités déclenchées au cours de l’époque
22
AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 40.
ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 9.
24
WARBURG G. R., 2002, p. 32-33.
25
Ibid., p. 47.
23
66
turco-égyptienne (1821-1885) et même avant. Il précise que le « territoire discutable » de
la frontière soudano-abyssine constitue l’un des problèmes importants que le régime
mahdiste hérita de son prédécesseur turco-égyptien.26 Dans une veine similaire, mais en
minimisant explicitement l’importance du facteur religieux dans le conflit, Richard A.
Caulk argue que
« les événements conduisant à la Bataille de Metemma [ici synonyme de la bataille d’alQallābāt] sont trop facilement associés à un conflit entre fanatiques, [entre] Jean, Chrétien
profondément dévot, et le Mahdī et le Khalīfa qui proclament un Islam universaliste et militant. Il
est clair que des éléments de zèle religieux exacerbèrent les frictions entre les dirigeants voisins et
leurs sujets (…) Cependant, ce ne fut pas le fanatisme qui causa les frictions. C’était un héritage
d’escarmouches frontalières et d’incursions devenu saillant après la conquête égyptienne du
Soudan en 1820, jusqu’à ce qu’une vaste expédition punitive de Khartoum ravagea la frontière en
1863 et faillit provoquer une guerre de grande envergure. [ma traduction] »27
L’argument des racines historiques ne nous semble pas dépourvu de pertinence,
surtout à la lumière des travaux de Merid Wolde Aregay et Sergew Hable Selassie d’une
part, et de ceux de Mordechai Abir d’autre part. Ils mettent en évidence la persistance, au
cours des époques funj et turco-égyptienne, de sources de tension continuelles entre les
entités soudanaise et abyssine : querelles relatives au tracé de la frontière, razzias
d’esclaves menées de part et d’autre, asile politique octroyé aux rebelles de chaque
côté.28
Les motifs politiques et militaires figurent parmi les causes très fréquemment
invoquées pour éclairer le déclenchement du conflit entre le Soudan mahdiste et
l’Abyssinie. Ces motifs relèvent de la politique locale, régionale ou internationale. Au
niveau local, Holt signale l’absence d’une frontière définie entre les deux Etats. En outre,
les puissants seigneurs de la guerre actifs dans cette zone étaient susceptibles, par des
actions locales, d’entraîner leurs souverains respectifs dans une confrontation armée plus
sérieuse.29 Sur le plan régional, Holt explique le conflit soudano-abyssin par la
coïncidence de dirigeants belliqueux dans les deux pays. Cet argument nous semble à la
26
HOLT P. M. et M. W. DALY, 2000 (1961¹), p. 89 ; HOLT P. M., « The Sudanese Mahdia and the
outside world », 1958, p. 287.
27
CAULK R. A., 1971, p. 28. De façon similaire, Sanderson réfute l’interprétation du conflit comme une
guerre inspirée par les motifs « médiévaux » de la croisade et du djihad. SANDERSON G. N., 1969, p. 38.
28
AREGAY M. W. et S. H. SELASSIE, 2006 (1971¹), p. 64-65 ; ABIR M., 1967, p. 443, 448, 450, 459.
29
HOLT P. M., « The Sudanese Mahdia and the outside world », 1958, p. 287.
67
fois simpliste et déterministe, particulièrement lorsque Holt et Daly emploient
l’expression de « clash inévitable »30. Quant à Haggai Erlich, il rapporte l’escalade des
hostilités soudano-abyssines aux nombreuses rivalités internes agitant aussi bien le
Soudan que l’Abyssinie. L’asile politique accordé aux rebelles de chaque camp par le
camp opposé contribua également à l’accroissement des tensions.31
Toujours au niveau régional, Abū Salīm et al-Qaddāl suggèrent que l’Abyssinie
avait l’intention de reconquérir des régions occupées par les l’Egypte et envisageait peutêtre d’étendre sa domination vers le Soudan, ce qui la positionnait en ennemi de ce
dernier. Les deux historiens soudanais ne se bornent néanmoins pas aux velléités
abyssines pour clarifier les origines et la nature du conflit. Ils évoquent certaines
dynamiques de la politique intérieure du Khalīfa ‘Abdullāhi qui le poussèrent à combattre
ses voisins. D’abord, le chef de l’Etat mahdiste souhaitait occuper ses armées afin de
maintenir leurs compétences militaires tout en les gardant à distance du centre du
pouvoir. De plus, les butins capturés lors des batailles finançaient en grande partie ces
armées. Ensuite, les combats menés contre les Abyssins pouvaient servir à redorer une
réputation souillée par des défaites. Enfin, la guerre était parfois nécessaire pour défendre
les régions frontalières.32 Abū Salīm et al-Qaddāl accentuent le caractère non
expansionniste des attaques mahdistes contre l’Abyssinie. En guise de preuve, ils
indiquent que les projets politico-militaires du Khalīfa se tournaient prioritairement vers
Souakin, le Darfour, l’Egypte, voire l’Empire ottoman ou la Grande Bretagne.33
Sur les plans international et diplomatique, plusieurs historiens considèrent
l’application du traité de Hewett (cf. précédemment, p. 20) comme l’une des causes
majeures à l’origine du conflit soudano-abyssin. En effet, le respect des clauses du traité
30
HOLT P. M. et M. W. DALY, 2000 (1961¹), p. 89. Sans épouser une perspective déterministe, Theobald
présente le caractère « belliqueux et fier » des deux dirigeants comme l’explication la plus plausible d’une
guerre soudano-abyssine « inutile ». THEOBALD A. B., 1962 (1951¹), p. 150.
31
ERLICH H., 1994, p. 66.
32
ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 12, 15.
33
Ibid., p. 16 ; AL-QADDĀL M. S., 1993, p. 200. D’autres historiens soudanais soulignent également la
nature défensive des opérations mahdistes, invoquant le fait que la bataille d’al-Qallābāt ne fut suivie
d’auncune progression mahdiste en territoire abyssin. Cf. AL-SĀWĪ ‘A. al-‘A. Ḥ. et M. ‘A. JĀDĪN, n. d.,
p. 145.
68
plaça l’Abyssinie en situation de confrontation directe avec le Soudan mahdiste.34 A cette
donnée militaro-diplomatique Erlich ajoute les intérêts stratégiques d’acteurs tels que la
Grande Bretagne, l’Egypte et l’Italie. Compte tenu de leurs visées impérialistes ou
défensives, ils étaient tous intéressés à envenimer les relations soudano-abyssines. Ils
adoptèrent parfois des mesures concrètes à cette fin. Avant la bataille de Kūfīt (23
septembre 1885), les Egyptiens oeuvrèrent pour rallier les tribus Beni Amer (habitant une
région du Soudan oriental au nord de Kūfīt, cf. carte B p. II) aux forces abyssines de Rās
Alūlā contre les Mahdistes. Quant aux Britanniques, ils procurèrent des armes au
commandant abyssin afin de l’encourager à marcher contre l’émir mahdiste ‘Uthmān
Abū Bakr Diqna.35 Cette politique ne créa pas ex nihilo le conflit entre le Soudan et
l’Abyssinie, mais elle contribua probablement à son escalade.
Enfin, des motifs économiques ont également pu jouer un rôle dans ce conflit.
Holt et Daly présentent la frontière soudano-abyssine comme un territoire sujet aux raids
permanents de chefs militaires locaux, qui ne résistaient pas aux multiples opportunités
d’acquérir des biens humains et matériels par le biais de razzias.36 Abū Salīm et alQaddāl soulèvent un point peu élaboré par d’autres chercheurs. Outre l’importance des
butins de guerre comme source de financement des armées mahdistes, la protection de la
région d’al-Qallābāt était capitale pour le Soudan : la ville frontière comptait parmi les
centres commerciaux les plus fructueux du pays tout en étant localisée à un emplacement
stratégique. L’Etat mahdiste avait donc un fort intérêt à maintenir son emprise sur elle,
tant pour contrôler les routes commerciales que pour empêcher une progression abyssine
à l’intérieur du Soudan.37
Cette discussion des origines du conflit entre le Soudan mahdiste et l’Abyssinie
nous permet de relativiser le rôle du djihad en tant que catalyseur principal –voire uniquede la politique mahdiste à l’égard de son voisin. Il s’apparente plus à un instrument de
légitimation rhétorique qu’à une politique inflexible et monolithique. Non pas que l’élite
34
SANDERSON G. N., 1969, p. 17 ; CAULK R. A., 1971, p. 28-29 ; ZEWDE B., 1991, p.58 ; ABŪ
SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 10 ; AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 38 ; ERLICH H., 1994,
p. 63.
35
ERLICH H., 1994, p. 66.
36
HOLT P. M. et M. W. DALY, 2000 (1961¹), p. 89.
37
ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 12-13.
69
politico-militaire de l’Etat mahdiste –le Khalīfa le premier- n’ait pas sincèrement cru en
la logique djihadiste brandie contre ses ennemis, mais ses décisions étaient également
conditionnées par des facteurs historiques, politiques, militaires et économiques. Ainsi,
bien que cela puisse sembler trivial, il est fondamental de distinguer entre l’idéologie de
la Mahdiyya et d’autres éléments qui motivèrent son attitude vis-à-vis de l’Abyssinie.
Certes, le concept de djihad para toute une série de politiques mahdistes d’une aura
légitimatrice, mais il se limitait à un outil plutôt général applicable à diverses situations.38
Le régime mahdiste s’efforça-t-il de légitimer sa politique à l’égard de son voisin par
d’autres moyens, correspondant plus spécifiquement au cas abyssin ? Si oui, quel fut leur
impact sur l’évolution des relations soudano-abyssines ? La suite de ce chapitre sera
consacrée à ces questions, qui éclaireront la façon dont le Khalīfa et son entourage se
rattachaient aux premiers temps de l’Islam par le biais de la confrontation avec
l’Abyssinie.
C. Des références prophétiques légitimatrices
Il serait réducteur de limiter les instruments de légitimation de la politique
mahdiste vis-à-vis de l’Abyssinie au discours du djihad. L’élite soudanaise employa
d’autres outils pour la rendre acceptable aux yeux des Anṣār ou même des Abyssins. Le
premier de ces outils est plutôt « théorique », alors que le second est teinté d’un aspect
« pratique » marqué. Tous deux établissent une connexion avec le Prophète Muḥammad.
Alors que l’un réactive l’héritage ambivalent des premiers contacts entre les Musulmans
et le royaume d’Axoum, l’autre fait intervenir le Prophète directement dans les affaires
du Soudan mahdiste. L’emploi de références prophétiques comme instrument de
légitimation s’accorde avec la tendance du Mahdī, puis du Khalīfa, à se projeter à
l’époque de l’Islam « primitif » en établissant des correspondances directes entre la
communauté du Prophète et le Soudan mahdiste. Parmi celles-ci, on peut mentionner le
38
Cf. les exemples que nous avons mentionnés plus haut, p. 64-65.
70
prétendu lien généalogique du Mahdī avec la famille du Prophète39, son rôle de
successeur du Prophète (khalīfat rasūl allah), l’identification de trois de ses disciples à
trois des premiers califes de l’Islam (Abū Bakr, ‘Umar et ‘Alī)40 et l’usage d’une
terminologie qui évoque certains actes du Prophète.41 La légitimité du Khalīfa ‘Abdullāhi
en tant que successeur du Mahdī fut mise en évidence à travers un parallèle avec Abū
Bakr, successeur du Prophète.42 Nous exposerons d’abord la façon dont l’élite mahdiste
exploita l’héritage ambivalent des relations islamo-axoumites (instrument de légitimation
« théorique »), puis nous nous tournerons vers les visions prophétiques en tant qu’outil
« pratique » influant sur le cours des relations soudano-abyssines.
L’histoire des débuts de l’Islam est étroitement liée au royaume d’Axoum (cf.
carte F p. VI). Les premiers contacts qui se nouèrent entre des Musulmans et une entité
fréquemment perçue comme l’ancêtre de l’Abyssinie chrétienne moderne produisirent un
héritage complexe d’attitudes musulmanes à l’égard du pays des Ḥabasha. Des relations
militaires, commerciales et culturelles s’étaient déjà développées entre l’Arabie et
l’Abyssinie avant l’avènement de l’Islam. Lorsque la communauté musulmane émergente
se heurta à un environnement hostile, le Prophète envisagea de se tourner vers
l’Abyssinie en tant qu’alliée potentielle. En effet, l’Abyssinie s’était auparavant opposée
au paganisme de l’Arabie et certains des compagnons du Prophète étaient d’origine
abyssine, tels que le premier muezzin Bilāl b. Rabāḥ.43 La présence, dans le Coran,
d’environ deux cents termes apparentés au ge‘ez indique que le Prophète fut en contact
avec des Chrétiens provenant d’Abyssinie.44 En 615, un petit groupe de Musulmans
39
Exprimé dans une lettre que le Mahdī adressa aux habitants de Khartoum en 1883 : DANIEL N., 1966, p.
456.
40
BLEUCHOT H., 1989, p. 145 ; WARBURG G. R., 2002, p. 30-31 ; HOLT P. M. et M. W. DALY, 2000
(1961¹), p. 84. Le rôle du successeur du calife ‘Uthmān fut proposé au leader de la Sanusiyya Muḥammad
al-Mahdī en mai 1883, mais il rejeta l’offre.
41
Le déplacement du Mahdī de l’île d’Aba vers le Jabal Qadīr (novembre 1881) est assimilé à la hijra du
Prophète, ses disciples sont nommés les Anṣār (comme les premiers Musulmans de Médine), la capitale
Omdurman est surnommée Buq‘at al-Mahdī en référence au nom de Madīnat al-Nabī, qui désignait la ville
de Yathrīb où le Prophète établit le noyau de sa communauté. VOLL J., 1979, p. 159 ; YAGI V. A., 1984,
p. 194 note (55) ; STIANSEN E. et M. KEVANE, 1998, p. 15 note (35) ; WARBURG G. R., 2002, p. 38 ;
ROBINSON D., 2004, p. 174.
42
DEKMEJIAN R. H. et M. J. WYZOMIRSKI, 1972, p. 208 ; WARBURG G. R., 2002, p. 43. Le Mahdī
publia une proclamation à cet effet en janvier 1883, cf. YAGI V. A., 1990, p. 575-577.
43
KHADDURI M., 1955, p. 253.
44
VAN DONZEL E., 1993, p. 863.
71
comprenant ‘Uthmān b. ‘Affān (le futur calife) et Ruqayya (fille du Prophète) vint se
réfugier auprès de la cour axoumite, où ils furent accueillis par le Négus Adriaz.45 Ils s’en
retournèrent après trois mois, croyant que le Prophète s’était réconcilié avec les gens de
La Mecque. Ils découvrirent que ce n’était pas le cas et reprirent le chemin de
l’Abyssinie. Cette seconde « hijra »46 était constituée d’une centaine de Ṣaḥāba
(compagnons du Prophète) menés par Ja‘far b. Abū Ṭālib (cousin du Prophète et frère du
futur calife ‘Alī). Cependant, les chefs Quraysh de La Mecque, opposés à Muḥammad,
envoyèrent une délégation à Axoum pour demander le retour des réfugiés. Abū Ṭālib
parvint à convaincre le Négus de continuer à octroyer l’asile aux Musulmans en lui
présentant l’Islam comme une forme de Christianisme.47 Une minorité des réfugiés
rejoignirent le Prophète au moment de sa hijra vers la ville qu’il allait renommer alMadīna (622). La plupart demeurèrent néanmoins à Axoum, intensifiant les liens avec
leur société d’accueil à travers des unions locales. Ils revinrent en Arabie en 631, après la
conquête de La Mecque par les forces musulmanes.
A partir de ce socle historique, deux grandes traditions se développèrent dans la
pensée islamique. La première s’appuie sur un hadith du IXe siècle selon lequel le
Prophète aurait ordonné à ses disciples : « Laissez les Abyssins en paix tant qu’ils vous
laisseront. [utrukū al-Ḥabasha mā tarakūkum] ».48 Ceci aurait été un geste du Prophète
en l’honneur du secours que l’Abyssinie apporta à ses compagnons à un moment critique
de l’histoire musulmane. Ce hadith donna lieu, au cours des siècles suivants, à toute une
littérature centrée sur le statut légal de l’Abyssinie du point de vue musulman. Certains
juristes et théologiens du Moyen Age nuancèrent la traditionnelle distinction entre le dār
al-Islām et le dār al-ḥarb en définissant des stades intermédiaires, appelés dār al-‘ahd
45
ERLICH H., 1994, p. 7. Le nom du souverain varie dans les sources musulmanes : Aṣḥama, Askhama,
Mashama, Sahma, Ashaba. Il fut plus largement connu sous l’appellation al-Najāshī, terme emprunté au
ge‘ez nägâsî qui désigne celui qui règne. Les langues européennes le rendirent par Négus. Cf. EL TAYEB
‘A., 1998, p. 160 ; VAN DONZEL E., 1993, p. 863.
46
Soulignant l’importance de l’asile que le royaume d’Axoum accorda aux premiers Musulmans, les hadith
se réfèrent souvent à ces événements comme aux « première et seconde hijra vers l’Abyssinie ».
ROBINSON D., 2004, p. 111.
47
Les historiens sont partagés sur les versets coraniques exacts qu’il cita devant Adriaz, mais la sourate 19
(Maryam) semble certainement avoir été évoquée. Cf. VAN DONZEL E., 1993, p. 864 ; ERLICH H.,
1994, p. 7-8 ; EL TAYEB ‘A., 1998, p. 161.
48
ERLICH H., 1994, p. 9.
72
(domaine du pacte) et dār al-ṣulḥ (domaine de la conciliation).49 Comme leur nom
l’indique, ces statuts étaient octroyés à des territoires jouissant d’un accord –quoique
temporaire- avec le domaine de l’Islam. Cependant, quelques régions étaient exemptées
du djihad sans avoir conclu de pacte avec l’Islam. Ces cas exceptionnels, rassemblés sous
l’appellation de dār al-ḥiyād (domaine de la neutralité), étaient justifiés par des motifs
doctrinaux ou pratiques. Outre l’Abyssinie, ils comptaient la Nubie, Chypre et les
Turcs.50 A cet égard, il est crucial de souligner que leur position ne relevait pas d’un libre
choix, mais bien plutôt d’une « contrainte » imposée par l’Islam :
« dans un système légal qui considère tous les pays comme intrinsèquement hostiles,
excepté ceux qui ont obtenu la sécurité par le consentement de l’Islam, seuls les Etats que l’Islam
acceptait d’exempter de djihad pouvaient être définis comme neutres. A strictement parler, ces
Etats n’étaient pas neutres au sens de la loi moderne des nations, qui reconnaît le droit à un Etat
de déclarer sa neutralité à l’égard de deux ou plusieurs puissances belligérantes ; ces Etats étaient
des Etats neutralisés, c’est-à-dire que leur neutralité était garantie par les puissances, incluant le
ou les puissances belligérantes elles-mêmes. [ma traduction et mise en gras] »51
Parmi ces quelques cas particuliers, l’Abyssinie était la seule à jouir véritablement
du statut de dār al-ḥiyād, puisque son « droit » d’exemption au djihad figure dans les
sources du droit musulman. La neutralisation de la Nubie et de Chypre était une affaire
beaucoup plus temporaire, conditionnées par le respect de traités conclus avec l’Islam.52
Quant aux Turcs, leur statut était provisoire et dérivait d’un hadith qui les définissait
comme le dernier peuple que les Musulmans devaient attaquer, à cause de « la robustesse
de cette race et de la nature physique de leur pays [ma traduction] ».53
Cette tradition de tolérance à l’égard de l’Abyssinie peut-elle expliquer le fait que
les Musulmans s’abstinrent de l’envahir au cours des deux premiers siècles de l’hégire ?
Ou le fameux hadith attribué au Prophète est-il une fabrication plus tardive visant à
justifier l’incapacité de l’Islam à conquérir l’Abyssinie ? La plupart des historiens
penchent pour la seconde hypothèse. Le caractère géophysique de l’Abyssinie prévint
49
Ibid., p. 15.
KHADDURI M., 1955, p. 252-267.
51
Ibid., p. 252.
52
Malgré ces traités, Khadduri associe la Nubie et Chypre au dār al-ḥiyād plutôt qu’au dār al-‘ahd. Pour
plus de détails, cf. Ibid., p. 259-266.
53
Ibid., p. 266-267. Abū Dā’ūd rapporte une tradition qui combine l’Abyssinie et les Turcs : « Laissez les
Abyssins tranquilles tant qu’ils vous laissent tranquilles et laissez les Turcs en paix tant qu’ils vous laissent
en paix. » (da‘ū al-Ḥabasha mā wada‘ūkum wa utrukū al-Turk mā tarakūkum) Cette tradition affaiblit la
singularité du statut de l’Abyssinie. Cf. VAN DONZEL E., 1993, p. 864.
50
73
toute attaque musulmane. Ses régions montagneuses n’étaient accessibles que par voie
maritime, et les Arabes ne disposaient pas, au début de l’Islam, de techniques de
navigation suffisamment développées.54 En outre, Emeri Van Donzel suggère que la
pauvreté du royaume du Négus, relativement à la richesse des empires byzantin et
sassanide, contribua à rendre l’Abyssinie peu attractive. Un autre facteur est d’ordre
culturel. Capter les Abyssins dans l’orbite musulmane était une tâche particulièrement
difficile, car leur religion chrétienne comprenait déjà certains éléments-clés de l’Islam,
tels que la croyance monothéiste et un ensemble de réponses légales aux problèmes de
l’existence.55 Ainsi, le fait que l’Abyssinie resta intouchée par les forces musulmanes
durant des siècles constitua une sorte de précédent pour les penseurs musulmans du
Moyen Age. Ceci combiné au hadith prophétique (utrukū al-Ḥabasha mā tarakūkum) les
amena à définir un statut particulier pour l’Abyssinie, le dār al-ḥiyād.56
Tout en l’exemptant du djihad, les Musulmans se désintéressèrent de l’Abyssinie
jusqu’à la période mamelouke (1250-1517). Erlich émet une hypothèse intéressante, bien
que contestable, quant aux motifs qui sous-tendent la persistance d’une attitude tolérante
mais marginalisatrice à l’égard de la Corne de l’Afrique. Il remarque qu’à différentes
époques, les dirigeants et les marchands musulmans considéraient les populations non
musulmanes vivant à leur périphérie comme des réservoirs de main-d’œuvre. A l’instar
du Caucase et des Balkans, l’Abyssinie aurait représenté l’une de ces périphéries. Sa
qualité de source importante d’esclaves lui aurait permis d’être « laissée en paix » par le
monde musulman.57 Les Ottomans de la fin du XVIe siècle peuvent être considérés
comme un exemple historique de l’attitude tolérante à l’égard de l’Abyssinie. Ils
54
Ibid., p. 256 ; VAN DONZEL E., 1993, p. 865.
ERLICH H., 1994, p. 15.
56
KHADDURI M., 1955, p. 253.
57
ERLICH H., 1994, p. 14. Cet argument se base sur la règle théorique qui interdit aux Musulmans de
prendre pour esclaves des coreligionnaires, et s’appuie fortement sur l’analyse que propose Bernard Lewis
des attitudes musulmanes à l’égard des notions de race et d’esclavage. Cf. LEWIS Bernard, Race and
slavery in the Middle East : a historical enquiry. New York, Oxford University Press, 1990, VII + 184 p.
L’hypothèse d’Erlich, qui présuppose que le djihad renvoie à l’action de convertir les infidèles et les faire
entrer dans le dār al-Islām par la force, perdra toute sa validité dans le contexte du Soudan mahdiste, où le
djihad –en tant qu’acte guerrier employé à diverses fins- et la mise en esclavage n’eurent aucun mal à
cohabiter.
55
74
acceptèrent le statu quo religieux du royaume salomonique et nouèrent des relations
commerciales avec ses souverains.58
Une seconde tradition issue des contacts islamo-axoumites fut élaborée dans la
littérature musulmane et influa sur la façon dont le monde musulman traita avec
l’Abyssinie. Elle puise ses sources dans une tradition rapportée notamment par al-Ṭabarī.
En l’an 7 ou 8 de l’hégire (entre 628 et 630), le Prophète aurait envoyé une lettre au
Négus d’Axoum, l’invitant à embrasser l’Islam.59 Selon les sources musulmanes
médiévales, le monarque aurait posé la lettre sur sa tête, serait descendu de son trône et
aurait prononcé la shahāda en signe de soumission à l’Islam. Il aurait ensuite transmis un
message au Prophète afin de certifier sa conversion.60 Il aurait même envoyé des troupes
en Arabie pour soutenir les Musulmans à Médine. Au moment de la mort du Négus, « le
Prophète pria pour lui et supplia (Dieu) de lui pardonner ses péchés »61. Contrairement à
cette littérature musulmane traditionnelle, les historiographies occidentale et éthiopienne
modernes réfutent le fait que le Négus axoumite se soit converti à l’Islam. L’historien
britannique Budge fait toutefois figure d’exception. Selon lui, le monarque se serait
converti afin d’éviter de provoquer une attaque musulmane et ainsi permettre au
Christianisme de prospérer en Abyssinie.62 Majjid Khadduri reprend cet argument en
soulignant que la conversion du Négus –présentée comme une soumission feinte- n’a
rien de surprenant, puisque le Prophète ne revendiquait aucune domination politique dans
sa lettre.63
Cette tradition, qui met l’accent sur la soumission de l’Abyssinie à l’Islam,
alimenta des attitudes intolérantes et militantes vis-à-vis du royaume chrétien.
Mentionnons deux cas historiques extraits de périodes très différentes. Datant de l’époque
58
ROBINSON D., 2004, p. 115. La dynastie salomonique, établie à partir de 1270 sur les hauts plateaux
abyssins (Choa), revendiquait un lien direct avec les souverains d’Axoum, qui se posaient eux-mêmes en
descendants du Roi Salomon.
59
KHADDURI M., 1955, p. 255 ; VAN DONZEL E., 1993, p. 864 ; ERLICH H., 1994, p. 8 ; ROBINSON
D., 2004, p. 112. Le texte de la lettre figure chez Khadduri.
60
KHADDURI M., 1955, p. 255-256 ; ERLICH H., 1994, p. 9. Ṣādiq Bāshā al-Mu’ayyad al-‘Azm décrit
un échange de lettres et de présents entre le Négus et le Prophète qui s’étala sur trois ans (628-631) : AL‘AZM Ṣ. B. al-M., 2001 (1904¹), p. 185-186.
61
IBN ISḤĀQ cité par VAN DONZEL E., 1993, p. 864.
62
ERLICH H., 1994, p. 193 note (25). Cf. BUDGE E. A. Wallis, A history of Ethiopia: Nubia and
Abyssinia. Londres, 1928 (seconde impression 1970).
63
KHADDURI M., 1955, p. 256.
75
omeyyade, le palais de Quṣayr ‘Amra fut construit sur le territoire de la Jordanie actuelle
par le calife al-Walīd (705-715). Il comporte une fresque dépeignant les souverains
vaincus par les Musulmans, parmi lesquels figure le Négus abyssin. Sa présence aux
côtés du Qayṣar (l’empereur byzantin), de Rōdorīk (le roi wisigoth d’Espagne), de
Khusraw II (l’empereur sassanide) et de deux autres personnages dont les noms ont été
effacés semble symboliser sa soumission à l’Islam. En effet, il n’est fait aucune mention,
dans les sources musulmanes, d’une campagne contre l’Abyssinie durant le premier
siècle de l’hégire.64 Dans l’Abyssinie du XVIe siècle, alors que les zones littorales
s’étaient graduellement islamisées depuis la fin du Xe siècle, un leader musulman local
s’engagea dans une action militante contre le royaume salomonique chrétien. Connu sous
le nom d’Aḥmad Grañ, il était mû par un idéal djihadiste (contraindre l’Abyssinie à entrer
dans le dār al-Islām par la force militaire) et l’appât de la conquête.65 Après s’être assuré
du soutien des populations musulmanes danāqil et somali, il entama une campagne qui
allait durer de 1527 à 1543. Ses armées pénétrèrent dans les principales villes des hauts
plateaux, brûlant les églises et les monastères, convertissant par la force un grand nombre
de Chrétiens. Paré du titre d’imām, qui désignait à ce moment-là en Abyssinie le leader
du djihad, Grañ réussit à étendre son pouvoir sur les trois quarts du territoire abyssin.66
Son entreprise d’islamisation prit fin lorsque le Négus Galāwdēwos (1540-1559), soutenu
par les Portugais, vainquit ses forces et le tua près du lac Tana en 1543. Robinson évalue
l’impact de cet épisode en ces termes :
« La confrontation entre les dynasties salomoniques et Aḥmad Grañ est gravée dans la
mémoire des Chrétiens et des Musulmans comme la métaphore dominante des relations entre les
deux confessions. (…) L’Ethiopie connut une guerre civile, dans laquelle chaque côté évoqua une
tradition militante – la croisade ou le djihad. [ma traduction] »67
Le djihad lancé par Aḥmad Grañ contre l’Abyssinie chrétienne, exprimant
l’illégitimité de son existence en tant qu’entité politico-religieuse, eut un effet
traumatique sur les relations entre Musulmans et Chrétiens d’Abyssinie. Il rompait en
effet avec l’attitude prudente et réservée que les Musulmans avaient traditionnellement
64
TRIMINGHAM J. S., 1965 (1952¹), p. 46 note (4).
ULLENDORFF E., 1993, p. 4.
66
TRIMINGHAM J. S., 1965 (1952¹), p. 80 note (2), p. 85.
67
ROBINSON D., 2004, p. 115.
65
76
adoptée à l’égard du royaume chrétien.68 Le militantisme de son projet le rattache
directement à la tradition qui, affirmant que le Négus Adriaz se convertit à l’Islam au
temps du Prophète, dénigre l’identité chrétienne de l’Abyssinie.
Comment l’élite au pouvoir au Soudan mahdiste réactiva-t-elle l’héritage
ambivalent des premiers contacts entre les Musulmans et le royaume chrétien d’Axoum ?
Son attitude à l’égard de l’Abyssinie se conforma-t-elle à une seule des deux traditions
que nous avons mentionnées ou oscilla-t-elle entre la tolérance et l’affirmation de
l’illégitimité existentielle de l’Etat chrétien ? Nous tenterons de répondre à ces questions
à travers l’analyse de lettres adressées au Négus Jean IV par trois figures centrales de
l’Etat mahdiste : le Mahdī, son successeur le Khalīfa ‘Abdullāhi et l’émir Ḥamdān Abū
‘Anja. Nous estimons utile de ne pas nous limiter aux écrits du Khalīfa, car ceux du
Mahdī constituèrent un précédent important, tandis que ceux d’Abū ‘Anja étaient
subordonnés à la volonté et aux intérêts de son patron le Khalīfa.
Conséquemment à l’application du traité de Hewett, l’Abyssinie se trouva
directement confrontée au Soudan mahdiste dès la fin de l’an 1884. Le Négus envoya une
lettre au Mahdī dans laquelle il s’enquit de ses intentions à l’égard de son pays.69
Muḥammad Aḥmad lui répondit le 16 juin 1885, quelques jours seulement avant sa mort.
Sa lettre affirme l’autorité de l’Islam sur les autres religions (y compris le Christianisme)
et explique son déclin dû aux Turcs qui, trompés par Satan, substituèrent à l’Islam le
règne de l’apostasie.70 Le Mahdī poursuit avec sa mission divine de restauration de
l’Islam et décrit ses victoires contre les « ennemis de Dieu » turcs et britanniques. Il
avertit que leur sort sera celui de tous les infidèles qui lui désobéissent, car, jouissant du
soutien de Dieu, des anges et des saints, la victoire contre tous ses ennemis lui est
assurée.71 Le reste de la lettre s’emploie à convaincre Jean IV de se convertir à l’Islam en
68
TRIMINGHAM J. S., 1965 (1952¹), p. 86 note (2). Alors qu’Aḥmad Grañ exposait son projet de djihad à
la fin des années 1520, certains Musulmans exprimèrent leur appréhension quant aux conséquences d’un
assaut direct contre l’Abyssinie chrétienne. Ils lui rappelèrent qu’aucun de ses ancêtres ni aucun des sultans
musulmans locaux n’avait osé attaquer le Roi d’Abyssinie dans son propre pays. Ils l’avertirent des
répercussions désastreuses d’une entreprise aussi audacieuse, ce à quoi Aḥmad répondit : « La guerre
sainte dans la voie de Dieu ne peut causer aucun désastre aux Musulmans. [ma traduction] ».
69
AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 39 ; ERLICH H., 1994, p. 67. Le contenu de cette lettre a été perdu, mais
la réponse du Mahdī nous en indique le sens général.
70
SANDERSON G. N., 1969, p. 18.
71
SHUQAYR N., 1981 (1903¹), p. 728.
77
établissant un parallèle entre l’époque du Prophète Muḥammad et celle qui vit apparaître
le Mahdī. Evoquant la soumission du Najāshī à l’Islam, Muḥammad Aḥmad enjoint le
Négus à suivre l’exemple de son prédécesseur. La méthode qu’il utilise pour légitimer
son attitude à l’égard de l’Abyssinie se fonde ainsi sur deux principes. Premièrement, le
Mahdī se réclame d’une tradition militante qui a pour prémisse la conversion du Najāshī
au VIIe siècle. Deuxièmement, il épouse un raisonnement analogique en affirmant que
puisqu’il est lui-même le successeur du Prophète, Jean IV est le successeur du Négus
Adriaz et doit donc agir comme lui. Cette soumission constitue la seule façon d’empêcher
une invasion mahdiste de l’Abyssinie :
« Si tu choisis la désobéissance et préfères l’aveuglement à la guidance et au droit
chemin, ce sera ta faute et celle de tes disciples, car tu tomberas inévitablement entre nos mains.
La possession de la terre entière nous a été promise, dont tu ne représentes qu’une petite partie
(…) [ma traduction] »72.
Bien que le ton de cette lettre d’avertissement (indhāra) soit peut-être moins
provocateur que celui employé dans une missive adressée au même moment au Khédive
Tawfīq73, le Mahdī adopte une attitude clairement agressive et sans concession à l’égard
de l’Abyssinie. Nous ne partageons donc pas l’analyse d’Erlich, qui conclut que la lettre
du Mahdī comporte « les deux messages contradictoires des temps anciens [l’illégitimité
intolérable de l’Abyssinie en tant qu’Etat chrétien et son droit à l’existence] [ma
traduction] »74.
Tout en s’appuyant sur le précédent établi par le Mahdī, le Khalīfa développa une
attitude remarquablement complexe et évolutive vis-à-vis de l’Abyssinie. Quelques mois
après son accession au pouvoir, il réactiva la tradition tolérante afin de restreindre les
ambitions de l’émir mahdiste ‘Uthmān Diqna en Abyssinie septentrionale. Ayant été
informé des intentions belligérantes de son commandant, le Khalīfa lui écrivit :
« (…) les choses devraient être arrangées selon leur importance et nous avons entendu
que les problèmes de Kassala n’ont pas encore été résolus. Ainsi en va de la situation à Souakin
(…) N’attache pas trop d’importance à l’affaire abyssine (…) Laisse les Abyssins et n’entre pas
72
Ibid., p. 729.
AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 39 ; ERLICH H., 1994, p. 67.
74
ERLICH H., 1994, p. 67.
73
78
dans leur pays maintenant (…) Retourne à Souakin, c’est ce que nous désirons. [ma
traduction] »75
La tradition d’utrukū al-Ḥabasha ne constitue pas tant la cause de l’attitude
prônée par le Khalīfa que sa légitimation. Le chef de l’Etat mahdiste était motivé par des
considérations pragmatiques relatives à la situation stratégique et militaire du Soudan. Il
lui semblait plus urgent de faire face aux Egyptiens et aux Britanniques que d’intensifier
le conflit sur la frontière soudano-abyssine.
Entre le moment où ‘Abdullāhi al-Ta‘āīshī prit les rênes du Soudan mahdiste (fin
juin 1885) et la mort du Négus Jean IV (10 mars 1889), le premier écrivit au second à au
moins deux reprises : en janvier-février 1887 et en novembre-décembre de la même
année. Comme nous l’avons déjà signalé plus haut (cf. p. 50-51), la comparaison de ces
deux lettres révèle une transformation de l’attitude du Khalīfa à l’égard de l’Abyssinie,
marquée par un abandon du pragmatisme politique au profit d’une religiosité idéologique
ne permettant aucun compromis. De quelle façon l’héritage ambivalent des contacts
islamo-axoumites est-il utilisé dans chacune des lettres pour légitimer les étapes de ce
changement ?
Le début de la première lettre présente la Mahdiyya comme l’accomplissement de
la volonté divine et définit le rôle du Mahdī (régénérer l’Islam, enjoindre les humains à
respecter la loi du Prophète) ainsi que celui de son successeur (renforcer l’Islam).76 Le
Khalīfa appelle ensuite Jean IV à se convertir à l’Islam mahdiste. Il épouse néanmoins
une logique significativement différente de celle du Mahdī huit mois plus tôt. D’abord,
plutôt que de mentionner l’épisode du Najāshī, il se réfère à un verset coranique qui
incite les gens du Livre (Ahl al-Kitāb) à ne croire qu’en Allah (3 : 64). Ensuite, en cas de
refus, le Négus doit être bien conscient du fait que « la transgression des frontières
[aurait] des conséquences calamiteuses et [provoquerait] un dommage énorme. [ma
75
MAHDIA Y80, 1. MSS Letter-Book of ‘Uthmān Diqna, SOAS 101491 Khalīfa à ‘Uthmān Diqna,
Muḥarram 1303 / Octobre 1885 et Khalīfa à ‘Uthmān Diqna, 21 Muḥarram 1303 / 31 octobre 1885 cité par
Id., 1996, p. 65. Erlich se trompe probablement lorsqu’il voit dans ces recommandations une tentative du
Khalīfa d’empêcher ce qui se passera effectivement à la bataille de Kūfīt (23 septembre 1885) :
l’anéantissement des forces de Diqna. Son message fut en effet rédigé un mois après cette défaite, et visait
à dissuader l’émir mahdiste de prendre sa revanche contre l’armée abyssine du Rās Alūlā. Cf. WINGATE
F. R., 1968² (1891), p. 254.
76
WINGATE F. R., 1968² (1891), p. 332 ; SHUQAYR N., 1981 (1903¹), p. 730.
79
traduction] »77. Le sens implicite de cet énoncé est que le rejet de l’Islam par Jean IV
n’entraînerait pas directement une attaque mahdiste contre l’Abyssinie. Celle-ci aurait
lieu en réaction à une incursion abyssine au-delà de ce qui était considéré comme la
frontière du royaume chrétien. L’attitude du Khalīfa est donc nettement moins militante
que celle de son prédécesseur. Dans la suite de sa missive, il fait explicitement référence
au hadith prophétique utrukū al-Ḥabasha mā tarakūkum pour justifier le « fait » que les
Anṣār s’abstinrent de combattre l’Abyssinie jusque-là.78 Il accuse ensuite le Négus
d’avoir opprimé les Musulmans (soudanais) qui vivent près de la frontière, leur faisant
subir tueries, captures et pillages.79 En outre, il lui reproche d’accorder l’asile à des
Musulmans qui ont renié leur foi, tels que Ṣāliḥ Shanqa et ‘Ijayl ‘awaḍ al-Ḥamrānī. Ceci
signifie, aux yeux du Khalīfa, que l’Abyssinie ne « laisse pas le Soudan en paix » ; ce
dernier a donc le droit, conformément aux paroles du Prophète, d’adopter une position
plus active face à son voisin. C’est ainsi que le Khalīfa légitime l’envoi de renforts
mahdistes à la frontière orientale du Soudan. Cependant, il évite de déclarer la guerre à
l’Abyssinie, proposant à son interlocuteur un compromis politique qui lui permettrait de
« se racheter » et de préserver une sorte de statu quo entre les deux Etats.80 L’attitude du
Khalīfa vis-à-vis de l’Abyssinie, telle qu’elle s’exprime à travers cette lettre, est donc
marquée par une certaine ambivalence. D’une part, il semble épouser une ligne militante
lorsqu’il enjoint le Négus de se convertir à l’Islam mahdiste. D’autre part, il suggère la
possibilité d’un accord politique pragmatique qu’il prend soin de légitimer à l’aide du
célèbre hadith. Cette dernière tendance prévaut globalement et renforce le caractère
modéré de la lettre. Une modération dont ni la missive du Mahdī, ni la seconde lettre du
Khalīfa ne font preuve.
Le Négus Jean IV ne répondit pas au message du Khalīfa, qui envoya l’émir
Yūnis al-Dikaym en renfort à al-Qallābāt. Alors qu’al-Dikaym organisait diverses
77
SHUQAYR N., 1981 (1903¹), p. 730 ; ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 70.
Bien que les armées mahdistes n’aient lancé aucune attaque majeure contre l’Abyssinie avant la
campagne de Ḥamdān Abū ‘Anja (janvier 1888), des incursions fréquentes avaient lieu des deux côtés de la
frontière depuis la fin de l’année 1885. Cf. AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 55-59.
79
Ces accusations renvoient certainement à l’attaque abyssine d’al-Qallābāt, qui précéda de peu la lettre du
Khalīfa et durant laquelle le chef mahdiste Muḥammad walad Arbāb fut tué (janvier 1887).
80
WINGATE F. R., 1968² (1891), p. 332 ; SHUQAYR N., 1981 (1903¹), p. 730-731. Pour les conditions
de ce « contrat politique », cf. précédemment p. 50.
78
80
expéditions mahdistes contre des « traîtres » musulmans alliés aux Abyssins81, le Khalīfa
fit venir l’émir Ḥamdān Abū ‘Anja à Omdurman. L’attitude du chef de l’Etat mahdiste
semble avoir évolué d’une position défensive à une ligne plus offensive. Préoccupé par
des mouvements abyssins près de la frontière, il informa al-Dikaym de son intention de
dépêcher les forces d’Abū ‘Anja à al-Qallābāt, secteur qui regorge « d’ennemis abyssins
et d’hypocrites [Musulmans alliés aux Abyssins] [ma traduction] »82. Les craintes du
Khalīfa n’étaient pas infondées, puisque Jean IV rassembla différentes armées abyssines
à Debra Tabor (cf. carte F p. VI) le 14 septembre 1887, vraisemblablement en vue d’une
attaque contre al-Qallābāt. Tandis qu’Abū ‘Anja joignait ses forces à celles d’al-Dikaym
(début décembre 1887), le Khalīfa envoya une seconde lettre à son homologue abyssin,
beaucoup plus incisive que la précédente.
Sa logique se greffe sur celle qu’avait suivie auparavant le Mahdī, basée sur
l’illégitimité de l’Abyssinie chrétienne. Le Khalīfa justifie les raids mahdistes par le fait
que le Négus ne répondit ni aux injonctions du Mahdī, ni aux siennes. Contrairement au
Najāshī, il refusa d’entrer dans le dār al-Islām, c’est pourquoi
« les Musulmans attaquèrent [son] pays, détruisirent les maisons, tuèrent les hommes,
incendièrent les églises et les grandes villes, outragèrent les femmes et rendirent les enfants
orphelins. Ils s’en retournèrent chargés de butin, détenteurs de la satisfaction de Dieu [ma
traduction] »83.
Cette lettre constitue le dernier avertissement du Khalīfa. Jean IV peut encore se
convertir à l’Islam mahdiste, obtenir le pardon divin et assurer son bonheur dans l’audelà. Cependant, s’il persiste dans sa désobéissance, les armées mahdistes ne se
contenteront pas de quelques incursions frontalières. Le Khalīfa lui promet une invasion
de l’Abyssinie et une dévastation totale.84 Contrairement à la première lettre, celle-ci
évoque constamment la volonté divine comme le moteur des actions et décisions
humaines. Sa rhétorique religieuse militante ne laisse aucune place à la négociation
81
Il s’agit des quatre expéditions mentionnées dans le Ṭirāz (cf. précédemment, p. 38, 42). Pour plus de
détails, cf. AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 72-77.
82
MAHDIA 1/22/48 Khalīfa à Yūnis al-Dikaym, 25 Dhū al-Ḥijja 1304 / 14 septembre 1887.
83
SHUQAYR N., 1981 (1903¹), p. 736.
84
WINGATE F. R., 1968² (1891), p. 370 ; AL-QADDĀL M. S., 1993, p. 198.
81
politique. Nous pouvons partiellement expliquer l’évolution de l’attitude du Khalīfa par
le renforcement de sa position militaire entre le début et la fin de l’année 1887.85
Cette approche militante ne fut pas l’expression d’un sursaut de fanatisme
passager. Elle perdura jusqu’au moment charnière de la mort du Négus Jean IV (10 mars
1889). Ainsi, lorsque l’émir Ḥamdān Abū ‘Anja répondit à une proposition de paix du
souverain abyssin datant du 25 décembre 1888, il reproduisit le raisonnement du Khalīfa
tout en le poussant à l’extrême. En premier lieu, il se présente comme « le chef des
armées de l’Islam [visant à] anéantir les vils infidèles [ma traduction] »86. Dans le corps
de la lettre, il insiste sur ce motif en définissant l’extermination du Négus et de tous les
infidèles comme l’unique objectif des Anṣār. Evidemment, loin d’eux l’idée de convoiter
l’argent ou la gloire. En second lieu, à l’instar du Khalīfa, Abū ‘Anja évoque la tradition
militante épousée avant lui par le Mahdī. Il réprouve le fait que Jean IV rejeta l’appel du
fondateur de la Mahdiyya à se convertir à l’Islam. L’inflexibilité de sa logique
idéologique est à son paroxysme lorsqu’il ridiculise la proposition de paix du Négus :
« Quant à ta demande de paix, alors que tu persistes dans ton impiété, elle est
inatteignable et constitue une preuve de la faiblesse de ton esprit et de ton manque d’intellect.
Combien sot et ignorant es-tu ! Veux-tu de nous la paix et la fraternité sans que tu aies adopté la
religion de la vérité ? Le livre de Dieu interdit cela, c’est pourquoi je ne peux accéder à ta
requête. Si tu désires la paix, dis sincèrement du fond de ton cœur : « Je témoigne qu’il n’est
nulle divinité excepté Dieu et que Muḥammad est son Messager. » Sinon nous vous tuerons, nous
détruirons vos maisons, nous rendrons vos enfants orphelins –avec la permission de Dieu-, nous
prendrons vos biens comme butin (…) [ma traduction] »87.
On a là l’exemple saillant d’une représentation manichéenne –propre à l’idéologie
du djihad telle que nous l’avons exposée plus haut- des relations entre le Soudan
mahdiste et l’Abyssinie chrétienne. Celle-ci doit choisir entre le dār al-Islām et le dār alḥarb, sans aucune possibilité intermédiaire. Contrairement au Khalīfa, Abū ‘Anja affirme
explicitement la non-existence d’une alternative qui serait dérivée du hadith utrukū al85
AL-QADDĀL M. S., 1993, p. 198. Une confusion règne autour de la datation de cette seconde lettre.
Wingate, repris par Sanderson et Yagi, la situe en février-mars 1888, alors qu’Abū Salīm et al-Qaddāl la
renvoient à novembre-décembre 1887. Nous penchons pour la seconde possibilité, en raison de la fiabilité
des deux historiens soudanais et du contenu de la lettre, beaucoup plus cohérent avec l’époque précédant la
campagne de Gondar (janvier 1888).
86
MAHDIA 1/34/1/64 Ḥamdān Abū ‘Anja à Jean d’Abyssinie, Jumāda al-Ūlā 1306 / janvier 1889.
SHUQAYR N., 1981 (1903¹), p. 743. Cf. archive (C) p. X.
87
Ibid. ; SHUQAYR N., 1981 (1903¹), p. 744 ; ERLICH H., 1994, p. 71.
82
Ḥabasha mā tarakūkum. Non seulement irréalisable, elle est inimaginable car interdite
par Dieu lui-même. al-Qaddāl voit dans cette missive l’expression d’un fanatisme
aveugle et d’une sensation de puissance créée par le succès de la campagne de Gondar un
an plus tôt.88 Nous pouvons ajouter à ceci que la proposition de paix du Négus fut
interprétée comme un signe de faiblesse de la part de l’Abyssinie, ce en quoi Abū ‘Anja
n’avait pas tort.89
Ainsi, l’élite qui dirigea l’Etat mahdiste durant les années 1885-1889 réactiva
l’héritage ambivalent des contacts islamo-axoumites pour légitimer l’évolution de sa
politique à l’égard de l’Abyssinie. Elle oscilla entre les deux grandes traditions
musulmanes, utrukū al-Ḥabasha mā tarakūkum et Islam al-Najāshī, au gré des
configurations militaires et stratégiques régionales. Le Mahdī et son successeur
« décidèrent [finalement] de [l’illégitimité de l’Abyssinie] et poursuivirent une politique
de djihad parce que l’Abyssinie de Jean IV fut d’abord provocatrice puis révéla sa
faiblesse. [ma traduction] »90 Certains historiens interprètent l’attitude du Khalīfa d’une
façon qui nous semble erronée, ou du moins inexacte. Yagi conçoit le hadith utrukū alḤabasha mā tarakūkum comme le mobile principal de sa politique vis-à-vis de
l’Abyssinie. Le Khalīfa aurait ainsi hésité à intervenir, « ayant scrupule à attaquer les
Abyssins [sic] » à cause d’une « raison sentimentale »91. Selon notre analyse, ce hadith
s’apparente plus à un instrument de légitimation qu’à une véritable motivation politique.
Quant à Caulk, il dit à peu près l’inverse de Yagi lorsqu’il affirme que le Khalīfa ignora
le hadith (présenté comme des « croyances populaires ») pour lancer une attaque de
grande envergure contre l’Abyssinie en janvier 1888.92 Le chef de l’Etat mahdiste n’avait
pas tant besoin de contourner le hadith que de s’en servir en le réinterprétant à la lumière
des événements de la frontière soudano-abyssine.
88
AL-QADDĀL M. S., 1993, p. 199.
Id., 1992, p. 123. L’Abyssinie était en effet menacée par les avancées italiennes à partir de la ville côtière
de Massawa, ainsi que par de nombreuses luttes de pouvoir internes.
90
ERLICH H., 1994, p. 72.
91
YAGI V. A., 1990, p. 513.
92
CAULK R. A., 1971, p. 29.
89
83
Outre la légitimation par le biais « théorique » d’un héritage ambivalent, les
attitudes mahdistes à l’égard de l’Abyssinie furent justifiées à l’aide d’un outil beaucoup
plus « pratique » et immédiat : les visions prophétiques (ḥaḍarāt nabawiyya). Avant le
Khalīfa, le Mahdī en avait fait un usage fréquent, en particulier pour proclamer les
nouvelles lois de l’Etat mahdiste. En tant qu’héritier (wārith) et successeur du Prophète
(khalīfat rasūl allah), il prétendait avoir la capacité de communiquer directement avec le
Prophète à travers des visions.93 Le Mahdī et son successeur employèrent les visions
prophétiques afin de légitimer nombre de leurs politiques intérieures et extérieures.
Francis W. Wingate n’y voit qu’un moyen d’impressionner les crédules disciples de la
Mahdiyya, amenés à croire au caractère absolument divin des actions de leur leader.94
L’accession au pouvoir du Khalīfa fut elle-même auréolée d’une lumière divine, par le
biais d’une vision que le principal intéressé divulgua peu après la mort du Mahdī.95
En ce qui concerne les affaires abyssines, le Khalīfa eut recours à des visions
prophétiques à deux reprises : la première date du 5 janvier 1888 et fut jointe à une lettre
qu’il envoya à Ḥamdān Abū ‘Anja ; la seconde fut promulguée quatre mois plus tard. La
première de ces visions intervint à un moment critique des relations soudano-abyssines,
entre la seconde lettre que le Khalīfa adressa au Négus Jean IV (cf. plus haut, p. 81) et la
campagne d’Abū ‘Anja qui mena les combattants mahdistes jusqu’à l’ancienne capitale
de Gondar. Cette vision eut pour objectif majeur de donner le feu vert à Abū ‘Anja, grâce
à la permission du Prophète d’attaquer les Abyssins. Le Khalīfa y décrit la victoire des
Anṣār comme si elle était déjà survenue, fruit de la volonté divine :
« Lorsque cette autorisation prophétique au sujet des ennemis mentionnés [les Abyssins]
nous parvint, nous ordonnâmes à Ḥamdān Abū ‘Anja et aux Anṣār qui sont avec lui de les
razzier. Ils les attaquèrent au milieu de leur pays et les vainquirent avec l’aide de Dieu. [ma
traduction] »96
93
LAYISH A., 2000, p. 223.
WINGATE F. R., 1968² (1891), p. 60, 229, 370.
95
Ibid., p. 229-233 ; HOLT P. M., 1958, p. 123-124. Cette vision souligne la continuité d’un lien divin
entre Dieu, l’ange Gabriel, le Prophète Muḥammad, le Mahdī, al-Khiḍr (figure prophétique ou angélique
associée à la connaissance divine et à l’initiation soufie) et le Khalīfa ‘Abdullahi. Elle inclut « l’histoire du
cheveu » : obéissant aux ordres d’al-Khiḍr, ‘Abdullahi avala un cheveu du Mahdī, qui avait été
précieusement conservé à cet effet. L’absorption de cette relique semble symboliser la succession du
pouvoir divin.
96
MAHDIA 3/12 (Daftar al-Ṣādir) p. 9. Cf. archive (A) p. VIII.
94
84
Abū ‘Anja entama sa campagne trois jours après la publication de cette vision
prophétique. Ses forces défirent celles du Negus Takla-Haymanot à Dambiya puis
marchèrent jusqu’à Gondar (cf. carte G p. VII). L’ancienne capitale impériale fut
saccagée et ses églises incendiées.97 La vision prophétique, qui prend la forme d’une
rencontre entre le Khalīfa, Dieu, le Prophète, le Mahdī, Jésus et al-Khiḍr, est également
l’occasion de soulever le problème des « renégats », Musulmans des territoires frontaliers
alliés aux Abyssins. Le Khalīfa exprime sa volonté d’intégrer l’un de ces renégats dans
les rangs mahdistes.98 Il se voit assurer la repentance prochaine de cet apostat, à qui Dieu
consent d’accorder sa miséricorde. La vision se termine par la proclamation du takbīr
(répétition de la formule « Allāhu akbar ») contre l’Abyssinie, symbole de la toutepuissance divine à laquelle aucune arme humaine ne peut s’opposer.99
La seconde ḥaḍra date d’avril-mai 1888 et, contrairement à la première, s’adresse
à la communauté des Anṣār dans son ensemble. Ses objectifs sont donc sensiblement
différents. Proclamée à un moment où le Khalīfa semble en position de force sur les plans
domestique et régional100, elle sert à légitimer sa future politique extérieure tout autant
que la politique intérieure qu’il a déjà appliquée. La façon dont la question abyssine est
soulevée reflète la situation stratégique des relations entre le Soudan et l’Abyssinie : « Le
Prophète m’informa dans cette vision que si les ennemis de Dieu, les Abyssins, venaient
attaquer [les Mahdistes], leurs mains seraient nouées à leurs cous et nous serions
victorieux. [ma traduction] »101 Le Khalīfa songeait à de possibles représailles abyssines
en réaction aux attaques dirigées par Abū ‘Anja. La divulgation de sa vision paraît donc
avertir les Anṣār de cette éventualité, tout en leur assurant une victoire défensive. Le
terrain des affrontements verra cependant le côté mahdiste reprendre l’initiative, peu
97
Selon les traditions éthiopiennes, quarante-quatre églises furent dévastées par les Anṣār. La vue de
Gondar en feu fit ressurgir le spectre d’Aḥmad Grañ dans les esprits abyssins de l’époque. Cf. ERLICH H.,
1994, p. 70.
98
Il s’agit probablement de Ṣāliḥ Shanqa, dont le nom apparaît à maintes reprises dans les correspondances
mahdistes de cette époque. Cf. par exemple MAHDIA 1/22b/35 Yūnis al-Dikaym au Khalīfa, 22 Rajab 1304 /
16 avril 1887 ; MAHDIA 1/22b/38 Yūnis al-Dikaym au Khalīfa, 10 Sha‘bān 1304 / 4 mai 1887.
99
MAHDIA 3/12 (Daftar al-Ṣādir) p. 9.
100
L’opposition des Ashrāf avait été momentanément neutralisée, certaines tribus hostiles au Mahdisme
avaient été considérablement affaiblies voire décimées (Shukriyya, Rizayqāt, Kabābīsh), et des chefs antimahdistes avaient été exécutés (tels que Yūsuf Ibrāhīm du Darfour). En outre, les victoires d’Abū ‘Anja en
Abyssinie intensifièrent le sentiment de puissance du Khalīfa et de son entourage.
101
WINGATE F. R., 1968² (1891), p. 371 ; ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 127.
85
après la publication de la vision prophétique (en juin 1888).102 Mais plutôt que
l’Abyssinie, c’est l’Egypte qui constitue la cible centrale des visées mahdistes telles
qu’elles apparaissent ici. Le Prophète accorde en effet au Khalīfa l’autorisation d’envoyer
des armées « au front du Rīf »103. La récitation du takbīr contre les Abyssins, les Turcs, le
Khédive Tawfīq et les Britanniques réitère la suprématie de la volonté divine et rappelle
aux Anṣār l’identité des ennemis extérieurs de la Mahdiyya.
Les visions prophétiques, employées comme instrument de légitimation des
attitudes mahdistes à l’égard de l’Abyssinie, ont une force particulière auprès des Anṣār,
qu’ils soient membres de l’élite ou non : leur irréfutabilité. Tenter de douter de leur
« validité » ou de leur caractère divin impliquerait en effet une remise en cause du statut
du Khalīfa en tant que successeur du Mahdī et des pouvoirs qui en découlent. Les
fondements de la Mahdiyya tout autant que son existence sous la forme d’une structure
étatique s’en trouveraient menacés. Celui qui questionne la valeur des visions du Khalīfa
pourrait aussi être accusé de renier la croyance au Prophète Muḥammad lui-même. En ce
sens, les visions prophétiques constituent un outil plus efficace et plus « facile d’usage »
que la réactivation de traditions musulmanes concernant l’Abyssinie. Le caractère
ambivalent de ces dernières peut se révéler être une faille perméable aux interprétations
divergentes et aux critiques. Le processus de légitimation se partage donc en deux
mouvements distincts : alors que la parole du Prophète est destinée à légitimer la
politique abyssine du Khalīfa aux yeux des Anṣār, les traditions d’utrukū al-Ḥabasha mā
tarakūkum et d’Islam al-Najāshī sont utilisées dans le cadre du dialogue avec les
Abyssins. La justification des attitudes mahdistes par ce bais-ci vise à convaincre
l’interlocuteur ennemi (abyssin) de leur légitimité.
Les différentes parties de ce chapitre ont fait émerger une image complexe et
évolutive des attitudes mahdistes à l’égard de l’Abyssinie. Sans se confondre avec la
réalité historique, intrinsèquement insaisissable, cette image a du moins la prétention de
102
HOLT P. M., 1958, p. 154. La seconde campagne d’Abū ‘Anja n’entraîna aucun affrontement majeur
entre les forces mahdistes et abyssines. Elle fut interrompue par la saison des pluies, désastreuse pour les
troupes soudanaises.
103
WINGATE F. R., 1968² (1891), p. 371 ; ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 127.
86
plus s’en approcher que la représentation dessinée par Ismā‘īl b. ‘Abd al-Qādir dans son
Ṭirāz. Nous constatons qu’il existe certains liens entre les deux : l’œuvre du chroniqueur
soudanais n’est pas totalement coupée de la réalité des positions mahdistes face à
l’Abyssinie, notamment parce qu’elle mentionne l’usage du hadith utrukū al-Ḥabasha mā
tarakūkum et les deux lettres du Khalīfa au Négus. La représentation d’‘Abd al-Qādir est
toutefois incomplète, voire fictive dans plusieurs cas. Elle est le fruit de l’interprétation
d’une sélection d’événements passés au filtre idéologique de l’auteur. Les attitudes
mahdistes sont ainsi présentées de façon à correspondre à l’image de la Mahdiyya que le
chroniqueur souhaite transmettre à ses lecteurs. Cependant, le Ṭirāz esquisse également
une autre composante des relations soudano-abyssines, même si de manière très brève et
ponctuelle : les attitudes abyssines à l’égard du Soudan, à travers les figures du Négus
Jean IV et de son commandant le Rās ‘Adāl. C’est à nouveau un schéma simple et
manichéen qui régit la façon dont les Abyssins se conduisent vis-à-vis de l’Etat mahdiste.
D’un côté, Jean IV symbolise la haine et l’oppression des Musulmans par l’Abyssinie
chrétienne. De l’autre, le Rās ‘Adāl représente la soumission du Christianisme abyssin à
l’Islam mahdiste. Mais quelles étaient, dans la pratique, les grandes lignes de la politique
abyssine à l’égard des Musulmans (abyssins ou soudanais) et de l’Etat mahdiste au cours
des années 1885-1889 ? Quel rapport observons-nous entre cette politique et la
représentation qu’en donne ‘Abd al-Qādir ? Un court chapitre sera à présent dédié à ce
second aspect des relations soudano-abyssines.
87
V. L’Abyssinie de Jean IV face à l’Islam et au Soudan mahdiste
A la fin du XIXe siècle, le face-à-face de l’Abyssinie avec « l’Islam » -qu’il
s’agisse d’Etats ou d’individus musulmans- n’a rien d’une nouveauté. Comme nous
l’avons exposé précédemment, le royaume d’Axoum interagit avec les Musulmans dès
les premiers moments de leur existence. Quelques siècles plus tard, certaines régions de
l’Abyssinie commencèrent elles-mêmes à s’islamiser, principalement à travers les
échanges commerciaux avec le monde arabo-musulman.1 L’expansion de l’Islam y
connut son plus grand succès au XIXe siècle, touchant un nombre considérable de tribus
galla et de tribus chrétiennes du Nord.2 Les monarques chrétiens s’étaient donc toujours
positionnés par rapport à leurs sujets ou concurrents musulmans, entretenant avec eux des
liens tantôt pacifiques, tantôt belliqueux. Quelle fut l’attitude du Négus Jean IV (18721889) à l’égard des Musulmans d’Abyssinie d’une part, et du Soudan mahdiste de
l’autre ?
Pour répondre à ces questions, il nous faut prendre en considération un aspect
saillant de l’expérience politique et culturelle de l’Abyssinie. Historiquement composée
d’une grande variété de groupes ethniques, linguistiques et religieux, sa culture politique
oscilla fréquemment entre, d’un côté, une tendance unificatrice et centralisatrice et, de
l’autre, des forces centrifuges poussant au régionalisme. Le règne de Jean IV n’y fit pas
exception. Originaire du Tigré (cf. carte G p. VII), le Négus tenta d’unifier les diverses
principautés et régions abyssines en un empire dont il serait le suzerain reconnu. Cet
objectif largement politique modela aussi bien son approche de la question religieuse que
1
ULLENDORFF E., 1993, p. 3. L’Islam pénétra dans les régions suivantes au cours des Xe, XIe, et XIIe
siècles : dans l’archipel de Dahlak, sur les côtes danāqil et somali, parmi les Beja au nord et les Sidama
dans le sud, dans le Sultanat d’Ifat (Choa oriental), à Harar et près du lac Zway (cf. carte F p. VI).
2
TRIMINGHAM J. S., 1993, p. 6. Alors que les Galla embrassèrent l’Islam en opposition au Christianisme
de l’Amhara, les Chrétiens du Tigré semblent avoir été affectés par l’occupation turco-égyptienne du
Soudan et l’influence de la ṭarīqa Khatmīyya.
88
ses relations avec des acteurs extérieurs, tels que la l’Egypte, la Grande Bretagne, l’Italie
et le Soudan mahdiste.
A. Une politique de christianisation comme socle de l’unité impériale
Déviant quelque peu de la trajectoire amorcée par son prédécesseur Théodore II
(1855-1868), le Négus Jean IV tenta d’unifier l’Abyssinie à travers une politique de
« régionalisme contrôlé »3 plutôt qu’une centralisation extrême du pouvoir. L’un des
corollaires de cette approche était le maintien d’un équilibre politique et militaire entre
ses deux vassaux principaux, Ménélik du Choa et ‘Adāl du Gojjam. Cependant, la
dimension religieuse du processus d’unification impériale se distingua par sa violence et
son inflexibilité. Elle marqua une rupture significative par rapport à une certaine tradition
de cohabitation confessionnelle qui prévalait dans l’Abyssinie moderne.4
En mai-juin 1878, Jean IV organisa un concile à Boruméda, dont l’objectif majeur
était de définir la politique religieuse de l’empire. Bien décidé à résoudre le problème des
querelles doctrinales qui agitaient le Christianisme orthodoxe abyssin depuis le XVIIe
siècle, le Négus proclama la validité unique de la doctrine du Tawahedo. La secte des
Tsegga-Ledj, professant la doctrine des « trois naissances » et jouissant d’une grande
popularité dans le Choa, fut tout particulièrement condamnée par le concile.5
L’imposition d’une doctrine religieuse ne visait pas seulement les Chrétiens d’Abyssinie,
mais également « les Musulmans, les païens, les Kémantes, les Galla et les Juifs »6. Le
laps de temps accordé pour adopter la religion officielle variait selon l’appartenance
confessionnelle : deux ans pour les Chrétiens, trois pour les Musulmans et cinq pour les
« païens »7. Ceux qui refusaient de se convertir et persistaient à enseigner d’autres
doctrines étaient menacés de bannissement.
Parmi les Musulmans célèbres qui embrassèrent le Christianisme à cette occasion,
nous pouvons mentionner deux chefs Oromo du Wällo (cf. carte G p. VII), Amädé Libän
3
ZEWDE B., 1991, p. 44.
ULLENDORFF E., 1993, p. 5.
5
ZEWDE B., 1991, p. 48 ; ABEBBE B., 1998, p. 112 ; HENZE P. B., 2004, p. 151.
6
COULBEAUX J.-B., 1929, vol. 2, p. 469.
7
HENZE P. B., 2004, p. 151.
4
89
(connu sous le nom de Abba Waṭäw) et Muḥammad ‘Alī. Selon une chronique abyssine,
Jean IV et Ménélik usèrent des termes suivants pour les pousser à se convertir :
« (…) nous sommes vos apôtres. Tout cela [Wällo et les hauts plateaux d’Abyssinie
centrale] constituait un territoire chrétien jusqu’à ce que Grañ le dévaste et le détourne du droit
chemin. Musulman ou galla (païen) [sic], croyons tous en Jésus Christ ! Faites-vous baptiser ! Si
vous souhaitez vivre en paix et conserver vos biens, devenez des Chrétiens. (…) Ainsi vous
gouvernerez ici-bas et hériterez de l’au-delà. [ma traduction] »8
L’adoption de la religion officielle était une condition nécessaire à toute
progression dans la hiérarchie politico-militaire abyssine. Alors qu’Amädé Libän fut
rebaptisé Häylä Maryam et obtint le titre de Dejjazmach, Muḥammad ‘Alī devint le Rās
Mika’él et se vit conférer le gouvernement d’un vaste territoire sous la tutelle de
Ménélik.9 La conversion d’Amädé Libän semble avoir été plutôt le résultat de
considérations politiques que d’une véritable conviction personnelle.
Le Négus poursuivit sa politique de christianisation après le concile de
Boruméda.10 Il fit bâtir de nombreuses églises dans le Wällo, qui connut une vague de
conversion massive parmi ses habitants musulmans. La ville d’Axoum, considérée
comme la plus sainte de l’empire, fut interdite aux Musulmans à partir d’octobre 1879.
Sur ordre impérial, leurs livres devaient être confisqués et brûlés.11 Jean IV s’efforça
également d’imprimer sa marque sur les plans social et moral lorsqu’il promulgua un
décret prohibant la culture et l’usage du tabac. Celui-ci avait été introduit dans la région
de l’Erythrée actuelle par des missionnaires européens qui y voyaient un fort potentiel
économique.12 Aux yeux du Négus et de son entourage, le tabac, associé à Satan et à
l’impiété, ne pouvait que provoquer des torts physiques et moraux à ceux qui en
consommaient. En 1887, l’émissaire britannique Gerald H. Portal fut envoyé auprès du
Négus dans une tentative de médiation entre l’Abyssinie et l’Italie, dont les relations se
détérioraient rapidement en raison d’intérêts hautement conflictuels dans le hinterland de
8
SELLASE Gäbrä, Chronique du règne de Ménélik II, Roi des Rois d’Ethiopie, 1930-1931, cité par
CAULK R. A., 1972, p. 24 ; ERLICH H., 1994, p. 62.
9
CAULK R. A., 1972, p. 24 ; ABEBBE B., 1998, p. 112-113. Les titres de Dejjazmach et de Rās
correspondent à différents échelons de la hiérarchie politico-militaire abyssine. Le premier est directement
inférieur au second. Pour plus de détails concernant les divers grades de ce système, cf. PORTAL G. H.,
1892, p. 153-154 ; RUBENSON S. (éd.), 2000, p. XVII-XVIII ; SHINN D. H., 2004, p. 285.
10
En l’espace de deux ans (1878-1880), 50’000 Musulmans, 20’000 « païens » et un demi million de Galla
auraient été baptisés. Cf. TRIMINGHAM J. S., 1965 (1952¹), p. 123.
11
CAULK R. A., 1972, p. 28.
12
ERLICH H., 1994, p. 56.
90
Massawa. Qualifiant la pénurie de tabac de « terrible malheur », il décrivit ainsi les
châtiments infligés à ceux qui enfreignaient la loi :
« Les punitions que provoquait la désobéissance à ce décret étaient sévères mais
caractéristiques ; tout homme reconnu coupable d’avoir fumé était condamné à se faire trancher
les lèvres, [alors que] la prise de tabac entraînait la perte du nez. Nous rencontrâmes plus d’un
misérable ayant récemment subi cette sanction brutale, dont le visage sans nez, horrible, servait
d’avertissement à tous les spectateurs [enclins] à devenir esclaves de ces vices infimes. [ma
traduction] »13
Le missionnaire lazariste Jean-Baptiste Coulbeaux évoque les mêmes sanctions et
attribue à l’épisode de l’interdiction du tabac un dénouement pour le moins burlesque. Un
peu avant la fin du règne de Jean IV, le cheval de guerre du Négus aurait guéri d’un mal
grâce à une absorption de tabac, événement qui provoqua l’abrogation immédiate de la
loi prohibitive.14
Quelles furent les réactions des populations visées par la politique évangélisatrice
du Négus ? Le cas des Musulmans du Wällo révèle un large éventail de réponses. A
l’instar d’Amädé Libän et de Muḥammad ‘Alī, la plupart des leaders politiques
acceptèrent de se convertir pour préserver leurs fonctions. D’autres firent mine de se
conformer à la doctrine officielle tout en continuant à pratiquer secrètement l’Islam. Un
troisième groupe opta pour l’exil en direction du Sud de l’Abyssinie.15 Enfin, certains
Musulmans choisirent de résister militairement aux forces de Jean IV et de son fils le Rās
Ar’aya Sellasé.16 A titre d’exemple, le cheikh Tolla continua à diffuser les enseignements
de l’Islam en dépit des décrets du Négus. Lorsque ses disciples subirent des attaques de la
part des forces impériales, il appela au djihad contre celles-ci.17 En 1885-1886, une
révolte importante secoua le Wällo. Les Musulmans se mirent à massacrer des prêtres et à
détruire des églises en réaction à la politique anti-musulmane du gouvernement central,
mais également pour protester contre l’augmentation des impôts et l’exécution d’un
gouverneur local (Amädé Ṣadeq) par les troupes d’Ar’aya Sellasé.18
13
PORTAL G. H., 1892, p. 149-150.
COULBEAUX J.-B., 1929, vol. 2, p. 484.
15
Certains Musulmans abyssins fuirent en direction du Soudan et se rallièrent à la Mahdiyya. Cf. AL‘AZM Ṣ. B. al-M., 2001 (1904¹), 170.
16
ZEWDE B., 1991, p. 48-49.
17
CAULK R. A., 1972, p. 33.
18
MARCUS H. G., 1975, p. 84.
14
91
L’homogénéisation religieuse que le Négus cherchait à réaliser à travers sa
politique de christianisation lui valut d’être accusé de fanatisme. Faut-il voir en Jean IV
une figure radicale prêchant le Christianisme par tous les moyens –y compris la violence
physique- ou correspond-il plutôt à l’image d’un souverain guidé par une certaine dose de
zèle religieux ? Les documents historiques dont nous disposons peuvent appuyer les deux
propositions. D’une part, un résident du Choa converti au Catholicisme attribua ces
paroles militantes au Négus : « Je vengerai le sang de l’Abyssinie. Grañ islamisa
l’Abyssinie par la force, le feu et l’épée. De la même manière, si nous ne développons et
ne posons pas les fondements de la religion de Saint Marc, personne ne le fera à notre
place. [ma traduction] »19 Le chef de la mission catholique établie au nord de l’Abyssinie
reporta au cours de l’année 1881 que des peuples entiers, galla ou musulmans, avaient été
convertis à coups de fouet et à coups de sabre.20 Caulk mentionne plusieurs sources
abyssines et étrangères qui tendent à soutenir le fait que quiconque ne se conformait pas à
la religion officielle –qu’il soit chrétien ou non- devenait proie à la violence du Négus.
Ainsi, le processus de christianisation allait de pair avec l’application de véritables
méthodes guerrières.21
D’autre part, certaines sources, dont des écrits de Jean IV lui-même, esquissent
une représentation plus « douce » de sa politique religieuse. Un prêtre employé à la cour
impériale affirma que le Négus, lors du concile de Boruméda, s’opposa à des extrémistes
qui exigeaient l’exécution des Chrétiens sectaires. Il leur aurait lancé : « Je ne tuerai
personne pour ma doctrine mais je mourrai pour la défendre. [ma traduction] »22 A
première vue, la logique de cet énoncé rappelle celle du hadith utrukū al-Ḥabasha mā
tarakūkum : ne pas porter atteinte à l’Autre tant qu’il n’attaque pas lui-même. Plusieurs
différences significatives distinguent pourtant les deux déclarations. Celle du Négus
s’adresse aux sectaires, c’est-à-dire à ceux qui embrassent d’autres formes de
Christianisme que lui. D’après le contexte où cette phrase fut prononcée, les non
Chrétiens n’étaient pas concernés ; ils faisaient sans doute l’objet d’une attitude
19
CAULK R. A., 1972, p. 26.
Père FERDINAND cité par Ibid., ibid. note (17). A la même époque, Jean IV ordonna à tous les
missionnaires catholiques de quitter le Choa.
21
CAULK R. A., 1972, p. 29.
22
Abba HÄYLÄ MARYAM cité par Ibid., p. 25 note (10).
20
92
nettement moins tolérante. A l’inverse, le hadith vise des non Musulmans, et non pas des
individus considérés comme des « hérétiques » au sein de l’Islam. En outre, l’énoncé
attribué à Jean IV n’exclut pas les traitements humiliants ou violents à l’égard des
sectaires qui résistent ; il écarte uniquement le châtiment ultime qu’est la mort. Malgré
son caractère relativement vague, la tradition prophétique présente quant à elle une
injonction plus englobante et de ce fait plus tolérante (laisser les Abyssins en paix peut
signifier ne pas les approcher).
Cependant, dans une lettre destinée à la Reine Victoria datant du 20 novembre
1879, le Négus dénia toute coercition de ses sujets musulmans :
« Lors de ma campagne au Choa, nous Chrétiens débattîmes de notre foi. Nous
l’emportâmes et introduisîmes (les autres) [les sectaires] dans la foi alexandrine. Ayant vu et
entendu ceci, tous les Musulmans se dirent : « Ah, nous n’avons ainsi aucun livre qui fait
autorité ! » Ils me supplièrent de les baptiser et de les convertir au Christianisme. Je leur dis :
« D’accord, si vous le souhaitez, convertissez-vous au Christianisme. » Tous les Musulmans
d’Abyssinie devinrent volontairement chrétiens. Ainsi je ne fis rien par la force ; ils se
convertirent intentionnellement, de leur propre volonté. [ma traduction] »23
Le simple fait que Jean IV ait ressenti le besoin de rassurer son interlocutrice
indique qu’on lui reprochait une politique coercitive vis-à-vis des Musulmans de son
empire. De plus, il ne s’embarrassa pas de dévoiler à la Reine d’Angleterre le sort qu’il
réserva aux « païens » après son couronnement en 1872. Dans une lettre datée du 2 mai
1879, il exprima l’intention qu’il avait eu, au milieu des années 1870, de convertir les
adorateurs d’idoles.24 Le Négus semblait s’inquiéter du futur de la religion chrétienne
dans son pays. Le conflit territorial qui opposa l’Abyssinie et l’Egypte en 1875-1876 se
doublait d’une dimension religieuse. En effet, Jean IV se plaignit du refus du Khédive
Ismā‘īl de lui envoyer un évêque d’Alexandrie, conformément à la tradition qui avait
longtemps subordonné l’Eglise orthodoxe abyssine à l’Eglise copte d’Egypte.25
Parmi les sources qui atténuent le caractère fanatique et agressif du processus de
christianisation, nous pouvons encore mentionner le récit de voyage de Ṣādiq Bāshā alMu’ayyad al-‘Azm. Envoyé en Abyssinie par le Sultan ottoman Abdülhamid II pour
rencontrer le Négus Ménélik II (1889-1913), il ponctua son récit d’épisodes historiques.
23
RUBENSON S. (éd.), 2000, p. 333.
Ibid., p. 317.
25
Ibid., ibid. Le Négus dut attendre jusqu’en 1881 pour recevoir les quatre évêques coptes nécessaires à la
restauration de l’Eglise abyssine.
24
93
Il souligne le fait que Jean IV ne commença à persécuter les Musulmans qu’après avoir
appris la trahison de l’un d’eux à la cause du Mahdī soudanais. Un dénommé Muḥammad
Jibrīl aurait en effet soutenu activement la Mahdiyya en tentant d’attirer des Abyssins –
chrétiens et musulmans- sur son orbite.26 En outre, al-‘Azm affirme que les gouverneurs
et commandants abyssins s’opposèrent ouvertement à la politique de christianisation
forcée du Négus. La sœur de celui-ci adhérait elle-même à l’Islam sans en être
contrariée.27 Il semble que la crainte de représailles contre les Coptes d’Egypte joua un
rôle dissuasif non négligeable dans la politique de Jean IV. En 1879, il ordonna à ses
vassaux Ménélik et ‘Adāl de ne pas traiter les Musulmans trop durement et d’essayer de
propager la foi chrétienne en persuadant les chefs locaux de se convertir.28
Tantôt violente, tantôt plus « douce », la christianisation voulue par le Négus Jean
IV ne laissait idéologiquement aucune place à l’Islam en Abyssinie. Les Musulmans
représentaient en effet un obstacle à la réunification de l’empire telle qu’il la concevait.
Premièrement, Jean IV voulait éviter que le Wällo ne se transforme en « barrage
musulman » entre le nord de l’Abyssinie et le Choa.29 Deuxièmement, il craignait que ses
sujets musulmans, s’ils continuaient à être tolérés, ne partagent une trop grande similitude
d’intérêts avec des coreligionnaires vivant dans les Etats voisins. Ces derniers, en
particulier l’Egypte et le Soudan mahdiste, se trouvaient fréquemment être les ennemis
du Négus.30 Au final, Caulk assigne à sa politique évangélisatrice des fins plus politicostratégiques que religieuses. Il s’agissait pour Jean IV de renforcer l’institution impériale
fragilisée par les tendances centrifuges du régionalisme politique et culturel. En outre,
l’imposition d’une religion d’Etat unique lui permettait d’accroître la dépendance des
gouverneurs par rapport au pouvoir central, ceci à travers les liens filiaux du baptême.31
Tout en conservant un grand nombre de spécificités, l’approche de Jean IV partageait
l’une des caractéristiques fondamentales du mouvement mahdiste au Soudan : le projet de
régénérer la société en s’appuyant sur une foi aussi exclusive que doctrinaire.
26
AL-‘AZM Ṣ. B. al-M., 2001 (1904¹), p. 169-170.
Ibid., p. 170.
28
CAULK R. A., 1972, p. 27.
29
ABEBBE B., 1998, p. 113.
30
CAULK R. A., 1972, p. 30.
31
Ibid., p. 32.
27
94
B. Entre rhétorique religieuse et pragmatisme politique
L’attitude du Négus Jean IV et de son entourage vis-à-vis du Soudan mahdiste
évolua considérablement au cours des années 1885-1889. Oscillant entre une rhétorique
religieuse teintée de militantisme et une approche pragmatique de la politique, elle était
modelée par au moins trois facteurs déterminants : le monde idéologique de Jean IV, les
tensions au sein de l’élite politico-militaire abyssine et la configuration stratégique
régionale. Subséquemment à l’application du traité de Hewett, le Négus adopta une ligne
offensive à l’égard de son nouveau voisin mahdiste. Il paraît toutefois abusif d’affirmer
qu’il entreprit de combattre le Soudan à travers la signature du traité anglo-abyssin.
Celui-ci était attractif pour d’autres raisons : il rendait à l’Abyssinie le territoire de
Bogos, assurait le transit gratuit des marchandises de et vers l’Abyssinie à travers le port
de Massawa, et facilitait l’envoi d’évêques en provenance de l’Egypte.32 Jusqu’à la fin de
l’année 1887, Jean IV semble néanmoins avoir opté pour la perspective religieuse
dichotomique qu’il avait auparavant épousée vis-à-vis de l’Egypte du Khédive Ismā‘īl. Il
avait en effet conçu l’affrontement égypto-abyssin de 1875-1876 comme une lutte entre
le Christianisme et l’Islam ou, selon l’Ancien Testament, entre Israël et Ismaël.33 Au
milieu de l’année 1885, les prêtres du Négus se référaient dédaigneusement aux
Mahdistes comme à des
« païens impurs (qui) proféraient de grands blasphèmes contre Dieu (…) étaient
vaniteux et extrêmement anarchiques. Ils dressèrent leurs bouches vers le ciel, leurs langues
parcoururent la terre de long en large et leurs cœurs dépassèrent les limites de la fierté. [ma
traduction] »34
En septembre 1885, Jean IV répondit à une lettre que le Mahdī lui avait écrite
trois mois plus tôt (cf. précédemment, p. 64 note 15). Sur un ton agressif, il rejeta l’appel
de la Mahdiyya, insulta le Mahdī et l’enjoignit à se convertir au Christianisme, « la
religion de la vérité [ma traduction]»35. Au cours des deux années suivantes, le Négus
32
MARCUS H. G., 1975, p. 81.
RUBENSON S. (éd.), 2000, p. XII. Cette conception se reflète sur le sceau du Négus qui figure en
couverture de ce mémoire. Il représente un lion dont l’une des pattes tient une croix. Une légende en
amharique et en arabe entoure le lion : « La croix a vaincu la tribu d’Ismaël ».
34
ERLICH H., 1994, p. 68.
35
AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 40. Le Mahdī ne reçut jamais cette missive, puisqu’il décéda le 22 juin
1885.
33
95
encouragea ‘Adāl du Gojjam (Negus Takla-Haymanot depuis 1881) à exercer une
certaine pression sur les Mahdistes qui côtoyaient son territoire.36 Cette pression militaire
culmina en janvier 1887 avec la victoire du commandant abyssin sur son homologue
mahdiste Muḥammad walad Arbāb à al-Qallābāt. La façon dont Jean IV concevait la
position de l’Abyssinie dans le monde était empreinte d’un sens clairement religieux.
Confronté à la même époque aux avancées italiennes sur son flanc oriental, il demanda
ainsi à la Reine Victoria : « Comment pouvez-vous dire que je leur céderai [aux Italiens]
le pays que Jésus Christ m’a donné ? [ma traduction] »37
La période qui suivit le saccage de Gondar par les Anṣār (janvier 1888) fut
marquée par une position abyssine beaucoup plus ambiguë et divisée face au Soudan. Ce
changement résulta d’une part de l’affaiblissement militaire des Abyssins par rapport aux
Mahdistes, et d’autre part des tensions croissantes qui fragmentaient l’élite abyssine.
Après la campagne dévastatrice de Ḥamdān Abū ‘Anja, Jean IV ordonna à son vassal
Ménélik de mobiliser ses troupes en direction de l’Amhara pour parer à d’autres attaques
mahdistes éventuelles. Le gouverneur du Choa prit lentement le chemin du nord-ouest et
atteignit les ruines de Gondar le 18 avril 1888.38 Un court processus de négociation fut
entamé entre les camps mahdiste et abyssin, au cours duquel Abū ‘Anja tenta
vraisemblablement de s’assurer de l’inactivité de Ménélik en cas d’incursion mahdiste.39
Le commandant abyssin répondit en s’efforçant de masquer le caractère tendu de ses
relations avec son suzerain Jean IV. Il souhaitait peut-être empêcher l’émir mahdiste
d’exploiter les différends qui opposaient le Négus et plusieurs de ses vassaux. Ménélik
s’adressa à Abū ‘Anja par l’intermédiaire de son ministre Mashasha Waraki. Celui-ci
proposa de réconcilier le chef mahdiste à la fois avec Jean IV et avec Ménélik. Sa lettre
mentionne la possibilité d’une paix soudano-abyssine comme le seul moyen d’éviter la
guerre entre les deux pays. Abū ‘Anja se voit menacé du sort de l’émir ‘Abdallah de
36
ERLICH H., 1994, p. 66.
PORTAL G. H., 1892, p. 174. Lettre du 12 décembre 1887.
38
ERLICH H., 1996, p. 129.
39
SANDERSON G. N., 1969, p. 22.
37
96
Harar en cas de refus.40 Appuyant sa proposition à l’aide d’une terminologie chrétienne,
Waraki exprime une attitude abyssine qui, tout en suggérant l’éventualité d’une paix avec
le Soudan, exclut catégoriquement de se soumettre à la Mahdiyya. Il va jusqu’à
ridiculiser les prétentions de l’élite mahdiste en se référant à un proverbe abyssin, selon
lequel un corbeau invite les anges à descendre du ciel pour vivre sous son règne. Sur un
ton de plus en plus provocateur, il enjoint Abū ‘Anja de « penser au sens de ce proverbe,
car [son] grand-père le diable a enseigné à [son] père Muḥammad la religion de l’Islam,
qui n’est rien d’autre qu’un mensonge [ma traduction] »41. Malgré sa rhétorique antimusulmane, cette lettre propose des relations pacifiques entre le Soudan et l’Abyssine.
Exactement au même moment, à quelque deux cents kilomètres au nord-est, la cour
impériale de Jean IV qui se réunissait à Axoum tenait un discours bien différent. Laissons
un instant la parole à une chronique abyssine, qui rapporte ce qui s’y passa de la façon
suivante :
« (Et le roi) des rois [Jean IV] révéla leur religion impure (celle des Mahdistes) et leurs
odieuses pratiques. Leur religion dit : « Dis ‘Non’ à Dieu et ‘Oui’ au démon qu’est
Muḥammad. » Rās Alūlā (…) ouvrit la bouche et dit : « Que sont réellement ces païens [sic], qui
ne connaissent point Dieu ? Partons les combattre, au nom de notre Seigneur Jésus Christ ! Le
roi lui dit : « Tu as bien parlé, ô élu Rās Alūlā, homme fidèle à mon cœur ». Et l’affaire se
termina sur ce bon conseil. [ma traduction] »42
Le Négus ne s’était donc pas départi de son approche fondamentalement
religieuse. Il ne rejetait pas l’attitude militante de son protégé le Rās Alūlā et se montrait
même prêt à la soutenir. Il nous est difficile de savoir si Jean IV avait connaissance des
échanges épistolaires entre Ménélik et Ḥamdān Abū ‘Anja ainsi que de la proposition de
paix qui avait été adressée au second par le ministre du premier. Inquiet des relations de
Ménélik avec les Italiens mais également contrarié par son inaction dans la région du lac
Tana, le Négus ne tarda pas à lui ordonner de retourner au Choa.43
40
MAHDIA 1/34/16/185 Dejjazmach Mashasha Waraki à Ḥamdān Abū ‘Anja, 5 Genbot 1880 / 12 mai 1888.
L’émir musulman ‘Abdallah, gouverneur de Harar depuis avril 1885, fut renversé par les forces de Ménélik
en janvier 1887.
41
Ibid.
42
Manuscrit Mannawē cité par ERLICH H., 1996, p. 128.
43
ERLICH H., 1996, p. 129.
97
La seconde moitié de l’an 1888 fut témoin d’un changement apparemment radical
dans l’attitude de Jean IV vis-à-vis du Soudan mahdiste. Ce bouleversement est incarné
par une lettre qu’il adressa à Ḥamdān Abū ‘Anja le 25 décembre 1888. Dès son
commencement, on est frappé par une terminologie religieuse très discrète, qui contraste
nettement avec les expressions employées auparavant par Mashasha Waraki. Alors que
celui-ci avait débuté sa missive par la formule « Au nom de Notre Seigneur Jésus Christ
qui est le dirigeant de tous, et salutations à tous ceux qui adhèrent à la sainte religion du
Christianisme [ma traduction] », Jean IV renonce à ce type de salutation et se contente de
se présenter comme « celui qui est soutenu par Dieu, Jean Roi de Sion, Roi des Rois
d’Abyssinie [ma traduction] »44. Le corps de la lettre fait preuve d’un remarquable
pragmatisme politique habillé d’un certain humanisme. Le Négus commence par livrer
une version de l’histoire récente qui servira ensuite à justifier ses propositions. Il évoque
les victoires abyssines contre les « Turcs » (Turco-Egyptiens) au milieu des années 1870,
puis explique la colère qui le saisit lorsque le Mahdī l’invita à se convertir à l’Islam.
Mentionnant l’attaque abyssine d’al-Qallābāt (janvier 1887) et la campagne mahdiste de
Gondar un an plus tard comme une suite d’événements logiques, il insiste sur les dégâts
causés par ces batailles comme sur leur inutilité : « Maintenant, si j’avance dans ton pays
et tue les pauvres gens, ou si tu viens dans mon pays et tue les pauvres et les impuissants,
quel en sera l’avantage ? [ma traduction] »45
L’expression d’un sentiment humain constitue le premier des arguments avancés
par Jean IV pour soutenir une proposition de paix qu’il adresse au camp mahdiste. Les
autres arguments relèvent avant tout d’intérêts partagés par le Soudan et l’Abyssinie : les
Européens représentent l’ennemi commun qu’il faut combattre ensemble (car il menace
simultanément les deux Etats), et la mise en place d’un commerce régulier entre les deux
pays bénéficierait aux populations soudanaises et abyssines. Aussi bien l’alliance
militaire que les échanges commerciaux transfrontaliers nécessitent un accord de paix
soudano-abyssin. Cependant, un argument d’un tout autre ordre intervient dans la
rhétorique du Négus, qui renvoie aux origines prétendument communes des populations
du Soudan et de l’Abyssinie : « Les habitants de mon pays et ceux de ton pays
44
MAHDIA 1/34/16/185 Dejjazmach Mashasha Waraki à Ḥamdān Abū ‘Anja, 5 Genbot 1880 / 12 mai 1888 ;
MAHDIA 1/34/1/192 Jean Roi de Sion à Ḥamdān Abū ‘Anja, 17 Kihak 1881 / 25 décembre 1888.
45
MAHDIA 1/34/1/192 Jean Roi de Sion à Ḥamdān Abū ‘Anja, 17 Kihak 1881 / 25 décembre 1888.
98
proviennent originellement d’un [seul] ancêtre, alors pourquoi devrions-nous lutter entre
nous ? [ma traduction] »46 Le lointain lien généalogique que Jean IV construit pour
rapprocher les positions politiques des élites mahdistes et abyssines semble transcender
leurs divergences religieuses et idéologiques. Le Négus affirme avoir usé du même
argument dans ses interactions avec les Italiens. Il aurait refusé de s’allier avec eux contre
les Mahdistes, sous prétexte que ces derniers forment avec les Abyssins « une nation une Abyssinie [ma traduction] »47. A ce propos, il est intéressant de remarquer la façon
dont Jean IV manipule différents registres identitaires lors de ses échanges diplomatiques.
Sa correspondance avec la Reine Victoria regorge d’expressions qui soulignent le lien
quasi filial qui unit l’Abyssinie à sa « mère » anglaise par le biais du Christianisme.48 Par
contraste, il diminue le volume de la mélodie religieuse et augmente celui d’une sorte de
solidarité africaine lorsqu’il souhaite établir des relations pacifiques avec le Soudan
mahdiste.
La lettre qu’il destina au Khalīfa ‘Abdullāhi par l’intermédiaire d’Abū ‘Anja
marque ainsi un tournant important dans l’attitude du Négus face à son voisin. Alors
qu’une perspective résolument religieuse et idéologique avait jusque-là prédominé, il se
montra prêt, lorsque les circonstances l’exigèrent, à la sacrifier au profit d’une
Realpolitik. Quelles étaient donc les circonstances qui provoquèrent cette évolution
discursive et politique ? Plusieurs événements et processus concoururent à affaiblir
considérablement la position intérieure et extérieure de Jean IV entre l’été et l’hiver 1888.
Premièrement, ses deux vassaux Ménélik et Takla-Haymanot conclurent un pacte d’aide
mutuelle tout en se révoltant contre l’autorité du Négus (2 juin 1888).49 Deuxièmement,
la mort de son fils le Rās Ar’aya Sellasé, qui succomba à la variole le 10 juin 1888, eut de
graves effets psychologiques sur sa personne. Il perdait à la fois un héritier et l’espoir de
46
Ibid.
Ibid. Le terme « nation » figure dans la traduction anglaise de la lettre du Négus. Il faudrait pouvoir
vérifier quel terme apparaît dans la version originale en amharique. Jean IV se réfère dans doute plus à une
origine commune qu’à une identité culturelle ou politique.
48
Cf. par exemple RUBENSON S. (éd.), 2000, p. 317, 333.
49
ZEWDE B., 1991, p. 59 ; ERLICH H., 1996, p. 129 ; HENZE P. B., 2004, p. 159-160. A la fin de l’été,
Jean IV organisa une expédition punitive contre le plus faible de ses vassaux rebelles, Takla-Haymanot du
Gojjam. Les forces du Négus dévastèrent tout particulièrement le district de Damot.
47
99
sauver ses relations avec Ménélik du Choa.50 Troisièmement, les Italiens constituaient
une menace dont la dangerosité croissante provenait de leur alliance avec des forces
abyssines locales qui s’opposaient au règne du Négus Jean IV. Ménélik s’efforçait
d’encourager une progression italienne depuis les côtes jusqu’à Asmara, centre du
pouvoir du Rās Alūlā. Il tenta également d’instiguer une révolte dans le Tigré,
traditionnel fief de Jean IV.51 Cerné à l’ouest, au sud et à l’est par trois fronts ennemis
susceptibles de se transformer en théâtres de confrontation majeurs, le Négus tenta de
sécuriser la frontière soudano-abyssine pour pouvoir mieux affronter Ménélik et ses alliés
italiens. Cependant, l’intransigeance de l’élite mahdiste ne lui permit pas d’exécuter ce
plan. Ḥamdān Abū ‘Anja répondit à Jean IV par une lettre au ton extrêmement hostile et
militant, que nous avons évoquée précédemment (cf. p. 82). Le fait que c’est finalement
le Négus qui prit l’initiative d’attaquer le camp mahdiste (au début de l’année 1889)
signifie-t-il le retour d’une logique idéologique aux dépens du pragmatisme politique ?
Les historiens sont partagés sur ce point. Paul B. Henze présente le facteur
religieux et idéologique comme un motif déterminant :
« L’antipathie personnelle de l’empereur pour l’islam et le désir de voir la rébellion
mahdiste contenue ont dû également peser sur sa décision de donner la priorité à la guerre contre
les mahdistes sur la défense contre l’intrusion italienne. »52
Bahru Zewde penche pour une explication plus pragmatique. Bien que le Négus
se soit préparé à attaquer le Choa d’abord, il aurait changé d’avis après avoir réalisé que
le front mahdiste représentait le plus simple des problèmes auxquels il était confronté. Il
visait donc à s’en débarrasser pour pouvoir ensuite se concentrer sur les questions
enchevêtrées de Ménélik et des Italiens.53 Haggai Erlich semble pour sa part se contredire
si l’on considère deux de ses ouvrages. Dans le premier, il argue que Jean IV décida
d’attaquer les Anṣār contre l’avis de ses généraux. Cette décision ne peut donc être
50
ERLICH H., 1996, p. 129. Ar’aya Sellasé avait été marié à la fille de Ménélik en octobre 1882 pour
tenter de consolider des liens politiques fragiles entre le Négus et son vassal.
51
Ibid., p. 132 ; MARCUS H. G., 1975, p. 107. A partir d’octobre 1888, des officiers abyssins postés au
nord-est du pays quittèrent l’armée impériale pour se joindre aux forces italiennes. En même temps,
Ménélik rassemblaient ses forces en vue d’une attaque contre le Négus.
52
HENZE P. B., 2004, p. 160.
53
ZEWDE B., 1991, p. 59. Vingt ans avant lui, Sanderson et Caulk privilégient le même type
d’explication : SANDERSON G. N., 1969, p. 25 ; CAULK R. A., 1971, p. 32-33.
100
comprise, selon lui, qu’en termes psychologiques et idéologiques. Concevant l’Islam
comme son ennemi ultime, le Négus aurait dit : « De nombreux chiens m’entourent et un
rassemblement de gens mauvais me retiennent (…) Nous sommes prêts à combattre ces
Arabes, les faiseurs d’atrocités. [ma traduction] »54 Dans un autre ouvrage, Erlich
mentionne le clergé et les hauts officiers abyssins comme ceux qui pressèrent le Négus de
« détruire » les Mahdistes avant de se tourner vers le Choa. Jean IV se serait laissé
convaincre, envisageant les deux éventualités suivantes : « Si je reviens [de la campagne
contre le Soudan] je pourrai combattre le Choa plus tard lorsque je rentre. Et si je meurs
à Matammā [nom abyssin de la ville d’al-Qallābāt] aux mains des païens, je gagnerai le
ciel. [ma traduction] »55 Quelle que fût la position de l’entourage militaire et religieux du
Négus, l’explication pragmatique nous semble la plus crédible. Non pas que sa vision du
monde profondément religieuse n’ait pesé d’aucun poids, mais ce n’est pas elle qui
motiva sa décision de lancer une offensive à cet instant précis. Nous pouvons nous en
convaincre en prenant conscience d’une synchronisation particulière d’échanges
épistolaires. Au moment où Jean IV recevait la riposte militante d’Abū ‘Anja (mi-janvier
1889), il prenait connaissance d’une lettre conciliante de la part de Ménélik, qui tentait de
prévenir une possible invasion de son territoire.56 Cette nouvelle configuration
stratégique permettait au Négus de gagner du temps du côté du Choa, et c’est ainsi qu’il
donna la priorité au combat contre le Soudan mahdiste. La stratégie de Ménélik avait
donc fonctionné, et bien au-delà de ce qu’il avait espéré, puisque la route d’al-Qallābāt
fut aussi celle qui mena Jean IV à sa fin et précipita le couronnement de Ménélik en tant
que Negusä nägäst (Roi des Rois) d’Abyssinie.
Malgré plusieurs victoires militaires importantes, les Anṣār ne parvinrent pas à
gagner les chefs abyssins à leur cause. Comme nous l’avons remarqué un peu plus haut,
Mashasha Waraki tourna les prétentions mahdistes en dérision alors que les Soudanais
étaient en position de force militairement. Après la bataille d’al-Qallābāt (9 mars 1889),
54
TAFLA B., 1977, p. 157 cité par ERLICH H., 1994, p. 71.
ERLICH H., 1996, p. 133. Les noms « al-Qallābāt » et « Matammā » font l’objet d’une confusion parmi
de nombreux historiens. Le premier peut se référer à la ville ou à toute la région qui l’entoure. Bien que les
deux noms soient parfois utilisés de manière interchangeable pour désigner la ville-frontière, al-Qaddāl
souligne qu’il s’agit de deux villes distinctes mais adjacentes. Cf. AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 14 ;
SHINN D. H., 2004, p. 283.
56
GABRE-SELLASSIE Z., 1975 cité par ERLICH H., 1996, p. 133.
55
101
l’émir victorieux al-Zākī Ṭamal décrivit au Khalīfa le chaos dans lequel l’Abyssinie était
plongée et lui suggéra d’écrire aux chefs abyssins, qui adopteraient certainement le
Mahdisme après leur défaite et la mort de leur roi.57 Le Khalīfa approuva cette idée et
envoya des lettres à des personnalités telles que Ménélik et Takla-Haymanot. Cependant,
les luttes internes qui déchiraient l’élite abyssine au sujet de la succession du pouvoir ne
firent qu’accroître l’indifférence des chefs abyssins à l’égard des appels mahdistes.
D’après al-Qaddāl, les Mahdistes étaient aveuglés par leur victoire militaire, ignorant
complètement la réalité politique intérieure de l’Abyssinie.58 A l’instar des injonctions
antérieures du Mahdī et du Khalīfa, leurs lettres demeurèrent sans réponse et l’Abyssinie
ne se fondit pas dans le dār al-Mahdiyya.
En esquissant les attitudes de l’élite abyssine à l’égard des Musulmans et du
Soudan mahdiste, nous avons tenté de mettre en évidence certaines tendances importantes
sans omettre de souligner leur caractère aussi complexe qu’évolutif. Les conceptions
idéologiques et religieuses du Négus Jean IV étaient fréquemment mises au service de
projets politiques tels que l’unification impériale. Dans certains cas, elles étaient
volontairement délaissées pour faire place à un pragmatisme politique visant à consolider
les intérêts régionaux de l’Abyssinie. Sa politique intérieure et extérieure ne découlait pas
simplement de son orientation religieuse, mais également –et peut-être surtout- des
relations intra-abyssines et des configurations stratégiques régionales (impliquant
l’Egypte, la Grande Bretagne, l’Italie et le Soudan mahdiste). Confrontée à cette image,
la représentation des attitudes abyssines à l’égard de l’Islam et du Soudan mahdiste
contenue dans le Ṭirāz semble bien pauvre en nuances. Il ne faudrait pourtant pas
conclure hâtivement que la représentation manichéenne d’‘Abd al-Qādir (cf.
précédemment, p. 87) constitue un objet « flottant » dans le néant, détaché de toute
réalité. Jean IV épousa bel et bien une politique hostile à l’égard de ses sujets musulmans.
Cependant, son approche était considérablement plus variable que ne la présente le
chroniqueur soudanais. Quant à Takla-Haymanot (constamment dénommé Rās ‘Adāl ou
Rās ‘Adār dans les écrits mahdistes), il ne fut jamais question pour lui d’embrasser
57
58
ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 16 ; AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 146.
AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 147.
102
l’Islam mahdiste. Le Ṭirāz nous livre donc une représentation extrêmement partielle,
voire totalement fictive, des attitudes abyssines qui ont fait l’objet de ce chapitre. Malgré
son cadre idéologique inflexible, qui tend à présenter le Soudan et l’Abyssinie comme
deux blocs délimités s’opposant irrémédiablement l’un à l’autre, l’œuvre d’‘Abd al-Qādir
se réfère implicitement à la zone frontalière comme à un lieu d’échanges. Comment cette
notion interagit-elle avec le concept de frontière, dans l’esprit du chroniqueur mahdiste
comme sur le terrain des relations soudano-abyssines ?
103
VI. Des échanges « transfrontaliers » ?
Les relations entre le Soudan mahdiste et l’Abyssinie chrétienne peuvent être
appréhendées à travers différents plans entrecroisés. Celui des représentations, envisagé à
partir de la perspective mahdiste du Ṭirāz, a occupé notre attention jusqu’à présent. Les
représentations semblent à première vue « extérieures » aux relations soudano-abyssines,
dans la mesure où elles les évoquent et les décrivent sous une forme écrite, visuelle.
Matérialisées en un amoncellement de feuilles de papier, elles paraissent ainsi détachées
de leur objet. Or, leur fonction ne se limite pas à une existence passive et innocente. La
diffusion relativement large dont jouit le Ṭirāz contribua à répandre ces représentations
parmi les lettrés de la société mahdiste. Superposées aux expériences personnelles de
chaque individu, elles participèrent à l’élaboration de leur conception particulière des
relations ente le Soudan et l’Abyssinie. Les lecteurs du Ṭirāz les prirent donc en compte
lorsqu’ils imaginèrent ces relations ou interagirent avec des Abyssins. En ce sens, nous
pouvons attribuer aux représentations ainsi véhiculées un rôle actif dans l’évolution
même des relations soudano-abyssines.
A un niveau plus concret, ces dernières peuvent être considérées à travers des
échanges directs entre les deux sociétés et leurs Etats respectifs. Ces échanges
impliquaient non seulement des êtres humains et des objets matériels, mais également des
idées et des normes, qui traversaient une « frontière » mouvante. Ce chapitre aura donc
pour objectif de mettre en évidence diverses modalités de circulation des hommes, des
choses et des représentations entre le Soudan mahdiste et l’Abyssinie. Il nous incombera
en premier lieu d’expliciter le concept de frontière tel qu’il était perçu par les Mahdistes
et les Abyssins, voire de nous interroger sur sa pertinence dans le contexte qui nous
concerne. Nous examinerons ensuite des pratiques d’échange aussi variées que celles qui
dérivent du commerce, de l’asile politico-religieux ou du jeu diplomatique. Nous
104
tenterons alors de repenser la zone frontalière comme un lieu qui à la fois sépare et lie le
Soudan et l’Abyssinie, à l’époque mahdiste comme à la nôtre.
A. Le concept de frontière
Le concept de frontière ne renvoie pas à un seul sens, univoque et universel, qui
serait figé dans le temps et l’espace. Bien qu’il soit fondamentalement associé à une
notion de limite, donc de marque de l’altérité, il a acquis différentes significations dans le
jargon politique au gré des contextes spatio-temporels. Deux acceptions majeures se sont
imposées dans le monde occidental au cours de l’époque contemporaine : la frontière
comme une ligne séparant deux territoires ou entités politiques, et la frontière en tant que
région considérée comme périphérique par rapport à un centre donné. Ces notions sontelles pertinentes ou applicables au cas des relations soudano-abyssines durant les années
1885-1889 ? Les élites mahdistes et abyssines modelaient-elles leurs actions –qu’elles
soient politiques, religieuses ou économiques- selon certaines conceptions de la
frontière ?
Les notions de frontière qui se développèrent au Soudan mahdiste et en Abyssinie
sont difficilement saisissables si l’on ne prend pas en considération le conflit qui, au
milieu du XIXe siècle, opposa l’Abyssinie à l’Egypte de Mehmet ‘Alī. Durant la période
turco-égyptienne (1821-1885), aucune ligne de partage ne délimitait les territoires du
Soudan turco-égyptien et ceux de l’Abyssinie voisine. Un vaste no man’s land faisait
tampon entre les postes turco-égyptiens les plus avancés et les régions revendiquées par
des chefs abyssins locaux.1 Au cours des années 1830, cette zone frontalière se
transforma en terrain de chasse aux esclaves : le Pacha d’Egypte exigeait en effet une
quantité croissante d’esclaves en provenance du Soudan. Outre leur rôle de réservoir
humain, les régions bordant l’Abyssinie étaient supposées renfermer de légendaires
ressources minérales.2 L’attrait de ces richesses matérielles encouragea les TurcoEgyptiens à organiser plusieurs expéditions importantes en 1837-1838, dont l’un des
1
2
MARCUS H. G., 1963, p. 90 ; ABIR M., 1967, p. 447.
ABIR M., 1967, p. 451.
105
résultats fut l’occupation d’al-Qallābāt. Autant les Abyssins que les consuls européens en
Egypte craignaient que Mehmet ‘Alī n’ait l’intention de conquérir l’Abyssinie toute
entière. Sous la pression britannique, le vice-roi turco-égyptien assura qu’il visait
seulement à établir son autorité dans « les zones périphériques habitées par des tribus
musulmanes (…) ennemies des tribus chrétiennes de l’intérieur [ma traduction] »3.
L’historien Mordechai Abir explique ces tensions par la différence entre les conceptions
égyptienne et abyssine de la frontière. Influencés par les idées européennes, les TurcoEgyptiens définissaient un territoire comme le leur selon deux critères importants : la
religion de ses habitants (musulmane) et l’administration effective de ce territoire.
Mehmet ‘Alī agit selon le principe d’occupation effective, qui devint plus tard le principal
instrument de légitimation du partage territorial de l’Afrique entre les Puissances
européennes.4 L’un des objectifs des opérations turco-égyptiennes était de fixer une
frontière permanente entre le Soudan et l’Abyssinie. Par contraste, les Abyssins
concevaient la frontière comme une zone indéterminée se prolongeant à l’intérieur des
terres de leurs voisins. Le contrôle effectif d’un territoire n’était guère une condition
nécessaire à son appropriation. C’était plutôt la capacité d’un gouverneur à y effectuer
des raids et à y collecter des taxes qui en faisait un territoire abyssin.5 L’héritage de cette
première confrontation égypto-abyssine -militaire et conceptuelle- fut l’absence d’une
frontière linéaire clairement définie et incontestée. Les zones frontalières demeuraient
une sorte de no man’s land habité par des populations très hétérogènes ethniquement et
religieusement. Il servait alternativement de refuge ou de repaire à des rebelles et des
brigands des deux côtés.6
L’Egypte et l’Abyssinie virent à nouveau leurs intérêts entrer en collision sous le
règne du Khédive Ismā‘īl (1863-1879). Ce conflit militaire, chargé d’un sens
profondément religieux par le Négus Jean IV, semble avoir transformé le concept abyssin
de la frontière tel que nous venons de l’exposer. Quelques temps avant les batailles de
Gundet (1875) et de Gura (1876), Jean IV dit à son invité de Sarzec, consul de France à
Massawa :
3
Ibid., p. 453.
Ibid., p. 460.
5
ERLICH H., 1994, p. 47.
6
ABIR M., 1967, p. 460.
4
106
« L’Egypte convoite mon pays ; elle me cerne de tous les côtés. Jusqu’à ce jour, je n’ai
point voulu m’opposer par la force à ces envahissements. J’en appelle aux nations d’Occident.
Que les souverains chrétiens d’Europe, auxquels je demande leur appui, s’entendent pour
envoyer des hommes sages et intègres, des arbitres désintéressés, qui prononceront entre IsmaïlPacha et moi. Ils délimiteront nos frontières respectives. Ce qu’ils auront fait sera bien fait, et je
m’engage à ne pas dépasser les limites qu’ils m’auront tracées. [ma mise en gras] »7
Les paroles du Négus sont intéressantes pour plusieurs raisons. Premièrement, il
exprime son désir de voir le conflit se régler grâce à une intervention extérieure,
européenne, mais surtout désintéressée. Des dirigeants qu’il qualifie lui-même de
« chrétiens » peuvent-ils jouer le rôle de juges impartiaux face à une lutte qui oppose
l’Egypte ottomane et musulmane à l’Abyssinie chrétienne ? Deuxièmement, le Négus
invoque le concept européen de la frontière comme la solution au conflit. La frontière est
ainsi perçue comme une ligne dont la fonction principale est de limiter, de contenir
chaque Etat à l’intérieur d’un espace défini. Seuls des agents extérieurs tels que les
Européens paraissent être en mesure d’appliquer ce concept précis et linéaire. Cette
citation ne reflète donc pas tant un changement conceptuel chez le Négus abyssin que sa
volonté d’emprunter un concept européen pour résoudre un problème intra-africain. Si
Jean IV épousa la vision européenne de la frontière, il le fit à titre individuel et non pas
au niveau politique étatique. En effet, il ne marqua pas le tracé des frontières abyssines à
l’aide d’un quelconque signe visuel et fixe sur le terrain.8
Plus d’une décennie plus tard, des tensions se développaient entre l’Abyssinie et
l’Italie en même temps que s’envenimaient les affrontements avec le Soudan mahdiste.
Portal, l’émissaire britannique chargé d’une médiation entre l’Abyssinie et l’Italie,
exposa au Négus les conditions qu’il lui faudrait accepter pour établir des relations
pacifiques avec le Roi d’Italie. Parmi elles se trouvait l’obligation de marquer la frontière
de l’Abyssinie par des piliers érigés à intervalles réguliers, « pour empêcher toute dispute
supplémentaire dans le futur [ma traduction] »9. Soutenue par la Grande Bretagne, l’Italie
tentait apparemment d’imposer à un Négus récalcitrant le concept européen de la
frontière sous la forme d’une ligne physiquement visible. Comme dans le cas du conflit
égypto-abyssin, sa fonction est essentiellement limitatrice et préventive.
7
RAFFRAY, Abyssinie, 1876 cité par COULBEAUX J.-B., 1929, vol. 2, p. 472.
Les Européens n’intervinrent d’ailleurs pas non plus.
9
PORTAL G. H., 1892, p. 168.
8
107
Comment la frontière fut-elle conceptualisée dans le cadre des relations soudanoabyssines de 1885 à 1889 ? En ce qui concerne la position du Négus Jean IV, nous ne
disposons que d’une seule source se référant spécifiquement à cette question. Il s’agit de
la proposition de paix qu’il fit parvenir à l’émir Ḥamdān Abū ‘Anja le 25 décembre 1888
(cf. précédemment, p. 98-99). Le Négus somme les dirigeants mahdistes de se confiner
« chacun [le Soudan et l’Abyssinie] dans son pays à l’intérieur de ses propres frontières
(…) Si nous nous unissons, les combattons [les ennemis européens] et protégeons les
frontières de notre pays, nous servirons au mieux nos intérêts mutuels. [ma
traduction] »10 Même si la frontière ne correspond pas ici à un tracé linéaire accepté et
connu de tous, elle renvoie à un concept suffisamment précis pour que les forces armées
de chaque Etat sachent se limiter au territoire qu’elles ont la tâche de défendre. Nous
pouvons souligner que la façon dont Jean IV conçoit la paix interétatique implique la
notion de respect des frontières, fondement important des relations internationales
modernes.11
Du côté mahdiste, le Ṭirāz d’‘Abd al-Qādir présente la frontière comme un
concept plus théologique que géographique. Il ne fait nulle part mention du
positionnement physique de ce qu’il considère comme la frontière de la Mahdiyya ou de
l’Abyssinie. Le chroniqueur soudanais justifie l’attitude militante des Anṣār à l’égard de
leurs voisins chrétiens en accusant ceux-ci d’avoir « transgressé leurs frontières et de ne
pas avoir laissé le peuple de l’Islam en paix [ma traduction] »12. L’entité abyssine est
ainsi limitée par des frontières dotées avant tout d’un sens religieux et
« comportemental ». Endre Stiansen et Michael Kevane proposent une conception
intéressante, quoique pas nécessairement convaincante, de ce que signifiait la frontière
pour les Mahdistes. Ils affirment que ces derniers, à l’inverse de leurs prédécesseurs
turco-égyptiens, « ressentirent le besoin d’établir leur monopole du pouvoir à l’intérieur
de frontières définies [ma traduction] »13. Cette hypothèse est étayée par l’exemple de la
répression de la révolte jihadiyya qui éclata en 1885 dans les Monts Nuba. Le Mahdī ne
pouvait tolérer l’existence d’un fief contestataire au sein de la nouvelle communauté
10
MAHDIA 1/34/1/192 Jean Roi de Sion à Ḥamdān Abū ‘Anja, 17 Kihak 1881 / 25 décembre 1888.
Pour une analyse politico-juridique du problème des frontières entre le Soudan, l’Ethiopie et l’Erythrée à
partir de la fin du XIXe siècle, cf. AL-JA‘ALĪ al-B. ‘A., 2000.
12
ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 59.
13
STIANSEN E. et M. KEVANE, 1998, p. 25.
11
108
islamique qu’il s’efforçait de construire. L’idée d’un monopole politico-religieux ne nous
semble pas incorrecte, mais la consolidation de ce pouvoir incontestable impliquait-elle
forcément l’existence de frontières géographiques précises ? Rien n’est moins sûr. Dans
la pratique, l’élite mahdiste pouvait tracer une nette distinction entre la Mahdiyya et le
reste du monde tout en s’accommodant de frontières « physiques » mouvantes. Achevons
à présent cette discussion par une déclaration pour le moins grotesque qu’Alan B.
Theobald émet au sujet de la frontière soudano-abyssine. Avouant son impuissance à
dénicher un motif plausible au conflit qui opposa le Soudan mahdiste et l’Abyssinie, il
dément la possibilité d’une dispute territoriale entre les deux pays : « la frontière était
clairement marquée, géographiquement et racialement. [ma traduction] »14 Tout ce que
nous avons dit jusqu’ici réfute largement cette vision de la question frontalière. Le fait
que Theobald ne soutienne sa thèse par aucun argument lui assène peut-être son coup de
grâce final.
Ainsi, le concept de frontière était sujet à plusieurs interprétations possibles, dont
les plus saillantes sont la notion européenne d’une ligne définie et définissante,
empruntée à certaines occasions par le Négus Jean IV, et celle, plus floue, d’une
distinction religieuse, chère aux adeptes de la Mahdiyya. Sur le terrain, nous constaterons
néanmoins que les régions frontalières soudano-abyssines demeurèrent à l’époque
mahdiste ce qu’elles avaient été précédemment : des territoires habités par différents
groupes ethniques et confessionnels, hébergeant plusieurs routes commerciales
importantes et attirant diverses catégories d’individus qui se distançaient de l’Etat central
pour des motifs politiques ou religieux.
B. Commerce et butins de guerre
Durant la période qui nous concerne (1885-1889), la circulation des biens et des
hommes entre le Soudan et l’Abyssinie s’effectuait simultanément selon deux modalités
différentes : à travers la négociation et le consensus d’une part, par la contrainte et la
force d’autre part. Les échanges commerciaux et les butins de guerre représentaient deux
14
THEOBALD A. B., 1962 (1951¹), p. 150.
109
modes distincts, quoique complémentaires dans certains cas, d’acquisition de produits
vitaux (bétail, produits alimentaires) et d’articles plus luxueux (esclaves, or, ivoire). Nous
examinerons séparément chacun de ces deux modes, puis nous pencherons sur un
phénomène qui établit un lien étroit entre les deux : l’esclavage et la traite des esclaves.
La zone frontalière comprise entre les villes d’al-Qaḍārif, d’al-Qallābāt (au
Soudan) et de Gondar (Abyssinie) constituait un terrain d’échanges commerciaux
intensifs bien avant l’époque mahdiste. Au cours de la période turco-égyptienne, ces
villes étaient des points de rencontre non seulement pour les marchands locaux, mais
également pour des commerçants provenant d’Egypte, du Hijaz, d’Inde, de Grèce et
d’Arménie.15 Située à proximité de fructueuses terres agricoles, al-Qaḍārif devint un
marché régional important. Sa position géographique protégée (elle était entourée de
collines) et le fait qu’elle se trouvait au centre du triangle formé par les villes de Kassala,
Abū Ḥarāz et al-Qallābāt (cf. carte B p. II, al-Qaḍārif y apparaît sous le nom de Sūq Abū
Sin) contribuait au dynamisme de son activité commerciale. A côté des produits issus de
l’agriculture, tels que le maïs, le sorgho, le sésame et le raisin, al-Qaḍārif se rendit
célèbre par son commerce de bétail et de plumes d’autruche, ainsi que par sa production
de savon et de cigarettes.16 Cette prospérité n’échappait pas aux gouverneurs turcoégyptiens, qui en bénéficiaient grâce à l’imposition de taxes sur la production locale.
Contrairement à al-Qaḍārif, la ville d’al-Qallābāt fut une pomme de discorde entre
les gouvernements turco-égyptiens et abyssins. Sa position géographique plus
« frontalière » y était sans doute pour quelque chose. Base militaire sous le Sultanat de
Funj (1504-1821), elle passa sous contrôle abyssin en 1821 pour être occupée par les
forces turco-égyptiennes en 1838. Elle demeura subordonnée à Khartoum jusqu’à son
évacuation en 1884. Le marché d’al-Qallābāt était l’un des plus grands du Soudan ; on y
négociait des produits aussi variés que le bétail, le coton, la cire, le musc, le café, l’huile,
les esclaves, l’or et l’ivoire.17 Ceci explique probablement l’importance démographique
du district d’al-Qallābāt, qui comptait 25'000 âmes en 1864, alors que Khartoum n’en
comptait pas plus de 30'000 à la même époque.18 Les activités commerciales de la ville
15
AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 14, 16 ; AL-‘AZM Ṣ. B. al-M., 2001 (1904¹), p. 168.
OHRWALDER J., 1892², p. 216 ; AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 14.
17
AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 16.
18
Ibid., ibid.
16
110
rapportaient gros à celui qui la contrôlait, d’où plusieurs épisodes conflictuels opposant
les régimes turco-égyptien et abyssin (en 1838 et 1862 notamment). Le rôle des Takārīr19
d’al-Qallābāt en tant qu’intermédiaires commerciaux entre le Soudan et l’Abyssinie doit
être souligné. Ils prélevaient des taxes sur les marchandises, tantôt au nom d’un
gouvernement, tantôt au nom de l’autre. Leur loyauté politique oscillait en effet entre le
Soudan et l’Abyssinie, au gré du pouvoir de celui qui dominait la ville.20
Enfin, Gondar, capitale impériale de l’Abyssinie de 1636 à 1855, se trouvait à la
croisée de plusieurs routes commerciales importantes : un premier axe la reliait à
l’Egypte par Sennar et la Nubie ; un second partait du Darfour à l’ouest pour aboutir au
port de Massawa à l’est, en passant par Sennar, Gondar et Adwa ; une troisième route
menait les marchands de Gondar à al-Qallābāt.21 La ville impériale comptait parmi les
plus grands marchés de l’Abyssinie durant la première moitié du XIXe siècle. Bien
qu’elle ait perdu son statut de capitale dès le règne de Théodoros II (1855-1868), ses
activités commerciales persistèrent. Gondar était surtout réputée pour ses marchés d’or,
de café et d’ivoire, mais la vente de bétail et de volailles y était également très
répandue.22 Dans l’esprit de nombreux habitants du Soudan, Gondar représentait une ville
incroyablement prospère au-delà de la frontière.
Ce dynamisme commercial perdura-t-il à l’époque mahdiste ? On peut penser que
non si l’on prend en considération le fait que le Mahdī et le Khalīfa « refusèrent d’établir
des liens diplomatiques et commerciaux avec les Etats musulmans voisins qui
n’acceptaient pas la mission [mahdiste] [ma traduction] »23. Si même des Etats
musulmans tels que l’Egypte ne pouvaient espérer adoucir l’intransigeance de l’élite
mahdiste, qu’en était-il de l’Abyssinie chrétienne ? En ce qui concerne les marchands
19
Le terme Takrūr renvoie à la capitale d’un Etat qui se développa dans la Vallée du Sénégal au XIe siècle
et qui fut la première principauté d’Afrique occidentale à adopter l’Islam. Sa forme « attributive » (nisba) –
Takrūri, pl. Takārīr- vint à être employée au Moyen Orient pour désigner, d’une façon générale, les
Musulmans d’Afrique de l’ouest ayant accompli le pèlerinage de La Mecque (ḥajj). Les Takārīr dont nous
parlons ici s’installèrent dans la région d’al-Qallābāt au XVIIIe siècle, après être retournés de La Mecque.
Pour plus de détails, cf. AL-NAQAR ‘U., 1969.
20
AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 13.
21
Ibid., p. 17-18.
22
al-Qaddāl fournit le nombre de bêtes vendues à Gondar durant l’année 1890 : 80'000 boeufs, 60'000
poules, 20'000 moutons, 18'000 vaches et 10'000 brebis. Ibid., p. 18.
23
ABŪ SHŪK A. I., 2006, p. 159.
111
égyptiens, le Khalīfa leur interdit expressément l’accès au territoire mahdiste dans une
lettre qu’il écrivit en 1886 ou 1887 :
« [la région dont vous provenez] est sous le gouvernement des infidèles et il n’est pas
juste [de penser] qu’il devrait y avoir des relations entre son peuple et le peuple d’un pays
gouverné par la Mahdiyya. Vous venez uniquement pour le commerce, alors dans le meilleur
intérêt de la foi, nous avons pensé qu’il serait le plus indiqué d’interdire la vente, au Soudan, des
biens que vous avez apportés (…) [ma traduction] »24.
Au-delà de son idéologie religieuse, le Khalīfa craignait peut-être l’impact
d’influences égyptiennes susceptibles de nuire à la légitimité de l’Etat mahdiste. Son
attitude est confirmée par une lettre adressée le 6 décembre 1887 aux habitants de
Massawa, occupée alors par les Italiens. L’auteur de la lettre, un chef mahdiste du nom de
Muḥammad ‘Alī Farja b. ‘Uthmān, se plaint du fait que la région entre son poste et
Massawa est uniquement un lieu de transactions commerciales et autres « affaires
matérialistes ». Bien qu’une partie de la population de Massawa ait adhéré à la
Mahdiyya, le zèle religieux ne semble pas faire partie de leur préoccupation. C’est ainsi
que Muḥammad ‘Alī justifie la décision du Khalīfa d’interdire à tous les marchands
l’accès aux routes qui mènent à Massawa, à Souakin et à l’Egypte. Ceux qui transgressent
la règle verraient leurs biens confisqués.25 A travers la minimisation des contacts entre le
Soudan mahdiste et ses voisins immédiats, le Khalīfa s’efforçait peut-être de réduire les
possibilités de fuite dans un sens et d’influences « néfastes » dans l’autre.26 La politique
commerciale du chef de l’Etat mahdiste ne fut cependant pas inflexible. Après
l’anéantissement des forces mahdistes à Ṭūshkī le 3 août 1889 et la famine qui ravagea le
pays en 1889-1890, il ouvrit le Soudan aux marchands étrangers provenant du nord et de
l’est. Recommandé par le trésorier de l’Etat mahdiste (Ibrāhīm ‘Adlān), ce changement
impliquait un monopole du bayt al-māl sur le commerce de l’ivoire, de la gomme
arabique et des plumes d’autruche.27
Ce modèle-ci de la politique commerciale mahdiste ne semble pourtant pas
s’appliquer au cas du commerce avec l’Abyssinie. Plusieurs sources mentionnent en effet
24
Ibid., p. 160 ; HOLT P. M., 1958, p. 236-237.
MAHDIA 1/34/16A/47 Muḥammad ‘Alī Farja b. ‘Uthmān aux gens de Massawa, 20 Rabī‘ al-Awwal 1305
/ 6 décembre 1887.
26
Pour des chiffres reflétant une diminution significative des importations et des exportations soudanaises
entre 1882 et 1888, cf. RUSSELL H., 1892, p. 288-299.
27
ABŪ SHŪK A. I., 2006, p. 160.
25
112
l’existence d’une activité commerciale importante dans la zone frontalière d’al-Qallābāt,
même au moment où les tensions entre les deux pays voisins allaient en s’aggravant. al‘Azm affirme que lorsque l’émir Yūnis al-Dikaym s’installa à al-Qallābāt en mars-avril
1887, il proclama la liberté de commerce pour tous les marchands.28 Abū Salīm et alQaddāl vont plus loin en arguant du fait que les échanges commerciaux ne subirent
aucunement l’impact des troubles de la frontière. al-Dikaym considérait les marchands
abyssins –surnommés niqādiyya- comme des gens exerçant une occupation légitime qu’il
ne fallait pas combattre.29 Le Khalīfa en personne leur aurait donné son autorisation de
poursuivre leurs activités. Un incident tache néanmoins cette image un peu trop idéalisée.
Environ un mois après sa prise de fonctions à al-Qallābāt, al-Dikaym y fit arrêter une
caravane composée de 402 marchands abyssins et jabarti.30 Les biens furent confisqués,
les hommes mis aux fers et envoyés à Omdurman. L’émir justifia son acte en accusant les
marchands musulmans de ne pas remplir correctement le devoir de la prière et de payer
des impôts à l’Abyssinie.31 Il est plausible que le motif de cette action fût lié aux
ambitions politico-militaires d’al-Dikaym, qui cherchait à impressionner son patron par
un coup d’éclat.32 Cet épisode engendra deux réactions qui méritent d’être relevées :
premièrement, le Khalīfa « djihadisa » l’événement en répandant la nouvelle de la
victoire d’al-Dikaym sur les infidèles et en présentant les marchands comme de véritables
prisonniers de guerre ; deuxièmement, ‘Abd al-Qādir transforma l’événement en une
affaire d’espionnage, affirmant que les Abyssins étaient en réalité des espions déguisés en
marchands.33 L’arrestation de la caravane se voit ainsi attribuer un sens –idéologique
dans un cas, politique dans l’autre- qui permet peut-être de masquer la gaffe d’un émir
trop ambitieux.
Lorsque vint le tour de Ḥamdān Abū ‘Anja de gouverner le district d’al-Qallābāt,
il proclama la liberté de commerce à une condition : qu’un cinquième des biens des
28
OHRWALDER J., 1892², p. 220 ; AL-‘AZM Ṣ. B. al-M., 2001 (1904¹), p. 170.
ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 60 note (1).
30
Ibid., p. 60 note (2) ; HOLT P. M., 1958, p. 151. A l’origine, le terme Jabart se réfère à un district du
Choa oriental. Il fut ensuite utilisé pour désigner tous les Musulmans des hauts plateaux abyssins. Jabarti
devint graduellement l’appellation des marchands abyssins musulmans. Cf. ABIR M., 1985, p.135 note (7).
31
ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 60 note (2).
32
Ibid., ibid; AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 72 ; AL-‘AZM Ṣ. B. al-M., 2001 (1904¹), p. 171.
33
ABŪ SALĪM M. I. et AL-QADDĀL M. S., 1991, p. 59.
29
113
marchands lui soit reversé.34 Cet arrangement semble avoir satisfait les uns et les autres,
puisque les marchands abyssins affluèrent dans la ville et y vendirent des récoltes, des
produits laitiers, du miel et de l’huile. La taxe d’un cinquième prélevée sur ces produits
servait à entretenir l’armée d’Abū ‘Anja.35
A côté d’un mode de circulation des biens et des hommes fondé sur la
négociation, un second mode se basait sur la contrainte et la violence physique. Les
butins de guerre représentaient un instrument d’acquisition central pour les Etats
mahdiste et abyssin. La récolte du butin marquait la fin de la confrontation armée et
délimitait clairement les vaincus des vainqueurs. Abū Shūk définit la ghanīma comme
« les armes, les chevaux, les prisonniers de guerre et tout autre bien mobile pris aux
infidèles durant la bataille [ma traduction] »36. Selon les règles canoniques de l’Islam,
quatre cinquièmes du butin devaient être partagés entre les troupes tandis que le
cinquième restant revenait au chef de l’Etat islamique. Au cours de ses premières années
de lutte contre le régime turco-égyptien, le Mahdī appliqua ces dispositions. Cependant, il
adopta plus tard une nouvelle approche qui lui permit d’octroyer l’ensemble du butin au
bayt al-māl.37
La politique du Khalīfa à l’égard du butin de guerre ne ressort pas nettement des
sources dont nous disposons. Rappelons tout d’abord qu’il introduisit des changements
significatifs dans l’organisation des finances étatiques. Il transforma le bayt al-māl en
bayt al-māl al-‘umūm (Trésor public) et réduisit son importance en créant une série de
trésors parallèles : bayt māl al-mulāzimīn (trésor de sa garde personnelle), bayt māl
warshat al-ḥarbiyya wa’l-tarasāna (trésor de l’arsenal et du chantier naval), bayt māl
ḍabṭiyyat al-sūq (trésor de la police du marché) et bayt māl khums al-khalīfa (trésor du
34
AL-‘AZM Ṣ. B. al-M., 2001 (1904¹), p. 172. Il est intéressant de noter que l’émir transposa au commerce
la règle canonique traditionnellement applicable au butin de guerre (ghanīma). Cf. ABŪ SHŪK A. I., 2006,
p. 156.
35
AL-‘AZM Ṣ. B. al-M., 2001 (1904¹), p. 172.
36
ABŪ SHŪK A. I., 2006, p. 156.
37
Ibid., ibid. ; NAKASH Y., 1988, p. 379 ; ABŪ SHŪK A. I. et A. BJØRKELO, 1996, p. XXVII ; NAQD
M. I., 2003², p. 93. L’un des facteurs à l’origine de la décision du Mahdī est le processus d’inflation qui
résulta des grandes quantités de butin accumulées par les Anṣār (lingots d’or, bijoux, monnaie) lors des
campagnes menées contre les Turco-Egyptiens. Certains combattants reprochèrent ce changement au
Mahdī en le qualifiant d’innovation néfaste (bid‘a).
114
cinquième du Khalīfa).38 Ce dernier nous concerne au plus haut point. Lorsque Slatin
détaille les sources des revenus de chaque trésor, le butin de guerre n’apparaît que dans la
caisse personnelle du Khalīfa. Mais ces ressources représentaient-elles un cinquième du
butin, conformément à la loi canonique de l’Islam ? Rien n’est moins sûr. Holt souligne
qu’une portion des richesses acquises comme butin de guerre remplissait cette caisse,
mais pas nécessairement un cinquième.39 Toutefois, des éléments tirés de
correspondances mahdistes indiquent que la règle canonique était appliquée, du moins
dans certains cas. Un exemple frappant se trouve dans le rapport que Ḥamdān Abū ‘Anja
envoya au Khalīfa au lendemain de sa campagne victorieuse à Dambiya et à Gondar (cf.
archive B p. IX). Quelques jours après la destruction de l’ancienne capitale impériale
abyssine, l’émir mahdiste rédigea une lettre détaillant la quantité, la nature et la
répartition du butin obtenu, ainsi que le nombre d’Anṣār morts au combat (shuhadā’) et
les blessés. Il s’excuse, tout au long de son rapport, de son manque de clarté et de
précision, dû à l’empressement avec lequel il écrit et aux multiples affaires dont il doit
s’occuper.40 Le butin consiste en quatre catégories distinctes : les chevaux, les mules, les
ânes et les esclaves. Pour chaque catégorie, Abū ‘Anja donne le nombre total d’éléments
capturés, le cinquième de ce nombre (tanzīl ‘an al-khums), et la quantité restante, qui doit
être répartie au sein de l’armée (ḥaqq al-jaysh). A titre d’exemple, 3445 esclaves ont été
pris au total, dont 684 reviennent au Khalīfa et 2761 aux combattants.41 Le butin arraché
aux Abyssins inclut également les vêtements de leurs chefs, dont le plus précieux est orné
d’argent et de pierres rouges. Le fait que la règle canonique de l’Islam ait été prise en
compte dans une campagne aussi importante que celle-ci montre sa pertinence aux yeux
du Khalīfa.
Mais si la règle était claire (un cinquième au chef de l’Etat mahdiste, quatre
cinquièmes aux combattants), la répartition du butin ne s’effectuait pas sans problèmes
38
ABŪ SHŪK A. I., 2006, p. 155; SLATIN PACHA R. C., 1898, p. 701-705 ; HOLT P. M., 1958, p. 238241 ; NAKASH Y., 1988, p. 371 ; BLEUCHOT H., 1989, p. 158-159 ; AL-QADDĀL M. S., al-Siyāsa aliqtiṣādiyya li’l-dawla al-Mahdiyya: maṣādiruha, maẓāhiruha, taṭbīquha 1881-1898, 1992 cité par
WARBURG G. R., 2002, p. 55. Yitzhak Nakash soutient que la création de ces trésors parallèles reflète
« les tentatives de l’élite nucléaire [core elite] d’exclure les responsables du Trésor central du processus de
décision politique et de contrôler toute action indépendante de l’élite spécialisée [specialized elite] vis-à-vis
de l’élite nucléaire [ma traduction] ».
39
HOLT P. M., 1958, p. 239.
40
MAHDIA 1/34/16B/67 Ḥamdān Abū ‘Anja au Khalīfa, 15 Jumāda al-Ūlā 1305 / 29 janvier 1888.
41
Ibid. On remarque de légers écarts par rapport à la proportion exacte d’un cinquième / quatre cinquièmes.
115
dans la pratique. Les troupes avaient parfois tendance à s’approprier des parts de butin
en-dehors de la distribution « officielle ». Le Khalīfa s’efforça d’introduire une discipline
stricte parmi les combattants, les exhortant à renoncer aux choses de ce monde.42 Son
insistance sur ce point est illustrée dans une lettre qu’il reçut de la part d’un soldat (peutêtre officier) placé sous les ordres de l’émir Yūnis al-Dikaym :
« Je remplirai tous mes devoirs avec la plus grande fermeté et combattrai l’ennemi sans
lâcheté (…) Je ne prendrai jamais rien du butin, pas même une aiguille. (…) Nos hommes et moi,
après avoir pris connaissance de ce qui s’est passé [parmi les soldats d’autres unités de l’armée],
avons juré à Dieu, à Son Prophète, à Son Mahdī et à vous de toujours assister aux cinq prières,
au rātib du Mahdī (…), à la lecture du Coran ; de ne pas fuir devant l’ennemi, mais de gagner la
victoire pour la religion ou de mourir pour elle ; et de ne jamais cacher aucun butin, fût-ce une
aiguille. Nous avons définitivement renoncé à ce monde et sommes prêts à combattre pour la
cause de la religion jusqu’à ce que nous rencontrions Dieu (…) [ma traduction] »43.
Cette missive fait allusion à des troubles survenus au sein de certaines unités de
l’armée, dont les soldats se seraient emparés illégalement d’une partie du butin. Le butin
de guerre capturé par les camps mahdistes et abyssins –qui comprenaient des objets, des
bêtes et des êtres humains- constituait donc un mode d’acquisition essentiel, qui suscitait
des tensions internes à chaque société.
Au-delà de la satisfaction de besoins matériels, le butin remplissait également une
fonction largement symbolique. Le cas des têtes ennemies tranchées puis envoyées à
Omdurman nous a particulièrement interpellée. Le Khalīfa avait l’habitude de faire
exposer les têtes de ses ennemis « internes » et « externes » dans la capitale mahdiste. En
présentant au public soudanais une matérialité victorieuse, cette pratique servait à mettre
en évidence les triomphes de la Mahdiyya tout en les attribuant au Khalīfa. Parmi les
opposants « internes » qui subirent ce triste sort, nous pouvons signaler cheikh Ṣālih de la
tribu des Kabābīsh (mai 1887), Ādam Muḥammad -qui prétendit être le prophète Jésus- et
ses disciples (décembre 1887), ainsi que le Sultan du Darfour Yūsuf Ibrāhīm (mars
1888).44 Plus que tout autre contemporain de la période mahdiste, Joseph Ohrwalder45
42
NAQD M. I., 2003², p. 93.
MAHDIA 1/34/16A/71 ‘Uthmān Maatī au Khalīfa, 22 Shawwāl 1304 / 14 juillet 1887. Le rātib était un
livre de prières spécialement conçu par le Mahdī, que les Anṣār devaient réciter quotidiennement.
44
WINGATE F. R., 1968² (1891), p. 334, 339 ; OHRWALDER J., 1892², p. 236, 245 ; SHUQAYR N.,
1981 (1903¹), p. 735 ; HOLT P. M., 1958, p. 138.
45
Joseph Ohrwalder ( ?-1912) était un prêtre autrichien de la mission catholique romaine en Afrique
centrale. Il se rendit au Caire en 1880, d’où il partit pour le Soudan avec l’évêque Daniel Comboni. Il fut
posté à la mission de Dilling (Monts Nuba) jusqu’à ce que les Mahdistes le capturent et l’emmènent à El
43
116
évoque cette pratique et l’aversion qu’elle suscita en lui. La campagne de Dambiya et
Gondar, que nous venons de mentionner à travers le rapport de Ḥamdān Abū ‘Anja, se
serait soldée par l’envoi de douze têtes abyssines à Omdurman. Au cours de la bataille
d’al-Qallābāt (9 mars 1889), alors que l’équilibre des forces était incertain, les Anṣār
tranchèrent plusieurs têtes de combattants abyssins et les envoyèrent au Khalīfa afin de
lui démontrer qu’ils avaient remporté une grande victoire.46 Deux jours plus tard, la tête
du Négus Jean IV était elle-même expédiée à Omdurman. Ohrwalder décrit la façon dont
le Khalīfa cherchait à consolider sa légitimité et son pouvoir à travers un usage
cérémonial des têtes. Celles-ci firent l’objet d’une parade publique où elles furent
« attribuées » à de grands ennemis de l’Etat mahdiste, tels que Rās Alūlā, Rās Häylä
Maryam et Ṣāliḥ Shanqa.47 La tête de Jean IV était montrée d’un bout à l’autre du marché
pour annoncer la défaite du puissant Négus. A l’emploi démonstratif des têtes s’ajoute
une utilisation dissuasive, que nous n’avons relevée que chez Ohrwalder. Selon son récit,
le Khalīfa aurait fait parvenir la tête du Négus à Dongola puis à Wadī Ḥalfa (frontière
soudano-égyptienne) afin de lancer un signal d’avertissement au Khédive et aux
Britanniques : un sort semblable les attendrait s’ils ne se résolvaient pas à se soumettre à
la Mahdiyya.48 Bien qu’il pût donner un sens politique à la « pratique des têtes », le prêtre
autrichien ne parvenait pas à se défaire d’une sensation d’étrangeté teintée d’ironie
lorsqu’il vivait ce spectacle au quotidien :
« Il semblait désormais que le Khalīfa était au zénith de son pouvoir. Là-bas, dans un
trou sale près de la place du marché, reposaient les têtes pourrissantes de tous ses principaux
ennemis. Le Sultan Yusef, Abu Gemaizeh, les Abyssins, Sayidna Isa, toutes entassées ensemble. Je
ne pouvais m’empêcher de réfléchir profondément à tous ces événements étranges chaque fois
que je passais à côté de ce trou. Petit à petit, la peau et les cheveux tombaient, laissant seulement
des crânes blancs et chauves, des orbites profondes et des dents ricanantes. Ces crânes étaient
pourtant ceux de têtes couronnées, de prophètes et de patriarches venus de pays lointains,
rassemblés dans un trou étroit – preuve solennelle de l’immense pouvoir du Mahdisme. Des
passants les frappaient de leurs bâtons, mais ces cerveaux désormais vides avaient pourtant été
Obeid (1882). Il fut ensuite transféré à Omdurman, où il vécut dix ans en tant que prisonnier du Khalīfa. Il
parvint à s’échapper vers l’Egypte en 1892. Il revint à Omdurman après la « reconquête » anglo-égyptienne
de 1898 et y décéda en 1912. Cf. HILL R. L., 1967² (1951), p. 298.
46
OHRWALDER J., 1892², p. 249.
47
A l’issue de la bataille, al-Zākī Ṭamal écrivit au Khalīfa pour lui annoncer l’envoi de la tête du Rās Alūlā
en compagnie de celle du Négus. Cf. CAIRINT 1/29/148/98 al-Zākī Ṭamal au Khalīfa, non daté. Le Rās Alūlā
ne périt cependant pas au cours de la bataille d’al-Qallābāt : « La tête du Rās Alūlā ne fut jamais reçue ; il
demeura son possesseur bien qu’il ait perdu presque tout [ce qu’il possédait] [ma traduction] ». ERLICH
H., 1996, p. 136. Il mourut le 15 février 1897 lors d’une lutte contre un rival. Cf. SHINN D. H., 2004,
p. 25. Le Rās Häylä Maryam fut effectivement tué au cours de la bataille d’al-Qallābāt.
48
OHRWALDER J., 1892², p. 251.
117
responsables de milliers de vies, qui pourrissaient sur de lointains champs de bataille – véritable
preuve du jugement de Dieu sur le Soudan ! [ma traduction] »49
Les têtes ennemies représentaient ainsi un segment du butin dont la puissance
symbolique transcendait la valeur matérielle des richesses prises au camp adverse. Bien
qu’apparemment inutiles sur le plan matériel, ces têtes servaient à renforcer la légitimité
des élites mahdistes auprès de leurs propres disciples. Ce faisant, elles contribuaient à les
discréditer aux yeux d’Européens tels qu’Ohrwalder et Slatin.
Les deux modes de circulation que nous avons examinés jusqu’à présent, le
commerce et les butins de guerre, se rattachent à un phénomène que l’on peut qualifier de
« total », tant ses implications (sociales, politiques, économiques, culturelles) sont variées
et sa marque profonde dans les sociétés du Soudan et de l’Abyssinie : l’esclavage et la
traite des esclaves. Dans la zone frontalière d’al-Qallābāt, la circulation d’hommes et de
femmes chosifiés s’effectuait sur une grande échelle à l’époque mahdiste. Manquant
d’espace pour développer amplement ce sujet dans le cadre de ce travail, nous nous
limiterons à quelques remarques que nous jugeons pertinentes pour notre problématique,
et qui visent à éclairer l’importance « qualitative » et « quantitative » du phénomène dans
l’espace-temps qui nous concerne ici.
En premier lieu, il importe de souligner que les textes légaux canoniques des deux
sociétés, le Coran pour le Soudan mahdiste et le Fetha Nagast pour l’Abyssinie
chrétienne, reconnaissent l’institution de l’esclavage et la régulent de façon spécifique.50
Selon la Sharī‘a, une personne peut être légalement prise comme esclave si elle n’est pas
musulmane et qu’elle a été capturée au cours du djihad.51 Le code légal de l’église
abyssine permet aux Chrétiens de posséder des esclaves, mais leur interdit théoriquement
de s’adonner à la traite.52 Tout en prenant en considération l’autorité normative de ces
textes, nous épousons l’approche d’Aḥmad Alawad Sikainga lorsqu’il argue que « le
statut des esclaves et leur existence quotidienne dans de nombreuses parties du monde
49
Ibid., ibid.
MOORE-HARELL A., 1999, p. 409.
51
SIKAINGA A. A., 1996, p. 5. Cette proposition est floue à cause de la pluralité de sens qui caractérise le
concept de djihad, ainsi que nous l’avons observé précédemment.
52
ABIR M., 1985, p. 127.
50
118
musulman étaient déterminés par la réalité sociale plutôt que par des normes religieuses.
[ma traduction] »53 Nous pouvons remarquer sans trop nous risquer que l’esclavage en
tant qu’institution fait historiquement partie des structures sociales, économiques et
culturelles du Soudan et de l’Abyssinie. Dans les deux cas, il s’agit d’une institution
particulièrement ancienne.54
En second lieu, les dirigeants des Etats mahdiste et abyssin étaient les plus grands
possesseurs d’esclaves dans leurs sociétés respectives. Au Soudan, le Khalīfa, sa famille
et les grands émirs possédaient de vastes terres agricoles dans les provinces, où ils
employaient une main-d’œuvre servile.55 Quoique le commerce des esclaves sur le
territoire mahdiste fût légalisé et prît des dimensions significatives, l’exportation au-delà
de ses « frontières » était strictement interdite. Les motivations de cette politique étaient
purement pragmatiques : le Khalīfa cherchait à anéantir la possibilité que des esclaves
exportés soient recrutés par des forces ennemies, telles que l’armée anglo-égyptienne. La
limitation de la traite au territoire du Soudan relevait donc d’une stratégie militaire, et
non pas d’une quelconque volonté abolitionniste.56 L’assertion de l’historien Jok Madut
Jok selon laquelle les revenus de l’Etat mahdiste reposaient sur l’esclavage et la traite des
esclaves semble donc largement infondée.57 Du côté abyssin, le Negusä nägäst (Roi des
Rois) était traditionnellement le plus grand propriétaire d’esclaves. Jean IV tirait
d’énormes bénéfices de la traite à travers le contrôle des caravanes qui se dirigeaient vers
le Soudan.58 Malgré des déclarations condamnant l’esclavage, le Négus n’adopta aucune
mesure significative pour empêcher ses sujets d’effectuer des razzias d’esclaves. Le fait
53
SIKAINGA A. A., 1996, p. 5. Sikainga soutient sa thèse en affirmant que la grande majorité des esclaves
habitant la partie septentrionale du Soudan étaient obtenus à travers des razzias, et que les captifs
comprenaient de nombreux Musulmans. Nous soulevons à nouveau le caractère flou et ambigu du concept
de djihad, celui-ci pouvant servir de justification religieuse d’un raid.
54
ABIR M., 1985, p. 126 ; ZEWDE B., 1991, p. 34 ; SHARKEY H. J., 1994, p. 187-188.
55
SIKAINGA A. A., 1996, p. 31.
56
OHRWALDER J., 1892², p. 386 ; NAQD M. I., 2003², p. 91 ; ABŪ SHŪK A. I., 2006, p. 158.
57
JOK M. J., 2001, p. 89. Pour plus de détails concernant les revenus de l’Etat mahdiste, cf. SLATIN
PACHA R. C., 1898, p. 701-705 ; NAKASH Y., 1988, p. 371-374 ; ABŪ SHŪK A. I. et A. BJØRKELO,
1996, p. XIII-XV ; ABŪ SHŪK A. I., 2006, p. 151, 155-161.
58
MOORE-HARELL A., 1999, p. 412. Alice Moore-Harell donne le chiffre de 20’000 livres égyptiennes
par année et précise que la livre égyptienne valait une livre sterling et 2.5 pence durant les années 1870.
119
qu’il accepta d’abolir la traite dans un accord signé avec les Britanniques en 1884 n’eut
que peu d’impact sur le commerce des esclaves en Abyssinie.59
En troisième lieu, l’origine géographique et ethnique des esclaves faisait de la
zone frontalière entre le Soudan et l’Abyssinie une région propice aux activités liées à la
mise en esclavage et à la traite. En Abyssinie comme au Soudan, les esclaves ne
provenaient pas de n’importe quel groupe humain. Des groupes considérés comme
« périphériques » par la société dominante étaient visés dans la plupart des cas. Porteuses
d’une culture clairement distinguable de celle qui prévalait dans la société dominante, ces
personnes pouvaient être, d’un point de vue moral, plus facilement transformées en
esclaves que des groupes étroitement associés à la culture des élites étatiques.60 Les
ethnies habitant les territoires frontaliers entre le Soudan et l’Abyssinie, parmi lesquelles
les Bareya (région occidentale de l’actuelle Erythrée) et les Shanqella (sud-ouest du
Gojjam) étaient « périphérisées » par les deux Etats et devinrent la cible de nombreuses
razzias. En Abyssinie, les noms « Bareya » et « Shanqella » étaient employés comme des
termes génériques pour désigner les esclaves en général.61
Finalement, les modes d’acquisition des esclaves étaient communs aux sociétés
soudanaise et abyssine. Le commerce, les butins de guerre et les razzias per se
représentaient les moyens les plus répandus de se procurer des esclaves. Au Soudan, le
Khalīfa recrutait dans son armée, par la force, des esclaves qui avaient déserté leur maître
et fui à Omdurman.62 En Abyssinie, des parents frappés par des catastrophes écologiques
(famine) ou financières vendaient leurs enfants comme esclaves.63 Le phénomène
combiné de l’esclavage et de la traite des esclaves participait ainsi aux échanges d’êtres
humains entre le Soudan mahdiste et l’Abyssinie. D’après les sources dont nous
disposons pour ce travail, la route commerciale menant des esclaves de l’Abyssinie vers
le Soudan semble avoir été plus importante que la direction inverse.64 A Omdurman se
59
Ibid., p. 417 ; PANKHURST R., 1977, p. 31. Cet accord fut conclu en même temps que le traité de
Hewett (3 juin 1884).
60
PANKHURST R., 1977, p. 1.
61
Ibid., ibid.
62
SIKAINGA A. A., 1996, p. 30.
63
ZEWDE B., 1991, p. 22.
64
Elle était déjà importante avant l’époque mahdiste. Au milieu du XIXe siècle, la voie commerciale qui
reliait l’Abyssinie au Soudan par al-Qallābāt voyait entre 13'000 et 17'000 esclaves passer chaque année.
Au cours des années 1860, le géographe britannique Clements Markham qualifia le marché d’esclaves de
Matammā de « florissant ». Nombreux étaient les marchands soudanais qui voyageaient jusqu’à Gondar
120
tenait le plus grand marché d’esclaves du pays. Des hommes et des femmes originaires
du Baḥr al-Ghazāl, du Darfour et des Monts Nuba s’y trouvaient en compagnie
d’Abyssins capturés lors des expéditions de Yūnis al-Dikaym et de Ḥamdān Abū
‘Anja. Ohrwalder souligne que les esclaves abyssins ne convenaient pas au dur labeur,
c’est pourquoi ils étaient essentiellement employés pour piler le grain, porter l’eau et
servir de concubines.65 Les femmes abyssines faisaient traditionnellement l’objet d’une
forte demande au Soudan, étant très appréciées en tant que domestiques et concubines.
C’est ainsi qu’elles coûtaient plus cher que leurs homologues masculins.66
Le commerce et les butins de guerre étaient ainsi des modalités fondamentales de
circulation de biens, de bêtes et d’êtres humains à travers le Soudan oriental et
l’Abyssinie occidentale. Si l’on s’en tenait à ceci, on aurait l’impression que le passage
des hommes d’une région à l’autre était soit temporaire (dans le cas des marchands), soit
contraint (dans le cas des esclaves, soumis à la volonté de leur maître). Cependant,
certains individus choisissaient –de bonne grâce ou non- de traverser l’invisible frontière
soudano-abyssine pour se fondre durablement dans le camp adverse. Ils le faisaient pour
des motifs politiques, religieux ou économiques.
C. L’asile politico-religieux
La région frontalière entre le Soudan et l’Abyssinie était le théâtre de migrations
« volontaires »67 individuelles et collectives bidirectionnelles, engendrées par des facteurs
pour acquérir des esclaves originaires du sud de l’Abyssinie. Ils y laissèrent des empreintes religieuses,
culturelles et politiques. Cf. MOORE-HARELL A., 1999, p. 413-414 ; PANKHURST R., 1977, p. 24 ;
ABIR M., 1985, p. 130-131.
65
OHRWALDER J., 1892², p. 384.
66
SIKAINGA A. A., 1996, p. 22, 225 note (113). Durant la Mahdiyya, le prix d’une esclave valait aisément
le double du prix d’un esclave.
67
Quoique la distinction entre les migrations « forcées » et les migrations « volontaires » ne soit en aucun
cas clairement délimitée, nous employons le second terme pour souligner une notion de choix et le fait que
nombre de migrants s’impliquèrent dans une lutte active contre l’ordre politico-religieux qu’ils avaient
quitté. Nous ne partageons pas entièrement la définition d’une migration « forcée » telle que la propose
l’historienne Fabienne Le Houérou : « [les] ‘migrants forcés’ (…) ne partent pas par goût du voyage mais
parce qu’ils sont chassés de chez eux, des hommes et des femmes qui fuient des situations incendiaires
dans leur pays d’origine (guerres et famines) ». LE HOUEROU F., 2004, p. 11. Il nous semble que ce n’est
121
politiques, religieux, économiques ou idéologiques. Les mouvements de population
impliquaient des migrants des deux pays, dont certains étaient de farouches opposants au
régime politique qui contrôlait leur lieu d’origine. Selon Caulk, les relations entre les
dirigeants du Soudan et de l’Abyssinie étaient marquées par « leur habitude de soutenir
les mécontents auxquels les zones frontalières troublées offraient un asile facile et une
carrière prédatrice. [ma traduction] »68 Nous expliciterons ce phénomène à travers des
exemples concrets issus des côtés mahdiste et abyssin. Nous exposerons d’abord les
itinéraires de trois figures soudanaises ayant choisi de se rallier au camp abyssin, puis
nous évoquerons brièvement trois cas inverses.
En ce qui concerne les migrations d’individus du Soudan vers l’Abyssinie, le
personnage de Ṣāliḥ Shanqa est sans doute le plus connu, du moins celui qui apparaît le
plus souvent dans les correspondances mahdistes et les sources ultérieures. Imam éduqué
à al-Azhar, il était le cheikh des Takārīr d’al-Qallābāt et avait rempli la fonction de
gouverneur sous l’administration turco-égyptienne.69 Il était alors chargé de récolter les
taxes et de maintenir des liens commerciaux avec l’Abyssinie. Shanqa s’appuyait sur une
armée privée de 4'000 soldats dotés d’armes à feu, qui étaient employés sur ses domaines
agricoles en tant de paix. Lorsque la révolution mahdiste éclata, il demeura loyal au
gouvernement turco-égyptien et ne modifia point sa position par la suite. Sa forte
opposition à la Mahdiyya provient du fait qu’il jouissait d’une excellente situation sous le
régime de la Turkiyya : les routes commerciales transitant par al-Qallābāt lui procuraient
d’importants bénéfices et il avait su entretenir de bonnes relations avec l’Abyssinie
voisine.70 Shanqa réussit d’ailleurs à obtenir le soutien de tribus abyssines dans sa lutte
contre les Anṣār. Le 7 novembre 1884, il leur infligea une sérieuse défaite. Lors de
l’évacuation des garnisons égyptiennes en direction de l’Abyssinie (28 février 1885), il
les accompagna et s’établit dans la partie occidentale de la province du Gojjam. Le
cheikh Takrūri devint l’un des commandants de l’Etat abyssin. Il organisa plusieurs
pas tant le « goût du voyage » qui distingue une migration « forcée » d’une migration « volontaire », mais
plutôt la perception, par l’individu ou le groupe, d’une menace existentielle à leur encontre ou non.
68
CAULK R. A., 1971, p. 30.
69
HOLT P. M., 1958, p. 148 ; AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 17.
70
AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 27.
122
campagnes contre le Soudan mahdiste et encouragea Takla-Haymanot, gouverneur du
Gojjam, à attaquer la ville d’al-Qallābāt en janvier 1887.71
Ṣāliḥ Shanqa ne fut pas le seul réfugié du Mahdisme à s’installer dans cette région
de l’Abyssinie. ‘Ijayl ‘awaḍ al-Ḥamrānī, chef d’une faction anti-mahdiste de la tribu des
Arabes Ḥamrān, emmena ses partisans dans la direction de Ghabta, d’où ils
commencèrent à attaquer des villages du Soudan. Plusieurs sources soulignent l’aspect
opportuniste de ces activités : ‘Ijayl et ses compères n’auraient eu que le pillage en tête,
saccageant sur les rives du fleuve Aṭbara des villages soumis à la Mahdiyya contre leur
gré.72 Lorsque Takla-Haymanot lança l’assaut sur la ville d’al-Qallābāt (janvier 1887),
‘Ijayl le soutint en occupant Doka (village situé entre al-Qallābāt et al-Qaḍārif, cf. carte B
p. II) et en massacrant ses habitants.73
Enfin, une troisième figure qui se réfugia en Abyssinie occidentale se nommait alMuḍḍawī ‘Abd al-Raḥmān. Au départ fervent adhérent à la Mahdiyya, il avait été aux
premières lignes du siège de Khartoum. Après la mort du Mahdī (22 juin 1885), cet
homme « commença à réaliser qu’il s’était laissé berné par une imposture [ma
traduction] »74 et s’échappa d’Omdurman. Il se joignit à Ṣāliḥ Shanqa, resta quelques
temps en Abyssinie, puis se rendit au Caire en 1890. Il retourna au Soudan après la chute
du Mahdisme et y mourut en 1899. Le Khalīfa voyait en lui l’un des plus grands traîtres à
la cause mahdiste –après Shanqa- et le soupçonnait d’avoir poussé Takla-Haymanot à
attaquer al-Qallābāt.75
Nous disposons de moins d’informations au sujet des Abyssins qui trouvèrent
refuge au Soudan mahdiste. Mentionnons néanmoins trois cas distincts. Sur le plan
chronologique, le premier dont nous avons connaissance est le plus flou parmi les trois. Il
s’agit d’un notable abyssin dénommé Muḥammad Jibrīl. Il aurait rejoint les disciples du
Mahdī puis aurait été envoyé en Abyssinie afin de répandre la prédication mahdiste
71
OHRWALDER J., 1892², p. 217 ; AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 29.
AL-‘AZM Ṣ. B. al-M., 2001 (1904¹), p. 170 ; AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 25.
73
OHRWALDER J., 1892², p. 219.
74
Ibid., p. 218. al-Qaddāl va dans le sens d’Ohrwalder en disant que la croyance d’al-Muḍḍawī en la
Mahdiyya n’était pas profonde. Cf. AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 57 note (2). Yagi affirme quant à elle
qu’il embrassa la cause mahdiste par opportunisme. Cf. YAGI V. A., 1984, p. 194 note (59).
75
OHRWALDER J., 1892², p. 218.
72
123
auprès des Chrétiens et des Musulmans.76 Son action aurait réveillé la colère du Négus
Jean IV à l’encontre des Abyssins musulmans, auxquels il aurait fait subir une
persécution de plus en plus brutale.77
Un second cas est celui d’al-Nūr wad Faqran, Jabarti (Musulman abyssin) ayant
migré au Kordofan dès les débuts de la révolution mahdiste. Le Mahdī le nomma émir et
l’envoya propager le Mahdisme parmi les siens. Faqran retourna dans la zone frontalière
soudano-abyssine, rassembla des hommes à al-Qaḍārif et tenta d’assaillir le village de
Qadabī, mais en vain.78 Il s’établit ensuite au camp de Tabārak Allah79, d’où il organisa
des incursions en territoire abyssin.
Le troisième exemple est peut-être le plus intéressant et le plus controversé. Il
concerne le fils de Théodore II (Négus de 1855 à 1868). Portant le nom de Théodore
Kassa, il se rendit à al-Qallābāt après la campagne victorieuse de Ḥamdān Abū ‘Anja à
Dambiya et à Gondar (janvier 1888). Il proposa aux Anṣār une alliance contre
l’Abyssinie et fut envoyé à Omdurman, où le Khalīfa l’accueillit « en grande pompe »80.
Les deux hommes auraient conclu un marché selon lequel le Khalīfa promit à Théodore
Kassa le trône d’Abyssinie en échange de la conversion de tous les Abyssins à l’Islam
mahdiste et du paiement d’un tribut annuel.81 Il est utile de rappeler qu’après la
capitulation de son père face à l’armée britannique à Maqdala (1868), Théodore Kassa
avait été tenu caché par des proches, afin d’empêcher le Négus Jean IV de le tuer. A la fin
des années 1880, il pensa qu’une alliance avec les Mahdistes pourrait lui permettre de
récupérer le trône de Negusä nägäst.82 Il faut cependant considérer cet épisode avec
certaines réserves, car l’ouvrage d’Ohrwalder constitue, d’après nos connaissances, la
76
AL-‘AZM Ṣ. B. al-M., 2001 (1904¹), p. 169.
Cf. précédemment, p. 94. al-‘Azm écrit qu’il vit de ses propres yeux, lors de son voyage en Abyssinie,
des Musulmans auxquels le Négus avait coupé les pieds et les mains. Cf. Ibid., p. 170.
78
AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 33-34. L’affrontement eut lieu le 26 novembre 1884. Les Anṣār de Faqran
perdirent environ 700 combattants face aux forces abyssines appuyées par Ṣāliḥ Shanqa.
79
Tabārak Allah était un camp militaire fondé par des Jabarti ayant fui les persécutions de Jean IV. Cf. AL‘AZM Ṣ. B. al-M., 2001 (1904¹), p. 170.
80
OHRWALDER J., 1892², p. 242.
81
Ibid., ibid.
82
Ibid., ibid. Ohrwalder affirme l’avoir connu personnellement et lui avoir fréquemment parlé.
77
124
seule source qui mentionne explicitement la tentative de ralliement de Théodore Kassa au
camp mahdiste.83
A l’époque mahdiste, des individus et des groupes provenant du Soudan et de
l’Abyssinie décidaient ainsi de fuir leur pays et de prendre une part active aux opérations
militaires ou missionnaires du camp adverse. Leur acte migratoire avait parfois un impact
notable sur les relations soudano-abyssines. Ceux qui étaient considérés comme des
« traîtres » par le Khalīfa se transformaient en carte de négociation dans ses échanges
diplomatiques avec le Négus. La première lettre que le chef de l’Etat mahdiste envoya à
Jean IV (janvier-février 1887) montre clairement l’enjeu politique que représentaient
Ṣāliḥ Shanqa, ‘Ijayl ‘awaḍ al-Ḥamrānī et Muḍḍawī ‘Abd al-Raḥmān.84
D. Le jeu diplomatique
Jusqu’à présent, notre discussion a porté sur des modalités de circulation
concernant les biens et les hommes. Des idées, des normes et des représentations
voyageaient également entre le Soudan et l’Abyssinie. Au niveau étatique, le jeu
diplomatique -sous la forme d’échanges épistolaires- en constituait l’un des modes de
transmission les plus importants. Nous souhaitons mettre en évidence le fait que,
contrairement à l’image qu’en donne le Ṭirāz, les échanges textuels n’étaient pas
l’apanage des deux dirigeants suprêmes, le Khalīfa ‘Abdullāhi et le Négus Jean IV. Des
gouverneurs et officiers de moindre grade participaient activement au jeu diplomatique
entre les deux Etats. Les nombreux échanges entre l’émir Ḥamdān Abū ‘Anja et le Negus
Takla-Haymanot (Rās ‘Adāl) exemplifient bien cette réalité.
L’émir mahdiste envoya une première lettre au gouverneur abyssin après l’avoir
vaincu à Dambiya en janvier 1888. Bien qu’elle ne soit pas datée de façon précise (le
mois manque à la date : 21 ? 1305), son contenu indique qu’Abū ‘Anja se trouvait encore
en Abyssinie lorsqu’il la rédigea. Il y emploie le ton militant et intransigeant
caractéristique de la perspective djihadiste que nous avons analysée antérieurement (cf.
83
Sanderson évoque le cas de Théodore Kassa en se référant au livre d’Ohrwalder. Cf. SANDERSON G.
N., 1969, p. 21 note (1).
84
Pour plus de détails sur cette lettre, cf. précédemment, p. 50, 80.
125
p. 82). Il reproche ainsi à Takla-Haymanot de ne pas avoir embrassé l’Islam mahdiste, le
rendant responsable de la défaite abyssine à Dambiya.85 Abū ‘Anja menace de piller la
région et de réduire le nombre de ses habitants tant que le chef abyssin ne récitera pas la
shahāda. Mais ce qui nous intéresse au plus haut degré dans cette lettre renvoie aux
conventions sociales et matérielles qui régulent les échanges diplomatiques. Le
commandant mahdiste achève sa missive avec la présentation de son messager :
« Le messager qui t’apporte ceci est Nakitad Ras Hassan Kradia. Il a toujours prêché le
bien parmi les hommes. Sois gentil avec lui et envoie immédiatement une réponse avec lui. Ne lui
fais pas de mal car la loi est qu’aucun messager ne devrait être tué ou emprisonné, ou même
insulté. Il n’est qu’un homme, ni plus ni moins. [ma traduction] »86
Les correspondances semblent donc régies par des normes comportementales
relativement indépendantes du contenu même des lettres. En effet, l’attitude très
agressive d’Abū ‘Anja ne l’empêche pas d’adoucir le ton pour rappeler à son adversaire
les règles de bonne conduite propres à ce type d’interactions épistolaires.
Trois semaines plus tard, l’émir mahdiste envoya deux autres lettres à TaklaHaymanot. Dans la première, il confirme avoir reçu un mot de sa part par le biais de ses
messagers jabarti Muḥammad Ṣāliḥ et Ḥajj ‘Abdallah.87 Le chef abyssin aurait proposé
de lui remettre les prisonniers capturés un an auparavant lors de l’affrontement d’alQallābāt (janvier 1887) et de lui payer un tribut en échange de la paix. La réaction d’Abū
‘Anja est ambivalente : d’une part, il évoque la conversion à l’Islam comme une
condition nécessaire à toute discussion ; d’autre part, il suggère que l’arrestation de
« corrupteurs »88 tels que Ṣāliḥ Shanqa, ‘Ijayl ‘awaḍ al-Ḥamrānī et Muḍḍawī ‘Abd alRaḥmān pourrait constituer la base d’un dialogue possible.89 La seconde missive d’Abū
‘Anja, datée du même jour que la première, contient également ce message ambivalent.
Elle aborde en outre un sujet aussi sensible qu’intime pour Takla-Haymanot, celui du sort
de ses proches capturés par les forces mahdistes durant la campagne de Dambiya. L’émir
85
MAHDIA 1/34/16A/54 Ḥamdān Abū ‘Anja à Aziz Gojjam Rās ‘Adār Takla-Haymanot, 21 ? 1305 / octobre
1887 – septembre 1888. Nos soupçons quant à la datation de la lettre (21 Jumāda al-Ūlā 1305 / 4 février
1888) sont confirmés par AL-QADDĀL M. S., 1992, p. 113 note (1).
86
Ibid.
87
MAHDIA 1/34/16/2 Ḥamdān Abū ‘Anja au Negus Takla-Haymanot, 15 Jumāda al-Ākhira 1305 / 27 février
1888.
88
Ibid.
89
Cette ambivalence rappelle l’attitude du Khalīfa à l’égard du Négus dans la première lettre qu’il lui
adressa (janvier-février 1887). Cf. plus haut, p. 50, 80.
126
l’informe du décès de sa fille Mentwab en tentant de relativiser l’aspect dramatique de
cette nouvelle :
« La mort est juste et il ne fait aucun doute que tout être vivant, excepté Dieu, doit
mourir ; personne ne subsistera en-dehors de Dieu. (…) Ta fille Mentwab a péri et a rencontré sa
mort naturellement. C’était son jour, durant lequel Dieu souhaitait qu’elle meure. Si elle avait été
avec toi, elle n’aurait vécu ni un jour de plus ni un jour de moins. Ceci est la volonté de Dieu
pour ses serviteurs. [ma traduction] »90
Sur le terrain des relations personnelles, le ton d’Abū ‘Anja s’adoucit
considérablement. Il rassure Takla-Haymanot au sujet des conditions dans lesquelles se
trouvent ses filles Danki et Shashti
91
ainsi que son fils Maknon. Celui-ci s’est rétabli
d’une blessure causée par une balle et jouit d’un bon traitement. Deux points essentiels
doivent attirer notre attention : premièrement, les proches du chef abyssin faits
prisonniers par les Anṣār constituent une monnaie d’échange non négligeable dans le
porte-monnaie diplomatique d’Abū ‘Anja. Avant de sommer son adversaire de se
soumettre à l’Islam mahdiste, il lui rappelle que « nombre de [ses] femmes et enfants sont
avec [les Mahdistes] comme [il] le sait [ma traduction] »92. Deuxièmement, le rôle des
messagers se révèle à nouveau crucial, non seulement pour faire parvenir les lettres à bon
port, mais également en tant que témoins directs de la situation dans chaque camp. Dans
le cas présent, Abū ‘Anja insiste sur le fait que les messagers de Takla-Haymanot ont vu
et parlé à ses filles.93 Plus que les simples transporteurs d’un message manuscrit, ils sont
eux-mêmes les réceptacles d’une réalité qu’ils sont tenus de transmettre à leur patron.
Le Negus Takla-Haymanot répondit aux lettres de son homologue mahdiste par
deux missives qu’il envoya successivement le 5 avril et le 12 mai 1888.94 Leur ton est
90
MAHDIA 1/34/16A/38 Ḥamdān Abū ‘Anja au Negus Takla-Haymanot, 15 Jumāda al-Ākhira 1305 / 27
février 1888.
91
Les noms des filles de Takla-Haymanot varient au gré des lettres. On trouve notamment « Ranki et
Shasta », « Danki et Shashti », « Danki et Shashta». Le fait que ces lettres soient des traductions anglaises
de textes arabes explique sans doute leurs fréquentes distorsions.
92
MAHDIA 1/34/16A/38 Ḥamdān Abū ‘Anja au Negus Takla-Haymanot, 15 Jumāda al-Ākhira 1305 / 27
février 1888.
93
Ibid.
94
Le messager du Negus tomba malade en cours de route et retarda l’arrivée de la première lettre. C’est la
raison pour laquelle Takla-Haymanot en envoya une seconde avec son fils Dasta. Cf. MAHDIA 1/34/10B/163
Negus Takla-Haymanot à Ḥamdān Abū ‘Anja, 30 Sha‘bān 1305 / 12 mai 1888.
127
extrêmement courtois et respectueux vis-à-vis d’Abū ‘Anja et des Anṣār en général. A
titre d’exemple, le chef abyssin utilise les formules suivantes :
- « A l’honorable Emir Ḥamdān Abū ‘Anja, Emir des Emirs d’al-Qallābāt, qu’il soit
salué »
- « Après vous avoir présenté, à vous, à tous les émirs amis et à tous les Anṣār, nos
chaleureuses salutations, nous vous informons que votre chère lettre (…) est arrivée. »
- « Mon bien-aimé, si cela vous plaît (…) »95 [ma traduction]
Takla-Haymanot remercie l’émir mahdiste pour le respect et les bons soins accordés à sa
fille durant sa maladie et ses funérailles. D’une façon très polie, il exprime dans les deux
messages son désir de revoir son fils ainsi que ses deux filles retenus par les Mahdistes. Il
appuie sa demande de deux manières distinctes. D’une part, en mettant l’accent sur
« l’amitié et la fraternité [ma traduction] »96 qui lient les deux commandants. D’autre
part, en exprimant sa reconnaissance à ’Abū ‘Anja et en lui offrant une domestique ou
tout autre commodité qu’il désirerait.
La rhétorique du gouverneur abyssin peut être éclairée par deux explications
possibles. En premier lieu, les quelques mois de calme relatif qui succédèrent à la
campagne de Dambiya et au saccage de Gondar permirent des échanges courtois entre les
chefs mahdiste et abyssin.97 En second lieu, et cela nous semble plus vraisemblable,
Takla-Haymanot se trouvait dans une position de faiblesse qui le poussait à tenter
d’amadouer ses adversaires mahdistes. Sa vulnérabilité résultait non seulement de la
dévastation causée par les Anṣār dans sa province, mais également de son rôle de tampon
entre le Négus Jean IV et son puissant vassal Ménélik.98 C’est ainsi qu’il exprima le
souhait qu’Abū ‘Anja et lui deviennent de grands amis, « sourds aux chuchotements
malfaisants de tous ceux qui cherchent à interrompre [leurs] relations pacifiques. [ma
traduction] »99 L’émir mahdiste ne semble pas avoir réagi aux ouvertures du gouverneur
95
Ibid. ; MAHDIA 1/34/1/160 Negus Takla-Haymanot à Ḥamdān Abū ‘Anja, 22 Rajab 1305 / 5 avril 1888.
MAHDIA 1/34/10B/163 Negus Takla-Haymanot à Ḥamdān Abū ‘Anja, 30 Sha‘bān 1305 / 12 mai 1888.
97
SANDERSON G. N., 1969, p. 21. Sanderson évoque le poids d’un « facteur personnel » sans élaborer.
Cf. note (4).
98
Ibid., p. 22. al-Qaddāl penche également pour cette explication. Il ajoute que Takla-Haymanot, ayant
probablement été impressionné par les aptitudes militaires d’Abū ‘Anja, s’efforçait de gagner du temps
pendant que Jean IV et le gros des armées abyssines étaient occupés à combattre les Italiens à l’est. Cf. ALQADDĀL M. S., 1992, p. 114.
99
MAHDIA 1/34/10B/163 Negus Takla-Haymanot à Ḥamdān Abū ‘Anja, 30 Sha‘bān 1305 / 12 mai 1888.
96
128
du Gojjam. L’entente soudano-abyssine conclue au début de l’année 1897 ne modifia pas
le sort des prisonniers abyssins, qui restèrent les otages du Khalīfa jusqu’à la chute de
l’Etat mahdiste deux ans plus tard. Les survivants furent finalement rapatriés par
Kitchener.100
L’étude du concept de frontière et de différentes modalités de circulation de
biens, d’êtres humains et de normes socio-diplomatiques entre le Soudan et l’Abyssinie
permet d’éclairer le rôle complexe de la zone frontalière dans l’évolution des relations
soudano-abyssines. Au cours de la seconde moitié des années 1880, cette région n’est
identifiable ni à une ligne clairement délimitée et délimitante, ni à un territoire totalement
détaché des orbites politico-religieuses mahdiste et abyssine. Les dynamiques
commerciales, militaires et politiques qui la remuent en font une zone qui à la fois sépare
et lie le Soudan et l’Abyssinie. Ainsi, les acceptions divergentes du concept même de
frontière paraissent éloigner les deux pays, du moins conceptuellement. A l’inverse, les
activités commerciales et diplomatiques rapprochent respectivement les populations
frontalières et les élites politiques, que ce soit à travers des liens personnels ou
l’élaboration d’une certaines culture politique commune. Quant aux opérations militaires,
elles revêtent un caractère un tant soit peu paradoxal, puisqu’elles renforcent les
antagonismes entre les camps mahdiste et abyssin tout en créant des similitudes de
pratique (butins de guerre) susceptibles d’instaurer des standards de guerre partagés par
les deux sociétés.
L’un des aspects les plus saillants de la région frontalière réside dans la longévité
des dynamiques qui la régissent.101 La plupart des processus que nous avons évoqués
persistent en effet jusqu’à nos jours. A titre d’exemple, le concept de frontière fait encore
l’objet de tensions intergouvernementales, bien qu’une ligne ait été démarquée au début
du Condominium anglo-égyptien.102 Les échanges commerciaux sont cruciaux pour la
100
SANDERSON G. N., 1969, p. 22 note (1).
L’anthropologue Wendy James a également noté la persistance, entre les années 1880 et les années
1980, de certains patterns sociaux, politiques et culturels caractéristiques de la région frontalière située au
sud du Nil bleu. Elle évoque même l’existence d’un « caractère frontalier » commun aux différentes
communautés locales. Cf. JAMES W., 1991.
102
La frontière soudano-éthiopienne contemporaine fut délimitée par l’accord anglo-éthiopien du 15 mai
1902, conlu après plusieurs années de négociations entre l’émissaire britannique John Lane Harrington et le
Négus Ménélik II. Cf. MARCUS H. G., 1963 et AL-JA‘ALĪ al-B. ‘A., 2000, p. 81-83.
101
129
survie économique de chaque pays, du fait de leurs différences climatiques et
géographiques.103 Incluse dans le territoire du Soudan, la ville d’al-Qallābāt se distingue
par la rencontre des cultures soudanaises et éthiopiennes, qui marque des domaines aussi
divers que la gastronomie, les liens familiaux (mariages mixtes) et les pratiques
linguistiques (bilinguisme arabe et amharique).104 En outre, ces dernières décennies ont
connu des migrations bidirectionnelles notables entre le Soudan et l’Ethiopie / Erythrée.
Les ressortissants éthiopiens et érythréens constituent numériquement le groupe le plus
important de migrants récents au Soudan.105 Les causes de leur mouvement sont
essentiellement politiques et économiques, variant au gré des renversements de régime et
des famines qui ont successivement touché la région depuis les années 1960.106 Bien que
nous disposions de moins d’informations concernant les flux migratoires inverses, notre
expérience personnelle à Khartoum nous a appris que de nombreux opposants au régime
d’‘Umar al-Bashīr, en particulier des sympathisants de la Sudan People’s Liberation
Army (SPLA), ont trouvé refuge en Ethiopie au cours des années 1990 et jusqu’à nos
jours. Enfin, la pratique relative aux butins de guerre semble avoir considérablement
évolué, du moins en ce qui concerne la zone frontalière soudano-éthiopienne. Les visas
requis pour traverser la frontière, qu’ils soient d’entrée ou de sortie, représentent
aujourd’hui une source de revenus non négligeable pour les deux Etats.107 En instaurant
une taxe sur des humains en mouvement, ces visas rappellent à notre esprit un processus
de marchandisation de l’homme qui, au Soudan mahdiste comme dans d’autres espacestemps, constituait l’un des fondements de l’esclavage et de la traite des esclaves.
103
BABIKER M., Entretien au Development Studies and Research Institute (DSRI), Université de
Khartoum, 29 février 2007. Alors que le Soudan jouit d’un accès à la mer Rouge, l’Ethiopie perdit le sien
avec l’indépendance de l’Erythrée en 1993. Cependant, l’Ethiopie bénéficie d’une agriculture productive
tout au long de l’année, ce qui n’est pas le cas du Soudan.
104
Ibid.
105
LE HOUEROU F., 2004, p. 14.
106
Ibid., p. 37, 41, 42, 43, 50, 51. Une première vague de migrants est liée à la guerre d’indépendance de
l’Erythrée dans les années 1960. Celle de 1974 suivit la révolution qui déposa le Négus Häylä Sellassie. Au
cours des années 1980, les exclus du régime du colonel Manguestu et les indépendantistes érythréens
partagèrent l’expérience de la migration. Enfin, la chute de Manguestu en 1991 provoqua la fuite de ses
partisans en direction du Soudan. En 2002, le nombre de migrants éthiopiens et érythréens habitant les
zones urbaines du Soudan aurait été estimé à plus d’un demi million de personnes.
107
BABIKER M., Entretien au Development Studies and Research Institute (DSRI), Université de
Khartoum, 29 février 2007. Les Soudanais doivent obtenir un visa pour se rendre en Ethiopie depuis la
tentative d’assassinat du Président égyptien Mubārak à Addis Abeba le 25 juin 1995. Le gouvernement
soudanais est en effet soupçonné d’avoir soutenu l’attaque, notamment à travers son ambassade d’Addis
Abeba.
130
VII. Conclusion
Le cheminement réflexif que nous avons parcouru jusqu’ici s’est efforcé
d’apporter des éléments de réponse aux deux questions fondamentales qui constituent la
problématique de cette recherche. Dans un premier temps, notre analyse s’est focalisée
sur la façon dont Ismā‘īl b. ‘Abd al-Qādir, en tant que membre de l’élite intellectuelle,
judiciaire et religieuse de l’Etat mahdiste, représente les relations soudano-abyssines de
son époque. Nous avons observé que le Ṭirāz colore ces relations d’une teinte
idéologique et religieuse extrêmement forte en même temps qu’il les transforme en
instrument
de
« panégyrisation »
du
Khalīfa
‘Abdullāhi.
Affublé
d’un
titre
particulièrement évocateur, l’ouvrage ne cède à aucune nuance ni ambiguïté, aussi bien
lorsqu’il traite de l’attitude du Soudan mahdiste vis-à-vis de l’Abyssinie que lorsqu’il
célèbre l’issue heureuse du conflit.
Le second questionnement auquel nous nous sommes confronté pose un défi
autrement plus difficile à relever que le premier. En effet, un problème aussi complexe
que celui du lien entre les représentations et une réalité historique intrinsèquement
insaisissable requiert une réponse pareillement complexe, prudente et en aucun cas
définitive. Rappelons encore une fois que notre démarche n’a eu ni la prétention, ni peutêtre la naïveté, d’opposer de façon dichotomique la catégorie des représentations et celle
d’une hypothétique réalité absolue. Bien que nous admettions l’existence d’une réalité
historique (évidemment imperceptible dans sa totalité), nous situons tout processus
descriptif ou réflexif postérieur à cette réalité dans le domaine des représentations. Ainsi,
la façon dont nous avons dépeint les attitudes réciproques du Soudan mahdiste et de
l’Abyssinie à l’égard l’un de l’autre relève inévitablement du mode représentatif.
Examiner le lien entre les représentations coulées dans le Ṭirāz et la réalité des
relations soudano-abyssines telle qu’elle transparaît à travers un éventail de sources
historiques et bibliographiques revient donc à mettre face à face deux types de
représentations : celles d’un chroniqueur dévoué à la cause mahdiste, dont l’œuvre
cherche à convaincre de la vérité de la Mahdiyya tout en faisant l’éloge de son leader ; et
celles d’une historienne en devenir qui, conditionnée par l’espace-temps dans lequel elle
évolue comme par un bagage culturel et personnel spécifique, s’efforce d’approcher les
131
relations soudano-abyssines à l’aide d’une méthode « scientifique » élaborée par des
générations successives d’historiens.
La confrontation du Ṭirāz à d’autres sources historiques et bibliographiques a
déclenché trois dynamiques majeures. Premièrement, nous avons pu déceler certaines
distorsions marquantes de « faits historiques » qui accentuent le caractère ahistorique de
l’ouvrage d’‘Abd al-Qādir. L’examen de ce décalage nous a permis de préciser les
contours politiques, religieux et idéologiques du positionnement de l’auteur face aux
événements et controverses qui remuaient le Soudan mahdiste. Deuxièmement, nous
avons été sensible à la dissonance de processus d’ordre interprétatif ayant trait à
différentes facettes des relations soudano-abyssines. Nous avons par exemple constaté
que les origines, l’évolution et les modalités du conflit qui opposa le Soudan et
l’Abyssinie
au
cours
des
années
1885-1889
font
l’objet
d’interprétations
remarquablement divergentes selon les diverses sources dont nous disposons.
Troisièmement, le fait que plusieurs phénomènes sociaux, économiques, politiques et
diplomatiques soient furtivement évoqués dans le Ṭirāz nous a encouragé à creuser sous
la surface poreuse de la zone frontalière soudano-abyssine. Nous y avons fait émerger
différentes modalités d’échanges matériels et représentationnels qui constituent un pan
important des interactions entre les sociétés soudanaise et abyssine, et ceci jusqu’à nos
jours.
Ce travail a permis de montrer que le rapport entre les représentations d’‘Abd alQādir et la réalité toute relative des relations soudano-abyssines –telle que nous l’avons
exposée- n’est réductible ni à une adéquation parfaite, ni à un cloisonnement total. Les
deux ensembles sont en effet reliés par des attaches parfois troubles, parfois incertaines,
mais toujours présentes et intrigantes, qui méritent pleinement l’attention de l’historien
des représentations. Ceci nous conduit à une double critique de l’approche d’Edward W.
Said dans son célèbre ouvrage intitulé Orientalism (1978). En premier lieu, Said évacue
le problème du lien entre les représentations et la réalité sous prétexte que le langage des
représentations « ne cherche même pas à être précis. »1 Si nous appliquions ce
raisonnement à notre sujet d’étude, la déduction logique serait que nous devrions éviter
de nous intéresser au rapport entre le Ṭirāz et la réalité qu’il paraît dépeindre à cause de
1
SAID E. W., 1997 (1978¹), p. 89.
132
l’ahistoricité assumée de son auteur. Il nous semble toutefois que la volonté d’‘Abd alQādir d’être « religieusement convaincant » plutôt qu’ « historiquement fiable » ne
décharge pas l’historien de la tâche difficile qui consiste à examiner ce fameux lien.
En second lieu, Said annule à plusieurs reprises, par le biais de différentes
formules, la possibilité d’une correspondance entre les représentations et la réalité (dans
le cas de l’orientalisme). A titre d’exemple, il écrit :
« La valeur, l’efficacité, la force, la vérité apparente d’une assertion écrite sur l’Orient
reposent très peu sur l’Orient en tant que tel et ne peuvent en dépendre instrumentalement. Au
contraire, l’assertion écrite est une présence pour le lecteur du fait qu’elle a exclu, déplacé, rendu
superflu « l’Orient » comme chose réelle. »2
D’abord, que désigne-t-il par l’expression vague « l’Orient en tant que tel » ?
Nous pensons intuitivement à l’Orient réel, auquel Said n’accorde pourtant pas le droit à
l’existence dans d’autres passages de son ouvrage (d’où une première inconsistance).
Ensuite, la représentation semble s’être substituée à la réalité d’une façon irréversible et
absolue, l’invalidant du même coup pour l’érudit orientaliste, le public de ses lecteurs et
pour Said lui-même. Les interactions entre les représentations et la réalité ne se résument
néanmoins pas à une simple action de camouflage ou de dissimulation ; elles relèvent
d’un rapport à la fois relatif, dynamique et ambigu, nous semble-t-il. Enfin,
l’argumentaire de Said recèle une faiblesse supplémentaire, qui renvoie à l’une des
nombreuses contradictions internes de son livre. Bien qu’il annonce son intention de ne
pas traiter du lien entre les représentations et la réalité, il ne peut s’empêcher d’évoquer la
question pour supprimer toute trace de correspondance éventuelle, ajoutant à
l’inconsistance de son raisonnement.3
Quelles sont les limites de notre recherche ainsi coulée dans un mémoire de
master 2 ? Outre les limitations relatives aux sources, que nous avons exposées en
introduction, et les contraintes temporelles inhérentes à un programme de master 2, nous
pouvons distinguer trois grands ensembles de limites. Le premier se rattache à la
perspective globale à partir de laquelle nous avons analysé les représentations des
relations soudano-abyssines. Dissymétrique, notre approche tend à privilégier une
2
3
Ibid., p. 35.
Cf. la citation précédente et Ibid., p. 130.
133
perspective mahdiste au détriment d’un point de vue abyssin. Cette orientation découle de
la sélection du Ṭirāz comme source initiale principale ainsi que de contraintes
linguistiques (méconnaissance de l’amharique), logistiques et temporelles (impossibilité
d’effectuer des missions au Soudan et en Ethiopie en très peu de temps et avec peu de
moyens).
La seconde limite qu’il nous faut signaler a trait au type d’approche historique
que nous avons adoptée dans l’élaboration de notre réflexion. Notre histoire des
représentations est essentiellement une histoire des élites au moins pour deux raisons.
Premièrement, la façon dont nous employons l’expression « relations soudanoabyssines » renvoie dans la plupart des cas aux relations entre deux Etats, le Soudan et
l’Abyssinie, et aux contacts inter-élitaires correspondants. Deuxièmement, la grande
majorité des sources primaires qui ont alimenté ce travail sont des documents d’archives
produits par et pour des élites politiques, militaires et religieuses. Le chapitre consacré
aux échanges « transfrontaliers » constitue l’un des rares espaces où la discussion
englobe –quoique timidement- les sociétés plus larges du Soudan et de l’Abyssinie.
Enfin, la troisième catégorie de limites se rapporte à l’articulation des contenus en
fonction de notre double problématique. Le processus argumentatif que nous avons
construit tout au long de ces pages fait référence à de nombreux objets de réflexion qui
exigeraient un approfondissement plus important, impossible à réaliser dans l’espace
restreint d’un mémoire de master 2.4 Parmi les angles d’approche des relations soudanoabyssines que nous n’avons guère évoqués, les répercussions historiographiques de la
confrontation de 1885-1889 pourraient faire l’objet d’un développement particulièrement
intéressant et novateur. Il s’agirait de questionner le rôle du conflit dans l’élaboration des
histoires nationales soudanaise et éthiopienne. Une dissemblance fondamentale entre les
vécus historiques respectifs du Soudan et de l’Ethiopie à l’époque contemporaine –
l’expérience ou non d’une domination coloniale prolongée- laisserait alors supposer une
représentation et un usage différenciés du conflit soudano-abyssin dans les
historiographies nationales récentes.
4
Nous pensons notamment aux questions soulevées dans le chapitre portant sur les échanges
« transfrontaliers », telles que le commerce, les butins de guerre, l’espionnage, l’asile politico-religieux et
les conventions sociolinguistiques régulant les contacts diplomatiques.
134
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Sources
Archives
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CAIRINT 1/29/148
MAHDIA 1/22 (Khalīfa à Yūnis al-Dikaym 1304-1310)
MAHDIA 1/26 (Khalīfa à Ḥamdān Abū ‘Anja 11 Muḥarram 1305 – 7 Sha‘bān 1305)
MAHDIA 1/34 (Abyssinia and the Sudan)
MAHDIA 3/12 (Daftar al-Ṣādir)
MAHDIA 8/1/4/‫( أ‬Majmū‘at Abū ‘Anja, Bayt al-Māl)
Sudan Archive, University of Durham
SAD 218/2/151 [mp]
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Document muséographique
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Entretiens personnels
BABIKER Muṣṭafa, Entretien au Development Studies and Research Institute (DSRI),
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AL-QADDĀL Muḥammad Sa‘īd, Entretien au Département d’Histoire de l’Université de
Khartoum, 22 février 2007.
Annexes
1. Cartes
A. Le Soudan mahdiste : batailles et extension territoriale
Extrait de HOLT Peter M. et Martin W. DALY, A history of the Sudan from coming of Islam to the present day. Londres,
Longman, 2000 (1961¹), p. 201.
I
B. Le Soudan mahdiste à la fin de 1885
Extrait de WINGATE Francis R., Mahdiism and the Egyptian Sudan: being an account of the rise and progress of Mahdiism,
and of subsequent events in the Sudan to the present time. Londres, F. Cass, 1968² (1891), p. 265.
II
C. Le Soudan mahdiste à la fin de 1889
Extrait de WINGATE Francis R., Mahdiism and the Egyptian Sudan: being an account of the rise and progress of Mahdiism,
and of subsequent events in the Sudan to the present time. Londres, F. Cass, 1968² (1891), p. 465.
III
D. Le Soudan mahdiste à la fin de février 1891
Extrait de WINGATE Francis R., Mahdiism and the Egyptian Sudan: being an account of the rise and progress of Mahdiism,
and of subsequent events in the Sudan to the present time. Londres, F. Cass, 1968² (1891), p. 508.
IV
E. Le Soudan mahdiste en mars 1895
Sudan Archive, University of Durham. SAD 218/2/151 [mp]
V
F. Evolution territoriale de l’Abyssinie
Extrait d’ERLICH Haggai, Ethiopia and the Middle East. Boulder (Colo), Lynne Rienner Press, 1994, p. X.
VI
G. L’Abyssinie au XIXe siècle, villes et principautés
Extrait de ZEWDE Bahru, A history of modern Ethiopia, 1855-1974. Eastern African studies. Londres, 1991, p. 17.
VII
2. Archives mahdistes
A. Vision prophétique du Khalīfa ‘Abdullāhi (5 janvier 1888)
MAHDIA 3/12 (Daftar al-Ṣādir) p. 9.
VIII
B. Rapport de Ḥamdān Abū ‘Anja sur les butins de guerre (29 janvier 1888)
MAHDIA 1/34/16B/67 Ḥamdān Abū ‘Anja au Khalīfa, 15 Jumāda al-Ūlā 1305 / 29 janvier 1888.
IX
C. Lettre de Ḥamdān Abū ‘Anja au Négus Jean IV (janvier 1889)
MAHDIA 8/1/4/‫أ‬/58 Ḥamdān Abū ‘Anja à Jean d’Abyssinie, Jumāda al-Ūlā 1306 / janvier 1889.
X
3. Photographies
A. Le tombeau du Mahdī (Omdurman, 24 février 2007)
B. La presse lithographique de l’Etat mahdiste (Omdurman, 27 février 2007)
XI