Les relations de pouvoir dans l oeuvre de La Fontaine

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Les relations de pouvoir dans l oeuvre de La Fontaine
UNIVERSITE DE LILLE III
LES RELATIONS DE POUVOIR
DANS L'OEUVRE DE LA
FONTAINE
THESE DE DOCTORAT
( NOUVEAU REGIME )
PRESENTEE PAR :
YVES LE PESTIPON
SOUS LA DIRECTION DE :
M. LE PROFESSEUR PIERRE MALANDAIN
Remerciements
Pour Marie France,
Pour Kali dont le Papillon souvent se jouaf Et en
hommage au dit Papillon
3
-
4
-
INTRODUCTION
"Irait-on là le prendre" ?1
La Fontaine échappe à la prise. Les "longs replis du cristal
vagabond2", on peut les accompagner, si 11 on veut, mais sûrement pas
les prendre» On multiplie les procédures, les systèmes, mais on ne
peut jamais finir»
"C! est proprement un charme3"* Qufon ait rivalisé avec lui, comme
le suggérait la Préface des Fables, qu!on l'ait parodié, cité, appris,
glosé, exploré dans ses moindres mots, La Fontaine n'a cessé de faire
parler. A en juger par les témoignages, au XVIIème siècle, 13 homme
suscitait déjà des commentaires. 11 intriguait. Dans la "chambre du
sublime4", il n 1 était pas tout à fait entré, mais il n 1 était pas dehors.
Il entrait» 11 était en mouvement * Etait™ il une gloire du siècle
? Ne 15 était-il pas ? On s1 interrogeait « On le reconnaissait brillant
causeur, mais, si on 1? invitait, il pouvait ne rien dire. Il était
marié, mais il ne vivait pas avec sa femme, et cependant, il cherchait
à lui plaire13. . . Personnage singulier qu? aucune formule ne peut
saisir, mais qui n'est pas inquiétant, dramatique, mystérieux comme
un Tristan L1Hermite, ou, surtout, comme les grands romantiques. Un
personnage troublant mais transparent, une énigme claire*
1. Belphégor,
(Xï1,
Dorénavant, nous
27),
Oeuvres
complètes.
Gailimard,
Pléiade,
1991,
p.
518-
utiliserons cette édition pour tout renvoi aux Contes et aux fables.
2- Adonis, Oeuvres diverses. Gailimard, Pléiade, 1958, p. 8» Dorénavant, cette édition sera indiquée
par : O.P., p...
3. A Mme de Montespan, vers 7.
4. Mme de Thiange aurait offert au jeune duc du Maine "une chambre grande comme un table, toute dorée"
où seraient réunis les grands écrivains du temps. On y aurait vu Racine faire à La Fontaine s i gne
d'approcher. Voir Jean-Pierre Collinet, in La Fontaine, Oeuvres complètes, Gallimard, Pléiade, 1991,
CLVIII.
5. Relation d'un voyage de Paris en Limousin, 0. D., p. 533.
-
5
-
Quand la connaissance désirée paraît impossible, le mythe peut
naître. Celui d!un La Fontaine rêveur, paresseux, distrait se
répandit, et 1'homme La Fontaine, qui y trouvait sans doute avantage,
ne fit visiblement rien pour ss y opposer. La critique moderne a
contesté la validité de cette imagerie, mais sans 15 anéantir tant
11 oeuvre la favorise.
Tentation des biographes, et frustration des biographes devant
cette "fuyante proie6". Parmi les grands classiques français, aucun
ne donne autant d!indices sur sa personne et ne dit si volontiers "je".
Or, ce "je" paraît plus rhétorique que romantique» Je tentateur* On
voudrait y voir des confidences, et 11 on se tromperait à trop y en
voir, mais on se tromperait aussi en les négligeant. Le chercheur est
attiré, mais il ne trouve souvent à prendre que des faits limités,
des anecdotes douteuses, parfois le mythe « En cherchant à le détruire,
il accentue parfois une constante des biographies lafontainiennes
modernes : dire que La Fontaine n9 était pas ce que 11 on croit qu?
il fut7...
Malgré
le
sérieux
de
ces
demi-convaincu, se demandant s
travaux,
1
leur
lecteur
reste
à
il ne faudrait pas''prendre La
Fontaine ailleurs/
Faut-il renoncer à la biographie et travailler sur ce qui paraît
sûr, le texte ? Mais quel texte ? Dans la critique, même actuelle,
on est frappé par le déséquilibre entre 11 étude . des Fables et 11
étude du reste de 15 oeuvre » Différence de qualité dira-t-on. Psyché,
cependant, n
1
est pas un texte secondaire» LF ensemble des Contes
mérite mieux que le sort qu'on lui réserve » Valéry a rendu hommage
à Adonis8 que 11 on néglige souvent» Plusieurs critiques, comme
Jean-Pierre Collinet dans sa thèse9, ont même travaillé sur 11 ensemble
de 11 oeuvre, mais cet ensemble n
une
"oeuvre-texte
1055
,
1
a pas encore assez été pensé comme
une totalité qui se développe, revient sur
elle-même, et dont les divers moments prennent sens les uns par rapport
6. Odette de Mourgues : 0 Muse, fuyante proie..., José Corti, 1962.
7. "Reste à savoir si l'homme qui a écrit les Fables a vécu comme dans sa légende". Roger Duchêne,
La Fontaine, Fayard, 1990, p. 13.
:î
8. Paul Valéry, Au sujet d Adonis,
in Variété, volume I, p. 51-90, Gai l imard, 1924.
(référence à
vérifier.)
9. Jean-Pierre Collinet, Le Monde littéraire de La Fontaine,
10. L'Oeuvre-texte, Revue des Sciences Humaines, 1989/3.
aux autres»
PJJ.F., 1970.
Souvent dissociées, les oeuvres de La Fontaine sont volontiers
mises en morceaux choisis. On dépèce. On démembre. Les exigences de
11article universitaire rejoignant ici celles de "l 1 heure de cours",
les fables s 1 étudient souvent comme des totalités singulières, sans
souci de leur position dans le livre ou le recueil. Georges Couton
note pourtant qu1il y aurait "beaucoup à trouver sur les intentions
qui ont présidé dans chaque livre au groupement des fables, sur leurs
rapports de voisinage1111. . * Et 11 on en dirait autant des livres de
Contes »
Dans cette mise en morceaux, on retrouve cette difficulté de
prendre. A défaut de tout prendre, on tronque et on prend quelque
partie « Mieux vaut peu que rien. La méthode séduit d f autant plus que
beaucoup de textes ouvrent un monde, et que La Fontaine semble la
légitimer : n f a-t-il pas publié des fragments qu3 il redistribuait,
plus tard, dans un nouveau recueil1- ?
Si 11 on voit 1 1utilité de ces micro-lectures, on en pressent les
limites, mais quand on s1 en contenterait, l'embarras ne finirait pas
: dans de multiples fragments de 11 oeuvre - singulièrement dans les
11.
12.
?
- 6 Georges Couton : Introduction de son édition des Contes et nouvelles
en vers, p. XXXVÏ, Garnier, 1971.
Les Fables nouvelles de 1671
contiennent hui t fables que La Fontaine réparti t ensuite dans
divers livres du second reçueil.
Fables - on retrouve la difficulté à prendre» Vouloir expliquer une
fable, c
1
est sentir un moment s1 évaporer les repères : Les Membres
et 11 Estomac sont apparemment un éloge de 11 ordre monarchique, mais
19 orateur est Ménënius, non la Fontaine, et le texte illustre autant
le pouvoir des fables que la valeur d ' un système politique. La
Fontaine donne-t-il raison aux.Membres Deux fables plus loin Les
Grenouilles qui.demandent un Roi suggèrent le contraire» Les plaintes
des Grenouilles mangées par la Grue - autre estomac -, sont cependant
qu1on aurait pu
fondées « Le sens,
croire
simple,
dans
cette
fable qui
utilise un
11
apologue insigne entre les fables 13", devient sinueux,
vagabond,
impossible à prendre sans mauvaise foi.
Au livre XII, Lf Ecrevisse et sa Fille propose un ëloge de Louis
XIV qui a su faire retraite pour mieux vaincre. D f abord, on croit ne
lire qusune louange, mais 11Ecrevisse s1 étonne que sa fille marche
"tortu"
:
Et comme vous allez vous-même! dit la Fille»
Puis-je autrement marcher que ne fait ma famille ?
Veut-on que j 1 aille droit quand on y va tortu ?
Elle avait raison ; la vertu
De tout exemple domestique
Est universelle14 «
Le texte a dévié» Eloge d'une retraite royale, il devient soudain
conversation sur 11hérédité du "marcher tortu11 chez 1
Fontaine, apparemment peu soucieux de "1
1
1
Ecrevisse. La
art de la transition15",
rend la bifurcation évidente : "Venons à notre fable". Quelques vers
plus loin, il souligne plus encore une seconde bifurcation :
(«...) Quant à tourner le dos A son
but, j 1 y reviens16Qui tourne le dos ? Louis ? L
1
Ecrevisse (elle ne fait que marcher
s
tortu) , ou La Fontaine ? N est-ce pas lui qui
s
1
11
revient " et qui
était détourné ? Et, dès lors, ne se définit-il pas en parlant "De
ceux qui pour couvrir quelque puissant effort,/Envisagent un point
directement contraire17" ? Cette fable, qui finit par le mot "propos",
nous entretiendrait non seulement de Louis, de 1'Ecrevisse et de sa
Fille, mais aussi de la littérature lafontainienne qui nous entretient
de 11Ecrevisse,
de sa Fille,
de Louis.* «
Que devient 1! éloge initial ? A 11 égard du Roi, La Fontaine n?
emploie-1 - il pas la tactique dont il le loue ? Hypothèse attirante
: sa fable est autant fable politique que
détour,
habile
ou
naturel,
ou
fuite»
La politique
du
-
sur
le
manoeuvre
13. Les Membres et lsEstomac, (III, 2), vers 43.
14. L'Ecrevîsse et sa Fille, (XII,10), vers 20-21.
15. Voir Léo Spitzer : "L'art de la transition chez La Fontaine",
1970.
16. Ibid., vers 27-28.
17. Ibid., vers 4-5.
judicieuse
réflexion
7
-
in Etudes de style, Gallimard*
n f est-elle
pas
11 art
détour ? Tout détour n 1 est-il pas politique ? Jeu fascinant en tout
cas, transparent et irréductible, où le sens, du texte, comme de la
politique, semble se perdre dans un labyrinthe.
Le statut de 11 objet-texte, chez La Fontaine, est souvent
problématique. Qu!on lise L1Ecrevisse et sa Fille, Adonis, Psyché, les
Contes, les Fables, ses textes mènent toujours à d f autres textes,
lafontainiens ou pas, qui mènent à d f autres textes parfois de La
Fontaine, parfois pas. Quiconque étudie cet auteur se voit envahi de
livres qui ne sont pas les siens : Bible, classiques antiques,
dictionnaires, anciens recueils de fables, d f anecdotes, de poèmes,
traités philosophiques, zoologies plus ou moins fantastiques, toute
une bibliothèque vagabonde «,« Plus on cherche, plus on trouve et plus
les volumes se multiplient..» La quête de la source ultime paraît
51
souvent indéfinie*
La tentation dangereuse de recourir à des sources
18
imaginaires " menace. On n 1 est jamais sûr d'avoir tout trouvé.
Peut-être y a-t-il encore une lecture à faire,,« Et la chose encore
serait plus aisée si La Fontaine donnait toujours de sûrs indices,
mais parfois il en donne, parfois il les efface, parfois il lance sur
de fausses pistes comme Borges dans ses Fictions. Ainsi le texte se
laisse-t-il moins prendre qu'il n 1 ouvre sur un vaste intertexte19,
espace fantôme, désiré, désirable, et que suscite à sa mesure
"l f habileté
des
lecteurs20".
,|Le texte
se
définit
autant
par
1
l ensemble ordonné de ses mots que par ses horizons littéraires et
les rapports quf il entretient avec eux. Le lecteur, souvent attiré
par les pistes qu 3 il aperçoit, s5 écarte21, voyage comme tant de
personnages des Fables22,
!
qu il
sans
pouvoir
épuiser
les mondes
entrevoit «
18. Henri Busson ; "La Fontaine et l'âme des bêtes", in Revue d» Histoire littéraire de La France, 1935.
19.Voir Pierre Malandain : La fable et l8 intertexte, Temps actuels,1981.
20.Préface de la Deuxième partie des Contes et nouvelles en vers, p. 605.
21. L5écart est mot très lafontainien. Voir La Laitière et le Pot au lait (VIÎS9)
: Quand je suis seul, je fais au plus brave un défi;
Je m1écarte, je vais détrôner le Sophi.
22. Voir Le Cochet, le Chat et le Souriceau, (VI, 5), Le Rat et l'Huître, (VIII,9)...
-
9
-
La méditation lafontainienne sur le voyage a sûrement partie liée avec
ces vagabondages dans la bibliothèque.
Ce statut du texte si problématique, si peu saisissabie et qui,
pourtant, s 1 affiche dans les titres, dans les préfaces, interdit toute
réponse simple aux questions courantes et, ici, naïves de l f analyse
littéraire :/ Qui ■ parle ? Au nom de quoi ? Contre quoi ? Pour qui
ou pour quoi ?j Les questions que pose Sartre dans Quj est-ce que la
littérature ? ne paraissent pas plus à même de saisir le fait
lafontainien que les vieilles techniques de l'analyse psychologique
»
Les grandes entreprises critiques des années cinquante et
surtout soixante ont quelque peu contourné cette oeuvre « Il n'y a pas
eu de critique marxiste d f ensemble sur La Fontaine, pas davantage de
critique psychanalytique d f ensemble, et pas non plus d f analyse
structurale d 1 ensemble* Là où Racine donna matière aux grands
affrontements des méthodologies, là où la lecture de Molière connut
à la scène et dans les livres tant de renouvellements, La Fontaine est
resté à part, objet privilégié d!une critique scrupuleuse, mais peu
ambitieuse dans ses conceptions théoriques. Il ne se présentait pas
comme un écrivain facile à situer, mais pas non plus comme une
flamboyante énigme, un défi. Nulle place pour lui dansf fla théorie des
exceptions^". Ni peut-être assez singulière (n1 imite-1-Il pas ?), ni
assez représentative d
1
un groupe politique, religieux, littéraire,
son oeuvre, qui nf était ni d9 un rebelle ni d!un porte-parole,
décourageait les schémas » D f aucuns, quelque peu Loups, s'irritaient
peut-être qu8 on ne .sût, comme le Chien d5 une fable, "par où le
prendre24" » . •
Pendant
les cathédrales
les
vingt
dernières
Idéologiques
se
années,
délitaient,
alors
que
La
23. Philippe Sollers : Théorie des exceptions, Gallimard, 1986= Notons, cependant que Sollers a salué Les
ambiguïtés de La Fontaine dans Le Monde lors de la parution du volume de La Pléiade présenté par
Jean-Pierre Collinet ; "Subversion de La Fontaine98, Le Monde, Vendredi 19 avril
1991.
24. Le Chien à qui on a coupé les oreilles, (X,8 )
Fontaine
a
suscité 1fintérêt de personnages qui négligent les systèmes pour mieux
travailler à la marge, qui analysent pour ouvrir des lectures plutôt
que pour convaincre d1 une seule* Michel Serres, Claude Reichler, Louis
Marin25, pour ne citer que les plus notables, ont ainsi rencontré La
Fontaine sans s 1 attarder à des recherches érudites. 11 ne s 1 agît pas,
pour eux, de prendre le "Papillon du Parnasse 26", de trouver l'exacte
origine et le sens de sa "philosophie", mais ils passent par ses textes,
comme lui-même est passé par d1 autres. Ils lui empruntent des
situations, des mots, des éléments d 1 analyse et ils en explorent,
souvent en d9autres domaines,
la validité.
Avec La Fontaine, ils mènent une conversation où un partenaire
stimule agréablement 1s autre, plus qu1 une explication qui se rêverait
exhaustive « Leurs réflexions Irritent parfois, mais laissent toujours
"quelque chose à penser27" et ont beaucoup fait: pour La Fontaine, comme
en témoigne la récente édition des Fables28 à L8 Imprimerie nationale
dans laquelle Marc Fumaroli opère une remarquable synthèse qui veut
moins prendre le texte que le faire briller» Cependant, ici encore,
11 oeuvre entière, conformément au choix d'édition, est surtout
convoquée pour souligner la réussite des Fables et introduire à
-
9
-
l 1 analyse, qu f a menée Patrick Dandrey, de leur "fabrique29". Mais 1'on:
attend toujours pour Psyché ou les Contes, les voyageurs de 15 esprit
1
qui sauront s'y aventurer. Plus encore, on attend ceux qui s
essaieront à 13 oeuvre entière»
Sa diversité rend 11entreprise délicate, et oblige à s'interroger
sur sa légitimité. Cette diversité est évidente, mais elle est surtout
constamment proclamée, revendiquée30.
Le
"Papillon du Parnasse",
chaque fois qus il se définit, l f évoque, comme s 1 il n!existait pas,
25. Michel 'Serres s "Ruisseaux. Le Jeu du Loup» Le jeu de La Colombe. Le jeu de La Fille" in Hermès IV,
La Distribution, Minuit, 1977 ; Le Parasite, Grasset, 1980. Claude Reichler : La Pi abolie, Minuit, 1979Louis Marin : "Le Pouvoir du récit", in Le Récit est un piège. Minuit, 1978 ; "Les tactiques du Renard"
in Le Portrait du Roi, Les Editions de Minuit, 1981.
26. Discours à Mme de La Sablière, O.P., p.645.
27. Discours a 'M.'le duc de La Rochefoucauld, (X,14), vers 36.
28. Fables, édition présentée par Marc Fumaroli, Lettres Françaises, Collection de l8 Imprimerie nationale,
1986.
29. Patrick Dandrey, La fabrique des Fables, Klincksieck, 1991.
30. "Diversité c{est ma devise". Pâté d1anguille. Nouveaux contesr p. 863.
chez lui, et avant tout dans son oeuvre, un principe d 1 unité plus
fécond que sa diversité31 « Comment prendre alors La Fontaine ? Racine,
dont
quelques
principes
semblent
régler
11
oeuvre
entière,
a
naturellement attiré davantage les pensées systématiques. Mais 11
oeuvre de La Fontaine semble seulement s1 adapter aux circonstances,
se soumettre aux occasions les plus diverses 32. Quant à proposer une
quelconque formule pour définir La Fontaine, comme le fait André
Siegfried dans son La Fontaine Machiavel français33, cela paraît
d'emblée réducteur. Adonis, Psyché, le Poème du Quinquina ou Les Deux
Amis sont-ils d'un Machiavel, même français ? Des travaux infiniment
plus sérieux, comme ceux de Georges Couton, ou de Pierre Boutang, sur
la politique de La Fontaine34, malgré leur subtilité, ne satisfont pas
non plus pleinement : champ d 5 étude limité et parti pris d f Isoler le
politique, ce que La Fontaine ne fait pas.
Si la diversité pose problème chez La Fontaine, c5 est qu'elle
n ? est pas accidentelle. On ne saurait la réduire aux aléas de 11
existence ou à un brillant superficiel, encore moins à une incohérence
de pensée, Rien à voir ici, malgré quelques apparences, avec la
1
diversité de ces façades baroques sans lien réel avec 1
parle Jean Roussel
35
édifice, dont
. La Fontaine distingue entre diversités. Il
oppose la diversité du Léopard, toute superficielle, et surtout qui
ne crée rien, à celle de 11 esprit36, La diversité
est
profonde
et
C s est
féconde.
5?
qui lui plaît11
une
diversité
créatrice, qui renouvelle, qui se renouvelle, et qui ne confond pas.
On peut la retrouver dans 15 homme, dans ses oeuvres, dans le monde,
31. Une des rimes les plus fécondes de La Fontaine, c'est la rime univers/divers. Exemples :
Une ample comédie à cent actes divers,
Et dont la scène est l'univers.(V,î)
Truchement de peuples divers,
Je les faisais servir d'acteurs en mon ouvrage;
Car tout parle dans l8 uni vers. (Epilogue du second reçueil).
La rime univers/divers est aussï\rîme Univers/divers/vers. ; L8 uni vers divers est dit en vers. Le
vers, qui est total i té, et qui est varié dans ses rythmes, ses sonorités, ses significations, est
lui-même univers divers.
32. Alain Via la dans son Racine souligne cependant les capacités d8 adaptât ion de Racine au champ littéraire
du temps et à ses multiples variations.
33. André Siegfried : La Fontaine Machiavel français, Ventadour, 1955.
34. Georges Couton ; La poli t i que de La Fontaine, Les Bel les Lettres, 1959. Pierre Boutang, La
Fontaine politique, J.-E. Hallier, Albin Michel, 1981.
35.Jean Rousset : La littérature de lsâge baroque en France, Circé et le Paon, Corti, 1953, p.167-169
36. Le Singe et le Léopard, (IX, 3).
mais elle peut être menacée ou invisible aux yeux. Pour la reconnaître,
en jouir, et y ajouter, il faut être subtil et, dans 1 1 exacte mesure
du possible,
libre.
Sans analyser ici la nature et la valeur de cette diversité,
contentons-nous d s observer que La Fontaine en proclame, comme par
défi, 11 importance en plusieurs lieux de 11 oeuvre et que, chez
lui, diversité et prise forment un couple d 1 oppositions * Sur ce
point, un hibou dit tout :
-
10
-
(. . . ) Rois et dieux mettent, quoi qu * on leur
die, Tout en même catégorie37.
Qui
prend,
ou
qui
a
pris,
ne
cherche
plus
à
distinguer.
XIV voulait,
Le puissant aime le simple,
selon Saint-Simon,
et simplifie «
Louis
38
"tout
confondre ",
forcer,
même
les
tout
"à
rouler
pêle-mêle
avec
le
39
monde ".
Mais
diversité,
]
sienne
i
j
toute
\
seigneurs
et
La
Fontaine
rappelle
cette
la
celle du monde,
tentative
de
et ce rappel même est un défi ... à
—
-—■
prise .
Qui
saurait,
sans
la
détruire,
4 prendre la diversité ?
Les analyses qui s1 esquissent ici s'annoncent complexes.
Ne pourrions-nous pas, sans elles, penser la difficulté de prendre
La Fontaine ? Dire qu'on ne peut "prendre" un poète est, - e n effet,
un truisme. La littérature, et singulièrement la poésie, ne
défie-t-elie pas la prise quand elle est de quelque valeur ? René
Char, Verlaine, Ronsard, autant de "fuyantes proies", La Fontaine
pourrait nf être ni plus ni moins "fuyant" qu1 un autre. En ce cas,
nous devrions plutôt interroger le statut de la littérature « Le
cas La Fontaine est cependant singulier.
D1 abord, depuis longtemps, la critique insiste sur cette
37. L'Aigle et le Hibou, (V, 18 ), vers 10-11.
38. Saint-Simon, Mémoires, 1714-1715, Editions Ramsay, 1978, p. 470
39. Ibid.,p. 463.
prise
impossible.
Commentant
des
vers
d 1 Adonis,
G.
Guisan note ainsi : "Comment analyser ces vers faits de si peu qu 1 ils
fondent à la réflexion ? Comment découvrir le secret de cet art qui
prend mais ne se laisse pas prendre40" ? Ce type d1 aveu revient
constamment dans les travaux consacrés à notre auteur, et témoigne d?
une difficulté réelle.
La singularité du cas La Fontaine tient ensuite à 11 omniprésence
chez lui du thème de la prise « Ce thème est un des plus féconds, et,
selon nous, un des plus rigoureusement pensés d f une oeuvre qu!il permet
d!envisager dans sa globalité.
Les fables, dès les premières, sont souvent affaire de prise*
Quf il s
1
agisse de fromage, d5 agneau, de poissons, de trésor,
d 1 oreille41, les mêmes questions reviennent : Qui prend ? Que prendre
? Comment prendre ? Jusqu1 à quel point prendre ? Au nom de quoi prendre
40. Georges Guisan : "L'évolution de Part de La Fontaine", in Revue d'Histoire Littéraire de La France,
1935, p. 167.
41. - Le Corbeau et le Renard, (1,2) : Le
Renard s'en saisit...
Le Corbeau honteux et confus
Jura, mais un peu tard, qu'on ne 18y prendrai t plus.
- L'Homme et la Couleuvre, (X,1) :
A ces mots le serpent se laissant attraper Est
pris.
- Le Pet i t Poisson et le Pêcheur, (V,3) :
Un carpeau qui n8était encore que fretin
Fut pris par un pêcheur au bord d'une rivière.
- Les Poissons et le Berger qui joue de la flûte, (X,10) : Il
tendit un long rets. Voilà les poissons pris.
- Les Poissons et le Cormoran, (X,3) : Là
Cormoran le bon apôtre (...)
Vous les prenait sans peine, un jour lsun, un jour l'autre.
- L'Avare qui a perdu son trésor,(IV,20) : C 8est
mon trésor que l8on m'a pris.
- Votre trésor ? où pris ?
- Le Chien.à qui on a coupé les oreilles, <X,8) :
Le moins qu'on peut laisser de pr i se aux dents d8 autrui
C'est le mieux.
Même thématique dans les Contes : on trouve la même expression dans Le Ch i en à qui on a coupé les
oreilles et dans Le Diable de Papefiguîère :
11 Le Ch i en.,, : "Un Loup nJeût su par où le prendre".(vers 21 )
Le Diable., ; "Aucun démon n'eût su par où le prendre".(vers 158)
42. "Premièrement je ne sais pire chose / Que de changer son logis en prison". Belphégor, (XI1,27),
p.521.
? Et surtout, qu
1
on soit Corbeau ou quf on soit Chien, comment n'
être pas pris ? Ou encore, inversement, faut-il parfois être pris ?
Y a-t-il plaisir ou utilité à être pris ? Dans les Contes, où le mariage
passe très souvent pour une prison42, on prend tout autant : prise de
voisine,
de mari, de paysan,
de tendron ou de religieuse».. Psyché
est prise, éprise, mais ne peut pas vraiment prendre, et 11Amour la
laisse un moment prendre par sa mère43, dont le coeur, ailleurs, "ne
sait où se sauver4411 quand il doit affronter Adonis. Le Poème de la
Captivité de Saint Ma le, par son titre, laisse plus que tout autre,
attendre une situation de prise «
La prise n3 est pas seulement affaire d1 alimentation, de
^
trésors,
de
logis45,
littérature46,
de
d1 amour47.
ou
Elle
\ concerne
champs
des
tout
cela,
et
qui apparaissent,
dans
on
chacun
rencontre,
en
des
divers
sens,
preneurs,
des pris, des phénomènes de prise plus ou moins subtils, que La
r
Fontaine,
i
sans les confondre,
nous semble vouloir penser
ensemble.
De
cette
unité
de
pensée
témoignent
quelques
vers dédiés au duc de Bourgogne :
A MONSEIGNEUR LE DUC DE BOURGOGNE, qui avait demandé
à M. de La Fontaine une fable qui fût nommée Le Chat
et la Souris
Pour plaire au j eune Prince à qui la Renommée
Destine un temple en mes écrits,
Comment composerai-je une fable nommée Le
Chat et la Souris ?
Dois-je représenter en ces vers une belle Qui, douce
en apparence, et toutefois cruelle Va se j ouant des
coeurs que ses charmes ont pris Comme le Chat de la
Souris ?
Prendrai-je pour suj et les j eux de la Fortune ? Rien ne lui
convient mieux :
et c5 est chose commune Que de lui voir
1
traiter ceux qu on croit ses amis Comme le Chat fait la Souris.
Introduirai-je un Roi qu1entre ses favoris Elle respecte seul,
Roi qui fixe sa roue, Qui n5 est point empêché d1 un monde df
ennemis, Et qui des plus puissants, quand il lui plaît,se j
oue Comme le Chat de la Souris ?
43.
44.
45.
46.
47.
"Je te donne à elle". Les Amours de Psyché et de Cupîdon, O.P. , p. 193.
"Et le coeur de Vénus ne sait où se sauver. "Adonis, O.P.,p.6.
Le Chat, la Belette et le Petit Lapin, (VII,15).
Le Pouvoir des fables, (VI11,4).
"Mais comment vis-je ? et qu'il nous faut pâti r
Dans vos prisons, où l'on fai t longues poses"! A M.D.C.A.D.M., O.D, p. 492.
Mais Insensiblement, dans le tour que j1 ai pris, Mon
dessein se rencontre; et si je ne m 1 abuse, Je pourrais
tout gâter par de plus longs récits : Le jeune Prince
alors se jouerait de ma Muse Comme le Chat de la Souris.
A la demande du jeune duc, La Fontaine ne répond pas d 1 abord par
un récit, mais par une succession d1 applications du titre à divers
champs. Les trois premières tenant du lieu commun, leur Intérêt réside
dans leur regroupement et dans la pensée qui le sous-tend»
Première application : 1!amour. La cruelle est chatte et les
coeurs, pris par ses charmes, sont souris.
-
12
-
Seconde application : la position métaphysique de 11homme * La
Fortune joue avec 15 homme qui n ? en peut mais. Le rapprochement des
deux premiers champs suggère aussi que la Fortune est femme ou que
la fenraie est Fortune.
Troisième application : le politique. Le roi domine même des
puissants, et s1 en joue» Flatteuse pour le grand-père du duc,
cette
strophe ouvre le champ politique,
La Fontaine rapproche ces champs, mais il distingue»
Amphithéâtre, jets, tous au palais répondent,
Sans que de tant d!objets les beautés se confondent48.
Le plaisir esthétique suppose 11unité du spectacle, mais aussi la
distinction entre ses éléments» De même, si la pensée peut lier un
champ à l f autre, elle ne doit pas les confondre. Là où la comparaison
est possible, la métaphore peut-être dangereuse. De la pensée
précartêslenne, La Fontaine conserve -sans doute en poète- le goût
pour les analogies, mais il ne s1y abandonne pas.
A Monseigneur le duc de Bourgogne, avec son rapprochement entre
trois champs, invite à ne pas limiter au politique la réflexion sur
la prise. La prise peut être présente dans les rapports amoureux, mais
aussi dans les rapports de 1? homme à La Fortune, et enfin dans les
rapports politiques*
On
peut
être
pris
par
une
48. Les Amours, de Psyché et de Cupîdon, p. 187.
cruelle,
par
16
-
la
Fortune, par un roi... Aussi, pour se prévenir des possibles dangers,
il convient de louer les uns et les autres
:
On ne peut trop louer trois sortes de personnes
Dieux, sa maîtresse, et son Roi49.
: Les
Dans Simonide préservé par les Dieux, comme dans A Monseigneur
le duc de Bourgogne, les trois champs apparaissent ensemble. De plus,
ces deux textes ouvrent, de manière comparable, un quatrième champ,
sans doute le plus problématique : la littérature « Simonide préservé
par les Dieux ne loue, en effet, ni le Roi, ni les Dieux, ni une
maîtresse, mais les poètes et la valeur de leurs discours : "On doit
tenir notre art en quelque prix50". Le texte finit en évoquant le temps
heureux où "L'Olympe et le Parnasse/ étaient frères et bons amis"•
Au livre XII, aussi, les trois premiers champs préparent, par des
variations, l f apparition du quatrième « La fabrique d f A Monseigneur
le duc de Bourgogne est l f objet essentiel de ce texte même, qui, .à
partir du cas duc de Bourgogne/ La Fontaine, porte à réfléchir sur
les relations lecteur/ auteur et sur la création littéraire.
Le verbe "prendre" apparaissait à la troisième strophe pour
désigner le geste créateur du fabuliste « "Prendrai™je pour sujet les
jeux de la Fortune ? " . On le retrouve dans cet emploi à la cinquième
strophe : "dans le tour que j
1
ai pris". Ainsi le "je" prend un sujet
ou un tour comme la cruelle prend des coeurs. Le rapport auteur/sujet,
auteur/tour est un rapport de prise «
En montrant qu1 il peut prendre, 11 auteur montre qu111 n! est
pas pris. Le rapport duc de Bourgogne/La Fontaine qui pourrait être
un simple rapport Chat/ Souris ne 11 est plus. Pour qu'il le
redevienne, il faudrait que la Fontaine soit assez sot pour ajouter
49. Simonide préservé par les D i eux, (1,14)fvers1-2.
50- Ibid., vers 65.
11
de longs récits". En se soumettant ainsi à l f obligation de raconter,
il risquerait de ne plus plaire,
le fataliste,
comme le narrateur,
dans Jacques
s1 il expliquait la perte du pucelage. Si La Fontaine
ne peut être, dans le réel, le chat du prince-souris, puisqu ' il n1
est pas le plus fort, n 1 est-il pas devenu, dans l'espace littéraire,
le chat de la souris - Prince-lecteur ? Pour cela, il n1 a pas offert
au Prince la fable attendue, mais son titre mis en refrain. Il a su
se glisser entre le titre et le titre, n5 offrant, à partir de lui,
qu5 une recherche de la fable « Il n3 a donc accordé au Prince que ce
qu1 il possédait déjà, mais sans décevoir son désir. Que désire en
effet le Prince ? Une fable ou le travail accompli pour lui plaire
? La Fontaine se comporte comme si 11 essentiel n!était pas la fable,
mais sa recherche, comme si le prince voulait moins une chose que 1 5
effort visible pour la créer à son intention. La Fontaine, en faisant
briller les fables possibles, en maintenant le besoin qu 1 on peut avoir
de lui, et sans rien céder, s 1 affiche ainsi comme un serviteur zélé
qui prévient les plus secrètes envies du Prince. C 1 était lui que 1s
on tenait, c ' est lui qui, dans une certaine mesure, tient . Si le
Prince croyait pouvoir simplement imposer son envie, il se retrouve
déçu, pris, mais il est aussi amusé51 et obliquement instruit de sa
véritable envie.
En comparant, pour finir, le Prince au Chat, La Fontaine suggère
qu'il pourrait être ce qu1il rêve sûrement d1être. Sachant bien son
métier, notre auteur flatte habilement, et, par là, comme tout renard,
échappe à la prise : le Prince ne sera Chat que si son fabuliste gâte
tout "par de plus longs récits". Or le texte étant justement fini,
le Prince ne sera pas Chat, mais il a pu, délicieusement, rêver de
15 être . La souris La Fontaine est un renard des plus matois.
En désarmant le Prince, en lui plaisant, en suscitant un échange,
le texte témoigne du "pouvoir des fables 52", pouvoir qui permet
d1éveiller un public distrait, de retourner la plèbe 53,
les
d1 éduquer
filles pour leur éviter d! être prises54 ou de désobéir, comme
ici, tout en plaisant, et, peut-être, en révélant le sens profond du
51. Voir Les Obsèques de la Lionne, (VIII, 14), vers 52 : "Amusez Les Rois par des songes".
52. Le Pouvoir des fables, (Vï11,4).
53. Les Membres et l'Estomac, (111,2).
commandement. Notons cependant que fable ne désigne pas ici simplement
11 apologue mais, plus largement la littérature en tant qu ? elle est
un jeu, apparemment gratuit, mais qui fascine, qui plaît,
peut-être,
et qui,
instruit *
Avec ces ébauches d! analyses, nous avons vu se constituer un
champ complexe où le rapport Chat/ Souris pouvait se renverser, où
la prise pouvait être réelle ou fictive, le fictif n 1 étant pas
forcément ce qui n 1 existe pas. Ce champ, c1est celui de la littérature
en tant qu5 elle est moyen de prise, et objet de prise par son auteur,
son commanditaire, ou son public55« La prise concerne donc un immense
champ, sciemment organisé, lié à d3 autres, et fondamental dans 11
oeuvre. Songeons seulement aux conversations des quatre amis dans
Psyché, débattant de ce qui peut plus ou moins "attacher56", aux Contes
où La Fontaine se glisse entre les censures, à Contre ceux qui ont
le goût difficile, à la dédicace du second recueil, et, bien sûr, au
fameux Le Pouvoir des fables « Il nous semble qu 1 aucun auteur, au
XVIIème siècle, n!a aussi profondément réfléchi que La Fontaine à la
prise des lecteurs par 11 auteur comme à la prise de 13 auteur par ses
54. Voir Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.P.. p. 206.
55. Les trois fonctions se trouvaient confondues dans le personnage du duc qui était partiellement auteur
(daun titre), mais aussi commanditaire et lecteur.
56. Voir cette remarque d'Ariste, défenseur de la tragédie : "Le mot dont se sert Platon fait que je me figure
le même poète se rendant maître de tout un peuple, et faisant al 1er les âmes comme des troupeaux, et
comme s'il avai t en ses mains la baguette du dieu Mercure".Ibid. p. 180.
lecteurs qui peuvent être des censeurs. Il nous semble aussi que cette
réflexion constamment menée, et qui va en s1approfondissant, et qui,
surtout s1 accomplit au sein des textes, permet de réfléchir
efficacement sur cette oeuvre, sa diversité formelle ou thématique,
les détours qu1 elle emprunte, les procédés d'écriture qu5 elle utilise
(en particulier 1'imitation), son développement, son rythme et ses
méthodes de publication et, sans doute, encore sur les perplexités
qu1elle suscite .
Pour que notre analyse éclaire vraiment le fait lafontainien,
nous croyons qu'elle ne doit pas, a priori, dissocier le champ
"littérature15 des trois champs que suggéraient A Monseigneur le duc
de Bourgogne et Simonide préservé par les Dieux, Qu5 il s5 agisse, en
effet, des cruelles et des galants, de la Fortune et des humains, des
puissants et des misérables, des fables, de leurs auteurs et de leurs
lecteurs (ou auditeurs), nous apercevons déjà - et nous étudierons
plus tard - de multiples phénomènes de prise qui,
s 1 ils sont
distincts, paraissent pensés ensemble «
Pourquoi ne pas appeler notre recherche : "La prise dans 11
oeuvre de La Fontaine11 ? C1 est, qu1 outre son ambiguïté maladroite,
ce titre ne caractérise pas l'ensemble du phénomène que nous voulons
envisager.
--La prise, en effet, est 1 1acte de prendre quand nous voudrions
remonter à ce qui permet de prendre, c'est-à-dire le pouvoir.»
Introduire le mot pouvoir ne va pas sans danger, tant ce mot,
à force d f emplois,
s1est enrichi de sens multiples«
La Fontaine, cependant, 13 utilise, avec fonction d5 unité, dans les
divers champs que- nous avons vu se présenter : pouvoir des fables,
pouvoir de l f Amour, pouvoir de La Fortune, pouvoir des divers
puissants (qu3 il soient Dieu, hommes ou animaux) en d'infinies
occasions57 (qu'elles soient ou non politiques) «
57. Quelques occurrences de "pouvoir" : Pouvoir dans le
champ politique ;
- Les mécontents disaient qu'il avait tout l'empire.
Le pouvo i r, Les trésors, l8 honneur, la dignité» (Les Membres et l8 Estomac, (111,2), vers 36-37.)
- Que Jupin les soumit .au pouvoir monarchique.(Les Grenouilles qui demandent un Roi, (111,4), vers 4.)
Pouvoir dans le champ amoureux :
- Le pouvoir de mon fils de moi-même dispose :
Tout est né pour aimer.(Adonis,O.P., p. 7)
- Jadis une jeune merveille
Méprisait de-ce Pieu le souverain pouvoir. (Paphnis et Alcimadure,(XI1,24), vers 23-24.) Pouvoir de la fortune
- "La.Fortune les a fait courir quelquefois dans la carrière de l8adversité : cette volage et perfide amie leur
a pu ravir des dignités et des biens; mais il n'a jamais été en son .pouvoir de leur ôter la valeur.... Préface aux Fables
nouvelles, O.P. ,p. 599 =
le mot pouvoir a assez souvent le sens de "capacité à", "force à", et il peut ainsi s'employer à toutes sortes de propos.
- Où de tout leur pouvoir, de tout leur appétitf
Dormaient les deux pauvres servantes. ( La Vieille et les Deux Servantes (V,6), vers15-16.)
- Encor que le pouvoir au désir ne réponde,
Nos hôtes agréront les soins qui leur sont dus..(Phi lémon .et' Baucis, (XI1,25), vers 48-49.)
Nous devons alors décider si nous utiliserons une notion
ancienne du pouvoir, que nous prendrions, par exemple chez Hobbes,
Machiavel ou Spinoza, une notion moderne que nous
extraire
nous
d 5 Althusser ou de
Foucault,
ou
pourrions
si
tenterons de reconnaître chez La Fontaine une ...... théorie
propre, certes largement .implicite, mais homogène et unifiante *
Le lire à la lumière des philosophes antérieurs ou contemporains
est stimulant, mais on risque de réduire sa singularité en perdant
les articulations spécifiques entre sa pensée du pouvoir et son art.
Surtout, en s1 installant chez les penseurs politiques, on risque
d 1 oublier que son oeuvre ne ■considère pas le pouvoir en termes
seulement politiques.
Quant à entreprendre une lecture foucaidienne, althussérienne,
ou, pourquoi pas freudienne, du pouvoir chez La Fontaine, c 1 est courir
le risque d1 anachronisme, de subordination intellectuelle et d3 oubli
du fait littéraire. Loin de nous cependant la volonté d !ignorer les
modernes
1
Michel
Serres,
par
exemple,
propose
une
lecture
passionnante de quelques fables, et son oeuvre, même en ses plus
récents développements, paraît être souvent une méditation active sur
La Fontaine58.
Nous prenons le parti (et presque le pari) de chercher une pensée
lafontainienne du pouvoir qui soit complexe, cohérente, spécifique,
qui permette
d'envisager globalement
11
oeuvre
et
d f expliquer
certaines de ses singularités. Nous vouions montrer comment cette
pensée travaille 11 oeuvre et comment toute 11 oeuvre la travaille,
même dans ses secteurs les moins valorisés. Nous partirons donc des
textes de La Fontaine pour tenter d3 y reconnaître les conceptions
qui sous-tendent leurs thèmes, leurs formes et leur production.
Quelques
textes,
dont
nous
expliciterons
le
58» Les premières pages du Tiers-Instruit, (François Bourin, 1991), en interrogeant la diversité
d'Arlequin et le refus royal de la diversité, paraissent .
indirectement méditer sur Le
Singe et le Léopard (IX,3 ), ou sur l'Aigle et le Hibou, (V,18).
choix,
conviennent particulièrement à ce travail de définition, objet
essentiel de notre première partie.
Notre objectif ns est pas de limiter notre enquête aux emplois
ni aux valeurs du mot "pouvoir" chez La Fontaine» Ce mot, en effet,
même s 1 il n f y est pas rare, n f y est pas fréquent* 11 n 1 apparaît -pas,
tant s1 en faut, chaque fois qu
1
on y rencontre le pouvoir» Surtout,
même si son éventail de sens est vaste -pour s1 en convaincre il suffit
de lire les articles "Pouvoir" dans les Dictionnaires de Furetière
et de l'Académie - ce mot ne possède pas au XVIIème siècle le sens
qu f on lui donne aujourd'hui en sciences humaines, celui d'un sujet
actif, mais impersonnel, de tout phénomène humain où apparaissent des
restrictions à la volonté libre des individus, des groupes ou des
institutions » Chez La Fontaine, pas plus que chez ses contemporains,
on ne connaît Foucault. Le pouvoir n f y apparaît pas, délivré de tout
génitif, comme ce concept permettant de penser ensemble les pouvoirs
multiples, divers dans leurs applications, leurs procédures, pouvoirs
qui produiraient et que produiraient les institutions comme la
clinique, la famille, la prison, et le discours. Dès lors, si nous
utilisons ce sens moderne du mot, nous paraissons contredire notre
intention, précédemment affichée, a étudier 11 oeuvre à partir d5 une
conception indigène du pouvoir.
Contradiction apparente seulement : si nous parvenons à repérer
chez La Fontaine une telle conception, le phénomène conçu peut, dans
son oeuvre, ne pas être désigné par un terme qui en saisirait tous
les aspects : ce qui fonctionne comme pouvoir peut excéder ce que les
textes désignent explicitement comme pouvoir* En ne nous donnant pas
à lire une théorie, mais, si 15 on peut dire, une phénoménologie en
actes, La Fontaine assure nous laisser
11
quelque chose à penser". Pour
penser, il faut des mots, et le mot pouvoir peut-être un des ces mots.
Ce mot, au singulier, est pourtant inadéquat. Le singulier fait
croire à une unité du pouvoir et laisse trop supposer que le pouvoir
est une personne . Or, par sa pensée comme par sa pratique, La Fontaine
est 11 homme du pluriel. Ilner amène pas le multiple à 1 1un mais cherche
à faire éprouver la pluralité dynamique du monde, sa féconde
"diversité". L5 absence du sens fédérateur du mot pouvoir, chez lui,
si elle est un fait d f époque, participe de sa répugnance à tout réduire
à 11 unité «
n!a
pas
En lisant 15 oeuvre,
le
on
sentiment de,....rencontrer
le .pouvoir,
mais
des
pouvoirs distincts, pouvoir de la Fourmi sur la Cigale, de Vénus sur
Adonis, de 1
1
Arabe sur Malc et sa compagne, des maris sur leurs femmes
ou des femmes sur leurs maris, de la fable sur ses lecteurs ou des
lecteurs sur le fabuliste . . « Pour rendre compte de cette
multiplicité de micro ou de macro pouvoirs, il faudrait donc,
introduire le pluriel dans notre titre qui deviendrait "les pouvoirs
dans 1s oeuvre de La Fontaine"«
Ce titre, qui pourrait plaire aux historiens, fait courir le
risque d1 un émiettement et détruit, d5 emblée, 1 ' unité de pensée.
Or s1 il y a, chez La Fontaine, phénoménologie des pouvoirs, nous
croyons qu1 il y a aussi unité de conception de quelque chose qui
concerne le pouvoir. L5 univers est ainsi à la fois un et divers et
1!"ample comédie11 qui le représente est une totalité "à cent actes
divers60" . La Fontaine est 15 homme de 1! un et du multiple61. Perdre
le singulier, dans le titre, est aussi grave qu 1 effacer le pluriel.
C? est annoncer une enquête éclatée sur les innombrables pouvoirs qui
se manifestent dans toute 1'oeuvre, et c1est assurément se perdre avant
d1 avoir commencé puisque 11 enquête, quelque énorme qu1 elle soit,
restera incomplète et oubliera le centre.
Pour définir notre enquête et notre obj et, nous devons donc
associer singulier et pluriel, unité et diversité »
de pouvoir dans 1
convenir
:
1
oeuvre de La Fontaine
un
tel
titre
11
ff
Les phénomènes
pourrait apparemment
suggérerait
perspective phénoménologique de notre recherche, c
s
la
est-à-dire la
59. En poli tique, aux XX i ème siècle, on combat volontiers "le pouvoir".
60. Le Bûcheron et Mercure, (V,1), vers 27.
61. "Papillon du Parnasse et semblable aux abeilles"... Discours à Mme de La Sablière. O.D., p.645.
volonté de saisir une essence dans les phénomènes qui nous sont donnés
à lire sans que jamais cette essence ne nous soit proposée* Il
indiquerait que, pour La Fontaine, le pouvoir n 1 est nulle part
ailleurs que dans ses complexes manifestations, rire d !une fourmi,
fastes d! un roi, jeux d3 un chat * *. Si nous ne le retenons pas, c3
est qu1il ne nous indique rien quant à la nature des phénomènes de
pouvoir, ou peut même, nous suggérer de fausses idées « Or, La Fontaine
accorde - singulièrement dans les Fables - une grande importance aux
relations » La conjonction "et", présente dans tant de titres, paraît
emblématique d f une oeuvre qui montre sans cesse les différences, qui
insiste sur la nécessité de les voir, mais qui prétend moins les
inventorier qu1 interroger leurs juxtapositions62 : différence et
relation ont partie liée, mais aussi s 1 opposent. Pas de relations sans
différences, mais les relations tendent parfois à anéantir les
différences» S5 il n5 y pas de Loup et s1 il n! y a pas d5 Agneau, il
n
1
y a pas de relation Loup/Agneau (et que serait un monde où il n 5
-
17
-
y aurait que des loups ou que des agneaux 63 ?) , mais s1 il y a relation
Loup/Agneau,
1'Agneau risque de disparaître.
Plusieurs thèmes de la méditation lafontainienne nous semblent
se nourrir de ce constat. Sans en développer ici les conséquences
reconnaissons que 13 importance qus il accorde aux relations, et donc
à la forme "récit", concerne au premier chef les phénomènes de pouvoir
: pas de phénomène de pouvoir, chez lui, sans mise en place d ! une
relation de pouvoir. Le pouvoir n1est pas un fluide mystérieux qui
viendrait ds on ne sait où. Il est 11 expression d1une situation à un
moment et en un lieu donné. On n'en saisit la nature, les modalités,
la cruauté ou la justice qu * en les pensant en termes de relation.
Ce ne sont là quf affirmations » Pour les valider, et en montrer
les conséquences,
en particulier pour les formes de
62. Voir Le Gland et ta Citrouille, (IX,4).
63. Voir Rien de trop, (IX, 11).
11 oeuvre, il nous faudra analyser les mécanismes des relations de
pouvoir et, pour cela, voir si La Fontaine propose des modèles et
tenter de les repérer. Ce modèle ou ces modèles étant constitués, nous
devrons
étudier
comment
fonctionnent,
dans
les
textes,
et
singulièrement dans les récits, une grande diversité de relations de
pouvoir qui se développent dans le temps, dans 11 espace, modifient
leurs termes, s s inversent, se fondent sur la force, le savoir, la
séduction, 11 institution, et qui, voisinant avec d1 autres types de
relations, les subvertissent ou s1 en trouvent subverties « Cette étude
nous permettra, parfois, de renouveler l s approche de certains textes,
même parmi les plus connus *
Cela ne suffit pas : si 11 oeuvre présente les relations de
pouvoir, elle occupe, comme oeuvre littéraire et comme création d 1 un
homme particulier, des positions dans diverses
relations
de
pouvoir,
relations
avec
ses
lecteurs,
ses
commanditaires, les censures et même la tradition qui ne doit pas la
rendre esclave64. Or, nous 1! avons dit, La Fontaine est conscient de
cette situation complexe et de ses enjeux» Il le montre dès le premier
vers de la première fable du premier livre. La Cigale est le personnage
dominé d5 une relation de p ou vo i r, ma is elle est au s si, par un
subtil effet d1abyme, le poète-chanteur-cigale, celui qui dit la
fable. Cette conscience précise contribue à déterminer les thèmes de
l f oeuvre, ses formes, son développement, ses modes de publication et
jusqu'à ses pratiques d 1 écriture. Rien ne nous y paraît complètement
étranger«
La
"mise
en
oeuvre"
des
relations
de
pouvoir
est
consciemment double : les textes sont à la fois des partenaires et
des présentateurs» Partenaires, ils occupent des positions dans
diverses relations de pouvoir. Présentateurs, ils montrent comment
se forment et se gèrent des
en
abyme,
comme
1
relations
5
de
pouvoir «
La
mise
05
a souligne Patrick Dandrey , se trouve
ainsi au principe de la construction lafontainienne, et la critique
ancienne s5 est parfois fourvoyée pour n! avoir pas su le voir. La
64. Mon imitation nsest point un esclavage :
Je ne prends que l5 idée, et les tours, et les lois, Que
nos maîtres suivaient eux-mêmes autrefois. A Monseigneur
l8évêque de Soissons, O.P., p. 648.
-
25
présentation se réfléchit en effet dans la position qui se réfléchit
elle-même dans la présentation, ce qui provoque un jeu complexe où
18
l s esprit est séduit, c1 est-à-dire attiré et toujours détourné» Il est
vain de vouloir prendre La Fontaine en saisissant tel ou tel élément
du système quand c1est le système entier qui donne plaisamment à penser
: le lecteur attentif ne veut prendre ni la proie ni 15 ombre, mais
il prend à la f ois,.-11 ombre et la proie, ou plutôt prend plaisir
à se prendre lui-même prenant 11 ombre et la proie»
Cette ambivalence choisie du texte lafontainien implique, pour
nous, un réexamen des rapports entre la vie et l f oeuvre, qui paraissent
toujours surgir au détour l f une de 11 autre * S 1 il est évident qu
5
ici 11 oeuvre n!est pas la photographie de la vie, il ne suffit pas
de dire que la vie explique 15 oeuvre, ou que que 11 oeuvre justifie
l@t vie. D 1 abord 11 oeuvre produit des situations existentielles, des
positions sociales, des rôles, et ces situations, ces positions, ces
rôles contribuent à produire 11 oeuvre qui les réfléchit. La Cigale
produit le chant et le chant produit la Cigale cigale, cigale
demandeuse, cigale morte, dont la mort, par retour, provoque la fable
qui inaugure justement la méditation sur le rapport vie/oeuvre. Mais,
par delà ce noeud d1 implications dont La Fontaine" manifeste une
conscience aiguë, le point crucial nous paraît être que 1 1 oeuvre
constitue 1f enjeu, 11 outil, et le manifeste d
5
Enjeu, c est pour elle que la vie s
que la vie s
1
1
1
une tactique de vie.
ordonne» Outil, c1 est par elle
aménage. Manifeste, c5 est en elle que se formulent les
raisons de cette tactique de vie, ses obj ectif s, ses méthodes, ses
difficultés « Or, c5 est justement un des éléments de cette tactique
que de produire, dans 15 oeuvre, une image de la vie,
La
Fontaine,
dont
la
naïveté
un personnage
affichée,
11 inconsistance constitutive, les manifestations discontinues,
fondent l 1 oeuvre, protègent la vie, fondent la vie, protègent
65. Patrick Dandrey : Une poétique implicite de La Fontaine, études sur le phénomène de la fable double
dans les livres VIT à XII des Fables, thèse 3ème cycle, Uni versi té de Mantes, 1981.
-
26
-
l f oeuvre. Faute d 1 avoir assez médité cette tactique, les biographes
de La Fontaine échappent difficilement au recueil d 1 anecdotes ou à
la/-^longue paraphrase, Ils se laissent souvent prendre aux pièges
du mythe ou à ceux de la démythification, qui sont partiellement les
mêmes « Ils négligent trop de penser ce mythe, ses fonctions, les
raisons d'une persistance qui impose de définir exactement ces
singuliers rapports entre la vie et 11 oeuvre« Après tout, ni Racine,
ni Corneille, ni Boileau, de leur vivant ou à titre posthume, n!ont
suscité de ces contes qui présentent un auteur comme le meilleur de
ses personnages. L1utilisation du "je11, par La Fontaine, est ainsi
toujours ambivalente, sans doute unique au XVIIème siècle, et fort
rare dans toute la littérature. Discontinu dans ses apparitions,
surgissant quand on ne 1s attend pas, transgressant les limites des
genres, ce n'est pas le "je" des mémorialistes du temps, ce n5 est non
plus le "je" des autobiographes qui prétendent à la transparence, et
ce n1 est pas une pure fonction littéraire. C1est un "je" séducteur,
dont la mise en scène, 11 intimité qu5 il suggère, 11 authenticité qu5
il semble apporter au discours attirent, et qui pourtant souvent
détourne, renvoie au texte, et se démultiplie. C!est moins une position
qu9 un mouvement, et même plusieurs mouvements, "cristal vagabond 66",
si 11 on veut, insaisissable transparence mobile. L 1 homme étant dans
le scripteur qui est dans 11homme qui est dans le scripteur, ce "je"
est presque toujours jeu de miroirs, abyme«
L 1 ensemble de ce que nous venons de dire implique que nous
travaillions sur 11 oeuvre entière, et non sur certaines de ses
66. Adonis, O.P., p. 8.
parties. S1 il y a, chez La Fontaine, une tactique pour produire une
oeuvre qui est aussi le moyen et le commentaire de cette tactique,
cela ne ■concerne pas seulement quelques
textes.
Dans
ce
1
système,
jamais achevé, toujours en recomposition selon l occasion
et les intentions, les parties fonctionnent les unes par rapport aux
autres, se désignant, s3 explicitant, se protégeant les unes les
autres. Il s 1 agit, pour nous, de montrer, que leur diversité.,
affichée est fonctionnelle, signifiante et qu5 elle peut être pensée
à partir d f une problématique des relations de pouvoir* Tronquer
anéantirait notre propos.
L5 oeuvre, pourtant, ne doit pas être définie sans précaution
comme 1'ensemble des textes que la critique authentifie, un ensemble
dont Pierre Clarac et, plus récemment, ' Jean-Pierre Collinet, ont
donné, dans la bibliothèque de la Pléiade,
convaincante.
L1
édition
l 1 édition la plus
d 1 érudition
Clarac,
rigoureuse,
est
f
cependant discutable quant à son classement qui est le signe d un vrai
problème» Ne combine-1-il pas trois classements, 1 1 un par qualité,
1!autre par genres, le dernier par époques ? Les Fables sont données
d5 abord {classement par qualité), le théâtre est tout entier rassemblé
(classement par genre), les oeuvres diverses forment une totalité
distincte chronologiquement organisée (classement par époque), ce qui
laisse entendre que la diversité leur est particulière : il y aurait
des oeuvres diverses et des oeuvres non diverses, 11 oeuvre entière
serait impossible à penser comme totalité diverse. Si les notes
réduisent les difficultés qu1 engendrent ces classements, l'unité
dynamique de cette oeuvre diverse, sa cohérence tactique, se trouvent
largement
altérées*
Nous
rêverions,
quant
à
nous,
malgré
les
5
complexités multiples du projet, d une édition aussi chronologique
que possible de manière à montrer la diversité simultanée de l s oeuvre,
à retrouver ainsi 15 apparence qu? elle avait pour ses contemporains,
et, par là même une >i par^ie de son sens. Comme dans certaines
expositions de peinture, nous verrions sans doute mieux comment les
oeuvres se répondent, se reprennent, avancent ensemble en s 1 appuyant
les unes les autres pour consolider 11 espace de leur possibilité.
est à cette
idée
de
15 oeuvre,
pas
C5
seulement au corpus des
textes, que nous ferons référence dans notre enquête »
Pour
préciser
notre
point
questions doivent être envisagées
- Doit-on considérer d
!
de
vue
quatre
:
un même oeil les textes que La
Fontaine a publiés et ceux qu'il n5 a pas publiés ? L1acte d 1 éditer
est-il à considérer comme un geste signifiant ?
- La Fontaine ayant publié plusieurs de ses textes dans des
configurations éditoriales diverses, doit-on considérer comme texte
le texte seul, ou le texte en tant qu!il participe de ces diverses
configurations ?
La Fontaine ayant participé à des recueils collectifs,
doit-on considérer que cette participation est partie intégrante de
11 oeuvre même ?
- Des textes de La Fontaine ayant été perdus, doit-on
considérer qu'ils n f appartiennent pas à 1'oeuvre ?
Notre
volonté
d f analyser
11 oeuvre
globale, nous conduit à répondre ainsi :
comme
une
tactique
- 1 ) Au XVIIème siècle, ce qui n5 est pas édité, n? est
pas nécessairement inconnu des lecteurs. Les oeuvres circulent de la
main à la main, et elles se lisent dans les salons * Voiture a ainsi
choisi de ne rien éditer, mais on ne 1s ignorait pas. Les textes connus
de La Fontaine, et non édités (par exemple, la Relation d'un voyage
de Paris en Limousin) ne sont sûrement pas restés enfermés dans son
cabinet« La Fontaine n1est pas Saint-Simon, Cependant 1'acte d1éditer
est pour lui un choix tactique essentiel, mûrement réfléchi, comme
en témoignent son souci d 5 exactitude67, son attention aux éditions
non autorisées68,
et
les précautionsqu1 il prend69. Cet acte confère
au texte un autre statut. 11 lui accorde une visibilité plus grande,
et, face aux publics et aux censures, met son auteur en danger et en
position ds autorité. Il fait du texte un enjeu - c'est évident pour
67. "Il s8 est glissé quelques fautes dans l3 impression; j3 en ai fait fai re un errata; mais ce sont de
légers remèdes pour un défaut considérable. Si on veut avoir quelque plaisir de la lecture de cet ouvrage,
il faut que chacun fasse corriger ces fautes à la main dans son exemplaire, ainsi qu'elles sont marquées
par chaque errata# aussi bien pour les deux premières parties que pour les dernières". Avertissement
du second reçuei1 des Fables, p. 245-246.
68. On le constate, par exemple, à propos de l'édition de La Coupe enchantée en Hollande, Chez Jean Sambix
le Jeune en 1669 : "Sans l8 impression de Hollande, j'aurais attendu que cet ouvrage fût achevé avant
que de le donner au public, les fragments de ce que je fais nsétant pas d'une tel le conséquence que
je do i ve croi re qu3 on s'en souc i e. En cela et en autre chose, cette impression de Hol lande me
fait plus d'honneur que je n'en mérite"... Voi r la note (a) de la page 1423 de l5édition de La Pléiade.
les Contes - dans de complexes relations de pouvoir» Nous ne pouvons
donc, quant à nous, considérer identiquement les textes édités ou non,
et nous devons tenter de penser leur non-édition (et 1 ? édition des
autres) comme un acte signifiant.
- 2 ) La lecture des Fables, des Contes en oeuvre complète
fait trop oublier la diversité des voies par lesquelles ces textes
furent proposés au public. Il y a eu des fables, des contes avant les
Fables et avant les Contes * La Fontaine a publié de manière complexe,
ce qui est une pratique d s époque, comme le montre Alain Viala70, mais
aussi un choix* La Fontaine publie souvent aux limites de la censure.
SI Philippe Sollers a pu réfléchir sur
11 1
1 écriture et 15 expérience
des limites", il faudrait étudier chez La Fontaine la publication et
11 expérience des limites. Nous croyons pouvoir montrer que ses modes
et ses rythmes de publication apprennent beaucoup sur sa pensée et
sa
pratique
des
relations
de
pouvoir.
D3
un
texte,
nous
ne
1
considérerons pas, seulement, 1 ensemble des mots qui constituent son
édition définitive, mais sa tactique d'édition, le jeu de ses
variantes, le tout constituant un texte-acte à trois dimensions,
temporelle,
sociale,
scripturaire.
3 ) La participation au Recueil de poésies chrétiennes
et diverses, 11 association de textes à ceux de Maucroix1, sont deux
éléments du dossier La Fontaine, Signe manifesté d1un attachement au
christianisme pour l'un, d1 une amitié persévérante pour l'autre, ces
recueils, malgré leur statut
ambigu,
appartiennent
à
69. Nous montrerons cela, en particulier en analysant l'édition de quelques fragments de Le Songe de Vaux, en 1671, dans
les fables nouvelles. Cependant, à lire seulement les préfaces, des Fables et des Contes, on voit combien La Fontaine
cherche à justifier sa publication, comme si la publication n'allait pas de soi.
70. Alain Viala : Naissance de l8écrivain. Minuit, 1985.
1'oeuvre
et
sont
très
1Recueil de poésies chrétiennes et diverses, 1671. Ouvrages de prose et de poésie des sieurs de Maucroix et de La Fontaine,
1685.
lafontainiens par leur forme. Le plus tardif protège une oeuvre par
l f autre, témoignant ainsi d'une amitié, mais aussi d3 une méthode. Le
plus récent contribue spécifiquement à la tactique lafontainienne de
protection. Très caractéristique, l f adjectif divers si subtilement
associé à "chrétiennes" donne beaucoup à penser» Ces livres sont des
gestes. A nous d f e n tenir compte en nous rappelant que, selon Alain
Viala "la façon de publier vaut comme prise de position à 11 égard de
la littérature, de ses institutions et des images possibles de 18
écrivain72" .
- 4 ) Les textes disparus - textes de jeunesse, mais aussi
textes de salons et lettres - sont sûrement nombreux. Sauf découverte,
il faut, pour en avoir une idée, se contenter de quelques vestiges»
Ils suggèrent une activité littéraire plus vaste encore, mais
insaisissable, que celle que montrent les textes conservés 73» Même
faiblement cettte activité a pu contribuer à 11 image de La Fontaine,
et participer de sa tactique, ou de son élaboration. La disparition
de ces ouvrages ne lui est sans doute pas étrangère, mais peut»on en
dire davantage ?
Une perte Irrémédiable, c5 est celle de la conversation, thème
essentiel de la pensée et référence pour 11écriture laf ontainienne74.
Mais quelle en fut" exactement sa pratique ? Dans quelle mesure
l'oeuvre écrite se prolongeait-elle dans la conversation, ou la
conversation, dans 11 oeuvre écrite ? Où finit 13 oeuvre, où finit la
conversation quand des fables circulent dans les salons, et 11 écho
des conversations dans des fables ? En quoi 11 oeuvre écrite
permit-elle
à
La
d f accéder
Fontaine
aux
cercles
de
la conversation75, et la conversation de formuler son oeuvre ? Malgré
quelques témoignages fragmentaires, Incertains, ces problèmes sont
largement
indécidables76.
Nous
pressentons
seulement
que
les
72. Alain Viala, op. cité, p.167.
73. Il ne serait pas étonnant qu3 il ait existé, pour un usage provincial, d'autres textes comme les rieurs du Beau-Richard.
74. Voir le début du Discours à Mme de La Sablière ( IX), la conversation des quatre amis dans Psyché, ou le commentaire
des dialogues de Platon : "SI on prétend que les entretiens du Lycée se devaient passer comme .nos conversations ordinaires,
on se trompe fort nous .ne cherchons qu8à nous amuser; tes Athéniens cherchaient aussi à s9instruire"» (Avertissement
des Ouvrages de prose et de. .poésie..., O.P., p. 654.) L'importance de la conversation pour La Fontaine n'est pas
spécifique. Au XV ï lème siècle, la conversation est un art, un art de vivre, et un modèle de socialisation. (Voir,
par exemple : Mireille Gérard, "Art épistolaire et art de la conversation
T'Hes vertus de la familiarité», R.H.L.F., nov-déc 1978, p.958-974)
conversations auxquelles participa La Fontaine, et celles dont il
rêva, sont sources et horizon de 11 oeuvre écrite. Elles 15 alimentent
par leur diversité, et suggèrent un monde humain sans contrainte,
égal, cultivé, d3 où les relations de pouvoir, un moment, pourrait être
abolies : 11 oeuvre semble venir de la conversation, et aller à la
conversation. "Cristal vagabond", elle naît de conversations vécues
pour réfléchir et finalement pour constituer, dans et par ses détours,
une conversation parfaite qui serait évidemment contraire à celle
qu1entretiennent Le Loup et 11 Agneau... Nous aurions donc tort, malgré
notre impuissance à les saisir, d f oublier ces conversations dans la
définition de l f oeuvre.
-
22
-
Pour nous, lire 11 oeuvre de La Fontaine, c5 est ne pas lire les
textes indépendamment de leur mise en circulation, ne pas les
dissocier, mais envisager comme une totalité mouvante 1 § ensemble de
ses activités littéraires - écriture, mise en circulation des textes,
prise
de
position
dans
les
institutions
littéraires,
75= Il est certain, par exemple, que le salon de Mme de La Sablière était un haut-lieu de la conversation i "Son
mérite n'était ignoré de personne. Elle s'était fait dans le monde une grande réputation d'esprit, et l'on
ne croit pas qu'il reste encore dans Paris trois personnes de son sexe qui en aient une pareille. Aussi
avait-elle un charme particulier dans la conversation, et un don de plaire qu8on ne saurait exprimer". Le
Mercure de France, janvier 1693, p. 299-300.
76. On connaît l8 a 11 us i on probable à La Fontaine dans Les Caractères de La Bruyère : "Un homme paraît grossier,
lourd, stupide; il ne sait pas parler, ni raconter ce qu'il vient de voir : s'il se met à écrire, c'est
le modèle des bons contes; il fait parler les animaux, les arbres, les pierres, tout ce qui ne parle
point : ce n8est que légèreté, qu'élégance, que beau naturel, et que délicatesse dans ses ouvrages".(Des
Jugements,56) Mme Ulrich dit tout autre chose ; "Avec des gens qu'il ne connaissait point, ou qui ne lui
convenaient pas, il était triste et rêveur, et même à lsentrée d'une conversation avec des personnes qui lui plaisaient,
il était froid quelquefois : mais dès que la conversation commençai t à l8 intéresser et qu'il prenai t parti dans la dispute,
1
ce n'était plus cet homme rêveur, c étai t un homme qui parlait beaucoup et bien, qui citait les Ane i ens et qui leur donna i
t de nouveaux agréments. C'était un philosophe, mais un philosophe galant". .. (Mme Ulrich, Oeuvres posthumes, passage cité par
Georges Couton dans son édition des Contes et Nouvel les en vers, Garnier,1961, p.XXXIX.)
C'est Brienne qui nous semble fourni r le témoignage le plus intéressant : "I l dit peu en conversation, juge de tout ce que les
autres disent et en fait son profit". Cité par Pierre Clarac in Oeuvres diverses, Gallimard, Pléiade, 1958, p.941. Cette
remarque donne à penser - en coïncidant avec des formules célèbres de La Fontaine - qu'une source majeure de La Fontaine, ce sont
1
les conversations qu'il a vécues. Les chercheurs de sources tendent à présenter La Fontaine comme un perpétuel lecteur - ce qu
i ls sont sûrement - mais La Fontaine fut - peut-être davantage - un auditeur attentif, qui entendait parler de textes, d'anecdotes,
d'idées diverses, et qui savait en faire son "miel".
conversation,
en
nous
souvenant
que 11 image de la littérature au XVIIème siècle est moins nettement
fixée,
et
largement
qu!au
autre,
XIXème*
Si
la
notion d1 oeuvre-texte telle que la définit Pierre Malandain dans la
Revue des Sciences Humaines77, est intéressante pour envisager la
globalité d'une production écrite, il faut bien insister - sans
Inventer un barbare oeuvre-texte-acte - sur la valeur d s activité et
de travail contenue dans le mot oeuvre„
Cette
précision
capitale
nous
permettra
d f envisager
la
\
problématique des relations de pouvoir comme élément de cohérence
essentiel pour 11 oeuvre entière « Presque rien n? y est étranger : les
grands thèmes des textes, leurs principes d3 écriture, les intentions
qu s ils affichent, leurs liaisons, leur mise en circulation» Comment
naissent les relations de pouvoir ? Comment se manifestent-elles ? Quels
sont leurs effets ? Comment forment-elles réseau ? Comment ménager un
espace privé pour vivre, penser, avoir du plaisir, tout cela à la fois
? Comment produire, et pourquoi, des relations de pouvoir sans s 1 y
laisser prendre ? Comment les gérer, les modifier, en utiliser les
mécanismes ? La condition humaine est-elle pensable comme position dans
une relation de pouvoir ? Voilà des questions qui travaillant 1 1 oeuvre
entière,
la modelant,
lui donnent une unité.
Cette unité se lit particulièrement dans la représentation
lafontainienne de 11 expérience lafontainienne des relations de
pouvoir. Nul doute que les formes, le développement, les intentions
de 11 oeuvre en dépendent, mais la représentation qu 1 elle propose
dépend aussi de ces formes, de ce développement, de ces intentions»
L f érudition biographique ne nous aide guère à sortir de ce cercle,
sinon pour préciser certains termes, mais nous ne cherchons.pas à
reconstituer une expérience préalable à 1f oeuvre ..* Ce qui nous
intéresse, c1 est de voir les textes produire dans leur diversité, cinq
principaux champs d 1 expérience des relations de pouvoir
!
avec la question de 1 amour et
celle
8
77. Pierre Malandain : L Oeuvre-Texte, R. S. H., 1989/3.
-
33
-
:
le privé
-beaucoup plus publique - du mariage, le civil avec les questions de
propriétés et de limite, le politique avec ., 1!affaire Fouquet, le
métaphysique avec la question de Dieu et de la Fortune, le littéraire
avec la relation de 11 écrivain aux autorités et aux lecteurs» Ces champs
ne s1 excluent pas, mais largement s1 associent, et, dans de larges
secteurs de l'oeuvre, se superposent, se pensent 1!un par l'autre, s 1
Impliquent les uns les autres. Ils constituent ensemble un espace que
11 oeuvre utilise, pense, et génère en partie, espace complexe, plus
semblable à ceux qu1élabore la physique moderne qu1 à celui d3 Euclide
« Un de nos objectifs sera de 11 étudier dans sa courbure sur 11 oeuvre
«
Depuis
plus
de
trois
qu1 il
siècles
y a des
critiques
lafontainiens, et qui pensent, notre objet d'étude a déjà été
envisagé, mais II n f a pas été perçu dans son unité, et c? est cette
unité que nous voulons mettre en évidence : notre intention n'est pas
de prétendre à 11exhaustivité â propos des relations de pouvoir dans
1?oeuvre de La Fontaine, "Tout cela, c'est la mer à boire78". Nous
voulons
seulement
montrer
qu'il
existe
chez
lui
lune
phénoménologie!
'j en actes (divers) des relations de pouvoir, lune éthique1, des
comportements possibles, et une pratique dont 1 * oeuvre est à la
l f expression
fois
l 1 analyse.
et
Le
tout
constitue
une
:;
vaste problématique»
Notre recherche ne s1installera dans aucune des mouvances
traditionnelles de la critique lafontainienne : la quête des sources,
l 1 histoire des idées,
1
i
s agira
moins
la stylistique.
de
trouver
11
des
sources
nouvelles
que
■ d!interroger la pratique de 1 imitation, moins d 1 expliquer 11 origine
"
des Idées que leur fécondité dans une oeuvre, moins d f inventorier des
procédés de style que d5 en envisager 1s unité et les raisons» Ces
réserves ne sont pas de doctrine
78. Les Deux Chiens et l'Ane mort, (¥111,25). vers 38.
-
34
-
' mais de méthode. La quête des sources,
-
24
-
l'histoire des idées,
la stylistique, la biographie, nous serons précieuses, mais nous
essaierons d8 inventer notre voie.
Devant i5 immensité du sujet, nous progresserons par complexités
croissantes, en tentant toujours d'assurer les données
D'abord,
nous
examinerons,
quelques
textes,
Fontaine
une
ce
que
à
partir
de
départ.
de
peut ..... être,
chez
La
relation de pouvoir Le mécanisme que nous définirons, et dont nous
«
tenterons de montrer la pertinence pour 11 oeuvre entière se révélera
susceptible de deux logigues de fonctionnement» Par commodité et par
volonté d'extraire nos outils de l'oeuvre, nous appellerons 1'une
logique de La Fourmi, et l'autre logique d'Oronte. Les deux parties
suivantes de notre enquête exploreront la première, puis la seconde
de ces logiques « Nous tenterons alors de montrer comment l 1 oeuvre,
par le pouvoir des fables et en le contestant, crée et propose, parmi
les relations de pouvoir, une lecture-conversation qui procure une
volupté lucide.
25
-
26
-
PREMIERE PARTIE s
À LA RECHERCHE DSIIHE N0T10M
-
28
-
Préambule
Un modèle de relation de pouvoir pour 11 oeuvre entière, voilà
ce que nous croyons possible de construire.
Nous lirons quelques textes, assez courts et manifestement
Impliqués dans la problématique. Ces textes seront de genres divers
afin qu1 une généralisation soit admissible, et ils viendront plutôt
du début de 11 oeuvre puisque ce début paraît fondateur. Nous ne
remonterons cependant pas aux écrits les plus anciens, en regrettant
l f absence des brouillons d f écolier.
Sans doute, nos choix paraîtront d 1 abord arbitraires, mais nous
espérons, jusqu1 au bout de notre recherche, les justifier.
Rien qui convienne à notre entreprise comme La Cigale et la
Fourmi, texte bref, manifestement79 placé au début de quelque chose,
et qui construit une situation de pouvoir. Dans le premier livre des
Contes, le Conte d? un paysan qui avait offensé son seigneur, en
montrant comment 11 on "tança fort rudement80" un paysan, permet de
prolonger 1'analyse avec d ? autres partenaires, d 1 autres enjeux, une
autre histoire. Dans le troisième livre des Contes, La Courtisane
amoureuse offre, avec de nouveaux enjeux (amoureux), un nouveau cas
de relation de pouvoir, qui, par son projet pédagogique, relève d'une
autre logique . Enfin, nous quitterons les récits fictifs à deux
partenaires, pour examiner les complexités de Le Songe de Vaux,
hommage réel, mais jamais accompli, à un puissant qui ne le resta pas.
79. Ce n'est pas dans la tradition'.des recueils de fables de'placer ce texte en première position. Un exemple
: dans les fables d'Esope phrygien, traduite par Baudouin, De la Fourmy, et de la Cigale est la cinquante
et unième fable.
80. Conte d1un paysan qui ava i t offensé son seigneur. Contes et nouvel les, i„ vers 2-3.
-
29
-
-
30
-
Chapitre 1
La Cigale et la Fourmi
5 Genèse.
"Cette fable nous montre qu!en toute affaire il faut se garder
de la négligence, si 11 on veut éviter le chagrin et le danger81". Esope
offrait ainsi au lecteur, un prudent conseil de morale» Rien de tel
chez La Fontaine, Que "montre" alors sa fable ? Faut-il être Cigale,
ou Fourmi ? Faut-il chanter sans souci ou thésauriser sans coeur ?
Peut-on chanter en thésaurisant ? Peut-on thésauriser en restant
généreux ? Ces débats sont ouverts - bien d 1 autres encore - et La
Fontaine ne fait rien pour les clore*
Cette fable montre 11 espace blanc qui suit les paroles (noires)
de la Fourmi (noire ?) » Voilà un silence sans morale, sans espoir,
silence d!une danse sans musique, silence ouvert, et qui ramène
toujours à 1?ordre bref de la Fourmi.
A 11 entrée du recueil, ce silence fait entendre cet ordre et
méditer, par retour, sur ce qui s5 y établit, s'y formule, et, dfune
certaine façon, s'y épuise : une relation de pouvoir, croisée de mots,
de mort, de rire et de violence «
Cette relation n3 est pas immédiate et ne résulte pas d 1une
implacable fatalité* Elle se met en place par 15 effet d!un mécanisme
contingent dont le récit construit la durée.
Les deux partenaires paraissent de rang approximativement égal.
Quand même leur taille les oppose aux yeux de l'entomologiste, rien
d? essentiel, dans le texte, ne les distingue quant à leur force ou
81. La Cigale et les Fourmis, Esope, Editions Budé, texte traduit par Emile Chandry,
Fontaine, pour cette fable, a aussi utilisé La Fourmi et l'Escarbot.
leur prestige.
-
31
-
1927. On sait que La
Sur
la
gravure
de
Chauveau,
ils
sont
de
proche82,
taille
et
appartiennent au même monde, distinct de celui des hommes, figure par
une chaumière»
Ils sont voisins* Ils n5 ont pas, par nature, de projets 15 un
sur 11 autre.
Ils vivent à côte 11 un de i
5
autre.
f
Enfin, nulle puissance extérieure n intervient volontairement
dans leur rapport83, Personne ne les contraint à se lier alors que,
par exemple, 18 Homme oblige certaine Perdrix à fréquenter les Coqs84
«
Dans la première de toutes les Fables, les hommes restent dans
leur chaumière et les dieux - si dieux il y a -au ciel, derrière les
nuages. Ce qui s1 engage entre la Cigale et la Fourmi est une relation
strictement horizontale, entre personnages de même niveau, sous un
arbre immense, et dans 15hivere ;Entre eux, tout dépend d1eux.
Pour qu3 advienne 11 ordre final, le texte montre que quatre
conditions préalables sont ensemble nécessaires.
Première condition : un déséquilibre pertinent.)
"Tout 1!été", la Cigale se refuse à penser la diversité du
monde, et, donc, les limites.
!l
Nuit et jour11, en un perpétuel présent,
elle offre son chant "à tout venant11 sans distinguer «
Les prédécesseurs de La Fontaine (et les commentateurs naïfs)
insistent souvent sur les stocks de la Fourmi, mais cette
parle pas «
82.
Chez
Chauveau,
écrasée
par
a
d un
maître
Pas
la
Cigale
l'énormîté
hollandais
décrire 85, et la fable, fort
un mot pour les
est
de
du
environ
8
l arbre
XVïème
le
double
qui
domine
siècle,
qui
de
fable n'en
la
les
orne
Fourmi,
mais
deux
insectes.
l'édition
Jean
cette
En
de
différence
revanche,
Bonnot
d'Esope,
la
Cigale
est
considérablement
plus
grosse
que
la
Fourmi
(vingt
différence est mise en valeur par sa pos i t i on : la Cigale se découpe sur le paysage.
de
sur
(1988)
fois
taille
est
l'illustration
des
Fables
plus),
et
cette
8
La question de la proportion ou de la disproportion des tai l les perd de l importance quand, au XIXème siècle, on s'est mis à
humaniser la Cigale comme la Fourmi„ Voir, par exemple, la gravure de Grandville que propose Jean-Pierre Collinet dans son édition
1
s
: Fables et Contes, Pléiade, Gailimard, 1991, p. XCî-XCIiI. Voir aussi l image d Epinal chez Pellerin et Cie.
83. La "bise11 n'est pas donnée comme dominante qui aurai t quelque projet sur la Cigale. Le texte s'oppose ici à Phébus et Borée
(VI,3). La bise est phénomène naturel, parfaitement prévisible, dont on ne peut "inférer que la nécessité" de souffler. (Voir
3
L Astrologue qui se laisse tomber dans un puits (II,13), vers 33-34.)
84. La Perdrix et les Coqs, (X,7), vers 20-23 : S'il dépendai
t de moi, je passerais ma vie En plus honnête compagnie.
Le maître de ces lîeux en ordonne autrement.
Il nous prend avec des tonnelles,
Nous loge avec des Coqs, et nous coupe les ailes.
au contraire,
la fable de Faerne
85. Voici,
tel
le
que
l'a
traduîte
Perrault:
La
Fourmi
et
la
Cigale
Des prudentes Fourmis la Familie frugale
Exposait au soleil ses grains pour les sécher,
logiquement, n f aboutit pas à un "travaillez, prenez de la peine86"...
C1est que la réalité du stock compte moins que son image dans l'esprit
de la Cigale....
Cette dernière, réellement, est affamée : n5 ayant pas su amasser
ou se ménager des appuis, par ignorance ou refus d'utiliser son
savoir, elle s'est condamnée, la saison changeant, à être dans le
besoin. L'hiver venu, elle doit mourir ou "crier famine".
Il y a donc déséquilibre entre les deux partenaires : La Cigale
est convaincue que la Fourmi possède un stock, mais elle ne possède,
quant à elle, rien.
Il y a déséquilibre pertinent : la Cigale est convaincue que
1 ' accès à ce stock est vital pour elle qui veut,
justement, vivre»
Nécessaire, ce déséquilibre ne suffit pas pour que domine la
Fourmi : la Cigale aurait pu aller chez une autre voisine, attaquer
la Fourmi,
la séduire,
ses intérêts...
défendre habilement
.
.
_.
-
- ----- . ______
, ' Deuxi ème c ond i t i on : entrée de la Cigale chez Lax
:.Fourmi.
^ -
"
-
32
'
-
En entrant "chez la Fourmi sa voisine", la Cigale franchit, sans
y être invitée, les limites de son territoire privé. Voilà une
transgression : la Cigale devra convaincre de sa nécessité ou
s!imposer. Incertitude, aventures».. Que fera la Fourmi ? En renonçant
au pur voisinage, en établissant le contact, la Cigale prend des
risques et amène 11 histoire *
Lorsqu'une famélique et mourante Cigale /
Les supplia de se laisser toucher \
A sa misère
sans égale, i
Une vieille fourmi qu3elle
scandaiisait 1
L 3 interrogea de ce qu'elle
faisait i;
Pendant la saison des j ave l les.
Elle dî t, je chantais, et le bruit de mes a iles \
Charmait des moissonneurs le trayail et l'ennui; ; Vous
chantiez, répond i t la vieille ménagère, \ Et bien dansez
donc aujourd'hui, \ Que la faim vous rend si légère.
Tout homme, s1il n'est hébété
Doit songer à l'hiver quand il est en été.
;Lettres Choisies de Messieurs de l'Académie française sur toutes sortes de sujets, avec la traduction
des Fables de Faerne par Mr Perrault, A Paris, chez J .B. Coignard, 1725, p. 414-415. 86. Le Laboureur et
ses Enfants, (V,9), vers 1.
Nécessaire,
ce
contact
1
qu elle soit dominée.
suffit
pas
.
Troisième "condition
par
ne
encore
,.
:
choix
de
la
_
pour
.
sincérité
la /■•'Cigale.
En allant "crier famine11, la Cigale signale la raison de sa
visite. Ce faisant,
elle s1 offre à la prise.
Si on ne sort de 11 ambiguïté qu5 à son détriment, la Cigale en
sort dès qu3 elle entre chez la Fourmi I Sottise I Voici 1'intelligence
: quand il a faim, le Renard ne déclare pas son envie de fromage. Il
étale un faux désir d 1 entendre le Corbeau « "Vous êtes le Phénix des
hôtes de ces bois". Il séduit le possesseur* Il 1!affame de sa propre
image, lui fait lâcher prise, et prend87.
Parleuse "trop sincère88" et affirmant même sa liberté ("ne vous
déplaise11), la Cigale qui n1 entreprend pas une action violente,
propose logiquement une relation de commerce, c f est-à-dire une
relation d1échange entre parties qui se considèrent comme égales et
pensent chacune profiter
T)
Je vous paierai, lui dit-elle,
Avant 11 août, foi d'animal,
Intérêt et principal.
A la Fourmi, elle annonce un gain à venir (1 ' intérêt) , incertain,
peut-être inutile. Le Renard, quant à lui, propose au Corbeau un
plaisir
immédiat,
garanti,
délectable
:
chanter
devant
un
admirateur ici présent.
Que peut espérer la Fourmi d'un commerce avec la Cigale ? Peut-il
être vraisemblable, à ses yeux, que cette nemprunteuse" remboursera
87.
Le
Renard
Fontaine
a-1
le
-
i
"laisse
L
à
lu
La
penser"
Cigale
(cf
et
(X,14),
la
Fourmi
?
vers55-56.).
L'essentiel,
La
seconde
c'
est
fable
que,
suggère
par
ce
un
que
diptyque,
la
La
Cigale
aurai t pu tenter pour éviter le "dansez maintenant".
Jean-Pierre Collinet, dans son édition des fables a vu que ces deux textes consti tuaient un "diptyque plaisamment contrasté",
mais il rapproche seulement la Cigale et le Corbeau, "l'admirable musicienne" et le "piètre chanteur", sans voir que La Fontaine
opère une complète rotation des rôles : la Cigale est initialement dans la pos i t i on du Renard, et le Corbeau dans celle d e
la Fourmi. Le Corbeau, c'est la Cigale qui posséderait un fromage. Le Renard, c'est la Fourmi qui n'aurait rien, et voudrai t avoi
r...
88.
Ne soyez à la cour, si vous voulez y plaire,
Ni fade adulateur, ni parleur trop sincère;
Et tâchez quelque fois de répondre en Normand. La Cour du Lion
(Vï1,6), vers 34-36.
ses dettes
? La Cigale ne se pose
.
. -
33
-
pas ces questions» Elle n 1 analyse pas la position de sa partenaire
et ses besoins probables89.
Sa faute majeure, c1 est d 1 offrir à la Fourmi, en s 1 exhibant,
la
possibilité
d
'
un
plaisir
immédiat,
garanti,
délectable,
infiniment plus attirant qus un très improbable "intérêt11 : le plaisir
de rire à ses "dépens2"'. En disant sa faim, elle suggère à la Fourmi
un usage, peut-être imprévu, du "grain11 et établit, à son détriment,
une redoutable inégalité : quand elle ne sait rien de sûr, sinon son
désir, la Fourmi la connaît entièrement, connaît son propre stock et
peut voir clair en elle-même. Déséquilibre manifeste de savoir : la
Fourmi sait et sait profiter de son savoir. La Cigale ne sait pas et
ne sait pas pallier ses ignorances. Ah, si elle avait pratiqué la ruse
de Renard, la violence du Loup, ou la souplesse dm Roseau.*.
Naïve, en avouant ses besoins, elle Informe la Fourmi qu 1 elle
peut mettre ses stocks - ou leur image - en circulation dans
l 1 économie, et (ou) les transformer en pouvoir.
elle de choisir
C'est désormais à
I
Quatrième condition : le choix par la Fourmi de son plaisir immédiat-. ...
La Cigale propose à la Fourmi de perdre immédiatement "quelque
grain" et de récupérer plus tard une valeur équivalente et un intérêt.
La perte serait certaine, instantanée et totale tandis que le gain
serait possible, futur,
et limité.
Proposant ce choix, la Cigale en suggère malhabilement un autre
à la Fourmi : retenir son grain et continuer à laisser circuler son
image. Double profit pour elle : "son bien premièrement,
et puis le
89. Si i8 on veut prolonger l"identifi cation de la Cigale à Fouquet, que propose Jasinsky (La
Fontaine et le premier recueil des "Fables", Nizet, 1966, p. 199-206), on peut se souvenir que
dans son Colbert (Fayard,1980, chapitres IV et V), Inès Murât souligne que Fouquet ne comprenait
ni Louis XÏV, ni Colbert, ni, surtout, la conception financière et politique qui les faisai t
agir. Il est possible que La Fontaine ait senti, dans la chute de Fouquet, cette rupture et
cette i ncompréhens i on.
91. Le Singe et le Chat (IX, 17), vers 12-13.
1
mal d autrui
91
\
" .
Chez elle, la Fourmi peut penser comme <Psych§ ; "n f avoir pour
témoins que les pierres92". Les Dieux sont loin. Le monde des hommes,
11 instance supérieure, dans la gravure de Chauveau, est à bonne
distance « Pourquoi ne pas jouir de 11"occasion"
?
Est-il quelque défense Qui 11
emporte sur le désir
Quand le hasard fait naître un sujet de plaisir 93 ?
La Fourmi pourrait choisir le commerce, la charité, ou, comme
certain "nouveau saint94", claquer sa porte « Aucune relation de
pouvoir ne serait apparue, mais la Fourmi choisit un -plaisir
immédiat,
sûr et infini.
A tout instant, jusqufà 11 ordre final, la Cigale peut cependant
se dégager, en partant. Pour jouir du pouvoir, la Fourmi cherche donc
à retenir la chanteuse, à retarder son départ, pour transformer enfin
son départ, qui aurait pu être volontaire, en atroce expulsion.
2Le Corbeau et le Renard, (1,2), vers 15. %
La Fourmi met en place une tactique en trois temps. Premier temps
11 interrogation»
:
A la Cigale qui demandait de 1'aide, la Fourmi demande :' "Que
faisiez-vous au temps chaud" ? Question capitale. D f abord, elle
manifeste l'éveil du désir chez la Fourmi et sa prise d'initiative.
Ensuite et surtout, elle interroge sur la vie privée.
La Fourmi s3 accorde un droit de regard sur le passé de la Cigale,
Celle-ci proposait une relation de commerce, relation qui n 1 implique
pas le domaine privé : les partenaires dfune telle relation, en effet,
peuvent, sans gêne et même avec profit,
92.
93
tout ignorer les uns des
88
Elle crut n'avoir pour témoins que les pierres qui le soutenaient, la voilà tentée à son ordinaire» Elle eut envie de savoir
8
38
quel était ce fard dont Proserpine l ava i t chargée . Les Amours de ..Psyché et de Cupidon, O.P., p. 247.
X"Le
Cas
de_çon.science,
j
^Qyyeaux, contes
f
vers 57-59= Le mot "occasion" est très lafontainien.
3
Citons seulement, clans "Ces Animaux malades de la Peste (VIî,1), ces propos de l Ane : La faim, l'occasion,
l'herbe tendre, et je pense
::
Quelque diable aussi me poussant,.. 94.
1
1 e Rat qui s es t r e t i r é du monde (VU , 3). Claquant sa porte sans donner d'ordre,
sans ri re, le Rat veut simplement manger son fromage "loin du tracas". Hais la fourmi n'agit pas par simple égoïsme. Elle interroge,
8
elle ordonne, elle rit. C est du pouvoir qu'elle veut jouir.
autres.
La Fourmi ne s1 en satisfait pas. "Que faisiez-vous au temps
chaud"
?
Question
précise,
question
de
commissaire.
Question
ç
insolente, et d'autant plus qu'il n y pas de question» La Fourmi ne
veut pas savoir « Elle peut savoir déjà, comme voisine, les activités
estivales de la Cigale. Elle se moque des résultats de 11 inquisition«
Le savoir, elle 15 a déjà, et elle sait qu1 elle sait. Ce qu5 elle veut,
c1 est montrer son droit de savoir, son droit de fouiller dans le passé
privé
de
la
Cigale,
son
droit
d f abolir
toute
!
séparation,
constitutive de la personne, entre public et ) privé. La question
prouve que la Cigale est désormais fille 1 publique, ou plutôt fille
offerte à ce seul public, la Fourmi. Cette question est négation,
négation d 1 intimité, négation de tout "chez la Cigale"« Vraie fausse
question, la prise de parole par la Fourmi est prise de position (au
sens militaire)
et piège.
Pas de foi, même
double. Non qu
1
ff !
d animal", chez la Fourmi» Son langage est
il soit menteur, .mais il sert doublement : il
signifie et il attrape» La Cigale, naïve, croit qu 5 on lui pose une
vraie question. Séduite, elle se fait prendre.
Second temps : le fier aveu de la Cigale. La Fourmi interroge
pour que la Cigale réponde, mais la réponse lui importe moins que
l'acte de répondre. Si la Cigale se tait, ne répond pas, et, pis
encore, fuit95, la Fourmi ne gagne rien : elle conserve son grain
(objet limité) mais ne jouit pas du pouvoir (jouissance peut-être
infinie) »
Elle doit donc poser sa question de telle sorte que la Cigale
soit tentée d5y répondre. Raisonnement de la Fourmi : rien ne peut
tenter davantage la Cigale,
qui risque la mort, et aime se
répandre en chansons, que la possibilité d* affirmer ce qu'elle
95. La Cigale suivrait alors la leçon que donne La Fontaine à la fin de L8Homme et la Couleuvre C X,1) :
"Si quelquaun desserre les dents,/ CJ est un sot. J8 en conviens. Mais que faut-il donc faire ?/ Parler
de loin, ou bien se taire".
Parler de loin, ce serait ici, d'abord, sortir de "chez la fourmi". Se taire,, ce serait refuser., la
logique de la Fourmi. Dans les deux cas, il y aurait chance d'éviter que s8établisse la relation de pouvoir.
est.
Que faisiez-vous au temps chaud ? («
Je chantais *
# «)
":
3
n a
Elle
a
répondu
:
elle
est
prise.
La
Cigale
pas
reconnu la question comme une intrusion. Elle 11 a vue comme une
occasion d f affirmer son être, en affichant, apparemment contre la
Fourmi, ce qu3 elle a été. Séduite, elle est attirée par le plaisir
immédiat de répondre, et détournée du danger de répondre. . La
séduction est ici attirance et détournement, éveil du désir et
déception« Malheur du Corbeau, orgueil du Renard. Attiré par le
plaisir de chanter devant public, le Corbeau oublie le risque de
chanter, fromage au bec, sur un Renard.., La Fourmi, tout à l 1 heure,
nous paraissait Corbeau. Elle est maintenant Renard, Elle était simple
propriétaire. La voici séductrice. Les rôles pivotent,
les textes
se croisent. Les actes sont "divers96"»
Voici pourtant que la Cigale sf écarte à nouveau du Corbeau :
ce dernier, par son chant, croit charmer le Renard, mais la Cigale,
en proclamant qu!elle chantait, croit défier la Fourmi
:
Nuit et jour à tout venant
Je chantais, ne vous déplaise «
Croire que cette insolence déplaît à la Fourmi serait erreur de
Cigale ! La provocation du faible enchante le fort* En étalant son
orgueil d5 avoir été libre, d être libre encore, la Cigale accroît
infiniment le plaisir de celle qui va 13 écraser. Où serait le plaisir
de nier quelqu3 un qui ne s 1 affirme pas ? A vaincre sans refus on
triomphe sans rire.
Troisième temps
:
commentaire et commandement «
Vous chantiez ? j1 en suis fort aise : Eh
bien I dansez maintenant.
96. Le Bûcheron et Mercure, (V#1), vers 27.
Un libre commentaire. Un commandement. Exercice de la
relation de pouvoir.
Ici, la Fourmi parle, elle introduit son "je", et la Cigale
ne parle plus. L5 insecte qui était déjà dépourvu des choses (la
"mouche", le "vermisseau") se trouve privé des mots et condamné
aux gestes ("dansez")* La Fourmi emploie l'impératif, efface ainsi
jusqu5 au pronom ("vous"), et, par là, fait de la Cigale moins que
son objet, le vide vers quoi elle jette son ordre»
La
Fourmi
syllepse : " J
3
fait
mieux
qu1ordonner.
Elle
joue.
en suis fort aise" ne signifie pas
!?
j
Ironie,
5
en suis
1
fort aise ! "Dansez" ne signifie pas "dansez". Jouant avec les
mots, la Fourmi se joue de la Cigale. Ici, le double langage ne
sert plus, comme dans 11 interrogatoire, à séduire (détourner et
attraper) la Cigale» Ce moment est dépassé « La Cigale doit
maintenant comprendre, mais sans commentaire, sans "leçon", qu 1on
joue avec elle, et, comprenant, souffrir»
Ce jeu suppose qu1elle ne soit pas toute obtuse97 : on n!
ironise pas devant une souche. On ne dit pas "dansez 11 à qui
croirait simplement devoir danser. L3 ordre de la Fourmi, d f un même
mouvement, anéantit la Cigale et fait appel à elle« Pour infiniment
jouir de son pouvoir, la Fourmi a besoin de s'adresser à une
conscience qui soit conscience de sa propre valeur«
En
défiant
("ne
vous
déplaise")
la
Cigale
a
manifesté
cette conscience, qui est refus des limites que voudrait lui
imposer
qu
Sa
1
la
Fourmi
:
la
Cigale
est
capable
de
concevoir
ce
elle vaut, elle est donc apte à souffrir quand on la nie.
souffrance
était
totale.
de perte,
sera
d3
autant
Et,
par
vole
plus
de
grande
que
conséquence,
son
avec
affirmation
un
minimum
le plaisir de la Fourmi sera maximisé.
*
Celle-ci tire ainsi parti du défaut de conscience (du monde)
97. Pour lui infliger sa "leçon", le Renard, en revanche, n'a pas besoin de la subtili té du Corbeau. Ce n'est
qu'après s!être clairement expliqué ("Apprenez que tout flatteur/Vït aux dépens de celui qui l1écoute")
qu1il use de l1ironie ("Cette leçon vaut bien un fromage sans doute".).
et
de
11 excès de
conscience
(de
soi)
de
la Cigale.
Pour faire rire la Fourmi, cette imprévoyance et cet amour-propre
excessif
s 1 associent
dans
leurs
effets,
mais
ils
sont
aussi
profondément liés dans leur nature : aveuglant la Cigale au monde
(changements de saison), et aux désirs d5 autrui (ceux de la Fourmi,
ceux-même du "tout venant11 à qui elle Imposait ses chants), la
conscience exclusive de sa propre valeur 11 a rendue imprévoyante »
Elle n1 aime qu1 elle * Elle ignore le monde* C5 est par là que la Fourmi
la tient, s 1 amuse. La Cigale est une victime de 11 amour-propre, "plus
habile que le plus habile homme du monde"98. "Dansez maintenant". Ordre
d!un juge, pas d'un maître à danser : "Vous allez mourir et je fais
mine de vous donner l'ordre de danser« Vous allez mourir et je joue
à vous ordonner un jeu de gestes, une harmonie ludique de mouvements"*
Ce commandement est parodie de commandement. Cette danse qui, si la
Fourmi était sérieuse, devrait être un jeu, est parodie de danse. La
Fourmi joue avec le jeu. La relation de pouvoir s3 accomplit dans une
parodie de relation de pouvoir. Voilà le jeu de la Fourmi»
De quoi rit-elle ? Moins de savoir la mort prochaine de la Cigale
que de s'entendre lui dire qu 'elle va mourir, et cela en parlant danse,
en jouant avec les mots *
Jubilatoire, son pouvoir se constitue (et tue) entre la mort et
la mort, entre la mort selon 11 ordre du monde et la mort selon la loi
des différences sociales, entre la mort qu5 impose 11 hiver et la mort
qu8 impose le désir, entre la mort naïve et la mort cultivée. Sans
visite chez la Fourmi, la Cigale serait sûrement morte, mais la mort
qui 1!attend maintenant n' est plus la mort dont elle aurait pu mourir.
Elle meurt condamnée. Elle meurt d5 un mot, d3un bon mot, et non plus
de 13 hiver. Vertige : sa mort s3 est à la fois remplie et vidée de
sens * C3 est une autre mort plus justifiée et plus absurde «
98. La Rochefoucauld. Quatrième maxime :
monde".
88
8
L amour-propre est plus habi le que le plus habile homme du
8
Seconde maxime : "L amour-propre est le plus grand de tous les
1
flatteurs". Dans La Cigale et La Fourmi , le flatteur, c'est l amour-propre de la Ci gale. La Fourmi, comme plus tard le Renard,
ne fait qu'éveiller cet amour-propre.
La Fourmi \paraslte la mort.. Pour assurer son pouvoir, elle s1
installe dessus, l'utilise, la transforme. Sans la mort, pas de
pouvoir,, pas de plaisir, mais sans cette volonté de pouvoir, cette
volonté de plaisir, la mort serait restée mort naturelle, naïve»
Après la mise en mots, la mort ne laisse pas de trace* Elle est
le silence, la neige devenue page, qui s 1 étale sous la fable. Le
pouvoir de la Fourmi se formule dans les mots et s! accomplit dans leur
absence. Le pouvoir est croisée de mots,
de mort,
et de silence»
Ce silence, sillage du texte, comme souvent chez la Fontaine,
en prolonge les ambiguïtés. Absence de bruit, durée, et espace, il est
la mort, maïs aussi, pour la Fourmi, la jouissance, et enfin, pour la
Cigale, 1!ultime choix* De ce choix, le texte, désormais dénoué, ne
dit rien. Il faut laisser au lecteur "quelque chose à penser 99"«
Pensons donc. Posons les jalons d 1 une herméneutique du silence.
La Cigale est-elle écrasée comme le laisse croire la tradition scolaire
? Sa défaite est-elle sans recours ? Il serait dommage de bloquer ainsi
la lecture. De même que rien n 1 assure que La Fourmi possède des vivres,
le sort de la Cigale reste incertain, et, par là, toute lecture.
Pourquoi ne pourrait-elle pas renverser la situation ? Le rire de la
Fourmi, si cruel, peut la transformer, lui ouvrir les yeux. Supposons
que, brusquement indignée, elle attaque la Fourmi, la pille, tout
change... vFable-fiction" ? Méthode douteuse ? En suggérant le jeu des
possibles, nous esquissons une herméneutique du silence. Pour cela,
nous nous appuyons sur La Fontaine, qui ne cesse d !envisager des
combinaisons et recombinaisons d1 histoires100 : que se passerait-il
si on supposait que ? "Dansez maintenant". Maintenant,
dernier mot,
coup de génie.
Bien entendu, cet adverbe s 1 oppose à 15 autrefois du "temps
99c
Discours à M, le duc de La Rochefoucauld (X,14), vers 56.
100. La lecture comparée de presque tous les contes et de leurs sources permet d'apercevoir la régularité
de cette pratique.
Le Milan
le Roi
et
le Chasseur
(XII,12) donne un exemple .,.
ostensible de ce travai l sur diverses combinaisons possibles d'une histoire.
chaud".
Maïs,
mal
entendu,
que n f indique-1-il pas
?
"Dansez maintenant". Le pouvoir de la Fourmi s5 accomplit là, maïs s y
■
1
3
1
épuise aussi. Instant d intense jubilation, ce mot n est qu instant.
Des que le silence 11 engloutit, la Cigale peut échapper à la prise,
mourir, se révolter : elle est vivante. Que ne va-1 - elle inventer ?
Si elle meurt, qui renouvellera la jouissance ? Plaisir du dominant
: proférer 1!ordre délicieusement mortel* Angoisse du dominant :
perdre cette jouissance une fois 11 ordre proféré. La relation de
pouvoir, qui exige le silence, cristallise par la parole et s 1 évapore
dans le silence. Tant qu'elle parle, la Fourmi tient la Cigale, dès
qu3 elle ne parle plus, tout peut arriver, et le pire est peut-être
la mort .
Que peut souhaiter la Fourmi ? Prolonger son plaisir. "Dansez
maintenant", c'est-à-dire "Dansez en maintenant par votre danse la
relation de pouvoir. "Tant que vous danserez, Cigale, tant que je vous
verrai danser, mon pouvoir (et par là mon plaisir) sera maintenu",
politique du dominant : construire un système qui maintienne la danse
des dominés. Plus longtemps ils dansent, plus longtemps ils le
maintiennent « Le "Dansez maintenant", mal entendu - maïs tout ici doit
être entendu autrement, tout est de biais-laisse entendre le désir de
la Fourmi : la conservation de son pouvoir. Problème cependant : si
la Cigale restait immobile, si tout était trop maintenu, il n'y aurait
rien à voir, pas de plaisir» La jubilation du dominant suppose la
mobilité réglée des dominés -la danse - leur plaisir affiché - encore
la danse- le spectacle -toujours la danse. 11 ne faudrait pas dire
"quand le chat n'est pas là, les souris dansent". Le chat fait danser.,,
les souris. La danse des souris fait le chat.
Pourquoi ne pas entendre plus mal encore,
le "maintenant ? Entendons main tenant.
si possible,
"Dansez main tenant»
Dansez en me tenant la main. Dansez sans vous délier de moi.
Si
votre
vous
me
lâchez,
si
vous
disparaissez,
que
vaut
danse pour moi ? Il faut que,
le lien".
Que
nous tenant,
le dominé disparaisse,
domination abolie.
nous maintenions
lâche prise,
voilà la
Plus de plaisir. Angoisse du dominant «
- 52 -
En brisant là, silence béant, La Fontaine laisse ouvert le jeu
des possibles, toutes les questions : comment maintenir la relation
qui peut être lien, chaîne, "collier101" ? Comment en renouveler sans
cesse le plaisir ? Comment faire, en somme, pour que "ça dure" ?
Questions de maintenance « Questions que les dominants se plairont à
résoudre « S'il est vrai que la Cigale, après le commandement, peut
encore agir, et tout renverser, rien n f empêche la Fourmi d!inventer
pour renouveler son plaisir. Pourquoi ne pas donner, par exemple, un
petit grain contre la danse, une danse presque à mort dans la neige,
et puis un autre petit grain, contre une autre danse ? On a vu pire
dans certains camps «
Comment retenir la Cigale ? Comment en jouir longtemps ?\ Ces
deux questions, que 11 on déchiffre dans le silence et le "maintenant",
ouvrent La Cigale et la Fourmi, première fable, qui montrait une
genèse, au problème de la gestion des/ relations de pouvoir» Elles nous
ouvrent aussi i5 appétit, car des solutions envisageables, pour le
dominant comme pour le dominé,
Criant
famine,
fort
le texte ne dit rien.
dépourvus,
chez
La
Fontaine
où
chercherons-nous ? Abondance de fables ne nuit pas : beaucoup montrent
la gestion de relations de pouvoir. Citons seulement Les Poissons et
le Cormoran, Les Souris et le Chat-Huant, Les Animaux malades de la
Peste, Le Héron, Le Loup et 1j Agneau. . . Sans nous aventurer du côté
de Psyché, pédale trop subtil pour nos premiers essais, quittons
pourtant les Fables. » . Prenons parmi les Contes un conte Singulier.
Point ici de nonnes troussées !
V
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101. Le Loup et le Chien(1,5),vers 34.
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:
40
Cfaapitxre 2
Conte cl1 un paysan qui avait offense son seigneur s gestion.
Un paysan, son seigneur» Sont-ils ci1 Espagne comme le laisserait
croire le manuscrit Conrart102 ? Sont-ils du Moyen % Age ou du XVIIème
siècle ? La Fontaine a gomme toute référence de lieu, d f époque»
Dépourvus de nom, simplement désignés par leur rang, ces personnages
semblent
de
partout,
de
toujours,
leur
histoire
traversant
f
l Histoire «
Un paysan, son seigneur. Pas de genèse» Ici, la relation de
pouvoir est un donné : on en observe les signes, les moyens. Le seigneur
tutoie le paysan. Il dispose de valets pour le battre. Il a la force,
il a le droit. C1 est ainsi «
Voici le mouvement, l'histoire : le paysan a offensé son
seigneur.
Ce paysan n3 était que paysan.,
S1 en souvenait-
il ? Ce seigneur vaquait à ses affaires, encaissait ses impôts.
souvenait-il
de
son
paysan
?
Rien
n
5
Se
arrivait.
Monde immobile. Une fable, sur ce point, est célèbre 103 : certain
jardinier cultive en paix ses poireaux jusqu'à ce qu s il appelle son
seigneur. Le seigneur, saccage ses biens, lutine sa fille, devient
effectivement seigneur : grand malheur pour le jardinier! Dans le
conte, c3 est par l'offense que le paysan se montre au seigneur, que
l'invisible se fait visible. Du coup (d'oeil du maître ?) , la relation
seigneur/paysan, qui pouvait rester essentiellement virtuelle, est
actualisée « Le seigneur, piqué au vif,
il peut avoir,
se souvient des plaisirs qu 5
et
102. Manuscrit Conrart : Conte ci8un Gentilhomme espagnol et d'un paysan son vassal,
103. Le Jardinier et son Seigneur, (IV,4).
-
41
-
que I 1 offense légitime : "Coquin, dit-il, tu mérites la hart104 " *
Hors
relation
de
pouvoir,
quand
elle
n 1 est
pas
pardonnëe, une offense peut finir en offensives, contre-offensives
, combats aux issues incertaines. L 1 offensé se défend. L1 offenseur
attaque à son tour dans un tournoi d5 égaux
contre
Vautours,
face
à
face
:
Vautours
de
Chèvres105 * * *
Quand l f offenseur est un dominé, et l 1 offensé son dominant,
l f offense au contraire devient révolte, défi. Peu importe alors sa
valeur. Grave ou pas, toute offense du dominé nie le pouvoir du
dominant. Celle du paysan a beau être "bagatelle",
"fait léger"
:
Il se sentit enflammer le gosier, Vuider la
bourse, émoucher les épaules, Sans qu1 il lui
fût dessus les cent écus,
Ni pour les aulx, ni pour les coups de gaules, Fait
seulement grâce d5 un carolus
.
Légère offense, lourde peine : dans ces vers, comme souvent chez
La Fontaine, la pitié est manifeste « Elle fait partie de la leçon,
mais 1'auteur des Fables ne se contente pas de sentiment. Ou plutôt,
chez lui, le sentiment paraît couronner la. pensée, enrichir encore
la leçon. La Fontaine cherche df abord à montrer comment se passent
les choses. Ici, il nous apprend que, dans la relation de pouvoir,
la valeur des actes et leurs effets dépendent des positions de leurs
auteurs» Pour le seigneur peu importe la nature et la valeur de 1 5
offense107» Scandale, menace pour sa domination, elle est aussi bruit
qui signale la proie, geste qui éveille le
elle
lui
suffit
pour
repérer
désir.
Même
infime,
le coupable : "Il n f est pour
voir que 13 oeil du maître108". Or, 11 oeil du maître étant pouvoir,
104.
105.
106.
107.
n
Conte d3un paysan.,,, vers 5.
Les Vautours et les Pigeons (VII, 8), Les deux Chèvres (XII, 4).
Conte dlun paysan qui ava i t offensé son seigneur i vers 2, vers 93, vers 94-98.
Cette offense, inconnue, est littéralement un pré-texte. Le lecteur ne sait rien d'elle, s i non qu'el
le a existé. Elle ne vaut que par ce qu'elle impl ique dans la relation de pouvoi r. La Fontaine réféchit
souvent sur la valeur relative des actes et des propos. Rien de plus remarquable, sur ce point, que
Le Fermier, le Ch i en et le Renard (XI,3) :
"Ce Ch i en parlait très à propos : Son raisonnement
pouvait être Fort bon dans la bouche d'un maître; Mais
n8étant que d'un simple Chien, On vous sangla le
pauvre drilie".(vers 54-59)
c 3 est grand pitié quand on fâche son maître 109" . "La criminelle
Psyché110" en fait amèrement 11 expérience « Le Singe111, plus astucieux,
contourne 13 obstacle * Mais le paysan gère mal la relation de pouvoir
où il se trouve pris. Comme la Cigale, il néglige 11 importance des
positions, ne prévoit pas, vit dans 11immédiatetë. Aussi, de proie
virtuelle qu3 il était, il devient victime entre les griffes du
seigneur112»
Ce Seigneur gère-t-il mieux la relation de pouvoir ? Pour en
juger, explorons le champ des possibles «
Offensé, il peut pardonner, mais cette apparente faiblesse
mettrait en danger son pouvoir» 11 peut également tuer puisqu5 il a
la corde et les valets, mais la mort du paysan présente un grave
inconvénient : en le tuant, le seigneur supprime le pouvoir qu ! il
108.
109.
110.
111.
112.
l'Oeil du maître (IV, 21), vers 38.
Le Conte daun paysan..., vers 91.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 188.
Le Lion, le Singe et les Deux Anes (XI,5),
On rencontre dans Jupiter et le Passager (IX,13) un autre dominé oublîant ce qu'il est. A la place de
cent Boeufs, le passager sacrifie sottement quelques os à Jupiter. Grave offense :
"Jupiter fît semblant de ri re;
Mais, après quelques jours, le Dieu l'attrapa bien." Le passager ava î t oublîé qu 8 î1 restai
t toujours et partout dans le domaine de domination du "vainqueur des Titans".
113. Le Marchand, le Gentîlhomme, le Pâtre et le fils du Roi (X,15) montre que même un fils de roi, s'il
perd ceux qu3 il domine, ou peut dominer, n'est plus r î en.
114. Vers 68.
115. La tentative du paysan pour întroduire l'instance supérieure (Dieu) faisant vite long feu (vers 21).
Dans Les Animaux malades de la Peste, au contrai re, la dimension horizontale est essentiel le. Le Lion,
qui se sert habîlement du "Ciel", laisse exterminer l'Ane pour mieux s'assurer le pouvoî r sur tous
les "gens querelleurs". L'offense de l'Ane est quasiment
42 - nul le, mais sa puni tion doit être totale
: son sacrifice sert à rétablî r l'ordre et la pos i t î on dominante du L ion sur ses "chers ami s",
qui, même s'ils se distinguent les uns par rapport aux autres, sont
a sur lui113* La mort du paysan ne serait avantageuse que si elle pouvait
constituer un spectacle montrant à d3 autres dominés, par exemple "aux
deux
paillards114"
forts
manieurs
de
bâtons,
11
impitoyable
détermination du seigneur ; mais, dans ce conte, La Fontaine ne se
soucie guère de cet aspect des choses. Il laisse pratiquement
virtuelles les dimensions obliques de la relation de pouvoir, presque
réduite à 11 axe vertical seigneur/paysan115.
Sur cet axe seul,
mort de 1 ' offenseur dominé est contraire aux intérêts de l
f
la
offensé
dominant116*
Le Seigneur ne perd rien et peut gagner à punir sans tuer, mais
il doit pouvoir tuer impunément, et le rappeler : s'il finit avec la
mort du dominé, son pouvoir sur lui existe par la possibilité de tuer.
Aussi le seigneur, bon gestionnaire, souligne-t-il qu•il peut, et
même devrait tuer.
Coquin, dit-il, tu mérites la hart; Fais
ton calcul df y venir tôt ou tard : C ' est une
fin à tes pareils commune117.
Lorsque le paysan demande grâce, il crie aux valets : "Qu 1on
apporte une corde". Méthode de terreur : le seigneur montre au paysan
qu'il est pris. Pas d 1 autre issue que celles qu1on lui ouvre. Aussitôt
proférée, cependant, la menace mortelle s 1 éloigne : "je suis bon" dit
le Seigneur. Triple profit pour lui : reconstituer son pouvoir en
rappelant quf il peut toujours tuer, le maintenir en ne tuant pas,
le légitimer en montrant qu? il veut ne pas tuer. Voilà de
bonne
gestion,
faiblesse si
mais
qui
risque
le paysan ne souffre pas.
m )
punir. Mais il veut aussi j ouir,
de
passer
Le seigneur doit
la
pour
le
jouir en punissant.
Pourquoi dominer s5 il n!y a pas de plaisir ? Comme plus d'un,
le seigneur désire 11 argent et la j oie, mais il doit résoudre le
problème du Savetier : comment avoir "15 argent et la j oie à la fois118"
? Pour 11 argent, le paysan a beau être dur "à la desserre119", il ne
serait sûrement pas impossible, en 11amenant près d3 un gibet, de lui
soutirer ses écus» Mais où serait la joie ? Où rirait-on ? Pour rire
un moment, le seigneur doit organiser la desserre. Or, le rire n
1
est pas franc sans certitude du bon droit. Le seigneur fonde donc son
bon droit.
Premier moyen :
faire le magnanime* Il laisse la vie au
paysan ("Je suis bon" ) , et lui propose un libre choix. Second moyen
116.
117.
118.
119.
tous, relativement à lui, au même niveau. La pun i t i on de l3 âne est poli t i que. Celle du paysan
ne semble pas l5être»
S8 i l s'agissait d'un conflî t entre gens également libres^ et selon le code de i'honneur aristocratique,
la question ne sè*""poseralt pas' en termes ds intérêt. L 1 offensé devra î t tuer l8 offenseur, quand
même celui-ci serait "le père de Chimène". La relation de pouvo î r change tout.
" •
- ■
■Conte"d3un paysan..., vers 5-7.
Le Savetier et le Financier, (VIî ï,2), vers 38.
Vers 81-82.
: prouver sa propre supériorité d5 esprit en laissant paradoxalement
11 initiative au paysan. Souvenons-nous de La Cigale et la Fourmi.
La Fourmi aurait pu ne pas interroger 11 emprunteuse, et la chasser,
mais sa question la force à protester ("Ne vous déplaise"), en fait
une personne libre, et accroît ainsi le mérite et le plaisir de la
dominer» De même, puisque le seigneur a besoin d 1un paysan qui
s 1 affirme, il lui laisse choisir sa peine « Piège subtil : dès qu5
il choisit, dès qu3 il entre dans le système du seigneur, le paysan
s 1 interdit la révolte, il reconnaît la justice du maître, Il lui
économise la fatigue de réprimer*
-
43
-
Mais je suis bon; et de trois peines 11 une Tu peux
choisir. Ou de manger trente aulx, J 1 entends sans
boire et sans prendre repos; Ou de souffrir trente
bons coups de gaules, Bien appliqués sur tes larges
épaules; Ou de payer sur-le-champ cent écus.120
Que peut-il arriver ?
A)
fait
pendre.
Le
Le
paysan
seigneur
refuse
se
de
venge,
choisir,
mais
le
perd
seigneur
le
paysan
le
et
risque de ne pas trouver le "mugot". Gain nul.
B) Le paysan choisit de payer. Le seigneur se venge,
garde son paysan, encaisse 15 argent, mais ne s
"assez honnête
121
5
amuse guère. Gain
", mais guère de plaisir .
C) Le paysan choisit les aulx ou le fouet et les supporte
* Le Seigneur se venge, garde son paysan, mais n !encaisse rien, et
jouit seulement du déplaisir de sa victime.
Pas de gain,
faible
plaisir.
D) Le paysan choisit les aulx ou le bâton et ne les
supporte pas.
D51)
120.
Il accepte de payer.
On retrouve le
3
Conte à un paysan..., vers 8-13.
121.Le Savetier et le Financier, (VI11,2), vers 25.
second cas avec un peu de plaisir en plus.
D12)
Il refuse de payer.
Le Seigneur le fait
!
pendre ou choisir 1 autre peine.
D i 5 l ) Le Seigneur pend le paysan. On
retrouve le premier cas, mais avec un peu de plaisir en plus.
Dîf2)
peine
Le
paysan
l 1 autre
choisit
(aulx ou fouet).
D f f 1 l ) Le paysan la supporte* On
retrouve le quatrième cas, mais avec du plaisir en plus *
D
1 1 1
2)
Le
paysan
ne
la
supporte pas.
D1
1 1 1
1 ) Le paysan ne paye
pas. On retrouve le premier cas ou le premier sous-sous cas, mais avec
du plaisir en plus.
D
1 1 1 1
2) Le paysan paye.
On retrouve le second cas, mais avec tout le plaisir en plus- Le
Seigneur se venge, garde son paysan, encaisse l f argent,
jouit d1un
plaisir maximum.
Table 2.1: Schéma de composition
A
B
Choix
C
D
D
choix
5
D12
1
D"l
choix
D"2
D"
choix
1
1
D " " 1
D"'2 choix
D " " 2
Le
seigneur
préférerait
possibilités, mais il ne peut 1
-
la
1
dernière
(Dîfff2)
Imposer puisqu
44
-
5
des
sept
il doit toujours
laisser (principe du jeu) un libre choix au paysan« Doit-il donc se
confier au hasard avec seulement une chance sur sept df un gain maximun
?
Si c'est le cas, il vaut mieux qu5 il ne joue pas, et impose,
d? autorité,
sa décision.
si D l î f 5 2
En effet,
ne
se produit
pas (six chances sur sept) toute autre possibilité, malgré ses
avantages, peut comporter de 11 amertume, voire le ridiculiser (au cas
où le paysan surmonterait vaillamment les supplices»)
Heureusement pour le seigneur, il joue presque à coup sûr s1 il
peut parier presque à coup sûr sur le choix que fera sa victime» Les
chances de perte et de déplaisir seront minimisées* Les chances de
gain et de plaisir maximisées.
Ce Seigneur "raisonnait, il faut qu'on le confesse 122" : "Que
choisira.le paysan ? Pour le savoir, je ne dois .pas, comme le
vulgaire, "mesurer par moi ce que je vois en autrui123". Un paysan est
un paysan. Mettons-nous dans sa tête, une tête qui ne prévoit rien,
comme en témoigne 11 offense faite « Supposons que ce paysan prenne
toujours l f option la plus immédiatement favorable.
Il a le choix entre la mort, 1'aillade, le bâton, le paiement»
11 ne choisira pas la mort, choix immédiatement le plus désastreux.
Il y a peu de chance qu ' il choisisse de payer "sur le champ 124". Payer
est un mal immédiat et le paysan est dur "à la desserre". Entre
i1aillade et le bâton, il est probable qu 1 il choisira, le moins
immédiatement douloureux, 1!aillade. Cependant, tiendra-t-il le coup
? Non, puisque 15 aillade deviendra vite le mal le plus immédiatement
douloureux. A chaque ail avalé, la bastonnade se fera plus tentante
. Le paysan préférera finalement passer d'un supplice à l'autre. Mais
chaque coup de bâton augmentant la souffrance, un moment viendra où
payer .lui paraîtra immédiatement moins douloureux. Comme il ne pourra
plus choisir quf entre mourir ou payer, il paiera» Raisonnant ainsi,
le seigneur peut parier. L1incertitude qui demeure aj oute même au
plaisir.
Pas de bon j eu sans léger risque »
122. Voir Les Souris et le Chat-Huantg (XI,9), vers 16. Nous aurons l'occasion de montrer comment le raisonnement
du CHat-Huant est typique de ce type de dominant.
123. "Que jsai toujours haï les pensers du vulgaire!
Qus il me semble profane, injuste et témérai re;
Mettant de faux milieux entre la chose et lui,
Et mesurant par soi ce qu'i1 voi t en autrui ! Démocri te et les AbdéHtains, (Vî ï!,26),vers
1-4.
124. Le Conte d'un paysan..., vers 13. Le seigneur insiste, judicieusement, sur cette immédiateté. I1
y revient (vers 79-80) : Payez donc cent écus,/Wet et comptant".
Le seigneur joue donc à plusieurs coups quand le paysan :Jl ne joue qu1
à un coup.
celui-ci
Le seigneur se met à la place de son paysan
reste
coincé
dans
son
état.
:!
Le
quand
seigneur
gère admirablement la relation de pouvoir quand le ^ paysan multiplie
les erreurs»
une
La supériorité du seigneur est . évidente
dissymétrie
paysan
grimaçant,
paysan
croissante.
gémit.
le
surtout
manifeste sa corporéité,
mesures
:
Quand
seigneur
sue
Quand
à
le
"tient
et
le ';seigneur
paysan
est
rit,
le
tout défait,
sa gravité 125"»
grosses
produit
gouttes,
Quand A
se
le
liquéfie,
le seigneur est 1 !homme de 1sesprit et des
"Un après un lui-même il
fait le compte".
ff
0n examine,
on
prend un trëbuchet126".
-
45
-
Enfin, quand le seigneur est maître des mots, le paysan "n'a rien
qu ' une chanson127" : "Pour Dieu, miséricorde!" Haro! La gorge
mfard128!ff "Pour Dieu, cessez; hélas! je n'en puis plus 129* "
Malgré 15 aide des "deux forts paillards" la supériorité du
seigneur est intellectuelle» Plus que par la force, le seigneur gagne
par 13 esprit, ou s
3
arrange, tout au moins, pour que sa force paraisse
de l'esprit, que le savoir 11 emporte sur 1'ignorance, la sagesse sur
1'imprévoyance, ce qui légitime son rire. Le lecteur, s ' il participe
des valeurs de 1'esprit- et il en participice puisqu'il lit -est tenté
d'oublier la pitié, d5 applaudir, et de rire avec le seigneur. Grand
bravo pour le plus malin ! Les choses, ainsi, paraissent simples :
le savoir produit un pouvoir dont 11 exercice fait rire qui 11 exerce
et qui 11 observe. Le plus savant, parce qu'il est le plus savant,
domine, et il rit et nous rions avec lui de 1 1 écart démontré entre
savoir efe--'ignorance » * *
Si on 15 applaudit, le seigneur gagne tout. Il fait oublier qu 5
il est seigneur par le spectacle de son j eu. Son pouvoir,
s1 évapore.
pouvoir,
î b d. vers
ïb
i
Ib
i
ïb
i
Ib
i
d. vers
|P-
125
.
126
.
127
.
128
.
129
.
vers
d. vers
s
d- vers
,
comme
"Je ne suis pas seigneur,
7
4
2
7
7
1
4
0
78
je suis homme df esprit. Admirez mes tours"».- Joli passe-passe! Le gain
est plus grand que nous ne l'envisagions : tout en reconstituant son
pouvoir, tout en tirant de lui un plaisir délicieux, tout en le faisant
oublier voire en 11oubliant, le seigneur le légitime par la démonstration
de son savoir* La relation de pouvoir se dissimule sous la virtuosité
qui la légitime. Applaudissons le seigneur. 11 n 5 est plus seigneur.
Il
est artiste «
Il faut reconstituer la chaîne : sans pouvoir, pas d5 efficacité
du savoir. Le pouvoir seigneurial, traditionnel, sans origine dite,
permet au savoir de produire un nouveau pouvoir qui fait rire seigneur
et lecteur complice. La chaîne savoir > pouvoir> rire était incomplète.
Il faut saisir 11 ensemble : pouvoir > savoir > pouvoir > rire. Il faut
aussi distinguer entre le premier pouvoir et le second : le premier est
permanent, sans histoire, appuyé par la force et la loi, c'est le pouvoir
seigneurial. Le second est nouveau, léger, fondé sur une supériorité
dfesprit, c'est le pouvoir du joueur qui gagne. Le second remplace
spectaculairement le premier. La logique du jeu tend à couvrir celle de
la domination. Habile gestion puisqu1elle vise à transformer le pouvoir
en pouvoir, comme la Fourmi transformait la mort en mort, et que le second
pouvoir, plaisant, admirable, léger, ne fait rien perdre à qui détient
le premier130» La victoire est dès lors ambiguë : le seigneur 1 1
emporte-1-il parce qu1il est seigneur ou parce qu'il est le plus habile
? Le jeu n'est-il pas une mise en scène pour faire oublier la prise et,
simultanément, renouveler le plaisir de la prise ? Double jeu du jeu ;
plaisir et déguisement. Pour le premier aspect, pensons au Chat avec la
Souris* Pour le second, pensons au Renard qui aveugle les Poulets d'Inde
en jouant devant eux tous les tours d" "Harlequin 131 ". Comme lui, le
seigneur détourne l1 attention
faisant
rire
en
et
séduit
:
en
nous
sa
130. Le seigneur ne joue que parce qu'il est pratiquement sûr de ne pas perdre.
au jeu tout serait remis en question.
131. Le Renard et les Poulets d'Inde, (12,18), vers 14.
Si
le seigneur perdait
compagnie, il nous implique et nous voici aussi aveugles que le
paysan... Nous croyons rire ci1 intelligence avec 11 intelligence, et
nous rions sans intelligence au service d 1 un seigneur "méchant
homme132" »
En montrant le paysan ridicule mais aussi pitoyable, en faisant
preuve d1 intelligence et de pitié, le texte interroge alors notre
rire. Si nous rions, de quoi rions-nous ? Pourquoi nous laissons nous
séduire par le seigneur ? Quels désirs cette séduction utilise-t-elle
? Un désir de savoir ? Un désir de pouvoir ? Ne désirons-nous pas le
pouvoir du savoir, ou le savoir pourvu qu1il soit savoir du pouvoir
? La leçon, ambiguë, peut inquiéter les trop bonnes consciences . Elle
11 est d1autant plus que le rire du seigneur est sulfureux. Comme Dom
Juan, ce dernier contrevient aux obligations religieuses, que le
paysan lui rappelle pourtant. Dans la punition qu 5 il inflige, dans
son rire, quelle est la part de la pure méchanceté, voire du sadisme
? Le texte de La Fontaine, comme celui de Molière, n'en dit,
évidemment, rien. Il invite à réfléchir sur les mécanismes de la
relation de pouvoir plus que sur le secret des âmes. Or, la relation
de pouvoir permet deux rires au dominant, le rire du j oueur vainqueur,
et le rire méchant. Le seigneur rie - il par volonté mauvaise ou par
goût du plaisir ? C!est indécidable, et cette indécision est cruciale.
Elle contribue au pouvoir du seigneur qui ne sortirait de 1 f ambiguïté
qufà son détriment. Cette ambiguïté éthique se redouble d1une seconde
symétriquement inverse, et qui, pour peu qu f on 11envisage, fait
bifurquer
le
apparemment,
sens
sont
de
la
relation
simples
:
que
de
pouvoir.
devient
le
Les
paysan
questions,
après
ses
humiliations ? Peut-il en tirer quelque leçon utile, et se transformer
? Le conte ne répond pas, mais, en nous conduisant à ces questions,
il
nous
fait
entrevoir
un
nouveau
champ
conséquences, sur le dominé, de la domination.
la
Préface
du
premier
d
*
analyses
:
les
Souvenons-nous
de
1 ivre des Colites : "Qui ne voit que ceci
est un jeu et par conséquent ne peut porter coup133 ?11 Au jeu de son
seigneur Xe paysan reçoit pourtant force coups... Il est donc des
•jeux qui portent coups. Mais ces coups portent-1-ils coup '? Et quel
coup ?
132. Dom Juan, Acte I, scène 1 Sgnarelle : "Un grand seigneur méchant homme est une terrible chose".
-
64
-
Qu1 apprend le paysan ? Et nous , qu1 apprenons -nous, de biais,
du spectacle de sa leçon ? La relation de pouvoir devient-elle
pédagogie, le dominant devient-il éducateur, même malgré lui ?
Reconnaissons qu5 il faudrait une solide obstination pour voir
dans ce seigneur un Voltaire soucieux de son paysan» Aussi, n 1est-ce
pas 11 interprétation que nous proposons « Nous ouvrons seulement,
à partir de ce conte, le champ d1une problématique . Ce qui fonde cette
méthode, croyons-nous, c3 est qu'un récit de la Fontaine, fréquemment,
propose une situation et suggère un ensemble de possibles qu fexplorent
les autres récits de 11 oeuvre. De cela, le couple que forment La Cigale
et la Fourmi et Le Corbeau et le Renard nous ont déjà donné une idée.
Dans le Conte d?un paysan qui avait offensé son seigneur, la situation,
c'est 1'habile exploitation et le renouvellement, par un dominant,
d'une position de pouvoir : affaire de gestion. L'ensemble des
-
47
-
possibles, ce sont les finalités et les conséquences imaginables d'une
telle domination :
La
Courtisane
affaire d'éthique.
amoureuse,
texte
qui
a
plus
d'un
rapport
structurel avec celui que nous venons de lire, propose un des
possibles» Nous ne pourrons cependant efficacement 15 étudier sans
passer par quelques détours : analyse des principes de composition
de ce conte , et du mécanisme complexe de la relation de pouvoir qu'il
133. Préface des Contes et nouvelles en vers, p. 557.
présente.
-
49
-
Chapitre 3
La Courtisane amoureuse s éducation*
Elle : courtisane romaine de haut vol. Prénom : Constance.
11
Bizarre134" prénom pour une telle femme!
Lui
traitable
:
jeune gentilhomme,
135
". Prénom :
"humeur douce,
Camille» Prénom ambigu pour un homme!
Entre eux, l1 amour, cet "étrange maître136", et voici que se
constitue, puis se gère, ou se gère en se constituant
r
une relation
de pouvoir. Voici surtout qu1à son acmé cette relation s'évapore, et
que les amants s1unissent dans la nuit.
"Amour", affirme le prologue du conte, "fait si bien que l'on
n'est plus le même137". Témoin Hercule, Polyphème, Chimon de Boccace,
les sots "qui deviennent des oracles" et les gens coquets qu 1 il "change
en Gâtons", les loups, qui "deviennent des moutons138" „ Dresser cette
liste ne suffit pas à La Fontaine. Trois problèmes, quf elle fait
apparaître, demeurent"" en suspens.
Premier
précisément
problème,
Amour
Détourne™t-il
les
le
fait-il
êtres
de
plus
que
épineux
"l'on
leur
fin
:
n'est
?
Or,
dans
quelle
plus
à
le
lire
même"
La
métamorphosée en Fille :
Il en faut revenir toujours à son destin,
C'est-à-dire à la loi par le Ciel établie.
Parlez au diable, employez la magie, Vous ne
détournerez nul être de sa fin139.
134.
135.
136.
137.
138.
139.
"Elle était fi ère, et bizarre surtout". La Courtisane amoureuse, vers 29.
"Et bien qu8 il fût d'humeur /Douce, traitable, à se prendre facile..Ibid., vers 51-52.
Le Lion amoureux (IV, 1), vers 9.
La Courtisane amoureuse, vers 7.
Ibid., vers 3-6
La Souris métamorphosée en Fille (IX,7),vers 77-80.
-
50
-
mesure
?
Souris
Dès lors, Amour, loin de détourner les êtres de leur fin,
ne
les révèle-1- il pas à leur fin ?
Second problême, peut-être moins riche, mais plaisant pour 1 1
amateur de contes : qu5 en est-il des femmes ? Hercule, Polyphème,
Chimon, les "sots", les
11
coquets11, les "loups" ne sont des femmes*
Echapperaient-elles au "grand faiseur de miracles140" ?
Troisième problème, le plus étroitement lié à notre recherche
: à en croire les exemples cités, Amour peut bouleverser la
coquetterie, la sottise, la fureur sanguinaire (les loups, Polyphème)
, la virilité héroïque (Hercule), mais cette liste, quoique riche,
ignore un des deux démons qui, selon Le Berger et le Roi, "partagent
notre vie"
:
Deux démons à leur gré partagent notre vie, Et de son
patrimoine ont chassé la raison.
Je ne vois point de coeur qui ne leur sacrifie. Si vous
me demandez leur état et leur nom, J appelle 1' un Amour,
et l'autre Ambition141.
-
Un démon peut-il battre l'autre ? Le prologue du conte, avec ses
exemples, n'en dit rien, mais la gloire d'Amour serait grande, si,
par delà les sots, les violents, les coquets, les mâles hyperboliques,
il pouvait convertir un ambitieux*
L? ambition
est
le
désir
des
positions
de
pouvoir.
Ce
désir suppose la conscience qu'elles sont, et la croyance qu'on peut
les obtenir : tant que le Berger ignore tout du Roi, et tant que
celui-ci ne lui a pas ouvert les allées du pouvoir, il ne sent pas
le "petit grain d'ambition142 " présent en lui» Il reste berger sans
souci, S1 il avait connu la valeur des positions de pouvoir, mais avait
eu la certitude de ne jamais les occuper, il n'aurait pu que demeurer
avec l'Ermite, ou acquérir, à défaut de la réalité, quelques
du
pouvoir.. Un Mulet
est
dans
ce
cas.
signes
Il
140. La Courtisane amoureuse, vers 3 .
141. Le Berger et le Roi, (X,9), vers 1 -5.
142. ibid., vers 1-5.
sait qu'il y a des maîtres, qu5 il est bon d1 être maître, mais il sait
aussi qu1 il ne sera jamais le maître» Il s 1 en console en portant
lfargent de la gabelle, "charge si belle",
"haut emploi 143" qui le
distingue de son compagnon,
La gloire du Mulet et l^âmbltlôn du Berger ont même origine, 11
amour-propre, que La Rochefoucauld définit comme "l'amour de soi-même
et de toutes choses pour soi"» L'auteur des Maximes ajoute qu5"il rend
les hommes Idolâtres d'eux-mêmes, et les rendrait les tyrans des
autres, si la
fortune leur
en
donnait
les moyens 144".
Formule
extraordinaire qui permet de saisir le lien entre les premières fables
du premier livre» Par amour-propre, on veut devenir dominant, mais si
la fortune ne permet pas de réussir, 15 amour-propre persiste : il
pousse alors, faute de mieux, à contacter les dominants,
tactique de
courtisane ou de Mulet « ..
Amour peut-il vaincre cet amour-propre qui veut qufon prenne le
pouvoir ou, tout au moins, ses signes ? Amour peut-il vaincre les
tentations de dominer, ou de paraître dominer ? Voilà le troisième
problème que suggèrent, par leurs insuffisances, les exemples du
prologue
de
La
Courtisane
amoureuse.
- .51
-
Ouverture
typiquement
lafontainienne, et d'autant plus lafontainienne que la réponse
simultanée aux trois problèmes est le récit d'une aventure singulière.
Au premier problème, ce récit répond en montrant qu 1 Amour (et
par lui Camille) loin de "détourner55 la Courtisane de "sa fin", la
révélé à elle-même : elle se découvre en découvrant que le sexe n'est
pas l'amour, et que le goût pour les signes du pouvoir a manqué la
perdre145.
Au second problème, le récit répond en montrant qu'une femme Constance - peut être métamorphosée par 1'amour « 11 répond enfin au
troisième
problème
1'amour-propre
en
:
montrant
Constance
que
qui
l'amour
ne
peut
vaincre
touchait qu'aux plus
143. Les deux Mulets,(î,4), vers 3 et 17.
144= La Rochefoucauld : Maximes supprimées. Pléiade, Gailimard, 1935, p. 335.
145» La Courtisane amoureuse prolonge ainsi, après Le Faucon, la leçon des Oies de frère Philippe. Le jeune
homme de ce dernier conte découvrait les femmes et le désir. Clitie découvre ce qu 8est l1 amour dans
la générosi té absolue de Fédéric Constance, qui savait apparemment tout du dés i r, a la révélation
de l8amour dont el le n'était, même pour l'aspect physique, qu'aux éléments (vers 293-294). De conte
en conte, La Fontaine poursui t a i ns i une réf lexi on sur le sexe et l 1 amour, sur l'éducation
qu'apportent l1 amour et le plaisir, sur la vérité de ce que l5on est.
-
69
-
hauts dignitaires de l'Eglise dont elle arborait
les cadeaux,
s
1
éprend d'un jeune gentilhomme sans pouvoir.
Seule peut-être, la figure de la grande courtisane orgueilleuse
permet de combiner les trois problèmes et leurs solutions : Constance
est orgueilleuse, elle est femme, elle sait l'amour sans le savoir.
Avec elle, La Fontaine peut organiser un triple triomphe d'Amour, sur
une femme, sur 11 amour-propre,
êtres «
sur les
illusoires
fins
des
Il peut
surtout
interroger les .. w_ragports
complexes de
l'amour et du
pouvoir«
Son conte paraît répondre, par un récit, à un questionnement
multiple* C'est fréquent chez lui» Remarquons cependant qu'il cherche
Ici assez loin, hors de ses auteurs favoris, jusque chez Girolamo
Brusoni, un texte qui lui convienne : La Cortegiana innamorata146» Si
cette
rencontre,
par
hasard,
a
pu
faire
cristalliser
le
questionnement, il fallait que ce questionnement fût déjà présent dans
son esprit pour que Brusoni pût en être le catalyseur. C'est en tout
cas ce mouvement, qui va du questionnement au conte, qu'il a incité
le lecteur à reconstituer au début de La Courtisane amoureuse. Il semble
y être parti du récit de Boccace, avoir refusé de traiter le "point"
dont il s
?
agit147" dans ce récit, et en avoir découvert (et peut-être
In^entéj un autre qui le traite» Mais quel est ce "point", sinon 1 1
ensemble du questionnement que suscite le prologue ? C 5 est
ce que s t i onnement que La Fontaine incite
amoureuse
à
à
travers
lire La Courtisane
148
.
Au départ, Camille et Constance sont sans droits ni proj ets 1
' un sur 1 ' autre. Ils se fréquentent, font table commune en des
assemblées peu friandes "de sainteté ni de philosophie 149".
donc contact,
voisinage
150
Il y a
les rencontres de fête tenant lieu de relations de
, mais, la courtisane, qui ne distribue pas ses faveurs
!l
à
tout venant15111, aspire à rendre "esclaves152" les premiers de 11 Eglise»
146. Jean-Pierre Collinet a établi la validité de cette source déjà suggérée par Gaston Paris* Plus encore que la source,
pourtant, ce qui nous paraît intéressant csest la difficulté - préparée par La Fontaine - qu'on eut
pour la trouver.
147. La Courtisane amoureuse, vers 25.
148. On pourrai t aisément montrer que ce conte apparaît comme une transformation du conte de Boccace. Mais
ce nsest pas le point dont il s aagit à ce moment de notre recherche.
149. Ibid., vers 70.
Camille n1 en est pas : jeune, agréable, apparemment riche, il a ce
qui, selon tous les contes, devrait plaire aux femmes, mais il n f a
pas ce qui plaît à celle-ci, le pouvoir. A Rome, pas de pouvoir sans
pourpre.,» En bonne logique galante, ce jeune homme, "à se prendre
facile153",
pourrait,
brûlant
dfamour,
tomber
esclave
de
11
orgueilleuse, mais il n? en a cure . Il y tant à de proies plus
faciles... Avec Camille et Constance, en ce début de conte, on croit
retrouver Cigale et Fourmi "au temps chaud" : Ivoisinage, vague
fréquentation. Rien de plus»
Pour que les choses changent, il faut une intervention. Dans la
première fable du premier livre, l f évolution saisonnière du monde phénomène tout extérieur - bouleverse la situation de la Cigale. Dans
le conte, c5 est le dieu Amour, très imprévisible, qui bouleverse
intérieurement la courtisane154 :
Constance n5 eut sitôt 11 amour au coeur,
Que la voilà craintive devenue :
Elle n1osa déclarer ses désirs
D 5 autre façon qu ' avecque des soupirs155.
Et puis soupirs ; et puis regards nouveaux :
Toujours rêveuse au milieu des cadeaux156.
150.
151.
152.
153.
154.
Nous retrouvons là ce que que nous avions signalé pour La Cigale et la Fourmi, la nécessité du contact.
La Cigale et la Fourmi(î#1), vers 19.
La Courtisane amoureuse, vers 36.
Vers 51.
S'établit-il une relation de pouvoir entre Cupidon et Constance ? Fondamentalement, pas plus qu1entre
l"hiver et la Cigale. Cupidon est la force extérieure qui transforme instantanément Constance sans
qu"elle y puisse rien, et, dans l'ensemble du conte, l«Amour, comme Dieu, ns interviendra plus. Seulement,
cette force extérieure est figurée par une personne - l"Amour -possédant des sentiments, des projets,
ce qui est lieu commun de la littérature du temps :
Lui voyant fai re a i ns i la renchérie,
Amour se mi t en tête d5 abaisser
Ce coeur si haut, (vers 44-46) L3amour est pensé comme un dominant» Psyché, approfondissant le
thème, exploitant au maximum ses ambiguïtés, le traitera comme tel, et montrera les contradictions entre
relation d8amour et relation de pouvoi r.
Dans La Courtisane amoureuse, La Fontaine laisse de côté la relation Amour/ Constance, qui n8est pas
pensée comme relation de pouvoir, pour se consacrer à la relation Camille/Constance. Dans le cadre de
cette relation, l8amour est un élément qui sert Camilie, comme l8hiver servait la Fourmi. .
155. Ibid., vers 51-54.
156. Ibid., vers 61-62.
Ces derniers vers, fort jolis, font entendre la musique de Tircis et
Amarante
:
On s 1oublie,^on se plaît
Toute seule en une forêt «
Se mire-t-on près du rivage ?
Ce n1 est pas soi qu1 on voit, on ne voit qu'une Image.*. On ne
sait pas pourquoi ; cependant on soupire ; On a peur de le voir,
encor qu'on le désire157.
Eveil du désir, crainte, rêve, trois signes de l'amour naissant pour
la courtisane comme pour la bergère. Amarante n ' a pas le mot mais
l'imprudent Tircis, en le lui donnant, lui apprend qu'elle aime
Clidamant. . . Constance n'Ignore ni le mot ni, par métier,
pratique de la chose
la
:
Et qui vous a cette cache montrée ? L1 amour,
dit - elle158 «
Cependant, de l'Amour, elle ne sait guère plus qu 1 Amarante :
Oui, Constance en était Aux éléments : ce
que la belle avait Pris et donné de plaisirs
en sa vie Compter pour rien jusqu'alors se
devait. Pourquoi cela ? Quiconque aime le
die159.
La connaissance des pratiques du sexe est aussi distante de la
connaissance d'amour que leur ignorance160» SI Amarante ignore tout,
Constance sait sans savoir. Pire, elle croit savoir : pour elle, comme,
sans doute, pour les cardinaux qu'elle a comblés, 1'amour se réduit
au plaisir "pris et donné161 " . Pour oublier son faux savoir et
découvrir ce qu!elle ignore,
Comme
1 ' Amour,
elle a besoin d'un initiateur.
curieusement,
elle
le
connaît
sarb connaître. D'un côté "Camille était trop connu de Constance" qui
157.
158.
159.
160.
Tircis et Amarante (Viîï,13), vers 43-46 et vers 52-53.
La Courtisane amoureuse, vers 92-93.
ibid., vers 293-297.
La Fontaine ne dédaigne pas cette connaissance : il souhaite pour une épouse d 'être passée, comme
Constance, par ce "noviciat d1épreuves" (vers 285).
161. Ibid., vers 295.
162. Ibid., vers 215 et 51.
le
sait
agréable gentilhomme,
"à
se
facile162" .
prendre
D' un autre côté , elle ignore jusqu3 où vont ses talents d f
acteur-joueur » 0r# tout va se décider sur la capacité de Camille à
jouer longtemps la comédie : comme le jeune gentilhomme ne veut pas
être pris mais prendre, et comme il sait qu1 on se fait prendre en se
5
faisant connaître, il veut convaincre Constance qu
qu!elle croit qu
1
il n5 est pas ce
il est. Pour cela, il a besoin de temps et de
persévérance. Au début, il ne connaît guère plus sa victime qu'elle
ne le connaît. Si Constance ignore que Camille peut jouer et, surtout,
jouer longtemps, Camille ignore ce que valent les paroles de Constance
: sont-elles vraiment sincères ? Convient-il de s'y fier ? Entre les
deux partenaires, avant que ne s1 engage une relation de pouvoir,
ignorance et connaissance sont ëquitablement réparties * Le plus fort
ne sera pas, comme dans le Conte d'un paysan qui avait offensé son
seigneur, le plus savant au départ, mais celui qui, sans révéler ses
ignorances arrachera à l 1 autre son secret. Si la courtisane, avant
d'avoir démontré sa sincérité, fait avouer à Camille qu'il joue, tout
est perdu pour lui * Son avantage initial n3 est pas une supériorité
intellectuelle
ou
sociale
(situation
du
seigneur)
,
mais
la
"nécessité" qui tient la courtisane, comme l'hiver tenait la Cigale»
Constance ne peut pas ne pas aller aux devants de Camille: 163."
Déséquilibre net et pertinent : Constance veut Camille mais ne
11 a pas, comme la Cigale veut le grain sans 11 avoir. Or, c'est Camille
qui a Camille, comme la Fourmi a le grain. Contrairement à la tactique
Cigale (aveu + défi/ affirmation de liberté) , Constance s ' offre à
qui détient le bien - et l'est - qu ' elle désire
:
(aveu + soumission)
_
Méprisez-la, chassez-la, battez-la; Si vous
pouvez, faites -lui pis encore ; Elle est à
vous164.
( 163. Trembante enfin, et par nécessité,
\
Elle s'en vient.(Vers 86-87).
\
Deux vers à rapprocher de La Cigale et la Fourmi : El le alla crier famine Chez la Fourmi sa voi sine.
164. Ibid., vers 118-119 : Paradoxalement, en s'offrant si complètement à la domination de Camilie, Constance
supprime cette domination
(ou tout
au moins
le plaisir que peut
en
tirer
le
Pour s1 offrir, elle viole nuitamment
?
s introduit chez lui, en "certaine ruelle
1
8
Intimité du gentilhomme,
165
" et se manifeste dès qu1
il est seul. Double transgression : de territoire et de code. Constance
pénètre, comme la Cigale, sur le territoire de
1
1
autre, se plaçant
aussitôt en position de faiblesse. Au même instant, d1 un geste
sacrilège qu?on attribuerait
à un
Chimon, un Julien Sorel,
à un
homme,
elle franchit les limites imposées à son sexe et place Camille, avec
son prénom' ambigu,
en position de femme3.
3Tout ce conte joue sur les inversions.
Camille peut légitimement s'offenser: "Je n1 aime point qu'on
me fasse d ' avance4". Sincère ou non, il peut afficher son déplaisir
chez lui, et s1 en servir contre Constance, qui s'est rendue visible,
et donc facile à prendre» La courtisane ne souhaitait rien d s autre, mais
elle oubliait qu ' en sortant de l 1 ambiguïté, en se révélant, elle
ne forçait pas Camille à se révéler. Tout au contraire, parce qu'il
la voit, et aussi parce qu ' il ne la voit pas tout entière,
se fait invisible
:
Camille
il se masque.
Un instant surpris 5 , ce j eune homme "à se prendre facile",
choisit de prendre. A ce choix, trois raisons qui se ramènent
à deux
:
Pour en avoir un plus certain indice(a), Et
s 'égayer(b), et voir si ce coeur fier Jusques au
bout pourrait s ' humilier (c) 6.
Première raison : s 'égayer. Comme la Fourmi, comme le seigneur,
Camille veut obtenir un plaisir non partagé aux dépens du dominé. La
relation de pouvoir sera pour lui un divertissement.
Deuxième raison : la volonté de savoir. Camille veut s'assurer
de 1 'amour de Constance, il veut instaurer de lui à elle une parfaite
transparence. Dans le Conte d1 un paysan qui
seigneur,
le
savoir
du
avait
offensé
son
seigneur confirmait son pouvoir en
dominant). L5emploi de l5 impératif marque bien ce retournement : celle qui se soumet, commande. Camille
ne peut se satisfai re d'une domination a i ns i octroyée.
165. ibid., vers 75.
le renouvelant. Le succès de 11 entreprise confirmait ensuite la
validité du savoir, mais il n1 y avait pas création de savoir nouveau.
Ici, outre la nécessité qui tient Constance, Camille a également besoin
d5 un savoir pour établir son pouvoir (le savoir feindre et le savoir
sur Constance) . Contrairement au seigneur, il ne renouvelle pas son
pouvoir mais le constitue, et il cherche donc à accroître son savoir«
La volonté de savoir se confond pratiquement ici avec la volonté de
pouvoir. Parce qu' il aura plus de pouvoir, Camille aura plus de savoir,
mais parce qu5 il aura plus de savoir il aura plus de pouvoir. Le pouvoir
est fonction du savoir, et inversement. Or, de même que le pouvoir veut
toujours grandir j usqu'à l'anéantissement du dominé, instant où il
culmine et s 1 abolit, le savoir veut toujours s1 étendre jusqu1 à la
transparence absolue de son objet, qui serait aussi sa fin 170. Le
dominant affronte un vertige du savoir en même temps qu'un vertige du
pouvoir. Sur ce qu'il domine, il veut toujours plus de pouvoir et,
simultanément, plus de savoir. L'écart de savoir, nécessairement,
s'accroît
:
plus
le
dominant
sait,
plus
le
dominé
devient,
relativement, ignorant* La relation de pouvoir renforce sans cesse,
sur le plan du savoir, le déséquilibre initial. Au bout du processus,
Camille peut dire à Constance : "Vous me connaissez mal 171". Grand écart
des savoirs 1 Constance ne sait plus rien relativement à Camille qui
a acquis savoir par pouvoir, pouvoir par savoir, et le tout, en
s'égayant, pour s
Au début,
1
égayer. « .
Constance sait quelque chose :
Constance crut dans le commencement Qu'il la
voulait éprouver seulement172.
Ce savoir ne fait pas l f affaire de Camille
170. La transparence absolue supprimerait l3 objet en tant qu'objet de savoir :
attrait.
171. Ibid., vers 247.
172. Ibid...
vers 180-181.
4Ibid.,
vers 131.
5"Je vous dirai tout net que ce discours / Me surprend fort."(Vers 123-124).
6Ibid., vers 100-103.
:
tant que la
le savoir perdrai t tout
courtisane croit subir une épreuve, elle ne la subit pas.
La conscience d'être éprouve qu1 a 11 éprouvé transforme 11 épreuve en
comédie, en "raillerie173", en jeu d1 apparences, provisoire, organisé
selon des règles. Dès lors, 15 épreuve n5 a aucune valeur de vérité
puisque 11 éprouvé agit selon ce qu'il croit que 11 on attend de lui
: il se masque parce qu'il sait qu'on se masque, et même s1 il ne se
masque pas, qui l'éprouve n'en est jamais certain« Pour que l'épreuve
vaille, l'éprouvé doit ignorer qu'il la subit. Quand Constance perd
son savoir premier et croit que Camille l'humilie pour l'humilier, par
mépris, et sans souci de l'éprouver, l'épreuve devient vraiment
épreuve » Pour Camille, ce mot marivaudien, singulièrement ambigu, n'a
pas le sens qu'il a pour Constance * Constance le tire du côté du jeu
tandis que Camille le tirerait du côté de 1'expérience qui fournit des
preuves- Jeune gentilhomme, il se comporte en dominant qui considère
le dominé comme objet d'épreuve, ou, pour lever toute ambiguïté, comme
objet d'expérience, c'est-à-dire comme un objet sur lequel il peut tout
entreprendre pour le contraindre à révéler sa nature. Dominant, il fait
du dominé un obj et. Savant, il en fait un objet: d'expérience. Savant
et dominant, ici, sont même personnage : son pouvoir s'accomplit dans
11 expérience qui le produit.
Cette expérience procure au dominant, en même temps, savoir et
plaisir. Pour lui, l'expérience est un jeu dont il fixe "à sa
fantaisie174
!!
les règles et le terme. Pas de contradiction entre
s'égayer, apprendre et prendre .mais renforcements mutuels : la
connaissance s'accomplit en plaisir et la volonté de plaisir suscite
la connaissance, qui accroît la pouvoir, qui permet la connaisance...
La connaissance obtenue atteste de la maîtrise et donc dilate 11 ego
: plus je sais, plus je suis, et plus je me plais au spectacle de
moi-même... Le triangle plaisir/savoir/pouvoir est indissociable.
L'épreuve est prise de pouvoir,
prise de
173. Mais tout cela passai t la rai 1lerie".(Vers 182)
174. Le Lion et le Moucheron (11,9) "Un boeuf est plus puissant que toi,/Je le mène à ma fantaisie".Pour le dominant,
"sa fantaisie est sa raison" (Le Tableau, Nouveaux contes, vers 169).
savoir, prise de plaisir. Dans La Courtisane amoureuse, 11 épreuve est
inversion.
Camille fait 11 inverse de ce que Constance peut attendre : "11
fit le froid175"» Au lieu d5 aller amoureusement vers elle, il prend
ses distances. Puisque Constance 1' a mis en position de femme
{intrusion dans sa chambre), il se comporte en femme 176, il résiste.
Il se refuse à manifester le moindre désir amoureux. Il contraint 1f
autre à en donner tous les signes, à marcher, de plus en plus
rougissant, en terrain découvert. Chaque fois que 1'autre avance, il
recule encore et le contraint à s'avancer plus loin,
encore plus à
découvert : tactique Fourmi.
Lorsque nous étudiions La Cigale et la Fourmi, nous avions
distingué trois temps dans la mise place de la relation de pouvoir.
Appelons les A, B, C, et systématisons -les
- A)
proposition
futur
au futur dominé
- B)
dominant
Le
dominant
:
fait
une
(la Fourmi interroge la Cigale).
Le futur dominé répond à cette proposition du
{la réponse de la Cigale).
- C)
relation
Cette
réponse
est
de pouvoir est constituée
refusée
:
la
("dansez maintenant"!).
Dans La Cigale et la Fourmi, ce processus n'apparaît qu'une fois,
produisant le silence, peut-être la mort de la Cigale. En une seule
fois, mais en trois temps, la relation de pouvoir atteint son maximum
et, sans doute, sa fin. Dans La Courtisane amoureuse, en revanche,
le mécanisme opère plusieurs fois. Il y a itération : à chaque étape,
pouvoir et savoir du dominant augmentent, jusqu'à i'acte suprême du
dominant, sa propre négation en tant que dominant, le refus d'itérer
encore et 1'abandon à 1'amour. A la lecture du conte, on repère
aisément huit étapes qui s'organisent plus ou moins exp1i c i t ement
et avec une complexité variable, selon les trois temps A,B,
C.
175. La Courtisane amoureuse, vers 103.
176. L3 ambiguïté du prénom Camille peut prendre sens ici.
Etape 1
(vers 90-104)
A)
77
:
Camille,
interroge Constance
-
1f
après
fait
("Qui vous a cette cache montrée"
B) Constance répond :
C) Camille
la réponse.
avoir
"fit
le
"seoir",
?).
"L f Amour" „
froid".
Pas
de
réponse
à
La valeur de 11 aveu est comme anéantie.
Etape 2
(104-136)
:
A) Camille en se taisant suscite la parole de
Constance : le silence prolongé ( "enfin" ) , en même temps qu ' un
anéantissement de 11 aveu, est une proposition de parole.
B) Constance
répète,
en
la
dramatisant
sa
déclaration d f amour("Constance vous adore").
C) Camille oppose une fin de non-recevoir. "Coup
de foudre" pour Constance» (Cette étape répète la première avec une
intensité supérieure).
Etape 3
:
(13 7-150)
A)
Camille, en se taisant, suscite à nouveau la
parole de Constance.
B)
Constance argumente pour prouver son amour
(son manque d'appas actuel en démontrerait la réalité).
C)
Camille
refuse
d'entendre
("nous
parlerons tantôt de ce point là") et annonce : "il faut que
j e me couche".
(Cette étape répète la précédente, mais avec une argumentation
de Constance et une goujaterie plus grande de Camille) .
Etape 4
(151-162)
:
A) En
disant
vouloir
dormir,
Camille
semble
offrir un espoir à Constance (elle "crut qu'elle aurait la moitié/D?
un certain lit") et, par son long silence ("se tut longtemps") et sa
question ("Comment ferai-je ?/ Je ne me puis tout seul déshabiller",)
suscite son initiative.
B) Constance
Monsieur,
dit-elle,
propose
appellerai -je"
C)
d1
appeler
("Eh
bien!
?)
Refus de Camille et insulte
("une fille
de j oie")
{Cette
étape,
plus
discours amoureux,
pratique,
5
rapide,
1
s organise
mais toute ambiguë
(163-182)
:
négligeant
autour
:
5
d une
le
question
comment passer la nuit ?) Etape
A)
Ce
temps,
apparemment,
manque.
Constance
reprend aussitôt l'initiative ("cela suffit"). Mais ce vide textuel,
qui manifeste une accélération, ne marque pas i ' absence du temps
A. Le refus (Temps C de 4) de Camille impliquait une proposition que
Constance peut ou non saisir» De plus, cette absence du temps A est
compensée, à 11 intérieur du temps B, par le consentement de Camille»
B) Constance
toucher
:
cruel
délice!
Le
déshabille
temps
B
Camille
comporte
trois
sans
le
temps
de
second niveau:
- Constance propose de déshabiller
Camille »
- Camille y consent.
- Constance déshabille Camille «
C) Camille
couche seul,
ignore
l'acte
de
Constance,
se
laissant la belle dans la chambre.
(note : cette étape, plus complexe que les précédentes est aussi plus
cruelle et plus drôle. Constance, déshabillant Camille, est à deux
doigts de réussir, mais son humiliante douleur est inversement
proportionnelle à 1'écart entre son "aise" et le réel.) Etape 6
(183-213)
:
A)
Camille propose à Constance, qui demande où
se coucher, de venir dans son lit et de se délacer (il faut bien
distinguer ici ordre et proposition : Camille laisse apparemment le
libre choix à Constance. ("Où me coucher ? - Partout où vous voudrez".)
B)
Constance
se
délace
à
coups
de
poignard.("Femmes de France en feriez-vous autant" ?)
C)
Camille
la
fait
coucher
aux pieds
du
lit.
(note : Etape spectaculaire. Constance déchire ses vêtements
avec un poignard. Camille, quant à lui, paraît viser 1? immobilité
dans le lit*)
Etape 7
(214-236)
A)
:
Camille,
sur
le
lit,
attend
que
Constance se mette à ses pieds.
B) Constance voudrait
fait rien,
se
tuer.
n1 en
Elle
et baise les pieds de Camille»
C) Camille ne manifeste aucune sensibilité à ce
geste. 11 commence apparemment à dormir.
(note)
Etape d 1 intériorisation« Constance ne manipule le poignard
que dans sa tête. Camille ne dit rien.) Etape 8
(233-241)
:
A) Camille fait mine de s 1 endormir, pieds posés
sur le sein de Constance » Il lui suggère implicitement d'accepter
cet état de "coussin" et de dormir.
B) Constance,
consentante
aux pleurs
mais
pas
femme battue
femme-coussin,
(p
"lâche
515
en bas)
la
bonde
*
C) Camille l'appelle "d'un ton de voix qui plut
fort à la belle".
-
58
-
Inversion radicale dans ce conte d'inversions : Camille propose
à Constance d'inverser la relation de pouvoir. Le dominant deviendrait
dominé,
le
\dominant
(dominé,!
l'homme-femme
retrouverait
une
position d'homme tandis que la femme-homme imposerait sa loi en femme
:
Que votre rigueur,
Si bon lui semble,
à son tour se déploie.
Par sa forme, cette proposition est identique au temps A des
étapes précédentes : Camille ouvre une possibilité à Constance ("si
bon lui semble"). Un temps B succède à ce temps A : Constance, prend
une initiative qui montre son refus de devenir le dominant d'une
nouvelle relation de pouvoir. Elle "se glisse" vers Camille qui
accepte ce geste en lui disant sa flamme (ultime temps C) : "Je me
déclare aujourd'hui votre amant,/Et votre époux".
-
80
-
La logique de ces trois temps inverse celle des étapes
précédentes « Auparavant, le Temps A était une proposition ouverte
en apparence, mais contraignante en fait, le temps B
et
1
1
1
1
acceptation
application de cette proposition (initiative du dominé) , le
temps C le refus de tenir compte de cette Initiative et son
anéantissement. Ici, au contraire, le temps A est une proposition
contraignante en apparence, mais ouverte en fait ("si bon vous
semble"), le temps B le refus de cette proposition et une initiative
(un geste d 1 amour) qui atteste ce refus, le temps C la prise en compte
de ce refus et son acceptation.
L s abolition de la relation de pouvoir s 1 effectue en trois temps
parce quf elle n!est pas rupture, mais encore relation et qu 1elle
suppose, pour n 3 être plus relation de pouvoir, des initiatives de
chaque partenaire « Une abolition unilatérale, immédiate, serait un
acte de pouvoir et donc le contraire d 1 une abolition* Aussi
retrouve-11 on nécessairement, en une seule étape, le mécanisme en
trois temps, mais inversé :
1'
unité logique du conte est, comme
presque toujours chez La Fontaine,
remarquable.
La relation finalement constituée est étrangère au pouvoir :
ses partenaires visent à se connaître également, s1 écoutent pour cela
i!un autre, ne cherchent pas à obtenir du pouvoir
5
1
un sur
1
1
autre
et partagent ensemble le plaisir. Il y aurait triple volonté
réciproque : volonté de connaissance, volonté de respect, volonté de
plaisir. La Fontaine donne à cette relation un nom -l'amour - et deux
modes principaux, les "mystères" et la conversation, qui peuvent
s'unir en ce qu1 il appelle, dans Psyché "une conversation de
baisers177".
Un double danger pèse sur cette relation : le regard d'autrui,
toujours prêt à juger, à rappeler le passé ( "Le passé rappeler ne
se doit178" et
1
' institution du mariage, dont
presque entière montre
1
1
oeuvre de La Fontaine
(nous y reviendrons largement) qu'elle
induit responsabilité, pouvoir, contrôle, ennui... A peine la
177. "Cette conversation de larmes devint à la fin conversation de baisers". Les Amours de Psyché et de
Cupidon, O.P., p. 252.
178. La Courtisane amoureuse, vers 258.
relation d'amour établie, pour échapper à ce double danger, Camille
prend 11 initiative * 11 propose le mariage, effet apparemment logique
de 11 amour et gage de bonne foi. Or, un mariage public offrirait prise
a la critique et demanderait du temps. De plus, 1'amour, qui est
accomplissement partagé des désirs, exige 1'immédiatetë et la
liberté. Puisque le mariage est nécessaire et qu 1il le faut rapide
et invisible, rien de mieux qu1un mariage secret qui sauve tout,
garantit tout et permet miraculeusement d5 être
ensemble
179
"* Avant l
f
11
époux et galant tout
union, pourquoi même ne pas faire 15 amour ?
Voulez-vous pas, en attendant le prêtre, A votre
amant vous fier aujourd'hui ?
Vous le pouvez, je vous réponds de lui;
Son coeur n f est pas d'un perfide et d'un traître180»
Autant de pris... Pas de conclusion moralisante. Pas d'enfants,
comme chez Perrault. La Fontaine - et peut-être son lecteur- leur
préfère 11 espérance du déduit. Par ce "mystère181 ", il relance aussi
son conte. Une certitude n'aurait laissé qu'une issue, alors qu'on
en devine plusieurs dès qu'on observe que Camille reprend le pouvoir
(il décide de tout, tandis que Constance, peut-être subtilement
complice, se tait), dès qu'on lit surtout que celui qui ne se déclare
ni "perfide " ni "traître" est un "drôle182" . Curieux mot, curieuse
inversion, dans une scène qui pourrait être,
enfin, morale.
Faut-il croire aux promesses d'un "drôle" ? La nuit passée, s'en
s ouvi endra-1'i1 ? Interrogations trop moralisantes, décidément :
nous voulons savoir la fin, mais le conte est plus subtil. Les plaisirs
d5 amour, chez La Fontaine,
qui
ne
veut
sont
plaisirs
d'instant
ce
pas simplement dire qu 1 ils passent, mais que
leur vérité est tout entière dans l f instant. Elle ne dépend pas du
179.
180.
181.
182.
Ibid., vers 265.
Ibid., vers 267-270.
Ibid., vers 274.
L'histoire dit que le drôle a jouta "(vers 266). Le mot désigne au XVIIème siècle un personnage
entreprenant avec les filles.
mariage du lendemain. Qu
1
il y ait ou non mariage, que Camille trompe
Constance ou qu' ils croient ensemble à ce qu■ il dit, les deux amants
vivent vraiment 1 1 Ivresse de
l f amour. Camille épousera-11 il
Constance ? L'histoire n'en dit rien. Une belle nuit commence « Au
lecteur d'en goûter le silence.
Que Camille soit un "drôle" suspect, qu'en reprenant adroitement
le pouvoir il puisse tromper la confiance de Constance, que cette
confiance soit éventuellement complicité tactique, cela n'ôte rien
à 1 1 Intérêt des propos tenus. Une relation d1amour doit être secret,
"mystère" absent à tout regard, et même aux nôtres, lecteurs» Cette
relation implique donc rupture d'avec le monde : quand les amants
parviennent à se connaître parfaitement, à tomber entre eux tous les
masques, ils doivent ensemble être inconnus de tous. Le jeu du "qui
sait quoi" qu' ils ont un moment joué 1 3un contre 1'autre se joue
maintenant contre le groupe social, contre tous les autres, et, aussi,
contre nous lecteurs qui désirons tout savoir et dont La Fontaine,
prenant le parti des amants, se joue, "comme le Chat fait la Souris"
:
Quant au surplus, se sont de tels mystères Qu '
il n ' est besoin d ' en faire le récit183.
Nous ne saurons donc rien. Sur les plaisirs des amants, la
Fontaine j ette un voile. Sans lui, tout serait détruit. Ce voile nous
suppose assez savants pour deviner sans voir. L'accepter avec joie
nous rend complices des amants et de La Fontaine et il se noue ainsi,
à quatre, des relations complexes, une sorte de conversation de
regards, de corps et d'esprits, d'où le pouvoir semble aboli. Aussi
n'est-ce pas la position de voyeur que La Fontaine nous invite à
prendre184,
même s1 il en suggère malicieusement les délices .
183. Ibid., vers 274-275»
184. C 1 est là ce qui peut gêner certains habi tués de la i i ttérature erotique à la lecture de ses Contes.
Ce n ?
est pas au récit du déduit que nous nous instruirons.
Les
vers
précédemment
nous
en
:rqûe
nous
gens
qui
détournent
ayons
durent
à
aussi.
lire
vivre
ensemble aux délices d
?
Quelles
s 1 ils
cités,
9
en
Ils
:
le
une
en
le
désir,
nous
renvoient
au
seul
récit;
conte
paradoxal
de
deux
jeunes
pouvoir
pour
goûter
relation
amour
suscitent
de
185
. Comment cela fut-il
sont
les
possible
conséquences
?
Rappelons d1 abord que 1 sétablissement de cette relation
|
I de
pouvoir n'est pas immédiat, et que sa progression
remarquable
*1
régulière est
: un même mécanisme à trois temps
h-
(A, B, C) est répété sept fois de telle façon que 1 1 étape n-fI assure
toujours une tension plus forte que 1'étape n. Pour qu1 il n1 y ait
pas rupture, pour que le mouvement soit continu, il faut une transition
de 11 étape n à l 1 étape
n+I.
Comment s1 opère-t-elle ? Une relecture de
la structure d'ensemble le montre vite. Le temps C de 1' étape n
apparaît essentiellement le même que le temps A de 11 étape n-f I. Plus
exactement, il n'y a qu'un même temps à deux faces : une face C de
n et une face A de n+I. Le silence (il "fit le \ froid") de l'étape
I est ainsi à la fois 1'anéantissement de 1 ' initiative de Constance
(temps B de I) et la suscitation d1 une nouvelle initiative (temps
B de II) * Il en va de même pour les étapes suivantes. Le dernier temps
d'une étape est aussi ce qui permet la relance de 1 ' étape suivante
: le silence qui détruit Constance, la force aussi à reprendre 1 '
initiative, le " il faut que j e me couche" de Camille qui anéantit
ses argumentations lui donne aussi 1'occasion de proposer ses
services.
Ce temps unique à deux faces (C de n, A de n+I) est un temps
d
1
inversion, inversion dont on a vu Qu'elle structurait tout le
conte : le silence, la parole, Te geste qui anéantissent, soudain,
suscitent. Le dominé" est ainsi dans une délicate position : il doit
déchiffrer le geste, la parole,
alors
que
ce
compris,
silence
du dominant,
dernier peut toujours anéantir, à sa "fantaisie",
cette interprétation, lui disant,
185. Nous verrons que c8est
le
là,
dans une large mesure,
en somme :
"vous ns avez rien
le sujet de Les Amours de Psyché et de Cupidon.
imbécile!"
Si, au contraire, il l f accepte - "Vous m 1 avez enfin compris!"le dominant propose aussitôt quelque autre énigme pour mieux relancer
la relation de pouvoir. Logiquement, cela ne finirait jamais « Le
dominant produit continuellement des signes ambigus (même son silence
est signe) que le dominé passe son temps à interpréter sans que jamais
le dominant soit tenu par cette interprétation, La relation de pouvoir
apparaît ainsi comme un échange sémiotique particulier : le dominant
produit des émissions (gestes, paroles, regards, silence.qui peuvent
être sans significations intentionnelles, le dominé transforme ces
émissions en signes, le dominant sanctionne cette interprétation« Le
dominant émet, le dominé donne sens, le dominant émet encore, le dominé
donne sens186, La Fourmi dit "dansez maintenant", la Cigale danse ou
ne danse pas, la Fourmi applaudit ou claque la porte : émission,
interprétation,
sanction qui est émision « . .
Ce mécanisme, sans cesse relancé par le dominant qui veut
éprouver son pouvoir, resserre chaque fois un peu plus les marges
d f interprétation du dominé puisque ce dernier doit prendre en compte
la série entière des précédentes émissions du dominant. La logique
de ce mécanisme n f aboutit pourtant pas à la suppression de la marge
186. îl est important de remarquer que le dominant peut émettre sans forcément donner du sens : le dominé
donne du sens à tout ce qu ' émet le dominant. Pour lui, il n'y a rien d'indifférent. Inversement, le
dominant peut considérer comme insignifiants tous les messages du dominé,
: celle-ci, comme la distance entre le mur et la flèche qui en approche,
se réduit toujours mais elle demeure « Si 1 1 on admet, en effet, qu!elle
peut disparaître, on doit avouer qu3 à l f instant de cette disparition
le dominé devient un pur objet, une conscience anéantie puisqu 5 il
n1 a plus la moindre possibilité d f interprétation. Qu? est-ce que le
travail de la conscience, s!il n1 est une permanente herméneutique ?
Or, il n8y a qu3un geste du dominant qui, relativement au dominé, soit
absolument
non
c 5 est
ambigu,
son
meurtre.
Mort,
le
domine ne peut, évidemment, plus interpréter sa mort* Mais ce geste
anéantit du même coup la relation de pouvoir entre ce dominant et ce
dominé. Aussi, la marge d1 interprétation tend-t 1 elle toujours à se
réduire à rien, mais sans s 1 anéantir, sinon par rupture de la relation
de pouvoir elle-même : mort ou fuite du dominé, conversion du dominant.
La Courtisane amoureuse montre ce resserrement continu de la marge.
Constance peut de moins en moins douter du sens à donner aux attitudes
de Camille . Longtemps, elle suppose qu1il joue la comédie, mais, le
temps passant, les chances de la comédie diminuent sans pourtant tout
à fait s1 annuler
: "i la
flèche vole au mur sans jamais le toucher. Au
même moment, pendant que la nuit s!avance, 11écartement progressif des
positions de pouvoir et le rapprochement, tout aussi progressif mais
inverse, des corps rendent toujours plus difficile la situation de
Constance.
A chaque itération, les positions des partenaires s 1 écartent
davantage : Camille en sait un peu plus sur Constance qui croit en
savoir de moins en moins sur Camille, toujours plus dominant tandis
qus elle est plus dominée. La relation de pouvoir, continuellement
plus tendue, semble devenir leur seul lien.
Simultanément, à chaque étape, les corps se rapprochent :
présence dans une même chambre, déshabillages successifs, double
installation sur le lit, étalage, sêmiotiquement complexe, des pieds
de Camille sur le sein de Constance.
Ecartement des positions et rapprochement des corps, en se
croisant, mettent Constance au supplice. Plus le temps passe, plus
la
contradiction
la
torture.
Plus
s1
excite
son
désir,
plus
s'éloignent les chances de le satisfaire. Plus la possibilité de
prendre apparaît, plus elle est prise» Devant le sommeil de Camille,
enfin, convaincue qu3 il dédaigne vraiment, elle ne croit plus à
l'épreuve. A l f instant
tout
à
lui
où
elle
pleure,
elle
est
ou définitivement perdue. Camille est assez fin
pour ne pas perdre une occasion187» . .
Ce que, possible, on ne croira pas vrai, C'est
que Camille en caressant la belle, Des dons
d'Amour lui fit goûter l'essai188»
(Paradoxe ,; : la relation de pouvoir a permis une initiation à
l'amour. Nos analyses de La Cigale et la Fourmi et du Conte d'un paysan
qui avait offensé son seigneur semblent déjouées : elles ne faisaient
pas attendre qufune relation de pouvoir pût aboutir au bien du dominé*
Or, par un détour complexe, révélant le dominé à lui-même, voici qu'une
relation de pouvoir semble avoir valeur pédagogique, qu'elle produit,
par sa logique propre, une "éducation sentimentale". Voici que
relation de pouvoir et relation d'éducation paraissent s'identifier.
Qu'est-ce à dire ? Le modèle dont nous commencions à entrevoir
les premiers éléments est en péril. Pourrait-on vraiment trouver une
finalité pédagogique à cette relation de pouvoir ?
A bien lire La Courtisane amoureuse, on n'y repère pourtant pas
un professeur Camille dont la "pédagogie par objectifs", pour
parler jargon, êduquerait consciencieusement
Constance.
Camille
est
une
élève
un
professeur sans le savoir, et il ne sait rien du programme*,.
Parmi
187» L8évolution de Constance est intéressante à observer dans ses étapes:
88 a
ï : un mot i
L Amour 88
II : une explication (15 vers)
ÎII : une argumentation (14 vers)
IV : une question : "appellerai- je ? 88 (1 vers)
\
y : un geste maîtrisé : déshabil1er Camille
\
VI : un geste mal maîtrisé : déchirer ses habits au poignard
j
¥11: un geste non accompli : se tuer au poignard.
I
un geste accompli ; baiser les pieds de Camille
|
VII ï : des larmes. Elle "lâche la bonde aux pleurs88.
I Les attîtudes de Constance manifestent son évolution. Sa maîtrise des mots et des gestes I diminue vite
pour disparaître enfin. Son expression^ verbale d8abord, devient gestuel le, puis lacrymale. Elle emploie
de mo î ns en mo î ns les codes sociaux (le langage ordonné) et de plus en plus un langage qu8elle s'invente.
Les larmes marquent l'aboutissement de ces évolut î ons. Les pleurs sont une expression non articulée,
îmmaîtrisée, immédiate, et, selon notre culture, nettement féminine.
Pour Camilie,
le jaillissement de leur intime transparence marque la fin des masques de
Constance. Cette fois, elle s'est révélée à elle-même et à autrui. Seconde métamorphose : el le a pris, par
la douleur, pleine conscience de son amour. 1 1 lui reste à en j ou i r pleinement. 188. Ibid., vers 289-291.
ses
raisons
d'instaurer une relation de
pouvoir, pas de projet pédagogique. Camille n'a rien d'un Dolmancé
ou d1 un Saint-Preux : il ne prétend initier Constance ni au vice ni
à la vertu. Il veut s'égayer et "voir si ce coeur fier/ Jusques au
bout pourrait s1 humilier189» "Ses projets sont strictement égoïstes
:
délectation
et
connaissance
personnelle.
N'y
cherchons
pas
1'altruisme du pédagogue!
Puisque, sans le vouloir, le "drôle" a instruit Constance, c 1
est qu1 instruction et domination sont, malgré les "pédants", choses
"très différentes entre elles190" « Cette distinction, capitale pour
La Fontaine, commande non seulement sa critique des "pédants de
collège"191, mais, en rapport avec elle, les formes de son oeuvre qui
veut "instruire" et plaire en usant du "pouvoir des fables". Nous
aurons largement l f occasion d f y revenir.
Dans La Courtisane amoureuse, si l'instruction paraît naître de
la domination, elle en naît comme par détour, et elle n'aboutit
qu'avec sa fin. A mesure que Camille accroît son pouvoir, Constance
se révèle à elle-même en révélant ce qu'elle est» Or, cette sincérité
spectaculaire modifie les intentions de Camille : l'Idée lui vient
d'épouser Constance « Que ce projet aboutisse ou pas, 1'essentiel est
qu'il se forme et se formule : "Je me déclare aujourd'hui votre
amant/Et votre époux192". Camille, qui voulait s'égayer mais ne voulait
sûrement rien perdre des "roses de la vie", a découvert un nouveau
rapport possible à Constance qui ne serait pas seulement plaisir et
jeu, mais amour, dont le "drôle" n'oublie d'ailleurs pas qu'il est
aussi -plaisir et jeu...
Quand ce sentiment devient-il conscience ? L'instant précis
importe peul II suffit de savoir que la découverte de l'amour dépend_
ici de 11exercice du pouvoir. Plus longtemps et plus fortement Camille
est
"aise193"
de son pouvoir,
plus il donne à Constance l f occasion
189. Ibid., vers 10 1-10 2.
190. La Souris métamorphosée en Fi Ue(IX,7), vers 76.
191. Voir par exemple L3Enfant et le Maître d'école (1,19) et L'Ecolier,
(IX, 5).
192. La Courtisane amoureuse, vers 254-255.
193. "On peut juger si Camille étai t ai se"(vers 224).
-
88
-
le Pédant, et le Maître d'un jardin
de se révéler, et à
1
1
amour la force d1 apparaître » Camille apprend
ainsi ce qu'il ne savait pas en commençant à dominer. Maître
paradoxal, comme 1 'Amour,
instruit de ce qu 1il
il
ignorait et
qu'il apprend
en dominant *
11 se trouve bientôt tiraillé par deux attractions contraires
:
1
!
amour et le pouvoir* L5 un et 11 autre promettent beaucoup. Logique
du pouvoir : il suffit, pour être plus "aise11 d3humilier encore la
courtisane. Logique de 1'amour : il faut, pour être heureux, s 1
abandonner à Constance. Les deux logiques s 1 opposent car le vrai
bonheur d 1 amour suppose l f égalité des amants.
L 1 attraction
découverte, de
du
pouvoir
l'amour si
empêcherait
son exercice,
indéfiniment
en
la
montrant toujours
davantage la sincérité de Constance, ne multipliait les chances et
les forces de 18 amour. Plus le pouvoir se renforce, plus l f amour
devient attractif, et plus son attraction contrarie celle du pouvoir.
Un point d'équilibre est vite atteint, qui ne peut être
qu'instantané. Si Camille choisissait encore de renforcer son
pouvoir,
s'il
décidait
de
tendre
davantage
la
relation,
il
exacerberait son amour mais risquerait d'anéantir, par excès de
cruauté, celui de la courtisane. Les larmes de celle-ci sont une
limite » Heureusement, Camille a désormais acquis "1 5 oeil de
1'amant", que La Fontaine dit aussi perçant que "1 ' oeil du maître 194"
. II voit le danger et abolit aussitôt la relation de pouvoir.
Les
deux
partenaires,
ensemble,
par
un
double
mouvement
complexe, se sont métamorphosés. Chacun des deux a appris
à
1f autre
en apprenant de lui« Cette conversion réciproque a nécessité une
relation de pouvoir, mais dès qu1elle fut accomplie,
le pouvoir a
disparu,
En se développant, la relation de pouvoir a paradoxalement
194. "ïl n'est pour voir que laoeil du maître.
Quant à moi, j ay mettrais encor l'oeil de l'amant88. L'Oeil du maître (IV, 21 )f vers 38-39. Nous
supprimons les majuscules à "maître" et à "amant" pour établî r la concordance avec la table des matières
et l'index de Jean-Pierre Collînet, bases de notre propore index»
-
permis une
domine
:
égalité, f
relation
égalité
entre
chacun
est
contraire
de \ pouvoir,
89
le
-
dominant
amoureux
à
la
et
de
logique
le
l'autre.
Cette
êcartelante
de
la
1
1 a détruite* Anéantissant ce qui 1'a mis
au monde, l'amour réciproque s
5
est révélé son implacable ennemi»
Ce conflit est un des foyers d5 où s 1 illuminent les inversions
du conte. 11 naît de la contradiction entre la tentation d1aimer
et la tentation de dominer, entre la volonté d 1 établir une relation
égale dont les plaisirs, de corps comme d'esprit, sont partagés et
la volonté inverse de constituer une relation très dissymétrique
dont les plaisirs propres sont tout entiers d f un seul côté. Dans
ce conflit entre amour et pouvoir, chez La Fontaine, les pactes,
les
cohabitations,
toutes
régulièrement à la perversion,
) 1 1autre.
11
paraît
les
associations
conduisent
puis à la mort de 1 1un par
pourtant
presque
impossible
de
les
séparer, sinon un moment, puisque les dominants veulent qu'on les
aime et que l'Amour, le dieu Amour lui-même, veut dominer,
inépuisable paradoxe dont Psyché propose le spectacle.
Texte
évidemment
plus
modeste,
La
Courtisane
amoureuse
ordonne sa problématique, ses structures et jusqu'à ses plus minces
détails autour d'une que s t i on-noyau : La tentation d'aimer
peut-elle vaincre la tentation de dominer ? L5 amour peut-il être
plus désirable que le pouvoir ?
En commençant notre analyse, nous remarquions que le prologue
du
conte
suggérait
simuitanément
trois
questions
:
Amour
transforme-t-il vraiment les êtres ? Amour transforme-t-il aussi
les femmes ? Amour est-il capable de transformer 1? être tenté par
le pouvoir ? Il nous semble que nous pouvons maintenant mieux
comprendre cette simultanéité.
Au cours de notre étude, la dernière des trois questions s '
est révélée comme la plus fondamentale, .--et nous pouvons désormais
montrer qu'elle implique si bien les deux autres que le conte tout
entier, comme si elle était
8f
le point dont il s'agit", paraît
construit à partir d'elle.
A cette
constater
question,
qu'elle
on ne
peut
se
tenter
dédouble
de
répondre
:
le
sans
pouvoir
tente
- 90 différemment selon que 11 on peut ou non 1' exercer. Dans le
premier cas, on cherche à occuper une position de pouvoir puis à la
renforcer (ambition) ; dans le second cas, on cherche plutôt, en
parasite, à contacter qui détient le pouvoir pour en exhiber quelques
signes (orgueil)* Pour répondre à cette question le conte doit
présenter la tentation du dominant et la tentation du parasite du
dominant. A partir de Brusoni, La Fontaine paraît donc construire
Camille et Constance, les deux figures qui les incarnent. Le
gentilhomme désire exercer toujours davantage le pouvoir qu'il a
acquis sur la courtisane. La courtisane désire rendre esclaves des
dominants toujours plus éminents, les parasiter ainsi et arborer sur
elle des signes de • puissance*
Loin de les juxtaposer seulement, le conte fait naître'^ ces
figures 11une de 1 'autre, la première surgissant de la ) conversion
de la seconde : la conversion de la courtisane | orgueilleuse produit
ainsi la tentation du gentilhomme,
ET J produit,
par là même,
le
conte.
La nécessaire présence de la Courtisane oblige à se demander si
la question fondamentale concerne aussi les femmes. L 1amour fait-il
qu'elles ne sont plus les mêmes ? Ces deux questions, ensemble,
impliquent alors la première. Comment se contenter, en effet,
d f affirmer qu'Amour peut transformer chacun sans tenter de saisir la
portée de cette transformation des êtres et sans s 1 interroger sur
leur nature et sur leurs fins ? Cette interrogation s'impose d'autant
plus
que
l'ambition
paraît
consubstantielle
à
1'homme
*
La
coquetterie, la sottise, la violence même paraissent des accidents
dont on comprend qu'Amour puisse les abolir. Mais le désir du pouvoir
est un des deux démons qui "à leur gré partagent notre vie195" . Amour
est-il si fort qu1 il nous en défasse, et, par là, radicalement, nous
change ?
\
A cette question, le conte apporte une réponse épicurienne : il
195. Le Be rger et le Roi (X,9).
n'y a rien en nous de plus fondamental et de plus stable que le goût
pour la volupté', "aimant universel de tous les animaux 196". C'est lui
qui nous attire vers le pouvoir ou vers 15 amour. Or, par 1!amour,
Constance et Camille découvrent que, si leur désir de pouvoir est
désir naturel de volupté, il existe des voluptés plus désirables que
celle du pouvoir, et que l'on doit, pour les goûter, ne pas dominer
ce qu s on aime. L3 amour fait donc bien que "l'on n 1 est plus le même"
dans la mesure où il fait voir, au travers du trouble que suscite le
désir de pouvoir, ce qu f on désire au plus intime»
A la question que La Fontaine s 1 est posée, répondre simplement
ainsi serait oublier le temps, l'instabilité du désir 197 et faire bon
marché de 1
1
ambition. Amant, éclairé par 11Amour, on peut bien
renoncer un moment au goût pour le pouvoir, mais, puisqu'on ne renonce
pas à la volupté, renonce-t-on définitivement à celle-là ? Se
débarasse-1- on, une fois pour toutes, d ' un des deux démons qui
"partagent notre vie " ? Rien n1 est moins sûr. Rappelons - nous que
l'Ambition "même entre dans 1 ' amour198" . . . La fin de La Courtisane
amoureuse nourrit subtilement ce scepticisme. Camille, quoique
amoureux, songe à être mari. Cela ne serait encore rien (quoique. .
. ) s'il ne reprenait aussitôt le pouvoir : il donne des ordres, il
parle seul. La courtisane, peut-être en extase, se tait*.» Le démon
du pouvoir se profile dans 1 'instant même de 1'amour. Racine du
pouvoir, 1'amour-propre ne meurt pas, même d'amour... L'amour alors
nous transforme-1- il vraiment ? La question revient, revient encore,
et les deux autres questions du prologue, simultanément, avec elle.
Le conte tourne sur lui-même. A nous de le relire encore...
Rien n'est gratuit dans La Courtisane amoureuse, texte qui
nous
paraît
une
des
perles
des
Contes.
Les
trois
questions du prologue 13 animent de bout en bout et s 1 impliquent 1'
196. Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 257.
197. Voi r Les Deux Pigeons, (IX,2).
198. Le Berger et le Roi <X,9).
une l'autre dans un récit qui, selon des principes très lafontainiens,
retourne et recompose à travers celui de Boccace et à travers celui
(laissé secret) de Brusoni* Par ses jeux d f inversions, par ses
silences, par les questions qu1 il suscite, il nous a permis d 1 élargir
la problématique ouverte par La Cigale et la Fourmi et Le Conte d'un
paysan qui avait offensé son seigneur : la mécanique de la relation
de pouvoir s 1 est précisée et complexifiée, le problème des rapports
de 18amour et du pouvoir est apparu, la question d'une relation de
pouvoir positive pour le dominé a pu commencer d'être abordée, la
composition du texte, la position assignée au lecteur se sont enfin
trouvées connectées avec la problématique des relations de pouvoir.
Nous pourions tirer un bilan assez riche, croyons-nous, de nos
premières analyses. Nous avons pourtant quelques raisons de le
retarder encore..
La Courtisane amoureuse, malgré l'apparence, ne montre pas
qu'une relation de pouvoir constitutivement bénéfique au dominé soit
possible, mais elle ne montre pas non plus qu'elle soit impossible.
La recherche d 1 un éventuel "bon dominant" se poursuit donc. Le
personnage est nécessairement rare, peut - être chimérique, puisqu'il
doit associer, sans destruction réciproque, 1'amour et le pouvoir.
Qui peut réussir telle gageure ? Qui peut dominer, aimer et être aimé
?
En lisant La Fontaine une figure s'impose : Fouquet. Une oeuvre
essentielle, mais curieuse, lui est consacrée : Le Songe de Vaux.
Avant de formuler une définition des relations de pouvoir, et pour
tenter de mieux cerner leur logique, nous croyons devoir beaucoup
gagner à lire ce texte qui nous permet trois nouveautés : échapper
à la forme récit, quitter les seuls territoires de la fiction, lire
surtout une oeuvre manifestement impliquée dans des j eux de pouvoir
complexes.
Tous
ses mots,
sa
forme même,
sont
des
signes au dominant. Le problême, c'est que les dominants changent «
!
Chapitre 4 Le Songe
de ¥aux.
Le Songe de Vaux, tel que La Fontaine l f a publié, relève de deux
groupes d'oeuvres, celles qui furent écrites dans le cadre de
11
la
pension poétique" liant La Fontaine à Fouquet, celles qui, malgré les
dédicaces, ne payent pas de protections. Le premier groupe concerne
les années 1658-1661, moment pendant lequel La Fontaine fut au service
du Surintendant. En échange d'une protection, de quelque argent, de
11 introduction dans un milieu lettré, le futur fabuliste se charge,
de louer le ministre et de le divertir par sa littérature. Le public
n'est guère convoqué. Les textes, même s 1 ils circulent, ne sont pas
publiés. Le second groupe d 1 oeuvres concerne les années 1661-1695,
longue période pendant laquelle La Fontaine n ' a plus trouvé de
protecteur aussi puissant. Il publie alors, de son propre chef,
l'essentiel de ses textes* Il choisit les dates de leur publication,
leurs formes, leurs thèmes : son problème n'est plus de répondre à
la demande d'un seigneur, mais de trouver, parmi les attentes et les
Interdits, un espace pour présenter aussi librement que possible ce
qu'il désire présenter.
Partiellement publie en 1671 dans les Fables nouvelles et autres
poésies de M. de La Fontaine, Le Songe de' Vaux est des
d ' oeuvres.
Il
extrêmement
a
été
improbable,
écrit
pour
même
si
ont pu s1 intéresser à cette publication
Ariste
qu1 il
?)
Surintendant.
pouvait
en
Fouquet, mais
des
amis
rien
le
de son propre
publie,
imposer
chef,
apparaît
et
(Pellisson, figuré par
le prisonnier de Pignerol
à
La
une
de
de
1670-71,
1670-71.
suscite
la
1661
le
tel
qu'il
non
mais d'un auteur avec lui-même,
est
ancien
accompagné d'une
tout
précédé
Comme pour toute oeuvre
réflexion
La Fontaine
oeuvre croisée,
La Fontaine de 1671 avec un La Fontaine plus
d 1 avant
de
-
texte
68
-
ne
Fontaine. Entre eux,
Le Songe de Vaux,
comme
d'un auteur avec un autre199,
fragment
est
de Fouquet
toute relation de pouvoir était abolie depuis dix ans.
agit
il
ait été publié à la demande de 1!ancien
Quoi qu!il en soit,
1671
deux groupes
:
d'un
chaque
introduction200
d'un Ave rt i s s ement
croisée, le
à
texte,
croisement
l'interrogation sur leurs différences et les raisons de leur
rapprochement.
De
l'époque
où
La
Fontaine a
travaillé
à
Le
Songe de
Vaux à l'époque où il s 1 est soucié d 'en publier des fragments, le
système des relations de pouvoir entre Fouquet, le roi et notre
fabuliste, fut bouleversé : alors qu'on pouvait le figurer par une
simple verticale, il faut désormais un instable quadrilatère «
Epoque 1658-61
Epoque 1661-71
199. On sait que La Fontaine le fera, en 1685, avec les Ouvrages de prose et de poés i e des Sieurs de Maucroix
et de La Fontaine.
200. Pour le second fragment,
i l y a même une dédicace intermédiaire "bien postérieure à 1661", comme
le note Pierre Clarac. Oeuvres diverses, Pléiade, Gallimard, 1958, p. 818-819.
Le Roi
V
Le Roi
¥ ¥ ¥
¥
¥
Fouquet
¥
¥
¥
¥
¥
¥
¥
¥
¥
La Fontaine
¥
¥
le public
¥
¥
La Fontaine
¥
¥
Fouquet
¥ : sens des relations de pouvoir que nous examinons ici.
Les
changements
19 apparition
d 1 un
de
positions
nouveau
d
?
une
terme
époque
-le
à
public
3
1 autre,
-
montrent
clairement '11 instabilité
des
relations
de
pouvoir/
ce
que
T
I 1 étude
des
assez
*
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trois
récits
précédents,
n 3avait
pas
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-
f-vil0l...
permis de voir.
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Pendant la première période, la position de La Fontaine
îJi
^' est simple : il est au service de Fouquet qui est au service
du roi : servir 13 un, c3 est servir 13 autre. Le roi approuve
qu5 on serve Fouquet, Fouquet approuve qu•on serve le roi. Pour
payer un terme de la pension poétique La Fontaine offre ainsi
à Fouquet un éloge du roi : "Monseigneur, Le zèle que vous avez
pour toute la maison royale me fait espérer que ce terme-ci vous
sera plus agréable que pas un autre, et que vous lui accorderez
la protection qu3 il vous demande201 " .
Ce bel équilibre se rompt le cinq septembre 1661,
quand d3 Artagnan arrête Fouquet. Désormais, qui sert
Fouquet s5 oppose au roi, qui sert le roi doit condamner
201. A M. F., 0. D. , p. 515.
........ &
•
1
Fouquet. La Fontaine
Louis
a
n3 était
XIV
peut-être
cru
que
pas
véritablement un des "ennemis11 de Fouquet, il n' en voit pas moins
11 immédiate gravité du danger « "11 est arrêté, et le roi est violent
contre lui, au point qu1 il dit avoir entre les mains des pièces qui
le feront pendre202". Emprisonné, Fouquet est désormais sans pouvoir
sur La Fontaine qui se trouve soudain libre de disparaître, comme les
"amis" et de s1 associer aux "mille voeux" qui "contre lui dans 1'abord
concoururent203". S1 il continue à servir l 1 ancien maître de Vaux,
c f est volontairement, sans espoir d'en tirer grand profit, et contre
le roi.
Louis XIV fit de 11 arrestation du Surintendant une opération
de relations publiques. Il voulait montrer à tous qu'il était
désormais le maître, maiè?/comme il ne voulait pas passer pour un
tyran, il ne pouvait pas tuer Fouquet sans précaution. Il décida de
le faire juger pour qu'une éclatante condamnation lui assurât non
seulement la crainte mais le respect de tous. La haine ordinaire pour
les parvenus et la soumission attendue des juges rendait apparemment
l 1 exécution fatale. Mais en traînant son prisonnier devant un
tribunal, en voulant se justifier devant le public, Louis XIV mesura
peut-être mal le risque qu'il prenait. Dans le système du pouvoir,
Il
donnait
un
rôle
au
public,
troisième
terme
variable,
peu
saisissable, dont Fouquet et ses amis surent jouer«
Les
Surintendant,
défenses
que
rédigea
le
les interventions plus ou moins visibles de ses
202» A M. de Maucroix p. 528.
203. Il déplut à son roi; ses amis disparurent;
Mille voeux contre lui dans lsabord concoururent". Le Songe de Vaux, O.P.„ p. 84.
-
partisans,
98
-
les erreurs du clan Colbert, la méfiance de certains
juges à i1 endroit de la cour, tout cela fit évoluer le public vers
des positions moins défavorables à Fouquet. "J1 accoutumai chacun à
plaindre ses malheurs204" écrit même La Fontaine qui présume sans doute
trop des résultats de son action. Si tous n3 ont pas pleuré avec lui,
pourtant, 13 avis de beaucoup évolua. Jasinsky le montre bien, dans
son maître-livre205 . Il y analyse le mouvement qui aboutit, le 22
décembre 1664 au bannissement de Fouquet, condamnation qui, pour un
-
70
-
horamme
dont
le
roi
acquittement. Louis
s 1 assurer de Fouquet,
voulait
XIV,
la
mort,
furieux, pour
signifiait
aggraver
la
presque
un
peine,
et
le condamna à la prison perpétuelle «
La publication des trois fragments de Le Songe de Vaux en 1671
doit être situé dans i3 histoire générale de cette affaire et dans
13 histoire particulière des initiatives que prit La Fontaine pour
aider son ancien protecteur ou 15 assurer de sa fidélité.
Au début de 1671, il y avait plus de six ans que Fouquet était
sous bonne garde à Pignerol. Une tentative d 1 évasion venait d 3
échouer.
Le
réseau
des
complicités
fut
démantelé.
Plusieurs
exécutions suivirent, et Louvois se préoccupa de resserrer les
contraintes sur le prisonnier. Le monarque ne donnait donc pas de
signes d 3 apaisement : Fouquet restait entre quatre murs, au secret,
des jalousies sur ses fenêtres. Le moment paraissait mal choisi pour
publier un texte qui vantait la beauté de son château perdu.
204. Ibid., p. 85.
205. René Jasinsky : La Fontaine et le Premier Recueil des "Fables", Nizet, Paris, 1966.
La Fontaine n 5 est pourtant pas téméraire. S 1 il a
risqué
une
publication, c8 est que la situation permettait quelque ouverture.
En 1671, en effet, malgré 1s étroite surveillance qu!on infligeait au
prisonnier, il semblait rede venir
possible, à Paris, d f en parler plus librement. Louis
XIV dirigeait le pays depuis dix ans et, grâce au temps, à
victoires,
à
la politique de Colbert
prestigieuses,
son pouvoir
et
ses
premières
à quelques réalisations
paraissait assez solide pour tolérer, même
à propos de Fouquet, la publication de quelques vers anciens*
Daniel Dessert, dans son Fouquet206, nous donne de précieuses
indications sur 15 année 1671 : 11A la cour, cependant, le climat évolue
bien que Colbert, devenu secrétaire d1 Etat, soit
à
1f apogée de sa
gloire et conserve la haine du rival terrassé, les parents, les amis
du condamné peuvent se faire entendre et usent de cette possibilité
nouvelle « Arnauld de Pomponne, un de ses fidèles, ne vient-il pas
lui aussi d5 être nommé secrétaire d f Etat ? Turenne, Créqui,
Bellefonds, et Charost parlent en sa faveur 207". A cette liste, nous
ajouterions volontiers Pellisson, ami de La Fontaine, probable Ariste
de Le Songe de Vaux et qui est devenu en 1670 historiographe du roi.
Nous ajouterions surtout La Fontaine qui, selon sa méthode, parle,
mais "de loin208".
-
71
-
En 1671, une possibilité de parole, certes fort étroite,
206. Daniel Dessert : Fouquet, Fayard, 1987.
207. Daniel Dessert, op.ci t., p. 274.
208. L 'Homme et la Couleuvre, (X, 1 ), vers 90.
:
- 100 -
x
"
\
'
\
\
%J<;/Y'\
W^* '
s1 offrir.
semble
.......
La
Fontaine,
que
"
;
les
succès
des
Fables, des Contes et la publication récente de Psyché ont mis en vue,
s'empresse de la saisir. Le danger n5 est pas tout à fait absent, mais
il est minime. On n'enfermera pas un homme comme lui pour ces verp-:làw
On
s'en
méfiera
peut-être
encore
davantage.
Tout
au
plus
interdira-t-on son livre. Mais osera-t-on censurer ces Fables
nouvelles que le public attend ? Ce petit danger est sans doute
nécessaire au plaisir que La Fontaine tire du jeu qu f il mène avec le
puissants, plaisir de souris qui trompe le chat, qui passe et repasse
entre ses pattes sans jamais se faire prendre, et, peut-être,
sans
que le chat songe à prendre209.
Ce
plaisir
manque
au
premier
moment
de
sa
défense
du
Surintendant. Le drame est trop proche, la chute de Fouquet trop
épouvantable, le danger trop grand. Difficile, dans ces conditions,
de jouer. Mais, plus tard, dans les deux dernières moments de la
défense,
quand
tout
devient
plus
détourné,
le
plaisir
peut
apparaître. Précisons cette évolution.
I) Premier moment : la défense à visage presque découvert
:
1662-63.
Pendant ces deux années, La Fontaine prit visiblement fait et
cause pour Fouquet, ce qui lui valut, peut-être, un moment d'exil à
Limoges, avec Jannart son oncle, substitut de Fouquet au parlement
de Paris. De cette époque, nous conservons deux poèmes, une lettre
à Fouquet,
-
et la Relation d ' un
voyage
de
Paris
en
209. La critique n8a pas assez insisté sur le jeu et le plaisir dans la défense laf ontainienne de
fouquet» Dans l'hymne â la volupté qui termine Les Amours de Psyché et de Cupidon. La Fontaine
indique pourtant qu8 il aime le jeu ("j'aime le jeu."..) et que la volupté est "l'aimant
universel de tous les animaux" Pourquoi, dans ses labyrinthes, n3aurait-il pas pris plaisir à
''--..égarer le soleil ?
"
-
Limousin.
limite,
ensemble,
Cet
101
-
quoique
révèle un système de défense
directement
au
roi,
supposé
:
le poète
plein
de
s 1 adresse
bonté
et
unique
détenteur du pouvoir, pour obtenir, par ses moyens de poète,
la grâce du "malheureux".
En 1662,
La Fontaine écrivit ainsi une Elégie pour le
malheureux Oronte210 qui fut publiée sur une feuille volante,
sans nom d'auteur ni date,
Mazarinades,
technique qui rappelle celle des
1'immense respect en plus»
En 1663,
il composa
encore une Ode au Roi pour demander la vie de Fouquet :
Accorde-nous les faibles restes De ses
jours tristes et funestes,
Jours qui se passent en soupirs211 «
L'illustre prisonnier, consulté, estima que cette demande ne lui
convenait pas. La Fontaine persévéra pourtant : "Ce sentiment est
digne de vous, Monseigneur, et en vérité celui qui regarde la vie avec
une telle indifférence ne mérite aucunement de mourir; mais peut-être
n 1 avez-vous pas considéré que c'est moi qui parle, moi qui demande
une grâce qui nous est plus chère qu ' à vous212". En 1663, apparemment,
11 Ode au Roi ne fut pas publiée, même en feuille-volante anonyme.
Circula-t-elle ? La réponse que son auteur fit à Fouquet, les
intentions de tout le texte, montrent que ces vers n f étaient pas faits
pour rester dans un tiroir.
Le départ pour Limoges én août 1663 reste partiellement
inexpliqué malgré les efforts des biographes,
en particulier de Léon
210. Elégie pour M. f., in O.P., p. 528. 211»
Ode au Roi, O.P., p.531-532. 212. Ibid., p.
'532.
Petit215. Mais qu1 il s 1 agisse d5 exil ou de départ volontaire, cette
pérégrination relève encore du système des années 1662-63. Si La
Fontaine va à Limoges, c ' est ou bien qu'il s 1 est montré trop
visiblement partisan de Fouquet, et qu'on l'en punit, ou bien qu'il
s'affirme visiblement solidaire de ses amis, et qu5 il prend un risque.
Cet épisode, cependant, marque la fin de cette défense à visage
découvert. Dès ce détour par Limoges, tout devient plus complexe, plus
indirect comme en témoignent les textes adressés à madame La Fontaine,
lettres dont le statut (privé ?\public ?) , les raisons (distraire
madame ? afficher une fidélité ?) la légèreté (réelle ? simulée ?)
sont ambigus « Qu'on en juge : "La fantaisie de voyager m 1 était entrée
quelque temps auparavant dans l'esprit, comme si j'eusse eu des
pressentiments de l'ordre du roi. Il y avait plus de quinze jours que
je ne parlais d'autre chose que d'aller tantôt à Saint Cloud, tantôt
à Charonne, et j'étais honteux d'avoir tant vécu sans rien voir. Cela
ne me sera plus reproché, grâces à Dieu214". Qui est ce Dieu ? Pourquoi
a-1-II agi ? Quand le Renard comprend qu'il n'aura pas les Raisins,
"Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats215". Quand la
Fontaine doit partir, il déclare le voyage désirable, don de Dieu.
Veut-on qu'il aille à Limoges ?) Merveilleux hasard : il rêvait
justement d'aller à Saint Cloud !
de
se
plaindre "
?
"Fit- il
pas
mieux
que
L1 humour
-
73
-
213= Léon Petit ; "Autour du procès de Fouquet, La Fontaine et son oncle Jannart sous la griffe de Colbert",
Revue dshistoire littéraire de La France, 1947.
214. Relation d8un voyage de Paris en Limousin, CLP,, p„ 534»
215. Le Renard et les Raisins, (III, 11).
léger, l 1 ambiguïté, les masques, permettent la vie sans reniement*
Ils dominent ensemble le second moment.
II)
Second moment
(1663-1669)
:
la voie des masques,
L1 échec de la première tentative, la condamnation de Fouquet
à la prison perpétuelle ont conduit La Fontaine à abandonner toute
défense ostensible. Pendant ces années, il ne publie rien qui fasse
explicitement référence à Fouquet.
René Jasinsky ./a cependant montré qu' on ne pouvait lire le
premier recueil des Fables, publié en 1668, sans tenir compte de la
chute du Surintendant. Son livre suscite de multiples réserves 216, mais
elles visent plus son systématisme que ses principes : il paraît abusif
de voir dans chaque fable une allégorie de la lutte Fouquet/Colbert,
dans la composition du recueil un décalque de la chronologie de
1'affaire... Pour justifier ses thèses, René Jasinsky a recours à des
trésors d'érudition qui ne font pas oublier que les contemporains
paraissent avoir ignoré cette interprétation.
Nous ne nions pourtant pas que le premier recueil abonde en
allusions à l'affaire Fouquet. La Fontaine n'a pu qu'y penser, et
vouloir y faire penser. Les Deux Mulets, Le Loup et le Chien, entre
autres textes, gagnent à être lus dans cette perspective. Le Renard
et l f Ecureuil, allégorie transparente de l'affaire, par son absence
même du recueil, montre le souci que la Fontaine a de Fouquet,
désir
d'en
parler
obliquement,
et
son
refus
de
lier
son
presque
216. Roger Duchêne, par exemple, écrit ; "Nous estimons très exagérée la thèse de cet auteur, qui dépeint le poète
totalement engagé aux côtés de Foucquet et orientant tout son futur recueil de Fables en fonction de sa fidélité pour le
Surintendant et de sa haine pour Colbert. Dès son retour de Limoges, La Fontaine tentera au contraire de se rallier
à Colbert par ls intermédiaire de Bouillon". Roger Duchêne, La fontaine, Fayard, 1990, p. 540.
-
104
-
explicitement Les Fables, à sa spectaculaire catastrophe.
Cette période est celle de la grande dissimulation, mais non•de
15 oubli « Comme il a pu constater les dangers et, après la
condamnation, la grande inefficacité des interventions contre un
dominant déterminé, La Fontaine ne s1 exprime plus ouvertement « 11
renonce à s 1 adresser au roi dont Les Fables montrent, quia leo217,
le peu de clémence qu' il faut attendre. Il ne se replie pourtant pas
sur les hauteurs du Parnasse. Il repense l s affaire Fouquet dans le
cadre plus général des relations de pouvoir et, ainsi, indirectement,
il suggère, non pas au roi, mais au public d ' y réfléchir encore,
de mieux voir que Fouquet fut la victime nécessaire d 1une logique de
pouvoir : les ambitions de Colbert et les exigences tyranniques de
Louis XIV sont moins des traits de caractère que des conséquences
nécessaires
de
leurs
positions.
La
Fontaine
ne
dissout
IL
pourtant pas le particulier dans l'universel, il transcrit le réel
particulier dans ces multiples universels concrets que sont les
Fables, la singularité de chacune étant infiniment complexe, et toutes
ne renvoyant pas, comme l f a trop cru Jasinsky, à la même réalité
historique.
Cette pratique, qui fonde 11 oeuvre et en fait l'intérêt
phénoménologique, est celle d'un homme qui ne croit plus possible de
modifier la décision royale, qui veut comprendre un spectaculaire
phénomène de pouvoir, marquer, quant à lui, sa fidélité, contribuer,
217. La Génisse, la Chèvre et la Brebis, en société avec le Lion et Le Loup et l'Agneau, dès le premier
livre, suffisent pour balayer toute illusion.
peut-être,
à
105
-
une
réhabilitation,
et
gui, sans doute, au fond de sa chambre-laboratoire, se plaît
à
contourner,
L1 innocence
par
la
appare^
littérature,
Fables,
les
1eur
interdits
diverslté,
royaux.
1eur
symbolisme, permettaient cette pratique souterraine, lacunaire,
labyrinthique,
certainement jubilatoire.
En 1665, La Fontaine publia quelques vers de Le Songe de Vaux
- Les Amours de Mars et de Vénus, fragment- dans le premier livre des
Contes. On pouvait goûter cette histoire, qui paraissait ..complète.,
sans penser à Fouquet, mais le titre suscitait une- question ; de
quelle oeuvre lisait-on un fragment ? Quelques lignes en prose, très,
énigmatiques, suivaient les vers : "Cet ouvrage est demeuré imparfait
pour de secrètes raisons,; et, par malheur, ce qui y manque est
l'endroit le plus important; je veux dire les réflexions que firent
les dieux, même les déesses, sur une si plaisante avejiture. Quand
j'aurai
repris
11
idée
et
le
caractère
de
cette
pièce,
je
l'achèverai218".
Le lecteur, l'éventuel censeur de 1665, première année de
Pignerol pour Fouquet, se trouve "fort dépourvu". La Fontaine lui en
dit trop ou pas assez. Il joue.- Il fait briller de "secrètes raisons",
mais ne les donne pas. Il annonce que manque "le plus important", mais
il prétend aussitôt qu'il s 1 agit des "réflexions" des dieux et
déesses. Est-ce vraiment le plus important ?
218. Les Amours de Mars et de Vénus, Contes et nouvel les,I, p.598.
Le
lecteur
attentif
peut
remarquer
qu 1 en
cette
année
d f emprisonnement,
le
fragment
que
propose
La
Fontaine
est
justement une histoire de "rets". Vulcain,
Mourus,
emprisonne Mars et Vénus
Que fait Vulcan ? car pour se
faut-il qu' il fasse quelque
d 1 acier par ses mains est forgé
je pense, en fut cause. Avec
lui propose D3 envelopper nos
beau219.
sur le conseil de
:
voir vengé, Encor
chose. Un rets
: Ce fut Momus qui,
ce rets le galant
amants bien et
Le lecteur encore plus attentif note que ce récit termine
pratiquement le livre : La Ballade ultime, qui répète "Je me plais
aux livres d f amour", est une fausse fin qui justifie l'entreprise
des Contes, renvoie à la Préface et invite à la relecture. S'il accepte
cette invitation, le lecteur retrouve Joconde, et il observe que les
deux personnages de ce premier conte, contrairement à Vulcan, laissent
libres, des amants (La reine et son nain, La femme de Joconde et son
lourdaud) et vont chercher plaisir ailleurs. Or, un de ces personnages
est un roi, le roi de Lombardie, souverain de "jadis 220", dont La
Fontaine
multiplie
les
anti-roi-de-Lombardie,
éloges.
un
Faut-il
anti-bon
voir
dans
Vulcan
un
et
dans
Momus
un
roi
anti-Joconde, un anti-bon-conseiller ? Rien n'y oblige. Le lecteur
est libre de chercher dans ces symétries le secret du texte. Mais s'il
1'y cherche,
il trouvera Fouquet.
Cette présence
à peine
visible,
parmi
les
Contes,
du
Surintendant et de Le Songe de Vaux est typique des années
219. Ibid., vers 100-105.
220. Premier mot de Joconde, p.559.
1663-1669 : souplesse extrême, labyrinthe, persévérance. En publiant
ce fragment, que 11 on n 5 irait pas chercher là, en donnant quelques
indices sur son' origine, La Fontaine va, jusqu1aux limites de ce que
les puissances tolèrent, ou ne voient pas, et que le lecteur peut
encore lire. Dès que la censure assouplit ses rigueurs, il tente,
prudemment, de quitter un peu 11 ambiguïté «
III)
Troisième
moment
(1669-1671)
;
le
dévoilement prudent.
: Après 1671,
bien qu f on puisse lire quelques "fables du
second recueil dans cette perspective,
La Fontaine cesse de
multiplier les allusions convergentes à 13 affaire Fouquet et
ne
publie
pratiquement
explicitement
référence au Surintendant.
plus
rien
qui
fasse
Une
exception
:
en
1685,
cinq
ans
après
la
mort
de
Fouquet,
dans les Ouvrages de prose et de poésie des Sieurs
de Maucroix et de La Fontaine,
vers
de
la
pension
il présente encore quelques
poétique,
une
lettre,
trois
ballades,
deux dizains, un sizain et une ode,
pouvaient
parmi
art.
plus
fables
textes agréables, qui ne
gêner personne
et
témoignaient
et
de
la
contes,
assez
diversité
bien,
de
son-
Les
derniers
voyage de
fragments de Le Songe de Vaux et la Relation d f un
Paris
en Limousin ne
font pas partie du groupe.
Absence difficile à interpréter :
de
laisser
Maucroix,
un
on peut y voir une volonté
espace
maximum
une
insatisfaction devant des textes imparfaits
dizain vaut-il le Voyage en Limousin ?),
publier
11 ami
à
des
d5une
fragments
(mais tel ou tel
le désir de ne pas
oeuvre
dont
on
sait
désormais
- 108 qu1elle restera Inachevée, ou le choix, compréhensible pour
un académicien nouveau, de laisser oublier les temps où, badinant sur
11 ennui des sermons7, rêvant de trousser les dames, il voyageait dans
le sillage d f opposants «
On ne peut considérer cette publication, même si elle témoigne
d?une
fidélité
persistante,
comme
un
épisode
de
la
défense
lafontainienne de Fouquet» Le dernier signe visible de celle-ci
apparaît, en 1671, dans les Fables Nouvelles où sont clairement
proposés trois fragments de Le Songe de Vaux et quantité d f autres
textes d f avant 1661, un ensemble considérable qui tranche, par sa
masse et sa relative, évidence, avec les allusions labyrinthiques de
18 époque précédente. Pas de rupture pourtant chez La Fontaine, bien
connu pour son "art de la transition222". Le fabuliste n
1
a pas quitté
les labyrinthes invisibles sans avoir testé un peu les réactions des
puissances.
En 1671, il participe, avec un rôle éminent, à la publication
d 5 un Recueil de poésies chrétiennes et diverses. On y découvre, sous
son nom, deux textes importants L f Elégie pour le malheureux Oronte225
et 11 Ode au Roi de 1663. Cette fois les textes sont proposés au public,
mais quel luxe de précautions! Qui irait censurer un ouvrage où les
plus catholiques auteurs sont représentés ? Son titre le rend presque
Intouchable même si 18 adjectif "diverses11,
fort lafontainien,
laisse présager de subtiles manoeuvres... Son origine janséniste n 1
221 . Relation cl8un voyage de Paris en Limousin, O.P., p.536 : "Nous ouïmes la messe paroissiale» La
222.
Léo Spitzer
"L'art le
deprône,
la transition
La Fontaine",
in Etudes
de pour
style,
Gallimard,
procession,
l3eau :bénite,
rien n Bchez
y manquait.
De bonne
fortune
nous,
le curé 1970.
était ignorant,
et ne Cette
prêchaélégie
point18a* été publiée deux fois, sans nom d'auteur, en 1666 dans le Reçueil Ça Suze et en
223,
1667 dans le Reçueil de quelques pièces nouvelles et galantes. R i en n'atteste évidemment que La
Fontaine ait participé à ces reçue i Is, mais rien n3 assure non plus du contrai re. ï l n'est pas
impossible qu8 ils participent de sa tactique.
-
109
-
est même pas dangereuse au moment où la paix de 1 1 Eglise assure une
tranquillité relative à Port-Royal. La Fontaine sait glisser ses
textes suspects dans un environnement canonique « Pour que "tout
passe224" mieux encore, il les accompagne d1une paraphrase du psaume
XVII, de seize fables du premier recueil, et de quatre fragments de
Psyché qui font 1 ' éloge de Versailles, Les Contes, naturellement,
sont absents.
/x\
Pour se représenter complètement 19 astuce et le sens de cette
tactique, 11 faut en préciser la chronologie. Le Recueil de poésies
chrétiennes et diverses est publié en 1671 comme - les Fables
nouvelles, mais, en fait, Il est nettement antérieur. Le privilège
du recueil est du 2 0 janvier 1669, son achevé d'imprimer du 20 décembre
1670. Pierre Clarac indique que "des difficultés qui n'avaient pas
été prévues ont retardé l'Impression225". Si l'ouvrage n ' a pu circuler
qu'au tout début de 1671, ses promoteurs avaient envisagé qu'il
circulât en 1670 ou même en 1669. Il précède donc plus nettement qu'il
n'y paraît les Fables nouvelles dont le privilège est du 16 février
1671 et 1 ' achevé d' imprimer du 12 mars 1671. Ces deux recueils,
si 1 ' on ne considère en eux que leur rapport à la défense laf
ontainienne de Fouquet, sont deux opérations d ' un même mouvement
tactique : la première opération, que protège la masse
chrétiens
conditionne
la
224. Le Tableau, Nouveaux Contes, vers 23.
225. P.Clarac analyse clairement ces difficultés,
de son éd i t i on des Oeuvres diverses.
seconde,
liées à
des
poèmes
plus
la personne de Brienne, dans les pages 938-946
- n o audacieuse, abritée seulement derrière le mince rideau des Fables
nouvelles. Qu1 on nous pardonne ce vocabulaire militaire, mais il
s'agit bien d'une guerre de mouvement. La Fontaine cherche à occuper
ou plutôt à créer, face aux mouvantes censures des puissances, un
terrain toujours plus vaste. Dans la relation de pouvoir dont il est
inéluctablement le dominé, Il tente, individuellement et peut-être
seulement pour sa propre volupté, de se constituer un espace libre
« Il n' est pas seulement, comme on le croit parfois, le roseau .qui
résiste. 1 1 sait aussi, en souplesse, passer à 1f offensive.
Les Fables nouvelles et autres poésies sont un chef d'oeuvre de
tactique lafontainienne. Pour le goûter et chercher à comprendre la
publication de Le Songe de Vaux, il faut se reporter a la table des
matières que présente Pierre Clarac à la page 950 de son édition.
On y repère trois ensembles de textes, dispersés dans tout le
volume, qui ont des rapports divers et plus ou moins visibles avec
Fouquet226 :
Premier ensemble, au début du recueil, encadrant les
huit
fables
nouvelles
:
L1 Avertissement
(presque
entièrement
consacré à Le Songe de Vaux) et trois fragments de Le Songe de Vaux.
226» Nous laissons de côté la dédicace A S.A.Mgr, le duc de Guise, dédicace à un jeune homme qui est le gendre
de la duchesse douairière d'Orléans que La Fontaine sert alors au Luxembourg» Cette dédicace avec l'éloge
- quasi obligé - du souverain a fonction protectrice pour l'ensemble du
reçueil.
Deuxième
du recueil
Château-
;
la
ensemble,
Ballade
à
pratiquement
M.
F.
pour
au
le
milieu
pont
de
Thierry,
le
i' Elégie
pour
M.
11 Ode
FM
au
Roi
sur
même
sujet.
Troisième
recueil
ensemble
à
la.
fin
du
: 11 Avertissement d 1 Adonis et Adonis.
Le nom complet de Fouquet n5apparaît nulle part. Dans les
deux premiers ensembles, on rencontre Oronte et la lettre F - énigmes
transparentes -, mais le lecteur peut lire Adonis publié pour la
deuxième fois, sans songer au Surintendant. La Fontaine a effacé, dès:
1669, 11 Avertissement explicite du manuscrit de 1658 et remplacé
11éloge de Fouquet par un éloge d f Aminte, bien-aimée de convention
qui a pu cacher, dans les années 1658-61 quelque agréable personne,
mais qui paraît n5 être en 1669 ou en 1671 qu'un substitut
Pour qui
lit
les
commode.
Fables nouvelles
en continu,/"Aminte est apparue dans
le premier fragment de
( \ J
Le Songe de\Vaùxy""6û sa présence serait restée très discrète si La
Fontaine ne 1'avait fortement soulignée : "Le lecteur, si bon lui
semblé, peut croire que 15Aminte dont j' y parle représente une personne
particulière ; si bon lui semble, que c1 est la beauté des femmes en
général ; s1 il lui plaît même, que
sortes
d'objets.
Ces
c'est
celle
de
toutes
trois
\ explications sont libres. Ceux qui cherchent en tout du mystère,
et
qui veulent que cette sorte de poème ait un sens
j allégorique, ne manqueront pas de recourir aux deux dernières. Quant
à moi 3 e ne trouverai pas mauvais qu
Aminte
est
telle
ou
telle
112
on s'imagine
personne
I cela rend la chose plus passionnée,
-
1
que
cette
:
et ne la rend pas moins
-
héroïque22'" «.
pour
Ces
quelques
lignes,
essentielles
la
poétique de La Fontaine et ses rapports avec le lecteur, seraient plus
nécessaires avant 11 Adonis version 1669 et 1671, où Aminte resplendit,
qu 1 avant le chapitre premier de Le Songe de Vaux, où on la voit à peine.
La Fontaine n'aurait-Il pas alors souligné la présence de cette Aminte
pour que l'Aminte de i 'Adonis ramène le lecteur au monde de Vaux ?
On dirait que le rapport établi en 1669 entre Adonis et Psyché, entre
cette oeuvre du temps de Vaux et celle du temps de Versailles, ne le
satisfait pas et qu'il cherche, en publiant Adonis sans Psyché, en
modifiant 11 Avertissement, à rapprocher le vieux poème de ses
origines. Sans rétablir, dans le prologue, Oronte ou F. ou même
Fouquet, ^Aminte ./lui suffit pour relier le £pèn^ au féeries de Vaux.
Liaison difficile : dans les Fables nouvelles un grand nombre
de textes étrangers à Fouquet séparent les . deux oeuvres.
elles,
pourtant,
Entre
presque au milieu du livre,
i
l'ode, l'élégie, la ballade paraissent servir de relai. Tout se
comme
si
la
Fontaine
avait
voulu
que
les
passe
trois
ensembles liés à Fouquet ne forment pas un bloc unique, mais qu'ils
soient répartis en des lieux stratégiques et séparés par des poèmes
divers qui évitent la monotonie, atténuent les possibles réactions
hostiles, et, par leur neutralité même, renforcent i'effet recherché
: dans un tableau, aussi, les vides relatifs rendent plus efficace le
227. Le Songe de Vaux. O.P., p.81. Dans ces lignes tout est ambigu, tout est fait pour qu'on cherche du "mystère33, et plus
particulièrement "héroïque" et "telle ou telle personne"..«
-
113
-
dessin
(dessein
?) v
La lecture devient un jeu de piste dans un labyrinthe,
et Fouquet,
quoique absent de bien des textes,
foyer
de
convergence
constitue, un
essentiel,
partiellement
invisible,
de tout le recueil.
Fouquet
/
/
/
Vaux
I
Ensemble 1
/
\
\
\
Supplique
Silence
I
Ensemble
\
I
2
Ensemble 3
mais
Chacun
de
ces
rapport différent,
ce
qui
donne
mais
ensembles
toujours
entretient
indirect,
à
un
Fouquet,
en
une
Image
contrastée,
en
trois
dimensions
si
15 on
f
veut. Le premier ensemble montre les signes de la gloires df Oronte,
un personnage de littérature et de rêve dont le nom complet, transposé,
dit le succès au temps de Vaux. Le second ensemble montre les signes
du 'malheur d'Oronte ou plutôt 'de
dernier
reste
de
F.
dont
l'initiale
réelle,
son
nom, semble ouvrir un vide et dire que le Surintendant est déjà presque
au secret. Le troisième ensemble, le plus ancien, ne nomme nulle part
Oronte ou même F. Par son silence-.-/1 11 oeuvre qui marqua la véritable
entrée de La Fontaine à Vaux, évoque une absence, peut-être définitive.
Gloire splendide, malheur, disparition, on dirait que ces trois
ensembles, par leur disposition, veulent donner une idée des trois
états successifs de Fouquet. A "Cet heureux art/ Qui cache ce qu'il
est et ressemble au hasard228", La Fontaine
atteindre.
Il
le
prétend ne pas
pouvoir
pratique pourtant dans les Fables nouvelles
dont l f ordre, apparemment chaotique, se révèle, à 15 analyse, mûrement
228. le Songe de Vaux, O.D; p.84.
réfléchi et destiné aux joies d f un lecteur attentif»
Pour mieux le reconnaître, et, par là, commencer à cerner les
fonctions de Le Songe de Vaux, il nous faut envisager 15 ensemble du
recueil.
Fouquet
/
\
/
\
/
Vaux
Avert-isse-ment..
22 p.
8
Fables.
41p.
39p.
E l
\
Suppliques
Efl
E
2
10p.
Silence
Ef2
34p.
E
3
3 8p.
Remarque : Les paquets de textes divers E f l et E ' 2 occupent
un nombre de pages comparable, ce qui donne au recueil, si l'on met
à part les huit fables, une grande symétrie,
l f ensemble E2 servant
de centre.
E!1
:
ensemble de textes datant au plus tard de 1661. Trois
sous-ensembles le constituent
:
des éloges de la famille royale qui, succédant
au Songe de Vaux, appellent qu'en ces temps-là La Fontaine louait aussi
le Roi :
A
M. F. (texte essentiel qui sert de transition) , Ode pour
Madame, Ode pour la paix, Ballade pour la reine, Pour la reine en suite
de la ballade précédente.
des textes très anciens groupés autour de la très
peu catholique lettre à 15 abbesse de Mouzon : A M.D.C.A.D.M.,
Mme de Sévigné,
A
Pour
M*, A M**.
des textes légers dans lequel La Fontaine se
moque passablement de lui-même, comme pour ôter tout poids à ce qui
précède et à ce qui suit : Sonnet pour Mlle C. (dont La Fontaine révèle
ensuite le ridicule), Madrigal, Pour la même, Pour la même, Une Muse
parle, Contre la même, Epigramme sur un mot de Scarron, Epitaphe d'un
Paresseux, Autre epitaphe d f un grand parleur, Contre le mariage,
Epigramme tirée d'Athénée, Autre epigramme, tirée d'Athénée, Rondeau
redoublé.
E 1
E?l
|
j
I
E2
I
Le Songe| Transition et
j
Lettre à j Bagat-j
de ¥aux |éloge de la famille)
L'abbesse|- telles
j
royale
E"2
:
ensemble de textes datant au plus tôt de 1661.
Comme pour E'1,
Mlle
trois sous - ensembles apparaissent
les textes légers du Luxembourg
d'Alençon.
Sonnet
(on
peut
:
Pour S . A. R.
considérer
la
première
/ i. f i
strophe de ce sonnet, curieusement ambiguë, ,/ comme une transition
avec ce qui précède229) , Pour Mlle de Poussay, Pour Mignon,
chien
de S.A.R. Mme douairière d'Orléans »
- deux textes liés aux Bouillon dont le premier est une
chronique politique : A S.A.S. Mme la princesse de Bavière,
Pour
229. Ce sonnet (0.0., p. 583) est politico-amoureux.
Qu'on en juge par sa première strophe dont le ton peut rappeler les suppliques au roi : Ne
serons-nous jamais affranchis des alarmes ? Six étés n'ont point vu la Paix dans ces climats.
Et déjà le démon qui préside aux combats Recommence à forger l'instrument de nos larmes.
-
116
-
S.A.E. M. le cardinal de Bouillon.
-
Quatre
Elégies
ci1 amour
qui
semblent
préparer certains thèmes d 1 Adonis.
Le recueil des Fables nouvelles serait presque idéalement
symétrique si, paradoxalement, les huit fables nouvelles ne le
déséquilibraient! Ces huit fables, conformément au titre, viennent
-
83
-
en tête de 1! ouvrage, mais cette position, logique d'un certain point
de vue, les met bizarrement entre Le Songe de Vaux et 11Avertissement
qui ne traite guère que de ce Songe z après qu f on l f a informé - ce qus
il n § attendait pas nécessairement - de la composition de Le Songe,
le lecteur doit faire un détour par les fables pour retrouver Le Songe.
Cet ordre semble aller contre toute règle : A quelques mots près, 1 1
Avertissement aurait pu précéder les trois fragments de Le Songe de
Vaux.
Il serait dommage de ne voir là que fantaisie ou vague
Tout s 1 explique assez bien si 11 on admet que les
baroquisme.
Fables nouvelles et autres poésies sont constituées par deux
ouvrages
dont
la
liaison
est
aussi
utile
1' un
à
qu1 à
l'autre.
Les
huit
fables
sont
le
premier
ouvrage,
les
"autres poésies" dont Fouquet est le foyer central,
D!un
second.
à
coté,
cette
masse
de
moment
où,
sont le
textes
permet
La
Fontaine de
sans
publier un volume
doute
récents,
il
cherche
à
cela,
épuisé
occuper
à un
ses
la
réserves
scène
après avoir
de
littéraire
manuscrits
:
pour
huit
fables
n 1 auraient
pas
suffi.
D'un
autre
côté,
ce
petit
groupe attire le public et protège les autres textes : si la
censure a laissé passer un recueil de poésies chrétiennes où
pointaient quelques vers suspects, elle tolérera sans doute,
- 117 malgré un renfort de suspects, les Fables nouvelles que le public
attend : La Fontaine qui s 1 était appuyé sur la respectabilité
catholique s 1 appuie maintenant sur le public. Un système vertueux se
forme : les nouvelles fables autorisent et font vendre les textes
anciens qui font de huit fables un volume. La Fontaine sait vendre
et louvoyer.
Pour répondre au titre, les huit fables devaient figurer en tête
du volume, mais pour montrer que Fouquet en était un foyer central,
il fallait que
1
1
Avertissement, presque entièrement consacré à Le
Songe de Vaux, figurât aussi en tête du volume230« Situation impossible
: Comment placer deux choses au même endroit ? La Fontaine s ? est montré
subtil :
1
1
Avertissement resplendit au début du volume, avant le
privilège, en un lieu qui convient à son titre mais que son contenu
ne ferait pas attendre; les fables occupent, quant à elles, les
premières pages (de
1
à 22) juste avant Le Songe de Vaux. L'impossible
est devenu possible : le recueil a deux débuts, bizarre phénomène qui
peut utilement étonner un lecteur.
La
composition
serait
imparfaite
si
La
Fontaine,
toujours
maître
en
n ? avait
transitions,
glissé
parmi
les
fables
quelque
écho
du
Surintendant.
Inutile
de
chercher
longtemps
:
sans vouloir être plus Jaslnskien que Jasinsky,
/ x
/ //
yy
comment ne pas penser aux luttes Colbert/Fouquet en lisant, la
première des huit fables,
Le Lion,
le Loup,
et le Renard
9
230. Sans cela, l8Avertissement ne concernerait que Le Songe de Vaux.
-
;
118
»
Messieurs les courtisans cessez de vous détruire : Faites si
vous pouvez votre cour sans vous nuire* Le mal se rend chez vous
au quadruple du bien» Les daubeurs ont leur tour d5 une ou d'
autre manière : Vous êtes dans une carrière Où 11 on ne se
pardonne rien231 ".
Entre 11 Avertissement et Le Songe de Vaux, voilà qui éclaire
singulièrement les
11
choses232" qui ont empêché La Fontaine de
continuer son oeuvre... On peut d'ailleurs aussi bien dire que c'est
i'Avertissement qui éclaire la fable : "Les deux explications sont
libres"...
L1 Avertissement est, en lui-même, un fort joli traquenard.
Roger Duchesne,
en
résumant
exactement
ce
dit La Fontaine,
ne paraît pas s'en être douté
que
:
"A quatre
lignes près, qui insistent sur la "variété" du volume, La Fontaine
le consacre (cet Ave rt i s s ement) à la présentation des trois
fragments de Le Songe de Vaux qu'il s'est enfin décidé à publier. 11
donne "presque tout le plan de l'ouvrage". Le lecteur en a besoin pour
comprendre les fragments* Il lui permettra de décider de la valeur
de 11 oeuvre et si elle mérite d'être achevée. "Par ce moyen, dit le
poète, j'apprendrai le sentiment du public aussi bien sur l'invention
et sur la conduite de mon poème en gros, que sur l f exécution de chaque
endroit en détail, et sur l'effet que le tout ensemble pourra
produire". Il ne continuera que si "la chose plaît" 233". En ne
commentant pas ce texte, Duchêne paraît en accepter le sens premier...
231. Le Lion, le Loup et le Renard (VIII, 3), vers 35-40»
88
232.
J a y consumai près de trois années. I l est depuis arrivé des choses qui m8ont empêché de continuer"» Avertissement de
Le Songe de Vaux, O.P., p.78.
/
233. Roger Duchêne : La Fontaine, Fayard, 1990, p.304. -Nous rétablissons, dans la citation qu5 yi fait de La Fontaine, la
1
ponctuation de l éd i t i on Clarac.
Lecteurs ou spectateurs, nous aimons qu'un artiste nous
confie le sort ou un aspect d'une oeuvre. Sa demande témoigne de
l'estime qu'il a pour notre bon goût, nous octroie un pouvoir, et nous
donne le sentiment de participer à l'acte créateur. Comme le Corbeau,
nous devenons artistes. Notre Ego s'en trouve dilaté. La Fontaine
n'ignore rien de ce désir. 11 sait que nous avons envie de le croire
quand il annonce que son oeuvre dépendra du "jugement qu'on fera".
Exquise politesse ? Flatterie ? Le Corbeau aussi avait envie de croire
le Renard. Mais doit-on croire ce que l'on voudrait croire ? Mous avons
deux fortes raisons, ici, d!en douter.
Penser que La Fontaine attend de' son lecteur qu'il décide de
ses projets, c'est faire bon marché de son esprit de décision. Pour
chasser cette idée, relisons le début de Psyché où nous apprenons
qu'Acante, double probable de La Fontaine, s'il écoute
ses amis, ne
leur demande pas s'il doit ou non poursuivre son "dessein" : "Les
aventures de Psyché lui avaient semblé fort propres
pouâr
être
contées agréablement. Il y travailla longtemps sans en parler à
personne/ Enfin il communiqua son dessein à ses trois amis; non
pas^
pour leur demander s'il continuerait, mais comment ils trouvaient à
propos qu'il continuât. L'un lui donna un avis,
: de tout cela, il ne prit -que ce qui lui plut234".
d'écrire ces lignes,
Il1
autre un autre
Alors qu1 il vient
qui ont
/
234. Les Ahours de Psyché et de Cupidon, O.P., p.127.
-
12 0
presque valeur de manifeste, Acante-La Fontaine n'a pas pu vouloir
laisser ses lecteurs maîtres de Le Songe de Vaux.
Ce raisonnement n1est pas entièrement démonstratif : La Fontaine
pourrait avoir changé d1 avis * » . Pour 11 admettre cependant, il
faudrait encore que l'achèvement de Le Songe de Vaux paraisse
envisageable. Mais peut-on croire qu5 en 1671, dix ans après la chute
de Fouquet, le fabuliste ait vraiment voulu reprendre une louange du
Surintendant ? Etait-ce possible ? Quel sens cela aurait-il eu ? Alors
que Vaux était terminé, que les arbres avaient grandi, et que son
maître était au secret, le principe même de 1 8 oeuvre -le songe devenait aberrant. Qui aurait encouragé La Fontaine à poursuivre son
"dessein" ?
Le "bonhomme" n'était pas assez naïf pour ignorer l'absurdité
de l'entreprise : il ne parla d'ailleurs plus jamais de reprendre Le
Songe de Vaux, et les fragments non publiés en 1671 restèrent dans
ses tiroirs. Dans l'Avertissement des Fables nouvelles, le jeu, 11
I
ironie ont une large part. Au lecteur de la reconnaître, d'en rire,
ou de s'en inquiéter s 1 il ne veut pas, comme le Corbeau, se faire
prendre.
On comprend la tactique.
Une nécessité s'imposait à La
Fontaine : justifier la publication des fragments de Le Songe
Vaux
et,
simultanément,
suggérer
Fouquet dans les Fables nouvelles.
l'importance
Pour cela,
de
de
rien de mieux
qu'un avertissement. Mais que pouvait-il y dire ? "Je publie
par fidélité à Fouquet" était inenvisageable sous Louis XIV.
"Je publie ce texte parce que je le trouve excellent" était
- 121 stupidement orgueilleux et bien peu dans la manière
lafontainienne. Le plus sûr, le plus efficace, le plus joli, était
de prendre un détour : "Je m 1 en dois remettre au goût du lecteur plutôt
qu'aux raisons que j 1 en pourrais dire. Selon le jugement qu' on fera
de ces trois morceaux, je me résoudrai"* La Fontaine fait mine de
passer par le bon •vouloir du public. Subtil détour : la publication
est ainsi justifiée, l'éventuelle censure aveuglée, et le lecteur
averti qu'il doit lire de biais.
Tout 11 Avertissement se lit ainsi : on ne saurait, par exemple,
se contenter d'observer le déséquilibre entre la place infime accordée
à 1!affaire Fouquet ("les choses") et la place considérable accordée
aux questions littéraires. Ce déséquilibre doit être lu. Ce n' est
pas que la discussion littéraire soit un pur prétexte; elle a son
importance propre, mais elle sert aussi à détourner si ostensiblement
le regard des
"choses" qu'il ne peut qu'y être ramené.
Système de détour plus complexe, puisqu'il est à double
détente
dit
:
1'annonce
du
plan.
La
Fontaine,
était
Le
procédé
du
songe,
et
autorisé
en
substance
par
la
venir
tradition
un moyen
pour
évoquer
commode
la
perfection
à
du
château :
le détour par le songe aurait permis de contempler
sa merveilleuse
réalité
future.
Malheureusement,
des
"choses qui 1'ont empêché de continuer",
put
achever
1'entreprise.
aurait pu écrire,
que
Pour
faire
en
raison
La Fontaine ne
imaginer la merveille qu 1 il
sinon passer par un plan
?
En
empruntant le détour du plan d'un détour nous rêverons d'un
beau château et
(détour suprême) d ' un bon maître.
- 122 -
Pour animer ce rêve, La Fontaine, outre le plan, propose trois
fragments de 11 oeuvre, trois fragments seulement alors qu'il en a
écrit au moins six autres comme en témoignent le livre de Contes de
1665 et le recueil posthume de 1729. Premier fragment : une invite
au Songe pour qu- il montre Vaux. Second fragment : un concours entre
11 Architecture, la Peinture, le Jardinage, et La Poésie pour savoir
qui mérite le prix et, surtout, la faveur d 1 Oronte« Troisième et
-
87
-
dernier fragment : l f aventure d
1
un saumon et d
1
un esturgeon fort
heureux de nager dans les bassins du Surintendant.
La logique de 11 ouvrage projeté explique 11 ordre de ces
fragments : le premier, puisqu5 il donne 11 origine du songe, doit
évidemment être où il est; le concours entre les fées, qui aurait
constitué le centre de Le Songe, occupe naturellement la seconde
place; quant au troisième fragment, "galant" quand les deux autres
sont "sérieux235", sa moindre nécessité structurelle le destine à sa
position.
Cet ordre nécessaire est celui d1 une présence croissante
d § Oronte. Dans le premier fragment, son nom même manque : Acante voit
le Songe, évoque Sylvestre qui lui montre Vaux, mais le Surintendant
reste absent, et le merveilleux spectacle suggère un dieu invisible.
Le second fragment propose plusieurs fois le nom d 1 Oronte et 11 adresse
à Ariste
évoque
son malheur236
Le
maître
de
Vaux apparaît
même, dans les toutes dernières lignes, pour confirmer la décision
235. "Csest assez de ces deux échantillons pour consulter le public sur ce qu8 il y a de sérieux dans mon
songe; i l faut maintenant que je le consulte sur ce qu8 il y a de galant". Le Songe de Vaux, O.P., .p.
97»
236. Vous plaignez comme moi le sort d'un malheureux;
I l déplut à son roi; ses amis disparurent"... Le Songe de Vaux, O.D., p. 84.
-
123
-
des juges et le commencement d'une "nouvelle occasion de plaisir" :
"Oronte lui-même sembla l f approuver par un léger mouvement de tête,
Il se fit ensuite un fort grand silence, les esprits étant demeurés
comme suspendus dans l'attente d'autres merveilles 237"* Présence
légère, presque infime,, mais décisiye puisque le fragment tout entier
conduit à ce geste qui relance le concours, en fait un spectacle,
renvoyant ainsi à 1 1 origine dans un mouvement circulaire et créateur,
une spirale. Geste capital donc, complexe dans ses effets, mais
discret ; le maître invisible' du premier fragment conserve une
distance souveraine.
Cette distance, le dernier fragment la maintient mais loue plus
clairement- et dans plusieurs vers™ Oronte en tant que maître. Ce
texte, qui annonce déjà Les Fables, raconte qu'un saumon et un
esturgeon vivent heureusement, à Vaux, dans un bassin, une "prison
volontaire". Oronte, selon ces , vers ; serait 1'"intime" de Neptune,
et aurait construit un palais "gloire de l'univers" dont le "nom vole
déjà dans cent climats divers238", La discrétion du second fragment,
le silence du premier, laissent place aux louanges explicites.
Remarquons cependant que le corps d'Oronte reste absent : le maître
n'apparaît pas dans les allées, penché sur le bassin.». Les deux
poissons voient seulement - mais leur plaisir en est-il moindre ? -
237. Ibid., p.96.
238. Ibid., p.98.
239. Ibid., p.99.
I
"les yeux de 1 ' adorable Sylvie239".
pas
de
monsieur»
Regard
de
madame
et
Regard
féminin, délicieux, et point regard d'homme de pouvoir. Lf éclat de
ces yeux, leur insaissisable beauté à travers la transparence de 15
eau, leur féminité même, tout semble dire la merveilleuse nature de
ce pouvoir.
De
f ragment.-..en.........-..,,..,±ragment
de
Fouquet
la
#
présence
s8 affirme^ Ensemble, dans la mesure où ils forment une oeuvre, ces
fragments préparent son entrée, mais cette entrée est impossible : le
Surintendant est désormais anéanti, son destin brisé, ce qu!exprime
la
forme
fragment.
Lfesturgeon,
dfune
satisfait
immobile
et
transparente perfection, pouvait bien ne plus vouloir "bouger" de ces
lieux, son "carré d'eau" fut pris en 1661 dans la cascade de 15 histoire.
Après ses derniers vers - les yeux / de lfadorable Sylvie " - le silence
du texte fait entendre la chute d' un pouvoir qui avait tout d'un songe.
A ce silence, il faut opposer les silences ultimes des deux autres
fragments : le premier annonçait la poursuite d'un élan créateur; quant
au "fort grand silence" du second fragment, il laisse lecteurs et
spectateurs "suspendus" à "1'attente d'autres merveilles". Seul le
dernier silence, pourtant riche de rêveries,
La
présence
disparition.
croissante
L'absence
d'Oronte
première,
qui
est tragique.
débouche
marquait
ainsi
une
sur
sa
souveraine
toute-puissance, laisse place au vide. Cette logique, qui renforce la
logique de présentation de l'oeuvre est elle-même renforcée par une
logique apologétique. Première logique
:
La Fontaine propose aussi
clairement que possible
son
oeuvre
inachevée.
Seconde
logique
:
il
suggère
par
la
- 125 montée contrariée de la présence et la forme fragment la
tragédie de Fouquet* Troisième logique ; il cherche à louer Fouquet,
à en faire un modèle de bon dominant, un maître qu5 on peut servir avec
plaisir sans s 5 aliéner «
* Chaque fragment, par ses thèmes et par sa forme, contribue à cette
louange* Ensemble, dans la mesure où ils forment une oeuvre, ils
proposent 11 image cohérente et complexe d'un dominant idéal, sans
doute un personnage de songe : Vaux n'était peut-être qu'un songe.
Pour
montrer,
de
fragments
font
qui
permettra
de
quant
choix,
nous
hypothèse
système,
ce
au
point
nous
saisir
les
le
qu'a
-
89
de
vue,
lirons
modèle
fait
-
La
comment
ces
trois
successivement,
et
de
proposer
Fontaine
de
ce
une
publier
ces-
trois
fragments
tiroirs.
1)
et'
d'en
garder
cinq
autres
dans
ses
* ■■
Premier fragment
Il s'organise ostensiblement en quatre parties. Deux sont en vers
: la seconde et la quatrième. Deux sont en prose : la première et la
troisième. Prose et vers alternent et les vers eux-mêmes varient : des
heptasyllabes encadrent des alexandrins dans la seconde partie; dans
la quatrième, les alexandrins sont seuls.
Alternance
et
variations
s'accompagnent
d'un
phénomène
d'expansion : la première partie comporte cinq lignes, la seconde 24
vers (dont dix heptasyllabes), la troisième 23 lignes, la quatrième
48 alexandrins. Cette expansion, au dernier vers,
est brusquement
interrompue.
Le plus
remarquable
cependant,
c'est
la
reprise,
dans
chaque partie de trois éléments fondamentaux, invariables, que 11 on
repère dès les premières lignes : "Acante s1 étant endormi une nuit
du printemps, songea qu1 il était allé trouver le Sommeil, pour le prier
que, par son moyen, il pût voir le palais de Vaux avec ses jardins :
ce que le Sommeil lui accorda,
commandant aux Songes de les lui
montrer240".
Elément A :
le sommeil d!Acante
("Acante s1étant
endormi" . . • )
Elément B
:
la visite au Sommeil
("il était allé
trouver le Sommeil"...)
Elément
Sommeil
C
:
la
vision
de
Vaux
procurée ^ par
le
("Ce que le Sommeil lui accorda"...)
Elément A
Sommeil
I Acante s 8 étant
endormi...
2 Lorsque 11 an..
présence
3 Au
commencem--ent*je
venais de
m1endormir
4
Elément C
Vision
ce que le Sommeil lui
accorda...
Il me fit voir en
songe....
Ce fut sur ce fon-dément que le Songe
éleva...
Elément B
Demande
il était allé
trouver..»
je conjurai le
Sommeil.. .
le prier de me
montrer Vaux...
"Toi que chacun "Contentez ce
réclame,
mortel"...
Sommeil...
indiquant que les Songes - et donc Fouquet - "sans 15 aide du temps,
240. Ibid.f p.81.
Malgré un vide (A 4) que nous expliquerons, la cohérence est
remarquable : le texte ne s1 ordonne pas selon 11 axe du temps mais
selon le retour df une structure formée des
mouvement,
le
derniers
vers,
mêmes
éléments.
en
composent leurs ouvrages241", paraît le caractériser.
-
90
-
Ce
Ce tableau, pourtant, néglige 11 essentiel. Les quatre parties,
si elles se superposent, ne sont pas identiques. Pas moyen de les mettre
l'une sur if autre comme les tranches d5 un cylindre. 11 faut, si l'on
veut penser le texte, abandonner la colonne cla^ pour la spirale
baroque, ou plutôt même une double spirale, celle du Bernin. Deux
règles de composition : expansion et approfondissement. Retour du
même, mais plus vaste et plus profond. Chaque partie est plus grande
et descend plus loin que la précédente dans les profondeurs du songe.
Cette double spirale n'est pas simplement décorative, elle concerne
le sens, et particulièrement la problématique du bon dominant.
i- La spirale d1 expansion
< .....
Dans chaque partie,
avec
plus
d'ampleur.
le texte revient sur lui-même, mais
Alors
que
la
troisième
partie
cite
seulement
marbres",
les
marbres
de
Vaux
("Je
vis
des
la
quatrième en précise l'image :
Comme marbres taillés leur troupe s'entassa; En colonne
aussitôt celui-ci se plaça; Celui-là chapiteau vint
s'offrir à ma vue; L'un se fit piê d'estai, l'autre se
fit statue.
Alors que la partie deux suggère la présence de jardins, dans
241. Ibid./ p.83.
la partie trois,
Cette
architecturale
Sylvestre les fait visiter.
expansion
dont
le
textuelle
dynamisme
figure
des
1'expansion
Songes,
dans
les
derniers vers,
donne une idée :
Artisans qui peu chers, mais qui prompts et subtils, N'ont besoin
pour bâtir de marbre ni dsoutils, Font croître en un moment des
fleurs et des ombrages, Et, sans 11 aide du temps, composent leurs
ouvrages.
L' arrêt
cette
du
texte' ne
marque
pas
m
la
fin
de
expansion, mais ses possibilités infinies- La Fontaine laisse re
lecteur, comme aux derniers mots du fragment suivant, "suspendu" à
d1autres "merveilles". Inutile de tout dire, d!imposer encore un tour
de spirale, puisque le mouvement est donné.
Cette
expansion
problématique
du
textuelle
bon
nous
domigcmt.
__jgara.it^
(Fouquet),
fort
quoique
et peut - être d1 autant^
liée
à
la
invisible
-
-
commande
l'expansion architecturale, ce mouvement créatif, que le \ texte décrit
et figure,. Loin d5 être réducteur ou mortifère \ comme la Fourmi du,
J3h£ Seigneur, avec son pouvoir, il crée du nouveau 242 . Par lui, les
colonnes, les plantes, les ombrages
\ montent vers le ciel, se
multiplient, se mirent dans les \ canaux,
et cette croissance est
potentiellement infinie.
Dynamique du bon dominant, mais dynamique aussi du rêve, comme
l'atteste La --Laitière et le Pot ah., lait245. Le bon dominant, comme
le songe, ouvre, multiplie, échappe délicieusement au/ principe de
réalité244.
_
__--- _—_ -- . .—. _ - . -- ________
242. C'est dans un vers de Clymène que se formule peut-être le mieux chez La Fontaine cette volonté
gosjjtjjs^^
Apollon présenté en effet cette exigence singulière aux Muses : "Il
s§
me faut ..du...nouveau, n'en fût - i l plus au m0nde . Clymène, Contes et nouvel les, III, vers 35»
243. LaTaT tïèrel^^^
244. Cette tendance à l8échappée, nous le verrons^ caractérise le dominant, mais le bon dominant la rend
délicieuse, â ses dominés.
......
...y'''
-
129
-
■
J la spirale d'approfondissement
Le texte commence par la troisième personne - Acante-puis continue
à la première. Le spectacle dfAcante s1 endormant laisse place â la
conscience d'Acante endormi : mouvement d1 intériorisation *
Ce mouvement s'accompagne d'un passage de la prq§e au vers, comme
si le^/vers disait mieux le Songe. Il est vrai que la prose revient en
troisième partie, comme si le songe devenait alors réalité. Mais, cette
réalité est un palier vers plus de songe encore, et les vers reviennent.
A 11 intérieur du songe, le "je" songe. 11 songe à la naissance du
songe. Effet d'abyme : le songe de rang un devient, relativement au songe
de rang deux, le réel. Le songe de rang deux est désormais vraiment le
songe. Voilà qui explique le vide de la case A 4, puisqu'il n'y a pas
remontée vers le non sommeil, et voilà qui exige le prochain retour des
vers : "Au commencement de mon songe il m1arriva une chose qui m1était
arrivée plusieurs autres fois, et qui arrive souvent à chacun; c'est
qu'une partie des objets sur la pensée desquels
le venais
de m'endormir
me repassa d'abord en l'esprit. Je m'imaginai que j 1 étais allé trouver
le Sommeil"...
Remarquable détour : alors qu'on attendrait, en partie trois, des
développements sur "les plantes", "les marbres", "les animaux", les
"hommes" de Vaux tels qu'Acante a pu les rêver, le texte revient sur i 1
origine de ces visions. Acante songe
alors
de
redoubler
1'effet
df abyme,
d'ajouter
un
songe
qu'il
de
rang
a
songé...
trois,
Inutile
songe
dans
le
- 130 songe du songe. La répétition alourdirait et tuerait le charme.
L1 amorce du mouvement, la suggestion, encore une fois, suffisent.
La Fontaine entreprend donc le récit du songe de rang 2. Jusqu1 où
va-1-il le conduire ? S 1 il décide de le mener à son terme, il devra passer
par le moment où ce songe revient sur son origine, puisque c ' est une
loi du songe. 11 devra donc commencer le récit d'un songe de rang trois,
qui impliquera à son tour un passage au rang quatre,.* De même qu'Achille
ne rattrape jamais la tortue, Acante ne pourra jamais dire le terme de
son songe. . . Si, en revanche, La Fontaine décide de ne pas revenir sur
11 origine du songe de rang deux, il pourra aller jusqu1 au bout du songe,
mais il péchera contre la logique d'approfondissement. Choix crucial
entre l'infini cheminement vers la profondeur' et 11 exploration entière
d'un niveau. Aussi, n'y a-t-ii rien de plus important dans le texte que
le moment du décrochement possible du rang deux au rang trois. On ne
s'étonnera pas que La Fontaine fasse silence précisément à ce moment,
lorsque le récit du songe de rang deux rejoint le récit du songe de rang
un, et qu ' il faudrait choisir : plonger ou faire le saut*
Lisons le texte.
Troisième partie. Songe de rang 1 : . "Je vis des plantes, je vis
des marbres, je vis des cristaux liquides, je vis des animaux et des
hommes".
Quatrième partie.
Songe de rang II
:
Des merveilles de Vaux, ils m1offrirent 11 image ; Comme
marbres tailles leur troupe s1 entassa; En colonne
aussitôt celui-ci se plaça;
Celui-là chapiteau vint s1offrir à ma vue;
L'un se fit pie d1estai, l1autre se fit statue :
Artisans qui peu chers, mais qui prompts et subtils,
N5 ont besoin pour bâtir de marbre ni d1outils,
Font croître en un moment des fleurs et des ombrages..»
Dans
le
silence qui suit,
le
texte bifurque,
et le
silence a pour
fonction de suggérer cette bifurcation sans contraindre au choix :
le récit poursuivra-t-il, contre la logique d'approfondissement, le
rêve de rang II ? Descendra-t-il au contraire vers un rang trois' en
renonçant à dire tout le Songe... La Fontaine laisse son lecteur en
suspens, au point où les nappes de songe se rejoignent et laissent
attendre de nouvelles profondeurs. Sommes-nous de nouveau dans le
songe de rang. I, toujours dans le songe de rang..; 2} ou prêts a glisser
vers un rang trois ? Nous sommes, de même qu 9 à la fin du fragment
suivant
n
comme suspendus dans 15 attente d
1
autres merveilles245".
Nous sommes dans du songe de songe : les marbres ne sont plus des
marbres, mais tout un "peuple" de Songes. Les marbres sont des Songes,
les Songes sont des marbres. . . N
1
est-on pas dans le songe quand
tout est voluptueusement Indécidable ?
A lire un tel
qu
1
fragment,
à se laisser aller au plaisir
comme Auguste Bailly,
il procure,
que La Fontaine, pendant les années où il rédigea Le Songe de Vaux
"maudit
son labeur,
lui
accorda
245. Le Songe de Vaux, p.96.
94
le moins
de
temps
possible,
s
1
et,
finalement,
tout en y songeant
sans
relâche, ne
en délivra que par 11 abstention246".
Notre propos n'est pourtant pas de contredire une certaine
tradition critique,
de
cette
spirale
mais
de comprendre le rapport
d 1 a£grqfqn
avec
la problématique
du bon dominant .
Cette
spirale
dessine
une
expansion
indéfinie vers
l'intériorité. C1 est le mouvement même du songe, toujours \ plus vaste,
toujours plus intime « Or, les maîtres ramènent presque toujours vers
1!apparence, vers 11 image, vers la surface des choses. La Fourmi
s 1 intéresse à 11 extériorité du chant de la Cigale, pas à sa profondeur.
Ces profondeurs, elle ne les voit pas. Elle les Interdit. Lorsque i !homme
de
pouvoir
se
plaît
à
quelque
diversité,
c1
est
"sur
l'habit"
"seulement"247. C' est ainsi que les rois aiment les Léopards. Quant aux
Lions, dans leur cour, ils ramènent les courtisans à 1 ' état de "simples
ressorts"248, mécaniques sans mystères... Oronte, ) au contraire, laisse
libre cours à 11 expansion profonde.de l'être. Peut-être parce que
lui-même s'y plaît. Peut-être parce qu'il se plaît à la liberté intime
d 1 autrui et ne veut pas tout voir, tout surveiller, tout ramener au
visible.
Sa création - Vaux - si elle est bien un spectacle, n'est pas
seulement un spectacle spectaculaire. C'est moins une bruyante symphonie
d'architectures, qu'une incitation au songe,
L'évocation,
par
la
Fontaine,
à
1'intériorité.
des jardins plutôt que des
246. Auguste Bai Uy : La fontaine, Fayard,1937, p.119.
247. Le Singe et le Léopard. (IX,3), vers 26 et 15.
248. Les Obsèques de la Lionne, (VIIi,14),vers23.
■
-
133
-
murailles, des lieux amis de 11 ombre et de 15 amour plutôt que des lieux
df apparat, convient à 15 idée d'une puissance qui voudrait plus préserver
les multiples mystères qu1 étaler son unique majesté. A Vaux, il s5 agit
moins de soleil que de "fleurs et d'ombrages249".
La structure du texte, par sa double spirale, suggère ainsi ce que
serait un bon dominant qui agirait comme le songe par expansion et
approfondissement. Le texte même, sans pourtant montrer Oronte, en
propose l'image, et cette image, c'est le Sommeil. L1évocation de son
palais, l'ordre qui y règne, ses manières de maître, tout incite à la
réflexion politique. Certes, le palais du Sommeil n'est pas le palais
de Fouquet, et il n'en est même pas le reflet, mais II s'agit, par delà
Fouquet, par delà même le Sommeil, de suggérer un modèle. L'absence même
de Fouquet, son silence dans le texte, sa capacité à disparaître pour
laisser s1 opérer la magie des créations sont peut-être les premières
vertus d'un bon maître.
249. Le Songe de Vaux, p.83.
Comment gouverne le Sommeil ? Essentiellement, bien sûr, en
dormant. Mais quoi de plus aberrant, s'il ne fait un songe biblique, qu'un
souverain endormi ? Un roi, quand il est roi ne dort pas. Toute la
tradition nous le dit. On vante partout - et aujourd'hui plus que jamais
- 1'éveil, la conscience, la lucidité du maître. Celui que présente La
Fontaine,
s
'
il
s
"languissamment250",
'
éveille
sans plaisir,
Point
d? "oeil
du Maître",
lui,
surtout
pas
pas
pour
donner
un
ordre,
le
donne
plutôt pour faire plaisir.
point
de
zèle
du
dominant.
de_
et
déserté
les
Chez
donc
de
violence,
df
Pas
gibet.
de
ordre
cassant»
Pas
de
La
mort
a
griffe^
.
environs.
Le
"Louvre"
du
Sommeil
n ' est
pas
"un
charnier 251".
vrai
En
véritable
épicurien,
le
maître
de
ces
lieux veut
nulle
peine
du
plaisir,
mais,
l f avoir,
pour
n'impose
:
le
plaisir
d 1 autrui
semble la condition du sien :
Jamais le chant des coqs., ni le bruit des clairons Ne viennent
au travail inviter la Nature.
Pas
de
travail.
Pas
de
tripalium,
de
torture.
Les
Songes servent le Sommeil de plein gré,
prévenance, - soucieux
repos".
qu3 ils
sont
Dans ce monde utopique,
et avec beaucoup de
de
que le
ne
pas
"troubler
"vide du pouvoir"
son
-
pour parler moderne - n 1 angoisse pas puisqu5 il y a plénitude
du plaisir,
11 ordre existe cependant,
et un ordre fécond :
Je regardais rentrer et sortir ces merveilles : Telles
vont au butin les nombreuses abeilles, Et tel, dans un état
de fourmis composé, Le peuple rentre et sort en cent parts
divisé.
Cet ordre si remarquable trouble Acante, mais ne 11 empêche pas d 1
indiquer, en un mot, ce qui justifie le pouvoir du Sommeil : "Confus,
je m 1 écriai : "Toi que chacun réclame"...
Le pouvoir du Sommeil se
fonde sur le désir de
chacun, et non sur la force. Désir de chacun et non libre consentement
de chacun. N!y voyons pas là une organisation démocratique.
sait
la
critique
lafontainienne
On
et classique de la
démocratie252 » Le rapport du Sommeil aux songes, qui n1est pas un contrat
251. La Cour du lion, (VII,6),vers 15.
social, est plus voisin de 11 amour que de la lucidité collective qu'
exige une hypothétique démocratie. Le Sommeil plaît à tous, charme,
apporte du bonheur, et il jouit quant à lui, librement, au milieu des
douceurs. Il provoque des mouvements créateurs, comme celui de Vaux, mais
il ne contraint pas. Il donne "languissamment" ses ordres, c'est-à-dire
sans urgence (la langueur est lenteur), sans violence (la langueur est
presque mollesse), et avec une sorte de volupté (la langueur est plaisir
peut-être un peu las parce que -sans Illusions).
Le premier fragment de Le Songe de ¥aux est ainsi porteur de l'image
heureuse d'un dominant qui, sans souci, agit par amour et féconde par
plaisir. N'oublions pas que Fouquet est régulièrement défini, chez La
Fontaine, comme sachant aimer et se faire aimer 253 . N'oublions pas surtout
qu ' au terme des trois fragments, les yeux de Sylvie se subsituent aux
yeux d'Oronte, non pour les effacer, mais pour en dire la nature. Les
deux poissons se plaisent dans la prison d'une eau qu'éclairent ces
délices ambigus.
11 importe peu, pour nous, de savoir si Fouquet gouvernait vraiment
ainsi. Nous ne sommes pas historiens. Le poète nfoblige d'ailleurs pas
à
le
croire.
L'essentiel,
pour
nous,
c'est
qu'une
conception-
lafontainnienne du bon dominant ait pu cristalliser autour d1Oronte, et
non que Fouquet 1'ait incarnée exactement. Pour cette conception,
yZ£;
A.
252. Voir Les Grenouilles qui demandent un Roi
253. Voir l'Avertissement d'Adonis, O.P., p.798.
bon dominant
comparable
songe.
exerce,
à
Un
pour qui
le
11 approfondissement
tel
dominant
désire,
un
délicieusement
n s est
peut-être
charme
fécond
créatif
qu5un
du
songe.
La Fontaine le sait. L1 histoire est dure pour les songes. 2)Deuxi ême
f ragment.
Les quelques lignes de prose qui le précèdent justifient la page
d!alexandrins qui précède elle-même le débat entre les fées. Annonce
d f annonce d f un fragment.». Etrange appareillage qui manifeste le
triple statut du texte.
A)11 s 1 agit d1 abord d f un fragment de Le Songe de Vaux
tel que La Fontaine voulait l f écrire avant 1661. 11 est adressé à
Fouquet,
protecteur
du
poète,
comme
témoignage
d 1 admirâtive
soumission. Depuis 1661, ce texte est un vestige.
B) Il s 1 agit ensuite d1 un objet adressé à Ariste peut-être
Pellison - homme pour lequel La Fontaine a du respect. Cet objet-texte
est un échantillon de son art proposé par 11 auteur à un amateur de
vers. Relation privée dont le pouvoir n f est pourtant pas absent : "C
est à moi d f obéir, à vous de commander254" écrit La Fontaine. Mais cette
relation
de
pouvoir,
largement
conventionnelle,
est
librement
consentie et fondée sur l f estime. La Fontaine sait Ariste capable de
Le Songe de Vaux, p.84.
255. Guère avant 1664, car cette lettre exige un temps assez long depuis 1661. Avant 1671 parce qu'avant 1'édition des fables
254.
nouvelles.
-
137
-
le
juger justement ses vers* Ensemble, la lettre et le fragment d 1 avant
1661 constituent une totalité qui peut dater des années 1664- 1670255.
C) Le fragment de Le Songe de ¥aux des années 58-61, la lettre
à Ariste, le texte initial en prose constituent ensemble une partie
de Le Songe de Vaux de 1671 qui constitue lui-même une partie des Fables
Nouvelles » Ces quelques pages, qui forment texte, ne s'adressent pas
à un lecteur que privilégie son rang ou son mérite, mais à un public
prévenu des malheurs de Fouquet. Ce public a sous les yeux le
témoignage actuel (en 1671) d'une fidélité et l'éloge d'un dominant,
qui était peut-être un bon dominant, et qui ne domine plus .
Le triple statut de ce texte implique trois lectures superposées
: celle de Fouquet, celle d1Ariste, celle du public de 1671.. Le premier
lit essentiellement son panégyrique, le second un texte offert à son
jugement esthétique, le troisième un texte qui suscite une réflexion
politique256 . A ces lectures, il faudrait encore ajouter celle de La
Fontaine relisant son texte257 et guidant par là ses lecteurs. Surtout,
il faudrait observer que la dernière lecture - celle du public - lit
les précédentes, tout comme la lecture d'Ariste lit la lecture d'ailleurs sans doute jamais effective - de Fouquet. C'est la dernière
lecture qui nous intéresse ici essentiellement, parce qu'elle exige
les autres, que les autres sont mises en page258 pour elle et qu'à son
niveau seulement s'ordonne en son entier la thématique du bon
dominant.
Cette
thématique
sfélabore
dès
la
préface
des
trois
256. Le public peut évidemment porter un jugement esthétique sur le texte. La Fontaine l8y invite d'ailleurs
dans la préface. Cependant, l'indication même que cette lecture esthétique a été faite par Ariste,
la publication du texte et son environnement invitent à une autre approche.
257. Il le relit explicitement deux fois ; pour Ariste et pour le public.
258. On ne peut pas dire ici mise en'scène.
fragments,
La
Fontaine
y
déclare
en
effet
qu'on
avait
découvert à Vaux un ëcrin sur le couvercle duquel
le
portrait
du
roi".
Par mégarde,
Oronte
53
se voyait
avait
laissé
cet
ëcrin se refermer mais on pouvait encore lire par dessous :
Quand celle-là qui plus vaut qu'on la prise
En fait de charme, et plus a de pouvoir259
Aux assistants, dans Vaux en mainte guise,
De son bel art aura fait apparoir, Lors s
5
ouvrira 1s écrin de forme exquise Que
Zirzimir forgea par grand savoir, Et 11 on
verra le sens de la devise Qu'aucun mortel
n'aura jamais su voir.
Pour satisfaire à 1 '-in-tentioir'acr mage, et pour ' T1 accomplissement
Le second fragment de Le Songe de Vaux - le débat entre
Palatiane, Apellanire, Hortésie et Calllopëe - est un
moment de ce concours. Il s'agit de savoir qui aura le
portrait du roi
:
Je n'ai considéré que le portait d1Alcandre(..)
Je serai riche assez pourvu qu'Alcandre
m'aime261.
Cette déclaration de Calllopëe indique assez qu'elle
se soucie fort peu du reste de 1 ' écrin, des pierreries,
du "diamant d'une beauté extraordinaire" et même de la
devise.
Ce portrait262 est le portrait d'un bon souverain
protecteur d1Oronte et des Muses. Son apparition à Vaux
manifeste qu'Alcandre y loge sans y être, qu'il sacralise
par son image seule le sol et la maison. Découvrir ce
portrait chez soi et, par suite le posséder, c'est avoir
le roi près de.soi, non en effigie, mais en fait.
259.
260.
261.
262.
Le
1
C est nous qui soulignons.
Le Songe de Vaux, p.80.
Ibid., p.95.
Rappelons que Louis Marin a publié aux éditions de Minuit en 1981 Le Portait du roi.
posséder, c'est dire qufon aime Alcandre, mais aussi, pins
discrètement, laisser entendre qu5 on en est aime. C5 est
établir du roi à soi des relations presque magiques.
Oronte ne cache pas pareil trésor! 11 le montre, et se montre
ainsi bon ministre entre le roi et le public. Surintendant, qui tient
son pouvoir du roi, il fait circuler les signes (monétaires ou non)
du pouvoir royal : par le concours qu'il organise,
chacun verra
l'image du bon roi*
"Pour satisfaire à l'intention du mage" la possédera celle qui
"plus vaut qu'on la prise / En fait de charme,* et plus a de pouvoir/
Aux assistants". Ce "charme", défini comme moyen df un pouvoir, ne
tyrannise pas : des "assistants" ne sont pas des sujets. Ils désirent
ce qui les charme, ce plaisir d'autant plus vif qu'on n'en peut rien
saisir. De ce charme, la "devise" de 1 1 ëcrin - "je suis constant
quoique j
1
en aime deux"- est comme l'emblème : elle est limpide mais
mystérieuse, et la maladresse d'Oronte l'a rendue invisible, donc plus
mystérieuse, donc plus charmante, puisqu'on la connaît sans pouvoir
la lire : elle est l'absence, le songe... Elle éveille le désir et
le maintient parce qu'elle est apparue et disparue, brillante et
invisible,
secrète
et
promise
à
1'évidence.*.
Le
charme
est
contradictoire, insaisissable. Aussi la grâce est elle "plus belle
encor que la beauté263", car la beauté est une perfection
qui
comble
l'esprit,
mais
ne
immobile,
l'anime pas» La beauté
demande la contemplation quand la grâce multiplie les délices
inquiets.
263. Adonis, O.P., p.6.
Pour emporter le portrait du roi, 11 architecture, puis la
peinture, puis les jardins, puis la poésie, disent 1 1 une après l1autre
leur pouvoir. L'ordre de leurs discours, loin d 5 être aléatoire,
manifeste un allégement progressif des moyens et une apparence
croissante de fragilité.
Les moyens de Palatiane et sa solidité sont plus importants que
ceux
de
Calllopëe.
D'
un
côté
"Colosses,
monuments,
cirques,
amphithéâtres264", de 1? autre ni marbres ni ivoires, quelques mots
seulement. Débat déjà du Chêne et du Roseau : "Contre les aquilons
mon
art
vous
sert
d'appui265
"
dit
Palatiane
à
la
peinture.
Intermédiaire, celle-ci a moins de moyens que sa rivale mais elle peut
écraser les jardins fragiles, soumis aux saisons : un tableau montrant
l'hiver suffit pour relativiser leurs charmes. Après les triomphes
spectaculaires de 1'architecture, la peinture, dont les toiles sont
fragiles, a eu besoin de toute son éloquence pour s'affirmer aussi
puissante que sa rivale. Il n'est pas sûr qu'elle emporte la
conviction. En tout cas, après elle, le spectaculaire diminue encore
:
les
séductions
d'Hortësie,
cette
"beauté
si
frêle
et
si
journalière266" se font discrètes. Surtout, alors que la peinture
pouvait dire que "son art s'étend, sur tout 267"
garantit
influence*
seulement
La
progression
la
se
Hortësie
bienfaisante profondeur de son
fait
donc
vers
toujours
moins
d'impressionnants triomphes.
264»
265.
266.
267.
Le Songe de Vaux, p.86.
Ibid., p.85* Voi r Le Chêne et le RoseauÇIa 2 2 ) . vers 10 : "Tout vous est aquilon; tout me semble zéphir".
Ibid., p.92.
Ibid.,p88.
La poésie, qui semble être la fée la plus dénuée de moyens, porte
cette logique à terme, et la renverse. Son art doit "cet écrin
mériter", parce que, malgré sa faiblesse apparente, son pouvoir est
le plus durable, le plus étendu et le plus pénétrant. Quant à sa valeur,
même si les juges ne décident rien, la position de la harangue, sa
force de conviction, les commentaires d 5Acante, tout indique sa
primauté268* Le bon, ou plutôt même le meilleur, dominant n' est pas
celui qui fait que "l'imagination se trouve effrayée269".
Les significations esthétiques se doublent là de significations
politiques. Elles sont indissociables. Palatiane et Hortésie figurent
deux pôles contraires en art comme en politique. Alors que ses
monuments imposent la force de la première, en voyant Hortésie, les
juges ont "beaucoup de peine à ne pas se laisser corrompre aux charmes
même de son silence270" . La poésie, quant à elle, tire son mérite de
son dénuement même. Comme le Roseau, parce qu 1insaisissable, elle
résiste au temps qui ruinera les pyramides.
En 1671, et pas en 1658-1661, ne peut-on pas lire ici une critique
268. Dans la lettre à An'ste(p.84), dont c'est une des fonctions, La Fontaine annoçait par avance la
8§
supériorité de la poésie: Je n'ai point ce beau tour^ ce charme inexprimable/ Qui rend le dieu des vers sur
tous autres aimables".
269. Le Songe de Vaux, p. 88
discrète, mais retorse,
Le monarque est
de Louis XIV ?
11 1
1 appui27111 de la poésie, mais, en 1671, depuis
1661, 1'argent va toujours davantage à la guerre et à 11 architecture.
Les poètes ont les miettes « La Fontaine lui-même n f a guère bénéficié
de la manne royale272 . Louis honore plus Palatiane que Calllopëe, le
spectaculaire que le charmant. S 1 il avait dû décider de 11 attribution
de son portrait, 11 architecture aurait eu de fortes chances. Aussi,
les derniers mots de Calllopëe peuvent-ils s 1 entendre, en 1671, comme
un appel ou une réserve :
11
Je serai riche assez pourvu qu1Alcandre
m1aime". Louis XIV aime-t-il vraiment la poésie ? Aime-t-il celle de
La Fontaine ? Rien n' est moins sûr.
Ce que les lecteurs de 1671 entendirent, et ce que La Fontaine
voulut leur faire entendre reste insaisissable. Comment ranimer 1 1
éphémère d'une lecture ? Rien n'interdit de penser, cependant, que
cette lecture de Le Songe de Vaux était possible en 1671, et cette
possibilité seule est capitale.
L'identité des mots entre le texte publié en 1671 et le texte
écrit avant 1661 n'empêche pas la différence. Pierre Ménard, dans la
nouvelle de Borges, réécrit au vingtième siècle, sans en changer un
mot, quelques pages du Quichotte :t 5ie texte de Cervantes et celui
de Ménard sont verbalement
identiques, mais le second est presque infiniment plus fiche,
(Plus
ambigu,
diront
ses
détracteurs;
mais
271. Ibid., p.93.
272. Il aurait reçu une bourse après le premier recueil des fables, bourse qu'il aurait perdue puis
retrouvée..«
7"^^.
^-""^
_ ,Jl
-
143
-
s \
\
l'ambiguïté est une richesse»)
273
Ce qui est vrai de deux textes
identiques, mais d'auteurs différents, 1'est aussi quand texte et
auteur sont identiques. Le Songe de Vaux de 1671 gagne en ambiguïté,
Alcandre, qui n'était qu'un rêve, a eu le temps de régner.
Pour que la critique politique contre Louis .XIV puisse naître
de la réflexion esthétique, il faudrait être certain du sens de cette
réflexion» Or, si nous avons pu montrer que le texte indiquait la
supériorité de la poésie, avouons qu'à la fin, pour les juges, les
choses sont ■"tellement égales" qu'il leur faut prolonger les
épreuves. Spectateurs et lecteurs sont "suspendus dans l fattente
d1autres merveilles".
La
victoire
de
la
poésie
resterait-elle
incertaine,
i
incertitude qui interdirait la possibilité d'une lecture politique ?
La forme du texte assure du contraire et, surtout, permet de mieux
comprendre les enjeux.
N 'oublions
pas qu'il s'agit d'un fragment et que le fragment ne
marque pas nécessairement l'échec d'une écriture,. Proposer un
fragment au lecteur est, de soi, signifiant* De Pascal à Cioran la
littérature est riche en fragments qui ne sont pas des impuissances
d5 auteurs. Or, La Fontaine publie des fragments en indiquant bien que
ce sont des fragments.
Le fragment montre son inachèvement. 11 indique un-mouvement,
un élan,
mais il le brise.
Il
laisse un sillage d 1 abîmes. Du coup
- du coup d! arrêt - il maintient, ou relance le désir. Le vide qui
273. Jorge Luis Borges : Fi étions. Collection Folio, Gallimard, 1974, p.49.
-
144
-
le suit est un appel., mais pas un abandon. Son silence est attente,
espérance df"autres merveilles", plaisir. Voilà le charme : il est ce
minimum, ce quasi néant, qui fait naître le plus grand plaisir* Or,
pour obtenir le prix, "Cfest assez de causer le plaisir seulement274".
Et ce silence est pure cause de plaisir. Rien de plus puissant que ses
"charmes même275". C5 est la douceur de mon silence / plus que la force
du discours" qui, selon Hortésie, peut vaincre même les transports.
La réussite du texte, et donc de la poésie, et donc de Calliopée,
c1 est de nous vaincre par ce silence, et donc par un rien. Aux colosses
de 11 architecture, aux splendeurs de la peinture, aux ombrages
multiples des jardins, aux discours même de la poésie, le texte oppose
un bas de page blanche. Paradoxe : ce vide est riche infiniment
"d'autres merveilles". La poésie triomphe dans la clôture exquise du
propos, dans son effacement, rnmmm^
Mais si la poésie triomphe, le roi réel, Louis XIV, a-t- il bon
goût ? Peut-il, sans faillir, préférer Palatiane ? Que signifie ce
choix ? Glissements progressifs de l'esthétique au politique... Nous
revoici dans les dédales précédents.
En voici
d'autres
encore «
Le
silence
ultime
du
texte
ramène en effet au politique par un autre biais : à son /àmplpïlib,
2 f k , Le Songe de Vaux, p.87=
275. Le Songe de Vaux, p. 89
il
fait
voir
esquisse
le
geste
de
dfOronte,
signe*
son
seul
geste,
Le—silence—du—-feeefee—es-t—tan—
rien—qu-i-souligne-~un—-riren-:—Mais—que—ne—disent—ii^~-paB -~enr&effî
fe4re ?
Alors que les juges relancent le concours où chacun voit une
"nouvelle occasion de plaisir, Oronte lui-même sembla lfapprouver par
un léger mouvement de tête". Légèreté, silence, multiplication d5
ambiguïtés... Ce geste ouvre les possibles, permet les merveilles,
n'oblige à aucune, ne ferme rien. Geste minimum, comme le clinamen
de Lucrèce. Ce geste est ce sans.quoi rien ne peut advenir. Or, rien
n9 advient sinon lfattente puisque le texte s'immobilise. Merveille
du fragment : cfest ainsi que les songes commencent..«
Alors qu'un autre roi
-
le sien -
brillera davantage mais tuera,
taire.
Pendant
dominant,
tout
débat.
le débat
maître de lui,
parole est pouvoir.
Alcandre,
Oronte,
des
roi-silence,
fées,
l'on veut,
est
a su se
pas un mot.
ne parle guère car il
Toute intervention,
si
fera plus de bruit,
Le bon
sait que sa
par soi,
tuerait le
encore plus
silencieux,
t
et donc encore moins directif. Il est une image, un signe pur,
découvert mystérieusement dans les fondations de Vaux.
/ Un roi devenu portrait... La Fontaine sait bien qu'après r.
|
1661
Louis XIV est sorti du cadre.
Son texte fait entendre ce silence d 1 Alcandre,
\
dfOronte.
encore- celui
continue,
soit
combat
Ce
dernier
ce qui l'approfondit.
de
d ' Hortésie,
discours,
en
est
commme
Le texte entier,
médite
sur
le
et plus encore celui d f Oronte,
et plus
la
basse
bien qu'il U j
silence.
Celui
s'y opposent à la
bruyante ostentation de Palatiane. Mais silence ne signifie
- 146 pas absence, ou mort. Silence
signifie ici abstention volontaire,
retenue, désir de ne pas écraser sous
les signes.
Le bon maître,
le
plus
grand art,
n' imposent pas
leur spectacle. Ici encore, le roi-soleil est 11 inverse d1Oronte.
Le bon dominant est paradoxal.
qu1 il ne
pouvoir.
s1 exhibe pas»
Si
Charles
A la limite,
Quint
et
11 est d1autant meilleur
le bon pouvoir nie
Dioclëtien
ont
le
une
vraie
c1est
grandeur,
qu3 ils
ont
su
quitter
les
grandeurs.
Hortésie est la mieux placée pour le dire :
Mes dons ont occupé les mains
D1un empereur sur tous habile,
Et le plus sage des humains
Vint chez moi chercher un asile;
Charles, d? un semblable dessein
Se venant jeter dans mon sein,
Fit voir qu!il était plus qu'un homme
L1 un deux pour mes ombrages verts
A quitté 11 empire de Rome,
L ! autre celui de 11 Univers276 f .
:
Voilà un thème récurrent de 11 oeuvre lafontainienne, thème qui n
1
est pas neuf dans la littérature277 mais qu! il a savamment et touj ours modulé
: le bon dominaht est attiré par la retraite : retraite du berger, retraite
du solitaire du livre XII, retraite du vizir qui "quelquefois cherchait la
solitude278".
On aperçoit le problème : quiconque se retire, s1 éloigne du pouvoir.
La retraite contredit la maîtrise : aussi,
276. Ibid., p.89-90.
277. Platon, dans La République^ soul ïgnai t déjà que ceux qui
l'avoir.
278. Le Songe d'un habitant du Mogol,(XI,4), vers 16.
le vizir se retire-1- il
sont dignes du pouvoi r répugnent à
"quelquefois11 seulement. Dans
notre
pas
fragment
de
Le
Songe
Vaux,
il
s1 agit
ne
de
retraite,
mais de retrait.
conserve
son
début
de
rôle,
Oronte ne fuit pas
mais
on
évoque
le
ne
le
la scène,
voit
il
guère.
Au
du
texte,
La
Fontaine
"riche
balustre",
les
ne
pas
juges,
les
fées,
Oronte.
Où
est- il
?
"lit
la
On
compagnie,
ne
sait.
mais
Nous, ne
il
sommes
montre
pas
en
un
de
justice"
:
tout
ne
s1 ordonne pas
ostensiblement
autour du
maître. Oronte, par sa discrétion, par 1'absence de pompe le
concernant,
laisse aller les débats
minimise sa présence. A la limite,
et pourtant,
serait
invisible,
selon leur rythme «
il n fexiste presque plus,
il persiste. Pour La Fontaine,
cet"
émetteur
de
11
le bon dominant,
signes" minimum,
presque
nécessairement
ambigu,
mais
indispensable
pour
assurer
la
poursuite
du mouvement,
l'harmonie
dynamique
des
échanges.
Le bon dominant tend à être ce minimum qui permet au maximum
la communion et l'attente "d'autres merveilles".
Ne cherchons pas là l'espoir d'un futur
15 Etat".
de
Voyons-y
plutôt
la
"dépérissement
nostalgie
d'un
système
ancien,
féodal,
où le roi serait plus un signe qu'un maître.
Les premiers rois de France étaient moins les dominateurs de
la
France
que
le
sceau, de
son
unité.
C'est
parce
qu'ils
n'ont plus voulu être des signes,
Capétiens
ont
édifié
mais des maîtres,
l'absolutisme.
que les
Alcandre
ne
s'est
pas
contenté longtemps d'être un portait trouvé dans le château
de Vaux,
il s'est emparé du château,
du maître,
et, par là,
de tout• . . . Les nostalgies de La Fontaine,
qu'on reconnaît à
son
goût
ne
pas
à
pour
11 esthétique,
deux
-
148
le
parler
elles
domaines
sont
ne
ancien,
politiques,
ou 1f histoire,
rend
:
les
d 5un
rêve
Louis XIV,
et La Fontaine fut
et donc à la critique,
"contemporain51
si
limitent
plutôt
Il
mais
ont imposé une autre loi,
renvoyé à ses nostalgies,
ou
se distinguent pas.
monde où les
maîtres écoutent et suscitent les débats,
se
depuis
qui nous le
Louis
XIV,
nous
avons
beaucoup vu nuire les.maîtres-parleurs I
Oronte
n' est
pas
de
ceux-là.
Il
sait
se
taire.
S'il
émet
un
signe,
celui-ci
reste
ambigu.
Juges
et
public
gardent
le
choix
des
interprétations,
et
ils
choisissent
évidemment
la plus agréable.
Sans
Imposer le
sens,
Oronte
émet le signe minimum qui le permet. Rien ne fonctionnerait
en son absence, mais il ne maîtrise rien : si tout passe par
lui,
il
relance
seulement
le
mouvement.
Oronte
a
à
peine
l'initiative
du
du
signe
qu5 il
émet.
Comme
le
Sommeil
premier
fragment,
il
agit,
"languissamment",
sans
doute.
Nous sommes
ardemment
permet
loin du Soleil,
sa présence.
versaillais ou pas,
Ici,
l'échange.
Ne
le dominant sert
reconnaît-on
qui Impose
le public.
pas,
Il
transférée
des
aliments aux signes,
la conception organiiciste que véhicule
l'antique fable Les Membres et 11 Estomac ?
Ceci peut s'appliquer à la grandeur royale* Elle
reçoit et donne et la chose est égale. Tout
travaille pour elle, et réciproquement
Tout tire d'elle l'aliment279.
Nous étudierons ailleurs la version ambiguë que La Fontaine
donne de cette fable. Etude nécessaire car ce texte du
279. Les Membres et l'Estomac, (III, 1), vers 24-27.
-
III,
s'il
vante
organicïste,
la
149
-
apparemment
met
en
Livre
la
situation,
conception
et
montre
comment
elle
sert
les
maîtres.
Dans
le
second
fragment
de
Le
Songe
de
Vaux
et
de
1671,
on
aperçoit
aussi
cette
conception
ce
retournement Avant 1661,
Fontaine,
même s1 il
le retournement n'existait pas.
en
faisait un songe,
La
pouvait peut-être
encore croire aux chances réelles d?un bon pouvoir. En 1671,
après la chute du Surintendant,
et
la
Fourmi,
seigneur,
de
du
Les
la publication de La Cigale
dfun paysan qui
Conte
Membres
avait
11 Estomac,
et
offensé
il
son
sait
que
cette
conception est songe ou mensonge.
Le
texte
de
1661
n'en
a
que
plus
de
valeur.
"Son
ambiguïté devient une richesse" dirait Borges. La conception
du pouvoir qu5 il véhicule conserve en effet une efficacité
politique «
patricien,
De même qu5 elle aida Ménënius à rétablir 11 ordre
elle
peut
servir,
sous
la
plume
d ' un
quasi
opposant,
qui
pour
dénoncer,
par
en
dessous,
un
maître
toujours
Reynie
brille,
intervient,
et
demande
à
La
de
surveiller les vies privées.
Cette
critique
présente
se
un
df autant
lit
débat
où
mieux
le
que
le
maître,
texte
constamment
silencieux,
nfintervient qu1 à peine,
tandis quf un roi de
une image
rêve,
Alcandre,
figure^seulement
comme
désirable, un portrait que tous veulent avoir.
débat et ce jugement,
le
pour appuyer le sentiment général,
jugement
du
en 1671,
procès
Ce
viennent après les débats et
Fouquet.
Les
historiens
ont
assez
raconté
les
interventions
royales,
leur
maladresse,
leur
impudence,
ses
les menaces qui pesèrent
fidèles...
Nous
sur le Surintendant et
n'y
reviendrons
pas.
La
discrétion
- 150 ds Oronte dans le débat des juges et des fées est 11 inverse
exact de la machination dont Fouquet fut lfobjet. Encore une fois,
le texte de 1661 ne pouvait pas signifier cela, mais le texte de 1671,
quoique identique - ce qui, après tout, n'est pas prouvé280 - ne pouvait
pas ne pas être lu en référence aux événements.
Ce texte souligne 11 indépendance que laisse aux juges le
dominant. Dire cela n' est pas lire La Fontaine à travers Montesquieu
: au dix-septième siècle - durant la Fronde spécialement - cette
indépendance fut l'objet d'un âpre débat. Or, dès 11 Avertissement,
La Fontaine indique que le portrait "serait donné par des juges 281"
et non par Oronte qui le possède pourtant. De plus, le début du second
fragment insiste sur la présence des juges "un peu éloignés de la
compagnie", alors qu'il ne dit rien dfOronte. Enfin, c'est un des juges
qui prononce l'arrêt tandis que le maître de Vaux se contente de
paraître approuver.
Nous sommes loin des pratiques royales : achat de juges,
nominations
spéciales,
intimidations,
aggravation
inouie
du
verdict282 ... Oronte, qui a proposé le concours, respecte les juges
et tout indique qu'il acceptera leur jugement. Encore une fois, La
Fontaine n'avait pas besoin de prolonger le fragment :
ses dernières
lignes suffisent.
Maître silencieux, Oronte sait susciter les débats : débats des
juges,
débats des fées,
débats des amis que 1 ' on retrouvera
(à
280. Nous n'avons aucun manuscrit du texte datant d8avant 1661. Nous sommes obligés de faire confiance à La Fontaine
quand il nous dit avoir tout écrit à cette époque, mais rien n'est certain.
281. Le Songe de Vaux, p.80.
282. Daniel Dessert dans son Fouquet déjà cité donne tous les détails utiles p.231-301.
-
151
-
l'identique ?)
Les
Fées
dans Psyché. Les juges parlent..
discourent
et
disputent.
Les
amis
et
le
public
s1
entretiennent : "Cette contestation des deux fées, et le souvenir de
ce que les autres avalent dit, ■ embarrassèrent les juges de telle
sorte qu5 Ils se parlèrent près d'un quart d1heure sans rien résoudre.
Cependant le reste de la compagnie s1 entretenait aussi de cette
action, au moins il me le sembla; car les uns et les autres parlaient
trop bas, et nous étions trop éloignés pour en rien entendre 283".
Prolifération de propos : le silence d8 Oronte permet ces libres jeux
de paroles qui s'opposent, se superposent, se mêlent diversement. Par
le commentaire d!Acante, le texte, tissu de toutes les voix, fait
entendre
cette
multiplicité
vivante
qui
compose
ensemble
la
pluralité. Que certains propos soient presque Inaudibles importe peu,
puisque leur existence, par elle-même, vaut infiniment.
Par son initiative et surtout par son silence, Oronte a su créer
un espace de liberté que sa présence protège, voire sacralise, sans
jamais le réduire. Peut-être décèle-t-on dans ce concours de paroles
quelque
nostalgie
des
académies
dont
Alain
Viala
analyse
la
multiplication pendant le premier XVIIème siècle284. On y entend, en
effet, quelque chose comme une "conférence académique", une de ces
"conversations réglées", dont La Fontaine dira, au début de Psyché,
le peu de bien qu'il pense quand il choisira de faire
les
quatre
amis,
dans
Versailles,
mais
converser
à distance
respectable de "1'oeil du Maître". Aucune réserve, dans Le Songe de
283. Le Songe de Vaux, p.96.
284. Alain Viala ; Naissance de l8écrivain, Editions de Minuit, 1985, p.15-51.
-
152
-
Vaux, pour ces "conversations réglées285" qu1Oronte préside sans les
diriger. La présence de ce dernier n1interdit pas le charme de 11
incertitude et des retournements. Toutes les voix se font entendre.
Alain Viala a montré comment la monarchie louis-quatorzienne a su
réduire
le
nombre
des
académies,
et
surtout
contrôler
les
survivantes, mais, avant 1661, il était encore possible d'y croire
et, vers 1671, dfen rêver286.
Si ce rapprochement avec les académies peut n' être qu'une piste
illusoire, la fonction d3Oronte est certaine : ce dominant suscite
des paroles diverses, provoque le pluriel, sait produire un espace
de liberté, c1est-à-dire protégé des autres et de lui-même. Il évite
aussi que s'installent le désordre et le bruit. Son "léger mouvement
de tête", à la fin, s'il relance les plaisirs, rétablit d'abord un
certain ordre : La contestation entre les Fées, l'incertitude des
juges., les murmures divers et peu audibles du public, tout cela
pouvait créer le trouble, mais un geste infime, en appuyant les juges,
assure un ordre mouvant, qui peut sans cesse donner des plaisirs,
comme "le courant d1 une onde pure".
L'ouverture qu'autorise le "mouvement" d !Oronte ramène au
commandement languissant du Sommeil, lorsqu 1 il demandait à son peuple
de multiplier les merveilles pour répondre au désir d'Acante.
285. Les Amours de Psyché et de Cupidon, CD., p. 127.
286. Un des aspects intéressants de ce second fragment est de proposer un espace de parole qui tient de l 1
Académie ou d3un Parlement.
Quelques vers, vite interrompus,
indiquaient
1f essor d1architectures superbement diverses, La Fontaine cessant
d'écrire, ouvrant ainsi la voie au songe, dès qu1 il avait suggéré
le mouvement.
Oronte retrouve la position qu'occupait le Sommeil. Ces deux
figures, 11une historique, l1autre symbolique, composent ensemble 11
image d5 un bon dominant, dont les initiatives mesurées procurent au
public (Acante seul ou toute une assistance) diverses "occasions de
plaisir", en favorisant à la fois 11 ordre et le mouvement, l'un et
le multiple,
la réalité de merveilleux ouvrages et le songe.
Le Sommeil', et Oronte sont des oxymores, ces résolutions
paradisiaques des contraires tant prisées par les écrivains baroques.
Dans le texte de Le Songe de Vaux, ils sont en effet un mimimum- maximum
de
pouvoir,
(languissante)
un
,
sommeilune
éveilf
une
présence-absence,
volonté
un
Involontaire
silence-parole,
un
songe-non songe, ou un non songe-songe. En somme, ils sont un
pouvoir-non pouvoir qui associe, selon la rime capitale de la lettre
à Ariste, 13 art et le hasard287, la multitude des occasions de plaisir
et l'organisation, le spectacle et 1'intériorisation.
Ces oxymores ne sont pas j eu gratuit . En construisant ces
figures, dont la vérité historique importe moins que leur efficacité
littéraire, La Fontaine donne à penser le réel
:
que
le
1
287. Cette rime fonde à la fois l esthétique de Le Songe de Vaux tel qu'il est publié en 1671, et la pensée poli t i que qui s'y
1
1
dessine : Oronte, bon dominant, permet à l'art et au hasard de s associer harmonieusement, par exemple dans l imprévisible,
mai s pourtant ordonné, concours entre les quatre fées.
lecteur
opposants
compare
et
ces
un
roi
qui
résolutions
anéantit
paradisiaques
ses
des
contraires,
il
lira mieux
le
Qu 1 il
réel...
compare
ce
roi
qui met
en
prison
son
ministre
et
Oronte
qui
accueille
des
poissons
"prison volontaire288",
dans une
Il
pourra entreprendre une
méditation sur deux logiques de pouvoir...
Tant d5oxymores
Fontaine
dit
à
renvoie à la forme du livre.
qu1 on
Ariste
ne
trouve
pas
Quand La
chez
lui
"cet
heureux art/ Qui cache ce qu3 il est et ressemble au hasard",
11
se
de
la
moque
:
il
n'y
a
composition de Le Songe de Vaux,
pas
meilleure
définition
tel qu1il paraît en 1671.
.Art ou hasard ? Bien plutôt art et hasard, un art qui a
1
1
air
du
hasard
pour mieux dire
dans 11 art que 11 apparence de hasard,
que
rien n'importe
plus
puisque 11 art n1 a la
beauté du monde, ou le monde la beauté de l'art.que si l'art
'
J
au hasard se mêle sans que surtout jamais s'en mêle le trivial pouvoir
des puissants. Sagesse épicurienne^? Nous y reviendrons.
3)
Troisième fragment
Que des personnes s 1 enferment dans une "prison volontaire",
voilà qui, pour n'être pas exceptionnel, paraît paradoxal. Que ces
personnes soient des poissons de mer, cela ajoute au paradoxe. Quoi
de plus libre que des poissons "qui nagent en grand 1eau" ? Mais que
ces poissons parlent, et nous sommes en plein .pays de fantaisie.
La Fontaine s'amuse. Tout ici va être jeu, plaisir, "merveilles",
chatoiements
de
l'intelligence
:
après
avoir longtemps
parlé, le subtil esturgeon rappelle que sa langue est "laconique
288. Troisième fragment de Le Songe de Vaux, O.D., p. 97.
extrêmement11 et qu1
11
Ne parle-t-il pas
?
155
on lf apprend fort aisément"...
Parle-t-il
?
La raison se
trouble parmi le cristal : ce sont déjà Les Fables qui s
1
annoncent
«
Début de L1 Avertissement : "C1 est assez de ces deux échantillons
pour consulter le public sur ce qu'il y a de sérieux dans mon songe;
il faut maintenant que je le consulte sur ce qu fil y a de galant"«
Curieux emploi de sérieux, et tout aussi curieux emploi de "galant 11.
Qu'est-ce exactement que le galant ? Au XVIlême siècle, le terme est
fort difficile à définir, mais La Fontaine propose ici de le penser
par opposition au sérieux et son texte ensuite permet de comprendre
qu'il concerne le fictif, le jeu gracieux, subtil de l'esprit et, bien
sûr, l'amour. Nous voici en effet dans la fable,, là où les poissons
parlent, dans le mythe, quand Neptune s'occupe de Vaux, mais nous voici
également parmi les bergeries avec 1'"adorable Sylvie". Nous avons
quitté le monde des deux premiers fragments, un monde qui n'était pas
plus réel que celui-ci, mais dont les dieux ou les fées n '
appartiennent pas au registre de la pure fantaisie« Les Muses ont
littérairement, selon toute tradition, une réalité, les poissons qui
parlent n' en ont pas. Les poissons qui s'enferment dans une prison
volontaire pas davantage.
L'esturgeon prend en compte la surprise de son auditeur
ïf/
j
pue des poissons, qui nagent en grand'eau, C
S'en aillent si loin se faire Une
e
prison volontaire,
l
Et renoncent pour elle à leur pays natal,
a
vous semble nouveau
j/^
f■
,
-\ .... .
Puand la prison serait un palais de cristal»
0^ ^r
;
r
En effet, il n'est personne
Qui d1 abord ne s'/étonne289.
Pour parler _ comme La Boétie, la servitude du poisson est
volontaire. Il n'a jamais été, comme la Cigale, contraint d'aller
"crier famine" chez un maître potentiel :
;.6e n'est
::
¥
pas la faim qui nous a fait sortir
""' """'ÎDu lieu de notre naissance; Sans nous
vanter, et sans mentir, Nous y trouvions en
abondance De quoi soûler nos appétits.
Ces
vers
montrent
le
souci
qu'a
La
Fontaine
d'être
rigoureux
ne se
quand -il s'agit de relation de pouvoir.
fonde pas
Oronte
et
sur un déséquilibre
l'esturgeon.
initial
Celle-ci
et vital
entre
Rien ne manquait au poisson qui pût
le contraindre à nager dans Vaux.
Il n'y trouve même pas les
plaisirs de l'exotisme ou les charmes de quelque utopie
_Si les gros nous mangeaient,
l'on fait en France.
:
nous mangions les petits Ainsi que
Attaque de moraliste bien sûr, comme on en lira tant dans Les
Fables, mais aussi précision capitale sur l'esturgeon et, par lui,
sur la relation de pouvoir : ce poisson ne s'en laisse pas conter,
à 11 inverse de ses congénères du futur Livre X 290. S'il reste chez
Oronte, chez un "gros", c'est en connaissance- de cause. Cette
lucidité
ne
vaut
289. Ibid.,p97-98.
290. Voir les Poissons et le Cormoran,(X,5).
pas-
comme
indication
psychologique,
elle
est
essentielle au paradoxe de sa prison : si 15 esturgeon ssillusionnait,
comme les Poissons victimes du Cormoran, sa prison volontaire n !aurait
pas d'intérêt. L'étonnant, le merveilleux,
c1 est quE un être lucide
accepte une prison»
On ne peut même pas dire qu'il y séjourne pour obéir au "maître
des vents". Ce dernier, pour témoigner de son estime, lui avait
ordonné de porter des présents à Oronte, mais il ne lui avait pas
demandé de s'offrir à lui et dé peupler ses bassins,
comme il finit
par l'envisager.
Si, avec le saumon, l'esturgeon s'installe dans le "carré
d'eau", c1est qu'Oronte lui paraît- un excellent dominant.
On peut en repérer quatre caractéristiques
- 1)
:
Ce dominant est protecteur
Oronte chez qui les poissons furent "par bonheur portés", les
protège des intentions peut-être dangereuses des pêcheurs. Il leur
assure le nécessaire et contrairement au Cormoran, ne les stocke pas
pour les manger. Il est vrai qu'il n'en a pas besoin.
- 2 )
Ce dominant" émerveille
L'esturgeon insiste sur les merveilles de Vaux dont la
description aurait ravi Thétys.
programme
fixé
par
Le texte accomplit ainsi le
Fouquet,
mais
n'oublions
pas
que
ces
merveilles
constituent une double sécurité pour l'esturgeon
:
témoignent
elles
du bon goût
d f Oronte
qui
ne
se
perdra
pas en croquant
qu'il
n'a
ses
pas
hôtes,
et,
surtout,
elles garantissent
besoin
de
poissons
pour
subsister.
Oronte
n'est pas un vieux cormoran affamé. Son opulence garantit la
- 158
sécurité de ses "prisonniers". Aussi 11 esturgeon (et La
Fontaine) la loue sans basse flatterie : il ne voit aucun scandale
en elle, comme 1'y verrait peut-être un moderne, et naturellement pas
le pillage de 1 ' Etat comme a voulu l'y voir Colbert. Les merveilles,
qui permettent le songe, conditionnent ici la bonté du pouvoir, et
la sécurité des faibles «
On a parfois cru que La Fontaine pensait contradictoirement La
Fourmi. D'un côté, en effet, il la louerait pour son travail acharné 291,
tandis que, d'un autre, il la condamnerait pour son ignominie. La
pensée est pourtant la même : c'est parce qu'elle travaille, parce
qu'elle est une gagne-petit, que la Fourmi est terrible pour la
Cigale. La chanteuse n'aurait pas dû frapper chez sa voisine, mais
chez un grand seigneur. C'est à peu près ce que fit La Fontaine.
-
3 )
n5 aliène pas la liberté
Ce dominant
La puissance d'Oronte n'est pas contrainte pour ses hôtes. Sëj
our ou départ, tout dépend de leur désir, et ils pourraient, par la
cascade et 1' Anqueuil, s ' en aller à 1'Océan. L1 esturgeon envisage
pourtant de ne pas quitter les lieux :
Quant à moi, j'ai bonne envie De
n'en bouger de ma vie.
Il est vrai qu ' il peut nager à son aise, et surtout parler
sans
surveillance
prétendre
avec
contrôler
291. La Mouche et la Fourmi,(IV,5),
ses
les
promeneurs.
hôtes,
les
a
Oronte,
simplement
sans
confiés
le Poème de la Captivité de Saint Malc, O.P., p.57.
à
"monsieur Courtois" dont le nom est tout un programme.
Sans
vraiment.
4)
Ce dominant est aimable
cette
La
dernière- caractéristique,
prison
est
non
rien ne vaudrait
seulement
une
"prison
volontaire",
mais
une
"aimable
prison",
et
c'est
cela
qui
retient les deux poissons :
On y voit souvent- -les yeux De
11 adorable Sylvie-.
Le contexte et les fragments non publiés démontrent que cette
Sylvie est la jeune292 Marie-Madeleine de Cas tille, madame Fouquet.
Attention galante : Le futur grand écrivain "sait déjà bien son
métier293". Mais pourquoi réduire ce passageê à de petits vers
"galants", à d3 élégantes fadaises ?\ Par sa position privilégiée,
à la fin de Le Songe de Vaux (de 1671) n5 aj oute-1-il pas un trait
nouveau, et décisif, à la conception du bon dominant ?
Après s1 être effacé devant monsieur Courtois, Oronte laisse
place à Sylvie. Il ne suffit pas d8 être courtois, Il faut encore être
aimable, "galant". Il ne suffit surtout pas d1être homme, il faut être
femme. Sylvie c'est Oronte, en tant qu'il est homme-femme, non qu'il
soit, bien entendu, un inverti, mais parce qu'il est cette figure
oontradietoire, oxymorique d'un bon dominant, c'est-à-dire d'un
dominant qui ne 1 ' est pas tout en l'étant. 11 est un homme qui
une
femme -tout
n1 est pas
un homme
en n'étant pas- une
tout
en étant
femme,
est
ou bien une femme qui
une femme. Figure non. pas simplement
292. Elle a vingt quatre ans au plus quand La Fontaine écrit ces vers.
293. Voir Le Loup et le Chien maigre, (IX,10)# vers 32.
ambiguë, mais absolument
pas ici la devise
de 1
1
et
contradictoirement double. Ne retrouve-bon
ëcrin :
"Je suis
deux" ? Oronte pourrait déclarer :
constant, quoique j ' en aime
"je suis
un quoique deux".
Les vers ultimes de Le Songe de Vaux disent ainsi 1'essentiel
sur le "bon dominant". Par Sylvie, Oronte est présent quoique absent,
mais aussi absent quoique présent» Présent, le dominant est toujours
dangereux,
absent,
il
n f existe
pas.
Le
bon
dominant
est
une
présence-absence ou une absence-présence.
Autre caractéristique double : il voit et il est vu. On le voit
voir, il nous voit voir. Les regards se croisent, s 1 équilibrent sans
que "1'oeil du Maître" jamais ne tue : "On y voit souvent les yeux"...
On y volt ce qui nous voit le voir nous voir... Echange infini,
égalité, transparence. Des yeux
il n'y a pas de masque,
de voile,
de Sylvie
au regard de 15 esturgeon,
mais le cristal d'une onde pure. Là
où les maîtres d'ordinaire, et les faibles qui les craignent,
multiplient les ombres, 1'esturgeon baigne dans le cristal. Sa
transparence est double, et, par là, riche de possibles. Il peut voir
autant qu'être vu, tandis que la transparence où nagent les victimes
du Cormoran
n 'a
qu ' un sens : le Cormoran seul peut voir, Le bon
dominant maintient et crée cette double transparence, vitale, et
qu'il faut distinguer de la transparence mortelle qu'instaurent
les maîtres quand ils veulent, comme le Lion, "connaître " leurs
"Vassaux de toute nature294" ,
Tout cela resterait sans valeur, comme inanimé, si le bon
dominant n!était aimable, si ses yeux n'étaient délicieux à voir,
séduisants sans pièges, purs plaisirs, La métamorphose d 5Oronte en
Sylvie,
ou
plutôt
l'apparition
d'un
Oronte-Sylvie
ou
d'une
Sylvie-Oronte, prend ici tout son sens. L'homme de bon pouvoir est
femme en tant qu'il plaît, et cette femme, qu'il est, et qu'il n'est
pas, comme le fleuve d'Heraclite, donne, mais pas toujours, dans
l'occasion, aux coeurs et aux esprits, "suspendus dans l'attente
d'autres merveilles295" des bonheurs délicats. "Vous les contraignez
par une douce violence de vous aimer296" écrit La Fontaine à Fouquet,
et voilà encore un bel oxymore.
Quant à "11 adorable Sylvie", avec 1'oreille d5 un Francis Ponge,
ne peut-on pas entendre en ce vers, un mélange d'eau et d'eldorado,
d'Adonis et d'adoration, de ^transparence, de merveilles, et de
plaisir ? Lecture sans doute arbitraire, mais -riche de multiples •
songes. Après tout, au bord d'un pur cristal, Sylvie n'est-elle pas
un prénom de forêts ?
294.
295.
296.
La Cour du Lion,(VII, 6).
H faut rapprocher la fin de II et la fin de III.
Avertissement d'Adonis, O.P., p.798.
Avec ces vers si riches, La Fontaine a dit tout ce qu ' il avait
décidé de dire. Reste évidemment ce qu'il lui faut "laisser à penser",
le
songe,
toutes
cheminements
les
d'Acante
lectures
et
et
du
les
relectures,
les
lecteur
dans les allées du parc pour y entendre, montant du pur cristal, par
les plus divers "truchements297", sans cesse des paroles nouvelles'.
Ces derniers vers sont le point ultime du texte de 1671, mais
il ne le clôturent pas. Ils en sont plutôt le point culmimant,
aboutissement et attente d5"autres merveilles". Comme le Sommeil,
comme Oronte, comme 15 esturgeon même, La Fontaine paraît suggérer la
possibilité d1autres accomplissements : le véritable bon dominant, le
seul qui soit effectif sans être une personne, ne serait-il pas 1'art
? L5 ouvrage entier ne serait-il pas le songe de lui-même ? Songe d'un
songe qui se songe.... En tout cas, le Sommeil, Oronte, l'esturgeon
et les beaux yeux de Sylvie, mais surtout l'écrivain lui-même
laissent,
et
chaque
fois
davantage,
dans
l'attente
d'autres
merveilles, qu'elles soient d'architecture, de spectacle, de charme,
ou de littérature... Le Songe de Vaux est ainsi un inachèvement achevé,
une oeuvre toujours en suspension.
Nous avons tenté de montrer la cohérence des trois fragments et
des textes périphériques, publiés en 1671. Nous avons essayé de
prouver qu'il s'agit d'une oeuvre cohérente, à lire' comme un tout,
un texte qui n'est pas, tout en l'étant, un fragment de Le Songe de
Vaux de 16 61 (au plus tard), un texte surtout qui s'intègre dans
l'ensemble complet des Fables nouvelles. Nous avons aussi cherché à
convaincre
que
cette
oeuvre
s'ordonne
autour
de
la
figure
problématique du bon dominant» Cela ne suffit pas. Il nous faut encore
297. Le Songe de Vaux, p.97. Pensons aussi que La Fontaine se définira comme "truchement de peuple
divers" dans l1 Epilogue du second recueil.
-
163
-
montrer que La Fontaine avait, en 1671, de solides raisons pour ne
pas publier des fragments très certainement déjà écrits, et qu 1 on
publia, bien après sa mort, en 1729* Nous devons donc vérifier
essentiellement que, par rapport à la problématique du bon' dominant,
ces fragments sont redondants ou étrangers. Si nous le pouvions
vérifier, nous renforcerions, par. retour, la vraisemblance des
thèses précédentes, noua, verrions mieux comment La Fontaine a fait
du nouveau avec du vieux, du très nouveau même, malgré 1'apparence
et sa finaude modestie, en choisissant sciemment parmi le vieux (trois
textes sur neuf) et en ordonnant subtilement ce choix» Comment des
morceaux choisis deviennent un morceaujfej^iQiz...
Notre méthode sera simple. Nous lirons l'un après l'autre, dans
l'ordre accepté par Clarac, ces six fragments. Nous croyons que leur
lecture convaincra qu'ils ne sont pas., littérairement, inférieurs
à ceux que La Fontaine a publiés, que les raisons de son. choix ne
sont donc pas simplement esthétiques, mais qu'elles s'ordonnent
autour
d'un
projet
complexe
dans lequel
s'associent
réflexion
politique et réflexion sur la littérature, ses formes, ses enjeux et,
tout particulièrement - ce qui est passionnant en ces temps qu'on dit
classiques - réflexion sur 1'inachèvement.
Qua tri ème f ragmen t : Comment Sylvie honora de sa présence
les dernières chansons d'un cygne qui se mourait, et des aventures
du cygne-.
Le titre est fort beau, le texte ne i1 est pas moins, et il annonce
même, à coté d'autres merveilles298" un genre dans lequel La Fontaine
excellera,
la poésie philosophique.
Trois ensembles dans ce fragment
:
un concours de chant, en présence de Sylvie et de ses
nymphes, entre un cygne mourant et le chanteur Lambert» Malgré la
beauté du chant de 1 ' oiseau "il fut jugé de beaucoup inférieur à
Lambert299",
à propos de ce cygne, un exposé de Lycidas sur la
métempsycose, première trace de ce thème chez La Fontaine.
un éloge d f Oronte et de Sylvie, protecteurs éclairés de
11 art : Apollon a juré de ne plus faire de vers que
quand Oronte
et Sylvie le souhaiteront300 .
Notons immédiatement que le second passage, qui contredit
d'ailleurs la pensée ultérieure de La Fontaine 301 est sans rapport avec
la problématique du bon dominant. C'est un passage inutile au texte
de 1671.
Le concours' de chant et l'éloge ultime d'Oronte et de Sylvie
participent de la problématique centrale en 1671. Le bon dominant
protège la poésie et, plus largement, les arts. Mais cela n'est-il
pas dit dans le deuxième fragment ? Le concours entre le cygne et
Lambert, du point de vue qui nous occupe, ne. répète-il pas- le
concours des fées ? L 1 extrême beauté de cette page, l'émotion qu'on
peut ressentir à imaginer
les
juges,
298. Le Songe de Vaux,
p.
dans
104
:
Sylvie,
parmi
ses
et
un
ce fragment finit comme
le. fragment
1
11, par 1
annonce d'autres merveilles, ce qui confirme
le rôle essentiel de cette relance permanente dans le Songe de Vaux 299 „ Ibid., p. 101.
300.
nymphes
Ibid., p. 103.
301. La Souris métamorphosée en F i l l e (IX,7)
grand parc, an bord d5 un canal, écoutant le cygne et Lambert, n5 y
change rien. Ce texte, sûrement justifié avant 1661,
ne l'est plus
en 1671.
Formé de redondances ou de thèmes étrangers à la problématique
du bon dominant, le fragment IV tout entier n'était pas nécessaire
aux Fables nouvelles.
Fragment V : Acante, au sortir de l'apothéose d'Hercule, est
mené dans une chambre où les Muses lui apparaissent*
Ce fragment est consacré aux Muses, et l'on peut lire, à leur
propos, quelques-uns des plus beaux vers de La ■Fontaine
:
Muses, qu'avez-vous fait de ces jupes volantes Avec quoi dans
les bois sans jamais vous lasser, Parmi la cour de Faune on vous
voyait danser302 ? "
On y peut même lire un témoignage capital
sur les
inquiétudes 'de La Fontaine,
-
et admirable
-
soucieux pour son art,
impatient de parvenir enfin à dire la beauté
:
Hélas! dis-je, pour moi je n5 ai rien fait encor; Je ne suis
qu'écoutant parmi tant de merveilles : Me sera-1-il permis d5
y joindre aussi mes veilles ? Quand aurai-je ma part d5 un si
doux entretien ?
Vers superbes, dont la qualité ne saurait être discutée.
Ces passages, et quelques autres, valent mieux que
certains badinages publiés dans les Fables nouvelles. La
Fontaine, qui n'a pourtant pas publié ce quatrième
fragment, ne 1'ignorait sûrement pas.
Ce texte concerne la problématique du bon dominant, mais il ne
lui ajoute rien. On y lit que les Muses s 1 occupent d 1 Oronte , qu 3 "elles
font résonner sa gloire et son mérite11 et qu 5 Oronte "les avait logées
dans 11 une des plus belles chambres de son palais". Tout cela, les
fragments II et III le disaient déjà. L 8 évocation de la peinture même
et des beautés de Vaux était tout entière impliquée par les discours
d'Apellanire. Pourquoi se répéter ? Pourquoi surtout insister trop,
et de manière presque provocante sur le nom d f Oronte qui sans cesse
revient dans ces pages, alors qu'il reste rare, malgré son émergence
progressive, dans les fragments publiés ? La Fontaine laissa ces pages,
fort belles,
dans ses tiroirs.
Sixième fragment
: Danse de 11 amour
302. Ibid., p.104.
-
117
-
Le titre seul indique assez combien ce texte concerne peu la
problématique d'ensemble de 1671. On y rencontre Sylvie, mais comme
belle seulement, avec Aminte, dans un défi d'amour. La Fontaine , s'il
visait une cohérence lisible, ne devait pas intégrer ces vers dans le
texte des Fables Nouvelles.
Septième fragment : Acante se promène à la cascade, et les
singulières faveurs qu'il y reçut du sommeil.
Nous retrouvons Acante et ses promenades, mais la nuit, ou plutôt
à 1'aube, près de la cascade. Sans doute n'est - il pas loin du saumon
et de 1 ' esturgeon, mais c ! est Aminte qu'il rencontre. Devant la belle,
d'abord endormie, il oublie vite
"Il
semblait
Oronte
et
son pouvoir
:
que mon
fût accourue tout entière dans mes yeux.
Je ne songeai
167 plus ni à cascades ni à fontaines; et comme, au commencement
de mon songe, j'avais oublie Aminte pour Vaux, il m'arriva en échange
d!oublier Vaux pour Aminte".
âme
Acante,
rebelle
lui parle d1 amour, mais la belle est
galamment,
:
^J'aime trop mes appas,
vous aimer aussi303 .
je m1aime trop moi-même jPour
C ' est aussi qu1 Aminte n1 est pas à Vaux pour Acante, mais pour
le concours qu' elle nfespère pourtant plus gagner depuis qu'elle sait
ses règles et qu'elle a vu Sylvie. Comme elle veut partir, Acante tente
de la retenir, mais en vain, et il n'a d'autre plaisir que de la voir
qui s'éloigne : "A ces mots, elle s'en alla; et je la suivis seulement
des yeux, ne croyant pas que cela fût compris encore dans la défense".
Cette aube dans
cruelle,
éloigne
les
le
jardins de Vaux,
propos
des
si
qualités
délicieuse
d'Oronte «
et
Dans
Le
Songe de Vaux d'avant 1661, ces pages, tout en montrant la virtuosité
diverse de La Fontaine, donnaient à l'oeuvre une animation romanesque.
Aminte avec ses nymphes, par leur beauté, ajoutait aux merveilles de
Vaux, et le lecteur, nourri de romans, pouvait se plaire aux
souffrances de son amoureux. Mais en 1671, Le Songe de Vaux n'a plus
besoin d1Aminte et des amours d1Acante. La Fontaine les a donc gardées
par devers lui.
Huitième fragment
Neptune
ne
d1embellir Vaux,
veut
: Neptune à ses Tritons.
pas
qu1 Apollon
ait
tout
15 honneur
aussi demande-t-il que ses Tritons y créent
quelque merveille.
Un Triton propose une .fontaine
303. Ibid., p.113.
-
163
-
riche en
monstres
marins
51
:
Le
conseil
montre
le
plut
au
Dieu
du
de
11
liquide
universn.
Le
texte
jaillissement
oeuvre
jaillissante
:
L? eau se croise, se joint, s1écarte, se rencontre, Se rompt,
se précipite au travers des rochers, Et fait comme alambics
distiller leurs planchers.
Ces trois vers, La Fontaine les a publiés,
à un
détail près, en
1669, dans Psyché504 où ils évoquent Versailles. Aurait-il été
politique, en 1671, de les reprendre et d1 avouer publiquement qu'ils
furent composés non pour Louis, mais pour Fouquet ?
La Fontaine réutilise pourtant bien volontiers les restes. Un
des vers du Triton réapparaît ainsi dans la lettre à Ariste, au début
du second fragment publié en 1671
Le Triton disait
C'est
à nous
à Neptune
d'obéir,
:
à vous de commander.
La Fontaine, poète-triton,
moi d'obéir,
:1
écrit
à Ariste
: C'est à
à vous de commander.
Outre ce qu'elle suggère sur la poétique de La Fontaine, sur sa
conception du travail créateur - et tous les jeux qu'elle autorise
sur son nom - cette reprise indique un
redêcoupage
attentif,
dans
304. Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 133.
-
169
-
les
années
précédant
1671, du texte d'avant: 1661. Elle nous confirme encore que, si La
Fontaine n1 a pu publier ces vers, il ne les jugeaic pas mauvais.
Ce fragment, malgré ses qualités, n'ajoutait rien d'essentiel
au projet de 1671. La fontaine du triton et le triton de La Fontaine,
ne pouvaient que redoubler les édifices du Sommeil (fragment I), et
confirmer le bon goût, 1'opulence et la renommée
d1Oronte.
Neuvième fragment : Les amours de Mars et de Vénus Voila un texte publié
- nous en avons déjà parlé -dans les Nouvelles en, vers tirée (s) de
.Boccace et de 1'Arioste par M» de L. F. en 1665. Nous avons montré
que ces vers et leur texte d'accompagnement, situés à la fin du livre,
s5 intégraient dans son économie : le jaloux Vulcan est un anti- roi
de Lombardie, monarque fort avenant du premier conte. Surtout, la
publication de cette page en 1665 nous a paru pouvoir s'interpréter,
comme un effort pour reconquérir un espace, même fort limité, pour
évoquer Fouquet. En 1671, la situation ayant tellement évolué qu'il
est devenu possible de présenter - sous son titre - Le Songe de Vaux,
La Fontaine ne reprend pas ses vers déjà publiés.
L'absence de toute problématique du bon dominant, dans cette
page, renforce encore ces raisons. Dans les Fables nouvelles, Vulcan,
redoutable dominant, ne jette pas son filet sur "le galant et la belle"
.
En parcourant ces six fragments éliminés,
les
intentions
de
La
Fontaine.
Tout
ce qui
on discerne
s'éloigne de
la
170
problématique du bon dominant, tout ce qui répète les
fragments 1, II, et III, tout ce qui, enfin, pouvait trop déplaire
aux autorités, la 9mm^:«m \.1 15 a gardé dans ses tiroirs. 11 gagnait en
concision, en cohérence dans son propos, et pouvait ainsi, en
ordonnant les premiers fragments, en les liant par leurs
accompagnements, produire une oeuvre qui fût, et pourtant ne parût
guère, toute nouvelle. C1était le moins pour des Fables nouvelles. Tout
n-était-il pas fable et nouveau, quoique ancien comme pour Les Fables,
dans la publication de ce Songe ?
Quand
La
Fontaine
déclare
qu'il
publie
ces
quelques
"échantillons pour consulter le public" et déterminer s'il doit avoir
"dessein de continuer" c'est de la fable. Le projet était bien plutôt
de parler de Fouquet, non seulement pour lui-même, mais pour tester
la monarchie, mesurer les espaces de libertés qu'elle tolère, et aussi
jouer avec elle et avec le "public305 ", au *
tchat .
et à la souris " .
La Fontaine est touj ours ludique.
Il est aussi penseur : Les trois fragments de Le Songe de Vaux,
en 1671, prenaient valeur de réflexion cohérente sur les relations
de pouvoir, une réflexion utile après le noir tableau des premières
fables, la dérision de certains contes, et surtout les complexités
de Psyché, que nous analyserons plus tard. Ces textes permettaient
de constituer un modèle, nécessairement inachevé puisqu'impossible,
oxymorique en soi,
pouvoir
d'un bon dominant,
bienfaisante
aux
et donc d'une relation de
dominés,
protégés,
admiratifs,
305. Le Songe de Vaux, p. 78.
effectivement libres et charmés.
Cet
songe
-
oxymore,
la
forme
conscience,
seule
la
littérature
littéraire
figure
et
songe
-
autorise
peut
1 1accomplir.
sommeil-éveil
cette
de
Le.
la
résolution
paradisiaque des contraires. En lui, tout est possible, et même 11
impossible. Le titre Le Songe de Vaux devient, en 16 71, une étonnante
source de sens.
En 1661, il annonçait d' abord le moyen, choisi par 1'auteur,
pour présenter l'état futur de Vaux. Affaire de technique. Ce titre
alors disait aussi, plus profondément', que la grande oeuvre de
Fouquet était un songe, mais un songe merveilleux puisqu'il "était
303. Ibid., p.113.
-
163
-
au monde" . En 1671, ces significations demeurent, et La Fontaine les
rappelle, mais ce titre dit encore le songe de ce que Vaux aurait pu
être, et qu'il n'a pas été, le songe du Songe qui aurait pu être et
qui n1 a pas été et dont l'auteur propose, ludiquement, amèrement sans
doute, l'achèvement qu'il sait impossible et vain. Le Songe de Vaux,
songe
d'un
songe,
et
qui
vient
après
beaucoup
de
merveilles
littéraires accomplies, est en 1671 la nostalgie d'une euphorie. Le
songe y sert à dire la vraie nature du bon dominant : Vaux ne fut point
"au monde306", le bon dominant est un songe.
Allons plus loin encore : le songe n1 est pas rien. Il y a une
réalité et une efficacité du songe. Décrire le bon pouvoir
c1 est
songe
pouvoir,
opère
lui
et
donner,
par
le
rendre
donc
la
fiction,
réel.
comme
du
Or,
ce
qui
cet
étonnant
renversement,
ce
qui,
significations de Le Songe de Vaux,
par
\c'
là,
fait
culminer
les
est la poésie, qui, parmi les
arts, malgré l'apparente faiblesse de ses moyens, est bien
Celle-là qui plus vaut qu'on la prise.
En fait de charme, et plus a de pouvoir307.
Réflexion sur la poésie (et l'art), sur le pouvoir des maîtres
et sur l'amour, sont inséparables chez la Fontaine, et ne s'associent
pas naïvement, comme chez d'autres, par 1'effet de métaphores venues
d'ailleurs, à la mode, non pensées,
Ce texte de seconde main, dont la main seconde est, mais oa'est,
pas, la première, le montre bien. C'est un ouvrage extrêmement savant,
dont
la
critique
ne
nous
paraît
pas
avoir
donné
une
lecture
satisfaisante, et, qui prouve qu!on ne doit pas dissocier, chez La
Fontaine, la réflexion et la pratique politique, de la réflexion et
de la pratique littéraires. Il n■ y pas d'un côté un La Fontaine
politique, et dsun autre un La Fontaine poète. De même, il n ' y a pas
chez lui un littérateur et un penseur. Sa littérature est tout entière
pensée et sa pensée littérature; sa politique est écriture et son
écriture politique. Mieux même, il ne faut pas dissocier de la
réflexion sur 1'amour la réflexion sur la politique, mais en suivre
les liens, les j onctions dans des labyrinthes mouvants,
toujours
touffus,
splendides qu'il serait commode, mais sans doute trop
307= Avertissement de Le Songe de Vaux, 0.D., p.80„
-
173
facile,
d'appeler
baroques. Partout dans l'oeuvre, on peut intégrer ces thèmes multiples
- auquels il faudrait associer le rapport au transcendant - dans
l'immense réflexion sur les relations de pouvoir qui travaille
l'amour,
la
politique,
la
littérature,
bien
métaphysiques, et dont la fabuleuse scène est
11 1
questions
1 univers " *
cA
y
4 /.
des
Chapitre 5
Elaboration dsun modèle i
la relation de pouvoir «
Les analyses précédentes visaient à repérer 1? existence, chez
La Fontaine, d'une problématique des relations de pouvoir. En lisant
quatre textes, divers par leur genres, leurs thèmes, leur degré
apparent de complexité, leurs moments d'écriture, nous voulions
suggérer une unité de pensée. Nous devons maintenant la formaliser
et définir un modèle de relation de pouvoir qui rende compte des textes
déjà lus et soit opératoire pour nos recherches ultérieures.
L1expression "relation de pouvoir" n'apparaît pas chez La
Fontaine. Ce n'est pas rédhibitoire : si on évite la mode, le j argon
et les ambiguïtés, rien n'interdit d!utiliser une expression, qui n'y
figure pas, pour commenter une oeuvre. Si "relation de pouvoir" aide
à j ouir des textes de La Fontaine et à les penser, son emploi nous
paraît légitime.
Nous ne prenons pas "relation" au sens premier de récit, de
mémoire ou de rapport sur des faits ou des situations. Cette ambiguïté,
à ce point de notre analyse, doit être d'autant plus évitée que les
trois premiers textes que nous avons lus, et une grande partie des
textes lafontainiens, sont des "relations". Ce sont des "relations"
de relation de pouvoir. Pour les désigner - et sans négliger cette
ambivalence que nous étudierons - nous parlerons, comme La Fontaine,
de récits,
de contes ou de fables.
Pour nous, "relation" aura le sens que lui confère le ,,,,/ Dicti
onna i re de 1? Académie de 1694 : "En terme de philosophie
le
rapport
qui
est
entre
-
123
-
deux
signifie
personnes, entre deux choses qui ne peuvent être conçues 1 ' une sans
l'autre, et dont l'une suppose l 1 autre. La relation du père au fils
et du fils au père, la relation entre les serviteurs et le maître".
Ici,
1.
quatre points aussitôt nous importent
il
faut
au
moins
deux
:
termes
pour
qu ' il
y. ait
relation;
2.
les deux partenaires de la relation ne peuvent être conçus
1'un sans 1'autre et 15 un suppose 11 autre;
3.
les termes de la relation peuvent être considérés ■dans un
sens ou dans un autre, sans qu'elle cesse d'être une relation
: "la relation du fils au père et du père au fils";
le dernier exemple est une relation de pouvoir 308;
4.
Une relation de pouvoir implique au moins deux Tpartenaires et
B : un dominant et un dominé, la Fourmi et
ii: :
' Ta""""Cigale, le seigneur
et le paysan, Camille et Constance, Oronte et les poissons.... Or, ce
qu'ils sont, dans et par la relation de pouvoir, ils ne le sont pas
par nature, mais par position« Pour aucun, le pouvoir ou la servitude
ne sont des attributs nécessaires. La Fourmi et la Cigale ne peuvent
être conçues comme dominantes et dominées "l'une sans l'autre",
surtout,
"l'une suppose l'autre"»
"Supposer" est pertinent. D'abord,
domination,
:
|\dominant
un
partenaire
qui
doit
Pour qu advienne une
doit
supposer
lui-même
le
1 ' autre
nécessaires,
la
1'autre
supposer
relation de pouvoir,
aussi reconnaître
la
nécessite un f/dominé
Il suggère ensuite une reconnaissance (Iréciproque
1
à
ce verbe indique que la
aux deux sens opposés du terme,
et un dominant.
l'une
et.
Cigale
mais
Fourmi
comme
comme
et
la
dans
la
fable
dominé.
Fourmi
Cigale
dominante
Fourmi reconnaître la Cigale comme dominée.
reconnaissance se manifeste
comme
par
sont
doit
et
Cette
1
1 impératif
308. Ce quatrième point légitime l'emploi que nous faisons du mot.
("dansez")
de
176
-
la Fourmi,
et le silence de la Cigale.
Pour qu ' il y ait relation de pouvoir, il faut encore supposer
- c'est-à-dire placer en dessous - \un champ,^ ou plusieurs champs309.
Nous définissons le champ comme 1'espace modulable dans lequel
s'établit la relation de pouvoir.
Dans La Cigale et la Fourmi, ce champ -est d'abord géographique.
La gravure de Chauveau le rend visible : deux minuscules insectes
s'affrontent, sous un arbre énorme devant un paysage où une maison fume.
"Voisine11 dans le texte suffxt à construire ce champ.
Il faut en supposer un autre : le champ économique, peut-être
figuré, dans la gravure, par la maison, avec ses richesses prësumables,
sa cuisine, tout ce qui manque à la Cigale et que la Fourmi, apparemment,
détient.
Leur relation de pouvoir s'établit à l'intersection du champ
géographique et du champ économique. Elle suppose 1'un et l'autre.
Dans le Conte d'un paysan qui avait offensé son seigneur, ces deux
champs ne sont guère évoqués comme en témoignent le titre, l'absence
de caractërisation des lieux, des circonstances et des personnes. La
proximité géographique et la différence économique sont nécessaires,
mais l'accent est ailleurs. L'offense du paysan, la riposte du
seigneur, tout le j eu cruel de la relation de pouvoir, cela suppose
essentiellement le champ social, champ dans lequel le paysan est un
paysan,
le seigneur son seigneur.
La Courtisane amoureuse entrecroise les champs. D'abord le champ
géographique : Rome, et, dans Rome, les maisons où évoluent ensemble
Camille et Constance, et parmi ces maisons, celle de Camille, et sa
chambre (puis son lit) où s'introduit 1'amoureuse. Ensuite le champ
social : Rome, et les salons, pensés cette fois comme lieux des
ambitions et des conflits. Dans ce champ, Constance ne domine pas
statutairement Camille et Camille ne domine pas Constance, mais
hautes
ambitions
de
la
courtisane
devraient
les
lui
309. "Champ" plutôt que "plan8*, parce que "plan" suggère une régularité géométrique qui n1est pas de mise
ici. "Champ" désigne ici, comme chez Alain Viala, un espace dans lequel des relations se const i tuent,
et qu'elles contribuent à produi re.
faire dédaigner Camille. En l'humiliant, le jeune homme bat aussi'
les neveux du pape. Si ce champ social n'était supposé, la tactique
de Camille, et sa victoire, auraient eu moins de sens. Enfin, le
dernier champ, le plus imprévisible, le plus subtilement lié aux
autres, est le champ amoureux310 : dans ce champ, de même que la Cigale
dépendait de la Fourmi,
Constance dépend de Camille.
Ces trois champs sont nécessaires pour qu'une relation de
pouvoir s'établisse, à leur commune intersection. S'il n'y avait eu
simultanément proximité dans le champ géographique, ambition dans le
champ social, et désir dans le champ amoureux, Camille ne se serait
pas lié à Constance par une relacion de pouvoir. Il fallait qu'il la
fréquentât, qu'il sût son ambition et son désir pour vouloir, avant
de 1'aimer,
la dominer.
Le Songe de Vaux, tel qu ' il fut publié en 1671, est si riche
en relations de pouvoir et en leurs combinaisons que nous ne
détaillerons
pas
ici
les
champs
qu1
elles
supposent
et
leurs
intersections. Champ géographique, champ ..littéraire, champ social,
champ politique,) champ .amoureux\se croisent et se superposent dans
ce texte : leur analyse nous éloignerait trop de notre effort de
définition.
Des champs, nous devons, en effet, passer aux langages : ; si
une relation de pouvoir suppose un champ au moins, elle suppose encore
un moyen grâce auquel les deux partenaires peuvent se contacter. Ce
moyen de transmission, nous 1'appellerons un langage. Deux principes
doivent aussitôt être posés : tout peut servir de langage et plusieurs
langages peuvent se combiner.
L'essentiel n'est pas la matière des signes d'un langage mais
leur reconnaissance comme signes. Dans une relation de pouvoir, ils
peuvent être des paroles, des rires, des regards, des gestes, des
coups, des spectacles, des costumes,
ou même du silence...
310. Le champ clos de la chambre le figure métonymiquement.
-
178
-
Dans une relation de pouvoir, souvent, plusieurs types de signes
se combinent : le seigneur utilise à la fois des mots et des coups.
-
125
-
Oronte produit son palais, son cérémonial, et son quasi silence.
Camille donne des ordres et fait ostensiblement des gestes anodins
(se mettre au lit, ronfler..*). La dissymétrie des positions entre
les deux partenaires rend souvent nécessaire cette diversité : des
signes d'une certaine nature sont échangés contre des signes d'une
autre nature, chaque partenaire usant des signes adéquats à sa
position. Le seigneur ainsi donne des coups, mais le paysan émet des
gémissements, demande grâce, finit par livrer son argent... Camille
parle
sèchement
mais
Constance
s'agite,
pleure,
se
désespère
visiblement. Oronte construit son palais et Acante s'exclame, admire,
compose peut-être Le Songe de Vaux... Bien qu'ils n'émettent pas
nécessairement des signes de même nature, les deux partenaires
parviennent, tant que dure la relation, à échanger du sens, chacun
reconnaissant les signes de 1'autre comme élément du langage de leur
commune relation de pouvoir * La position du dominant est ici plus
commode que celle du dominé : il décide librement de ce qu'il reçoit
comme langage ; il est libre d'entendre ou non le langage qui lui plaît*
Le dominé, quant à lui, parmi les divers signes qu'émet le dominant,
doit découvrir ceux qui le concernent, leurs règles d 1 emploi et leur
sens. Quand la Fourmi dit "Dansez", la Cigale doit accepter ce choix
de langage, reconnaître son ironie, en comprendre le sens et se retirer
de la fable, c'est-à-dire de la parole . En somme, quand dominant et
dominé émettent des signes, le dominant seul décide du dictionnaire
et de la syntaxe. Nous aurons 1'occasion de montrer, par I'étude de
nombreux textes, comment La Fontaine organise ces dissymétries.
L'ensemble
relation
de
des
langages
pouvoir,
nous
et
leur distribution dans
1'appellerons
la
une
forme
de
cette
relation.
Le mot forme doit s'entendre ici au quadruple sens
1? apparence,
de
de
la
réalisation
concrète,
des
interne
d •
rapports
entre
les
termes,
et
de
principe
unité Cet
179
ensemble de langages et leur distribution donnent, en
effet, son apparence à la relation de pouvoir, c'est-à-dire la façon
dont elle est perçue par tout témoin extérieur. Ils en sont aussi la
réalisation concrète puisqu'ils existent réellement et que, sans eux,
elle ne serait pas. Ce sont eux qui mettent ensuite en rapport les
deux partenaires et, surtout, qui les font se constituer comme
partenaires» Aussi, ils sont le principe d 1 unité de la relation de
la / pouvoir : ils la produisent telle qu'elle est, et qu 5 elle devient.
En ce dernier sens, surtout, il ne peut pas y avoir " de relation de
pouvoir sans une forme.
La relation de pouvoir se transforme.
La Cigale et la Fourmi,
ainsi,
Elle suppose une
le renversement des rapports
suppose une durée que le conte,
construit.
Durée,
comme ailleurs
forme,
langage,
demeurant
suj ets ^
avons
bien
conscients.
champ,
d'autres
De
fait,
ces
concepts
Ils
concernent
relations
entre
jusqu'à présent,
nous
davantage travaillé sur "relation" que sur "pouvoir". Ne le
regrettons ;•'
apparaître
pouvoir
négliger
pas
:
ces premières
1 ' écart y,- ;
et
Parler pouvoir
1
la
_ . _ _ .....
sont nécessaires pour parler relation de pouvoir.
au
durée.
est une brève histoire de temps.
Dans La Courtisane amoureuse,
fable,
:
d'emblée
un
travail
serait,. à
que
n existe que relativement
le
entre
sur
notre
pouvoir
analyses
un
travail
les relations
sens, dangereux
n ' a y pas
à un dominé. Chez
font mieux
La
311. La Fourmi sai t, contrai rement à certain Nicaise ce que "vaut
et nouvel les,III, vers257.
sur
le
de pouvoir.
car
d'être
serait
et qu'il
Fontaine,
l1 occasion".
dès
Ni i cai se,
Contes
la
première
antérieur à
la
fable,
on
voit
relation.
La
que
Fourmi
le pouvoir n ? est
n'est pas le pouvoir,
du fait de i1
n
mais,
ses désirs,
la dominante dans une relation.
lui-même n'est pas le pouvoir mais un
s imultanément
relations
des
de
personnage
L1idée que le
dont
"pouvoir"
il
de
Oronte
qui
positions diverses
pouvoir
ou
occasion311 ",
même une figure du pouvoir,
elle devient
pas
occupe
dans
les
est partenaire.
est un attribut essentiel d 5 un
être n'est pas absente chez La Fontaine. Revenons à 11 Avertissement
de Le Songe de Vaux :
\
}
(
Quand celle-là qui plus vaut qu'on la prise
En fait de charme, et plus a de pouvoir
Aux assistants..,
/ Le pouvoir paraît, pensé ici comme un attribut essentiel des fées.
11 serait antérieur à toute "relation de pouvoir" et le concours
viserait à juger, dans l'absolu, qui en possède le plus.
"Assistants"
cependant doit être pris en compte.
Avoir
du pouvoir, c'est avoir du pouvoir aux "assistants". Pas de pouvoir
sans
"assistants",
ou,
pour
conserver notre
vocabulaire,
dominés. Le concours montrera quelle fée domine
sans
le mieux les
"assistants", construisant ainsi la plus solide relation de pouvoir.
Croire au "pouvoir" est une
attitude .... dominé*
Pour le
dominé, le dominant a un pouvoir, et ce pouvoir est un attribut
nécessaire de sa personne312." Le Lion est Lion quia leo. Pour les
"assistants", les fées ont ou n'ont pas de pouvoir, mais le pouvoir
est en elles, magiquement. Chez La Fontaine, les textes d'éloge, qui
sont
expression
de
dominé,
manifestent
logiquement
une
telle
conception, mais ne confondons pas les discours et les conceptions
du dominé -fût - il La Fontaine - avec le phénomène complet313, que,
seuls,
les récits entièrement proposent.
Les récits de La Fontaine, pour mieux faire penser la relation
de pouvoir, la rapprochent et la distinguent de deux relations
apparemment voisines, collatérales pourrait-on dire : la relation de
propriété et la relation de commerce,
5*1
Relation de propriété et relation de pouvoir.
312. Nous montreron s dans notre second partie commen t ce tte idée participe de la gestion de la rel ation de pouvoi r : le
i
dominan t a tout intérêt à ce que le dominé l adme tte , e t le dominé y tend aisément.
313. 11 nous paraît im portan t que le dernie r fragmen t de Le Songe de Vau x de 1671 propose une relation de pouvoir, même
oxymorique. Ce tte rel ation Oron te/poissons perme t de li re , par pliage , l 1 ouvrage en tie r, et donc les relations
Oron te/Âcan te, Oronte /Public, Acan te/Lecteur, Fées/Assistan ts... Le le cteur est amené à pense r en te rmes de relations de
pouvoi r. La Ci gale e t la Fourm i, en tê te du premier recueil, joue un rôle comparable.
:
V ~
181
- .
'"
La relation de propriété lie deux partenaires A et B : A possède
5
B, c est-à-dire peut décider du-,, sort de B. Le Corbeau peut,
il le veut,
quand
manger ou lâcher le fromage.
Possédé, B n1 émet pas de signes en direction de A, ou -plus
précisément - A ne reconnaît jamais comme langage les émissions de B
: le fromage dégage une
?1
odeurn mais ni le Corbeau, ni le Renard
,f
par
i1 odeur alléché" ne la considèrent comme porteuse d'un sens qui leur
serait destinée. De ce point de vue, cette odeur alléchante s 1 oppose
-
127
-
aux mots que le Renard adresse au Corbeau, ces mots alléchants, mais
intentionnels, et qui permettent au Renard d'éviter le sort de la Cigale.
A nie toute possibilité de conscience de B et le considère • comme
n1
un pur objet : le Corbeau et le Renard, d'accord sur-ce point,
interrogent jamais le fromage.
Pur obj et, B ne peut avoir aucune initiative dans sa relation avec
A. Aussi la relation de propriété n1a-t-elle pas de dynamique interne.
A possède B. Il ne peut le posséder ni plus ni moins.
Dès lors, la relation de propriété ne peut être modifiée que de
1'extérieur. Un Renard, un Lion, un ennemi, peuvent s ?emparer du bien
possédé. La relation A/B devient alors une relation C/B, mais sa nature
ne change généralement pas.
Elle reste relation de propriété.
En relation de pouvoir, le dominant échange des signes avec le
dominé. Le second émet des signes que le premier reconnaît parfois, lui
accordant ainsi une conscience. C'est capital : le dominant sait que
le dominé pense, projette, désire, et qu1 il peut donc être dangereux,
mais son plaisir de dominer suppose cette conscience et ce danger. Si
la Cigale, si le paysan, si la Courtisane ne souffraient pas, et s■ils
ne manifestaient pas cette souffrance, les dominer perdrait son agrément
essentiel. De même, si Acante, tout le public
s'émerveillaient
des
beautés
et
les
poissons
ne
de
Vaux, vaudrait-il la peine d f initier -tant de "merveilles11 ? Aussi le
dominant affronte deux nécessités contraires : d
1
une part, comme
dominant, pour assurer sa domination, il doit réduire au minimum la
capacité d 1 initiative du dominé; d' autre part, il ne doit pas anéantir
sa conscience, sous peine de perdre les jouissances spécifiques du
pouvoir. La possession se trouve être, de ce point de vue, une limite
du pouvoir. Quand le dominant possède le dominé, quand il n 1 écoute plus
comme langage les signes qu' il peut émettre, quand le dominé lui est
un pur objet, la relation de pouvoir est devenue relation de propriété.
Aussi, le dominant, est-il , paradoxalement, le protecteur3141" du
dominé, voire 1 ' éveilleur, de la conscience du dominé : si la Fourmi
pousse la Cigale à affirmer son droit conscient à la liberté315', si elle
réveille en elle sa conscience d 5 être libre, c'est que, sans cette
certitude d'une conscience chez la Cigale, la relation de pouvoir, pour
la Fourmi, serait impossible. Camille et le seigneur, de même, ont besoin
de voir souffrir leurs dominés. Aussi "Camille ne chasse pas Constance,
et le seigneur ne tue pas le paysan. Le Renard, en revanche, fera un
sort au fromage... Pouvoir et possession sont choses très différentes
entre elles.
Dernière
possession
observation
:
si
"15
usage
seulement
fait
la
316
", la possession seule ne fait pas,. ]_e pouvoir. . . La
Fourmi domine la Cigale parce qu ' elle possëdle un bien 317, mais le
Corbeau qui "tenait" un fromage 1f échange contre une humiliante
"leçon"«.. Pour obtenir un pouvoir, le possesseur doit être habile.
La Fourmi 1'est, le Corbeau ne 1'est pas. La première cache ce qu'elle
a peut - être, le second montre ce qu'il a (le fromage) et voudrait
montrer ce qu'il n'a pas (la
belle
voix) .
On
sait
les
314. Les Filles du Limon ti raient du Roi des astres
Assistance et protection. Le Soleil et les Grenouilles (Fables publiées du vivant de la Fontaine)
f
vers 1-2, p. 541 dans l ' éd
i t i on de la Pléiade. Dans l ' autre fable intitulée Le Soleil et les Grenouilles, le Soleil est, en revanche, identifié à un
"tyran". Le Soleil est à la foi s tyran et protecteur.
3 5
Voir :"Je chantais, ne vous déplaise".
316= L!Avare qui a perdu son trésor, (IV,20), vers 1.
317. Ou sait convaincre qu'elle le possède...
-
128
-
suites. . .
Pour
dominer,
les
biens effectifs comptent moins que l'art d'exhiber ou de taire.
5.2
Relation de commerce et relation de pouvoir.
À la Fourmi,
la Cigale propose un marché
:
Je vous paierai, lui dit-elle
Avant l'août, foi d'animal,
Intérêt et principal.
Si la Fourmi accepte, la relation de pouvoir est évitée. Appelons
relation de commerce ce qui unirait alors les deux insectes.
Relation puisque la Cigale s'engage à payer, plus tard, à la
Fourmi, "intérêt et principal". Relation de commerce puisqu'il y
aurait échange de valeurs équivalentes.
Cette
équivalence
suppose
un
accord
préalable
l'échange et la reconnaissance, par chaque partenaire,
5
de la
conscience de
1 autre.
un pur objet.
Ce besoin réciproque de la conscience d 1 autrui
suffit
pour
relation
de
Impossible
à
opposer
propriété,
mais
pouvoir.
de passer un accord avec
relation
il
de
commerce
rapproche
et
commerce
et
Les
différences
pourtant
sont
essentielles.
D'abord,
dans
la
relation
de
pouvoir,
chaque
partenaire
a
un
projet
sur
l'autre
:
aucun
ne
s'Intéresse
seulement
au
bien
que
son
partenaire
peut,
éventuellement,
lui
offrir
:
le
dominant
(ou le
futur dominant)
dominé
veut
chose
faire
faire de 1
de
1
autre un dominé,
son
dominant
le
autre
qu'un
dominant.
qui
veut
l f enjeu
Ici,
n'est
pas
seulement
ce
est
échangé
(des
bâton,
paroles,
des
coups
de
des
exclamations...)
entre
les
partenaires,
mais
le
statut
et
15 être de ces partenaires.
Dans
la relation de
commerce,
même projet sur les biens de l'autre.
bien
un
de • l'autre,
et
chaque partenaire a le
Chacun veut obtenir un
accepte
de
lui
fournir
bien
équivalent.
De
la Fourmi,
la Cigale veut de
la nourriture,
et l'annonce. Elle espère que la Fourmi acceptera son argent
- 184 futur, et le propose. Dans une telle relation, aucun des
partenaires ne prétend modifier 1'être ou la position de 1!autre. La
Cigale ne demanderait à la Fourmi rien d3 autre que des vivres. La
Fourmi ne demanderait rien d 1 autre à la Cigale que de payer "intérêt
et principal".
Pour s'accorder, les partenaires d'une relation de commerce
doivent abandonner les jugements qu'ils pourraient porter l'un sur
l'autre. Vieilles querelles et mépris oubliés, dans leur relation,
ils doivent se considérer comme équivalents : si la Fourmi prêtait
- à la Cigale, elle la traiterait, de fait, en égale. La relation de
commerce est symétrique. A est à B ce que B est à *A. Chacun "reçoit
et donne et la chose est égale318". Par cette formule , Ménénius veut
faire passer_jLine relation de pouvoir pour une relation de commerce319.
La différence est pourtant grande : la relation de commerce
implique . une égalité de liberté entre les partenaires. A est aussi
libre que B d'entrer ou de sortir de cette relation. Aucun des deux
partenaires n? impose à 1 ' autre de commercer avec lui. La Cigale
propose, mais la Fourmi peut refuser. De ce point de vue, la Cigale
ne peut rien reprocher à la Fourmi, et surtout pas son égoïsme puisque,
après avoir crié famine, elle ne demande pas la charité, mais propose
un échange commercial. Ce faisant, elle ne s1humilie pas, mais doit
accepter que son idée soit refusée.
Ses chances de réussite étaient minces : la Fourmi gagne
davantage à humilier la chanteuse qu'à lui accorder un bien dont elle
risque, la connaissant, de ne jamais récupérer le prix. A un bénéfice
futur et très incertain (1 ' intérêt) , elle ne peut que préférer un
bien immédiat et sûr
Cette proposition de
-
permet
/commerce
à
et
(rire).
la Cigale
La
relation
Fontaine
de
-
étrangère à ïâ^-abJLe d5 Esope
d ' opposer
pouvoir.
Suggérer
relation
la
cpe
première,
en
318.
319.
Voir tes Membres et l'Estomac, (I I I ,3),vers 25*
La plèbe conteste cette identité.
donner
les
termes
et
montrer
son
impossibilité,
sont
d'excellent moyens pour définir la seconde. Confrontées, relation
de
commerce
j relation
et
de
relation
propriété)
1
définir 1 une par l'autre
de
pouvoir
sont
:
ainsi
(mais
aussi
conduites
à
se
cette première fable met
remarquablement
î en glace une ample problématique.
Les
relations
Fontaine.
Dans
de
son
commerce
oeuvre,
sont
où
les
fréquentes
chez
marchands
abondent,
"commerce" figure dans deux principaux emplois. D
désigner
un
conscients
échange
de
valeurs
économiques
:
1
entre
La
abord pour
partenaires
\
Un trafiquant de Perse,
Chez son voisin, s1 en allant en .commerce!, Mit
en dépôt un cent de fer un jour320 ,
"Commerce" désigne aussi une conversation libre! ou même un
ensemble de rapports libres, entre partenaires qui s'estiment et se
plaisent.
Propos , agréables commerces,
Où le hasard fournit cent matières diverses,
Jusques-là qu 5 en votre entretien La bagatelle a
part321.
Le noyau commun de sens est 1'idée d'une relation d'échange libre
entre partenaires qui se jugent également égaux dans 11 échange . Les
"propos?; s ' opposent aux discours des pédants comme aux " conférences
académiques322 " surveillées par quelque maître. Ils ignorent ou
oublient la hiérarchie« Le commerce, ou le trafic, s 1 il nécessite
parfois la protection d ' un Bassa323, n ' a pas besoin d! uh tyran qui
imposerait aux chalands des choix : les uns vont voir le Singe, les
autres le Léopard, d 1 autres enfin achètent la sagesse au Fou324 . Ils
sont libres, pourvu qu ' ils payent, et les marchands aussi sont libres
dans leurs ventes.
Cette opposition entre relation de pouvoir et relation
de commerce n'interdit pas leur proximité» Le passage d'une relation
320.
Le Déposi tai re infidèle, (IX,1),vers 44-46.
321.
Discours à Mme de La Sablière(IX),vers 13-16.
322.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p . 127.
323.
Le Bassa et le Marchand, ( V I I I , 18)
324.
Le Singe et le Léopard, (IX,3), Le Fou qui vend la sagesse,
(IX,8).
à l'autre est fréquent, par exemple par 11 intermédiaire de ce que Céline
appelait des "transactions pêremptoires325 " . Une relation de pouvoir
peut ainsi se masquer, ou tendre à se masquer, en relation de commerce.
Le seigneur fait mine d'offrir un choix libre au paysan :
Et de trois peines l'une Tu peux
choisir326.
Le paysan se trouve apparemment devant un choix, mais ce choix,
déterminé par le seigneur, est illusoire. Autre affaire : quand La
Cigogne, qui' a rendu service au Loup, lui "demanda son salaire 327", le
Loup prétendit l'avoir déjà payée en ne la tuant pas. Echange : Je te
laisse un bien que tu avais (la vie) contre un bien que tu m'as fait
(la santé) . "Transaction péremptoire" : le Loup a tout gagné, n'a rien
perdu.
La Cigogne n?en peut mais.
Le dominant gagne à présenter comme commerce cyniquement parfois
- ce qui est pouvoir. Le cynisme du seigneur et du Loup redouble leur
plaisir. Sans risquer d
1
être contredit, Le Loup accuse ainsi la Cigogne
-
131
-
de rire328 quand c ' est lui qui rit. Le seigneur s ' amuse. Chez Céline,
les blancs rigolent d'écraser les nègres.
Ce plaisir est d'autant meilleur que le déguisement du pouvoir
en commerce donne aux dominants une légitimité : après tout, le paysan,
la Cigogne, les nègres ont accepté de commercer... Ils étaient libres.
Le
Loup
fait
le
bonheur
de
la
Cigogne
en
1'épargnant.
Cette
légitimation, le dominant la sait peut - être immorale, mais elle lui
évite des interrogations et elle économise sa violence : il domine à
moindre coût en impliquant le dominé dans sa propre domination et en
brouillant sa conscience d1 être dominé.
325.
L.F.Céline : Voyage au bout de la nuit, collection Folio, Gai 1imard,1952, p.180.
326.
Conte d'un paysan qui avait offensé son seigneur, Contes et nouvel les,I, vers 8-9.
327.
Le Loup et la Cigogne (IïI,9),vers 11.
328.
"Vous riez, ma bonne commère".
Ibid., vers 13.
Cette tactique réussit souvent car le dominé partage ce désir de
transformer en relation de commerce une relation de pouvoir. C ? est
ainsi que la Cigale commence par proposer à la Fourmi de commercer.
La courtisane accepterait de rendre de menus services à Camille en
échange de quelque faveur, mais Camille, justement, veut Instaurer une
relation de pouvoir, et il ne veut, surtout pas, la transformer
(jusqu1au retournement) en un quelconque commerce. Ce glissement,
consenti par les deux partenaires, d1 une relation de pouvoir vers une
relation de commerce, caractérise les rapports Fouquet/La Fontaine.
Fouquet domine La Fontaine, et La Fontaine le sait, mais le poète
parvient, ostensiblement, à commercer avec lui : pendant quelque temps,
il paye les biens que lui fournit Fouquet (argent et, sans doute
diverses protections) en lui livrant, à échéances précises, des
poèmes329 . Plus subtil en cela que la Cigale, loin de proposer un argent
qu'il n' a pas, il offre ce qu'il sait faire, des vers. La Cigale aurait
peut-être moins mal réussi si elle avait essayé de charmer la Fourmi
par ses chants... Le Renard, sans chanter mais en bon flatteur, charme
le Corbeau par 1'imaginaire beauté de son chant.
Le dominé a intérêt à transformer - ou à faire croire qu ' il
transforme - la relation de pouvoir en relation de commerce, S'il y
parvient, il évite les déplaisirs de la domination, sa violence
éventuelle, ses humiliations. Il gagne surtout le sentiment d 1une
certaine égalité avec qui le domine. La Fontaine, en badinant, peut,
dans le cadre de la "pension poétique" parler d'égal à égal avec Fouquet
et, même,
dans une certaine mesure,
rire de lui 330 .
Aussi, à cause du dominant comme du dominé, la relation de pouvoir
prend souvent les apparences d'une relation de commerce, situation qui
peut se prolonger puisqu1elle aide le dominé à vivre, et le dominant
à dominer sans gaspiller 15 énergie. Cette proximité établie entre
pouvoir et commerce est un moyen efficace,
pour les deux partenaires,
de gérer, dans la durée, une relation de pouvoir. La symétrie, ici,
329. Voir dans les Oeuvres diverses les pages 496-502.
330. Voi r en particulier 1'épitre A M. le Surintendant, O.P., p.502-505.
n'est pourtant qu1 apparence, la liberté de choix un leurre, A tout
instant, le dominant peut baisser le masque et imposer. Quant au dominé,
il peut tenter de se révolter ou, au moins, de se retirer. Certain
Marchand souhaitant renoncer à ses coûteux services331, Le Bassa doit,
par une fable (et pour -combien de temps ? ) , lui démontrer sa
nécessaire utilité : la proximité entre pouvoir et commerce, si elle
est de bonne gestion, n'empêche pas toujours 1'instabilité.
-
132
-
Parfois, cette proximité n'est pas maquillage : une relation de
commerce peut impliquer une relation de pouvoir qui serait un de ses
moments : un partenaire A échangerait des biens avec un partenaire B,
mais cet échange impliquerait que, pour un moment et dans un champs
précis, B accepte que A le domine. Des enfants, moyennant finances,
sont ainsi placés sous 1'autorité d ' un "pédant", et une femme accepte,
contre bons écus, de se soumettre aux désirs de Gulphar 332 . Souvent,
cependant, la relation de pouvoir impose sa dynamique : les "pédants
", tant critiqués par La Fontaine, loin d'éduquer les élèves, infligent
leurs discours à un public captif. Quant à Gulphar, il escroque la
belle, qui n'en peut mais, et prêche son cas sur les toits : dès qu1une
relation de pouvoir se forme, le danger est grand qu ' elle pervertisse
ce qui la justifiait333 .
Relation de commerce et relation de pouvoir, malgré leurs
fréquents voisinages, sont "très différentes entre elles". La relation
de pouvoir est aussi distincte de la relation de commerce que de la
relation de propriété. Médiane entre les deux, elle suppose, comme la
première, la conscience des deux partenaires, mais elle tend à 1
1
absolue dissymétrie, comme la seconde, bien qu5 elle cesse si le dominé
devient pur obj et,
chose inerte.
Le j eu entre Cigale
331. Le Bassa et le Marchand, (Vï11,18).
332. L'Ecolier, le Pédant, et le Maître d'un jardin (IX,5), A femme avare galant escroc, Contes et nouvel les, II .
333. C1 est là un thème centra 1 de Psyché que nous étudierions dans notre troisième partie.
-
133
-
et Fourmi permet de définir ces trois relations les unes par les
autres.
Le tableau ci dessous visualise cette position
:
Table 5.1: Relations de commerce, de pouvoir, de propriété.
.«.Nombre minimum Symétrie
...de partenaires
nécessité d'une |Echange
conscience
/
/
Relation de
commerce
Relation de
pouvoir
Relation de
propriété
2
2
oui
oui
+
+
non
non
-f -
+ -
2
Remarque
:
non
non
+
+
le
valeurs
égales
signes de domination
ou de soumission
pas
d1 échange
signe
+
signifie
"oui"
ou
"non"
absolument.
une
Le signe +-
relation
de
signifie
pouvoir
n
"complexité plus grande"
1
est
pas
symétrique
:
mais.,
peut
\
^
// \
i
parfois paraître telle.
Une relation de pouvoir sup .]5çSoàe la
conscience des deux partenaires,
mais elle tend à nier""""""celle
du dominé.
Ce tableau situe la relation de pouvoir,
mais n'indique , pas tout ce
qui l'oppose aux relations faisant système avec [\/\ Q&le.
ainsi,
jusqu'à présent,
interne
Or,
de
on
la
doit
insisté davantage /sur
relation
le
que
considérer
sur
pour
Nous
la
avons
structure
son environnement.
repérer
une différence
essentielle entre relation de pouvoir et relation de commerce : la
5.3
La clôture du marché»
clôture du marché.
Retrouvons La Cigale et la Fourmi.
La gravure de Chauveau montre un paysage, une maison, des hommes
autour d'un feu, un grand arbre et, sous cet arbre, la Cigale et la
Fourmi. Une seule Cigale, mais surtout une seule Fourmir
La Cigale n'a pas - ou croit qu'elle nf a pas - le choix
vivre,
elle
doit
passer par
la
Fourmi,
:
pour
cette
Fourmi. Quand La Fontaine 1'appelle "sa voisine", il indique sa
proximité (cf notre analyse du champ), mais aussi son unicité. Si la
Fourmi n5 était qu'une de ses voisines, tout changerait pour la Cigale,
et,
donc,
pour
la
Fourmi.
L'emprunteuse
pourrait
espérer
se
ravitailler ailleurs, faire j ouer la concurrence... Quant au "dansez
maintenant", il perdrait de son efficacité.
Réalité : le marché est clos pour la Cigale. Seule la Fourmi peut
satisfaire son désir. B doit nécessairement passer par A.
La relation de commerce, que la Cigale espère instaurer suppose
que, pour les deux partenaires, le marché soit, au moins dans une
certaine mesure, ouvert. A peut se satisfaire avec B, mais aussi avec
B', B " . . . B peut se satisfaire avec A, mais aussi avec A', A" .
. . A peut dire à B qu ' il lui préfère B', et B peut dire à A qu '
il lui préfère A ' . Dans la relation de pouvoir, au contraire, si A
peut se satisfaire avec B ou B '334, B ne peut se satisfaire qu ' avec
A.
-
_9C
-
En réalité, 4& pourrait peut - être se satisfaire avec d1autres
A, Il existe peut-être, au-delà du paysage gravé par Chauveau, au delà
de la fable, d'autres fourmis plus "prêteuses ", mais La Fontaine n'en
dit rien. Cette possibilité n'apparaît nullement à la Cigale de la
fable : pour elle, telle qu 'elle est construite, a-û-^îelà de la
gravure,
il n'y a que la bise.
L ' essentiel n'est pas la réalité de la clôture du marché, mais
la croyance du dominé en cette clôture. La Fourmi perdrait tout
pouvoir, et, par là, tout plaisir, si elle disait à la Cigale : "Allez
voir ailleurs !11. En ouvrant le champ des possibles, en suggérant ainsi
un ailleurs plus "prêteur", elle conserverait ses victuailles, mais
elle ne gagnerait rien : pas si sotte ! En ordonnant la danse, en
maintenant la Cigale dans 11 idée qu'elle est seule "sa voisine",
elle
ne
perd
rien,
elle
gagne
beaucoup.
Le
334. Si une deuxième Cigale se présente, cela ne change théoriquement rien pour la Fourmi. Elle peut rejouer
une deuxième, puis une troisième fois la Cigale et la Fourmi.
-
191
-
dominant doit laisser croire an domine que le marche est clos 335 »
Cela ne suffit pas. Il faut encore que cette clôture se
maintienne, que le marche reste un marché, et demeure dissymétrique.
Des conditions sont toujours indispensables.
Ces conditions, qui peuvent être externes au marché, nous les
appellerons un "déséquilibre".
Ce déséquilibre entre A et B, nous 11 appellerons "pertinent11
parce qu5 il est spécifiquement nécessaire à leur relation de pouvoir.
5 «4
Le déséquilibre pertinent.
5«4.1
Ce déséquilibre concerne dsabord les désirs des deux
partenaires *
Pour que le marché se maintienne, la demande, d fabord, doit
persister. Si la courtisane, le paysan ou la Cigale ne désirent plus
15 amour ou -la vie, les divers marchés disparaissent.
Pour la Fourmi, le seigneur ou Camille, ce risque est faible et
point redoutable. Si la demande disparaît, ils ne perdent que la j oie
du pouvoir, et, comme cette demande est vitale pour leurs futurs
dominés, il est improbable que ceux-ci y renoncent.
La Fourmi peut vivre sans la Cigale, mais la Cigale dépend de
la Fourmi. Camille peut vivre sans Constance, mais pas Constance sans
Camille. . . Le Renard pourrait manger son fromage sans donner de leçon,
mais la honte, la confusion, un désir exacerbé de fromage obligent le
Corbeau à 1! écouter. Si A renonce, A ne perd rien d
que
B,
1
s il
se
retire
du marché,
!
renonce
essentiel, tandis
à
un bien
qu '
335. De ce point de vue, Oronte paraît imposer un autre type de domination. Les deux poissons, pour vivre, peuvent rester dans
les bassins de Vaux ou parti r par la cascade et rejoindre l'Océan. I Is sont dans une "prison volontaire". On dî rai t
qu*Oronte rédui t au minimum la clôture du marché et qu'il pratique une log i que de pouvoi r opposée à celle de la Fourmi.
Travailler ces questions sera l1 objet essent î el de nos deux prochaines grandes part î es.
il juge essentiel : B a un besoin tandis que A peut avoir un désir *
La relation sera d ' autant plus instable que B sera moins dans
le besoin « Inversement, plus nécessaire sera le désir de A .sur B,
plus A risquera de tomber sous la domination de B, ou de réduire ses
prétentions. Un équilibre parfait conduirait éventuellement à une
relation de commerce. On le volt, un déséquilibre entre le besoin de
B et le désir de A est déterminant pour que se constitue, puis se
maintienne la relation de pouvoir. Ce déséquilibre est un aspect de
ce que nous appelons "déséquilibre pertinent". Ce n'est pas le seul.
5.4«2
Le mystère du déséquilibre.
Dans la mesure où le dominé conserve une conscience 336,
il peut, théoriquement, renverser le dominant. Qui se croit pour
toujours maître se trouve parfois soumis à "plus petit que soi 337" .
Constance peut escompter, voulant Camille, lui imposer ses
conditions, en
faire sa chose.
N'a-t-elle pas
la
fortune, la
réputation, l'expérience ? Même si, pour Camille le marché de l'amour
n'est pas rigoureusement clos, même si les femmes ne lui manquent
guère, pourrait-il trouver mieux que Constance ? Aussi, le jeune homme
paraît condamné à n'être qu'un caprice de courtisane. Cela, il le
refuse. Loin d'être pris, il prend. Il prévient Constance, la voit
venir, conçoit un plan, l'applique minutieusement, et finit par
réduire la belle à sa merci. Camille est plus malin, plus déterminé,
moins amoureux au départ que Constance : """"déséquilibre pertinent.
Du point de vue déséquilibre, la première fable paraît moins
claire. -Pourquoi La Cigale n1attaque-t-elle pas
;
la Fourmi ? En la
tuant, en dévorant ses stocks ou sa chair, elle éviterait la famine.
336. Conscience de soi et de ses
possibilités.
337. le Lion et le Rat, <II,11),vers2.
Plus de clôture du marché, plus de
marché. Grand profit et risques faibles. Pas de témoins. Au pied du
grand arbre, dans le paysage qu'a dessiné Chauveau, qui secourrait
la Fourmi
? D5 ailleurs ,
15 ennemi attaque les
Mulets. Le Lion pille ses "associés", Quant au Loup, il emporte
l'Agneau, "et puis le mange". La Cigale, seule, crie famine.
Quatre explications possibles, les deux dernières étant liées
: la Cigale est trop faible, trop lâche, trop sotte ou trop morale.
Problème de force, de courage, de métier ou d'XQthique *
Quant à la force, même si jChauveau, dans sa gravure, rapproche
les tailles ,—^fc-^Sïïfêhe la Cigale à 1
1
état de grillon338, la Cigale
pourrait tout oser. Un lièvre n ' ef fraie-1 - il pas un peuple de
grenouilles339 ? Or, la Cigale ne tente rien. Manque-t-elle d'audace
? Simple hypothèse,
L'audace
ne
car La Fontaine n'en dit rien.
suffirait
d'ailleurs
pas, Il
faudrait
de
1?
habileté, du "métier340" pour mettre en oeuvre une tactique. La Cigale
a-1 - elle ce métier ? On peut en douter. Au j eu de 1 ' existence,
contrairement à la Fourmi, elle ne prévoit j amais à deux coups.
Malhabile, elle ne fait cependant rien de mal. Quand elle affirme
fermement son indépendance, elle ne pèche pas. Elle agit selon la
morale, si l'on entend par morale, cet ensemble de préceptes issus
du Décalogue, du Nouveau Testament, et de 1'enseignement ecclésial.
La Cigale ne contrevient pas au Décalogue : elle ne tue pas, elle ne
vole pas... Mieux même, fidèle à un principe absent des dix
commandements, et contrairement au Renard, elle ne ment pas. Le
comportement de la Fourmi, quant à lui, pourrait nourrir les débats
théologiques en vogue au XVIIème siècle. Est - elle assassine par
intention ? Tue-15 elle ? Ne tue-1? elle pas ? Escobar pourrait
1'absoudre, mais le Grand Arnauld serait plus
sévère...
La
338. Comparer l8illustrât ion de La Cigale et la Fourmi et celle de Les Oreilles du Lièvre (V,4).
339. Le Lièvre et les Grenouilles,(II,14).
340. "Ce loup ne savait pas encor bi en son métier". Le Loup et le Ch i en mai gre, (IX,10),vers 32. Ce
mot de métier est important chez La Fontaine.
:
-
19 4
- .
^
^
,.-;*s-s::"
/- J
Fourmi,
sans
doute,
-
s ' en
137
-
moque,
"
puisqu'elle obtient du meurtre "sans scandale et du plaisir sans
peur341"... Quant à 11 Evangile, elle l'ignore. Pas de pitié, pas de
charité, pas d'amour chez elle. Aucune vertu évangélique. Entre Cigale
et Fourmi, le déséquilibre éthique est net.
Ce déséquilibre est déterminant pour la formation de la relation
de pouvoir. Si la Fourmi était plus chrétienne, elle ne chercherait
pas à dominer» De même, si la Cigale était moins fidèle à 11
enseignement ecclésial, si elle manquait un peu de sa "foi d'animal",
elle agirait plus opportunément. Le Renard réussit parce qu'il ment.
Le Loup ne crie pas famine devant l'Agneau... La Cigale, ne prévoyant
pas l'immoralité de la Fourmi, est gênée par sa propre morale.
Paradoxale "leçon" pour une fable! La morale pourrait perdre qui
l'applique. Mieux valait, pour La Fontaine, taire cela. Sa première
fable est donc sans "morale" : "Dansez maintenant". Faites danser
votre intelligence. L'absence choisie de morale est peut - être la
morale...
La fable n ' interdit ni n'impose cette lecture, dont la-vérité
, d'ailleurs, importe moins que la possibilité. Celle-ci, à elle
seule, garantit en effet que le déséquilibre Cigale/ Fourmi ne se
réduit pas à la richesse, à la valeur et à l'habileté : il peut être
éthique, et il suffit qu
5
il puisse 1? être.
Quant au déséquilibre physique, par la gravure et par son récit,
La Fontaine 1f a réduit. Df autres fables, dans le premier livre,
souligneront assez son importance, mais un tel déséquilibre eût été
presque trop évident pour un début. Surtout, il aurait pu créer la
confusion. Si Le Loup et 11 Agneau, ou La Génisse, la Chèvre et la
Brebis, en société avec le Lion avait été placée en première position,
le lecteur aurait volontiers identifié rapport de force (physique)
et relation de pouvoir. La Fontaine est trop subtil pour confondre,
et assez bon compositeur pour ne pas
341. Molière, Le Tartuffe, (111,3).
créer la confusion., Le premier déséquilibre pertinent qu'il présente
n1 est donc pas physique»
Qu'est
-
il
exactement
?
Economique
(la
richesse)
?
Psychologique (le courage) ? Technique (l'habileté) ? Ethique ? Au
lecteur de choisir, ou plutôt de ne pas choisir. Le déséquilibre entre
Cigale et Fourmi est indécidablement multiple : à la limite, il est
tout sauf physique *
Que retenir de cela ? Premièrement, qu'un déséquilibre pertinent
peut résulter de plusieurs phénomènes. Deuxièmement que tout peut
intervenir dans un tel déséquilibre. Troisièmement, surtout, que
1'analyse ultime d'un déséquilibre est presque impossible. Comment
épuiser 11 affaire Cigale/Fourmi, d'apparence pourtant si simple ?
Comment prétendre dire avec certitude pourquoi la Cigale se fait
humilier ? Le déséquilibre est ici si complexe qu'il paraît toujours
demeurer un moyen de l'interpréter autrement *
L ' anlyser n'est pourtant pas vain. En repérant quatre éléments
qui y contribuent, mais sans pouvoir absolument les hiérachiser, nous
avons vu apparaître du mystère, et pu sentir son importance. C'est
le mystère même de la relation du pouvoir,
son silence nécessaire.
Le mystère produit, en effet, le pouvoir, pouvoir de la Fourmi
et pouvoir de la fable. Si tout mystère s'abolissait pour la Cigale,
-
.,4
si tout lui devenait transparent, elle pourrait réagir, éviter les
pièges, ne pas tomber ainsi sous le rire de la Fourmi. Si le lecteur
pos'Secl-âit 1 ' explication ultime de la domination "Fourmi", le
"dansez maintenant" perdrait sa puissance de fascination. Qu'en
serait-il du "pouvoir" de cette fable ? Qu'en serait-il surtout de
sa capacité à introduire les Fables et, avec elles, une bonne part
de la problématique des relations de pouvoir ?
Le maintien du mystère n'est pas faiblesse d'analyse, mais signe
d'une grande finesse. En cette première fable, la possibilité d 5
explications multiples prépare
de
multiples
la possibilité
déséquilibres,
que
les
Fables
et
1
1 oeuvre
- 196 entière mettront en scène. D'autre part, l'incertitude sur
ce premier déséquilibre suggère que les autres sont toujours
partiellement énigmatiques. Tout cela est à prendre en compte pour
construire un modèle de relation de pouvoir.
5,5
Proposition de définition*
Si la force ou le "titre" faisaient toujours le pouvoir, f»e
Lion devrait dominer le Moucheron, mais le "chétif insecte" mate le
"Roi342" des animaux.
Dominant inattendu, l'insecte définit excellemment la position
du dominant.
Penses~tu, lui dit-il, que ton titre de Roi
Me fasse peur, ni me soucie ?
Un boeuf est plus puissant que toi,
Je le mène à ma fantaisie343 .
Le dominant mène le dominé,à sa "fantaisie".; Fantaisie,
"seconde des puissances344", c'est-à-dire caprice, humeur, refus de
toute règle, vol zigzaguant du Moucheron, voyages.** "La fantaisie
de voyager m'était entrée quelque temps auparavant dans l'esprit"
écrit La Fontaine dans la Relation d'un voyage de Paris en Limousin345
. La fantaisie échappe aux limites, aux territoires, aux définitions.
Qui croit la saisir ne saisit qu'une ombre, ce qu'elle n'est plus.
Le Lion s'épuise à combattre un rien qui a déjà fui.., La fantaisie
va, vient, invente, ne pèse rien, ne se "soucie" de rien, n'est pas
sérieuse, ne souffre pas. Le réel, pour elle, s'évapore. Le Lion se
vide de sa royale puissance pour devenir un espace où mordre et
cabrioler... Capricieuse, contradictoire, la fantaisie qui dissout
le réel,
seule
ignore
la
contradiction.
Aussi,
est-elle
au
342. Le Lion et le Moucheron, (11,9), vers 1 et 5.
343. Ibid., vers 5-9.
A propos d'une fée, on peut lire dans Les Amours de Psyché et de Cupidon(p. 238) : "Rien ne lui étai
t impossible : elle se moqua i t du destin, disposait des vents et des astres, et faisai t al 1er le
monde à sa fantaisie".
344. Dictionnaire de Furetière, article "Fantaisie",1690.
345. Relation d'un voyage de Paris en Limousin,0.D., p. 534
monde, pur vouloir libre, qui ne se plaît qu1à elle-même, ne vise qu'au
pur plaisir de s
f
exercer *
En claironnant qu ' il
n
mène le boeuf à sa fantaisie11, Le
Moucheron parle voyage : mener, c5 est déplacer, diriger, contraindre
à un mouvement dans un espace quelconque, géographique ou pas « Quand
-
139
-
La Fontaine écrit que "La fantaisie de voyager lui est entrée dans
l1esprit", il prétend montrer qu? il n'est pas contraint au voyage par
la fantaisie d1autrui, celle d'un roi ou d!un ministre. Affirmation
de liberté ou subtile ironie ? L'ironie serait d'ailleurs liberté,
mais d'esprit, quand les gestes sont imposés. Les puissants ne
pourraient - ils pas être des moucherons virevoltants, entrant
partout, et même dans l'esprit du sieur La Fontaine, le piquant,
l'expédiant à Limoges ? Mais comment supposer qu'un roi ou un ministre
soient moucheron, que le pouvoir ne soit pas le corps du Lion, avec
ses griffes et sa beauté, qu'il soit l'invisible, 1!irritant zigzag,
mordant, piquant, pinçant, mystérieux du Moucheron ? Le texte laisse
sans doute, beaucoup à faire à "11habileté du lecteur". En ce lecteur
doit aussi tenir compte du sens premier : la fantaisie serait
simplement celle du sieur La Fontaine. Elle ne serait "entrée" dans
son esprit que par lui, pour lui, pour son unique plaisir. . . Tours
de langage, détours de pensée, vol zigzaguant, on ne saura pas avec
certitude pourquoi La Fontaine partit en Limousin, mais on s 1 assure,
en le lisant que la relation de pouvoir est bien affaire de fantaisie.
Le Moucheron,
quiconque
dans son langage,
domine
mène
autrui
nous fournit une clef
à
sa
fantaisie.
:
La
Relation
d'un voyage de Paris en Limousin nous fournit le complément
:
quiconque
"à
n'est
pas
dominé
se
mène
lui-même
sa
fantaisie" .
Le
dominé
doit
se
déplacer,
dans
un
espace
quelconque,
non seulement à la volonté d5 autrui,
fantaisie",
toute
aléatoire
et
mais
"à sa
jouissive.
Cette
ludique
liberté du dominant devient pour le dominé règle,
loi si l'on considère,
sur
un
enchaînement
comme Baudrillard,
immanent
de
ou plutôt
que "La règle joue
signes
arbitraires,
alors
que la loi se fonde sur un enchaînement transcendant de signes
nécessaires34011. Pour la Cigale, il ne s'agit pas de suivre des règles
internes de la danse, mais la loi d ' une danse que lui impose une
parole qui "est de l'ordre d'un décret et d'une énonciation dont le
sujet n'est pas indifférent-547". "Dansez maintenant" dit la Fourmi,
et nulle autre que le' Fourmi : la danse est une figure imposée par
la '.fantaisie, peut-être musicale, du noir insecte.;
""
-
198
^-'h vv*
Le seigneur et Camille mènent aussi, visiblement, leur
dominés à leur fantaisie leur imposant une loi, et en jouissant.
Quant à Oronte, il impose à tous la fantaisie de ses jardins
immenses, mais cette fantaisie a l'heur de plaire à qui la subit.
Les deux poissons nagent délicieusement dans les bassins du maître.
Acante erre voluptueusement dans ses allées. Tous ne cessent'
d'attendre, jaillissant de la fantaisie d'Oronte,
d'autres
"merveilles".
Adéquate à ces divers dominants, l'expression "mener à
sa fantaisie" nous paraît à la fois assez précise et assez
intégrante pour définir le rôle que La Fontaine reconnaît au
dominant. Aussi, en reprenant nos analyses précédentes, nous
nous croyons désormais en mesure de proposer une définition
opératoire
de
opératoire,
nous
la
relation
de
n'entendons
pas
pouvoir.
une
Par
définition
définition
qui
serait
absolument vraie, et qui serait absolument, nôtre, mais une
définition
qui
permette
de
penser
efficacement
ce
qui
se
donne à lire dans les . .textes de La Fontaine.
Définition
:
Une relation de pouvoir
est une relation
dissymétrique entre deux êtres conscients de leur valeur et
de
j
leur
possible
une
liberté,
relation
telle
s
des
qu un
partenaires,
8
en raison d une clôture du marché pour l'autre,
8
et d un déséquilibre pertinent en sa faveur,
s
) mener l autre à sa fantaisie«
l-.w.
.......
. ............
_
a les moyens de
.
.
-
...
Considérons alors Le Pouvoir des fables.
Entre 1'orateur et le peuple, il y a bien relation, et donc
champ
(champ
politique
et
lieu
du
discours),
langage
346. Jean Baudn* llard : De la séduction, Gaiilée,1979. dans la collect i on Foli o, Gailimard, p.182.
347. Ibid., p.283.
(le discours et les signes divers qu'émet le peuple), durée (la durée
du discours). L5 orateur est conscient de lui-même. Quant à "l'animal
aux têtes frivoles348", qui forme ici un tout, il connaît sa valeur
et sa liberté puisqu'il manifeste quand on veut le forcer par un "art
tyrannique349" » Alors que le peuple désire s 1 amuser (goût pour - les
"combats d'enfants350", l'orateur se pose comme le seul amuseur et
clôture le marché : le peuple, séduit, ne peut pas ne pas écouter son
"conte d' enfants351 " . L' orateur réussit parce qu ' il "sait son
métier352" et qu'il dispose d ' une fable : voilà le déséquilibre
pertinent. Et voilà encore le voyage puisque la fable dite est fable
de voyage :
Cérès, commença-1-il, faisait voyage un jour Avec
1'Anguille et 1'Hirondelle
.
Tout en contant ce voyage dans un espace prétendument réel,
1'orateur mène le peuple dans 1'espace des rêves. Quand tous les
esprits "battent la campagne354", à 1 ' instant qu'il choisit, sans
prévenir, il coupe court, ramène au réel, à la violence, à la guerre
: la fable, parole ailée plus infime, mais plus fantaisiste et
puissante qu'un moucheron, lui a, très précisément, permis de mener
le peuple à sa fantaisie * Notons que cette fantaisie, malgré la prime
apparence, n ' est pas j eu gratuit puisque, par le plaisir qu5 il
donne, 13 orateur impose au peuple une parole sérieuse,
et le réel
:
L'assemblée,
Par 1? apologue réveillée,
Se donne entière à 1 ' Orateur355 .
Cette relation Orateur/ peuple ne s'identifie pas simplement
à la relation seigneur/paysan dans le Conte : 1 1 orateur veut
"éveiller" le peuple dans 1'intérêt du peuple quand le seigneur veut
348.
349.
350.
351.
352.
353.
354.
355.
Le Pouvoir des fables,(VIII,4),vers 44.
Ibid.,vers 36-37.
Ibid.,vers 47.
Ibid.,vers 57.
Le Loup et le Chien maigre(IX,10),vers32.
Ibid.,vers 49-50.
La Laitière et le Pot au lait(VII,9),vers 30.
Le Pouvoi r des fables, (VI11,4),vers 61-63.
-
200
ridiculiser le paysan pour son propre
-
141
-
bien, Cette différence capitale, que nous analyserons, n'interdit
pourtant pas de penser ensemble les deux récits.
La définition précédente sert à construire un modèle commun,
pour ces deux textes et pour l'oeuvre. Un modèle que 1'oeuvre - nous
le démontrerons amplement - incite à construire.
5,6
Commentaire de la définition*
5.6*1
Le problême des limites*
Dans notre définition, devons-nous intégrer 1'idée d une limite
? Faut-il souligner que le dominant ne saurait transgresser certains
interdits, variables selon les relations, mais touj ours présents ?
Il apparaît en effet qu ' un dominant ne peut pas touj ours tout.
L'orateur peut " éveiller" le peuple, il ne peut pas le faire danser.
Camille peut humilier Constance, il ne peut pas, comme tel ou tel
personnage sadien, la mettre en pièces. L'Amour pourrait déchiqueter
Psyché, la forcer au suicide, mais il l'aide dans les épreuves qu'il
lui inflige. Le dominant, le plus souvent, ne "mène à sa fantaisie"
le çiominé que d'une façon restrictive . S ' il veut Me restera c '
est, d ' ailleurs , son intérêt, car, si le meurtre accomplit sa
domination, il la supprime.
A notre définition, nous pourrions donc intégrer cette remarque
: le dominant ne mène le dominé à sa fantaisie que dans certaines
limites, d'ailleurs variables, dépendant, par exemple, d'un contrat
préalable, explicite ou non, entre les partenaires.
Le flou de cette remarque apparaît aussitôt, mais lui donner
plus de netteté, c'est exclure quantité de cas, et lui en donner moins,
cfest ne rien dire. Beaucoup de questions sont soulevées. D'où
viennent ces limites ? Comment
impose
?
Pourquoi
s'imposent-elles
?
Qui
les
le
dominant ne saurait-il les transgresser ? Le dominé, quant à lui, ne
saurait™il les déplacer, les rendre plus étroites ? N' existe-t - il
pas des dominants, comme Le Loup356, qui transgressent toute limite
?
La Fontaine ne propose nulle part une théorie de ces limites
éventuelles » Au contraire, dès sa première fable, il semble indiquer
qu'elles n'appartiennent pas, intrinsèquement, à la relation de
pouvoir. L'ordre final de la Fourmi, "dansez maintenant" les abolit..
Impliquant le corps, l'esprit, les désirs et les rêves de la Cigale,
Il est transgression pure, dépassement radical. Ne maintenant la
chanteuse que pour mieux la blesser, il nie, mais subtilement, sa
valeur, sa liberté. Or, si la Fourmi, première dominante du livre I
des Fables, quintessence et modèle du dominant, cherche exclusivement
son-plaisir, c'est que, pour La Fontaine, la domination tend, au libre
exercice de la fantaisie : dans Psyché, parlant de l'Amour, il écrit
ainsi que "Le Styx n5 a pu borner son pouvoir souverain357".
Ni dans La Cigale et la Fourmi, ni même ailleurs, le fabuliste
n'envisage un accord permanent entre dominant et dominé, ou, tombant
de quelque transcendance,- une contrainte incontestable au jeu de la
domination. La Fontaine n'est ni Rousseau, ni Bossuet. Il n'imagine
356. Voir Le Loup et l8AgneauÇ1,10).
357.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p.138.
pas plus un modèle d'organisation fondé sur un contrat qu 1 un code
impératif de bonne conduite pour le dominant. S
1
il rêve de bons
dominants, s'il constate que certains dominants favorisent les
plaisirs de leurs dominés, et s? il cherche lui-même à être dans ses
écrits un dominant utile, il observe d'abord, en moraliste lucide,
que le désir de pouvoir, auquel la relation de pouvoir donne toute
possibilité de se satisfaire, tend à excéder touj ours toute limite8
,
le
dominant
éprouvant
délicieusement
son
pouvoir
dans
transgression. Comment le limiter ? Fait-on signer un pacte au
?
Contrôle-1-on Vénus
minuscule
Fourmi
?
9
?
Malgré
Cont rôl e -1- on,
ses péchés,
aucun oeil
même,
la
Loup
la
ne paraît
devoir la poursuivre dans son trou. Les hommes, au loin réunis autour
de leur feu, se soucient peu de La Cigale. La Cigale est hors du cercle.
Si elle n'invente rien, ou si la Fourmi ne change pas intérieurement,
elle dansera à en mourir.
Loin de proposer des moyens garantis pour contredire cette
dynamique, redoutable pour le dominé, mais aussi pour le dominant qui
s'y enferme, La Fontaine tente d'y échapper par le retrait, par la
fuite, Quand il n'y parvient pas, il invente des souplesses et
multiplie les labyrinthes.
Aussi, nous n'intégrerons pas dans la définition de la relation
de pouvoir une quelconque idée de limite. Que des limites existent
en bien des cas, comment le nier ? Mais elles ne sont pas logiquement
nécessaires, et le dominant est toujours tenté de les transgresser.
5,6.2
Le problême des partenaires9
Notre définition pourrait peut-être laisser croire que la
relation de pouvoir est relation entre deux personnes : Cigale et
Fourmi, seigneur et paysan, Acante et Oronte... Les textes que nous
avons examinés pourraient encore conforter cette confusion.
Précisons donc qu1un partenaire, ce n'est pas nécessairement une
personne. Un partenaire se définit moins par ce qu ' il est que par
sa position dans la relation. Aussi, tout ce qui est conscient de soi
peut devenir partenaire d'une relation de pouvoir : une personne, mais
aussi un groupe de personnes, une société, une cour, un étac.*. Dans
La Génisse, la Chèvre et la Brebis, en société avec le Lion360 le roi
des animaux impose son pouvoir à un trio : le dominant est ici une
seule personne quand le partenaire dominé est composé de trois. Cette
différence entre partenaires peut s'accroître infiniment puisqu 3 on
lit dans Psyché que "Tout 11 Univers obéit à l'Amour361 " . La différence
peut aussi s'inverser : dans Les Animaux malades de la Peste362, le
conseil tout entier, formé du Lion et des autres "puissances" devient
360. La Génisse,
la Chèvre et la Brebis, en société avec le Lion,(1,6).
le partenaire dominant, d
1
une relation de pouvoir avec 1?Ane : "A
ces mots, on cria haro sur le baudet"363 » Chacun des partenaires enfin,
peut-être collectif ; le Sénat domine ainsi la plèbe 364, ou Les
Vautours, les Pigeons365 , ou même Les Frères de Catalogne (qui savent
ensemble "s'emparer du coeur366" de leurs ouailles «
Un partenaire n 1 existe pas nécessairement comme être cohérent
et conscient avant la relation de pouvoir. Le ("on") de Les Animaux
malades de la Peste se constitue peu à peu, comme sujet dominant, et
8Voir Rien de trop, (IX,11).
9Voi r Les Amours de Psyché et de Cupidon, p.230-231 .
-
202
-
- 143 -
n'existe enfin vraiment que face à l'Ane. Cette fable montre, entre
autres choses essentielles, comment naît un "on". Du coté du dominé,
la nécessité d ' une conscience est analogue * Dans Le Pouvoir des
fables, l'orateur a besoin de construire son public. Il avait devant
lui " 1'animal aux têtes frivolesn, sans conscience globale de soi,
divers dans ses occupations : "tous regardaient ailleurs 36751 . Grâce
à son stratagème, il suscite un désir collectif. Tous regardent
désormais (ou plutôt écoutent) la même chose. L'orateur crée ainsi
une "assemblée368" qui, consciemment, "se donne entièreSî à lui : il
y alors
s
et alors seulement,
relation de pouvoir.
On a tout intérêt à lire ensemble ces deux fables'. Toutes deux
commencent
en effet, par une crise pour le dominant théorique. Le
;
Lion, roi des animaux, risque fort de ne plus dominer un monde que
la Peste désorganise. L'orateur, éducateur de "1'animal aux têtes
frivoles",
ne
incohérent.
peut
Pour
rien
1 ' un
imposer
à
un
public
et l'autre, si les choses continuent,
ils ne domineront rien, ils doivent donc constituer ou reconstituer
361.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.P., p.143.
362. Les Animaux malades de la Peste, (VI1,1).
363.
Le "on", formé de toutes les "puissances" et même des "simples Mâtins" est devenu le dominant collect i f de la relation de pouvo
i r.
364.
365.
Les Membres et l'Estomac, (111,2).
Les Vautours et les Pigeons, (VI1,7).
366.
Les Frères de Catalogne, Contes et nouvel les, 11, vers 11.
367.
Le Pouvoi r des fables(VI11,4),vers 46.
368.
Ibid.,vers 61.
le partenaire qu'ils veulent prendre ou reprendre. Or, pour prendre,
il faut surprendre. Ils surprennent donc : Le Lion en se soumettant
au jugement de tous, l'orateur en disant une histoire frivole. Ces
surprises prennent. Un "conseil", ou une "assemblée" attentives..^
à la parole du dominant sont constituées» Cela ne suffit pas encore.
11 faut maintenant désigner l'objet que tous doivent regarder
ensemble. Dans un cas, ce sera l'Ane, dans l'autre, ce sera Philippe.
L'Ane est presque Innocent, Philippe ne l'est pas» Le Lion n'est pas
l'orateur» Cela ne change rien au fonctionnement du système. Les deux
dominants, par des biais différents et pour des objectifs apparemment
contraires, doivent être des éveil leurs 369 de. .conscience .
Pas de relation de pouvoir sans partenaires conscients. Dans
cette perspective, relation de pouvoir et relation de propriété
doivent être clairement opposées, et Le Pouvoir des fables, par son
titre, ne doit pas faire illusion : il ne s'y agit pas, en effet, d'une
relation de pouvoir entre une fable - réalité sans conscience - et
le peuple, mais d'une relation de pouvoir entre l'orateur et le
peuple. La fable, par son "pouvoir", donne enfin à l'orateur le
pouvoir d'imposer ses idées. Elle est un élément essenciel du
déséquilibre pertinent qui constitue ici la relation de pouvoir.
Quant au problème des fables que La Fontaine -auteur absent -présent
du livre - nous donne à lire, il est autrement compliqué, et nous
aurons, largement, l'occasion d f y revenir.
5*6 3
Les relations de pouvoir et les Interférences.
Notre
modèle
de
relation
de
pouvoir
est
pur
de
toute
interférence. Entre A et B, il n'envisage qu'une relation de pouvoir
: A domine B, B est dominé par A. La Fourmi domine la Cigale.
les derniers vers de la fable,
rien,
Dans
sinon la relation de
369. Ibid..vers 62.
pouvoir, ne paraît lier la travailleuse à 1'emprunteuse*
0r# si ce texte premier aide à mieux lire les autres, il ne les
épuise pas. Les relations de pouvoir que présente La Fontaine se
combinent, de manières diverses et instables, avec les multiples
relations qu1 ont entre eux les partenaires A et B.
Dans le Conte d ' une chose arrivée à Château-Thierry, par
exemple, le mari donne des ordres à sa femme370 et tout s'exécute pour
leur bénéfice commun. Entre ces deux êtres conscients d'eux-mêmes,
il existe une relation telle que le mari, parce qu ' il est le mari
et parce qu
1
il est astucieux (déséquilibre pertinent) , impose une
action à sa femme qui ne peut, apparemment, recourir à aucun autre
* Relation de pouvoir caractéristique, mais la relation mari / femme
ne s'y réduit pas» Toutes les relations entre mari et femme -amour,
intérêts communs - restent possibles entre eux, et peuvent interférer
avec la relation de pouvoir.
Ces interférences sont fondamentales dans Psyché. Tout en se
dérobant, en vrai dominant, au regard de Psyché, Amour est aussi
11amant sincère de la belle, et il lui fournit toutes sortes de biens.
L'analyse du conflit entre relation de pouvoir et relation d'amour
est un des principaux obj ets du roman : peut - on s imultanément aimer
et dominer, être aimé et être dominé par qui on aime ? La Fontaine,
nous
le
verrons,
finit
par
montrer
la
monstruosité
de
ces
1
associations* L amour, dans le roman, triomphe du pouvoir : Amour fait
de sa femme son égale et renonce, par là, à tout pouvoir sur elle371»
Victoire remarquable. Un peu partout chez La Fontaine, des
relations de pouvoir pervertissent les relations qui leur
associées.
Les
maîtres
d
?
école
deviennent
1
sont
des pédants
5
qui ne veulent qu imposer leur parole. Quiconque veut s engager, même
370. Tout de ce pas allez dire à cet homme
1
Qu il peut venir, et que je n'y suis point. Je veux ici me
cacher tout à point.
Avant le coup demandez la cédule... Conte d'une chose arrivée à Château-Thierry, Contes et nouvel les en vers, i, vers18-21.
371. "Amour
rend
ses
sujets
tous
égaux".
Adoni s,
O.D.,
p.
7.
Le
problème,
dans
Psyché,
1
c est
qu'Amour est à la foi s son propre "étrange maître" et son sujet.
pour la justice (tel le Berger) devient, effectivement, aux yeux de
tous et, souvent de son propre fait, un dominant haï. Dans le mariage,
où se combinent 11 amour et divers systèmes de pouvoir, l'amour est
vite nié, sauf prodige, tandis que triomphe le désir de pouvoir «
Dans des chapitres ultérieurs, nous examinerons, en particulier
dans Psyché, comment La Fontaine présente et explique ce caractère
prédateur de la relation de pouvoir. Cela détermine, en effet, sa
réflexion sur le mariage et l'amour, sur la retraite et 1 5 engagement
dans
le
monde,
sur
l'éducation
et
la
littérature)
qui
veut
"instruire11, sur "le pouvoir des fables11 en somme, pouvoir dont il
use mais dont il démonte aussi les pièges.
5,6*4
Problème des relations de pouvoir transitives »
Notre
définition
propose
un
modèle
théorique
à
deux
partenaires, mais, dans les textes, les relations de pouvoir sont
fréquemment transitives.
Formulation simple : A exerce un pouvoir sur B en passant par
C. Un mari
(A)
grâce à sa femme
exerce un pouvoir sur un marchand
:
il lui ordonne/ce marchand pour 1'obliger
.K,
ensuite à remettre une dette. Ce mari renverse ainsi la position de
dominé qu! il occupait, avec sa femme372, vis-à-vis du marchand. En
ce cas, le pouvoir de A sur C permet à A , grâce au pouvoir de C sur
B, de renverser la relation de pouvoir qu {il entretenait avec B.
- 145 -
Les choses, malgré ce schéma,
ne sont pas simples.
Premièrement, les relations A>C, C>B et A>B, même si elles sont
toutes des relations de pouvoir (ce qui n5 est pas nécessaire pour
A>C et C>B) sont distinctes. Dans le Conte d une chose arrivée à Châ
t eau-Thi e rry la relation de pouvoir qui
372. "Parbieu femme,
lie mari
et
femme
n5
il nous faut/Sans coup férir rattraper notre somme". Conte d'une chose arrivée à Château-Thierry, Contes
et nouvelles, I, vers 16-17. Le "nous", ici, est important.
est
pas
celle
qui
lie
la
dame
au
marchand voulant la "baiser373" . Quant à celle qui se forme entre le
mari (et aussi sa femme) et le marchand, elle est encore distincte.
Deuxièmement, dans cette affaire, 1'élément C, peut vouloir
jouer son propre jeu : la dame, être conscient de soi et de sa possible
liberté, pourrait, malgré le mari, s'ébattre avec le marchand...
Troisièmement^ < un autre personnage (ou plusieurs), profitant
de la situation, peut vouloir instaurer son pouvoir, par exemple sur
C. Dans le conte, un "gros bourgeois" croit habile d 1évoquer la
trahison possible de la dame pour lui imposer un discours goujat et,
' sans doute, sa personne,
Mieux eût valu tousser après 1'affaire, Dit à la
belle un des plus gros bourgeois ; Vous eussiez
eu votre compte tous trois. N' y manquez plus,
sauf après de se taire374 .
La dame, qui • n'est pas Cigale, sait riposter et anéantir les
prétentions du bourgeois : point de relation de pouvoir de ce monsieur
à elle* La chose "arrivée à Château-Thierry" se limite donc à la
formation d'une relation de pouvoi r transitîve.
Notons que la transitivité peut - être double, ou triple, ou
quadruple. . . . A peut dominer B à travers C puis D. . . Le roi domine
Oronte qui domine Acante qui domine le public*. Amour a du pouvoir
sur Zéphyr qui a du pouvoir sur Psyché (il peut ou non la soulever,
la sauver) qui a elle-même du pouvoir sur ses soeurs (elle peut les
attirer vers la montagne et ses rochers pointus ) . . . Avec ces
relations de pouvoir en chaîne, qui peuvent former boucle, tout se
complique grandement, puisquf elles se distinguent souvent entre
elles par leur durée, leur forme, leurs champs, leurs limites
éventuelles : le pouvoir du Roi sur Oronte est évidemment tout autre
que celui
internes
dsAcante
du
sur
réseau,
son public.
cela
Malgré
les
complexités
fonctionne pourtant. Le roi impose
effectivement sa loi (son image, son discours) au public en utilisant,
373. Le galant, en effet,/Crut que par là bai serai t la commère". Ibid., vers8-9.
374. Conte d8une chose arrivée à Château-Thierry, vers 30-34.
-
208
-
parmi tant dfautres, 11 écrivain Acante.
Vastes champs d5 analyse, que nous délaisserons pour l'heure car
nous
manquons
de
trop
d'éléments...
Un
rapide
examen
des
transitivités simples, préalable nécessaire, est, en revanche, déjà
possible, et il suffit, ici, à nos ambitions.
Dans des relations de pouvoir transitives, la capacité pour A
d1utiliser C appartient au déséquilibre pertinent qui constitue la
relation A>B, Que le seigneur puisse user des "fort paillards 375" pour
battre le paysan (alors que le paysan ne dispose, pas de "forts
paillards" équivalents pour se défendre), voilà un atout essentiel
pour le dominer. Les raisons pour lesquelles A dispose des services
de C importent peu, du point de vue du dominé : que A paye les services
de C, qu'il les obtienne par amitié ou par force, cela ne change
structurellement rien à la relation A>B . Que le seigneur paye les
"forts paillards" (relation de commerce) , qu
1
il s'appuie sur leur
3
amitié, ou qu il les contraigne, le paysan reçoit les mêmes coups
dans le même but. Que le mari s? autorise de son rang marital pour
obliger sa femme à attirer le marchand, qu1il j oue au contraire d'une
complicité amoureuse, ou de leurs intérêts communs, le marchand
paiera identiquement . Quand Vénus, pour dominer Psyché, doit faire
"marché" avec Mercure (qu'elle ne domine donc pas) , les baisers qu
' elle lui donne376 n
1
adoucissent ou n1 aggravent en rien le sort de
la "criminelle377" . Pour Psyché, Mercure est un des instruments par
lesquels Vénus domine *
Si, dès lors que C sert A, leurs relations exactes importent peu
pour B, il n! en va de même pour A et C. Du point de vue de A, surtout,
deux situations s1 opposent, et pourtant,
nous le verrons,
se
375. Conte daun paysan qui" aval t offensé son seigneur, Contes et nouvel les en vers, I , vers 68.
376. Les Amours de Psyché et de Cupidon,O.D., p.213.
combinent
:
- ia situation de recours : A ne domine B que s1 il passe par
C.
- la situation de délégation : A, qui domine B, décide de passer
par C pour affirmer sa domination, mais il pourrait tout aussi bien
passer par C1
ou C".
La "chose arrivée à Château-Thierry" est, typiquement, une
situation de recours. Le mari a recours à sa femme pour contraindre
le marchand à résigner sa créance. Sans sa femme, le mari n'aurait
pu dominer le marchand. En situation de recours, A dépend de C pour
dominer B. C peut alors vouloir dominer A, ou, au minimum, jouer son
jeu, contre les intérêts de A. Le "gros bourgeois" suggère ainsi que
la dame aurait pu coucher avec le marchand. Elle 15 aurait pu en effet.
Le mari, dès lors qu1 il dépend d'elle, ne peut l'empêcher de
s'ébattre.
Aussi,
la
dernière
scène
du
conte
est-elle
structureilement nécessaire : elle manifeste que C peut jouer contre
A quand A dépend de C pour dominer B.
Dans cette situation de recours, puisqu'il n'a de pouvoir sur
B que par C, A ne transmet pas un pouvoir à C. C n'est pas son
représentant mais le moyen par lequel il peut dominer B. Aussi, dans
un premier temps au moins, B ne reconnaît pas nécessairement A dans
C : le marchand ne reconnaît pas d'abord que la femme est au service
du mari, et il ne doit surtout pas le reconnaître. C'est en cela que
consiste le piège378 . Quand le marchand découvre que la dame sert son
mari,
il ne peut plus rien faire.
Il est dominé.
Si cette femme, pour ce mari, est un recours efficace, tous les
recours ne le sont pas touj ours. Quand le j ardinier appelle un Pédant
pour maîtriser 1'écolier qui dérobe ses fruits, le Pédant amène tous
les autres Ecoliers, fait des discours, j oue son propre j eu
d'orateur, et ne maîtrise personne379 , Quand Vénus a recours à 1 '
Amour
378.
379.
pour
rendre
Psyché
malheureuse,
Le pi ège est souvent si tuat i on de recours.
L'Ecolier, le Pédant/ et te Maître d'un jardîn(IX,5).
elle
n'obtient
rien,
puisqu'Amour, qui peut
préfère
1'aimer
e f f e c t ivement
tout
sur
Psyché,
que
servir sa mère380 . Quand certain marchand préfère avoir recours à trois
Turcs peu coûteux plutôt qu'à un Bassa ruineux, quand un berger, pour
interdire tout carnage aux loups, aime mieux trois chiens faibles
qu'un molosse, le marchand et le berger381 se trompent : tous les
recours ne se valent pas. Quantité de récits de La Fontaine méditent
ainsi sur la qualité des recours, sur leur possibilité de jouer leur
jeu, et de nuire à qui les emploie. La comédie ici est bien "en cent
actes divers" tant les combinaisons possibles sont nombreuses.
La Fontaine propose surtout des situation de recours quand il
évoque .des relations de pouvoir transitives. La situation de
délégation est beaucoup plus rare, et d'ordinaire très impure, dans
ses textes, comme s'il la jugeait essentiellement formelle.
Dans cette situation, A domine B, mais il choisit de passer par
C pour affirmer sa domination. A pourrait tout aussi bien agir lui-même
ou appeler C ' , C ' ' C ' ' ' . A est libre. Les "deux forts paillards"
que le seigneur délègue pour battre le paysan n' ont, hors leur force,
rien de spécifique. Le seigneur pourrait sans mal en trouver d'ancres.
Aux "paillards" choisis, il demande un travail précis : ils
doivent battre le paysan, seulement le paysan, et dans 1'exacte mesure
où il leur en donne le droit. Pas un coup de plus,
moins
:
le seigneur est aussi juge
pas un coup de
:
Le seigneur fait frapper de plus belle, Juge
des coups382 . . .
Dans ces conditions, ces "forts paillards," ne menant pas le
paysan à leur "fantaisie", ne sont pas, à son égard, les dominants
d'une relation de pouvoir. Loin d'être des partenaires, ils sont, pour
le
paysan,
indissociables
représentants,
ils
sont
du
seigneur
«
Bras
armé
et
1
le seigneur en tant qu il frappe, et,
peut-être même portent-ils sa livrée... On peut, pour reprendre un
380.
Les Amours de Psyché et de Cupidon,O.P., p. 135.
381.
Le Bassa et te Marchand, (VII!,18).
382.
Conte d'un paysan qui avait offensé son seigneur, Contes et nouvet tes en vers,I, vers 74-75.
mot de Psyché, les appeler des "satellites383". Ce mot caractérise
bien, avec sa valeur péjorative, le délégué du dominant. Le satellite,
dont le sens astronautique apparaît justement au XVIIème /siècle,
n'existe en effet que par rapport à beaucoup plus /important que lui*
D8 un certain point de vue, il ne se distingue pas de ce qu'il sert,
La situation de délégation est, dans cette affaire, assez nette
: pour affirmer sa domination sur B, A passe, sans nécessité absolue,
par C, son "satellite" . C est ici beaucoup moins /faioins/ fort que
lorsqu'il est recours. Il est donc beaucoup moins dangereux pour A.
Il 1'est d'autant moins qu'en servant A, il peut bénéficier de ses
bienfaits et j ouir déjà, par délégation, d'une position de dominant
sur B. C tend ainsi, sous le regard de B, et par intérêt, à se
confondre touj ours plus avec A. Si le paysan reconnaît le seigneur
dans les deux "forts paillards", ceux-ci peuvent être tentés de
croire 1'être : battant le paysan, représentant le seigneur,
arborant de manière ou d autre les signes de sa puissance, ils ont,
en
effet,
quelque
apparence
d'être
des
seigneurs.
Comme,
simultanément, les satellites sont touj ours, de manière ou d'autre,
en contact avec qui domine, ils acquièrent, magiquement, la qualité
de dominant. Sans 1'être vraiment, ils peuvent croire 1'être, et ils
le sont en quelque façon.
Presque immanquablement, cela implique deux phénomènes de
pouvoir : la gloire, et 1 ' ambition. La gloire est la prétention
d'être un dominant quand on n'est rien, et 1'ambition est le désir
de devenir un dominant, ou, au moins, pareil à un dominant. D ' un
côté la vanité de qui n'est rien et se croit tout, de 1'autre,
1'espérance de qui n ' est
Pour
convaincre
et
rien mais
aspire
à
être
tout.
seconvaincre de leur être dominant, le
383. Après avoir été renvoyée par Amour, Psyché est traquée par Vénus : "Deux satelli tes de son ennemi e
arrivèrent un moment après en ce même endroit". Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 194.
glorieux comme l'ambitieux sont avides de signes»
La Fontaine rapproche ces personnages dès le livre I : la
Grenouille ambitieuse y précède le Mulet glorieux384 .
Voyons d'abord la gloire.
Les Deux Mulets est une histoire,
"charges"
toute en syllepse,
de
:
Deux Mulets cheminaient : l'un d'avoine chargé;
L'autre portant l'argent de la gabelle. Celui-ci
glorieux d'une charge si belle, N'eût voulu pour
beaucoup en être déchargé. Il marchait d'un pas
relevé, Et faisait sonner sa sonnette385 «
Un puissant, absent du récit386, a délégué à un des deux Mulets
la tâche de porter "1'argent de la gabelle"» Il aurait pu choisir
l'autre Mulet, ou n'importe quel mulet, mais le Mulet choisi, le
Mulet-satellite, parce qu1 il porte les signes du maître, s'imagine
supérieur à tout autre, ce qu
1
il manifeste en émettant, à son tour,
des signes : pas relevé, sons de sonnette. Le satellite devient
parasite. Il détourne à son profit ce qu'il croit être le fluide
mystérieux du pouvoir. Il s'imagine qu'en émettant des signes de
domination, il est dominant. Glorieux parasite, le Mulet - satellite
vit dans 1'irréalité magique, mais "1'ennemi se présentant" le ramène
à son réel néant
:
Ce Mulet qui me suit du danger se retire, Et moi,
j'y tombe et j e péris. -Ami, lui dit son
camarade,
Il n'est pas touj ours bon d'avoir un haut emploi. Si tu
nf avais servi qu'un Meunier, comme moi, Tu ne serais
pas si malade10.
La Grenouille ambitieuse éclatait pour avoir voulu obtenir un
signe de puissance (la taille), le Mulet implose pour en avoir arboré
384. 11 les combine dans le personnage du Corbeau qui veut être et se croi t déjà être. Quant à la Fourmi,
el le n8a ni ambition, ni gloi re. Le seul témoin de son pouvo i r en est la victime.
385. Les Deux Mulets, (1,4),vers 1-6.
386. On ne sait qui se cache derrière le "fisc18. Surtout, on ne sait qui est "on" : "Est-ce donc là, d i
t - i l, ce qu'on m'avai t promis" ? vers 13.
d'autres
(les richesses de 1'impôt) «
10Les Deux Mulets, (1,4),vers 14-19.
Certain Berger éprouve "mille dégoûts388" pour avoir accepté qu?
un roi lui délègue son pouvoir de juger.
Ce Roi vit un troupeau qui couvrait tous les champs, Bien
broutant, en bon corps, rapportant tous les ans, Grâce aux
soins du Berger, de très notables sommes. Le Berger plut au Roi
par ces soins diligents. Tu mérites, dit-il? d'être Pasteur de
gens ; Je te fais Juge souverain.
Voilà notre Berger la balance à la main389 . . .
S1 il ne fait pas "sonner sa sonnette", ce Berger arbore des
signes de dominant : il juge au nom du Roi. Il est le Roi en tant que
le Roi juge* Comme le Mulet, comme Oronte, et contrairement à son
époque bergère, il devient visible. "L'ennemi se présentant", ce sont
ici gens de cour : "De nos biens,
palais
dirent- ils,
il s ' est fait un
390
" .
Accusations prévisibles pour un délégué : il jouerait son propre
jeu, détournerait ses fonctions, se comporterait en dominant qu'il
n'est pas. Parmi les "mille dégoûts" annoncés par 1'Ermite, le Berger
doit ouvrir son coffre, où tous imaginent, comme , " 1'ennemi" sur
le Mulet, des "richesses immenses".
Surprise
:
Le coffre étant ouvert, on y vit des lambeaux L'habit
d5 un gardeur de troupeaux, Petit chapeau, jupon,
panetière, houlette, Et,
j e pense, aussi sa
musette391.
Par bonheur, malgré "le petit grain d'ambition 392", le Berger
s'est souvenu qu1il n'était pas naturellement un dominant de cour. Il
en portait les signes. Il jouait le rôle de "pasteur de gens ", mais
il restait capable de redevenir pasteur de moutons. Son "petit grain
d'ambition" n ' a pas produit un vrai faux dominant, un parasite, un
quelconque "glorieux" croyant à la naturalité de sa position de
pouvoir.
Il a évité ainsi le sort de i'irréaliste Mulet
:
Sortons de ces riches palais Comme 11
388.
389.
390.
391.
392.
Le Berger et le Roi , (X,9), vers 51. A rapprocher de la maladie du Mulet.
Ibid., <X,9), vers 11-18.
Ibid.,versS7.
Ibid.,vers 66-69.
Ibid., vers 77.
on sortirait d'un songeAmbition, gloire, et déceptions qu5 elles entraînent, ce sont
là phénomènes, souvent liés aux délégations dans des relations de
pouvoir transitives, qui sont un fréquent objet des textes de La
Fontaine.
Les pures délégations, cependant, sont rares dans ses récits.
Elles le sont beaucoup moins dans les préfaces, les louanges, les
dédicaces, quand l'auteur a intérêt à se donner pour dominé . Cette
rareté et cette abondance relative s'expliquent. Délégation et
recours - tels que nous les avons définis - permettent de mieux lire
certains
textes,
mais
la
dynamique
transitives implique,- le plus souvent,
des
relations
de
pouvoir
leur combinaison.
Supposons une situation de pure délégation : A domine B, mais
choisit, sans nécessité, de passer par C. C a alors intérêt, pour sa
propre considération, pour celle qu ' il espère de A ou de B, à se
faire passer pour un recours. C ' est un aspect de sa "gloire" . A,
cependant, peut avoir intérêt à reconnaître que C est un recours,
puisque, C s'en trouvant flatté, 1'énergie nécessaire pour 1'amener
à servir se trouve réduite : le dominant, même s'il peut-être
somptuaire,
gagne à économiser de ses forces.
-
150
-
Supposons maintenant une situation de pur recours. A a besoin
de C pour dominer B. Pour éviter de trop manifester sa dépendance à
1 ' égard de C, A va tendre à en faire un délégué, à le couvrir
d'honneurs, de signes... C, quant à lui,
à^yis de B,
peut gagner,
vi(s■■■■■■■■■
à passer pour un délègue
''''''V'^-,.,.:>::'
de A ( il s ' économise ainsi et rej ette le malheur de la domination
sur A), et vis à vis de A, il peut gagner aussi à passer,
un temps,
pour moins indispensable qu'il est.
Chacune de ces situations se dissimule souvent par 1'autre. A,
C, et, dans bien cas, B peuvent y avoir intérêt. Aussi
ne
393. Ibid., vers 72-73.
S'agit-il là d'un songe, comme Vaux fut un songe ? Songeons y en passant...
rencontre-1- on
guère
de
situations
conformes
au
modèle : le satellite est souvent indispensable au dominant pour
dominer et le recours passe pour satellite. Ce n'est qu'à un certain
degré d1 approximation, lorsque l'analyse n'est pas faite, que les'
choses paraissent simples : comme nous ne savons rien de précis sur
les rapports qui unissent Vénus à ses "satellites", le seigneur à ses
"forts gaillards", comme l'étude de ces relations n'est pas le but
de La Fontaine, nous pouvons les croire de simple délégation. Quand
l'analyse se développe, tout paraît plus mêlé : dans Psyché, Amour
délègue Vénus pour punir son épouse déchue. La déesse, devenue, en
quelque sorte, "satellite" de 1'Amour accepte avec j oie cette besogne
et y emploie ses propres "satellites". S
5
agit-il là de délégation
? Amour pouvait - il passer par une autre que par sa mère ? Qui aurait
voulu, sinon elle, châtier Psyché ? Amour, lui-même , 1? aurait-il
pu ? Vénus, quoique délégué, est un recours pour son fils.
Autre cas. Au début du roman, la déesse a recours à Cupidon pour
détruire Psyché contre laquelle ses accusations étaient féroces
:
Elle a juré de me chasser des lieux Où l'on
me rend obéissance.
Comme Amour - favorable aux belles - désire peu la défendre,
Vénus souligne que la j olie mortelle peut aussi lui nuire
Prenez-y garde ; il vous y faut songer.
RendeS''::'la malheureuse (...)
Tant que ni vous ni moi nous ne la craignions plus
:
.
En insistant sur la communauté des intérêts, Vénus maquille au
mieux une situation de recours . Elle ne crée pourtant pas une
situation de délégation puisqu'elle met à peine en avant sa position
de mère d ' Amour, ce qui lui donnerait,
pouvoir
légitime.
Elle
sur
394. Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p.135.
ensemble,
un
préfère transformer la relation de
pouvoir transitive en relation de pouvoir binaire
-
Amour,
216
: A et C,
-
veulent dominer B.
Si Amour et Venus avaient toujours les mêmes intérêts, ou si
Vénus pouvait aveugler Amour aux beautés de Psyché, cela réussirait.
Mais, en désignant Psyché à la colère dfAmour, Vénus la lui montre.
Rendu
amoureux,
Amour
trahit
sa
mère
en
épousant
Psyché.
L1
intermédiaire se désolidarise de l'initiateur. C trompe A en faveur
de B, et A n'y peut rien*
La seconde partie du roman propose une figure inverse : A trompe
C en faveur de B , Amour qui a demandé à Vénus de punir Psyché sauve
sans cesse Psyché des cruautés de la déesse. Celle-ci, plus cruelle
que la Fourmi, voudrait déchirer sa victime, mais Amour essaie
d'arracher Psyché des mains haineuses où il 1'a mise. L!initiateur
de la relation de pouvoir joue contre elle, et le récit finit quand
elle a disparu...
Psyché met décidément en oeuvre toute la problématiqu
lafontainienne des relations de pouvoir...
5.7
Conclusion de la première partie «
Telles que nous les avons définies, les relations de pouvoir
abondent dans l'oeuvre de La Fontaine. Nous avons ainsi pu construire
notre modèle en analysant quatre textes divers, et commencer à lire,
en l 1 utilisant, un certain nombre d'autres textes. Les Fables, Les
Contes, quelques passages du Voyage en Limousin, Le Songe de Vaux,
Psyché nous ont fourni de multiples exemples de relations de pouvoir.
Nous aurions pu élargir notre recherche au Poème de la Captivité de
Saint Malc, aux Elégies, à la .tragédie inachevée d 1 Achille, et 'même
à Adonis dont 1? intérêt pour notre étude ne se limite pas à sa place
dans les Fables nouvelles » Seuls, peut-être, le Poème du Quinquina
et des bagatelles de salon^ paraissent peu concernés. Cela même est-il
sûr ? Le Poème du Quinquina n'est-il pas écrit parce qu1 "un ordre
est venu plus puissant et plus fort/ Que la raison395 " ? Ne finit-il
pas, comme bien des fables, par des impératifs396 ? N'oublions pas,
enfin, d ' y reconnaître un hommage â Louis XIV et, par lui, aux dieux
qui, parce qu5 ils sont grands , "N1 oseraient s
!
d Uranie
1
oppose t ^mi vouloir
397
" * Quant aux textes où "la bagatell^^'piart398", par delà
leur propos (qui concerne assez souvent des relations de pouvoir),
on gagne à les lire comme actes utiles pour aménager ou conquérir des
positions parmi les relations de pouvoir où La Fontaine se sentait
vivre. D'ailleurs, n'ont-ils pas un grand rôle dans les Fables
nouvelles ?
Nous ne prétendons pas que La Fontaine écrivait en pensant
toujours relations de pouvoir* Certaines fables, ou certains Contes
tirés d'Athénée, surtout quand on les isole, ne paraissent rien devoir
à cette problématique. On peut les lire, et en j ouir, sans s ' en
soucier. Cependant, quand on envisage tout le premier 1 ivre des
Contes, et, dans ce livre,
provocante
des
en
lieu
précis,
la
légèreté
trois
"ZOO
petits contes
.. .
Cette omniprésence rend méfiant. Ce qu'on croit voir partout
n'est parfois qu'un mirage. Ne regroupons -nous pas des choses "très
différentes entre elles400 " ? Ne transformons-nous pas en pensées
quelques banalités ? N'oublions - nous pas que ces thèmes existent
chez d'autres .que La Fontaine ? Enfin, n'appellerions-nous pas
problématique ce qui ne serait que thématique, c'est-à-dire un paquet
assez lâche d'éléments, que 1'auteur ne penserait pas spé c i f
iquement ensemble, qui ne s'ordonneraient pas en un réseau de
questions et de réponses, et qui ne susciteraient pas largement la
production même de 1 'oeuvre ?
C'est 1'objet de notre travail que de répondre, jusqu'à sa
dernière ligne, à ce questionnement. A ce point de notre analyse,
nous avons seulement acquis qu'au long de 1'oeuvre, et en divers
395.
396.
Poème du Quinquina,Q.D., p.62.
"Corrigez-vous, humains"...Ibid., p.77.
397.
Ibid., p.77.
398.
399.
Discours à Mme de La Sabl ière, ( IX), vers 16.
Voir le second chapi tre de notre quatri ème part i e.
400.
La Souri s métamorphosée en Fille,(IX,7),vers 76.
\
-
%
218
\
-
secteurs, on rencontre des textes qui concernent essentiellement les
relations de pouvoir, et qui sont, en même temps, l4§AJB3P.?QêB:ts
forts A D'autre part, nous pouvons commencer à suggérer une unité de
pensée,, et, dans le cadre de cette unité,
un approfondissement
progressif.
Les textes que nous avons - même rapidement - commentés sont
!
d époques diverses. Une dizaine d 1 années séparent La Cigale et la
Fourmi de Les Poissons et le Cormoran. Notre schéma de relation de
pouvoir utilisable pour lire Le Corbeau et le Renard, au premier
livre, l'est encore pour Le Renard et les Poulets d'Inde, au livre
XII, les deux textes entretenant plus d'un rapport entre eux. De cette
cohérence, dont nous espérons convaincre le lecteur, nous donnerons
maints exemples, mais elle n'implique pas un monolithisme qui
surprendrait chez le "Papillon du Parnasse401", SI la cohérence est
maintenue, les changements sont réels et riches de sens. Signalons
en,
dès
à
présent,
trois
principaux
la
rupture
de
1661,
l'élargissement des champs, et les inflexions des dernières années.
Il nous semble que La Fontaine n'a pris pleinement conscience
de l'objet "relation de pouvoir", et de sa logique, qu'avec la chute
de Fouquet402. Certes, les relations de pouvoir existent dans son
oeuvre avant 1661, mais, malgré les profondes intuitions d1 Adonis
et la subtilité des rapports avec le maître de Vaux, leur analyse
paraît incomplètement pensée et presque naïve, à moins qu'elle ne
reste informulée»
La Fontaine ne semble pas alors avoir conçu son objet dans sa
généralité, toutes ses implications et sa cruauté. Si le premier Le
Songe de Vaux traduit ainsi un optimisme, peut-être de façade, à
l'endroit des divers dominants, la chute d'Oronte amène une prise de
conscience ou une libération paradoxale de la pensée. Les deux
certainement. De la rupture, témoigne, selon nous, la relecture et
la publication,
en 1671,
d'un Le Songe de Vaux,
identique mais
nouveau» 11 est significatif que les deux grandes oeuvres qui suivent
401. Discours à Mme de La Sablière, O.P., p.645.
402. Pour l'analyse complète, voir le deuxième chapitre de notre quatrième partie.
-
219
-
1681 - le premier livre des Contes et le premier livre des Fables contiennent, en des lieux stratégiques, des textes qui non seulement
présentent des relations de pouvoir, niais qui en supposent 1'
analyse, et qui les proposent par leur position comme un objet
essentiel de 11 oeuvre. Si La Cigale et la Fourmi marque le plus
spectacuiairement cette rupture, Joconde ou le Conte d1 un paysan qui
avait offensé son seigneur sont tout aussi importants. Avec les
premiers contes et les premières fables, la problématique est mise
en place. La Fontaine ne la quittera plus 403 .
L'essentiel nous en paraît posé dès les dix premières fables
du premier livre « L1oeuvre ultérieure n1ajoute certes pas que
fioritures, mais La Fontaine, malgré sa devise, est de ces artistes
qui parcourent toujours le même territoire fondamental, en le
multipliant de leurs regards féconds, Nietzsche appelait les bons
philosophes
des
ruminants,
terminologie
disgracieuse
pour
le
"Papillon du Parnasse", mais l'idée est là. Dans cette affaire,
1!auteur de Psyché n ' a-1 - il pas très longtemps " ruminé tout le
cas en sa tête404"
?
Ce travail de la pensée fut productif. D'abord par effet de masse
: la multiplication des applications assurait la validité des
conceptions initiales et, en raison de 1? immensité des champs, leur
intérêt. Ensuite, ce travail enrichissait les conceptions initiales.
Si les données essentielles apparaissent, presque miraculeusement,
dès les premiers textes, nul ne niera que Le Berger et le Roi, avec
ses j eux d5 abymes, ses labyrinthes littéraires, le thème de la pureté
perdue, sa nostalgie, ajoute infiniment à la fable de Les Deux Mulets.
Le second recueil et le douzième livre élargissent le champ des
applications à des champs que suggéraient à peine les toutes premières
fables, essentiellement,
fables
Si
on
et
la question
1'éducation,
métaphysique
du
le
pouvoir
dominant
des
suprême.
repérait
403. Voir, pour démonstration, le deux i ème chapi tre de notre quatri ème partie.
404. L 8 Homme et la Couleuvre, (X,1),vers 52.
ces champs dès le livre I - le premier dans ha Besace et h'Hirondelle
et les Petits Oiseaux, le second dans Le Corbeau et le Renard, le
troisième dans La Besace405 encore -ce sont les textes ultérieurs qui
aident à les y lire, comme si 11 oeuvre accomplissait toutes les
virtualités de ses commencements'*
Quant aux Contes, ils évoluent moins vers un élargissement des
champs - malgré 1'insistance croissante de la critique religieuse que vers une provocation toujours plus radicale des censures en place,
provocations qui culminent avec le charme insolent des cinq petits
derniers» Le Fleuve Scamandre satirise ainsi, et scandalise, les
incégrismes religieux alors en vogue 406. N'y voit-on pas un homme,
"profixant de 11 erreur de ses temps" s3 y faire Dieu pour goûter à
la chair407 ? Dans Le Remède, payant d'audace, un amoureux trompe et
brave une" gouvernante en lui présentant' "Ce que Brunei à Marphise
montra408". Cette exhibition osée et trompeuse devant l'autorité est
l'avant dernier-mot, et peut-être le fin mot, de La Fontaine conteur.
S'en justifie-t-il ?
Je répondrai... mais que sert de répondre C'est un
procès qui n'aurait point de fin409 .
Et tout devrait finir, selon lui, par le rire. Un rire moqueur
des censures, des interdits. Un rire complice du dominé friand d'être
libre et de j ouir. Mais le rire est-il encore possible ? La Fontaine
en doute, et les derniers contes, malgré leur gaieté,
se teintent
405. La Besace, < ï,7), L'Hirondelle et les Petits Oiseaux, (1,8), Le Corbeau et le Renard, (1,2).
406. Ce conte parut en 1685 à un moment où le dogmatisme religieux de la monarchie ne cesse de se renforcer
: c'est l'année de la révocation de l'édit de Nantes.
407. Je crois qu'en ces temps-ci
L'on ferai t au Scamandre un très méchant parti En
ces temps-là semblables crimes
S1 excusaient aisément ; tous temps, toutes maximes". Le Fleuve Scamandre. Contes publiés dans les
"Ouvrages de prose et de poésie", vers 101-104.
408. Le Remède, Contes publiés dans les "Ouvrages de prose et de poésie",vers 89.
409. Ibid.,vers 106-107.
d'amertume
:
En ces temps-là semblables crimes /Y
tous temps, toutes maximes410.
S'excusaient aisément
:
Puisqus il n'est plus possible de rire, puisqu'il ne saurait être
question d'une détente et que le sérieux s'impose, il faut mentir ou
se taire pour vivre et jouir. C'est la leçon majeure du dernier conte
: Les Aveux indiscrets : une femme y avoue a son mari qui 1'aime qu'elle
a connu autrefois, avant lui, un autre homme, mais le mari ne peut
l'admettre. Il ne peut surtout pas en rire, comme l'avaient pu, après
bien des aventures, Joconde et le roi de Lombardie» Il se lamente «
Il crie qu'il est "sanglé", qu'il est "bâté". Dès lors,
sa femme et
lui perdent toute joie.
Se confesser à son propre mari, Quelle folie!
Imprudence est un terme Faible à mon sens pour
exprimer ceci411.
•
Cet interdit résulte-t-il d'une situation d1 amour ? Non, mais
bel et bien du mariage, car le mariage Implique, selon La Fontaine,
une relation de pouvoir entre mari et femme. Cette relation, très
dissymétrique, ne permet ni la confidence, ni le j eu puisque, en elle,
tous les actes, toutes les paroles peuvent engager ou mettre en cause
la domination du dominant, qui veut, fort logiquement, maintenir sa
position. La femme accepte la confidence de son mari, et s 1 en j oue,
mais le mari - le dominant - ne peut accepter celle de la femme, et
surtout pas en j ouer : le dominant - mari ou autre - parce qu'il est
dominant refuse la vérité qu'il exige pourtant.
Mais que faut - il donc faire ? Parler
de loin ou bien se taire4'2
Position évidemment peu enviable, mais celle du dominant, qui se croit
sanglé, bâté à la moindre révélation, n'est pas si plaisante qu'on
Le Fleuve Scamandre,vers 103-104.
411. Les Aveux indiscrets. Contes publiés dans les "Ouvrages de prose et de poésie",vers 104-106.
410.
412.
L'Homme et la Couleuvre, (X,1),vers 90.
pouvait croire.
Puisque le dominé ne peut parler sans drame, même au dominant
qui 1'aime , le dominé se masque et le dominant finit dans 1 ? irréel
* Les leurres 11 enveloppent. Malgré sa passion de
connaît-il ce qu1 il domine ? Et s
1
n
connaître413" ,
il ne connaît pas,
domine-1-il
vraiment ?
Réelle, cruelle parfois, la domination suscite un théâtre
d'ombres, une comédie, où tous évitent les "aveux indiscrets". Elle
engendre de la fiction, toujours plus de fiction, de sorte que le
dominant tend à laisser échapper le réel. Il tend donc paradoxalement
à l'impuissance puisqu'il fait fuir la vérité qu'il éloigne en la
désirant» En définitive, il ne peut atteindre l'essentiel, sauf à
tuer, et à se perdre. Le Perroquet échappe ainsi toujours au roi :
"Sire Roi mon ami, va -1 - en, tu perds ta peine414". Si le dominant
saisit quelque chose du réel, il le détruit ou se détruit lui-même,
s1 anéantissant comme dominant : "Je suis bâté. Je suis sanglé". Aussi,
la position de dominant est beaucoup moins enviable, et surtout plus
complexe, qu'il n'y paraît à la lecture de La Cigale et la Fourmi.
Si même un dominant prétend favoriser ses dominés, il risque fort
d'échouer. Dans la dernière fable du dernier livre, le Juge arbitre,
sans même demander un salaire,' voudrait imposer des jugements
justes. Les hommes en deviennent - ils plus justes ? Nullement : ils
contestent entre eux, ne se satisfont de rien,
refusent 1'autorité
de leur bienfaiteur.
Jamais le juge ne tenait
A leur gré la balance égale415 .
Quant au "Directeur" des "hôpitaux", malgré son bon vouloir,
ses directives ne recueillent "que plaintes et que murmures 416" .
N'en concluons pas trop vite, pourtant, que le dernier La
Fontaine considère la domination comme une illusion sans effet
une
coupe d'amertume.
Point
naif,
notre
Papillon n
5
ou
oublie
413. Voir La Cour du Lion, (VII,6).
414. Les Deux Perroquets, le Roi et son Fils, (X,11),vers 61.
1
415. Le Juge arbi tre, l Hospi talier et le Soli tai re, (XIï,29),vers 26-27.
416. Ibid.,vers 51.
pas que, quand on "happeîf un homme "On vous 15 échine, on vous 15
assomme417" . Il sait fort bien que les rois, les Papes même, peuvent
rire - et tant mieux! - même s1 il en doute un peu418. Le changement que
nous observons dans ses derniers grands textes est une inflexion, pas
une rupture. L'analyse, et, sans doute 11 expérience, se sont enrichies
« Effet de 1!âge ? Considération des évolutions historiques ? Logique
interne de l'oeuvre ? Pour le dernier La Fontaine le plaisir des
dominants, entier chez la Fourmi - et touj ours possible pour le Renard
vainqueur des Poulets d ' Inde - se teinte de plus en plus souvent
d ' amertume. Les responsabilités rendent le pouvoir peu enviable 419.
Avec lui les rires et la bonté deviennent improbables420 . Les conflits
qu ' il suscite rebutent421 » Au regard de l'absolu422, il reste
dérisoire, et, on peut touj ours le renverser, comme en témoigna la
chute de Fouquet, inaugurale et définitive, que 1 ' on entend admirable cohérence - aux derniers vers du dernier 1ivre
:
Magistrats, princes et ministres,
Vous que doivent troubler mille accidents sinistres,
Que le malheur abat, que le bonheur corrompt,
Vous ne vous voyez point, vous ne voyez personne 423 .
La domination aveuglant à soi et aux hommes, pourquoi ne pas
lui préférer le "silence des bois424 " ? Distinguons cependant : cette
solitude du solitaire n'est pas une retraite religieuse ou une fuite
misanthropique. Le solitaire n'est ni Rancé, ni Alceste. Sa solitude
ne refuse pas expressément 1 ' amour, et surtout pas le "coeur 425 ".
Elle 1'éloigne
seulement
des
positions
de
pouvoir,
417. Un Fou et un Sage, (XII,22), vers12.
418. Le Milan, le Roi et le Chasseur, (Xi 1,12),vers 108-110.
419.
Voir Le Fermier,le Ch i en et le Renard, (XI,3), vers 60-63 : Toi donc,qui que
tu sois, ô père de famille
(Et je ne t-ai j ama i s envié cet honneur),
1
T attendre aux yeux d'autrui quand tu dors, c'est erreur.
420.
Voir Le Milan, le Roi et le Chasseur, (XII,12), vers 119-120 : On a vu de tous temps Plus de sots fauconniers que
de rois indulgents,
3
421.
Le Juge arbitre, l Hospitalier et le Solitaire,(XII,29).
422.
L Eléphant et le Singe de Jupiter,(XII,21).
423.
ibid.,vers 60-63.
424.
Ibid.,vers 33.
425.
Voi r
3
Le
Corbeau,
anglais,(XII,23),vers 1.
celle
des
la
Gazel le,
la
Tortue
et
le
Rat(Xî 1,15), vers
134,
et
Le
Renard
"Magistrats, princes et ministres". Au "solitaire", La Fontaine n 1
oppose pas un personnage qui choisirait ci1 aimer et de chercher les
femmes (grande cause de trouble pour les moralistes), mais des
personnages qui prennent des positions de pouvoir au nom de 11 amour
de lf Homme. Ce solitaire, par ailleurs, ne refuse pas, au moins un
moment, la "douce société426" de ses amis, et il leur parle avec coeur,
c'
est-à-dire
avec
la
volonté
de s'
entraider
en
partageant
humainement des expériences. De ce point de vue, la fable 15 du livre
XII, à travers la fable 23, se prolonge dans la fable 24. L'ultime
leçon de cette dernière, dit La Fontaine, "Je la présente aux rois,
je la propose aux sages427"
Espère-t-il être entendu ? L1écart entre présenter et proposer,
par delà le respect, fait douter qu'un roi, parce qu'il est roi, puisse
avoir la sagesse de faire, pour lui, ce que le livre propose aux sages.
Rois et sages, apparemment,
sont- créatures
"très différentes
entre elles"
Ne peut-on pas rêver .-pourtant, ? S'il finit par cette
distinction, le livre XII s'adresse pourtant à un probable futur roi,
. le j eune duc de Bourgogne, " 1 ' unique obj et du soin des
immortels428" . Habileté ? Flatterie ? Parole oblique contre Louis ?
Rêverie sans doute aussi. Comment ne pas rêver, tant qu'il est enfant
et qu ' il fait des fables, du roi que ce duc pourrait être ?
Songe discret sur un roi possible, mais que la mort prendra,
tout comme Le Songe de Vaux, en 16 71, rêvait d ' un maître qui aurait
pu être, mais que 1'histoire détruisit, le livre XII ne laisse
pourtant pas d'illusions. Le dominé, "on vous I'échine, on vous
1'assomme". Quant au dominant, même s'il rit, comme la Fourmi ou, plus
rarement - comme Le Pape - il se coupe des "plaisirs purs429" . Le j
ardin d ' Epicure n
426.
427.
428.
429.
5
est pas pour lui.
Le Corbeau, la Gazelle, la Tortue et le Rat, (XII,15),vers 55.
Le Juge arbitre, l3Hospîtalfer et le Solitai re,(XII,29),vers 68.
Les Compagnons d'Ulysse, (XI1,1), versl.
Le Songe d'un habitant du Mogol,(XI,4),vers 21.Noter pourtant que
le "Vizir" est
capable d1échapper aux troubles de la domination et de chercher "quelquefois" la soli tude.
Les thèmes que nous venons de rencontrer, loin de contredire
ceux des premiers contes et des premières fables, les prolongent à
bien des égards. De plus en plus, se dessine une problématique
cohérente dont nous verrons qu'elle intéresse les formes et les
détours de 11 oeuvre. Mais pour 15 explorer,
comment faire ?
Puisqu'il s'agit de relations de pouvoir, et que ces relations
concernent divers champs, il doit être possible de repérer ces champs,
de les définir, et de les envisager successivement, quitte à finir
par une synthèse. Plan séduisant : il paraît simple, logique, et
permettrait dans 1 ' oeuvre un itinéraire. On en imagine dé j à.
quelques étapes : la politique, 1'économie, le mariage, 1'éducation,
l'écriture, la relation aux dieux ou au hasard... Séduisant par sa
diversité, 1 ' énoncé seul de ce programme en révèle pourtant deux
inconvénients majeurs.
D'abord, les rubriques ne découlant pas d'une logique des
relations de pouvoir, leur nombre est potentiellement infini.
Pourquoi ne pas créer une rubrique famille, une rubrique opinion
publique, une rubrique magie430 ou même une rubrique jardinage ? Ne
distinguerait - on pas, avec quelque raison, relation de pouvoir des
villes et relations de pouvoir des champs ? Ne pourrait - on pas
diviser les champs en multiples sous - catégories. . . Le suj et se
perdrait à forceje s'étendre *
L'autre inconvénient atteint au coeur de la problématique« En
travaillant par champs, oubliant que les textes lafontainiens sont
à applications multiples, nous perdrions leur diversité interne et
briserions 1'unité bigarrée de 1'oeuvre. Or, chez La Fontaine, la
problématique des relations de pouvoir est remarquable par cette
unité
maintenue
et
approfondie
continûment.
Plusieurs
de
ses
contemporains ont parlé politique, mariage, éducation, ou écriture,
mais chez aucun - même chez Molière - ne se dessine une problématique
aussi cohérente,
et aussi diverse dans ses applications. La
découper, ce serait la détruire. Serait-il
"d'homme sage/ de mutiler
430. Voir Les Devineresses,(VIï,14).
ainsi431"
?
Si le classement par champs paraît peu pertinent, serait-il
meilleur de classer les relations de pouvoir par modes d'institution
? Apparaissent-elles par la force, par l'astuce, par une tradition,
par une délégation, par le libre ,;accorçi des partenaires, par
plusieurs de ces éléments ensemble, par d'autres encore ? On ne
travaillerait pas sur les champs d'application, mais sur l'origine,
ce qui peut paraître tentant car plus spécifique des relations de
pouvoir«
Seulement, les deux inconvénients précités se retrouvent. La
Fontaine ne classe nulle part les relations de pouvoir en fonction
de leurs origines, et le nombre indéterminé de leurs catégories
conduit à un éclatement de la problématique.
On retrouverait ces inconvénients, avec des modulations,
si
l'on envisageait de classer les relations de
pouvoir
en
fonction
du
nombre
de
partenaires
qu'elles
impliquent. Choisissant cette apparence très évidente, on risquerait
fort de confondre la proie et l'ombre.
Ce que nous voulons, c'est découvrir une démarche qui n'ëmiette
pas et qui s'appuie sur les textes de La Fontaine.
Pour ne pas
émietter,
tend à multiplier les
nous devons
cat^ego^cies
au contraire_daos^
m
éviter ..tou^
de
relations,
ême . de
ces
qui
et
chercher
relations quelque
principe d'analyse. Pour nous appuyer sur les textes de La Fontaine,
il suffit, encore une fois, de les lire» Or, pour notre affaire, le
premier livre des Fables, encore une fois, est précieux 43-.
Au coeur exact de ce livre, la fable 11 (le livre en contient
22) raconte qu'un homme, qui s'aimait "sans avoir de rivaux", séduit
par la beauté d'un canal, ne put s'empêcher de s1 y voir, et, sans
doute - le texte est discret sur ce point - quitter par là son "erreur
451. Le Philosophe Scythe,(XII,20), vers 14-15.
432. Nous pourrions en dire autant"du premier livre des Contes.
profonde".
Ht quant au canal,
c'est celui
Que chacun sait, le livre des Maximes433 .
Le Loup et 1'Agneau - chaque commentateur le sait-il ? - précède
ce texte» Nul ne s!y mire en un canal, mais un agneau se désaltère
dans "le courant d1 une onde pure", et un loup prétend qu'il la trouble»
La fin, chacun la sait : après avoir interrogé l'Agneau,
■ (. . .) au fond des forêts Le Loup
l'emporte, et puis le mange Sans autre
forme de procès,
Deux fables « Deux relations de pouvoir "très différentes entre
elles". D'un côté La Rochefoucauld et son lecteur, mais un La
Rochefoucauld absent, presque invisible, et que le lecteur ne saurait
deviner si La Fontaine ne l'indiquait. De l'autre le Loup qui sort
de l'ombre, qui se rend ainsi visible, qui interpelle l'Agneau,
l'humilie, et puis l'emporte "au fond des forêts" vers la mort. Le
canal, perdu dans "les lieux les plus cachés" révèle au contraire
l'homme à lui-même,, le conduit sur de meilleur" bhemins de vie.
Présence discrète, quasi absence, et bienfait d'un côté . Intrusion
visible et destruction de 1'autre. Les deux relations de pouvoir
semblent se réfléchir 1'une dans 1'autre comme deux inverses.
On dira que ce peut - être coïncidence et qu'il n!y faut pas lire
une intention. Cependant si 1'on reprend le premier livre, on y
découvre, deux fables plus tôt, un couple très comparable : La Génisse,
la Chèvre et la Brebis, en société avec le Lion, et La Besace . Première
fable : Le Lion accapare une proie,
11
Ce droit, vous le savez,
De la Fable 10,
quia Léo
:
c ' est le droit du plus fort 434.
chacun sait le début
:
La raison du plus fort est touj ours la meilleure.
433. L'Homme et son image,(1,11),vers 27-28.
Est-ce une coïncidence ? Voyons alors La Besace : Jupiter, y lit-on,
invita les créatures à présenter leurs doléances
:
Si dans son composé quelqu'un trouve à redire Il peut
le déclarer sans peur435 .
La proposition du Dieu s'avère inutile car nul ne se voit de défaut.
Nous nous pardonnons tout, et rien aux autres hommes On se voit
d'un autre oeil qu ' on ne voit son prochain 436,
Dans la fable 11, l'homme "passait dans son esprit pour le plus
beau du monde437". Peut-on voir là une coïncidence ?
Une leçon plutôt : la littérature réussit peut-être quand Jupiter
échoue * Elle contraint -l'homme à se voir lui-même quand le Dieu
laisse les créatures à leur aveuglement. La séduction de la beauté
serait plus forte que l'autorité, et plus forte même que la raison.
Si 1'Hirondelle l'avait su, elle aurait peut-être trouvé un beau
piège, un séduisant propos, pour apprendre aux "petits oiseaux" à
éviter "reginglettes et réseaux438" . Prise dans la fable 8, elle n '
a pas lu la fable II, et parle avec force raisons, mais sans effet.
Jupiter, 1'Hirondelle, La Rochefoucauld sont, de manières
diverses, dominants pleins de bonnes intentions. Ils veulent le bien
des créatures, des petits Oiseaux, des lecteurs. A 1'inverse, le Lion,
Le Loup cherchent exclusivement leur propre bien* Parce qu'ils
434. Vers 15.
-
159
supposent que "le bruit" annonce un de ces dangereux dominants, les
deux rats détalent439 . Dans ce premier livre, deux types de relation
de pouvoir se distinguent et La Fontaine les oppose savamment„
L'une se place sous le signe du Loup, du Lion, ou, plus encore
de 1'inaugurale Fourmi. La première fable du premier livre
435.
436.
437.
438.
439.
en
Vers 3-4.
Vers 29-30.
Vers 2.
L'Hirondelle et tes Petits 01seauxÇ1.8).vers 41.
ïIs n'ont pas tort ; à la fable suivante, le repas de l'Agneau est interrompu par le Loup.
- 229
propose
admi rabi ement
le
modèle.
Priorité
à
11 animal le plus petit : nous appellerons cette logique, logique de
la Fourmi.
L'autre logique se place sous les signe de Jupiter, de 1'
Hirondelle et de La Rochefoucauld« D'évidence, trois noms c ' est
beaucoup trop pour une seule appellation. De plus, aucun des trois ne
convient pleinement. Parler d'une logique de Jupiter, serait trop
solennel et prêterait à confusion : Jupiter joue plusieurs rôles chez
La Fontaine. . Parler d'une logique de 11 Hirondelle, ce serait oublier
l'échec de cette dernière ; "Maint oisillon se vit esclave retenu".
Quant à parler d'une logique de La Rochefoucauld, cela ferait chercher
cette logique dans Les Maximes. Les larochefoucaldiens nous en
voudraient I
Pourquoi ne placerions-nous pas cette logique sous le signe
d'Oronte ? Oronte, pas Nicolas Fouquet. L'invention de La Fontaine,
pas le Surintendant. Oronte est ce dominant qui sait se faire discret
et multiplier les "merveilles" pour le plaisir des "assistants". Sans
rien perdre de sa grandeur, il se soumet très volontiers aux désirs
des gens qu ' il protège. Il est 1'inverse de Louis qui écouta et
délégua, pour abattre Fouquet, diverses Fourmis. Fouquet tomba, mais
Oronte ne disparut pas des livres.
Cette logique d'Oronte, par delà ce personnage même, s ' oppose,
partout chez La Fontaine, à la logique de la Fourmi. Pour clarifier
cette opposition, en mesurer les en j eux et les modalités, il nous
faudra analyser ces deux logiques 11une après 1'autre dans 1'oeuvre
entière. Ensuite seulement, nous pourrons étudier l'effort de La
Fontaine pour échapper, dans et par son oeuvre, aux illusions de 11une
et aux noirceurs de l'autre.
-
161
-
-
162
-
DEUXIEME PARTIE
:
-
LA LOGIQUE DE LA FOURMI
163
-
-
164
-
Chapitre 1 PRINCIPES ET
CARACTERES
Cette logique nous paraît reposer sur un principe et avoir deux
caractères. Principe : la recherche par le dominant de son plaisir
exclusif « Caractères : sa volonté de tout mettre "en même catégorie"
et sa volonté de profiter au mieux de la "légère croyance".
Nous
qui
entendons
par
"logique",/
une
"conduite
s]explique ra t i onne1i emen t par des principes posés, d? ordinaire
inconsciemment comme absolus440 " . Il y a ici un seul principe, que
1'on : reconnaît nettement en toute domination selon la Fourmi et dont
la modification fait passer à une autre logique. Il y a encore ici
deux caractères, impliqués par) ce principe, et qui tendent touj ours
à se manifester, même s'ils restent souvent implicites. Le mot
caractère indique que leur manifestation suffit pour reconnaître la
logique de la Fourmi, tandis que la manifestation de leurs opposés
fait reconnaître la logique d'Oronte «
Le dominant à la recherche de son plaisir exclusif*
1.1
440, FouIquié Paul, Dictionnaire de la langue philosophique, P„U„F., 1962, p. (9.
-
23 5
........ -;'
-
L'être vivant, chez La Fontaine, dès qu'il peut vivre, recherche
le
plaisir,
Cette
conception
s'enracine
dans
la
tradition
matérialiste antique dont La Fontaine connaissait bien les textes 441
Démocrite est ainsi proposé comme un modèle de sagesse et de
savoir dans la vingtième fable du livre VIII. Epicure est appelé
11
le
plus bel esprit de la Grèce" dans Psyché442, et l'on peut relever dans
unB"WisseEthaft.
441.
Jùrgen Grimai l'a solidement démontré dans La Fontaine, Lucrèce et l'épicurisme" in Literatur
442.
Intégration, Festschri f t fur Rudolf Baehr, Tùbingen, Stauffenburg Verlag, 1897, XVI, p. 41-54.
Volupté, Volupté, qui fus jadis maîtresse Du plus bel
Begegnung und
esprit de La Grèce.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 258» Epicure est a i ns i placé très au-dessus de Platon que La Fontaine admire, mais moins pour
sa philosophie que pour son art dés dialogues et le plaisir qu'il donne, par exemple quand i l attaque les sophistes ; "On a de la volupté
à les voir ainsi confondus". (Avertissement des Ouvrages de prose et de poésie des Sieurs de Maucroix et de La Fontaine, O.D., p. 654).
Platon, par ses douceurs,
Vous pourrai t amuser un moment, je l'avoue;
1
C
est le plus grand des amuseurs.(A Monseigneur le procureur général du Parlement, O.D., p.651) Beaucoup de fables font allusion
aux thèses d'Epicure (en particulier dans le livre VI11 qui , fini t par Le Loup et le Chasseur). 11 est en revanche peu probable
que La Fontaine ait pu li re la Maxime 58 d'Epi cure que Jean-Pierre Co11i net, dans une note (p. 1263), rapproche du vers 61
de Le Fermier, le Ch i en et le Renard. Cette maxime, a, en effet, été découverte en 1888 par K. Wotke dans un manuscrit de la Bibliothèque
443.
du Vatican.
Voi r, parmi
le
bien
Mourant,(VI11,
d'autres
1
)
exemples,
et
le
la
morale
discours
15-18... Lucrèce est cependant beaucoup mo
ou que Vi rgi le (dont le f abul iste reçue
de
de
La
la
Grenoui
l
mort,
Jupiter
le
et
le
et
11),
Rat,
(IV,
les
Tonnerres,(VI11,20)
i
ns
présent
qu'Horace
(fort
proche
i lie fréquemment des fragments qui vont
1
l épicurisme, par exemple dans Le Songe d'un habi tant du Mogol, (XI , 4 ) .
La Fontaine se déclare explici tement "Disciple de Lucrèce" au début du Poème du Quinquina,(O.D., p. 63).
La
Mort
et
vers
de
l'épicurisme)
dans le sens de
bien des fables des Influences de Lucrèce443 . Cette tradition, vivace
sur le thème du plaisir chez Rabelais et chez Boccace, La Fontaine
l'a aussi rencontrée chez ses contemporains, surtout chez les auteurs
de. "la tétrade" (en particulier Gassendi) et chez Bernier qu'il- a
connu dans le salon, à sensibilité épicurienne, de Mme de La Sablière.
A,
m
Qii
jA
11 en recire 11 idée que la quête du plaisir anime 1 ' homme, et
non seulement 1? homme, mais tous les animaux comme 1!Indiquaient
nettement les premiers vers du De Natura rerum»
Nam simul ac species patefactast verna diei, Et reserata viget
genitabilis aura Favoni, Aeriae primum volucres te, diva,
tuumque Significant initum perculsae corda tua vi. Inde ferae,
pecudes persultant pabula laeta Et rapidos tranant amnes : ita
capta lepore Te sequitur cupide quo quamque inducere pergis.
Denique per maria ac montes fluviosque rapaces Frondiferasque
domos avium camposque virentes, Omnibus incutiens blandum per
pectora amorem, Efficis ut cupide generatim saecla propagent «
Quae quoniam rerum naturam sola gubernas, Nec sine te quicquam
dias in luminis oras Exoritur, neque fit laetum neque amabile
quicquam, Te sociam studeo scribendis versibus esse Quos ego de
rerum natura pangere ' conor444".
La force universelle de cet attrait pour le plaisir,
Fontaine
lesquel
1! a
parfaitement
dite
dans
Foliphile conclut son récit de Psyché
15 hymne
La
par
:
\/
0 douce Volupté,
sans qui, dès notre enfance, Le vivre
et le mourir nous deviendraient égaux; Aimant universel
de tous les animaux, Que tu sais attirer avecque violence!
Par toi tout se meut ici -bas445 11 .
444.
De Natura rerum, vers 10-25. Nous avons tenu à reprendre tous.... ces vers parce que La fontaine
les a visiblement beaucoup médités (par exemple pour \ljimage de l'aube|| et que le lien qu'ils instaurent entre la force créatrice
du désir de plaisir et la création littéraire nous paraît centrale dans son oeuvre. Traduction d'Alfred Ernout ("Les Belles Lettres")
: "Car sitôt qu'a reparu l'aspect printanîer des jours, et que brisant ses chaînes reprend vigueur le souffle fécondant du Favonius,
8
tout d abord les oiseaux des airs te célèbrent, ô Déesse, et ta venue, le coeur bouleversé par ta puissance. A leur suite
bêtes sauvages, troupeaux bondissent à travers les gras pâturages, et passent à la nage les rapides cours d'eau : tout épris de
3
ton charme, chacun brûle de' te suivre où tu veux l entraîner. Enfin par les mers et les monts et les fleuves impétueux, parmi
8
les demeures feuillues des oiseaux et les plaines verdoyantes, enfonçant dans tous les coeurs, les blandîces de l amour, tu
inspires à tous les êtres le désir de propager leur espèce. Puisque tu suffis seule à gouverner la nature, et que sans toi rien
n'aborde aux rivages divins de la lumière, rien ne se fait de joyeux ni d'aimable, c 'est ton aide que je sollicite dans le
poème que je m'efforce de composer sur la nature".
445. Les Amours de Psyché et de. Cupidon, p. 257.
Ces vers ont force de principe. On chercherait en vain, chez La
Fontaine, un autre "aimant446" que la volupté, et surtout un "aimant" qui
ait valeur plus haute. Le désir de liberté, apparemment essentiel, ne
vaut que dans la mesure où la liberté est nécessaire pour donner du prix
à la jouissance et, ainsi, mieux jouir447. Dans _i_ e Poème de la Captivité
de Saint Malc, lorsque Malc veut entraîner sa compagne vers une vie
nouvelle, il évoque, dans une formule remarquable,
11
les saintes
voluptés" qu' il a perdues, et qu'il voudrait lui faire connaître :
"Ah! si vous jouissiez de leur douceur exquise448". Le désir d5 absolu,
qu ' un texte religieux doit poser comme essentiel, se traduit donc,
chez La Fontaine, en termes de volupté. Même les saints cherchent le
plaisir ! Quant aux trois saints de la dernière fable du livre XII,
s ' ils sont "également jaloux de leur salut 449", ce salut n'est pas
dans 1'autre monde, mais ici-bas où il faut suivre le " conseil
salutaire450 " d ' une retraite loin des troubles. Dans cette fable,
446.
3
Dans ce mot "aimant" i l faut entendre le mot amour quand même l étymologie (adimas) est autre. Le mot aimant, à double entente,
permet d'unir le monde physique ("tout se meut ici-bas") et le monde des désirs animaux.
447.
Nous démontrerons ce point dans notre troisième partie.
448.
Poème de la Captivi té de Saint Malc, O.D., p. 58. Cette idée sensuel le de la religion, et les ambiguïtés afférentes, ne sont
pas propres à La Fontaine. Chacun sai t comment Tartuffe joue du vocabulaire jésuitique de la béatitude, largement répandu au
!
1
XVIIème, pour parler d'amour à Elmi re. Ce qui est intéressant chez La Fontaine, dans l expression "saintes voluptés", c est
1
la contamination entre vocabulai re chrétien et vocabulai re épicurien, une pensée, somme toute épicurienne, du dés i r d absolu,
1
et la preuve de la cohérence de la pensée en des l i eux très divers de l oeuvre.
1
-
167
-
449.
Le Juge arbitre, l Hospi talier et le Soli tai re, (XII, 29), vers 1.
450.
Ibid., vers 52.
La Fontaine ne parle pas de voluptés, de plaisirs positifs ou même de
j ouir de soi. Cependant, loin de renier son épicurisme fondamental,
il retrouve la conception épicurienne selon laquelle le plaisir est
d'abord 1'absence de douleur :
des
plaisirs
douleur.
et
est
Là
"La limite de la grandeur
l'élimination de
en
effet
où
tout
se
ce
qui
trouve
provoque
le
la
plaisir,
aussi
longtemps qu
chagrin,
livre
1
il s1 y trouve,
il y a absence de douleurs ou de
ou des deux à la fois451". Dans la dernière fable du
XII,
la
retraite
n1 est
pas
refus
la
fuite
des
des
plaisirs,
mais
quête
du
vrai
plaisir
par
contraintes 452 »
De
même, dans le De Natura rerum, au début du chant II,
se retire des tempêtes car le salut,
sens de sauvetage,
le sage
qui prend vraiment son
réside dans 11ëloignement des travaux et
des folies humaines :
Qualibus in tenebris vitae quantisque periclis Degitur
hoc aevi quodcumque est! Nonne videre Nil aliud sibi
naturam latrare, nisi ut qui Corpore sejunctus dolor
absit, mensque fruatur Jucundo sensu, cura semota
metuque453! "
Pour Lucrèce commme pour La Fontaine, il faut savoir jouir et,
d'abord, de soi. "L'aimant universel de tous les animaux", la volupté,
se trouve ainsi placé au fondement d'une
Fontaine,
451.
452.
453.
Lucrèce 11 ,
que
La
construit sans prétendre 1'
Epicure : Maximes principales, III.
Même une position de pouvoir ("Magistrats, princes et ministres") implique des contraintes, qui sont
perte de liberté et donc (voir note 7) obstacles à la volupté.
La critique met souvent trop peu l'accent sur la cohérence épicurienne de cette fable dont Jean-Pierre
Col 1inet, dans l'édition de La Pléiade, note pourtant qu'elle n'est revêtue que d'un "mince vernis
chrétien" (p. 1318). Les vers du livre lî de Lucrèce en sont sans doute une source. Les tout premiers
ont d'ailleurs déjà servi, au livre VII des Fables au début de L'Homme qui court après la Fortune et
l'Homme qui l'attend dans son lit, et Jean-Pierre Collinet dans une note cite Bernier : "Qui parmi
les courtisans n'envie le repos de ceux qu'il von e/comme du milieu de quelque mer agitée de bourrasques
et de tempêtes, jouir dans un port assuré et pa i s i ble d'une douce tranqui11i té ? Qui ne songe
souvent à la retrai te" ? François Bernier, Abrégé de la philosophie de Gassendi, 1678, t.VI, p.403.
Traduction des vers de Lucrèce par Alfred Ernout : "Dans quel les ténèbres et dans quels dangers s'écoule
ce peu d* instants qu !est la vie! Ne voyez-vous pas ce que crie la nature ? Réclame-1-el le autre chose
que pour le corps l • absence de douleur, et pour l ' espri t un sentiment de bien-être, dépourvu
d'inquiétude et de crainte" ?
achever,,
les
comme
morale
11 ne cesse,
conséquences,
en revanche,
toujours
de tirer
nouvelles,
des
"faits 455 "
et
de
8
idée assez répandue qu'il n'y a pas de morale dans le De Natura rerum. Si on
n'y rencontre pas un ensemble cohérent de préceptes, ou une tentative comparable à celle de Kant, c'est
que la morale chez Lucrèce ne se constitue pas en un système achevé, un ensemble net de commandements. Elle
est toujours à construi re, à inventer - et non pas à découvri r -comme le savoir, et plus encore que le
savoi r (voir les derniers vers du chant I du De natura rerum), en tenant compte des données de la "physique"
et de l'attrait universel pour la volupté. En somme, la morale est une aventure permanente de l 8 espri t
qui produi t de la lumière avec l'obscur réel. La Fontaine, comme Lucrèce, et plus paradoxalement que lui,
puisqu'on le dit morali ste et qu'il prétend "instrui re", ne construi t pas une morale, si on appel le
morale
un système cohérent, achevé, et clairement articulé de règles. îl examine au contraire des situations, et, à
partir d'elles, "propose" ou "présente" des "leçons", qui peuvent partiellement se contredire, ce dont î l ne se soucie
gère si la réflexion et le plaisir se renouvel lent.cornue dans un jeu (voir note 15).
11Nous ne partageons pas l
-
168
-
11 attrait universel
pour
la volupté,
Il
élabore ainsi
-
ce
que Lucrèce n'avait pas
fait
- un labyrinthe délicieux,
et
qui est nécessairement délicieux sous peine de contredire la
nature
:
le
désir
morale
de
est
aussi,
comme
tout
désir,
désir de volupté.*.
La fin du huitième livre peut,
sur ces
"Instruire et plaire456".
points,
Après avoir bien raisonné sur l'homme et sur l'esprit,"
Démocrite et Hippocrate "tombèrent sur la morale,
La Fontaine ne nous dit pas ce qu'ils se dirent :
Il n'est pas besoin que j'étale
Tout ce que l'un et l'autre dit457.
Malicieux, le fabuliste dit qu'il ne dit pas, et suggère un mouvement
de pensée qui part de la physique, passe par la psychologie, et culmine
dans la réflexion morale dont il n'énonce pas les conclusions»
Pourquoi
y
aurait-il des
conclusions
?
Malgré
les
traditions
scolaires, la morale, chez La Fontaine, n'est pas un ensemble de
préceptes définitifs. Elle est l'objet essentiel, ultime et toujours
renouvelé d'une conversation, loin du "vulgaire", entre les sages :
on ne finit jamais d'en parler,
et c'est un plaisir!
455. Caractéristique de cette méthode, la question et la réflexion que propose La fontaine à la f i n
de Le Chat et les Deux Moineaux, (XII, 2).
Quel le morale pu i s-j e inférer de ce fai t ?
Sans cela toute fable est un oeuvre imparfait
1
s
J en crois voi r quelques trai ts; mais leur ombre m abuse.
Prince, vous les aurez incontinent trouvés :
456.
Ce sont des jeux pour vous.
Le Pâtre et le Lion, (1,VI), vers 5.
457.
Démocrite et les Abdéritains, (VI11, 26), vers 41, puis 42-43.
Dans Démocrite et les Abdéritains, le silence du fabuliste, sa
réserve,
ouvre à cette conversation sans fin.
Le lecteur n5 aura donc pas l'étalage définitif d'une ou de
plusieurs morales, mais, intrigué, mis en éveil par la désinvolture
ostensible de l'auteur, il est conduit à chercher le fondement de ce
que serait la morale, fondement qui serait commun à Démocrite et à
Hippocrate. Chercher non pas "tout ce que l'un et l'autre dit", mais
ce qui fonde ce qu'ils disent* Ce fondement devrait aussi fonder la
conversation entre les sages458, la rétention de leurs propos,- et,
peut-être,
11 entreprise des Fables.
La Fontaine laisse patienter son lecteur. Pas longtemps. Habile
architecte, expert - quoi qu'il en dise -en cet "heureux art /Qui cache
ce qu'il est et ressemble au hasard459", il s'est organisé pour que
la dernière fable du livre VIII réponde à l'attente que provoquait
l'avant-dernière.
Presque
à
la
fin,
il
formule
un
impératif
catégorique aux conséquences considérables : "Il faut que 11 on j oui
s se460 " .
"Il faut que l'on jouisse" : voilà le fondement. On peut, tant
qu'on veut, comme Hippocrate et Démocrite, parler, et agréablement,
de morale, mais on ne doit pas oublier de jouir, comme 1 1 ont oublié
le Loup et le Chasseur, vraies
458.
459.
460.
461.
Fourmis
qui
stockent
Dans le cas contraire, seraient-iIs sages (vers 39) .?■
Le Songe de Vaux, O.D., p. 84.
Le Loup et le Chasseur,(VIiI, 27), vers 49.
Dans Au propre et au figuré (Fayard, 1988. ) Jacques Attal i essaie de montrer confinent la propriété
est toujours un combat contre la mort. Le Chasseur comme le Loup, en s 8emparant de cadavres qu'ils ne
consomment pas, const i tuent une propriété, et espèrent, comme le Mourant de
pour
combattre
la
mort461 »
-
170
-
Tragique sottise :
"La mort ravit tout sans pudeur 462!"
"Il faut que 11 on jouisse" : sans la volupté, il n5 est pas
de vie. Plus profondément, la vie n'est pas distincte de la mort 463
:
0 douce Volupté,
sans qui dès notre enfance
Le vivre et le mourir nous deviendraient égaux 464" ,
Admirable cohérence du livre VIII ! Si "la mort ne surprend point
le sage465 ", c ' est qu ' il sait vivre, que pour lui
le mourir sont distincts,
"le vivre"
qu' il a donc su
qu'"il faut que l'on jouisse" et qu'on "périt par avarice'
[U.
-L.JU L-
J-CIUU
j^UJL
a-
\~>xjl
et
J\
j \j .
j_ o
ûj
^ U.
\^\KJ.
UU
466 „
KJ
^—.
J
avalise
;f Toute morale qui oublierait de viser a la. jouissance ne vaudrait
rien. Dès lors, toute morale achevée, systématisée, qui s'interdirait
le plaisir de la recherche, du mouvement467, du débat, et deviendrait,
en se figeant, discours d'autorité, ne vaudrait rien non plus, et
serait même dangereuse : " Il n ' est pas besoin que j ' étale " .
. . Une morale étalée serait immorale, parce qu'ennuyeuse, imposée,
sans volupté468 ,
la première fable, éloigner la mort. Malheureusement, pour eux, celle-cj les rattrape, et ils perdent tout. (le Mourant, au moins,
avai t eu le temps de construi re soriflogis").
462.
La Mort et le Mourant, (VIII, 1), vers 15.
463.
Voir Le Philosophe scythe, (XII, 20), vers 36.
464.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 257. Cette fonction d i s t i ne t i ve de la volupté est centrale. Rappelons-nous l importance
de la diversité chez La Fontaine.
465.
La Mort et le Mourant(VIII,1), vers 1.
466.
Le Loup et le Chasseur (VI11,27), dernier vers. Le livre VIII, que Georges Couton quali f i e justement d'épicurien, commence et
• ^
1
finit par la mort. 11 pose sans cesse cette question : "Comment vivre heureux" ? Les deux fables périphériques demandent : "Comment
vivre heureux tout en sachant qu'il y a la mort" ?
1
467.
N'oublions pas que c est par la Volupté que "tout se meut ici-bas". Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 257.
468.
Chez La Fontaine, comme chez Epicure, le rapport de l'instrui re au plai re n est pas seulement, comme le croi t Lucrèce, d'embal
1
lage (début du chant IV) : le plaisir n' est pas là pour f ai re passer l'amer savoi r. La Fontaine ne contredi t pas Lucrèce (Voi
r la Préface des Fables), ma i s, en bon épicurien, i l considère que le savoi r ne vaut que s'il f ai t plaisir et que le plaisir
8
est d'autant plus vif qu'il s'accomplit dans un savoir (voir l éloge de la conversation dans le Discours à Mme de La Sablière),
qui peut-être, comme dans les Contes savoi r du plaisir. Aussi la morale, si elle ne procure pas de plaisi r,; est suspecte d'être
immorale. Les pédants de La
V'"' Fontaine oubl ient toujours de f ai re plaisi r. Jef'ne sais bête au monde pi re/Que l'Ecolier, si ce n'est le Pédant" ((IX,5),vers
33-34.) L'écolier ne sai t r i en, le Pédant ne sai t pas le plaisir du savoi r, le savoi r du plaisir, et fai re qu'on se plaise
avec lui... Aussi "Le meilleur de ces deux pour voisin, à vrai di reJ Ne me plairait aucunement".
1
-
242
Mieux vaut observer que 11
-
on peut jouir de tout
J1 aime le jeu, l'amour, les livres, la musique
La ville et la campagne, enfin tout; il n'est rien
Qui ne me soit souverain bien,
Jusqu'au sombre plaisir d'un coeur mélancolique 469".
Le "souverain bien" - expression platonicienne - peut s'obtenir
de toute chose, ce qui n'est pas platonicij^^ du tout. Dans le
particulier, on peut découvrir l'absolu. Pas besoin de regarder, du
fond d'une caverne vers le soleil unique, l'éblouissante lumière,
extérieure, dramatiquement Intouchable. Ici, l'on sort de la caverne,
ou plutôt, il n'est pas de caverne avec un seul soleil dehors. Il y
469. Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 258.On peut rapprocher ces vers d'une lettre A M. de
Saint-Evremond, O.D., p.677 :
On peut goûter la joie de toutes les façons :
Au sein de ses amis répandre mille choses,
Et, recherchant de tout les effets et les causes,
8
8
A table, au bord d un bois, le long d un clair ruisseau,
Raisonner avec eux sur le bon, sur le beau,
Pourvu que ce dernier se traite à la légère,
Et que La Nymphe ou la bergère
8
N'occupe nos yeux qu en passant :
Le chemin du coeur est glissant.
470.
471.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 258
De Natura rerum, derniers vers du premier chant.
-
171
-
a une multitude de soleils à inventer : "le j eu, 1'amour, les livres
", "Les forêts les eaux, les prairies470" . . . Le "souverain bien"
n'est pas un donné à contempler. Pour le connaître, il faut se frotter
au réel, éprouver sa diversité . Nous retrouvons encore Lucrèce : "
Ita res accendent lumina • rébus471 " . . . C ' est en allant au devant
des choses, en les rencontrant dans leur diversité, en les aimant,
qu'on inventera le "souverain bien", simultanément un et multiple,
L'un ici sort du multiple, mais sans réduire _e multiple à l'un. La
volupté
est
à
la
vagabond472"!1
fois
"tant
une
et
de
multiple,
sortes
\"
cristal
de
muances473" . Psyché ne s1 achève pas comme Adonis sur 11 image c une
nuit474",
"profonde
ou,
comme
d'un texte qui
évoque Versailles,
son
simple,
plein,
on
pourrait
1? attendre
sur 11 image du soleil
absolument
éblouissant.
en
L'oeuvre
finit
sur la double image complexe de la lune dans la nuit,
soleil couchant
et du
:
L'air était plein de cent couleurs;
Jamais parterre plein de fleurs
N'eut tant de sortes de muances*
Aucune vapeur ne gâtait
Par ses malignes influences,
e plaisir qu'Acante goûtait475 *
Instant privilégié, où le multiple naît de l'un, où la variété
des couleurs fait goûter un plaisir qui est "souverain bien"« Ce
plaisir n'est pas dû au hasard d'une "occasion" miraculeuse 476, mais,
en
fin
de
livre,
un
plaisir
longuement
préparé,
élaboré,
1'aboutissement d ' un savoir j ouir sans lequel Acante ne pourrait
s'exclamer : "Il n'est rien/ Qui ne me soit souverain bien"«
Cela ne veut pas dire : "la vie est belle" * Acante n ' est pas
naïf» Il sait les "malignes influences ", et La Fontaine insiste
souvent sur elles : "Que de maux en la vie ! " conclut, ironique et
sérieux-, """conte de L1 Abbesse477. Les Fables avec leurs multiples
tragédies rappellent sans cesse la vérité de ce constat.
même,
Le plaisir
ne s'obtientpas sans peine : "Nul bien sans mal, nui plaisir
472.
Adonis, O.D., 1958, p. 8.
473.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 259.
474.
Adonis, p. 19
Le jour voilàfses charmes;
j
1
D'un pas précipité sous les eaux il s enfuit. Et laissa dans ces
li eux une profonde nu i t.
475.
476.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, p.259.
?
1
Ce n'est' pas le plaisir de l'Ane qui se vautre dans l 'herbe qu'il rencontre{Le Vieillard et l Ane (VI, 8). Pour l ' "occasion",
on peut aussi penser à l'Ane de Les Animaux malades de la Peste (VI1,1), vers 51 : "La faim, l'occasion, l'herbe tendre"...
477.
L'Abbesse, Nouveaux contes , vers 144.
sans alarmes478", La Fontaine, se refuse à dire que dans la vie "Tous
métaux y sont or, toutes fleurs y sont roses479" * Il ne cherche même
pas simplement à "cueillir les roses de la vie480", mais, dans tout
chose, à savoir reconnaître les roses, et à savoir en jouir» On
pourrait lire Psyché comme une
jouir,
une
méditation
méditation
sur
le
savoir
toute
entière aimantée par cette question
:
comment savoir .... goûter
un beau soleil couchant ?
1
/tf?çjponse du livre : prendre du temps, être avec un
petit groupe d'amis, avoir mené une conversation qui
n'avait "rien
d1 académique48111, avoir longuement médité les vérités d1
une agréable fiction - la découverte par l'Amour et par
Psyché
de
l'amour
même
-
et
heureusement pouvoir conclure,
avoir
réfléchi,
sans
sur ce qui peut donner le
pl^s de plaisir
- Ne voyez-vous pas, dit Ariste, que ce qui vous a donné le
plus
- Ce que vous dites est fort vrai, repartit Acante; mais je
vous
Cette multitude de couleurs, et leur "muances", nées
d'un unique soleil, suggèrent la multitude possible des
objets de volupté. Entre eux, comme entre elles, La
Fontaine, ici, n'établit pas de hiérarchie : "J'aime le
jeu, l'amour, les livres, la musique"... Le jeu vaut
l'amour qui vaut les livres qui valent la musique... Tous
s'accordent ensemble et peuvent procurer le "souverain
478.
479.
480.
481.
Le Psautier, Nouveaux contes „ vers 42.
A Monseigneur l'évêque de Soissons, O.D., p. 648.
Ronsard, Sonnets pour Hélène. "Il, 43.
"La première chose qu'ils firent, ce fut de bannir d'entre eux les conversations réglées, et tout ce
qui sent sa conférence académique". Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 127.
482. Ibid., p. 258.
bien11.
"L1 amour11, par delà
!l
les livres15, sonne harmonieusement avec
5!
la musique12, tandis que la "ville", par ses sonorités s'entend comme
une inversion subtile des "livres", et qu5 on retrouve dans "la
campagne" quelque écho du mot "amour" et, par lui, de "la musique"
qui l'accompagne... Charmes subtils, jeux qui semblent dire par les
harmonies
qu'il
font
entendre
entre
les
mots,
les
multiples
correspondances qui existent entre les choses. Par leur proximité
dans la phrase, pour peu qu'on les "considère", "le j eu" colore ainsi
"l'amour", qui colore "le jeu".». "L'amour", s'allège par "le j eu",
et "le j eu" s ' enrichit par "1 ' amour" qui ne semble pas aller sans
"les livres, la musique, enfin tout"... "L'amour" qu'"environnent"
"les livres" et "le j eu" est jeu de corps comme d ' esprit, j eu de
12Dans "la musique" on entend presque "l'amour", tandis que le i délivres" est repris dans le i de "musique". Ainsi "la musique"
i
accorde-t-elle dans sa musique même "l amour" et "les livres". Tout ce passage est un chef d'oeuvre de dissémination phonique, dont
La Fontaine, à la suite des écrivains médiévaux, est un grand maître.
-
173
-
ville comme j eu de campagne et n'exclut pas, bien sûr, "le sombre
plaisir d'un coeur mélancolique".
"Et le plaisir des sens est - il de rien compté484 " ? La Fontaine
refuse nettement la vieille hiérarchie entre plaisir physique et
plaisir d'esprit. Mieux même, dans Les Contes485 , il rappelle que 1
' esprit vient par le plaisir du corps, et que 1'esprit, s'il contredit
aux plaisirs charnel s a toute chance de se perdre.
Cette hiérarchie traditionnelle étant refusée, il apparaît
souvent difficile de déterminer s'il est des causes de
plaisir
484.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 258.
485.
Le plus explici te sur ce point est, évidemment le premier des Nouveaux contes : Comment l'espri t vient aux filles.
qui
valent
mieux
que
d'autres.
Dans
Du
Thésauriseur et du Singe486, La Fontaine nous présente ainsi un avare
qui accumule l'or,
et
son Singe qui
le jette à la
.mer :
Quant à moi,, lorsque je compare
Les plaisirs de ce singe à ceux de cet avare,
Je ne sais bonnement auxquels donner le prix.
Accumuler
et
gaspiller
procurent
également
des
plaisirs.
?
Les
uns
valent-ils
mieux
les
autres
La
Fontaine hésite,
affiche ses hésitations,
Singe "plus sage" que son maître «
une
que
évolution
condamnait
depuis
même s'il juge le
Peut-être peut-on déceler
le
livre
VIII
où
il
détruit
la
" j
la
" fureur
d ' accumuler"
oie487" .
Au
livre XII,
qui
tue
le jugement se nuance.
et
La Fontaine en souligne la
relativité.
Là, d'une volupté selon moi fort petite
Et selon lui fort grande,
il entassait touj ours.
Le fabuliste ne change pas d'avis, mais il envisage celui d !
autrui, même s ' il s ' en moque. Tout bien pesé, et malgré son
ridicule, 1'avare, peut effectivement goûter une volupté "fort
grande". Dès lors, la c ondamna t i on devient moins rigoureuse : cet
avare qui compte, calcule, suppute sans autre but que savoir ce qu
' il a, ne meurt pas, ne pleure même pas488 . Il ne perd pas tout son
trésor. Seulement,
ses
comptes
sont
touj ours
faux.
486. Du Thésauriseur et du Singe; (Xï î,3).
487. Le Loup et le Chasseur (VIII, 27), vers 1. Le Savetier et le Financier, (VIII,2), vers 37-38.
488. Dans Le Trésor et les Deux Hommes (IX,16) on pouvai t li re : "L'avare rarement finit ses jours sans
pleurs". Dans Le Loup et le Chasseur, les deux personnages, pris par la "fureur d!accumuler", meurent.
Il
peut empêcher ses ducats de se perdre, de s1 écouler pour
ne
le plaisir
à
solitaire
du
Singe.
La
Fontaine
renvoie
dos
dos
ces étranges ermites qui cherchent la volupté, loin du monde,
sur une île,
j
et sans rien partager. Qui donc jouit le
mieux ? Quelle jouissance vaut le plus
facile
qu'entre
de
choisir
entre
les deux
Chèvres
qui
tombent,
comme
les •xducats,
chemin de la Fortune489" « ■-T
que
toutes
les
vaut - il
d ' entendre
Peau
celui
'":
se
d ' âne
de
n ' est pas plus
deux
insulaires
suivent,
et
ensemble à l'eau,
Cigale
vaut - il
"dans le
? "Cette difficulté
Le plaisir (^ae
la
qui
Est-ce.... ■ à,,,.-dire
valent
vaut bien qu ' on la propose490" .
I
il
ces
les
;,
voluptés
?
la
?
celui
Le
Fourmi
plaisir
la vengeance491
? A
de
.,,c:ntêsure qu'il écrit son oeuvre, La Fontaine nous paraît , y
■ élaborer,
et préciser sans cesse davantage deux critères de
r
:,4/
'
i
■distinction
figurent /chez
les
voluptés
typiquement
Epicure
épicuriens
et
qu'ils
ne
en
ce
qu'ils
classent
pas
en fonction d'un autre "aimant" qui vaudrait mieux
qu'elles.
La Fontaine
aux plaisirs,
et les
préfère
ainsi
jouissances
que
dont
les
purs 492 "
"biens
11 on partage
à
celles
on profite »■ ■■■> seul.
Les "biens purs" ne provoquent aucun trouble, aucun "
embarras493 " contrairement au "vain bruit " ou même à "1 ' amour494
" .
Ce
sont
la dernière
eux
fable
que
ou,
propose
par
le
la bouche
Solitaire
d * Iris,
de
La
489. Les Deux Chèvres, (Xiî,4),vers 37.
490. Les Deux Amis, (VIII, 11), vers 25.
491. Voir Le Pouvoi r des fables(VI11, 4) et Le Lion, le Loup et le Renard (VI11,3) Deux fables qui sont très liées entre elles
par un système d'oppos i t i ons (conflit/ apaisement des conflits...Plaisir cruel/plaisir plaisant... Peau du Loup/Peau d'âne...)
492. Le Songe d'un habitant du Mogol, (XI,4), vers 21.
493. Ibid., vers 20.
494. "J'ai servi deux tyrans :
Un vain bruit et l'amour ont partagé mes ans". Discours à Mme de La Sablière, O.P., p. 646.
Fontaine
dans son Discours à Mme de La Sablière
:
Qu'est-ce que vivre, Iris ? Vous pouvez nous 1'apprendre.
Votre réponse est prête; il me semble l'entendre : C!
est j ouir des vrais biens avec tranquillité 493"...
Cette sagesse s'accorde assez aisément avec l'éloge chrétien
de la retraite, si commun au XVIIème siècle. La Fontaine, dans son
discours lu devant 1'Académie, la met autant qu ' il peut aux couleurs
de la religion, mais dans Adonis, Vénus est arrachée, par les
nécessités de son pouvoir, aux délices d'une retraite amoureuse 496.
. . La Fontaine consacre une large part de son oeuvre à méditer sur
-
175
-
ce qui peut ou non troubler les plaisirs, et cette réflexion culmine
dans la dernière fable du livre XII.
Le second critère lafontainien pour distinguer les voluptés est
leur degré de partage possible. Les voluptés vaudraient d'autant
mieux qu'elle pourraient être davantage partagées. Le Thésauriseur
et le Singe, de ce point de vue, sont identiquement blâmables.
S'ils j ouissent, c ' est en solitaires, et sans rien créer,
mais Adonis et Vénus sont d'autant plus louables que leur amour est
partagé497 et qu ' ils deviennent , par lui, égaux :
"Amour rend ses
495. Ibid., p. 646. Le Vieillard, dans Les Amours de Psyché et de Cupidon (p. 203) donne l'expression la
plus achevée de cette idée : "La véritable grandeur à l'égard des philosophes est de régner sur soi-même,
et le véri table plaisir, de j ou i r de soi".
496. Adonis, O.D., p. 8-9.
497. "Quand d1une égale ardeur l'un pour l'autre on soupi re"... Adonis, O.D., 1958, p. 8.
498. Ibid., p. 7.
suj ets tous égaux498" .
Rien de meilleur que la "conversation de baisers49 "
entre Psyché et Cupidon lorsqu'ils parviennent à devenir
égaux et partagent, sans trouble, des plaisirs tels qu'"il
n'y a qu'eux seuls qui pussent être capables de les
exprimer500" .
Le
partage
des
dure pas et 11 amour vie.
"Ai-je
passé
Fontaine
plaisirs dans "1'amoureux empire " ne n ' est
pas de toutes les époques de la le
d'aimer"
?
s'interroge
temps
La
dans Les Deux Pigeons502, Mais s1 il faut "bannir le fol amour
et les voeux impuissants503" pourquoi renoncer au bonheur
de la relation égale, partagée^ où 1'on se plaît et
s'instruit l'un l'autre, ce qui suppose non le "fol amour",
mais "le coeur504" et l'esprit ?
Les
plaisirs
de
la
conversation
contrairement
à
ceux
contrairement
à
l'amour
détruit,
Psyché
plaisirs
commence
conversation
de
la
qui
choisis,
ainsi
par
sont
louange 505
s'impose
décidés,
une
plaisirs
,
et
et
ce
sont,
que
le
temps
plaisirs
décision
partagés
d'adultes.
concernant
la
:
_,,
499.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 252. "Amants heureux, il n'y a que vous qui connaissiez le plaisir".(p.251).
500.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 257.
501.
Adonis, p. 8.
502.
Les Deux Pigeons,(IX,2), vers 83.
503.
504.
Discours à Mme de La Sablière, O.D., p 648.
Le texte le plus important sur "le coeur" est Le Corbeau, la Gazelle, la Tortue et le Rat, (XII, 15 ), fable dédiée à Mme de La
505.
Sabl ière : "A qui donner le prix ? Au coeur si l'on m'en croit", vers 134.
Voi r le début du Discours à Mme de La Sablière, (IX).
506.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 127. L'amour est surpr i se, mais la conversât i on est d abord prise de décision, établissement
1
de règles, acte libre.
La première chose qu'il firent,
ce fut de bannir d'entre eux les
Une fois posée la règle ci1 abolir toute règle, la longue conversation
des
quatre
amis
commence.
Elle
aboutit
considération507 du coucher de soleil
/
à
la
silencieuse
:
Je vous prie de considérer ce gris de lin,
ce couleur d'aurc
La Fontaxne mené ici, par le sxlence partage des quatre amis, au delà
de la conversation. Il n'est plus question d'échange de mots ou de
recherche commune de vérité, mais d'émotion, Si les amants seuls sont
capables d'exprimer leur plaisir508,
les amis se taisent ensemble :
On lui donna le loisir de considérer les dernières beautés
Comme il suggère un au delà de la conversation, La Fontaine suggère
un aû-çlelà du plaisir partagé. Il n'écrit pas que Gëlaste, Ariste
et Poliphile partagent "le plaisir qu'Acante goûtait", mais qu'ils
lui "donnent le loisir" de goûter son plaisir, et donc qu'ils
l'acceptent, le respectent, ou, pour mieux dire, le "considèrent".
Voilà peut-être la plus haute image de volupté : Acante invite ses
amis à "considérer" la splendlde diversité des "dernières beautés du
jour", et ses amis lui donnent le loisir du plaisir.
Aux derniers mots de son roman, La Fontaine associe les deux
critères que nous croyons essentiels, chez lui, pour juger de la valeur
des voluptés. Il montre que, malgré 1 ' apparence,
ils ne sont pas
507. On ne peut pas employer .ici le mot "contemplation" puisque La Fontaine utilise deux fois le
verbe considérer, ce qui joue, bien avant Francis Ponge (Le Soleil-placé en abîme, in Pièces,
Poésie/Gallimard 1988, p. 139.) sur l'étymologie de ce verbe (s i dus : étoile et, au pluriel,
les astres et le ciel). Le mot contemplation pourrait introduire une religiosité absente de ce
passage. Le soleil qu'Acante "considère" n8est pas le soleil platonicien. C est le soleil des
astronomes, qui produit "tant de sortes de muances".
508. Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 257.
509. Cette citation et les suivantes viennent de la page 259 de Les Amours de Psyché et de Cupidon.
-
incompatibles.
On peut
251
-
jouir,
sans trouble, des "biens purs510" et partager cette jouissance, ou,
tout au moins sa possibilité : Acante est simultanément seul et avec
ses amis. Il vit une solitude accompagnée. De même que le "roi des
astres"
est
environné
de
multiples
et
diverses
couleurs,
il
"considère les dernières beautés du jour" avec ses amis dont La
/Fontaine n'a cessé de dire les différences complémentaires. Par
rapport à eux, il demeure un moment à l'écart, en retrait, mais il
ne les fuit pas, ils ne se détournent pas, et bientôt tous partent
-
177
-
ensemble* Point de misanthropie I L'écart est minime, et le spectacle
du
dfAcante
plaisir
répond,
voluptueusement,
aux
discussions
théoriques d'Arisce et de Gélaste511. . .
On rapprocherait utilement la fin de Psyché de la dernière fable
du livre XII. On y reconnaît, mais plus lisiblement, le lien entre
retraite et amitié : le solitaire s ' écarte du monde, mais n ' éloigne
pas ses deux amis qui lui "demandent conseiP 12" . Les connaissant,
il sait qu ' i 1 s ne troubleront pas sa "tranquillité". Il les invite,
sans les contraindre, à partager les mêmes biens et, par ses paroles
et le spectacle de sa paix, leur donne "leçon"". Il fut cru, 1 ' on
suivit ce conseil salutaire513" . Le Juge arbitre et 1 ' Hospitalier,
en somme, le "voulurent bien pour leur guide " . La Fontaine ne nous
dit pas ce qu ' il advint de ces trois Saints à la fois proches et
solitaires.
Il ne nous dit pas quels chemins intérieurs ils
suivirent à la clarté' de quelle lumière, mais en prenant, â son tour,
Le plaisir qusAcante
510. Aucune vapeur ne gâtait,/Par ses malignes influences,/
goûtai t". Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 259.
511. Voi r les pages 175-184 du roman.
512. Le Juge arbitre, l8Hospitalier et le Solitaire (XI1,29), vers 36.
la parole, en complétant par la sienne la leçon du solitaire, il paraît
montrer que 1' écrivain aussi incite à la considération de soi et des
beautés du monde, et que sa parole ne saurait êcre entendue que d5
amis qui la considèrent, et acceptent de voyager, avec elle, dans le
silence qui suit le texte.) Lire) serait
ainsi une des
plus
hautes
hautes voluptés possibles
car s1y associeraient la jouissance paisible de "biens purs"
et leur partage514.
Si Peau d'âne m'était conté,
J'y prendrais un plaisir extrême515.
Loin
de
goûter
d! âne,
Peau
l'homme
de
pouvoir
le
dominant
chair
-
arrache la peau du dominé,
se
repaît
seul de
sa
:
Le Roi goûte cet avis-là : On écorche,
on taille, on démembre Messire Loup.
Le Monarque en soupa Et de sa peau s '
enveloppa516.
Destruction de 1'autre, dévoration probablement en solitaire,
utilisation de sa peau "toute chaude et toute fumante" pour rétablir,
malgré 1'impossible, une santé perdue
:
ou d'Adonis et de Vénus qui dansent
à 1'inverse des quatre amis
"pour divertir leur ardeur
514. La Fontaine évoque souvent ses lecteurs et le plaisir qu'il peut leur faire. ïl s3adresse à eux comme
dans une conversation. "Que t-en semble, lecteur" ? (VI11,11, vers 24) Dans le livre XII, dont beaucoup
de fables sont dédiées à des lecteurs qu'il estime, il consti tue une sorte de société de lecteurs,
une "douce société" ((XI1,15), vers 55) si l8on veut, un cercle choisi, plus abondant et plus noble
que la société des quatre amis. Avec ces lecteurs élus, il partage une commune ferveur.
515. Le Pouvoi r des fables, (VII i ,4) vers 67-68. On reconnaît là le double plai si r du conte et du partage.
Peau d8Ane vaut d'autant mieux qu 1îl m'est "conté" par autrui„
516. Le Lion, le Loup, et le Renard, (VIII, 3) vers 31-34. Rien de plus utile que de rapprocher ces vers
de la fin du Pouvoi r des fables pour comprendre comment La Fontaine compose ses livres de fables.
513. Ibid. vers 52.
-
178
-
mutuelle517,
ce roi ne
cherche
les
pas
"biens
purs"
et
le
partage
des
plaisirs.
Dominant,
il
cherche
cependant,
comme
tout
être, et
comme
tout dominant,
la volupté.
11 n5 est soldat, ni capitaine,
Ni ministre d' Etat, ni prince,^ni sujet,
Qui ne ts ait pour unique objet518.
Le dominant cherche volontiers son plaisir dans et par
la relation de pouvoir519.' Qu'il
plaisir de son esclave Esope,
Cigale,
de La Fourmi qui se rit de La
du seigneur qui se moque du paysan,
qui obtient un moment la
de
s'agisse de Xantus qui tire
"joie520" grâce à sa prise,
joie 521"
"i ' impitoyable
mangeant
des
mouches,
les
de tel Corsaire
dominants
veulent
de
que
ou même
1 ' Hirondelle
leur
domination
leur
donne
du
plaisir.
quand
Lully
s'adresse
'à
Fontaine,
il
Louis
Les
XIV
dominés
par
la
le
savent
plume
de
:
La
n'oublie pas de lui rappeler :
Voilà, Sire,
sur vous quelles sont mes pensées. Pour
vous plaire Uranie en vers les a tracées522 .
Louis XIV veut qu'on lui plaise, et parle fréquemment de son
plaisir quand il écrit. Citons seulement deux fragments de lettres
adressées à Colbert : "Croyez que comme vous m'avez donné le premier
plaisir de 1'année pendant son cours je vous ferai paraître la
517„ Adonis, p. 8.
518.
519.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 258.
Cela, dans la log i que de la Fourmi. Hors cette log i que, le dominant peut renoncer, au mo i ns, pour un temps à sa pos i t
i on de pouvoi r pour goûter ailleurs au plaisir. C est le cas du roi de Lombardie dans joconde qui "laisse son train " :
1
Nous en ferons l amour avec plus d"assurance,
Plus de plaisir, plus de commodité. (Joconde, vers 252-253.)
3
La fin de Le Songe d'un habitant du Mogol et le soli tai re du livre XII montrent que l'exercice ■■ du pouvoi r n a joute rien
d'essentiel au plai si r et peut y nui re.
520.
521.
La Fiancée du roi de Garbe, vers 92.
L'Araignée et l'Hirondelle (X, 6), vers 17.
522.
Au Roi. Pour Lui l i qui dédie à sa Majesté l ' opéra d Amadis.. O.D., p. 622.
8
satisfaction que j'ai de vos services et de vous". "Je suis bien aise
de ce que vous avez fait à l'égard de la boîte523 ". Anne d'Autriche
parlant à Mme de Motteville de 15 humiliation du Cardinal de Retz est
encore plus explicite : "Sa honte me fait plaisir, et si j'avais de
la vanité, je pourrais dire même qu 'elle me donne de la gloire5^4".
Ce goût affiché pour leur plaisir, splendidement manifesté dans la
fête de 1661 - "Les plaisirs de l'île enchantée"- peut surprendre au
vingtième siècle : nos puissants évoquent moins leur plaisir que leurs
513. Ibid. vers 52.
-
179
-
responsabilités. La volupté de dominer paraît presque inavouable,
mais, au XVIIème siècle, en France, les rois n'ont pas de ces pudeurs.
Louis XIV, par ses fêtes, rend touj ours plus éclatant le sens du
fameux "car tel est notre bon plaisir",
qui identifie volonté et
plaisir du roi525 .
La Fontaine est bien de son siècle quand il souligne le plaisir
que cherchent et manifestent souvent les dominants : les maris, dans
Les Frères de Catalogne, quand ils font brûler les moines, se ré j
ouissent ainsi d ' un même coeur
:
La penaille,. ensemble enfermée, Fut
en peu d'heures consumée, Les maris
sautants alentour, Et dansants au son
du tambour526 .
523. Le premier fragment est ti ré d !une lettre du 1er janvier 1673,
dans son Colbert par Inès Murât, Fayard, 1980, p. 318-319.
le second d'une lettre du 18 Mai. Ces lettres sont citées
524.
Ci té par S i mone Bert ière dans La vie du Cardinal de Retz, p. 208.
525.
Voi r sur ce point Jean-Mari e Âpostolidès in Le roi-machine,
lui-même à P. Goubert, L
526.
1
Les édi tions de Minuit,
1981, p. 69. Jean-Marie Apostolidès renvoie
Ancien Régime, p. 24-25.
Les Frères de Catalogne, vers 249-252.
Ces maris trompés et désormais vainqueurs, comme les Animaux
réunis dans leur "Haro sur le Baudet527", ne forment plus qu' un seul
corps dont le plaisir succède à celui que les moines, selon leur "petit
pouvoir", ont ensemble tiré de leurs femmes. La multiplicité des maris
ou des moines n1 y change rien ; les dominants, qu 'ils soient simples
ou collectifs aspirent à la volupté, au plaisir, à la joie 528 . Ils
se détournent pourtant des "biens purs" et des plaisirs que l'on peut
partager. Ils Ignorent les plus hautes voluptés.
Dans son hymme, Poliphile affirme qu'"il n'est rien qui ne" lui
"soit souverain bien", mais on chercherait, en vain, parmi les objets
qu ' il propose "un petit grain d'ambition13". Quelques vers plus tôt,
cependant, il évoquait les voluptés du pouvoir. Cette omission n'est
donc pas ignorance ou négligence, et il convient de la lire en la
rapportant au roman tout entier
-
:
Amour n'aime enfin Psyché
c'est-a-dire /partage pleinement
avec
elle
la volupté
/%
qu'en renonçant à la dominer ; il atteint le "souverain bien"
il
cesse,
pour
elle,
charge jeunes et vieux531
f?
d ' être
le
" tyran
qui
quand
de fers
. Aussi Poiiphile aime-1-il "le jeu, 11
527. Les Animaux malades de la Pestef (VII, 1) vers 55.
528.
Impossible de distinguer nettement entre ces trois termes. Volupté et plaisir semblent se recouvrir, mai s "plaisir
11
est plus
1
fréquemment employé. "Volupté" relève d'un niveau de langue plus élevé. 11 convi ent à l hymne que prononce Poliphile, mais dans
cet hymne le mot "plai si r" figure aussi ("Et le plaisir des sens est - i l de r i en compté" ?) Le mot "joie", quant à lui
f
paraît concerner un plaisir intense ("Le Corbeau ne se sent pas de joie".), qui ignore, au moins momentanément, le trouble,
!
et qui rayonne : La joie ne cherche pas le secret. Quand le Savetier, avec l argent, enserre sa joie,
îl enserre les chansons
qui la disaient au monde ;
8
"C'était merveîlles de le voir,/ Merveilles de l'ouïr" ___________________ (vers 2-3). Quand l Hïrondelle et ses
oisi l Ions mangent les mouches avec une "împî toyable joie", î Is bégayent, ouvrent le bec... (Vers19-20) Quand la Peste, en
8
supprimant l amour, détruî t la j oie, La Fontaine pense au plaisir intense du corps et de l'esprit et à ses manifestations
18
disparues : "Les tourterelles se fuyaient ...
530.
Tant que Psyché est rongée par le dés î r de voi r
"biens purs". La curi osi té de Psyché, excî tée par
1
Amour, i l n
est pas possible de parler
la contrainte, est une suff i santé cause
trouble.
13Le Berger et le Roi (X,9), vers 77.
513. Ibid. vers 52.
-
180
-
de
de
amour, les livres, la musique, la ville et la campagne", mais pas le
pouvoir. 11 sait que les dominants,
-"Magistrats, Princes et
Ministres532" - ignorent les "biens purs" et risquent toujours le
trouble. Il sait aussi que leurs plaisirs spécifiques ne se partagent
pas comme ceux du jeu, de 1' amour, des livres... Le dominant, selon
la logique Fourmi,
jouit seul,
contre autrui, malgré autrui.
La relation de pouvoir est, nous 11 avons vu, essentiellement
déséquilibrée. La Fourmi jouit et la Cigale souffre. Les maris dansent
et les moines brûlent. Vénus fait fouetter Psyché
:
Ah! trop impitoyable Amour!
En quels lieux étais-tu ? Dis, cruel, dis barbare! C'est toi,
c'est ton plaisir qui causa sa douleur533 .
Cette évocation de Psyché battue, humiliée par "les ministres de la
vengeance" de Vénus manifeste sans ambiguïté
les effets de la logique de la Fourmi
: plaisir du dominant,
douleur
douleur,
plaît
du
Cette
apparemment,
au
dominant534,
et
dominé,
qui
rit
parfois,
comme
dans
La
Cigale
qui
avait
la
Fourmi
offensé
et
le
Conte
d'un
paysan
son
seigneur ou dans Psyché :
Il fallait amener une troupe de Ris :
Des souffrances d'un corps dont tu fus idolâtre
Vous vous seriez tous divertis535 ".
531.
Les Amours de Psyché et de Cupidon. p. 138.
532.
Le Juge arbitre, l Hospitalier et le Solitaire, (XI1,29), vers 60.
533.
Les Amours de Psyché
534.
535.
8
et de Cupidon, p. 231.
Amour à Psyché : "Pour'ce qui 'me touche,
p.153.
ibid-, P- 231-232.
Distinguons,
comme
je prends un plaisir extrême à vous voir en peine. Ibid.,
La
Fontaine
et
Psyché,
entre
les plaisirs que goûte le dominant.
- D 1 un côté, les plaisirs divers qu'il peut goûter, et qu'il
pourrait goûter, sans dominer : ici les plaisirs erotiques ("un corps
dont tu fus idolâtre".) que Psyché accorderait volontiers à Cupidon,
mais qu'il pourrait goûter - mieux™ sans tyrannie.
513. Ibid. vers 52.
-
181
-
- D'un autre côté, le plaisir spécifique que le dominant
tire du pouvoir, plaisir que Psyché appelle ici divertissement,
et
qui s'exprime souvent par le rire.
Même
si
le
dominant
tend
à
se
les
réserver,
les
plaisirs
du
premier
genre
peuvent
être
partagés
entre
le
dominant et le dominé
(Psyché prend plaisir à aimer Amour).
Le plaisir du pouvoir,
le
dominé*
Quand
au contraire,
le
dominant
ne se partage pas avec
partage
spectaculairement
ce
plaisir,
le
c'est
avec
des
dominés
chargés
de
rendre
manifeste536
Milan,
:
Amour
rit
avec
les
"Ris"»
Le
le
Roi et le Chasseur,
quand le Milan prend le nez du chasseur,
Lui de crier; chacun de rire,
Monarque et Courtisans. Qui n'eût ri537"
Le
Dans
déséquilibre
536. La
manifestation et
le
domination.
La Fontaine,
grand
plaisir...
la Couronne, et
des
plaisirs
partage des
plaisirs
en
1661, décrit le
Il
y
eut
grande
contestation
les Animaux, à
qui plairait
dans
du
maître est
à
spectacle
:
"Toute
entre
la
davantage"
?
la
la
la
fois
Cour
relation
moyen
et fin de sa
regarda
les eaux avec
Cascade,
la
Gerbe
d'eau, la Fontaine
(O.D.,
p.323) Dans La Cour du Lion,
de
il
donne l'analyse (VII, 7) ;
Par ce trait de magnificence
Le prince à ses sujets étalait sa puissance.
537. Le Milan, te Roi et le Chasseur (XII, 12) vers 105-106. "Chacun de rire" paraît d'abord la
simple
affirmation
que
chacun
rît. Mais le rejet au vers suivant, après un léger silence, de
"Monarques
et
courtisans"
amène
une
restriction
:
seuls
le
monarque
et
les
courtisans
rient
(pas
le
Chasseur
pourrai
t
passer
et
pour
et
les
non-courtisans).
Dès
lors,
fausse
înterrogat
î
on,
interroge
la
question
Qui
vraiment
:
pourquoi
n'eût
ri
?
le
rire
n'est-îl
qui
pas
tout à fai t partagé ?
de pouvoir,
quand sa
logique est
celle de La Fourmi,
présente
deux aspects selon qu'on pense aux divers plaisirs des "animaux538",
ou au plaisir spécifique du pouvoir.
Son analyse abordera deux questions successives : comment le
dominant goûte-1-il et utilise-1- il les plaisirs que connaît, ou
pourrait connaître, le dominé ? Comment le plaisir spécifique de
dominer s1obtient-il et s
apparaîtra
d'abord
comme
1
le
exprime-1-il ? ■ Le dominant nous
gestionnaire
abusif
des
plaisirs
d'autrui, puis comme un jouisseur particulier.
1)
Le gestionnaire abusif des plaisirs d'autrui. Le dominant se
poste entre le dominé et l'objet dont il pourrait tirer plaisir.
La
Fourmi ricane entre La Cigale et
"quelque grain"* Le Raccommodeur de moules se venge entre un certain
André et son épouse dont "Moitié raisin, moite figue "il jouit
André vit tout, et n'osa murmurer;
Jugea des coups, mais ce fut sans rien dire539 .
513. Ibid. vers 52.
538.
539.
182
-
Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 257 : "Volupté... Aimant universel de tous les animaux".
1
Le Faiseur d oreilles et le Raccommodeur de moules. Contes et nouvel les,11, vers 195-196.
:
Entre le dominé et l'objet de son plaisir, le dominant
interrompt un courant, un flux, 15 espèce de force magnétique qu'est
la volupté "cet aimant universel de tous les animaux".
La Cigale
Foi __et
La Fourmi
Cigale
>>
Le
.il Raccommodeur..,
André >>
Cas général
Dor Dominé >>
irmi
>>>>>>> quelque grain
Llaume
>>>>>>> Femme d1 André
ninant
>>>>>>> Objet de plaisir
du dominé
Le dominant interrompt le mouvement du dominé vers la volupté
pour jouir à sa place» Le plus simple pour lui, c5 est de conserver
ou d'accaparer ce dont le dominé prétend jouir. Le premier livre de
Fables en donne très vite un exemple la Chèvre540 s1 est emparée d1 un
cerf mais le Lion, loin de partager, s
1
approprie les quatre parts
de la commune proie. Toute la jouissance sera pour lui,
quia leo.
Au livre quatre, un- autre Lion agit de- même : devant l'argent
des animaux., il s'écria "d'un ton qui témoignait sa j oie"
:
Que de filles, ô Dieux, mes pièces de monnoie
.....Qnt produites! voyez; la plupart sont déjà
Aussi grandes que leurs mères.
"""""Le croît m'en appartient. Il prit tout là-dessus; Ou bien
s'il ne prit tout.
Il .n'en demeura guères541.
Les Lions ne sont pas seuls à en user ainsi» Certaine Chienne,
qui a mis bas dans la hutte de sa compagne, quand ses chiots ont grandi,
540. La Génisse, la Chèvre et la Brebis, en société avec le L i on, (1,6).
541. Tribut envoyé par les animaux à Alexandre, ( IV, 12 ), vers 61-67.
"montre les dents et dit : ^^Je suis prête à
mourir avec toute ma bande
fei vous pouvez nous mettre hors. ^^JjSes
enfants étaient déjà forts542"»
Autant d'illustrations de la loi du plus fort. Inutile d'en
chercher d'autres "tant la chose en preuves abonde 54^" «
On pourrait objecter que ces textes ne parlent pas plaisir mais
besoin : besoin d'abri, de nourriture ou d fargent. Selon Epicure,
cependant, l'absence de douleur est le commencement de la vie
heureuse» Quand le besoin est satisfait, on connaît déjà le plaisir 544
513. Ibid. vers 52.
-
183
-
. Mieux même, il suffit que le besoin puisse être satisfait, qu'il
soit en cours de satisfaction, que rien ne fasse obstacle.». Dans Le
Loup et l'Agneau -
histoire de flux -
l'Agneau ne boit pas,
/
I
i. I
il se "désaltère"* En faissant couler en lui l'onde pure", il ôte de
lui, pourtant si pur, ce trouble possible, cette altération qu'est
la soif. Le Loup 1'accuse injustement : "Qui te rend si hardi de
troubler mon breuvage ? L'Agneau ne trouble rien.
continûment le trouble que pourrait susciter
son
Il
enlève
besoin,
le
542.
La Lice et sa Compagne,(I1 , 7 ) , vers 12-14.
543.
La Colombe et la Fourmi(11,11), vers 4.
544.
Parmi d'autres, vo i c i sur ce point une des Maximes d'Epi cure : "La l imi te de la grandeur des plai si rs est l ' él imi nation
de tout ce qui provoque la douleur. Là en effet où se trouve le plaisir, et aussi longtemps qu'il s'y trouve, i l y a absence de
douleur ou de chagrin, ou des deux à la fois. "Maximes principales, n° ï ïî.
"Les mets simples nous procurent autant de plaisir qu'une table somptueuse, si toute souffrance causée par le besoin est supp rimée.
Le pain d'orge et l'eau nous causent un plaisir extrême, si le besoin de les prendre se fait vivement sentir» "Lettre à Ménécée
sur la morale (132). Pour Epicure ou pour Lucrèce le plaisir n'est pas l'extînctî on du dés i r (contrai rement aux idées Bouddhistes),
et encore mo î ns la destruction du dés î r (contrai rement à l'"indiscret stoïcien"(Xï ï, 20, vers 30)), mais la satisfaction
1
continue des désîrs nécessaîres. Dès lors, il ne s'agit pas de viser l immobilité, la cristallisation, mais l'écoulement sans trouble
des flux, ou, pour parler comme La Fontaine, l'état paradoxal et impossible de "cristal vagabond" (Adonis, p. 8) : La Fontaine
rêve d'un fleuve sans turbulence, ce qui n' interdî t pas les "replis"(Adonis, p.8). Les épicuriens - Michel Serres l'a bien montré
(La naissance de la physique dans le texte de Lucrèce, Fleuves et turbulences. Minuit, 1977) - pensent tout en termes de flux,
5
d'écoulement...La Fontaine ne pense pas autrement, et l'on peut s'étonner qu un ouvrage ai t pu être consacré à "La poésie de l'eau
dans les fables de La Fontaine "(Zobeidah Youssef,Biblio 17, 1977) sans qu•îl soi t jamai s questi on de physique des flux.
seul
trouble
qui
menace
lorsque commence le récit
le
monde
:
Un agneau se désaltérait
Dans le courant d1une onde pure,
Pureté de 15 agneau, pureté de 11 eau, flux réguliers que sont
le courant de 11 onde pure et le courant de 11 eau â 11Agneau. * » Rien
ne semble pouvoir troubler ce monde. Tant qu'il se désaltère et que
ce flux court sans turbulence, l'Agneau connaît le plaisir. Mais le
Loup, comme le "bruit" de la fable précédente, vient "interrompre"
le flux et donc "corrompre545" le plaisir «
Le Loup et 1'Agneau, bien que le mot n'y figure pas, et que la
conclusion soit mortelle, est bien affaire de plaisir. Le pli d'une
fable sur l'autre546 permet d'y reconnaître la cohérence des thèmes
et des figures, ici celle du plaisir, interrompu/corrompu. Cette"
fable - ou ce doublet de fables - Indique assez qu'il ne faut pas
vouloir séparer, chez La Fontaine, satisfaction des besoins et
plaisir, et que l'on peut donc parler plaisir dans La Génisse, la
Chèvre et la Brebis, en société avec le Lion, dans le Tribut envoyé
par les animaux à Alexandre, dans La Lice
545.
Voir
Le
Rat
de
ville
et
le
Rat
des
champs,
vers
25-28.
progression
est
dramatique
:
la
première
interruption
est
pas trop, grave. Le Rat des champs ne s'y fera plus prendre.
et
De
la
affaire
sa
fable
9 à
de
plaisir
Compagne,..
la
fable
10 la
3
troublé.
Ce
n est
La dixième fable commence comme
finit la neuv i ème - par unejffaire de glaîsjjr^^oub^é ................ - mais les choses s'aggravent. Le brui t
se f ai t insistant. Que de " i " ! "QuT"tîe'Yend si hardi" ? On ne peut plus se retirer. Le Loup accuse, f ai t de l'onde un
8
"breuvage", pose un droi t de propriété. L Agneau tente de se défendre. Il pose des questions, mais la "bête cruel le" recommence
-
184
-
: "Tu la troubles". La fable ampli fie encore le brui t. L'Agneau peut bien nier, nier encore, "Le loup l'emporte, et puis le
mange". Désormais, plus de plaisir possible, même celui, aléatoi re "que la crai nte peut corrompre".
546.
Nous généraliserons et fonderons cette pratique dans notre quatrième parti e.
Dans
tous
ces
textes
un
dominant.
pour en profiter, interrompt le flux du plaisir, ou le rend impossible
avant même qu? il ne s'établisse547.
Le Jardinier et son Seigneur est sans doute le meilleur exemple
- et le plus détaillé - de cette pratique. Le manque de source
incontestable, la relative actualité de son sujet, le rapport avec
les "eaux et forêts", tout donne à penser que cette fable peut être
assez largement de l'invention de La Fontaine et qu'elle a donc, pour
lui, une nécessité particulière comme le suggère aussi la richesse
remarquable pour le premier recueil - des "circonstances548" »
Cette fable parle d'abord plaisir. Il y est question d'un
"amateur de jardinage "(vers 1), de sa "félicité" (vers 9), de la
"fête" (vers 7) de Margot, de l'oseille et de la laitue qui croissent
"à plaisir"(vers 6) . Les belles et bonnes plantes, les fleurs, l'amour
suggéré,
le
jardin
même
avec
les
souvenirs
littéraires
qui
l'accompagnent, tout contribue à suggérer un monde parfait, séparé
des "malignes influences549" non par des murs, non par une barrière
inanimée, mais par le "plant vif11 (vers 5) qui prolonge le jardin et
devient
le
monde,
indécidablement,
547. Le
Loup
plaisir,
et
L - Agneau
ou
le
propose
qui
prolonge
jardin.
une
problématique
le
Sur
distincte
monde
cette
:
Le
Loup
et
devient,
"étendue"
ne
veut
pas
boire.
Ce
il s'en moque. Ce qu'il veut, c'est l'Agneau, et un procès qui, légitimant son crime,
; en redoublerait le plaisir. De ce point de vue, bien qu'il contredise délicieusement l'Agneau, on peut prétendre
qu'il échoue en partie : s'il a interrompu le repas de l'Agneau, l'Agneau à son tour menace de corrompre
le sien. L'Agneau parle. L'Agneau se justifie. Le plaisir est grand de le laisser dire vrai pour rien, mais
point trop n'en faut. A un moment, cela deviendrait troublant. Et maître Loup d'interrompre pour manger tout
à loisir. Adieu donc; fi
j
du plaisir que la crainte peut corrompre».. Le Rustique retourne se cacher à la campagne, la
I
bête cruelle dans, les forêts,.
548. Dans L'Avertissement du second recueil(p.245), La Fontaine écrit : "Les traits familiers que j'ai semés avec assez d'abondance
dans les deux autres parties convenaient bien mi eux aux inventions d'Esope, qu'à ces dernières, où j'en use plus sobrement, pour
ne pas tomber en des répéti tions : car le nombre de ces traits n'est pas infini. îl a donc fallu que j'aie cherché d'autres enrich
i ssements, et étendu davantage les ci rconstances de ces récits".
549.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 259.
(vers 5) sans histoire, le temps, comme 15 attestent les imparfaits,
semble devoir toujours passer, identique à lui-même, sans origine ni
fin,
dans
une
"demi-Bourgeois,
indéfinie
répétition
demi-Manant"
du
(vers2)
même.
n'est
Le
plaisir
pourtant
du
pas
monolithique. Sa "félicité"(vers 9) est diversité. Déjà, la structure
même de ses terres est double
: jelles
comportent un jardin, "et le
clos attenant"(vers 4), deux espaces distincts dont ""/ ne sait
précisément les fonctions, le jardin même n'étant qu'"assez propre"
(vers4), comme s'il demeurait de l'incertain, du "vagabond550" dans
cette étendue limitée de "plant vif". En elle, tout se redouble et
multiplie - oseille et laitue, "peu de jasmin d'Espagne et force
serpolet"(vers
8)-,
mais
tout
peut
vivre
ensemble
comme
les
"différentes fleurs551" que rassemble le bouquet . On peut goûter, là
le plaisir des saveurs, des couleurs, des parfums, et, surtout, le
plaisir du coeur. Aussi, avec son espace double, ses limites souples
et vivantes, quelque peu incertaines, sa pluralité de cultures et de
plaisirs, cette étendue donne-t-elle une image de la félicité
lafontainienne, complexe, diverse, riche en "plis", abondante en ces
"biens purs" qui ne créent pas le trouble.
Le trouble vient d'ailleurs.
Nous
pour
renvoyons
désigner
encore
ici
ce
à
qui
l
1
est
expression
vague,
où les
est soudain pénétré par le rapide, 11
plantes croissent à plaisir,
550.
Ce petit monde stable,
d'Adonis(p.8)-
sans
l
imi
tes
"Les
fixes
longs
:
la
replis
haie
de
du
cristal
"plant
vif"
vagabond"est
toujours
quelque peu vagabonde, incertaine, passante (le Lièvre le sait).
Cette étendue "vagabonde" devient, en fin de fable, un potager plus ordonné. La Fontaine insiste alors sur "planches .et carreaux",
^Sù jardin
conroe pour mieux'pjbposer l'ordre au désordre qu'impose le Seigneur. Les poreaux, la chicorée, le chou se subsîtuent au lardin
-X
:
-d'Espagne et au serpolet. Tout devien"t-,vpt us _.nët. La fonction alimentairè
s 'affirme, et les
plai si rs divers, plus insaisissables, du coeur et des parfums paraissent oubli és.
551.
Discours
heureuse,
à
Mme
de
mouvante.
La
Sabl
Moins
ière,
cependant
(
IX),
que
le
vers
22.
soi
r
Le
:
jardin
"Jamais
est
lieu
parterre
de
plein
la
diversi
de
té
féconde,
fleurs/N'eut
tant
de sortes de muances". Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 145.
insaisissable, le diabolique, le désintégrateur, le Lièvre : "Cette
félicité par un lièvre troublée".,. Sans même vouloir citer Michel
Serres552 , comment l'appeler autrement que parasite ? La Fontaine nous
impose presque ce mot. Que lit-on avant le "Le Jardinier et son
Seigneur" ? Une histoire de Fourmi ? Une histoire de Mouche ? Une
histoire de parasite plutôt : "Nomme-t-on pas aussi mouche les
parasites553".
Cette mouche est importune, mais sans grande force, sans danger.
"Son Importunité bien souvent est punie" (vers 31) Pour s 1 en défaire,
la volonté, un geste brusque, une parole décidée suffisent... La
Fourmi, qui stocke peut-être "mouche et vermisseau" sait y faire :
"Adieu, je perds le temps "... (vers 50) La Mouche s'envole, disparaît.
Mourra-1-elle avec la Cigale ? En tout cas,
elle parasitera ailleurs.
Qu'est-ce qu'un parasite ? Etymologiquement, comme le rappelle
552. Michel Serres donne un analyse de cette fable dans Le Parasite, Grasset, 1980, p. 105-116.
553. La Mouche et la Fourmi, ( IV, 3), vers 4. Le mot "parasite" n'apparaît dans les Fables qu'à propos de la Mouche, mais îl la
désigne trois fois : dans La Mouche et la Fourmi, dans L'Ours et l'Amateur des jardins (VI11,10), dans Le Renard, les Mouches
et le Hérisson (XII,13). Avec des renvoi s très explici tes, un cycle exemplaire, qui concerne le premi er reçueil, le second
recueil, et le livre XII, est a î ns i consti tué. Les textes dialoguent entre eux, reprennent toujours un même problème (que
fai re avec les parasi tes ?), et progressent sans jamai s tout à fai t conclure.
L'Ours et l'Amateur des jardins renvoie à La Mouche et la Fourmi et à Le Jardinier et son Seigneur, qu'il combine. L'Amateur
des j a rd i ns du livre VI11, bien ; plus aveugle (puîsqu'endormi) que son confrère du livre iy, pour se délivrer d'une mouche^cf
la Fourmi), utilise, sans l'avoi r voulu, l'Ours qui le tue<cf l'amateur de jardinage). Conclusion : s'il ne faut pas recouri
r à son seigneur pour chasser un parasi te, "Rien n'est si dangereux qu' un ignorant ami". D o î t- on alors se défai re, soi-même,
comme la Fourmi
1
K
1
des parasi tes, ou attendre qu'"un véri table ami" vienne chasser ce "rien" ? (VIII,11) Ni l un ni l autre,
.peut-être : le livre XII observe que la vie, le sang qui coule, atti rent continûment les parasites. On ne s'en défait que pour
en subi r d'autres : "Une troupe nouvel le/ Viendrai t/fondre sur mo i, plus âpre et plus cruel le".
Pas de vie sans parasi tes. On ne se protège d^eux -partiel lemént - que par des parasites. Le problème est de bien les choisir,;.
De plus, on peut observer que Le Jardinier et son Seigneur, hîstoi re de lîèvre, renvoie à Le Lièvre et les Grenouilles (le Lièvre
qu'un rien troublai t est désormais ce qui trouble tout). Par ailleurs, Les Deux Amis par un de leurs vers (" Un songe, un r i
en tout lui fai t peur...) fai t entendre Le Lièvre et les Grenouilles (" Un souffle, une ombre, un rien, tout lui donna i t la
fi èvre".) Or, Les Deux•Amis dialoguent avec L'Ours et l'Amateur des jardins qui dialogue avec Le Jardinier et son Seigneur...
554.
Michel Serres : Op. Cit., p. 14.
-
186
-
Michel Serres c'est celui qui mange à coté de 554 .
Le
Lièvre, comme la Mouche, est un parasite : il "prend sa goulée" (vers
11) à côté de l f "amateur de jardinage" qui n'en peut mais. Malgré
pièges, pierres et bâtons, le Lièvre prend toujours sa goulée* Dès
lors, il trouble. Que trouble-t-il ? Le jardin ? Assez peu : on y trouve
toujours "un maître chou" (vers 47), de la "chicorée", des "pof^aux"
(vers 45), et sans doute de 1 ' "oseille", de la "laitue"...
D'ailleurs, il s'agit moins de "trouble" que de "dégât"(vers 55)» Ce
que le Lièvre trouble, c'est la "félicité" du Jardinier. Celle-là,
il la trouble toute. Un petit trouble suffit:. Toujours 11 image de
l'eau : "Le moindre vent qui d'aventure/ fait rider la face de l'eau 555
" la ride tout entière. Le moindre trouble trouble toute la "félicité".
Quelques goulêes d'un Lièvre troublent tout le plaisir, tout ce flux
heureux. Petite cause, grands effets^ 56. La félicité, au moindre
trouble, disparaît, et le Jardinier délire. Il devient un "grand fou"
(vers 59). Le fou voit trouble. L'image du Lièvre se brouille. Il
devient l'ennemi, l'adversaire particulier, l'être à abattre, le
"maudit animal" (versll) " "d'où venait tout son mal 557". Il est doué
de pouvoirs surnaturels. Sorcier, peut - être diablèf ce qui sépare,
ce qui détruit. Rien qu'un seigneur n'était capable de le chasser...
Le
Jardinier
Michel \ Serres
aussi
confond
les
parasite
et
confond sans doute
dominant,
trop.
et
Ce n!est pas
que
555. Le Chêne et le Roseau (I,22), vers 4-5. L'idée est la même dans Le Juge arbitre, l'Hospitalier et le Solitaire (vers 41-45).
On ne se .connaît qu'aux "lieux pleins de tranquillité"- Au moindre manque de tranquillité, à la moindre absence de continuité,,
on ne voit plus rien. Le cristal devient nuage. L'agitation supplémentaire ne fait que rendre le nuage plus "épais ".
556. Tout cette analyse renvoie à la théorie du Clinamen exposée par Lucrèce dans le De Natura rerum.
557. '"Il fallait dévouer ce maudit. animal/Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout leur mal". Les Animaux malades .de la Peste
(VI1,1) vers 52-53. Dans Le Lévi tique et Le Deutéronome, le lièvre est tenu pour impur ; "Vous ne pourrez manger ceux-ci
: le chameau, le lièvre et le daman, qui ruminent mais n'ont pas le sabot fourchu : vous les tiendrez pour impurs". (Deutéronome,
14,7)
Il n'est pas certain que La fontaine n5y ait pas pensé.
'-
2 66
-
le dominant ne soit - et presque toujours - parasite, mais tout
parasite
n1 est pas dominant.
La Fourmi
le
disait
fort
bien :
Les Mouches de cour sont chassées;
Les Mouchards sont pendus, et vous mourrez de faim De
froid, de langueur, de misère... Je vous enseignerai
par là
Ce que c'est qu ' une fausse ou véritable gloire 558 .
La Mouche nf est que mouche, presque rien, un point noir, un
"parasite ailé"... Mais le Lièvre non plus n ' est que lièvre, presque
rien, un avaleur rapide de goulées. Relisons Le Lièvre et les
Grenouilles, autre histoire de lièvre, de trouble et de plaisir pur
: le maudit animal y est plein d'une "crainte maudite"
Il était douteux,
inquiet ;
Un souffle, une ombre, un rien,
:
tout lui donnait la fièvre
Au moindre bruit, comme les Rats, il fuit... Le rongeur est rongé
de peur560 . . . Voilà le sorcier, le "diable" qu ' imagine 1 ' amateur
de j ardinage ! Il est vrai que les Grenouilles, "gent fort sotte et
fort peureuse561 " le prennent pour "un foudre de guerre562 " . Tout
est possible quand on est sot, ou qu ' on le devient parce qu ' on
est troublé, qu'on est "grand fou"... L'amateur de jardinage fait du
Lièvre un puissant avec des intentions de puissant.
558.
La Mouche et la Fourmi, (IV,3), vers 39-41, et vers 49-50.
559.
Le Lièvre et les Grenouilles, (il, 14) vers 17-18.
560.
561.
"Cet animal est triste, et la crainte le ronge" Ibid., vers 4.
Les Grenouilles qui demandent un Roi, (111,4), vers 8.
562.
Le L i èvre et les Grenouilles, (11,14), vers 31.
Il s1 imagine qu'il est le domine d'une relation de pouvoir dont le
"maudit animal" est le dominant, celui qui voudrait "le mener à sa
fantaisie563", et contre lequel malgré pierres,
pièges,
et bâtons,
il ne peut rien.
Folle erreur. L'amateur de jardinage confond "débat" (vers 58)
entre égaux, qui peut-être "guerre" (vers 60) , et relation de pouvoir.
Or, dès qu'il introduit une logique de pouvoir, il est entraîné. Il
doit se soumettre au Lièvre, ou refuser la soumission, et, puisqu'il
ne peut, par lui-même, gagner la "guerre", il doit recourir à plus
fort que lui. Si le Lièvre est un dominant, . il faut, pour le chasser,
un dominant qui le domine. Logique de pouvoir ! Or, qui domine le Lièvre
domine aussi son égal... Cela, • "grand f ou ", 1'amateur de jardinage
1'oublie.
Cette
connaissait
erreur
se
pourtant
double
la
d'une
félicité
autre.
dans
une
Le
Jardinier,
étendue
qui
légèrement
incertaine, fermée de "plant vif", dans un jardin "assez propre"
voudrait
faire
place
absolument
nette.
Tout
doit
être
clair,
rigoureux. Pas de parasite, pas de Lièvre ! Haro sur le "maudit
animal"! Le Jardinier oublie qu'on ne chasse pas absolument les
parasites, D ' autres viennent touj ours 564 . Pour s'en défaire
absolument, il faudrait, du lieu où 1 ' on est, défendre "de toutes
parts 1 ' abord565 " . Notre "demi-Bourgeois, demi-Manant" devrait
ainsi j ardiner sur une île, ou,
vif",
construire
un
563.
Le Lion et le Moucheron (iI,9) vers 7.
564.
Le Renard dans Le Renard,
mur
les Mouches et le Hérisson,
supprimant
son
"plant
sans trou... Mais ne perdrait-il pas
(XII,
13) le sai t fort bien, (voir note
128)
565.
Du Thésauriseur et du Singe, (XII, 3) vers 7.
11 1
1 innocente beauté des jardins et du jour566", ou ce dialogue entre
jardins "qui se disaient tout" comme 11 écrit Colette567 ? Ne
perdrait-il pas les délices d'une heureuse diversité ? Et trouve-t-on
des murs vraiment ëtanches ? Point fou sur ce point, 11 amateur de
-
188
-
jardinage ne se coupe pas du monde. Il prétend purifier son territoire,
mais sans le clore davantage. Il veut, comme la Fourmi, "chasser 568"
le parasite ou plutôt le faire chasser et retrouver ainsi des "biens
purs", des "biens sans ënSarra§569".
chasseurs"
Il oublie "1s embarraè) des
(vers 39).
On demandera ce qu'il aurait pu faire ? D1abord, lire Le Berger
et la Mer pour apprendre comment un berger parvient à résister à la mer,
"grand attracteur570" . Ce berger qui "vivait sans soins371", séduit par
les "conseils572 " de la mer, décide un j our de lui confier ses biens,
mais les naufrages avalent sa fortune. Comme il ne perd ni la vie,
ni le courage, il reconstitue son troupeau. Fatalement, ce "voisin
d ' Amphitrite573 se retrouve un j our devant la mer, qui s'étale
paisible, tentante, grand attracteur,
immense bruit parasite. Que
faire ?
La mer n ' est pas la Mouche. Le Berger ne peut pas la chasser.
Puisqu'il doit vivre avec elle, et puisque il veut vivre
soins",
il
décide
de
se
transformer.
La
"sans
mer reste
566. Pour Mlle de Poussay, O.D.# p. 585.
567. Colette : Si do, Le Livre de poche, p.11.
568. Les Mouches de cour sont chassées" (IV, 3) vers 39. La présence de la chasse dans les fables 3 et 4
est un argument qui plaide en faveur de l'unité du diptyque qu'elles forment.
569. Le Songe d'un habitant du Mogol (XI, 4), vers 21-22.
570. Nous reprenons cette expression aux théories actuel les du chaos en physique.
571. Le Berger et la Mer, vers 1. L'expression revient aussi dans Le Songe d'un habitant du Mogol, (XI, 4)
vers 41.
572. Ibid., vers 27.
573. Ibid., vers 2.
alternativement
repoussante,
existence,
Comme Ulysse,
terrible
et
toujours présente,
entend même
ses
cependant
calme,
séductrice
et
mais le Berger supporte son
conseils
et
ceux de
1 5 ambition.
il ne leur prête pas 1'oreille
:
Vous voulez de 1' argent, mesdames les eaux,
Dit - il, adressez vous,
j e vous prie, à quelque autre
5
Ma foi, vous n aurez pas le nôtre574
:
Constant dans sa décision, le Berger, malgré les troubles
tentations marines, retrouve ainsi sa vie "sans soins".
Aux conseils de la mer et de 1 1 ambition, Nous
devons fermer les oreilles575 .
L1amateur de jardinage, s'il avait médité cette leçon, aurait
pu, tout aussi bien, vivre sans trouble dans son étendue "fermée de
plant vif", fermeture vivante, volontaire, qui laisse passer quelque
chose du monde, mais qui suffit pour marquer la différence, construire
un espace humain de félicité. Le Lièvre, minime attracteur, parasite
de faible appétit, aurait bien pris sa "goulée"(vers 11) , mais
l'amateur de j ardinage y aurait peu perdu. Peut - être même aurait
- il pu apprendre, par lui, à mieux j ouir de ses trésors 576 . Il aurait
574. Ibid., vers 18-20.
575.
Ibid-, vers 27-28.
576.
Sur cette fonction pos i t î ve du parasite, il faut écouter la Mouche dans La Mouche et la Fourmi (vers 16-18) :
Je rehausse d'un teint la blancheur naturel le;
Et la dernière main que met à sa beauté
Une femme allant en conquête,
C * est un a justement des mouches empruntés.
Malgré sa fatuité, la Mouche n'a pas tort. La pet i te tache noi re rend la peau plus dési rable. Le Parasi te contribue au plaisir,
à la vie, à l ' échange... Le Lièvre ne pourrai t - i l être la "demi ère main" mi se à la beauté du j a rd i n ?
pu, en tout cas, "vivre sans soins " . Suffisait de vouloir...
pauvre homme,
cependant,
Le
espère,
comme la Mouche, chasser le parasite, étac^ir dans la réalité un ordre
"propre", peut-être "cartésien577". La chose paraît aisée
lièvre,
ce n'est pas
: un
"la mer à boire578".
Avide de propreté, troublé, incapable de s? aider lui-même et
de changer, 1'amateur de jardinage, plus fou que le Berger qui met
son argent "entier sur l'eau" (vers 7), met le Seigneur "sur ses
terres" (vers 61). 11 espère ainsi anéantir un parasite dont il croit
qu'il est un dominant, mais il oublie que le Seigneur, s ' il est un
dominant, peut être aussi un parasite. En somme, il crée avec le
Lièvre, parasite réel, un dominant imaginaire, et il actualise, en
1'appelant, un dominant virtuel qui peut devenir un parasite. Le
Lièvre court sur 1'axe du réel à 1'imaginaire, le Seigneur,
gens,
avec ses
du virtuel à 1'actuel.
Le Seigneur se comporte en parasite, mais en parasite qui est
dominant. Comme parasite, il mange à côté du Jardinier : il lui
emprunte ses jambons, son vin, il commence même à goûter sa fille.
Ses désirs multiples, et son appétit, redoublé par ses gens "bien
endentés" (vers 36j relèguent
goulées
577.
Nous
employons
pas
Huant,(XI,9),
de
se
greffes
les
quelques
du prétendu sorcier. Différences spectaculaires, mais de
n'
réduit
aux accessoires
à
ce
vers
pas
que
28).
cet
l
adject
'
i
on
Cependant,
délivrer
méthodiquement
et
introduit
volontiers
f
dans
appel
on
le
un
sens
phi
commmunément
rencontre
chez
lui,
losophiquemept
M
"cartésien |Voi
cette
n"
r
volonté
goureux.
Les
de
Descartes
Souris
fai
re
des
pensées
incertaines.
La
Fontaine,
au
contrai
re,
l'élément
perturbateur,
le
Lièvre.
Dans
le
Discours
à
et
ne
le
place
se
Chatnette,
procède
Mme
de
par
La
Sablière plus d'un vers se lit mieux si l'on songe à notre L i èvre :
Je soutiens
Qu'il faut de tout aux entretiens :
!
C est un parterre où Flore épand ses biens;
Sur différentes fleurs l'abeilie s'y repose,
Et fai t du miel de toute chose.
Ce fondement posé, ne trouvez pas mauvais
1
Qu en ces fables aussi j'entremêle des traits
De certaine ph ilosoph ie
Subtile, engageante et hardie, (vers 19-27)
Cette philosophie, "subtile, engageante et hardi e" (celle de Descartes), n'est-ce pas ici le Lièvre ? Le Lièvre, il faut l'accuei11i
r dans le parterre, même s'il paraît dangereux. Surtout, ne pas appeler le Seigneur ou "le monde". "Laissons le monde et sa
croyance"...
578.
Les Deux Ch i ens et l'Ane mort, (VI11,25), vers 38.
-
271
-
degré seulement. La vraie nouveauté, c'est que le Seigneur est
dominant du bonhomme. 11 a la force, il a le droit. Il ne connaît pas
les limites. 11 soulève le mouchoir de la fille, "se rue en cuisine"
(vers 31), troue la haie... Qu'est-ce qui limiterait l'action du
dominant ? Pas le dominé en tout cas. Le Jardinier, qui a appelé son
Seigneur, se doit de lui offrir sans restrictions et poliment ses biens
: "Monsieur, ils sont à vous " (vers 33) . Avec le Lièvre, au moins,
ce Jardinier pouvait se plaindre, manier bâtons et pierres, appeler
le Seigneur, mais maintenant, devant le désastre, il ne peut que
constater, à part lui, peut-être amer, moqueur à 1 ' égard de lui-même,
-
190
-
envieux, en tout cas mis à 1 ' écart et impuissant
j eux de Prince"
:
"Ce sont là
(vers 53) .
"Débat" ou "dégât", tel était le choix. Pour n'avoir pas voulu
"vider le débat " (vers 58 ) avec le Lièvre, le Jardinier subit force
"dégâts"(vers 55). Le "tintamarre" (vers 41 ) succède au "trouble".
Le trouble devient trou, puis "trouée, horrible et large plaie". Ce
sont là j eux de sons : Trou horrible, trou plaie. Trouble en grand
éclaté sur tout 1'alexandrin, vrai tintamarre d'un mot... Le Seigneur
troueur monopolise tout, se place •entre le "bon homme " et ses biens,
dans sa maison, dans son jardin : "Vraiment, dit le Seigneur, / Je
les reçois, et de bon coeur". (vers 33 - 34) Plus moyen de toucher
aux jambons, aux vins, aux plantes, de veiller même sur sa fille. .
. Le dominant accapare les plaisirs du dominé,
qu'il
peut...
Il
fait
obstacle.
les détruit autant
Il
interrompt
le
flux du
272
plaisir. Nous reconnaissons La Fourmi, le Lion, la Lice,
tant d'autres,., Le dominant est bien le gestionnaire abusif des
plaisirs du dominé. Soit qu'il en détienne la source (La Fourmi), soit
qu'il se l'approprie de force (Le Lion) soit qu'il se la fasse confier
(le Seigneur) , il jouit à la place de 1'autre, défonce les limites
édifiées pour vivre, étale le spectacle de sa jouissance, fait
tintamarre chez qui ne peut que mourir, se taire, ou murmurer "de
loin579" .
Le dominé n'y gagne rien. Le Jardinier n' a plus de haie, de
jambons, de biens, mais le Lièvre s'enfuit par un trou. Il est passé
par ici. Il repassera par là. Tout est mouvement : le Seigneur sort
à cheval, le Lièvre fuit, le Jardinier (le lecteur ? ) est peut-être
en marche pour la sagesse. Leçon : rien ne sert de prétendre supprimer
un parasite. Rien ne sert surtout d'y employer un dominant qui peut
se révéler le plus avide des parasites, et qui empêche absolument de
j
ouir. Quand le parasite se fait dominant, "Adieu chicorée et
poreaux;/ Adieu de quoi mettre au potage !"
(vers 45-46)
Ce Seigneur ._jESL3£ageur, qui sort du jardin et de 1 ' histoire
à. cheval, représente -1 - il tout dominant ? Sans doute est - il une
figure maj eure, un modèle de la logique de la Fourmi. Mais son cas
est singulier. Sa domination effective ne dure pas. Il ne fait que
passer. Jardin pillé,
j ambons mangés, il repart dans le virtuel, sans
souci des conséquences réelles,
de ce qui suit.
1
579. L Homme et la Couleuvre, (X,1 ), vers 90.
1'instant.
-
273
-
Il vit dans
Il ignore 15 histoire. Toute la fable a une allure médiévale. Ce
Seigneur, d'allure nomade, va et vient à cheval, épuise un lieu,
et
part ailleurs.
Au. XVIIème siècle, -La Fontaine connaît pratiques de pouvoir
plus sédentaires, plus durables, et plus soucieuses d'optimiser les
gains du dominant. Le Seigneur, en... pillant le jardin, agit contre
lui-même. Colbert l'avertirait qu'il met en danger ses recettes
fiscales. Qui n'a plus rien ne paye plus. Qui interdit toute jouissance
au dominé, risque de le tuer,
de le perdre.
Le dominant peut avoir intérêt à encourager les plaisirs du
dominé. Mieux même, il peut gagner à le contraindre à jouir. Louis
XIV excusait mal" les seigneurs qu ' il ne voyait pas voir ses fêtes.
. . Il avait ses raisons. Même si le dominant offre les " tours de
Fagot in580 " , il pratique la logique de la Fourmi quand il ne vise
pas le bien du dominé, mais le sien propre. La Fourmi elle-même fait
un plaisir à la Cigale, le plaisir d'affirmer son droit au plaisir
: "Je chantais, ne vous déplaise " . Il faut, en effet, que la Cigale
ait ce plaisir pour qu'advienne vraiment celui du noir insecte, le
plaisir de nier soudain le plaisir un instant octroyé. Le dominant
peut être ainsi, un moment, le pourvoyeur paradoxal des plaisirs du
dominé... Lisons le début de Féronde ou le Purgatoire. La Fontaine
y évoque le Vieil de la Montagne qui fait connaître à ses gens un
avant-goût du paradis
:
On les faisait boire tous de façon
Qu'ils s'enivraient, perdaient sens et raison.
En cet état, privés de connaissance,
580. La Cour du Lion, (VII, 6), vers 11.
On les portait en d'agréables lieux,
Ombrages frais, jardins délicieux.
Là se trouvaient tendrons en abondance,
Plus que maillés, et beaux par excellence :
Chaque réduit en avait à couper.
Si se venaient joliment attrouper
Près de ces gens, qui leur boisson cuvée
S'émerveillaient de voir cette couvée,
Et se croyaient habitants devenus
Des champs heureux qu'assine à ses élus
Le faux Mahon. Lors de faire accointance,
Turcs d'approcher, tendrons d'entrer en danse;
Au gazouillis des ruisseaux de ces bois,
Au son des luths accompagnant les voix
Des rossignols : il n'est plaisir au monde
Qu'on ne goûtât dedans ce paradis.
Il ne s'agit ni d ' un piège pour établir une relation de pouvoir,
ni d'une récompense après 1s action. Le Vieil de la Montagne réj ouit
ses hommes pour leur donner idée du paradis qu'ils goûteront s'ils
meurent pour Mahon et pour lui
:
Ils croyaient fermement
Que quelque j our de semblables délices Les
attendaient, pourvu que hardiment, Sans
redouter la mort ni les supplices, Ils fissent
chose agréable à Mahon, Servant leur prince en
toute occasion. Par ce moyen leur prince
pouvait dire Qu ' iI avait gens à. sa dévotion
Déterminés, et qu'il n'était empire Plus
redouté que le sien ici-bas581.
Ce ne sont pas là "Jeux de prince" . C'est habile gestion, par
le dominant, des plaisirs du dominé. Bien avant Marx, le Vieil de la
Montagne sait que la religion est " opium du peuple " . Il sait que
ses gens veulent
j ouir. Il
f!
Il les gave, il les enivre, il les accable de filles.
dêvotion582""\
581.
582.
les fait donc
j ouir pour
s ' assurer leur
Féronde ou le Purgatoire, Nouveaux contes , vers 15- 33 et 40-49.
La Fontaine, grand spécialiste des syllepses, joue évidemment sur les sens religieux et non rel i gi eux du mot dévot
i on. Le domi nant rêve d'être le 0 i eu de ses gens.
Il veut qu'ils lui
11 leur donne un peu de son paradis, mais les plaisirs qu'il leur
accorde, - ou leur impose - ne sont pas de ces "biens purs, présents
du ciel" dont rêve La Fontaine.
Les "présents du ciel" s1 opposent aux présents du prince. Le
Ciel, apparemment, ne demande rien. Jupiter offre des métairies sans
contrepartie583 . Le Vieil de la Montagne, au contraire, exige le
dévouement complet, la mort. Les biens qu'il donne sont sources de
futures souffrances. Qui les connaîtrait vraiment les refuserait..
Aussi, le Vieil de la Montagne commence par anéantir la conscience
humaine de ses soldats. Ils les enivre. Il les arrache au contrôle
de leurs propres actes, les rend "esclaves d1 eux-mêmes584" pour mieux
en faire ses esclaves.
Un autre partisan de Mahom, chez La Fontaine, prétend utiliser
les désirs de ses dominés : "Ce brigand pour le gain employant toute
chose585 " veut que Malc et sa compagne lui fassent des enfants. Double
profit pour lui : leur maîtrise assurée, et de futurs esclaves. 11
n'admet aucun débat : "Meurs ou cède586" dit-il à Malc qui cherche la
sainteté, et ne saurait toucher une jeune femme mariée. Pour ne rien
laisser au hasard, le brigand enferme ses deux bergers "en un lieu
sans clartés587". 11 espère que leur proximité,
la belle,
Et
583.
584.
585.
586.
587.
"l'âge,
certain
sein
la
taille,
ne
les
de
11enbonpoint,/
et surtout
se
charmes
reposant
soient dévoués» Songeons à l'Ane (VII,1) : "il fallait dévouer ce maudit animal". A qui dévouer le dominé sinon au
dominant ? Le dominé, c' est celui qui se dévoue ou qu'on dévoue au dominant.
Jupiter et le Métayer (VI,4).
Les Compagnons d'Ulysse, (XII,D, vers 106..
Poème de la Captivité .de Saint Malc, O.D., p.54.
Ibid., p.55.
Ibid., p.55.
point,/
Allant,
venant11
auront
même
effet
sur Malc
qu '
clartés "
qui
ils
ont
eu
sur
aurait
pu
servir
de
et
Rus tic588 .
retraite
à
Le
ces
"lieu
sans
"plaisirs
amis
du
silence
de
1 ' ombre589" est une prison. Alors que dans Adonis ou dans les
11 ombre sert de refuge aux amants qui fuient ce qui
Contes,
les
sépare
et
les
observe,
elle
se
fait
ici
1 '
auxiliaire
d5 un dominant qui prétend utiliser 1s attrait universel pour
le
plaisir
amoureux,
et
régler
à
son
profit
les
mystères
d'Amour.
Le
projet
de
ce
n 3 étonne
brigand
guère
au
XXème
siècle
après
les
grandes
politiques
totalitaires
de
la
famille dont
1'objectif
explicite
était
(ou
est) ,
comme
le
sien,
de
siècle,
La
Fontaine
a
1'action
Colbert,
de
stabiliser
pu
et
de
peupler.
pressentir,
par
Au
exemple
XVIIème
dans
de
touj ours attentif à la "peuplade",
cette
politique,
très
net
au
le développement
Canada
où,
sans
expédia
force
souci
excessif
des
mystères
d'Amour,
1 ' on
Chloris
stabiliser les colons,
et peupler590
:
Humains, cruels humains, faut-il procurer l'être
Afin que ce bienfait enchaîne un innocent,
Et ne se saurait- il affranchir en naissant591 ?
Interrogation à multiple visée. Ici, les "cruels humains"
peuplent les îles à sucre, ailleurs ils renforcent le potentiel des
588.
Le Diable en enfer, vers 119-121.
589.
Adonis, O.P., p. 8.
590.
Voi r dans les Oeuvres Diverses(p.677), la lettre A M. de Saint-Evremond : Sage Saint-Evremond, le
mieux est de m'en tai re,
Et surtout n'être plus chroniqueur de Cythère,
Logeant dans mes vers les Chloris,
Quand on les chasse de Paris.
On va fai re embarquer ces be11es;
Elles s'en vont peupler l'Amérique d'Amours.
591.
Poème de la Captivité de Saint Malc, O.D., p. 54.
armées.,.
Partout,
quand ils dominent,
ils
asservissement les nouveaux-nés et interviennent dans la vie des
couples.
Cette critique vise la société traditionnelle (où la naissance
déterminait
souvent
lfexistence
entière)
comme
les
nouvelles
pratiques dçintervention, qui apparaissent au XVIIème siècle, et qui
iront se renforçant au XVIIIème siècle lorsque les dominants
disposeront d5 outils statistiques et d ' efficaces moyens d ' action 592
.
L' Arabe de La Fontaine reste, de ce point de vue, un dominant
archaïque. Il prétend utiliser à son profit la probable ardeur des
jeunes gens, mais, ne visualisant, n'écoutant, ne vérifiant rien, il
ne la contrôle pas. Grave faute : il croit suffisant d'enfermer ses
esclaves dans un boîte noire, mais il oublie que la plus mince couche
d'ombre empêche toute vue593 . Du contenu de la boîte noire, il ne voit
ni n'entend rien. Ambivalente, 1'ombre qui devait lier les j eunes
gens, les libère, car 1'Arabe semble ignorer que 1'oeil est essentiel
au maître - qu'il devrait d'abord, comme "sa maj esté Lionne", vouloir
connaître, et connaître le plus le plus secret, 1'intérieur même de
la boîte . . Aussi, dans la nuit et les murs dont il les a
caché,
enveloppés,
noire
.
592. Ici,
les
Décidant de passer
La
Fontai
ne
est
simultanément
deux
saints
peuvent-ils
1'abuser.
"en public" pour époux,
novateur
et
conservateur
(Mais,
"comme
mais vivant
D
i
eu",
di
rai
t
Ci oran).
Novateur, il combat, comme plus tard Figaro, l'idée selon laquelle le statut des êtres doit dépendre de leur naissance.
Conservateur, i l combat l'intervention, qui ira croissant, du dominant dans la sphère privée. Foucault et ses successeurs ont
montré comment, à parti r du XVIIème siècle, l'Etat n'a cessé, par toutes sortes de procédures, d
moyens de regard sur la sphère privée. Voi r aussi les romans de
Kundera.
s
accroître son droit et ses
Cette duali té novateur/conservateur est, sur bien des points, caractérist ique de La Fontaine.
593.
594.
Le Cerf et la Vigne, (V,15) montre bien comment un voile minimum peut absolument protéger
Voi r La Cour du L i on, (VI 1,6), vers 1. L'Arabe perd toujours pour ignorer le contenu de la boîte noî re. A la fin du poème,
1
pour ne pas savoi r qu'une grotte "triste séjour de l ombre" (p.59) peut contenî r des fauves, îl meurt.
"en secret595 "
comme des
frères,
ils résistent à son "vouloir impur 596" .
tout savoir,
Ce
parce que I1Arabe n'a pas su qu'il devait
qui
le
rend
spécialement
" impur",
c ' est
1? asservissement
des
de
est
et
"enfant
est
au désir.
de
la
réduction
à
Pour La Fontaine,
contrainte 597"
même
si
1! amour,
le désir
qui
n5
pas
seulement désir physique,
"de la contrainte"
et
surtout
liberté599" »
cela,
en
ne se vit vraiment que quand on a
"banni les lois598" .
amour, "quand
Pas de
on
"biens purs ",
n ' a
pas
la
De
l'Arabe se moque,
stabiliser
er
car l'amour ne i'intéresse que pour
peupler600 .
Le
désir
sexuel
suffit
ses
projets,
Le
sa
fins
pratiques,
à
1 ' amour,
et,
comme
Malc,
il
en
j eune
-
195
-
sait
la
force.
Saint,
s ' adressant
part
de
à
Dieu,
lui
fait
ses
appréhensions
:
Tu m'as donné pour aide au fort de la tourmente Une compagne
sainte,
il est vrai, mais charmante. Son exemple est
puissant, ses yeux le sont aussi601.
Dans le lieu sans clartés, la force du désir risque de vaincre.
Rustic, malgré son proj et d'être saint n'a pas résisté longtemps aux
charmes d! Alibec602 , et Saint Alexis, lui-même, dans la célèbre
légende - "Cum veit le lit, esguardat la pulcele " - n'ignore pas la
tentation603 . Le calcul
réussir,
mais,
de
1'Arabe
s ' il réussit,
595.
Poème de la Captivité de Saint Malc, O.D., p.56.
596.
Ibid., p.54.
597.
Mazet de Lamporechio, Contes et nouvel les,11, vers 24.
598.
Adonis, O.D., p. 8.
599.
Le Cheval s étant voulu venger du Cerf, (IV, 13), vers 25.
600.
11 a,
601.
Poème de la Captivité de Saint Malc, O.D., p. 53.
602.
Le Diable en enfer, Nouveaux contes , vers 112-165.
603.
Vie de Saint Alexis, édition G.Paris, 1872.
a
il
donc
chance
15 amour.
tue
de
Il
ne
8
de ce point de vue,
les mêmes fins -fort éloignées de
saurait guère y avoir,
La Fontaine,
l ' amour
- que l ' institution du mariage.
pour
"vouloir" plus
Heureusement,
"impur".
Malc
et
compagne
sa
vont
combattre
ensemble les projets de leur maître.
se
tuer
femme
pour
échapper
à
Quand Malc envisage de
la
tentation,
la
jeune
lui
rappelle
qu'il
doit
vivre
;
"Ne
craignez
plus,
vivez604".
Elle-même
saura
ne
pas
le
tenter
:
u
ce
sais
sur mes
sens
garder
quelque
pouvoir605 ".
Ils
seront
complices.
Elle
l'invite,
de
par delà l'amour physique ou la mort,
relation,
dans
laquelle
à une forme
s ' entraident 606,
ils
partagent
même projet,
paradoxale,
et
connaissent
de volupté
ensemble une
forme,• sans doute
:
Les larmes, les soupirs, et les austérités,
Quand ils se trouvaient seuls faisaient leurs voluptés 60
A 1'Arabe qui veut réduire 1'amour au désir sexuel producteur
d'enfants et de stabilité, ils opposent leur complice et secrète
liberté.
On aperçoit alors la cohérence de La Fontaine quand il écrit
le Poème de la Captivité de Saint Malc. Cherchant sûrement à conforter
ses protections, il y poursuit aussi en 1673, quatre ans après Psyché,
604.
605.
Poème de la Captivité de Saint Malc, O.D., p.56.
Ibid., p. 56.
606.
"Il se faut entraider, c'est la loi de nature". L'Ane et le Ch i en, (VI11,17), vers 1.
Poème de la Captivité de Saint Malc, O.D., p. 57.
607.
sa réflexion sur 1'amour, et plus précisément sur le couple,
qu'inaugure Adonis, et qu'approfondissent les Contes et de nombreuses
fables. Avec tout un j eu d'inversions par rapport à Adonis cette
oeuvre présente
relation
à
1 ' image
d ' un
couple
et
de
sa
son
dominant. La Fontaine semble s!y poser deux questions : sans voluptés
physiques, un couple est-il possible ? L'exercice partagé de la
liberté peut-il l'unifier ? C'est, pour lui, excellente occasion de
définir une relation humaine heureuse, féconde, dans un certain sens
voluptueuse608, et qui échapperait à une logique humaine de pouvoir.
Sans
se
analyser
fonde
sur
mutuel,
11
soi609,
et,
l'égalité
tenant
le
cette
partage
apprentissage
comme
des
de
rôle
11
■
dans
rôles,
quelque
relation,
la
chaque
:
la
nous
valeurs
un
(la
11
par
fable
apercevons
foi),
autre
15
du
partenaire
"en
jeune
femme
le
du
livre
son
propose
qu'elle
respect
respect
de
XII,
sur
endroit 610"
le
plan
y
qui'
sauvera le couple des projets de l'Arabe, mais c'est ensuite
Malc
qui
invente
personnages
l'Idée
et
s'entraident
dans
la
voie
qu'ils
des
obligations
à
et
ont
la
les
se
moyens
conseillent
choisie.
Ainsi,
procréation,
mode le d ' un c oupXe,,^
de
ce
fuir.
Les
pour
loin
Poème
du
deux
progresser
mariage
construit
et
le
1 e .
.L'Arabe, en voulant exploiter la possible attirance de ses
bergers pour le plaisir sexuel, agit selon la logique de la Fourmi
: il ne vise que son intérêt et ravale ses dominés à un rang bestial.
Malheureusement
pour
lui,
ses
esclaves
ne
sont
pas
"esclaves
d'eux-mêmes" et de leur désir de vivre. Ils lui échappent ainsi.
608. Pensons aux "saintes voluptés", mais, plus encore, à ces vers de l"hymne d'Acante à la Volupté
Sur son propre désir
Quelque rigueur que l'on exerce,
Encore y prend-on du plaisir.
609.
La jeune femme retient Malc qui veut se tuer. Parlant de Dieu, elle lui demande : "Estimez-vous si peu cet être qu'il vous
donne" ? (p. 5$)
610.
Un
Le Corbeau, la Gazelle, la Tortue et le Rat# (XIÎ/15), vers 132.
-
Hibou,
dans
les
281
Fables,
n ' a pas
plus
de
scrupules
que cet Arabe et que le Vieil de la Montagne, et il réussit comme ce
dernier. Pour assurer - sans trop de fatigue - son alimentation, il
exploite le désir de vivre d un groupe de souris. Quand il les a
attrapées, il leur coupe les pattes, les nourrit, et les croque quand
bon lui semble. Méthode efficace.
-
197
-
Sa prévoyance allait aussi loin que la nôtre
Elle allait jusqu'à leur porter
Vi vr e s
ter. \
v
Que demandait la Cigale au tout début du premier livret
I
Ï
Quelques
grains
pour
subsister
I I
Cette
coïncidence vaut
bien une remarque, sans doute : Le Hibou est une Fourmi il inverse. Quand
l'insecte stocke son grain et interdit le ^ plaisir, l'oiseau distribue
et fait subsister. Quand l'insecte veut jouir instantanément de son
pouvoir, l'oiseau qui ne songe pourtant pas, comme l'Arabe, à faire
procréer
ses
prises,
veut
des
avantages
durables.
Inversions
évidentes, mais qui n'altèrent pas l'identité qu5 indique la reprise
d'un vers.
Affameur ou pourvoyeur, Fourmi et Hibou ont même méthode et même
obj ectif : s'installant entre le dominé et 1'obj et possible de son
plaisir, ils gèrent à sa place, pour leur plaisir, son plaisir, et son
attrait pour le plaisir. Ainsi, qu'i1s interdisent aux dominés la j
ouissance pour profiter des biens que ceux-ci escomptaient, ou qu'ils
leur imposent de
j ouir pour
leur profit,
les
dominants,
attirés coïïirnme tous par la volupté, quand ils pratiquent la logique
<âe la Fourmi,
ne visent qu5 à """1-e.p.rs plaisirs.
Ils ne s1 en contentent pourtant pas. Gérer abusivement les
plaisirs d 1 autrui- les capter ou tenter d? en tirer prtofit - est
excellente affaire, mais les dominants cherchent mieux : goûter un
plaisir rare, un plaisir réservé,
le plaisir même de dominer.
2)
Jouir du plaisir de dominer.
A)
Un plaisir essentiellement solitaire.
L" impitoyable
j
oie611 ", on la goûte, ou on ne la goûte pas.
La Fourmi la goûte, pas la Cigale ; le Renard, pas le Corbeau; Le
Seigneur, pas le Paysan; Camille pas Constance... Quand le Renard fait
la morale au Bouc, le Bouc est absolument au fond du puits, tout à fait
humilié, et le Renard est absolument dehors,
tout à fait jubilant.
"Capitaine Renard" parle, parle encore, et "vous lui fait un beau
sermon/ Pour 1 ' exhorter à patience612" .
. .:*v.-.v.-*:.:j! g
: :
Dure loi
jj
: Le Bouc souffre seul dans son trou, incapable de sortir, de dire même
un mot. Le Renard, tout aussi seul, mais dehors, jouit. Il parle. Il
sermonne. Il évoque même le Ciel. Comme la Fourmi, il j oue sur le
langage613. Nul ne le contredit. Le Bouc lancerait-il quelques phrases,
le puits, profond trou noir, absorberait. La parole dégringole sur le
pauvre encorné. Sans cesse, des mots s 1 ajoutent à ses maux. Délices
pour le Renard !
Il a beau dire que certaine affaire ne lui permet
pas "d1 arrêter en chemin614", il prend son temps.
o i1
L
Araignée et l'Hirondelle, (X,6), vers 17.
612.
Le Renard et le Bouc, (I ï 1,5), vers 22-23.
613.
Ibid., vers 24 et vers 26.
Il sait trop "ce que
vaut l'occasion615".
Rien de définitif, en effet. Les positions peuvent s ' échanger
: Renard et Bouc ne feront-ils pas un jour pirouette ? Renard en bas
et Bouc en haut ? Chez La Fontaine, plusieurs fois, dans des relations
de pouvoir, ou dans des relations qui pourraient le devenir - un Loup
descend, un Renard monte616. . . Dans telle fable, un Lion dépend un
J
our d'un Rat. Dans telle autre, une Colombe doit la vie à une Fourmi...
Ailleurs encore, certain Mulet qui croyait touj ours faire "sonner sa
sonnette" devant son compagnon, doit soudain écouter sa cruelle
leçon617. La Fontaine qui ne croit guère au Carnaval, au renversement
perpétuel et ludique des positions, ne mufciplie pas les exemples. La
leçon est pourtant claire * i'"impitoyable oie" se redistribue,
J
si
elle ne se partage pas.
Un
partage
cependant
paraît
parfois
possible.
Supposons
plusieurs dominants d'un même dominé, ou d'un même groupe de dominés...
Le groupe dominant tend à former un tout organique, maris qui brûlent
ensemble les moines dans Les Frères de Catalogne, ou eunes nommes qui
J
deviennent "essaim" quand elles surprennent soeur Isabeau et son galant
L'essaim frémit, sentinelle se pose. On va
conter en triomphe la chose A mère abbesse618.
614.
Ibid., vers 30.
615.
616.
Nicaise, Contes et nouvelles, III, vers 257.
Voir Le Loup et le Renard, (XI, 6).
617.
Le L i on et le Rat, (II,
618.
Le Psautier, Nouveaux contes
11),
La Colombe et la Fourmi, (11,12), Les Deux Mulets,
(1,4).
vers 51-53 .
Le pluriel se fait singulier. De tant de nonnes qui bourdonnent
un seul essaim se forme. C!est qu'ensemble elles sont fortes et qu'elles
partagent même objectif : faire punir soeur Isabeau pour ses plaisirs.
Quand elles croient la tenir, elles partagent une même "impitoyable
joie", mais abondance de nonnes n'y change rien. L'essaim agit comme
un sujet unique, comme la Fourmi, comme le Seigneur, comme un dominant
singulier d'une relation de pouvoir : le plaisir de dominer est tout
entier pour lui.
Il ne partage rien.
Les dominants, le plus souvent, rivalisent entre eux. Témoin
Phébus et Borée.
C'est
l'automne.
Un
homme
voyage.
Bon
physicien,
aux
voyageurs
il
sait
qu'en
automne
"la
précaution
est
bonne619".
Il a tout fait pour voyager serein,
peut - être que sa sécurité défie qui le domine.
son manteau est affirmation de
savoir,
conscience,
mais il oublie
Pour le Vent,
de prudence,
et cette affirmation est négation de son pouvoir.
de
Le
plaisir sera grand de nier cette négation,
cette
qui
affirmation,
d'arracher,
d'affirmer contre
de
disperser
ce
se
voulait
cohérent,
d'offrir
au
Diable,
au
grand
disperseur,
la continuité pensée de la toile620
:
Celui - ci, dit le Vent, prétend avoir prévu
tous les accidents ; mais il n'a pas prévu jbue
j e saurai souffler de sorte
Qu'il n'est bouton qui tienne : il faudra, si je veux, Que le
manteau s ' en aille au Diable621.
619.
Phébus et Borée (VI, 3), vers 16.
620.
Le Diable apparait comme le grand allié du dominant. Souvenons» nçus du Seigneur qui pénètre dans le jardin grâce au lièvre d iable.
Ici, le Vent veut confTëf le manteau au Diable. Un peu plus tard (vers 24) il devient même un "démon".
621.
Ibid., vers 11-15.
Bon
son
égal,
prince
apparemment,
de partager le plaisir qu
Borëe
1
propose
11
Phébus,
il prendra :
Lfébattement pourrait nous en être agréable
plaît-il de l'avoir622 ?
Le Soleil fait alors du
à
: Vous
jeu de Prince" un "jeu entre Princes"
:
Et bien gageons nous deux,
''"'''''')(Dit Phébus) sans tant de paroles,
. : A qui plus tôt aura dégarni les épaules
pu Cavalier que nous voyons623 .
Phébus ne pouvait pas ne pas proposer un concours. Laissant agir
Borée, il aurait fait douter de sa propre puissance. Il invite donc
au jeu - forme ludique du conflit624 - qui lui permet d'éviter de partager
11 ébattement de Borée. Les " j eux de Prince" sont rarement, et touj
ours brièvement,
jeux de Princes625 .
A leur plaisir, les dominants préfèrent associer, quand il en ont,
leurs "dépendants626", leurs "courtisans627", toutes les "puissances628"
qui les entourent. Ces gens ne sont pas simples dominés que 1 ' on
écrase, mais "alliés629", voire
" amis°30"
dont
le dominant
tolère
622.
623.
Ibid., vers16-17.
Ibid., vers 17-19.
624.
La limite du jeu au conf l i t est aisément franchie, comme dans Les Deux Perroquets, le Roi et son Fils, (XI,11), vers 36-38
:
Ces deux rivaux un jour ensemble se jouants, Comme i l arrive
aux jeunes gens, Le jeu devint une querelle.
625.
La logique Fourmi du pouvoir sépare, oppose, crée des distances. Elle est, de ce point de vue, typiquement diabolique (Cf
!
l étymologie de diable). Quand Joconde et le Roi de Lombardie veulent partager une belle, i l suffi t que le roi rappel le qu'il
!
s
est roi pour qu'un conflit s esquisse. L ami tié seule permet de s'en remettre au hasard. (Joconde, vers 340-361) Quand les
princes se mêlent aux j eux, le risque est grand que les jeux deviennent jeu du Prince...
626.
Le Dragon à plusieurs tètes et le Dragon à plusieurs queues, (1,12), vers 5.
627.
Les Obsèques de la Lionne, (VIII, 14), Le Lion, le Loup, et le Renard,(VI11,3)...
628.
629.
Les Animaux malades de la Peste (VI1,1), vers 45.
Le Lion, (XI,1), vers 39.
630.
Les Animaux malades de la Peste, (VI1,1), vers 15.
la force parce qu ' il
1'emploie. L'empereur a ainsi des dépendants "Qui de leur chef sont
si puissants/Que chacun d'eux pourrait soudoyer une armée631 " . Malgré
la, force de ces derniers, la hiérarchie est claire. Jamais Renard ne
songe à écraser un Lion. Le Loup, même, ne résiste pas quand le roi
des animaux prétend revêtir sa peau ; "On écorche, on taille, on
démembre messire Loup632"*.* Pas de concurrence possible. Le Lion, ou
tout autre dominant, peut donc accepter sans trouble que ses
dépendants partagent avec lui, quand 1'occasion est bonne, le plaisir
de dominer.
Les occasions ne manquent pas. Voici 1"aventure fatale633" d'un
Chasseur : ce Chasseur apporte un Milan au Roi en croyant déjà "fortune
faite634", mais ce Milan lui prend le nez. Le Chasseur crie et le Roi
rit. De quoi rit - il ? I La situation n ' est comique que de son point
de vue, le point de vue de qui ne risque rien, voit tout, comprend
la déception d'ambition de 1'autre, constate sa douleur, se trouve
légitimé dans sa position. . . Première légitimation : Le Chasseur
est venu lui rendre hommage. Deuxième légitimation : Le chasseur s'est
montré sot. Le Roi, sans rien faire, paraît plus habile, et donc fondé
à dominer635 . La sottise du paysan, la naïveté de la Cigale rendent
aussi plus légitime le pouvoir de leurs dominants respectifs.
Le rire du Roi est malgré tout distinct du rire de La Fourmi.
La
Fontaine
-
le bonhomme La Fontaine,
631.
Le Dragon à plusieurs tètes et ,e Dragon à plusieurs queues(1,12), vers 6-7.
632.
633.
Le Lion,le Loup et le Renard (VIII,3), vers 32-33
Le Milan, le Roi et le Chasseur, (XII,12), vers 118.
634.
Ibid., vers 100.
635.
Voi r Le Renard, le Singe et les Animaux, (VI, 6).
-
personne
moi/
-
peut
empire636".
Fontaine
s'accocier à
nfen
Je
287
eusse
l'homme qui ne domine
-
ce
rire
:
quitte
"Quant
ma
part
le Roi,
mais
à
pour
un
ne
rit
La
envisage
de
rire
avec
il
pas
avec la Fourmi
:
il donne à entendre son rire et il se tait.
S1 il rit avec le Roi,
c'est qu'il reconnaît dans son rire au
moins
de
une
"part "
rire
humain,
naturel,
un
rire
devant
l'imprévu,
un
rire
d'intelligence
devant
l'échec
des
sots
calcul
:
du
fauconnier637. . .
Lisons
mieux
cependant
La
Fontaine déclare qu'il n'aurait rien voulu perdre de ce rire
"même
pour
grand
empire".
Donnez-moi
le
plus
des
pouvoirs,
ce
un
je
préfère
ce
rire
là.
Plus
exactement,
qui
m1 intéresse,
royal dans
pas
même
roi,
ce n'est pas
le rire,
mais
empereur,
le rire du roi,
le rire.
mais
ce qu'il
y a de
Je ne veux pas être roi,
rire.
Dans
le
rire
du
j e
voudrais la part qui n'est pas rire de roi,
rire de dominant,
rire d'empereur,
rire de Fourmi.
Et les courtisans,
de quel rire rient - ils ?
Lui de crier,
chacun de rire,
Monarque et Courtisans. Qui n ' eût ri638 ?
Les Courtisans rient peut - être de ce rire d'intelligence,
humain, celui dont La Fontaine dit rire, mais rien n ' est moins sûr.
Ne rient- ils pas plutôt par politique, par désir d'obtenir, sinon
un empire, du moins, comme le Chasseur, quelque gratification, ou par
crainte, s ' ils ne rient pas,
de perdre leurs positions
?
"Qui
n ' eût ri" ? Premier sens, évident : chacun aurait ri, moi, vous
636.
Le Milan, le Roi et le Chasseur, (XII,12), vers 106-107.
637.
Sur ce caractère naturel du rire, voi r les propos de Gélaste : "Le plaisir dont nous devons fai re le plus de cas est toujou rs
celui qui convient le mieux à notre nature; car c'est s'unir à soi-même que de le goûter. Or y a-1-i1 rien qui nous convienne
1
mieux que le ri re ? ï 1 n est pas moins naturel à 1'homme que la raison"...
638.
Le Milan,
le Roi et le Chasseur, (XI1,12), vers 105-106.
-
288
Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p.178.
-
lecteur. .. Second sens, oblique : comment ne pas rire quand le Roi
rit ? S5 il rit, s' il pleure, on rit, on pleure. Aux obsèques de la
Lionne , le Cerf "ne pleura point. Un flatteur 11 alla dire, / Et soutint
qu ' il 1f avait vu rire 63 9 " . Voilà le Cerf en grand danger. . . Les
courtisans, "simples ressorts 640 ou "masques de théâtre 641 " doivent
accompagner les pleurs ou les rires du maître. Sinon, la mort, ou au
moins la chute, menace. Dès lors, - leur rire, loin d'être un plaisir
pur, est toujours mêlé d'intentions, troublé. Celui de La Fontaine,
au contraire, est rire pour rire, ni rire pour un empire, ni rire qu'on
abandonnerait pour un empire. Notre fabuliste se démarque de ces
"dépendants" avec qui le dominant partage son rire pour le rendre plus
bruyant, plus éclatant, pour faire
résonner "son antre 64 2 ", pour
manifester ainsi sa force et isoler mieux encore le dominé : le Chasseur
qui se croyait maître du Milan, probable détenteur d'une "fortune",
crie seul face à la troupe des rieurs, aussi perdu que certain Ane
parmi les cris de ses tueurs.
Le plaisir de dominer peut se distribuer plus subtilement par
des canaux divers à travers tout le système de domination«. La Fontaine
en donne un bon exemple dès la fable quatre du premier livre. Le Fisc
639.
Les Obsèques de la Lionne, (VIII,14),vers 28-29.
640.
Ibid. vers 23.
641.
Le Renard et le Buste, (IV,14), vers 1.
642.
Dans Les Obsèques de la L i onne, (VI11,14),vers 13, i1 ne s agi t pas de ri res, mais de cris.
643.
Les Deux Mulets, (1,4) vers3.
1
fait porter par un Mulet 1 ' argent de la Gabelle, "cette charge si
belle 643 ", signe et effet de son pouvoir sur les populations.
Le Mulet
porteur ne se contente pas de porter. 11 fait "sonner sa sonnette",
marche " d1 un pas relevé644", jouit fortement d? une apparence de
domination : il peut imposer à 15 autre Mulet sa sonnette, sa fiêre
allure... Illusion vite punie! Cette domination est fictive, et
porter tant de richesses attire les voleurs, "11 n' est pas toujours
bon d' avoir un haut emploi645" * il est excellent, en revanche, pour
le dominant, d'avoir des employés comme ce Mulet. De sa charge, en
effet, celui-ci "n'eût voulu pour beaucoup en être soulagé646". Faire
sonner sa sonnette, marcher d1 un pas relevé, c ' est pour lui suffisant
salaire. Que coûte-t-il au dominant ? Rien! Le dominant partage-t-il
effectivement un plaisir de dominer ? Nullement! Nul besoin même qu'il
en éprouve. Le fisc jouit-Il ? L'autre Mulet s'émeut-il même des
signaux de son camarade ? Lui porte-t - il envie ? Rien de moins sûr.
Le Mulet du fisc paraît absolument seul dans son fantasme de pouvoir.
Lui qui ne domine rien, il "se forge647" un plaisir de dominer, et le
fisc, fort peu voluptueux, le "mène à sa fantaisie 648" .
L ' analyse du rire des Courtisans et de la "gloire " , du Mulet
montre combien le dominant, même avec ses dépendants et ses employés,
et malgré certaines apparences, partage peu le plaisir de dominer.
Il n ' y aspire pas le moins du monde, mais il peut utiliser
1'aspiration d'autrui à le partager ou contraindre
manifester
qu'il
le
644.
Ibid., vers 5-6.
645.
646.
Ibid., vers 17.
Ibid., vers 4.
647.
648.
Le Loup et le Chien, (1,5), vers 30.
Le Lion et le Moucheron, (11,9), vers 8.
partage,
autrui
à
pour renforcer sa propre
-
290
domination. Ces pratiques sont rares dans l'oeuvre de La Fontaine.
Elles supposent, en effet, une organisation de la domination, une
administration, une cour, un conseil, toute une hiérarchie qui sépare
et lie le plus haut dominant et ses ultimes dominés... De tels systèmes
de pouvoir apparaissent dans le domaine politique, mais La Fontaine,
loin de s'y limiter, présente un très grand nombre de relations de
pouvoir qui ne sont pas de ce domaine, et qu'il ne faudrait pas, sous
prétexte que "tout est politique", traduire immédiatement en termes
politiques. Ces relations, qu'elles concernent le domaine de 1'amour,
du discours, de 11 économie sont, le plus souvent, relations à deux
partenaires : Amour et Psyché, Orateur et peuple, pédants et écoliers,
Cormoran et Poissons, Fourmi et Cigale... Dans la mesure où il goûte
le plaisir de dominer, comme la Fourmi, le dominant de ces relations
ne le distribue à aucun dépendant, ou à aucun employé : il n'en a pas.
Il j ouit seul, pour lui, contre son dominé. La Fourmi ne convoque
aucune autre fourmi pour lui faire regarder ou imaginer la Cigale
danser dans 1 'hiver, danser jusqu'à la mort où son refus 1'amène.
Encore une fois, et malgré tous les rires des Courtisans, toutes les
fêtes de 1'île enchantée, et toutes les entrées royales 649, cette
première fable
le
plaisir
donne
la
vérité
de
la
domination
:
de
^v*
,,,,.„..,,,, ......................,.
,,„,,„
dominer est solitaire.
B)
Le contrôle d!autrui.
649. Voir la Relation de l'Entrée de la Reine, O.D., p. 509-512.
-
291
-
La domination n'est pas pratique solitaire. Evidence : pas de
domination, sans relation à un autrui dominé. Qu'est-ce qu'un
dominant sans dominé ? Renaud, quand son valet s'enfuit n'est plus
qu'un "maître" jusqu"au cou dans les boues650". Même tiré de ce mauvais
pas, il reste un pauvre errant dans l'hiver, comme la Cigale 651.
Voyageur sans bagages et sans valet, il est au degré zéro de la
domination* Pendant qu'il souffre et risque la mort, son valet, dans
une auberge, "fait tirer du meilleur652"« Inutile de se risquer à aider
un maître qui ne paraît plus en position d'exiger une aide. Froide
logique : on ne peut plus me retenir, donc j e suis libre. On ne peut
plus m'empêcher de boire, donc j e bois : "valets ne valent guère 653
",
mais ils raisonnent impeccablement.
Certain Ane, pareil à ce valet, se délivre de son maître quand
1'ennnemi paraît : "Sauvez-vous, et me laissez paître654 " . Le Maître
n'est:
D U S
maître, mais "vieillard" qui fuit. Situation inverse de celle
du conte : le dominé n'a pas disparu. Loin de "tirer du meilleur" caché
dans quelque hôtellerie, il s'exhibe se "vautrant:, grattant, et
frottant, /Gambadant, chantant et broutant655 " . Il défie son ancien
maître,
vieillard qui voyage et qui fuit...
Tous les
3
650.
651.
L Oraison de saint Julien, Contes et nouvel les,Iî, vers "17.
Ibid., vers 116.
652.
Le voyageur semble consti tuer, dans l' univers de La Fontaine, une figure majeure de l'homme sans pouvoi r, et toujours en danger
de tomber sous la domination de quelque puissant, à l'inverse de qui se reti re comme le Soli tai re. Quelques exemples : le voyageur
1
de Phébus et Borée, le Pigeon qui voyage, ma i s aussi l auteur du Voyage en L i mous i n, ou Psyché poursuivie par les fureurs
de Vénus et la colère d'Amour... Le dominant,' au contrai re, tend à l'immobili té. 11 fige tout. 11 conserve. La Cigale voyage,
ou chante aux voyageurs. La Fourmi est chez elle, enfermée, bien calée sur ses réserves.
653.
L'Oraison de saint J uli en, Contes et nouvel les,11, vers 109.
654.
Le Vieillard et l'Ane, (VI, 8), vers 14.
655.
Ibid., vers 5-6.
dominants selon la Fourmi détestent pareils événements qui les nient
comme dominants.
Chez La Fontaine, le dominant est d'abord un vérificateur qui
aime 11 ordre, s'efforce de contrôler son domaine656, "regarde à
tout657", veut que rien n ' échappe à son oeil, que toute chose soit
en place. Un bon "père de famille" selon La Fontaine qui n'envie pas
"cet honneur", ne dort pas et ne "s1 attend pas aux yeux d' autrui658"
. Ainsi, il peut contrôler efficacement son territoire, et éviter les
pertes. Sa maj esté Lionne, comprenant, comme Colbert et Louis XIV,
1'intérêt d'un savoir exact, se soucie de connaître "de quelles
nations le Ciel 1'avait fait maître659" . Pas question de manquer cette
"cour plénière" . Même le Renard, pourtant fort réticent à visiter
le Lion660 , s'y rend... Le dominant veut voir, ou pouvoir voir, tous
ses sujets, non pour examiner leur être intime, leurs complexités
inutiles, mais pour vérifier qu'ils sont ce qu ' il veut qu'ils soient,
qu'ils parlent comme il veut qu'ils parlent, qu'ils sentent les odeurs
quf il exige qu ils sentent. Le dominant veut un écart minimmum entre
ses dominés et la représentation qu'il s ' en fait. L'écart nul serait
idéal661. Ses suj ets seraient de purs obj ets qu ' il n ' aurait
prendre662",
"qu'à
les gens
le
vivant
"de simples ressorts".
serait
Le dominant,
sa position dans la relation de pouvoir,
plus
du mécanique,
par
est.logiquement un
656. Quel plaisir de compter les coeurs dont on dispose!
8
L'un meurt, l'autre soupire, et l autre en son transport
Languit et se consume; est-i l plus douce chose! Clymène, Contes et nouvel les,î ï, p.794.
657. L'Oeil du maître, (IV,21), vers 30.
658. Le Fermier, le Ch i en et le Renard, (XI,3), vers 60-62.
659. La Cour du Lion, (VI!,6), vers 1-2.
660. Le Lion malade et le Renard, (VI,14).
661. Le dominé qui ne veut plus l'être ou qui n'est pas dominé se plaît au contrai re à s1 écarter : "Je m'écarte,
je va i s détrôner le Sophi.". La Lai tière et le Pot au lait,(VII, 9), vers 39. On entrevoî t là toute
la problématique du cl inamen, chez Lucrèce.
662. "L1oiseau n'avait qu'à prendre". Le Héron(VI1,4), vers 8.
-
mécaniste
:
il
293
croit
»
aux
liens
certains
cause
et
effet,
préfère les comptes justes aux incertitudes des flux
et
voudrait
voir
partout
des
machines
entre
dont
il
pourrait
prévoir les mouvements. Aussi,
quand La Fontaine,
de La Lionne,
ce n5 est point un jeu gratuit
parlant des courtisans dans Les Obsèques
fait allusion à Descartes
:
Peuple caméléon, peuple singe du maître;
On dirait qu1un esprit anime mille corps;
C5 est bien là que les gens sont de simples ressorts 663 .
Descartes - chacun sait cela - propose à 1
1
homme de devenir
"comme maître et possesseur de la nature664" . Il affirme aussi, selon
La Fontaine, que "La bête est une machine / Qu'en elle tout se f aie
sans choix et par ressorts665 " . Descartes fait des animaux ce que
663.
Les Obsèques de la Lionne, (Vï I î,14), vers 21-23.
664.
Descartes : Le Discours de la Méthode, s i x i ème part i e.
665.
Discours à Mme de La Sablière (IX),vers 31-32.
666.
"J'ai fai t parler le Loup, et répondre l'Agneau". Contre ceux qui ont le goût difficile (11,1), vers 10.
le monarque fait des courtisans, ou, plus généralement, la cour
symbolisant le domaine de domination, ce qu1un dominant prétend faire
de ses dominés. Comment ne pas conclure que la philosophie de Descartes
est une philosophie pour dominant et que le proj et cartésien est un
projet de dominant ? Le cartésianisme apparaît particulièrement à La
Fontaine comme une philosophie pour ce dqndriant envahissant qu !est
11 homme. De ce "maître et possesseur", les animaux, que le fabuliste
"fait parler666",
se plaignent
:
succédant au Discours à Mme de
La Sablière, la première fable du livre X montre 11 homme comme un
"animal pervers", "symbole des ingrats667". Cette succession de textes
n1 est pas un hasard. La fable porte en effet sur le terrain des
11 immense terrain des
relations homme/nature, mais aussi sur
relations de pouvoir668, la critique du cartésianisme que le Discours
concentrait sur un point apparemment très limité, bien qu'essentiel
par ses conséquences, la question de 11 âme des bêtes669 . On a souvent
observé le manque d'une
philosophie
politique
développée
chez
Descartes, Nous tendrions à croire que, pour La Fontaine, toute la
philosophie de Descartes est politique670, mais qu'elle s'ignore comme
telle parce qu'elle est celle du dominant sûr de son bon droit, et
qui ne peut penser son propre point de vue comme relatif. L'homme
n'expose pas ses raisons quand il tue la Couleuvre. Il la tue parce
qu'il la tue. Sa bonne conscience est totale. Il a la vérité, le droit,
la force, et il n ' a pas besoin d'une philosophie politique pour
expliquer ce qu'il fait.
La
ni
Fontaine,
la recherche
dans
le
cartésianisme,
d'une méthode pour connaître,
ne
ni
combat
certains
de
8
667.
L Homme et la Couleuvre (X,1) vers 4 et vers 12.
668.
A la fin de la fable, l Homme devient le représentant des "Grands" : "On en use a i ns i chez les grands./La raison les offense"...
8
vers 84-85.
669.
L i ens entre les deux textes :
A) le
Discours
f
ai
t
l'éloge
de
la
conversation,
cet
échange
heureux
entre
partenai
res
f% " \
égaux,
B)
8
la Couleuvre, par le biais du procès jtente d établir une conversation, même formel le, entre l
1
Homme et les animaux,
K
^
8
C) l Homme, tranchant le débat et la Couleuvre, montre ce qu'il est : un dominant selon la logique de la fourmi.
8
8
Le Discours à Mme de La Sablière suggère le modèle d une relation parfaite, diverse, toujours nouvel le tandis que L Homme
1
et la Couleuvre montre l impossibilité générale de cette relation puisque le projet humain de domination est partout à l'oeuvre.
8
Dès lors, renonçant au parler rapproché dans l espace îdéal du salon de mademe de La Sablière (ou, selon La Fontaine, chez Platon),
i l faut se résigner, quand interviennent des dominants - partout- à "parler de loin ou bien se taire".
670.
Par
ce
politique,
sens,
le
nous
rapport
entendons,
ici
homme/nature
seulement,
(quadrupèdes
tout
et
ce
qui
serpents)
concerne
est
aussi
les
poli
relations
t
i
de
que
pouvoi
que
le
r.
En
rapport
grands/gens.
ses résultats671 : de Descartes, selon lui,
53
on eût fait un Dieu/Chez
les paiens672" . Ce qu1 il combat, c9 est une philosophie politique
implicite de dominant. Quand 15 homme raisonne comme Descartes il se
pose comme dominant du monde,
s'imagine seul sujet pensant,
exige
la
mesure
refuse .. la diversité des voix,
exacte,
évite
............................................ multiplicité
-
206' -
la
des
expériences,
préfère
déduire
la vérité
de
quelques
principes673, et tend au mécanisme qui pense le monde comme un immense
assemblage de ressorts que 1! on pourrait comprendre. La Fontaine ne
se plaît ni aux mathématiques qui réduisent le réel aux nombres, ni
à la physique déductive que pratique Descartes. * 11 préfère la
physique d'observation, celle qui étudie les bâtons dans 1 ' eau674,
le flux du sang, les crues du Nil675 ou le mouvement des "clartés
errantes676" . Son modèle de physicien qui est en même temps son modèle
de roi - ce qui ne nous surprendra pas Charles II d'Angleterre, est
un roi physicien ob s e rva t eu r677. II sait voir à travers le télescope,
rectifier une erreur, et favoriser la connaissance. Roi -physicien
idéal, lors de sa découverte, il rit et fait rire, tant
que,
pour un bon épicurien,
le
il est vrai
savoir est plaisir, et
plaisir)que 11 on partage. Ce roi est 11 anti-Lion de la première fable
du livre Vil, mais il est aussi 15anti-Homme du livre X, et
671.
1l reprend, par exemple, ses idées sur la circulation du sang. Poème du Quinquina, O.D., p.65.
672.
Discours à Mme de La Sablière (IX), vers 54-55.
673.
Les vers 59-81 du Discours à Mme de La Sabl ière montrent parfaitement comment d'un côté "raisonne" Descartes (Principe puis
1
déductions) et, de l autre, comment raisonne La Fontaine : observations puis discussions et conclusions toujours à nuancer).
674.
"Quand l'eau courbe un bâton, ma raison le redresse". Un an i mal dans la lune, (VI1,17), vers 30.
675.
Voi r le Poème du Quinquina (O.D., p.70-71 ) pour la question des crues du Nil. Antoine Adam, dans une note, renvoie ici
à
Cureau
de la Chambre et à son Discours sur les causes du débordement du Nil. Mais i l nous paraît intéressant de rappeler Lucrèce qui
développe longuement le problème dans le chant VI du De Natura Rerum consacré aux tourbîlIons, aux vastes désordres occasionnés
par les flux.
!
J
676.
Le Songe d un habitant du Mogol, (XI,4), vers 29. Dans ces vers l astrologie se distingue mal de la science et paraît vouloir
s
chercher l origine de la dîversîté.
677.
Un animal dans la lune, (VIï.17).
11anti-théoricien. La Fontaine, contre Descartes - ou contre 11 idée
qu'il s1 en fait - joue la physique plutôt que les mathématiques, 11
expérience plutôt que le recours exclusif aux déductions de principe,
la physique des flux plutôt que la mécanique des solides. En même
temps, contre la logique de la Fourmi, il propose la diversité du réel,
la pluralité des voix, le délice et le charme des flux et du hasard.
Il est lui-même "chose légère", être ."volage", "papillon 678". De tout
cela le dominant a horreur. Allez compter les papillons.! Allez
calculer leurs trajectoires! Au dominant qui voudrait tout prévoir,
La Fontaine répond, avec humour et physique des flux,
dans On ne
s'avise jamais de tout.
Maints maris des Contes enferment leurs femmes, et échouent.
L'un deux, plus savant, mieux organisé, refusant tout aléatoire, croit
avoir mis en livre toute tromperie possible
:
Certain jaloux ne dormant que d'un oeil
Interdisait tout commerce à sa femme.
Dans le dessein de prévenir la dame,
Il avait fait un fort ample recueil
De tous les tours que le sexe doit faire679.
678.
Discours à Mme de La Sablière, O.D., p. 645-646.
679.
On ne s
1
avise j ama i s de tout, Contes et nouvel les, II, vers 1-4.
Pauvre calculateur qui croit tout prévoir, pauvre auteur qui
prétend tirer de son recueil une théorie générale des "tours"!
Fait-on le tour des "tours"
ordure680"
s'apprête,
tombe
sur
un
sien
?
la
"Fort à propos un panier
dame.
ami
Tandis
qu' elle
L1homme
profite...
d1
d'ordre
avait
oublié l'ordure,
les flux :
Foin, dit - il,celui -là
N'est pas dans mon livre"...
Mari jaloux, brûlez votre recueil
Sur ma parole, et faites en des cendres681.
Que le grand livre d'ordre, le livre de qui croit pouvoir tout
régenter ou prévoir, se disperse, se fasse chaos de cendres! "On -ne
s'avise jamais - de tout". Le dominant aurait la partie trop belle,
mais les calculs sont toujours faux, et pas seulement pour les femmes,
pour ce qui fait "notre joie682". Partout, les prévisions sont
incertaines, les possibles jamais complètement inventoriés. Le
dominant, malgré qu ' il en ait, doit se contenter de valeurs
approchées. Il ne peut que tenter de faire au mieux. Il cherche,
jusqu'à 1'obsession, à améliorer ses contrôles, à "connaître",
vérifiant et revérifiant, comme certain roi, les cheveux de ses
domestiques683 passant, comme certain maître, après ses serviteurs,
pour "regarder à tout". Peine perdue
:
L'ordure guette 1'ordre.
Le dominant pourtant ne se satisfait pas de 1'ordre et des
contrôles. Sa position en fait un personnage à double face : maintenant
1'ordre, il veut aussi du mouvement, voire un certain désordre. Quand
même il parvient assez bien, comme
Héron
avec
les
poissons,
680.
681.
ibid., vers 19.
Ibid., vers 26-27 et vers 37-38.
682.
La Femme noyée,(III,16),vers 4.
683.
Le Muletier, Contes et Nouvel les,11.
1 'Arabe
avec
Malc
ou
le
à contrôler ses domines, cela ne lui
suffit pas. Il s 1 ennuie. L'appétit manque. Il veut autre chose. C'est
que le plaisir de dominer ne s1 éprouve pas
à compter, à vérifier, à
regarder les poissons dans 11 eau que l'on surplombe. Un dominant ne
se satisfait pas de contempler l'ordre immobile684 ou les mouvements
réglés de ses biens685 : il veut de 11 imprévisible, du nouveau686, et
les comptes justes ne font pas sa "joie".
Aussi, après la prise, joue-t-il volontiers avec sa proie, comme
le Chat avec la Souris687. Jouant, il paraît risquer perdre. La souris
court, s 1 éloigne, se croit libre, et il la rattrape. Excellente
On dormait ici quand le roi,
Ayant ses raisons, et très sages,
Parmi des gens d'un haut emploi
 fait un vrai remu-ménage". A son Altesse Sérénissime Monseigneur le Prince de Conti, 1689, O.P., p. 710. '
685. te Héron ne s'intéresse pas aux "mille tours" que font la Carpe et
le Brochets.Le Héron, (VII,4),vers 5.
686. Rappelons ce vers célèbre d'Apollon : "I l me faut du nouveau, n' en fût-il point au monde". Clymène, Contes et nouvel
les,111, vers 35 =
- 208' 687. Voir ; A Monseigneur le duc de Bourgogne, (XII).
688. Le Loup et l'Agneau, (1,10),vers 1.
684.
occasion de réaffirmer son pouvoir. Désordre, remise en ordre,
plaisir. Pourquoi ne pas recommencer ? Nouveaux désordres, nouvelle
remise en ordre, nouveaux plaisirs.... Et le Chat n'en finit pas de
jouer avec la souris, ou la Fontaine avec le Prince... Le Loup, quant
à lui, sait qu'il va manger l'Agneau, mais pourquoi se presser ? \ll
donne à l'Agneau le temps de parler, de croire à sa justice, de
contredire des mensonges. Et l'Agneau, effectivement, parle devant
le Loup qui le laisse danser, agiter des raisons qui seraient
excellentes si la "raison du plus fort" n'était la "meilleure 688". Le
Loup prend le risque,
risque
de
voir
ou
11 apparence
plutôt
du
ses
accusations renversées, mais dès que 1' Agneau dévoile trop sa
mauvaise foi, dès que ses réponses risquent de troubler le plaisir
de le croquer, le Loup, trouvant, comme 11 Homme, mauvais qu1 on 1
' ait "convaincu689", emporte et tue sa proie. Le Loup contrôle
13Agneau, puis laisse s'établir un certain désordre690, jusqu'au
moment où ce désordre devenant dangereux, il interrompt Te dialogue.
"Fi du"plaisir/Que la crainte peut corrompre691!" Crainte ne n'avoir
pas raison, crainte de perdre le jeu... Ce ne sont ni le meurtre, ni
la dévorâtion, qui font le plaisir du dominant, mais le retard
volontaire du repas et le spectacle des justifications de 1'Agneau.
Sire Guillaume, héros de conte, pourrait mutiler un certain "faiseur
d'oreilles", mais, en procédant ainsi, il n ' aurait guère de "
fruit692" . Quand même il couperait à André " ce qu ' on coupe en
Turquie693 ", que gagnerait - il ? Il n' aurait que les "plaisir que
cause la vengeance694 " ! Il préfère évidemment s'ébattre devant André,
avec sa dame, et lui raccommoder un peu le moule. . . André "jugea
des coups, mais ce fut sans rien dire". Triple plaisir pour Guillaume
: j ouir de la "commère", venger son propre déshonneur, être vu par
André qui n'en peut mais. Vrai plaisir de dominant ! Pour 1'obtenir,
Guillaume ne se contente pas de contrôler la présence d'André dans
la ruelle,
il ruse,
de sa propre femme,
invente
prend le risque d'une rébellion
d'un refus de la
689.
L'Homme et la Couleuvre, (X,i),vers 79.
690.
11 faut rapprocher la question du Loup (Qui te rend si hardi... ) de la ques t i on de la Fourmi(Que faisiez-vous..). Seulement,
3
le Loup n'a pas su élaborer une tactique a deux temps, et l'Agneau, loin de chercher
offenser, comme l ose la Cigale, répond
à
clef
avec
érence au "sire", et cherche par tout moyen à réduire sa "colère". 11 ne répond pas : "Je bois, ne vous déplaise".
Il cherche à exploiter la plus mince apparence de justice dans l'attitude du Loup.
691.
692.
Le Rat de ville et le Rat des champs, (I,9),vers 27-28.
1
Le Faiseur d oreilles et le Raccommodeur de moules, Contes et nouvel les,11, vers 141.
693.
Ibid., vers 131.
694.
Le Cheval s'étant voulu venger du Cerf,(IV,13),vers 31.
-
300
-
femme d'André, et même d'une réaction imprévue de celui-ci ...
Risques minimes695 . Incertitudes fictives. Jeu. Jeu qui multiplie le
plaisir, et dont on peut sans doute tirer morale : le dominant joue
quand II est sûr de son domaine696, ne
l'élargir,
et
vise
à
veut
renouveler
ou
ne
peut
le
plaisir de dominer6'7.
Ce
jeu
n'est
toujours désirable
apporte
pas
pas
:
toujours
le
risque
possible,
étant
ni
nul,
n1
il
de
f g l o i r e P o u r éprouver vraiment et intensément, le plaisir de
dominer, le dominant est tenté d f élargir son domaine, de prendre ainsi
des risques, à moins qu'il attende, comme la Fourmi, que le dominé
potentiel entre chez lui, tombe dans ses pièges. Situation assez rare,
et insatisfaisante car la gloire qu'en tire la Fourmi est nulle.
Personne, sinon la Cigale, ne la voit jouir. Personne ne la loue pour
des dangers qu'elle aurait vaincus. Elle ne s'en soucie d'ailleurs
pas : elle domine sans gloire, riant pour elle, et en toute sécurité.
Déjà le Renard, parlant à la cantonade, cherche sans doute à être
entendu des "hôtes de ces bois". La Grenouille désire que sa "soeur"
constate bien son apparence de puissance, et le Mulet du fisc secoue
sa sonnette pour être vu. Dans les premières fables, le thème de la
gloire se met ainsi en place. Il manque en revanche à La Cigale et
la Fourmi qui n 1 épuise pas les potentialités de ce que nous appelons
logique de la Fourmi
:
la Fourmi,
n5 est pas
point aventurière,
695. "Si re Guillaume était armé de sorte/
5
Que quatre Ândrés n'auraient pu l étonner(vers 126-127).
696. Exemple : lorsque Vénus est sûre de tenir Psyché, plutôt que de la faire mourir aussi tôt, elle la soumet à des épreuves.
697. Le Héron, vraiment sans appéti t, même de pouvoi r, ne songe pas à s 1 amuser des poissons. Ce sont eux qui font, pour leur propre
plaisir, "mi lie tours".
-
301
insecte à partir en conquête» C)
-
L1 expansion.
Si la Fourmi reste chez elle,
1f être
-
en
sort
le dominant - ou qui veut
volontiers.
Le
Loup
quitte
son bois,
le
"la forêt prochaine"698,
Lion
Lombardie
puis
sa
cour699,
1 'Arabe son château,
et
Alexandre
le roi de
sort
de
Grèce,
de
Perse,
pour
aller en
Inde
"troubler
le
repos
d'une
nation
qui
ne
lui
en avait
meilleur usage
que
donne
lui
aucun sujet,
des
bienfaits
et
de
qui
faisait
la
un
nature".
"Qui
1 ' obligea de passer en Indes qu5 une ambition insatiable701 "
?
Pour lui,
comme pour tant de créatures,
point dont on parle sans cesse,
"Rien de trop est un
et qu'on n' observe point 702" .
"L'Alexandre des Chats" est tout aussi insatiable
:
J'ai lu chez un conteur de fables,
Qu'un second Rodilard, 1'Alexandre des Chats,
L'Attila, le fléau des Rats,
Rendait ces derniers misérables.
J'ai lu, dis-je, en certain auteur,
Que ce Chat exterminateur,
Vrai Cerbère, était craint une lieue à la ronde
voulait de souris dépeupler tout le monde703 .
: Il
Le conquérant n ' en finit pas d'exterminer ou d'acquérir de nouveaux
dominés. Quand il a "détrôné le Sophi" il se veut roi. Quand il est
roi, il veut voir sur sa tête "les diadèmes
698.
699.
Le Lion, (XI,1),vers 5.
Joconde, Contes et nouvel les,I, vers 241-271.
700.
Comparaison d'Alexandre, de César et de Monsieur le Prince, O.D.
701.
702.
Comparaison d'Alexandre, de César et de Monsieur le Prince, O.D., p.687.
Rien de trop(IX,11), vers 27-28.
703.
Le Chat et un vieux Rat(Iii,18),vers 1-8.
704.
La Laitière et le Pot au lait, (VII, 9), vers 39-41.
ours
plus
de
diadèmes.
pleuvant 704" .
Touj
, p.687.
Touj ours
plus de domines. Voilà le flux, la pluie, 11 abondance qu' on ne
dénombre pas.
Qui prétendrait compter la pluie ?
"Ambition insatiable", écrit La Fontaine à propos d'Alexandre.
Cette ambition est-elle trait d'âme ou fait de position ? "Ces choses
là ont deux faces705". Si Alexandre n'est pas César qui n'est pas
Monsieur le Prince, l'ambition est un des "deux démons" qui "à leur
gré partagent notre vie706". Tout homme y sacrifie, bergers707, César
et Monsieur le Prince..» Ce dernier," pourtant, la maîtrise mieux
qu'Alexandre, plus jeune et sans culture, qui s'y abandonne. Quant
aux bergers, après quelques expériences décevantes., ils savent y
renoncer. Alexandre, au contraire, manifeste comment une position
dominante tent à stimuler toujours plus ce " démon " qu ' un mot de
roi, parfois, ou même un songe708, suffit à animer. Alexandre 'est donc
un excellent révélateur, mais l'ambition est partout,
comme la mort.
Désir premier de chaque créature - dès la Cigale -ne pas mourir.
Le Corbeau a un fromage, il peut vivre, mais il voudrait être Phénix,
oiseau immortel. Cela seulement ferait sa " j oie 709" . Alexandre a
des territoires, il pourrait s ' en satisfaire, mais il voudrait être
705.
706.
707.
708.
709.
710.
711.
Comparaison d'Alexandre, de César et de Monsieur le Prince, O.D., p. 689.
Le Berger et le Roi,(X,9), vers 1.
Voir Le Berger et le Roi, (X, 9) et Le Berger et la Mer, (11,2).
Voir Le Berger et le Roi, (X,9), vers 16-17. Voir La Laitière et le Pot au lait (VI1,9), vers 30-41.
Le Corbeau et le Renard(I,2),vers 10.
Comparaison d'Alexandre, de César et de Monsieur le Prince, O.D., p. 690.
Voir La Mort et le Mourant, (VIII,1),45-47 : J e
3
t ai fai s voi r tes camarades,
Ou morts, ou mourants, ou malades.
Qu'est-ce que tout cela, qu'un avertissement ?
-
303
-
Dieu. "II tâche à se persuader à lui-même qu ' il est le fils de
Jupiter710" . Difficile de s ' en persuader car la mort menace,
et
avertit711
:\ nul ne peut se croire immortel sans folie.
Le Lion malade
a beau souper du Loup, s 1 envelopper de sa peau, il
mourra712. Faut-Il alors renoncer à la joie, et consommer
dans l'angoisse son fromage713 ? Peut-être pas, Si je ne puis
me persuader que je suis fils de Jupiter, Phénix, ou qu'on
trouve "remède à la vieillesse714", je puis espérer qu1
autrui m'en persuade. Je renonce au conseil d'Esope "Ne
t'attends qu'à toi seul715", mais quand tous me disent Dieu,
je
le
suis...
Alexandre
a
recours
a
des
moyens
extraordinaires pour convaincre les populations de sa
divinité :
Contraint par ses soldats de retourner en arrière et d'abandonne]
Alexandre sort du reél, de l'histoire, il refuse la
contrainte et construit son mythe. Au moment où ses soldats
semblent limiter son pouvoir, il multiplie les signes de
sa feinte grandeur. Il faut que chacun sache, dise, et
répète qu'Alexandre, ou Néron717, sont des hommes grands.
Ainsi, peut - être, Alexandre et Néron le seront - ils.
Quand Le Renard assure au Corbeau qu ' il est "le Phénix
des hôtes de ces bois", le Corbeau "ouvre un large bec".
Il s'imagine déjà, comme Alexandre, supérieur à ce qu'il
est. Il veut "montrer sa belle voix" .
Si on 1 ' acclame,
712. Le Lion, le Loup et le Renard (VIII,3).
713.
C'est peut-être ce que fai t la Fourmi, stockant sans trêve pour retarder la mort, et consommant secrètement, pour elle.
714.
Ibid.,vers 2.
715.
716.
L Alouette et ses petits avec le maître d un champ, (IV,22),vers 1.
Comparaison d'Alexandre, de César et de Monsieur le Prince, p.690. La Fontaine racontai t déjà cette anecdote, en rapprochant
8
a
Alexandre et Richelieu, dans la Relation d'un voyage de Paris en L i mous i n, O.D., p.550 : "I l ava i t de ces vanités que beaucoup
de gens blâmeront, et qui sont pourtant communes à tous les héros : témoin celle-là d'Alexandre le Grand, qui faisai t laisser
où il passai t des mors et des br i des plus grandes qu 'à l•ordinai re, afin que la postéri té crût que lui et ses gens étaient
d'autres hommes, puisqu'ils se servaient de si grands chevaux".
717.
il
11 "se fi t tai11er en colosse, et se crut bien grand quand il eut fai t fai re de lui une statue de cent pieds de haut". Ibid.,
p.290.
sera Phénix,
qui n ' est
pourtant pas célèbre pour son "ramage". Le Phénix est oiseau
d!immortalité, oiseau qui renaît toujours de ses cendres, comme le
soleil, peut-être comme le Christ, un oiseau dont on nous vante les
couleurs rutilantes, une sorte d'anti corbeau noir718. C' est ici que
le flatteur "sait bien son métier719" : avant de dire au Corbeau qu
' il est le "Phénix", il vante son "ramage", et son "plumage". Trois
-
212' -
affirmations se suivent : vous avez un beau plumage, je suppose que
votre ramage est aussi beau, vous êtes donc, par votre plumage et par
votre ramage,
A) Le
plumage
le Phénix.
plumage
du
Progression :
existe
Corbeau.
et
Ce
il
est
propos
possible
du
Renard
d'aimer
est
le
assez
vraisemblable.
B) Le ramage du Corbeau est df existence douteuse : nul, en
Europe, n ' a jamais entendu un corbeau chanter merveilleusement.
Ce
propos du Renard est peu vraisemblable.
C) Le Corbeau n ' est pas et ne peut pas être le Phénix qui,
lui-même, est oiseau mythique. Ce propos du Renard est absolument
invraisemblable.
Ces trois éléments sont nécessaires. Le Corbeau est sensible au
compliment sur ce qu' il a, mais il rêve d'avoir de ce qu ' il n 5 a
pas, et surtout d1 être ce qu5 il nf est absolument pas. Content de
son plumage, il veut croire qu ' il a un beau ramage, et plus encore
qu'il est oiseau immortel. Le Renard est bien habile : il donne au
Corbeau une raison impérieuse de chanter
718.
Voir
719.
Le Loup et le Chien maigre, (IX,10),vers 32.
Jean
Chevalier
et
Alain
Gheerbrant
:
Dictionnaire
-
305
des
symboles,
:
Laffont,
sa belle voix
collection "Bouquins", 1982.
-
manifestera sa nature
Phénix,
comme
les
grandes
mangeoires
laissées
par
Alexandre
manifestent la nature divine de ce dernier. Si le Renard avait
seulement vanté le chant, s1 il n1avait pas parlé Phénix, le Corbeau
aurait pu douter de la qualité de son chant, et il n' aurait peut-être
pas chanté. Mais puisqu'on lui dit qu'il est Phénix, et qu' il ne veut
rien tant que l'être, il perd toute inquiétude sur son chant, "montre
sa belle voix" non pour prouver sa qualité de chanteur, mais, par elle,
sa nature Phénix. Ouvrant "un large bec" il se fait aussi grand qu'il
peut, se prépare à jeter au monde des signes de sa grandeur. Il oublie
le fromage, le réel, se croit déjà immortel...
Pas de bon flatteur qui ne soit savant» Maître Renard sait
1'origine de 1'ambition : le désir de ne pas mourir, le désir d'être
Phénix, désir présent en tout vivant. Il sait qvfe que le Corbeau,
ou quiconque 1 ' écouterait720 , ne connaît pas de j oie pleine sans
se croire immortel. La certitude de mourir trouble " e plaisir, rend
inquiet721. L ' ambitieux n'échappe à cette inquiétude qu'en passant
par autrui, qu'en lui prouvant qu'il est plus que ce qu ' il est par
des signes tangibles de sa grandeur, grandes mangeoires ou musique...
Pour se convaincre qu ' il ne mourra pas, il doit d ' abord en convaincre
autrui,
et pour cela paraître grand.
Démonstration jamais achevée : il faut touj ours recommencer,
ou,
720.
comme Alexandre,
disparaître
pour
laisser le mythe
Sauf peut-être le sage que la mort ne surprend point, et qui accepte de mourir» Voir La Mort et le Mourant, (VIII,1).
721. La possession d1 un fromage même ne lui procure aucune joie. Notons qu'il ne le mange pas, pas plus que le Héron ne mange les
poissons.
L'ambitieux doit s1 engager
fonctionner de lui-même.
dans
une
logique
infinie
:
il
doit
paraître
toujours
plus
grand
qu3 il
tant
n' a
pas
15 inaccessible
atteint
absolu,
11 état de Phénix,. de Dieu,
ces soucis.
coup
le
Phénix.
Le Corbeau n'a pas
bec tenant son fromage722,
Sans projet,
pratiquement le temps
ou de Boeuf...
il ignore
il s1 imagine pouvoir être dfun seul
:
"Vous
êtes"...
"A ces mots",
il
chante...
Brève
histoire!
plus,
Le
Renard
n' en
demande
pas
et
1'illusion tombe avec le fromage.
s1 il
lui
gérer son image,
il
garder son public,
Phénix,
touj ours
Phénix,
sous
Mais si le Corbeau devait
fallait persévérer dans
lui
peine
1'être
faudrait prouver qu'il
de
ne plus
1 1 être.
est
Comment
le
ferait- il
?
sans
ouvrir
un
bec
touj ours
large 723
plus
Dès
qu ' on entre
pratique
dans
d'être
la durée,
absolument
et
qu'on mesure
Phénix,
le
1'impossibilité
désir
obsédant
de
15
êcre
"contraint"(Voir
Alexandre)
à
1'expansion
continue.
15 expansion
Que
cesse,
et
la
j oie
disparaît.
Il
faut
large bec.
Voici
donc
ouvrir davantage,
davantage encore,
le
Grenouille qui se veut faire aussi grosse que le Boeuf
La
:
Elle qui n'était pas grosse en tout comme un oeuf, Envieuse s'
étend, et s1enfle, et se travaille tour égaler 1'animal en
grosseur.
La
3 qu'elle
fable
est
2
montre
11 origine de
logiquement
1'ambition,
"insatiable".
la
S'étendre
fable
ne
722.
Voir La Cigale et ta Fourmi qui fini t par "maintenant" dont nous avons donné plus haut une analyse. Le premier verbe de Le Corbeau
et le Renard est "tenait"
723.
Les voyel les à la rime dans la Fable paraissent figurer l'ouverture, puis la fermeture : é( ouverture moyenne),a(ouverture maximale
déjà suggérée), é, a, o, o (ouverture moyenne), a, a, a, a , a, a(ouverture maximale), eu, eu( fermeture du "eu" central ), ou,
ou (poursui te de la fermeture), u, u( le u est la voye1 1 e d'avant la plus fermée). 1 1 suffit de dire les unes après les autres
toutes les voyelles finales pour voi r sa bouche dessiner le mouvement du bec du Corbeau, et le passage de l'état neutre, à l a
joie, puis à la déception.
-
214
-
suffit pas.
cesse
S'enfler
pas
davantage.
La
Grenouille
ne
de
grossir,
comme
Alexandre
expansion
ne
finissant
qu'avec
la
de
conquérir,
mort,
qu'ils
leur
voudraient,
justement,
éviter.
déception
Leur
vie
est. alternativement
joie
et
:
j oie des
conquêtes nouvelles,
déception
de
n'être
pas
du tour de
encore
taille élargi,
absolument
Dieu
et
ou
Boeuf.
Pour oublier la déception,
s'étendre
par
encore.
La
retrouver la joie,
pauvre
leur faut
angoissée
sa
volonté d'atteindre 1 'absolu,
de
Grenouille,
il
ses
progrès,
ne
si elle se réjouit un instant
reçoit
de
sa
soeur
que
des
réponses
décevantes
:
Regardez bien, ma soeur; "^Sst-ce assez ? Dices-moi. N'y suis-je
point encore ? Nenni.-M'y voici donc ? -Point du tout.
-M 1
y voilà ? -Vous n'en approchez point.
H
Dialogujg_Qiag;ital
:
la
Grenouille
"se
travaille"
pour
U que sa soeur la "persuade724" qu'elle est pareille au Boeuf.
1
,| Sans
cette soeur, son égale, qui n • est pas sa dominée, son eni -ure serait
absurde. Comme les Athéniens -pour Alexandre qui les estime, cette
soeur est public725 . Le Renard, quant à lui, se propose comme public
du Corbeau. La présence d'un public est nécessaire à l'ambitieux :
sans cette conscience qui regarde continûment son expansion 726, en
témoigne, et 1'interprète
724.
comme
un
signe
d'immortalité,
Voir Alexandre qui ne peut se persuader à lui-même qu'il est fils de Jupiter88. Comparaison d'Alexandre, de César et de Monsieur
le Prince, O.D., p 690.
725.
726.
"0 Athéniens, pourriez-vous bien croire combien de travaux j'endure pour être loué de vous".Ibid. #- p. 684. Notons la
3
présence dans cette formule d'Alexandre, comme dans la fable de la Grenouille, du travail : l ambitieux est prêt à toutes
les peines, à toutes les douleurs pour être reconnu.
Psyché se lasse ainsi du spectacle de ses nouvelles richesses : "L'émail des parterres, celui des prés, et celui des pierreries,
1
commençaient à lui être égaux; leur différence ne dépendait plus que des yeux d autrui". Les Amours de Psyché.et de Cupidon,
p.160.
cette
expansion
serait vaine727. Distinguons, comme La Fontaine dans les premières
fables, position du public et position du domine : tout dominé est
public du dominant, mais tout public n'est pas dominé. Dans La Cigale
et la Fourmi, la Cigale est simultanément dominé et public de la
Fourmi728. Dominé, elle souffre de son rire; public, elle en témoigne.
Le Corbeau, en fin de fable, . est également public et dominé du Renard;
la distinction se précise avec les fables trois et quatre : la soeur
et le second Mulet ne sont que public. La Grenouille qui enfle ne domine
pas sa soeur qui la regarde729, le Mulet qui fait "sonner sa sonnette"
ne domine pas le Mulet qui chemine avec lui. "L'ennemi se présentant"
détruit ses illusions730, 11 "se sent percer de coups731". 11 est
"malade",
constate son "regardant"...
L ' ambitieux - et , bien sûr le dominant ambitieux -veut du
public pour jouir. Le public est son soutien, mais chercher ce soutien
peut devenir dangereux. Rien ne le montre comme une histoire de Tortue.
Pour voyager, "l'animal lent" se fait porter par deux Canards
qui
tiennent un bâton qu'elle serre,
quant à elle, dans sa
727. C'est ainsi que dans Les Deux Coqs, ( V11,12 ), le Coq vainqueur monte sur les toits pour "chanter sa
victoire". Dans A femme avare galant escroc, quand il a vaincu la femme de Gasparin, "Gulphar alla tout
droit/Conter ce cas, le corner par la vil le,/le publier, le prêcher sur les toits(vers 67-70).
728. Roland Barthes distingue clairement trois rapports au "pouvoir" : "Quelle relation puis-je avoir avec un
pouvoir, si j e t n'en suis m" l'esclave, ni le complice, ni le témoin" ? fragments d'un discours amoureux,
Seuît, 1977, p.106.
729. La fontaine appelle volontiers le public "les regardants". L'un et l'autre Soleil, unique en son espèce,/Etale
aux regardants sa pompe et sa richesse".Les Amours de Psyché et de Cupidon, p.185. " Elle tombe, elle crève aux pieds des reg ardants".
730.
La Tortue et les Deux Canards(X,2), vers 31.
Voi r aussi L'Ane portant des Reliques(V, 14). Cette fable du livre V ne répète pas simplement cel le du livre I : el le montre
d'autres objets fondamentaux qui peuvent servi r de signe de pouvoi rs (les reliques, le savoi r). A i ns i se consti tue une
t r i ade (argent/sacré/savoi r) essentiel le pour la problématique du pouvoi r.
731.
Les Deux Mulets,
(1,4),vers 12.
"gueule".
Voilà son seul soutien réel pour s 1élever
dessus le monde,
._La Tortue enlevée on s 1 étonne partout De voir
aller en cette guise L1 animal lent et sa
maison,
Justement au milieu de 1' un et l'autre Oison.
Miracle,
criait-on» Venez voir dans les nues Passer
la Reine des Tortues.
La Reine : vraiment oui; je la suis en effet;
Ne vous en moquez point. Elle eût beaucoup mieux fait
De passer son chemin sans dire aucune chose;
Car lâchant le bâton en desserant les dents,
Elle tombe, elle crève au pieds des regardants 732 .
A la Tortue, Les "regardants" n' accordent que des acclamations
moqueuses, mais ces acclamations, qu'elle n'attendait pas, que les
Canards ne lui avaient pas promises733, la mettent en appétit. Elles
excitent son désir d'authentiques louanges. Elles lui révèlent et lui
refusent simultanément ce qu ' elle veut être : "La Reine : vraiment
oui ; j e la suis en effet. Ne vous en moquez point " . Prétendant
interdire les rires qui la font Reine, rendent éclatant son être Reine,
et 1'annulent, la Tortue dit quatre fois la même chose et insiste touj
732.
La Tortue et les Deux Canards, (X,2)vers 21 -31. On reconnaît dans le vers 31, le vocabulai re ("crêver", "regarder") de La Grenouille
qui se veut fai re aussi grosse que le Boeuf. On y reconnaît aussi "tomber" de Le Corbeau et le Renard : la Tortue, pour quelques
mots de trop, laisse comme le Corbeau tomber quelque chose, mais cette chose, c'est elle.
733.
Les Canards, comme la Grenouille au Rat((IV,11),vers 11 -19) lui ont promis de voir, pas d'être vue : "Vous verrez mainte républi
que,/Ma i nt royaume, maint peuple". Mais on comprend vite, comme dans Les Deux PigeonsÇvers 26-29) que "le dés i r de voi r"
masque un dés i r d'être vu voir.
734. Parodie du cogi to cartésien : vous di tes donc je suis...
ours plus sur 1'être : La Reine (1) , vraiment oui (2 ) ; j e la suis
(3 ) effet (4)
734
" . Hélas pour elle, plus elle affirme son être, plus
elle prépare sa chute et suscite le rire des lecteurs, ou de La
Fontaine, autres "regardants" très cruels.
Ses paroles, en tout cas, nous font mieux approcher les raisons
de 1'ambitieux. Notons au préalable que la Tortue ne paraît pas se
soucier d 1 immortalité, contrairement à Alexandre « Tout son propos,
c1 est de s 1 affirmer Reine et d 1 insister tant et plus sur la réalité
de son être Reine. Cependant, veut-elle être Reine, ou éprouver
qu'elle est ? Le souci de la Tortue est-il d'accéder au pouvoir ou,
plus fondamentalement, de sortir de "son trou", de quitter 1 1
indistincte obscurité où 11 on ne sait ni qui l'on est ni que 1 ' on
est735 ? Il nous semble que le travail de La Fontaine dans le vers 27,
en appuyant sur les adverbes et le verbe qui dit l'être, vise à
manifester ce que cache l'ambitieux désir d'être la Reine : l'angoisse
ne pas éprouver que 1 ' on est736 . Ce que la Tortue craint, ce n '
est pas la mort, mais d ' être déjà morte. "Lasse de son trou", elle
veut "voir le pays737" : elle s ' accroche à la "machine" des Canards
pour éprouver qu3 elle est en étant ailleurs. De même, elle s ' accroche
au mot Reine pour accéder à 1 ' êcre Reine, et, par là, s'éprouver
être en manifestant qu'elle est. Son élévation par les Canards montre
pourtant sa fragilité. Elle n ' est que suspendue au dessus du vide,
fragile, promise à la crevaison au moindre mot qui dira 1f être. Dès
qu'elle dit qu'elle est, elle n'est plus. Retour au trou !
Leçon
:
le désir d'immortalité est,
pour l'ambitieux,
735.
736.
Deux fables plus loin, au contrai re, l'Enfouisseur "aima mieux la terre". L'Enfouisseur et son Compère, (X,4),vers 20.
83
C'est sûrement ce qu'il faut li re dans l'ennui, ou 1'humeur inquiète"(vers 20) d'un des deux Pigeons
737.
La Tortue et les Deux Canards, (X,2),vers 1. Rien de plus commun que l'association trou/mort.
une
forme
du
désir
d'éprouver
qu'il
est738".
-En
lançant
aux
"regardants" son "je la suis" presque obsessionnel, la Tortue veut
chasser l'angoisse de n'éprouver nullement l'être,
d'être sans désir
d'être739.
Revenons au Phénix. Quand le Renard appelle Phénix le Corbeau,
ce n'est pas simple promesse : il le ressuscite, il le rend Phénix.
Maître Corbeau, sur un arbre perché,
Tenait en son bec un fromage «
Que fait le Corbeau sur - son arbre ? Il ne ' mange pas, ne chante pas,
ne prend pas, ne joue pas, ne jouit pas. Il n'est même pas "en
sentinelle" comme certain "Coq" "adroit et matois 740 " . Rien n ' indique
qu ' il ait vu venir de loin le Renard. Pour lui, la parole du Renard
sort du néant741. Le Corbeau ne s ' inquiète de rien, vit sans désir 742
, et même sans ennui. Le Fromage ne le tente pas, ne 1 ' écoeure pas.
Son seul acte - mais est- ce un acte - consiste à "tenir" . Supporté
par 1'arbre, il est le support du fromage, mais depuis quand ? Jusqu'à
quand ? :L'imparfait efface les { limites, il marque ici 1'indéfinie
répétition du même. Ce Corbeau est - il un sage épicurien ? Sûrement
pas : perché et tenant,
d ' être
738.
Rien
à
sage,
voi
r
avec
il
s ' est
sans désir,
la
volonté
épicurienne
retiré
sans
de
"joui
Amours de Psyché et de CupidonÇp. 203), n'est
11 cherche à joui r de ce qu ' i l est. Par ai l leurs,
r
flux 743 .
du
j oie,
de
soi".
sans
L'épicurien
,
Loin
mouvement,
comme
pas inquiet quant à son être. 11
l'ambitieux joui t par autrui et en niant
le
vieillard
sai
t
qu'il
des
est.
. autrui. Le vieillard de Psyché et tous les sages ne s'attendent qu'à eux-mêmes pour joui r.
739.
740.
Ici, appét i t d'être la Reine et de donner des ordres.
Le Coq et le Renard, (11,15), vers1-2.
741.
Pour
tour,
La
Fontaine,
anime
le
dés
c'est
i
généralement,
r.
Le
Cas
de
le
dés
i
r
conscience
en
qui
fait
relatant
742.
montre bien cela.
Voir Le Héron et La Fille, (VII, 4).
743.
Contrai rement à l'Agneau, il ne se "désaltère" pas dans le courant.
que
l'on
comment
voit,
Anne
ma
voi
t
i
un
s
la
vision,
homme
se
à
baigner
son
nu
312
ï
il
est,
en
somme,
f?^
comme
mort744,
Corbeau noir. Voici le Rouge Renard :
Vous êtes le Phénix des hôtes de ces bois. A ces mots
le Corbeau ne se sent pas de joie.
La sensation de joie est si forte que le Corbeau est au-delà de la
sensation. Il est tout entier joie, jouissance. Lui qui "tenait"
seulement, il se laisse voluptueusement déborder par la pression
interne « Pour que passe le flux, il ouvre un large bec..* Comme .le
Phénix, ce quasi mort ressuscite.
L 1 ambitieux est ce Phénix qui meurt s1 il perd les voix qui
désignent.
qu5 on
le
Qu3 on souffre par lui
le vénère
ou
qu1 on
le
le
ou qu!on l 1 admire,
craigne,
à
condition
qu 1 on
lui manifeste, Il vit. SI d'aventure on lui refuse ces signes positifs,
il se démène éperdument pour ne pas se dissoudre745 . La Grenouille enfle
et enfle toujours. La Tortue qui entend le rire parmi les louanges
ordonne qu'on ne se moque pas. Le Berger, lui même, quand l'Ermite le
critique,, refuse d'entendre, rit, et garde sa position de pouvoir.
S'il obtient satisfaction, cependant, si on le reconnaît, l'ambitieux
se lasse vite des discours qu'on lui tient.
ou les plaintes
Dès que
les
louanges
sont acquises, il retombe en cendres. Comme le Phénix,
ou comme le Soleil, il n f existe plus, mais il n'en reste pas là. Il
cherche à renaître encore. Puisque la Perse l f ennuie, il va troubler
744. Est-ce vivre à votre avis,
Que de fuir toutes compagnies,
Plaisants repas, menus devis, Bon
vin, chansonnettes jolies.
En un mot, n'avoir goût à rien ? A ,M. de Vendôme, O.D., p.715.
745. La dissolution dans l ranoji¥jî.§t est une des premières formes de cette d^sqluj;jj^
enthousjjsme^la Tortue, comme le Corbeau, c'est qu'on leur donne un nom ; la Reine des tortues,^;
?
v
w:
ou ïl_.Phénjxj Grâce à ces noms, ils sont. L'ambîtieux_sem.bat_£our ........... unjQPJP- i-a f6ntaTne 7' l36h
flatteur, sai t..dans ses propres louanges fort Bien distribuer" les noms. .............
*
i
ï
..
les Indes. 11 "va en conquête746"... 11 lui faut des contrées toujours
plus lointaines, une enflure toujours plus considérable- Qu'à terme,
cette logique lui soit mortelle, il le néglige. Peu "sage", aveuglé,
passant continûment des "joies" aux déceptions, il "se travaille" pour
entendre les cris du public, et y trouver moyen d'oublier qu'il ne sera
et d'éprouver qu'il est747.
plus,
L'ambitieux, même s 1 il est "à la tête légère748", même s'il vole,
tenu par autrui, au dessus du vide, ne veut pas être "chose légère 749",
mais peser, se charger de "marques d'honneur 750", "entasser conquête
-sur conquête751", se distinguer752, sentir par là qu'il est et savoir
ce qu'il est.
être75i,
L ' ambitieux
refuse
la
légèreté
de
son
une
légèreté que La Fontaine aime et rappelle toujours davantage
en modulant ainsi un thème qui l'oppose à Descartes.
Chacun sait qu'après le temps du doute,
le Discours de
la Méthode se retourne sur le cogito. Descartes tient soudain
chose
746.
747.
de
si
solide
"que
toutes
les
quelque
plus extravagantes
La Mouche et la Fourmi, (IV,3) vers 18.
8
"Est-ce l intérêt de la France qui vous fait aller braver les hasards, ou si c'est celui de votre gloire ? Je ne démêle pas
bien la chose. Peut-être même y va-t-il de votre plaisir : ce que je n'ose presque penser : nec tibi tam dira cupido. Cependant
!
vous autres héros seriez bien fâchés qu"on vous laissât vivre tranquillement. Comme si la vi e n étai t rien, et que sans elle
la gloire fût quelque chose! Vous croyez être demeurés au coin du feu, à moins que vous ne vous alliez brûler sur le mont Oeta,
de même que fit Hercule". A son Altesse Sérénissime Monseigneur le Prince de Conti,
748.
La Tortue et les Deux Canards, (X, 2), vers 1.
749.
Discours à Mme de La Sablière, O.D., p.645.
750.
751.
Le Combat des Rats et des Belettes, (IV,6),vers 39.
Galerie historique des conquêtes de Louis XIV, Prise de Dole, O.D., p.738.
752.
Quel Prince! Nous savons qu'il s'est trouvé partout, Que dédaignant le
O.D., p.714.
brui t d'une valeur commune,
1
753.
11 s est distingué jusqu'au bout. A M. le chevalier de Sillery, O.D., p.717.
Milan Kundera la déclarerai t volontiers "insoutenable"
suppositions des sceptiques n 1 étaient pas capables de 11 ébranler".
Cet inébxanlable— certitude d5 être : "je pense, donc je suis". "Je
connus de là que j1 étais une substance dont toute 11 essence ou la nature
-
219
-
n'est que de penser, et qui, pour être, n ' a besoin d'aucun lieu, ni
ne dépend d ' aucune chose matérielle754". La Fontaine, au contraire,
ne cesse d'insister sur les circonstances» Chez lui, comme chez
Montaigne, il ne s 1 agit pas de savoir sx
n
je suis", mais comment "]e
suis" fqeuçtre intermittent et variable* Dès lors, la question de 15
être, et l'être même,
semblent se dissoudre,
ou proliférer.
La Fontaine, dit souvent sa légèreté, ses incertitudes, son
manque de maîtrise. Il se désigne comme "chose légère", "papillon",
"abeilles755 " , se prétend d' "humeur volage7:)6", garantit même qu'il
"est l'être le plus volage/ Dont Dieu se soit avisé757". Il évoque, par
ailleurs, son âme inquiète, sa difficulté à séparer le songe du réel,
le glissement des sentiments758 . En quelques lieux précieux de son
oeuvre, il s 1 interroge7D9; comme si le j e était et n ' était pas touj
ours le même, comme s'il s'éloignait constamment de ce "je" fixe,
central, ce "logis760", ce "je" que n ' interroge pas Descartes, et qui
ne serait qu ' un utopie, un "Monomotapa761 " , un
peut-être
on rêve,
et
que
lieu
immobile
dont
1 ' on peut heureusement chercher â
754.
Descartes : Discours de la Méthode, quatrième partie.
755.
Discours à Mme de La Sablière,O.D., p.645.
756.
Que deviendrais-je avec mon humeur volage, et qui ne saurait souffri r nul attachement" ? Pour Mesdames d Hervart, de Virvi1 le
et de Gouvernet, O.D., p.725.
757.
ibid., p.725.
758.
"Le chemin du coeur est glissant", A M. de Saint-Evremond, p.677
759.
" A i-j e passé le temps d'aimer" ?Les Deux Pigeons,(IX,2), vers 83.Ils s'aiment jusqu'au bout, malgré l'effort des ans./Ah? si"...
Philémon et Baucis, (XI1,25), vers 161 -162.
760.
Ibid., vers 2.
761.
Les Deux Amis,
3
(
V I Ï
1 , 1 1 ) ,
vers 1.
"connaître" et à. faire naître "près d ' une source pure762 " .
Jean-Pierre Collinet, aux premières lignes de sa préface, lit
subtilement un vers célèbre : "Papillon du Parnasse et semblable aux
abeilles". Il souligne "15 incohérence des deux métaphores, et observe
"qu'un
papillon
diffère d'une
abeille763".
Pourquoi
négliger
le
pluriel, pourtant ? Une abeille diffère des abeilles, le papillon
s'oppose aux abeilles comme le simple au multiple. Lé moi^lafontainien,
que le second hémistiche définit par le miel qu'il crée, se pulvérise.
Quand on croit saisir son unité dans l'acte, il se décompose, devient
insaisissable pluralité, "poussière diaprée" si l'on veut, poussière
en tout cas,
ou cendre,
cendre peut-être de Phénix...
Une autre incertitude apparaît dans 1'univers des Fables. Quoique
"besaciers764", et défendant férocement leur vie, les personnages sont
souvent fascinés par 1'être autre. Même si "Les âmes des Souris et les
âmes des belles/Sont très différentes entre elles /6b",
beaucoup
aspirent à un nouveau rôle, à de nouvelles identités, comme s ' il y
avait touj ours de 1'autre en soi. Parfois une "liqueur traîtresse 766"
révèle cet autre latent, montrant le lion, l'ours,
enfoui dans
1 ' homme. .Ce
le
loup,
songe, anime aussi
762. Le Juge arbitre, l1Hospitalier et le Solitaire, (XII, 29), vers 34.
763. Jean-Pierre Col 1inet, préface de l'édition des Oeuvres Complètes, P1éiade, Gai 1imard, 1991, p.X.
"La Fontaine ne choisit pas : i 1 se veut abei 11 e ou papi lion, alternativement ou simultanément
- Cigale et Fourmi. Les incompatibili tés avec lui, s'évanouissent comme par enchantement, les contrai
res se concilient, les antagonismes se résolvent. On croit le teni r; i1 échappe. I1 ne laisse entre
les doigts qu'une poussière diaprée".
764. Voir La Besace, (1,7)
765. La Souris métamorphosée en Fille, (IX,7),vers 75-76.
766. Les Compagnons d'Ulysse, (XI1,1 ), vers 42.
V i ................ J
la
faune
tente
des
Plus
d'un
la
..métamorphose
et
désirées 767,
identités
l'Ane 768
comme
(V, 21)
ou
le
Renard,
La
Fontaine s'interroge
:
"D'où vient que personne en la vie N'est
satisfait de son état ? Tel voudrait bien
être soldat A qui le soldat porte envie.
Certain Renard voulue, dit-on, Se faire
Loup. Hé qui peut dire Que pour le métier
de Mouton Jamais aucun Loup ne soupire769"
?
S'il
conclut
en
disant
que
"prétendre
ainsi
changer
est
une
illusion770", la fable laisse posée la question de l'origine, La
Fontaine lui-même, ne niant pas qu'il éprouve ce désir. En vérité, il
y plaisir à se sentir autre, à être et à ne pas être autre, comme dans
le songe ou le somme, ces états où
l'être
se
défait
en
l'on
est
à
peine,
où
multiples
/1\\
images.
Parmi
les
fontaines-
objet
élu
des
rêveries
lafontainiennes - le bassin
de Latone associe
merveilleusement
métamorphose et pulvérisation : s'y mêlent, sans se confondre, des
créatures qui deviennent autres ("son épouse le plaint d'une voix de
grenouille"...) et une nue formée "d'atomes de cristal 771".
La Fontaine ne souffre pas d'une maladie de l'identité. S'il éprouve
la nostalgie du
"logis",
aspiration
)peyb3ft-fêtre
767.
768.
769.
770.
771.
772.
à
plus
du moi unitaire,
de
constance,
plaisir772,
pli
s 1 il avoue
cette
fécond,
son
nostalgie
du
moi.
Voir La Laitière et le Pot au lait, (VIï, 9).
LaAne vétu de la peau du Lion
Le Loup et le Renard, (XII,9), vers 1-8.
Ibid., vers 62.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 185-186.
S{
I l
n' est
rien
qui
ne
me
soi t
souverain
bien,/Jusqu' au
d'un
coeur mélancolique".%ffs Amours de Psyché et de Cupidon, p.258.
sombre
La
-
221
-
plaisi r
Fontaine
s1 abandonne voluptueusement à 11 inconstance773 . Il se plaît à cette
pulvérisation
de
son
être
dans
le
temps,
et,
bien
qu1 il s'accuse de faiblesse devant l'Académie, ce plaisir même i e
cons t itue.
Pour lui, les êtres sont des composés774 faits de grains divers775
. Leur âme même est formée d'une
11
quintessence d'atome776", et
l'ensemble coule dans le temps. Rien n'existerait, si le plaisir cet "aimant universel777" n'attirait les unes vers les autres ces
minuscules parties. Le plaisir,
c'est ce qui fait que les choses
sont ensemble.
S'il est
"pur",
s'il n'entraîne ni mort,
ni trouble,
il ne
fige rien, mais, tout en unifiant, il suscite dans le grand flux du
monde mouvements particuliers, plis et détours féconds 778. Pour La
Fontaine, il serait vain de vouloir "regarder le soleil fixement 779",
et de souffrir d'échouer. Ne vaut™il pas mieux considérer "tant de
sortes de muances780" qui le constituent dans sa mouvante diversité781,
et
plaisent
à
qui
les
voit
?
Le
soleil
:
ce
773.
"L'inconstance d'une âme en ses plaisirs légères". Discours à Mme de la Sablière,Q.D., p. 645. L'inconstance parait indiquer
774.
ici une forme d'inconsistance de l'âme, mais cette inconsistance n'est pas stérile.
La Besace, (1,7), vers 3 : "Si dans son composé quelqu'un trouve à redire"... Pour Mesdames d'Hervart, de Virville et de Gouvernet,
O.D., p.725 : "Je pourrais bien quelque jour/Laisser mon coeur en otage./ Le reste du composé/Est l'être le plus volage/Dont Dieu
se soi t avisé".
775.
La nature
A mis dans chaque créature
Quelque grain d'une masse où puisent les esprits... Discours à M. le duc de La Rochefoucauld, (X,14), vers 5-7.
776.
Discours à Mme de La Sablière, (IX), vers 209
777.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, p.257.
778.
La Fontaine oppose aux ruisseaux pleins de plis qu'il a i me, la Loi re qu'il admi re, mais qui ôte presque tout dés i r d'autre
chose(L'ayant vue...,il ne me resta ni curiosité ni dési r") :
Mais le plus bel objet, c'est la Loire sans doute :
On la voi t rarement s'écarter de sa route;
El le a peu de replis dans son cours mesuré;
Ce n'est pas un ruisseai/cjùi serpente en un pré.
Avec son "cours impériei^fp. 545), ce fleuve qui "répand son cristal/Avec magnificence" est bien fleuve de princes. Relation
779.
d'un voyage de Paris en L i mous i n, O.P., p.546.
"Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement". La Rochefoucauld, Maximes, 26.
780.
Les Amours de Psyché et de Cupidon,O.D., p.259.
781.
Mot merveilleux où s'associent indécidablement mu et nuance, le mouvement et la diversité, l 'être et le passage.
sont
ses
"muances", L5 être, ce sont ses multiples images dans le "liquide
cristal782" d'une onde. Se connaître, c'est regarder voluptueusement
ses
"muances" et se créer par ce regard.
Aussi, n'y a- t- il pas chez l'épicurien La Fontaine une angoisse
devant la fragilité, les détours783, les variations de son être, tout
ce qui pourrait susciter chez d'autres une maladie de l'identité. La
Fontaine se désaltère et ne se désaltère pas dans le même lui-même.
Il se soucie seulement de ne point troubler, ou de ne point
cristalliser : s'il se plaît au "longs replis du cristal vagabond 784",
si les ruisseaux abondent dans son oeuvre, ce n'est pas simplement
qu'ils prennent source dans L'Astrée. Par leur flux continu et leurs
plis, ' par leur perte et leur renaissance permanentes 785, par les
images variables qu'ils entraînent, ils figurent 1'être et la
jouissance d1 être.
A 11 inverse de notre fabuliste, l'ambitieux ne se plaît pas à
ses incertitudes. Loin de vouloir s'identifier aux "caprices infinis
du hasards et des eaux786", il veut cristalliser, avoir des contours
nets, voyants, être dense, savoir et faire savoir ce qu'il est. Il
ne s'installe pas dans "le courant d'une onde pure" pour s'y
désaluerer et s'y connaître.
jusqu'à ce qu'on le
Il intervient,
reconnaisse.
Il
il
fait du bruit
utilise
ainsi
les
782. Ibid., p.133.
783. Ces détours peuvent se voir. Quand Hippocrate visite Démocrite, il le trouve ainsi ; Sous un ombrage
épais, assis près d'un ruisseau,
Les labyrinthes d'un cerveau L'occupa i
ent.
Le long des plis d'un clair ruisseau, l'anatomie révèle les "labyrinthes" des circonvolutions, qui peuvent figurer ceux de
l'esprit, et qui se retrouvent dans les labyrinthes des livres (les fables ?) ; "il avait à-ses pieds maint volume".
Démocrite et les Abdéritains, (VI11,26), vers 33-35.
784.
Adonis, O.P., p.8.
785.
Le Phénix, au contrai re, comme le passage du jour à la nuit, est marqué par la discont inui té. L'oiseau est cendre, puis superbe
créature.
786.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p.131.
"regardants"
qui
I ' acclament
nom,
ou...... qui
le
redoutent,
lui
donnent
un
le
traitant de "sire", de "Reine des Tortues", ou de "Louis le Grand787"
« Son plaisir -survient lorsqu'il- acquiert la certitude d5 être et
d1 être immortel, lorsqu'il se sent corps continu, sans faille,
inaltérable, tout le contraire des "vapeurs 788", des ruisseaux pleins
de plis auxquels se plaît La Fontaine» Alors seulement,
Il
"ne se
sent plus de joie".
II est tout entier joie. Il se perche comme le Coq 789, comme
le
Phénix
dessus
dure
lumineux,
le
monde,
pas,
cendre.
nous
Une
il
flux
ne
se
d'une
soleil
l'avons
"profonde
l'ennui ou la
et
rouge,
du
vu.
flambant,
ciel
Le
onde.
II
conquêtes nouvelles
ou
pas
le
brusquement
le
plaisir de
sa
propre
recommencer,
susciter par
distingué
Versailles»
recouvre
par
faut
de
Phénix
nuit790"
chute survienne,
renouvelle
ou
clairement
Cela
ne
redevient
soleil.
Que
dominer finit,
origine
comme
entreprendre
de cruels
jeux
des
le
des
cris
inédits chez les dominés déjà conquis. La déception remplace
la
joie, la
Soleil
suit
joie
la
cendres,
pas de "muances",
déception. Les
déception
ruptures sont
cruelle
de continuité diverse,
suit
joie
radicales.
totale
:
de flux...
Le plaisir de dominer est paroxystique. 1 Il atteint des
fulgurances, puis se défait, comme le Phénix. Quand elle dit "dansez
maintenant" ,
787.
la
Fourmi
connaît
un
"plaisir
Quand Louis le Grand serait né en un siècle rude et grossier, il ne laisserai t pas d'être vrai qu'il aurai t rédui t l'hérés ie
aux demi ers abois; accru l'héritage de ses pères; replanté les bornes de notre anci enne domination"... Remerciement du Si eur
de La Fontaine à l'Académie française,O.P., p.643.
788.
"On voi t presque en vapeur se résoudre ce,te/eau". Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 186.
789.
Les Deux Coqs, (VII,12).
790.
Adonis, O.D., p. 19.
extrême " . Le temps de ces mots, et par ces mets, cet "animal petit 792",
cet être presque minimun, éprouve maximalement son être, oublie sa
mort, vainc la mort, donne la mort. Si elle ne se connaît pas dans
une "source pure793", la Fourmi se voit dans le silence de la Cigale,
dans 11 impuissance de la chanteuse à dire un mot, à seulement crier.
Elle est alors sûre d5 être, et sûre de ce qu3 elle est. Son obscure
personne s'est transmuée en éclatant plaisir. La Fourmi "ne se sent
pas de joie" quand la fable finit.
Et après ? Le silence de la Cigale. . . Rien d
1
autre, sinon
le silence de la Fourmi... Deux silences adverses et symétriques,
peut-être également angoissés, 15 un par la perte de la vie, 13 autre
par la perte de cette j oie de dominer : la première ne chantera plus,
la seconde ne dira plus "dansez"... . En ces silences, le "maintenant"
résonne diversement : "Que la vie maintenant se maintienne", peut
entendre la chanteuse. La Fourmi entend autre chose : Que la Cigale
maintienne la danse, sa perpétuelle nouveauté, qu'elle maintienne
1'équilibre du mouvement, et, par là, le j oie de dominer ! Que sa
danse me fasse dense ! Surtout que rien ne tombe ! Que la danse tienne
! Que les choses tiennent ! Que 1'histoire s 1immobilise, ou plutôt
tourne sur elle-même, toupie !"
Est-ce possible ? N 8 est-ce pas "voeu impuissant794" ? Le
791.
Le Pouvoir des fables, (VI11,4), vers 68.
792.
La Colombe et la Fourmi, (11,12), vers 19.
793.
Le Juge arbi tre, l Hospi talier et le Soli tai re, (XII, 29), vers 34.
3
"plaisir cruel11 de la Fourmi, ce plaisir qui nie l'affirmation
d!autrui, si elle le tenait longtemps, ne 1
1
ennuirait- il pas comme
un fromage795 ? Malgré des jeux multiples, malgré la danse, ce plaisir
reste pareil à lui-même, et se perd dans la durée. Solitaire, il ne
peut, par nature, devenir "toujours divers, toujours nouveau 796".
Pour en retrouver les fulgurances, il faut accroître, tant qu'on
peut, sa cruauté, ou conquérir, "n'en fût™il point au monde797", de
nouveaux dominés, nouvelles Cigales,, nouveaux Corbeaux, Agneaux,
Poissons, "femmes en foule798" tout l'univers.
Souvenons-nous de la
fête de Vaux :
Tout combattit à Vaux pour le plaisir du.roi
eaux,
les lustres,
plutôt que de
entier,
soi,
les étoiles799 . Jouir de
ou,
: La musique,
l'univers
les
entier
plus exactement jouir de l'univers
pour être sûr de soi, se sentir vivre et,
d'être, voilà le projet du
-
224
-
par là,
jouir
■ dominant qui suit la logique de La Fourmi, une logique en
I
I vertigineux suspens dans la première fable. "Tout cela, c'est la
mer à boire800"! De quelque façon qu'il "se travaille", ce dominant
n'obtient, selon La Fontaine, que "des biens peu certains, un
Discours à Mme de La Sablière, O.P., p. 646.
795. Même" Le Maître des Dieux assez souvent s 8ennuie,/Lui qui gouverne l'univers", L'Aigle et la Pie, (XII,11), vers 8-9.
796. Les Deux Pigeons,(IX,2), vers 68.
797. Clymène, Contes .et nouvel les,1 1 1 , vers 35.
798. Les Deux Coqs, (VII,12), vers 28.
799. A M. de Maucroix, O.P., p.524.
800. Les Deux Chiens et l'Ane mort, (VIII,25), vers 38.
801. Philémon et Baucis,(XII,25),vers 3.
794.
plaisir peu tranquille801".
Trois figures se répondent dans son oeuvre : l'avare, le
dominant( de .a logique de la Fourmi) ,
"J
le sage.
Le plaisir du premier implique le refus des circulations, des
flux. L'avare rompt avec le monde, ne consomme pas, stocke, cherche
le compte juste : il refuse le temps* Sa couleur, c'est le noir. "Il
aime la terre802". Enfouisseur,
il est comme mort.
Le plaisir du second exige un partenaire et un public, toujours
plus de public, une mise en circulation continue de lui-même. Même
s'il se cache par besoin, Il tend à se montrer pour qu' on le distingue
: le Loup sort du bois, où il retourne seulement quand les réponses
de l'Agneau mettent en péril sa joie.. Le dominant cherche moins le
compte juste que l'expansion. Il vit le temps, dans l'angoisse ou la
joie, comme aspiration et ruptures. Il aime volontiers les couleurs
de feu, mais paraît noir au dominé qu'il éblouit. Il s'identifie au
soleil.
le troisième .. "ne s'attend qu'à lui-seul803" ,
Pour jouir,
mais il partage avec autrui savoirs et plaisirs, savoirs qui sont
plaisirs, plaisirs qui supposent savoirs. Il ne prétend pas compter
juste, mais s'occupe des "labyrinthes804", et ses plaisirs, jusqu1 à
la mort acceptée sans "regret14 , n'en finissent pas d'être "toujours
divers, toujours nouveaux". Le sage aime 11 eau qui le désaltère et
serpente en ruisseaux.
coule,
il
Dans
sa
retraite,
où
cette
eau
est aussi loin de l'avare sur son île que du dominant
802. L8Enfouisseur et son. Compère,
<
X
,4), vers 20.
803.
L'Alouette et ses petits avec le maître d'un champ,(IV,22), vers 1.
804.
Démocrite et les Abdéritains, (VIII,26), vers 34.
14La Mort et le Mourant, (VI11,1), vers 60. Le mourant qui ne veut pas mourir est travaillé par le désir d'expansion ; "Souffrez qu'à
8
mon logis j ajoute encoure une ai le".(vers 28.)
-
323
-
dans son ciel. Il ne cherche pas, comme le premier, le compte juste,
et, dans les ruisseaux, il sait voir et aimer, contrairement au second,
les "muances" du monde et de lui-même.
P ou r s on..,,,^
1 u si f
( g r i n c i p e ) ,
le domi nant
m
js e 1 on
la Fourmi yjeut^... comme le soleil ou la mort, éblouir indifféremment
l'univers806.
il«2
Tout mettre en même catégorie.
Grand destructeur de- clôtures,
des
dominés
qui
tourne pour lui
Bien
une
qu'il
totalité
sans
seul,
désire
le dominant tend à faire
différences,
un bloc massif
ou un jeu d'analogues
"diversifier 808
aussi
toupies 807.
et
qu'il
sache
souvent
de
voir
la
diversiué,
la
logique
Fourmi
la
domination le conduit à effacer les différences réelles,
ou
à les recomposer selon sa seule "fantaisie" .
Rois et Dieux mettent,
en même c a t é g o r i e .
Même
si
tous
quoi qu'on leur die, Tout
les Rois
et
tous
les Dieux ne pratiquent
pas systématiquement la logique de la Fourmi810, Le Hibou, se défiant
de l'Aigle, formule un principe de cette logique. L'idée est savamment
806.
Ceci , dans la logique de La Fourmi. Charles II, au contrai re, cherche à participer aux observations de la lune. Un animal dans
la lune, (VI1,17)
8
8
807.
Quand i l croit que sa mère le prend pour un enfant, Amour s éc r i e : "Lui un enfant! on ne considérai t donc pas qu il terrassai
808.
t les Hercules, et qu'il n avait j ama i s eu d autres toupies que leurs coeurs". Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 235.
Demande de Xantus à Esope : "Je veux diversifier". La vie d'Esope le Phrygien, p.17.
809.
L'Aigle et le Hibou, (V, 18), vers 10-11.
810.
Voi r notre prochaine grande partie.
8
5
préparée quelques, fables plus tôt.
De
son
domaine,
le
Lion
vient
de
bannii^"""toute
/"
portant des cornes à son front"
:
_JJn Lièvre, apercevant 11 ombre de ses oreilles,
Craignait que quelque Inquisiteur
N'allât interpréter à cornes leur longueur,
Ne les soutînt en tout à des cornes pareilles.
Adieu voisin Grillon, dit-il, je pars d!ici.
Mes oreilles enfin seraient cornes aussi;
Et quand je les aurais plus courtes qu'une Autruche,
Je craindrais même encor. Le Grillon repartit :
,
Cornes cela ? Vous me prenez pour cruche;
\
Ce sont oreilles que Dieu fit.
On les fera passer pour cornes, ' D i t l'Animai craintif,
et cornes•de Licornes « J'aurai beau protester; mon dire
et mes raisons Iront aux Petites-Maisons811.
-
226
-
bête
"Quoi
cornes.'
qu'on
die",
oreilles
seront
Les distinctions posées par Dieu seront sans valeur aux
yeux du
dominant. Les paroles du Lièvre seront jugées discours sans rapport
au réel, délires... "La raison du plus fort est toujours la meilleure"
s'entend ici en un sens nouveau : la raison, n'est pas seulement
argument, preuve, mot de tribunal, elle est aussi manière d'ordonner
le monde, de le construire, d'y poser des différences, de constituer,
en somme, un réel. La raison du plus fort n'est pas celle du plus
faible. Le Lièvre voit des oreilles. Le Lion verra des cornes et jugera
réelles les Licornes. Le Grillon, naïvement, croit que cornes sont
cornes puisque Dieu les fit ainsi. Pour lui, oreilles et cornes, de
par Dieu même, ne sont pas en même catégorie. Mais cette distinction,
qu'il croit évidente, confond être et réel. Cornes et oreilles sont
absolument distinctes quant à leur être,
811» Les Oreilles du Lièvre,(Vf4), vers 9- 22.
mais,
pour le
Lion, leur différence n'existe pas, et c'est cette non distinction
qui est réelle, et que le Lièvre fuit. S'il distingue, selon les
catégories de l'être, oreille et corne, s'il en croit Dieu et le
Grillon, il meurt. De même, la différence que pose le petit poisson
entre ce qu'il est)( et ce qu'il sera ne pèse pas pour le Pêcheur :
elle n'existe pas pour lui. Le poisson "aura beau protester", "ses
dires et ses raisons iront" dans la poêle812. Le Pêcheur met ,1e petit
poisson dans la seule catégorie qui soit réelle pour lui
:
catégorie poisson à "frire".
Le Grillon se trompe quand il croit que le Lièvre le "prend pour
cruche". Lièvre et Grillon ont ici même raison. Cruche et grillon
sont, pour 1'un comme pour 1'autre, choses "très différentes entre
elles813" . "Egaux", pouvant s ' "associer814" entre eux, et n ' ayant
nul proj et 1 ' un sur 1'autre, ils vivent même réel. Le Lièvre explique
clairement son erreur au Grillon,
et le Grillon 1'écoute.
L'erreur du Grillon, personnage qu'invente ici La Fontaine,
nous paraît avoir deux fonctions remarquables : elle permet d'une part
de rappeler Le Pot de terre et le Pot de
renforcer
ainsi
1 'unité
du
livre
V.
fer 815,
et
de
Elle permet, d1autre
.? 812. Encore une fois, nous apercevons la construct i on lafontainienne des livres de fables. 11 nous parait difficile de l i re Le
Peti t Poi sson et le Pêcheur sans exami ner aussi Les Oreilles du Lièvre, fable, elle-même fort liée à Le Renard ayant la queue
coupée : le Lièvre craint qu'on ne distingue pas oreilles et cornes. Le Renard voudrai t que chacun se coupe la queue pour qu'on
ne distingue plus son propre manque. Histoires d'oreilles en trop, ou de queue en moins...
813.
La Souris métamorphosée en Fi lie,( I X , 8), vers 76. Le Livre IX , qui finit par la diversi té des conversations chez Mme de La Sablière,
et le livre V, qui s*ouvre par la célèbre déf i n i t i on des "cent actes divers", sont les deux grands livres qui traitent, en
814.
profondeur, des di fférences et de la diversité. Nous examinerons en détail la structure du livre IX dans notre dernière partie.
Le Pot de terre et le Pot de fer, (V, 2), vers 29.
815.
Cette fable, seconde du livre V, est une histoire de distinction. Le Pot de terre croit minime, sans grand effet, la di f f érence
avec le Pot de fer. 11 le prend, en quelque sorte, pour "cruche", et se comporte, si l'on veut , en vraie "cruche". Le Lièvre , quant
à lui, distingue, et anticipe sur les distinctions qu'autrui fera ou ne fera pas.
part, d!opposer relation de pouvoir et relation de voisinage816* Dans
la première, les deux partenaires n 1 ont' pas même réel : ils
s 1 accusent d!être fous ou de croire aux Licornes» Dans la seconde,
les incompréhensions peuvent être réduites, la conversation est
possible. Les voisins, malgré leurs erreurs, ne se mettent pas les
uns les autres "en même catégorie".
Les dominants, qui croient volontiers que "tout est né pour
eux817" y ont, en revanche, grande tendance, donnant ainsi raison au
Hibou. L1homme ne se soucie guère que Jupiter "sur un seul modèle/
N s a pas formé tous les esprits", qu' "il est des naturels de Coqs
et de Perdrix818" . Il force Coqs et Perdrix à cohabiter. Le Chat ne
s ' occupe pas davantage de distinguer Belette, et Lapin, et, encore
moins,
droit du premier occupant ou droit d'usage.
Grippeminaud. le bon apôtre,
Jetant des deux côtés la griffe en même temps,
Mit les plaideurs d'accord en croquant 1'un et 1'autre81
-
228
-
Tel autre chat, qui avait pour ami un moineau, en croque un j our un
autre qu ' il juge "d'un goût exquis et délicat " . "Cette réflexion
fit aussi croquer l'autre820" Plus de distinction ami/non ami. Tous
les moineaux, désormais, sont en catégorie bonne à croquer.
Les
dominants
ils confondent
aussi
confondent
les
les
circonstances.
créatures,
Certain
mais
Pédant,
appelé pour protéger un jardin des ravages d'un de ses écoliers,
816.
Voi r les observations que nous faisions sur le voisinage Fourmi/Cigale.
817.
L'Homme et la Couleuvre, (X,1), vers 86.
818.
La Perdrix et les Coqs, (X,7), vers 16-18.
819.
Le Chat, la Belette et le Petit Lapin, (VII,15), vers 43-45.
820.
Le Chat et les Deux Moineaux, (XI1,2), vers 29-30.
ramène toute sa classe, se croit en salle de cours, fait un beau
discours, cite "Virgile et Cicéron/ Avec force traits de science 821",
tandis que l'engeance, aussi nuisible que certain Seigneur qui
confond potager et forêts, "gâte en cent lieux le jardin822".
Commentaire de La Fontaine : Je hais les pièces d 1 éloquence/Hors de
de leur place823"... Le dominant se moque souvent des places, voire
de la géographie, Richelieu a ainsi construit une ville, sans ■doute
admirable, mais morte.
)
Etant arrivés à Richelieu, -nous commençâmes par le château,
dont/
/
\,,
Grand Irrespect pour les "mânes du grand Armand825 !
Dans cette belle structure morte, dans cette raison
inerte, lecteurs du vingtième siècle, nous sommes en pays
de connaissance. Depuis Richelieu, fondateur capital de
l'Etat moderne, les gouvernants ont multiplié les villes
analogues... Echecs fréquents comme à Richelieu. Cette
ville
nouvelle
manque
d'eau,
d'échanges,
d !activité
économique. Elle peut-être le "plus beau village de
l'univers", on n'y voit ni bruit ni cohue, rien de cette
821.
822.
823.
824.
L'Ecolier, le Pédant, et le Maître d'un jardin,(IX,5), vers 27-28.
Ibid., vers3Û.
Ibid., vers 31-32.
Relation d'un voyage de Paris en Limousin, O.D., p. 550.
diversité féconde propre aux cités vivantes.
-
229
-
Ce sont des bâtiments fort hauts;
Leur aspect vous plairait sans faute.
Les dedans ont quelques défauts :
Le plus grand, c'est qu'ils manquent d'hôte.
La plupart sont inhabités :
Je ne vis personne en la rue :
Il m 1 en déplut; j'aime aux cités
Un peu de bruit et de cohue826.
Ces
vers
certain
sonnent
comme
une
classique827,
idéal
critique
celui
radicale
qui
impose
d'un
une
imlqpLjje^
raison à la terre,
réduit la diversité des cohues à ^n.
de beauté, considère 11homme comme "maître de 11 univers11, place en
même catégorie animaux et machines, et emploie éventuellement des
"machines" comme à Mari y828, pour détourner les fleuves. Richelieu a
cru qu'on pouvait construire une ville n1 importe où, et donc près de
sa chambre. Il a cru que 1'espace géographique pouvait se penser comme
une étendue indifférente, mathématique, celle de Descartes, si 1 '
on veut. Mettant tout lieu en "même catégorie",
il n'a construit
qu'une ossature.
La Fontaine vivant, ce texte ne fut pas publié. L'idée pourtant
ne le quitta pas. Il composa beaucoup plus tard des vers, qu 1 il garda
également dans ses tiroirs, et qui sont plus démons t ra t i f s encore
de la tendance des dominants à " tout
826.
mettre
en
même
catégorie"
Ibid., p. 550. On ne peut di re que La Fontaine loue ici les embarras urbains tant maudi ts par Boileau. Il rêve pourtant d'un
désordre, d'une maîtrise imparfaite. Jardinier, il n'appellerait pas le Seigneur pour chasser le Lièvre.
827.
/ $/\
Nous ne prétendons pas là définir le "classicisme", mais une certain raison dont La Fontaine attribue la théorie à Descartes,
1
qu ' i l reconnaît dans l architecture/ et contre laquelle, îl se bat. A larchitecture rationnel le de Richelieu, La fontaine
préfère celle de Bloîs : "Dieu merci, nul le symétrîe" s'y écrîe-t-îl (p.544).
828.
On rapprocherai t ut îlement le texte de La Fontaine sur Rîchelîeu et celui de Saint-Simon sur Marly. Saint-Simon : Mémoires,
année 1715, Ramsay, 1978, p. 492-494.
.
Il
s ' agit
Louis XIV,
qui
cette
fois
de
"veut mettre en tout de la grandeur",
et de
son goût pour 11 opéra : LOui Louis
(...)
Veut voir si, comme il est le plus puissant des rois,
En joignant, comme II fait, mille plaisirs de même,
Il en peut avoir un dans le degré suprême.
Comme il porte au dehors la terreur et 1'amour,
Humain dans son armée autant que dans sa Cour,
11 veut sur le théâtre, ainsi qu'à la campagne,
La foule qui le suit, l'éclat qui 1'accompagne :
Grand en tout, Il veut mettre en tout de la grandeur.
La guerre fait sa joie et sa plus forte ardeur;
Ses divertissements ressentent tous la guerre :
Ses concerts d'instruments ont le bruit du tonnerre,
Et ses concerts de voix ressemblent aux éclats
Qu'en un jour de combat font les cris des soldats15".
Louis
du
XIV
confond
guerre
et
musique..
Eprouvant
plaisir dans 1 ' une, il veut que 1 ' autre lui donne même plaisir
à un "degré suprême". Aussi 1'opéra qu'il favorise, et qu'il impose
pratiquement, évoque
les fureurs de
la
bataille
16
. Les voix
rassemblées des chanteurs font songer aux "cris des soldats" . Pour
La Fontaine qui "aime extrêmement la musique 17 " et qui déteste la
guerre832 , ' la confusion est aberrante.
Autrefois, Sylvie, 1 ' "adorable" épouse du pacifique Oronte,
partageait même goût que lui. Dans le quatrième fragment (non publié)
de Le Songe de Vaux, quand le cygne meurt, Sylvie appelle Lambert 833
: "Lambert, ayant accordé son
de
sa
façon
qui
téorbe,
chanta
étaitadmirablement
un
air
beau".
Grand
8
832.
De l Ode sur la Paix, à Le Pouvoi r des fables en passant par Un animal dans la lune, il serai t aisé de multiplier les citations.
833.
On peut penser aussi au thème de la tragédie inachevée d'Achilie, Achi11e se refusant à entrer dans la bâtai lie.
Une chanson de Du Buisson - Plainte sur la mort de monsieur Lambert- appel le Lambert "l'auteur des plus beaux ai rs".
bonheur pour
La
Fontaine
humaine834
voix
:
une
accompagnée
d' un
instrument
avec
qui
elle
dialogue83^,
et qui ne 1 ' écrase pas.
"La voix veut le téorbe
et non pas la trompette" écrit notre mélomane à M.
de Niert,
qui goûte aussi la valeur singulière du chant. Hélas,
et
M.
XIV
de
Niert
sont
de
1 ' autre
Sylvie
temps...
Louis
peu
favorable
â
"Du
But,
et
Lambert
et
Camus 836"
préfère
qu' on
"gronde quelque récitatif" parmi le fracas de 11 orchestre et
la machinerie des décors.
Mais ne vaut-il pas mieux, dis-moi ce qu'il t-en semble, Qu'on ne
puisse sentir tous les plaisirs ensemble, Et que pour en goûter
les douceurs purement, - 11 faille les avoir chacun séparément18
?
De la diversité des arts,
Louis XIV fait une bigarrure
superficielle19 un mélange qui ne touche... qu'un instant,
surprise,
et
que
le public
feint
d'aimer
par
durablement parce
qu'il faut 1'aimer :
15A M. de Niert, O.D., p.618.
1
16Inversement, la bataille peut évoquer l opéra : "Vous avez f ai t Seigneur un opéra". A M. de Turenne, O.D., p. 578.
17Préface de Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 124.
18Ibid., p. 619.
19Penser au goût du roi (et passagèrement du publie) pour la peau "bigarrée" du Léopard. Le Singe et le Léopard, (VII,3).
A son peuple il fait part de ses nouvelles fêtas ; Et son peuple
qui 1'aime, et suit tous ses désirs, Se conforme à son goût,
ne veut que ses plaisirs20 .
Spectacle
poésie,
15 opéra
' obligatoire,
mélange
peinture, théâtre, musique, ballets... Ses amateurs modernes y voient
un art total.
La Fontaine y reconnaît un instrument
de domination, ' et 1 ' esprit d ' un dominant qui tend à tout mettre
834.
Le cygne "fut jugé de beaucoup inférieur à Lambert". Le Songe de Vaux, p.100.
835.
"Où est l'aventurier et le brave qui toucherait à des viandes lesquelles viendraient d'elles-mêmes se présenter ? Si un luth j
oua i t seul, i l me ferai t fui r". Préface de Les Amours de Psyché et de Cupidon, p., 124.
836.
A M. de Niert, O.P., p.618.
"en
même
catégorie"
:
la
catégorie
spectacle
qui
"étale sa puissance840" et lui procure, par accumulation des effets,
un plaisir, confus, immodéré, visant au "degré suprême", le plaisir
même du pouvoir. A bien lire ce texte, il reste fort peu du prestige
1ouisquatorzien. Exceptionnellement direct, La Fontaine attaque le
goût du roi, sa passion guerrière, et démonte une politique culturelle
qui ne vise pas, comme celle de Charles II, à rendre ses sujets "tout
entiers aux beaux-arts841, à faire s'épanouir la diversité féconde des
divers
plaisirs,
merveilles842
.
La
à
laisser
politique
toujours
dans
"l'attente
louisquatorzienne
crée
d'autres
un
public
indistinct qui admire indistinctement les spectacles indistincts que
fournit le seul Lully, ce Florentin pareil- "à ces loups qu ' on
nourrit843 " .
Inutile d'expliciter longuement les cas de Vénus et du peuple
uniforme qui 1 ' adore844, de 1 ' Arabe qui voudrait que tous ses esclaves
soient sur le même modèle845 , de la Fille qui ne distingue pas entre
les prétendants846, du Lion qui ramène divers animaux à un "on"
assassin847, des "premiers " du Conclave qui voient la courtisane comme
simple obj et de plaisir sans se soucier de ce qu ' elle est 848, des
censeurs qui
voudraient
que
toute
littérature
soit
840. Par ce trai t de magnificence/ Le Prince à ses sujets étalai t sa puissance88. La Cour du Li onf (VII,
6), vers 12-13.
841. Un animal dans la lune, (VI 1,17), vers 72. Noter le pluriel des "beaux-arts88.
842. Le Songe de Vaux, O.P., p. 96 et p. 104.
843. Le Florentin, O.P., p. 613.
844. Les Amours de Psyché et de Cupidon, p.227.
845. Poème de la Captivité de Saint Malc, O.P., p.54.
846. La Fille, (VII,4).
847. Les Animaux malades de la Peste, (VI1,1).
848. La
Court i sane
amoureuse.
Ces
hauts
digni tai res ne
lui
font
pas
connaître
les
"plai s i rs d'amour", ceux qu!une femme est en droî t d'attendre(voi r Le Calendrier des Vieil
lards).
indistinctement
20A M. de Niert,O.P., p. 618.
non licencieuse849 . . . Les exemples sont innombrables dans 11 oeuvre
entière. Partout, les dominants, selon la logique de la Fourmi,
tendent à "tout mettre en même catégorie". D'un côté, ils rompent avec
les autres et le monde, se veulent autres que les autres, "autres
hommes850", "Phénix", "soleil", "Dieux"... D'un autre côté, ils ne
considèrent pas les autres ou le monde- pour ce qu'ils sont, tels que
Dieu les a faits, et dans leur variété. Dès lors, ils ne se mettent
pas à la place d'autrui, comme le font le Lièvre, et, sans doute, le
Grillon851. Leur place est singulière, au dessus de la "canaille", des
"gens" "dignes de tous maux852", superbement solitaire dessus les
"regardants". Ils n 1 iraient sûrement pas, tombant de leur altitude,
regarder avec les autres, au même niveau que les autres, dans une
lunette pour obtenir une vision des choses que chacun parvient à
partager853 . Leur - point de vue seul leur paraît juste. Ce qu'ils
voient, c'est, pour eux, le réel, l'incontestable réel, et les dominés
doivent l'admettre, ou fuir, s'ils ne veulent pas subir force maux.
849. Face à cette volonté de mettre la littérature en une même catégorie, La Fontaine oppose "la nature du
conte" ; "Qui voudrai t réduî re Boccace à la même pudeur que Vi rgile ne ferai t assurément rien qui
vaille, et pécherai t contre les lois de la bienséance, en prenant à tâche de les observer. Car, afin
que l'on ne s'y trompe pas, en matière de vers et de prose, l'extrême pudeur et la bi enséance sont
deux choses bien di fférentes. Préface de la Première partie des Contes et Nouvel les en vers, p.557.
850. Relation d'un voyage en Limousin, O.D., p.550.
851. Le Lion ne cherchera pas à comprendre le point de vue du Grillon sur la di f f érence oreilles/cornes.
852. Les Animaux malades de la Peste, (vers 36, 40-41). Le Renard, habîlement, réduit la singularîté du Berger
à la catégorie 88 gens" "dignes de tous maux".
853. Un animal dans la lune, (VI 1,17). Charles II regarde dans la lunette, y repère une souris qui faisait
croi re à la présence d'un monstre dans la lune, et provoquai t entre les savants des guerres. La fin
de cette fable est essentiel le pour le statut de la vérité. On aperçoit que, pour La Fontaine, la vérité
est le libre accord des gens bien informés, un accord heureux : "on en ri t"(vers 54). La véri té naît
grâce à la paîx(vers 71), mais elle est"aussi * le jnomènt dejla paix : tant qu'on n'a pas la vérité, il y
a des guerres ("Dans la lunette était la" source de ces guerres". (vers 53)), et tant qu'on a la guerre
on ne peut al 1er vers cet accord heureux qu! est la véri té. Le dominant, dans la logique de la Fourmi,
veut contraindre à un point de vue(oreî11es= cornes), refuse l'échange, banni t, et, parfoî s, tue.
Obsèdes par 1f appétit de jouir de et par leur pouvoir, les
dominants tendent à ne voir les dominés et le monde qu'en fonction
du plaisir qu'ils en attendent. Loin de s 1 intéresser à leurs fins854
particulières, ils les réduisent à cette unique fin : satisfaire leur
propre "utilité", leur propre "plaisir855 ". "Ils se mettent en tête/
Que tout est né pour eux, quadrupèdes et gens, •
Serpents^5" .
et distinctions de la zoologie s'effacent réduit
Les La
à un "tout" qui ne s1 ordonne que "pour eux", et
diversité
se
qui se tient face à eux, strictement différent d'eux21. La logique
de
la
Fourmi
conduit
simultanément
à
une
rupture
et
à
une
uniformisation, rupture entre Fourmi et Cigale, uniformisation de
toutes les cigales possibles. C'est ainsi que plusieurs soleils
asséchant joncs et marais pour satisfaire leur soif les réduiraient
à une morne uniformité où Grenouilles ne pourraient vivre 22 . Des
Soleils aux Grenouilles, aucune solidarité, mais une solidification
progressive du monde qui condamme ces dernières. Un autre tyran, mais
des forêts, ne peut, quant à lui, "rien souffrir de sûr autour de soi
" et fait "des champs alentours de vastes
1 ' apitoie.
)f
' "
Il
tue
et
854.
Voi r La Souris métamorphosée en Fille,(IX,6).
855.
L'Homme et la Couleuvre, (X, 1), vers 21.
856.
Ibid., vers 85-87.
cimetières23" .
Nui
ne
détruit,
857. Encore une fois, pensons à Descartes, peu préoccupé des variétés zoo logiques, qui voi t en toute
bête une machine, sans rapport avec l'homme. Descartes est ici proche de la l og î que Fourmi. La
Fourmi est pourtant mo i ns radicale que lui, qui ne veut pas, pour l'homme, un "cruel plaisir".
s
A:M
La Fourmi, qui veut ri re, a besoin d'une conscience Cigale, et d un dialogue pour le rompre. Il
r
la.jdanse^ mécanique et non mécanique, x w j: ;j/
soi t et ne soit pas une machine :
majeure delà' l og î que de la Fourmi.
^$^C
1 r
" /
Mettra la mer
à
ir
)
:
i;.
r:
,:;./
\
faut que La Cigale
\ figure fort bien cela, et î l lustre la contradiction
858. Une demi - douzaine
sec, et tous ses habîtants.
Ad i eu j oncs et marais : notre race est détrui te.
puis s1enferme dans un "fort épais, inaccessible". Sans toujours
atteindre à cette réduction mortelle, le dominant, ennemi du pluriel,
tend à se distinguer et à ne rien distinguer860 .
Le Hibou semble avoir
raison.
"Catégorie",
il
l 1 emploie
au
sens
de . "classe
dans
'laquelle on range des objets de même nature861 " ./ Ce sens est 'attesté
au
XVIIème
siècle
"L'oiseau de Minerve862"
et
II
n1 oublie
permet
de
pourtant
lire
pas,
la
fable.
selon nous,
Aristote et les origines grecques du mot.
"Katégorein". appartient au vocabulaire du tribunal : il
signifie, selon le Dictionnaire de Bailly, accuser en justice, puis
faire connaître, révéler, et, enfin exprimer, signifier,
énoncer.
Aristote le prend au sens d1"attribuer".
Chez Aristote, les catégories, pour reprendre une formule de
Pierre Aubenque, sont "les différents modes de sigrification selon
lesquels la copule être lie le prédicat au sujet de la proposition".
Bientôt on la verra réduite
A l'eau du Styx". Le Soleil et les Grenouilles, (VI,26), vers 12-16.
23Adonis, O.D., p.10 et 11.
-
234
-
Seulement, elles ne sont pas simple jugement : "elles sont des
catégories de 1 'être, et non du jugement, car la proposition ne fait
que dévoiler une vérité antérieure à 1'acte du jugement". Elles sont
définies,
de
860.
par Aristote,
1
comme "genres suprêmes de 1
Dans
Les Animaux malades
ce
que
vous
de
êtes
la Peste,
(noir
la
ou
être863 "
"cour"
juge
blanc) ,
et
3
Rien à voi r naturellement avec les paroles d Acante : 11 n'est rien qui ne me soit souverain bien". Les Amours de Psyché et de
Cupidon, p.258. Pour Acante, îl ne s'agit pas de tout mettre en même catégorie, même pas de prétendre que ceci ou cela est le souverain
bien, mais de faire en sorte que chaque chose parti culière soi t pour lui souverain bien. Quand il goûte les beautés du soi r,
ces beautés sont pour lui ( pas pour les autres apparemment), et dans cet instant, le souverain bien.
861.
Déf ini tion du dictionnaî re "Robert".
862.
L'Aigle et le Hibou(V,18), vers 5.
863.
Article "Aristote" de L'Encyclopédia Uni versaiis..
vous
13 êtes
effectivement. "Ce n'est pas parce que nous jugeons qu'une chose est
blanche qu'elle est blanche, mais c'est parce qu'elle est blanche que
nous disons qu'elle est blanche864". Ce propos d 1 Aristote paraît
illustrer le souhait de la cour : "Ce n'est pas parce que nous jugeons
que l'âne est noir qu'il est noir, mais c'est parce qu'il est noir
que nous disons qu'il est noir". Ce n'est pas parce que le Lion les
a mangés que les moutons sont "canaille, sotte espèce865", mais c'est
parce qu'ils sont "canaille, sotte espèce", que le Lion a mangé' ces
créatures, dignes, comme le Berger, "de tous maux".
Le
Hibou
se
souvient
d'Aristote
et
de
l'origine
juridique du mot. "Dieux et rois" ne se contentent pas de tout mettre
dans une même classe d'objets, dont les critères distinctifs seraient
accidentels.
Ils prétendent atteindre à
l'être même.
La cour ne se contente pas de mettre I Ane dans
la catégorie animaux noirs. Elle prétend que l'Ane est absolument
noir, noir de par Dieu, noir parce que noir. De même, pour La Fourmi,
la Cigale est cigale.- "Que faisiez -vous au temps chaud" ? Je
chantais. Traduction : "J'étais cigale". Raisonnement de la Fourmi
: "Vous étiez cigale, j'en suis fort aise. Eh bien soyez cigale,
maintenant. Je vous rends cigale. Je vous juge, naturellement,
nécessairement, mortellement, cigale". Les dominants considèrent que
la catégorie qu'ils imposent est catégorie de
ont
tout
intérêt.
Si
l'être même.
Ils
y
est noir parce ^ae noir, si la
l'Ane
Cigale est cigale, au nom de quoi peut-on contester les jugements de
864. Aristote, Métaphysique, 10,1051 b 6-9
865. Les Animaux malades de la Peste, (VI1,1), vers 36
-
-
336
-
235
-
cour ou de Fourmi ?
On aperçoit la tension : la cour voudrait rendre 1'Ane noir,
et elle voudrait que 1'Ane soit noir. Le Lion, par son inquisiteur,
voudrait que les oreilles soit cornes de par Dieu et cornes de par
lui-même. Le dominant voudrait à la fois rendre 11 être autre, et le
révéler tel qu'il est. Il voudrait le forcer à être ce qu 5 il est866,
ou plutôt le forcer à reconnaître qu8 il est ce qu!il faut qu'il soit.
La Fourmi réussirait cela, si la Cigale voulait bien être cigale. Mais
la Cigale, qui admet qu'elle fut cigale, et le revendique, ne veut
plus être cigale.
11
Je vous paierai avant 15 août" . . . Si elle paie,
elle ne sera plus cigale, "foi d'animal"... La Fourmi, pour son
plaisir, nie cette négation : I"dansez maintenant". Interprétons :
"Vous êtes cigale, vous 1'avez été et le serez touj ours". Autre fable
: Vous êtes âne noir, vous 1! avez été et le serez touj ours. Autre
fable encore : Oreilles de lièvres ont été et seront touj ours cornes
de licornes... "Quoi qu'on die " dit le Hibou. La Cigale n'ose plus
rien dire. L'Ane meurt. Le Lièvre fuit.
Le
dominant
ne
peut
vraiment
résoudre
la
tension
susdite qu ' en se donnant comme porteur de la voix de. .. Dieu867"
ou du peuple unanime868",
"on869".
du
Si
le peuple ou Dieu870
866.
"Soyez un homme", disent tant d'adjudants...
867.
"Le Ciel a permis"... Les Animaux malades de la Peste,
868.
Unanimî té que reconsti tue Ménénîus quand
869.
Dans Démocrite et les Abdéritains, (VI11,26, vers 45-49.), La Fontaine pose cette question : Le réci t précédent suff i t
i l
Pour montrer que le peuple est juge récusable.
(VI1,
convainc
-
1 ), vers 15. Au Ciel,
le Lion ajoute "l'Histoire".
le peuple du mythe des Membres et de l'Estomac.
337
-
disent que vous êtes noir, comment le contester ? Succès quasiment
garanti pour tout dominant qui fait que son ordre s ?origine dans
l'unanime voix du Ciel et de la terre.
Le problème, c'est qu'il peut y avoir contradiction. Un grillon
risque d'intervenir. Un moucheron peut refuser de passer pour
"excrément de la terre871". Un Escarbot peut renverser la belle
indifférence de "l'oiseau de Jupiter" qui d'abord "l'étourdit,
l'oblige à se taire872". Ce minuscule animal, malgré sa taille, affirme
son être,, sa valeur, la valeur de son amitié, et le caractère unique
du lieu où s'abrite Jean Lapin. "Nonobstant cet asile 873", l'Aigle
emporte le Lapin. L5 Escarbot proteste, détruit les oeufs de l'oiseau,
remonte jusqu1à Jupiter qui ne peut le condamner. L'Aigle manque ainsi
tout perdre pour n'avoir pas distingué du néant 1'Escarbot et son
"trou".
La contradiction - nous 1 ' avons vu - fait parfois la j oie
du dominant. Il peut même la susciter pour mieux la nier, et éviter
1 ' ennui874, mais elle est dangereuse. Elle n'est donc, pour lui, qu'un
moment - ou plusieurs moments -dans un processus.
1
En quel sens est donc véri table Ce que j a
i lu en certain lieu, Que sa voix est la voix
de Dieu ?
On a ici un élément de réponse. La voix du peuple et la voix de Dieu, la voix du "on" et la voix du "ciel" peuvent égalemment
servi r au dominant pour mettre en "catégorie".
!
870.
Voi r le rôle de l înquisi teur dans Les oreilles du Lièvre(V,4), vers 10.
871.
Le Lion et te Moucheron, (I1,9), vers 1.
872.
L'Aigle et l■Escarbot(II,8), vers 16.
873.
Ibid., vers 6.
874.
Les richesses lassent vite Psyché : "L'émail des parterres, celui des prés, et celui des pi errer i es, commençaient à lui être
égaux; leur di f f érence ne dépenda i t plus que des yeux d'autrui". Les Amours de Psyché et de Cupidon, p.160. Quand l'abondance
a aboii les di fférences, autrui est nécessai re pour renouveler le plaisi r. Cet autrui peut être - et c* est même excel lent
- un dominé. Le regard de la Cigale accroît soudain le prix des biens de la Fourmi.
"Rois et Dieux mettent (...) tout en même catégorie" : ils
travaillent à mettre; ils mettent continûment. C1 est rarement, sauf
à tuer, besogne tout a fait achevée875 II y a des résistances. La Cigale
n? est pas tout à fait cigale876 . L'espace géographique, à Richelieu
ou chez 15Escarbot n1 est pas tout à fait uniforme. Psyché, que i'Amour
voudrait ramener à la catégorie femme pleine de curiosité 877 ne se
réduit pas à cela. Psyché est, e* n'est pas comme toutes les femmes.
Comme toutes les femmes elle est curieuse, et le prouve deux fois,
mais, à la différence de toutes les femmes - cas rare et peut-être
unique - elle aime vraiment, et elle est fidèle. C'est ce qu'Amour
découvre, émerveillé, dans la deuxième partie du roman. 11 aimait une
très belle femme, mais, parce qu'elle accepte, contre lui, d'être son
esclave878, et s'y tient, il découvre Psyché, créature singulière,
unique quoique banale par plus d'un trait. Amour renonce alors à 1'idée
qu'il s ' en faisait, et il 1'accepte comme elle est, dans sa
singularisé, même imparfaite. Il 1 ' aimerait noire s ' il le fallait 879
.
Rencontrant ainsi la contradiction, le mouvement, le singulier,
le dominant a grand mal à mettre en catégorie. Il a plus grand mal
875.
A La cour où "les gens sont de simples ressorts, la besogne paraît pratiquement achevée. Les Obsèques de la Lionne, (VIII,14),
vers 23.
876.
Il faut et i l ne faut pas qu'elle le soit tout à faît/^' ")
877.
"Vous êtes tombée justement dans les trois défauts' qui ont le plus accoutumé de nuire aux personnes de votre sexe, la curios ité,
8
la vanité, et le trop d esprit". Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 161.
878.
Je n'ose seulement espérer que vous me recevrez pour esclave. - "Ni mon esclave non plus, reparti t l'Amour; c'est de ma mère
que tu l'es; je te donne à elle". Les Amours de Psyché et de Cupidon, p.192-193.
879.
"L'Amour se plaigni t de la pensée qu' el le ava i t, et lui jura par le Styx qu ' i l l'aimerait éternellement, blanche ou n oire,
bel le ou non bel le; car ce n'étai t pas seulement son corps qui le rendaî t amoureux, c'était son espri t et son âme par de ssous
tout". Ibid., p. 252.
encore à tout mettre en
"même
catégorie".
Il y travaille pourtant. C'est le but de son "entreprise880" que
d'établir face à lui une seule catégorie qu? il définirait
altërité
dire,
radicale
et
uniforme,
pour parler bref,
la continuelle
incertaines,
la mort,
soif du soleil,
pour
en
à
lui seul étant vie. Malgré
il
reste
et pleine de grenouilles.
soleils881
Malgré
c'est
comme
venir,
toujours des
zones
Il faudrait plusieurs
peut-être,
à
bout.
le
Jardinier,
malgré
même
le
Seigneur,
le
Lièvre
n'est
pas
anéanti.
Malgré Joconde et
son roi,
toute femme leur est acquise,
jeune
fille
pour
et
leur -conviction que
il se rencontre toujours une
profiter
d'eux.
"Le
plus
terrible
des
enfants que le Nord eût porté jusque-là dans
beau
"redoubler
efforts882",
ses
ses
il
flancs"
reste
a
encore,
ponctuant
l'espace,
le Roseau...
Le Hibou ne dit pas ce qu'a accompli
le dominant,
mais le sens de son entreprise,
lequel
tend,
il
cette
uniforme
l'horizon vers
"face
eaux 883"
des
qu'il
d'aventure884,
pourrait à son gré,
Cet
effort
infini
rend
le
dominant
pour
et partout,
mettre
tout
perspicace.
en
rider.
même
catégorie
un
apparent
Par
paradoxe,
1'oeil du maître s'ouvre aux différences.
En regardant à tout,
il voit une autre tête
Que celle qu ' il voyait d' ordinaire en ce lieu 885 .
880.
881.
Voi r le premier vers de Le Lion s'en allant en guerre,(V,19), fable qui sui t justement L'Aigle et le Hibou.
Mais les Fables montrent souvent l'impossibilî té d'un dominant à plusi eurs têtes.
882.
883.
Le Chêne et le Roseau, (I, 22), vers 26-27 et 29.
Cette "face des eaux" uniformément stérile sur laquelle règne le vent, qui ne sai t que la rider (cf la danse de la Cigale, r égulière,
infinie, et inféconde), nous la rapprocherions du début de la Genèse. "Un vent de Dieu tournoyai t sur les eaux". Mous verrions
a i ns î deux logiques s'opposer. Dieu, contrai rement au "Nord" crée de la diversi té, et une diversi té féconde. Loin de "t out
mettre en même catégorie",
î l
"sépare le jour et
la nui t" et di t
:
"Que les eaux
8
il grouillent d'un grouillement d'être vivants"_________________ Nous croyons qu il y aurait un grand travail à
■^"fï f ai re,
Bible.
et
que
suggère
Marc
Fumarol î,
dans
son
édi t ion
de
l'Imprimerie
Nationale,
sur
La
H
Fontaine et La
s
884.
Rapprocher "Le moindre vent qui d aventure/Fait rider la face de l'eau"... et "Un loup survint à jeun qui cherchai t aventure"...
885.
L'Oeil du maître, (IV,21), vers 31-32.
Parmi les boeufs, tous pratiquement identiques, tous, "en même
catégorie", le maître, soucieux de tout "ranger", d 1 "ôter" toute
saletê|(vers 38) , repère immédiatement la différence, l'autre tête,
le Cerf. Il fait aussitôt "emporter" l'animal, rétablit l'ordre
ordinaire, 11étable stable, l'unique catégorie. Le maître a trois
fortes raisons de repérer le nouveau venu. D'abord, sa présence
contredit la domination : scandale qu'il faut faire cesser. Ensuite,
886.
On l8emporte, on le sale, on en fait maint repas, Dont maint voisin
J
s'éjouit d être. Ibid., vers 35-36.
-
238
887.
Ibid. ,vers 20.
888.
889.
La Mouche et la Fourmi(IV,3),vers 17-19.
890.
Les Animaux malades de la Peste,(VII.1). vers 22,30, et 57.
L'Oei1 du maître, IV,21), vers 18.
-
sa découverte manifeste aux yeux de tous, les qualités du maître et
de ce qu'il veut mettre en place : un ordre sans "tête" qui dépasse.
Enfin, sa mise à mort et sa consommation procurent un plaisir886. Comme
l'amant sur l f aimée, " 1 ' homme au cent yeux887" porte sur les choses
et les êtres qui dépendent ou peuvent dépendre de lui le regard du
désir, à la fois contredit et suscité par la présence d'un objet
anormal, peut-être d ' un parasite, voire d'une mouche888... Le maître
veut son étable sans parasite pour obtenir, à son seul bénéfice, un
maximum de biens. Moyen de contrôle, 1'organisation de 1'étable vise
à faire apparaître l'étranger, le différent, 1 "araignée889", le Cerf
imprévisible,
qui
deviendra
victime
nécessaire,
qu'on
va
impitoyablement "dévouer890". Malgré ses "larmes", le cerf doit
mourir,
et par sa mort,
comme certain. Ane,
contribuer à
11 ordre891, à la célébration joyeuse de cet ordre avec les "voisins 892"
«
De cette fête entre personnages de rangs égaux, probablement
tous
maîtres,
les
valets
et
l'Intendant
semblent
exclus.
Aboutissement du récit, cette exclusion renforce sa cohérence, fait
voir pourquoi seul voit 11 oeil du maître.
On ne voit bien, chez la Fontaine, que ce qu'on désire, que ce
dont on espère joie893 . Dominés, fondamentalement du même côté que
les Boeufs et le Cerf, valets et intendant, par leur position, ne
peuvent espérer jouir de la découverte du Cerf. Son intrusion
n 1 aggrave en rien leur condition, n'alourdit pas leur tâche. Sa mort
ne les soulagera pas. Ils ne participeront même pas au festin final,
ne s
1
"éjouiront894" pas. Ils ne voient donc pas le Cerf parmi les
Boeufs. Pour eux, la différence Cerf/Boeuf n'est pas pertinente,
l'effort de le chercher est vain. Paradoxe apparent : c'est parce
qu'ils ne mettent pas tout en même catégorie qu'ils ne distinguent
pas895 . Le maître, lui, veut tout mettre en même catégorie,
cela,
et,
pour
distingue896 .
891. i.B5*:On gagne à rapprocher cette fable de les Animaux malades de La Peste. Voici deux vers analogues
5-::} !iA ces mots on cria haro sur
le Baudet". (VI1,1, vers 55) et "Chacun donne un coup à la
,!
5
oête (IV.21,vers 33). Ce rapprochement fait mieux comprendre que le Lion montre aux animaux l'Ane qu ils ne voyaient
bet
pas. Tout le "conseil" est une vaste "lunette"(VI1,17) braquée sur le perturbateur.
1
892. On en fait maint repas,/Dont maint voisin s''éjouit d être". vers 36"..
893. Le Corbeau ne voi t pas le fromage qu'il ne dési re momentanément pas —
894.
L'Oeil du maître,(IV,21), vers 36.
895.
896.
Tout l ' art du Lion, c'est d ' avo î r su rendre les puissances sol idaî res de son sort. Si l * Ane meurt, personne ne meurt.
Le dominé, pour échapper à ce regard, peut tenter d'effacer toute distinction. Si le Cerf avaît pu se fai re Boeuf, sans doute
aurai t-îl vécu... C'est ce que réussi t un Muletier(Le Muletier, Contes et nouvel les,11)
Ce Muletier, par ruse, a couché avec la Reine. Le Roi, qui veut se venger, le répère, de nuit, parmi tous ses valets qui dorment.
11 lui coupe alors des cheveux pour le reconnaître au matin("Faisons, dît-il, au galant une marque,/Ppur le pouvoi r dema î
n connaître mieux".(vers 123)). Le Roi sait donc remarquer une dïfférencéfte pouls du Muletier bat plus fort que ceux des
autres valets), et en instaurer une (la coupe des cheveux). Son projet u11 î me est de tout
Le
Lion,
diverses
les
quand
s1 en va en guerre,
il
qualités
des
Animaux.
sait
reconnaître
L ? Eléphant,
l'Ours,
le
Renard, chacun dans un emploi spécifique, serviront son "entreprise".
Il ne se privera même pas du Lièvre et de 11 Ane
:
Notre troupe sans eux ne serait pas complète.
L!Ane effraira les gens, nous servant de trompette,
Et le Lièvre pourra nous servir de courrier897.
Loin de mettre les Animaux "en même catégorie",
le Lion
estime leurs diverses valeurs, La dix-neuvième fable du livre V paraît
ainsi contredire le Hibou de la dix-huitième fable du même livre.
Que pourrait répondre le Hibou ?
Il
rappellerait
que
1'"entreprise"
du
Lion,
c'est
la
g
u
e
r
r
e
0
1
-
240' -
r
a
,
guerre vise à étendre une domination, à renverser des frontières, des
-murs898, à supprimer des différences. Il rappellerait que la guerre
répand partout la terreur, la mort, et que l'homme de guerre néglige
toute différence entre ceux qu'il écrase899. L1 "entreprise" du Lion,
dirait le Hibou, vise à tout mettre "en même catégorie". Mais, ce Lion
étant
)
"prudent
sage 900",
et
sait
qu ' il
ne
peut
remettre en même catégorie^ là catégorie "valets honnêtes) en tuant le Muletier(Comme le Maître
!
:
fait tuer le Cerf) qu'i l -"^bnd" pour commencer.
Le Muletier, pour sauver sa vie, coupe aussi tôt les cheveux de tous les autres valets, constituant a i ns î une unique catég orî
e : valets à cheveux coupés. Dès lors, le Roi ne peut plus le retrouver, et, comme il est sage, comme îl ne prétend pas mener
jusqu'au bout la logique de
la
Fourmi (ce qui
le conduirait à tuer tous
les valets___________________ ),
il
renonce à châtier.
Ce conte
montre, enf autres choses, comment les dominés peuvent participer, pour se protéger, de l'entreprise d'uni formîsation menée par
le dominant, en anticipant même sur la volonté de "tout mettre en même catégorie".
3
897.
Le Lion s en allant en guerre(V,19), vers 1-3.
898.
"A l entour de ces murs je vous laisse combattre;
899.
Voi r la A M.D.C.A.D.M., O.D., p. 491
900.
Le Lion s'en allant en guerre(V,19), vers 17.
8
Les d i eux les ont bâtis; nous voulons les abattre!" Achilie, O.D.,p.467.
agir
:
"Les Rocroix, gens sans conscience/Me prendraient aussi bien que lui".
seul,
qu' il
qu ' il
doit
développer
dans
le
doit connaître et organiser ses forces.
temps
une
stratégie,
L'entreprise même du
â/
dominant exige, parihoxalement, qu'il sache distinguer diverses
catégories. Ainsi, la fable dix-neuf ne contredit pas la fable
dix-huit. Elle montre comment l'histoire, dialectiquement, amène le
dominant, qui veut tout mettre en même catégorie,
à distinguer.
Le Hibou ajouterait peut-être qu'il n'a pas voulu dire que
"Rois et Dieux sont aveugles". Il sait que l'Aigle verra ses enfants,
qu'il les repérera même "dans les coins d'une roche dure, /Ou dans
les trous- d'une masure901. Mais l'Aigle, comme tout Roi ou Dieu, tendra
à négliger la différence, à ses yeux essentielle, entre enfants Hibous
et enfants de tout autre animal. Il mettra toute cette chair vivante
dans 'l'unique catégorie "proie".
On pourrait objecter au Hibou que 1 'Aigle se soucie de
distinguer.
Ces enfants ne sont pas,
Croquons les902 .
Au
livre
d'égorger un Cygne,
III,
dit l'Aigle,
certain
à notre ami
Cuisinier,
sur
le
point
entend sa magnifique voix.
Le Cuisinier fut fort surpris, Et vit
bien qu'il s'était mépris.
Quoi ? j e mettrais, dit- il, un tel Chanteur en soupe903 .
901.
La Fontaine commente malicieusement cette incertitude : " Je ne sais pas lequel des deux"(vers 26). Selon nous, cette malîce
11
8
J
souligne que l on peut mettre en même catégorie "roche dure" et "masure" sans, pour autant, être Roi ou D î eu. L important n'est
pas la distinction en soi, mais la distinction essentiel le à la vie et, ici, au récit..
ne faut pas dist inguer pour
902.
distinguer. Le vers 26 vient en contrepoint des propos du Hibou(vers 9-11)
L'Aigle et le Hibou, (V,18), vers 29-30.
903.
Le Cygne et le Cuisinier,
(111
,12), vers 15-17. Cette soupe finale figure bien la "même catégorie" dont parle le H î bou.
-
241
-
Le cuisinier ne met pas le Cygne en même catégorie que
les
"Oisons".
VIII,
se
11 le distingue et le sauve.
montre
peut-être
plus
Jupiter,
au livre
clément
encore,
quand
11 Olympe lui conseille d'exterminer les hommes.
orages,
Il forme des
envole sa foudre, mais n 1 atteint jamais au but
:
Ce Dieu (Vulcan) remplit ses fourneaux
De deux sortes de carreaux.
L'un jamais ne se fourvoie,
Et c'est celui que toujours
L'Olympe en corps nous envoie.
L1 autre s'écarte -de son cours ;
Ce n'est qu'aux monts qu'il en coûte904 .
Les
comportements
de
Jupiter,
du
Cuisinier,
de
l'Aigle
paraissent autant d'objections aux propos du Hibou : tous ces
personnages distinguent, ou s'efforcent de distinguer, pour le bien
de ceux qu'ils dominent. Si l'on circonscrit son propos,
le Hibou
n'a pourtant pas tort.
Jupiter, le Cuisinier, 1 'Aigle ne vont pas au bout de la logique
de la Fourmi, ou lui échappent905 . Cette logique, nous 1 ' avons assez
vu, ne connaît les limites que pour les transgresser, 1'ordre de la
Fourmi transgressant d'emblée les interdits fondamentaux de la morale
établie. Jupiter, le Cuisinier et 1 'Aigle, au contraire des "ennemis
sans foi906" respectent, en revanche, certaines limites. L'Aigle s'en
tient ainsi à la paix qu ' il a jurée " foi de Roi " et
"
-
ou même
les
"foi d ' animal "
904.
Jupiter et
905.
Cette logique revient, chaque
Les
ibéjSs et
-
51
avec le Hibou,
foi de Hibou
devenu son
Tonnerres(VI 11,20)^yers 53-60.
fof^cfans
8
les fables qui suivent cel les que nous citons ici : Le Lion s en allant en guerre,
les Brebis(i i1, 13)et Le Faucon et le ChaponÇVI11,21). La Fontaine paraît vouloir
montrer
que les
sorties de la "logique de la Fourmi" sont exceptionnel les. Si le Cuisinier a sauvé le Cygne, les Loups, en dépî t des trai tés,
ont massacré les Brebis. Si Jupîter sauve les hommes, le Chapon n'a rien à attendre des hommes, et de "ce beau Cuisinier armé d'un
grand couteau".(vers 29)
906.
Les Loups et les Brebis,(VI11,13), vers 28. Dans la logique de la Fourmi toute "foi" se perd. La Fourmi ignore absolument la "foi
d'animal" de la Ci gale.
"ami". Le Cuisinier est mélomane, et son respect pour le chanteur
arrête son couteau. Quant à Jupiter, malgré son courroux, il n1 oublie
pas qu' il est père : "Tout père frappe à côté907" . L' amitié, la musique
et la paternité contredisent la logique de la Fourmi. Les valeurs
respectées par ces trois personnages sauvent, ou pourraient sauver,
leurs dominés.
La formule du Hibou s'applique seulement au dominant qui suit
la logique de la Fourmi908, dont elle pose clairement un principe» Comme
la mort, ce dominant veut que "tout soit de son domaine 909", que tout
soit indistinct face à lui, seul soleil distingué. Si, d 1 "aventure",
il distingue, c ' est pour mieux mettre "en même catégorie". Les
différences qu'il surprend, il tend à les anéantir, ou il les utilise
pour anéantir. Sa permanente "entreprise", c'est que "le monde
entier", comme un unique bloc, accroisse un j our sa richesse 910. Les
valeurs, les limites, il s ' en moque, et j ouit dans leur abolition
: "Alléguez la beauté, la vertu, la j eunesse 911 ", c ' est inutile
. Point d ' allégations ou de loi qu'il ne veuille détruire. "Quoiqu'on
die", "tout est né pour" lui912, doit vivre ou mourir pour lui, souvent
par lui.
Pour abolir les distinctions, ou en susciter "à sa fantaisie"
et
907.
908.
sans
être
critiqué,
Jupiter et tes Tonnerres, (VIII, 20), vers 41.
Quand
îl
la profère devant
l'Aigle,
il
peut
le
légîtîmement
dominant
croire
qu'elle
a
Fourmi
chance
de
à
le concerner ; tant
de puissants, dans les Fables, oublient leurs traités, la foi jurée...
909.
910.
La Mort et le Mourant, (VIII,1), vers 8.
Ibid., vers 16.
911.
Ibid., vers 14.
912.
L'Homme et la Couleuvre(X,1),vers 86.
intérêt à ce qu1 autrui distingue mal. La croyance du Hibou sert 1
' appétit de 15 Aigle. Si la Fourmi a pu réduire la Cigale, c5 est parce
que cette "emprunteuse" n' a rien su distinguer, et qu'elle a cru...
Pour goûter le plaisir des autres et le plaisir spécifique de dominer,
les dominants selon la logique de la Fourmi cherchent toujours à
profiter de la "légère croyance" d f autrui. Nouveau caractère de cette
logique.
13
Le dominant# profiteur de la
§s
légëre croyance§§ «
,Les Amants sont toujours de légère croyance : S'ils pouvaient
conserver un rayon de prudence (Je demande un grand point, la
prudence en amours) Ils seraient aux rapports insensibles et
sourds913.
Dans cette partie de Les Filles de Minée, conte inspiré
des Métamorphoses d ' Ovide914, se succèdent trois épisodes.
Premier épisode : Aurore, qui aime Céphale, 1'heureux époux de
Procris, 1'enlève, tente de s ' en faire aimer puis le libère en lui
annonçant que Procris ferait un j our son désespoir. Grâce à la
"science" des "Mages915", Céphale, rendu inquiet, se métamorphose en
adolescent et tente d ' obtenir, à force d ' argent, les faveurs de
sa femme. A la fin,
913.
914.
915.
916.
il
"Promit
Les Filles de Minée, (XII, 28), vers 234-240.
Sans doute aussi de L8Art d'aimer, vers
Ibid., vers 205.
Ibid., vers 213.
parut
incertaine916" .
685-746.
tant
que
Procris
lui
Grand "martyre917" pour lui : il \.j aux champs appeller l'haleine des
Zéphyrs - Aure - pour qu'elle le rafraîchisse.
Deuxième épisode : Ayant appris que son mari appelle une certaine
Aure, Procris se croit trompée, veut entendre, entend,
et conclut
qu'elle est trahie.
Troisième épisode : Alors que Procris, cachée dans des buissons,
l'épie, Céphale entend un bruit. 11 lance son javelot,
et tue sa
femme.
Pour ces trois épisodes, La Fontaine a beaucoup recomposé le
texte d 1 Ovide.
Dans Les Métamorphoses, Céphale observe que ProcitLs peut lui
préférer des richesses. Pas d'erreur : Procris a manifesté sa
faiblesse. Chez La .Fontaine, malgré la "science" des Mages, la
découverte
de
Céphale
reste
douteuse
:j
"Procris lui
parut
incertaine". Question : pourquoi conclut-il de l'apparence de
l'incertitude à la certitude de l'apparence ? La Fontaine retarde sa
réponse jusqu'au second épisode.
Dans cet épisode, chez lui comme chez Ovide, le fait est certain
{Céphale parle d ' Aure) , mais son sens (Qui est Aure ?) est ambigu
pour l'auditrice, et l'interprétation qu'elle en donne est garantie
fausse au lecteur : Aure n'est pas la rivale de Procris. Question :
pourquoi Procris interprète-1-elle mal un fait bien observé ? La
Fontaine ne tarde pas' à répondre :
L' Epouse se prétend par ces mots outragée ;
917. Ibid., vers 217.
Elle croit y trouver non le sens qu'ils cachaient,
Mais celui seulement que ses soupçons cherchaient918.
Incapable d'envisager les diverses interprétations possibles
des mots qu'elle entend, Procris ne compare pas, ne choisit pas.
Elle
croit.
Croyance
confiance919,
a
plusieurs
conviction920,
sens
dans
influence,
la
langue
crédibilité.
classique
La
:
Fontaine
utilise ici les deux premiers « Au vers 23 7, "croyance" signifie
confiance : les amants sont prêts à faire légèrement confiance à
n'importe quel "rapport". Au vers 251, le verbe croire signifie "être
convaincu" : Procris est convaincue que Céphale la trompe. Seulement,
cette conviction naît de la "légère croyance" qui crée les soupçons
et 1'empêche de voir le sens caché derrière 1'apparence. Elle est donc
aussi "légère croyance", et le vers 237 a valeur plus générale que
son contexte ne le ferait d'abord attendre. Les amants font aisément
confiance,
et
les
amants
918.
Les Filles de Minée,(XII,28), vers 251-252.
919.
Un exemple chez La
Fontaine
:
ont
légèrement
des
8
"Vous aurez dans cette tradition tel le croyance qu îl
convictions.
vous plaira". Relation d un voyage de
Paris en Limousin, O.D., p. 544.
920.
8
En
Un exemple chez La Fontaine : "Laissons le monde et sa croyance". Discours à Mme de La Sablière (IX), vers 17.
rapprochant les deux emplois du mot, La Fontaine en indique 1'étroite
dépendance. Pas de conviction, ici, sans confiance. Pas de confiance
sans conviction. La "légère croyance" enfante la croyance, légère par
là, mais sans quelque croyance il n'est pas de "légère croyance".
"Légère croyance" n 1 implique pas indifférence aux faits
: (Céphale se jette sur la moindre apparence pour déclencher
...... .1
son système d 1 interprétation. Procris, plus avide encore, pour
observer, "se lève un jour; et lorsque tout repose 921". Point de
sommeil. Elle veut voir, voir le plus tôt possible, voir encore et
encore. Mais elle ne se demande pas s1 il faut touj ours tout voir.
Ce qu'on voit par tes yeux cause assez d5 embarras,
Sans voir encor par eux ce que l'on ne voit pas 922 .
La "légère croyance" veut des faits,, et possède, ici par
"soupçons",
un
système
d'interprétation.
Pas
les
de
"légère croyance", en somme, sans quelque science. Seulement cette
science confond réalité et apparence, et n'envisage pas les diverses
significations
possibles
des
faits
éventuels.
Elle
a
beau
s1
abandonner à de multiples interrogations, elle ne revient pas,critique, sur elle-même. C'est donc une "science" sans "prudence 923",
et ce manque entraîne la douleur et l'erreur, l'erreur et la douleur.
Dans le premier épisode, la "science" des Mages utilisée sans
prudence provoque d'abord la douleur : "Voilà Céphale en peine 924"...
Peut-être n'y a-t-il pas erreur, mais la
effective,
et
si
insupportable
souffrance
est
qu'elle
conduit à des solutions imaginaires : Céphale "s'imagine en chassant
dissiper
son
martyre925
".
Dans
921.
922.
Ibid., vers 242..
8
Ibid., vers 255-256. La Fontaine s adresse à la jalousie.
923.
Ibid., Vers 238.
924.
Les Filles de Minée (XII, 28), vers 214.
925.
Ibid., vers 217.
imagination -
le
troisième
épisode,
"maîtresse d5 erreur et de fausseté926"
cette
-
amène 11 erreur qui amène elle-même une douleur pire que la première
. *.
Dans le second épisode, la "légère croyance", suscitée par la
"jalousie11, engendre ds abord "l'erreur927". Procris se trompe sur le
sens des paroles qu1 elle entend.
Au troisième épisode, cette erreur de Procris est redoublée par
11 erreur de Céphale. Quand il lance le javelot, "un cri lui fait
d 1 abord soupçonner quelque erreur928" * * «
Quand Ovide juxtaposait seulement, La Fontaine construit une
logique. En supprimant la réconciliation du couple, et surtout en
faisant de la chasse, pour Céphale, un moyen imaginaire de dissiper
son martyre929, il renforce le lien du premier au troisième épisode.
Chez lui, la douleur qu1entraîne la croyance en 1!incertitude de
Procris, entraîne à son tour 1'erreur sur le bruit qui entraîne à son
tour la douleur ultime. Si Céphale n'avait pas souffert, il n'aurait
pas chassé en aveugle. S'il n'avait pas chassé en aveugle, il n '
aurait pas tué sa femme. La mort de Procris résulte de la démarche
des deux époux. La Fontaine a ainsi beucoup renforcé la cohérence du
récit ovidien et il a montré comment la "légère croyance" - science
sans
prudence,
science
d'apparences, science
insuffisamment
qui
interprète
mal
qui
veut
trop
savoir
ou
se
contente
savoir
ou
produit douleur et erreur, la douleur
entraînant 1!erreur, l'erreur entraînant la douleur, ceci, parfois,
926.
Les Pensées, Fragment 44 (Lafuma).
927.
Les Filles de Minée, (XII,28),vers 253-254.
928.
929.
Ibid., vers"'262.
Chez Ovide, le couple se réconcili e au premier épisode. Procris donne alors à Céphale le javelot et le ch i en Lélaps avec lequel
i l chasse un monstre, et tue finalement - tout à f ai t par hasard - Procris.
jusqu'à la mort.
Sans jalousie, dans ce texte, il n'y aurait pas eu "légère
croyance", mais, sans intervention d'autrui - celles d'Aurore et des
voisins - il n'y aurait pas eu jalousie.
Amoureuse
éconduite,
Aurore
paraît
abandonne
l'amour
avoir
accepté
son
sort.
Elle
1 ' amitié930,
pour
relâche
Céphale,
et
fait
cette
promesse
:
"Je
ne
troublerai
plus
votre
à
ardeur
ni
la
sienne".
Un
instant
plus
tard,
son
nouvel ami,
elle annonce pourtant ceci :
Un jour, cette Procris qui ne vit que pour vous Fera
le désespoir de votre âme charmée931".
Beau moyen de ne pas troubler !
Ce n'est pas tout : pour que Céphale puisse éprouver Procris,
l'Aurore d'Ovide le métamorphosait, mais celle de La Fontaine suscite
seulement une question : "N'est-ce point qu'elle m'est infidèle" ?
Le pauvre jaloux doit quérir tout seul "la science des Mages". Aurore
sait que sa question suffit pour déclencher l'envie d'une science,
et singulièrement de cette science merveilleuse d'apparence, mais mal
fondée, incapable de se critiquer, et qui fait choir dans les puits 932
. . . La "légère croyance" rend avide d'une telle science.
930. Ce passage par l1 ami t ié n'existe pas chez Ovide. La déesse indignée révèle l'avenir à Céphale,
et le renvoie, furieuse, à celle qu1il aimait. 931 - Ibid.,
vers 194 et vers 196-197.
932. Voir Les Devineresses,(VIî,14), L'Astrologue qui se laisse tomber dans un puits, (11,13).
La Fontaine introduit encore un changement dans le rôle d 1
Aurore. Chez Ovide, Procris donne à Céphale le javelot. Au livre XII,
c1 est Aurore qui i 1 offre avant d 1 émettre son oracle : le choix du
moment est tactiquement important. Aurore n' a pas besoin d'apprendre
11
ce que vaut 1f occasion933" . Donné après i1 oracle, le javelot aurait
pu paraître suspect* Donné avant, il semble indépendant du malheur
annoncé. La déesse lafontainienne sait son monde. Subtile, elle
appâte Céphale. Elle 1'arme. Elle le laisse courir les Mages...- Que
cherche -1 - elle ? La Fontaine ne le révèle pas. L'auteur doit-il
tout dire ? On devine, en tout cas, que si 1 5 Aurore promettait
i'amicié, c1 est comme certain Lion devant ses
"chers amis 934" .
Dans les Métamorphoses, après le premier épisode, on ne retrouve
plus 15 Aurore. A la fin, Céphale survit à la mort de Procris, et c
' est lui qui raconte 1 ' histoire. Chez La Fontaine, au contraire,
devant son malheur, Céphale pense se tuer : "Du même j avelot, il veut
s ' ôter la vie935 ". Cette volonté entraîne la réapparition d'Aurore.
On la comprend : si Céphale se tue, il lui échappe. Elle n ' aura rien
gagné. Aussi "L ' Aurore et les Destins arrêtent cette envie936" . Si
1'infortuné mari, avec le temps, se consolait, cela offrirait des
perspectives... Peine perdue ! L
?
infortuné mari pleure touj ours.
Il n1 y a décidément rien à faire avec cet homme.
pour
s'en
délivrer,
la
déesse
Par
pitié,
fait trancher ses jours
par le sort. Comme elle ne 1'avait apparemment pas souhaité,
933.
934.
935.
936.
ou
échec
Nicaise, Contes et nouvelles, I I I , vers 257.
Les Animaux malades de la Peste, (VII, 1), vers 15.
Les Fi lies de Minée, (XIÏ,28)# vers 265.
Ibid. (XII, 28), vers 266.
pour elle
!
Aurore, ici, conserve le charme, la douceur apparente, la pitié,
tout ce qui convient à son rôle traditionnel 937, mais La Fontaine laisse
son lecteur tirer tou^s
j
"les raisonnements et conséquences938" .
. . Son Aurore est beaucoup plus cohérente, et par là beaucoup plus
cruelle que celle d'Ovide. "Le Papillon du Parnasse" ne peut pas ne
pas penser les modifications qu'il introduit et le sens qu'elles
pourraient prendre. Il sait que son lecteur, contrairement à Procris,
peut lire sous les mots : son conte même -l'y invite. Ah, si Procris
avait su lire sous les mots. . . Sous les dehors d'une amicale
réconciliation, 1'Aurore lafontainienne mène jusqu'à 1'échec final
une entreprise qui vise à son plaisir particulier, et qui est une
entreprise de pouvoir. Logique de la Fourmi, dirons-nous.• Pour
réussir, elle cherche à profiter de la "légère croyance" de celui
qu'elle aime et qui ne 1'aime pas.
Les voisins de Procris sont tout aussi suspects. "Maint voisin
charitable entretient ses ennuis939" , écrit La Fontaine. Un tel vers,
placé dans les Contes, aurait un sens fort clair940 . Leurs paroles,
qui appuient tant sur la charité de leurs intentions, sonnent comme
paroles d'hypocrite.
937.
938.
On se souvient de sa présence dél icieuse dans Le Chat, la Belette et le Petit Lapin, (VII, 15), vers 5-6.
Préface du premier recuei L des Fables, p.8
939.
Chez Ovide, l'uni que accusateur, inconnu, "téméraire dénonciateur d'une faute imaginai re
940.
La chari té est souvent suspecte chez La Fontaine. Chacun sai t le dernier vers de Le Rat qui s est reti ré du monde, (VII,3)
!
: "Je suppose qu'un Moine est toujours charitable". Pensons aussi à la charité des soeurs dans L Abbesse : "Par chari té n'en
1
est-il point quelqu'une/ Pour lui montrer l"exemple et le chemin ? (Nouveaux contes, vers 104-105.)
Profitez d1 un avis quf en passant on vous donne.
L'intérêt qu'on y prend est ce vous obliger941"
Qui ne croirait entendre Tartuffe, Arsinoë, les Frères de Catalogne,
ou tel ou tel Ermite ? "0 papelards! qu'on se trompe à vos mines 942 !"
La Fontaine rend clairement symétriques les deux premiers
épisodes. Chez lui, les
11
charitables voisins", suscitant la jalousie,
sont à Procris ce qu'Aurore est à ■Céphale. Pourquoi ne le seraient™ils
pas jusque dans leurs avis ? Sans imposer cette lecture, La Fontaine
laisse penser que les uns et les autres, en usant hypocritement de la
"légère
croyance"
des
amants,
cherchent
à
les
mener
"à
leur
fantaisie943" .
Notre fabuliste, dans-- un récit "qui n'y pensait guère944 " ,
introduit donc la problématique des relations de pouvoir. Au texte
d'Ovide, qu'il a manifestement jugé peu cohérent, il ne' s'est pas
contenté d'ajouter "quelques traits qui en relevassent le goût 945 , il
a donné une cohérence nouvelle. Cette cohérence, il 1'a trouvée dans
les hypocrisies parallèles d'Aurore et des voisins, qui sont tactiques
de pouvoir. Chez lui, Aurore n'est pas simple amoureuse
qui
brusquement
se
venge,
c'est
éconduite
une habile tacticienne
qui prétend dominer Céphale. De même, l'inconnu d'Ovide a laissé place
941.
!
Ces deux vers font songer aux derniers mots de l avertissement d'Arsinoë à Célimène.
Madame, je vous crois l'âme trop raisonnable
Pour ne pas prendre bien cet avis profi table, Et pour
8
l attribuer qu'aux mouvements secrets
D'un zèle qui m'attache à tous vos intérêts. Molière, Le Misanthrope, (4,111). Trois des mots essentiels d'Ârsinoë (Avis,
profitable^
1
intérêts) s'entendent dans les propos des voisins- C est trop peu pour conclure à la filiation. C'est assez pour repérer
1
l identi té d'un ton.
5
Ermi te. Contes et nouvel les, II, vers 165.
942.
L
943.
Le Lion et le Moucheron,(11,9), vers 8.
944.
Discours à M.
945.
Préface du premier reçueil des Fables, p. 7.
le duc de La Rochefoucauld,(VIII, 14), vers 17.
à des hypocrites qui espèrent apparemment s'assurer de Procris. Ici,
comme dans Psyché et, à un moindre titre, dans Adonis, La Fontaine tend
à réinterpréter en termes de relations de pouvoir le récit antique.
Dans Les Filles de Minée, il nous permet de lire ainsi la liaison entre
"légère croyance" et logique Fourmi des relations de pouvoir.
Jean-Pierre Collinet dans la note du vers 237 de Les Filles de
Minée renvoie excellemment à une phrase de Psyché : "Les personnes qui
sont en peine croient volontiers ce qu ' elles appréhendent 11.
Psyché est en peine. Ses deux soeurs viennent de 1'informer que
son mystérieux mari pourrait être un dragon : "Elles firent encore
mille façons propres à augmenter la curiosité et l'inquiétude 946".
Habile tactique de qui suit la logique de la Fourmi! Un moment, Psyché
hésite à croire ce qu'on lui dit. C'est qu'elle accorde difficilement
ses impressions aux images qu'on lui présente. Mais ces doutes, s'ils
la torturent, ne peuvent la conduire à la vérité : elle s'interroge
en effet sur l'idée qu'elle a de son mari, mais pas sur qui la pousse
à s'interroger. L'inquiétude et la curiosité pour ce qu ' elle ne voit
pas 1 ' aveuglent à ce qu ' elle pourrait voir : elle n ' enquête pas
sur les motivations de ses soeurs et oublie les avertissements d '
Amour947.
Aussi,
finit-elle
par
prendre
le
poignard
qui
946.
947.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p.168.
"Donnez-leur tout, puisque tout vous appartient. C'est assez pour moi que vous vous gardiez de les croire". Ibid., p. 162.
doit le tuer. Double profit pour ses soeurs : "Leur bien premièrement,
et puis le mal d1 autrui948". Ces deux "furies949",
logique
de
la
Fourmi,
ont
adeptes
de
la
ainsi
profité de la "légère croyance" de leur soeur pour se faire une
"impitoyable joie950". Psyché confirme ici Les Filles de Minée.
Nettement moins dramatiques pour la plupart, les Contes narrent
souvent comment des naïfs se font dominer par qui sait employer leur
"légère croyance". Songeons aux Rémois qui "croyant ville gagnée" se
rendent chez leur voisine, et se retrouvent, après quelques tours,
contraints d1observer comment son mari les fait indubitablement
cocus...
Songeons
à
certaine
mère
qui
croit,
malgré
quelques
hésitations, . que de sa fille "doit naître un pape" pourvu qu 1un ermite
la touche... Songeons encore à André qui sait employer la naïveté de
madame Guillaume et son envie d'un enfant bien formé. . . Les cas sont
nombreux. Jean-Pierre Collinet a bien fait de ne pas les multiplier,
et de privilégier Psyché.
Dans sa note, pourtant, on aurait aimé voir Le Loup et le Renard.
Deux raisons à cela : cette fable, d'abord, sans se limiter à 1'amour,
948.
Le Singe et le Chat (IX,17), vers 12 et 13.
949.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D.g p. 168.
950.
L'Araignée et l Hirondelle, (X,6), vers 17.
s
-
357
place la problématique de la croyance sur le terrain bien plus vaste
de la crainte et du désir ; cette fable, ensuite, fait dialoguer, à
propos des questions qui nous occupent ici, Le Lion, le Singe et les
Deux Anes et Le Paysan du Danube, la fable qui la précède et la fable
qui la suit.
Ces trois textes,
lus ensemble,
donnent une
visioncomplexe du rôle de la croyance, légère ou pas, dans les
relations de pouvoir.
Entre deux fables ostensiblement politiques, Le Loup et le Renard ne
paraît pas avoir sa place. 11 semble même faire obstacle à leurs
rapports. Le Paysan du Danube, en montrant comment les dominants,
aveugles à tout sauf à eux-mêmes, sont parfois terriblement injustes,
complète en effet la leçon du Singe. Mais cette leçon paraît étrangère
à 1 ' histoire de seaux - ou de sots951- qui la suit, et Le Paysan du
Danube ne traite pas des apparences de fromage... "Apparence" pourtant
figure au premier vers : Il ne faut point juger des gens sur
l'apparence.
En changeant un mot, n f aurait-on point. là une morale pour Le
Loup et le Renard ? Cela donnerait : "Il ne faut point juger des choses
sur l'apparence". Lisons plutôt La Fontaine.
Un soir il
(le Renard)
aperçut
La lune au fond d'un puits : 1'orbiculaire image
Lui parut un ample fromage.
Deux seaux alternativement
Puisaient le liquide élément.
Notre Renard, pressé par une faim canine,
S'accommode en celui qu'au haut de la machine
L'autre seau tenait suspendu.
Voilà 1'animal descendu,
Tiré d ' erreur952 .
Le Renard fait erreur sur une chose alors que le Souriceau, les
Grecs et les Romains font - ou ne font pas -"erreur" sur les gens.
Quant au Loup, il se trompe simultanément sur les choses et
951.
952.
"Le Loup fut un sot". Le Loup et le Renard, (XI,6), vers 41.
Le Loup et le Renard, (XI,6), vers 1à-19.
gens
-
:
Il
croit
358
-
le
Renard honnête et la lui e fromage953 .
le
Singe,
qui
sur les
n5 a
pas
affaire
A la fable précédente,
aux
choses,
se
montre
plus
lucide.
Quand
leçon complète,
le
roi
des
animaux
le prie
de
dispenser une
il préfère prudemment différer.
Et notre Maître ès arts, qui n1 était pas un fat,
Regardait ce Lion comme un terrible sire24 .
24Le Lion, le Singe et les Deux Anes,(XI,5), vers 73-74.
-
250
-
Si le Loup est un "sot", le Singe n'est pas un "fat". La
différence ente "sot11 et "fat" aide à comprendre le passage d f une
fable à 11autre.
"Fat" nous paraît ici très proche du sens que lui donne
Boileau dans la Satire IX :
Et qui voyant un fat s'applaudir d'un ouvrage Où la droite
raison trébuche à chaque page25 .
Le fat est sot, mais d1 une sottise particulière. Il se trompe
spécifiquement sur lui-même quand le sot se trompe indifféremment sur
les choses, sur autrui, et sur lui-même : tous les fats sont des sots,
mais tous les sots ne sont pas des fats. Aveuglé par son amour-propre,
le fat croit être ce qus il désire être, et, quand il juge autrui, il
le juge d1après la haute idée qu'il a de sa propre personne : il se
hisse trop haut. Les Anes sont dans ce cas : s ' imaginant "surpasser
Lambert956",
ils
applaudissent
leurs
pareils
pour
qu'on
les
applaudisse en retour.
Chacun d'eux croyait faire
953. Nous retrouvons ici le double sens de croyance
956. Le Lion, le Singe et les Deux Anes, (
957. Ibid., vers 57-58.
XI,5),
vers 53.
En prisant ses pareils une fort bonne affaire 957 .
Mauvaise affaire en réalité car ils sont ridicules.
Le Singe ne peut se permettre pareille erreur sur soi. Grand
danger s'il ignore qu5 un Singe n'est pas un Lion, s'il oublie que
la demande royale, agréable, ne change pas ce qu'ils sont, s'il cède
à 11 amour-propre. Heureusement, il se regarde, "regarde958", et, par
là, se garde. Leçon : pour éviter le ridicule ou la" mort, limitons
11 amour-propre qui fait mal juger de ce que 11 on vaut.
Avec Le Loup et le Renard, La Fontaine faut passer de la fatuité,
forme particulière de sottise, à la sottise en général. Le Loup et
le Renard ne se trompent pas sur eux-mêmes, mais sur une apparence
de fromage et, pour Le Loup, sur le Renard.
D'une fable à l'autre, le regard change de direction. Dans celle
du Singe, il porte d' abord sur soi et, ensuite, sur autrui. Dans celle
du Renard et du Loup, il porte sur le monde, directement d'abord,
indirectement ensuite à travers les yeux d ' autrui. Dans Le Paysan
25Boileau, Satire IX, vers 151-152.
958. Au vers 74, "regarder" est aussi à prendre au sens premier.
-
360
-
du Danube, enfin, le j eu des regards se complexifie : regard des
Romains sur eux-mêmes , regard des Romains sur le Paysan, regard du
Paysan sur les Romains qui modifie leur regard sur eux-mêmes et leur
regard sur les gens du Danube. . . On dirait que La Fontaine à voulu
avancer
par
complexités
croissantes,
comme
si
chaque
fable
constituait un palier, duquel on peut mieux penser la précédente, et
préparer la réflexion pour les problèmes ultérieurs.
Relativement
aux
cinquième
et
septième
fables,
la
fonction
des
derniers
vers
de
la
sixième
peut
désormais
s
5
apercevoir :
Ne nous en moquons point : nous nous laissons séduire
Sur aussi peu de fondement ;
.Et chacun croit fort aisément
Ce qu'il craint et ce qu'il désire.
A la question de savoir pourquoi, très souvent, on se trompe sur
soi, sur autrui, sur les choses, ces vers proposent une réponse qui
intègre et dépasse celle de la cinquième fable (1'amour-propre), et
jette un jour original sur les relations entre les peuples, et,
particulièrement, entre les peuples dominants et les peuples dominés,
ce dont traite la septième fable.
Les deux Anes croient "fort aisément" valoir ce qu'ils désirent
valoir (Lambert). Le Singe, au contraire, ne croit pas "fort aisément"
ce qu'il désire peut-être (qu'il gagnera à enseigner le Lion959.
Quant aux Romains, ils croient que les Danubiens, qu'ils
dominent, sont ce qu'il craignent, mais aussi ce qu'ils désirent...
Ils désirent et ils craignent que ce ne soient pas des hommes comme
eux, des hommes qui savent parler. Ils les réduisent à ne "converser
qu'avec des ours affreux" parce qu'ils ont fini par croire que ce sont
effectivement des Ours, voire "des Ours mal léchés960". Le Paysan du
Danube,
cependant,
parce qu'il
accepte librement la mort,
renonce à la crainte et au désir. Il ne demande rien. Il ne craint
959.
5
C'était, probablement, l ambition de La fontaine. On peut
aisément" ce qu1 i l craint (que le Lion est un terrible
aurait liquidé le Singe. Après tout, les Romains ne tuent
960. Le Paysan du Danube, (XI,7), vers 13.
aussi penser que le Singe croit "fort
sire). Rien ne démontre que le Lion
pas le Paysan du Danube.
rien. Dès lors, il échappe à la croyance aisée, ou pour reprendre
l'expression des Filles de Minée,
à la "légère croyance", et il peut
s'avancer devant les Romains, leur dire ce qu'ils sont, ce qu'il est,
et les arracher, presque miraculeusement,
à leur
croyance première.
Cela ne signifie pas qu'il les arrache à la croyance : il les fait
passer d'une légère croyance à une. croyance plus fondée :
On le créa Patrice ; et ce fut la vengeance Qu'on crut
qu'un tel discours méritait961
La
leçon de Le
trois
fables,
parmi
Loup
et
mais,
le Renard court
comme
c'est
donc dans
leçon
les
courante
les
fables,
fable,
elle ne suffit pas à singulariser ces trois-là.
cependant,
Nous
devons
Renard
ne
se limite pas à sa morale
lire
complètement
Le
Une
explicitée.
Loup
et
Le
pour
\,,..,/
comprendre sa position, éclairer 1 s attitude du Paysan du Danube,
pénétrer la problématique de la croyance, et, ainsi, mieux saisir
comment le dominant, dans la logique de la Fourmi, profite de la
"légère croyance".
La Fontaine est maître ès transitions, mais dans Le Loup et le
Renard
les
deux
principales
parties
paraissent
étonnamment
hétérogènes. Si le récit et la morale s'accordent, on a du mal
à saisir
pourquoi le fabuliste consacre les huit premiers vers à prétendre,
contrairement à Esope,
que le Loup vaut le Renard962 .
Je crois qu' il en sait plus, et j1 oserais peut-être Avec
961. Le Paysan du Danube, (Xi,7),vers 88-89.
962. Henri Régnier dans son édition des fables s'en étonne : "î L paraît quelque peu singulier que l'idée
de ce préambule en faveur du Loup lui soit venue en tête d'une fable où, à la suite, il
-
362
-
quelque raison contredire mon maître96-5.
Cela
est
bel
est
bon,
mais
le
récit
qui
suit,
justement,
semble
montrer
le
contraire.
La
Fontaine
d'ailleurs le souligne
:
Voici pourtant un cas où tout 11 honneur échut A l'hôte
des terriers964 .
Les premiers vers ne seraient-ils qu'un inutile parler "tortu965"
? Le penser reviendrait à conclure sans lire. Ces vers, en effet, ne
se contentent pas d'opposer le Renard et le Loup. Ce débat en implique
un autre, beaucoup plus fondamental,
sur la certitude et la
croyance.
Esope "accorde un point" au Renard. La Fontaine, parlant du
Loup,
répond
"Je
crois
qu'il
en
sait
plus 966".
"Je
crois",
c'est-à-dire, je tiens pour vrai mais cette vérité n'est pas certaine.
La fable qui suit montre d'ailleurs que le Loup n'en sait pas toujours
plus que le Renard : il est même parfois fort en dessous de lui...
Cette fable, qu'ignore Esope967, ne démontre pas pour autant la vérité
de ses idées. Quand même Esope l'aurait racontée, il aurait simplement
renforcé son affirmation de "quelque raison 968".
-
253
-
Or, La Fontaine "cherche la raison969". Entendons-nous : "la
raison",
ce
n'est
pas
"quelque
raison";
ce
n'est
une
est vrai d'une grossière illusion, "tout l'honneur échoit" encore au Renard". Hachette, 1885, p.133..
Le Loup et le Renard (Kl,6), vers 7-8.
964. Ibid., vers'9-10.
965. "Veut-on que j 8 a i11e droit quand y va tortu15 ? L'Ecrevisse et sa fille, (X,10), vers22.
963.
966.
Le Loup et le Renard,(XI,6), vers 7.
967.
On la rencontre dans le Roman de Renart, mais Jean-Pierre Collinet pense que La fontaine l a plutôt lue dans les Apologi Phaedri
1
i de Jacques Régnier
968.
Le Loup et le Renard, (XI,6), vers 8.
certaine raison, parmi d5 autres possibles, qui donnerait de la
vraisemblance.
"La raison",
c'est ce qui rend certain.
La Fontaine sait bien qu'Esope signale de nombreux "cas 970" où
le Renard agit avec "matoiserie" . Comme pour faire bonne mesure, il
en ajoute un. Mais des "cas" même nombreux ne suffisent pas pour
établir une certitude. Leur multiplicité ne constitue pas "la raison"
que cherche La Fontaine et qu'il ne "trouve" point.
Cet
échec
ne
démontre
pas
qu'Esope
se
trompe
quant
à
l'excellence du Renard. De cette idée, on peut débattre. La faute
d'Esope n'est pas là. Sa faute, c'est de présenter pour certaine une
vérité qui est, au mieux, probable. Il croit, mais il ne sait pas.
Quand même sa croyance apparaîtrait exacte, après découverte de "la
raison", il aurait tort d'avoir confondu certitude et croyance,
savoir excellent et savoir relatif. Or, qui ignore qu'il croit, croit
"fort aisément971 " , ou si 1 ' on préfère croit "à la légère97"?,
'\J
La Fontaine lui-même, ne prétend pas savoir avec certitude. Il
n'affirme qu'une vérité probable : "Je crois qu'il en sait plus"...
Seulement, il sait qu'il croit : s'il ne possède pas "la raison" qui
rendrait son affirmation incontestable, il en sait assez pour la juger
probablement vraie.
970. ibid., vers 9.
971. ibid., vers 46.
972. Dans Le Renard et le Bouc,CIII,5), fable la plus proche, par le "cas", de Le Loup et le Renard, le Renard
dit, justement, au Bouc :
Si le ciel t-eût, dit-il, donné par excellence
Autant de jugement que de barbe au menton,
Tu n'aurais pas à la légère
Descendu dans ce puits. (Vers 24-27).
Trois formes de savoir apparaissent ainsi : le savoir certain,
la croyance fondée sur "quelque raison", la "légère croyance"*
Pour la tradition philosophique, la croyance est, le plus
souvent objet d1anathèmes. Chez Platon, elle est du côté de l f opinion,
du savoir incertain, sans valeur, opposé à l'idée. Chez Descartes,
la croyance, comme 11 écrit P. Fontaine, "est rapportée à une
expérience fondamentale de passivité, de 1 ' être-trompé973" . En toute
chose, Descartes veut chercher la raison, et non quelque raison
probable. Il veut penser comme un géomètre.
Le Renard, cependant, en sait-il plus ou moins que le Loup ?
"Quelque raison" pousse La Fontaine à croire que le Loup en sait plus,
mais la fable qu'il raconte. et l'autorité du Maître, conduisent à
croire le contraire. Comment conclure avec certitude ? Comment être
géomètre ? Impossible de déduire la réponse d'un principe. D'ailleurs,
l'expérience et * la tradition liccéraire apportent des témoignages
contradictoires.
Faut-il alors renoncer à tout avis sur la valeur comparée du
Loup et du Renard ? Si l'on prend cette voie, on rejoindra finalement
le scepticisme tant combattu, mais fort différemment, par Descartes
et Pascal. La Fontaine, comme eux, refuse le scepticisme, et raisonne
ici comme Pascal, contre Descartes, mais dans une tout autre
perspective que l'auteur des Pensées.
973. Article Croyance, D i ct i onna i re de Ph ilosoph i e.
-
365
Quand Pascal fait de la
-
métaphysique,
La Fontaine fait de la physique : il est question chez lui de poids,
de poulies, de cordes, de reflets, d'illusions et d'appétits *
Dans Le Loup et le Renard, le premier débat qu
1
il propose est
pur débat de fabulistes. Esope et la Fontaine, par delà les temps et
les textes, s'entretiennent des valeurs respectives du Loup et du
Renard, mais conclure ne les presse pas. Trouver "la raison" n ' a
rien d'urgent. Devant le problème proposé, affirmer qu'on ne sait rien
ne fait courir aucun danger. En ce cas, il est possible de rester
sceptique, mais un tel débat, désintéressé, qu' on peut ne pas
conclure, et qui se mène entre gens de bonne compagnie, ne prouve pas
qu'on peut toujours vivre en sceptique. Une conversation entre
fabulistes peut se développer à l'infini, mais les êtres, le plus
souvent, doivent décider dans l'urgence, et croire sans chercher "la
raison". Un exemple : quand vous êtes "pressé par une faim canine",
quand vous voyez au fond d? un puits quelque chose qui ressemble à
un fromage, vous devez nécessairement, et très vite, prendre une
décision : fromage, ou pas fromage. "Vous êtes embarqué.
prendrez vous donc974 "
Lequel
::
?
Tant que vous êtes en haut du puits, en principe, vous pouvez
tout vérifier. Vous pouvez regarder le ciel, analyser, déduire. Vous
approcherez ainsi de la certitude. Si vous la voulez pourtant, il vous
974. Pascal : Les Pensées, (Lafuma 418)
faudra aller au fond du puits, ftâtjer 1 ' eau,
autre procédé. . .
ou
inventer quelque
A force d ? efforts et de réflexion, vous trouverez
sûrement ."la raison" qui vous permettra d 1 affirmer, avec un cartésien
: "ceci n' est pas un fromage". Mais la faim presse, la mort approche.
Tout
vérification
est
longue,
et,
avant
d'avoir
complètement
raisonné, vous serez peut-être mort. Quand on "crie famine975",
"il
faut parier976".
Cela ne signifie pas que Le Loup et le Renard sont sages. Avant
de descendre, ils auraient pu un peu considérer l'occasion, chercher
"quelque raison". Quand Pascal propose au libertin de parier, il lui
indique en quelques mots le meilleur choix ; le pari n 5 est pas sûr,
mais les choses ne sont pas égales. Cela vaut la peine de réfléchir.
Un peu plus de poids d'un côté et, pratiquement, le seau tombe tout
a. fait au fond du puits. Quelque raison de plus sur croix ou pile,
et le choix s'impose... Si Le Renard avait détourné un instant son
regard, vers la lune, 'il aurait pu croire, avec quelque raison, que
l'apparence de fromage dans le puits était un reflet. De même, s'il
avait analysé un peu le système, il aurait pu prévoir la difficulté
de remonter. Il n'aurait pas gagné une absolue certitude, mais ce peu
de pensée dans le seau (ou le sot) lui aurait évité de descendre...
La distance entre la certitude de ce qu'il aurait exposé ( sa vie)
et l'extrême incertitude de ce qu'il aurait gagné ( le fromage)
l'aurait sûrement convaincu de ne pas risquer d ' être "fort en
peine977".
975.
la Ci gale et la Fourmi f(1,1), vers 7.
976.
Pascal : Les Pensées, (Lafuma, 418).
977.
Le Loup et le Renard,(XI,6), vers 19.
Le Loup, de même, aurait pu considérer la position du Renard,
ses intérêts, sa nature et la lune. Il aurait alors pu croire, avec
quelque raison, que
11 1
1 hôte des terriers" lui faisait
"tour plein
de matoiserie11.
La Fontaine ne reproche pas au Loup et au Renard, et par eux,
à nous-mêmes, et enfin, plus subtilement, à Esope, de croire, mais
de croire "à la légère". Esope croit "fort aisément" pouvoir affirmer
que le Renard vaut mieux que le Loup, mais La Fontaine, matois, le
rapproche de ces deux animaux. Il le montre même plus fautif qu'eux
puisque, libre de désir et de crainte, ce fabuliste aurait pu réserver
son jugement, le présenter comme simple croyance, et chercher à mieux
-
256
-
le fonder par "quelque raison". Dans cette affaire, malgré sa
"sagesse978",
le maître ès fables fut un peu "fat".
La Fontaine, quant à lui, ne croit qu'avec "quelque raison"'. Il
est à Esope ce qu'un Loup, qui n'aurait pas voulu se laisser séduire,
aurait pu êcre au Renard : Il cherche la raison, il s'interroge : "Mais
d'où vient qu5 au Renard Esope accorde un point" ? Mais d'où vient qu'au
fromage un Renard me convie ? Question posée par La Fontaine, question
oubliée par le Loup : la cohérence de la I fable commence à apparaître.
Si nous sommes Loup, ne croyons pas "à la légère " le Renard; si nous
sommes Renard, ne croyons pas "à la légère" ce que nous voyons ; si nous
sommes Esope, ne croyons pas "à la légère" que nous savons avec certitude
;
si nous
sommes
maîtres.
La Fontaine ne croyons pas
Si
simultanément,
tirons, \
nous
sommes
Renard,
de tout cela,
pas
de
-
ne pas
368
croire.
nous-mêmes,
oublions
que nous
puits,
et
sans
et La Fontaine,
Renard,
Le
pas
nous
le
pas
ne
quand nous
Il
ne
raison",
sommes
vite
plus ridicules que le Loup et le Renard,
Loup,
croire.
trouvons pas
nous pouvons croire,
"quelque
croyons,
I
-
la raison qui permettrait la certitude,
croyons
c'est -à -dire
Esope,
peuvent
ne
La Fontaine,
si nous
nos
les raisonnements et les conséquences".
pressés, j "embarqués",
Esope,
lecteurs,
Loup,
978. Testament expliqué par Esope(II, 20), vers 1-4.
ne ! s'agit
"à la légère"
mais,
si
au
nous
fond
du
quand la crainte
ou le désir ne nous excusent pas.
La
certitude
est
relativement
rare,
mais
pas
toujours
impossible. On peut d'abord être certain de soi, dans l'instant, et
pour ce qui ne dépend que de soi : quand le Paysan du Danube accepte
de mourir979, son acceptation est, pour lui, certaine. La certitude
peut exister aussi en géométrie : La Fontaine ne prétend nulle part
que les géomètres de Descartes sont incapables d'un savoir certain.
Au demeurant, il ne s'aventure pas sur leur terrain car il se soucie
moins d'enchaîner rigoureusement des abstractions que de connaître
le monde.
Entreprise difficile, jamais .achevée : "On ne peut connaître
parfaitement la moindre chose qui soit au monde 980 . La Fontaine récuse
pourtant le scepticisme ordinaire : "Quand
1 ' eau
979.
"Je finis. Punissez de mort
980.
Une plainte un peu peu trop sincère. Le Paysan du Danube (XI, 7)
Avertissement des Ouvrages de prose et de poésie des Sieurs de Maucroix et de La Fontaine,
981.
Un animal dans la lune, (VII,18), vers 30.
O.P., p. 653.
-
369
-
courbe
un
bâton,
ma
raison
redresse981 "
le
L' homme qui veut utiliser sa raison peut obtenir des certitudes sur
le monde, mais le monde, pour La Fontaine, ressemble rarement à des
bâtons dans 11 eau (cas d'école), ou même à des bâtons flottants982 . Pour
lui, les "longs replis983, les' chemins "tortus984", les "labyrinthes985"
sont plus nombreux que les lignes droites, et c'est sur eux, et par eux,
qu'il pense, qu'il rêve et qu'il agit986.
Si
La
Fontaine
admet
les
m^de^e^_
science
premiers
fait
même
représentation
du
monde
et
la
commencent
s'établir,
au
XVIIème
à
profondément
la
siens
sensibilité,
précédent,
r
les
\ (Çni
des
quand
les
le
rée
organiser
:
il
est
résultats
conceptions
mathématiques
l^je^
la
le " défenseur,
la
scientifique,
qui
méthode
siècle,
encore
de
ne
proche,
au
physiques
n'étaient
ître .
La
sont
pas
moins
par
du
pas
siècle
un
modèle
découverte
inguinale s t une découverte comme il les aime
du
:
Rendons grâce au hasard. Cent machines sur l'onde Promenaient
l'avarice en tous les coins du monde : L'or entouré d'écueils
avait des poursuivants ; Nos mains i1 allaient chercher au sein
de sa patrie Le quina vint s!offrir à nous en même temps
.
Dans cette affaire,
point de méthode.
Point de théorie : 'Ion
ne sait pas vraiment pourquoi le Quinquina guérit,
mais
._,:J
982.
Voir Le Chameau et les Bâtons flottants (ÏV,1Q)
983.
Adonis, O.D., p. 8.
984.
L'Ecrevisse et sa Fille,
985.
Démocrite et les Abdéritains, (VI11,16), vers 34.
986.
Quand il trouve un bâton, il cherche même courbes et labyrinthes. A Richelieu, il éprouve a i ns i un implacable ennui devant
(
X I
1,10), vers 22.
l'unique et droite rue.
J'ai di t la rue, et j'ai bien dit;
Car elle est seule et des plus droites :
Que Dieu lui donne le crédit
De se voi r un jour des cadettes.
Relation d'un voyage de Paris en L i mous i n, 0. D., p. 551.
987.
Poème du Quinquina, O.D., p. 75.
on est certain qu1 il guérit. Les hommes ont su saisir une occasion,
et
du mal est sorti un bien988.
Chez La Fontaine - on 11 entend dans ces vers - le monde rime à
15 onde, mais cet écho à la rime, discret, poétique, ne signifie pas que
le monde soit confus : 11 onde diverge, est diverse, mais elle est claire»
Point
d'insaisissable
brouillard.
d 1eau
Point
trouble.
Point
d f agitation qui empêche radicalement la vue. On ne doit donc pas
exagérément rapprocher la vision lafontainienne de la pensée de
Montaigne pour lequel : "Le monde n'est qu'une branloire pêrenne. Toutes
les choses y branlent sans cesse : la terre, les rochers du Caucase,
les pyramides d'Egypte, et du branle public et du leur. La constance
988.
On
sait
que
le
XVIème
reféchit
beaucoup
sur
ces
passages
du
mal
au
bien
du
bien
au
mal.
Dans
Roméo et Juliette, par exemple, frère Laurent déclare qu'"il n'est rien/ De si vil sur la terre
qui ne procure/ A la terre un bienfait spécial.1'... (Roméo et Juliette, Shakespeare, traduction d'Yves Bonnefoy, Gallimard
989.
1985, collection Folio, p. 79.
Montaigne, Essais, (III, 2)
990.
La Fontaine a décrit la Loire à Orléans, et il dit mervei l leusement, par une évocation à la Ruysdael, tout ce que nous
tentons maladroitement de formuler : "L'horizon, très beau de tous les côtés, et borné comme il le doit être. Si bien que
cette rivière étant basse à proportion, ses eaux fort claires, son cours sans replis, on dirait que c'est un canal. De chaque
côté du pont on voit continuellement des barques qui vont à voiles : les unes montent, les autres descendent ; et
s
comme le bord n'est pas si grand qu' à Paris, rien n'empêche qu on ne les distingue toutes : on les compte, on remarque en quelle
distance elles sont les unes des autres
""';"]c'est ce qui fait une de ses beautés : en effet , ce serait dommage qu'une eau si pure fût '""entièrement couverte
par des bateaux". Relation d'un voyage de Paris en Limousin, O.D., p.540.
même n'est autre chose qu'un branle plus languissant. Je ne puis assurer
mon objet. Il va trouble et chancelant, d'une ivresse naturelle 989"...
Sur ce "passage" permanent du monde, Montaigne fonde son scepticisme,
mais chez La Fontaine, et jusque dans les gravures de Chauveau, le dessin
du
monde
est
net.
Les
horizons,
même
lointains,
apparaissent
clairement990. Même s'il bouge, même s'il flotte dans des fluides, on
peut, dans une large mesure,
savoirregarder
CO M M E
11991,
CHA RLES
distingue fort bien ,
"assurer son objet",
OU
11
dans
COMME
certain
15 onde992",
sont
QUI
les divers poissons.
DA NS LE LOUP E T
puits,
HERON
à condition de
L E
Renard,
parfaitement
L A
L U N E
,
L E
P U I T S
distincts
,
L
'
E A U
DU
et
pratiquement
immobiles.
Si le système des seaux est bien une "branloire",
dans ces nuits de lune
OU
rôdent les affamés,
cosmique est prévisible,
,^JJE
ordonné, pensable
le changement
:
temps qui touj ours marche avait pendant deux nuits jfechancré
selon 1'ordinaire
'""be 11 astre au front d ' argent la face circulaire26 .
L ' élément déterminant, ce n ' est pas que la lune bouge, c ' est
que Loup et Renard sont pressés.
Impossible pour eux
27
de se payer le luxe du scepticisme (ne rien décider)
, d ' une recherche
méthodique (ils n ' en ont pas le temps) , ou de prétendre se débarrasser
du désir28 : il ' ne leur reste donc qu'à croire.
Pour La Fontaine,
au
terme du onzième livre, 1'opposition
fondamentale ne se situe pas, comme pour la tradition
991.
Voir Un animal dans la lune, (VII, 18).
992.
Le Héron, (VII, 4), vers 4.
qui
mène
connaissance
à
Descartes,
certaine
~"
philosophique
entre
opinion996,
mais
entre
connaissance
la plus probable et connaissance la moins probable» Sous l 1 "astre
au front d1 argent997", dans le monde sublunaire dont traite presque
exclusivement son oeuvre, les vivants, puisqu
1
" il faut vivre998",
utilisent nécessairement un savoir imparfait. 11 doivent parier, non
26Le Loup et le Renard, (XI,6), vers 26-28.
27I Is ne peuvent pas, comme Socrate et Platon laisser ouverte la discussion : "Ce n'était donc pas une chose indigne ni de Socrate ni
1
de Platon, de chercher toujours, quoique iIs eussent peu d espérance de ri en trouver qui les satisfît enti èrement. Leur modestie les a
8
empêchés de décider dans cet abîme de di ffîcultés presque inépuisables". Devant le puits, l urgence force Loup et Renard à décider, même
s'ils ne peuvent "connaître parfaitement" ce qui paraît au fond du puî ts. ( Averti ssement des Ouvrages de prose et de poés i e des sieurs
de Maucroix et de La Fontaine, O.D., p.653. ) / ' ' I ?/ ' " \
28La Fontaine montre partout l ' împossîbi l î té, et plus encore, l ' îmbéçî Ci té de vou loir, en "indiscret stoïci en"(Le Philosophe Scythe,
XI1 ,20,vers 30) tuer le désî r .T Pensons aux fils de frère Philîppe qui n'a "aucuns désî rs, aucun amour"(Les Oi es de frère Philippe, vers
93. ) et devî ent presque idiot. Qui tuerai t le dés î r vî vrai t, au mieux, une "félici té languissante" comme le di t Psyché aux filles
3
du vîeîllard : "Cette félici té languissante n'est pas une chose si souhaitable que votre père se l imagine z les phi l osoph es la cherchent
avec un grand soin, les morts la trouvent sans nul le peine". Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 208.
1 1 est aussi impossible, et peut-être aussi îmbécîle, de vouloir tuer la crainte : Et la peur se corrige-t-elle ? Je crois même qu'en bonne
foi Les hommes ont peur comme moi.
Ainsi raisonnai t notre Lièvre. Le Lièvre et les Grenouilles,(1 1 ,14), vers 12-15.
comme chez Pascal, sur le transcendant, mais sur l f ici-bas, voire
le très bas, les puits.
La difficulté, pour Dieu comme pour les fromages," est de parier
avec des chances maximales de gagner. On ne parie jamais sans risque,
mais on peut le. minimiser. Mieux même, à partir d1un certain point,
comme le montre Pascal au libertin, le risque, pratiquement, est nul.
Une telle pensée par degrés et renversements, apparaît chez La
Fontaine, et particulièrement - ce n'est point hasard- dans les fables
qui nous occupent, presque les dernières du Second Recueil de 1678.
Voici comment raisonne le Singe
:
C'est beaucoup de pouvoir modérer cet amour. . """"tPar
là, votre personne auguste N5 admettra jamais rien en
soi î)e ridicule ni d1 injuste999 .
Inutile
(sans
doute
impossible)
d5
éliminer
tout
11
amour-propre, mais un certain degré de modération suffit pour que
tout
996.
se
renverse
d5 un point
:
de vue de
créature limitée,
1
De Platon, La Fontaine ne retient pas les théories mais l art l î ttéraire et la méthode de recherche, L'Avertissement des Ouvrages
de prose et de poésie, des Sieurs de Maucroix et de La Fontaine, qui analyse, pour une large part, le "secret de plaire" chez
3
Platon, complète les préfaces des Fables, des Contes et de Psyché, et les fragments d un art poétique dispersé dans ces oeuvres,
La c r i t î que a trop néglîgé ce texte capi tal.
997.
Le Loup et le Renard, (XI,6), vers 28.
998.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 205.
999.
Le Lion, le Singe et les Deux Anes,(XI,5), vers 16-19.
-
373
-
le risque d'être ridicule ou injuste peut alors être considéré comme
nul : "votre personne auguste n'admettra jamais". « .
Si "11 hôte des terriers" atteint un degré nécessaire de
connaissance (savoir relier lune et fromage) # il ne. descend pas au
puits, mais, dès quf il est dans le seau, il est un "sot". Un degré
de plus ou de moins change tout.
Le clinamen luCrèhien : un petit rien suffit,
v
un infime
,,,y
écart, pour que l'univers existe. Presque rien, et voici tout.
Cet écart mimimum,
c'est la différence entre la "légère
croyance" -et la croyance "avec quelque raison1000". Pareilles en un
certain degré, elles sont l'une et l'autre des sciences incomplètes,
mais ce "quelque raison1001", d'air presque modeste, change tout quant
à leurs effets. La distinction n'est pas théorique. Dans le monde des
cas, le monde où rodent Loup et Renard, ce monde où l'on doit
1000. La Fontaine raisonne ici comme dans Le Discours à Mme de La Sablière (Vers 203-237), quand îl transforme la simple opposition,
extérieure, très apparente, et surtout du tout au tout, entre machine animale et raison humaine en une opposition intérieure,
"étrange" (vers 230), et par "degrés"( vers 225) entre deux sortes d'âme. Pour lui, un certain degré de jugement dans le
Singe n'empêche pas qu'il ne fasse jamais "le moindre argument"(vers 217), mais l'homme a le degré suf f i sant pour penser
/"/
cordpjlélément.
Il est ainsi frappant que, dans deux débats qui l•opposent au cartésianisme, La Fontaine
raisonne par degrés et renversements.
U1001. Dans Le Loup et le Renard, La Fontaine n'explici te pas ce "quelque raison". On di rai t qu'îl se dérobe quand î l devrai t, comme
dans Le Discours à Mme de La Sablière, fonder son affi rmatîon sur des exemples et des analyses. Lecteurs, nous pouvons nous
juger déçus... Séduîts par le débat qu'ouvraient les premiers vers, si nous avons voulu nous y enfoncer, nous vo i c î au fond
du puîts. Sous ce "quelque raison", nous ne trouvons aucune raison. Ces mots brîllaient, mais sans "fondement". Pure "apparen ce",
comme un reflet de lune.
Cette déception înstruit : nous qui passons par les Fables, pressés, peut-être avides, ne nous laissons pas tromper aux premiers
8
mots ! "Quelque raison" est une amorce et l absence de quelque raison un indicateur de lecture.
A lî re ainsi, on aperçoî t que la comparaison entre Loup et Renard est secondai re. ïnutile de donner longuement ce "quelque
raison". La Fontaine à autre chose à fai re, mais cette comparisbn, - transition vers le "cas", et exemple - lui permet d'îllustrer
l'essentiel : même si, dans un débat, la certitude est inaccessible, on peut, sans s ' appuyer sur l'argument d'autorî té, et
sans affi rmer gratuî tement, sdutenî r une posi tion. Fuyons donc le scepticisme, osons croi re, et même, "contredî re notre
maître" avec "quelque rai son", grâce à ce mimimum nécessaî re, ce presque ri en qui change tout.
-
3 74
-
constamment
croire,
raison" pour
éviter
risques
il
suffit
complètement,
parfois
comme
de
le
"quelque
Singe,
les
que
font courir les dominants. Qui croit "à la légère" leur offre une prise
facile, mais on peut réduire, par un renversement de perspective, par
le rire sur soi, par la critique des maîtres1002 , cette légèreté qui
fait tomber au puits.
Après sa victoire, le Renard n'affiche pas sa joie. Pas un mot.
A peine "reguindé1003", il disparaît du texte, sans rire, et c5 est La
Fontaine qui, se détournant du Loup, nous parle, et se parle, nous
enseignant et s'enseignant lui-même. En cette affaire, Maître Renard
semble ignorer la logique de la Fourmi. Il est vrai qu'il aurait
mauvaise grâce à rire du Loup après avoir été aussi sot que lui! On
dirait qu'il ne songe Ici qu'à "défendre sa vie" sans "attaquer celle
d' autrui1004" . S ' il séduit, s ' il fait agir le Loup "à sa f antaisie 10Cb
",
il ne veut pas 1 ' humilier.
Un tel silence n ' est pas dans les moeurs du Renard.
Bouc,
laissé
au
fond
d'un
trou,
eut
Un
1'occasion
d'entendre
une atroce leçon :
^ \ _ Le Renard "Vous lui fait un beau sermon vi<5
) """jpour 1 ' exhorter à j3»a/ patience.
""""Si le Ciel t-eût, 'dit-il, donné par excellence
Autant de jugement que de barbe au mento^ Tu n'aurais pas
à la légère
Descendu dans ce puits. Or adieu, j'en suis hors ;
Tâche de t-en tirer, et fais tous tes efforts ;
Car, pour moi, j'ai certaine affaire
Qui ne me permet pas d'arrêter en chemin.
En toute chose il faut considérer la fin1006" .
1002.
"Mon Maître" ou "Maître Renard*'. Dans Le Paysan
1003.
Le Loup et le Renard, (XI,6), vers 43.
1004.
Ibid. , vers 4 et 5.
1005.
Le Lion et le Moucheron,(II,9), vers 8.
1006.
Le Renard et le Bouc, (111,5), vers 22-31 .
du Danube : "Quel droit vous a rendukipaîtres'% de l'univers", (vers 41)'""""^''^' v ~-A
' •
f: .wJU. ........i
'T^J
U
/'\
/
Quand il
délecte
s1 empare
d5 un
aussi de la leçon qu? il donne
fromage,
le
Renard
se
:
Mon bon Monsieur, Apprenez que tout
flatteur Vit aux dépens de celui qui 13
écoute.
Cette leçon vaut bien un fromage sans doute29.
Pour
tout
lecteur
des
Fables,
Le
Loup
et
le
Renard,
invinciblement, ramène à ces fables du premier Recueil, qui sont aussi
affaire de haut, de bas, de fromages, et de paroles matoises. Maître
'Renard y triomphait"ostensiblement dans les mots, comme dans les
faits. Au livre XI, il ne pourrait que se répéter - effet esthétiquement
déplorable -alors que son silence, où résonnent encore les
11
leçons"
anciennes, est plus cruel que tout discours : le Loup reste seul,
la nuit,
à
au fond du puits,
mourir,
sous
le
sans fromage,
silence
du
dans
condamné
Renard
et
de
la
....................................................... lune1008 .
Victime de sa "légère croyance" et des intentions du Renard, qui aurait
pu, tout aussi bien, le remonter, il ne peut que se réciter les leçons
qu'en d'autres cas, le maître fourbe infligeait lui-même1009 ,
*
Ce
/
qui
du
Renard,
et
le
commentaire
"le
"rep ouvre,
4
silence1010
témoignent
que,
dans
cette
fable,
comme
dans
/belles
sur
qui
1'encadrent,
la
réflexion
porte
moins
le.
dominant que sur la sottise ou la prudenc^
29Le Corbeau et le Renard,
(1,2),
vers 13-16.
réel ouv
1008.
La
Fontaine,
nous
Pascal
au
pourtant,
laissons
:
Loup,
s'il
nous
ne
le
séduire1'...
se
vante,
sommes
laisse
pas
là.
je
1'abaisse...(Pensées,
La
Fontaine,
plus
le
Loup,
loups.
au
Il
Le
repêche
bas,
qui
remonte,
"Ne
:
ou
130(Lafuma)"
veut
ouvri
r
nous
plutôt,
Si
en
nous
l'esprit,
moquons
nous
nous
întrui
point
descendons.
re,
croyons
et
:
nous
Pensons
plai
à
supérieurs
re,
ne
suit pas lâ 1og î que de la Fourmi...
""™"TQf)9. Cette intériorisation, La Fontaine la souhaîte pour son lecteur, et pour lui-même : "Ne nous
en moquons point : nous nous laissons séduire"...
\
• 1010. Dans son édî tion des
i
*
X
j
Fables
(Hachette,
1885,
p.136),
Régnier
î nd î que que dans
le Roman de
Renart et dans Renart le contrefait, en pareî1 le posî tî on, Renard/ée)raille.
/
-
3 76
-
potentiel. L1 accent est ainsi mis sur le Singe qui évite les possibles
effets de la cruauté du Lion, et sur le Paysan du Danube qui, par son
courage et son talent, par son refus de croire que la mort est pire
que toutes les humiliations, détourne les Romains de leur rapacité.
La sixième fable, quant à elle, montre l'habileté, bien connue, du
Renard, mais n' en fait pas un triomphateur : son objet est la sottise
commune au Renard, au Loup, peut-être au lecteur, voire au fabuliste,
qui les amène, ou peut les amener, à se laisser dominer, quand ils
ont cru ou croient "à la légère" une apparence, un trompeur ou leur
"maître". "Quelque raison" suffirait pour éviter pratiquement les
calamités (le Singe ne meurt pas) , mais la crainte et le désir s '
y opposent, et l'intérêt du dominant, dans la logique de la Fourmi,
n'est pas d'aider à y voir clair.
Ce dominant profite1011 au mieux de la "légère croyance " , mais
il ne la crée pas : n ' importe qui, à 1'occasion, peut croire "à la
légère". C'est souvent du hasard que naît 1 ' opinion 1012. Esope
lui-même s ' y laisse prendre. Et le Renard ! "Autant les sages que
les fous1013 I Un fabuliste, le Loup, le Renard, enfin tous, les amoureux
plus que tout autre. . . Et 1 ' on n ' a pas besoin de dominants pour
cela ! Témoin le Renard qui se fait prendre tout seul. Témoin
qui
affirme
sans
qu'on
sache
pourquoi.
Esope
C ' est que dans le
monde sublunaire, les êtres vivants doivent croire, et qu f ils croient
1011.
"Profite" et non "utilise" : le dominant selon la Fourmi cherche son avantage exclusif. C'est le sens de "Profit" dans Le Sin ge
et le Chat (IX,17): "Nos galands y voyaient double profit à f ai re/ Leur bien premièrement et puis le mal d'autrui ". Nous montrerons
dans la partie suivante que le dominant selon Oronte peut utilîser la légère croyance d'autrui afin de l 'en défai re... Dessein
de fabuli ste.
1012.
Les Devineresses, (VII,14), vers 1.
1013.
La Laitière et le Pot au lait, (VI1,9), vers 33.
-
377
-
"fort aisément" dès qu'ils craignent et qu'ils désirent. Comme le
désir et la crainte sont nécessaires pour vivre, la "légère croyance"
"fut et se sera toujours1014". Le dominant profite donc des limites et
de la condition des êtres vivants, pressés par le besoin, y j gris
par
le
temps,
pleins
de
désir
et
de
crainte,
./
.;::::*::f
incapables, presque toujours, de """"connaître parfaitement la
moindre chose qui soit au monde'
-
263
ID
-
S'il ne crée pas la 'légère croyance", le dominant la suscite
et la nourrit pourtant. Il ne reste généralement pas inactif. Il
désigne au regard une apparence de fromage, la tromperie de qui 1
' on aime, la possibilité de passer un moment avec femme qui n'est
point à soi.. . Il donne un obj et au désir ou à une crainte qui,
sans lui, se porteraient ailleurs ou resteraient assoupis. C'est
ainsi que le Cormoran annonce aux Poissons que la mort ■ les menace
( "Grande est 1 ' émute1016" ) et qu ' il dispose, pour les sauver,
d
1
u i vivier bien protégé. "On le crut1017" . L ' astucieux oiseau
évei11 e la crainte de mourir et le désir de vivre. Il les excite
par 1'urgence : "Le Maître de ces lieux dans huit j ours péchera 1018"
. Pas de temps à perdre ! Le peuple des Poissons, cet imbécile
collectif, loin de s'interroger sur les
pourtant mis à
intentions de qui
1 ' a
"contribution1019",
1014.
Les Devineresses, (Vï1,14), vers 7.
1015.
1016.
Averti"ssement des Ouvrages de prose et de poésie des Sieurs de Maucroîx et de La Fontaine, O.P., p. 652.( 0. P., p. 653).
Les Poissons et le Cormoran, (X,3), vers 19.
1017.
Ibid., vers 33.
1018.
Ibid., vers 17.
1019.
Ibid., vers 2.
s?
"court,
transporter
députe1020",
assemble,
et
se
fait
en
masse dans un endroit "transparent, peu creux, fort étroit1021" *
Un tel dominant n'ouvre pas l'esprit1022 de "celui qui l'écoute1023
: s'il donne "leçon", c'est après avoir gagné, et pour redoubler sa
joie. 11 raisonne, quant à lui, fort bien1024, mais vise à gêner le
fonctionnement de la raison d!autrui. Il mutile, il estropie les
facultés critiques, alors que l'écrivain, quand II ne cherche pas,
comme Esope, à affirmer sans "quelque raison", s'emploie, par le rire
et par l'exemple, par les chemins parfois tortus de la séduction, à
développer 1 ' esprit1025 de qui pourrait avoir "tête légère1026. A la
fin de Le Loup et le Renard, maître Renard se tait, laisse le Loup
au puits, tandis que La Fontaine nous parle et remonte en quelque
manière
le
Loup
à
notre
niveau.
Ce
silence
et
ces
paroles,
significativement juxtaposés ou, plutôt, superposés, relèvent de deux
logiques de pouvoir : l'une vise à "ouvrir" plaisamment "l'esprit",
l f autre à profiter de "la légère croyance".
-
264
-
La Fourmi ne cherche pas à "ouvrir 1 ' esprit " de la Cigale.
La
recevant,
lui
permettant
de
parler,
ne
la
immédiatement, la "maintenant" dans sa logique, elle
croire
que
la mort
est
le
plus
"grand
chassant
la
des maux1027
pas
laisse
55
, et
1020. Ibid., vers 20.
1021. ibid., vers 38.
1022. La Fontaine, au contrai re, déclare : "J1ouvre l3espri t, et rends le sexe habile", Le Fleuve Scamandre,
Contes publiés dans les "Ouvrages de prose et de poésie88, vers 14.
1023. Le Corbeau et le Renard, (1,2), vers 15.
1024. Dans le cas contraire, nous le verrons, il risque vi te de perdre sa pos i t i on de dominant.
1025. C'est la fonction que La Fontaine assigne aux romans dans Psyché : "Une fille qui n'a rien lu croit
qu'on n'a garde,::,.de la tromper, et est plus tôt prise". (Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D.,
p.206. ))C'est la fonction qu'il assigne à ses fables, à ses contes, et qu'il reconnaît volontiers
à;; l ' Amour ( voir, par exemple : Commment l ' Espri t vient aux F i 11 es. \
1026. La Tortue et les Deux Canards, (X,2), vers 1.
-
379
-
qu'elle pourrait l'aider» "Croyances légères"! La Cigale comprend,
"mais un peu tard1028", que "la Fourmi n'est pas prêteuse1029" et qu'il
y a pire que la mort : la mort avec humiliation.
Cette peur de la mort est une peur immédiate, que la Cigale n'a
pas su anticiper, croyant "à la légère", que 1 ' été durerait, qu'elle
pourrait chanter toujours "à tout venant1030", dans un monde ouvert.
C'est une peur primaire, essentielle, la première et la plus
redoutable de toutes les Fables, une peur que La Cigale ne veut pas
ou ne sait pas surmonter. Cette "emprunteuse" n'a pas lu les Fables
qui proposent et constituent un effort pour apprendre à vivre avec
la
mort.
Elle
ignore
comment
le
Paysan
du
Danube
acceptera
spectaculairement de mourir, pour dire son refus, et celui de son
peuple, d'une existence humiliée, et comment il évitera ainsi
humiliation et mort. Elle ignore aussi que "la, mort ne surprend point
le sage1031", qu'elle peut s'accepter, qu'on peut apprendre à sortir
de. la vie "ainsi que d'un banquet1032 " . Elle ne pense pas la mort.
Elle a peur.
Elle est toute entière peur,
et
"crie famine 1033 " .
Son désir de vivre lui fait croire que la Fourmi peut 1'aider,
qu'elle
1'aidera,
qu'elle
lui
accordera
une
certaine part, même très faible, de ses biens, "un seul petit morceau/
1027.
1028.
"L'absence est le plus grand des maux", Les Deux Pigeons, (IX, 2), vers 7.
Le Corbeau et le Renard, (1,2), vers 19. Par divertissement, on pourrait appeler cette fable : "Le Corbeau et le retard".
1029.
La Cigale et la Fourmi, (1,1), vers 15.
1030.
Ibid., vers 19.
1031.
La Mort et.le Mourant, (VIII,1), vers 1.
1032.
Ibid., vers 52.
1033.
La Cigale et la Fourmi,(I,1), vers 7.
De mouche ou de vermisseau1
Ce ne sont pas les biens possédés1035 qui font la domination, mais
la croyance en leur existence. Le Renard ne fait pas descendre le Loup
au puits parce qu'il possède un fromage, mais parce que le Loup croit
qu'il le possède.
Surtout, la domination n'apparaît que si ces biens peuvent avoir
des effets déterminants sur ce que le dominé croit, dans le moment,
essentiel pour lui, par exemple sa vie, sa gloire, son amour, ou la
satisfaction immédiate de son appétit1036.
Le Paysan du Danube échappe ainsi à la tyrannie de ses maîtres
parce qu'il ne croit pas que sa vie, qu'ils peuvent détruire, vaille
plus que son refus d'être une bête, un "ours 1037". Il ne croit pas avec quelque "bon sens1038" -qu'un homme doive vivre "pour vivre1039",
ou, pour parler comme la Cigale, pour "subsister 1040". Il ne croit donc
plus "fort aisément" devoir tout accepter de ses maîtres pour
atteindre seulement quelque "saison nouvelle1041". Ce n'est pas simple
prudence, astuce, sagesse, de sa part, comme pour le Singe qui préfère
se taire1042, garder ses distances, plutôt
l'injuste
1034.
dans
une
"leçon"
que
dénoncer
même
Ibid., vers 5-6.
Ce peut-être indifféremment richesses, forces, savoir, capacité d'applaudir...
1036. C'est le déséquilibre pertinent de notre définition générale.
1037. Le Paysan du Danube, (XI,7), vers 13 et 67.
1035.
1038.
Ibid., .vers 86.
1039.
Le Poème de la Captivité de Saint Malc, O.D., p. 58.
1040.
La Cigale et la Fourmi,(1,1), vers 10.
Ibid., vers 11.
1042. Voir la leçon de L8Homme et la Couleuvre : Si quelqu'un desserre
1041.
les dents,
1
C est un sot. J'en conviens. Mais que faut-il donc faire ? Parler de loin ; ou bien
se tai re". ( X. V», vers 88-90.
demandée,
de
et
risquer
la
mort.
Le
Paysan
sort
la
domination,
d'abord
en quelque sorte,
de
descendre
au
par le haut, mais en acceptant
plus
bas,
d'apparaître
devant
les
grands hommes du Sénat comme une bête,
et de se prosterner.
Là où le Singe se contentait de ne pas croire
qu'il
bénéficierait
d'un
"à la légère"
dangereux discours
(prudence),
le
"à la légère11
sauvage jette aux Romains qu'il ne croit plus
en leur droit,
et surtout en la valeur éminente de sa propre
vie
lors
dès
qu'elle
est
condamnée
à
une
humiliation
permanente.
Il
Il
n'a
plus
peur.
Il
ne
désire
rien.
ne
demande
aux Romains
force
est
que
d'achever
impuissante,
sa mort.
à
moins
Dès
lors,
qu'ils
leur
ne
se
reconnaissent
tyrans. Or,
son
nous l'avons vu,
plaisir,
ne
veut
le dominant,
pas
se
sauvage
-
266
-
pour ne pas gâcher
savoir
injuste 1043 .
Le
est donc libre,
d'une
et plus
sagesse
libre que le Singe qui
prudente,
dont
on
admire
se
contente
plus
l'art
que
la
valeur.
Cf est
Fables,
la
la
le
sauvage qui profère,
plus
haute
presque à la
leçon,
une
fin des
leçon
que
Cigale
ignorait,
que
le
Singe ne voulait pas pratiquer,
Fontaine a pratiquée en Singe,
Selon
cette
stoïcienne,
il
et
leçon,
et
que La
en racontant des fables.
d'inspiration
contraire
à
la
qu'on
"devise
imaginerait
des
hommes" ,
ne
vaut
pas
touj ours
mieux
" souffrir
mourir1044 " .
que
Cette
acceptation de la mort ne revient pas à ignorer son horrible
/vj/\
apparence, ou à voir, chrétienëment, la mort comme porte du ciel.
Il
s'agit
seulement
1043.
Le Loup fait un procès à l'Agneau ____________
1044.
La Mort et le Bûcheron, (1,16), vers 20 et 19.
d'une
croyance
"avec
quelque
-
382
raison", que la mort n5 est pas toujours, ici et maintenant, "le plus
grand des maux"* Cette acceptation raisonnée ne préjuge pas de ce
qu'est la mort, mais revient à parier que si 11 on croit "à la légère"
devoir tout lui préférer, ici et maintenant, on perd tout, on est une
bête, esclave de soi-même, et de tous1045 . En acceptant la mort avec
"quelque raison", 1!audacieux Paysan du Danube devient, par rapport
aux Romains, et contrairement au prudent Singe (toujours animal) ,
un homme libre1046, et libérant autrui, ses compatriotes.
Dans Le Poème de la Captivité de Saint Malc, remarquablement,
on rencontre aussi un passage de la prudence à 1'audace.
L'Arabe,
qui profite des deux Saints,
voudrait qu'ils se marient.
Vil esclave, dit-il,
Meurs ou cède1047 !
Pragmatique,
il
les
Leurs arguments,
pour gagner plus,
il s'en moque
tu m'oses contredire
bloque
ensemble
dans
:
I
un
"lieu
sans
clartés1048" . . .Que faire ? Des chairs si proches ! Suicide interdit.
Révolte impossible. La compagne de Malc propose un plan prudent
Dissimulez pourtant,
1045.
feignez,
:
comportez-vous Commme
Cette leçon semble venir de Marc Âurèle ou de Sénèque, mais n'y voyons pas quelque "indiscret stoïcien". L'acceptât i on rai
sonnée de la mort permet ici, comme chez Lucrèce, de joui r de la vie, et, aussi, d'agi r pour qu'autrui en jouisse, comme
l'i nd i que aux trois j eunes hommes certain Vieillard ( i l serai t exactement épicurien s'il n'avait cette dernière préoccupation
!
1
absente des textes d Epicure). Accepter a i ns i la mort n est pas la souhai ter, mais se défai re de l'angoisse qui fait tolérer
l'humiliation et oublier la jouissance. Sachant sa mort prochaine, l'acceptant, et acceptant aussi l 1 incertitude de sa date,
l'octogénaire plante et associe, comme les orangers de Psyché "l'espoir avec la jouissance".(Les Amours de Psyché et de Cupidon,
O.D., p.129.)
1046.
1
L'attitude de La Fontaine à l'égard d'Esope consti tue un relai essentiel dans ce passage de la prudence à l audace :
J'oserais peut-être
Avec quelque raison contredire mon maître".(Le Loup et le Renard (vers 7-8).
1047.
Le Poème de la Captivité de Saint Malc, O.D., p. 55.
1048.
Ibid., p. 55.
frère en secret,
en public comme époux1049 .
Tactique de Singe/ si 11 on peut dire. Prudence. Dissimulation.
Jeu d'apparences. Les deux saints ne croient pas "à la légère13 qu'ils
sont sans désir, qu'ils échapperont à l'Arabe, ou gagneront à se
soumettre : s'ils se soumettent, ils trahissent leur foi et leur
voeux, ce qu'ils refusent. Aussi, après avoir réfléchi au "cas", ils
montrent "aux bergers une apparente joie 1050"...
Succès complet, maïs Malc ne s'en satisfait pas longtemps. Le
jeune Saint, reprenant presque les mots de l'Arabe, sait vite
s'accuser : " Vil esclave, tu mens pour éviter la mort1051". Esclaves
ils étaient, esclaves ils demeurent, mais, doublement, du tyran et
d'eux-mêmes1052 . Leur mensonge à l'Arabe suppose en effet qu'ils se
mentent : ils ne veulent pas sauver leur foi, mais leur vie. Or, la
vie d'un chrétien vaut - elle pour elle-même, ou pour les services
qu'elle rend ? Remarquablement, c'est en observant des fourmis,
animaux bien connus des Fables, que Malc construit sa conviction
1049.
Ibid., p. 56.
1050.
1051.
Ibid., p. 57.
Ibid., p. 57.
1052.
Voir le vers 106 de Les Compagnons D'Ulysse (XII, 1).
:
Vous m1enseignez, dit-il, le chemin qu 1 il faut suivre
Ce n'est pas pour soi seul qu'ici-bas on doit vivre ;
Vos greniers sont témoins que chacune de vous
Tâche à contribuer au commupj^jbien de tous.
Dans mon premier désert j'en pouvais autant faire ;
Et sans contrevenir aux.Voeux d'un solitaire,
L'exemple, le conseil, et le travail des mains
Me pouvaient rendre utile à des troupes de saints .
Aujourd'hui je languis dans un lâche esclavage ;
Je sers pour conserver des jours de peu d'usage1053 .
:
Pour Malc, fort terre-à-terre quand il médite ainsi sur les
fourmis, la transcendance est presque absente. A lire ces vers, ce
qui fait le chrétien, c'est la solidarité active, ici-bas, avec le
peuple chrétien. Préserver sa pureté ne suffit pas, "il se faut
entraider, c5 est la loi de nature1054 ", et aussi la loi de Dieu. Le
Paysan, qui parle au nom "des villes - que lave le Danube1055 ", ne
raisonne pas autrement quant à son rôle dfhomme, et, quand II s'agit
de la tyrannie, les mots des deux personnages sont presque identiques
:
Quel droit vous a rendus maîtres de 1 ' univers 1056 ?
Question du Paysan aux sénateurs.
De notre liberté 1'Arabe est possesseur.
Et quel droit a sur nous ce cruel ravisseur1057 ?
Question de Malc à sa compagne.
Le Paysan, comme le Saint, n'ont aucune illusion sur le droit
de la domination, simple droit du plus fort, c'est-à-dire non droit1058
.
Ils n ' en ont pas non plus
sur eux-mêmes.
1053.
Le Poème de la Captivité de Saint Ha le, O.D., p.57.
1054.
L'Ane et le Chien, (VI11,17), vers 1.
1055.
Le Paysan du Danube, (Xî,7), vers 18-19.
1056.
Ibid., vers 41.
1057.
Poème de la Captivité de Saint Malc, O.D., p.58.
1058.
Le Saint ne peut donc pas admettre l'î dée de sa compagne : "La fui te, direz-vous, ne nous est pas permise". Poème de la Captivîté
de Saint Malc, O.D., p. 58.
Pour
s 1 ils
eux,
restent
dominés,
c'est
pour
avoir
choisi,
sans peut-être l'avoir conçu, .qu'on vit "pour vivre".
Délivré
de
ses
"légères
croyances",
grâce
à
la
méditation
de Malc
fourmis1059,
sur les
peut tenter de fuir.
le
couple
C'est le moment de l'audace
de
saints
:
Brisons ses fers; Fuyons sans avoir de scrupule.
Le mal est bien plus grand lorsque l'on dissimule1060 .
Nous
voici
près
du
Paysan,
dont
loin
la
de
la
plainte
prudence
"un
brise
-
269
-
peu
du
trop
Singe
et
sincère"
courageusement
le
silence.
Les
saints
croient,
comme
lui,
que,
pour sauver sa vie,
ruser,
mentir,
on ne doit pas
et
toujours se taire,
accepter
-
même
en
comme
les
Romains
sur
ces
apparence
l'inacceptable.
Dès
lors,
sur le
Paysan,
l'Arabe
n'a
pourrait
les
plus
prise
tuer,
mais
la mort ne les effraie pas,
n'en
//
profitera;;
Sa
domination
mais,
à 1/
et
"héros".
s'il
est
les
donc
tue,
Il
il
finie,
11 inverse des Romains, 11 Arabe ne le comprend.pas. Apprenant la fuite
de ses esclaves, il devient furieux. Il s'agite. Il se démène. 11 finit
par se jeter lui-même dans l'antre d'une Lionne qui l'engloutit. Tout
à son délire, pris d'un "courroux aveugle", il meurt'ainsi sous les
griffes de son double bestial. L'image est saisissante : rendu fou
par son impuissance
se
i
à
prendre,
le
dominant
tyrannique
déchire
■
~
1061
lui-même
.
1059. Cette méditation est iafontainienne par son prétexte et sa méthode, te plus simple animal tient lieu
de maître (voir le Pâtre et le Lion (VI,1), vers 2) au saint, et un "casS3, qui semble sans rapport
avec sa situation, lui permet, par un retour "tortu", de la pen^eç£ de débusquer ses illusions, et de
fonder "avec quelque raison" une croyance.
1060. Ibid., p.' 58.
1061. On pense à Le Lion et le Moucheron
Le malheureux Lion se déchire lui-même,
fait résonner sa queue à l1entour de ses flancs,
-
386
-
Cela n1est pas fatal : Les Romains, en créant le Paysan
Patrice,
sauvent
habilement
et
justifient
leur
domination.
Il est vrai qu1entre 11Arabe et les Romains, "la différence
est grande1062 .
; ■
Cette différence, et quelques autres, étant posée, Le Poème de
la Captivité de Saint Malc se compare utilement avec les fables V et
¥11 du livre XI, écrites très peu d! années plus tard30 . Dans le Poème
et dans les fables, on reconnaît un même passage de la grudence à 11
audace : prudence du Singe et de la compagne, audace du Paysan et de
Malc. Ce passage suppose une réflexion, un retour sur soi, retour
qu1opèrent, fort différemment, dans le Poème la méditation sur les
fourmis, et dans le livre XI, "Le Loup et Le Renard".
Dans
le
Poème
et
dans
les
fables,
on
se
protège
des
inconvénients de la tyrannie, ou on lui échappe, comme on évite de
tomber au fond du puits, en évitant de croire "à la-légère"^,,. Qui
croit
"à
la
légère "
30Le Poème a été publié en 1673. Le Livre XI en 1678.
fait
le
jeu
du
dominant,
i qu'il
soit
Arabe,
Renard,
Romains,
Lion,
"voisins
\
I
\ charitables", soeurs de Psyché, galants prêts à tout, ou
i même auteur, voire "maître" pour qui, on ne doit jamais, \même en
Bat l'air qui n'en peut ma î s, et sa fureur extrême
Le fatigue, l'abat, le voilà sur les dents.(II,9,vers 26-29)
Ces vers sont à rapprocher de ceux-ci (qui concernent l•esclave, première part de l'Arabe à être dévorée) :
s
!
La lîonne l entend, rugit, et pleine d ire Accourt; se lance à lui,
l'abat et le déchîre. Et de ceux-là :
A pe î ne îl est entré que les cruel les dents
1
Et les ongles félons s impriment dans ses flancs. Poème de la Captivité de Saint Malc, O.D., p.59 et p. 60.
1062.
La Jeune Veuve, (VI, 21), vers 7.
1064.
"Mon imitation n'est point un esclavage". A Monseigneur l'évèque de Soissons, O.D., p. 648. Il
est
i
5
capi tal,
pour
l'ensemble
C ' est
légère",
problématique
pourtant
"tête
"légère
la
que
nous
étudi ons,
d
e
observer
que
la
tomber dans 11 "esclavage1064" .
imitant,
d? être
de
délicieux
!f
légère
de
croire
a5 aller
,
"à
comme
la
Perrette
et
court vêtue1066"
venant".
où 11 on chante à tout
dans un monde ouvert,
La
11 ignore pas,
Fontaine ne
s1 émeut
qui
toujours
des
"grâces
légères1067",
sait
"chose
légère1068",
amis
"sur
le
se
et
veut
bien
le
raisonner
avec
ses
sur
beau/
Pourvu que ce dernier se traite à la légère1069"..
toujours plus à mesure que son oeuvre avance.
premier
de
bon,
recueil
des
Fables
Il le sait
Alors que le
soulignait
les
dangers
la
croyance
ses
"à la légère",
longues
rêveries,
le second recueil,
sympathise
après Psyché et
davantage
avec
elle
en
évoquant les charmes de l f illusion :
Chacun songe en veillant, il n'est rien de plus doux : Une
flatteuse erreur emporte alors nos âmes'070 . . .
Le
conte
vaut
ainsi
par
lui-même,
qu ' il
donne,
indépendamment de toute leçon :
Si Peau d'âne m'était conté,
J'y prendrais un plaisir extrême1071.
pour
le
plaisir
Et
ainsi,
il y a même,
à
vouloir
parfois,
oublier
de
la sagesse
certitudes1072ou
les
"sans quelque raison". Mais le réel, le
|f
j|
||
P
à s'abandonner
parier1073
à
plus souvent,
réflexion
sur
le
rapport
entre
La
Fontaine
et
Esope
(ou
plus
largement
la
littéraire) se formule dans les mêmes termes que le rapport entre Le Paysan du Danube et les
3
Romains. Le Paysan du Danube, de manière frappante, s exprime
romaine, mais son imitation est acte de
liberté.
selon
1065.
La Tortue et les Deux Canards, (X,2), vers 1.
1066.
La Laitière et le Pot au lait, (VI1 ,9), vers 4.
1067.
Le Pouvoi r des fables, (VI1 1 , 4), vers 3.
1068.
1069.
Discours à Mme de La Sablière, O.D., p.645.
A M. de Saint-Evremond, O.D., p. 677.
1070.
La Laitière et
1071.
1072.
Le"Pou
fables, (VI1 1 ,4), vers 67-68.
Voir Le Cochon, la Chèvre
le Mouton, (VIII, 12), vers 30-32
1073.
Les Deux Aventuriers et le Talisman, (X,13), vers 53-55.
tradition
les règles de l'éloquence
le..Pot au.. lait (VII,9), vers 34-35.
voIFIdes
et
contredit l'élan du songe.
Quelque accident
Je suis Gros Jean comme devant1074 .
1
C ' est à la fois tragique et drôle. C
est ainsi. Mais 1'homme
a raison d'oublier la raison. Qui ne s'abandonnerait jamais à quelque
flatteuse erreur,
la
légère",
réduire
qui ne jouerait jamais "à
qui
agirait
en
voulant
toujours
les
"caprices
1Û7,
infinis du hasardlu^",
i
/ Qf )
se mettrait jamis à
et qui
portée du fou1076, perdrait beaucoup,
tout.
On mesure mieux ainsi 1'ignominie du dominant "Fourmi". \
En profitant de notre "légère croyance", il profite de notre
sottise,
maris
et
c'est
cocus,
tant
paysans
pis
pour
battus...
nous,
Bélier,
Cependant,
il
Loup,
Psyché,
profite
aussi
de ce qui fait notre joie, nos peines( en amour par exemple)
peut-être
le
illusoires,
bien1077".
"souverain
vivre.
Cela,
mais
intenses,
et
dont
on
profite
de
ce
qui
Il
peut
nous
tirer
fait
J
La Fontaine ne peut l'admettre.
La Cigale est sotte. Si elle n'était que sotte, on pourrait,
à la rigueur, rire avec la Fourmi. Mais la Cigale est chanteuse "à
tout venant". Ne nous en moquons point. Lecteur, auteur, nous désirons
aussi nous abandonner, "tout l'été", à la joie de chanter. Pourquoi
faut-il que ce plaisir déplaise ? Pourquoi faut - il que la Fourmi
rie ?
Perrette est niaise, légère, et, en sautant, elle perd tout.
"Adieu veau, vache, cochon couvée". Passe encore, c'est
mais
pourquoi
la
faut-il
aussitôt
"en
drôle,
grand danger d5
1074. La Laitière et le Pot au lait, (VI1,9), vers 42-43».
1075. Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p.131.
1076. Le Fou qui vend la sagesse, (IX,8).
1077. Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p.258.
être battue10'8" ? Pourquoi son mari ne rit-il pas d' un rire qui
libère, un rire de "farce1079", pétillant, qui rend les chutes légères,
fait vivre la légèreté de 15 être, le rire du Roi d'une fable1080 , le
rire de Joconde et du Roi de Lombardie1081, le rire qui éclata après
l'aventure du Scamandre1082, mais qui n'éclaterait plus ces temps-ci
? Le retour au réel - descente au fond 'du puits - le plus souvent,
est retour aux relations de pouvoir, à "l'impitoyable joie", ou tout
au moins à 11 impitoyable dureté des maîtres, profiteurs impénitents
de la "légère croyance". Le réel serait-il, implacablement, de
logique Fourmi ? L'expérience du réel serait-elle touj ours déception
? Faudrait - il alors s ' en détourner, chercher du côté du rêve, des
"chimères1083 ", de 1 ' ailleurs, et s ' en tenir là ? Cela même serait
"légère croyance", et ferait tomber, infailliblement, au puits. La
Fourmi n'est pas le réel. Elle est dans le réel. Oublier la Fourmi,
c ' est se perdre, mais ne voir qu'elle, c'est s'aveugler. Il faut
voir le fond du puits et la lune dans le ciel.
Pour La Fontaine, la recherche d'une autre logique de pouvoir
coïncide
avec
jaillissant,
l'éloge
d'un
réel
divers,
léger,
pétillant,
tout en fontaines...
1078.
La Laitière et le Pot au lait (VII, 9), vers 27.
1079.
"Le récit en farce fut fait".
11
est significatif que la farce suive immédiatement
1
l action violente du ma r i. Ibid., vers
28.
1080.
Le Milan,
1081.
Joconde, Contes et nouvel les I, vers 477.
le Roi et le Chasseur, (XII,12), vers 105-114.
1082.
1083.
e Fleuve Scamandre, Contes publiés dans les "Ouvrages de prose et de poésie", vers 99-104.
L'Astrologue qui se laisse tomber dans un puits, ( 1 1 ,8), vers 46.
"Bornons ici cette carrière" »
Le second caractère de la logique de la Fourmi s'accorde avec
le principe que nous avions formulé, et il en découle, il nf y a pas
contradiction entre la recherche par le dominant de son plaisir
exclusif et sa volonté de profiter au mieux de la "légère croyance",
et c'est pour assurer son plaisir qu'il profite au mieux... Ce
caractère s'accorde ensuite avec 11 autre : ils découlent ensemble
du principe et ils s1appellent mutuellement. Profiter (pour son
plaisir) de la "légère croyance" d'autrui permet au dominant de "tout
mettre en même catégorie", et cette volonté le conduit à profiter au
mieux... La Fourmi, pour goûter seule du plaisir, profite au mieux
de la "légère croyance" de la Cigale et, niant finalement sa voix
singulière, la met et la maintient dans la catégorie Cigale,
c'est-à-dire danseuse, artiste, personnage des circulations, des
mouvements, du tout venant, voire du vent ou de la bise, tout ce qui
est, pour elle,
autre,
et qu'elle refuse.
En cette logique, il existe une tension capitale que sa pratique
révèle.
Le dominant, parce qu'il désire jouir toujours et parce qu'il
craint de perdre son plaisir risque/ de croire "fort aisément". Le
constat de Le Loup et le Renard s'applique à lui, et d'autant mieux
quand sa crainte et son désir sont poussés au paroxysme : 1'Arabe,
pris d'un courroux furieux, perd son pouvoir et se perd en se j étant
dans la gueule de la
éviter
ce
risque
Lionne.
Comment
le
dominant
peut-il
?
Comment peut-il écouter ses vizirs1084, ses poètes1085 , ou son esprit
?
Tendant
croire
"à la
à
mettre "tout en même catégorie", il pourrait bien
légère", qu1 une lune est un fromage, qu' une femme qui
les trompe les aime, qu'un discours flatteur est vrai. Il pourrait
à ce "monde si divers1086", oublier
bien - dans la durée - mal s'adapter
"le sort toujours divers", consiçlëçèr seulement "le train toujours
égal dont marche l'univers1087, et croire à un univers-machine d'où
le temps serait aboli.
Ces
risques,
que
Pareilles erreurs lui seraient vite fatales.
suscite
sa
négation
de
1'altérité,
se
développent avec le temps qui ne cesse d'altérer. Ils nous conduisent
à
réfléchir
à
la gestion, ou, si- l'on veut, au maintien de la
relation de pouvoir, et donc à cette question : \ comment faire, quand
on est dominant, pour maintenir le dominé dans une danse dont on jouit
1084. Voir Le Lion, (XI,1)
1085. Voir, par exemple, A M. le Surintendant, O.D., p. 502-505.
1086.
A M. de Saint-Evremond, O.D., p.677.
1087.
L'Astrologue qui se laisse tomber dans un puits, (11,13), vers 37 et 38".
?
Chapitre 2
GESTION
2.1 Le problème intellectuel du dominant s la raison et les raisons
«
L'Homme veut tuer le serpent. Il en a les moyens et, selon lui,
le droit. Il pourrait le tuer sans un mot. Pourtant, il lui fait une
"harangue", "afin de le payer de raison1088" .
Caprice ?
Logique pourtant : "je te paye de raison pour que tu me donnes
raison"...
L'Homme " veut l'approbation de la Couleuvre. S'il l'obtient,
ce lui sera utilité et redoublement de plaisir. Utilité : si le serpent
s'avoue coupable, son exécution devrait être facilitée. Redoublement
de plaisir : au plaisir de tuer s!aj outera celui d'être approuvé. Il
ne restera plus d'espace pour 1'inquiétude. Calculs de dominant...
"Homme ou loup"
"qu1 importe1089" I
L'Homme croit que la Couleuvre va 1'approuver. D'abord par peur.
Qui oserait contredire son bourreau ? Ensuite, par raison. Comment
y aurait-il une autre raison que la raison de 1'Homme ?
Ces calculs sont faux. En annonçant à la Couleuvre qu ' il a
résolu sa mort, 1 ' Homme se trompe. La victime, dès qu'elle se sait
condamnée, pourquoi craindrait -elle de dire le vrai ? La certitude
de la mort annule ici sa peur. La Couleuvre aurait peut-être flatté
1'Homme s ' il lui avait laissé 1'espoir,
1088.
1089.
L'Homme et la Couleuvre, (X,1), vers 10-11.
Voi r Les Poissons et le Cormoran, ( X, 3 ), vers 45.
condamnée,
elle ne risque
-
276
-
mais,
se sachant
rien à être sincère. L5 Homme aurait dû y penser. Il n'aurait pas dû
avancer sa "raison55, irais, comme il désire goûter le plaisir d'être
approuvé, il parle. Il dit à la Couleuvre qu5 elle
symbole des
ingrats".
Il
lui
fournit,
est
le
"
sans
le vouloir, une occasion de lui déplaire.. Grave erreur tactique.
Cette erreur provient d'une autre, plus radicale. L'Homme croit
"fort aisément1090" qu'autrui est composé sur ce qu'il est lui-même.
Erreur du Cierge1091. Erreur du peuple1092 . Erreur commune des
dominants. "Puisque la Couleuvre me paraît être un symbole des
ingrats, raisonne l'Homme, c'est qu'elle l'est, et la Couleuvre ne
peut pas penser autrement que moi. Si ce n'est ma pensée, c'est le
néant"... Et 1 'Homme de laisser parler la Couleuvre. Surprise!
Scandale :
e Symbole des ingrats Ce n'est point le serpent, c'est
l'homme-. Ces paroles Firent arrêter l'autre ; il recula d'un
pas1093 .
Il y a de quoi! Les paroles de la Couleuvre renversent la vision
que l'Homme a du monde. Ses raisons plurielles contestent la raison,
singulière, dont il voulait la payer. Il faut donc qu'elles n'existent
pas, qu'elles soient frivoles.
Enfin il repartit : Tes raisons sont frivoles
Je pourrais décider ; car ce droit m'appartient
Mais rapportons-nous en1094 .
;
Nouvelle erreur. Toujours la'même. L'homme croit "à la légère 1095
" que la Vache, puis le Boeuf, puis 1 'Arbre vont lui donner raison.
Voilà gens raisonnables ! Comment pourraient - ils juger autrement
que lui puisqu'il n'est pas d'autre
?
Mais
chacun
raison
que
la
sienne
ses raisons, et personne n 3 accepte
donne
celle de 15 Homme. Est-ce crise de la raison, signe avant-coureur de
1090.
Le Loup et le Renard, (XI,6), vers 46.
1091.
Otez-vous de l'esprit
1092.
Qu'aucun être ait été composé sur le vôtre. Le Cierge, (IX,12), vers 17-18.
Démocrite et les Abdéritains, (VIII,26), vers 1-4.
1093.
L'Homme et la Couleuvre,(X,1), vers 25-27.
1094.
Ibid., vers 28-30.
1095.
Le Renard et le 8ouc,(111,5), vers 26.
la crise qui s! approfondira, dans la seconde moitié du XVIIIème siècle
? Sans doute pas. Si I'Homme doit s1 avouer qu ' il a été "convaincu 1 096 ",
c'est qu ' il existe une raison commune, mais qui 1 ' offense, comme
elle offense les Grands 1 097 . La Fontaine ne critique pas la raison, mais
l'Homme qui croit que sa croyance est raison -la raison-, qui prétend
que "la raison du plus fort" est non seulement la meilleure mais la
seule, et qui, n 1 admettant pas qu'on 1 ' a convaincu, s'exclut du monde
et de ses peuples divers«
L'Homme aurait beaucoup mieux fait de se taire. S ' il voulait
parler, il aurait dû imiter le Milan ou le vieux Chat. En affichant
son droit moral, il manifeste sa faiblesse de pensée. Il n ? imagine
pas 1'avis et la position tactique d'autrui parce qu'il oublie qu'autrui
est autre. Il ramène le divers au même, le neuf au déjà connu. Ainsi
réduit-il
la
Couleuvre
au
"symbole
des
ingrats",
confondant
mythologiquement 109 8 le symbole et 1 ' être, le " faux milieu 10 99 " et
la chose. Il fait d'un animal ondoyant, souple, touj ours en mouvement,
tout en replis, et qui se montrera effectivement capable d'adaptations,
un symbole univoque. Il ignore 1'altérité et 1'altération, 1'être autre
et le devenir autre.
Certain vieillard, marié à une j eune femme, oublie qu ' "entre
la tête/ Et le talon d ' autres affaires sont 110 0 "... Puisqu'il ne désire
-
277
-
1096.
L'Homme et la Couleuvre, (X,1 ), vers 79.
1097.
"La raison les offense". Ibid., vers 85.
1098.
Nous donnons à ce mot le sens que lui donne Roland Barthes dans Mythologies.
1099.
Démocrite et les Abdéritains, (VIII, 26), vers 3.
1100.
Le Calendrier des vieillards. Contes et nouvel les,11, vers 240-241.
pas s'épuiser à satisfaire son épouse, il juge qu'elle ne veut pas
être satisfaite. Mieux même, il prétend lui faire partager ses raisons
: il place le calendrier "entre la chose" et lui...
Toute en fériés,
il mettait la semaine; Et bien
souvent faisait venir en jeu Saint qui ne fut
jamais dans la Légende. Le vendredi, disait-il,
nous demande D1autres pensers, ainsi que chacun
sait : Pareillement il faut que l'on retranche
Le samedi * * .1101.
Ce vieii;L|atd ramène la diversité des temps à l'identité de
l^bstinence. 11 met toute la semaine "en même catégorie", "les
fériés".
S'il
aperçoit
des
différences
entre
les
jours
(les
vendredis), c'est pour mieux les anéantir. Pour lui, le temps est
retour du même, de la règle, calendrier "Rouge partout, et sans nul
jour ouvrable1102"... Comme le Hibou qui ôte des pieds, et "tronque
un peuple mis en mue1103", il retranche des jours. Il pense par
réduction et par identité, et finit par perdre sa femme pour n'avoir
pas compris la diversité des temps et la nature de l'être qu'il
dominait. Faute intellectuelle. Insuffisant "art de penser 1104".
L'Arabe du Poème de la Captivité de Saint Malc comprend fort mal
Malc et sa compagne. Pour lui, ses dominés sont tous de "vils
esclaves1105" . Aucune différence à faire entre eux. Tous sont,
peut-être comme lui, incapables de maîtriser leurs appétits sexuels.
Quand il enferme ensemble les deux Saints dans un "lieu sans
clartés1106", il juge qu ' ils vont copuler. Il croit déjà que 1 '
attrait qui les lie va le rendre leur maître assuré, et le propriétaire
de leur future descendance. Bon calcul. Double profit pour lui.
"Légère croyance" cependant ! Parce qu'il méprise, il se méprend. N'
imaginant pas leur "mensonge pieux1107", puis leur fuite, il laisse
aux deux saints une liberté relative1108. Cet Arabe aurait, sans doute,
gagné à vouloir "connaître", comme ^certaine
individus
" le
Ciel
1'avait
Lionnej
fait maître
de
quels
1109
" * Sa faute
intellectuelle est grave. N' est pas "Majesté Lionne" qui veut, quand
1101=
1102.
1103.
1104.
1105.
1106.
1107.
1108.
Ibid., vers 49-55.
Ibid., vers 134.
Les Souris et le Chat-Huant,(XI,9), vers 31.
Les Souris et le Chat-Huant, (XI,9) vers 42.
Poème de la Captivité de Saint Malc, O.D., p. 55.
Ibid., p. 55.
Ibid., p. 58.
"Le lendemain l'Arabe en ses champs les renvoie". Ibid.. p. 54.
elle-même confond vite connaissance et massacre, et transforme la
diversité des nations en "un grand tas de morts 1110".
La diversité, le dominant ne
immédiate,
simple
bigarrure,
11 aime que superficielle,
rassurant
chaos,
hasard
!
conséquence. C est ainsi que le roi aime la peau du Léopard.
Le
Et
Un
de
Roi m!a voulu voir ;
si je meurs il veut avoir
manchon de ma peau ; tant elle est bigarrée, Pleine
taches, marquetée, Et vergetée, et mouchetée 1111.
La Fontaine préfère la diversité du Singe. Ce
n'est pas sur l'habit
Que la diversité me plaît, c'est dans 11 esprit : L'une
fournit toujours des choses agréables ;
L'autre en moins d'un moment lasse les regardants 1112.
-
278
-
sans
Les regardants, mais pas le Roi qui voudrait conserver la peau
du Léopard, et qui se plaît avec le Fou1113. Cette diversité, il l'aime
parce qu'elle anéantit la diversité même : désordre insignifiant,
immédiatement séduisant, mais décevant aussitôt, elle est touj ours
la même. Elle n'a rien de ce mouvement fécond qui diverge du même,
pour devenir autre, tout en manifestant une unité. Juxtaposition de
différences qui s'annulent, chaos, cette diversité, sans jamais rien
de nouveau, s'oppose à la diversité du Singe, inattendu, inventif,
ou â celle de 1 amour dont rêve La Fontaine "toujours divers, touj
•
ours nouveau1114", ou, encore à
cohérente,
pensée
"en
la
diversité
toute chose
étonnante
mais
1115
", du monde que découvre
1109. La Cour du Lion, (Vïf,6), vers 1 -2.
1110. Baudelaire, Les F leurs du Mal# La Cloche fêlée, vers 13.
1111. Le Singe et le Léopard, (IX ,3), vers 5-9.
Ibid., vers 26-29.
1112.
1113. Il n*est enseignement pareil
 celui-là de fui r une tête éventée. On en voi t
souvent dans les cours .
Le Prince y prend plaisir. Le Fou qui vend la sagesse, (IX,8), vers 3-6.
1114.
Les Deux Pigeons, (IX,2), vers 68.
Garo, et que ne saura pas voir le Pédant1116.
Cette diversité-là inquiète le dominant. Elle le menace. A cause
d'elle, il doit sans cesse repenser son système de pouvoir, l'adapter,
ou interroger ses fondements. Qu ' il y ait du divers, il 11 accepte.
Cela lui plaît même, pourvu que rien ne soit vraiment autre, et,
surtout, ne devienne autre, ni le monde, ni lui-même. Le Héron
constate et accepte la diversité des "mille tours1117 que font les
poissons. La Fille constate et accepte la diversité des amants. Mais
ces diversités gratuites ne changent rien, n'apportent rien. Tous les
jeux des poissons sont identiques, tous les amants sont le même amant.
Tous sont .également nuls, commme chacune des taches de la peau du
Léopard. Cette diversité là, est acceptable, flatteuse même, quoique
lassante. Le dominant n'en conçoit pas d'autre. Le Héron ne pense pas
qu'un jour les poissons pourraient disparaître. La Fille n'imagine
pas que ses charmes pourraient s'effacer. Le Héron aurait dû pourtant
remarquer que le monde est flux, écoulement continu, sans limites,
"il côtoyait une rivière'118" . La Fille aurait dû savoir qu ' elle
était dans le temps. Mais 1'oiseau s'imagine maître d ' un espace clos,
d'une onde immobile, peut - être d ' un "vivier" "transparent1119",
fermé, plus fin que fin cristal, et la Fille croit qu'elle échappe
au "temps qui touj ours marche1120" . i
5
un et i ' autre ignorent 1
' altérité, l'altération - qui est le devenir autre - , la véritable
diversité du monde et de 1 ' esprit, celle qui "plaît " à La Fontaine,
et qu ' il rencontre dans le salon de Mme de La Sablière„
2*2
1115.
Le Gland et la Citrouille, (IX, 4), vers 32.
1116.
L Ecoli er, le Pédant, et le Maître d'un jardin,
IL
17.
S8
art de penser11 pour dominant»
A la recherche û*un
1
( I X,
5). Aveuglé par son dés i r de discouri r, il ne voi t pas la différence
entre un prétoi re et un jardin. 11 fai t des discours "hors de leur place"(vers 32).
Le Héron, (VII,4 ) , vers 5.
1118.
Ibid., vers 3.
1119.
Les Poissons et le Cormoran,(X,3), vers 30 et 37.
1120.
Le Loup et le Renard,(XI,6), vers 26
-
279
-
Aristote et le
2 . 2 . 1
HIBOU
.
Certain Hibou, dont 11 histoire pourrait apparemment figurer
dans le Discours à Mne de ha Sablière, veut que les Souris - toujours
des souris - demeurent toujours à sa disposition. Pour cela, Il leur
ôte les pieds. Il voudrait donc que que le monde, pour
LUI
,
ne change pas.
Et il y parvient, grâce à son "art de penser".
. .Quel autre art de penser, Aristote et sa suite
par votre
ENSEIGNENT
-ILS
FOI
"" ?
Aristote ? Le Hibou pense comme Aristote, donc il pense!
bien!
f
Aristote
n est
pourtant
pas
le
Très
seul
philosophe» Sa ' suite n'est pas l'unique tradition philosophique.,.
Au XVIIème siècle, Aristote passe, aux yeux d1un large public, pour
un auteur bon à classer des chapeaux, un homme à catégories, incapable
de penser les fumées incertaines, le tabac, ses plaisirs... Jamais
Aristote n ' a parlé tabac, et pour cause historique... Mais jamais
un tel homme n'aurait pu parler tabac. Telle est du moins l'image,
la représentation commune, celle du spectateur qui s'amuse de
Sganarelle'122, celle qui fait sens et rire au XVIIème siècle, quand
La Fontaine en appelle à la "foi" de son lecteur1123.
Des philosophes, il en est d * autres. Descartes, bien sûr, mais
1121.
Les Souris et le Chat-Huant,(XI,9), vers 42-43.
1122.
"Quoi que puisse dire Aristote et toute la philosophie, i l n'est rien d égal au tabac". Molière. Dom Juan (1,1).
1123.
La Fontaine n'ignore pas la valeur d'Âristote : "Bien que la log i que ne fût pas encore rédui te en art, et qu Aristote en soi
8
5
1
!
38
t proprement l inventeur, on ne laissai t pas dès lors d examiner les matières avec quelque sorte de méthode ... Avertissement
des Ouvrages de prose et de poés i e des Sieurs de Maucroix et de La Fontaine/'"O.P., p.653. Dans la préface des Fables ( p.
8
9 ) i l énonce cependant, à son propos, une flagrante contre-véri té : "Aristote n admet dans la fable que les animaux ; i l
en exclut les hommes et les plantes". Cette contre-vérité nous paraît signi ficative de la représentation que La Fontaine pouva
i t se fai re d'Aristote : un philosophe fort respectable, mais pensant par catégories étanches, réductrices, et ne voyant pa s
la richesse potentielle de ce dont i l traite. Fabuliste, La Fontaine croit (ou tout au moins dit) réagir contre la Poétique
8
en enrichissant le genre qu il a choisi d'une diversi té neuve.
Pierre
Boutang,
devoir
à
L
8
E
dans
Aristote
th
i
que
animaux-machines
ne
Ltlfeoi?
à
son
et
U i
une
va/tarder
La
à
comaque.
réaction
à
Fontaine
"sa
suite
Va
politique,
85
Saint
dans
son
partiellement
proposer,
contre
souligne
Thomas.
sens
le
inspi
ce
Il
f
ai
rée
t
que
la
montre
que
s
9
est
d'Aristote.
Descartes,
une
montrer ... que teT science n^épuise j3as ......... le réel. Cependant,
pensée
que
On
certaine
le
de
organisée,
peut
La
Fontaine
fabuliste
sur
la
aussi
réhabilitation
a
peut
fréquenté
question
rappeler
d'Aristote
des
que
pour
i l nous paraît impossible de retenir
notre fabuliste, précisément dans cette fable, s 1 en écarte. 11 faut
donc chercher du côté de Démocrite, d5 Epicure, de Lucrèce, et de "leur
suite", mais aussi du christianisme, pour rencontrer un "autre art
de penser", celui que La Fontaine, pratique et illustre et, à sa façon,
définit dans le Discours à Mme de La Sablière, un art de penser heureux,
divers dans ses approches du monde, des autres, attentif à partout
saisir la diversité, mais plus encore à la créer, et qui trouve son
unité
dans
nouveau
1124
ce
mouvement
fécond,
"toujours
", qui "fournit cent matières diverses
divers,
toujours
1125
", qui ' ^hé se
développe avec les autres dans la conversation entre partenaires de
rang intellectuel égal et bannissant entre eux toute relation de
pouvoir mutilante. Cet "art de penser" est aussi - comme chez les
épicuriens - un art de vivre, qui suppose le refus de "mutiler 1126",
le coeur1127 et la volonté de chercher dans toutes les
monde "le souverain bien
1128
".
-
280
-
"muances" du
L'anecdote que rapporte Les Souris et le Chat-Huant, malgré
1'apparence, n'a donc pas sa place dans le Discours à Mme
de
La
la thèse d1 ensemble de Boutang
parce qu'elle choisit trop certaines
fables, et
.no re
dél îbérément l1 importance de Démocri te,
d*Epicure^le £lus ''bel esprit .......... de .la
..................................................... Grèce
Jlf^^
de Lucrèce (absolument capital) et de
Gassendi (par Bernier) qui combat Aristote
dans
Exercices et qui voulait fonder un
épicurisme chrétien (ce programme nous
parait assez proche de celui de La Fontaine, et
singulièrement à la fin du livre
Dans Les Souris et le Chat-Huant, la référence
Aristote est complexe, simultanément pos i t
i ve et négative, ce qui traduit la complexi té
de la pos i t i on intellectuelle de La Fontaine.
Cette référence est pos i t i ve dans la mesure
où Ari stote est inventeur de la logique, et 'il
raisonne en partant de l'expérience.
Formellement, le H i bou fai t un syllogi sme
pratique. ne part pas, comme un cartésien,
d'un principe, mais des fai ts. Ce est
physicien. Cette référence est aussi pos i t i ve
dans la mesure où le combat contre la théorie
des animaux-machines utilise des concepts et
des posi ions de la scolastique (la "suite
d'Aristote"). Cette référence est négative,
en revanche, dans la mesure où
Aristote
est pensé comme philosophe des
1129
chapitrès
les de"chapeaux",
commecette
Sablière
: sur
1 1' art
penser
qu'illustre
inventeur d
une scolastique
qui
classe,
étiquette, ne sai t pas penser le mouvement (
On sai t que c'est sur la question du
mouvement que se mène au ème le
grand combat contre l'Aristotélisme). La
Fontaine cherche, et1 trouve, un autre "art
de penser" que celui d Aristote.
En somme, Aristote est employé contre
Descartes? mais est combattu au nom de
te selon la logique de la
(les
fableDémocri
est un art de penser pour dominant
atomes),
et de
épicurisme
chrétien qui
?
vient ;largement
de Gassendi.
Fourmi
le
Hibou
"qu Atropos
prend
1130
Les
Deux
Pigeons
pour
son 'interprète
, profite, sans aucun coeur, de ses
Discours à Mme de La Sablière, vers
Les Souris et le
,9), vers
dominés.
Le H i bou n'a pas de "coeur". C ' est entre le
Pour lui,
Souris
parfaite^-que
si elles
ne bougeaient
refus
deles
"mut
i seraient
et le "coeur"
se crée
,
chez La Fontaine,1131le lien
entreN épicurisme
et
:
11
pas *leçon
Il fautchrétienne.
donc les fixer
: "Otôns leur les pieds . La méthode
Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p.
estet
impitoyable, mais sans fantaisie sadique. Ce Hibou ne tronque que
La fablePlein
ent i ère
est jeu, il
système
de di médité La
le nécessaire.
"prévoyance",
semble
avoir déjà
ssonances, ideroni
e légère par
rapport
à ce
Discours.
Fiction
?
Véri
té
?
La
Fontaine
Bruyère
: "Pour gouverner
quelqu'un
longtemps
il faut
introdui
t un doute
: le "cas",
d et
i absolument,
il, "a l'ai r"
d'une
fable...
Jean-Pierre
Collinet,
dans
sa
avoirnote,
la main légère
et ne combien
lui faire sentir
le moins qu'il
se peut
indique
ses queorigines
sont
douteuses.
Mais - La
Fontaine, - contre
toute
1132
sa dépendance
"« Ce Hibou ale
si
l'on peut dire
"latable".
main légère".
vraisemblance,
maintient
"véri
L'i
roni
e
est
probable.
Alors
U n ' inflige pas de souffrances inutiles. A ses Souris, auxquelles
R NI
ses
XI.)
à
qu
11
Hibou
t
XVII
il
tout
1124.
un
' T ' ^ - J - J F ^y];
vers^ S H T
^ .o™^^™™
1125■
««™«_
14.
1126.
Chat-Huant,(XI
15.
1127.
1er"
1128.
259
258.
1129.
t-
il assure vivre et couvert, il coupe les pieds, mais pas 1 1 appétit«
Alors que la Fourmi refusait à la Cigale "quelque grain pour
subsister", il leur apporte "vivres et grains pour subsister 1133" . Ne
le supposons pas charitable cependant. Oiseau d'Atropos, mais aussi
de Minerve1134, il est bon calculateur, bon gestionnaire, bon mainteneur
de son pouvoir. C'est même un sage dans 1'étroite mesure (un trou dans
un vieil arbre) où 1'on peut être sage quand on est dominant. Pour lui,
le pouvoir n ' est pas une fin,
simplement
manger
. que dans
le
"à
Discours,
La
c'est
un
moyen.
Voulant
sa
Fontaine
rapportai t
des
f ai ts
à
peu
près
vrai semblables
(
Les
barrages des castors _________ ), il travaille ici le réel par le fictif, la science par la fable. 11
joue avec la vraisemblance, qui fonde pourtant la "fabrique des fables". Il fait plaisamment appel à la "foi" du lecteur. 11
1
va même jusqu à écri re : "cet oiseau raisonnai t, il faut qu'on le confesse". (drolatique pour un tel homme...)
Surtout, il contredi t ostensiblement, et en toute conscience, le Discours : on y l i sai t qu'un animal ne fait j ama i s
3
"le moindre argument". Mais le H i bou en fait : "Voyez que d'arguments il fit". Licence poétique ? La Fontaine l annonce : "ces
exagérations sont permises à la poésie"... Mais alors que vaut la poés i e ? Ou que vaut ce texte qui paraît di re que ce H i
bou pense comme un homme, voi re comme Aristote ? A mo i ns... A moins qu'il ne raisonne pas, ou plutôt que son "art de pense r"
soi t faux, raison qui n' est pas raison ( et Aristote avec lui — ). La "poésie" ne serai t pas alors pure "exagération", mais
effet de sens. La véri té naîtrait du mensonge.
Implication : la dernière fable du dernier livre XI n'établît pas que les animaux pensent, mais défini t et combat un "art
8
de penser" (et de vivre), que vient de refuser l octogénai re (planteur quand le H i bou est tronqueur) et que refuse défînî
tivement La Fontaine, "truchement de peuples divers", créateur des Fables. A î ns î prend sens, autrement que par simple effet
de circularité, le renvoi à La Cigale et la Fourmi.(Vivres et grains pour subsister). Le Hibou est une a r t t ï - C i s a l e , une
Fourmi, mais une Fourmi qui travaillerait à .maintenir sa domination.
1130.
Les Souris et le Chat-Huant <IX;9), vers 10.
1131.
Le dominant (Fourmi), comme la Beauté chez Baudelaire, "haït le mouvement qui déplace tes lignés". 11 fixe (Voi r Richelieu q ui
parle partout de fixer (la langue par exemple)). Il n'a î me que le mouvement qui /ramène les lî gnes à la même place : dansez
maintenant...
1132.
La Bruyère, Les Caractères,/Du Coeur, 71.
1133.
Les Souris et le Chat-Huan£(9,IX), vers 27.
1134.
L'Aigle et le Hibou, (18,V), vers 5.
commodité1135", il ne cherche pas à goûter les plaisirs spécifiques du
pouvoir, Point de jeu. Point de cruauté. Il ne rit pas comme le
seigneur1136 ou la Fourmi. C1 est un "triste oiseau1137", sérieux, qui
ne rêve pas de dilater son ego» Refusant d'être Narcisse, Alexandre1138,
ou Coq, il ne clame pas sur les toits1139, en haut de son pin, qu'il
est un dominant, un maître absolu, totalement maître, toujours plus
maître. Il reste dans sa "caverne1140", muet. Il est un dominant minimum,
presque immobile. 11 veut simplement que tout continue à l'identique,
que rien ne bouge, pas plus les Souris que le monde. La Fontaine le
souligne : .ce Hibou habite un pin antique1141, un "vieux palais", "miné
par le temps1142 « Pour lui, le temps ne se mesure qu'à la lente
altération qui creuse le trou où il peut vivre» C 9 est presque
Insensible. Les choses n'évoluent pas dans "la sombre retraite", la
"mue1143" où ne court sûrement pas quelque "onde pure 1144". Rien de
"vagabond" dans cet espace d'éternité, ce permanent "maintenant1145"
où il s'est établi1146„ Ses désirs mêmes sont maîtrisés. Nulle fantaisie
hasardeuse n'apparaît chez lui. Nul caprice.. Aussi, contredit-il en
partie la logique de la Fourmi : il la. nettoie de toute passion pour
le pouvoir. Il ne jouit pas d'être le maître. Il j ouit parce qu'il
est le maître. Voilà la vraie "merveille" , le "prodige1147" : Ce
dominant ne se passionne
strict,
pas
pour
le
régulier, jamais excessif, et n
à sa "commodité
ss
f
pouvoir.
Il
est
invente que ce qui sert
» Il est, en somme, la "raison" même. C ' est
remarquable et terrifiant, car les Souris n'ont aucune chance. Comment
fuir, pattes coupées, ce méticuleux Hibou ? Inutile de tenter de lui
"répondre en Normand1148", de lui mentir, d'inventer quelque leurre*
1135.
Les Souris et le Chat-Huant,(9,IX), vers 21.
1136.
Conte cl'un paysan qui avait offensé son seigneur.
1137.
L'Aigle et le Hibou, (18,V), vers 6.
1138.
Voir, partïculïèrement, dans les Oeuvres Diverses,
1139.
1140.
Voir Les Deux Coqs, (12,VII).
Les Souris et le Chat-Huant(XI,9), vers 11.
1141.
"On abattit un pin pour son antiquité". Les Souris et le Chat-Huant(9,IX), vers 8. Notons que le pin, en Orient, comme en Occident,
la Comparaison d'Alexandre, de César et de ■ Monsieur le Prince.
!
est assez généralement reconnu comme symbole d'éternïté, de permanence, voi re d éternel retour. (Voi r Ronsard, Sonnets pour
Hélène, 11,72.)
1142.
Ibid. , vers 9 et 11. La gravure montre clairement que ce n'est pas un arbre mort.
1143.
Ibid., vers 9 et 31.
1144.
On la rencontre au premier vers de l'épi logue qui suit... La "triste et sombre retraite" du H ï bou doi t être opposée à la
retraî te "près d'une source pure" dans un "lï eu respecté des
" vents, ignoré du soleil"(ce qui ne signifie pas obscur) du Solitaire (29 fXII).
1145.
Dernier mot de La Cigale et la Fourmi.
1146.
Notons que ce ne fut pas toujours le cas : "En son temps aux Souris le compagnon chassa". Que s'est-il passé ? La vieillesse
l'a t-elle atteint comme elle a atteint certain Cormoran(X,3) ? La Fontaine ne le préci se pas. On comprend cependant que la
1147.
grande affai re de ce H i bou, c'est de combattre le temps.
Les Souris et le Chat-Huant, (9,IX), vers 2 et 6.
Dans cette "triste et sombre retraite1149", tous les mouvements, mais
aussi les lignes ondoyantes, les replis, la diversité, paraissent
impossibles.
C1 est
la
nuit.
Un
trou.
Le
fond
de la
caverne
platonicienne* Ce Hibou Impitoyable et rationnel semble inaltérable,
vraiment "vainqueur du Temps et de la Parque1150 * Leçon classique :
ce que la ra^ éternellement1151 «
Illusion bien sûr! Le temps travaille, "mine", creuse, "abat".».
Les hommes - le "on" - surtout arrivent, coupent le pin, justement parce
qu'ils le jugent trop vieux, et chassent le Hibou mais sans le prendre,
comme le montre la gravure.
-
282
-
La gestion de l'oiseau n'est pas en cause. On ne peut lui
reprocher aucune faute. Il ne s'est jamais risqué à signaler son
existence à plus puissant que lui. Ce Hibou n'est pas Coq. Appliquant
toujours et obscurément sa "raison", il est -resté dans l'ombre où il
fut découvert par hasard. Pas de chance, mais qu'y faire ? Contre les
hommes, il est impuissant. De leurs desseins, il ne sait rien. Le "on"
qui
abat
le
pin
est,
pour
lui,
pareil
à
la
Fortune capricieuse, aveugle, infiniment forte . Comme s'il était
La Cour du lion, (VII,6), vers 36.
Les Souris et le Chat-Huant,(XI,9), vers 9.
1150.. Cette formule qui conclut l'Epi logue caractérise les sujets que les exploits de Louis XIV peuvent
fournir aux "favoris des neuf soeurs"(Racïne et Boïleau sont nommés historiographes du roi en 1677).
Recèle-t-elle quelque amère ironie ? Nous le croyons volontiers tant les projets du roi (dompter)
semblent strictement inverses de ceux de La Fontaine (traduire les diverses voix),
comme
la
volonté
du
Hibou
(tronquer)
paraît
inverse
de
celle
de
l'octogénaire
(planter). Surtout un jcjurieux rap^rochemen^^
fait. :
*\ f™0tons lui les pieds» Or trouvez-moi
Chose par les humains à sa fin mieux conduite ? ]:
Louis dompte l'Europe, et d'une main puissante j
Il
conduit à leur fin les plus nobles projets /;
Qu'ait jamais formés un monarque. / f
Le roi Soleil ?
Un roi Hibou ? Si Louis n'ôte pas à l'Europe les pieds, îl lui ôte la paix. On j
sait La Fontaine très
sensible aux charmes de la paix... N'oublions pas que le livre VI î , par i-We lien entre Un animal dans la
lune et Les Animaux malades de la Peste, organise déjà, sous l'hommage, par un jeu de contrastes avec
Charles
lï
(roi
pacifique et roi
savant),
une critique du pouvoir violent du grand roi. 1151.
Malherbe, s1 identifiant apparemment à la raison même écrivait : "Ce que Malherbe fait dure éternellement".
1148.
1149.
parvenu à oréer dans son trou une "éternité provisoire 1153", il a pu
empêcher un moment que les Souris échappent1154, mais il ne peut empêcher
que les choses, finalement, lui échappent. C'est ainsi. On n'échappe
pas au temps, à l'onde, au mouvement, aux turbulences. . . On ne peut
empêcher que se manifeste un jour quelque chose de beaucoup plus fort,
qui "ravit tout sans pudeur1155". En cette affaire, c'est l'homme,
maître d'abattre, selon son bon plaisir, les arbres, tous les arbres,
même s ' ils le protègent1156, même s ' ils logent tout un peuple1157.
Pas de pitié ! Pas de détail1158!
C'est ici que le texte, - ce texte qui nous présente un "cas"
"tel que d'une fable/ Il a l'air et les traits encor que véritable"
- manifeste sa profonde unité.
En coupant le pin, l'homme y découvre un coupeur de pieds. Mise
en abyme : sous 1 ' apparence d'un Hibou, La vérité de 15 homme gît
dans 1 ' arbre : Ce Hibou "a 1 ' air et les traits" du Hibou, mais c'est
1'homme, 1'homme même, qui se prétend 1159 maître de tous les êtres
vivants. L ' homme tranche, tronque, mutile. Le tout pour son profit.
On se souvient des discours de la Couleuvre, et du Boeuf, et surtout
de 1'Arbre, et encore de la malheureuse forêt qui fit confiance au
Bûcheron1160. . . L ' Homme refuse d ' entendre longtemps. Il coupe la
parole, la Couleuvre, 1'Arbre, les oreilles du Chien1161, la queue du
Renard1162. . . L ' Homme agit avec la nature, avec toutes les créatures
vivantes, comme un maître
Fourmi
1163
.
Le
cas
selon
a
la
logique
1
1 ' air d une fable,
de
la
encor que
1152.
1153.
Voir la série des fables 10,11, 12,13 au livre VII.
Ionesco, Le Roi se meurt.
1154.
1155.
Les Souris et le Chat-Huant (XI,9),vers 39.
La Mort et le Mourant, (VIII,1), vers 15.
1156.
1157.
Voi r les propos de l'Arbre dans L Homme et la Couleuvre, (X,1 ), vers 68-88)
Dans son tronc caverneux et miné par le temps
1158.
Quel droit l'a rendu maître de l'univers ? (Voi r Le Paysan du Danube, XI,7, vers 41.) Le H î bou n' interroge pas, ne conteste
1
Logeaient entre autres habitants... Les Souris et le Chat-Huant (XI,9), vers 11-12.)
pas. Il s'envole sans commentai res. Tant pis pour son pet i t système de pouvoi r! Quand le mal est certain, le moins ratîoc îneur
est toujours le plus sage.
1159.
Peut-être est-ce un "chimérique empire" ? (Les Animaux malades de la Peste, (VI1,1), vers 42.)
1160.
La forêt et le Bûcheron, (XII, 16)
1161.
Le Ch i en à qui on a coupé les oreilles, (VI11,8).
1162.
1163.
Le Renard ayant la queue coupée, (V,6). Cette fable est précédée par Les Oreilles du Lièvre...
Ronsard se plaignait déjà des bûcherons de la forêt de Gastîne. Après leur "sacrilège meurtrier" "Tout deviendra,
sans voix".
Ronsard.
Elégies,
24,
1584.
La
Echo ser a
Fontaine
véritable...
N! oublions pourtant pas quIS!Un octogénaire plantait
2,2.2
( L e Hibou^
11 octogénaire,
et 11 onde pure. \
Tout homme ne tronque pas. Parmi les hommes, existe aussi le sage,
souvent mal compris du peuple1164 comme des jouvenceaux. Loin de réduire
"tout en même catégorie", il ajoute de la diversité. Il plante et il
pense pour lui-même et pour autrui
:
.
Mes arrière-neveux me devront cet ombrage : Hé bien
défendez-vous au Sage
De se donner des soins pour le plaisir d 1 autrui ? Cela même est
un fruit que je goûte aujourd'hui1165.
Cet octogénaire n'est pas. Fourmi. Insoucieux de dominer, il se
félicite de l'existence 1'autrui, et même par avance, parce qu'il croit
le plaisir d'autrui nécessaire à la plénitude du sien 1166. Pour autrui,
il ne réduit pas, il ajoute. Il ne tronque pas, il plante. Il participe
à sa manière à l'heureux mouvement du monde vers toujours plus de
diversité.
Il sait pourtant que ce mouvement implique sa mort. Le temps qui
est dimension de l'apparition de l'autre, des autres, est aussi
dimension de sa propre disparition. Un avenir arrive où II ne sera pas,
mais il 11 envisage sans angoisse et sans insouciance. Lucidement, il
l'admet parce que ses "arrière-neveux" existeront, pourront jouir de
ses efforts1167, et qu'il y aura un monde "toujours divers, touj ours
nouveau" .
Loin de prétendre fixer l'avenir, Il travaille à l'ouvrir,
comme La Fontaine avec son oeuvre1168,
1164.
1165.
1166.
1167.
1168.
en laissant à d'autres toute
mériterait cependant .plus encore, comme le souligne Pierre Boutang, la reconnaissance des écologistes
authentiques. Ce d'autant plus que La fontaine loue lflHomme lorsqu1il "mutïle" la nature pour lui
permettre d'être plus bel le. (Voi r.Lé" Philosophe Scythe (XIï,20)).
Démocrite et les Abdéritains (VIII,26).
Le Vieillard et les Trois jeunes hommes, (XI,8), vers 21-24.
C'est par ce biais que se rejoignent,
comme chez Gassendi, morale épicurienne et morale
chrétiennne du coeur (on voit, cependant que l8on est assez loin de la charité).
Le Mourant (VI11,1) quant à lui ne construit pas "pour pourvoi r un arrière-neveu", - comme il l'affî
rme - mais pour ne pas voi r sa propre mort.
Si mon oeuvre n'est pas un assez bon modèle. J'ai
du mo i ns ouvert le chemin :
chance de vivre et de jouir. Ainsi le temps l'altère, le fait
"vieillard", "patriarche", mort, mais, lui-même, en tant qu'être
humain, en tant que planteur, il participe à l'altération du monde.
Il ajoute du neuf, un petit supplément, presque rien, un arbre-clinamen
qui peut produire, pour lui-même et pour autrui, un nombre indéfini
de
plaisirs*
11
ne
s'abandonne
donc
pas
au
temps
comme
on
s'abandonnerait à une onde : il y plante sa divergente création 1169.
Acceptant l'avenir et s'en souciant1170, il se montre prévoyant,
mais pas vulgairement ' comme les Jouvenceaux, satisfaits de prévoir
sa mort, et l'accusant de "radoter". Il ne prétend pas tout prévoir
: Il sait que, si sa mort est certaine,
sa date ne l'est pas :
La main des Parques blêmes
De vos jours et des miens se joue également1171.
Pour lire cette égalité, on gagne à penser en termes, de jeu et
d'infini.
Comme une durée est infiniment divisible, elle permet un nombre
infini de coups. Quand même les Jouvenceaux auraient, à chaque coup,
quelques chances de vie de plus que le Vieillard, ils ont, à chaque
coup, des chances de mort. Puisque, dans toute durée, le nombre de coups
est infini, le nombre de chances de mort, dans cet espace, est infini.
Dès lors, pour le Vieillard et pour les Jouvenceaux, les nombres également infinis - de chances de mort sont pratiquement égaux car rien
D'autres pourront y mettre une meilleure main. Epilogue, vers 11-13.
1169. De même la Muse n'est pas dans l s"onde_gy£ê'f,,<? abandonnéef dissoute, noyée, comme certaine femme noyée» Elle
est "au bord d'ùne^'oriSe pure". De ce bord, légèrement à l'écart, le poète voit le mouvement, ne le craint
pas, en joui t, et peut traduire "en langue des Dieux",.. Traducteur, comme l'onde, La Fontaine - au nom si bien
8
porté - ne cesse de conduire au-delà, de faire passer la parole ailleurs, dans l espace poétique. Loin de muti1er, il
1
1170.
donne voie et voix, se f ai t "truchement de peuples divers", et "ouvre le chemin", pour d'"autres", pour l avenir.
Les Jouvenceaux s'en étonnent : "A quoi bon charger votre vie/Des soins d'un avenir qui n'est pas fait pour vous ?" (vers 8-9)
1171.
Ibid., vers 15-16.
-
284
-
ne sert, pour des êtres finis, et qui considèrent leur finitude, de
comparer un infini à l'autre» D'eux,
"la main des Parques blêmes se
joue également".
Impitoyable et cohérent, le Vieillard ajoute : Nos
termes sont pareils par leur courte durée.
11 n!utilise plus alors 11 infinie divisibilité d"une durée, mais
l'ouverture infinie du temps : quand même les Jouvenceaux vivraient
plus longtemps que le Vieillard, leurs quatre vies ont quatre durées
finies, donc égales relativement à l f infini*
Les deux raisonnements sur l f infini d'infiniment grand et
l f infiniment petit) permettent ainsi d 1 affirmer deux fois une égalité
entre les Jouvenceaux et le Vieillard, mais ils n'empêchent pas ce
dernier de jouir du moment qu'il vit*
Sa prévoyance échappe en effet à la prévoyance vulgaire, celle
du Cochon1172 qui crie sur son "char" parce qu ' il a peur, ou celle
des Jouvenceaux qui agissent en oubliant les "coups imprévus" parce
qu'ils désirent l'ailleurs, le pouvoir, ou la richesse 1173» Comme le
Cochon ou, sans doute les Jouvenceaux, le Vieillard comprend que "le
mal est certain1174", mais parce que la crainte ou les désirs ne
l'aveuglent pas, parce qu'il sait calculer et jouer avec 1'infini,
parce qu'il sait que son plaisir, même limité dans le temps, est
relatif
à
lui-même
(son
être
fini)
et
qu'il
n'est
donc
pas
négligeable, sa prévoyance tire de l'imprévu des coups la possibilité
d1 une sereine jouissance.
Le Hibou aussi est prévoyant. La Fontaine insiste1175. Il décrit
même trois fois cette prévoyance, Dfabord du point de vue de ceux qui
ont découvert la
"merveille1176",
ensuite de son
point de vue
d'observateur philosophe, enfin en se plaçant dans 1 ' esprit du
Hibou1177. Cette insistance s'explique
: pareille prévoyance est
étonnante chez un Hibou
1172.
Le Cochon, la Chèvre et le Mouton,(VIII,12).
1173.
Peut-être les trois. La présence de trois Jouvenceaux (et non d"un comme dans les sources) paraît pouvoi r s'expliquer par la
1174.
Quand le mal est certain
volonté de baliser le champ des dési rs possibles (La Fontaine renvoie a i ns i à plusieurs fables).
La plainte ni la peur ne changent le destin ;
Et le mo i ns prévoyant est toujours le plus sage. Le Cochon, la Chèvre et le Mouton, (VI1 1 ,12).
1175.
Le mot "prévoyance" apparaît deux fois dans le texte. Au vers 25 et dans le commentai re en prose.
1176.
1177.
Les Souris et le Chat-Huant, (XI,9), vers 2.
Le texte, qui di t a î ns î trois fois la même chose, fonctionne par amplifications successives.
même, un "art de penser" inverse de celui du H î bou.
-
407
11
illustre, dans sa structure
-
(un animal) , mais plus encore, peut-être, chez un dominant qui
pratique la logique de la Fourmi»
2*3
La prévoyance nécessaire.
Prévoyance est pris en deux sens, l'un et l'autre attestés dans
la langue classique : capacité à prévoir, et attitude efficace pour
préparer l'avenir.
Le
prévoyant,
au
premier
sens,
admet
que
l'avenir
peut
contredire le présent. Or, quand le dominant considère ce qu'il
maîtrise, Il rêve d'un éternel statu-quo : Vénus souhaite que son
temple
demeure
identiquement
riche
en
fidèles»
Pourquoi
désirerait-elle une altération ? Voulant croire, comme elle, que leur
domaine échappe, au temps, les dominants tendent à ne plus prévoir
pour ne pas avouer l'imperfection de leur maîtrise, la force des
horloges, et la persistance d'un ailleurs, d'un plus tard, ou d'un
autrui : le Fermier et Sultan Léopard s'endorment; l'Arabe oublie
'""que les deux Saints peuvent s 1 enfuir.
Autre mode de ce refus du temps : s'affirmer capable de tout
prévoir»
Sottement,
tel
mari
croit
"s'aviser
de
tout1178".
Dangereusement, l'astrologie, qui nie le temps en disant tout
prévoir,
tente
les
rois
:
les
"charlatans",
les
"faiseurs
d'Horoscope" font séjour "chez les princes de l'Europe". Or, pour La.
Fontaine, 11 art de ces gens est mensonger : nul n'a prévu l'état o ù nous voyons 1 ' Europe1179" . Qu'on pense le temps en termes de hasard
ou qu'on y voie la Providence, l'avenir, dans sa totalité, est
inconnaissable aux hommes.
Une prévoyance limitée est pourtant possible : parlant du Hibou,
La Fontaine constate que "Sa prévoyance allait aussi loin que la
nôtre1180". L'oiseau d ' Atropos, comme les hommes,
jusqu'à
un
certain
prévoyance
modeste
point,
ne
prévoir
au delà 1181. Cette
pas
prétend
peut
pas
vaincre
le
3
1178. On ne s'avise jamais de tout, Contes et nouvelles, II, vers 8-15. .1179. L Astrologue
qui se laisse tomber dans un puits, (11,13), vers 39-40. 1180. tes Souris et le Chat-Huant (XI,9), vers
25.
Temps
et
certaine
la
Parque,
Fourmi
:
mais
"
Le
m' exemp t e r a1182 " »
elle
soin
permet/^P^af
que
j'aurai'^
firme
r
comme
pris
de
soin
^<,yy
Prévoyance au second sens du terme : le Hibou prépare son avenir
avec une prévoyance qui n'est pas simple prudence. 11 ne se contente
pas de sauver sa vie, comme tel ou tel Rat1183* 11 innove pour dominer
avec moins d'efforts et plus de sûreté. Sa position initiale en aurait
pourtant satisfait beaucoup : les souris ne manquaient pas, il les
attrapait, rien ne lui imposait d'innover. Le besoin ne fut pas, comme
pour le Cormoran, "docteur en stratagèmes1184"» Ce Hibou n'est
d'ailleurs pas stratège, génial auteur de ruses scélérates, mais bon
ingénieur gestionnaire. Il invente, sans nécessité, un système
simple, mais radical, pour rendre sa domination plus "commode 1185" .
Cela suppose au moins trois qualités
cohérence,
:
la vigilance,
la
la tempérance.
Vigilant, ce Hibou ne s'endort pas "dans la tranquillité !
186
"
de son pouvoir. Il sait observer, inventer, faire agir son esprit .
Cohérent, le Hibou sait ce qu ' il veut : manger "à sa commodité".
Il choisit le moyen adéquat à cette "fin", et il n'en change pas :
"Le drôle estropia/ Tout ce qu ' il prit ensuite" »
Tempérant, le Hibou ne cède pas à ses appétits immédiats et ne
transgresse aucune limite dangereuse. Comme il sait que c ' est
impossible1187, que cela peut altérer sa "santé ",
1181.
et
que
les
Logique de jeu : avec une chance acceptable de succès, je peux prévoir à quelques coups, mais pas à un nombre infini de coups.
Le double infini de l
1
espace et du temps interdit de tout prévoir, mais on peut prévoi r, "avec quelque raison", pour un temps,
un espace et des intérêts limi tés : si le H i bou ne peut pas prévoi r quand les hommes couperont le pin, il peut imaginer qu'il
1182.
aura un jour besoin de ses souri s.
La Mouche et la Fourmi,(IV,5), vers 47.
1183.
Le Chat et un vieux Rat,( 1 1 1 ,18), Le Chat et le Rat,(VIi i ,22).
1184.
Les Poissons et le Cormoran, (X,3), vers 11.
1185.
Les Souris et le Chat-Huant, (XI,9), vers 21.
1186.
Voi r Dom Juan, (2,1) : "Et nous nous endormons dans la tranqui 11 i té d'un tel amour, si quelqu'objet nouveau".:.
1187.
A l ordinaire, pourtant, "Al léguer l impossible aux rois, c'est un abus". Ce H i bou domine plus sagement qu'un roi.
1188.
Et puis dans le besoin / N en dois- je pas garder". Les Souris et le Chat-Huant (9,XI ), vers 37-38.
8
8
8
changent1188,
temps
il
n ' avale
pas
ses
Souris dès leur prise. Comme il sait sa puissance limitée et
le monde
1 ne prétend pas dominer plus qu'un trou.
Ces trois qualités, qui permettent la prévoyance, sont rarement
réunies chez les dominants de type Fourmi. Leur position et leur désir
de jouir du pouvoir tendent à les rendre peu vigilants,
peu
cohérents, peu tempérants.
2.3.1
A)
La vigilance*
Les dormeurs et les éveillés La vigilance
éveil,
active,
la
logique
:
quand
de
la
capable de
la
distinguer.
Fourmi peut
sécurité
être
Un
tenté
paraît complète,
Force boeufs dans ses prés,
moutons parmi la plaine1189,
est
conscience
dominant
d'y
en
selon
renoncer
quand on a
force cerfs dans ses bois, Force
quand on croit que la diversité du monde a disparu, que tout les
dominés sont mis "en même catégorie", que rien ne peut plus
surprendre, ou même que rien n ' existe, la conscience s'efface. Pas
de conscience qui ne soit conscience de quelque chose* Mais si tout
est indifférent ou nul, pourquoi ne pas dormir ?
Le Sultan dormait lors ; et dedans son domaine Chacun
dormait aussi, bêtes , gens1190.
Chacun était plongé dans un profond repos ; Le
Maître du logis, les Valets, le Chien même Poules
, poulets ,
chapons ,
tout dormait1191.
Le Hibou pourrait donner leçon de gestion au Léopard et au
Fermier qui dorment au début du livre XI. Quoiqu'animal nocturne, il
veille, surveille, ne s'"attend pas aux yeux d'autrui" ,
fait acte
utile à ses intérêts.
1189.
Le Lion, (1,XI), vers 3-4.
1190.
1191.
Ibid. (1,XI), vers 28-29.
Le Fermier, le Chien et le Renard (3,XI), vers 21-23.
Dormir pourtant est délicieux :
Quoi! le sommeil pourrait aux déesses déplaire! Ne
point souffrir, Ne point mourir Et ne rien faire,
Que peut-on souhaiter de mieux ?1192.
Vénus définit ici le sommeil comme négation heureuse, ataraxie
dont jouissent les Dieux qui "dorment les trois quarts du temps 1193"
.
Pourquoi ne dormiraient-ils pas ? Après le déluge, ils régnent
sur un univers sans voix. En noyant sous les eaux toute diversité,
ils sont allés au bout de leur désir d3 anéantissement, et comme il
n'existe plus rien qui puisse les nier, ils connaissent une paix
profonde où leur conscience peut ssabolir»
Les Dieux, cependant, ne veulent pas touj ours dormir. Un sommeil
permanent les empêcherait de goûter les j oies du pouvoir» Aussi,
malgré 1'avis de Vénus et de Jupiter qui s
1
accommoderaient d3 un
sommeil sans limites, ils décident de suivre Minerve qui veut des
"autels1194 et donc des créatures pour les honorer. Ces créatures ne
sauraient
être
hommes-machines1195,
des
pareils
à
des
statues.
Mécontents de cette "race immobile1196", les Dieux veulent des
créatures passionnées1197, conscientes d ' elles-mêmes, et chez qui
1'incertitude est constante. Le prologue de Daphnis manifeste ainsi
une tension que suscite, pour les dominants, la logique de la Fourmi
: ils veulent nier toute conscience chez le dominé, les anéantir dans
un déluge, mais ils voudraient aussi .de la conscience et du
mouvement1198" . D1 un côté, ils voudraient s!endormir, tranquilles sur
leurs dominés
mis
en
même
catégorie.
De
l 'autre
il
voudraient goûter leurs hommages et tous les signes de leur peur1199.
« * Les Dieux parviennent à concilier ces deux souhaits. Ils dorment
"les trois quarts du temps". Quand ils ne dorment pas, ils observent
1192. Daphné, O.P., p.361-362.
1193. Ne vivez-vous pas ici heureux et tranquilles, dormant les trois quarts du temps, laissant aller les choses
du monde comme elles peuvent, tonnant et grêlant lorsque la fantaisie vous en vient ? Les Amours de Psyché
et de Cupidon, O.D., p. 256.
1194. Minerve : "Est-ce ainsi qu'on a des autels ?
Jupiter : Eh bien, faisons d'autres mortels". Prologue de Daphné, O.D., p.362.
1195. Momus : "Quel les gens f Ce ns est qu1une machine". Ibid., p.363.
1196. Ibid., p.362.
1197. Les D i eux : Hé quoi S la passion
Jamai s chez eux ne domine ! Ibid., p. 363.
1198. Pas trop cependant : Momus : " Je la trouvais trop lente, et la voi là trop vive! " Ibid., p.
363.
les hommmes, reçoivent leurs honneurs1200 , et lancent,
Jupiter,
comme
quelques coups de foudre «
Les dominants mortels, quand ils pratiquent la logique de la
Fourmi, ne peuvent pas dormir, comme les dieux, "les trois quarts du
temps". Impossible, pour eux, de jouir de cet équilibre inégal entre
sommeil et vigilance. Pendant que le Léopard s8 abandonne à Morphée,
le Lion fait j ouer ses trois alliés : "son • courage, sa force, avec
sa vigilance1201". Pendant que le Fermier profite d ' une nuit "libérale
en pavots", le Renard attaque. Le monde est ouvert, divers, dangereux.
Pas moyen de s ' y abandonner longtemps à de fausses sécurités* Tout
maître qui dort risque de perdre sa maîtrise1202 . En Italie, quand
un hôtelier dort, sa femme et sa fille dansent... Dans la chambre même,
dans son lit, s'opèrent d?étranges circulations... En Italie encore,
quand Joconde et le roi de Lombardie dorment, sûrs de leur coup, leur
belle les trompe \J Plus grave, et beaucoup plus ambigu : quand Cupidon
repose, Psyché s 1 approche, couteau en main, prête à 1'assassiner*
Quand le chat dort, les souris dansent, et elles dansent d s
autant mieux qu'il est mort . C'est si connu que souris le croient,
mais chat avisé ne dort guère et sait passer pour mort... Tout dominant
qui paraît dormir ne dort pas.
1199 .
0'UN
COTE,
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BLE LIBERTE,
1200.
AMOJUR
11
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V O U D R A I T D ES A N I M A U X- M A C H I N ES
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NE PEUT AVOUER QUE LA F EL
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QUI A ABANDONNE UNE TEL L E L
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LA QUESTION ICONOCLASTE
MAIS I L LE CROI
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. PoïïF'
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DE CE CULTE NOUS DIMINUERA NOTRE PORTION
: "VOTRE
I Ï
".
f
i
1203.
"UN
FAUDRAI T A I NS I
LE CHAT ET UN VIEU X RAT
,
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FELICITE D EPEND-EL L E DU CULTE DES HOMMES
A U?
JUPITER
"
QUE CE CULT E SOI T MAINTENU
pouvoir, M A I S D E L A P O S S I B I L I T E
qu'il I N T E R D I S A I T A P S Y C H E
PAS TANT
ROI QUI SE REMUE
( 1 1 1 ,18 ),
VERS
"
1
EU X- M E M ES ET
,
DE DORMI R SANS AUCUN SOUCI
DE LE VO I R
. )
POUR QUE LES GRENOUILLES
2.
ainsi ses souris à l'oeil
,
AU MO I NS
,
?" JujDitër
ET NE DIMINUE EN R I
PARLE SELON UNE LOGIQUE DE POUVOI R FOURMI
.
12Q1. Notons
"P UIS SA NCE".
1202. 1 1
VEUT DES ETRES CONSCI ENTS
tient
de leur
P OSS I
NE VOUS DEPLAISE".
I Q U E A P R E S S O N E XP E R I E N C E A V E C P S Y C H E , S O U L I G N E P A R S A Q U E S T I O N
QUE LA FELICI TE NE DEPEND PAS DU
(P OS S I BI LI
3 1
ICI TE DES D I EU X
T PAS QUE PSYCHE DEVIENNE D EESSE CAR
X
RE
"second Rodilard 1203 "
Le
NE LUI MO NTENT PAS DESSUS
.
QUE
"VIGILANCE"
RI ME
I CI
A VEC
.
AMOUR
EN
,
.
NE REJDOJIDMGAS
11
NE
.
VOUDRA I
(du Maître). ... Le premier Rodilard est tout aussi actif. Grand
effroi pour messieurs les Rats
!
On sait depuis le Conseil tenu par les Rats que ce premier
Rodilard - fort vigilant - peut passer pour Diable1204 .
Il est vrai
que Satan est très vigilant «
Au début de Belphégor1205 , on le voit travailler efficacement
pour "augmenter sa gloire1206" : il passe en revue ses sujets, observe
que les mariages lui profitent, et envoie parmi les vivants Belphégor,
démon "plein d'art et de prudence", diable "tout yeux et tout
oreilles, / Grand éplucheur, clairvoyant à merveilles, /Capable enfin
de pénétrer dans tout1207", véritable enquêteur plein d 1 "exactitude
et de vigilance1208". Quel autre "art de penser" le Hibou lui aurait-Il
appris ?
Pour 15 oiseau de la nuit, pour' le prince des Ténèbres, et pour
certaine vieille qui court "comme un lutin1209", I'obscurité n'est pas
"libérale en pavots". Ces dominants sont dans la nuit, mais ils n'y
dorment pas. Le repos n'est pas pour eux, Excellents gestionnaires
de leur pouvoir, ils s'activent continûment pour contrôler et
exploiter leur dominés. Ils maîtrisent parfaitement qui dort et va
"dormant, rêvant, allant par la campagne". Leur "vigilance" est
"extrême1210",
lucidité,
ou
même
"battant
luciférienne
campagne1211",
la
lucidité.
Cependant,
et
elle
chez
est
les
diables de peu d! esprit, chez les Diables de Papef iguiêre1212 ou chez
1204» Conseil tenu par les Rats (11,2), vers 7-8. La Vallée Cornay sous la "griffe" duquel " i l faut que chacun
danse" devient, quant à lui, "l'Antéchrist". (A M. le duc de Bouillon, O.D., P-570.)
!
Voi rVBelphégoDj (XII, 27), vers 1-27. La Fontaine modifie sur deux points capitaux le texte de
M a c h i aveTl
1) Chef- .Machiavel f Pluton (qui n'est pas Satan) n'envisage pas d'"augmenter" sa
"gloire". îl agit"en tant que juge et veut savoir si l!on accuse les femmes à tort. (Voir dans
l'édition de La Pléiade, p. 160)
2) Belphégor n'est pas un enquêteur spécialement habile : il est choisi par hasard, et
n'a guère envie de s'acquitter de sa mission.'
Une fois de plus (Voir aussi Céphale et Procris), La Fontaine introduit dans un texte qu'il transforme
sa problématique du pouvoir. I l est ici plus "machiavélique" que Machiavel. D i abl ement !
1206. Ibid., Voir vers 14.
1207. Ibid., vers 1 7 et 24-26.
1208» Nous empruntons ces mots au très bref éloge de Colbert dans te discours de réception à L'Académie (O.D.,
p. 642).=. On doit aussi rapprocher Belphégor de la vieille "au corps tout rempli d'yeux" d'On ne s1avise
jamais de tout.
1209. Cette vieille
"craignant -de laisser passer l'Heure
Courait comme un Lutin- par toute sa demeure". La Vieille et les Deux Servantes, (V,6), vers 24-25.
1 2 1 0 . A M. le duc de Bouillon, O.P., p. 570.
1 2 1 1 . La Laitière et le Pot au lait, (VI1,9), vers 30.
1205.
tout être qui .ne sait pas rire de ses passions, la vigilance peut
devenir quête de chimères. C5 est qu'elle naît de qui fait croire "fort
aisément'^" : le désir et, surtout,
la peur.
B ) Peur et désir : la mauvaise vigilance. Le dominant Fourmi a peur
de mourir. Il veut qu ' on le proclame Dieu, Phénix, "Vainqueur du
Temps et de la Parque", et qu'on meure pour qu'il ne meure pas, Il
tente d'employer autrui pour nier cet autre, 1'autre absolument
autre, sa mort.
L'autre est pour lui la mort tangible parce qu'il peut tuer, et
surtout parce qu1il est autre. Refus refus de la mort sont pour lui
indissociables : La Fourmi refuse â la fois sa mort et la Cigale, cet
inadmissible autre Elle refuse la Cigale parce qu'elle refuse sa mort,
o
mais elle refuse aussi sa mort parce qu'elle refuse la Cigale. Si cette
emprunteuse lui prenait un "petit morceau de mouche ou de vermisseau",
elle la mutilerait. Ce petit morceau serait déjà morsuremort) L ' idée
même en est insupportable pour qui combat l'hiver, 1'altération,
1 'autre,
tout ce qui vient.
La Cigale chante "à tout venant" sans prévoir que la bise peut
"venir". Elle oublie que 1 'autre est autre, que la saison devient
autre, et que "la Fourmi n'est pas prêteuse". Cette dernière, quant
à elle, n'attend pas "la bise" pour savoir que 1 'autre est autre, mais
elle refuse à 1 'autre tout valeur, et voudrait lui refuser l'être.
Elle voudrait qu ' il soit néant, mais à défaut, comme elle constate
qu ' il est, qu ' il est autre, qu ' il ose même "aller" chez elle
et prétend valoir, elle veut s'en protéger ou prouver qu'il est nul.
Autrui doit n'être, pour lui plaire, qu'une conscience qui expire en
dansant.
Difficile de trancher, philosophiquement, entre les sottises
des deux insectes mais leur différence assure,
1212.
1213.
dans
Voi r Le Diable de Papefiguière, Nouveaux contes.
Le Loup et le Renard, (XI,6) f vers 46.
l f occasion, pour ce moment de bise, une supériorité pratique à la Fourmi,
puisqu'elle
survit,
négations,
et
dans
que
sa
peur,
1'instant,
par
la
s'inverse
dialectique
des
en
rire*
La peur de la mort renvoie à la peur de l'autre,
peurs
1
s
enraci^
et ces
dans une| peur indéterminée,
mais essentielle, une peur qui ne se manifeste au mieux chez les gens
"d'un naturel peureux",
comme le Lièvre :
Un souffle, une ombre, un rien,
Rien
exister
devient
pour
d'un
rien,
tout
et
Les
motifs
cette
tout.
rien.
et
de
puisque
l'être
une
rien..»
Parler
sa
1
être
Le
néant
qui
raison
de
à
divers
plutôt
en
",
peur,
question
de
Elle
de
:
de
raison.
peur
aux
est
êtres,
par
les
phénomènes,
bruit1217,
de
un
1'étrangeté
étrange
étrangeté
"pourquoi
Pourquoi
y-a-t-il
un
à
et,
Peur
toute
donc
parler
est :
?
cette
"léger
pas
rien,
Fontaine,
cette
n'est
que rien ?
deçà
et
un
un
tout
multiples
c'est
et
de
La
les
bizarrement,
rien
peu
chez
"bruit1216",
cette
de
l'être,
1215
met,
Peur
importent
conscience,
La
?
Peur
s'expérimente,
un
se
fait,
rien
motif.
conscience
la
diversité.
'
la
ombre,
pour
d'un
sans
"assauts
souffle,
l'être
Peur
la
±es
rien".
conscience
Peur
rapport
êtres,
"un
tout lui donnait la 4fièvre
un
t
de
:
de
rien, pour
moi, est - il déjà de 1'être ? Et pourquoi y a-1- il des êtres
-
et
moi
moi
qui
parmi
ai
tous
peur,
moi
ces
qui
J'ai peu^
êtres
sais
-
qui
sont
seulement
un
dire
rien,
:
j
'
tout,
ai
et
peur.
Je suis donc j ' ai peur. Je suis peur
: ( "Touj ours assauts divers. Voilà comment j e vis".
On aperçoit alors la profondeur de la question :
La peur se corrige -1 - elle1218 ?
Comme
prétendre
la peur est
la
rapport naturel
corriger,
c'est
de la conscience au monde,
imiter
1 1"indiscret
stoïcien1219» qui fait "cesser de vivre avant que 1 ' on soit mort". Qui
1214.
Le Lièvre et les Grenouilles,(II,14), vers 18.
1215.
Ibid., vers 8.
1216.
1217.
Le Rat de ville et le Rat des champs, (1,9), vers 17.
Le Lièvre et les Grenouilles, (11,14), vers 21.
corrige la peur tue le peureux.
Le Lièvre,
cependant,
réussit à en rire.
change son regard sur sa peur.
Comment ? Pas en raisonnant.
Je crois même qu'en bonne foi Les Hommes
ont peur comme moi. Ainsi raisonnait
notre Lièvre,
Il
Et cependant faisait le guet1220 .
Une raison abstraite est sans effet sur une passion. Seul un fait
constaté, un spectacle, une "image" conduit le Lièvre à changer son
attitude.
- Il s'en alla passer sur le bord d'un étang Grenouilles
aussitôt de sauter dans les ondes1221.
Le Lièvre qui a peur découvre qu'il fait peur. Serait-il un "foudre
de guerre1222". Point de flatterie ! Il sait ce qu'il est, ce qu'il vaut,
mais l'image des Grenouilles produit en lui cette étonnante image :
Lièvre-foudre de guerre ! Double image donc. Le triste animal considère
le tout. Son esprit se retourne. Il rit et peut ainsi rire de sa peur.
Il ne perd pas son "naturel peureux" , mais il découvre comment vivre
avec sa peur, comment n'être pas triste,
rongé,
comment goûter des
plaisirs purs.
Chose étonnante, le Lièvre, sans 1!avoir voulu, par hasard, est
devenu un dominant. Il terrifie plus les Grenouilles que ne les terrifie
certain de leurs rois. Grand bénéfice pour lui, et pour nous, lecteurs.
Nous lisons dans cette fable une raison du dominant ; la peur de sa peur*
Qui domine fait peur, passe pour foudre de guerre, et par là, peut se
prendre au sérieux ou rire, s'Installer dans son rôle ou passer,
éloigner ainsi sa peur.
Si, nous n ' avons pas lu cela dans Le Lièvre et les Grenouilles,
La Fontaine prolonge la leçon dans Le Coq et le Renard.
1219.
Le Philosophe Scythe, (XII,20), vers 30.
1220.
Le Lièv.reet les. Grenoui l les, (11,14), vers 13-16.
1221.
Ibid., vers 23-24.
1222.
Ibid., vers 31.
On quitte le guet du Lièvre pour la sentinelle du Coq.
Sur la branche d3 un arbre était en sentinelle.». Un vieux
coq adroit et matois1223 .
Ce Coq voit venir un Renard, qui lui annonce la paix , et prétend
1'embrasser. Méfiance, L'animal perché annonce qu'il
deux
lévriers
qui
viennent
avec
aperçoit
eux
11
"s ' entre-baiser .
Le Galand aussitôt
Tire ses grègues, gagne au haut,
Mal content de son stratagème1224 .
Entre les deux fables la différence est grande. Le Lièvre n'est
pas "adroit et matois", et le Coq n' est pas, spécialement, d'un
"naturel peureux". Le Lièvre effraie par hasard les Grenouilles quand
le Coq calcule ses effets. On dirait, cependant qu' "une chose en
attire une autre1225 ". Dans les deux textes, un personnage rit de sa
peur par 1 ' image de la peur d ' autrui. Géniale est, de ce point
de vue,
certaine ambiguïté
:
Notre vieux coq en soi même Se
mit à rire de sa peur1226.
Le contexte indique que ce Coq rit de la peur du Renard, mais
la grammaire implique qu'il rit de la sienne. De 1 'une et 1'autre à
la fois, en fait. Double image. Double sens. Double plaisir. Grande
sagesse. Le Coq rit de lui parce qu'il rit de 1 ' autre. C ' est en
1218.
Ibid., vers 12.
-
291
-
devenant, un instant, dominant qu ' il n' a plus peur, et rit. Morale
: le pouvoir détend la peur.
La peur rend le pouvoir désirable.
Quand on 1'a un moment, cependant, le pouvoir n'empêche pas la
peur de revenir. Pis même, il la recrée, 1 ' aggrave. On a peur de
le perdre, peur de voir réduire les signes 'tremblants,
1223.
Le Coq et le Renard, (11,15), vers 1-2.
1224.
Ibid., vers 27-29.
1225.
1226.
les
Inscription t i rée de Bpissard, Avertissement, O.D., p. 769. Dans ce texte, que nous commenterons dans notre dernière partie,
La Fontaine donne d'utiles réflexions sur son art de la composition.
Le Coq et le Renard, (11,15), vers 30-31 .
hommages,
tous les bienfaits qu'il apporte.
Le Coq et le Lièvre sont sages : le premier rit double; le second
ne prétend pas être un foudre de Guerre et le rester aux yeux des
Grenouilles. Riant, il passe son chemin. Mais qui se veut maître
permanent doit combattre sans cesse l'inquiétude, vérifier,
maintenir et renforcer son pouvoir, faire peur.
Vénus n1 est pas le Léopard* Vigilante, elle n ' a pas besoin
d'un Vizir pour prévoir un danger. "Cette déesse appréhendait, et
non sans raison, qu'il ne lui fallût renoncer à l'empire de la
beauté1227",
Psyché
lui
ferait
perdre
les
"offrandes",
'les
1
"dévots", les pèlerinages qui 1 honorent ! Comment 1'admettre ?
Vénus entreprend donc d'employer son puissant fils :
Prenez y garde; il vous y faut songer :
Rendez-la malheureuse ; et que cette cadette,
Malgré les siens, épouse un étranger
Qui ne sache où trouver retraite,
Qui soit laid, et qui la maltraite,
La fasse consumer en regrets superflus,
Tant que ni vous ni moi nous ne la craignions plus 1228" .
Comme tout dominant selon la Fourmi, Wenus/ n'envisage pas
de partage. Le nouvel arrivant lui paraît nécessairement un
concurrent, et donc un ennemi. Cette peur de perdre un morceau
1 'enferme dans sa logique de pouvoir qui 1 'enferme dans cette peur
qui 1 'enferme dans cette logique.., Vénus fantasme ainsi sur Psyché
comme les Grenouilles fantasmaient
^ t
sur
le
Lièvre.
Elle
se
fabrique
un
scénario
imaginaire.
f
^ Mauvaise analyste, elle n'observe pas que la jeune fille étant une
mortelle , ses pertes ne dureront pas. Mauvaise ¥ psychologue, elle
n'imagine pas que Psyché puisse n' en pas vouloir à sa puissance.
Quoique déesse, elle craint et agit comme aurait dû craindre et agir
le Léopard, mais elle n'est pas le Léopard (mortel, fragile, limité)
, et Psyché n ' est pas le Lion. Dépourvue de toute ambition, soucieuse
seulement d'être aimée,
1227.
la
"jeune mortelle"
ne vit pas par
Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 134.
"la griffe et la dent1229" . Elle possède en revanche ce que le Lion
n'a pas : "tous les appas que 11 imagination peut se figurer, et ceux
où l'imagination même ne peut atteindre1230 ". Vénus oublie qu'en les
dénonçant à son fils, elle les lui montre « Elle devrait pourtant
savoir qu'Amour n'est pas de bois.
La passion d5 Amour fait d'abord échouer les projets maternels
: Psyché n'épouse pas un étranger laid, qui la maltraite, mais un
"époux plus beau qu'aucune chose1231". Grand déplaisir pour Vénus ! "Le
bonheur et la gloire1232" de Psyché pourtant ne durent pas . La jeune
femme s'abandonne à sa curiosité, regarde son mari, et perd tout :
Amour la donne à sa mère.
"Je te donne à elle1233" lui dit Amour.
La joie de Vénus est extrême. Jamais peut-être elle n'a tant joui
?
d être déesse : "Ma beauté ne saurait périr, et la vôtre dépend de
moi1234".
Elle entreprend la méthodique destruction de cette beauté autre.
Tuer ne lui suffirait pas1235 . Ce serait plonger Psyché dans un néant
immédiat quand il s'agit de la rendre progressivement autre. De
blanche qu'elle était, Vénus veut en faire une rouge : "Prenez vos
scions, filles de la Nuit, et me 1 ' empourprez si bien que cette
blancheur ne trouve pas même un asile en son propre temple " . " Il
n ' y eut aucun endroit épargné dans tout ce beau corps 1236" . On n '
est pas loin du sa^sme. La déesse veut altérer toutes les parties de
la mortelle, rendre autre 1'autre, réduire un à un chacun de ses
charmes qui 1'ont effrayée, et, par dessus tout, humilier : "Cythérée
lui commanda de baiser les cruelles mains qui 1 ' avaient mise en cet
état1237". Voilà son "dansez maintenant".
1229.
1230.
1231.
1232.
1233.
1234.
1235.
1236.
1237.
Le Lion, <XI,1), vers 20.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 134.
Ibid., p.172.
Ibid., p.174.
Ibid., p.193.
Ibid., p. 230.
"Le dessein de la déesse n1étai t pas de la fai re mourir si tôt".Ibid., p.232.
Ibid., p. 231.
Ibid., p.232.
Cela ne suffit pas encore. Avant de 15 anéantir, la déesse veut
démontrer la nullité de sa victime Hje te ferai des commandements si
difficiles que tu manqueras à quelqu5 un ; \ et pour finir tu endureras
la mortl2i8|t Cette logique apparemment étrange, La Fontaine 1 1 analyse
au moins depuis La Cigale et la Fourmi : refusant 1' autre, mais
constatant qu! il est, le dominant veut prouver sa nullité avant de
le faire basculer dans le néant. Tel est le sens des épreuves que
Vénus inflige à Psyché : le Dragon, les moutons du Soleil, les tas
de grain, la recherche aux enfers d ' une boîte de fard, doivent
démontrer que, relativement à une déesse, la jeune femme n' est rien,
ne vaut rien, ne peut rien.
A la surprise de Vénus, sans se révolter, Psyché se tire
d'affaire. Une servante lui vient en aide. Amour, discrètement,
1'appuie.
/ secours,
/ une
Chaque
fois,
Cythérée soupçonne ces
mais ne cherche guère à les empêcher.
nouvelle
épreuve,
puis
une
Elle invente
autre,
puis
une
autre.
/
Touj ours
Vénus
I
en
vain.
Psyché
paraît
insaisissable.
ne
parvient pas à démontrer sa nullité.
C ' est que la déesse cherche à prendre et a ^
chimère
:
elle ne s ' attaque pas à Psyché,
\ craint et à ce qu'elle désire,
de pouvoir,
une
mais à ce qu 'elle
à une image que lui impose sa logique
sa peur.
Elle craint que Psyché en veuille à sa puissance, et, aussitôt,
elle croit que la j eune femme, effectivement, lui en veut. Elle ne
comprend pas que Psyché lui est soumise, qu'elle demande même à être
son esclave pour obéir à Cupidon. Si une telle rivale se rebellait,
il serait facile de 1'écraser. Mais Psyché ne se rebelle pas. Grand
mystère : elle accepte tout ! Vénus devrait interroger sa chimère,
en voir 1'inanité, mais comment opérer ce renversement tant qu'elle
a peur ? Longtemps incapable d'une telle conversion, elle multiplie
les épreuves pour forcer Psyché à être enfin ce
qu'elle
1238. Ibid., p.234.
est.
C'est
en
-
ce
294
cas
-
seulement
qu'elle
croit
qu'elle pourrait satisfaire son désir : anéantir la jeune mortelle
.
Elle le désire si fort qu'elle la croit nulle, sans valeur et
sans courage, Mais Psyché n'est pas rien. Elle est estimée. Elle est
aimée, Elle aime, et le "coeur fait tout". Vénus ne voit pas que cette
estime et cet amour sont réels, qu'ils font la force de Psyché. Dès
lors, comme aveuglée, elle ne conçoit pas que la jeune mortelle puisse
survivre, triompher des épreuves, réussir à prouver que, malgré j_a
persistance de sa curiosité, elle a une réelle valeur.
Ses échecs répétés accroissent toujours le dépit de la déesse.
Ils n'aboutissent qu'à lui rendre Psyché plus Incompréhensiblement
redoutable, et augmentent son désir de l'anéantir. Ils l'enfoncent
dans une logique délirante : plus elle manque Psyché, plus elle croit
à la chimère qu'elle s'en fait : "Une esclave me résistera ? Je lui
fournirai tous les jours une nouvelle matière de triompher ? Et qui
craindra désormais Vénus1239 ?"^,_^
Contrairement au Fermier et au Léopard, Vénus ne manque pas de
vigilance, mais sa vigilance ne-}vaut pjàs mieux que leurs sommeils.
C'est que chacun de ces dominants "tourne en réalités autant qu ' ils
peut ses propres songes1240" . Quand les deux premiers croient réel ce
qu'ils désirent (une maîtrise parfaite), la seconde croit réel ce
qu'elle craint (une rivale qui veut la détruire). Tous se trompent.
Les uns dorment et ne voient rien. L'autre veille et s'agite, mais
cette veille agitée 1'aveugle.
Pensons aux Poulets d'Inde : quand Renard: approche, ils
craignent avec raison. Sur leur arbre
"sentinelle
1241
",
ils
ne
"
perdent
perchés,
\
pa^
un
comme le Coq en
(tour
de
leur
Renard-Harlequin, mais, à force de 1'\observer^ "éblouis1242", ils
tombent. Leur vigilance excesslvel243^ quoique opposée au sommeil du
Fermier,
1239.
1240.
1241.
1242.
1243.
se révèle également ^angeireuse.
Ibid., p. 240.
Voir Le Statuaire et la Statue de Jupiter (IX,6), vers 33-3^j
Le Renard et les Poulets d8 Inde (XI1,18), vers 4. Le Coq et\(e Renard,
( 1 1 ,15), vers 1.
Le Renard et les Poulets d'Inde, (XI1,18), vers 21.
y
I
Le trop d1attention qu'on a pour le danger/Fait le plus souvent quson v tombe". Ibid., vers 25-26.
\
Cette leçon vaut pour le dominant, sans doute, et spécialement
pour Vénus* Sa vigilance, née de sa peur, 1'empêche de voir ce quf
est Psyché, et 11 enferme dans une entreprise de pouvoir qui ne lui
procure à la longue ni le "plaisir" ni la "joie que sa jalousie lui
avait promise1244".
Heureusement, parce qu'elle est déçue, parce qu'elle Cythérêe,
et parce qu'elle est mère, "jetant les yeux sur Psyché 1245 " , elle
change soudain son regard. Elle se convertit. Elle voit. Psyché n'est
donc pas ce qu3 elle a cru qu'elle était*.. La connaissant, elle n'a
plus peur désormais* Elle comprend que cette autre beauté n'est pas
son ennemie, qu'elle peut l'aimer, vivre avec elle, en faire son
égale,
et
que
"considération
cette
.
reconnaissance
ou,
mieux,
cette
1246
" sereine permet la Volupté* Après tant de craintes,
Vénus peut dormir, et dormir avec Psyché : "elle voulut que notre
^héroïne couchât avec elle cette nuit là1247". Ce sommeH^lll vaut et voit
mieux que son ancienne vigilance *
Désir et ^crainte la suscitaient. La déesse y gagnait l'oeil
du maître, qui fait repérer le trouble dans i1 ordre, mais elle ne
-
295
- \
;
"
;
voyait plus qu'en termes d'ordre.et de trouble. Elle était lucide et
aveugle,
réaliste et chimérique.
Le dominant selon la Fourmi est en difficulté. Pour "connaître"
son domaine et en être effectivement "maître 1248, il devrait prendre
ses distances avec son désir et sa crainte.
logique
de
la
!
1 expression
Fourmi
d ' une
est
crainte
Or,
la.
justement
et
d ' un d^lr^
.guî_s.„!
impliquent
l'un l'autre... Un dominant de cette
le
Lièvre,
d
'
un
adhère à.:^
rire
qui
le
sorte ne rit pas, comme
sépare
et à sa crainte.
de
ses
passions.
Il
Il est tout entier désir
et crainte, et il ne sympathise pas avec le monde, comme le Lièvre
qui
s'arrête,
voit
les Grenouilles,
s'imagine à leur place,
1244.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 255.
1245.
1246.
Ibid., O.P., p. 255.
"Ce que vous dites est fort vrai, reparti t Acante, mais je vous prie de considérer ce gris de lin, ce couleur d'aurore, cet
orangé, et surtout ce pourpre"... Ibid., O.D., p. 239. Rien de plus important, peut-être, pour comprendre La Fontaine que ce
1
passage de découverte de l autre (hors chimère) à la considération de la diverse beauté du monde.
1247.
1248.
Ibid., p.256.
Voir La Cour du Lion, (VII,6), vers 1-2).
-
422
-
grenouille parmi les Grenouilles, terrorise et ridicule.
Le dominant refuse ainsi deux voies d'acèésJa l'autre : la
sympathie et le rire de soi. Ne riant pas de lui-même, il confond ses
songes avec la chose. Refusant toute sympathie avec la conscience
d!autrui, Il ne la connaît pas. Se maintenir dominant exigerait
pourtant sa connaissance, mais il s'en coupe alors qu5 il constate,
fasciné, effrayé, furieux,
C )
impuissant,
sa persistante aitérité.
La connaissance insuffisante du réel.
Tout irait bien, si l f autre s'abolissait, si le dominant
pouvait régner seul dans sa nuit, maître du tout réduit à être un rien,
maître de ressorts, de machines, de tas de viande. Mais le réel divers,
vivant, conscient, persiste, reste autre, opaque., et provoquant.
Aussi, sa maj esté Lionne veut le connaître sans retard et sans reste
:
Il manda donc par Députés Ses
Vassaux de toute nature, Envoyant
de tous les côtés Une circulaire
écriture1249 .
Le Lion sait que même Dieu1250 ne garantit pas sa position. Seule
la connaissance complète de ses "nations" peut 1 ' en rendre
effectivement "maître". Le problème, c'est que la connaissance lionne
tue, résultat s imultanément logique et désastreux. Logique : cette
connaissance n ' est pas co-naissance, mais meurtre, et, pour
connaître jusqu'au bout, bien pénétrer le "grand secret1251 ", il est
tentant de tuer. Désastreux : ce que le Lion tue, il le perd, et ses
meurtres suscitent des mensonges. Voulant connaître, le dominant se
retrouve devant des morts et des masques. L'Ours et le Singe ne sont
plus. Le Renard est insaisissable. Conformément à son programme, le
Lion a fait son "grand Festin suivi des tours de Fagotin". Dans le
Louvre, il reste des ombres et un théâtre.
Interrogeant le Renard, le Lion parle en enquêteur, et ce
1249.
La Cour du Lion, (VIï,6), vers 3-6.
1250.
C'est Dieu qui l a fait maître (vers 2).
1251.
Henri Michaux, Qui
3
je fus, "Le Grand Combat", vers 20.
qu'il demande est fondamental. 11 veut savoir la vérité de l'autre,
ce par quoi i' autre est autre :
: parle sans déguiser1252 .
"Que sens tu ? dis-le moi
"
Le Renard ne peut pas ne pas parler1253 puisque le Lion
I ' interroge, griffe en sang, et sur 15 intime, le plus intime,
son rapport à la mort, au pouvoir, au charnier. L ' oeil du maître
ici fouille au fond : "Que sens-tu ?" Pas de question plus
impudique. Si le Renard répond exactement, il sera connu, tout
connu, et donc tué : connaissance et mort
chose.
J
S'il
ne
dit
rien,
"chez Pluton125^ faire le muet.
!
:jpuisqu il faut parler,
^
on
*
V
«
W
*
Fagotin"
*
V
"
-
'
'
\
-
,
,
:
un grand Rhume,
ici
même
1 ' enverra
Le Renard jciioisit de biaiser
il parle.
,
sont
.
>
Il allègue - par "tour de
'
'
'
'
'
et cela suffit au Lion.
Difficile rapport du dominant à autrui. Sa connaissance lui
devient touj ours plus difficile, car i'obj et se dérobe. Au premier
temps, 1'Ours montre ce qu'il est, tout autre que le Lion; le Lion
le tue. Au second temps, le Singe se fait autre que ce qu'il est,
tout pareil au Lion; le Lion le tue. Au troisième temps, le Renard
allègue un rhume, et Le Lion le laisse échapper.
Il n ' en saisit
ni le corps ni la. vérité.
II ne saisit qu ' un mot, le mot rhume... A lire cette fable,
la prise du dominant sur autrui va décroissait. Sa volonté
de
maintenir
son
pouvoir,
de
le
rendre
plus
effectif,
suscite les marchands d'illusion, qu'il finit par croire, si
bien gue son oeil de i^ître_ne voit plus que ses songes.
Même vigilant et déguisé, il a du mal à saisir le réel.
Prenons, dans les Contes, exemple marital : Certain messire Artus,
de retour des guerres d'Italie, veut, sur sa femme, savoir "la
vérité1255 " . Il s ' habille en prêtre et confesse la dame,
mais
la
sait
vérité
se
dérobe.
Il
sait
tout.
Il
ne
rien. Mme Artus lui avoue avoir reçu en son lit "un gentilhomme,
1252.
La Cour du Lion,
(VI 1,6),
vers 29.
Roland Barthes écrivait que
1
le fascisme,
c est "ce qui
obiige à par 1er"...
1253.
1
De ce point de vue, l enjambement produit, au vers 31, une très riche ambiguïté :
"Il ne pouvai t que di re
Sans odorat". ( Ibid., vers 31-32.)
1254.
Ibid., vers 19.
1255.
Le Mari confesseur, Contes et nouvel les,I.
un chevalier, un prêtre1256". Voilà toute la vérité! Mais la
pénitente ayant pu reconaître son mari, elle lui fournit le faux
vrai sens de son aveu :
Béni soit Dieu dit alors le bonhomme
Je suis un sot de l'avoir si mal pris1257 » . .
Plaisanterie. Jeu de contes... Les affaires finissent parfois
plus durement pour le dominant ; s1 il est de 3ceux qui baillent aux
chimères cependant qu'ils sont en danger 1258",
son pouvoir tombe «
Au livre VI, le Singe, dès qu'il est élu roi, se trouve en
présence du Renard qui lui confie savoir la cachette d'un trésor :
Le nouveau Roi baille après la finance : Lui
même y court pour n'être pas trompé. C'était
un piège1
.
Crainte d'être trompé et désir d'avoir l'or trompent ensemble
le Singe. Il était sot avant d'être roi, mais la royauté a amplifié
sa sottise : roi, jugeant normal d'être immédiatement riche, il juge
vraisemblable qu'un sujec lui confie le secret d'un trésor...
Attrapé, il est révélé. Chacun voit son manque de vigilance et peut
imaginer quelle logique de pouvoir il aurait pratiqué. Vraiment, "à
peu de gens convient le diadème1260" .
Si le Singe a trop cru le Renard, le Léopard ne le croit pas
assez. Quand le "vieux routier et bon politique", lui conseille de
regarder dans la "forêt prochaine1261 ", et de se défier du Lionceau,
il 1'ignore. Il veut croire que le monde se borne à ce qu ' il en
maîtrise, que le temps n ' apporte rien de neuf, et que le lionceau
restera dans la catégorie
certitude
d ' être
oprhelin 1262" .
"pauvre
La
le maître et le désir de le demeurer
nourrissent en lui la chimère qu1 il le sera éternellement. Pendant
1256.
1257.
Ibid., vers 28.
Ibid., vers 44-45
1258.
L'Astrologue qui se laisse tomber dans un puits (11, 13), vers 46-47.
1259.
Le Renard, le Singe et les Animaux, (VI,6), vers 24-26.
1260.
Ibid., vers 31.
1261.
Le Lion,(XI,1), vers 9 et 5.
1262.
Ibid., vers 12.
.qu il dort, sa prise sur le réel ne cesse pourtant de décroître. C1
1
est que le temps "qui touj ours marche1263
,f
fait croître le Lionceau
qui devient "vrai Lion1264", Lion pour de vrai, Lion sans chimère
possible. Le Renard, touj ours bon politique, propose une ultime
manoeuvre : faire, sans lésiner, des sacrifices au Lion. Mais "ce
conseil ne plut pas1265 " ;• le Léopard a peur de perdre quelque morceau
et il ne sait pas voir la nature complexe de son voisin qui pourrait
donner chance à la diplomatie. Il ne considère pas le Lion, choisit
la guerre, et perd tout. Sécurité et peur 1'ont également aveuglé.
Son ardeur militaire soudaine et son sommeil sont manques de vigilance
équivalents. Jamais, malgré son vizir, il n'a su voir la réalité du
monde autre, de 11 autre autre, 1'existence d'une dangereuse et
complexe altérité. Pas facile d'être le conseiller du dominant !
Il est plus simple, et plus profitable pour soi, de 1'entretenir
dans le songe
:
Amusez les rois par des songes, Flattez-les, payez les
d'agréables mensonges, Quelque indignation dont leur
coeur soit rempli, Ils goberont l'appât, vous serez leur
ami1266 .
Par son habile rhétorique, le Cerf échappe à la griffe du Lion.
Un flatteur avait dénoncé son manque de pleurs lors des obsèques de
la Lionne. Grand danger pour lui ! Il se montre cependant plus flatteur
que ce flatteur1267 en inventant un miracle qui satisfait deux désirs
de son maître : lêtre immortellement bienheureux et passer pour juste
afin de bien goûter, ici-bas, les j oies du pouvoir. Il déclare que
sa "digne moitié",
comme une sainte,
lui a parlé
:
Aux Champs Elysiens j1 ai goûté mille charmes, Conversant
1263.
1264.
Le Loup et le Renard, (XI,6), vers 26.
Le Lion, (XI,1), vers 30.
1265.
Ibid., vers 46.
1266.
Les Obsèques de la Lionne, (VI11,15), vers 52-55.
1267.
Et moins cruel que le Renard en circonstances voi sine ! (Voi r Le Lion,
le Loup, et le Renard)
avec ceux qui sont saints comme moi. Laisse agir quelque
temps le désespoir, du roi, J'y prends plaisir. A peine
on eut ouï la chose, Qu ' on se mit à crier miracle,
apothéose1268»
Si cette "digne moitié" est sainte et immortelle, le Lion 15
est. Quoi de mieux ? Le Cerf n'est pas l'Ane, pauvre parleur trop
sincère « Connaissant son Lion, et même son public, Il suscite en sa
faveur le cri du "on" : aux obsèques de la Lionne, on ne crie pas Haro
sur le Cerf, mais "apothéose", et le Lion, fort satisfait, donne un
présent à qui le rassure.
En se Croyant, "à la légère", immortel et juste, ce roi se croit
beaucoup plus qu1 il n1 est. 11 partage ainsi, selon la fable qui
succède à 1 'appât qu'il gobe, une illusion commune, au moins en France
: "Se croire un personnage est fort commun en France 1269" .
Se croire immortel et saint malgré les meurtres est proprement
le mal du dominant qui fait, plus radicalement que n ' importe qui
, " 1 ' homme d'importance1270" . La logique de la Fourmi est, en effet,
réponse à la peur de la mort et -plus fondamentalement - de 1 ' altérité
de 1 ' autre, par le plaisir de s'augmenter et de "Mutiler" ,
"tronquer", "trancher", "couper" 1'autre : le dominant met 1'autre
à mort pour se guérir, ou il 1'emploie, plus subtilement, pour
garantir son immortalité1271. Il veut alors qu ' autrui subsiste assez
pour 1'assurer de son éternelle grandeur, et de sa justice, de sa
valeur, de son bon droit, et - pourquoi pas ? - de sa sainteté. Les
muances de 11autre 1'intéressent fort peu : il lui demande seulement
d1 être une machine à encens. D'un même mouvement, il veut des ressorts
et des songes.
D
)
Le
dominant
au
pays
des
1268.
Ibid.. vers 46-50.
1269.
Le Rat et l'Eléphant, (VI11,15), vers 1.
1270.
Ibid., vers 2.
1271.
Fables 3 et 14 du livre VIII qui s'ouvre par La Mort et le Mourant.
Espagne.
Songes.
Les
Châteaux
en
Les Obsèques de la Lionne fait voir ce rapport des ressorts aux
songes.
Alors que La Fontaine "se sert des animaux pour instruire les
hommes1272", Le Prince, qui réduit les hommes à 11 état d f animaux et
ces hommes-animaux à 11 état de machines, croit fort aisément les
mensonges des flatteurs. Parce qu5 i1 réduit 1' altérité réelle, il
croit à l'identité imaginaire de ses désirs et du réel. Parce qu 5 il
appauvrit le monde, dans un espace limité, en annulant sa diversité,
il s8 en sépare et vit dans un imaginaire pauvre, un palais de miroirs
flatteurs dont use le fourbe. Le dominant, en refusant la fécondité
de l'échange, produit un rêve mêcaniste où il s1 enferme « On comprend
qu'il croie fort volontiers à l'Horoscope.». Croire en un monde de
ressorts est pourtant dangereux pour lui. Cela l'amène, comme tel
amoureux oubliant l'éventualité d'un rival, à prétendre n' agir que
pour son propre compte quand il fait "le marché d5 autrui12'"3" , par
exemple du Cerf. Qui nie 1 ' autre finit par faire son marché.
Le
avec
rapprochement
Descartes
est
ravageur.
ici
Descartesapparaît comme celui qui généralise en philosophie ce que
\,,..y
le Prince accomplit dans sa cour. Le cartésianisme serait la
continuation de cette politique par d'autres moyens, et en plus vastes
il) ^
territoires. La Fontaine j oue coup double : dans sa fable, le
ca^i^egî^riisme, c'est 1 ' implicite de la politique princière,
"y
(et)1'implicite du cartésianisme, c! est cette politique. Ce Prince
selon la logique de la Fourmi révèle Descartes, et Descartes révèle
le Prince. Toutes les Fables fonctionnent ainsi : j e me sers du Lion
pour parler du Prince, je me sers du Prince et du Lion pour parler
de Descartes, j e me sers de Descartes pour parler du Lion,
Prince...
Pierre
Boutang1274
obsédé par Descartes.
souligne
que
La
Fontaine
Même s ' il dit sa pensée
est
"subtile,
engageante
1245.
A Monseigneur le Dauphin, vers 6.
1246.
Voir Tircis et Amarante, (VIII, 13), vers 62-63.
1247.
Voir son La Fontaine poli t i que, J.-E. Hallier/Albin Michel, 1981.
et hardieWb11,
11 essentiel de son oeuvre, par sa pratique et
ses énoncés, se dresse en effet contre 1' auteur du Discours
de la Méthode. La Fontaine n'est pas Pascal qui juge, au nom
de
la
foi
incertain"
nom
en
paroles,
dans
absolu
chrétien,
Descartes
"inutile
et
II le juge trop certain de lui et dangereux au
s
d'un
15
monde
et
divers,
délicieux
Descartes
une
riche
par
sa
en
traditions,
diversité.
fondamentale
La
réduction
plein
Fontaine
du
monde
et
de
voit
de
l'homme^. Le Cogito est peu de chose face aux Loups, Singes,
Renards,
et
à
Anes,
cette
l'homme.
physique
infinis
multiplicité
et Virgile
sa
Chiens,
"quintessence
La
"caprices
Lapins,
des
d
atome 1276"
'
cartésienne
du
hasard
créatures,
Fourmis,
à
est
et
Colombes,
qu1
peu
de
des
tout
ce
il
que
aperçoit
chose
eaux
Buissons
1277
",
montrent
dans
face
aux
à
la
Lucrèce
1278
pensée,
. L' idée de tout reprendre à zéro, de déraciner
est
étrangère
à
notre
-
300
passionné
-
traducteur,
qui
du
s e
nqurri L
t rad iti on1279
e
et
qui ,
prof
ondément
relié à la pensée mythique, fait, au sens de Lévi-Strauss, du
"bricolage1280", ou, comme il le dit, "du miel de toutes choses".
Il
a
1'intuition
qu ' il réduit
1'homme
que
le
à- la
cartésianisme,
pensée,
les
parce
animaux
aux
3
1275.
Discours à Mme de La Sablière, ( IX), vers 27. Cette formule - politesse avant l attaque -n'est d'ail leurs pas si élogieuse
qu•il y parait. Les Renards aussi sont "subtiIs, engageants et hardis". De plus, i l n' est même pas sûr que cette pensée soi
1
t vraiment nouvel le : "On l appel le nouvel le"... C'est tout.
1276.
Discours à Mme de La Sablière (IX), vers 209.
1277.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 131.
1278.
Notons, cependant, que La Fontaine connaît et ne rejette pas les conceptions de Descartes (et de Harvey) en médecine. Le Poème
du Quinquina manifeste même qu'il les connaît fort bien.
1279.
Pour si tuer, ici, l'opposition entre Descartes et La Fontaine, îl suffi t de lire le Discours de la Méthode (début de la deux
f
î ème partie) et l'évocation du château de Blo î s :
Des cartes d'abord : "Je m'avisai de considérer que souvent
: :
î l n'y a pas tant de perfection dans les ouvrages composés de
plusieurs pièces, et fai ts de la main de divers maîtres, qu'en |
les. bâtiments oju^jyn^^
I.
e
ceux auxquels un seul a travaillé. Â î ns î vo i t - on que
:
Q.lC£Prî§,,,,£? achevés, ont coutume d'être plus beaux et mieux ordonnés, que ceux que plusieurs
| ont tâché de raccommoder,
en faisant servi r de vieîlles murailles qui
avaient été bâties à
1
| d autres fins".
pla Fontaine maintenant : "Il (le château de Blo î s) a été bâti à plusieurs reprises, une pa r t î e I sous François 1er, l "autre
8
sous quelqu un de ses devanciers. Il y a en face un corps de l og î s ) à la moderne, que feu Monsieur a fait commencer ; toutes
ces trois pièces, ne font^ D î eu merci, \ nulle symétrie, et n'ont rapport ni convenance l'une avec l'autre; l'architecte a évité
cela | aïïÇanFqïï' T Ï "ipu (Relation d'un voyage de Paris en L i mous i n, O.D., p. 544.)". Richelieu, en )| revanche,
Fontaine
8
n a î me
cartésiennes.
guère,
est
cité
rationnel le
Pierre Boutang a raison
:
qui
même quand i l
répond
aux
que
La
exigences
parle architecture,
La Fontaine est
obsédé par Descartes.
1280.
Patrick
Dandrey
d'ustensiles
utilise
proposés
à
aussi
un
ce
mot
"bricolage".
:
"La
Patrick
matière
Dandrey,
se
présente
La
comme
fabrique
dépôt,
des
archives,
Fables,
somme
Klincksieck,
1991, p. 88.
machines,
le
monde aux figures mathématiques, parce qu'il coupe 11 homme du monde,
et
qu'il
est,
à ce ..titre, radicalement antipoétique, est une
philosophie pour dominant 1 281 « Cette intuition ne s'explicite enfin
que dans le second recueil, comme s ' il avait fallu à la Fontaine
le long chemin par la littérature, et - avec Louis XIV - 1'expérience
d'un certain cartésianisme politique, pour mûrir sa pensée,
et la
dire.
Il soupçonne cette philosophie de ne vouloir comprendre que pour
prendre, de confondre prendre et comprendre, et, par là, de ne rien
comprendre, ou, plutôt, de ne comprendre que les mathématiques et les
ressorts . Pour lui, le cartésien tend à réduire la diversité rebelle
du réel à ses constructions théoriques . Il pourrait bien alors, comme
le peuple, mais de manière plus subtile, et, donc, plus perverse, finir
par mesurer par soi ce qu'il voit en autrui, et
réglé, "cérémonie réglée
12 82
croate que
tout est
" dans un espace mathématique. Il se
détournerait ainsi de 1'oeuvre du " f abricateur souverain 128 3 , de tant
de "Choses réelles quoique étranges 12 84 ", pour ne connaître qu ' un
réel élaboré par lui-même, un réel pauvre, et y construire , à la manière
espagnole,
des
"châteaux 12 85 " .
Pour La Fontaine, quand le cartésien veut se rendre "maître et
possesseur de la nature ", il est plus fou plus que le métayer qui
veut, sur ses terres, diriger le climat ou que le jardinier qui espère,
de son jardin, éradiquer le Lièvre. . « Ces gens du peuple ont des
desseins limités, mais le cartésien ne connaît pas de bornes. Il sera
s ingulièrement impossible pour lui de prévoir les pertes, les trous,
le trouble, et comme pour le Lion, la venue de la langue
L'échec
est
garanti.
malgré l'expérience,
S'il
conserve
double.
son système
il vivra au pays des chimères.
1281. Cette intuition ne va pas de soi, au XVI Ième quand, sous Louis XIV le cartésianisme est philosophie
"hardie18 d'opposants (à l'Eglise et à l'université), de libertins, d'hommes libres. L'enseignement
de Descartes est, par exemple, interdit à l'université.
1282..... Les .Obsèques de la Lionne, (VIII,14), vers 9.
1283. La Besace, (1,7), vers 31. ,
1284. Discours à Mme de La Sablière, (IX), vers 230.
1285. "Votre philosophe a été bien étonné quand on lui a dit que Descartes:n'était pas l'inventeur de ce
système que nous appelons la machine des animaux, et qu*uri Espagnol l 1avait prévenu. Cependant, quand
on ne lui aurai t pas apporté de preuves, je ne laisserais pas de le croi re, et ne sais que les Espagnols
qui pussent bâti r un château tel que celui - là". A Mme la duchesse de Boui l Ion, O.D., p. 669-670.
La Laitière et l e Pot au lait : "Qui ne f ai t châteaux en Espagne" ?
Il se plaira aux discours gui garantissent 11 identité de sa croyance
et du réel. Plus de "cependant", plus de questions1286, plus de voies
diverses et contradictoires... Même extraordinaire, sa vigilance,
parce
qu'elle
vise
à
maîtriser
1'altérité,
finit
par
édifier
d'illusoires "châteaux". C'est que cette volonté de maîtrise, qui est
à la racine du cartésianisme comme de toute entreprise de pouvoir,
est très dangereuse
:
c'est un "démon".
Certain Berger en fait l'expérience. Monté sur le faîte, à cause
d'un "petit grain d'ambition1287", il a écouté ce démon qui, avec
l'amour, "partage notre vie", et qui étend "le plus loin son empire1288"
« Qui veut l'empire est sous déjà en partie sous un empire « Qui se
veut maître est peut-être déjà maîtrisé. Qui se veut vigilant, et voir
pour autrui, risque d'avoir perdu son essentielle vigilance. L'Ermite
a beau montrer son aveuglement au Berger, celui-ci rit. Les malheurs
annoncés, cependant, se produisent : "l'Ermite n'eut pas tort 1289".
Pas tort, mais pas raison :
J'avais prévu ma chute en montant sur le faîte 1290 .
L'Ermite
avait
voir1291"
"cru
un
aveugle,
mais
l'aveugle
prévoyait. L'Ermite exhortait son ami à quitter immédiatement son
poste, mais, sans doute, valait-il mieux vivre cette chute1292.
ne suivant pas le conseil
reçu,
En
le
1286. Voir le Discours à madame de La Sablière :
Descartes va plus loin, et soutient nettement
Qu'elle ne pense nullement.
Vous n'êtes point embarassée
De le croire, ni moi. Cependant, quand au bois...(vers 65-68) Mais que répondra-t-on
à ce que je vais dire ? (vers 178) 1287.. Le Berger et le Roi, (X,9),vers 77.
1288. Ibid., vers 1 et 6.
1289. Ibid., vers 52.
1290.
1291.
Ibid., (X,9), vers 75.
Ibid., vers 32.
1292.
On se souvient du Lièvre et des Grenouilles : l'expérience est plus féconde que la théorie. Le Berger savait d'un savoir théorique
1
qu il allait chuter. L'Ermite, au débutne f ai t que lui répéter cette théorie qu'il connaît (ri re), mais î l ajoute bientôt
une fable (pas de ri re) médi atrî ce entre savoi r théorique et savoi r pratique. Cela ne suffi t pas : i l restai t à éprouver
la chute, expérience enrichissante pour le Berger... Le Berger et le Roi articule a i ns i trois modes de savoi r : théorique
f
( le premier discours de l E r m i t e H méd î a t eur entre pratique et théorie (la fable), pratiqué (la chute). Le premier
1
mode évite les erreurs, mais ne permet pas le contact fécond avec le réel. Le troisième est dangereux si l on se laisse al 1er.
Le second cumule les avantages des deux autres :
î l prévient efficacement,
-
302
-
suscite la
Berger ne rit donc pas d1 un rire dënégateur, mais joueur. Il joue
amicalement un tour à son ami, comme -il en joue un autre, mais sans
amitié, aux envieux : 1' Ermite et les "envieux" 13 ont cru aveugle,
mais il ne 1' est pas. Il n'a qu'un "petit grain d'ambition" et ne
s'est pas engagé dans la logique de la Fourmi. Bon berger du "bon
temps1293", assez peu soucieux des plaisirs du pouvoir, il n'a pas
cherché à mener autrui pour son propre profit. Dès lors, entre le songe
et lui, il a laissé la distance du rire. Il ne s'est pas pris au songe
Après avoir exhibé le vide de son "grand coffre1294",
il quitte
son poste sans amertume :
Sortons de ces riches palais Comme l'on
sortirait d'un songe1295
Cette
assimilation
des
palais
au
songe
signifie
doublement : les palais sont le songe du Berger, et ils sont,
généralement,
plus
des lieux où l'on songe.
Ce songe du Berger,
La Fontaine avoue le partager :
On m'élit Roi, mon peuple m'aime ;
Les diadèmes vont sur ma tête pleuvant1296.
Quand on est gros Jean ou Berger, un tel songe est risible, mais
il est humain. "Chacun songe en veillant, il n ' est rien de plus
doux1297"...
Le
condammer
serait
sot
1'expansion
du
moi
dans
1'imaginaire est. nécessaire à 1'homme. C'est ainsi. Cela lui procure
un "plaisir extrême1298", et peut se révéler fécond, s ' il rit au bon
moment. Comme le dominant est lointain, presque inaccessible, comme
il semble avoir réussi 1'expansion de son moi,
figure de ce songe.
il est naturellement
et il est
1293. 1294.
1295.
1296.
1297.
1298.
^étlexlpn à parti r-,diuo,,,,!:icas§if et permet d'éviter de vivre des catastrophes .„X§roar:guablement,
!ia^.lable est ici médiatrice] (celle de l'Ermite qui est au mi l ieu du texte) j et ...Inté^ante) ( la
fable de la Fontaine).
Ibid., vers 10.
A
Ibid., vers 62.
Le Berger et le Roi, (X,9), vers 72-73. Ce thème du songe est préparé, dès le vers 24 par l'exclamation de l'Ermite : "Veillé-je,
û
et n'est-ce point un songe que je vois ?"
La Laitière et le Pot au lait (VI1,9), vers 40-41. Ibid., vers 34.
Le Pouvoir des fables, (VIî J
)
vers 68.
ÂA
O
/
l/
alors figure aimable puisque le songe aspire à l'harmonie, à
l'écoulement continu des signes et des choses» "Au bord d'un onde
pure", chez les Bergers, dans la pastorale idyllique, on ne songe pas
à être Fourmi, Lion cruel ou Arabe oppresseur, tous dominants
"ennemis1299" de leurs dominés : "on m'élit roi,
mon peuple m'aime"...
Les palais, cependant, sont lieux de songe en un autre sens.
Quand il suit la logique de la Fourmi, ou quand ses dominés croient
qu'il la suit, le dominant habite rapidement l'illusion130?. Sortir
des palais, pour le Berger, c'est quitter ce songe que génère, autour
d'elle, la pratique de la domination selon la Fourmi, ou même crue
selon la Fourmi. C'est retrouver une vérité des rapports à l'autre
sans masque. C'est voir les objets,
le réel
:
Le coffre étant ouvert, on y vit des lambeaux, L'habit
d'un Gardeur de troupeaux, Petit chapeau, jupon,
panetière, houlette Et je pense aussi sa musette 1301.
-
303
-
6?/
Vrai faux magicien, en faisant jaillir ces objets au pays du
pouvoir, le Berger prouve qu'il n'a pas suivi la logique de la Fourmi,
et ne s'est pas fait d'illusion : "j'avais
montant
sur
le
faîte".
prévu
ma
chute
en
Ses
détracteurs se sont ainsi doublement trompés, mais il aurait tort de
se maintenir au pouvoir. Ce ne serait pas impossible : irien ne
l'empêcherait de demander au Roi, comme certain Renard 1302, de châtier
les calomniateurs; fort de sa victoire, il pourrait s'entourer d'une
nuée de flatteurs. Mais ce serait chercher à garder, malgré les
dégoûts,
le
pouvoir
pour
le
pouvoir,
indéfiniment, et vivre dans un songe.
1299.
1300.
espérer
le
conserver
Le Berger n'est pas assez sot
Le Vieillard et l'Ane., (VI,8), vers 15.
Ceci ne s8applique pas au Roi de cette fable, qui ne suit pas la logique de la Fourmi. I l le peut,
parce qu'il ne monte pas sur le "faîte" : î l y est. Au contraire de celle du Berger, sa domination apparaît
naturelle..Le Roi peut donc agir selon la justice, chercher un bon juge, et, quand on accuse ce juge, se soucier
de "voir" (vers 58).
Pierre^Boutang^reconnaît justement en La._F
trop
e
e <
n
e
es
c u
^y «JI!Ê ^ &9 *. ™. ^. ' vieux te'mps/:2'n6n. du' sîè^
sommes^ Le Roi îdéal du pays des
. bergers a peu à vo'i~''¥vëc"Te 'Roi réel
: Louis XIV ne s'embarrassa pas des "défenses" de Fouquet et voulut, malgré
les juges, le voi r coupable.
1301.
Le Berger et le Roi, (X,9), vers 66-69.
1302.
Le Lion, le Loup, et le Renard, (VIII,3).
pour
-
304 3
-
entrer dans cette logique. Son aventure lui permet de conclure à
l'impossibilité pour un homme comme lui d 5 être longtemps juste et
dominant. Dès qu'il a le pouvoir, sa justice, même scrupuleuse, est
soupçonnée. Personne n'y croit. Ni les rivaux potentiels, comme le
montre cette fable, ni même ses bénéficiaires, comme 1'établira la
dernière fable du livre XII1303 . Cohérent, puisqu'il veut rester juste,
en contact avec le réel, et ne pas subir dégoût sur dégoût, le Berger
quitte sa position de pouvoir. Seul le Roi, parce qu'il est roi - roi
"du vieux temps" -peut concilier justice et domination. Tout autre,
s 1 il ne quitte pas le pouvoir, tombe sous l'emprise de l'Ambition,
et risque de ne plus sortir du songe.
:
Tircis, le Berger de la neuvième fable, n'est pas celui :''
y de la
neuvième. Il veut prendre lès Poissons, pour lui, ou plutôt pour Annette,
afin de s'assurer de ses faveurs. Logique de la' Fourmi : le bonheur des
Poissons lui importe fort peu, mais l'innocent croit d'abord les prendre par
des chansons. Illusion ! Les Poissons ne bougent pas. Tircis comprend alors
qu'il doit tendre des rets
:
Voici les 'Poissons mis aux pieds de la Bergère.
0 vous Pasteurs d'humains et non pas de brebis,
Rois qui croyez gagner par raisons les esprits
D 1 une multitude étrangère,
Ce n'est jamais par là que 11 on en vient à bout ;
Il y faut une autre manière :
Servez-vous de vos rets, la puissance fait tout1304 .
:
\y)
/y\ /
*: \iA |fy
La fable 10 complète la fable 9 en un savant ballejt^e
Bergers1305
dont
les
logiques
y^ premier veut faire le bonheur d
son propre bonheur,
mais
de pouvoir
f
sont- opposées
:
le
autrui, le second veut faire HP- '.
l'un
et
l'autre,
après
quelques
errements,
y
doivent
révéler
ce
qu'ils
sont,
et
choisir.
Le
premier Berger vérifie
le
dégoût
d'être
"Juge
souverain", ///
//;• montre qu'il reste berger modeste, et quitte le pouvoir; le ///
/ /ï
second
Berger
découvre
1 1 inefficacité
de
méthode
//
1303. Le Juge Arbitre, l'Hospitalier et le Solitaire, (XII,29), vers 23-29.
1304.
f
I
Les Poissons et le Berger qui joue de la flûte , (X,10), vers 29-35.
1305. Pour
lire
ensemble
ces
deux
fables,
i 1
convient
de
rapprocher
1'expression
d'humains" de la seconde et 1 * expression "Pasteur de gens" de la première (vers15).
—^
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y\Â^m,yAAA^%,
,AiAA
sa
initiale, renonce à être berger charmeur, et emploie la force *
Tircis, d'abord, vit dans un songe. Il croit que ce qui séduit
Annette (des chansons, une rhétorique précieuse) peut plaire à des
poissons,
Mourir des mains dfAnnette est un sort que j
!
envie1306 .
raisons1307"
u
Il oublie que ce qui lui paraît des
n? est
pas raison pour les Poissons* Pensant déjà en dominant, il s5 imagine
que ses domines potentiels partagent ses envies, mais ils sont autres
que lui, et ils ne désirent pas mourir des mains d!Annette :
Ce discours éloquent ne fit pas grand effet» Lf auditoire
était sourd aussi bien que muet1308.
Tircis, pourtant ne se décourage pas. Persistant dans son
erreur, il continue de "prêcher" avec des "paroles miellées 1309" »
Employer la force répugne à ce personnage de 11Astrée« Tendre un long
rets, c1est, en effet, s1avouer vulgaire pêcheur, pas galant prêcheur.
Or, passer pour prêcheur lui serait agréable. S'il c onva inqua i t
les Poissons, il prouverait que ses raisons sont la raison. Sa position
morale serait très forte. Loin d1 être 1'assassin des Poissons, il
serait 1'intermédiaire nécessaire à leur bonheur. Et cela, en toute
élégance. Tircis tente une manipulation en jouant sur le mot "mourir",
mais il échoue parce que, mauvais propagandiste, faible séducteur,
croyant vraiment ce qu
1
il dit, il oublie les intérêts, le goût, et
la liberté présente de son auditoire. Devant 1 1échec, avec une
cohérence égale, mais opposée, à celle du premier Berger, il change
d
1
attitude : il tend un rets, sort de 11Astrée,
et prend.
Ces deux fables proposent une même leçon : quand il suit
logique
de
la
Fourmi,
le
dominant
-
ou
celui
la
qui
CL
j
1306. Les Poissons et le Berger qui joue de la flûte (X,10), vers 23.
1307. Ib d. vers
31 Voi r aussi dans L'Homme et la Couleuvre les vers 10 et 28
1308. Ib
vers
24 25.
-
-
1309. ïb
,
d.
.
vers
435
26
veut i5 être - risque de croire réel ce qu'il désire croire. Il tend
à vivre dans un songe.
Les deux Bergers s1 en sortent, mais- différemment. Malgré son
"petit grain dsambition", le premier conserve sa vigilance parce qu
1
il refuse la logique de La Fourmi que lui attribuaient 1 ' Ermite
et les "machineurs d1 imposture1310", et il redevient, sans regret,
berger qu? il avait touj ours été. Le second, perdant ses illusions
devant 1?échec, fait le bon choix, c!est-à-dire le choix conforme à
la' logique qu5 il suit, et il cesse d1 être berger de 1jAstrée, berger
" qui joue de la flûte", berger par le nom. Ce changement lui est facile
parce qu1 il n'est pas dominant devant gérer un pouvoir sur les
poissons, et parce qu'il est dans le besoin, qu'on sait "docteur en
stratagèmes". La tendance à se flatter est pourtant déjà présente chez
lui. Qu'en serait-il s5 il était dominant ? II s'imaginerait sans
doute, comme tant de rois, convaincre par "raisons " . Mais ces rois
ne convainquent personne, pas plus les Poissons qu ' un Perroquet 1311
: on obéit à la force, et, parfois, aux séductions quand les trompeurs
sont habiles. Mais n'est pas bon trompeur qui veut. Pour bien tromper,
il faut connaître, et malgré leurs efforts, les maj estes ont
rapidement du mal à "connaître1312".
Le dominant selon la Fourmi voudrait que ses dominés aient 1
f
air de ne pas obéir à la force, mais paraissent "gagnés par raisons",
et, surtout, le soient. Le Loup serait satisfait que 1 5 Agneau
1'approuve. Le Berger voudrait que les Poissons soient, comme lui,
sensibles aux charmes d? Annette. Tel et tel mari des Contes, quoique
mari, voudrait que sa femme 15 aime1313. L1 aveuglement guette alors.
Tant
que
paraître
le
1314
dominant
veut
que
1 ' on
1
" tâche
de
1
", tant qu i1 se contente, en toute lucidité, d apparences,
il peut gérer son pouvoir selon ses intérêts. Mais, par désir de jouir
1310.
Le Berger et le Roi , (X,9), vers 65.
1311.
Les Deux Perroquets, le Roi et son Fils, (X,11). Le Roi veut atti rer le Perroquet qui a raison de le craindre pu i squ il vient
de crever les yeux de son fils. ïl tente de gagner par raisons son esprit : "Ami reviens chez moi : que nous sert de pleurer"
1
? (vers 35) Mais le Perroquet, comme les Poissons, a ses rai sons pour ne pas se lai sser sédui re, et il choisi t de "parler
de loin". S'il veut le prendre, le Roi devra se fai re chasseur.
1312.
La Cour du Lion, (VIî, 6), vers 1.
1313.
Le plus remarquable, du ce point de vue, c est le mari de Le Calendrier des vieillards.
1314.
Les Obsèques de la Lionne,
!
(VIïI,14)r vers 20.
au mieux, il glisse vers i1 idée qu'on l'aime vraiment, qu3 on souffre
avec lui, qu1on le justifie . Il croit que sa raison, son plaisir ou
sa peine, sont raison, plaisir et peine 1315 pour ses dominés» Grand
danger pour lui !
Quand "La femme du Lion1316" meurt, tous doivent paraître
malheureux. En précisant que "ses Prévôts" y seraient 1317", le Prince
est logique. A lire le début de la fable, peu lui importe que chacun
soit e f f e ct ivement malheureux. Il exige simplement que chacun
le paraisse. Pour qui ne comprendrait pas, gare aux Prévôts ! Le
résultat est spectaculaire,
sons
et La Fontaine le rend par un j eu de
:
Le Prince aux cris s'abandonna Et tout
son antre en (résonna1318.
Dans cet antre où tant de "a" résonnent, une disharmonie pourtant
se produit : "Le Cerf ne pleura point1319" . Averti, le Lion veut le
tuer, ou plutôt le faire tuer. C'est cohérent. Comment admettre qu'un
" chétif hôte des bois " perturbe la "cérémonie1320 " ? Parce qu ' il
a mal joué son rôle,
il faut 1'exécuter.
Le Lion, contre toute attente, laisse pourtant le Cerf parler,
"reprendre1321 ", et, par là se reprendre. Voilà la sottise ! Pourquoi
offrir pareille chance à sa victime ? Apparemment, le Lion veut savoir
ce que sent le Cerf1322, mais il devrait prévoir qu1 il ne saura rien.
Toute enquête est inutile. Tuer, seul, est urgent. La volonté de savoir
génère ici les masques, mais le Lion 1 ' oublie. Ne faut- il pas alors
penser qu'il aspire à croire ce qu1il va entendre
1315. La Lionne de La Lionne et l'Ourse comprend mal que tous tes animaux ne pleurent pas, comme elle, la
mort de son fils.
1316. Les Obsèques de la Lionne, (VIII,14), vers 1.
1317. Ibid., vers 8.
1318. Ibid., vers 12-13.
1319. Ibid., vers 25.
1320. Ibid., vers 9.
1321. "Le Cerf reprit alors". Ibid., vers 39.
1322. Voir le "Que sens-tu" ? - précédemment commenté -du Lion dans La Cour du Lion, (VI1,6), vers 29.
? Le "Chëtif Hôte des Bois1^23" lui raconte lf apparition de la Lionne,
le flatte, lui garantit son immortalité et sa valeur. Il lui fait ainsi
croire qu!il aurait sincèrement pleuré s1 il n'avait reçu ce divin
message... Son absence de larmes s'expliquerait. Manoeuvre habile :
le Lion, flatte, oublie que le Cerf n1aurait jamais pu pleurer puisque
"La Reine avait jadis/ Etranglé sa femme et son fils1324". Le Lion néglige
ce qu1 est le Cerf. II veut tellement croire que la cérémonie n? est
pas cérémonieuse, que les gémissements de tous les animaux sont
sincères 1 II ss entoure d5un théâtre, / mais il aimerait se croire dans
le réel. Il ne lui suffit pas que ça resonne, il s5 imagine que l'on
raisonne comme lui, que raison et résonance sont une seule chose. Or,
s1 il peut et doit forcer, par ses Prévôts, les divers "patois1325 " des
courtisans à s1unifier en un même rugissement, et faire, en somme, que
tous résonnent, le Lion ne peut convaincre personne, et surtout pas
le Cerf. Cela, il ne devrait pas 1 oublier. Tant qu3 il impose le paraître
en le sachant simple paraître, il gère bien son pouvoir, mais il perd
toute vigilance dès qu5 il confond paraître et être1326 . Comment faire
autrement ? Pour qui suit la logique de la Fourmi et vise ainsi à son
seul plaisir, la tentation de confondre est grande. / Quel plaisir tirer
d'une cérémonie qu5 on sait absolument formelle ? Comment supporter
longtemps d'être entouré de masques ? On ne tire plaisir du théâtre
quf en croyant, en quelque manière, à la réalité de ce qu
::
1
on voit.
5
Ainsi, malgré ses précautions, dans son palais, le Lion s enferme
dans un songe. Grand avantage pour le Cerf quand il se fait caméléon 132'
E)
Prendre par les songes ou se perdre dans les songes :
Nouveaux contes
Les
.
1323.
1324.
Les Obsèques de la Lionne, (VIII,14), vers 33.
Ibid., vers 26-27.
1325.
1326.
Ibid., vers 16.
Voi r la rime des vers 19,20, 21
1327.
ibid.,
: être, paraître, maître, Dans 1 ' oeî 1 du maître tendent à se confondre être et paraître...
vers 21. Comme souvent chez La Fontaine,
8
1 étymologie fait jeu de mois.
{
Le Caméléon, c est un Lion qui se traîne
à terre. Le L î on met à terre les rugissants Courtisans...
Le dominant, selon la Fourmi, tend à vivre un songe narcissique,
étroit:, flatteur pour sa personne, et ignorant de 1? aitérité. C f est
sa faiblesse * En gérant efficace de son pouvoir, s'il veut goûter
durablement le plaisir qu 1 il souhaite, il devrait au contraire s 1 efforcer
de plonger autrui dans le songe» En offrant ainsi des satisfactions
imaginaires, il obtiendrait, à moindre frais, des avantages concrets.
Dans les relations de pouvoir, pour la Fontaine, le problème est souvent
de savoir qui fait rêver 11 autre, ou, plutôt, qui sait le plus longtemps
faire rêver 11 autre« Que le dominant plonge durablement ses dominés
dans le songe, et son pouvoir persiste sans peine. Que le dominé, au
contraire, fasse rêver le dominant, et celui-ci perd 1 ' essentiel de
son pouvoir « Le songe ici est arme. Ses charmes piègent. Qui les maîtrise
sans s ' y laisser prendre assure son pouvoir. Mais pour faire rêver
autrui, il faut le connaître, et rares sont les dominants qui connaissent
longtemps leurs dominés.
Le Vieil de la Montagne est de ce petit nombre „ Pour s'assurer
de ses gens, il les abreuve, leur fait perdre sens et raison, et les
-43 308
-
conduit en lieux délicieux : "il n'est plaisir au monde/ Qu
dedans ce paradis
132 8
1
on ne goûtât
!
" . Quand ils s éveillent, ils pensent avoir connu
les récompenses que Mahom "assine à ses élus"
"Qu'arrivait - il ? Ils croyaient fermement Que
quelque jour de semblables délices Les attendaient,
pourvu que hardiment, Sans redouter la mort ni les
supplices, Ils fissent chose agréable à Mahom,
Servant leur prince en toute occasion. Par ce moyen
le prince pouvait dire Qu 1 il avait gens à sa dévotion
Déterminés,
et qu 1 il n ! était empire Plus redouté
que le sien ici-bas 13 29 " .
Loin de dormir, le Vieil de la Montagne fait dormir. Connaissant
ses sujets, sachant qu 1 ils désirent des voluptés matérielles
qu 1 ils
jugent
Mahomet
tout-puissant,
et
il emploie leurs
Ibid., vers
1328. Féronde ou le Purgatoire, Nouveaux contes, vers 32-33. 1329=
40-49.
désirs pour leur rendre "très croyable et sensible1330"
ce qui le sert.
Tactique Renard»
Chez Boccace, ce prologue n5 apparaît pas. La Fontaine déclare
avoir été prolixe sur ce cas "pour confirmer 1
5
histoire de Féronde13:>1
" « Proposant un réfèrent réel, son prologue rend, en effet, pour le
lecteur, le conte "très sensible et croyable 1332". Il a valeur de vérité.
S ' il est exact que Le Vieil de la Montagne domine ses suj ets en les
endormant, pourquoi un père blanc ainsi ne dominerait- il pas un mari
? Le prologue prend la place des lignes liminaires du texte de Boccace
: "L5 idée me vient, mes chères amies, de vous conter une histoire vraie,
mais qui donne 11impression de la fable, bien plus que de la vérité1333".
Plutôt que de débattre de la vérité de son récit, comme Boccace, La
Fontaine préfère suggérer sa vraisemblance en.le rapprochant de faits
avérés. Ainsi, par la juxtaposition de 13 historique et du fictif, son
prologue "confirme", c5 est-à-dire affermit1334,
1! "histoire de
Féronde" .
Il la "confirme" encore autrement puisque cette "histoire " se
lit à travers lui. Dès lors, la critique des pères blancs, présente
dans 1'histoire, s
?
approfondit. Non seulement ces pères seraient prêts
à tout pour goûter le "plaisir pur 1335 ", mais ils useraient de la
religion comme les sectateurs du " faux Mahon" 1336,1 . Le faux vaudrait
- il le vrai ? Ou plutôt, la vérité de la religion importe -1 - elle
moins que sa capacité à fabriquer de bons guerriers et à favoriser les
plaisirs des maîtres ? -Mahometame ou chrétienne, la religion serait
-
elle
essentiellement
juxtaposition
du
un
outil
prologue
et
pouvoir 1337
de
du
?
La.
conte suggère ces questions
sulfureuses que Boccace, s'en tenant à un antimonachisme médiéval, n
' amène pas. Son père Abbé est un moine
11
qui faisait preuve de grande
1330.
1331.
Ibid., vers 13.
Féronde ou le Purgatoire, vers 51.
1332.
Ibid., vers 13.
1333.
Boccace, Le Décaméron, troisième journée, huitième nouvelle, Traduction J. Bourciez, classiques Garnier, p. 234. On di rai
t que La Fontaine a repris ces mots pour les vers 6-7 de Les Souris et le Chat-Huant.
81
1334.
1335.
C'est le sens habituel de "confirmer
Ibid., vers 100.
dans la langue classique.
1336.
Ibid., vers 28.
1337.
De Féronde ou le Purgatoire, on peut rapprocher avec profit ces quelques lignes de Machiavel : "Il est du devoi r des princes
1
1
et des chefs d une république de mainteni r sur ses fondements la religion qu on y professe; car, alors ri en de plus facile
que de conserver son peuple religieux, et par conséquent bon et uni. Aussi tout ce qui tend à favoriser la religion doit -
sainteté à tous égards, sauf sur la question des femmes1338" : c? est
un saint, mais c!est un homme. Chez La Fontaine toute sainteté a disparu.
"Pater abbas" ne veut que "plaisir pur". Doit-on conclure de 11 écart
entre les deux textes qu1 il n1 y aurait point, pour La Fontaine, de
-
309
-
vraie sainteté possible chez les pères blancs 1339,, ou plutôt que le
maintien de quelque désir humain ne peut nullement se concilier avec
la sainteté, et que la sainteté serait donc, humainement, impossible
? Les questions naissent, multiples, car le conte de Bocccace, le
prologue, et
11
lf histoire de Féronde", sont à lire, conscience en
éveil, les uns par les autres. N!escomptons pas prendre leur sens " de
plein saut1340". On n'en j ouit qu1 en passant par chemins difficiles,
par "escalades", sans "fuir la peine".
Le prologue - parce qu3 il est politique - conduit à lire 1?
histoire de Féronde comme histoire de relation de pouvoir.
Les
î l être bienvenu, quand même on en reconnaîtrai t la fausseté; et on le doit d'autant plus qu'on a plus de sagesse et de connais sance
de la nature humaine.
1
De l attent î on des hommes sages à se conformer à ces maximes est née la foi aux mi rac les que l'on célèbre dans les religions,
même les plus fausses". Machiavel, Sur la première Décade de Tite-Live, (1,12), traduction Edmond Barîncou, Bîblîothèque de la
Pléiade, p.415.
1338.
Boccace, op. cit., p. 234.
1339.
î l ne "passa pour saint" (vers 197) qu' à l'extrême fin de l aventure, grâce à la feinte résurrect î on de Féronde...
1340.
Les vers 98-110 sont essentiels pour lî re ce conte (et plus largement La Fontaine), par leur insistance sur les vertus de l indirect
!
!
et par le rapprochement, et presque la fusion, qu'ils opèrent entre les trois doma i nés de l'amour, de la guerre (vo î r aus si
1
L Ecrevisse et sa Fille XI ï,10)), et de l'écriture. On y voi t successivement :
1) La volonté de prendre le chemin le plus court (en amour) :
"Monsieur l'aBBé trouv¥îTTeIaBien dur,
1
Comme prélat qu îl était, partant homme Fuyant la peine,
aimant le plaisir pur, A î ns i que fai t tout bon suppôt
de Rome".
2)
Le choix lafontainien des chemins difficiles en amour (qui est comme une guerre) :
"Ce n'est mon goût ; je ne veux de plein saut
1
Prendre la ville, aimant mieux l escalade;"
!
3 ) Le refus lafontainien qu on prenne ses propos peur propos directs ( réflexion sur le double sens qui fait transition avec
la suite) :
"En amour dea, non en guerre ; îl ne faut Prendre ceci
1
pour guerrière bravade, Ni m enrôler là-dessus-malgré
88
moi .
à NilMjl£Î£.§!! :
4 ) Le .retour ...
3
"Que l autre usage ai t la raison pour soi, Je m'en rapporte,
et reviens à l'histoire Du receveur, qu'on mi t en purgatoî
re Pour le guéri r"
Et l'histoire est, justement, h i stoî re de chemin fort détourné...
innovations
maj eures
de
La
Fontaine
trouvent
ainsi leur cohérence. On comprend que les détails du rapport entre
la dame et 15 abbé soient largement supprimés, que 1f attention se
concentre sur les rapports entre le mari et 1
3
abbé, et que ce dernier
soit amant dès que le récit commence„ Aussitôt, sans discussion avec
sa maîtresse, à la domination économique de Féronde, 11 abbé veut
ajouter une complète domination sexuelle, et 11 empêcher d5 oser rien
dire» Ainsi, comme le Vieil de la Montagne qui veut faire la guerre,
cet abbé qui veut faire 11 amour, est-il un dominant» Sa gestion du
pouvoir est aussi efficace que celle du prince musulman, Dès lors,
leurs deux gestions se réfléchissent l'une dans l'autre, et forment
une totalité diverse que le lecteur peut penser.
A l'égard des dominés, le Vieil emploie le désir quand 1 1Abbé
emploie la crainte» Féronde ou le Purgatoire, par ses deux parties,
constitue ainsi une application possible des derniers vers de Le Loup
et le Renard
(XI).
Les soldats du Vieil de La Montagne désirent-ils jolis "tendrons11,
"meilleurs vins" et belles musiques ? Leur prince leur en donne, et les
maîtrise ainsi, Féronde craint-il la mort et les coups de fouet ? L'Abbé
lf endort, le bat, exacerbe ses craintes, et lui fait croire ce qu f il
-43 310
1341. Le Bûcheron et Mercure, (V,1), vers 23.
-
442
-
-
veut « La critique a désormais beaucoup parlé des fables doubles, mais
il faudrait aussi parler des contes doubles, \ comme celui-ci, où chaque
partie confirme 1'autre, c1est-à-dire 1
1
affermit en la complétant :
dans Féronde ou le Purgatoire, par une "double image 1341 ", qui donne
à la leçon un relief remarquable, le dominant efficace apparaît au
lecteur comme celui qui sait durablement utiliser les désirs et les
craintes d1autrui. La Fontaine, jamais en peine de subtilités, et grand
compositeur, a même construit son texte pour montrer comment le désir
de certains dominés peut servir à susciter la crainte des autres, et
réciproquement. Voyons le prologue : Le Vieil de la Montagne est craint
parce qu'il
sait utiliser les désirs de
ses sujets/ Voyons
11 histoire : 1? Abbé peut exploiter les désirs de ses voisins (fécondité
et immortalité) , parce qu 3 il a d 3 abord su utiliser le crainte de Féronde»
II "passe pour Saint 1342 " en fin de conte quand le personnage de Boccace
était saint, et vraiment saint, dès le début « Voilà de 11 efficace gestion
de relation de pouvoir ! L5 enthousiasme apparent que provoque finalement
ce "Pater Abbas" correspond à la peur que suscite le Vieil de La
Montagne 13 43 * Cet enthousiasme est- il sincère et durera-t-il ? Rien
n'est moins sûr. La Fontaine indique que les sceptiques sont nombreux,
et que 15 effet des activités "léans" menées n ! empêche pas que "stérilité
régnait en le mariage 134 4 " . Peu importe en définitive : la croyance de
quelques uns oblige tous les autres à croire. Quant à 1 ' échec des "voeux",
il n s empêche pas 11 abbé de "se vouer pour obtenir enfants 31 " . Sans
doute, saura- 1-il inventer quelque nouveau piège pour renouveler son
image de saint... Ainsi, le prologue et 1f histoire se replient 1
sur 1
?
1
un
autre et forment ensemble une structure doublement en chiasme
: d'abord, le prologue va de 1 'effet (la crainte) à la cause (le sommeil
des sujets) , i ? histoire de la cause (la mort apparente de Féronde)
à 1'effet (les "Te Deums"); ensuite, le prologue montre comment le désir
des uns permet au dominant d ! inspirer la crainte aux autres, tandis que
l 1 histoire montre comment un dominant sait exploiter la crainte d'un
individu pour satisfaire, au moins apparemment, les désirs des autres.
Par cette splendide composition, Féronde ou le Purgatoire nous fait leçon
de passe-passe...
A la réussite de 15 Abbé s'oppose 11 échec du mari jaloux Féronde.
Si n1était pas 11époux homme si sot
1342.
Féronde ou le Purgatoire, vers 197.
1343.
Vers le Levant le Vieil de la Montagne
Se rendît craint par un moyen nouveau.(vers 1-2)
Double mi racle était en cette affai re :
Et la grossesse, et le retour du mort.
On en chanta "Te Deums" à renfort".(vers 200-203)
1344.
Ibid., vers 203.
Qu'il n'en eût doute, et ne vît en 1'affaire
Un peu plus clair qu1 i 1 n'était nécessaire1346 .
Cette vigilance n'empêche rien, Féronde observe, voit, bat sa
femme » Le tout, en vain. Ce mari ne sait pas piéger le couple adultère.
Sa vigilance ne lui sert pas. Quoique dominant d'institution, il se
laisse rapidement dominer. Une si désastreuse gestion - qui serait la
nôtre si nous étions jaloux1347 ~ fait ressortir, dans le conte, les
qualités de celle de 1'abbé qui n'est ni mari, ni, surtout, jaloux, et
qui veut goûter un "plaisir pur".
31Ibid., vers 206.
-
311
-
Un dominant si bon gestionnaire est assez rare dans les récits de
La Fontaine « Les Nouveaux contes en sont un témoignage : autour de
Féronde ou le Purgatoire, dans deux contes qui le précèdent et dans deux
contes qui le suivent, des dominants s'aveuglent et des choses sont
vues, mal vues, ■rop vues * * .
Le curé de Le Cas de conscience sait voir, en confession,
qu'Annette a vu un homme nu
:
C'est, dit - il un très grand péché ;
Autant vaut 1! avoir vu que de 1 ' avoir touché1348
Après cette réprimande, quand Annette reçoit un brochet de
Guillot, le curé le voit dans sa marmite. Il convainc même la j eune
fille de le lui préparer pour un repas où il traite ses confrères.. .
Hélas, le repas passe, "sans brochet,
plaint
pas un brin 1349 et le curé se
:
Anne dit au prêtre outragé :
Autant vaut 1 ' avoir vu que de 1 ' avoir mangé 1350 .
Le curé reste coi. Ce sermonneur est rendu muet par le détournement
d'un de ses mots. Assez vigilant pour repérer le péché secret d1Annette,
il oublie HComment 1j esprit vient aux filles11 .
Guillot
Il ne voit pas que
conseille Annette.
1346.
1347.
Ibid., vers 78-80.
Voi r les derniers vers du conte.
1348.
Le Cas de cnscience, vers 99-100 ?
1349.
Ibid., vers 140.
1350.
Ibid., vers 151-152.
Il la traite imprudemment de "cent fois sotte1351" et, cette erreur en
entraînant une autre, il lui reproche encore 11 aventure du bain ! Il
se croit si sûr de son pouvoir qu5 i1 risque une question : "Pasteurs,
sont-ce canailles1352 ? " Imprudence extrême ! Ce cure croit la réponse
évidente. Depuis sa position de pouvoir, il n'imagine pas qu 5 Annette
puisse penser autrement, être autre que lui, et être autre que 1'Annette
qu'il se représente. Parlant canaille et posant une question, il ne sait
pas comme certain Renard, répondre lui-même pour verrouiller le débat
:
Eh bien manger moutons, canaille,
un péché ? Non, non1353 .
sotte espèce, Est-ce
Par manque de vigilance, ce curé, enfermé dans le songe que suscite
sa domination,
s1 attire un mot qui lui cloue le
bec.
Le Diable de Papefiguière se croit vigilant, mais son mépris de
la "canaille1354" 1 ' aveugle. Chargé, à Papef igue, d1empêcher les gens
de bien dormir, ce diable "qui n'a rien vu 1355 " agit en démon mai
réveillé. Depuis Rabelais, ce "diable à titre de seigneur" se fait deux
fois piéger par un paysan roublard, puis par sa femme qui lui exhibe,
pour 1 effrayer, la trace supposée des coups de griffe de son mari...
Celui-ci se cache,
pendant ce temps,
Quand, dans le Conte d'un paysan qui avait offensé son seigneur,
le seigneur gagnait tout en trois coups, le diable-seigneur se fait
rouler trois fois, ne gagne rien, et s! enfuit on ne sait où. C! est
qu1 il nf est pas facile de gérer un pouvoir même institué par Lucifer
:
1351.
Ibid., vers 146.
1352.
Ibid., vers 149.
1353.
1354.
Les Animaux malades de la Peste, (VII,1), vers 36-37.
Le Diable de Papefîgui ère, Nouveaux contes., vers 70.
Tu sais vilain que tous ces gens sont nôtres.
Ils sont à nous dévolus par 15édit
Qui mit jadis cette île en interdit.
Vous y vivez dessous notre justice.
Partant, vilain, je puis avec justice
M1 attribuer tout le fruit de ce champ1356/
Le diable solligne la légitimité de son pouvoir1357, mais cela ne
lui sert guère» 11 montre surtout qu'il ignore qu1 une légitimité peut
être formelle, sans efficace, et qu1un dominant doit, comme certain
Seigneur, inventer souvent pour fonder son pouvoir. Rappeler ses.droits
et leur histoire ne suffit pas pour dominer, mais le diable s'imagine
le contraire.. « Vigilant quand il rappelle ses droits, il ne 1'est plus
quand II examine 11 occasion, son dominé réel,
et la touselle.
Il parle volontiers comme le seigneur du Conte : "Mais je suis
bon
1358 1
' »*» Seulement, la bonté du -seigneur était fiction, comme celle
du "trop bon roi1359" . Elle était calcul, piège, annonce ironique d'une
cruauté, mais le diable est vraiment "trop bon"* Alors qu !il pourrait
saisir les biens du paysan, il lui laisse du temps. Il va pas au bout
de la logique de la Fourmi. Pour aller ailleurs "tenter nonnains", il
offre à son dominé la possibilité d'une initiative, possibilité dont
la paysanne saura se saisir. en exibant sa. solution de continuité, pour
briser la continuité de / és!on pouvoir. . . Vraiment sans vigilance,
alors qu'il édicté une règle contraignante, il ne vérifie rien. Il
n'examine pas ce qu'est la touselle... Conduit par son désir de profit
puis par sa crainte des coups de griffe, il croit "fort aisément"
n'importe quoi. Comme Féronde, par manque de vigilance, il se laisse
berner, permettant à ses dominés de devenir ses dominants. Il aurait
dû, pour apprendre à gérer ses affaires, lire Féronde ou le Purgatoire
! Le lecteur des deux contes,
figures
en tout
cas,
y reconnaît
des
diverses qui se réfléchissent les unes dans les autres, et
montrent ensemble les effets de la vigilance dans les relations ,de
pouvoir. A lui de voir s'il peut dominer avec plus de sudçesy que ce
Diable ou que Féronde, ou s5 il ne vaut pas mieux, malgré les sudfceSsf
1356.
Ibid., vers 51-56.
1357.
1358.
Cette insistance est relativement moindre chez Rabelais.
1
Mais je suis bon; et de trois pe i nés l une
1359.
Tu peux choisir. Le Conte d'un paysan qui ava i t offensé son seigneur, vers 8-9.
Les Animaux malades de la Peste, (VI1,1), vers 34.
de 15 abbé, renoncer à vouloir dominer. Témoin 19 abbesse, un conte plus
loin.
Le Psautier conte affaire nocturne. Dans un couvent, nul ne dort
5
: 1 abbesse s1 occupe avec un curé, soeur Isabeau avec son galant, et
les autres soeurs, à force de vigilance, la surprennent :
•
C'est le galant, ce dit-on, il est pris. Et
de courir; 11 alarme est aux esprits; L? essaim
frémit, sentinelle se pose. On va conter en
triomphe la chose A mère abbesse1360.
Cette "mère" quitte le curé Jean, met sur sa tête le haut de chausse
de cet amant,
et court blâmer soeur Isabeau
Quoi, dit 15 abbesse, un homme dans ce lieu
scandale en la maison de Dieu1361 !
! Un tel
L'abbesse gronde... Légitimé par 15 appel des soeurs, son pouvoir
est à son zénith.
C'était abbesse peu rigoureuse : dans son couvent, jouvenceaux
circulaient et "soupirs trottaient1362" . Les soeurs, en 1'appelant,
régénèrent son autorité. Se lever, gronder, se montrer sévère est, pour
1360.
Le Psautier, Nouveaux contes , vers 49-53".
1361.
Ibid., vers 83-84.
1362.
Ibid., vers 33.
1363.
Ibid.,
1364.
Elle" n'osait branler, et la vue abaissait". Ibid., vers 95.
-
313
-
vers 79. Ce mot du vocabulai re po l î t i que rend ici plus repérable la problématique du pouvoî r.
elle, d1excellente gestion. Pendant un moment, tout va bien. L1ordre
se reconstitue. Un dur discours peut être tenu. Devant le "sénat 1363,
humiliée1364, vaincue, en fonction de bouc émissaire, soeur Isabeau perd
la parole, son nom, et se voit promise aux plus graves châtiments.
Victoire totale pour "1fessaim".
Soeur Isabeau relève pourtant les yeux, voit le haut de chausse
que personne nfa remarqué1365 ,
et dit doucement
Votre psautier a ne sais quoi qui pend;
Raccommodez - ie1^66.
:
^ .
Grande indignation de mère abbesse :
Elle ose encore rire!
Quelle insolence1367!
Soeur Isabeau ne cède pas. Elle répète, et 11 essaim regarde 1'
abbesse qui comprend enfin. Aussitôt, son pouvoir est en crise. Dominer,
selon la logique de La Fourmi, c'est parler sans qu 1autrui puisse
répondre. Mais la voix "manque1368" à 15abbesse. La chose tuant ici le
mot, elle n' a "plus le mot à dire1369", et, sans voix, cette "sermonneuse"
n'est rien* Par contre-coup, le pouvoir des soeurs, qui se fondait sur
le sien, est anéanti. Toutes les voix sont abattues1370 . Crise générale
du pouvoir dans 11 abbaye ! Impossible de punir cette soeur sans s'avouer
de mauvaise foi. Or, le dominant, pour bien j ouir, veut paraître juste.
Le Loup, 1'Homme, font des procès à leurs dominés. La Fourmi veut forcer
la Cigale à reconnaître tacitement sa justice. Sans cette bonne
conscience, le plaisir de dominer est troublé, et les soeurs, comme
1'abbé du conte précédent, aiment nle plaisir pur". Pourquoi s5 entêter
dans une logique de pouvoir qui,
en cette occasion,
ne peut plus faire
j ouir?
Les sages du couvent
/
1
Furent d ' avis que 1 on /levait se taire1371.
1
1365.
Manque de vigilance des diverses dominantes du conte : les Soeurs ont trop d'émotion pour voi r le haut de chausse. L abbesse
1366.
est trop sûre d elle-même et trop occupée, pour y penser. On ne voi t souvent la véri té que d en bas.
Ibid./ vers 103-104.
1367.
Ibid., vers 112-113.
1368.
Ibid., vers 125.
1369.
Ibid., vers 127.
1370.
L effondrement d'un dominant, c'est d'abord l effondrement de sa voix. Rarement une oeuvre li ttérai re l a aussi D'en formulé
:
1
1
1
1
1
1
Enfin l abbesse dit :
Devant qu'on ai t tant de voix ramassées Il serait
tard.(Ibid., vers 130-132).
1371.
Ibid., vers 131-132.
Silence. L!abbesse s1 évapore avec le pasteur. Isabeau conserve
son
galant
et
chaque
nonnain
se
cherche
un
jouvenceau. Circulations de se rétablir. Vieux amis de revenir. Retour
à l'ordre ancien, heureux, détendu, avec abbesse presque absente :
une "union1372" heureuse se reforme.
La Fontaine ne finit pas sur 11 hypocrisie comme Boccace1373 .
Chez lui, Il n1 y a plus de masques, plus de contraintes. Chacun semble
avoir compris - même 11 imbécile essaim - que la logique Fourmi du
pouvoir divise, et oblige les dominants à se masquer» Quant à vouloir
humilier Soeur Isabeau, cela peut-être délicieux, mais ils vaut mieux
faire comme elle...
Le Roi Candaule et le Maître en droit est aussi conte de dominants
sans vigilance : le Roi exhibe sa femme, le Maître en droit donne les
moyens de prendre la sienne. Dans ce conte double, comme dans Féronde
ou le Purgatoire, les deux histoires, qui "concourent" au même
"but1374", se lisent 1 ' une par 1 ' autre. Une fois encore, la première,
étant histoire de roi, aide à reconnaître, dans la seconde, les
phénomènes de pouvoir. Comme Candaule (mari et roi), le Maître en droit
(mari et maître) - est doublement dominant. De plus, puisque, dans
ce conte, les relations de pouvoir concernent les domaines politiques,
pédagogiques et familiaux, grande est 11ouverture de la problématique
qu'élargit encore, dans la seconde histoire, un renvoi aux Fables à
propose de certains maris
:
Pauvres gens qui n1ont pas isesprit
De garder du loup leur ouaille!
Un berger en a cent ; des hommes ne sauront
Garder la seule qu 1 ils auront1375 !
1372. Ibid., vers 147.
1373. Dernière phrase du texte de Boccace : "Les nonna i ns qui étaient dépourvues de galants s!efforçaient
de leur mieux à nouer des intrigues secrètes". Boccace, Le Décaméron, neuvième journée, troisième nouvel
le, traduction J.Bourcîez, classiques Garnîer, p.592.
1374. Le Roi Candaule et le Maître en droit, vers 122.
1375. Ibid., vers 220-223. Bergers, ma r î s, rois et maîtres sont tous des dominants. Ce qui concerne les
uns peut concerner les autres.
Candaule,
enregistreur,
quant
et
sa
à
lui,
femme
considère
comme
Gygès
un marbre.
comme
un
Voilà
ce
oeil
qu J
II
dit à son "vassal" avant de lui montrer la reine nue
:
^Proposez vous de voir tout ce corps si charmant :pomme un
beau marbre seulement1376.
Alors qu'un artiste diversifie le marbre en lui donnant forme
humaine, Candaule, en vrai dominant Fourmi, se fait réducteur. Avec
lui, la chair vivante, consciente, devient pierre. Comme le Hibou qui
"ôte les pieds1377", il ôte le coeur et l'esprit. Il veut montrer sa
femme, 11 exhiber dans sa réalité nue, mais il ne la voit pas. Il
prétend la connaître, mais il 1! ignore» Entre eux, il a établi une
distance (celle du regard) , une dissymétrie " (il a seul le droit
de montrer la nudité de l'autre), et une relation à sens unique : peu
soucieux des plaisirs de la reine, il ne vise qu'au sien, qu'il veut
accroître, sans se contenter des "plaisirs amis du silence et de
l'ombre1378",
Gygès verra ce que son roi voit. Son oeil de vassal admirera ce
qu'admire l'oeil du maître. Candaule vise ainsi un double plaisir :
voir, par un autrui approbateur, sa femme comme un pur objet, voir
autrui voir, désirer, et ne rien faire. Il est donc voyeur et voyeur
de voyeur. La distance qui le sépare de sa femme, et que son regard
traverse, manifeste à la fois la maîtrise qu'il a d'elle et la maîtrise
qu'il a de Gygès empêché de s'avancer pour toucher la reine. Oeil,
Gygès, en effet, n'a pas le droit d' être corps. Comme sur sa femme,
le roi opère sur lui une réduction, mais cette réduction est complexe
et singulièrement cruelle. De Gygès, Il ne fait pas un pur objet (un
marbre) , mais un oeil qui enregistre, qui est conscient. Surtout,
il n'oublie jamais qu'en Gygès "d'autres affaires
ce point,
Inutile
sont1379"...
Sur
sa vigilance est grande»
de
cacher
"comme
un
pas s e - vol an t138 "
un
1376. Ibid., vers 21-22.
1377. Les Souris et le Chat-Huant,(XI,9), vers 40.
1378.
1379.
Adonis, O.P., p.8.
Le Calendrier des vieil lards. Contes et nouvel les,
1 1 , vers 241.
0
éventuel
désir! Le roi sait parfaitement que Gfg-êsJ est un homme» Aussi, avant
toute exhibition, exige-t-il la mort de tout "ridicule désir" auquel
il ne prendrait, dit-il, "pas de plaisir1381" « Pas de plaisir ? Faut-il
le croire ? Pourquoi prendrait-il alors la peine de montrer sa femme
à Gygès ? Son plaisir est bien dsannoncer, d1exciter, puis dfinterdire
aussitôt le désir de 1?autre» Gygês doit être non corps et corps, non
désir et désir, simple machine à enregistrer et conscience, oeil.
Dominant selon la logique de la Fourmi, le roi vit, de manière aiguë,
dans ce paradoxe : pour jouir, il nie l'autre, mais pour jouir, il
a besoin de 13autre» Dès qu'il "se doute1382" que Gygès désire, il 11
emmène loin de la reine. Il augmente ainsi la distance, et cela
15amuse. Il veut même en rire avec la reine :
^^jLe roi prétendant rire S1 avisa de
lui tout dire. Ignorant1383 1
> j
r
a
Ce rire témoigne d'une double erreur. Alors qu'il aurait dû
méditer le centième vers de Le Cas de Conscience1384, Candaule
sous-estime la force du désir, passionné, de Gygès. Surtout, il a fini
par croire complètement que sa femme était ce qu'il la croyait être
: un marbre. Il a oublié qu5 elle était femme, irréductiblement autre
que lui-même et que le marbre.
Je voudrais pour un moment Lecteur
que tu fusses femme. Tu ne
saurad^^utrement Concevoir jusu'où
la dame Porta- son secret dépit1385
.
Ces vers invitent à faire 11 expérience de 1'altérité : "Lecteur,
toi
qui
es
masculin
au
moins
deviens créature féminine. Lecteur,
1380.
1381.
1382.
1383.
1384.
1385.
par
la
grammaire,
"pour un moment",
essaie d?
Le Cas de conscience, Nouveaux contes, vers 88.
Le Roi Candaule et le Maître en droit, vers 17 et 18.
Ibid., vers 52.
Ibid., vers 61-63.
"Autant vaut l'avoir vu que de l'avoir touché".
Ibid., vers 74-78.
être un autre". Pas de meilleur moyen, en effet, pour "concevoir"
l'autre, et donc le prévoir, que de l'être en quelque manière. Cela
Candaule, qui ne lit peut-être pas assez de romans,
1
!
ignore. Grisé
pas ses premières réussites, il se croit' seul sujet pensant. Il
confond l'image qu'il s'est forgé d'autrui avec autrui « Manquant
désormais de toute vigilance, il "songe en veillant 1386" : il imagine
que sa femme va rire avec lui, le justifier, partager son point de
vue, quand son point de vue ne vaut que pour lui. Alors qu 1 il devrait
rire en secret, coupé des autres, isolé comme la Fourmi, il se montre.
Il dit tout à la Reine* Il détruit ainsi la distance qui lui permettait
de la dominer sans paraître, transforme son vassal et la reine en
alliés contre lui, et, ces derniers ne tardant pas à annuler, entre
eux, toute distance, perd très vite son honneur de mari, son royaume
et la vie. Un dominant peut-il gérer plus mal ?
Le Maître en droit est au moins aussi mauvais. S ' il
n ' exhibe pas sa femme, s ' il veut la cacher, il donne
à un j eune Français, sans songer que sa femme est Romaine,
les moyens d ' accéder aux Romaines. Il est si sûr de son
pouvoir que, pour lui, comme pour les rois, 1 ' impossible1387
n ' existe pas
:
Bien,
lui semblait ce soin (garder sa femme)
chose un peu
malais^ Mais non pas impossible ; et sans qu'il eut cent yeux ""711
défiait grâces aux ci eux jSa femme encor que très rusée 1388 .
-
316
-
Ce "goguenard1389" compte rire des cocus que créera le
j eune Français, mais il ignore, comme Candaule, ce qu'est
sa femme. Au récit des victoires de son protégé, il se
trouble. Il ne reconnaît pas sa moitié. Il la reconnaît
pourtant. "C est elle" .
"Ce
1
' est et puis ce ne
1
' est
1386.
La Laitière et le Pot au tait, (VII,9), vers 34.
1387.
"Al léguer l impossible aux rois, c'est un abus". Le Lion, le Loup, et le Renard (VI11,3), vers 3.
1388.
Le Roi Candaule et le Maître en droit, vers 224-227.
1389.
Ibid., vers 135.
1390.
Ibid., vers 242 et 249.
!
pas1390 " .
Jugez quels étaient les supplices
Qu'endurait le docteur1391.
Se croyant fin, il court au rendez-vous que la dame a fixe, se
fait introduire, accepte de se déshabiller pour rejoindre la fautive,
et se laisse conduire en des lieux "Où notre homme privé de 11 usage
des yeux/ Va d'une façon chancelante1392 ." Il se retrouve, nu, projeté
devant ses étudiants,
dans son "propre empire 1393
Grand éclat de risée, et grand chuchillement,
Universel ëtonnement. Est-il fou1394 ?
Question radicale « A force de méconnaître son dominé, de se
laisser mener par son désir, puis par la crainte, le docteur se trouve
en position de fou. Est-il fou ? A-t-il toujours été fou ? N' étaitil pas fou de croire réussir 11 impossible, de confier des recettes
de séduction à ce jeune Français, d'imaginer son pouvoir hors de tout
atteinte ? N1était-il pas fou surtout de croire savoir, d'être Maître
en droit ? Son apparence de folie révèle sa folie réelle. Le rire
"universel" qu'elle suscite est beaucoup plus terrible que la mort.
Le Maître en droit n'a même pas droit au meurtre. Inutile de le tuer
comme on a tué Candaule qui a montré sa. femme nue ! Nu lui-même, privé
de tous les signes de son pouvoir, empêché de parole, offert à tous
ses étudiants et, contrairement à 1'abbesse du Psautier, sans espoir
de compensation, il n'est plus rien. Il s1efface du texte.
seule occupe les derniers vers
Sa femme
:
Et puis la dame se rendit Belle et bonne
religieuse A Saint - Croissant en
Vavoureuse. Un prélat lui donna 15
habit1395 .
1391.
Ibid., vers 277-278.
1392.
Ibid., vers 326-327.
1393.
Ibid.
vers
331.
Comme
dans
Le Psautier
(vers
79)
une
tel le
référence
au po l i t î que
est essentiel le pour
souligner que la relation Maître en droî t/étudiants est relation de pouvoi r.
1394.
Ibid., vers 339-341. A rapprocher du Psautier (Vers 124-130) : "Jeunes de ri re"...
1395.
Ibid., vers 347-350.
Fin savoureuse,
reine
nue,
et qui vaut pour le
un docteur nu,
et voici
une
conte entier.
dame, qui
Une
s ' habille
sous les mains suspectes d'un prélat... Cette dame paraît triplement
insaisissable : un tissu la couvre, l'hypocrisie la voile et le silence
l'enveloppe.
Logique du conte double
X;
: |deux dominants n'ont pu longtemps contempler la nudité de leurs
dominés respectifs. Cette contemplation, apparemment assurée, leur
a fait -perdre toute vigilance, et ils finissent morts ou nus, tandis
que madame se rhabille... Peut-on y voir leçon ? Le plaisir que donne
au lecteur ce strip-tease à l'envers peut-il instruire ? Sans doute
0
: le dominant, selon la logique de la Fourmi, suscite 1'habite Quand
il croit voir son dominé nu, quand il croit l'avoir réduit à l'état
de marbre ou de ressort, -il génère des voiles, perd toute vigilance
efficace, et se retrouve découvert,
l'air fou.
Est-il fou ? Ou plutôt : est-elle folle, la logique de la Fourmi
dès qu'on prétend la suivre plus d'un moment ? Ne mène-t-elle pas les
dominants à perdre leur vigilance, à s'endormir quand ils devraient,
pour goûter durablement leur plaisir, faire dormir autrui ? L'oeil
du maître, dont on sait les qualités, semble devoir s'aveugler dans
des "détours ténébreux1396" « La logique de la Fourmi conduit-telle le
dominant à voir finalement son dominé se dissiper parmi les voiles
?
D'une nudité surprise à deux nudités "montrées, les contes que
nous avons lus - et surtout leurs rapports -s'organisent autour de
ces questions. Leur lecture confirme que l'on peut penser dans leur
ordre les recueils laf ontainiens, ce qui est à inscrire dans un
dossier que nous traiterons à la fin de notre recherche..» Cette
lecture, ensuite, a montré 1'importance, pour La Fontaine, de la
gestion des relations de pouvoir1397, t Cinq contes successifs
deux sont doubles)
1396.
1397.
(dont
lui sont ici consacrés,
Ibid., vers 326-328.
Cela est parti culièrement vrai des années 1668-1678. A la sui te de Psyché (1669), des Nouveaux contes
(1675), le 1 ivre
8
VII des Fables met parti culièrement 1 accent sur cette question (Voir
fables 1 à 10. )
avec pour centre Féronde ou le Purgatoire qui explicite au mieux la
problématique, aide à lire les autres contes, et propose un double,
modèle de gestion réussie que le Curé, le Diable, 15 Abbesse, le Mari
roi ou le Mari maître en droit sont bien en peine de suivre* Après de
premiers succès, tous s1aveuglent, oublient de voir leurs dominés
autrement que par
réduction,
et abandonnent
toute vigilance.
Les
conséquences en sont touj ours plus graves : le Curé ne perd qu ! un brochet,
le Diable perd tous ses profits agricoles, 1 1 Abbesse perd toute autorité,
Candaule perd son pouvoir, sa femme, et la vie tandis que le Maître
en droit, parmi les rires, s 1 anéantit. De texte en texte la problématique
devient plus lisible, plus riche, et trouve son unité dans la diversité
des occasions que proposent les contes, ce "jeu divertissant " dont 1
1
ordre "ressemble au hasard 1 398 " .
Dans Le Roi Candaule et le Maître en droit les pistes qu 1 indiquent
les contes précédents se rej oignent. Après force "détours ténébreux",
toutes conduisent au rhabillage de la dame et, parmi les rires qu '
on entendait dé j à dans le couvent du Psautier, à la folie du Maître
en droit, figure ultime de ces dominants qui, perdant leur vigilance,
sortent du réel,
font n'importe quoi,
abandonnent toute cohérence
.
Au livre XI des Fables, . le . Hibou, quant à lui, n 1 est ' pas
fou . S5 il vit dans une " triste et sombre retraite ", il ne se perd
pas dans des "détours ténébreux" qui débouchent sur un public... Dans
sa nuit, il reste vigilant. Sans prendre de risques, en maintenant ses
distances avec le ménde, il travaille avec méthode à son programme. Une
telle cohérence, qui suppose, sur soi, une grande vigilance, est rare.
Elle serait pourtant nécessaire à qui veut dominer durablement selon
la logique de la Fourmi.
/ 2 • 3 • 2
La cohérence »
-
318
-
A )
Quelques incohérences cohérentes.
1398. Vous ne trouverez point chez moi cet heureux art
Qui cache ce qu'il est et ressemble au hasard. Le Songe de Vaux, O.D.a p .84.
-
455
-
Rien ne la contentait,
rien n'était comme il faut :
On se levait trop tard, on se couchait trop tôt,
Puis du blanc, puis du noir, puis encore autre chose 1399.
Pour
le
Mal
Marié,
pour
les
valets,
les
ordres
tombent,
incohérents : "puis du blanc, puis du noir". Rien de pareil aux
jugements de Cour qui vous rendent "blanc ou noir". Avec cette femme,
c'est blanc puis noir, puis encore autre chose... Le temps n'est pas
ici mouvement continu, flux, mais succession d'instants indépendants,
en nombre infini. A chaque "puis" succède un "puis" qui amène un ordre
autre. D'un instant (ou d'un ordre) au suivant, il n'y a pas altération,
mais rupture. Pas de mouvement continu, producteur de diversité, mais
succession infinie, aléatoire, où blanc et noir s'annulent»
Pareille incohérence dans la succession des ordres ne manifeste
pas toujours l'incohérence du dominant. L'Ane peut bien croire que les
jugements de cour sont du blanc, puis du noir,
alexandrin,
La Fontaine en un
souligne leur cohérence
Selon que vous serez puissant ou misérable
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir 1400 .
Quelques fables plus loin, le follet de Les Souhaits, pourrait
juger incohérents les chefs de sa république quand "D'Indou qu'il était
on vous le fait Lapon". Caprice ou politique ? Il 1 5 ignore
:
On m'oblige de vous quitter :
Je ne sais pas pour quelle faute.1401
Propos sans doute amers, mais sages. Mieux vaut avouer son
ignorance que croire que l'on sait. Le Singe de La Cour du Lion aurait
survécu s ' il avait mieux compris la cohérence de son maître. Il a
cru que le Lion exigeait qu'on le flatte quand il ne cherchait que
prétextes pour tuer. Devant une suite
le
Renard
comprend
vite
de
décisions
aléatoires,
la cohérence de cetce incohérence, et
1399.
Le Mat Marié,(VII,2)f vers 15-17.
1400.
1401.
Les Animaux matades de ta Peste,(VI1,1), vers 63-64.
Les Fottets,(VII,5), vers 25,20, et 27-28.
-
456
-
ne laisse aucun prétexte à Sa Majesté. La faute du Lion n'est pas d'avoir
rendu deux jugements contradictoires, mais d- avoir cru que nul n5
apercevrait leur cohérence. Faute de 15 avoir prévu, il devient
prévisible et maître Renard lui échappe.
Le caprice, ou plutôt sa mise en scène, peut-être politique pour
les femmes avec leurs "esclaves", pour les Lions-Caligula avec leurs
sujets, pour la Fortune, "volage fantôme140"", avec ses courtisans et,
bien sûr, pour le Renard, avec ses Poulets. Ls habile animal, sous un
arbre, n5 a pas tort de bouger en tous sens, d3 exécuter en quelques
instants, "tant de différents personnages1403 " . Son agitation fascine
les Poulets d5 Inde, les endort, les fait tomber. Autant de pris ! Belle
efficacité pour le chaos fictif de ces "cent mille badinages 1404" ! Le
dominé aurait bien tort de croire son dominant incohérent au seul
spectacle de son incohérence. Que la Fortune soit inconstante, qu !elle
se plaise à multiplier les coups contradictoires1405 n1 implique pas un
manque de cohérence globale. Dans notre position, cependant, nous ne
1
1
1
1402.
L Homme qui court après la Fortune et l Homme qui l attend dans son lit, (VII,11), vers 6.
1403.
te Renard et les Poulets d Inde, (XI 1,18-), vers 15.
1404.
Ibid., vers 17.
1405.
Voir Les Deux Coqs, (VII,12), vers 29.
1406.
1407.
L'Astrologue qui se laisse tomber dans un pui ts,(11,13) f vers 29.
Ibid., vers 37.
1408.
Jupiter et le Métayer,(VI,4).
j
pouvons jurer de rien. Comment savoir sûrement s
1
il y a hasard,
providence ou destin ? L1 astrologie est art mensonger, et "c5 est erreur
ou plutôt c'est crime de le croire1406" . Pour La Fontaine, devant 1!
évident spectacle du "sort toujours divers 1407", la seule sagesse
possible consiste à admettre notre ignorance, comme le follet, et à
vivre dans 1
1
espérance d'un ordre qui nous soit favorable. Nous avons
tout à y gagner et rien à y perdre : certain Métayer1408 qui n! a pourtant
pas
lu
Pascal,
finit
par
le
comprendre.
Condamnant
d'abord
1'incompréhensible et parfois destructeur chaos des climats, il
découvre que leur incohérence globale est plus favorable à
cultures
que
la
cohérence
locale
?
qu il
crée.
ses
L1 incohérence de la création suscite aussi 1 1 indignation de Garo,
qui voudrait y mettre de 1 3 ordre, avant de constater que "Dieu fait
bien ce qu1 il fait1409". Ce que les dominés prennent pour incohérence
ne 1 5 est pas nécessairement,
On objectera que Jupiter et Dieu, qui veulent apparemment le
bien du Métayer et de Caro, ne suivent pas la logique de la Fourmi,
et que la référence à leurs comportements est ici déplacée. Leurs
dominations relèvent en effet de ce que nous avons désigné comme
"logique d1Oronte" une logique que nous étudierons dans notre
prochaine grande partie. Si nous les citons ici, cependant, c'est que,
dans les deux logiques de pouvoir, les dominants peuvent également
choisir d'offrir un spectacle d'incohérence» Les objectifs peuvent
différer, le spectacle demeure, et le dominé, que sa position oblige
à une relative ignorance, ne peut complètement appréhender la
cohérence ultime de cette apparence d1incohérence. Il est d'ailleurs
significatif que La Fontaine, qui rêve de créer un art "qui cache ce
qu1 il est et ressemble au hasard1410", emploie des termes très voisins
pour évoquer le spectacle que le Renard donne aux Poulets d' Inde et
le spectacle que, lui-même, il donne à son lecteur : le Renard exécute
"tant de différents personnages" quand, sur la scène des Fables,"Les
bêtes à qui mieux mieux/Y font divers personnages1411 " .
Pouvoir du Renard et pouvoir des Fables j ouent du spectacle
d'une diversité, apparemment incohérente, pour attirer 1 'attention.
Dans un cas cependant, il s'agit, au bout du compte d' imposer à tous
la "commune loi1412", et de tuer, tandis que dans 1 ' autre, il s '
agit, au bout des fables, de développer une pensée singulière et d ?
instruire. Aussi, La Fontaine ne se cache-t-il pas complètement. Il
travaille, au contraire, à dire fréquemment• à son lecteur 1'usage
qu'il fait du pouvoir des fables. Il casse ainsi, par
interventions,
une
logique
qui
ses
multiples
pourrait progressivement se
constituer, et le rapprocher des pédants1413» Il donne ses raisons,
1409.
Le Gland et la Citrouilie,(IX.4). vers 1.
1410.
1411.
Le Songe de Vaux, O.P., p.84.
Le Déposi tai re infidèle,(IX,1), vers 7-8.
1412.
Le Renard et tes Poulets d Inde,(XII,18), vers 6.
1
-
458
et se donne à voir. Il n1 est pas le Dieu caché de son livre. Il ne
se masque pas comme le Renard derrière son théâtre, et s'efforce de
pas être pratiquement silencieux, comme 1 !est 1 5 instance suprême pour
Garo ou pour nous, dominés humains qui assistons à la spectaculaire
incohérence
des
choses,
au
combat
des
éléments
"appointés
contraires1414",
et
toute certitude,
si ce qui règle les affaires du ... mgnd^
ne
pouvons
déterminer,
en
avec nous le jeu cruel du Renard ou le jeu fécond du fabuliste : Louis
XIV, par ses manoeuvres apparemment incompréhensibles, ressemble au
sort, mais le sort ressemble à Louis XIV. Quand on considère les actes
redoutables du roi conquéra:
En vain 1 fon a les yeux sur ce qu1 il veut
cacher, Ce sont arrêts du sort quf on ne peut
empêcher1415.
Mais quand on considère les effets du sort, une
question aussitôt se pose
:
En quoi répond au sort touj ours divers
Ce train touj ours égal dont marche 1 ! univers1416 ?
-
321
-
S'il en suit une, quelle logique de pouvoir suit le
sort ? Celle d'un Louis XIV ? Celle d'un "Oronte" ? Garo
et le Métayer, quand ils constatent ses bizarreries, avant
d'expérimenter ses bienfaits globaux, ne peuvent avoir de
certitude. Certain Perroquet avoue renoncer à savoir si la
Providence ou le Destin "Règle les affaires du monde 1417"
. Entre tradition antique ou tradition chrétienne, comment
déterminerait - il qui dit vrai ? Et, d'ailleurs, est-ce
important pour sa survie ?
Quand il se souvient de la révélation ou pense à la
fécondité
du
monde,
La
Fontaine
penche
1413.
Voir les deux fables ((1/39) et (ÏX,5)) où un Pédant préfère imposer son discours plutôt que de s'interroger sur sa.pertinence.
1
Le Pédant parle pour le plai si r d imposer sa parole.
1414.
La Querelle des Ch i ens et des Chats et celle des Chats et des Souris,(XI1,8), vers 6.
1415.
L'Ecrevisse et sa Fi lie,(XI1,10), vers 12-13. On peut citer aussi deux vers des Prédictions pour les quatre saisons de l année,
8
O.D.,p.632 : "Le sort le veut ainsi, Louis a i ns i l'ordonne;/Son vouloir est le sort, ses ministres les dieux".
1416.
L'Astrologue qui se laisse tomber dans un pui ts,(II,13), vers 37-38.
1417.
Les Deux Perroquets,
le Roi et son Fils,(XI,11), vers 50-51.
11idée
vers
de
Providence, mais lorsqu'il se place au point de vue de ceux qui
ignorent 1'Evangile, de ceux qui n'ont du monde qu'une expérience
étroite, et, surtout, de ceux qui souffrent, il paraît en douter.
Ainsi son oeuvre oscille-t-elle entre l'affirmation de la Providence,
et les cris ou les questions de tous les êtres qui vivent le chaos
comme la manifestation d'une cruelle volonté. Les Fables donnent
pleinement voix à la Lionne qui, oubliant Hécube, croit que le destin
la hait1418, et à Garo qui, admirant soudain la Providence, finit par
"louer Dieu de toutes choses1419" . Au livre XII, La Fontaine reprend
les premiers mots de Le Gland et la Citrouille 1420, mais 1 '
enthousiasme manque ! Le début de sa fable souligne 1'universalité
de la discorde qui règne dans le monde. Réduisant le champ, il montre
alors que, dans une ferme, la discorde entre animaux, si elle nuit
à chacun, finit par profiter, de manière imprévue, au maître « Alors
que celui-ci avait d'abord tenté d'établir un règlement, il bénéficie
cruellement de son échec. Est - ce un bon maître ? C ' est en tout
cas un maître opportuniste. Aussi, quand La Fontaine élargit de
nouveau immensément le champ, 1 ' affirmation selon laquelle "Dieu
fait bien ce qu ' il fa.it" se teinte-1'elle d'amertume. Après avoir
en ' vain tenté de bien légiférer, Dieu profiterait-il du chaos du
monde ? A 1'esquisse de cette question, la fable cesse : "je n'en sais
pas plus".
La
î?
On suppose que Dieu est touj ours charitable. . .
guerre éternelle1^21 " suscite des questions sur la volonté
du " f abricateur souverain1422 ", mais on ne saurait conclure du chaos
du monde à la folie de Dieu, ou à son absence. Quand, au livre II des
Fables, le testament d ' un père paraît absurde à tous les Athéniens,
Esope prouve qu'il a du sens. Les volontés du père n'étaient lisibles
que pour qui savait lire
:
Quant aux volontés souveraines
1418.
La Lionne et l 'Ourse, (X,12), vers 21.
1419.
Le Gland et la Citrouille, (IX,4), vers 32.
1420.
"Dieu fit bien ce qu il fit, et je n'en sais pas plus". La Querelle des Chiens et des Chats et celle des Chats et des Souris,(XII,8),
vers 42.
1421.
Ibid.,vers 9.
1422.
La Besace,(1,7), vers 31.
!
De celui qui fait tout, et rien qu'avec dessein,
Qui les sait-, que lui seul ? Comment lire en son sein 142-
Esope même ici ne saurait lire, mais, placés parmi les discordes
évidentes du monde, les vivants peuvent parier sur l'existence d'un
dessein. La Fontaine ne fait pas d'autre choix. Pour lui, derrière
le désordre visible de la création, comme derrière les apparentes
contradictions de la tactique royale ou comme derrière les mouvements
du Renard, se cachent des cohérences. Qu'on ne puisse les reconnaître
ne prouve pas leur inanité.
B ) Nécessité d'une cohérence pour le dominant : les deux
premières fables du Livre VII.
Quand la femme., du Mal Marié ordonne "du blanc puis du noir
puis encore autre chose", le chaos de ses ordres renvoie à une
incohérence interne. Elle fait le contraire de ce qu'elle devrait
faire pour qu'aboutisse son programme de dominant «
Cette dame veut accroître au maximum ses profits, ordonner la
maisonnée, et s'assurer sur tous, y compris sur son mari dont son
pouvoir dépend, un pouvoir souverain. Or, en donnant un ordre noir,
puis un ordre blanc, elj,,.q.:. en donne au moins un de mauvais. Si on
lui obéiti^gndétériore l'économie qu'elle veut améliorer. De plus,
loin d'offrir 1 ' image de 1 ' organisation, elle offre celle du chaos
; elle fait le contraire de ce qu'elle voudrait que ses dominés
fassent..« Enfin, son désir de dominer "Monsieur" l'irrite et le force
à la chasser. Faisant, même, l'unité des valets et du mari, elle
accroît, contre elle, l'autorité de ce dernier.
Toute
incohérence
entre
ses
intentions
Complet désastre.
et
sa
pratique,
affaiblit vite lé dominant selon la Fourmi. Toute discorde intérieure
donne une chance aux dominés. Le Livre VII des Fables,
qui
s'ouvre
par Les Animaux malades de la Peste et qui donne une si grande place
8
1423. L Astrologue qui se laisse tomber dans un puits, (11,13), vers 1820.
aux relations de pouvoir, le montre bien.
La guerre
entre
les Vautours
les
empêchéhij de
dominer
5
corne ils le souhaitent. Peu importe 1 origine de cette lutte. Les
effets en sont nets : Prométhêe peut espérer "de voir bientôt une fin
à sa peine1424" et les Pigeons respirent. L? intérêt de ceux-ci serait
de maintenir ou même d'aggraver le conflit entre oiseaux "à la
tranchante serre1425", mais ce peuple ami de Vénus, et qui a horreur
de la guerre,
rétablit la paix entre ses tyrans
:
Peu de,-prudence eurent les pauvres gens,
D'accpmbàer un peuple si sauvage.
Tenez toujours divisés les méchants;
La sûreté du reste de la terre
Dépend de là : semez entre eux la guerre,
Ou vous n 1 aurez avec eux nulle paix1426.
Moins subtils que le Renard qui, sous 11apprente incohérence du
Lion-Caligula, sait lire la cohérence de sa politique, les Pigeons
suppriment 1'incohérence réelle de leurs dominants potentiels. Comme
ils prennent cette initiative, alors que les Vautours, tout à leurs
combats, ne se soucient pas d'eux, ils sont encore plus naifs que 1'Ane
qui refait, sans le comprendre, bien malgré lui, et contre lui,
11unité du groupe dominant.
La Peste a déstructuré la société animale
Ni Loups ni Renards n3 épiaient La
douce et 1'innocente proie. Les
Tourterelles se fuyaient1427 .
-
323
-
:
Plus de cohésion, plus de désir meurtrier qui assure un ordre
violent. Dès lors, le Lion est affaibli. Son pouvoir se délite à mesure
que la société se défait. Impuissant médicalement, il mène alors une
politique cohérente pour sauver,
domination.
Son
premier
au moins un moment,
soinest
de
redonner
institutionnelle au groupe des "puissances"
1424.
Les Vautours et les Pigeons, (VI1,7), vers 16.
1425.
Ibid., vers 9.
1426.
1427.
Ibid., (VII,7), vers 39-44.
Les Animaux malades de la Peste,(VII,1); vers 11-13.
une
:
sa
cohérence
"Le Lion tint
conseil1428».
Comme le Lion de La Cour du Lion, il obtient cette cohérence
par la crainte : crainte de sa force présente, crainte de la colère
du Ciel1429. Prudents, le Renard, le Loup, toutes les puissances
réunies au conseil tiennent un même discours, mais la cohérence reste
fragile tant que chaque animal conserve une voix distincte.
Enfin, le Baudet vint... Le groupe dominant alors s 1unifie, non
plus négativement, par la crainte, mais positivement, sur un projet.
Ce ne sont plus des puissances disparates qui parlent à leur tour,
mais un seul "on" qui crie "haro sur le Baudet32" « Le pluriel s1 est
fait singulier. Un unique sujet remplace les puissances. Le Lion,
modestement, s1est fait "on", mais le "on" oublie qu'il est dans le
Lion, voix violente du Lion, redevenu lui-même pour "croquer". Grande
victoire pour ce "trop bon roi"! Durera-t-elle ? C'est toujours du
temps de gagné. Bel exemple d'une politique cohérente !
Immédiatement après, Le Mal Marié propose un cas inverse. Quand
le Lion rétablit, au moins pour un temps, une situation difficile,
la Femme, en deux étapes, sans jamais tirer de leçon, compromet une
situation favorable. Quand le Lion s'appuie sur le dominant suprême
(Le Ciel) pour s'imposer, la Femme attaque son mari dont procède son
peu de pouvoir. Quand le Lion, enfin, met de l'ordre, elle fabrique
du désordre. Le mari la chasse donc avec l'approbation des valets et
du fabuliste. C'est, mutatis mutandis, "Haro sur Madame".
C
trouver
Pour
)
Le
dominant
en
difficulté
pour
une cohérence dans sa gestion.
qui
prétend
durablement
dominer,
la
cohérence
est
nécessaire, mais elle ne doit pas être monolithique. Le monde
1428.
Ibid., vers 15.
1429.
Habilement (vers 16),il s en fait le porte-parole.
5
change,
le
dominant
lui-même
change
:
problème
du
Héron, problême de la Fille. Sous peine de devenir rapidement absurde,
la cohérence du dominant doit être souple.
La Fille 1?ignore quand
elle cherche un mari,
Jeune, bien fait, et' beau, d'agréable manière,
Point froid et point jaloux; notez ces deux points - ci1431
32Ibid., vers 55.
Beaucoup de bons partis se présentent. Ne dépendant ni d'un père
ni d'un public, face à ce flux, elle occupe une position de pouvoir.
Elle peut, à sa fantaisie, rendre chacun de ses prétendants non pas
"blanc ou noir", mais mari ou pas mari. De même, le Héron, seul maître
au bord d'un onde pure, peut, quand il le veut, rendre les poissons
mangés ou pas mangés1432 . Or la Fille ne veut pas du noir, puis du
blanc. Avec elle, c'est touj ours noir. Elle refuse tous les partis
qui se présentent « Rien de plus cohérent, mais cette cohérence
devient vite incohérente parce que le marché n1est pas clos, et car
ce que le Temps est un "insigne larron1433". D ' indépendante, elle
devient dépendante. Alors qu'elle seule parlait, son miroir lui donne
presque un ordre : "Prenez vite un mari1434". Poussée par son désir,
coincée dans un marché désormais clos pour elle, elle doit accepter,
au dernier mot,
un malotru.
Le problème pour elle - comme pour le Héron -, c ' est qu'un
choix définitif détruirait son pouvoir. Mariée, elle perdrait toute
occasion
de
se
refuser.
Or
son
plaisir
contradicteur, de frustrer, de "se moquer
1435
est
de
parler
sans
", d'obliger autrui à
faire tapisserie dans son miroir. Plaisir de Fourmi si délicieux
qu'elle juge secondaire "certain j eu divertissant entre tous 1436" .
A chaque instant, sa politique est cohérente, mais les instants
succèdent aux instants, et ruinent ce qui attire les hommes.
pour j ouir indéfiniment,
Or,
il lui faudrait un flux égal de refuses
potentiels. Peut-être devrait-elle proposer de nouveaux appâts, ou
1431.
Le Héron - La Fille,(VIi.4),vers 37-38.
1432.
Le système de la fable double, en rapprochant Le Héron et La Fille, permet de mieux li re comme relation de pouvoi r la relation
que veut instaurer la Fille.
1433.
1434.
Ibid., vers 67.
Ibid., vers 72.
1435.
Ibid., vers 55.
1436.
Comment l espri t vient aux f i11es, Nouveaux contes , vers 1.
1
flatter comme le Corbeau, mais, bien que des amants de second rang
paraissent, elle ne change rien : "Ah, vraiment, je suis bonne/ De
leur ouvrir la porte1437" « Accepter le plus mince accommodement serait
perdre le plaisir du pouvoir quand, pour elle, aucun plaisir ne vaut
celui-là. Cette passion 1'emprisonne dans la logique de la Fourmi!
"L'on radote, je pense1438" dit-elle, mais c'est elle, désormais, qui
radote et qui ne pense plus. Elle répète un même comportement, qui
devient incohérent, puisqu'il lui ôte le plaisir qu'elle cherche, et
même tout plaisir« Plus elle chasse les prétendants, moins elle
domine, et plus elle risque d'être
humiliée. Elle
devient
11
inquiète1439" « Quand elle commence à mettre du fard, il est déjà trop
tard. Presque personne ne veut d' elle, et elle découvre, mais un peu
tard, que certain "désir1440", qu'elle avait nié, existe, persiste,
est plus fort que sa "fierté1441".
Fin du pouvoir.
La logique de la Fourmi, quand il veut la maintenir, exige du
dominant beaucoup de cohérence. Paradoxe ! Le dominant escompte mener
autrui "à sa fantaisie" . Or la fantaisie ignore apparemment la
cohérence. Elle papillonne. Elle peut vouloir "du noir, puis du blanc,
puis encore autre chose". La contradiction lui importe peu « Elle se
moque des contraintes, des proj ets à long terme, du regard censeur
d'autrui. Certaine fée qui "faisait aller le monde à sa fantaisie",
"se moquait du destin1442 " . Qui vit à sa fantaisie se préoccupe
seulement de j ouir, dans 1'instant, de toutes les occasions. Le
dominant, selon la Fourmi, impose ainsi ses volontés parce qu'i1 lui
parait délectable de les imposer. Caligula ou son "parent1443
??
en sont
de remarquables
ans,
1437
.
1438
.
1439
.
1440.
1441
.
1442.
1443.
exemples,
mais
Caligula
régna
quatre
et
Ib d , vers 55
.
ïb d , vers 45
.
Ib d , vers 62
i
.
Ib d ,vers
i
. 74.
ïbi d , vers 35
.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 238.
La Cour du lion, (VII,6), vers 27.
"ce monseigneur du Lion-là" perd en trente deux vers le contrôle de
son Renard. On a vu, plus haut, comment Candaule pour avoir voulu
simultanément se réserver la jouissance de sa femme et jouir de
frustrer son vassal dut quitter sa femme, son sceptre et la vie. Dans
la logique de la Fourmi, entre les exigences qu!implique le maintien
du pouvoir et la fantaisie, il faut rapidement choisir : toute
incohérence donne une chance aux dominés.
Dans La Cour du Lion, le Renard tire des deux comportements
contradictoires du Lion une leçon qui lui permet d'échapper à sa
griffe. C5 est que cette politique d'apparence chaotique, mais
cohérente d1instant en instant, est incohérente dans la durée, au-delà
du troisième coup : apparaît alors 1 1 incompatibilité entre volonté
d1 être durablement le maître et fantasque désir de tuer quelques uns
de ses dominés. Pour la domination Lionne, les meurtres, à la longue,
produisent un effet. contraire à 1 ! effet recherché : le Renard devient
insaisissable. Sa Majesté est entourée de morts, de masques.
Domine-1- elle encore ? Que connaît-elle des sujets qu? elle avait
voulu "connaître1444" ? L
1
incohérence de sa politique, au bout du
compte, est tout aussi remarquable que la cohérence du " trop bon roi
", fabricateur du "on", dans Les Animaux malades de la Peste. Elle
conduit Sa Maj esté,
D
Fourmi
)
face au Renard,
Comment
la
à 1
1
impuissance1445 .
logique
de
la
!
génère 1 incohérence.
Généralisons : entre le désir de j ouir du pouvoir et tous les
autres désirs, une contradiction maj eure apparaît vite,
et suscite
force incohérences.
Le second Loup du premier livre veut manger et "cherche
aventure1446 . S5 il ne voulait que nourriture, il pourrait manger
1 !Agneau sans un mot. Mais il "cherche aventure". Il ne se presse pas.
1444.
La Cour du Lion, (VII,6),vers 1.
1445.
Des Pigeons naïfs et point renards rétablissent souvent ces dominants qui perdraient leur pouvoi r en de sanglantes fantaisies(voir
1
les Vautours). La chance des dominants, c est souvent la sottise des dominés.
1446.
Le Loup et l'Agneau, (1,10), vers 5.
Il intente un procès.
Vide d'Agneau,
mais
"plein de rage", il veut jouir du plaisir de dominer, et en jouir
d'abord. Il lui faut donc montrer qu'il a le temps, qu ' il tient le
temps et le discours comme il tient l'Agneau1447. Il prendra le temps
et les mots nécessaires, mais il ne veut pas manger sans avoir prouvé
que sa raison est la meilleure. Il veut que l'Agneau lui réponde,
l'approuve, s'humilie, et manifeste sa sottise. De ce point de vue,
sa première question - "Qui te rend si hardi de troubler mon
breuvage1448"-
est
à rapprocher de celle de
la
Fourmi :
"Que
faisiez-vous au temps chaud1449?11 Mais, contrairement à la Fourmi qui
jouit du pouvoir sans prétendre manger la Cigale, et contrairement
au Bachelier de La Clochette qui jouit de la Bachelette sans prétendre
1447.
A rapprocher de la Fourmi.
1448.
Ibid., vers 7.
1449.
A opposer : La Fourmi , sans accuser, interroge sur le passé, quand le Loup interroge sur le présent et accuse. La Fourmi pos e
une question mi ninale dont elle sait exactement la réponse. La question du Loup est trouble, pleine de rage, et offre à 1'Agneau
1
divers moyens de répondre... Ces deux questions ont même fonction, mais 1 une est bonne, l'autre mauvaise.
1450.
1451.
Ibid., vers 18.
Ibid., vers 20.
en ricaner, contrairement à celle qui est effectivement maîtresse du
temps et à celui qui ne se soucie que de l'instant, le Loup pratique
une politique incohérente qui le mène à une crise. Il est pressé (de
manger) et veut paraître non pressé (pour jouir du pouvoir). S'il ne
veut que manger, il perd du temps. S'il veut jouir de la- défaite de
l'Agneau, il n'a pas choisi le bon procès et la bonne victime. L'Agneau
répond avec respect, sans sottise. Sa cause est limpide et pourtant
ses considérations troublent le discours du Loup. Quand ce dernier
dit "tu la troubles1450", c'est pour ne pas dire
1?
tu me troubles", ou
plutôt, "Qui te rend si malin de troubler mon propos ?" Le Loup relance
alors ses accusations, mais les emporte ailleurs. Sentant qu'il ne
vaincra pas par l'onde et le présent, il se déplace du breuvage au
langage (tu médis) , du présent au passé (1 ' an passé). L'Agneau
répond encore. Il abandonne aussi le cours de 1 ' onde pour le cours
du temps, et interroge : "Comment 1 ' aurai -je fait si j e n ' étais
pas né1451 " ? Vrai casse- tête ! L'affaire
pour
le
Loup
qui
devient
dangereuse
"cherchait aventure"» La raison du plus
fort ne s'identifierait plus à la raison. La supériorité de la force
ne serait pas celle de l'esprit. Quelle aventure! Finira-t-elle par
des aveux ? Le Loup, heureusement, n'attend pas qu'on l'ait convaincu.
Il contre-attaque, revient au présent, élargit le champ : "C'est donc
ton frère1452 ". Nouvel échec, l'Agneau répond : "Je n'en ai point 1453".
C'est radical, mais le Loup, cette fois, renonce au présent, au passé,
au cas particulier, il élargit le champ à tous les moutons de tous
les temps, au berger, aux chiens, et même, comme certain Lion, à un
"on". Plus d'onde, mais le "on-dit"! Plus de médisances passées ou
présentes. Voici le champ éternel des combats politiques sur lequel
tombe un "il faut1454" dont l'imposante vacuité rappelle le "Toute
chose est permise1455 " du Bachelier! Fin de la quête d'aventure! Pour
manger, le Loup s'installe dans la généralité maximale, dans la pureté
mortelle d'une nécessité abstraite. 11 se refait une virginité dans
l'universel. Dès lors, plus de "courant d'une onde pure", plus de
singularité
qui
désaltère,
plus
de
différences
Loup/Agneau,
Noir/Blanc, Bourreau/Victime. L'universel et aveuglant impératif,
c'est la nuit de la raison, le massacre de 1! altérité, les forêts
: la faux du "il faut" sonne deux fois "au fond des forêts 1456" quand
le Loup comprend que là seulement, loin des cas, des débats, et de
l'onde, en toute cohérence,
"Le Loup l'emporte 1457".
Quand il s'engage dans la logique de la Fourmi, s'il veut
maintenir sa position, le dominant doit choisir entre le plaisir du
pouvoir, et les autres plaisirs. Exigeant, le premier lui interdit
bientôt tous les autres, ou se les asservit, en fait des signes 1458.
S'il veut en jouir durablement, le dominant doit se concentrer sur
ce plaisir seul,
s'il
veut
en
devenir
1 ' ascète
paradoxal,
mais
jouir d'autres plaisirs, il doit presque renoncer à celui
1452.
î bid..# ver s 22.
1453.
1454.
Ibid., vers 23.
Ibid., vers .26.
1455.
La Clochette, Contes publiés dans les "Ouvrages de prose et de poésie ', vers 64.
1456.
1457.
Ibid., vers 27.
Ibid., vers 28. N'oublions pas la syllepse : l'emporter a aussi le sens de "l'emporter au jeu" (sens fréquent au XVIlème siècle).
1458.
Pour ce point, voir ensuite l'analyse de Le Lièvre et la Tortue.
8
du pouvoir, et n'utiliser sa position que pour se satisfaire : le Hibou
ne rit pas de ses Souris et le Cormoran ne prétend pas juger ses
Poissons * Alors que le Héron commente Tanches et Goujons, ces deux
oiseaux
mangent
et
maintiennent
leur
pouvoir
en
renouvelant
systématiquement leurs dominés ou leur méthode de prise. Ce sont
dominants
fort
redoutables,
"opiniâtreté1459" ,
fort
cohérents,
et,
par
leur
fort rares.
Le dominant, en effet, cherche son plaisir et le pouvoir
apporte, dans 1 ' instant, un plaisir intense1460 . Difficile et presque
aberrant d'y renoncer ! D'autant que ce plaisir ne paraît pas c omp
r orne 11 r e les autres, et que la contradiction n'éclate pas d5
emblée. C'est vrai pour la Fille, comme pour le Lièvre, qui peut, un
certain temps, sans éprouver les nuisances de sa politique, rire de
la Tortue et compter gagner la course. La Tortue "se hâte avec
lenteur". Pour le Lièvre, sa progression paraît aussi lente que, pour
la
Fille,
la
disparition
des
partis
d'importance.
Ces
deux
personnages ont du temps "de reste1461 " . L ' un et 1'autre parlent.
Ils se divertissent. Ils traitent leurs dominés, qui ne peuvent
répondre, "d'espèce" ou de "Commère1462" . Relation dissymétrique. Les
uns parlent, rient, se moquent, les autres sont muets, sérieux,
douloureux. Le silence des uns fait j ouir les autres, ceux qui s'en
croient solidement les maîtres. Oubliant le plaisir même de gagner
la course, le Lièvre ainsi "s'amuse à tout autre chose1463 " . Cet autre
chose, ce n' est pas "brouter", "se reposer", ou "écouter d' où vient
le vent". Il pourrait brouter ou se reposer après la victoire. Le
plaisir, c ' est de transformer,
le "dormir",
le "brouter" ou
15"autre chose" en signes. Ecouter le vent devient parole. Tous les
actes du Lièvre deviennent discours disant que la Tortue est incapable
d1 empêcher
fî f
l animal léger?? d'aller à sa fantaisie tandis qu1il la
force, lui, à s'échiner dans une absurde progression. Le Lièvre fait
1459. La Fontaine emploie ce mot à propos d'Âchi lie et du Prince de Conti. 11 évoque aussi leur "ferme résolution" de ne point céder".
Comparaison d'Alexandre, de César et de Monsieur le Prince, O.P., p.683.
1460.
Ce n'est pas un vain fantôme Que la g loi re
et la grandeur; Et Stuart en son royaume
Y court avec plus d'ardeur
Qu'un amant à sa maîtresse. A Mme la duchesse de BouilIon, O.D., p.672.
1461.
Le L i èvre et la Tortue,(VI,10),vers 17.
1462.
1463.
Ibid.,vers 6. Moins péjorati f qu'espèce, le mot est tout de même ici celui d'un supérieur.
Ibid., vers 27.
ainsi coup double. Il se plaît à rire de la Tortue(plaisir actuel),
et il se plaît par avance à la victoire (plaisir virtuel) . Il goûte
à la fois le plaisir de dominer et celui de gagner. Mais à goûter les
plaisirs du pouvoir, il s'enivre. Il s'aveugle. Il ne voit pas combien
la Tortue progresse, a touché "presque au bout de la carrière 1464".
Quand il le voit, c'est trop tard. Comme la Fille, et contrairement
au Loup, il se montre incapable, de renoncer aux plaisirs du pouvoir
pour l'emporter. Rire de la Tortue.
Coup de génie linguistique de
La Fontaine :
De quoi vous sert votre vitesse ? Moi
1 1 emporter ! et que serait-ce Si vous
portiez une maison1465 ?
S'il veut peser longtemps sur ses dominés, le dominant doit
éviter d'être "léger", lièvre en courant plusieurs à la fois... Entre
les plaisirs du pouvoir et les autres, entre "s'amuser à toute autre
chose" et la chose, il doit choisir, et touj ours s'obliger à des
renoncements.
"Que l'on est malheureux Quand on est si grand personnage 1466"
. Comment j ouir de soi quand on gère son pouvoir contre sa propre
nature, ce qui est inévitable, quand on est,
inconstant,
divers
1467
comme 1 ' homme,
"
i
Cette inconstance et cette diversité, parfois irritantes, sont
naturelles à 1'homme. Vouloir les nier c ' est perdre une richesse
essentielle
et
la
volupté,
mais
les
grands
1464.
Ibid., vers 29.
1465.
Ibid.,
1466.
mange".
A M. le Surintendant, O.D., p. 503.
1467.
La Clochette, Contes publiés dans les "Ouvrages de prose et de poésie, vers 1.
(VI, 10),
vers 33-35.
Pour
goûter
la
syllepse sur
1
"l emporter",
songer
personnages,
à
"Le
1
les
Loup l emporte et puis le
dominants, les Loups ont besoin d'être cohérents alors que les Loups
eux-mêmes ne le sont pas
:
Hê qui peut dire
Que pour le métier de mouton
Jamais aucun Loup ne soupire1468 ?
Si
Le
pour
Loup
veut
être
l'Agneau,
grand
danger
sa
position de pouvoir ! Mais dans la mesure où elle lui interdit de
vouloir, même un instant, être l'Agneau, qu'il est "malheureux 51 I
"Quiconque est Loup agisse en Loup1469! Le Loup, pourtant, ne le veut
pas toujours. Témoin certain, "rempli d'humanité1470"... Loup ou pas,
le dominant, comme chacun, est divers, ne peut pas ne pas l'être, et
sa position de pouvoir paraissant lui permettre d'exprimer sa
diversité, il désire lui donner libre cours, à la légère. D 1ailleurs,
même s'il se veut cohérent, même s1 il décide de jouir longtemps d?
une
11
impitoyable 301e1471", sa nature ne disparaît pas. Il réprime
sa diversité et son inconstance, mais elles peuvent le faire, à la
Perrette, "sauter", lui jouer des tours, troubler sa politique, la
rendre absurde. En témoigne, chez La Fontaine, mais pas chez Apulée,
la deuxième partie de Psyché.
E
)
Etude d'un cas
remarquable
:
les
incohérences
du tyran Amour.
"Il voulait la faire souffrir 33 ". .Amour, apparemment, a un
programme cohérent : des malheurs où il entraîne Psyché, il compte
tirer un "cruel plaisir1473", analogue à "1 ' impitoyable joie1474" de
l'Hirondelle. 11 paraît donc vouloir entrer dans la logique de La
Fourmi, et jouir de. son pouvoir. Ce qui l'intéresse, c'est d'observer
comment sa dominée va le subir. Aussi lui donne-t-il des ordres
précis, douloureux, dont il pense qu'ils contredisent ses volontés
: "je veux que tu souffres, mais je ne veux pas que tu meures; tu en
serais trop tôt quitte. Que si tu as dessein de m5 obliger,
de tes deux démons de soeurs;
pitié; sacrifie-les moi
venge-moi
n'écoute ni considération de sang ni
147t)
" . Dieu cruel, il exige le sacrifice de
ce qu1 aime la jeune fille, ou, plutôt, de ce qu'il croit qu'elle aime
1468.
Le Loup et le Renard, (XII,9), vers 6-8.
1471.
Le Loup devenu Berger, (111,3), vers 32.
Le Loup et les Bergers,(X,5), vers 1.
L'Araignée et l1H i ronde11e f(X,6)f vers 17.
1473.
1474.
Ibid., p. 192.
L'Araignée et l8 H i rondelle, (X,6), vers 17.
1469.
1470.
encore. Surtout, il décide d5 en faire l'esclave de sa mère Vénus qu
' il sait prête à tout pour la détruire : "Je n'ose seulement espérer
que vous me recevrez comme esclave," lui disait Psyché. "Ni mon
esclave non plus, repartit 1'Amour; c ' est de ma mère que tu 1 ' es
; j e te donne à elle1476". Psyché, tutoyée, désignée par des pronoms,
chosifiée, subsiste comme conscience douloureuse, condammnée à subir
un dominant qui dit chercher seulement le plaisir de la torturer.
Amour, cependant, oscille. Il ne finit pas sans changer de
langage : "Adieu Psyché : la brûlure que cette lame m'a faite ne me
permet pas de t ' entretenir plus longtemps 1477" . Sur presque tous
les points, cette phrase -subtil chef-d'oeuvre - altère les principes
des précédentes. A la j eune fille, le Dieu restitue son nom. Elle
33Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.P., p. 190.
redevient Psyché, la plus belle des mortelles. De plus, Cupidon ne
se pose plus comme suj et. C'est la "brûlure de lampe" qui 1'est, et
il subit 15 action. Enfin, il paraît regretter de ne pouvoir
"entretenir" ce qu'il voulait presque anéantir. Le discours devient
autre, s'altère. Amour s'écarte, et l'on sait que, pour La Fontaine,
qui
connaît
bien
le
clinamen.
le
moindre
écart
produit
d'imprévisibles tourbillons.
Avant ce discours, le texte a suggéré deux fois 1'incertitude
du dominant, si bien que les turbulences que 1'on vient de reconnaître
s'incrivent dans une série signifiante. Première turbulence : un
dominant, selon la Fourmi, doit veiller à tout1478, mais Amour se montre
peu soucieux du détail. Quand il laisse tomber Psyché près d'un
fleuve, comme "c'est 1'ordinaire des malheureux d' interpréter
toutes
sinistrement1479",
choses
elle
voit
là une cruauté
savante, le choix d'un dominant rigoureux. Fausse interprétation.
1475.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 193. Ce Dieu, qui dit "Adieu", parle comme Yahvé à Abraham.
1476.
1477.
Ibid.# p. 192 et 193.
Ibid., p.193.
1478.
Voi r L'Qeil du maître, On ne s avi se j ama î s de tout...
1479.
Ibid., p. 190.
1
Psyché est fort "éloignée de l'intention qu'avait eue l'Amour, à qui
cet endroit était venu fortuitement dans 1 'esprit, ou qui peut-être
l'avait laissé à la discrétion du Zéphire1480" . Seconde turbulence
: lorsque Psyché s'abaisse devant les Nymphes au point de leur baiser
les pieds, "cet abaissement excessif leur causa beaucoup de confusion
et de pitié. L'Amour même en fut touché plus que de pas une chose qui
fût arrivée à notre héroïne depuis sa disgrâce1481". Cupidon devrait
rire de la belle, comme il le fait quelques lignes plus loin, mais
il se laisse toucher. Dès lors, quand il tient un discours cruel.,
il paraît tenu par son discours. Loin de s'installer avec- cohérence
dans la logique de La' Fourmi, parce qu'il ne peut s'empêcher d'être
amour, il se prépare à faire "du noir, puis du blanc", d'une Psyché
blanche une Psyché noire, d ' une Psyché noire un Psyché blanche, puis
"encore autre chose "
:
une déesse1482 .
Par 1'intermédiaire d'une servante et d'une fée, Amour, qui 1'a
pourtant livrée à sa cruelle mère, vient quatre fois en aide à Psyché.
Il lui fait parvenir un baume qui guérit ses blessures. Il 1 ' aide
à endormir le dragon1483" . Il 1 ' aide à trier les graines1484 , et lui
donne les moyens de descendre aux Enfers. "Le fils de Vénus ne songeait
à autre chose qu'à tirer Psyché de tous ces dangers1485 . Ce sont
pourtant dangers où il l'a mise, et dont il espérait tirer un "cruel
plaisir".
On
ne
trouve
rien
de
tel
chez
Apulée 1486 .
1480.
Ibid., p.190.
1481.
Ibid., p. 192.
1482.
Cette alternance de couleurs n'apparaît pas dans l1oeuvre d'Apulée. Il témoigne, selon nous, de l'extrême unité de l'oeuvre
8
de La Fontaine, puisque cette alternance revient au début du Second Recueil(première et deux i ème fables) qu il ne tarde pas
à entreprendre après Psyché.
1483.
1484.
"Il lui commanda de dire à Psyché que le moyen d'endormir le monstre était de lui chanter quelques longs récits"... Ibid., p.233.
8
"Sitôt que l Amour le sût, il en envoya averti r la fée"...Ibid., p.239.
1485.
Ibid., P.238.
1486.
"Pour bien faire, il faut considérer mon ouvrage sans relation à ce qu'a f ai t Apulée, et ce qu' a f ai t Apulée sans relation
à mon livre, et là-dessus s'abandonner à son goût". Ibid., p. 124. La Fontaine suggère là une lecture possible, celle du goût,
qui serai t à la fois première et dernière : son oeuvre ne vaut pas par sa relation à Apulée. El le vaut pour elle-
Amour,
d5 abord, n1 y prétend pas imposer son pouvoir à Psyché, et en jouir.
Il ne lui commande pas de le venger de ses deux soeurs. Il ne la donne
pas comme esclave à Vénus. Il la quitte, et c'est tout : "quant à toi,
pour seule punition, je te quitterai". Et, en achevant de parler, il
s'envola à tire-d ' aile1487" . On ne le retrouve que beaucoup plus
tard, retenu par Vénus, et donc incapable d'aider Psyché 1488. Celle-ci,
comme chez La Fontaine parcourt le monde1489. Elle tente, vainement,
d'apitoyer Cérès et Junon, et se laisse saisir par Vénus qui se montre
plus féroce encore que chez La Fontaine : "Dès que Vénus l'aperçut,
ainsi livrée et offerte, elle partit d'un grand éclat de rire, comme
quelqu'un de violemment en colère1490". "Elle se précipite sur elle,
déchire ses vêtements en plusieurs endroits, lui assène de violents
soufflets qui la meurtrissent fort1491"... Elle lui Impose ensuite sa
série d'épreuves sans qu'Amour intervienne jamais. Comme le souligne
G. Michaut, chez La Fontaine, "c'est l'amour qui vient en secret au
secours de Psyché dans les épreuves qui lui sont imposées; et ce n'est
pas par une série de hasards, c'est par l'effet d'une volonté aimante,
que les fourmis et les pierres même de la tour donnent assistance et
conseil à la jeune femme. La puérilité du conte en est diminuée
d'autant1492". Nous ignorons ce que signifie la "puérilité du conte",
mais l'observation est exacte.' Chez Apulée, ce sont, par exemple,
les Fourmis qui décident de sauver Psyché :"une petite fourmi des
champs, mesurant la difficulté d'un tel travail, et saisie de pitié
pour la compagne d'un dieu puissant, autant
devant
la
cruauté
de
la.
que
d'horreur
belle-mère, s'affaire
activement à appeler et convoquer toute la troupe des fourmis du
voisinage : "Pitié, enfants agiles de la Terre, mère de toutes choses,
pitié et venez sans retard au secours de la femme de L'Amour". On
imagine combien l'auteur de La Colombe et la Fourmi ou de Le Corbeau,
même, ou pas du tout. La moite de la préface, cependant, est consacrée à cette "relation" et, voyageurs, comme Acante et ses
amis, nous pouvons bien la vouloir pour un de nos "guides".
1487. Apulée, L'Ane d'or, traduction de Pierre Grimai, collection folio, Gailimard, 1978, p. 131.
1488. "L'Amour, tout seul, au fond de la maison, enfermé dans une chambre isolée, était étroitement surveillé, en partie pour qu'il
n'aggravât pas sa blessure par ses imprudences, en partie pour qu'il ne pût rejoindre celle qu'il désirait".Ibid., p.143.
1489. Elle n'y rencontre pas le vieillard qui a su sauver sa fille du peuple des amants, et qui comprend qu'il ne doit pas agir de
même avec ses petites filles sauf à se transformer en tyran. La Fontaine, dans sa préface, souligne qu'il est l'inventeur de
ce épisode remarquable pour la problémat ique des relations de pouvoi r. Nous y revi endrons dans notre troi si ème pa r t i
e.
1490.
Ibid., p.141.
1491.
Ibid., p.142.
1492. G.Mîchaut, La Fontaine, Lïbrai rie Hachette, Paris, 1914, deuxième volume, p. 10.
la Gazelle, la Tortue et le Rat put apprécier cet épisode. 11 le
modifia pourtant, comme -tous les autres, ceux de la Tour, des
moutons, ou de la flagellation. Chez lui, aucun Aigle ne prend
l'initiative de sauver la belle du Dragon, c1 est Amour qui la sauve
par le pouvoir des récits1493 . Toutes ces modifications sont à lire
ensemble. Elles montrent, encore une fois, comment La Fontaine
réinterprète un auteur antique qui, sans doute, "n'y pensait guères",
en termes de relations de pouvoir.
"Tout est mystère dans 1 ' Amour1494", mais Psyché évoque surtout
le mystère de sa nature double : Amour est amour, mais il est aussi
tyran. "C ' est un empoisonneur, c ' est un incendiaire,/ Un tyran
qui de fers charge j eunes et vieux1495 ", mais c ' est aussi celui
qui " rend ses suj ers tous égaux1496",
et fait que
:
Les vrais amants doivent touj ours
Sous un maître commun vivre d'égale sorte :
Ou monarques ou dieux, n'entrez chez vos amours
Qu ' après avoir laissé vos grandeurs à la porte 1497
Quand Amour devient amoureux, il veut être à la fois le tyran
et 15 égal de celle qu'il aime. Comment faire ? Dans la première partie
de 1'histoire, telle que la conte La Fontaine, il trouve un compromis.
Il élève Psyché jusqu'à lui, la couvre de biens, et établit des
relations égaies1498 sauf
visibilité.
sur deux points
:
1'immortalité et
la
Sur ce second point, où la tension se concentre. Amour
1493.
Leçon lafontainienne typique : le "doux parler" permet autant que l'Aigle de contourner le Dragon.
1494.
L'Amour et la Folie, (XII, 14), vers 1.
1495.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, Q.Do , p. 138. On sait que, dès i épilogue du premier recueil, La Fontaine appel le assez
a
banalement (voir la riche note de Jean-Pierre Collinet), Amour, le "tyran de ma vie". Les Amours de Psyché et de Cupidon développe,
dans ses conséquences les plus f i nés, cette i dée. Rien de tel chez Apulée. On ne rencontre pas, par exemple dans l'oracle
1
1
de l auteur latin l équivalent du mot "tyran" ou du mot "pouvoi r" présent chez La Fontaine.
1496.
Adonis, O.P., p. 7.
1497.
1498.
Paphné,(I,6), O.P., p.374.
Insistons sur la conversation aux pages 150-154.
se justifie habilement. Cette inégalité serait, selon lui, prudente.
Le pouvoir qu'il conserve (voir -sans être vu) viserait au bien de
Psyché. Justification de tout "tyran149911 I Cela n'empêche pas Psyché
de désirer voir, de se sentir contrainte, d'estimer que son mari la
mène "à sa fantaisie". Peu à peu la logique d ' Oronte se transforme,
pour elle, en logique de La Fourmi1500 . Ses soeurs ne font qu'accélérer
cette prise de conscience. Amour, d'ailleurs, se trompe peut-être
lui-même. Peut-être est-il sincère dans sa volonté d'aider Psyché,
mais il ne sait pas qu'il cherche à la dominer1501. Il est amour. Il
aime, il ne voit pas qu'il est tyran, que son argumentation repose
sur du mépris. Comme il néglige de se mettre à la place de Psyché,
qu'il confond sa raison et la raison, ce Dieu - cet "étrange
maître1502", sans doute - est, sans "oeil du maître", un maître. Pendant
qu ' il dort, comme "notre ennemi, c ' est notre maître 1503 ", Psyché
se révolte.
Lorsqu'il surprend sa femme, Amour éclate. Plus question de
tendresse, ou de pédagogie ! Il exhibe simultanément son corps caché
et sa nature tyrannique. Les deux malgré lui. Il montre ce qu ' il
est, corps "plus beau qu ' aucune chose1504 "et dieu qui terrasse les
Hercules et n'a j amais eu d ' autres toupies que leurs coeurs 1505 .
Son corps, il le dérobe vite, et il accomplit durement ce qu
1
il avait
annoncé1506 . Plus de compromis. Amour n ' est plus amour. Il se donne
tout entier à la logique de la Fourmi. Mais peut-il se nier lui-même
? A vouloir se limiter au plaisir cruel, il s ' interdit
plaisir
1499.
d ' aimer,
"les
j eux,
les
ris,
le
la
On ne rencontre, chez Apulée, aucune tentative, de la part d'Amour, pour justifier son invisibilité. 11 est vrai que Psyché
ne demande pas à le voir. Tout ce qu'elle dési re, c'est de recevoi r ses soeurs. L'invisibili té, chez Apulée, n'est pas un
enjeu de pouvoi r.
1500.
Chez Apulée, on ne trouve r i en de comparable aux menaces que profère Amour (O.D., p. 158) pour le cas où Psyché chercherai
t à la voir.
1501.
Ses menaces, par la rupture de ton qu'el les provoquent, sont révélatrices de la logique qui anime Amour, largement à son insu.
1502.
Le L i on amoureux, (îV,1), vers 9.
1503.
Le Vieillard et l'Ane, (VI,8), vers 15.
1504.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 172.
1505.
Ibid., p.235.
1506.
"Ne me comptez plus pour ami dès le moment que vous m'aurez vu. Ibid., p.158.
danse15 " .
11 se
bride, Impossible de tenir cela longtemps. Amour
est amour, dieu des plaisirs, dieu avide des plaisirs. Psyché 1!émeut,
1 * attire..Il compatit, Il commence à 1 ? aider., Il 1 1 aide de plus
en plus. Dès lors, sa politique de dominant devient incohérente. Il
fait le contraire de ce qu'il devrait faire pour jouir d'un plaisir
cruel, mais, en laissant Psyché aux mains de sa mère, il fait aussi
le contraire de ce qui lui permettrait de jouir avec elle de plaisirs
égaux. "Bizarreries1508"! Agissant ainsi, il perd tout. Et l'amour, et
le plaisir du pouvoir. Heureusement pour lui,
Fille, il ne craint pas
l'afflige. Quant
à
1
' "insigne larron
à1
1
inverse de la
1509
". Aucun miroir ne
Psyché, après ses blessures, ou son changement de
couleur, il peut toujours la rétablir. Parce qu'il est dieu,
l'incohérence de sa politique se rattrape. Point de "malotru" à
i'horizon ! Amour a tout son temps pour comprendre qu'entre sa logique
1'échange amoureux un compromis est impossible, qu'ils
de pouvoir et
se mettent mutuellement en crise, que leur monstrueuse union, loin
d'engendrer la volupté, provoque force "bizarreries". Devrait-il
1'amour pour le pouvoir ? Devrait - il s'enfermer dans cette
unique, la mener à bout avec cohérence ? Ce serait renoncer
renoncer à
logique
à sa diversité, n'être pas amour, se détourner de sa "fin". Entreprise
que même un Dieu ne peut accomplir :
Il en faut revenir toujours à son destin,
C'est-à-dire à la loi par le Ciel établie. Parlez
au diable, employez la magie, Vous ne détournerez
nul être de sa fin1510.
1'inégalité
Aussi, accepte-t-il de renoncer à
des rapports,
à
la hiérarchie, aux interdits imposés par lui. Il était temps. Psyché,
déjà, était "noire", "dans une forêt", "au plus profond", "dans un
antre effoyable", "devant une caverne",
songeant
5
!
à
la mort
"si elle eût pu s envelopper de ténèbres, elle 1 aurait fait
1507.
La Jeune Veuve,(VI,21), vers 41.
1508.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 249.
1509.
La Fille,(VII,2), vers 67.
1510.
La Souris métamorphosée en Fi lie,(IX,7), vers 77-80.
151111
:
«
-
Position d5
477
Agneau à l'instant terminal I Mais, par la conversion
avouée d'Amour, à cette nuit, succède le jour. A la solitude,
1'échange, A l'oppression, puis aux larmes une
11
conversation de
baisers1512", qui, bien sûr, n'a rien "des conversations réglées, de
tout
ce
qui
sent
sa
conférence
académique 1513".
Conversation,
c'est-à-dire rapports égaux, divers, jouissifs, entre partenaires de
même rang et qui s'estiment. Les baisers ajoutent encore "quelque
chose de plus1514".
Dans Psyché, la Fontaine emploie et altère les inventions
d'Apulée en fonction de sa problématique des relations de pouvoir1515
: la seconde partie montre un dominant qui, ne pouvant détruire sa
nature, perd toute cohérence, et . doit, sauf à devenir fou, abandonner
sa logique de pouvoir. Rien de tel chez le latin, mais, chez La
Fontaine, les altérations que nous avons signalées font système et
le traitement du rôle de Vénus redoublent leurs effets de sens.
Dans L'Ane d'Or, la déesse s'acharne continuellement contre
Psyché, mais, par malchance, elle ne réussit guère. Lorsque Amour
reprend sa femme, Jupiter doit parler pour lui demander d ' accepter
: "Et toi, ma fille, ne sois pas trisce et ne redoute pas cette union
avec une mortelle pour la condition de ta noble maison. Je ferai en
sorte que ce mariage ne soit pas disproportionné, mais valable et
conforme au droit civillDl°" . Vénus ne répond rien. Apparemment, elle
se
soumet,
mais
sans
conversion
intime,
et
sans
enthousiasme
perceptible. La Fontaine a conçu tout autrement la fin de 1'aventure
: "Vénus
1511.
1512.
j étant
les yeux sur Psyché, ne sentit pas tout le plaisir
Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 249.
"Cette conversâti on de larmes devint conversation de baisers : je passe légèrement cet endroit". Ibid., p.252 Légèrement, en
8
cette conversation converge tout ce roman-conversation, où s'élabore l idée d'établi r des relations jouissives et sans pouvoi
1513.
r de type Fourmi.
Ibid., p. 127.
1514.
Ibid., p.214.
1515.
Elle est omniprésente dans Psyché. Rien ne l atteste plus que le complexe jeu de mi roi rs (évidemment absent chez Apulée)
par lequel J_ouis XIV, le roi absent de ses jardins, et Amour, ce tyran qui aurai t voulu que Psyché ne le/' ;yft/ pas, se réf
1
1
1516.
léch i ssent l ' un dans l autre.
Apulée, L'Ane d'Or, traduction Pierre Grimai, collection Folio, p.150.
-
478
-
et la
j
oie que sa
mouvement
de
j
alousie
lui
avait
promise.
Un
compassion
1'empêcha de jouir de sa vengeance et de la victoire qu'elle
remportait, si bien que, passant d'une extrémité en une autre, à la
manière des femmes, elle se mit à pleurer, releva elle-même notre
héroïne, puis 11 embrassa : "Je me rends, dit-elle, Psyché1517"* Et,
dans son enthousiasme, la déesse "voulut que notre héroïne couchât
avec elle cette nuit là1518". Pas df intervention autoritaire de
Jupiter, maïs une conversion de l'esprit. Celle-ci, cependant, ne
résulte pas d'une illumination religieuse ou d'un intelligence
nouvelle du bien et du mal. Vénus constate simplement que le plaisir
d1 avoir noirci Psyché n s est pas aussi intense que prévu, et renonce
pour cela à sa cruelle domination. On voit combien La Fontaine raisonne
en épicurien. Pour lui, la fin de Vénus, c'est dfobtenir le plaisir
et la j oie. Cette fin, dont rien ne saurait la détourner, n'empêche
pas la déesse d'être inconstante et, surtout, diverse. Inconstante,
elle 1 ' est évidemment ici, et cette inconstance est un effet de sa
diversité : Vénus est à la fois cruelle et compatissante, déesse j
alouse et femme tendre, et la déesse ne peut empêcher la femme
d'éprouver un mouvement de compassion. Comme Amour, Vénus est
naturellement double. Aussi, la logique de la Fourmi la contraint elle à se séparer d ' une part d ' elle-même. Loin de lui permettre
de dilater complètement son ego, et de j ouir de toute sa richesse,
elle la réduit à être déesse cruelle. Comment accepter une telle
mutilation
dès
qu'elle
devient
consciente
?
Comment
chercher
longtemps son plaisir, son seul plaisir, conformément à la logique
de la Fourmi, et s'interdire ce plaisir singulier d ' être avec
1'autre, de 1'embrasser, de dialoguer en toute égalité ? Comment ne
pas être sensible, quand on est Vénus, à 1 ' innocence et à la beauté
de Psyché ? Ces questions, que la déesse ne pouvait se poser à
1'origine, deviennent pressantes à mesure que le temps passe. Dans
1'instant, ou à très court terme, Vénus peut ne chercher qu'à écraser
sa dominée,
mais
le
temps
fait
éclater la
contradiction de
la
1517.
1518.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.P., p.255.
Ibid., p.255-256.
logique de la Fourmi, et rend sa gestion de plus en plus incohérente,
voire impossible» Alors qu'elle vise au plaisir seul du dominant,
cette logique tend à contredire sa nature, 11 empêchant de jouir, et
l'amenant à des comportements imprévisibles de lui-même-, et souvent
absurdes. On reconnaît ici 11 influence du "plus bel esprit de la
Grèce1519", selon qui le bonheur suppose l'absence de trouble : la
simple conscience de son insatisfaction trouble tellement Vénus
qu'elle ne jouit plus, et renonce, dans l'instant, aux plaisirs si
décevants du pouvoir» Un simple petit écart, encore une fois, provoque
les plus grands- effets. Vénus suggère même à Amour, qui .saisit
l'idée au vol, de demander pour Psyché "un brevet de déesse1520". Le
consentement de sa mère sera l'argument capital du fils pour
convaincre un Jupiter réticent d'accepter une innovation qui, mettant
à égalité les deux époux, devrait empêcher tout mélange entre relation
de pouvoir et relation d'amour. Délivré de ses désirs de dominer
Psyché, l'ayant acceptée dans ses différences constitutives, Amour
peut avec elle donner naissance à la Volupté.
Jupiter même, dominant des dominants, n'est pas exempt de
contradictions... S'il accepte Psyché, il craint un tel désordre
parmi les déesses que, dit - il, "il ne faudra plus que j e songe à
mon office de foudroyant1521 " . Pis encore, il craint de perdre une
part des bénéfices de la domination : "Dès que Psyché sera déesse,
il lui faudra des temples aussi bien qu5 aux autres. L'augmentation
de ce culte nous diminuera notre portion 1522 " . Ces arguments sont
si forts que, si Jupiter suivait effectivement la logique de la
Fourmi, il devrait s ' en tenir là, et refuser à Psyché tout "brevet
" . Il cède cependant, et le manifeste par un petit signe qui n ' est
pas sans rappeler celui d ' Oronte à la fin des
en
1672,
du
Songe
de
Vaux
1523
.
fragments,
publiés
Ce petit signe, ce geste
minimal, comme celui d'Oronte, produit de multiples merveilles, et
1519.
1520.
Ibid., p.258.
Ibid., p.256.
1521.
Ibid., p. 256.
1522.
1523.
Ibid., p.256.
1
"Il témoigna qu'il apportai t son consentement à l apothéose par une pet i te inclinat i on de tête qui
l'univers,
et
le
f i t
trembler
seulement
-
une
demi-heure.
480
-
ébranla
légèrement
Aussi tôt
témoigne, encore une fois, chez La Fontaine, d'une grande unité de
conception. Il manifeste que son Jupiter suit la logique d 1Oronte,
mais, que, poussé par les autres dieux, et par ses intérêts immédiats,
il est tenté par la logique de la Fourmi. On dirait qu'il oscille entre
les deux logiques. Tempête sous un crâne de dieu : il aimerait n'être
qu'un j ouisseur foudroyant, mais il sait se rendre aux raisons
d'autrui, trouver mauvais qu'on 1 ' ait convaincu, et, comme certain
Lion, "montrer ce qu'il est1524" . Si "souvent même il se perd1525", c
' est qu ' il est père »
Une fable illustre 1'incohérence Jupitérienne. C'est, au livre
VIII,
Jupiter et les Tonnerres
:
Jupiter voyant nos fautes,
Dit un j our du haut des airs :
Remplissons de nouveaux hôtes
Les cantons de 1'univers
Habités par cette race
Qui m'importune et me lasse.
Va-t'en, Mercure, aux Enfers :
Amène-moi la Furie
La plus cruelle des trois1526 .
Belle fermeté, mais Jupiter est Jupiter, créateur et père des
hommes. Loin de les massacrer, il envoie sa foudre sur les montagnes.
Incohérence ! Les avertissements de Jupiter ne servent même à rien
:
Notre engeance
Prit pied sur cette indulgence. Tout
1 ' Olympe s ' en plaignit1527.
Ces plaintes sont vaines. Jupiter ne change pas. Il se refuse, quoique
il en ait, à entrer méthodiquement dans la logique
l'Amour fi mettre les cygnes à son char"... Ibid., p.257.
88
de
la
Fourmi.
!
"Oronte lui-même sembla l approuver par un léger mouvement de tête.
1
11 se fi t ensui te un fort grand silence, les esprits étant demeurés comme suspendus dans l attente d*autres merveilles". Le
Songe de Vaux, O.P., p. 96.
1524.
Le Lion et le Rat, (11,11) vers 7-8.
1525.
Jupiter et les Tonnerres,(VIII,20), vers 61.
1526.
Ibid., vers 1-9.
1527.
Ibid., vers 42/44.
S ' il
le
faisait,
il
devrait
-
335
se
-
nier
lui-même,
et,
durablement
s1
:
oppose
son
à
créatures.
maître. L
pas
qu'un
aspiration
son
Sa
1
plus
aspiration
nature
de
" intervalle d
à
à
vouloir
voir
il
un
vivre
1
père
1
autre,
s oppose
1528 1
une nuit
'
ne
.
ordre
et
à
le
peut
parfait
multiplier
sa
ses
situation
de
suffit à faire éclater
la contradiction, et il ne choisit pas. C5 est à la fois du
noir
et
du
pouvoir,
qu
'
mais
lui
est
le
il
terrestres
croupe
sort
blanc.
Tout
peut
"*
Les
se
maître
vivent
1529
autre,
parmi
rois
à
la
permettre
immortel
"les
longue,
cette
des
qui
incohérence
Dieux.
dangers
même,
perdrait
qui
sont
Les
nous
son
parce
dominants
suivent
"arbitres
de
en
notre
1530
", mais mortels, s ' ils choisissent la logique de la
Fourmi,
jugent
souvent
nécessaire
de
la
suivre
jusqu'au
bout « Ils le doivent. Pour eux, c'est tout ou rien. Croyant
que
la
puissance
fait
tout,
il
châtient
immédiatement,
sans
laisser passer "1'intervalle d'une nuit" : "On a vu de tout
temps/ Plus de sots fauconniers que de rois indulgents 1531 " .
Cette
s5
dureté,
contre
ils
eux-mêmes,
1'incohérence.
manifester
venger
dans
politique
conduire
à
bons,
perdant
Ils
de
1532
sont
le
la
ils
la
pratiquent
plaisir
de
régner,
pratiquent
aussi
scrupules,
contre
leurs
1'instant
n'est
pas
.
Le
des
souci
1
d
incohérences.
une
et
risquant
souvent,
intérêts
touj
se
1!instant,
où
maintenir
auxquelles
souverain
F )
trouver
?
Grandes
échappe,
1533
la
par
entre
la
difficultés,
pour
".
agir
pour
bien
d'incohérences
Fourmi.
rois,
"fabricateur
|
A la recherche d'une improbable cohérence. Nos
précédentes
la
5
les
le
peut
bonté,
nécessaire
haut,
se
bonne
cohérence
cohérence
en
:
de
désir de tuer, la nécessité de prévoir et la volonté d
dans
sans
futurs
ours
immédiate
Partagé
cependant
ont
peu
propres
D'abord une
peu
à
à
qui
dégagé
suit
deux causes
la} logique
contradiction existe
analyses
entre
le
1528.
1529.
Ibid., vers 18.
Le Cygne et le Cuisinier,(I I I ,12), vers 20.
1530.
1531.
Jupiter et tes Tonnerres,(VIII,20),vers 15.
Le Milan, le Roi et le Chasseur, (XII,12),versi18-120.
1532.
Voi r te Lion de La Cour du Lion.
\
1533.
La Besace,(I,7), vers 31.
\|
de
La
désir
\
I
-
\
4 82
%
-
,
I &
h i/t/l I
dejouir du pouvoir et le dësïr de jouir, grâce au pouvoir, d'un
quelconque plaisir. C1est la difficulté qu'affronte le Loup qui veut
à la
fois parler et manger. Ensuite une contradiction existe entre
le désir de jouir grâce au pouvoir et le désir de jouir hors toute
relation de pouvoir. C'est la difficulté qu'affronte Amour qui veut
à la fois dominer et aimer Psyché, ou même Jupiter qui veut à la fois
dominer et aimer les hommes qu'il a créés. Ces deux contradictions
se ramènent fondamentalement
à une : qui veut dominer selon la logique
de la Fourmi prétend mener autrui "à sa fantaisie", mais le maintien
de cette domination impose de brider sa fantaisie. Ou bien, le
dominant va dans le sens de cette fantaisie, et il risque de se perdre
dans "du blanc, puis du noir" . Ou bien il la bride, mais son plaisir
est troublé34 . Cette solution, même, paraît difficile à mettre en
8
34Sur la découverte de ce trouble, voi r les vers d'Auguste dans C i nna (11,1), vers 371-376 : J ai souhai té l'empire, et j'y suis
parvenu;
8
Mais en le souhaitant, je ne l'ai pas connu : Dans sa possession, j'ai trouvé pour tous charmes 0'effroyables soucis, d éternelles alarmes,
Mille ennemis secrets, la mort à tous propos, Point de plaisir sans trouble, et j ama i s de repos.
oeuvre : au nom de quoi le dominant briderait - il sa fantaisie ? Une
fantaisie réglée serait-elle encore fantaisie ? Le dominant veut se
dilater. Il refuse les limites et ne souhaite entendre d'ordres de
personne, même pas de Dieu puisqu'il aspire, à la limite,
à être Dieu.
Dès qu'il occupe une position de pouvoir, ou son apparence, il croit
déj à qu'il 1'est. Chez Corneille, quand Auguste dit "Je suis maître
de moi comme de 1'univers". Il aj oute "je Le suis, j e veux l'être35
", mais la Tortue de la Fontaine est plus rapide quand on 1'acclame
: vous pensez que j e suis la Reine, donc "Vraiment oui, j e la suis
en effet36" . Le dominant, ainsi, perd souvent toute prudence. Il ne
se contrôle plus lui-même. Il se croit vite Phénix, ouvre largement
le champ à ses contradictions, risque la confusion,
Une
coalition de
1!autre
et
5
s
dominants
unifieraient
qui
se
tombe.
contrôleraient
dans "\ un
"on"
1 5 un
collectif\
pourrait
peut-être échapper à ses incohérences. Ce serait le rêve d'un pouvoir
aristocratique dont Machiavel souligne effectivement les vertus
quand il s'agit de durer, . Les Dieux, en corps, n'ont pas comme
Jupiter des scrupules pour châtier les hommes1^ * Le "On" qui crie
?!
Haro sur le Baudet", pris dans un seul élan, oublie toute morale.
Le Lion et Alexandre dans une sorte d'équilibre de la terreur unifient
leurs politiques1538 . Les Frères de Catalogne, parviennent ensemble,
à mener longtemps une politique cohérente. A ces exemples, on
opposerait aisément les Vautours qui, pour un chien mort, se firent
la guerre, les deux plaideurs qui perdent 1'huître ensemble, ou même
Joconde et Le roi de Lombardie qui se font berner quand ils croyaient
dominer
certaine
pucelle.
Les
coalitions
peuvent
un
temps
fonctionner, mais les proj ets contradictoires des uns et autres, et
toutes les contradictions qu!implique la logique
les
empêchent
Fontaine,
de
remédier,
chez
de
la
Fourmi,
La
à 1 ' incohérence potentielle des dominants^^^^ _____^
La Fontaine n1envisage guère le contrôle hiérarchique : un
dominant est contrôlé par un autre dominant qui est lui-même contrôlé
par un dominant de rang supérieur. Ce système où le pouvoir se dilue
en de multiples instances qui se surveillent existe auj ourd'hui dans
la plupart des entreprises et des Etats. Pas un ouvrage actuel sur
1'organisation du pouvoir dans les structures sociales qui n '
envisage cette forme,
pour nous,
courante de contrôle1539 .
Chez La Fontaine, on ne rerïé-dhtre rlêQj&e tel. Ce qu'il évoque
le plus souvent ce sont des micro-pouvoirs, d'enjeu local, assez
rarement politique, et qui forment un système dans
1537.
1538.
lequel
le
Jupiter et les Tonnerres,(VIII, 20), vers 58.
Qu'eût-i1 fai t ? c'eût été Lion contre Lion; Et le proverbe
di t : Corsai res à Corsai res
1
1539.
L 'un 1'autre s attaquant, ne font pas leurs affai res. Tribut envoyé par les animaux à Alexandre,(IV,12), vers 72-74.
Ci tons
par
exemple
Le Pouvoi r
dans
les
relations
quot idi ennes
de
Jean-Loui s
Mul1er
aux
Editions d'Organisation, 1988.
dominant
seul,
est
maître.
Ou
alors,
La
Corne i l le médi te ici sur des thèmes vo i s i ns de ceux que nous explorons chez La Fontaine. Auguste cherche pour assurer la durée
une cohérence qui ne saurai t être celle de la conquête.
35Cinna, (V,3), vers 1696-1697.
36La Tortue et les Deux Canards(X,2), vers 27,
Fontaine évoque des dominants considérables, rois, princes, ou dieux
qui ne rendent de comptes qu'à eux-mêmes et sont, de ce point de vue,
homologues à la Fourmi, à certains maris, ou à certaine dame au petit
matin1540 . Le Léopard est ainsi seul maître de ses terres, comme Le
Lion, ou comme Vénus.
3ue
P.-'-113
Court
Kafka
1
n
apparaissent
Fontaine. On apprend certes que Vénus a - des "satellites
chez
La
1541
". Le Vieil
de la Montagne des soldats, le Maître trois "forts paillards1542", et
les
Lions
des
prévôts
et
des
courtisans,
mais
ces
multiples
personnages sont rarement envisagés comme sujets de relations de
pouvoir. L1 accent n'est pas mis sur les "fort paillards" qui battent
le paysan pour le seigneur. On ne saura jamais comment ils gèrent le
pouvoir qui leur est remis, et dans quelle mesure ils en profitent,
ou le détournent. La Fontaine ne nous explique pas les stratégies de
ces dominants en second qui, subissant le contrôle de leurs maîtres,
en reçoivent une cohérence. En matière de pouvoir politique, en
particulier, il s'intéresse assez peu aux multiples " échelons
intermédiaires et s'occupe essentiellement des deux bouts de la
chaîne, du seigneur et du paysan, du dominant ultime et de son dominé1543
. Il pense la relation de pouvoir comme relation entre deux partenaires
définis (du type Cigale/ Fourmi) où le dominant tente d'obtenir une
maîtrise complète de son dominé. Comme il envisage le politique à
partir de cette forme de relation et non 1 inverse, comme il se soucie
-
davantage des tactiques individuelles que des proj ets globaux, cette
conception a contribué à lui rendre opaque 1 1 entreprise historique
de la monarchie.
Celle-ci cherchait à centraliser le pouvoir tout en multipliant
les
échelons
intermédiaires.
Elle
a
accéléré
ainsi
le
1540.
Voir par exemple, la fin très remarquable de Le Gascon puni, Contes et Nouvel les,11.
1541.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.P., p. 194.
1542.
Conte d'un paysan qui avait offensé son seigneur. Contes et nouvel les,I, vers 68.
1543.
Peux exceptions remarquables : Le Berger et le Roi et Les Peux Mulets. Le Berger est un intermédiai re pour le Roi. Le Mulet
chargé d'or est un intermédiaire pour le Fisc, qui est lui-même un un outil et une métonymie du plus haut domi nant poli t i
que.
-
mouvement
vers
une
485
-
■
d !Etat
forme
anonyme,
monstrueusement froid pour certains modernes, et organisé une vaste
administration
hiérarchisés,
où
et
les
pouvoirs
centralisés.
sont
Ce
à
la
système,
fois
dont
démultipliés,
Colbert
après
Richelieu et Mazarin, mettaient en place les premiers éléments, La
Fontaine semble l'avoir méconnu. S1il est un penseur politique dans
la mesure où il pense des rapports politiques, s'il esquisse même une
idée de 1 ' Etat37 , il n'expose pas une pensée de l'administration
et
de
son
système,
et
il
focalise
son
intérêt
sur
1
'
hyper-personnalisation de toute grandeur en la personne de Louis XIV,
qui, avec le développement de 1 ' administration et en relation avec
lui, est alors le phénomène politique majeur. Entre l'Etat et le
potentat, fasciné par le potentat, La Fontaine ne sait guère penser
les échelons intermédiaires -ou même une autre rime38 - et il passe,
probablement, ainsi à côté d'une conception moderne de 1'Erat. Il nous
paraît que sa vision précitée des relations de pouvoir39 n'y est pas
étrangère.
Ainsi
s'explique peut-être
son porte à
avec les . évolutions politiques de son temps.
8
faux
Il semble d'une
37Voir Les Membres et l Estomac, (vers52), et la lettre A M. le Surintendant, O.P., p.503.
38A propos de Stuart :"Il gouverne son Etat/En habile potentat". A madame la duchesse de BouilIon, O.P., p.672.
39P i f f i c ile de dire si cette v i s i on a été condi ti onnée par ses goûts li ttérai res pour des genres et des textes, p resque
toujours fort anciens, qui la véhiculaient ( le conte, la fable), ou si cette vision a contribué à son goût pour ces genres.
-
338
-
\ autre époque que la sienne, à la fois antérieure - quand l'Etat
moderne n'avait pas remplacé les clientèles - , et postérieure quand on entreprend la critique de l'Etat, ou même, quand on traque,
à la suite de Foucault, de Baudrillard et de tant de penseurs, le
pouvoir en tous lieux, en toute relation, dans les relations Cigale/
Fourmi, Corbeau/Renard, homme/ femme, mère/fils . . . Chez lui, le
dominant qui suit la logique de la Fourmi n ' est pas un administratif
qui délègue une part de son pouvoir ou qui reçoit la sienne par
délégation d■autrui. Le Léopard préfère dormir que déléguer son
pouvoir au Renard, et il refuse les ordres du Lion, ou même leur
éventualité. C ' est que le dominant vise à se réserver tout
pouvoir.
Ses valets et
le
même ses conseillers sont pour lui des exécutants, et il refuse tout
supérieur.
La
Fontaine,
à
il
consièdre
le
quand
Fourmi,
efface
Dieu
la
suite
point
15
de
de
de
vue
des
ou
selon
1 ?
Il
emploient 40 , mais La Fourmi écrase la Cigale sous un
Chèvre,
Le
tandis
l'Agneau,
compris
n'est
Lion,
que
non
que
pas
ce
Loup
renonce
le
par
mieux
un
sous
même
scrupule
valait
outil
de
s1
ciel,
à
manger.
domination,
la
vide le Ciel de tg^
la
mais
Quand
certain
empare
démontrer
religieux,
le
même
y
Rat,
vide.
ou
la
seulement
ciel
Lions,
Hohbes,
inscrit
11
certains
de
dominants
politique1547!.
espace
lorsque
Machiavel
la
faute
de
pour
la
logique
de
avoir
transcendance
de
la
Fourmi
Ses dominants refusent
tout contrôle par en haut, et ne peuvent donc en recevoir quelque
principe de cohérence.
Ils ne peuvent pas davantage en recevoir par en bas, par leurs
dominés qu'ils nient. Même si certains - pigeons -leur rendent parfois
une cohérence inattendue, ce n ' est j amais intention consciente.
Ce serait trop absurde. Subissant les effets de la logique de la
Fourmi, les dominés, y compris les imbéciles Grenouilles, souhaitent
fuir leurs dominants. En toute occasion, ils tentent d'exploiter leurs
incohérences
pour
s
'
en
défaire,
ou
il les
souffrent,
dans
l'impuissance, sans être â même de les corriger puisque les grands
se soucient peu des petits qui souffrent leurs sottises 1^'.
j
Suspendu sous un ciel vide en dessus de ses dominés prêts à rire
de sa chute, le dominant selon la logique de la Fourmi n'a donc que
lui pour trouver une cohérence. Grand vertige î On pense à la Tortue
portée par deux Canards dans le ciel, un ciel touristique, sans
transcendance... "Vous verrez
Maint
1547.
royaume,
Ce
n"
"Corne
est
les
pas
D
le
i
cas,
eux
Chasseur, (XÏI, 1 2 ) , vers
1549.
quand
sont
mainte
maint peuple
i
l
bons,
consei
l
Is
veut
i
le
aux
que
Rois
J
les
&-2.
Hélas! On voi t que de tout temps
Les
petits
ont
pâti
des
une
Rois/
république,/ \
1550
".., lui promettait-on.
po
l
le
soient
i
t
i
que
aussi".
favorable
Le
à
Milan,
leurs
le
dominés.
Roi
et
le
I
sottises
des
grands,
19-20.
lies
deux
Taureaux
et
une
Grenouille
(11,4),
vers
!
Vrai catalogue quand la Tortue se soucie peu de 'distinguer les moeurs!
Elle n'est pas anthropologue... Sa joie, c'est de dominer1551 la masse
indistincte, le "on" qui applaudit "la Reine des Tortues b52fî , Quand
elle entend ces acclamations, elle est seule, ce qu'elle avait
souhaité, au dessus de tous, ce qu'elle avait aussi souhaité* Point
de conseiller. Point de supérieur, Dès lors, croyant fondé un pouvoir
qui repose pourtant sur du vide1553, elle agit "à sa fantaisie". Puisque
sa fantaisie est à la fois de voyager par en haut et d'imposer d'en
haut sa parole au peuple, elle parle, et tombe comme un fromage, puis
crève comme une Grenouille : "Elle crève au pieds des regardants 1554"*
Grand manque de cohérence! Elle n'aurait pas dû mêler plaisir du
pouvoir (illusoire ici), et plaisir du voyage(douteux).
Quand il est plus solide que la Tortue, le dominant peut tenter
d'échapper aux nécessités d'une gestion cohérente par la fuite en
avant. Il cherche à jouir toujours plus , ailleurs, avec d'autres
dominés d'un pouvoir touj ours plus terrible. Il ne gère pas. Il va,
vient, vainc, et part vaincre, laissant derrière lui une légende. De
cette
méthode,
Alexandre,
depuis
Plutarque,
offre
1'exemple
saisissant, et La Fontaine qui a beaucoup médité sur son casb55,f
compare à César et à monsieur le Prince
40Voir
Les Animaux malades de la Peste (vers
16
J
, La Cour du L i on, (vers
-
340
2),
-
le
:
8
Le Rat qui s est reti ré du monde, (VI1 , 3 ) , vers
29.
Il faut, dis-je, regarder comme leur, carrière s'est
achevée. Alexandre a soutenu jusqu'au bout ce surnaturel
et ce divin qui le distingue des autres hommes. Notre monde
est à la. fin trop petit pour le contenir. On lui dit qu'il
y en a d5 autres ;
cela
le
fait
soupirer
de
ce
qu'il n'était pas encore le maître de
celui-ci. Il n'y a pas moins df excès dans sa colère que
dans les marques de son amour. Il tue son ami, et fait bâtir
1550.
La Tortue et les Deux Canards, (X,2), vers 10-11.
1551.
Une fois de plus, chez La Fontaine, le dés i r de l* ailleurs masque un dés i r de pouvoi r. Pas de plus bel le illustrât ion
1
que le propos du Pigeon voyageur : "Je di rai : J étais là; tel le chose m'avint"...
1552.
Ibid., vers 26.
1553.
1554.
Cela c'est le manque de vigilance dont nous pari ions précédemment.
La Tortue et les Deux Canards, (X,2), vers 31. Vo i r La Grenoui l le qui se veut f ai re aussi grosse que le Boeuf (vers 10).
!
Nous croyons que depuis cette fable, La Fontaine n a jamais réemployé ce verbe "crever". Subtil effet d'écho!
1555.
Un fils de Jupiter, un certain Alexandre,
Ne voulant rien laisser de libre sous les c i eux, Commandai t que
sans plus attendre,
Tout peuple à ses pieds s'allât rendre.(Tribut envoyé par les animaux à Alexandre,(IV,12), vers 6-9.) Voilà le programme "Fourmi"
du héros.
une ville à la mémoire de son cheval, 11 est vrai que le
meurtre de cet ami se peut excuser (...) On voit en mille
autres actions qu'il porte tout dans 1 ' excès. Il fit
brûler le palais des rois de Perse sur la proposition qu 5
en avait faite une courtisane, et prit cette résolution
dans la chaleur d'un repas, sans considérer davantage
Persépolis. Quelques-uns de nos débauchés en ont fait
autrefois autant à 1'Echelle du Temple. Les provinces
entières sont ses présents. D'un jardinier il en fait un
roi. Il tâche à se persuader à lui-même qu'il est fils de
Jupiter1556" . . .
Cet Alexandre-là paraît "parent de Caligula1557" . Malgré le chaos
de ses ordres contradictoires, il n'est pas incohérent. Grande
cohérence au contraire dans ses objectifs : 1 il ne cherche qu ' à j ouir
du plaisir du pouvoir. Un problème aussitôt : comment maintenir et
renouveler ce plaisir avec ceux qu'il domine déjà ? Solution :
Alexandre multiplie les nouvelles conquêtes 15138. Du coup, il escamote
la gestion. Il ne cherche pas à maintenir son pouvoir, à le faire durer.
Pour lui, le temps, émietté, est pure succession d'instants de
triomphe, de commandements urgents, d'impératifs "Dansez maintenant"
dont il tire, chaque fois, plaisir. Plaisir de bâtir pour un cheval.
Puis plaisir de brûler Persépolis. Puis autre chose encore... Cette
politique, vraie fuite en ava"t, exige une énergie extrême 1559 , presque
surhumaine, et n ' aboutit j amais à une satisfaction sereine, mais
Alexandre ne s'en plaint pas, puisqu 1il désire. 1'intensité et
1'éternité par flashs. Qu'est sa vie sinon danse sanglante au-dessus
du vide, bondissèments d'instant en d'instant, prodiges, passages ?
En
pleines
conquêtes,
tout conquis, fasciné par 1
immortel pour les hommes,
malheureux
1
de
n'avoir
pas
infinité du monde, admirable et fou,
Il meurt.
Alexandre domine peu de temps. La Fourmi domine moins de temps
8
1556.
Comparaison d Alexandre, de César et de Monsieur le Prince, O.D., p.690.
1557.
La Cour du Lion, (VII,6), vers 27.
1558.
"Qui
l'obligea de passer aux Indes, qu'une ambition insatiable" ? Comparaison d'Alexandre, de César et de Monsieur le Prince,
p.687.
1559.,J'0 Athéniens,
pourriez-vous bien croire combien de travaux
j'endure pour être loué de vous ?|'Ibid., p. 684.
encore, le temps d'un mot, ou plutôt de deux mots : "Dansez
maintenant". La Cigale ensuite peut partir, chercher ailleurs,
mourir, la Fourmi s'en moque. Elle voulait seulement, un instant, lui
imposer ces deux mots, 11 empêcher de répondre, rire d'elle. Elle a
goûté, en un temps minimum, un plaisir maximum, sans trouble. Instant
parfait! Pourquoi s'embarrasser d'une longue gestion qui provoquerait
des troubles,
conduirait à des incohérences ?
La Fourmi n ' est pas Alexandre. Elle n'a pas voulu conquérir
la Cigale par "ambition". Rien qu'elle veuille en humilier d'autres.
L'occasion s
1
est présentée. Elle 1 'a saisie. Fin de 1'histoire !
Alexandre serait une Fourmi qui voudrait rentrouver indéfiniment son
plaisir. D ' un "dansez maintenant 'V il passe à un autre, puis à un
autre. . . Il voyage. Il fait ainsi le tour d'une partie du monde quand
la Fourmi reste chez elle...
A 1 'autre bout des Fables, le Hibou ne cherche pas 1 'intensité
: il "tronque" les Souris, . pour manger durablement "à sa commodité".
Programme clair. Méthode adéquate > C'est cohérent, mais différent
du choix qu'opère la Fourmi. Ce Hibou ne veut pas j ouir du pouvoir.
Il 1'utilise pour satisfaire, à long terme et régulièrement, un désir
particulier : sa faim. Sa cohérence implique une extrême réduction
de sa fantaisie. Il est ■ le méthodique oiseau d'une seule fin ! Quand
il mutile les Souris, il se mutile aussi. Il s'enferme, dans son trou,
dans une "triste et sombre retraite" où, veillant à ses Souris, il
construit des ra i s onnement s parfaits, et impitoyables. Maniaque
de la règle, haïssant les pertes, strictement rationnel, mécanique
et prouvant pourtant qu ' il n ' est pas une machine 1560 , ce Hibou
' est
pas
un
"papillon" .
Il
n ' est
ni
inconstant,
!
n
ni
1560. C'est là une des grandes ironies du texte. Ce H i bou, en tant qu animal, sert à montrer que les animaux ne sont pas des "-ressorts
quand lui même, en tant que dominant, fonctionne comme un admirable ressort.
divers.
Jusqu'à l'intervention des hommes,
histoire un pouvoir sur des Souris qui,
81
il maintient sans
faute de pattes,
ne
dansent plus:
Il sait vaincre, régner, maintenir son ouvrage
détruise qui donc en aura le pouvoir1561
: Le
Ces deux fables placées aux deux extrémités de 1'ensemble publié
en 1678-79 renvoient explicitement l'une à 1 ' autre1562 . Elles
présentent les deux modèles de dominants cohérents: la Fourmi, en
choisissant de jouir du pur plaisir de dominer, connaît un instant
de jouissance maximum et supprime ainsi la gestion. Le Hibou en
choisissant d'employer au mieux son pouvoir pour manger, renonce au
plaisir du pouvoir, expurge de lui tout désir fantaisiste, se réduit
à n'être qu'un estomac astucieux, un "triste oiseau", hors du monde
et, surtout, hors du temps. Les deux dominants cherchent, par des
moyens opposés, à échapper au temps, aux contradictions qu'il apporte:
la Fourmi réduit la-durée de son pouvoir à presque rien, le Hibou
immobilise le temps. Ils évacuent ainsi tout problème de gestion, et
peuvent se croire "Vainqueurs du temps et de la Parque".
Le dominant a le choix entre leurs deux voies dès qu'il choisit
d'imposer à autrui, contre son gré, ses propres volontés. Tous les
mélanges
aboutissent
à
des
incohérences,
dangereuses
potentiellement. Mais il n'y a guère que des mélanges comme le
montrent, entre Fourmi et Hibou, 1'"ample comédie^ Qui a goûté une
fois au plaisir du pouvoir, le plus souvent, veut le maintenir et y
goûter encore. Qui se trouve dans la position du Hibou voudrait
s'amuser un peu...
Modèles, la Fourmi et le Hibou ne semblent pas être inconstants,
divers, faibles avec eux-mêmes et se flattant, comme
les dominants
1561.
Galerie historique des conquêtes de Louis XIV, O.P.,p. 741.
1562.
Nous avons déjà signalé "Vivres et grains pour subsister" au vers 27 de Les Souris et le Chat-Huant. Cette architecture, La Fontaine
8
!
8
ne l a pas conçue d emblée. Sa nécessité s est probablement imposée à lui dans les années 1670-1678 à mesure que progressai t
son travai l, et que le temps, dans son oeuvre, devenai t une d i mens i on plus importance;. (Les principales fables sur le
8
temps, à part La Jeune Veuve, (à l extrême fin du premî er/rejdel l ) sont dans le second recuei l : Le Héron - La Fille, La
Mort et le Mourant, Les Deux '•Prjébns, Le Viei l lard et les Trois Jeunes Hommes...)
-
342
-
communs.
On ne les
"amuse"
pas par des
"songes1563". Ils ne s1 amusent pas "à tout autre chose1b64" qu1 à ce
qu'ils font. Pas trace de vanité chez eux. Contrairement à ce qu1 on
peut attendre de qui cherche à mener autrui "à sa fantaisie", ce sont
gens qui brident leur fantaisie, refusent de "s'outrer", refusent de
mettre "à fin1565 ", tous leurs désirs, et s1 imposent une discipline
de tempérance.
Leur cohérence en résulte.
La tempérance, n'en a pas qui veut. Les dominants moins que
d'autres: "La modération est une vertu de particulier et
de philosophe,
2.3*3
1366'''
et non point de Majesté ni d'Altesse
La tempérance.
A )
Rien de trop
: pouvoir et excès.
Il y a, dans les Fables, un texte qui n'est pas une fable,
pas même un conte, et dans lequel on trouve pourtant les animaux, les
plantes, les hommes, et une "morale" . Ce texte incongru,
livre IX,
Rien de trop
c'est au
:
Je ne vois point de créature Se
comporter modérément. Il est
certain tempérament Que le
maître de la nature
Veut que 1'on garde en tout. Le fait - on ? Nullement. . . Rien
de trop est un point
Dont on parle sans cesse, et qu ' on n ' observe point 1567 .
Cet
étrange
texte,
tout
en
zigzags,
et
qui
exhibe
son
inefficacité, pourrait passer pour inutile parole "en trop". Au livre
VIII, Les Deux Chiens et 1'Ane mort ne faisaient -ils pas même constat
que lui ? Serait-ce une vaine redite ? Rien de trop, pourtant, a son
rôle entre les fables 10 et 12 : j la première montre 1'efficacité
d ' un discours séducteur ( celui du Chien maigre) et la sottise d'un
Loup trop tempérant dans 15 immédiat ; la seconde montre un Cierge qui
n ' a pas
lu Rien de trop,
et qui se j ette dans un feu comme
1563.
Voir Les Obsèques de la Lionne,(VI11,14), vers 52.
1564.
Voir Le Lièvre et la Tortue, (VI,10), vers 27.
1565.
Les Deux Chiens et l A he mort, (VIII,25), vers 34 et 49.
1566.
Comparaison d'Alexandre, de César et de Monsieur le Prince, O.P., p.692.
1567.
Rien de trop, (IX,11), vers 1-5 et vers 27-28.
a :
Empédocle dans l'Etna1568. Rien de trop vaut aussi, par un double effet
d3abyme: i 1 inutilité de son discours "par raison" fait sens dans le
Livre IX1569 et, simultanément, la brièveté du texte, son ordre, sa
maîtrise, son insistance finale sur le "point", illustrent une volonté
de ne pas en faire "trop", La Fontaine sait bien son "métier 1570". La
réussite esthétique apporte un utile contrepoint à 141 échec avoué du
discours par raison.
De Horace à Boileau, la leçon est toute classique. Alors que les
créatures s1 abandonnent volontiers aux excès, le bon écrivain, ..par
un travail conscient, ne doit pas trop en dire. "Qui ne sait se borner
ne sut jamais écrire1571". Mieux même "Loin d 1 épuiser une matière,/On
n'en doit prendre que la fleur42"... Cela n'implique pas qu'il faille
devenir sec. Un auteur trop concis rend ses textes trop durs. Entre
des exigences opposées, entre un penchant pour l'abondance, et la
volonté d'être court, entre le goût pour l'ornement, et la nécessité
de ne pas brouiller le message, l'écrivain doit trouver un- équilibre,
41Boileau, L'Art poétique, chant I, vers 63.
42Epilogue du premier REcueil, vers 3-4.
ou, plus exactement, comme Socrate, et pour parler comme La Fontaine,
un " tempérament1573 ".
En littérature comme en toute chose, pas de tempérance, pas
1
de
8
1568.
Voir, dans Rien de trop, "l homme a le plus de pente/ Â se porter dedans l excès"...
1569.
On connaît les derniers vers de Le Dépositaire infidèle: "Quand l'absurde est outré, l'on lui fait trop d'honneur/ De vouloir
par raison combattre son erreur".(IX,1,vers 89-90.) Tout le livre IX cherche d'autres moyens, pour combattre l'erreur (outrée)
que le discours par raison. Le discours, par raison, du type "Rien de trop" fait spectaculai rement la preuve de son inefficacité.
Grande leçon. La Fable, comme séducteur, qui par les chemins du mensonge mène à la véri té, y gagne en légitimité.
Ne pas confondre discours "par raison" (qui fait appel à la raison même) et discours "par raisons" qui accumule les arguments,
éventuellement discutables. Voi r Les Poissons et le Berger qui joue de la flûte . C'est une erreur classique de dominant, nous
1570.
l'avons vu, que de croi re que son discours par raisons est discours par raison (Voir L'Homme et la Couleuvre,X,1).
Voi r Le Loup et le Chien maigre, dernier vers.
1573.
Préface du premier Reçueil, p. 6.
1574.
Pour "tempérance", voi r Le Ch i en qui porte à son cou le dîné de son Maître, (VI11,7), vers 11. Pour "modération", voi r Comparaison
d'Alexandre, de César et de Monsieur le Prince, 1684, O.D.,p.692. Pour "mesure", voir Le Corbeau voulant imiter l'Aigle,(II,16),
3
vers 23. Tempérance a un doma î ne d'applîcation plus étroit que les deux autres mots. Pour Furetière c est la "vertu cardinale
qui règle et br î de nos appétî ts sensuels et particulîèrement ceux qui nous portent au vin et aux femmes". La modération, et
la mesure ne se cantonnent pas, quant à elles, aux appétî ts sensuels. C'est a i ns î que La Fontaine emploie "modération" à
propos des grands et des altesses. Ce qui nous f ai t pourtant utîlîser le terme tempérance, c'est le mot "tempérament",
f ai t que La Fontaine,
modération,
dans Le Chien qui
pas
de
porte à son cou
mesure1574
le
le dîné de son
sans
tempérament,
mais
pas de tempérament sans contradiction quand la cohérence en suppose
le manque. La cohérence est accord quand la tempérance est équilibre.
La cohérence est logique, quand la tempérance est pratique. La
cohérence est ou n'est pas, quand la tempérance a des contours flous,
variables, et qu'on ne saurait reconnaître qu'a posteriori. Vertu
cardinale pour Saint Thomas d'Aquin, la tempérance peut corriger
l'incohérence, la rendre vivable. On comprend donc qu'elle soit fort
utile au dominant qui veut "maintenir1575" son pouvoir.
Le problème, pour qui suit la logique de la Fourmi, comme
Alexandre, c'est que l'intempérance est tentante et immédiatement
possible. Il est significatif que les personnages qu'énumère Rien de
trop soient tous personnages placés, par Dieu, en position de dominer.
Le blé domine les guérets, les moutons l'herbe, les loups des moutons,
et l'homme enfin tous les êtres. Chacun, n'écoutant que lui-même,
profite d'une situation favorable et ne calcule pas qu'à trop détruire
autrui, on se détruit. Comme aucun contrat -ne paraît possible entre
ces tyrans et leurs dominés, le blé, les moutons, les loups et l'Homme,
amènent le "maître de la nature", qui veut sauver la création, à leur
opposer plus fort qu'eux. Ainsi le pouvoir amène l'intempérance,
l'intempérance amène le pouvoir. Parce qu'elles dominent, certaines
créatures
deviennent
ou
se
révèlent
intempérantes,
mais
leur
intempérance suscite, pour elles, de redoutables dominants. Cela fait
cercle. Les loups tuent trop de moutons. Les hommes tuent trop de Loups
: "Les humains abusèrent/ A leur tour des ordres divins". "C'est par
là que de Loups 1 ' Angleterre est déserte1576" . Cette éradication
n'est pas plus avantageuse à 1'homme que celle des moutons aux loups.
1
1575.
Maître, ne paraît pas limiter la tempérance au sensuel, et l importance de la volupté chez notre auteur.
La Paix de
Nimègue, O.P., p. 741.
1576.
Le Loup et les Bergers, (X,5), vers 10.
-
-
344
494
-
-
Il faut des loups, des moutons, du blé, des guérets plein d'énergie.
Il faut un peu de désordre en réserve,
et de force.
Il faut de
1
1 immaîtrisé. A vouloir tuer tous les loups, on suscite des loups
beaucoup
forts
plus
que
soi»
possesseur
de
dominants
L
la
5
homme
quand
nature"
nouveaux,
il
prépare
s
1
espère
peut-être
"répandant
la
"maître
et
venue
de
la
terreur
1577
",
qui
voudront, à leur tour, 1'éradiquer. Y peut-on quelque chose ?/ Non.
La logique de la Fourmi pousse à satisfaire, sans tempérance,
sa
fantaisie.
Comme pourtant 1 1 expérience des désastres est nette et que le
dominant veut se maintenir, on assiste à de perpétuels aller-retour,
à des zigzags, comme dans Rien de trop1578, entre tempérance et excès,
réflexion et passion, entre le rouge et le noir, le feu des combats
et l'obscurité des retraites. Ces zigzags, ces incertitudes, ces
ruptures d'équilibre, seront partout dans les pages qui suivent, et
jusque dans leur ordre.
B )
Un difficile équilibre.
a )
Difficulté de la tempérance pour un dominant.
Un dominant vraiment tempérant paraît extraordinaire.
\
Témoin Louis XIV, après les traités de Nimègue:
A l'air de ce héros, vainqueur de tant d'Etats,
On croit du monde entier considérer le maître;
Mais s'il fut assez grand pour mériter de l'être,
Il le fut encor plus de ne le vouloir pas1579" .
|
/
f
Probablement peu sincères, ces quatre vers proposent un modèle.
Voilà ce que devrait être un roi selon La Fontaine, dont toute 11 oeuvre
dit les doutes quand il s'agit de la capacité des maîtres à modérer
d'eux-mêmes leurs appétits.
L'intempérance découle du principe de la logique de la Fourmi.
Qui domine ainsi veut, pour .son plaisir, repousser les limites qui
s'opposent à sa fantaisie. Or la tempérance bride. Elle oblige à
partager,
à
reconnaître
l'existence
de
l'autre
et
des
Les Animaux malades de la Peste, < V1 1 # 1 ) # vers 1.
1578. Pour les structures en zigzags, i l faut surtout lire L8Ecrevisse et sa Fille, (XI1,10).
1579. Voir aussi dans le Remerciement du Sieur de La Fontaine à l'Académie française, l'éloge obligé du roi (O.P.,p.
642; Celui-ci cornue ultimes qualités aurait "l1 art de vaincre, celui de savoir user de la victoire, et la modération
88
qui suit ces deux choses si rarement . Dans le même esprit, voir aussi, ce vers de La Prise ce Cambrai: "Flandre, ton sort
dépend d'un conquérant modeste". (O.P., p.739)
1577.
obstacles.
Elle
contraint
à
distinguer
le
possible de 1' impossible, l'acceptable de l'inacceptable. Elle force
à avouer qu'on n
1
est pas le dieu que l'on voudrait être. Etre
tempérant, c■est se restreindre, composer, quand le plaisir de
dominer suppose de dilater son moi, en transgressant des interdits,
en allant toujours plus loin dans la domination. Se montrer tempérant,
c'est goûter un peu ce plaisir, le raffiner, mais ne jamais s'y
abandonner : certain mari qui pourrait tuer son voisin qu'il tient
enfermé, goûter ainsi la joie de l'exterminer, préfère jouir .de sa
femme devant lui tranquillement. Point d'excès. Juste mesure. Mais
quel plaisir ! Amour et pouvoir à la fois ! Tous les dominants ne sont
-
345
-
pas capables de si subtile tempérance. Un Coq tempérant se serait
contenté d'avoir des "femmes en foule1580" * Il aurait renoncé au
plaisir de chanter sur les toits. Une Perdrix tempérante se serait
contentée de sauver sa vie et de rire secrètement du Lièvre. En riant
ouvertement, elle se découvre, et voilà "1'autour aux serres
cruelles1581 " .
Tempérante, cependant, elle serait restée sans pouvoir. Si le
Lièvre n'avait pas entendu son rire, la Perdrix n'aurait pas j oui
du pouvoir que 1'occassion lui donnait. Pour qu ' elle en j ouisse,
il fallait que son rire fût bruyant, le plus plus bruyant possible
I En cette affaire, 1'intempérance est un élément nécessaire du
langage qu'échangent dominant et dominé. Malheureusement pour la
Perdix,
ce signe la signale à 1'Autour...
Condamnant la Perdrix, une certaine intempérance peut être,
pour d'autres dominants, de bonne politique : quand Alexandre
impressionne les populations par ses excès, il leur parle. Chacun de
ses excès est langage. Il devient ainsi un personnage de légende,
s'économise peut-être des batailles, et gère habilement son pouvoir.
Les mulets de son Eminence1582, par leur nombre, par la débauche de
richesses dont ils témoignent,
servent la renommée de leur maître.
Le gaspillage ostensible peut devenir efficace instrument de pouvoir.
Il peut même être économique» Mais le maniement de cet instrument est
1580.
Les Deux Coqs, (VII,12), vers 28.
1581.
Le Lièvre et la Perdrix, (V,17), vers 26.
1582.
Relation de l'Entrée de la Reine, O.P., p.510.
délicat, Fouquet en sut quelque chose, et La Fontaine par lui.
Rappelons nous encore Rien de trop. A trop montrer son pouvoir on
suscite un pouvoir plus fort qui vous détruit. Le Loup, 13 Homme, Louis
XIV... Si 11 on veut montrer son intempérance, ou plutôt sa capacité
dfintempérance, Il faut le faire avec tempérance. La Fourmi, contre
la Cigale,
a su y penser.
Effort difficile pour un dominant tant sa position favorise 11
intempérance. Pourtant, dans 11 oeuvre de La Fontaine, il est plus
de dominants tempérants que de dominants vraiment cohérents* Beaucoup
corrigent par une certaine tempérance, qui est alors "prudence 55, les
risques que leur incohérence leur fait courir.
b)
Les
tempérances remarquables du Hibou et de la
Fourmi.
Le Hibou est un modèle de tempérance, et ceci triplement : il
sait conserver ses dominés, s1 économiser et limiter ses ambitions.
Toujours, il trouve un compromis entre ses désirs et les nécessités
d5 une gestion durable de son pouvoir.
Conserver ses dominés ne va pas de soi. Dès qu' il maîtrise les
souris, le Hibou pourrait gloutonnement les croquer, mais il maîtrise
sa propre maîtrise. Sans avarice, sans "fureur d1 accumuler 1,
il
"raisonne".
Quoique dominant, l'impossibilité ne disparaît pas "à son âme1583
",.. De l'impossible1584, souvent insupportable aux Rois, il admet
l'existence. Il n ' essaie pas non plus de contourner le nécessaire:
le "soin de sa santé" le préoccupe. Puisqu'à tout avaler, Il
risquerait d'être malade, sans manifester de regrets, il y renonce.
Enfin, il comprend l'intérêt de ne pas tout tuer. Supérieur en cela
au Cormoran qui attend le besoin, il calcule d f avance: "Et puis pour
le
besoin/
N'en
dois-je
pas
garder
?"
Conséquent,
fournissant à ses domines "Vivres et grains pour subsister1585 ", il
1583.
Les Deux Chiens et l'Ane mort, (VI11,25, vers 32.
1584.
Voir Le Lion, le Loup, et le Renard, (VIï î,3), vers 3.
-
497
-
les entretient. Au contraire du blé qui épuise les guérets, il nourrit
ce qui le nourrit, il maintient ce qui le maintient.
Si le Cierge "ne savait grain de philosophie", ce Hibou sait
grain d'économie. En préservant un moment ses dominés, il dépense un
miminum : des vivres, des grains. Ce n'est pas rien, mais c'est peu.
Il gagne en revanche beaucoup. Il chasse les Souris "en son temps"«
Les tronquant, il réduit son travail de garde. Les stockant, il
s'évite le souci. Autant de dépenses et de troubles en moins! Enfin,
il s'abstient de commenter, de rire et de chanter en haut du pin. Pas
de paroles et de gestes Inutiles. Son raisonnement même est sec,
contraire à la poésie ou aux replis de "l'onde pure". "Oiseau
qu'Atropos prend pour son interprète", strict logicien, il ne cherche
pas à traduire en langue des Dieux". Comme la Fourmi, quoique
autrement, cherchant au mieux sa "commodité", il est économe en tout.
Il sait que dominer implique un coût que le dominant, pour le rester,
doit réduire. Conduite difficile, mais conduite que tient ce Hibou,
moins dépensier que le Soleil.
Moins ambitieux aussi : sage, se contentant de ce qu'il a,
souhaitant seulement en j ouir mieux, il ne veut pas conquérir toutes
les souris, quitter son tronc, passer aux Indes, chercher aventure...
Pour lui, le vaste univers n'est pas un défi. Il ne domine que ce qu
' il tient, et il s ' y tient, avec pour seul programme de limiter
le mouvement, 1'écoulement du temps, toutes les pertes, dans un espace
presque clos,
son domaine.
Une telle tempérance n'empêche pas le "on" de détruire son
système. Mais face à ce "on", le Hibou se tait. Pas un mot dans la
fable. Le "compagnon" serait sot de crier comme le Cochon, comme la
Lionne1586 qui a perdu son fils, ou d'argumenter
1585.
1586.
1
la
I l renverse la situation de La Cigale et la Fourmi, en se faisant pourvoyeur de ses dominés.
s
La Lionne et 1 Ourse, (X,12).
Couleuvre,
1
commme
ou
le
Boeuf,
ou
même
Arbre1587" . Autant df énergie gaspillée! Autant d1 excès i La
tempérance, devant 1 1 inéluctable défaite, c'est de son paquet, de
sortir de son trou ainsi que d'un banquet, et, comme le montre la
gravure,
de s'envoler»
La Fourmi aussi est tempérante. Elle laisse la Cigale s'avancer,
parler, et elle 1 'anéantit pour le plaisir, en trois mots, sans autre
dépense qu3 un peu de souffle. Recommencera-t-elle ? Peut-être, mais
elle ne manifeste aucun désir de Cigales nouvelles « Elle a profité
de 1'occasion. La dépense fut réduite, et le plaisir extrême.
Excellente méthode pour acquérir et gérer un pouvoir !
c
)
L ' expérience
des
limites
:
le
Chat
avec
la
Souris.
Dangereusement pour eux, les dominants trouvent parfois des
tempéraments à la limite. Par la diversité de ses applications, rien
ne le montre comme le prologue de Le Vieux Chat et la Jeune Souris.
Le Chat du prologue n ' est pas le Chat de la fable qui suit.
Il n ' est pas nécessairement vieux. La faim ne le tenaille pas. C'est
un chat peu pressé, qui tient la Souris, peut la manger quand il lui
plaît, mais veut j ouer, j ouir du pouvoir, et, pour cela, recommence
indéfiniment la scène de la prise. Entre désir de j ouir du pouvoir
et proj et de 1'employer pour manger, puisqu'il y a là quelque
-
347
-
1587.
Voir L'Homme et la Couleuvre, (Xf1).
1588.
Trop de coeurs, trop longtemps la perdrai t. Voi r La Fille.
1589.
Ce "volage fantôme" paraît peu soucieux de tempérance. Pourtant, îl respecte le roi (vers 14).
incohérence (que ne connaît pas le Vieux Chat) , il doit trouver un
tempérament. S ' il croque vite la Souris, il ne j oue plus. S'il la
laisse fuir trop loin, et la perd, il ne pourra plus la manger : grave
dommage ! Il doit donc préserver la Souris (contre lui-même) ,
s'économiser pour ne pas s•épuiser à la rattraper (ce qui gâterait
le plaisir) , et se limiter à sa Souris pour ne pas la perdre en courant
partout. S ' il y parvient, c'est qu'il sait se mesurer. De même la
belle avec les coeurs1588 .
De même la Fortune avec les êtres1589 .
même le Roi avec ses ennemis
1590
De
. De même Le Jeune Prince, comme le
Chat, avec la Muse de La Fontaine. De même, peut-être, La Fontaine
avec le jeune Prince, en tout cas, avec son texte1591 «
Ces divers dominants ont des domaines divers par 1 3 étendue,
et La Fontaine en joue: tout en accroissant par paliers ses groupes
de vers, pour le sens, il procède crescendo/decrescendo:
la Belle,
la Fortune,
le Chat,
puis
! Le roi, le Prince, peut-être La Fontaine dont on entrevoit le rôle
de Chat. Loin de déborder, loin de s'ouvrir à l'infini, comme le
suggérerait l'amplification des groupes de vers,
jusqu'à la Fortune
|
maximum),
prince,
à
le texte va
(dominant à domaine
puis
revient,
par
Le
Roi,
au
la
| Fontaine, au chat(dominant à domaine minimum) et à la souris.
ouvrant
L
insensiblement
tandis
qu'il
suggère
S1
un
repli, jouant sur la diversité des rimes quand il revient touj ours
sur même vers, se présentant comme un hommage quand il est peut-être
irrévérent, le texte tout entier s'anime du double mouvement du Chat
qui laisse fuir et rattrape, qui ouvre et ferme, qui trouve un
fragile tempérament entre désir de tuer et volonté de préserver.
Il est invention et retenue. Il suggère des possibles et renonce.
Il multiplie les applications, mais sait se borner. Par cette forme,
l'auteur illustre la tempérance qui n'interdit pas le mouvement,
le risque, certaines audaces, mais qui suppose une limite, un
retour, un ordre. Ici, la forme fait sens, et le sens implique la
forme. Jeu du texte et j eu du chat se font ensemble, et par eux,
les j eux de la belle, de la Fortune, du Roi, du Prince, de La
Fontaine, et, de nouveau, du texte, du chat... La forme du texte
-dépense et tempérance - , est j eu de chat et image du j eu du chat,
et, par le chat, de tous les autres dominants qui j ouent en
combinant audace et mesure, mouvement et maintien,
1590.
1591.
ouverture
A tous les détrui re aussitôt, où serai t le plaisir ? Voir le vers 16. Voi r aussi L'Ecrevisse et sa Fille, (XII,10).
1
Voir,ici, l essentiel vers 20: "Je pourrais tout gâter par de plus longs récits".
et limites, danger de perte et retour à 1 ? ordre stable, au refrain,
à la prise»
Remarquons pourtant que le texte ne conduit pas vers une
faiblesse croissante des dominants. Si le Roi a moins de domines que
la Fortune, le Prince moins que le Roi, La Fontaine ou le vieux Chat
moins que le Prince, le pouvoir devient, chaque fois, plus absolu,
et la tempérance moins nécessaire, ce qui rend sa pratique plus
ludique, et nous approche du point extrême où se confondent jeu et
pouvoir, où le pouvoir devient jeu et le jeu pouvoir, où 1 f on ne sait
plus qui est Chat, qui est Souris, ou toute logique par catégories
semble s'affoler...
Suivons 1 1 ordre. La Fortune, apparemment toute-puissante,
rencontre un obstacle qu'elle respecte : le Roi. Pourquoi ? On ne sait,
mais c
1
est ainsi. Ce qu'on sait, c ' est que cette tempérance là
n'est pas totalement choisie, totalement ludique. Le Roi, justement,
vient ensuite « Pour lui, il n'y plus d'obstacles. A son niveau, il
fait ce qu'il veut. Bien qu'il ait moins de dominés que la Fortune,
"quand il lui plaît", il se j oue. Il est maître du temps et des êtres.
A-t-il encore besoin de tempérament ? Non, mais il se montre tempérant
par j eu, par j eu seulement. Sa tempérance est toute ludique. Quant
au Prince, c'est dans 1'instant, immédiatement, sans restriction
aucune, par pur plaisir, qu ' il "se j ouerait" de la Muse. Se j ouerait.
Conditionnel. Et non se j oue. Indicatif. Le texte oscille, se
retourne. La Fontaine au dernier moment empêche le Prince de se j ouer.
"Prince tu ne j oueras pas, car voici Le Vieux Chat et la Jeune Souris,
avec ce vieux Chat qui ne j oue plus, et tue : "Chat et vieux,
pardonner... Meurs". Ou plutôt, juste avant, voici La Fontaine qui
j oue, et ne tue pas, veut plaire, se plaire.
La
Fontaine
est- il
Vieux
Chat
?
Oui,
et
non.
Vieux,
certes.
Chat,
encore
dans
sans doute pour les ruses et par le j eu.
la
mesure
où
il
est
maître
Chat
absolu
sur . son
terrain
promener
-
les mots,
le
la littérature
Prince
et
qu'il
-,
qu'il pourrait encore
choisit,
quand
il
lui
plaît,
- 501 z arrêter: "Je pourrai tout gâter par de plus longs récits".
Voilà le tempérament trouvé, pratiqué * Si "les moutons gâtèrent
tout", si "Rien de trop est un point/ Dont on parle sans cesse et qu'on
n! observe pointb92?!, La Fontaine, finement, l'observe. Quelques mots
de trop, un dépassement abusif, et, s'il ne s'abuse, il gâterait tout.
Tout, c'est-à-dire son plaisir, le plaisir du Prince-lecteur, du
lecteur-Prince, le jeu Chat/Souris qu'il mène, qu'il a mené, en
multipliant les applications, en donnant du mouvement. Il crée, rend
divers, nous tient, par le système des questions, toujours "suspendus
dans 1 1 attente d' autres merveilles1593" sans perdre temps, tue. "Sens
moral": "la vieillesse est impitoyable" . Cela n ' a rien de définitif.
Si ce sens peut "convenir" à cette "fable", il ne convient pas à
toutes. Pensons au Vieillard du livre XI. Pensons surtout, dans le
livre XII, au vieux La Fontaine qui souligne 1'importance du "coeur".
Et "Philémon et Baucis" sont vieux /quand ils accueillent de pauvres
voyageurs... La Vieillesse n'est pas touj ours impitoyable. . . En
f ait, le Vieux Chat et le Vieux La Fontaine, comme le Hibou et le
Vieillard, représentent deux comportements face au monde qui se
traduisent par deux logiques de pouvoir opposées : 1'une se soucie
de multiplier ensemble plaisir du dominé et plaisir du dominant, 1 ?
autre vise à donner tout le plaisir au dominant1594
Cruel, le vieux Chat manque de " clémence1595 " . Cela n'implique
pas qu'il manque de tempérance. Pour un tel Chat, manger une souris
n'est pas faire un excès. Jeûnant, se tronquant comme le ferait certain
Philosophe Scythe, il ne serait pas plus tempérant : la tempérance
n'exige pas de mourir de faim. Il y a même de 1'intempérance à se
restreindre quand les restrictions seraient nuisibles. Le "Rien
trop "
est
un
"point 1596 "
d'équilibre,
excès symétriques, "soit en bien soit en mal
1
entre
de
deux
" . Pour le dominant
et pour chacun, ascèce extrême ou économie abusive, comme celle d '
1592. Rien de trop, (IX,11), vers 16 et vers 27-28.
1593.
Le Songe de Vaux, O.P., p. 96.
1594.
Encore une fois, chez notre auteur, deux notions se définissent conjointement, par des effets d abyme et de redoublement. Nous
1595.
y revîendrons.
Le V i eux Chat et la Jeune Souris,(XI1,5), vers 2 .
1596.
Rien de Trop, (IX,11;, vers 27.
1
un certain Loup1598, ne valent pas mieux que folle dépense ou
consommation démesurée. Quand les Loups croquent tous les moutons,
ils ne sont certes pas tempérants, mais quand certain Loup laisse
partir le "Chien maigre" "sous espoir de grosse aventure1599", il ne
11 est pas davantage»
11 est sot
Dans les relations de pouvoir, et ailleurs, la tempérance est
équilibre. Si 11 on ne trouve pas le "point", on tombe comme les deux
Chèvres. "Faute de reculer, leur chute fut commune 1600" . Ces deux
aventurières, "s
1
émancipant59, pleines d1 "esprit de liberté", n1 ont
pratiqué aucun tempérament entre leurs volontés discordantes. "Sur
une planche", au dessus d'un ruisseau, sans trembler, chacune a voulu
faire un pas de plus. Un de trop. Chute garantie! La comparaison avec
"Louis le Grand" et "Philippe Quatre qui s'avance dans l'île de la
Conférence1601, outre le comique, rapporte clairement cette affaire à
la problématique du pouvoir. Quand les dominants s ' opposent, quand
il y a guerre entre eux, s ' il n ' est pas de Pigeons pour les
réconcilier, ils doivent s'accorder dans une "conférence". De
mutuelles concessions permettent alors la paix et, par elle, une
gestion correcte du pouvoir. Il en va de même pour un dominant
solitaire quand il est partagé entre ses aspirations contradictoires
ou quand il ne peut satisfaire ses caprices sans outrepasser ses
limites, celle de ses dominés, ou plus largement celles du monde.
Trouver ce point d'équilibre, qui peut être mouvant suppose parfois
de "reculer", de se brider pour tenir compte de soi, d'autrui, du
monde, c'est-à-dire des précipices, des rivaux, des dominés, et même,
comme
le
Hibou,
particulièrement
de
sa
santé.
Une
telle
tempérance
est
difficile pour un dominant qui voudrait nier ceux
qu'il domine, les réalités contradictoires du monde, et jusqu'à
lui-même en tant qu'il est un être limité, mortel, un non-Dieu. Chez
La Fontaine, beaucoup de dominants s'y essaient cependant. Loin d'être
"aventuriers", malgré une logique de pouvoir qui les pousse à
1597.
Ibid., vers 6.
1598.
Voir Le Loup et le Chasseur,(VII,27), vers 35-48.
1599.
Le Loup et le Chien maigre,(IX,10),vers 5.
1600.
Les Deux Chèvres, (XII,4), vers 34.
transgresser, Ils s1 efforcent de pratiquer une tempérance minimum,
qui les fait entretenir leurs dominés et s
C )
1
économiser*
Entretenir les dominés.
a
dominants
)
Quelques
exemples
de
•
qui entretiennent leurs dominés.
Amour veut que Psyché souffre, mais il ne -veut pas qu'elle
meure. Il donne les ordres1602" pour goûter longtemps son "cruel
plaisir"»
Certain Seigneur qu1un Paysan "avait offensé" aurait pu le faire
pendre, mais ce seigneur, quelque peu Chat, sut garder son coquin,
et rire un moment, quand une pendaison, coûteuse,
l'eût peut-être
moins diverti.
Quand il attrape la Fiancée du roi de Garbe, certain Corsaire
lui demande de jeûner ou de céder à ses désirs. La belle, avec bien
des bonnes raisons, prend ce dernier parti "Force n'a point de loi.
S1 accomqder à tout est chose nécessaire*.. Augmenter sa souffrance
est une erreur extrême1603". Pour prix de son zèle, le Corsaire limite
ses souffrances. 11 lui fait l'amour, et elle mange. Point d'abus
supplémentaires « En nourrissant la belle, le Corsaire respecte le
contrat dominant/dominé qui aurait assuré une longue durée à son
système s'il ne s'était endormi» Manque de vigilance fatal: pendant
son sommeil, on le prend, on le pend.
Les plus soucieux de leurs dominés, chez La Fontaine, sont
peut-être les maris. Pour les choses du sexe, ils prétendent tenir
leurs femmes, mais s'ils nient leurs désirs,
ils
veillent
à
leur
et même
leur nature,
confort*
1602. "Dans cette pensée, i l défendit au Zéphyre de la quitter (pour quelque occasion que ce fût, quand même flore lui aurait donné
un rendez-vous). Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.P., p. 190.
1603. La Fiancée du roi de Garbe, Contes et nouvelles, II, vers 386-389.
Parfois, ils les entretiennent dans le luxe : le vieillard de Le
Calendrier des vieillards, authentique dominant, traite au mieux la
femme qu'il se plaît à avoir "en mariage/ La mieux séante et la plus
jeune d' ans/De la cité1604". S1 il se refuse à la satisfaire, et s'il
exige sa fidélité, "Les affiquets, les habits à changer/Joyaux, bijoux
ne manquaient à la dame1605 " . Il la conduit même à des parties de pêche
en mer. Gestion intelligente, quoique insuffisante, qui permet à ce
vieillard de maintenir son pouvoir jusqu'à l'Intervention d'un
corsaire... Un autre époux, dont Machiavel déjà disait 1 'histoire,
est plus délicat encore. Il voudrait forcer sa femme à recevoir dans
son lit un pitaud, pour qu'il lui applique certaine médecine propre
à le rendre ensuite, lui-même - non le pitaud - père. Sa résistance,
il s
1
en moque. Qu1elle s1"indigne de "recevoir un pitaud dans sa
couche1606" 1 ' intéresse fort peu. Logique de la Fourmi. La fantaisie
de ce monsieur, c'est d'être père. Il pense qu'il "ferait beaucoup
pour sa patrie/ S ' il la pouvait orner de Cal fuccis1607 j^xfnais tout
de même, il n ' est pas cruel. Il ne voudrait pas que sa femme souffre
trop ! Par un certain frère Thimotée, il la fait "assurer qu ' on
trouverait Quelque garçon d'honnête corpulence ;/ Non trop rustaud
; et qui ne lui ferait/Mal ni dégoût1608" ... Et quand elle se trouve
dans les bras du soi-disant lourdaud, bien sincèrement "De sa moitié
il plaignait fort la peine1609" .
Ces maris précautionneux abondent dans les Contes. Ils n'exigent
qu'une ou deux choses de leurs dominées, et, pour le reste, les
ménagent, en espérant et, souvent, en croyant être aimés. Or, le désir
est "enfant de la contrainte", un maître est un ennemi, et sa
tempérance relative ne rend pas son
plus,
ces
maîtres
-maris
pouvoir
acceptable...
De
ou pas- , par la logique de leur
domination, tendent à vouloir toujours plus, et rompent le contrat
1604. Le Calendrier des vieillards, Contes et nouvel les, II, vers 28-29. Cette femme est, à la fois, dominée
par son mari, et signe de son pouvoi r sur la vî1 le.
1605. Ibid., vers 86.
1606. La Mandragore, Contes et nouvel les, I I I , vers 197.
1607. Ibid., vers 13-14.
1608. Ibid., vers 206-209.
1609. Ibid., vers 246.
tacite qui les lie à leurs dominés. Ils perdent ainsi le point d ?
équilibre, comme Nicia dans La Mandragore qui se retrouve cocu pour
avoir trop exige de sa femme, ou le Roi Candaule, qui perd la vie,
pour avoir montré sa reine nue».*
b
Analyse
)
Le
dominant
veut
toujours
plus.
du Poème de la Captivité de Saint Malc»
L3 Arabe, dont Malc et sa compagne font prospérer les troupeaux,
s5 avise d'en exiger progéniture. Cet excès suscite une prise de
conscience, qui se traduit par un "mensonge1610", puis par une révolte
contre ce mensonge, enfin par la fuite des deux saints, leur poursuite,
et la mort de 1 1Arabe dans la gueule de la Lionne. Voilà l'histoire*
On y repère aisément trois temps: celui de l'équilibre avec pacte
tacite, celui du mensonge, celui du conflit. Le premier était bon pour
l'Arabe qui gagnait beaucoup, et s'économisait: bénéfices réguliers,
dépenses nulles. Les deux Saints administraient le troupeau. L'Arabe
n'avait pas à violenter, à payer, ou à convaincre. Aucun effort à
faire. Aucune usure à subir. La religion même des deux Saints les
poussait à servir leur maître :
Tandis qu'ils se mataient par ces saintes rigueurs, Leurs
troupeaux prospéraient aussi bien que leurs coeurs. L ' Arabe
en profitait sans en savoir la cause1611.
Cet équilibre, apparemment, aurait pu- se maintenir comme une
heureuse Arcadie d'avant 1'histoire. Les imparfaits, 1'harmonie des
vers, le recours à 1'imagerie pastorale, la permanence des feuilles,
1'écoulement continu de 1'eau disent combien ce monde serait, sans
1'Arabe, un paradis hors du temps :
1610.
Poème de la Captivité de Saint Malc, O.P., p. 57.
Ils menaient leurs troupeaux loin de toutes approches. Malc
aimait un ruisseau coulant entre les roches. Des cèdres le
couvraient d'ombrages toujours verts : Ils défendaient ce lieu
du chaud et des hivers1612.
Remarquablement, pour un moment, se concilient les exigences du
maître et la volonté de ses dominés. Instaurée par un rapt, la relation
de pouvoir s'est détendue. Tyran minimun, l'Arabe.a presque disparu.
Les dominés paraissent l'oublier dans les solitudes où ils se
consacrent à leur vie intérieure. Chacun, y compris lui, semble ainsi
gagner à la tempérance du maître, mais, comme "son vouloir" est
"Impur1613",
elle ne dure pas* Voici son calcul
:
Les doux fruits dont 1'hymen leur ferait un présent
Augmenteraient ses biens, l 1 auraient encor pour maître16
Deux avantages donc, mais l'Arabe oublie qu'il détruit l e
contrat qui s 1 est établi: sa nouvelle loi heurte la loi de Dieu que
suivent les deux Saints
:
Nous ne nous plaignons point de nos fers ni de toi.
Redouble la rigueur d'un joug involontaire. Mais, puisque notre
Dieu nous défend l'adultère, Laisse-nous résister à ton vouloir
impur. Notre innocence t'est un gage bien plus sûr : Quel service
attends- t u de nous, quand notre zèle N'aura pour fondement
qu'une ardeur criminelle1615 ?
Le Saint se soumet à son maître terrestre, lui propose même de
prolonger le contrat en le rendant plus explicite, mais ne fléchit
pas sur sa religion. L'Arabe, comme, Nicia dans La Mandragore, n 1
accepte pas ce refus. Point d'accommodement possible. Il enferme ses
esclaves dans "un lieu sans clarté1616", veut les forcer à copuler, ce
qui les amène à mentir, puis à fuir... Son exigence abusive relance
l'histoire.
Au premier temps,
croît
1612.
extrêmement avec les
sa dépense était minimum,
deux suivants.
D'abord,
mais
elle
il
doit
Ibid.,p.52.
Ibid., p. 54.
1614. Ibid., P.54.
1615.
Ibid., p.54-55.
1613.
1616.
Ibid., p. 55.
se montrer, tempêter, menacer. Ensuite, il doit sortir ses chameaux,
courir les chemins avec son esclave, galoper comme au début du conte.
A la fin, après la mort de son esclave, il s'enfonce lui-même dans
l'antre de la Lionne:
Quoi ! Je n'ai pas encor cette troupe fuyarde I Enfants de
l'infortune, esprits nés pour les fers, Je vous irai chercher
tous trois jusqu ' aux enfers1617»
L 1 Arabe se découvre,. Comme son esclave, il périt sous la griffe:
Le lionceau se baigne en leur sang avec joie 1618.
Fin de l'histoire pour le "tyran" I Son excès a suscité,
le système de Rien de trop,
selon
1'apparition dfun
dominant qui l'anéantit1619. Malgré un moment de bonne gestion, il n'a
pu réprimer longtemps un besoin de dépense, d'expansion, de dilatation
de soi. Il finit par éclater dans un trou noir!
Notons
saintement
plus.
Il
que
dans
a
5
1 argent :
Malc
un
désert
projeté
■
aussi
de
ne
a
le
traverser
commis
un.
contentait
le
monde
excès.
a
Vivre
pas.
11
voulu
pour
chercher
de
2
En de nouveaux périls pourquoi vous rejeter ? De triompher
toujours seriez-vous bien capable ?
Ah, si vous le croyez, vous seriez bien coupable 1620 .
Malc néglige l'avertissement du Vieillard. "Il abandonne au sort
sa fragile Innocence162111 et finit pris par l'Arabe. Net effet d'une
présomption excessive.
Le Poème de la Captivité de Saint Malc, tout entier, médite ainsi
sur le "trop". Après l'invocation à la Vierge, le texte décrit un état
d'équilibre que trouble vite l'excès qui conduit à la capture de Malc.
Cette capture conduit à un nouvel état d'équilibre que trouble vite
l'excès qui conduit à la mort de 1 ?Arabe et à la liberté des deux Saints.
1617.
ibid.g p.59-60.
Ibid., p.60.
1619. Notons qu'au début du poème, il était comparé à un milan, puis à un Loup. Voici la Lionne qui anéantit
le loup.
1620. Ibid., p.50.
1621. Ibid., p. 50.
1618.
Les deux parties du Poème renvoient 11 une à 1 1 autre. Les "déserts"
des premiers vers réapparaissent dans la deuxième partie 1622 , et
reviennent, mais sans moutons, avec le cloître des derniers vers. La
sauvagerie du "gros de Sarrazins" trouve son répondant dans la cruauté
de la Lionne1623".
L5 Arabe et le Saint sont figures symétriques. Ce sont deux
créatures qui ne se comportent point modérément1624 « La différence,
c5 est. que le Saint poussé par une sainte ardeur, respecte la loi
suprême de Dieu et donc les volontés de sa compagne, quand l 1 Arabe,
poussé par le seul appât du gain, récuse pour lui toute loi. Le premier
ne veut dominer personne, et même pas une femme, quand le second
prétend à un pouvoir sans obstacle. Dès lors, si le Saint progresse,
parvient à tempérer ses désirs pour la Sainte, comprend même la
nécessité de montrer son audace, l f Arabe, animé d
1
un vouloir impur
et en position de pouvoir, perd de sa vigilance, et ne peut rester
longtemps tempérant. C
1
est comme un vertige. L 1 Arabe est attiré par
le vide. Dominant, il est au dessus des Saints, des moutons, et il
ne peut pas ne pas donner d 1 ordres. De plus, ses ordres ne peuvent
pas ne pas être toujours plus excessifs et heurter la Loi que
reconnaissent les deux Saints. Son pouvoir libère son vouloir impur.
Son vouloir impur 1 !appelle au pouvoir... Paradoxalement, le maître
est esclave de lui-même, pris dans la logique de son pouvoir qui le
conduit à la bestialité: emblème de cela, sa dévorâtion par une Lionne.
11 est mangé par ce qu1il est.
Précisons cependant que, dans le texte de La Fontaine et non dans
celui d 5
d5
Arnauld
Andiily, il y a Lionne et Lionceau1625 .
Amplification littéraire, sans doute, mais aussi sens. Le couple
Lionne/Lionceau est en effet couple d!oppositions.
j ouit
des
crimes
de
sa
Le
Lionceau
mère,
1622.
"Jamais désert ne fut moins connu des humains". Ibid., p.52.
1623.
Cette L i onne même et ses rapports avec tes Saints est annoncée dès le trei zième vers: " Les lions et les saints ont eu même
1624.
Voir Rien de trop, (IX,11), vers 1 et 2.
1625.
Chez Arnauld d Andilly,
demeure.
1
le L i onceau n'apparaît que dans
la gueule de
la L î onne quand el le qui tte les lî eux.
s 1 amuse dans le sang, s 1 adonne librement à sa cruauté, gaspille sans
souci son énergie, et goûte par avance "les crimes qu ? il ne peut encore
exécuter". Sa mère, quant à elle, tue par nécessité, stocke ce qu'elle
a
tué, "dans ses magasins!t et finit, extraordinairement, par
regretter ses crimes1626. Elle s'humanise» On dirait que 'ce couple
est constitué de deux figures opposées du dominant tyrannique: d'un
côté
le
dominant
qui
ne
cherche
qu'à
jouir
de
son
pouvoir,
cruellement, sans aucune tempérance, et de l'autre, le dominant qui
tente de calculer, de réfléchir, de se mesurer, et qui finit,
logiquement, par comprendre 1'horreur de ses crimes. Entre ces deux
figures, entre celle qui s'humanise et celle qui s'abandonne à sa
bestialité, l'Arabe semble avoir oscillé. Un moment, il s'est tenu
sur la crête. Comme la Lionne, après la prise, il a voulu préserver
l'avenir» Peut-être alors aurait-il pu trouver quelque acceptable
contrat avec les deux Saints. Très vite, cependant il a voulu plus.
Un peu plus. Toujours plus, sans limites, sans tempérance aucune. 11
a voulu jouir comme ce Lionceau, insoucieux des contraintes, promis
à un brillant avenir de massacres, et ne rêvant qu'à eux. C'est une
grande tentation pour le dominant selon la Fourmi que de se croire
Lionceau, futur Lion, massacreur qui pourra toujours massacrer
davantage, maître assuré d'une expansion indéfinie... Qui s'engage
dans cette logique, et veut jouir de son pouvoir, rêve de cela et
risque de tout perdre. Mais comment choisir d'être Lionne quand on
rêve d'être Lionceau ? ) Grande difficulté ! Le dominant, et
particulièrement l'Arabe du Poème, est à la fois Lionne et Lionceau,
prudence et folie meurtrière. Il oscille entre ces deux pôles
également dangereux pour son plaisir de dominer. S'il choisit le
premier, s'il sait se borner, il risque de sentir que ses cruautés
dépassent les bornes de la morale, de les regretter, et de renoncer
au moins à son "impitoyable joie". Témoin la Lionne.
le second,
S'il choisit
s'il refuse toute tempérance, toute économie, d? excès
en excès, il court à sa perte, Témoin 11 Arabe * Il était nécessaire,
dans
le
texte
de
La
Fontaine,
que
ce
tyran
oscillant
fût
ostensiblement mangé par le couple Lionne/Lionceau dont la dualité
indique ce qu
5
il fut .
1
1626. Pas trace d un tel regret chez Arnauld d'Andilly. Pas trace non plus d*une volonté de stocker la viande. La L i onne y tue l'esclave
8
1
et l Arabe, pui s s'éloigne par crainte d être prise.
-
510
-
La Fontaine a sûrement eu de complexes raisons pour publier,
assez discrètement, en 1673 - deux ans après 11 achevé d1 imprimer
du Recueil de poésies chrétiennes et diverses, et un an avant les
Nouveaux contes - le Poème de la Captivité de Saint Malc. On peut
1627.
1628.
H n'était pas le seul...
1
Dernière phrase du texte d'Arnauld d Andîlly.
1629.
De cette liberté de conscience, La Fontaine a donné maintes preuves lors de l affai re Fouquet. Si Malc et sa compagne n'ont
8
pas trahi Di eu. îl n'a, quant à lui, pas trahi son protecteur, et
son ami.
supposer qu!il a voulu ainsi atténuer lsimpression que faisaient les
Contes sur les esprits religieux, et que le texte participa de sa
tactique
dans
les
relations
de
pouvoir
qui
l funissaient
aux
puissances. En se plaçant dans la mouvance janséniste, cependant, il
rejoignait manifestement un groupe d'esprits critiques à l'égard du
Grand Roi1627: un défenseur de Fouquet prêtait sa plume aux Solitaires
si
mal
vus
par
Louis
XIV.
Cette
alliance
pouvait
paraître
contre-nature : un épicurien rejoigna.it les catholiques les plus
rigoureux pour montrer qu'"un véritable■serviteur de Jésus-Christ
peut bien être tué, mais non pas vaincu 1628"! Entre eux, pourtant,
existait au moins un point d'accord: le droit à une liberté de
conscience ultime face au maître1629. C'est ainsi que le récit de la
captivité de Saint Malc permettait de souligner que si 1 ' on doit
obéir à son maître terrestre, on ne doit pas renoncer pour' lui à la
loi suprême, celle en laquelle on croit. C'est la position constante
des Jansénistes, prêts à servir le Roi, mais refusant de signer la
Bulle dès lors qu'ils croient, en toute conscience, qu'ils ne le
doivent pas. Malc ne conteste pas le pouvoir de 1 ? Arabe, mais il refuse
les ordres qui vont contre sa conviction. Il exige de lui une certaine
tempérance.
Les deux Saints se trouvent
ainsi dans la situation des solitaires, et 1'Arabe pourrait bien,
obliquement,
désigner Louis XIV.
Avec le Poème de la Captivité de Saint Malc on croit lire notre
fabuliste d'un lieu singulier, imprévu, divergent, ce qui ne signifie
pas en rupture avec la totalité diverse de 15 oeuvre. Aussi ce texte
nous instruit-il particulièrement. Ce fut, sans doute, pour la
Fontaine, une expérience, voire un défi, en tout cas une tentative
pour compléter l'exploration des "diverses routes 1630" du Parnasse,
Après les Contes, les Fables, Psyché, et en même temps qu'il travaille
pour le théâtre, le soi-disant bonhomme, jamais las de chercher des
voies nouvelles, s'y essaye à l'idylle et à un nouveau genre: - "les
vies
de
saints".
problématiques
Si
qui
le
nous
sujet
et
le
intéressent
ton
dans
sont
nouveaux,
l'oeuvre
les
demeurent.
L'épisode central rej oint ainsi les multiples Contes où un dominant
prétend scandaleusement contrôler le désir sexuel. La leçon que
donnent les Fourmis, et celle que suggère la Lionne prolongent les
interrogations sur les ' rapports entre les hommes et les bêtes, sur
la légitimité des rapports dominant/dominé entre hommes et bêtes, sur
la bestialité de 1 ' homme, et les voies d ' un dépassement. Enfin,
la vie de Malc et de sa compagne, 1'admirable attitude de cette femme,
son intelligence, son coeur, 1'égalité de statuts entre ces deux
personnages illustrent, après Psyché, et avant le Discours à Mme de
La Sablière, la réflexion lafontainienne sur 1 ' égalité des rapports
homme/femme, sur le refus possible, au moins pour des âmes d'élite,
de toute relation de pouvoir entre elles.
Plusieurs aspects de la réécriture lafontainienne font sens
dans cette perspective. Chez Arnauld d'Andilly, le récit était: à la
première personne, le Saint devenu vieux racontant ses aventures. La
Fontaine, quant à lui, met son texte à la troisième personne sans
privilégier la voix du dominé.
pouvoir
et
son
La
relation
de
histoire n1 apparaissent plus dfen bas,
mais df en face, vues par un oeil qui voit tout. L3 Arabe n'est plus
1630. Dédicace A son Altesse Monseigneur le Cardinal de Bouilion, O.P., p.47.
11 Arabe perçu par un Saint porte à croire à la bonté des coeurs, c'
est 1?Arabe objectif avec sa pensée propre. Ainsi, quand il exige que
les Saints se marient, ce n1 est assurément pas, comme Arnauld
i
.1
,
/
F
d3Andilly lfindique, pour les récompenser, mais exclusivement par
calcul, par volonté d'avoir toujours plus, et de mieux asseoir son
pouvoir. Point dfincertitude sur ses intentions1631! L? épisode, chez
La Fontaine, s'interprète en fonction de la. logique de la Fourmi qui
conduit le dominant à de croissants excès. De même la Lionne, qui était
chez Arnauld simple instrument de la Providence, acquiert dans le
Poème une autonomie, se dédouble, et devient, en avalant 1 3 Arabe avec
son lionceau, le complexe révélateur de la nature de sa domination.
Tout le texte, délesté des précisions géographiques, s'organise
autour de la relation de pouvoir et de ses moments successifs (prise,
gestion, libération), comme si La Fontaine avait voulu explorer son
développement entier, en sugggérer 1'analyse, laissant à son lecteur
1631. "Mon maître voyant son troupeau multiplier entre mes ma i ns, et ne trouvant rien à redire à ma fidélité, parce que j'avais appris
1
de l'Apôtre (Colos 30, Ephes 6) qu il faut servi r comme D î eu même ceux à qui nous sommes assujettis, et voulant me récompenser
-
356
-
afin d'augmenter encore mon affection et mon service, i l me donna pour femme celle dont j'ai parlé". Les Vies des Saints Pères
des Déserts (...) traduites en français par Mr Arnauld d'Andilly, 1736, Du Fond de M.Josse, Paris, volume 1, p.306. On voi t
1
bien comment La Fontaine efface la référence expli ci te à l apôtre, et rend plus nette et plus dure la pos î t î on de l'Arabe.
"quelque chose à penser". Chaque moment de la relation implique
logiquement le suivant, le hasard n' intervenant qu'à la marge, pour
le détail. C'est ainsi que la libération résulte de la gestion dont
la nature est inscrite dans les principes qui ont présidé à la prise,
celle-ci étant elle-même un effet prévisible de 1'imprudence commise
par le Saint quand, sortant de son territoire, il a quitté sa retraite
initiale.
Cet
excès
de
confiance
en
soi,
qu'on
peut
appeler
intempérance, a provoqué 1'apparition d'une relation de pouvoir telle
que le dominant, à son tour, se montre intempérant,
ce qui le perd,
et permet au Saint d'accéder à
une relation libre,
égale,
et pleinement chrétienne avec sa
compagne.
L3 Arabe n1 est pas le Saint. Dominant selon la Fourmi, s1 il se
trompe, il perd tout. En courant les chemins avec son esclave, en
pénétrant lui-même dans la grotte, il a gaspillé ses forces et s' est
détruit. Fascination pour la dépense ? Sans doute. Impossibilité de
ne pas montrer qu'on est le maître quand on est le maître! Assurément*
Un dominant qui veut durer, comme le Hibou, a intérêt à se combattre,
à raisonner, à tempérer cet appétit de gaspillage. Il doit chercher
à réduire ses coûts. Et rien ne coûte plus qu'une violence mal
calculée.
D )
S
a )
1
économiser.
Economiser sa violence.
Pas de violence sans excès. La violence dépasse des bornes,
transgresse un contrat passé avec qui la subit. Elle refuse sa
volonté, ses désirs, sa valeur. Elle le nie, mais elle finit aussi
par nier le violent. Elle 1 ' enivre. Elle 1'abolit. Elle 1'emporte
dans une furie aveugle qui parfois le ruine comme elle ruine le Lion
combattant le Moucheron ou les Vautours qui s'entretuent. Tourbillon
de coups de griffes, vols de plumes, pluie de sang, on dirait que la
violence dilate et anéantit le centre. Hors de lui, le violent tend
à être partout, et il n ' est rien. Touj ours en quête d'un ailleurs,
il est sans ici, déracineur, et déraciné. Aussi chez La Fontaine,
Borée est - il un dieu violent* Le vent passe partout mais il n'est
nulle part. Où est le vent, touj ours hors de lui, mouvement,
expansion, perte de soi et " coups épouvantables " ? La violence est
vent. Le vent est violence. Sur le Chêne ou le Roseau, points fixes
et conscients dans 1 ' espace, le. vent " du bout de 1 ' horizon accourt
avec furie1632", et court ailleurs, partout, nulle part, sans rien
dire, sans trêve, bousculant indistinctement,
fonçant pour foncer.
La violence tente les dominants selon la Fourmi. S 5 étendre,
s1oublier, "ne rien souffrir de sûr autour de soi 1633 ", fuir ses'
1632. Le Chêne et le Roseau, (1,22), vers 25.
-
514
-
angoisses dans une expansion continuelle, se comporter comme le vent,
-
357
-
voilà quelques-uns de leurs objectifs caractérisques. Entre le désir
et 15 acte cependant, la différence est grande. La Fourmi se rêve
peut-être violente, mais 11 est fort peu. Elle est presque l'inverse
du "plus terrible des enfants/Que le Nord eût porté jusque-là dans
ses flancs1634"» Elle est infime, très limitée, quand il est énorme,
apparemment illimité. Elle reste chez elle quand il traverse le monde.
Elle contribue seulement à tuer une Cigale quand il détruit presque
tout. Elle réduit au minimum ses dépenses, se contentant de dire
quelques mots, quand il ignore toute économie, redouble ses efforts,
dispense sans compter "les coups épouvantables 163531. La Fourmi est
pourtant dangereuse. Sans doute plus, à son échelle, que ce terrible
vent. Quand il ne réussit qu'à moitié,
elle réussit complètement :
Les gens sans bruit sont dangereux; Il n' en
est pas ainsi des autres1636 . . .
La Fourmi est trop petite et trop subtile pour battre, mais elle
n ' est pas non violente. Son ordre ultime est violence c'est-à-dire
rupture, transgression, imposition de douleur. Il ne fait mal,
cependant, que si la Cigale y collabore. Pour en souffrir, cette
dernière doit 1'entendre, 1'interpréter, sentir ses multiples sens,
puis "se déchirer" elle-même, comme le Lion1637. Aussi la Fourmi
suscite-t-elie sa conscience et son envie de s ' affirmer. Elle la
"recrée1638", pour mieux la nier. Plus économe que le vent avec ses
"coups épouvantables", elle lui laisse tout le travail de se blesser.
Point de fatigue pour elle.
Point de risques. Point de violence
spectaculaire. La violence éclate lorsque le dominant n'emploie pas
1633.
Adonis, O.P., p. 10.
1634.
Le Chêne et le Roseau,(I,22), vers 26-27.
1635.
Ibid., vers 22.
1636.
Le Torrent et la Rivière, (VIII,23), vers 24-25.
1637.
"Le malheureux Lion se déchi re lui-même". Le Lion et le Moucheron, 11,9), vers 26.
1638.
Phébus et Borée, "Le Soleil dissipe la nue,/Recrée, et puis pénètre enfin le Cavalier".(VI,3), vers 35-36.
les désirs et les volontés de son dominé.
Phébus, comme la Fourmi, sait les utiliser. Loin de frapper
directement le voyageur, il le "recrée", le "pénètre", et suscite en
lui son désir» La- "puissance1639" qu!il dépense s1 ajoute alors à la
"puissance" que dépense le dominé, et elles constituent ensemble une
"puissance" suffisante pour que le manteau tombe.,. Inutile d'en
faire plus. Un minimum de dépense a permis un résultat complet. Le
Soleil n'usa pas de "toute sa puissance1640". Voilà, de l'excellente
gestion. Nul besoin de fureur, d'agitation contradictoire, de tout
ce que la Fontaine, dans Les Deux Aventuriers et le Talisman, ' désigne
par le mot "violence1641".
Quand elle fait mal au dominé, cependant, quand elle le diminue,
la violence peut contribuer à maintenir un pouvoir. Pour le dominant',
elle est un outil et une occasion de plaisir. Pourquoi s'en
priverait-il ? Dès que Vénus a pris Psyché, elle la fait fouetter'642
et
certaines
soeurs
fouettent
elles-mêmes
un
homme
qu'elles
détiennent:
Tiens, tiens, voilà 11 ébat que l'on désire. A'ce
discours fouets de rentrer en jeu,
Verges d'aller, et non pas pour un peu1643-.
Point de contradiction, ici, entre plaisir et efficacité.
"L'antique
cohorte'1
fouette
donc. . .
De
même,
lorsque certain père blanc fait fouetter Féronde1644, sa méthode est
excellente. Son dominé apprend à obéir. Douloureux,
comment
refuserait-il
terrorisé,
un libre accès à sa femme ? Cf
ensuite
Phébus et Borée. (VI,3), vers 39.
Phébus et Borée, (VI,3), vers 39.
1641. Ce mot, La Fontaine l'associe aux turbulences spectaculaires de l'eau. Quand l'aventurier traverse
3
18
l onde "rapide autant que profonde ,"Ni profondeur ni violence/Ne purent l•arrêter"„ (Les Deux Aventuriers et le Talisman,
(X,12), vers 18, et vers 34-35.)
1639.
1640.
La violence est flux "rapide", immaîtrisé, dangereux pour qui s'y aventure _________________________Elle est vent ou
fleuve.
Dans Phébus et Borée, il y a syllepse. Le mot violence désigne à la fois la force brutale qui sert à soumettre di rectement
quelqu'un sans souci d'utiliser ses volontés et l'agi tation désordonnée, le déchaînement, la fureur...
1642.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.P., p.231.
1643.
Les Lunettes, Nouveaux contes, vers 183-185.
1644.
Féronde ou le Purgatoi re, Nouveaux contes , vers 131 -158.
est ainsi que, dans toute 18 oeuvre de La Fontaine, des dominants,
qu'ils soient père abbé, soeurs, lions, loups, fermiers, rois ou
dieux, étrillent, sanglent1645 , mutilent
de
1646
, écorchent164/, couvrent
!f
horions1648" leurs dominés,
Ils le font si volontiers que leur violence est parfois inutile,
voire nuisible en termes de gestion. Tel Fermier, ne pouvant s 8 en
prendre au Renard qui a ravagé son poulailler, ou à lui-même qui a
laissé la porte ouverte, bat son chien. "On vous sangla le pauvre
drille". Violence inutile. Pur déchaînement d1affect. La gestion de
la ferme n' est pas améliorée. Sans doute le Chien, découragé,
renoncera-1-il à présenter quelque utile "raisonnement1649".
Certains dominants perdent beaucoup en ne prévoyant pas que leur
violence en éveillera d1autres, au point de les détruire, ou d!anéantir
leur position... C'est ainsi qu 'un perroquet1650 blesse un moineau,
qu1 un prince venge le moineau en tuant son perroquet, que le père
du perroquet venge son fils en crevant les yeux du prince, que le roi
a beau vouloir ramener ce Perroquet près de lui, 1'oiseau reste en
haut d1 un pin, hors de son domaine de pouvoir. Ici, la violence fait
vite perdre au maître ses yeux, ses yeux de maître, sa prévoyance,
et met en danger son pouvoir et sa vie.
Moins dramatiquement pour le dominant, elle suscite souvent chez
les
dominés
des
réactions
de
protection
qui
en
diminuent
1'efficacité. Le voyageur, victime de la fureur de Borée, resserre
son manteau et "tient ferme1651 " . Plus Borée se déchaîne, mieux le
voyageur se protège. De même, plus le vent multiplie les "coups
épouvantables" contre le roseau, plus celui-ci plie, et devient
presque insaisissable. La violence
les
1651.
le dominé à multiplier
procédures qui exigent du dominant, pour les vaincre, un
supplément de violence,
1645.
1646.
1647.
1648.
1649.
1650.
conduit
et
ceci presque à 1'infini . .. .
Il
Le Fermier, le Ch i en et le Renard (Xî,3), vers 59.
Les Souris et le Chat-Huant, (XI,9), vers 15.
Le Lion, le Loup, et le Renard,(VIII, 2), vers 32.
Conte d'un paysan qui ava i t offensé son seigneur, vers 55.
Le Fermier, le Ch i en et le Renard (XI,3), vers 55.
Les Deux Perroquets, le Roi et son Fils, (X,11).
Phébus et Borée,(VI,3), vers 31.
arrive un point
où la violence coûte plus au dominant qu'elle ne peut lui apporter.
Les Romains qui tiennent la région du Danube ont acquis la
puissance par la violence :
S'ils
(les Germains) avaient eu l'avidité,
Comme vous et la violence,
Peut-être en votre place ils auraient la puissance 1652.
A force d'abus, cependant ces Romains font disparaître leurs
dominés:
Nous laissons nos chères compagnes.
-
359
-
Nous ne conversons plus qu'avec des Ours affreux,
Découragés de mettre au jour des malheureux
Et de peupler pour Rome un pays qu'elle oppprime.
Quant à nos enfants déjà nés
Nous souhaitons de voir leurs jours bientôt bornés1653.
Si la violence continue, les Romains n'auront plus d'esclaves,
et les survivants deviendront si pervers qu'ils ne pourront les
employer. Ces excès devraient même amener, selon la logique de Rien
de trop, l'intervention d'un dominant terrible :
Craignez Romains, craignez que le Ciel quelque jour Ne
transporte chez vous les pleurs et la misère' 654 .
Face à cet avertissement, tuer le paysan serait encore ajouter
à la violence déjà commise, mais les sénateurs s'y refusent:
On le créa Patrice : et ce fut la vengeance
Qu'on crut qu'un tel discours méritait. On choisit
D1 autres prêteurs1655 .
Le sentiment du juste rej oint ici un intérêt bien compris, et
La Fontaine j oue très fin. Loin d ' expliquer si les raisons des
1652.
1653.
Le Paysan du Danube,(XI
Ibid., vers 67-71.
1654.
1655.
Ibid., vers 33-34.
Ibid., vers 88-90.
J ),
vers 47-49.
sénateurs furent éthiques,
politiques,
ou un
entrelac complexe" d1 éthique et de politique, il s1 en tient à 11
esthétique :
â Le sénat demanda ce qu'avait dit cet homme,
/ Pour servir de modèle aux parleurs à venir.
| On ne sut pas longtemps à Rome
\ Cette éloquence entretenir1656.
Ces derniers vers sont habiles. A les lire, d'abord, on croirait
que les sénateurs agissent seulement pour récompenser la beauté du
discours. Les autres raisons qui peuvent expliquer leur décision, La
Fontaine les efface, or cet effacement, comme souvent chez le
fabuliste1657, suggère leur irrîgbrtance, tandis que le discours du
Paysan qui n'est pas seulement éloquent, ou même courageux, mais
politique, en donne quelque idée * Ce "sauvage1658", en effet, analyse
les risques que prennent les Romains . en agissant sans tempérance.
Son argument, c'est qu ' à continuer dans cette voie,
beaucoup.
les
Il prévient.
Sénateurs
Il
fait peur,
tirent
de
ses
ils perdront
et
paroles,, .pour eux,
une
excellente politique.
En changeant les prêteurs, ils sanctionnent ceux qui ont infligé
la violence, et, sans doute dépassé les ordres, mais Rome reste
maîtresse du terrain, et conserve le bénéfice des violences. Pas
question pour elle de proclamer la liberté du Danube, ce que le Paysan,
d'ailleurs, ne lui réclame pas. Le Sénat renforce même son pouvoir
puisqu'en protégeant les populations, en devenant leur sauveur, 11
a quelque chance d'en être mieux obéi. En créant le Paysan Patrice
comme le Soleil "recrée" le voyageur, il en fait un allié, doué d'un
statut, d'une valeur, d'une voix, et capable d!ajouter ses forces aux
siennes pour assurer l'ordre dans les villes "que lave le Danube 1659".
1656. Ibid., vers 91-94.
1657. Il n'est pas rare que La fontaine majore les considérations de forme pour faire passer plus %
aisément ses audaces. Il y af chez lui f une politique du discours esthétique. On le voit bien \
dans les préfaces des Contes où sa défense repose sur l ! îdée que le scandale est nul puisque \
la
forme
est
belle.
La_réf
l
ex
ion.,,
sur
la
littérature,
outre
son
Jnté^
................................. [
masque pour protéger un peu les audace^^^^jt'extes., ïl nous semble que la critique actuelle J
s1 y """Taï
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ne
considère
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le
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La . Fontaj
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1659. Ibid.,
(XI ,7),. vers 19.
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y
■■■■■■'Ul cÂr
d*£k^. yy
il
L f éloquence remplace ici efficacement la violence, pour le
domine, comme pour le dominant. Tant que Rome sait "cette éloquence
entretenir", elle entretient sa position de pouvoir. Sa chute,
sous-entendue
1'éloquence. L
puisqu
5
un
dans
?
le
"longtemps",
coïncide
avec
la
fin
Olympe a intérêt à être amie avec le Parnasse
beau
discours
a
du
pouvoir,
que
sa
tenue
ou
de
1660
sa
reconnaissance confère du prestige, et qu'il permet, en ordonnant la
parole, en lui donnant une expression acceptable pour tous, en créant
ainsi un terrain commun aux auditeurs et à l'orateur, d'éviter les
conflits, de réduire la violence « Or, quand il s1agit de maintenir
un pouvoir, la violence est dépense, et elle peut coûter cher. Le
dominant gagne à limiter les coups qu3 il donne, c'est-à-dire à les
rendre légers, à les circonscrire, à les interrompre vite, à les faire
appliquer par d'autres que lui, et à leur substituer, autant qu ' il
peut, des discours.
Le Lion, dans Les Animaux malades de la Peste, ne fait pas tuer
tout le monde. Point de carnage. Ce "monseigneur du Lion- là" n ' est
pas un "parent de Caligula1661 " . A la fin de son entreprise de
reconstitution du pouvoir, seul 1'Ane est mort. C'est peu de chose,
mais l'effet est considérable, la réussite complète. Le Lion a d'abord
recréé le conseil, lui a donné une importance, a su susciter parmi
ses membres le désir de tuer, rendant ainsi, par la peur, au Loup et
au Renard 15 envie "d'épier la douce et 1 ' innocente proie1662 . Aussi,
n'a-t-il pas eu besoin de désigner lui-même 1'Ane. C ' est le "on",
dont il fait sans doute partie, mais comme une voix parmi d'autres,
qui a crié Haro. C'est ensuite le Loup qui s'est chargé, "par sa
harangue", de démontrer la culpabilité du Baudet. Enfin, c'est le "on"
qui 1'a liquidé. Le Lion n'a peut-être,
même pas souillé ses
"sacrés ongles"
1660.
8
Voir Simonide préservé par les D i eux (1,14)/ vers 67-68: "Jadis l 0iympe et le Parnasse/Etaient frères et bons amis". Voi r
a
aussi dans la Comparaison d Alexandre, de César et de Monsieur le Prince, (O.P., p.685), la défense, par La Fontaine de l«utilité
de l'éloquence pour un "héros".
1661.
1662.
La Cour du Lion,(VIi,6), vers 26-27.
Les Animaux malades de la Peste, ( V11,1 ), vers 12.
-
52 0
fx-
J/
s
,,:A/
V
J ...H
v
dans cette chair "profane1663, ou, s 1 il 1f a fait, cf est en anonyme,
perdu dans le "on", et sans mettre en cause sa sacralité. En ménageant
entre sa parole et le meurtre un maximum d'espace, en multipliant les
intermédiaires, les instances de discours, il s'est mêlé le moins
possible de cette exécution qui ne lui coûte rien, qui ne risque pas
de susciter contre lui des réactions, qui a solidarisé sous ses ordres
les "puissances", et qui lui rapporte beaucoup. Un minimum de dépense
produit ici un maximum de bénéfice.
Les deux seuls actes du Lion, en tant que maître, dans cette
affaire, c5 est tenir conseil et dire quelques mots, mettre en place
le lieu des discours et initier le mouvement de leur production. Bon
orateur, bon politique, il sait déclencher un échange d 1éloquence»
Plus le Renard, le Loup et les puissances parlent en respectant les
règles de l'éloquence, plus le conseil se reconstitue, et, par lui,
le pouvoir du Lion. -Celui-ci se refait sur des mots. A la fin, la
mort du Baudet qui "parle net1664" est cette violence minimum,
absolument nécessaire pour que le système entier s ' appuie sur le
réel. Il faut quand même que ça saigne un peu ! Cette violence minimum,
cependant, est elle-même enveloppée, et presque dissoute par le
discours. Litote : on ne tue pas le Baudet, mais on "le lui fit bien
voir1665 " . Ce n ' est pas un meurtre, c ' est le dernier mot d'une
démonstration efficace, élégante. C'est de 1'éloquence, ce n'est plus
de la violence. Les coups, dès lors presque sans coût, sont devenus
des mots. Tant que Lion saura telle "éloquence entretenir",
il
restera le maître.
La Fontaine inaugure le second recueil par le spectacle de cette
excellente gestion selon la Fourmi. Si beaucoup de chemin a été franchi
depuis la première fable du premier livre, si le dominant n'est plus
un être minuscule, mais un Lion qu'appuie une cour hiérarchisée,
il
a touj ours intérêt à mininiser sa violence personnelle, sous peine
1663. Voi r Les Obsèques de la Lionne, (VIII, 14), vers 35-36.
1664. Les Animaux malades de la Peste, (VI1,1), vers 55. Dans son "il faut parler netÎS, l'Âne fait deux erreurs.
D3 abord, il reprend à son compte le "il faut" du Loup (Le Loup et l8 Agneau, vers 27), cet universel
abstrait qui dissout les raisons dans une supérieure raison, et qui sert seulement le dominant. Ensui
te, il croi t au "parler net", quand tous ici parlent indirect*
1665. Voilà bien un parler peu "net", quoique fort clair. Ibid., vers 62.
-
521
-
d5 être pris, comme le Lion de La Cour du Lion, aux pièges du langage,
ou de s1épuiser comme tel autre avec un Moucheron. Le dominant gagne
d5
abord
à
faire
infliger
la
violence
par
d1autres,
par
des
"paillards1666", des "Filles de la Nuit1667", ou même des "novices1668"
déguisés.
Savoir
dominer,
ensuite,
c'est
souvent
réserver
sa
violence, annoncer son emploi futur pour l'éviter immédiatement,
comprendre que, puisqu'elle est langage, on ne perd rien et on gagne
tout à lui substituer au maximum des mots. Quand le Lion fait avertir
sa Province qu'aux obsèques de la Lionne "ses prévôts y seraient pour
régler la cérémonie", cela suffit. "Jugez s
1
y chacun s ' y trouva1669".
Le Lion n'a besoin d ' écorcher personne, Un animal désobéirait-il,
il le ferait tuer par d'autres «
Cette habile gestion n'empêche pas le Cerf de le piéger. Sachant
trop ce qui l'attend, le " chétif hôte des bois 1670" organise sa défense.
Il élabore, comme le Renard1671, un habile mensonge, mais il fait mieux
que ce dernier, puisqu'en utilisant 1'amour-propre de son maître, il
en reçoit un "présenti672" . Conclusion : le Lion s'il avait voulu mieux
maintenir son pouvoir aurait gagné à minimiser encore davantage sa
violence, et à employer au maximum 1 'amour-propre de ses dominés.
Dans Les Animaux malades de la Peste son confrère ne s'y trompe pas.
En introduisant son discours par "mes chers amis", il flatte le
1666.
Conte d'un paysan qui avait offensé son seigneur, Contes et nouvelles, I, vers 68.
1667.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, Q.D. , p.231.
1668.
Féronde ou le Purgatoire, Nouveaux contes, vers 140.
1669.
Les Obsèques de la Lionne, (VIII,14), vers 8-11.
1670.
Ibid., vers 33.
1671.
Celui de La Cour du L i on.
1672.
Ibid., vers 51.
conseil. En parlant du Ciel et de 1'histoire il profite de ses
croyances et de ses peurs. En se posant comme porte-parole du Ciel,
surtout, il atténue son image de maître et agit ainsi comme le Cerf,
prétendu porte-parole de la Lionne. Menée par un maître, une telle
politique, qui suppose une remarquable tempérance, lui permet de
s'économiser au mieux.
Surpassant toute attente, le Lion parvient même à se cacher par
une
totale
exhibition.
Rien
de
plus
invisible
en
effet
que
1'extrêmement visible : en mettant son péché aux yeux de tous, il se
dissimule, et force autrui à le mettre hors de cause» Qui pourrait
1'accuser de violence puisqu1il reconnaît si humblement ses anciens
crimes ? Toute accusation ne peut plus que glisser sur lui. C'est comme
s'il s'était lavé de toute violence. Son confrère, lors des Obsèques
de la Lionne, quand il prétend ne pas souiller ses "sacrés ongles1673",
commet, en revanche, une erreur: en désignant ses ongles, en indiquant
qu'ils pourraient se souiller de sang, il les désacralise, et suscite,
chez son dominé, des stratégies défensives. Le Lion du livre VII est
beaucoup plus habile. Il se construit un temple inaccessible dans
1'éclat même de son aveu. Comme le soleil, ou comme la mort,
comment
le regarderait- on fixement ?
L'astuce
vraie,
pour
présente
:
que
"je
demandiez
pas
violence,
le
économiser
Lion
consiste
vous
ce
que
dominant
sa
ainsi
personnelle
émettre
une
vérité
ancienne
dis
que
ce
fais
doit,
substance
parvient
violence
sa
à
"
en
réelle
.
j
S
le
e
'
pour
et
dissimule
fus
il
effet,
simultanément
par
image,
doit
plus
éviter
à
pour
une
la
réalité
que
ne
me
économiser
sa
fondamentalement,
d'être
1'extinction
déchaînement
image
de
la
usé.
Le
de
sa
violence
collective, et à 1 ' invisibilité par la visibilité. Rien de
mieux1674 . Qui se laisse voir est déjà en danger d' être pris.
Témoins le Coq1675 la Perdrix1676, le Moucheron1677 , le soliveau
roi des Grenouilles1678. . .
1673.
ibid.. vers 36.
1674.
On comprend que La Fontaine ai t placé ce monarque avant tous les autres et en stricte oppos i t i on avec Charles lî qui, da ns
Un animal dans la lune, sait être aussi un monarque minimum, presque effacé dans un "on", mais dans un "on" qui ri t(Vers 54),
pas dans un "on" qui cri e "haro", et dans une toute autre logique de pouvoi r.
1675.
Les Deux Coqs,(VIi,12).
1676.
Le Lièvre et la Perdrix, V,17.
1677.
Le Lion et le Moucheron,(iI,9).
1678.
Les Grenouilles qui demandent un Roi,(II1,4).
b )
Economiser son image.
La Fontaine a supprime toute allusion aux biens de la Fourmi.
A-1-elle des stocks ? N' en a-1-elle pas ? Ce qui importe, c1 est que
la Cigale croie qu'elle 'en a, et donc interprète certains signes,
que le fabuliste ne nous donne pas, comme indiquant ces stocks. Grand
avantage pour La Fourmi: un fromage réel ne tombe pas quand on ne lâche
que des signes* Aussi, les dominants qui savent se maintenir les
multiplient-ils puisqu'ils coûtent moins que l'étalage du réel, qu5 ils
sont aisément manipulables, et que le dominé, en les interprétant,
s ' installe, par l'esprit, dans la relation de pouvoir : "Dansez
;
maintenant, et d 'abord interprétez ce "dansez maintenant". A vous ,
Cigale, les interprétations. A moi,
Fourmi,
et
1'émission,
1'être".
La Fontaine est à bonne école avec les fêtes royales ou non, les
jardins de Versailles, "les Mulets de son Eminence1679,
en scène des "puissances
toute la mise
1680
" .
Dans la première partie de Psyché, il décrit longuement la
prolifération des signes de ces deux invisibles, Amour et le Roi .
Le roman entier médite sur 11 ' invisibilité "du 'mai tfeT? qui,
paradoxalement, manifeste, quand elle est totale, qu'il pratique,
même sans se 1? avouer, la logique de la Fourmi. [Oronte^ Charles II)
ou le Sommeil1681, se laissent voir, quoique à peine, sans insister et
quand on les appelle, comme pour ne pas trop s ' imposer. S'ils sont
présents, ils le sont vraiment, et leur présence réelle assure un
ordre, tandis qu5 un geste ou un regard de leur part suscite un
mouvement d'heureuse création. Cupidon, au contraire, multiplie les
signes et se cache, de sorte que son invisibilité stérilise les dons
qu'il peut faire à Psyché. Si, pour se dissimuler ainsi, il prétend
avoir d1 excellentes raisons1682, la suite du roman, sans les détruire,
manifeste surtout qu'il veut maintenir,
malgré son amour,
par
rapportà Psyché, une position de pouvoir ? Qu' en est-il alors de Louis
XIV,
que
le
livre
entier
conduit
à
rapprocher
d'Amour
?\
L1
invisibilité royale, malgré la beauté des jardins de Versailles et
1679.
Relation de ['Entrée de la Reine, O.P., p.509-512.
1680.
Patrick Simon, parmi d autres, a donné l'analyse historique de ce cérémonial. Patrick Simon, Le Mythe Royal, Atelier national
1681.
Reproduction des Thèses Lille III, 1987.
Nous faisons référence pour Oronte à la fin du deux i ème fragment de Le Songe de Vaux (p.96), pour Charles II à Un animal dans
s
la lune, pour Le Sommeil au premier fragment de Le Songe de Vaux (p.83).
1682.
Voi r Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 153-154.
la liberté dont y jouissent les quatre amis, ne suggère-t-elle pas
que ce roi, qui ne se mêle pas de voir et d 1 être vu (comme Charles
II), pourrait être un souverain selon la Fourmi. Le roman multiplie
les hommages, et n3 en décide pas* Cependant, i!ambiguïté, qui naît
du rapport à l'Amour, est, jusqu'à la fin, savamment suscitée: la
dernière page évoque ainsi le soleil qui multiplie les "muances43" et
que 11 on peut "considérer", voire "regarder fixement1684", mais ce
soleil est un soleil couchant. Il est douteux que le • grand Roi se
soit jamais rêvé soleil couchant1685 ! Le texte, en sa poésie, ne
suggère-1-il pas alors la nostalgie d'un autre roi possible ? La
Fontaine, encore une fois, laisse au lecteur "quelque chose à
penser44", mais il lui donne aussi matière : il montre ainsi nettement
dans son roman, qu'un maître efficace, selon la logique de la Fourmi,
c ' est un trou noir parmi des signes.
En s'enveloppant de nuit, un tel dominant se protège. C'est ainsi
que le sanglier d'Adonis, ce "tyran des forêts", habite un "fort épais,
inaccessible". "L'épaisseur des forêts le dérobe aux supplices 1687".
Cette obscurité fascine et dénote le " dominant terrible 1688. Autour
d'elle s'agglutinent
les dominés avides d'interpréter les moindres
signes, et angoissés. Plus qu'une simple défense, en les tenant à
distance, et en les attirant cependant, elle renforce, parfois jusqu'à
1684.
La Rochefoucauld, maxime 26.
1685.
Sur Versai l les et le Soleil, voi r Allen S. Weiss, Miroirs de l ' infini, le j a rd i n à la française et la métaphysique au
XVIlème s i ècle, Seuil, 1992.
1687.
Adonis,
O.D.,
l'Agneau),
du
p.
Lion
10
11.
et
et
de
son
On
pourrai
"antre"
(Le
t
rapprocher
Lion
malade
ce
et
Sangl
le
ier
du
Renard),
Loup
et
des
(dans
Le
Brigands
Loup
et
qui
se
cachent dans le bois de Tréfou ;
République de loups, asile de brigands, Faut-il que tu
sois dans le monde ? Tu favorises les méchants
1688.
Par ton ombre épaisse et profonde.(Voyage en L i mous i n„ O.D., p.537)
Voi r L'Amour lorsqu'il s'empare de Psyché en haut d'une montagne :
La Nui t vient sur un char condui t par le Silence;
Il amène avec lui la crainte en l'Univers.
La part qu'en eut Psyché ne fut pas des moindres. Représentez-vous une fille qu'on a laissée seule en des déserts effroyables,
1
8
43Ibid.,etp.259.
pendant la nuit. Il n'y a point de conte d'apparitions et d espri ts qui ne lui revienne dans la mémoi re : à pe i ne ose-1
44Discours
M. le rduc
La Rochefoucauld,
(X,14), vers
56.
elleà ouvri
la de
bouche
afin de se plaindre".
Les Amours
de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 141.
un point critique, la position du dominant.
Tant que la courtisane amoureuse croit connaître Camille, elle
espère le maîtriser, mais dès qu'il se dérobe à sa pensée, elle perd
sa position de pouvoir. Plus il se cache derrière des signes
inattendus,
plus
elle
est
emportée
dans
le
tourbillon
des
interprétations, et prise. Quand elle ne le connaît plus, quand il
n'est pour elle qu'un incompréhensible émetteur de signes, il est le
maître. Pour la vaincre, sans initier lui-même de violence, il la
laisse se violenter elle-même... Dès qu'elle sort son poignard1689
s'apprête à se tuer, comme désormais il la tient, il la retient, se
démasque, et tombe dans ses bras. Fin de l'épreuve : s'il s'était
montré plus tôt, il aurait tout perdu.
Certain Ermite sait ne jamais révéler qu'il est un "dangereux
paillard1690". Pour s'emparer d'une fille, il se fait porte-parole de
Dieu, table sur la "légère croyance" de la mère, annonce qu'il fera
un pape à la donzelle, et corne "à toute outrance1691"
:
Femme incrédule, et qui vas à 11 encontre Des
volontés de Dieu ton créateur, Ne tarde plus,
va-t'en trouver 1'ermite Ou tu mourras1692 .
La dame porte sa fille au "forge-pape" qui sait en faire ses
délices, mais prudemment. S'il trahit son personnage, il perd tout.
Plus de pouvoir. Plus de plaisir. Aussi fait-il l'hypocrite jusqu'au
bout, avec, peut-être, contre la mère, la complicité de la fille.
Excellente prise, suivie d'une excellente gestion!
5
1689.
1690.
La Courtisane amoureuse, Contes et nouvelles, III, vers 211. Pour l étude précise de ce conte, voir notre première partie.
8
L Ermite, Contes et nouvelles,II, vers 15.
1691.
Ibid., vers 56.
1692.
Ibid., vers.107-110.
La leçon est claire : le dominant doit apparaître le moins
possible, et tempérer sa violence. En fait, c'est même chose, puisque
la violence quand elle n'est pas réduite à l'état de signe, est
révélation de soi, exhibition de l'être intime. Quand, par excès de
violence, la Lion, se déchire lui-même, il met sa chair à vif. Il se
révèle à l'oeil rieur du Moucheron. Mieux vaudrait plus de retenue.
Le problème, c3 est que# souvent, le dominant veut se montrer.
Quand il prétend jouir de son pouvoir, et pas seulement l'employer
à satisfaire divers désirs, il veut éprouver intensément qu'il est,
jouir d'être, et rien ne lui procure plus cette j oie que le regard
d ' autrui. Seul au monde, englouti dans son trou noir, très vite,
il ne se sent plus exister. Aussi aspire-t-il à s'exhiber et à
multiplier les violences : Vénus, quand elle tient Psyché, la fait
fouetter et parade en grand appareil. Il faut qu'on la voie, qu'on
1'admire, et qu'on sache les cruautés qu'elle inflige à la j eune
mortelle. Il faut qu'on la voie nier ce qu ' elle croit la nier. Il
faut surtout que Psyché la voie, qu ' elle s'humilie devant elle,
qu'elle baise les mains qui 1 ' ont fouettée. Le dominant j ouit d
' être vu par ce qu ' il nie, ou qu'il pourrait nier. Alexandre n'hésite
pas à commettre des crimes ou des absurdités dans le but d 1être
reconnu. Pour la gloire, il multiplie les risques, ce qui surprend
touj ours La Fontaine qui rêve, quant à lui, de retraites discrètes.
Notre "bonhomme" ose même interroger le Prince de Conti : "Est-ce
1'intérêt de la France qui vous fait aller braver les hasards, ou si
c ' est celui de votre gloire ? Je ne démêle pas bien la chose.
Peut-être-même y va-t-il de votre plaisir : ce que j e n'ose presque
penser : nec tibi tam dira cupido. Cependant vous autres héros seriez
bien fâchés qu'on vous laissât vivre tranquillement. Comme si la vie
n'était rien, et que sans elle la gloire fût quelque chose ! Vous
croyez
être
demeurés
au
coin du
367
feu,
à
moins
que vous
ne
vous alliez brûler sur le mont OEta, de même que fit Hercule 1693» .
Attire par le feu, comme le Cierge, prêt à se consumer pour
1
qu éclate sa gloire, le dominant aspire à sortir des ténèbres. Loin
des regards éblouis d1 autrui il ne se sent plus exister. Ainsi, le
Loup vient-il discourir le plus longtemps possible au bord d'une "onde
pure" quand la raison demanderait qu' il ramène d'urgence sa proie
"au fond des forêts". Ainsi le Sanglier ne cesse-1 - il de courir entre
son fort inaccessible et le champ de bataille, oscillant entre le
contact et l'abstraction, la fureur et la retenue, le carnage et la
sécurité, le rouge et le noir. Il ne peut se résoudre à jeter au monde
des signes comme le fait la Fourmi, ou comme voudrait le faire Cupidon.
Avide de nier le réel, les autres, et de se sentir le réel, le seul
réel, il se montre et, "sans craindre l'effort des voisins alarmés",
pille,
détruit, massacre,.
Ravage impunément des provinces entières,
Laisse gronder les lois, se rit de leur courroux,
Et ne craint point la mort qu'il porte au sein de tous 16
On
dirait
qu'un
tel
"tyran"
est
fasciné
par
le
néant.
Il erre entre sa propre nuit, et la négation d'autrui en une
course folle, sans autre but que d ' aller de la nuit à la
nuit,
et de s'y . achevar,!^95 *
de défier la mort,
Une telle agressivité suscite sans cesse des opposants : \
1693.
A son Altesse Sérénîssime Monseigneur le Prince de Conti, O.D., p. 714.
1694.
Adonis, O.D., p.10 et 11.
1695.
La volonté de dominer, pour La Fontaine, au plus profond, tient sans doute d'une fascination
morbide pour le néant, qui est simultanément refus absolu et .................... désir, véri table obses¥T'on''lce
1
n'est pas un hasard si la Fourmi, obsédée par sa survTe7''"'est la première, dans Les Fables, à fai re basculer autrui dans l absolu
silence, et à ri re.
La
Fontaine
bouleversante
j ou i r
cherche,
quant
comme
celle
des
dans ses "muances"
à
lui,
à
écartée,
voi
re
isolée
dans
quelque
retrai
une "source pure"(Xî 1,29, vers 34). Aussi sa
ç0,Y§J^It4;J^
et
"
considérer
l
1
être
dans
sa
présence
immédiate,
"boutons"(IX,5,vers
14-15)
ou
des
"oeufs"(I1,8,
vers
19),
à
en
même, et il n'apprécie rien tant que la chose séparée(O.D., p. 619),
de.
..ce
te,
comme
...j3oés i
flux
!
1
cette
émergence
minuscule
de
l être
qu
est
e _est elle poésie du singulier .réel, de la
gui 'Va
subtil
des.êtres'
_ètfes.
aux
Un "Saint" ne se défait vraiment du pouvoir"et des troubles qu'il suscite que par la volonté de se "connaître" dans la singul ari
!
té mu11 i ple d'une source pure. Ce n'est point là rupture avec le réel, narcissisme, ou même correction éthique comme celle qu apporte
(
1
le "canal" du "Livre des Maximes". C'est créer, par la présence de l 'onde transparente, l insaisissable immédiateté d une féconde
présence à soi.
"Lycaste,
52 8
Glauque,
Palémon,
Hilus,
Amllcar;
Cent
autres
A
Al)
A!lA
,
•^■■u*^**-
Y
â
A
Cl.
A
O-
^.JA^""^^
'
^ AH
que je tais1696"... Le Sanglier en massacre un grand nombre : "Que d 3
hommes
terrassés
!/Que
de
chiens
abattus,
mourants,
morts
et
blessés1697!" Au risque de lasser, La Fontaine multiplie les meurtres,
les cris, comme s1 il voulait, une fois pour toutes, au début de son
oeuvre, montrer un tyran sans tempérance aucune et que rien,
apparemment, ne peut borner1698". Tel "un tourbillon, messager de
l'orage1699", le Sanglier devient pure violence, et la "violence 1700"
des ses adversaires est annulée par la distance qu'il leur impose.
Dans ces conditions, il se fraie un passage, et paraît sur le point
de rejoindre son "fort" quand ses excès suscitent la levée d'un
combattant plus audacieux - Adonis - qui, d'un coup d'épieu, le tue.
Pour qui voulait transformer le monde "en vastes cimetières 170111 sous
sa griffe, c ' est déjà la logique d'autorégulation de "Rien de trop".
Alexandre imagine un système pour maintenir sa gloire à peu de
frais. Laissant des signes de son passage - des brides, des mors, ou
des mangeoires énormes™ il disparaît comme s'il était mort. C ' est
fou et sage, génial si 1 ' on veut1702 . Alors que la plupart des
dominants, obsédés par leur désir d'être, veulent touj ours se
montrer, Alexandre sent que sa disparition peut ne pas mettre en péril
- et peut même renforcer - sa position de pouvoir. Il suffit que chacun
croie en lui. Peu importe qu'il meure ou qu ' il demeure, pourvu que
persistent
des
signes
impressionnants.
Pour
un
dominant
qui
appliquerait systématiquement ce système, la gestion du pouvoir
tendrait à 1'effacement personnel et à la prolifération des signes
contraignant les hommes à interpréter, à admirer, à se laisser
éblouir. A la limite, le dominant, lui-même, deviendrait inutile,
voire gênant,
mais
persisterait.
sa
La
position
multitude
des
de
pouvoir
interprétations
la
1696. ibid., p.12.
1697. ibid., p.12.
1698. Voi r, dans 18oracle de Psyché ce vers à propos de Cupidon : "Le Styx n'a pu borner son pouvoi r souverain". Les Amours de Psyché
et de Cupidon, O.D., p.138.
1699. Adonis, O.D. p.14.
1700. "Tous les traits qu8on lui lance/ Etant poussés de loin, perdent leur violence, ibid., p. 16.
1701. ibid. p. 11.
1702. Ce système fascïne_tant_La_
9y,l.j.i,,,.t0,,.l?§£|..e d^î^JlMs,, en des l i eux fort distants de son oeuvre :
Relation d'un Voyage de Paris en Limousin! O-D•, p. 550. Comparaison d'Alexandre, de César et de Monsieur le Prince, O.P., p.690.
-
529
-
\
\
reconstituerait sans
cesse comme le Phénix1703 «
Alexandre n'applique son système que parce que ses soldats le
contraignent à reculer1704 ..* C ' est le coup de génie fou d'un tyran
qui comprend qu'il rencontre un obstacle, et qui veut, malgré lui,
se maintenir, mais Alexandre ne cherche pas l'effacement méthodique.
Il ne se rêve pas Dieu caché, mais veut se montrer vraiment, aller
toujours plus loin, vaincre la Perse, puis "passer aux Indes".
Ambition folle. Intempérance de Sanglier I Alexandre oubliant qu'il
est limité, mortel, malgré ses exploits, finit vite sa carrière,
épuisé comme le Lion, incapable de maintenir son empire.
Le manque de prévoyance des dominants : conclusion partielle.
Les dominants selon La Fourmi, malgré les qualités de certains,
abandonnent ou refusent .souvent la tempérance qui leur permettrait
de se maintenir, ce qu'ils souhaitent apparemment. Dès qu'ils veulent
j ouir du plaisir de dominer, s'ils atteignent des moments d '
équilibre,' ils ne s ' y tiennent guère, prennent des risques, et
suscitent des crises. La durable tempérance du Hibou est des plus
rares. Sa vigilance, sa cohérence ne sont pas plus fréquentes et les
Cormorans ne sont pas légion.
■
.
.
-
.
\,-/'
■■
;7;
Dans toute 1'oeuvre de La Fontaine, en position de pouvoir,
pullulent les imprévoyants, ou les trop prévoyants dont 1'excès de
zèle est imprévoyance redoublée. Grand danger pour tous ces gens I
L ' univers, infini et divers, reste pour eux, qui sont limités, touj
ours dangereux. Ils se croient déjà Phénix alors que le Renard rôde.
Ils croient volontiers savoir "vaincre, régner, maintenir leur
ouvrage1705 ", et imaginent que rien ne peut les détruire, mais Rien
de trop rappelle que les plus forts tombent
I
Méditant toujours 1'affaire Fouquet et s1 interrogeant sur les
1
1703.
C est la si tuation de l écrivain qui use du pouvo i r des fables. Voi r notre dernier chapitre. >:»■■■*■■■"
1704.
"Contraints par ses soldats de retourner en arrière et d abandonner certainspays'7 il y fait lai sser des brides et des
8
mangeoi res pour les chevaux beaucoup plus grande qu'à l'ordinaire, afin de passer pour un dieu qui commandai t à des géants,
lui qui était d'une taille au dessous de la médiocre". O.D., p.690.
1705.
La Paix de Nimègue, O.D., p. 741.
fins
ultimes
des
dominants
qui
cherchent
peut-être,
incompréhensihlement, le néant dans la jouissance de leur pouvoir,
La Fontaine raconte et analyse d5 innombrables crises qui les
convertissent parfois, les renforcent quand ils sont habiles, les
détruisent le plus souvent. A défaut de temples,
il leur dresse alors
1
d ironiques tombeaux.
2.4
Les crises de la domination.
/■^^^^^^InJtroduit
mot /"crise!f,
au XVIème
x
\au
siècle
XVIIème
d'emploi""""" ïïïëdical.
par Ambroise
siècle,
Il désigne,
est
Paré,
le
généralement
selon Furetiêre,
le
"soudain changement
de
est
la maladie qui
donc
ce
symptômes,
se
tourne à la santé ou à la mort".
moment
critique,
caractérisé
LgT'^ crise
par
des"
où un état peut radicalement s'altérer sans qu'on puisse
garantir en quel sens.
Si le mot n'apparaît pas chez La Fontaine, la chose, au
moins, y
est. C'est
1
ainsi que
I'évocation d une crise
Le Poème
du Quinquina
propose
:
l
éj
Le malade ressemble alors à ces vaisseaux
Que des vents opposés et de contraires eaux
Ont pour but du débris que leurs fureurs méditent ;
Les ministres d'Eole et le flot les agitent ;
Maint coup, maint tourbillon les pousse à tous moments
Frêle et triste j ouet de la vague et des vents.
En tel et pire état le frisson vient réduire
Ceux qu'un chaud véhément menace de détruire ;
Il n'est muscle ni membre en 1'assemblage entier
Qui ne semble être près du naufrage dernier1706 .
La Fontaine évoque ici "en langage des dieux 1707" un phénomène
qui relève de 1'observation scientifique. En assimilant la crise à
un naufrage, en développant 1'image, il cherche à être "Disciple de
Lucrèce une seconde fois1708" . On dirait pourtant quf en cette affaire
11abondance même du texte et sa facilite résultent d'une difficulté
1
: à défaut de définir la crise, 1
1706.
Poème du Quinquina, O.D.,p.68.
1707.
Ibid., p. 67.
1708.
Ibid., p. 62.
auteur propose une image1''09 et
multiplie les mots.
Il
est vrai gue la pensée de ... 3J|jegpgpe
spectaculairement,
chez
■
N
1
Pascal , | n est
.
.
-
.
\,-/'
■■
classique,
pas
;7;
.sauf
crise » Le {cartes ianisme\ ambiant s'intéresse plus à la ma t héma
t i s a t ion du réel, à l'ordre global, qu'aux points de rupture :
le cogito étant posé, la crise étant passée, il s'agit de construire
une vision ordonnée et stable du monde. Au niveau politique, ce projet
est relayé par la volonté royale d'édifier un état en supprimant
méthodiquement tout trouble, en dissipant toute zone d'ombre, en
éclairant la société entière par un permanent soleil. Les jardins de
Versailles et 1'itinéraire qu'y propose le Roi, comme 1 ' a sugge s
t ivemen t montré Allen S. Weiss1710, témoignent de cette volonté
d'ordre, qui refuse la crise, et rejettent dans le néant les crises
dont le pays, et, par là, 1'homme paraissent enfin sortis. On choisit
d'édifier des structures solides, magni f iquement ordonnées, comme
la colonnade du Louvre que 1 ' on préfère aux divers projets du Bernin,
tout en courbes, et dont les espaces vides, incertains, recèlent des
possibilités de crise.
La crise nous paraît, dans la seconde moitié du XVIIème siècle,
en France plus obj et de littérature que d'architecture ou de
philosophie. A toute époque, au demeurant, la littérature trouve ses
plus puissants effets aux marges de 1'impensé, là où les concepts se
dérobent, s'évanouissent, où 1'ordre patiemment construit vacille.
Elle génère alors fascination et trouble, plaisir et inquiétude. Au
XVIIème siècle, ce n5 est pas un hasard si le mot
dans
1709.
le 'vocabulaire
du
théâtre.
"crise"
figure
Les
L'image
du
naufrage
pour
parler
de
cri
se
est
fréquente
au contrai re, est représentée par le navire en plein mouvement :
chez
La
Fontaine.
1
L absence
de
crise,
Lorsque sur cette mer on vogue à pleine voiles,
Qu'on croi t avoi r pour soi les vents et les étoiles...
Elégie pour M. F., O.P., p.529.
1710.
Allen
siècle,
S.
Weiss,
Seuil,
contempler,
1
pas
d une
Mi
roi
1992.
!
Li
rs
de
tinérai
l
8
infini,
re
Le
que
jardin
propose
le
à
la
roi
française
et
la
est
t
d'arrêts
fai
métaphysique
du
successi
chaque
fois,
d'un
regard
englobant
la
totali
té
immobile
du
paysage.
11 ne
promenade
fluide
où
le
regard,
sans
cesse,
se
perdrai
t
dans
la
succession
XVIIème
fs
pour
s'agi
t
continue
des points de vue.
tragédies de Racine, par exemple, représentent de spectaculaires
crises, au cours desquelles le système de pensée
vertigineusement
s'ébranle.
mis
en
place
Spectacle
fascinant, qui inquiète, mais qui rassure aussi, parce qu'il est
spectacle, si bien que la pensée après s'être laissé mettre en émoi,
après avoir aperçu les noirceurs de l'abîme, peut retourner, avec sa
lumineuse efficacité, à 11 élaboration de 11 ordre »
2.4.1
Le Hibou et le Chat s refus de la crise et recherche de 1 1
apparente crise «
Le Hibou de La Fontaine, bien installé dans la tradition
1
d Aristote, et figurant, loin du Lion, un envers obscur du Soleil,
travaille dans son trou à éviter toute crise. Ce qu ' il veut c ' est
"la santé1711 " , c ' est-à-dire 1'équilibre en 1 'état sans jouissances
paroxystiques.
A ce modèle de dominant qui refuse la crise, et agit pour la
retarder, s ' oppose le Chat qui la provoque systématiquement. La
crise, c'est quand la Souris atteint le point où elle croit qu ' elle
peut quitter le Chat. Chaque fois le Chat la reprend, et c ' est, chaque
fois, pour lui, plaisir extrême !
Ici, les crises sont fictives. Seul y croit la Souris qui fait
tout le travail de course et d'imagination. Le Chat la regarde imaginer
■
.
.
-
.
\,-/'
■■
;7;
et courir, se recréer, mais il la dévorera à son heure, à son choix,
quand 1'ennui ou la faim viendront.
Goûter le plaisir de ces crises fictives suppose qu ' un tel
dominant maintienne ou améliore, à son profit, la relation de pouvoir,
avec son marché clos et son déséquilibre pertinent. Comme il prend
des risques, contrairement au Hibou, en laissant courir ses dominés,
la moindre faiblesse' peut être fatale à son plaisir. Les crises
fictives ouvrent vite sur des crises réelles. Un absolu contrôle
est
donc
nécessaire,
mais
un
Lion,
lui-même,
devient vieux, et 15 univers, divers, est infini. Aucun dominant mortel
1711. Les Souris et le Chat-Huant, (XI,9), vers 24.
'-■ 533
ne peut prétendre tout contrôler, et rester identique à lui-même. Même
le Prince, qui peut se dire Chat, risque de rencontrer chez 1 f apparente
Souris-La Fontaine un
Chat plus Chat que lui. . .. .......
Mieux que les Dieux, (la Fortune qui se plaît à faire bien des
coups
1712
, paraît â~mëme de tout saisir, en tout lieu, sans contrôle.
Elle tue un coq1713, sauve un enfant1714, enrichit un dormeur1715, fait
tomber Oronte, et perd ici ceux qui sont apparemment ses "amis1716",..
Les dominés, c ' est-à-dire toutes les créatures, ne peuvent
qu'éprouver les effets de ses caprices, tenter de les interpréter,
sans leur trouver d1 ultime cohérence..* On ne saura jamais quelle
logique elle suit, si même elle en suit une » Ce qui est sûr, c 5 est
que cette spectaculaire incohérence et sa puissance en fontun modèle
pour les dominants selon la Fourmi. Le Chat, la Belle, le Roi
voudraient lui être comparables. Ils tendent tous à lui ressembler
autant qu5 i1s peuvent. Rien ne flatte plus un Louis XIV que de se voir
assimiler au sort1717. Aussi la Fortune est placée au centre des cinq
"strophes" du texte du livre XII, comme un médaillon, ou comme un
miroir vers qui tous les rayons convergent. Tous les dominants cités
sont, comme 1'indique ' le "refrain", comparables au Chat, mais la
Belle, le Roi, et même le Chat, voudraient erre comme la Fortune. L 1
unité immanente du paradigme, c ' est le Chat du refrain qui la fait,
mais la Fortune en constitue le modèle transcendant. Elle est ce que
les dominants rêvent d' être, et ne sont pas, justement à cause d'elle.
Si donc elle est leur modèle, elle est aussi leur limite. C 1est elle
qui renverse ceux qui sont ses amis, peut-être la belle, le Chat, le
Prince, le Roi, et tant d'autres... Elle est indiscutablement plus
forte qu'eux. Elle peut,
à tout instant,
mettre leur domination en
crise, et elle les force, contre eux-mêmes, quand ils veulent chercher
aventure,
à se montrer prévoyants.
Tout dominant imprévoyant, en effet, affronte vite une crise,
une vraie, et qui peut le détruire. Si les imprévoyants ne sont pas
1712.
Voir Les deux Coqs, (Vï1,12), vers 29.
1713.
Ibid.,(VIj,12).
1714.
La Fortune et le Jeune Enfant,(V,11 ).
1715.
L Homme qui court après la Fortune et l Homme qui l'attend dans son lit, (VI1,11).
1716.
A Monseigneur le duc de Bourgogne, vers 11.
1717.
L'Ecrevisse et sa Fille, (XII,10), vers 10-13.
1
8
-
534
-
tous des dominants - Témoin la Cigale, les Lapins, les Grenouilles.
. . - la gestion d'un pouvoir la rend particulièrement dangereuse alors
même que la position de pouvoir, quand on suit la logique de la Fourmi,
tend à la susciter. Le dominant, qui a souvent construit son pouvoir
sur l'imprévoyance d'autrui, cherche en effet à vaincre le temps, soit
qu'il veuille aménager un espace à l'abri de son flux, soit qu'il
veuille sortir du temps par la gloire, ou jouir si intensément d'un
instant de domination que celui-ci devient comme une éternité. De La
Fourmi au Hibou, le dominant se bat contre le temps, et simultanément
contre 1'espace ouvert. Il se bat contre tout ce qui est indéfini,
paraît infini, et qui rend évidente sa propre finitude. A ce niveau,
sa volonté de clore 1'espace est la même que celle d'arrêter le temps
puisque, pour lui, 1 ' espace se traduit en termes de temps : si un
Lion naît dans une forêt . prochaine, le vizir interprète cette
proximité spatiale comme proximité temporelle. Il emploie aussitôt
le futur : "Il croîtra par la guerre, Ce sera le meilleur Lion". .
. Ave rt i s s ement inutile ! Le Léopard, fort mauvais gestionnaire,
ne veut plus entendre parler de 1'espace ouvert, et du temps, de
1'ailleurs et de 15 avenir. Tout cela, pour • lui, n'existe plus.■
Puisqu'il est maître d'un monde clos, et qui ne change pas, puisqu'il
peut croire un moment avoir vaincu le mouvement, il préfère abandonner
toute
vigilance,
nécessairement,
se
faire
imprévoyant,
et
oublier
qu'il
va,
affronter une terrible crise.
La diversité des crises possibles, pour le dominant, est
infinie. Chez La Fontaine, elles se ramènent à deux familles
principales dont seule la seconde est entièrement spécifique de la
logique de la Fourmi : la première famille, ce sont les crises causées
par 1'intervention d ' un dominant
extérieur,
la
seconde,
ce
sont
les
crises
dues
au
- 535 bouleversement du déséquilibre pertinent nécessaire au
maintien de la relation de pouvoir.
2.4.2
Les crises provoquées par un intervenant»
Ces crises, tout dominant, quelles que soient ses intentions,
peut les vivre. Témoin Oronte. "Du fond de 1' horizon", soudain surgit,
le Nord1718, ou quelque autre puissance, qui renverse les maîtres.
"L'Autour aux serres cruelles" s'empare ainsi de la Perdrix qui rit,
un corsaire arrache sa femme au Vieillard, un autre corsaire se fait
voler la Fiancée du roi de Garbe et détruire par le "Seigneur d'un
château voisin1719'", la Grenouille croyant tenir le Rat est emportée
par l'Aigle1720, le Corbeau qui se croyait maître d'un mouton est pris
par 1'homme
:
Le Berger vient, le prend, 1'encage bien et beau, Le
donne à ses enfants pour servir d1 amusette1721.
Même le Hibou, malgré sa prévoyance, se fait chasser par les bûcherons.
La plupart du temps, cependant, chez La Fontaine, ces interventions
résultent de 1'imprévoyance du dominant qui n'a pas su s'en prémunir,
ou a fait apparaître plus fort que lui. La crise est alors brutale,
et il n'y a presque plus rien à faire quand elle est déclenchée. D
' un dominant cruel, et bien plus fort que soi, quand on est dominant,
on ne peut attendre aucune pitié. Quand un Lion peut détruire un
Léopard, il le fait. Quand 1'Autour 'est pris par l'Oiseleur, ce
dernier a beau j eu de lui rappeler le sort qu ' il réserva à 1'Alouette,
et quand même un corsaire, apparemment bénévolent, semble vouloir
remettre sa femme à son vieux mari, c'est pour rendre plus évidente
la défaire de ce pauvre homme. Le Roi, lorsqu'il renverse Oronte, veut
que sa chute soit complète, et qu'elle aille\jusqu1 à la mort :
dit
avoir
entre
les
mains
des
pièces; qui
le
"il
feront
pendre". Si La Fontaine reconnaît que son pouvoir est illimité, il
a pu espérer, cependant, borner son "courroux", mais les suites de
1718.
On sait comment Jasinsky, dans son livre, montre comme le Nord peut désigner Colbert.
recueil des "Fables", Nizet, 1966/ tome 1, p.307.
1719.
La Fiancée du roi de Garbe, Contes et nouvel les
1720.
La Grenouille et le Rat (IV,11).
1721.
Le Corbeau voulant imiter l'Aigle,
(11 ,16),
11 ,
René Jasinsky, La Fontaine et le premier
vers 362-467.
vers 21-22.
;f
/
^7
l'affaire ont dû lui ôter toute illusion.
A la suite d'une telle intervention, la différence est pourtant
grande entre un dominant comme Oronte et un dominant qui suit la
logique de la Fourmi, Le premier, s1 il survit au choc, ne perd que
le pouvoir qu'il utilisait, avant tout, pour aider autrui, et se faire
aimer. La domination n'était pas son but. 11 perd donc, par là, assez
peu. De plus, dans ses anciens dominés, s'ils ne sont pas ingrats,
il peut trouver des amis qui le réconfortent. Un seul ami change tout.
Une seule Fourmi, au bon moment, peut sauver
Fontaine
n' a
jamais
trahi
une
Colombe.
La
Fouquet.
1
Authentique épicurien, même s il a jugé que le bâtisseur de Vaux avait
trop cru "les conseils d'une aveugle puissance 1722",
est
resté
fidèle.
Colbert,
il
lui
grand
vainqueur de l'affaire, aurait pourtant pu satisfaire ses besoins,
et il n'existait plus de déséquilibre entre le maître et son ancien
protégé, mais ce dernier, malgré sa faiblesse s'est ardemment employé
à sauver la vie du "malheureux".
Un dominant, qui exploite ses dominés, ne peut, en revanche, rien
en attendre quand intervient beaucoup plus fort que lui. Aussitôt,
ses anciens dominés se libèrent, appuient parfois - le nouveau venu,
ou se donnent à lui en toute indifférence. Lorsqu'un Vieillard appelle
son Ane à fuir l'ennemi,
le Grison ne bouge pas
:
Et que m'importe donc, dit l'Ane, à qui je sois ?
(Sauvez-vous, et me laissez paître : liNotre ennemi
c'est notre maître :
iJe vous le dis en bon françois 1723
Peu
tort
importe,
ou raison1724,
pour
le
maître,
il le perd,
que
l'Ane
ait
il doit s'enfuir seul,
et son
1722. Elégie pour M. F,, O.D., p.529. Voir les avertissements de l3 Ermite dans Le Berger et le Roi , (X,9) vers
33-49 : "Je crois voir cet aveugle...
1723. Le Vieillard et l8Ane, (VI,8), vers 1316.
1724. On le voit, deux fables plus loin, dans L'Ane et ses Maîtres (VI ,11), que l'Ane pourrait bien tomber sur des
maîtres.pires que le Vieillard. Cette fable 11, après les illusions du Cerf et du Lièvre, aide à revenir sur le discours
de l'Ane. Elle n'en montre pas la fausseté, mais
-
537
-
Grison lui a ôte toute illusion. En une formule, il lui a dit la vérité
de leur relation : Il avait beau lui permettre d' aller,
11
grattant et frottant, /Gambadant, chantant et: broutant
Se vautrant,
172
' % cela ne
comptait pas. "Que sert la bonne chère/ Quand on n1 a pas la liberté1726
?" Pour 11Ane, malgré la bonne nourriture, le Vieillard est 1 ?ennemi
parce qu' il est le maître1727. Et il suffit qu'un individu se croie
le maître pour quf ùne"":' intervention contre lui ré j ouisse ceux qu'il
prétendait dominer. Dans Les deux Mulets, quand 1'ennemi massacre le
Mulet glorieux, qui faisait "sonner sa sonnette",
devient cinglant
1'autre Mulet
:
_.:„,Si tu n'avais servi qu'un Meunier,
ne serais pas si malade1728
comme moi, >:jpu
Ironie cruelle. Le Mulet qui prétendait se comporter en
dominant, ne peut trouver aucun appui, même moral, dans celui qu'il
voulait humilier. En faisant "sonner sa sonnette", il a oublié le soin
de sa santé. Sa maladie, qui est peut - être, aux yeux de la Fontaine,
maladie de ceux qui veulent j ouir du pouvoir, éclate en crise, comme
la Grenouille, dans le silence du texte. Est-ce même une crise ?
C'est aussitôt
1729
coups
. . .
irrémédiable.
Le Mulet
"se
sent percer de
Pour qui pratique, ou prétend pratiquer, la logique de la Fourmi,
1'intervention d'une puissance beaucoup plus forte est d'ordinaire
désastreuse. Sans appui ou réconfort possibles,
d'aucune pitié,
pris
sans
espérance
par quelque
elle suggère que l'Âne peut se tromper en déduisant un comportement de cette vérité. 11 oublie de penser par degrés : s'il est vrai
5
tous les mai très ne sont pas également désagréables. 1725. Le Vieillard et l'Ane, (VI,8),
que "notre ennemi, c est notre ma ître",
vers 5-6.
1726= Le Cheval s * étant voulu venger du Cerf, (IV,13) f vers 24-25.
1727= Chamfort et quelques autres ont ici assez mal vu. La fable de la Fontaine, qui imite Phèdre, n'est pas prérévolutionnai re. Comme
s
Psyché, elle montre qu un maître qui sui t la logique de La Fourmi, même s'il comble son dominé et se croi t bon, est nécessai
rement, pour lui, un ennemi. Amour a beau multiplier les richesses autour de Psyché, la j eune mortel le finit par prendre un
8
8
poignard contre lui. Le Vieillard a beau repaître l Ane, celui-ci l abandonne. De ce point de vue, l*insistance de La Fontaine
sur les plaisirs du paîllard est capîtaie.
8
Quant à l idée d^Jean-Pierr^.^^Tfnet# selon lequel "La Fontaine rejette al lègrement toute forme de sujetionfPléiade,p.1151)",
elle
est à nuancer. La Fontaine se félici te en effet de louer et de servir Oronte, ou "Les Dieux, sa maîtresse, et son Roi" pourv u qu'îls
cherchent, comme Charles II, à multiplier pour chacun le plaisir d'être sur terre. 1728. Les deux Mulets, (1,4), vers 18-19.
rapace, Le Coq et la Perdrix disparaissent. Ailleurs, la Lionne avale
11 Arabe, les maris dansent autour du bûcher des Cordeliers de
Catalogne, la mort terrasse le Lion devenu vieux qui doit souffrir
jusqu'aux "atteintes" de l'Ane1730 . Dans l'oeuvre de La Fontaine,
beaucoup de dominants meurent ainsi, et quand ils ne meurent pas,
ridiculises, anéantis, complètement défaits par 1 1 alliance fréquente
de leurs anciens dominés et du nouveau venu, ils perdent, sans rien
apprendre,
leur position de pouvoir1731.
Face aux intervenants, certains dominants fuient : à l'arrivée
de "l'ennemi", le Vieillard s'éclipse « S'il sauve sa peau, il perd
sa domination sur l'Ane. Au mieux, pareils dominants tenteront
ailleurs, avec d'autres, de gagner une nouvelle position de pouvoir,
mais l f ancienne est détruite. Le Hibou retrouvera peut-être un tronc
et des souris, mais pas l'antique pin, et les souris chassées "en son
temps". Après le massacre qu'en ont fait les hommes 1732, d'autres Loups,
ailleurs, pourront recommencer à massacrer d'autres moutons, et
remplacer leurs pertes, mais ce sera autorëgulation générale dans un
monde ouvert1733 et aucun des loups exterminés ne reviendra dominer
l'Agneau. L'intervention radicale d'une puissance considérable,
capable, comme les bûcherons, de les détruire sans résistance,
interdit aux dominants, dans l'oeuvre de la Fontaine,
scénario
de
sortie
de
lorsque la crise est d
1730.
Le
Lion
devenu
vieux,
n
crise1734 .
Il
n'en
tout
va pas de même
1
abord interne à la relation de pouvoir.
ï
I
14).
Le
Lion,
"terreur
des
Forêts",
est
victime
de
son
imprévoyance. Il oublié que sa logique de pouvoir faisait de ses dominés des ennemis, et que
la mort viendrait aussi pour lui. L'intervention de la mort libère ses dominés qui deviennent
"forts par sa faiblesse".
Rappelons que chez La Fontaine,
la mort est à la fois pensée comme dominant ultime ("La mort ravit tout sans
pudeur"(VïIï,1)) - celui contre qui, aucun des dominants mortels ne peut rien j ;4}et comme figure des dominants selon
la Fourmi : pour un dominé, un tel dominant est la mort "(voir le Sanglier d'Adonis).
1731. Voir le Maître en droit qui se retrouve nu, déshonoré, face à ses étudiants, par l'intervention d'un jeune
homme, de son épouse, et d'une vieille.
1732. Voir Rien de trop, (IX,11), vers 20-22.
1733.. En Angleterre, espace' clos, l'homme a tué tous les Loups : "C'est par là que de Loups l'Angleterre est
déserte"
(X,5)f
mais
dans
l'univers, il
y a
toujours
du
reste,
de
l!immaîtrîsé, même pour l'homme qui est, quoique très puissant, limité. 1734. Une cas remarquable ; Les Animaux malades
de la Peste. Le Ciel, pour punir les crimes de la terre, envoie la Peste - un "Mal qui répand la Terreur"et menace donc le pouvoir du Lion. Ce monarque réussît à gagner du temps. Il évite, au moins un moment, la dissolution
de son pouvoir. Mais la mort de l8Ane ajoute encore aux "crimes de la terre", et peut donc renforcer la détermination
du Ciel à la punir. La prévoyance du Lion qui va assez loin (cf le Hibou de XI) ne va peut-être pas assez loin...
2.4« 3
Les crises internes à la relation de pouvoir«
De ces crises, chez La Fontaine, 11 imprévoyance du dominant est
responsable. En commettant des excès, en brisant ainsi le contrat
informel qui permettait à la relation de se maintenir, en serrant
au contraire trop peu son dominé, en s 8 illusionnant sur ses
capacités à le contrôler, en oubliant que le dominé change, que des
dominés divers peuvent se regrouper, se renforcer, et que lui-même
il s'use, le dominant, dans la durée, se met en situations
difficiles, comme le montre la tragédie d'Achille. Une tragédie,
s igni f i cat ivement, inachevée. A ) Lecture d'Achille. \ Devant
Troie, quand Achille accuse les Grecs de suivre en esclaves
Agamemnon, Ajax réagit
:
«M
"*
En esclaves
! nous, rois ! dites en compagnons.
Tenons-nous de leur main les lieux où nous régnons ? Le sang
d'Atrée a-t-il du pouvoir sur le nôtre ? Sommes - nous
dépendants, vous ni moi , d ' aucun autre 1735?
Ulysse,
quant
à
lui,
prétend
que
seule
une
nécessité
supérieure, volontairement acceptée, 1'aurait conduit à combattre
avec les Atrides
:
J'entrai dans leur parti de mon pur mouvement ; Rien
ne m'y contraignit qu ' un juste mouvement 1736 .
Agamemnon serait donc un chef minimum, chargé seulement de
coordonner le combat. La relation de pouvoir qui 1'unit aux princes
grecs ne relèverait pas de ce que nous appelons logique de la Fourmi.
Par de multiples injustices, cependant, Agamemnon manifeste
qu'il la suit. Les princes grecs voudraient ne pas le
Au
nom
de
leur
gloire
et
de
1
la
voir.
réussite
1
collective ^ ils voudraient maintenir la fiction d un chef minimum
1735.
1736.
Achille, O.D., p.464.
Ibid., p.464.
et se consacrer à combattre les Troyens. Malheureusement pour eux,
11Atride persévère dans son entreprise de pouvoir : à Achille,
contre tout droit, il enlève Briséis, la femme qui lui revient et
q