Les relations de pouvoir dans l oeuvre de La Fontaine
Transcription
Les relations de pouvoir dans l oeuvre de La Fontaine
UNIVERSITE DE LILLE III LES RELATIONS DE POUVOIR DANS L'OEUVRE DE LA FONTAINE THESE DE DOCTORAT ( NOUVEAU REGIME ) PRESENTEE PAR : YVES LE PESTIPON SOUS LA DIRECTION DE : M. LE PROFESSEUR PIERRE MALANDAIN Remerciements Pour Marie France, Pour Kali dont le Papillon souvent se jouaf Et en hommage au dit Papillon 3 - 4 - INTRODUCTION "Irait-on là le prendre" ?1 La Fontaine échappe à la prise. Les "longs replis du cristal vagabond2", on peut les accompagner, si 11 on veut, mais sûrement pas les prendre» On multiplie les procédures, les systèmes, mais on ne peut jamais finir» "C! est proprement un charme3"* Qufon ait rivalisé avec lui, comme le suggérait la Préface des Fables, qu!on l'ait parodié, cité, appris, glosé, exploré dans ses moindres mots, La Fontaine n'a cessé de faire parler. A en juger par les témoignages, au XVIIème siècle, 13 homme suscitait déjà des commentaires. 11 intriguait. Dans la "chambre du sublime4", il n 1 était pas tout à fait entré, mais il n 1 était pas dehors. Il entrait» 11 était en mouvement * Etait™ il une gloire du siècle ? Ne 15 était-il pas ? On s1 interrogeait « On le reconnaissait brillant causeur, mais, si on 1? invitait, il pouvait ne rien dire. Il était marié, mais il ne vivait pas avec sa femme, et cependant, il cherchait à lui plaire13. . . Personnage singulier qu? aucune formule ne peut saisir, mais qui n'est pas inquiétant, dramatique, mystérieux comme un Tristan L1Hermite, ou, surtout, comme les grands romantiques. Un personnage troublant mais transparent, une énigme claire* 1. Belphégor, (Xï1, Dorénavant, nous 27), Oeuvres complètes. Gailimard, Pléiade, 1991, p. 518- utiliserons cette édition pour tout renvoi aux Contes et aux fables. 2- Adonis, Oeuvres diverses. Gailimard, Pléiade, 1958, p. 8» Dorénavant, cette édition sera indiquée par : O.P., p... 3. A Mme de Montespan, vers 7. 4. Mme de Thiange aurait offert au jeune duc du Maine "une chambre grande comme un table, toute dorée" où seraient réunis les grands écrivains du temps. On y aurait vu Racine faire à La Fontaine s i gne d'approcher. Voir Jean-Pierre Collinet, in La Fontaine, Oeuvres complètes, Gallimard, Pléiade, 1991, CLVIII. 5. Relation d'un voyage de Paris en Limousin, 0. D., p. 533. - 5 - Quand la connaissance désirée paraît impossible, le mythe peut naître. Celui d!un La Fontaine rêveur, paresseux, distrait se répandit, et 1'homme La Fontaine, qui y trouvait sans doute avantage, ne fit visiblement rien pour ss y opposer. La critique moderne a contesté la validité de cette imagerie, mais sans 15 anéantir tant 11 oeuvre la favorise. Tentation des biographes, et frustration des biographes devant cette "fuyante proie6". Parmi les grands classiques français, aucun ne donne autant d!indices sur sa personne et ne dit si volontiers "je". Or, ce "je" paraît plus rhétorique que romantique» Je tentateur* On voudrait y voir des confidences, et 11 on se tromperait à trop y en voir, mais on se tromperait aussi en les négligeant. Le chercheur est attiré, mais il ne trouve souvent à prendre que des faits limités, des anecdotes douteuses, parfois le mythe « En cherchant à le détruire, il accentue parfois une constante des biographies lafontainiennes modernes : dire que La Fontaine n9 était pas ce que 11 on croit qu? il fut7... Malgré le sérieux de ces demi-convaincu, se demandant s travaux, 1 leur lecteur reste à il ne faudrait pas''prendre La Fontaine ailleurs/ Faut-il renoncer à la biographie et travailler sur ce qui paraît sûr, le texte ? Mais quel texte ? Dans la critique, même actuelle, on est frappé par le déséquilibre entre 11 étude . des Fables et 11 étude du reste de 15 oeuvre » Différence de qualité dira-t-on. Psyché, cependant, n 1 est pas un texte secondaire» LF ensemble des Contes mérite mieux que le sort qu'on lui réserve » Valéry a rendu hommage à Adonis8 que 11 on néglige souvent» Plusieurs critiques, comme Jean-Pierre Collinet dans sa thèse9, ont même travaillé sur 11 ensemble de 11 oeuvre, mais cet ensemble n une "oeuvre-texte 1055 , 1 a pas encore assez été pensé comme une totalité qui se développe, revient sur elle-même, et dont les divers moments prennent sens les uns par rapport 6. Odette de Mourgues : 0 Muse, fuyante proie..., José Corti, 1962. 7. "Reste à savoir si l'homme qui a écrit les Fables a vécu comme dans sa légende". Roger Duchêne, La Fontaine, Fayard, 1990, p. 13. :î 8. Paul Valéry, Au sujet d Adonis, in Variété, volume I, p. 51-90, Gai l imard, 1924. (référence à vérifier.) 9. Jean-Pierre Collinet, Le Monde littéraire de La Fontaine, 10. L'Oeuvre-texte, Revue des Sciences Humaines, 1989/3. aux autres» PJJ.F., 1970. Souvent dissociées, les oeuvres de La Fontaine sont volontiers mises en morceaux choisis. On dépèce. On démembre. Les exigences de 11article universitaire rejoignant ici celles de "l 1 heure de cours", les fables s 1 étudient souvent comme des totalités singulières, sans souci de leur position dans le livre ou le recueil. Georges Couton note pourtant qu1il y aurait "beaucoup à trouver sur les intentions qui ont présidé dans chaque livre au groupement des fables, sur leurs rapports de voisinage1111. . * Et 11 on en dirait autant des livres de Contes » Dans cette mise en morceaux, on retrouve cette difficulté de prendre. A défaut de tout prendre, on tronque et on prend quelque partie « Mieux vaut peu que rien. La méthode séduit d f autant plus que beaucoup de textes ouvrent un monde, et que La Fontaine semble la légitimer : n f a-t-il pas publié des fragments qu3 il redistribuait, plus tard, dans un nouveau recueil1- ? Si 11 on voit 1 1utilité de ces micro-lectures, on en pressent les limites, mais quand on s1 en contenterait, l'embarras ne finirait pas : dans de multiples fragments de 11 oeuvre - singulièrement dans les 11. 12. ? - 6 Georges Couton : Introduction de son édition des Contes et nouvelles en vers, p. XXXVÏ, Garnier, 1971. Les Fables nouvelles de 1671 contiennent hui t fables que La Fontaine réparti t ensuite dans divers livres du second reçueil. Fables - on retrouve la difficulté à prendre» Vouloir expliquer une fable, c 1 est sentir un moment s1 évaporer les repères : Les Membres et 11 Estomac sont apparemment un éloge de 11 ordre monarchique, mais 19 orateur est Ménënius, non la Fontaine, et le texte illustre autant le pouvoir des fables que la valeur d ' un système politique. La Fontaine donne-t-il raison aux.Membres Deux fables plus loin Les Grenouilles qui.demandent un Roi suggèrent le contraire» Les plaintes des Grenouilles mangées par la Grue - autre estomac -, sont cependant qu1on aurait pu fondées « Le sens, croire simple, dans cette fable qui utilise un 11 apologue insigne entre les fables 13", devient sinueux, vagabond, impossible à prendre sans mauvaise foi. Au livre XII, Lf Ecrevisse et sa Fille propose un ëloge de Louis XIV qui a su faire retraite pour mieux vaincre. D f abord, on croit ne lire qusune louange, mais 11Ecrevisse s1 étonne que sa fille marche "tortu" : Et comme vous allez vous-même! dit la Fille» Puis-je autrement marcher que ne fait ma famille ? Veut-on que j 1 aille droit quand on y va tortu ? Elle avait raison ; la vertu De tout exemple domestique Est universelle14 « Le texte a dévié» Eloge d'une retraite royale, il devient soudain conversation sur 11hérédité du "marcher tortu11 chez 1 Fontaine, apparemment peu soucieux de "1 1 1 Ecrevisse. La art de la transition15", rend la bifurcation évidente : "Venons à notre fable". Quelques vers plus loin, il souligne plus encore une seconde bifurcation : («...) Quant à tourner le dos A son but, j 1 y reviens16Qui tourne le dos ? Louis ? L 1 Ecrevisse (elle ne fait que marcher s tortu) , ou La Fontaine ? N est-ce pas lui qui s 1 11 revient " et qui était détourné ? Et, dès lors, ne se définit-il pas en parlant "De ceux qui pour couvrir quelque puissant effort,/Envisagent un point directement contraire17" ? Cette fable, qui finit par le mot "propos", nous entretiendrait non seulement de Louis, de 1'Ecrevisse et de sa Fille, mais aussi de la littérature lafontainienne qui nous entretient de 11Ecrevisse, de sa Fille, de Louis.* « Que devient 1! éloge initial ? A 11 égard du Roi, La Fontaine n? emploie-1 - il pas la tactique dont il le loue ? Hypothèse attirante : sa fable est autant fable politique que détour, habile ou naturel, ou fuite» La politique du - sur le manoeuvre 13. Les Membres et lsEstomac, (III, 2), vers 43. 14. L'Ecrevîsse et sa Fille, (XII,10), vers 20-21. 15. Voir Léo Spitzer : "L'art de la transition chez La Fontaine", 1970. 16. Ibid., vers 27-28. 17. Ibid., vers 4-5. judicieuse réflexion 7 - in Etudes de style, Gallimard* n f est-elle pas 11 art détour ? Tout détour n 1 est-il pas politique ? Jeu fascinant en tout cas, transparent et irréductible, où le sens, du texte, comme de la politique, semble se perdre dans un labyrinthe. Le statut de 11 objet-texte, chez La Fontaine, est souvent problématique. Qu!on lise L1Ecrevisse et sa Fille, Adonis, Psyché, les Contes, les Fables, ses textes mènent toujours à d f autres textes, lafontainiens ou pas, qui mènent à d f autres textes parfois de La Fontaine, parfois pas. Quiconque étudie cet auteur se voit envahi de livres qui ne sont pas les siens : Bible, classiques antiques, dictionnaires, anciens recueils de fables, d f anecdotes, de poèmes, traités philosophiques, zoologies plus ou moins fantastiques, toute une bibliothèque vagabonde «,« Plus on cherche, plus on trouve et plus les volumes se multiplient..» La quête de la source ultime paraît 51 souvent indéfinie* La tentation dangereuse de recourir à des sources 18 imaginaires " menace. On n 1 est jamais sûr d'avoir tout trouvé. Peut-être y a-t-il encore une lecture à faire,,« Et la chose encore serait plus aisée si La Fontaine donnait toujours de sûrs indices, mais parfois il en donne, parfois il les efface, parfois il lance sur de fausses pistes comme Borges dans ses Fictions. Ainsi le texte se laisse-t-il moins prendre qu'il n 1 ouvre sur un vaste intertexte19, espace fantôme, désiré, désirable, et que suscite à sa mesure "l f habileté des lecteurs20". ,|Le texte se définit autant par 1 l ensemble ordonné de ses mots que par ses horizons littéraires et les rapports quf il entretient avec eux. Le lecteur, souvent attiré par les pistes qu 3 il aperçoit, s5 écarte21, voyage comme tant de personnages des Fables22, ! qu il sans pouvoir épuiser les mondes entrevoit « 18. Henri Busson ; "La Fontaine et l'âme des bêtes", in Revue d» Histoire littéraire de La France, 1935. 19.Voir Pierre Malandain : La fable et l8 intertexte, Temps actuels,1981. 20.Préface de la Deuxième partie des Contes et nouvelles en vers, p. 605. 21. L5écart est mot très lafontainien. Voir La Laitière et le Pot au lait (VIÎS9) : Quand je suis seul, je fais au plus brave un défi; Je m1écarte, je vais détrôner le Sophi. 22. Voir Le Cochet, le Chat et le Souriceau, (VI, 5), Le Rat et l'Huître, (VIII,9)... - 9 - La méditation lafontainienne sur le voyage a sûrement partie liée avec ces vagabondages dans la bibliothèque. Ce statut du texte si problématique, si peu saisissabie et qui, pourtant, s 1 affiche dans les titres, dans les préfaces, interdit toute réponse simple aux questions courantes et, ici, naïves de l f analyse littéraire :/ Qui ■ parle ? Au nom de quoi ? Contre quoi ? Pour qui ou pour quoi ?j Les questions que pose Sartre dans Quj est-ce que la littérature ? ne paraissent pas plus à même de saisir le fait lafontainien que les vieilles techniques de l'analyse psychologique » Les grandes entreprises critiques des années cinquante et surtout soixante ont quelque peu contourné cette oeuvre « Il n'y a pas eu de critique marxiste d f ensemble sur La Fontaine, pas davantage de critique psychanalytique d f ensemble, et pas non plus d f analyse structurale d 1 ensemble* Là où Racine donna matière aux grands affrontements des méthodologies, là où la lecture de Molière connut à la scène et dans les livres tant de renouvellements, La Fontaine est resté à part, objet privilégié d!une critique scrupuleuse, mais peu ambitieuse dans ses conceptions théoriques. Il ne se présentait pas comme un écrivain facile à situer, mais pas non plus comme une flamboyante énigme, un défi. Nulle place pour lui dansf fla théorie des exceptions^". Ni peut-être assez singulière (n1 imite-1-Il pas ?), ni assez représentative d 1 un groupe politique, religieux, littéraire, son oeuvre, qui nf était ni d9 un rebelle ni d!un porte-parole, décourageait les schémas » D f aucuns, quelque peu Loups, s'irritaient peut-être qu8 on ne .sût, comme le Chien d5 une fable, "par où le prendre24" » . • Pendant les cathédrales les vingt dernières Idéologiques se années, délitaient, alors que La 23. Philippe Sollers : Théorie des exceptions, Gallimard, 1986= Notons, cependant que Sollers a salué Les ambiguïtés de La Fontaine dans Le Monde lors de la parution du volume de La Pléiade présenté par Jean-Pierre Collinet ; "Subversion de La Fontaine98, Le Monde, Vendredi 19 avril 1991. 24. Le Chien à qui on a coupé les oreilles, (X,8 ) Fontaine a suscité 1fintérêt de personnages qui négligent les systèmes pour mieux travailler à la marge, qui analysent pour ouvrir des lectures plutôt que pour convaincre d1 une seule* Michel Serres, Claude Reichler, Louis Marin25, pour ne citer que les plus notables, ont ainsi rencontré La Fontaine sans s 1 attarder à des recherches érudites. 11 ne s 1 agît pas, pour eux, de prendre le "Papillon du Parnasse 26", de trouver l'exacte origine et le sens de sa "philosophie", mais ils passent par ses textes, comme lui-même est passé par d1 autres. Ils lui empruntent des situations, des mots, des éléments d 1 analyse et ils en explorent, souvent en d9autres domaines, la validité. Avec La Fontaine, ils mènent une conversation où un partenaire stimule agréablement 1s autre, plus qu1 une explication qui se rêverait exhaustive « Leurs réflexions Irritent parfois, mais laissent toujours "quelque chose à penser27" et ont beaucoup fait: pour La Fontaine, comme en témoigne la récente édition des Fables28 à L8 Imprimerie nationale dans laquelle Marc Fumaroli opère une remarquable synthèse qui veut moins prendre le texte que le faire briller» Cependant, ici encore, 11 oeuvre entière, conformément au choix d'édition, est surtout convoquée pour souligner la réussite des Fables et introduire à - 9 - l 1 analyse, qu f a menée Patrick Dandrey, de leur "fabrique29". Mais 1'on: attend toujours pour Psyché ou les Contes, les voyageurs de 15 esprit 1 qui sauront s'y aventurer. Plus encore, on attend ceux qui s essaieront à 13 oeuvre entière» Sa diversité rend 11entreprise délicate, et oblige à s'interroger sur sa légitimité. Cette diversité est évidente, mais elle est surtout constamment proclamée, revendiquée30. Le "Papillon du Parnasse", chaque fois qus il se définit, l f évoque, comme s 1 il n!existait pas, 25. Michel 'Serres s "Ruisseaux. Le Jeu du Loup» Le jeu de La Colombe. Le jeu de La Fille" in Hermès IV, La Distribution, Minuit, 1977 ; Le Parasite, Grasset, 1980. Claude Reichler : La Pi abolie, Minuit, 1979Louis Marin : "Le Pouvoir du récit", in Le Récit est un piège. Minuit, 1978 ; "Les tactiques du Renard" in Le Portrait du Roi, Les Editions de Minuit, 1981. 26. Discours à Mme de La Sablière, O.P., p.645. 27. Discours a 'M.'le duc de La Rochefoucauld, (X,14), vers 36. 28. Fables, édition présentée par Marc Fumaroli, Lettres Françaises, Collection de l8 Imprimerie nationale, 1986. 29. Patrick Dandrey, La fabrique des Fables, Klincksieck, 1991. 30. "Diversité c{est ma devise". Pâté d1anguille. Nouveaux contesr p. 863. chez lui, et avant tout dans son oeuvre, un principe d 1 unité plus fécond que sa diversité31 « Comment prendre alors La Fontaine ? Racine, dont quelques principes semblent régler 11 oeuvre entière, a naturellement attiré davantage les pensées systématiques. Mais 11 oeuvre de La Fontaine semble seulement s1 adapter aux circonstances, se soumettre aux occasions les plus diverses 32. Quant à proposer une quelconque formule pour définir La Fontaine, comme le fait André Siegfried dans son La Fontaine Machiavel français33, cela paraît d'emblée réducteur. Adonis, Psyché, le Poème du Quinquina ou Les Deux Amis sont-ils d'un Machiavel, même français ? Des travaux infiniment plus sérieux, comme ceux de Georges Couton, ou de Pierre Boutang, sur la politique de La Fontaine34, malgré leur subtilité, ne satisfont pas non plus pleinement : champ d 5 étude limité et parti pris d f Isoler le politique, ce que La Fontaine ne fait pas. Si la diversité pose problème chez La Fontaine, c5 est qu'elle n ? est pas accidentelle. On ne saurait la réduire aux aléas de 11 existence ou à un brillant superficiel, encore moins à une incohérence de pensée, Rien à voir ici, malgré quelques apparences, avec la 1 diversité de ces façades baroques sans lien réel avec 1 parle Jean Roussel 35 édifice, dont . La Fontaine distingue entre diversités. Il oppose la diversité du Léopard, toute superficielle, et surtout qui ne crée rien, à celle de 11 esprit36, La diversité est profonde et C s est féconde. 5? qui lui plaît11 une diversité créatrice, qui renouvelle, qui se renouvelle, et qui ne confond pas. On peut la retrouver dans 15 homme, dans ses oeuvres, dans le monde, 31. Une des rimes les plus fécondes de La Fontaine, c'est la rime univers/divers. Exemples : Une ample comédie à cent actes divers, Et dont la scène est l'univers.(V,î) Truchement de peuples divers, Je les faisais servir d'acteurs en mon ouvrage; Car tout parle dans l8 uni vers. (Epilogue du second reçueil). La rime univers/divers est aussï\rîme Univers/divers/vers. ; L8 uni vers divers est dit en vers. Le vers, qui est total i té, et qui est varié dans ses rythmes, ses sonorités, ses significations, est lui-même univers divers. 32. Alain Via la dans son Racine souligne cependant les capacités d8 adaptât ion de Racine au champ littéraire du temps et à ses multiples variations. 33. André Siegfried : La Fontaine Machiavel français, Ventadour, 1955. 34. Georges Couton ; La poli t i que de La Fontaine, Les Bel les Lettres, 1959. Pierre Boutang, La Fontaine politique, J.-E. Hallier, Albin Michel, 1981. 35.Jean Rousset : La littérature de lsâge baroque en France, Circé et le Paon, Corti, 1953, p.167-169 36. Le Singe et le Léopard, (IX, 3). mais elle peut être menacée ou invisible aux yeux. Pour la reconnaître, en jouir, et y ajouter, il faut être subtil et, dans 1 1 exacte mesure du possible, libre. Sans analyser ici la nature et la valeur de cette diversité, contentons-nous d s observer que La Fontaine en proclame, comme par défi, 11 importance en plusieurs lieux de 11 oeuvre et que, chez lui, diversité et prise forment un couple d 1 oppositions * Sur ce point, un hibou dit tout : - 10 - (. . . ) Rois et dieux mettent, quoi qu * on leur die, Tout en même catégorie37. Qui prend, ou qui a pris, ne cherche plus à distinguer. XIV voulait, Le puissant aime le simple, selon Saint-Simon, et simplifie « Louis 38 "tout confondre ", forcer, même les tout "à rouler pêle-mêle avec le 39 monde ". Mais diversité, ] sienne i j toute \ seigneurs et La Fontaine rappelle cette la celle du monde, tentative de et ce rappel même est un défi ... à — -—■ prise . Qui saurait, sans la détruire, 4 prendre la diversité ? Les analyses qui s1 esquissent ici s'annoncent complexes. Ne pourrions-nous pas, sans elles, penser la difficulté de prendre La Fontaine ? Dire qu'on ne peut "prendre" un poète est, - e n effet, un truisme. La littérature, et singulièrement la poésie, ne défie-t-elie pas la prise quand elle est de quelque valeur ? René Char, Verlaine, Ronsard, autant de "fuyantes proies", La Fontaine pourrait nf être ni plus ni moins "fuyant" qu1 un autre. En ce cas, nous devrions plutôt interroger le statut de la littérature « Le cas La Fontaine est cependant singulier. D1 abord, depuis longtemps, la critique insiste sur cette 37. L'Aigle et le Hibou, (V, 18 ), vers 10-11. 38. Saint-Simon, Mémoires, 1714-1715, Editions Ramsay, 1978, p. 470 39. Ibid.,p. 463. prise impossible. Commentant des vers d 1 Adonis, G. Guisan note ainsi : "Comment analyser ces vers faits de si peu qu 1 ils fondent à la réflexion ? Comment découvrir le secret de cet art qui prend mais ne se laisse pas prendre40" ? Ce type d1 aveu revient constamment dans les travaux consacrés à notre auteur, et témoigne d? une difficulté réelle. La singularité du cas La Fontaine tient ensuite à 11 omniprésence chez lui du thème de la prise « Ce thème est un des plus féconds, et, selon nous, un des plus rigoureusement pensés d f une oeuvre qu!il permet d!envisager dans sa globalité. Les fables, dès les premières, sont souvent affaire de prise* Quf il s 1 agisse de fromage, d5 agneau, de poissons, de trésor, d 1 oreille41, les mêmes questions reviennent : Qui prend ? Que prendre ? Comment prendre ? Jusqu1 à quel point prendre ? Au nom de quoi prendre 40. Georges Guisan : "L'évolution de Part de La Fontaine", in Revue d'Histoire Littéraire de La France, 1935, p. 167. 41. - Le Corbeau et le Renard, (1,2) : Le Renard s'en saisit... Le Corbeau honteux et confus Jura, mais un peu tard, qu'on ne 18y prendrai t plus. - L'Homme et la Couleuvre, (X,1) : A ces mots le serpent se laissant attraper Est pris. - Le Pet i t Poisson et le Pêcheur, (V,3) : Un carpeau qui n8était encore que fretin Fut pris par un pêcheur au bord d'une rivière. - Les Poissons et le Berger qui joue de la flûte, (X,10) : Il tendit un long rets. Voilà les poissons pris. - Les Poissons et le Cormoran, (X,3) : Là Cormoran le bon apôtre (...) Vous les prenait sans peine, un jour lsun, un jour l'autre. - L'Avare qui a perdu son trésor,(IV,20) : C 8est mon trésor que l8on m'a pris. - Votre trésor ? où pris ? - Le Chien.à qui on a coupé les oreilles, <X,8) : Le moins qu'on peut laisser de pr i se aux dents d8 autrui C'est le mieux. Même thématique dans les Contes : on trouve la même expression dans Le Ch i en à qui on a coupé les oreilles et dans Le Diable de Papefiguîère : 11 Le Ch i en.,, : "Un Loup nJeût su par où le prendre".(vers 21 ) Le Diable., ; "Aucun démon n'eût su par où le prendre".(vers 158) 42. "Premièrement je ne sais pire chose / Que de changer son logis en prison". Belphégor, (XI1,27), p.521. ? Et surtout, qu 1 on soit Corbeau ou quf on soit Chien, comment n' être pas pris ? Ou encore, inversement, faut-il parfois être pris ? Y a-t-il plaisir ou utilité à être pris ? Dans les Contes, où le mariage passe très souvent pour une prison42, on prend tout autant : prise de voisine, de mari, de paysan, de tendron ou de religieuse».. Psyché est prise, éprise, mais ne peut pas vraiment prendre, et 11Amour la laisse un moment prendre par sa mère43, dont le coeur, ailleurs, "ne sait où se sauver4411 quand il doit affronter Adonis. Le Poème de la Captivité de Saint Ma le, par son titre, laisse plus que tout autre, attendre une situation de prise « La prise n3 est pas seulement affaire d1 alimentation, de ^ trésors, de logis45, littérature46, de d1 amour47. ou Elle \ concerne champs des tout cela, et qui apparaissent, dans on chacun rencontre, en des divers sens, preneurs, des pris, des phénomènes de prise plus ou moins subtils, que La r Fontaine, i sans les confondre, nous semble vouloir penser ensemble. De cette unité de pensée témoignent quelques vers dédiés au duc de Bourgogne : A MONSEIGNEUR LE DUC DE BOURGOGNE, qui avait demandé à M. de La Fontaine une fable qui fût nommée Le Chat et la Souris Pour plaire au j eune Prince à qui la Renommée Destine un temple en mes écrits, Comment composerai-je une fable nommée Le Chat et la Souris ? Dois-je représenter en ces vers une belle Qui, douce en apparence, et toutefois cruelle Va se j ouant des coeurs que ses charmes ont pris Comme le Chat de la Souris ? Prendrai-je pour suj et les j eux de la Fortune ? Rien ne lui convient mieux : et c5 est chose commune Que de lui voir 1 traiter ceux qu on croit ses amis Comme le Chat fait la Souris. Introduirai-je un Roi qu1entre ses favoris Elle respecte seul, Roi qui fixe sa roue, Qui n5 est point empêché d1 un monde df ennemis, Et qui des plus puissants, quand il lui plaît,se j oue Comme le Chat de la Souris ? 43. 44. 45. 46. 47. "Je te donne à elle". Les Amours de Psyché et de Cupîdon, O.P. , p. 193. "Et le coeur de Vénus ne sait où se sauver. "Adonis, O.P.,p.6. Le Chat, la Belette et le Petit Lapin, (VII,15). Le Pouvoir des fables, (VI11,4). "Mais comment vis-je ? et qu'il nous faut pâti r Dans vos prisons, où l'on fai t longues poses"! A M.D.C.A.D.M., O.D, p. 492. Mais Insensiblement, dans le tour que j1 ai pris, Mon dessein se rencontre; et si je ne m 1 abuse, Je pourrais tout gâter par de plus longs récits : Le jeune Prince alors se jouerait de ma Muse Comme le Chat de la Souris. A la demande du jeune duc, La Fontaine ne répond pas d 1 abord par un récit, mais par une succession d1 applications du titre à divers champs. Les trois premières tenant du lieu commun, leur Intérêt réside dans leur regroupement et dans la pensée qui le sous-tend» Première application : 1!amour. La cruelle est chatte et les coeurs, pris par ses charmes, sont souris. - 12 - Seconde application : la position métaphysique de 11homme * La Fortune joue avec 15 homme qui n ? en peut mais. Le rapprochement des deux premiers champs suggère aussi que la Fortune est femme ou que la fenraie est Fortune. Troisième application : le politique. Le roi domine même des puissants, et s1 en joue» Flatteuse pour le grand-père du duc, cette strophe ouvre le champ politique, La Fontaine rapproche ces champs, mais il distingue» Amphithéâtre, jets, tous au palais répondent, Sans que de tant d!objets les beautés se confondent48. Le plaisir esthétique suppose 11unité du spectacle, mais aussi la distinction entre ses éléments» De même, si la pensée peut lier un champ à l f autre, elle ne doit pas les confondre. Là où la comparaison est possible, la métaphore peut-être dangereuse. De la pensée précartêslenne, La Fontaine conserve -sans doute en poète- le goût pour les analogies, mais il ne s1y abandonne pas. A Monseigneur le duc de Bourgogne, avec son rapprochement entre trois champs, invite à ne pas limiter au politique la réflexion sur la prise. La prise peut être présente dans les rapports amoureux, mais aussi dans les rapports de 1? homme à La Fortune, et enfin dans les rapports politiques* On peut être pris par une 48. Les Amours, de Psyché et de Cupîdon, p. 187. cruelle, par 16 - la Fortune, par un roi... Aussi, pour se prévenir des possibles dangers, il convient de louer les uns et les autres : On ne peut trop louer trois sortes de personnes Dieux, sa maîtresse, et son Roi49. : Les Dans Simonide préservé par les Dieux, comme dans A Monseigneur le duc de Bourgogne, les trois champs apparaissent ensemble. De plus, ces deux textes ouvrent, de manière comparable, un quatrième champ, sans doute le plus problématique : la littérature « Simonide préservé par les Dieux ne loue, en effet, ni le Roi, ni les Dieux, ni une maîtresse, mais les poètes et la valeur de leurs discours : "On doit tenir notre art en quelque prix50". Le texte finit en évoquant le temps heureux où "L'Olympe et le Parnasse/ étaient frères et bons amis"• Au livre XII, aussi, les trois premiers champs préparent, par des variations, l f apparition du quatrième « La fabrique d f A Monseigneur le duc de Bourgogne est l f objet essentiel de ce texte même, qui, .à partir du cas duc de Bourgogne/ La Fontaine, porte à réfléchir sur les relations lecteur/ auteur et sur la création littéraire. Le verbe "prendre" apparaissait à la troisième strophe pour désigner le geste créateur du fabuliste « "Prendrai™je pour sujet les jeux de la Fortune ? " . On le retrouve dans cet emploi à la cinquième strophe : "dans le tour que j 1 ai pris". Ainsi le "je" prend un sujet ou un tour comme la cruelle prend des coeurs. Le rapport auteur/sujet, auteur/tour est un rapport de prise « En montrant qu1 il peut prendre, 11 auteur montre qu111 n! est pas pris. Le rapport duc de Bourgogne/La Fontaine qui pourrait être un simple rapport Chat/ Souris ne 11 est plus. Pour qu'il le redevienne, il faudrait que la Fontaine soit assez sot pour ajouter 49. Simonide préservé par les D i eux, (1,14)fvers1-2. 50- Ibid., vers 65. 11 de longs récits". En se soumettant ainsi à l f obligation de raconter, il risquerait de ne plus plaire, le fataliste, comme le narrateur, dans Jacques s1 il expliquait la perte du pucelage. Si La Fontaine ne peut être, dans le réel, le chat du prince-souris, puisqu ' il n1 est pas le plus fort, n 1 est-il pas devenu, dans l'espace littéraire, le chat de la souris - Prince-lecteur ? Pour cela, il n1 a pas offert au Prince la fable attendue, mais son titre mis en refrain. Il a su se glisser entre le titre et le titre, n5 offrant, à partir de lui, qu5 une recherche de la fable « Il n3 a donc accordé au Prince que ce qu1 il possédait déjà, mais sans décevoir son désir. Que désire en effet le Prince ? Une fable ou le travail accompli pour lui plaire ? La Fontaine se comporte comme si 11 essentiel n!était pas la fable, mais sa recherche, comme si le prince voulait moins une chose que 1 5 effort visible pour la créer à son intention. La Fontaine, en faisant briller les fables possibles, en maintenant le besoin qu 1 on peut avoir de lui, et sans rien céder, s 1 affiche ainsi comme un serviteur zélé qui prévient les plus secrètes envies du Prince. C 1 était lui que 1s on tenait, c ' est lui qui, dans une certaine mesure, tient . Si le Prince croyait pouvoir simplement imposer son envie, il se retrouve déçu, pris, mais il est aussi amusé51 et obliquement instruit de sa véritable envie. En comparant, pour finir, le Prince au Chat, La Fontaine suggère qu'il pourrait être ce qu1il rêve sûrement d1être. Sachant bien son métier, notre auteur flatte habilement, et, par là, comme tout renard, échappe à la prise : le Prince ne sera Chat que si son fabuliste gâte tout "par de plus longs récits". Or le texte étant justement fini, le Prince ne sera pas Chat, mais il a pu, délicieusement, rêver de 15 être . La souris La Fontaine est un renard des plus matois. En désarmant le Prince, en lui plaisant, en suscitant un échange, le texte témoigne du "pouvoir des fables 52", pouvoir qui permet d1éveiller un public distrait, de retourner la plèbe 53, les d1 éduquer filles pour leur éviter d! être prises54 ou de désobéir, comme ici, tout en plaisant, et, peut-être, en révélant le sens profond du 51. Voir Les Obsèques de la Lionne, (VIII, 14), vers 52 : "Amusez Les Rois par des songes". 52. Le Pouvoir des fables, (Vï11,4). 53. Les Membres et l'Estomac, (111,2). commandement. Notons cependant que fable ne désigne pas ici simplement 11 apologue mais, plus largement la littérature en tant qu ? elle est un jeu, apparemment gratuit, mais qui fascine, qui plaît, peut-être, et qui, instruit * Avec ces ébauches d! analyses, nous avons vu se constituer un champ complexe où le rapport Chat/ Souris pouvait se renverser, où la prise pouvait être réelle ou fictive, le fictif n 1 étant pas forcément ce qui n 1 existe pas. Ce champ, c1est celui de la littérature en tant qu5 elle est moyen de prise, et objet de prise par son auteur, son commanditaire, ou son public55« La prise concerne donc un immense champ, sciemment organisé, lié à d3 autres, et fondamental dans 11 oeuvre. Songeons seulement aux conversations des quatre amis dans Psyché, débattant de ce qui peut plus ou moins "attacher56", aux Contes où La Fontaine se glisse entre les censures, à Contre ceux qui ont le goût difficile, à la dédicace du second recueil, et, bien sûr, au fameux Le Pouvoir des fables « Il nous semble qu 1 aucun auteur, au XVIIème siècle, n!a aussi profondément réfléchi que La Fontaine à la prise des lecteurs par 11 auteur comme à la prise de 13 auteur par ses 54. Voir Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.P.. p. 206. 55. Les trois fonctions se trouvaient confondues dans le personnage du duc qui était partiellement auteur (daun titre), mais aussi commanditaire et lecteur. 56. Voir cette remarque d'Ariste, défenseur de la tragédie : "Le mot dont se sert Platon fait que je me figure le même poète se rendant maître de tout un peuple, et faisant al 1er les âmes comme des troupeaux, et comme s'il avai t en ses mains la baguette du dieu Mercure".Ibid. p. 180. lecteurs qui peuvent être des censeurs. Il nous semble aussi que cette réflexion constamment menée, et qui va en s1approfondissant, et qui, surtout s1 accomplit au sein des textes, permet de réfléchir efficacement sur cette oeuvre, sa diversité formelle ou thématique, les détours qu1 elle emprunte, les procédés d'écriture qu5 elle utilise (en particulier 1'imitation), son développement, son rythme et ses méthodes de publication et, sans doute, encore sur les perplexités qu1elle suscite . Pour que notre analyse éclaire vraiment le fait lafontainien, nous croyons qu'elle ne doit pas, a priori, dissocier le champ "littérature15 des trois champs que suggéraient A Monseigneur le duc de Bourgogne et Simonide préservé par les Dieux, Qu5 il s5 agisse, en effet, des cruelles et des galants, de la Fortune et des humains, des puissants et des misérables, des fables, de leurs auteurs et de leurs lecteurs (ou auditeurs), nous apercevons déjà - et nous étudierons plus tard - de multiples phénomènes de prise qui, s 1 ils sont distincts, paraissent pensés ensemble « Pourquoi ne pas appeler notre recherche : "La prise dans 11 oeuvre de La Fontaine11 ? C1 est, qu1 outre son ambiguïté maladroite, ce titre ne caractérise pas l'ensemble du phénomène que nous voulons envisager. --La prise, en effet, est 1 1acte de prendre quand nous voudrions remonter à ce qui permet de prendre, c'est-à-dire le pouvoir.» Introduire le mot pouvoir ne va pas sans danger, tant ce mot, à force d f emplois, s1est enrichi de sens multiples« La Fontaine, cependant, 13 utilise, avec fonction d5 unité, dans les divers champs que- nous avons vu se présenter : pouvoir des fables, pouvoir de l f Amour, pouvoir de La Fortune, pouvoir des divers puissants (qu3 il soient Dieu, hommes ou animaux) en d'infinies occasions57 (qu'elles soient ou non politiques) « 57. Quelques occurrences de "pouvoir" : Pouvoir dans le champ politique ; - Les mécontents disaient qu'il avait tout l'empire. Le pouvo i r, Les trésors, l8 honneur, la dignité» (Les Membres et l8 Estomac, (111,2), vers 36-37.) - Que Jupin les soumit .au pouvoir monarchique.(Les Grenouilles qui demandent un Roi, (111,4), vers 4.) Pouvoir dans le champ amoureux : - Le pouvoir de mon fils de moi-même dispose : Tout est né pour aimer.(Adonis,O.P., p. 7) - Jadis une jeune merveille Méprisait de-ce Pieu le souverain pouvoir. (Paphnis et Alcimadure,(XI1,24), vers 23-24.) Pouvoir de la fortune - "La.Fortune les a fait courir quelquefois dans la carrière de l8adversité : cette volage et perfide amie leur a pu ravir des dignités et des biens; mais il n'a jamais été en son .pouvoir de leur ôter la valeur.... Préface aux Fables nouvelles, O.P. ,p. 599 = le mot pouvoir a assez souvent le sens de "capacité à", "force à", et il peut ainsi s'employer à toutes sortes de propos. - Où de tout leur pouvoir, de tout leur appétitf Dormaient les deux pauvres servantes. ( La Vieille et les Deux Servantes (V,6), vers15-16.) - Encor que le pouvoir au désir ne réponde, Nos hôtes agréront les soins qui leur sont dus..(Phi lémon .et' Baucis, (XI1,25), vers 48-49.) Nous devons alors décider si nous utiliserons une notion ancienne du pouvoir, que nous prendrions, par exemple chez Hobbes, Machiavel ou Spinoza, une notion moderne que nous extraire nous d 5 Althusser ou de Foucault, ou pourrions si tenterons de reconnaître chez La Fontaine une ...... théorie propre, certes largement .implicite, mais homogène et unifiante * Le lire à la lumière des philosophes antérieurs ou contemporains est stimulant, mais on risque de réduire sa singularité en perdant les articulations spécifiques entre sa pensée du pouvoir et son art. Surtout, en s1 installant chez les penseurs politiques, on risque d 1 oublier que son oeuvre ne ■considère pas le pouvoir en termes seulement politiques. Quant à entreprendre une lecture foucaidienne, althussérienne, ou, pourquoi pas freudienne, du pouvoir chez La Fontaine, c 1 est courir le risque d1 anachronisme, de subordination intellectuelle et d3 oubli du fait littéraire. Loin de nous cependant la volonté d !ignorer les modernes 1 Michel Serres, par exemple, propose une lecture passionnante de quelques fables, et son oeuvre, même en ses plus récents développements, paraît être souvent une méditation active sur La Fontaine58. Nous prenons le parti (et presque le pari) de chercher une pensée lafontainienne du pouvoir qui soit complexe, cohérente, spécifique, qui permette d'envisager globalement 11 oeuvre et d f expliquer certaines de ses singularités. Nous vouions montrer comment cette pensée travaille 11 oeuvre et comment toute 11 oeuvre la travaille, même dans ses secteurs les moins valorisés. Nous partirons donc des textes de La Fontaine pour tenter d3 y reconnaître les conceptions qui sous-tendent leurs thèmes, leurs formes et leur production. Quelques textes, dont nous expliciterons le 58» Les premières pages du Tiers-Instruit, (François Bourin, 1991), en interrogeant la diversité d'Arlequin et le refus royal de la diversité, paraissent . indirectement méditer sur Le Singe et le Léopard (IX,3 ), ou sur l'Aigle et le Hibou, (V,18). choix, conviennent particulièrement à ce travail de définition, objet essentiel de notre première partie. Notre objectif ns est pas de limiter notre enquête aux emplois ni aux valeurs du mot "pouvoir" chez La Fontaine» Ce mot, en effet, même s 1 il n f y est pas rare, n f y est pas fréquent* 11 n 1 apparaît -pas, tant s1 en faut, chaque fois qu 1 on y rencontre le pouvoir» Surtout, même si son éventail de sens est vaste -pour s1 en convaincre il suffit de lire les articles "Pouvoir" dans les Dictionnaires de Furetière et de l'Académie - ce mot ne possède pas au XVIIème siècle le sens qu f on lui donne aujourd'hui en sciences humaines, celui d'un sujet actif, mais impersonnel, de tout phénomène humain où apparaissent des restrictions à la volonté libre des individus, des groupes ou des institutions » Chez La Fontaine, pas plus que chez ses contemporains, on ne connaît Foucault. Le pouvoir n f y apparaît pas, délivré de tout génitif, comme ce concept permettant de penser ensemble les pouvoirs multiples, divers dans leurs applications, leurs procédures, pouvoirs qui produiraient et que produiraient les institutions comme la clinique, la famille, la prison, et le discours. Dès lors, si nous utilisons ce sens moderne du mot, nous paraissons contredire notre intention, précédemment affichée, a étudier 11 oeuvre à partir d5 une conception indigène du pouvoir. Contradiction apparente seulement : si nous parvenons à repérer chez La Fontaine une telle conception, le phénomène conçu peut, dans son oeuvre, ne pas être désigné par un terme qui en saisirait tous les aspects : ce qui fonctionne comme pouvoir peut excéder ce que les textes désignent explicitement comme pouvoir* En ne nous donnant pas à lire une théorie, mais, si 15 on peut dire, une phénoménologie en actes, La Fontaine assure nous laisser 11 quelque chose à penser". Pour penser, il faut des mots, et le mot pouvoir peut-être un des ces mots. Ce mot, au singulier, est pourtant inadéquat. Le singulier fait croire à une unité du pouvoir et laisse trop supposer que le pouvoir est une personne . Or, par sa pensée comme par sa pratique, La Fontaine est 11 homme du pluriel. Ilner amène pas le multiple à 1 1un mais cherche à faire éprouver la pluralité dynamique du monde, sa féconde "diversité". L5 absence du sens fédérateur du mot pouvoir, chez lui, si elle est un fait d f époque, participe de sa répugnance à tout réduire à 11 unité « n!a pas En lisant 15 oeuvre, le on sentiment de,....rencontrer le .pouvoir, mais des pouvoirs distincts, pouvoir de la Fourmi sur la Cigale, de Vénus sur Adonis, de 1 1 Arabe sur Malc et sa compagne, des maris sur leurs femmes ou des femmes sur leurs maris, de la fable sur ses lecteurs ou des lecteurs sur le fabuliste . . « Pour rendre compte de cette multiplicité de micro ou de macro pouvoirs, il faudrait donc, introduire le pluriel dans notre titre qui deviendrait "les pouvoirs dans 1s oeuvre de La Fontaine"« Ce titre, qui pourrait plaire aux historiens, fait courir le risque d1 un émiettement et détruit, d5 emblée, 1 ' unité de pensée. Or s1 il y a, chez La Fontaine, phénoménologie des pouvoirs, nous croyons qu1 il y a aussi unité de conception de quelque chose qui concerne le pouvoir. L5 univers est ainsi à la fois un et divers et 1!"ample comédie11 qui le représente est une totalité "à cent actes divers60" . La Fontaine est 15 homme de 1! un et du multiple61. Perdre le singulier, dans le titre, est aussi grave qu 1 effacer le pluriel. C? est annoncer une enquête éclatée sur les innombrables pouvoirs qui se manifestent dans toute 1'oeuvre, et c1est assurément se perdre avant d1 avoir commencé puisque 11 enquête, quelque énorme qu1 elle soit, restera incomplète et oubliera le centre. Pour définir notre enquête et notre obj et, nous devons donc associer singulier et pluriel, unité et diversité » de pouvoir dans 1 convenir : 1 oeuvre de La Fontaine un tel titre 11 ff Les phénomènes pourrait apparemment suggérerait perspective phénoménologique de notre recherche, c s la est-à-dire la 59. En poli tique, aux XX i ème siècle, on combat volontiers "le pouvoir". 60. Le Bûcheron et Mercure, (V,1), vers 27. 61. "Papillon du Parnasse et semblable aux abeilles"... Discours à Mme de La Sablière. O.D., p.645. volonté de saisir une essence dans les phénomènes qui nous sont donnés à lire sans que jamais cette essence ne nous soit proposée* Il indiquerait que, pour La Fontaine, le pouvoir n 1 est nulle part ailleurs que dans ses complexes manifestations, rire d !une fourmi, fastes d! un roi, jeux d3 un chat * *. Si nous ne le retenons pas, c3 est qu1il ne nous indique rien quant à la nature des phénomènes de pouvoir, ou peut même, nous suggérer de fausses idées « Or, La Fontaine accorde - singulièrement dans les Fables - une grande importance aux relations » La conjonction "et", présente dans tant de titres, paraît emblématique d f une oeuvre qui montre sans cesse les différences, qui insiste sur la nécessité de les voir, mais qui prétend moins les inventorier qu1 interroger leurs juxtapositions62 : différence et relation ont partie liée, mais aussi s 1 opposent. Pas de relations sans différences, mais les relations tendent parfois à anéantir les différences» S5 il n5 y pas de Loup et s1 il n! y a pas d5 Agneau, il n 1 y a pas de relation Loup/Agneau (et que serait un monde où il n 5 - 17 - y aurait que des loups ou que des agneaux 63 ?) , mais s1 il y a relation Loup/Agneau, 1'Agneau risque de disparaître. Plusieurs thèmes de la méditation lafontainienne nous semblent se nourrir de ce constat. Sans en développer ici les conséquences reconnaissons que 13 importance qus il accorde aux relations, et donc à la forme "récit", concerne au premier chef les phénomènes de pouvoir : pas de phénomène de pouvoir, chez lui, sans mise en place d ! une relation de pouvoir. Le pouvoir n1est pas un fluide mystérieux qui viendrait ds on ne sait où. Il est 11 expression d1une situation à un moment et en un lieu donné. On n'en saisit la nature, les modalités, la cruauté ou la justice qu * en les pensant en termes de relation. Ce ne sont là quf affirmations » Pour les valider, et en montrer les conséquences, en particulier pour les formes de 62. Voir Le Gland et ta Citrouille, (IX,4). 63. Voir Rien de trop, (IX, 11). 11 oeuvre, il nous faudra analyser les mécanismes des relations de pouvoir et, pour cela, voir si La Fontaine propose des modèles et tenter de les repérer. Ce modèle ou ces modèles étant constitués, nous devrons étudier comment fonctionnent, dans les textes, et singulièrement dans les récits, une grande diversité de relations de pouvoir qui se développent dans le temps, dans 11 espace, modifient leurs termes, s s inversent, se fondent sur la force, le savoir, la séduction, 11 institution, et qui, voisinant avec d1 autres types de relations, les subvertissent ou s1 en trouvent subverties « Cette étude nous permettra, parfois, de renouveler l s approche de certains textes, même parmi les plus connus * Cela ne suffit pas : si 11 oeuvre présente les relations de pouvoir, elle occupe, comme oeuvre littéraire et comme création d 1 un homme particulier, des positions dans diverses relations de pouvoir, relations avec ses lecteurs, ses commanditaires, les censures et même la tradition qui ne doit pas la rendre esclave64. Or, nous 1! avons dit, La Fontaine est conscient de cette situation complexe et de ses enjeux» Il le montre dès le premier vers de la première fable du premier livre. La Cigale est le personnage dominé d5 une relation de p ou vo i r, ma is elle est au s si, par un subtil effet d1abyme, le poète-chanteur-cigale, celui qui dit la fable. Cette conscience précise contribue à déterminer les thèmes de l f oeuvre, ses formes, son développement, ses modes de publication et jusqu'à ses pratiques d 1 écriture. Rien ne nous y paraît complètement étranger« La "mise en oeuvre" des relations de pouvoir est consciemment double : les textes sont à la fois des partenaires et des présentateurs» Partenaires, ils occupent des positions dans diverses relations de pouvoir. Présentateurs, ils montrent comment se forment et se gèrent des en abyme, comme 1 relations 5 de pouvoir « La mise 05 a souligne Patrick Dandrey , se trouve ainsi au principe de la construction lafontainienne, et la critique ancienne s5 est parfois fourvoyée pour n! avoir pas su le voir. La 64. Mon imitation nsest point un esclavage : Je ne prends que l5 idée, et les tours, et les lois, Que nos maîtres suivaient eux-mêmes autrefois. A Monseigneur l8évêque de Soissons, O.P., p. 648. - 25 présentation se réfléchit en effet dans la position qui se réfléchit elle-même dans la présentation, ce qui provoque un jeu complexe où 18 l s esprit est séduit, c1 est-à-dire attiré et toujours détourné» Il est vain de vouloir prendre La Fontaine en saisissant tel ou tel élément du système quand c1est le système entier qui donne plaisamment à penser : le lecteur attentif ne veut prendre ni la proie ni 15 ombre, mais il prend à la f ois,.-11 ombre et la proie, ou plutôt prend plaisir à se prendre lui-même prenant 11 ombre et la proie» Cette ambivalence choisie du texte lafontainien implique, pour nous, un réexamen des rapports entre la vie et l f oeuvre, qui paraissent toujours surgir au détour l f une de 11 autre * S 1 il est évident qu 5 ici 11 oeuvre n!est pas la photographie de la vie, il ne suffit pas de dire que la vie explique 15 oeuvre, ou que que 11 oeuvre justifie l@t vie. D 1 abord 11 oeuvre produit des situations existentielles, des positions sociales, des rôles, et ces situations, ces positions, ces rôles contribuent à produire 11 oeuvre qui les réfléchit. La Cigale produit le chant et le chant produit la Cigale cigale, cigale demandeuse, cigale morte, dont la mort, par retour, provoque la fable qui inaugure justement la méditation sur le rapport vie/oeuvre. Mais, par delà ce noeud d1 implications dont La Fontaine" manifeste une conscience aiguë, le point crucial nous paraît être que 1 1 oeuvre constitue 1f enjeu, 11 outil, et le manifeste d 5 Enjeu, c est pour elle que la vie s que la vie s 1 1 1 une tactique de vie. ordonne» Outil, c1 est par elle aménage. Manifeste, c5 est en elle que se formulent les raisons de cette tactique de vie, ses obj ectif s, ses méthodes, ses difficultés « Or, c5 est justement un des éléments de cette tactique que de produire, dans 15 oeuvre, une image de la vie, La Fontaine, dont la naïveté un personnage affichée, 11 inconsistance constitutive, les manifestations discontinues, fondent l 1 oeuvre, protègent la vie, fondent la vie, protègent 65. Patrick Dandrey : Une poétique implicite de La Fontaine, études sur le phénomène de la fable double dans les livres VIT à XII des Fables, thèse 3ème cycle, Uni versi té de Mantes, 1981. - 26 - l f oeuvre. Faute d 1 avoir assez médité cette tactique, les biographes de La Fontaine échappent difficilement au recueil d 1 anecdotes ou à la/-^longue paraphrase, Ils se laissent souvent prendre aux pièges du mythe ou à ceux de la démythification, qui sont partiellement les mêmes « Ils négligent trop de penser ce mythe, ses fonctions, les raisons d'une persistance qui impose de définir exactement ces singuliers rapports entre la vie et 11 oeuvre« Après tout, ni Racine, ni Corneille, ni Boileau, de leur vivant ou à titre posthume, n!ont suscité de ces contes qui présentent un auteur comme le meilleur de ses personnages. L1utilisation du "je11, par La Fontaine, est ainsi toujours ambivalente, sans doute unique au XVIIème siècle, et fort rare dans toute la littérature. Discontinu dans ses apparitions, surgissant quand on ne 1s attend pas, transgressant les limites des genres, ce n'est pas le "je" des mémorialistes du temps, ce n5 est non plus le "je" des autobiographes qui prétendent à la transparence, et ce n1 est pas une pure fonction littéraire. C1est un "je" séducteur, dont la mise en scène, 11 intimité qu5 il suggère, 11 authenticité qu5 il semble apporter au discours attirent, et qui pourtant souvent détourne, renvoie au texte, et se démultiplie. C!est moins une position qu9 un mouvement, et même plusieurs mouvements, "cristal vagabond 66", si 11 on veut, insaisissable transparence mobile. L 1 homme étant dans le scripteur qui est dans 11homme qui est dans le scripteur, ce "je" est presque toujours jeu de miroirs, abyme« L 1 ensemble de ce que nous venons de dire implique que nous travaillions sur 11 oeuvre entière, et non sur certaines de ses 66. Adonis, O.P., p. 8. parties. S1 il y a, chez La Fontaine, une tactique pour produire une oeuvre qui est aussi le moyen et le commentaire de cette tactique, cela ne ■concerne pas seulement quelques textes. Dans ce 1 système, jamais achevé, toujours en recomposition selon l occasion et les intentions, les parties fonctionnent les unes par rapport aux autres, se désignant, s3 explicitant, se protégeant les unes les autres. Il s 1 agit, pour nous, de montrer, que leur diversité., affichée est fonctionnelle, signifiante et qu5 elle peut être pensée à partir d f une problématique des relations de pouvoir* Tronquer anéantirait notre propos. L5 oeuvre, pourtant, ne doit pas être définie sans précaution comme 1'ensemble des textes que la critique authentifie, un ensemble dont Pierre Clarac et, plus récemment, ' Jean-Pierre Collinet, ont donné, dans la bibliothèque de la Pléiade, convaincante. L1 édition l 1 édition la plus d 1 érudition Clarac, rigoureuse, est f cependant discutable quant à son classement qui est le signe d un vrai problème» Ne combine-1-il pas trois classements, 1 1 un par qualité, 1!autre par genres, le dernier par époques ? Les Fables sont données d5 abord {classement par qualité), le théâtre est tout entier rassemblé (classement par genre), les oeuvres diverses forment une totalité distincte chronologiquement organisée (classement par époque), ce qui laisse entendre que la diversité leur est particulière : il y aurait des oeuvres diverses et des oeuvres non diverses, 11 oeuvre entière serait impossible à penser comme totalité diverse. Si les notes réduisent les difficultés qu1 engendrent ces classements, l'unité dynamique de cette oeuvre diverse, sa cohérence tactique, se trouvent largement altérées* Nous rêverions, quant à nous, malgré les 5 complexités multiples du projet, d une édition aussi chronologique que possible de manière à montrer la diversité simultanée de l s oeuvre, à retrouver ainsi 15 apparence qu? elle avait pour ses contemporains, et, par là même une >i par^ie de son sens. Comme dans certaines expositions de peinture, nous verrions sans doute mieux comment les oeuvres se répondent, se reprennent, avancent ensemble en s 1 appuyant les unes les autres pour consolider 11 espace de leur possibilité. est à cette idée de 15 oeuvre, pas C5 seulement au corpus des textes, que nous ferons référence dans notre enquête » Pour préciser notre point questions doivent être envisagées - Doit-on considérer d ! de vue quatre : un même oeil les textes que La Fontaine a publiés et ceux qu'il n5 a pas publiés ? L1acte d 1 éditer est-il à considérer comme un geste signifiant ? - La Fontaine ayant publié plusieurs de ses textes dans des configurations éditoriales diverses, doit-on considérer comme texte le texte seul, ou le texte en tant qu!il participe de ces diverses configurations ? La Fontaine ayant participé à des recueils collectifs, doit-on considérer que cette participation est partie intégrante de 11 oeuvre même ? - Des textes de La Fontaine ayant été perdus, doit-on considérer qu'ils n f appartiennent pas à 1'oeuvre ? Notre volonté d f analyser 11 oeuvre globale, nous conduit à répondre ainsi : comme une tactique - 1 ) Au XVIIème siècle, ce qui n5 est pas édité, n? est pas nécessairement inconnu des lecteurs. Les oeuvres circulent de la main à la main, et elles se lisent dans les salons * Voiture a ainsi choisi de ne rien éditer, mais on ne 1s ignorait pas. Les textes connus de La Fontaine, et non édités (par exemple, la Relation d'un voyage de Paris en Limousin) ne sont sûrement pas restés enfermés dans son cabinet« La Fontaine n1est pas Saint-Simon, Cependant 1'acte d1éditer est pour lui un choix tactique essentiel, mûrement réfléchi, comme en témoignent son souci d 5 exactitude67, son attention aux éditions non autorisées68, et les précautionsqu1 il prend69. Cet acte confère au texte un autre statut. 11 lui accorde une visibilité plus grande, et, face aux publics et aux censures, met son auteur en danger et en position ds autorité. Il fait du texte un enjeu - c'est évident pour 67. "Il s8 est glissé quelques fautes dans l3 impression; j3 en ai fait fai re un errata; mais ce sont de légers remèdes pour un défaut considérable. Si on veut avoir quelque plaisir de la lecture de cet ouvrage, il faut que chacun fasse corriger ces fautes à la main dans son exemplaire, ainsi qu'elles sont marquées par chaque errata# aussi bien pour les deux premières parties que pour les dernières". Avertissement du second reçuei1 des Fables, p. 245-246. 68. On le constate, par exemple, à propos de l'édition de La Coupe enchantée en Hollande, Chez Jean Sambix le Jeune en 1669 : "Sans l8 impression de Hollande, j'aurais attendu que cet ouvrage fût achevé avant que de le donner au public, les fragments de ce que je fais nsétant pas d'une tel le conséquence que je do i ve croi re qu3 on s'en souc i e. En cela et en autre chose, cette impression de Hol lande me fait plus d'honneur que je n'en mérite"... Voi r la note (a) de la page 1423 de l5édition de La Pléiade. les Contes - dans de complexes relations de pouvoir» Nous ne pouvons donc, quant à nous, considérer identiquement les textes édités ou non, et nous devons tenter de penser leur non-édition (et 1 ? édition des autres) comme un acte signifiant. - 2 ) La lecture des Fables, des Contes en oeuvre complète fait trop oublier la diversité des voies par lesquelles ces textes furent proposés au public. Il y a eu des fables, des contes avant les Fables et avant les Contes * La Fontaine a publié de manière complexe, ce qui est une pratique d s époque, comme le montre Alain Viala70, mais aussi un choix* La Fontaine publie souvent aux limites de la censure. SI Philippe Sollers a pu réfléchir sur 11 1 1 écriture et 15 expérience des limites", il faudrait étudier chez La Fontaine la publication et 11 expérience des limites. Nous croyons pouvoir montrer que ses modes et ses rythmes de publication apprennent beaucoup sur sa pensée et sa pratique des relations de pouvoir. D3 un texte, nous ne 1 considérerons pas, seulement, 1 ensemble des mots qui constituent son édition définitive, mais sa tactique d'édition, le jeu de ses variantes, le tout constituant un texte-acte à trois dimensions, temporelle, sociale, scripturaire. 3 ) La participation au Recueil de poésies chrétiennes et diverses, 11 association de textes à ceux de Maucroix1, sont deux éléments du dossier La Fontaine, Signe manifesté d1un attachement au christianisme pour l'un, d1 une amitié persévérante pour l'autre, ces recueils, malgré leur statut ambigu, appartiennent à 69. Nous montrerons cela, en particulier en analysant l'édition de quelques fragments de Le Songe de Vaux, en 1671, dans les fables nouvelles. Cependant, à lire seulement les préfaces, des Fables et des Contes, on voit combien La Fontaine cherche à justifier sa publication, comme si la publication n'allait pas de soi. 70. Alain Viala : Naissance de l8écrivain. Minuit, 1985. 1'oeuvre et sont très 1Recueil de poésies chrétiennes et diverses, 1671. Ouvrages de prose et de poésie des sieurs de Maucroix et de La Fontaine, 1685. lafontainiens par leur forme. Le plus tardif protège une oeuvre par l f autre, témoignant ainsi d'une amitié, mais aussi d3 une méthode. Le plus récent contribue spécifiquement à la tactique lafontainienne de protection. Très caractéristique, l f adjectif divers si subtilement associé à "chrétiennes" donne beaucoup à penser» Ces livres sont des gestes. A nous d f e n tenir compte en nous rappelant que, selon Alain Viala "la façon de publier vaut comme prise de position à 11 égard de la littérature, de ses institutions et des images possibles de 18 écrivain72" . - 4 ) Les textes disparus - textes de jeunesse, mais aussi textes de salons et lettres - sont sûrement nombreux. Sauf découverte, il faut, pour en avoir une idée, se contenter de quelques vestiges» Ils suggèrent une activité littéraire plus vaste encore, mais insaisissable, que celle que montrent les textes conservés 73» Même faiblement cettte activité a pu contribuer à 11 image de La Fontaine, et participer de sa tactique, ou de son élaboration. La disparition de ces ouvrages ne lui est sans doute pas étrangère, mais peut»on en dire davantage ? Une perte Irrémédiable, c5 est celle de la conversation, thème essentiel de la pensée et référence pour 11écriture laf ontainienne74. Mais quelle en fut" exactement sa pratique ? Dans quelle mesure l'oeuvre écrite se prolongeait-elle dans la conversation, ou la conversation, dans 11 oeuvre écrite ? Où finit 13 oeuvre, où finit la conversation quand des fables circulent dans les salons, et 11 écho des conversations dans des fables ? En quoi 11 oeuvre écrite permit-elle à La d f accéder Fontaine aux cercles de la conversation75, et la conversation de formuler son oeuvre ? Malgré quelques témoignages fragmentaires, Incertains, ces problèmes sont largement indécidables76. Nous pressentons seulement que les 72. Alain Viala, op. cité, p.167. 73. Il ne serait pas étonnant qu3 il ait existé, pour un usage provincial, d'autres textes comme les rieurs du Beau-Richard. 74. Voir le début du Discours à Mme de La Sablière ( IX), la conversation des quatre amis dans Psyché, ou le commentaire des dialogues de Platon : "SI on prétend que les entretiens du Lycée se devaient passer comme .nos conversations ordinaires, on se trompe fort nous .ne cherchons qu8à nous amuser; tes Athéniens cherchaient aussi à s9instruire"» (Avertissement des Ouvrages de prose et de. .poésie..., O.P., p. 654.) L'importance de la conversation pour La Fontaine n'est pas spécifique. Au XV ï lème siècle, la conversation est un art, un art de vivre, et un modèle de socialisation. (Voir, par exemple : Mireille Gérard, "Art épistolaire et art de la conversation T'Hes vertus de la familiarité», R.H.L.F., nov-déc 1978, p.958-974) conversations auxquelles participa La Fontaine, et celles dont il rêva, sont sources et horizon de 11 oeuvre écrite. Elles 15 alimentent par leur diversité, et suggèrent un monde humain sans contrainte, égal, cultivé, d3 où les relations de pouvoir, un moment, pourrait être abolies : 11 oeuvre semble venir de la conversation, et aller à la conversation. "Cristal vagabond", elle naît de conversations vécues pour réfléchir et finalement pour constituer, dans et par ses détours, une conversation parfaite qui serait évidemment contraire à celle qu1entretiennent Le Loup et 11 Agneau... Nous aurions donc tort, malgré notre impuissance à les saisir, d f oublier ces conversations dans la définition de l f oeuvre. - 22 - Pour nous, lire 11 oeuvre de La Fontaine, c5 est ne pas lire les textes indépendamment de leur mise en circulation, ne pas les dissocier, mais envisager comme une totalité mouvante 1 § ensemble de ses activités littéraires - écriture, mise en circulation des textes, prise de position dans les institutions littéraires, 75= Il est certain, par exemple, que le salon de Mme de La Sablière était un haut-lieu de la conversation i "Son mérite n'était ignoré de personne. Elle s'était fait dans le monde une grande réputation d'esprit, et l'on ne croit pas qu'il reste encore dans Paris trois personnes de son sexe qui en aient une pareille. Aussi avait-elle un charme particulier dans la conversation, et un don de plaire qu8on ne saurait exprimer". Le Mercure de France, janvier 1693, p. 299-300. 76. On connaît l8 a 11 us i on probable à La Fontaine dans Les Caractères de La Bruyère : "Un homme paraît grossier, lourd, stupide; il ne sait pas parler, ni raconter ce qu'il vient de voir : s'il se met à écrire, c'est le modèle des bons contes; il fait parler les animaux, les arbres, les pierres, tout ce qui ne parle point : ce n8est que légèreté, qu'élégance, que beau naturel, et que délicatesse dans ses ouvrages".(Des Jugements,56) Mme Ulrich dit tout autre chose ; "Avec des gens qu'il ne connaissait point, ou qui ne lui convenaient pas, il était triste et rêveur, et même à lsentrée d'une conversation avec des personnes qui lui plaisaient, il était froid quelquefois : mais dès que la conversation commençai t à l8 intéresser et qu'il prenai t parti dans la dispute, 1 ce n'était plus cet homme rêveur, c étai t un homme qui parlait beaucoup et bien, qui citait les Ane i ens et qui leur donna i t de nouveaux agréments. C'était un philosophe, mais un philosophe galant". .. (Mme Ulrich, Oeuvres posthumes, passage cité par Georges Couton dans son édition des Contes et Nouvel les en vers, Garnier,1961, p.XXXIX.) C'est Brienne qui nous semble fourni r le témoignage le plus intéressant : "I l dit peu en conversation, juge de tout ce que les autres disent et en fait son profit". Cité par Pierre Clarac in Oeuvres diverses, Gallimard, Pléiade, 1958, p.941. Cette remarque donne à penser - en coïncidant avec des formules célèbres de La Fontaine - qu'une source majeure de La Fontaine, ce sont 1 les conversations qu'il a vécues. Les chercheurs de sources tendent à présenter La Fontaine comme un perpétuel lecteur - ce qu i ls sont sûrement - mais La Fontaine fut - peut-être davantage - un auditeur attentif, qui entendait parler de textes, d'anecdotes, d'idées diverses, et qui savait en faire son "miel". conversation, en nous souvenant que 11 image de la littérature au XVIIème siècle est moins nettement fixée, et largement qu!au autre, XIXème* Si la notion d1 oeuvre-texte telle que la définit Pierre Malandain dans la Revue des Sciences Humaines77, est intéressante pour envisager la globalité d'une production écrite, il faut bien insister - sans Inventer un barbare oeuvre-texte-acte - sur la valeur d s activité et de travail contenue dans le mot oeuvre„ Cette précision capitale nous permettra d f envisager la \ problématique des relations de pouvoir comme élément de cohérence essentiel pour 11 oeuvre entière « Presque rien n? y est étranger : les grands thèmes des textes, leurs principes d3 écriture, les intentions qu s ils affichent, leurs liaisons, leur mise en circulation» Comment naissent les relations de pouvoir ? Comment se manifestent-elles ? Quels sont leurs effets ? Comment forment-elles réseau ? Comment ménager un espace privé pour vivre, penser, avoir du plaisir, tout cela à la fois ? Comment produire, et pourquoi, des relations de pouvoir sans s 1 y laisser prendre ? Comment les gérer, les modifier, en utiliser les mécanismes ? La condition humaine est-elle pensable comme position dans une relation de pouvoir ? Voilà des questions qui travaillant 1 1 oeuvre entière, la modelant, lui donnent une unité. Cette unité se lit particulièrement dans la représentation lafontainienne de 11 expérience lafontainienne des relations de pouvoir. Nul doute que les formes, le développement, les intentions de 11 oeuvre en dépendent, mais la représentation qu 1 elle propose dépend aussi de ces formes, de ce développement, de ces intentions» L f érudition biographique ne nous aide guère à sortir de ce cercle, sinon pour préciser certains termes, mais nous ne cherchons.pas à reconstituer une expérience préalable à 1f oeuvre ..* Ce qui nous intéresse, c1 est de voir les textes produire dans leur diversité, cinq principaux champs d 1 expérience des relations de pouvoir ! avec la question de 1 amour et celle 8 77. Pierre Malandain : L Oeuvre-Texte, R. S. H., 1989/3. - 33 - : le privé -beaucoup plus publique - du mariage, le civil avec les questions de propriétés et de limite, le politique avec ., 1!affaire Fouquet, le métaphysique avec la question de Dieu et de la Fortune, le littéraire avec la relation de 11 écrivain aux autorités et aux lecteurs» Ces champs ne s1 excluent pas, mais largement s1 associent, et, dans de larges secteurs de l'oeuvre, se superposent, se pensent 1!un par l'autre, s 1 Impliquent les uns les autres. Ils constituent ensemble un espace que 11 oeuvre utilise, pense, et génère en partie, espace complexe, plus semblable à ceux qu1élabore la physique moderne qu1 à celui d3 Euclide « Un de nos objectifs sera de 11 étudier dans sa courbure sur 11 oeuvre « Depuis plus de trois qu1 il siècles y a des critiques lafontainiens, et qui pensent, notre objet d'étude a déjà été envisagé, mais II n f a pas été perçu dans son unité, et c? est cette unité que nous voulons mettre en évidence : notre intention n'est pas de prétendre à 11exhaustivité â propos des relations de pouvoir dans 1?oeuvre de La Fontaine, "Tout cela, c'est la mer à boire78". Nous voulons seulement montrer qu'il existe chez lui lune phénoménologie! 'j en actes (divers) des relations de pouvoir, lune éthique1, des comportements possibles, et une pratique dont 1 * oeuvre est à la l f expression fois l 1 analyse. et Le tout constitue une :; vaste problématique» Notre recherche ne s1installera dans aucune des mouvances traditionnelles de la critique lafontainienne : la quête des sources, l 1 histoire des idées, 1 i s agira moins la stylistique. de trouver 11 des sources nouvelles que ■ d!interroger la pratique de 1 imitation, moins d 1 expliquer 11 origine " des Idées que leur fécondité dans une oeuvre, moins d f inventorier des procédés de style que d5 en envisager 1s unité et les raisons» Ces réserves ne sont pas de doctrine 78. Les Deux Chiens et l'Ane mort, (¥111,25). vers 38. - 34 - ' mais de méthode. La quête des sources, - 24 - l'histoire des idées, la stylistique, la biographie, nous serons précieuses, mais nous essaierons d8 inventer notre voie. Devant i5 immensité du sujet, nous progresserons par complexités croissantes, en tentant toujours d'assurer les données D'abord, nous examinerons, quelques textes, Fontaine une ce que à partir de départ. de peut ..... être, chez La relation de pouvoir Le mécanisme que nous définirons, et dont nous « tenterons de montrer la pertinence pour 11 oeuvre entière se révélera susceptible de deux logigues de fonctionnement» Par commodité et par volonté d'extraire nos outils de l'oeuvre, nous appellerons 1'une logique de La Fourmi, et l'autre logique d'Oronte. Les deux parties suivantes de notre enquête exploreront la première, puis la seconde de ces logiques « Nous tenterons alors de montrer comment l 1 oeuvre, par le pouvoir des fables et en le contestant, crée et propose, parmi les relations de pouvoir, une lecture-conversation qui procure une volupté lucide. 25 - 26 - PREMIERE PARTIE s À LA RECHERCHE DSIIHE N0T10M - 28 - Préambule Un modèle de relation de pouvoir pour 11 oeuvre entière, voilà ce que nous croyons possible de construire. Nous lirons quelques textes, assez courts et manifestement Impliqués dans la problématique. Ces textes seront de genres divers afin qu1 une généralisation soit admissible, et ils viendront plutôt du début de 11 oeuvre puisque ce début paraît fondateur. Nous ne remonterons cependant pas aux écrits les plus anciens, en regrettant l f absence des brouillons d f écolier. Sans doute, nos choix paraîtront d 1 abord arbitraires, mais nous espérons, jusqu1 au bout de notre recherche, les justifier. Rien qui convienne à notre entreprise comme La Cigale et la Fourmi, texte bref, manifestement79 placé au début de quelque chose, et qui construit une situation de pouvoir. Dans le premier livre des Contes, le Conte d? un paysan qui avait offensé son seigneur, en montrant comment 11 on "tança fort rudement80" un paysan, permet de prolonger 1'analyse avec d ? autres partenaires, d 1 autres enjeux, une autre histoire. Dans le troisième livre des Contes, La Courtisane amoureuse offre, avec de nouveaux enjeux (amoureux), un nouveau cas de relation de pouvoir, qui, par son projet pédagogique, relève d'une autre logique . Enfin, nous quitterons les récits fictifs à deux partenaires, pour examiner les complexités de Le Songe de Vaux, hommage réel, mais jamais accompli, à un puissant qui ne le resta pas. 79. Ce n'est pas dans la tradition'.des recueils de fables de'placer ce texte en première position. Un exemple : dans les fables d'Esope phrygien, traduite par Baudouin, De la Fourmy, et de la Cigale est la cinquante et unième fable. 80. Conte d1un paysan qui ava i t offensé son seigneur. Contes et nouvel les, i„ vers 2-3. - 29 - - 30 - Chapitre 1 La Cigale et la Fourmi 5 Genèse. "Cette fable nous montre qu!en toute affaire il faut se garder de la négligence, si 11 on veut éviter le chagrin et le danger81". Esope offrait ainsi au lecteur, un prudent conseil de morale» Rien de tel chez La Fontaine, Que "montre" alors sa fable ? Faut-il être Cigale, ou Fourmi ? Faut-il chanter sans souci ou thésauriser sans coeur ? Peut-on chanter en thésaurisant ? Peut-on thésauriser en restant généreux ? Ces débats sont ouverts - bien d 1 autres encore - et La Fontaine ne fait rien pour les clore* Cette fable montre 11 espace blanc qui suit les paroles (noires) de la Fourmi (noire ?) » Voilà un silence sans morale, sans espoir, silence d!une danse sans musique, silence ouvert, et qui ramène toujours à 1?ordre bref de la Fourmi. A 11 entrée du recueil, ce silence fait entendre cet ordre et méditer, par retour, sur ce qui s5 y établit, s'y formule, et, dfune certaine façon, s'y épuise : une relation de pouvoir, croisée de mots, de mort, de rire et de violence « Cette relation n3 est pas immédiate et ne résulte pas d 1une implacable fatalité* Elle se met en place par 15 effet d!un mécanisme contingent dont le récit construit la durée. Les deux partenaires paraissent de rang approximativement égal. Quand même leur taille les oppose aux yeux de l'entomologiste, rien d? essentiel, dans le texte, ne les distingue quant à leur force ou 81. La Cigale et les Fourmis, Esope, Editions Budé, texte traduit par Emile Chandry, Fontaine, pour cette fable, a aussi utilisé La Fourmi et l'Escarbot. leur prestige. - 31 - 1927. On sait que La Sur la gravure de Chauveau, ils sont de proche82, taille et appartiennent au même monde, distinct de celui des hommes, figure par une chaumière» Ils sont voisins* Ils n5 ont pas, par nature, de projets 15 un sur 11 autre. Ils vivent à côte 11 un de i 5 autre. f Enfin, nulle puissance extérieure n intervient volontairement dans leur rapport83, Personne ne les contraint à se lier alors que, par exemple, 18 Homme oblige certaine Perdrix à fréquenter les Coqs84 « Dans la première de toutes les Fables, les hommes restent dans leur chaumière et les dieux - si dieux il y a -au ciel, derrière les nuages. Ce qui s1 engage entre la Cigale et la Fourmi est une relation strictement horizontale, entre personnages de même niveau, sous un arbre immense, et dans 15hivere ;Entre eux, tout dépend d1eux. Pour qu3 advienne 11 ordre final, le texte montre que quatre conditions préalables sont ensemble nécessaires. Première condition : un déséquilibre pertinent.) "Tout 1!été", la Cigale se refuse à penser la diversité du monde, et, donc, les limites. !l Nuit et jour11, en un perpétuel présent, elle offre son chant "à tout venant11 sans distinguer « Les prédécesseurs de La Fontaine (et les commentateurs naïfs) insistent souvent sur les stocks de la Fourmi, mais cette parle pas « 82. Chez Chauveau, écrasée par a d un maître Pas la Cigale l'énormîté hollandais décrire 85, et la fable, fort un mot pour les est de du environ 8 l arbre XVïème le double qui domine siècle, qui de fable n'en la les orne Fourmi, mais deux insectes. l'édition Jean cette En de différence revanche, Bonnot d'Esope, la Cigale est considérablement plus grosse que la Fourmi (vingt différence est mise en valeur par sa pos i t i on : la Cigale se découpe sur le paysage. de sur (1988) fois taille est l'illustration des Fables plus), et cette 8 La question de la proportion ou de la disproportion des tai l les perd de l importance quand, au XIXème siècle, on s'est mis à humaniser la Cigale comme la Fourmi„ Voir, par exemple, la gravure de Grandville que propose Jean-Pierre Collinet dans son édition 1 s : Fables et Contes, Pléiade, Gailimard, 1991, p. XCî-XCIiI. Voir aussi l image d Epinal chez Pellerin et Cie. 83. La "bise11 n'est pas donnée comme dominante qui aurai t quelque projet sur la Cigale. Le texte s'oppose ici à Phébus et Borée (VI,3). La bise est phénomène naturel, parfaitement prévisible, dont on ne peut "inférer que la nécessité" de souffler. (Voir 3 L Astrologue qui se laisse tomber dans un puits (II,13), vers 33-34.) 84. La Perdrix et les Coqs, (X,7), vers 20-23 : S'il dépendai t de moi, je passerais ma vie En plus honnête compagnie. Le maître de ces lîeux en ordonne autrement. Il nous prend avec des tonnelles, Nous loge avec des Coqs, et nous coupe les ailes. au contraire, la fable de Faerne 85. Voici, tel le que l'a traduîte Perrault: La Fourmi et la Cigale Des prudentes Fourmis la Familie frugale Exposait au soleil ses grains pour les sécher, logiquement, n f aboutit pas à un "travaillez, prenez de la peine86"... C1est que la réalité du stock compte moins que son image dans l'esprit de la Cigale.... Cette dernière, réellement, est affamée : n5 ayant pas su amasser ou se ménager des appuis, par ignorance ou refus d'utiliser son savoir, elle s'est condamnée, la saison changeant, à être dans le besoin. L'hiver venu, elle doit mourir ou "crier famine". Il y a donc déséquilibre entre les deux partenaires : La Cigale est convaincue que la Fourmi possède un stock, mais elle ne possède, quant à elle, rien. Il y a déséquilibre pertinent : la Cigale est convaincue que 1 ' accès à ce stock est vital pour elle qui veut, justement, vivre» Nécessaire, ce déséquilibre ne suffit pas pour que domine la Fourmi : la Cigale aurait pu aller chez une autre voisine, attaquer la Fourmi, la séduire, ses intérêts... défendre habilement . . _. - - ----- . ______ , ' Deuxi ème c ond i t i on : entrée de la Cigale chez Lax :.Fourmi. ^ - " - 32 ' - En entrant "chez la Fourmi sa voisine", la Cigale franchit, sans y être invitée, les limites de son territoire privé. Voilà une transgression : la Cigale devra convaincre de sa nécessité ou s!imposer. Incertitude, aventures».. Que fera la Fourmi ? En renonçant au pur voisinage, en établissant le contact, la Cigale prend des risques et amène 11 histoire * Lorsqu'une famélique et mourante Cigale / Les supplia de se laisser toucher \ A sa misère sans égale, i Une vieille fourmi qu3elle scandaiisait 1 L 3 interrogea de ce qu'elle faisait i; Pendant la saison des j ave l les. Elle dî t, je chantais, et le bruit de mes a iles \ Charmait des moissonneurs le trayail et l'ennui; ; Vous chantiez, répond i t la vieille ménagère, \ Et bien dansez donc aujourd'hui, \ Que la faim vous rend si légère. Tout homme, s1il n'est hébété Doit songer à l'hiver quand il est en été. ;Lettres Choisies de Messieurs de l'Académie française sur toutes sortes de sujets, avec la traduction des Fables de Faerne par Mr Perrault, A Paris, chez J .B. Coignard, 1725, p. 414-415. 86. Le Laboureur et ses Enfants, (V,9), vers 1. Nécessaire, ce contact 1 qu elle soit dominée. suffit pas . Troisième "condition par ne encore ,. : choix de la _ pour . sincérité la /■•'Cigale. En allant "crier famine11, la Cigale signale la raison de sa visite. Ce faisant, elle s1 offre à la prise. Si on ne sort de 11 ambiguïté qu5 à son détriment, la Cigale en sort dès qu3 elle entre chez la Fourmi I Sottise I Voici 1'intelligence : quand il a faim, le Renard ne déclare pas son envie de fromage. Il étale un faux désir d 1 entendre le Corbeau « "Vous êtes le Phénix des hôtes de ces bois". Il séduit le possesseur* Il 1!affame de sa propre image, lui fait lâcher prise, et prend87. Parleuse "trop sincère88" et affirmant même sa liberté ("ne vous déplaise11), la Cigale qui n1 entreprend pas une action violente, propose logiquement une relation de commerce, c f est-à-dire une relation d1échange entre parties qui se considèrent comme égales et pensent chacune profiter T) Je vous paierai, lui dit-elle, Avant 11 août, foi d'animal, Intérêt et principal. A la Fourmi, elle annonce un gain à venir (1 ' intérêt) , incertain, peut-être inutile. Le Renard, quant à lui, propose au Corbeau un plaisir immédiat, garanti, délectable : chanter devant un admirateur ici présent. Que peut espérer la Fourmi d'un commerce avec la Cigale ? Peut-il être vraisemblable, à ses yeux, que cette nemprunteuse" remboursera 87. Le Renard Fontaine a-1 le - i "laisse L à lu La penser" Cigale (cf et (X,14), la Fourmi ? vers55-56.). L'essentiel, La seconde c' est fable que, suggère par ce un que diptyque, la La Cigale aurai t pu tenter pour éviter le "dansez maintenant". Jean-Pierre Collinet, dans son édition des fables a vu que ces deux textes consti tuaient un "diptyque plaisamment contrasté", mais il rapproche seulement la Cigale et le Corbeau, "l'admirable musicienne" et le "piètre chanteur", sans voir que La Fontaine opère une complète rotation des rôles : la Cigale est initialement dans la pos i t i on du Renard, et le Corbeau dans celle d e la Fourmi. Le Corbeau, c'est la Cigale qui posséderait un fromage. Le Renard, c'est la Fourmi qui n'aurait rien, et voudrai t avoi r... 88. Ne soyez à la cour, si vous voulez y plaire, Ni fade adulateur, ni parleur trop sincère; Et tâchez quelque fois de répondre en Normand. La Cour du Lion (Vï1,6), vers 34-36. ses dettes ? La Cigale ne se pose . . - 33 - pas ces questions» Elle n 1 analyse pas la position de sa partenaire et ses besoins probables89. Sa faute majeure, c1 est d 1 offrir à la Fourmi, en s 1 exhibant, la possibilité d ' un plaisir immédiat, garanti, délectable, infiniment plus attirant qus un très improbable "intérêt11 : le plaisir de rire à ses "dépens2"'. En disant sa faim, elle suggère à la Fourmi un usage, peut-être imprévu, du "grain11 et établit, à son détriment, une redoutable inégalité : quand elle ne sait rien de sûr, sinon son désir, la Fourmi la connaît entièrement, connaît son propre stock et peut voir clair en elle-même. Déséquilibre manifeste de savoir : la Fourmi sait et sait profiter de son savoir. La Cigale ne sait pas et ne sait pas pallier ses ignorances. Ah, si elle avait pratiqué la ruse de Renard, la violence du Loup, ou la souplesse dm Roseau.*. Naïve, en avouant ses besoins, elle Informe la Fourmi qu 1 elle peut mettre ses stocks - ou leur image - en circulation dans l 1 économie, et (ou) les transformer en pouvoir. elle de choisir C'est désormais à I Quatrième condition : le choix par la Fourmi de son plaisir immédiat-. ... La Cigale propose à la Fourmi de perdre immédiatement "quelque grain" et de récupérer plus tard une valeur équivalente et un intérêt. La perte serait certaine, instantanée et totale tandis que le gain serait possible, futur, et limité. Proposant ce choix, la Cigale en suggère malhabilement un autre à la Fourmi : retenir son grain et continuer à laisser circuler son image. Double profit pour elle : "son bien premièrement, et puis le 89. Si i8 on veut prolonger l"identifi cation de la Cigale à Fouquet, que propose Jasinsky (La Fontaine et le premier recueil des "Fables", Nizet, 1966, p. 199-206), on peut se souvenir que dans son Colbert (Fayard,1980, chapitres IV et V), Inès Murât souligne que Fouquet ne comprenait ni Louis XÏV, ni Colbert, ni, surtout, la conception financière et politique qui les faisai t agir. Il est possible que La Fontaine ait senti, dans la chute de Fouquet, cette rupture et cette i ncompréhens i on. 91. Le Singe et le Chat (IX, 17), vers 12-13. 1 mal d autrui 91 \ " . Chez elle, la Fourmi peut penser comme <Psych§ ; "n f avoir pour témoins que les pierres92". Les Dieux sont loin. Le monde des hommes, 11 instance supérieure, dans la gravure de Chauveau, est à bonne distance « Pourquoi ne pas jouir de 11"occasion" ? Est-il quelque défense Qui 11 emporte sur le désir Quand le hasard fait naître un sujet de plaisir 93 ? La Fourmi pourrait choisir le commerce, la charité, ou, comme certain "nouveau saint94", claquer sa porte « Aucune relation de pouvoir ne serait apparue, mais la Fourmi choisit un -plaisir immédiat, sûr et infini. A tout instant, jusqufà 11 ordre final, la Cigale peut cependant se dégager, en partant. Pour jouir du pouvoir, la Fourmi cherche donc à retenir la chanteuse, à retarder son départ, pour transformer enfin son départ, qui aurait pu être volontaire, en atroce expulsion. 2Le Corbeau et le Renard, (1,2), vers 15. % La Fourmi met en place une tactique en trois temps. Premier temps 11 interrogation» : A la Cigale qui demandait de 1'aide, la Fourmi demande :' "Que faisiez-vous au temps chaud" ? Question capitale. D f abord, elle manifeste l'éveil du désir chez la Fourmi et sa prise d'initiative. Ensuite et surtout, elle interroge sur la vie privée. La Fourmi s3 accorde un droit de regard sur le passé de la Cigale, Celle-ci proposait une relation de commerce, relation qui n 1 implique pas le domaine privé : les partenaires dfune telle relation, en effet, peuvent, sans gêne et même avec profit, 92. 93 tout ignorer les uns des 88 Elle crut n'avoir pour témoins que les pierres qui le soutenaient, la voilà tentée à son ordinaire» Elle eut envie de savoir 8 38 quel était ce fard dont Proserpine l ava i t chargée . Les Amours de ..Psyché et de Cupidon, O.P., p. 247. X"Le Cas de_çon.science, j ^Qyyeaux, contes f vers 57-59= Le mot "occasion" est très lafontainien. 3 Citons seulement, clans "Ces Animaux malades de la Peste (VIî,1), ces propos de l Ane : La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et je pense :: Quelque diable aussi me poussant,.. 94. 1 1 e Rat qui s es t r e t i r é du monde (VU , 3). Claquant sa porte sans donner d'ordre, sans ri re, le Rat veut simplement manger son fromage "loin du tracas". Hais la fourmi n'agit pas par simple égoïsme. Elle interroge, 8 elle ordonne, elle rit. C est du pouvoir qu'elle veut jouir. autres. La Fourmi ne s1 en satisfait pas. "Que faisiez-vous au temps chaud" ? Question précise, question de commissaire. Question ç insolente, et d'autant plus qu'il n y pas de question» La Fourmi ne veut pas savoir « Elle peut savoir déjà, comme voisine, les activités estivales de la Cigale. Elle se moque des résultats de 11 inquisition« Le savoir, elle 15 a déjà, et elle sait qu1 elle sait. Ce qu5 elle veut, c1 est montrer son droit de savoir, son droit de fouiller dans le passé privé de la Cigale, son droit d f abolir toute ! séparation, constitutive de la personne, entre public et ) privé. La question prouve que la Cigale est désormais fille 1 publique, ou plutôt fille offerte à ce seul public, la Fourmi. Cette question est négation, négation d 1 intimité, négation de tout "chez la Cigale"« Vraie fausse question, la prise de parole par la Fourmi est prise de position (au sens militaire) et piège. Pas de foi, même double. Non qu 1 ff ! d animal", chez la Fourmi» Son langage est il soit menteur, .mais il sert doublement : il signifie et il attrape» La Cigale, naïve, croit qu 5 on lui pose une vraie question. Séduite, elle se fait prendre. Second temps : le fier aveu de la Cigale. La Fourmi interroge pour que la Cigale réponde, mais la réponse lui importe moins que l'acte de répondre. Si la Cigale se tait, ne répond pas, et, pis encore, fuit95, la Fourmi ne gagne rien : elle conserve son grain (objet limité) mais ne jouit pas du pouvoir (jouissance peut-être infinie) » Elle doit donc poser sa question de telle sorte que la Cigale soit tentée d5y répondre. Raisonnement de la Fourmi : rien ne peut tenter davantage la Cigale, qui risque la mort, et aime se répandre en chansons, que la possibilité d* affirmer ce qu'elle 95. La Cigale suivrait alors la leçon que donne La Fontaine à la fin de L8Homme et la Couleuvre C X,1) : "Si quelquaun desserre les dents,/ CJ est un sot. J8 en conviens. Mais que faut-il donc faire ?/ Parler de loin, ou bien se taire". Parler de loin, ce serait ici, d'abord, sortir de "chez la fourmi". Se taire,, ce serait refuser., la logique de la Fourmi. Dans les deux cas, il y aurait chance d'éviter que s8établisse la relation de pouvoir. est. Que faisiez-vous au temps chaud ? (« Je chantais * # «) ": 3 n a Elle a répondu : elle est prise. La Cigale pas reconnu la question comme une intrusion. Elle 11 a vue comme une occasion d f affirmer son être, en affichant, apparemment contre la Fourmi, ce qu3 elle a été. Séduite, elle est attirée par le plaisir immédiat de répondre, et détournée du danger de répondre. . La séduction est ici attirance et détournement, éveil du désir et déception« Malheur du Corbeau, orgueil du Renard. Attiré par le plaisir de chanter devant public, le Corbeau oublie le risque de chanter, fromage au bec, sur un Renard.., La Fourmi, tout à l 1 heure, nous paraissait Corbeau. Elle est maintenant Renard, Elle était simple propriétaire. La voici séductrice. Les rôles pivotent, les textes se croisent. Les actes sont "divers96"» Voici pourtant que la Cigale sf écarte à nouveau du Corbeau : ce dernier, par son chant, croit charmer le Renard, mais la Cigale, en proclamant qu!elle chantait, croit défier la Fourmi : Nuit et jour à tout venant Je chantais, ne vous déplaise « Croire que cette insolence déplaît à la Fourmi serait erreur de Cigale ! La provocation du faible enchante le fort* En étalant son orgueil d5 avoir été libre, d être libre encore, la Cigale accroît infiniment le plaisir de celle qui va 13 écraser. Où serait le plaisir de nier quelqu3 un qui ne s 1 affirme pas ? A vaincre sans refus on triomphe sans rire. Troisième temps : commentaire et commandement « Vous chantiez ? j1 en suis fort aise : Eh bien I dansez maintenant. 96. Le Bûcheron et Mercure, (V#1), vers 27. Un libre commentaire. Un commandement. Exercice de la relation de pouvoir. Ici, la Fourmi parle, elle introduit son "je", et la Cigale ne parle plus. L5 insecte qui était déjà dépourvu des choses (la "mouche", le "vermisseau") se trouve privé des mots et condamné aux gestes ("dansez")* La Fourmi emploie l'impératif, efface ainsi jusqu5 au pronom ("vous"), et, par là, fait de la Cigale moins que son objet, le vide vers quoi elle jette son ordre» La Fourmi syllepse : " J 3 fait mieux qu1ordonner. Elle joue. en suis fort aise" ne signifie pas !? j Ironie, 5 en suis 1 fort aise ! "Dansez" ne signifie pas "dansez". Jouant avec les mots, la Fourmi se joue de la Cigale. Ici, le double langage ne sert plus, comme dans 11 interrogatoire, à séduire (détourner et attraper) la Cigale» Ce moment est dépassé « La Cigale doit maintenant comprendre, mais sans commentaire, sans "leçon", qu 1on joue avec elle, et, comprenant, souffrir» Ce jeu suppose qu1elle ne soit pas toute obtuse97 : on n! ironise pas devant une souche. On ne dit pas "dansez 11 à qui croirait simplement devoir danser. L3 ordre de la Fourmi, d f un même mouvement, anéantit la Cigale et fait appel à elle« Pour infiniment jouir de son pouvoir, la Fourmi a besoin de s'adresser à une conscience qui soit conscience de sa propre valeur« En défiant ("ne vous déplaise") la Cigale a manifesté cette conscience, qui est refus des limites que voudrait lui imposer qu Sa 1 la Fourmi : la Cigale est capable de concevoir ce elle vaut, elle est donc apte à souffrir quand on la nie. souffrance était totale. de perte, sera d3 autant Et, par vole plus de grande que conséquence, son avec affirmation un minimum le plaisir de la Fourmi sera maximisé. * Celle-ci tire ainsi parti du défaut de conscience (du monde) 97. Pour lui infliger sa "leçon", le Renard, en revanche, n'a pas besoin de la subtili té du Corbeau. Ce n'est qu'après s!être clairement expliqué ("Apprenez que tout flatteur/Vït aux dépens de celui qui l1écoute") qu1il use de l1ironie ("Cette leçon vaut bien un fromage sans doute".). et de 11 excès de conscience (de soi) de la Cigale. Pour faire rire la Fourmi, cette imprévoyance et cet amour-propre excessif s 1 associent dans leurs effets, mais ils sont aussi profondément liés dans leur nature : aveuglant la Cigale au monde (changements de saison), et aux désirs d5 autrui (ceux de la Fourmi, ceux-même du "tout venant11 à qui elle Imposait ses chants), la conscience exclusive de sa propre valeur 11 a rendue imprévoyante » Elle n1 aime qu1 elle * Elle ignore le monde* C5 est par là que la Fourmi la tient, s 1 amuse. La Cigale est une victime de 11 amour-propre, "plus habile que le plus habile homme du monde"98. "Dansez maintenant". Ordre d!un juge, pas d'un maître à danser : "Vous allez mourir et je fais mine de vous donner l'ordre de danser« Vous allez mourir et je joue à vous ordonner un jeu de gestes, une harmonie ludique de mouvements"* Ce commandement est parodie de commandement. Cette danse qui, si la Fourmi était sérieuse, devrait être un jeu, est parodie de danse. La Fourmi joue avec le jeu. La relation de pouvoir s3 accomplit dans une parodie de relation de pouvoir. Voilà le jeu de la Fourmi» De quoi rit-elle ? Moins de savoir la mort prochaine de la Cigale que de s'entendre lui dire qu 'elle va mourir, et cela en parlant danse, en jouant avec les mots * Jubilatoire, son pouvoir se constitue (et tue) entre la mort et la mort, entre la mort selon 11 ordre du monde et la mort selon la loi des différences sociales, entre la mort qu5 impose 11 hiver et la mort qu8 impose le désir, entre la mort naïve et la mort cultivée. Sans visite chez la Fourmi, la Cigale serait sûrement morte, mais la mort qui 1!attend maintenant n' est plus la mort dont elle aurait pu mourir. Elle meurt condamnée. Elle meurt d5 un mot, d3un bon mot, et non plus de 13 hiver. Vertige : sa mort s3 est à la fois remplie et vidée de sens * C3 est une autre mort plus justifiée et plus absurde « 98. La Rochefoucauld. Quatrième maxime : monde". 88 8 L amour-propre est plus habi le que le plus habile homme du 8 Seconde maxime : "L amour-propre est le plus grand de tous les 1 flatteurs". Dans La Cigale et La Fourmi , le flatteur, c'est l amour-propre de la Ci gale. La Fourmi, comme plus tard le Renard, ne fait qu'éveiller cet amour-propre. La Fourmi \paraslte la mort.. Pour assurer son pouvoir, elle s1 installe dessus, l'utilise, la transforme. Sans la mort, pas de pouvoir,, pas de plaisir, mais sans cette volonté de pouvoir, cette volonté de plaisir, la mort serait restée mort naturelle, naïve» Après la mise en mots, la mort ne laisse pas de trace* Elle est le silence, la neige devenue page, qui s 1 étale sous la fable. Le pouvoir de la Fourmi se formule dans les mots et s! accomplit dans leur absence. Le pouvoir est croisée de mots, de mort, et de silence» Ce silence, sillage du texte, comme souvent chez la Fontaine, en prolonge les ambiguïtés. Absence de bruit, durée, et espace, il est la mort, maïs aussi, pour la Fourmi, la jouissance, et enfin, pour la Cigale, 1!ultime choix* De ce choix, le texte, désormais dénoué, ne dit rien. Il faut laisser au lecteur "quelque chose à penser 99"« Pensons donc. Posons les jalons d 1 une herméneutique du silence. La Cigale est-elle écrasée comme le laisse croire la tradition scolaire ? Sa défaite est-elle sans recours ? Il serait dommage de bloquer ainsi la lecture. De même que rien n 1 assure que La Fourmi possède des vivres, le sort de la Cigale reste incertain, et, par là, toute lecture. Pourquoi ne pourrait-elle pas renverser la situation ? Le rire de la Fourmi, si cruel, peut la transformer, lui ouvrir les yeux. Supposons que, brusquement indignée, elle attaque la Fourmi, la pille, tout change... vFable-fiction" ? Méthode douteuse ? En suggérant le jeu des possibles, nous esquissons une herméneutique du silence. Pour cela, nous nous appuyons sur La Fontaine, qui ne cesse d !envisager des combinaisons et recombinaisons d1 histoires100 : que se passerait-il si on supposait que ? "Dansez maintenant". Maintenant, dernier mot, coup de génie. Bien entendu, cet adverbe s 1 oppose à 15 autrefois du "temps 99c Discours à M, le duc de La Rochefoucauld (X,14), vers 56. 100. La lecture comparée de presque tous les contes et de leurs sources permet d'apercevoir la régularité de cette pratique. Le Milan le Roi et le Chasseur (XII,12) donne un exemple .,. ostensible de ce travai l sur diverses combinaisons possibles d'une histoire. chaud". Maïs, mal entendu, que n f indique-1-il pas ? "Dansez maintenant". Le pouvoir de la Fourmi s5 accomplit là, maïs s y ■ 1 3 1 épuise aussi. Instant d intense jubilation, ce mot n est qu instant. Des que le silence 11 engloutit, la Cigale peut échapper à la prise, mourir, se révolter : elle est vivante. Que ne va-1 - elle inventer ? Si elle meurt, qui renouvellera la jouissance ? Plaisir du dominant : proférer 1!ordre délicieusement mortel* Angoisse du dominant : perdre cette jouissance une fois 11 ordre proféré. La relation de pouvoir, qui exige le silence, cristallise par la parole et s 1 évapore dans le silence. Tant qu'elle parle, la Fourmi tient la Cigale, dès qu3 elle ne parle plus, tout peut arriver, et le pire est peut-être la mort . Que peut souhaiter la Fourmi ? Prolonger son plaisir. "Dansez maintenant", c'est-à-dire "Dansez en maintenant par votre danse la relation de pouvoir. "Tant que vous danserez, Cigale, tant que je vous verrai danser, mon pouvoir (et par là mon plaisir) sera maintenu", politique du dominant : construire un système qui maintienne la danse des dominés. Plus longtemps ils dansent, plus longtemps ils le maintiennent « Le "Dansez maintenant", mal entendu - maïs tout ici doit être entendu autrement, tout est de biais-laisse entendre le désir de la Fourmi : la conservation de son pouvoir. Problème cependant : si la Cigale restait immobile, si tout était trop maintenu, il n'y aurait rien à voir, pas de plaisir» La jubilation du dominant suppose la mobilité réglée des dominés -la danse - leur plaisir affiché - encore la danse- le spectacle -toujours la danse. 11 ne faudrait pas dire "quand le chat n'est pas là, les souris dansent". Le chat fait danser.,, les souris. La danse des souris fait le chat. Pourquoi ne pas entendre plus mal encore, le "maintenant ? Entendons main tenant. si possible, "Dansez main tenant» Dansez en me tenant la main. Dansez sans vous délier de moi. Si votre vous me lâchez, si vous disparaissez, que vaut danse pour moi ? Il faut que, le lien". Que nous tenant, le dominé disparaisse, domination abolie. nous maintenions lâche prise, voilà la Plus de plaisir. Angoisse du dominant « - 52 - En brisant là, silence béant, La Fontaine laisse ouvert le jeu des possibles, toutes les questions : comment maintenir la relation qui peut être lien, chaîne, "collier101" ? Comment en renouveler sans cesse le plaisir ? Comment faire, en somme, pour que "ça dure" ? Questions de maintenance « Questions que les dominants se plairont à résoudre « S'il est vrai que la Cigale, après le commandement, peut encore agir, et tout renverser, rien n f empêche la Fourmi d!inventer pour renouveler son plaisir. Pourquoi ne pas donner, par exemple, un petit grain contre la danse, une danse presque à mort dans la neige, et puis un autre petit grain, contre une autre danse ? On a vu pire dans certains camps « Comment retenir la Cigale ? Comment en jouir longtemps ?\ Ces deux questions, que 11 on déchiffre dans le silence et le "maintenant", ouvrent La Cigale et la Fourmi, première fable, qui montrait une genèse, au problème de la gestion des/ relations de pouvoir» Elles nous ouvrent aussi i5 appétit, car des solutions envisageables, pour le dominant comme pour le dominé, Criant famine, fort le texte ne dit rien. dépourvus, chez La Fontaine où chercherons-nous ? Abondance de fables ne nuit pas : beaucoup montrent la gestion de relations de pouvoir. Citons seulement Les Poissons et le Cormoran, Les Souris et le Chat-Huant, Les Animaux malades de la Peste, Le Héron, Le Loup et 1j Agneau. . . Sans nous aventurer du côté de Psyché, pédale trop subtil pour nos premiers essais, quittons pourtant les Fables. » . Prenons parmi les Contes un conte Singulier. Point ici de nonnes troussées ! V >k 101. Le Loup et le Chien(1,5),vers 34. / M 1 /r y \ U JX j M-" ... ^ V:.- %y ^ /Vv':'' : 40 Cfaapitxre 2 Conte cl1 un paysan qui avait offense son seigneur s gestion. Un paysan, son seigneur» Sont-ils ci1 Espagne comme le laisserait croire le manuscrit Conrart102 ? Sont-ils du Moyen % Age ou du XVIIème siècle ? La Fontaine a gomme toute référence de lieu, d f époque» Dépourvus de nom, simplement désignés par leur rang, ces personnages semblent de partout, de toujours, leur histoire traversant f l Histoire « Un paysan, son seigneur. Pas de genèse» Ici, la relation de pouvoir est un donné : on en observe les signes, les moyens. Le seigneur tutoie le paysan. Il dispose de valets pour le battre. Il a la force, il a le droit. C1 est ainsi « Voici le mouvement, l'histoire : le paysan a offensé son seigneur. Ce paysan n3 était que paysan., S1 en souvenait- il ? Ce seigneur vaquait à ses affaires, encaissait ses impôts. souvenait-il de son paysan ? Rien n 5 Se arrivait. Monde immobile. Une fable, sur ce point, est célèbre 103 : certain jardinier cultive en paix ses poireaux jusqu'à ce qu s il appelle son seigneur. Le seigneur, saccage ses biens, lutine sa fille, devient effectivement seigneur : grand malheur pour le jardinier! Dans le conte, c3 est par l'offense que le paysan se montre au seigneur, que l'invisible se fait visible. Du coup (d'oeil du maître ?) , la relation seigneur/paysan, qui pouvait rester essentiellement virtuelle, est actualisée « Le seigneur, piqué au vif, il peut avoir, se souvient des plaisirs qu 5 et 102. Manuscrit Conrart : Conte ci8un Gentilhomme espagnol et d'un paysan son vassal, 103. Le Jardinier et son Seigneur, (IV,4). - 41 - que I 1 offense légitime : "Coquin, dit-il, tu mérites la hart104 " * Hors relation de pouvoir, quand elle n 1 est pas pardonnëe, une offense peut finir en offensives, contre-offensives , combats aux issues incertaines. L 1 offensé se défend. L1 offenseur attaque à son tour dans un tournoi d5 égaux contre Vautours, face à face : Vautours de Chèvres105 * * * Quand l f offenseur est un dominé, et l 1 offensé son dominant, l f offense au contraire devient révolte, défi. Peu importe alors sa valeur. Grave ou pas, toute offense du dominé nie le pouvoir du dominant. Celle du paysan a beau être "bagatelle", "fait léger" : Il se sentit enflammer le gosier, Vuider la bourse, émoucher les épaules, Sans qu1 il lui fût dessus les cent écus, Ni pour les aulx, ni pour les coups de gaules, Fait seulement grâce d5 un carolus . Légère offense, lourde peine : dans ces vers, comme souvent chez La Fontaine, la pitié est manifeste « Elle fait partie de la leçon, mais 1'auteur des Fables ne se contente pas de sentiment. Ou plutôt, chez lui, le sentiment paraît couronner la. pensée, enrichir encore la leçon. La Fontaine cherche df abord à montrer comment se passent les choses. Ici, il nous apprend que, dans la relation de pouvoir, la valeur des actes et leurs effets dépendent des positions de leurs auteurs» Pour le seigneur peu importe la nature et la valeur de 1 5 offense107» Scandale, menace pour sa domination, elle est aussi bruit qui signale la proie, geste qui éveille le elle lui suffit pour repérer désir. Même infime, le coupable : "Il n f est pour voir que 13 oeil du maître108". Or, 11 oeil du maître étant pouvoir, 104. 105. 106. 107. n Conte d3un paysan.,,, vers 5. Les Vautours et les Pigeons (VII, 8), Les deux Chèvres (XII, 4). Conte dlun paysan qui ava i t offensé son seigneur i vers 2, vers 93, vers 94-98. Cette offense, inconnue, est littéralement un pré-texte. Le lecteur ne sait rien d'elle, s i non qu'el le a existé. Elle ne vaut que par ce qu'elle impl ique dans la relation de pouvoi r. La Fontaine réféchit souvent sur la valeur relative des actes et des propos. Rien de plus remarquable, sur ce point, que Le Fermier, le Ch i en et le Renard (XI,3) : "Ce Ch i en parlait très à propos : Son raisonnement pouvait être Fort bon dans la bouche d'un maître; Mais n8étant que d'un simple Chien, On vous sangla le pauvre drilie".(vers 54-59) c 3 est grand pitié quand on fâche son maître 109" . "La criminelle Psyché110" en fait amèrement 11 expérience « Le Singe111, plus astucieux, contourne 13 obstacle * Mais le paysan gère mal la relation de pouvoir où il se trouve pris. Comme la Cigale, il néglige 11 importance des positions, ne prévoit pas, vit dans 11immédiatetë. Aussi, de proie virtuelle qu3 il était, il devient victime entre les griffes du seigneur112» Ce Seigneur gère-t-il mieux la relation de pouvoir ? Pour en juger, explorons le champ des possibles « Offensé, il peut pardonner, mais cette apparente faiblesse mettrait en danger son pouvoir» 11 peut également tuer puisqu5 il a la corde et les valets, mais la mort du paysan présente un grave inconvénient : en le tuant, le seigneur supprime le pouvoir qu ! il 108. 109. 110. 111. 112. l'Oeil du maître (IV, 21), vers 38. Le Conte daun paysan..., vers 91. Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 188. Le Lion, le Singe et les Deux Anes (XI,5), On rencontre dans Jupiter et le Passager (IX,13) un autre dominé oublîant ce qu'il est. A la place de cent Boeufs, le passager sacrifie sottement quelques os à Jupiter. Grave offense : "Jupiter fît semblant de ri re; Mais, après quelques jours, le Dieu l'attrapa bien." Le passager ava î t oublîé qu 8 î1 restai t toujours et partout dans le domaine de domination du "vainqueur des Titans". 113. Le Marchand, le Gentîlhomme, le Pâtre et le fils du Roi (X,15) montre que même un fils de roi, s'il perd ceux qu3 il domine, ou peut dominer, n'est plus r î en. 114. Vers 68. 115. La tentative du paysan pour întroduire l'instance supérieure (Dieu) faisant vite long feu (vers 21). Dans Les Animaux malades de la Peste, au contrai re, la dimension horizontale est essentiel le. Le Lion, qui se sert habîlement du "Ciel", laisse exterminer l'Ane pour mieux s'assurer le pouvoî r sur tous les "gens querelleurs". L'offense de l'Ane est quasiment 42 - nul le, mais sa puni tion doit être totale : son sacrifice sert à rétablî r l'ordre et la pos i t î on dominante du L ion sur ses "chers ami s", qui, même s'ils se distinguent les uns par rapport aux autres, sont a sur lui113* La mort du paysan ne serait avantageuse que si elle pouvait constituer un spectacle montrant à d3 autres dominés, par exemple "aux deux paillards114" forts manieurs de bâtons, 11 impitoyable détermination du seigneur ; mais, dans ce conte, La Fontaine ne se soucie guère de cet aspect des choses. Il laisse pratiquement virtuelles les dimensions obliques de la relation de pouvoir, presque réduite à 11 axe vertical seigneur/paysan115. Sur cet axe seul, mort de 1 ' offenseur dominé est contraire aux intérêts de l f la offensé dominant116* Le Seigneur ne perd rien et peut gagner à punir sans tuer, mais il doit pouvoir tuer impunément, et le rappeler : s'il finit avec la mort du dominé, son pouvoir sur lui existe par la possibilité de tuer. Aussi le seigneur, bon gestionnaire, souligne-t-il qu•il peut, et même devrait tuer. Coquin, dit-il, tu mérites la hart; Fais ton calcul df y venir tôt ou tard : C ' est une fin à tes pareils commune117. Lorsque le paysan demande grâce, il crie aux valets : "Qu 1on apporte une corde". Méthode de terreur : le seigneur montre au paysan qu'il est pris. Pas d 1 autre issue que celles qu1on lui ouvre. Aussitôt proférée, cependant, la menace mortelle s 1 éloigne : "je suis bon" dit le Seigneur. Triple profit pour lui : reconstituer son pouvoir en rappelant quf il peut toujours tuer, le maintenir en ne tuant pas, le légitimer en montrant qu? il veut ne pas tuer. Voilà de bonne gestion, faiblesse si mais qui risque le paysan ne souffre pas. m ) punir. Mais il veut aussi j ouir, de passer Le seigneur doit la pour le jouir en punissant. Pourquoi dominer s5 il n!y a pas de plaisir ? Comme plus d'un, le seigneur désire 11 argent et la j oie, mais il doit résoudre le problème du Savetier : comment avoir "15 argent et la j oie à la fois118" ? Pour 11 argent, le paysan a beau être dur "à la desserre119", il ne serait sûrement pas impossible, en 11amenant près d3 un gibet, de lui soutirer ses écus» Mais où serait la joie ? Où rirait-on ? Pour rire un moment, le seigneur doit organiser la desserre. Or, le rire n 1 est pas franc sans certitude du bon droit. Le seigneur fonde donc son bon droit. Premier moyen : faire le magnanime* Il laisse la vie au paysan ("Je suis bon" ) , et lui propose un libre choix. Second moyen 116. 117. 118. 119. tous, relativement à lui, au même niveau. La pun i t i on de l3 âne est poli t i que. Celle du paysan ne semble pas l5être» S8 i l s'agissait d'un conflî t entre gens également libres^ et selon le code de i'honneur aristocratique, la question ne sè*""poseralt pas' en termes ds intérêt. L 1 offensé devra î t tuer l8 offenseur, quand même celui-ci serait "le père de Chimène". La relation de pouvo î r change tout. " • - ■ ■Conte"d3un paysan..., vers 5-7. Le Savetier et le Financier, (VIî ï,2), vers 38. Vers 81-82. : prouver sa propre supériorité d5 esprit en laissant paradoxalement 11 initiative au paysan. Souvenons-nous de La Cigale et la Fourmi. La Fourmi aurait pu ne pas interroger 11 emprunteuse, et la chasser, mais sa question la force à protester ("Ne vous déplaise"), en fait une personne libre, et accroît ainsi le mérite et le plaisir de la dominer» De même, puisque le seigneur a besoin d 1un paysan qui s 1 affirme, il lui laisse choisir sa peine « Piège subtil : dès qu5 il choisit, dès qu3 il entre dans le système du seigneur, le paysan s 1 interdit la révolte, il reconnaît la justice du maître, Il lui économise la fatigue de réprimer* - 43 - Mais je suis bon; et de trois peines 11 une Tu peux choisir. Ou de manger trente aulx, J 1 entends sans boire et sans prendre repos; Ou de souffrir trente bons coups de gaules, Bien appliqués sur tes larges épaules; Ou de payer sur-le-champ cent écus.120 Que peut-il arriver ? A) fait pendre. Le Le paysan seigneur refuse se de venge, choisir, mais le perd seigneur le paysan le et risque de ne pas trouver le "mugot". Gain nul. B) Le paysan choisit de payer. Le seigneur se venge, garde son paysan, encaisse 15 argent, mais ne s "assez honnête 121 5 amuse guère. Gain ", mais guère de plaisir . C) Le paysan choisit les aulx ou le fouet et les supporte * Le Seigneur se venge, garde son paysan, mais n !encaisse rien, et jouit seulement du déplaisir de sa victime. Pas de gain, faible plaisir. D) Le paysan choisit les aulx ou le bâton et ne les supporte pas. D51) 120. Il accepte de payer. On retrouve le 3 Conte à un paysan..., vers 8-13. 121.Le Savetier et le Financier, (VI11,2), vers 25. second cas avec un peu de plaisir en plus. D12) Il refuse de payer. Le Seigneur le fait ! pendre ou choisir 1 autre peine. D i 5 l ) Le Seigneur pend le paysan. On retrouve le premier cas, mais avec un peu de plaisir en plus. Dîf2) peine Le paysan l 1 autre choisit (aulx ou fouet). D f f 1 l ) Le paysan la supporte* On retrouve le quatrième cas, mais avec du plaisir en plus * D 1 1 1 2) Le paysan ne la supporte pas. D1 1 1 1 1 ) Le paysan ne paye pas. On retrouve le premier cas ou le premier sous-sous cas, mais avec du plaisir en plus. D 1 1 1 1 2) Le paysan paye. On retrouve le second cas, mais avec tout le plaisir en plus- Le Seigneur se venge, garde son paysan, encaisse l f argent, jouit d1un plaisir maximum. Table 2.1: Schéma de composition A B Choix C D D choix 5 D12 1 D"l choix D"2 D" choix 1 1 D " " 1 D"'2 choix D " " 2 Le seigneur préférerait possibilités, mais il ne peut 1 - la 1 dernière (Dîfff2) Imposer puisqu 44 - 5 des sept il doit toujours laisser (principe du jeu) un libre choix au paysan« Doit-il donc se confier au hasard avec seulement une chance sur sept df un gain maximun ? Si c'est le cas, il vaut mieux qu5 il ne joue pas, et impose, d? autorité, sa décision. si D l î f 5 2 En effet, ne se produit pas (six chances sur sept) toute autre possibilité, malgré ses avantages, peut comporter de 11 amertume, voire le ridiculiser (au cas où le paysan surmonterait vaillamment les supplices») Heureusement pour le seigneur, il joue presque à coup sûr s1 il peut parier presque à coup sûr sur le choix que fera sa victime» Les chances de perte et de déplaisir seront minimisées* Les chances de gain et de plaisir maximisées. Ce Seigneur "raisonnait, il faut qu'on le confesse 122" : "Que choisira.le paysan ? Pour le savoir, je ne dois .pas, comme le vulgaire, "mesurer par moi ce que je vois en autrui123". Un paysan est un paysan. Mettons-nous dans sa tête, une tête qui ne prévoit rien, comme en témoigne 11 offense faite « Supposons que ce paysan prenne toujours l f option la plus immédiatement favorable. Il a le choix entre la mort, 1'aillade, le bâton, le paiement» 11 ne choisira pas la mort, choix immédiatement le plus désastreux. Il y a peu de chance qu ' il choisisse de payer "sur le champ 124". Payer est un mal immédiat et le paysan est dur "à la desserre". Entre i1aillade et le bâton, il est probable qu 1 il choisira, le moins immédiatement douloureux, 1!aillade. Cependant, tiendra-t-il le coup ? Non, puisque 15 aillade deviendra vite le mal le plus immédiatement douloureux. A chaque ail avalé, la bastonnade se fera plus tentante . Le paysan préférera finalement passer d'un supplice à l'autre. Mais chaque coup de bâton augmentant la souffrance, un moment viendra où payer .lui paraîtra immédiatement moins douloureux. Comme il ne pourra plus choisir quf entre mourir ou payer, il paiera» Raisonnant ainsi, le seigneur peut parier. L1incertitude qui demeure aj oute même au plaisir. Pas de bon j eu sans léger risque » 122. Voir Les Souris et le Chat-Huantg (XI,9), vers 16. Nous aurons l'occasion de montrer comment le raisonnement du CHat-Huant est typique de ce type de dominant. 123. "Que jsai toujours haï les pensers du vulgaire! Qus il me semble profane, injuste et témérai re; Mettant de faux milieux entre la chose et lui, Et mesurant par soi ce qu'i1 voi t en autrui ! Démocri te et les AbdéHtains, (Vî ï!,26),vers 1-4. 124. Le Conte d'un paysan..., vers 13. Le seigneur insiste, judicieusement, sur cette immédiateté. I1 y revient (vers 79-80) : Payez donc cent écus,/Wet et comptant". Le seigneur joue donc à plusieurs coups quand le paysan :Jl ne joue qu1 à un coup. celui-ci Le seigneur se met à la place de son paysan reste coincé dans son état. :! Le quand seigneur gère admirablement la relation de pouvoir quand le ^ paysan multiplie les erreurs» une La supériorité du seigneur est . évidente dissymétrie paysan grimaçant, paysan croissante. gémit. le surtout manifeste sa corporéité, mesures : Quand seigneur sue Quand à le "tient et le ';seigneur paysan est rit, le tout défait, sa gravité 125"» grosses produit gouttes, Quand A se le liquéfie, le seigneur est 1 !homme de 1sesprit et des "Un après un lui-même il fait le compte". ff 0n examine, on prend un trëbuchet126". - 45 - Enfin, quand le seigneur est maître des mots, le paysan "n'a rien qu ' une chanson127" : "Pour Dieu, miséricorde!" Haro! La gorge mfard128!ff "Pour Dieu, cessez; hélas! je n'en puis plus 129* " Malgré 15 aide des "deux forts paillards" la supériorité du seigneur est intellectuelle» Plus que par la force, le seigneur gagne par 13 esprit, ou s 3 arrange, tout au moins, pour que sa force paraisse de l'esprit, que le savoir 11 emporte sur 1'ignorance, la sagesse sur 1'imprévoyance, ce qui légitime son rire. Le lecteur, s ' il participe des valeurs de 1'esprit- et il en participice puisqu'il lit -est tenté d'oublier la pitié, d5 applaudir, et de rire avec le seigneur. Grand bravo pour le plus malin ! Les choses, ainsi, paraissent simples : le savoir produit un pouvoir dont 11 exercice fait rire qui 11 exerce et qui 11 observe. Le plus savant, parce qu'il est le plus savant, domine, et il rit et nous rions avec lui de 1 1 écart démontré entre savoir efe--'ignorance » * * Si on 15 applaudit, le seigneur gagne tout. Il fait oublier qu 5 il est seigneur par le spectacle de son j eu. Son pouvoir, s1 évapore. pouvoir, î b d. vers ïb i Ib i ïb i Ib i d. vers |P- 125 . 126 . 127 . 128 . 129 . vers d. vers s d- vers , comme "Je ne suis pas seigneur, 7 4 2 7 7 1 4 0 78 je suis homme df esprit. Admirez mes tours"».- Joli passe-passe! Le gain est plus grand que nous ne l'envisagions : tout en reconstituant son pouvoir, tout en tirant de lui un plaisir délicieux, tout en le faisant oublier voire en 11oubliant, le seigneur le légitime par la démonstration de son savoir* La relation de pouvoir se dissimule sous la virtuosité qui la légitime. Applaudissons le seigneur. 11 n 5 est plus seigneur. Il est artiste « Il faut reconstituer la chaîne : sans pouvoir, pas d5 efficacité du savoir. Le pouvoir seigneurial, traditionnel, sans origine dite, permet au savoir de produire un nouveau pouvoir qui fait rire seigneur et lecteur complice. La chaîne savoir > pouvoir> rire était incomplète. Il faut saisir 11 ensemble : pouvoir > savoir > pouvoir > rire. Il faut aussi distinguer entre le premier pouvoir et le second : le premier est permanent, sans histoire, appuyé par la force et la loi, c'est le pouvoir seigneurial. Le second est nouveau, léger, fondé sur une supériorité dfesprit, c'est le pouvoir du joueur qui gagne. Le second remplace spectaculairement le premier. La logique du jeu tend à couvrir celle de la domination. Habile gestion puisqu1elle vise à transformer le pouvoir en pouvoir, comme la Fourmi transformait la mort en mort, et que le second pouvoir, plaisant, admirable, léger, ne fait rien perdre à qui détient le premier130» La victoire est dès lors ambiguë : le seigneur 1 1 emporte-1-il parce qu1il est seigneur ou parce qu'il est le plus habile ? Le jeu n'est-il pas une mise en scène pour faire oublier la prise et, simultanément, renouveler le plaisir de la prise ? Double jeu du jeu ; plaisir et déguisement. Pour le premier aspect, pensons au Chat avec la Souris* Pour le second, pensons au Renard qui aveugle les Poulets d'Inde en jouant devant eux tous les tours d" "Harlequin 131 ". Comme lui, le seigneur détourne l1 attention faisant rire en et séduit : en nous sa 130. Le seigneur ne joue que parce qu'il est pratiquement sûr de ne pas perdre. au jeu tout serait remis en question. 131. Le Renard et les Poulets d'Inde, (12,18), vers 14. Si le seigneur perdait compagnie, il nous implique et nous voici aussi aveugles que le paysan... Nous croyons rire ci1 intelligence avec 11 intelligence, et nous rions sans intelligence au service d 1 un seigneur "méchant homme132" » En montrant le paysan ridicule mais aussi pitoyable, en faisant preuve d1 intelligence et de pitié, le texte interroge alors notre rire. Si nous rions, de quoi rions-nous ? Pourquoi nous laissons nous séduire par le seigneur ? Quels désirs cette séduction utilise-t-elle ? Un désir de savoir ? Un désir de pouvoir ? Ne désirons-nous pas le pouvoir du savoir, ou le savoir pourvu qu1il soit savoir du pouvoir ? La leçon, ambiguë, peut inquiéter les trop bonnes consciences . Elle 11 est d1autant plus que le rire du seigneur est sulfureux. Comme Dom Juan, ce dernier contrevient aux obligations religieuses, que le paysan lui rappelle pourtant. Dans la punition qu 5 il inflige, dans son rire, quelle est la part de la pure méchanceté, voire du sadisme ? Le texte de La Fontaine, comme celui de Molière, n'en dit, évidemment, rien. Il invite à réfléchir sur les mécanismes de la relation de pouvoir plus que sur le secret des âmes. Or, la relation de pouvoir permet deux rires au dominant, le rire du j oueur vainqueur, et le rire méchant. Le seigneur rie - il par volonté mauvaise ou par goût du plaisir ? C!est indécidable, et cette indécision est cruciale. Elle contribue au pouvoir du seigneur qui ne sortirait de 1 f ambiguïté qufà son détriment. Cette ambiguïté éthique se redouble d1une seconde symétriquement inverse, et qui, pour peu qu f on 11envisage, fait bifurquer le apparemment, sens sont de la relation simples : que de pouvoir. devient le Les paysan questions, après ses humiliations ? Peut-il en tirer quelque leçon utile, et se transformer ? Le conte ne répond pas, mais, en nous conduisant à ces questions, il nous fait entrevoir un nouveau champ conséquences, sur le dominé, de la domination. la Préface du premier d * analyses : les Souvenons-nous de 1 ivre des Colites : "Qui ne voit que ceci est un jeu et par conséquent ne peut porter coup133 ?11 Au jeu de son seigneur Xe paysan reçoit pourtant force coups... Il est donc des •jeux qui portent coups. Mais ces coups portent-1-ils coup '? Et quel coup ? 132. Dom Juan, Acte I, scène 1 Sgnarelle : "Un grand seigneur méchant homme est une terrible chose". - 64 - Qu1 apprend le paysan ? Et nous , qu1 apprenons -nous, de biais, du spectacle de sa leçon ? La relation de pouvoir devient-elle pédagogie, le dominant devient-il éducateur, même malgré lui ? Reconnaissons qu5 il faudrait une solide obstination pour voir dans ce seigneur un Voltaire soucieux de son paysan» Aussi, n 1est-ce pas 11 interprétation que nous proposons « Nous ouvrons seulement, à partir de ce conte, le champ d1une problématique . Ce qui fonde cette méthode, croyons-nous, c3 est qu'un récit de la Fontaine, fréquemment, propose une situation et suggère un ensemble de possibles qu fexplorent les autres récits de 11 oeuvre. De cela, le couple que forment La Cigale et la Fourmi et Le Corbeau et le Renard nous ont déjà donné une idée. Dans le Conte d?un paysan qui avait offensé son seigneur, la situation, c'est 1'habile exploitation et le renouvellement, par un dominant, d'une position de pouvoir : affaire de gestion. L'ensemble des - 47 - possibles, ce sont les finalités et les conséquences imaginables d'une telle domination : La Courtisane affaire d'éthique. amoureuse, texte qui a plus d'un rapport structurel avec celui que nous venons de lire, propose un des possibles» Nous ne pourrons cependant efficacement 15 étudier sans passer par quelques détours : analyse des principes de composition de ce conte , et du mécanisme complexe de la relation de pouvoir qu'il 133. Préface des Contes et nouvelles en vers, p. 557. présente. - 49 - Chapitre 3 La Courtisane amoureuse s éducation* Elle : courtisane romaine de haut vol. Prénom : Constance. 11 Bizarre134" prénom pour une telle femme! Lui traitable : jeune gentilhomme, 135 ". Prénom : "humeur douce, Camille» Prénom ambigu pour un homme! Entre eux, l1 amour, cet "étrange maître136", et voici que se constitue, puis se gère, ou se gère en se constituant r une relation de pouvoir. Voici surtout qu1à son acmé cette relation s'évapore, et que les amants s1unissent dans la nuit. "Amour", affirme le prologue du conte, "fait si bien que l'on n'est plus le même137". Témoin Hercule, Polyphème, Chimon de Boccace, les sots "qui deviennent des oracles" et les gens coquets qu 1 il "change en Gâtons", les loups, qui "deviennent des moutons138" „ Dresser cette liste ne suffit pas à La Fontaine. Trois problèmes, quf elle fait apparaître, demeurent"" en suspens. Premier précisément problème, Amour Détourne™t-il les le fait-il êtres de plus que épineux "l'on leur fin : n'est ? Or, dans quelle plus à le lire même" La métamorphosée en Fille : Il en faut revenir toujours à son destin, C'est-à-dire à la loi par le Ciel établie. Parlez au diable, employez la magie, Vous ne détournerez nul être de sa fin139. 134. 135. 136. 137. 138. 139. "Elle était fi ère, et bizarre surtout". La Courtisane amoureuse, vers 29. "Et bien qu8 il fût d'humeur /Douce, traitable, à se prendre facile..Ibid., vers 51-52. Le Lion amoureux (IV, 1), vers 9. La Courtisane amoureuse, vers 7. Ibid., vers 3-6 La Souris métamorphosée en Fille (IX,7),vers 77-80. - 50 - mesure ? Souris Dès lors, Amour, loin de détourner les êtres de leur fin, ne les révèle-1- il pas à leur fin ? Second problême, peut-être moins riche, mais plaisant pour 1 1 amateur de contes : qu5 en est-il des femmes ? Hercule, Polyphème, Chimon, les "sots", les 11 coquets11, les "loups" ne sont des femmes* Echapperaient-elles au "grand faiseur de miracles140" ? Troisième problème, le plus étroitement lié à notre recherche : à en croire les exemples cités, Amour peut bouleverser la coquetterie, la sottise, la fureur sanguinaire (les loups, Polyphème) , la virilité héroïque (Hercule), mais cette liste, quoique riche, ignore un des deux démons qui, selon Le Berger et le Roi, "partagent notre vie" : Deux démons à leur gré partagent notre vie, Et de son patrimoine ont chassé la raison. Je ne vois point de coeur qui ne leur sacrifie. Si vous me demandez leur état et leur nom, J appelle 1' un Amour, et l'autre Ambition141. - Un démon peut-il battre l'autre ? Le prologue du conte, avec ses exemples, n'en dit rien, mais la gloire d'Amour serait grande, si, par delà les sots, les violents, les coquets, les mâles hyperboliques, il pouvait convertir un ambitieux* L? ambition est le désir des positions de pouvoir. Ce désir suppose la conscience qu'elles sont, et la croyance qu'on peut les obtenir : tant que le Berger ignore tout du Roi, et tant que celui-ci ne lui a pas ouvert les allées du pouvoir, il ne sent pas le "petit grain d'ambition142 " présent en lui» Il reste berger sans souci, S1 il avait connu la valeur des positions de pouvoir, mais avait eu la certitude de ne jamais les occuper, il n'aurait pu que demeurer avec l'Ermite, ou acquérir, à défaut de la réalité, quelques du pouvoir.. Un Mulet est dans ce cas. signes Il 140. La Courtisane amoureuse, vers 3 . 141. Le Berger et le Roi, (X,9), vers 1 -5. 142. ibid., vers 1-5. sait qu'il y a des maîtres, qu5 il est bon d1 être maître, mais il sait aussi qu1 il ne sera jamais le maître» Il s 1 en console en portant lfargent de la gabelle, "charge si belle", "haut emploi 143" qui le distingue de son compagnon, La gloire du Mulet et l^âmbltlôn du Berger ont même origine, 11 amour-propre, que La Rochefoucauld définit comme "l'amour de soi-même et de toutes choses pour soi"» L'auteur des Maximes ajoute qu5"il rend les hommes Idolâtres d'eux-mêmes, et les rendrait les tyrans des autres, si la fortune leur en donnait les moyens 144". Formule extraordinaire qui permet de saisir le lien entre les premières fables du premier livre» Par amour-propre, on veut devenir dominant, mais si la fortune ne permet pas de réussir, 15 amour-propre persiste : il pousse alors, faute de mieux, à contacter les dominants, tactique de courtisane ou de Mulet « .. Amour peut-il vaincre cet amour-propre qui veut qufon prenne le pouvoir ou, tout au moins, ses signes ? Amour peut-il vaincre les tentations de dominer, ou de paraître dominer ? Voilà le troisième problème que suggèrent, par leurs insuffisances, les exemples du prologue de La Courtisane amoureuse. - .51 - Ouverture typiquement lafontainienne, et d'autant plus lafontainienne que la réponse simultanée aux trois problèmes est le récit d'une aventure singulière. Au premier problème, ce récit répond en montrant qu 1 Amour (et par lui Camille) loin de "détourner55 la Courtisane de "sa fin", la révélé à elle-même : elle se découvre en découvrant que le sexe n'est pas l'amour, et que le goût pour les signes du pouvoir a manqué la perdre145. Au second problème, le récit répond en montrant qu'une femme Constance - peut être métamorphosée par 1'amour « 11 répond enfin au troisième problème 1'amour-propre en : montrant Constance que qui l'amour ne peut vaincre touchait qu'aux plus 143. Les deux Mulets,(î,4), vers 3 et 17. 144= La Rochefoucauld : Maximes supprimées. Pléiade, Gailimard, 1935, p. 335. 145» La Courtisane amoureuse prolonge ainsi, après Le Faucon, la leçon des Oies de frère Philippe. Le jeune homme de ce dernier conte découvrait les femmes et le désir. Clitie découvre ce qu 8est l1 amour dans la générosi té absolue de Fédéric Constance, qui savait apparemment tout du dés i r, a la révélation de l8amour dont el le n'était, même pour l'aspect physique, qu'aux éléments (vers 293-294). De conte en conte, La Fontaine poursui t a i ns i une réf lexi on sur le sexe et l 1 amour, sur l'éducation qu'apportent l1 amour et le plaisir, sur la vérité de ce que l5on est. - 69 - hauts dignitaires de l'Eglise dont elle arborait les cadeaux, s 1 éprend d'un jeune gentilhomme sans pouvoir. Seule peut-être, la figure de la grande courtisane orgueilleuse permet de combiner les trois problèmes et leurs solutions : Constance est orgueilleuse, elle est femme, elle sait l'amour sans le savoir. Avec elle, La Fontaine peut organiser un triple triomphe d'Amour, sur une femme, sur 11 amour-propre, êtres « sur les illusoires fins des Il peut surtout interroger les .. w_ragports complexes de l'amour et du pouvoir« Son conte paraît répondre, par un récit, à un questionnement multiple* C'est fréquent chez lui» Remarquons cependant qu'il cherche Ici assez loin, hors de ses auteurs favoris, jusque chez Girolamo Brusoni, un texte qui lui convienne : La Cortegiana innamorata146» Si cette rencontre, par hasard, a pu faire cristalliser le questionnement, il fallait que ce questionnement fût déjà présent dans son esprit pour que Brusoni pût en être le catalyseur. C'est en tout cas ce mouvement, qui va du questionnement au conte, qu'il a incité le lecteur à reconstituer au début de La Courtisane amoureuse. Il semble y être parti du récit de Boccace, avoir refusé de traiter le "point" dont il s ? agit147" dans ce récit, et en avoir découvert (et peut-être In^entéj un autre qui le traite» Mais quel est ce "point", sinon 1 1 ensemble du questionnement que suscite le prologue ? C 5 est ce que s t i onnement que La Fontaine incite amoureuse à à travers lire La Courtisane 148 . Au départ, Camille et Constance sont sans droits ni proj ets 1 ' un sur 1 ' autre. Ils se fréquentent, font table commune en des assemblées peu friandes "de sainteté ni de philosophie 149". donc contact, voisinage 150 Il y a les rencontres de fête tenant lieu de relations de , mais, la courtisane, qui ne distribue pas ses faveurs !l à tout venant15111, aspire à rendre "esclaves152" les premiers de 11 Eglise» 146. Jean-Pierre Collinet a établi la validité de cette source déjà suggérée par Gaston Paris* Plus encore que la source, pourtant, ce qui nous paraît intéressant csest la difficulté - préparée par La Fontaine - qu'on eut pour la trouver. 147. La Courtisane amoureuse, vers 25. 148. On pourrai t aisément montrer que ce conte apparaît comme une transformation du conte de Boccace. Mais ce nsest pas le point dont il s aagit à ce moment de notre recherche. 149. Ibid., vers 70. Camille n1 en est pas : jeune, agréable, apparemment riche, il a ce qui, selon tous les contes, devrait plaire aux femmes, mais il n f a pas ce qui plaît à celle-ci, le pouvoir. A Rome, pas de pouvoir sans pourpre.,» En bonne logique galante, ce jeune homme, "à se prendre facile153", pourrait, brûlant dfamour, tomber esclave de 11 orgueilleuse, mais il n? en a cure . Il y tant à de proies plus faciles... Avec Camille et Constance, en ce début de conte, on croit retrouver Cigale et Fourmi "au temps chaud" : Ivoisinage, vague fréquentation. Rien de plus» Pour que les choses changent, il faut une intervention. Dans la première fable du premier livre, l f évolution saisonnière du monde phénomène tout extérieur - bouleverse la situation de la Cigale. Dans le conte, c5 est le dieu Amour, très imprévisible, qui bouleverse intérieurement la courtisane154 : Constance n5 eut sitôt 11 amour au coeur, Que la voilà craintive devenue : Elle n1osa déclarer ses désirs D 5 autre façon qu ' avecque des soupirs155. Et puis soupirs ; et puis regards nouveaux : Toujours rêveuse au milieu des cadeaux156. 150. 151. 152. 153. 154. Nous retrouvons là ce que que nous avions signalé pour La Cigale et la Fourmi, la nécessité du contact. La Cigale et la Fourmi(î#1), vers 19. La Courtisane amoureuse, vers 36. Vers 51. S'établit-il une relation de pouvoir entre Cupidon et Constance ? Fondamentalement, pas plus qu1entre l"hiver et la Cigale. Cupidon est la force extérieure qui transforme instantanément Constance sans qu"elle y puisse rien, et, dans l'ensemble du conte, l«Amour, comme Dieu, ns interviendra plus. Seulement, cette force extérieure est figurée par une personne - l"Amour -possédant des sentiments, des projets, ce qui est lieu commun de la littérature du temps : Lui voyant fai re a i ns i la renchérie, Amour se mi t en tête d5 abaisser Ce coeur si haut, (vers 44-46) L3amour est pensé comme un dominant» Psyché, approfondissant le thème, exploitant au maximum ses ambiguïtés, le traitera comme tel, et montrera les contradictions entre relation d8amour et relation de pouvoi r. Dans La Courtisane amoureuse, La Fontaine laisse de côté la relation Amour/ Constance, qui n8est pas pensée comme relation de pouvoir, pour se consacrer à la relation Camille/Constance. Dans le cadre de cette relation, l8amour est un élément qui sert Camilie, comme l8hiver servait la Fourmi. . 155. Ibid., vers 51-54. 156. Ibid., vers 61-62. Ces derniers vers, fort jolis, font entendre la musique de Tircis et Amarante : On s 1oublie,^on se plaît Toute seule en une forêt « Se mire-t-on près du rivage ? Ce n1 est pas soi qu1 on voit, on ne voit qu'une Image.*. On ne sait pas pourquoi ; cependant on soupire ; On a peur de le voir, encor qu'on le désire157. Eveil du désir, crainte, rêve, trois signes de l'amour naissant pour la courtisane comme pour la bergère. Amarante n ' a pas le mot mais l'imprudent Tircis, en le lui donnant, lui apprend qu'elle aime Clidamant. . . Constance n'Ignore ni le mot ni, par métier, pratique de la chose la : Et qui vous a cette cache montrée ? L1 amour, dit - elle158 « Cependant, de l'Amour, elle ne sait guère plus qu 1 Amarante : Oui, Constance en était Aux éléments : ce que la belle avait Pris et donné de plaisirs en sa vie Compter pour rien jusqu'alors se devait. Pourquoi cela ? Quiconque aime le die159. La connaissance des pratiques du sexe est aussi distante de la connaissance d'amour que leur ignorance160» SI Amarante ignore tout, Constance sait sans savoir. Pire, elle croit savoir : pour elle, comme, sans doute, pour les cardinaux qu'elle a comblés, 1'amour se réduit au plaisir "pris et donné161 " . Pour oublier son faux savoir et découvrir ce qu!elle ignore, Comme 1 ' Amour, elle a besoin d'un initiateur. curieusement, elle le connaît sarb connaître. D'un côté "Camille était trop connu de Constance" qui 157. 158. 159. 160. Tircis et Amarante (Viîï,13), vers 43-46 et vers 52-53. La Courtisane amoureuse, vers 92-93. ibid., vers 293-297. La Fontaine ne dédaigne pas cette connaissance : il souhaite pour une épouse d 'être passée, comme Constance, par ce "noviciat d1épreuves" (vers 285). 161. Ibid., vers 295. 162. Ibid., vers 215 et 51. le sait agréable gentilhomme, "à se facile162" . prendre D' un autre côté , elle ignore jusqu3 où vont ses talents d f acteur-joueur » 0r# tout va se décider sur la capacité de Camille à jouer longtemps la comédie : comme le jeune gentilhomme ne veut pas être pris mais prendre, et comme il sait qu1 on se fait prendre en se 5 faisant connaître, il veut convaincre Constance qu qu!elle croit qu 1 il n5 est pas ce il est. Pour cela, il a besoin de temps et de persévérance. Au début, il ne connaît guère plus sa victime qu'elle ne le connaît. Si Constance ignore que Camille peut jouer et, surtout, jouer longtemps, Camille ignore ce que valent les paroles de Constance : sont-elles vraiment sincères ? Convient-il de s'y fier ? Entre les deux partenaires, avant que ne s1 engage une relation de pouvoir, ignorance et connaissance sont ëquitablement réparties * Le plus fort ne sera pas, comme dans le Conte d'un paysan qui avait offensé son seigneur, le plus savant au départ, mais celui qui, sans révéler ses ignorances arrachera à l 1 autre son secret. Si la courtisane, avant d'avoir démontré sa sincérité, fait avouer à Camille qu'il joue, tout est perdu pour lui * Son avantage initial n3 est pas une supériorité intellectuelle ou sociale (situation du seigneur) , mais la "nécessité" qui tient la courtisane, comme l'hiver tenait la Cigale» Constance ne peut pas ne pas aller aux devants de Camille: 163." Déséquilibre net et pertinent : Constance veut Camille mais ne 11 a pas, comme la Cigale veut le grain sans 11 avoir. Or, c'est Camille qui a Camille, comme la Fourmi a le grain. Contrairement à la tactique Cigale (aveu + défi/ affirmation de liberté) , Constance s ' offre à qui détient le bien - et l'est - qu ' elle désire : (aveu + soumission) _ Méprisez-la, chassez-la, battez-la; Si vous pouvez, faites -lui pis encore ; Elle est à vous164. ( 163. Trembante enfin, et par nécessité, \ Elle s'en vient.(Vers 86-87). \ Deux vers à rapprocher de La Cigale et la Fourmi : El le alla crier famine Chez la Fourmi sa voi sine. 164. Ibid., vers 118-119 : Paradoxalement, en s'offrant si complètement à la domination de Camilie, Constance supprime cette domination (ou tout au moins le plaisir que peut en tirer le Pour s1 offrir, elle viole nuitamment ? s introduit chez lui, en "certaine ruelle 1 8 Intimité du gentilhomme, 165 " et se manifeste dès qu1 il est seul. Double transgression : de territoire et de code. Constance pénètre, comme la Cigale, sur le territoire de 1 1 autre, se plaçant aussitôt en position de faiblesse. Au même instant, d1 un geste sacrilège qu?on attribuerait à un Chimon, un Julien Sorel, à un homme, elle franchit les limites imposées à son sexe et place Camille, avec son prénom' ambigu, en position de femme3. 3Tout ce conte joue sur les inversions. Camille peut légitimement s'offenser: "Je n1 aime point qu'on me fasse d ' avance4". Sincère ou non, il peut afficher son déplaisir chez lui, et s1 en servir contre Constance, qui s'est rendue visible, et donc facile à prendre» La courtisane ne souhaitait rien d s autre, mais elle oubliait qu ' en sortant de l 1 ambiguïté, en se révélant, elle ne forçait pas Camille à se révéler. Tout au contraire, parce qu'il la voit, et aussi parce qu ' il ne la voit pas tout entière, se fait invisible : Camille il se masque. Un instant surpris 5 , ce j eune homme "à se prendre facile", choisit de prendre. A ce choix, trois raisons qui se ramènent à deux : Pour en avoir un plus certain indice(a), Et s 'égayer(b), et voir si ce coeur fier Jusques au bout pourrait s ' humilier (c) 6. Première raison : s 'égayer. Comme la Fourmi, comme le seigneur, Camille veut obtenir un plaisir non partagé aux dépens du dominé. La relation de pouvoir sera pour lui un divertissement. Deuxième raison : la volonté de savoir. Camille veut s'assurer de 1 'amour de Constance, il veut instaurer de lui à elle une parfaite transparence. Dans le Conte d1 un paysan qui seigneur, le savoir du avait offensé son seigneur confirmait son pouvoir en dominant). L5emploi de l5 impératif marque bien ce retournement : celle qui se soumet, commande. Camille ne peut se satisfai re d'une domination a i ns i octroyée. 165. ibid., vers 75. le renouvelant. Le succès de 11 entreprise confirmait ensuite la validité du savoir, mais il n1 y avait pas création de savoir nouveau. Ici, outre la nécessité qui tient Constance, Camille a également besoin d5 un savoir pour établir son pouvoir (le savoir feindre et le savoir sur Constance) . Contrairement au seigneur, il ne renouvelle pas son pouvoir mais le constitue, et il cherche donc à accroître son savoir« La volonté de savoir se confond pratiquement ici avec la volonté de pouvoir. Parce qu' il aura plus de pouvoir, Camille aura plus de savoir, mais parce qu5 il aura plus de savoir il aura plus de pouvoir. Le pouvoir est fonction du savoir, et inversement. Or, de même que le pouvoir veut toujours grandir j usqu'à l'anéantissement du dominé, instant où il culmine et s 1 abolit, le savoir veut toujours s1 étendre jusqu1 à la transparence absolue de son objet, qui serait aussi sa fin 170. Le dominant affronte un vertige du savoir en même temps qu'un vertige du pouvoir. Sur ce qu'il domine, il veut toujours plus de pouvoir et, simultanément, plus de savoir. L'écart de savoir, nécessairement, s'accroît : plus le dominant sait, plus le dominé devient, relativement, ignorant* La relation de pouvoir renforce sans cesse, sur le plan du savoir, le déséquilibre initial. Au bout du processus, Camille peut dire à Constance : "Vous me connaissez mal 171". Grand écart des savoirs 1 Constance ne sait plus rien relativement à Camille qui a acquis savoir par pouvoir, pouvoir par savoir, et le tout, en s'égayant, pour s Au début, 1 égayer. « . Constance sait quelque chose : Constance crut dans le commencement Qu'il la voulait éprouver seulement172. Ce savoir ne fait pas l f affaire de Camille 170. La transparence absolue supprimerait l3 objet en tant qu'objet de savoir : attrait. 171. Ibid., vers 247. 172. Ibid... vers 180-181. 4Ibid., vers 131. 5"Je vous dirai tout net que ce discours / Me surprend fort."(Vers 123-124). 6Ibid., vers 100-103. : tant que la le savoir perdrai t tout courtisane croit subir une épreuve, elle ne la subit pas. La conscience d'être éprouve qu1 a 11 éprouvé transforme 11 épreuve en comédie, en "raillerie173", en jeu d1 apparences, provisoire, organisé selon des règles. Dès lors, 15 épreuve n5 a aucune valeur de vérité puisque 11 éprouvé agit selon ce qu'il croit que 11 on attend de lui : il se masque parce qu'il sait qu'on se masque, et même s1 il ne se masque pas, qui l'éprouve n'en est jamais certain« Pour que l'épreuve vaille, l'éprouvé doit ignorer qu'il la subit. Quand Constance perd son savoir premier et croit que Camille l'humilie pour l'humilier, par mépris, et sans souci de l'éprouver, l'épreuve devient vraiment épreuve » Pour Camille, ce mot marivaudien, singulièrement ambigu, n'a pas le sens qu'il a pour Constance * Constance le tire du côté du jeu tandis que Camille le tirerait du côté de 1'expérience qui fournit des preuves- Jeune gentilhomme, il se comporte en dominant qui considère le dominé comme objet d'épreuve, ou, pour lever toute ambiguïté, comme objet d'expérience, c'est-à-dire comme un objet sur lequel il peut tout entreprendre pour le contraindre à révéler sa nature. Dominant, il fait du dominé un obj et. Savant, il en fait un objet: d'expérience. Savant et dominant, ici, sont même personnage : son pouvoir s'accomplit dans 11 expérience qui le produit. Cette expérience procure au dominant, en même temps, savoir et plaisir. Pour lui, l'expérience est un jeu dont il fixe "à sa fantaisie174 !! les règles et le terme. Pas de contradiction entre s'égayer, apprendre et prendre .mais renforcements mutuels : la connaissance s'accomplit en plaisir et la volonté de plaisir suscite la connaissance, qui accroît la pouvoir, qui permet la connaisance... La connaissance obtenue atteste de la maîtrise et donc dilate 11 ego : plus je sais, plus je suis, et plus je me plais au spectacle de moi-même... Le triangle plaisir/savoir/pouvoir est indissociable. L'épreuve est prise de pouvoir, prise de 173. Mais tout cela passai t la rai 1lerie".(Vers 182) 174. Le Lion et le Moucheron (11,9) "Un boeuf est plus puissant que toi,/Je le mène à ma fantaisie".Pour le dominant, "sa fantaisie est sa raison" (Le Tableau, Nouveaux contes, vers 169). savoir, prise de plaisir. Dans La Courtisane amoureuse, 11 épreuve est inversion. Camille fait 11 inverse de ce que Constance peut attendre : "11 fit le froid175"» Au lieu d5 aller amoureusement vers elle, il prend ses distances. Puisque Constance 1' a mis en position de femme {intrusion dans sa chambre), il se comporte en femme 176, il résiste. Il se refuse à manifester le moindre désir amoureux. Il contraint 1f autre à en donner tous les signes, à marcher, de plus en plus rougissant, en terrain découvert. Chaque fois que 1'autre avance, il recule encore et le contraint à s'avancer plus loin, encore plus à découvert : tactique Fourmi. Lorsque nous étudiions La Cigale et la Fourmi, nous avions distingué trois temps dans la mise place de la relation de pouvoir. Appelons les A, B, C, et systématisons -les - A) proposition futur au futur dominé - B) dominant Le dominant : fait une (la Fourmi interroge la Cigale). Le futur dominé répond à cette proposition du {la réponse de la Cigale). - C) relation Cette réponse est de pouvoir est constituée refusée : la ("dansez maintenant"!). Dans La Cigale et la Fourmi, ce processus n'apparaît qu'une fois, produisant le silence, peut-être la mort de la Cigale. En une seule fois, mais en trois temps, la relation de pouvoir atteint son maximum et, sans doute, sa fin. Dans La Courtisane amoureuse, en revanche, le mécanisme opère plusieurs fois. Il y a itération : à chaque étape, pouvoir et savoir du dominant augmentent, jusqu'à i'acte suprême du dominant, sa propre négation en tant que dominant, le refus d'itérer encore et 1'abandon à 1'amour. A la lecture du conte, on repère aisément huit étapes qui s'organisent plus ou moins exp1i c i t ement et avec une complexité variable, selon les trois temps A,B, C. 175. La Courtisane amoureuse, vers 103. 176. L3 ambiguïté du prénom Camille peut prendre sens ici. Etape 1 (vers 90-104) A) 77 : Camille, interroge Constance - 1f après fait ("Qui vous a cette cache montrée" B) Constance répond : C) Camille la réponse. avoir "fit le "seoir", ?). "L f Amour" „ froid". Pas de réponse à La valeur de 11 aveu est comme anéantie. Etape 2 (104-136) : A) Camille en se taisant suscite la parole de Constance : le silence prolongé ( "enfin" ) , en même temps qu ' un anéantissement de 11 aveu, est une proposition de parole. B) Constance répète, en la dramatisant sa déclaration d f amour("Constance vous adore"). C) Camille oppose une fin de non-recevoir. "Coup de foudre" pour Constance» (Cette étape répète la première avec une intensité supérieure). Etape 3 : (13 7-150) A) Camille, en se taisant, suscite à nouveau la parole de Constance. B) Constance argumente pour prouver son amour (son manque d'appas actuel en démontrerait la réalité). C) Camille refuse d'entendre ("nous parlerons tantôt de ce point là") et annonce : "il faut que j e me couche". (Cette étape répète la précédente, mais avec une argumentation de Constance et une goujaterie plus grande de Camille) . Etape 4 (151-162) : A) En disant vouloir dormir, Camille semble offrir un espoir à Constance (elle "crut qu'elle aurait la moitié/D? un certain lit") et, par son long silence ("se tut longtemps") et sa question ("Comment ferai-je ?/ Je ne me puis tout seul déshabiller",) suscite son initiative. B) Constance Monsieur, dit-elle, propose appellerai -je" C) d1 appeler ("Eh bien! ?) Refus de Camille et insulte ("une fille de j oie") {Cette étape, plus discours amoureux, pratique, 5 rapide, 1 s organise mais toute ambiguë (163-182) : négligeant autour : 5 d une le question comment passer la nuit ?) Etape A) Ce temps, apparemment, manque. Constance reprend aussitôt l'initiative ("cela suffit"). Mais ce vide textuel, qui manifeste une accélération, ne marque pas i ' absence du temps A. Le refus (Temps C de 4) de Camille impliquait une proposition que Constance peut ou non saisir» De plus, cette absence du temps A est compensée, à 11 intérieur du temps B, par le consentement de Camille» B) Constance toucher : cruel délice! Le déshabille temps B Camille comporte trois sans le temps de second niveau: - Constance propose de déshabiller Camille » - Camille y consent. - Constance déshabille Camille « C) Camille couche seul, ignore l'acte de Constance, se laissant la belle dans la chambre. (note : cette étape, plus complexe que les précédentes est aussi plus cruelle et plus drôle. Constance, déshabillant Camille, est à deux doigts de réussir, mais son humiliante douleur est inversement proportionnelle à 1'écart entre son "aise" et le réel.) Etape 6 (183-213) : A) Camille propose à Constance, qui demande où se coucher, de venir dans son lit et de se délacer (il faut bien distinguer ici ordre et proposition : Camille laisse apparemment le libre choix à Constance. ("Où me coucher ? - Partout où vous voudrez".) B) Constance se délace à coups de poignard.("Femmes de France en feriez-vous autant" ?) C) Camille la fait coucher aux pieds du lit. (note : Etape spectaculaire. Constance déchire ses vêtements avec un poignard. Camille, quant à lui, paraît viser 1? immobilité dans le lit*) Etape 7 (214-236) A) : Camille, sur le lit, attend que Constance se mette à ses pieds. B) Constance voudrait fait rien, se tuer. n1 en Elle et baise les pieds de Camille» C) Camille ne manifeste aucune sensibilité à ce geste. 11 commence apparemment à dormir. (note) Etape d 1 intériorisation« Constance ne manipule le poignard que dans sa tête. Camille ne dit rien.) Etape 8 (233-241) : A) Camille fait mine de s 1 endormir, pieds posés sur le sein de Constance » Il lui suggère implicitement d'accepter cet état de "coussin" et de dormir. B) Constance, consentante aux pleurs mais pas femme battue femme-coussin, (p "lâche 515 en bas) la bonde * C) Camille l'appelle "d'un ton de voix qui plut fort à la belle". - 58 - Inversion radicale dans ce conte d'inversions : Camille propose à Constance d'inverser la relation de pouvoir. Le dominant deviendrait dominé, le \dominant (dominé,! l'homme-femme retrouverait une position d'homme tandis que la femme-homme imposerait sa loi en femme : Que votre rigueur, Si bon lui semble, à son tour se déploie. Par sa forme, cette proposition est identique au temps A des étapes précédentes : Camille ouvre une possibilité à Constance ("si bon lui semble"). Un temps B succède à ce temps A : Constance, prend une initiative qui montre son refus de devenir le dominant d'une nouvelle relation de pouvoir. Elle "se glisse" vers Camille qui accepte ce geste en lui disant sa flamme (ultime temps C) : "Je me déclare aujourd'hui votre amant,/Et votre époux". - 80 - La logique de ces trois temps inverse celle des étapes précédentes « Auparavant, le Temps A était une proposition ouverte en apparence, mais contraignante en fait, le temps B et 1 1 1 1 acceptation application de cette proposition (initiative du dominé) , le temps C le refus de tenir compte de cette Initiative et son anéantissement. Ici, au contraire, le temps A est une proposition contraignante en apparence, mais ouverte en fait ("si bon vous semble"), le temps B le refus de cette proposition et une initiative (un geste d 1 amour) qui atteste ce refus, le temps C la prise en compte de ce refus et son acceptation. L s abolition de la relation de pouvoir s 1 effectue en trois temps parce quf elle n!est pas rupture, mais encore relation et qu 1elle suppose, pour n 3 être plus relation de pouvoir, des initiatives de chaque partenaire « Une abolition unilatérale, immédiate, serait un acte de pouvoir et donc le contraire d 1 une abolition* Aussi retrouve-11 on nécessairement, en une seule étape, le mécanisme en trois temps, mais inversé : 1' unité logique du conte est, comme presque toujours chez La Fontaine, remarquable. La relation finalement constituée est étrangère au pouvoir : ses partenaires visent à se connaître également, s1 écoutent pour cela i!un autre, ne cherchent pas à obtenir du pouvoir 5 1 un sur 1 1 autre et partagent ensemble le plaisir. Il y aurait triple volonté réciproque : volonté de connaissance, volonté de respect, volonté de plaisir. La Fontaine donne à cette relation un nom -l'amour - et deux modes principaux, les "mystères" et la conversation, qui peuvent s'unir en ce qu1 il appelle, dans Psyché "une conversation de baisers177". Un double danger pèse sur cette relation : le regard d'autrui, toujours prêt à juger, à rappeler le passé ( "Le passé rappeler ne se doit178" et 1 ' institution du mariage, dont presque entière montre 1 1 oeuvre de La Fontaine (nous y reviendrons largement) qu'elle induit responsabilité, pouvoir, contrôle, ennui... A peine la 177. "Cette conversation de larmes devint à la fin conversation de baisers". Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.P., p. 252. 178. La Courtisane amoureuse, vers 258. relation d'amour établie, pour échapper à ce double danger, Camille prend 11 initiative * 11 propose le mariage, effet apparemment logique de 11 amour et gage de bonne foi. Or, un mariage public offrirait prise a la critique et demanderait du temps. De plus, 1'amour, qui est accomplissement partagé des désirs, exige 1'immédiatetë et la liberté. Puisque le mariage est nécessaire et qu 1il le faut rapide et invisible, rien de mieux qu1un mariage secret qui sauve tout, garantit tout et permet miraculeusement d5 être ensemble 179 "* Avant l f 11 époux et galant tout union, pourquoi même ne pas faire 15 amour ? Voulez-vous pas, en attendant le prêtre, A votre amant vous fier aujourd'hui ? Vous le pouvez, je vous réponds de lui; Son coeur n f est pas d'un perfide et d'un traître180» Autant de pris... Pas de conclusion moralisante. Pas d'enfants, comme chez Perrault. La Fontaine - et peut-être son lecteur- leur préfère 11 espérance du déduit. Par ce "mystère181 ", il relance aussi son conte. Une certitude n'aurait laissé qu'une issue, alors qu'on en devine plusieurs dès qu'on observe que Camille reprend le pouvoir (il décide de tout, tandis que Constance, peut-être subtilement complice, se tait), dès qu'on lit surtout que celui qui ne se déclare ni "perfide " ni "traître" est un "drôle182" . Curieux mot, curieuse inversion, dans une scène qui pourrait être, enfin, morale. Faut-il croire aux promesses d'un "drôle" ? La nuit passée, s'en s ouvi endra-1'i1 ? Interrogations trop moralisantes, décidément : nous voulons savoir la fin, mais le conte est plus subtil. Les plaisirs d5 amour, chez La Fontaine, qui ne veut sont plaisirs d'instant ce pas simplement dire qu 1 ils passent, mais que leur vérité est tout entière dans l f instant. Elle ne dépend pas du 179. 180. 181. 182. Ibid., vers 265. Ibid., vers 267-270. Ibid., vers 274. L'histoire dit que le drôle a jouta "(vers 266). Le mot désigne au XVIIème siècle un personnage entreprenant avec les filles. mariage du lendemain. Qu 1 il y ait ou non mariage, que Camille trompe Constance ou qu' ils croient ensemble à ce qu■ il dit, les deux amants vivent vraiment 1 1 Ivresse de l f amour. Camille épousera-11 il Constance ? L'histoire n'en dit rien. Une belle nuit commence « Au lecteur d'en goûter le silence. Que Camille soit un "drôle" suspect, qu'en reprenant adroitement le pouvoir il puisse tromper la confiance de Constance, que cette confiance soit éventuellement complicité tactique, cela n'ôte rien à 1 1 Intérêt des propos tenus. Une relation d1amour doit être secret, "mystère" absent à tout regard, et même aux nôtres, lecteurs» Cette relation implique donc rupture d'avec le monde : quand les amants parviennent à se connaître parfaitement, à tomber entre eux tous les masques, ils doivent ensemble être inconnus de tous. Le jeu du "qui sait quoi" qu' ils ont un moment joué 1 3un contre 1'autre se joue maintenant contre le groupe social, contre tous les autres, et, aussi, contre nous lecteurs qui désirons tout savoir et dont La Fontaine, prenant le parti des amants, se joue, "comme le Chat fait la Souris" : Quant au surplus, se sont de tels mystères Qu ' il n ' est besoin d ' en faire le récit183. Nous ne saurons donc rien. Sur les plaisirs des amants, la Fontaine j ette un voile. Sans lui, tout serait détruit. Ce voile nous suppose assez savants pour deviner sans voir. L'accepter avec joie nous rend complices des amants et de La Fontaine et il se noue ainsi, à quatre, des relations complexes, une sorte de conversation de regards, de corps et d'esprits, d'où le pouvoir semble aboli. Aussi n'est-ce pas la position de voyeur que La Fontaine nous invite à prendre184, même s1 il en suggère malicieusement les délices . 183. Ibid., vers 274-275» 184. C 1 est là ce qui peut gêner certains habi tués de la i i ttérature erotique à la lecture de ses Contes. Ce n ? est pas au récit du déduit que nous nous instruirons. Les vers précédemment nous en :rqûe nous gens qui détournent ayons durent à aussi. lire vivre ensemble aux délices d ? Quelles s 1 ils cités, 9 en Ils : le une en le désir, nous renvoient au seul récit; conte paradoxal de deux jeunes pouvoir pour goûter relation amour suscitent de 185 . Comment cela fut-il sont les possible conséquences ? Rappelons d1 abord que 1 sétablissement de cette relation | I de pouvoir n'est pas immédiat, et que sa progression remarquable *1 régulière est : un même mécanisme à trois temps h- (A, B, C) est répété sept fois de telle façon que 1 1 étape n-fI assure toujours une tension plus forte que 1'étape n. Pour qu1 il n1 y ait pas rupture, pour que le mouvement soit continu, il faut une transition de 11 étape n à l 1 étape n+I. Comment s1 opère-t-elle ? Une relecture de la structure d'ensemble le montre vite. Le temps C de 1' étape n apparaît essentiellement le même que le temps A de 11 étape n-f I. Plus exactement, il n'y a qu'un même temps à deux faces : une face C de n et une face A de n+I. Le silence (il "fit le \ froid") de l'étape I est ainsi à la fois 1'anéantissement de 1 ' initiative de Constance (temps B de I) et la suscitation d1 une nouvelle initiative (temps B de II) * Il en va de même pour les étapes suivantes. Le dernier temps d'une étape est aussi ce qui permet la relance de 1 ' étape suivante : le silence qui détruit Constance, la force aussi à reprendre 1 ' initiative, le " il faut que j e me couche" de Camille qui anéantit ses argumentations lui donne aussi 1'occasion de proposer ses services. Ce temps unique à deux faces (C de n, A de n+I) est un temps d 1 inversion, inversion dont on a vu Qu'elle structurait tout le conte : le silence, la parole, Te geste qui anéantissent, soudain, suscitent. Le dominé" est ainsi dans une délicate position : il doit déchiffrer le geste, la parole, alors que ce compris, silence du dominant, dernier peut toujours anéantir, à sa "fantaisie", cette interprétation, lui disant, 185. Nous verrons que c8est le là, dans une large mesure, en somme : "vous ns avez rien le sujet de Les Amours de Psyché et de Cupidon. imbécile!" Si, au contraire, il l f accepte - "Vous m 1 avez enfin compris!"le dominant propose aussitôt quelque autre énigme pour mieux relancer la relation de pouvoir. Logiquement, cela ne finirait jamais « Le dominant produit continuellement des signes ambigus (même son silence est signe) que le dominé passe son temps à interpréter sans que jamais le dominant soit tenu par cette interprétation, La relation de pouvoir apparaît ainsi comme un échange sémiotique particulier : le dominant produit des émissions (gestes, paroles, regards, silence.qui peuvent être sans significations intentionnelles, le dominé transforme ces émissions en signes, le dominant sanctionne cette interprétation« Le dominant émet, le dominé donne sens, le dominant émet encore, le dominé donne sens186, La Fourmi dit "dansez maintenant", la Cigale danse ou ne danse pas, la Fourmi applaudit ou claque la porte : émission, interprétation, sanction qui est émision « . . Ce mécanisme, sans cesse relancé par le dominant qui veut éprouver son pouvoir, resserre chaque fois un peu plus les marges d f interprétation du dominé puisque ce dernier doit prendre en compte la série entière des précédentes émissions du dominant. La logique de ce mécanisme n f aboutit pourtant pas à la suppression de la marge 186. îl est important de remarquer que le dominant peut émettre sans forcément donner du sens : le dominé donne du sens à tout ce qu ' émet le dominant. Pour lui, il n'y a rien d'indifférent. Inversement, le dominant peut considérer comme insignifiants tous les messages du dominé, : celle-ci, comme la distance entre le mur et la flèche qui en approche, se réduit toujours mais elle demeure « Si 1 1 on admet, en effet, qu!elle peut disparaître, on doit avouer qu3 à l f instant de cette disparition le dominé devient un pur objet, une conscience anéantie puisqu 5 il n1 a plus la moindre possibilité d f interprétation. Qu? est-ce que le travail de la conscience, s!il n1 est une permanente herméneutique ? Or, il n8y a qu3un geste du dominant qui, relativement au dominé, soit absolument non c 5 est ambigu, son meurtre. Mort, le domine ne peut, évidemment, plus interpréter sa mort* Mais ce geste anéantit du même coup la relation de pouvoir entre ce dominant et ce dominé. Aussi, la marge d1 interprétation tend-t 1 elle toujours à se réduire à rien, mais sans s 1 anéantir, sinon par rupture de la relation de pouvoir elle-même : mort ou fuite du dominé, conversion du dominant. La Courtisane amoureuse montre ce resserrement continu de la marge. Constance peut de moins en moins douter du sens à donner aux attitudes de Camille . Longtemps, elle suppose qu1il joue la comédie, mais, le temps passant, les chances de la comédie diminuent sans pourtant tout à fait s1 annuler : "i la flèche vole au mur sans jamais le toucher. Au même moment, pendant que la nuit s!avance, 11écartement progressif des positions de pouvoir et le rapprochement, tout aussi progressif mais inverse, des corps rendent toujours plus difficile la situation de Constance. A chaque itération, les positions des partenaires s 1 écartent davantage : Camille en sait un peu plus sur Constance qui croit en savoir de moins en moins sur Camille, toujours plus dominant tandis qus elle est plus dominée. La relation de pouvoir, continuellement plus tendue, semble devenir leur seul lien. Simultanément, à chaque étape, les corps se rapprochent : présence dans une même chambre, déshabillages successifs, double installation sur le lit, étalage, sêmiotiquement complexe, des pieds de Camille sur le sein de Constance. Ecartement des positions et rapprochement des corps, en se croisant, mettent Constance au supplice. Plus le temps passe, plus la contradiction la torture. Plus s1 excite son désir, plus s'éloignent les chances de le satisfaire. Plus la possibilité de prendre apparaît, plus elle est prise» Devant le sommeil de Camille, enfin, convaincue qu3 il dédaigne vraiment, elle ne croit plus à l'épreuve. A l f instant tout à lui où elle pleure, elle est ou définitivement perdue. Camille est assez fin pour ne pas perdre une occasion187» . . Ce que, possible, on ne croira pas vrai, C'est que Camille en caressant la belle, Des dons d'Amour lui fit goûter l'essai188» (Paradoxe ,; : la relation de pouvoir a permis une initiation à l'amour. Nos analyses de La Cigale et la Fourmi et du Conte d'un paysan qui avait offensé son seigneur semblent déjouées : elles ne faisaient pas attendre qufune relation de pouvoir pût aboutir au bien du dominé* Or, par un détour complexe, révélant le dominé à lui-même, voici qu'une relation de pouvoir semble avoir valeur pédagogique, qu'elle produit, par sa logique propre, une "éducation sentimentale". Voici que relation de pouvoir et relation d'éducation paraissent s'identifier. Qu'est-ce à dire ? Le modèle dont nous commencions à entrevoir les premiers éléments est en péril. Pourrait-on vraiment trouver une finalité pédagogique à cette relation de pouvoir ? A bien lire La Courtisane amoureuse, on n'y repère pourtant pas un professeur Camille dont la "pédagogie par objectifs", pour parler jargon, êduquerait consciencieusement Constance. Camille est une élève un professeur sans le savoir, et il ne sait rien du programme*,. Parmi 187» L8évolution de Constance est intéressante à observer dans ses étapes: 88 a ï : un mot i L Amour 88 II : une explication (15 vers) ÎII : une argumentation (14 vers) IV : une question : "appellerai- je ? 88 (1 vers) \ y : un geste maîtrisé : déshabil1er Camille \ VI : un geste mal maîtrisé : déchirer ses habits au poignard j ¥11: un geste non accompli : se tuer au poignard. I un geste accompli ; baiser les pieds de Camille | VII ï : des larmes. Elle "lâche la bonde aux pleurs88. I Les attîtudes de Constance manifestent son évolution. Sa maîtrise des mots et des gestes I diminue vite pour disparaître enfin. Son expression^ verbale d8abord, devient gestuel le, puis lacrymale. Elle emploie de mo î ns en mo î ns les codes sociaux (le langage ordonné) et de plus en plus un langage qu8elle s'invente. Les larmes marquent l'aboutissement de ces évolut î ons. Les pleurs sont une expression non articulée, îmmaîtrisée, immédiate, et, selon notre culture, nettement féminine. Pour Camilie, le jaillissement de leur intime transparence marque la fin des masques de Constance. Cette fois, elle s'est révélée à elle-même et à autrui. Seconde métamorphose : el le a pris, par la douleur, pleine conscience de son amour. 1 1 lui reste à en j ou i r pleinement. 188. Ibid., vers 289-291. ses raisons d'instaurer une relation de pouvoir, pas de projet pédagogique. Camille n'a rien d'un Dolmancé ou d1 un Saint-Preux : il ne prétend initier Constance ni au vice ni à la vertu. Il veut s'égayer et "voir si ce coeur fier/ Jusques au bout pourrait s1 humilier189» "Ses projets sont strictement égoïstes : délectation et connaissance personnelle. N'y cherchons pas 1'altruisme du pédagogue! Puisque, sans le vouloir, le "drôle" a instruit Constance, c 1 est qu1 instruction et domination sont, malgré les "pédants", choses "très différentes entre elles190" « Cette distinction, capitale pour La Fontaine, commande non seulement sa critique des "pédants de collège"191, mais, en rapport avec elle, les formes de son oeuvre qui veut "instruire" et plaire en usant du "pouvoir des fables". Nous aurons largement l f occasion d f y revenir. Dans La Courtisane amoureuse, si l'instruction paraît naître de la domination, elle en naît comme par détour, et elle n'aboutit qu'avec sa fin. A mesure que Camille accroît son pouvoir, Constance se révèle à elle-même en révélant ce qu'elle est» Or, cette sincérité spectaculaire modifie les intentions de Camille : l'Idée lui vient d'épouser Constance « Que ce projet aboutisse ou pas, 1'essentiel est qu'il se forme et se formule : "Je me déclare aujourd'hui votre amant/Et votre époux192". Camille, qui voulait s'égayer mais ne voulait sûrement rien perdre des "roses de la vie", a découvert un nouveau rapport possible à Constance qui ne serait pas seulement plaisir et jeu, mais amour, dont le "drôle" n'oublie d'ailleurs pas qu'il est aussi -plaisir et jeu... Quand ce sentiment devient-il conscience ? L'instant précis importe peul II suffit de savoir que la découverte de l'amour dépend_ ici de 11exercice du pouvoir. Plus longtemps et plus fortement Camille est "aise193" de son pouvoir, plus il donne à Constance l f occasion 189. Ibid., vers 10 1-10 2. 190. La Souris métamorphosée en Fi Ue(IX,7), vers 76. 191. Voir par exemple L3Enfant et le Maître d'école (1,19) et L'Ecolier, (IX, 5). 192. La Courtisane amoureuse, vers 254-255. 193. "On peut juger si Camille étai t ai se"(vers 224). - 88 - le Pédant, et le Maître d'un jardin de se révéler, et à 1 1 amour la force d1 apparaître » Camille apprend ainsi ce qu'il ne savait pas en commençant à dominer. Maître paradoxal, comme 1 'Amour, instruit de ce qu 1il il ignorait et qu'il apprend en dominant * 11 se trouve bientôt tiraillé par deux attractions contraires : 1 ! amour et le pouvoir* L5 un et 11 autre promettent beaucoup. Logique du pouvoir : il suffit, pour être plus "aise11 d3humilier encore la courtisane. Logique de 1'amour : il faut, pour être heureux, s 1 abandonner à Constance. Les deux logiques s 1 opposent car le vrai bonheur d 1 amour suppose l f égalité des amants. L 1 attraction découverte, de du pouvoir l'amour si empêcherait son exercice, indéfiniment en la montrant toujours davantage la sincérité de Constance, ne multipliait les chances et les forces de 18 amour. Plus le pouvoir se renforce, plus l f amour devient attractif, et plus son attraction contrarie celle du pouvoir. Un point d'équilibre est vite atteint, qui ne peut être qu'instantané. Si Camille choisissait encore de renforcer son pouvoir, s'il décidait de tendre davantage la relation, il exacerberait son amour mais risquerait d'anéantir, par excès de cruauté, celui de la courtisane. Les larmes de celle-ci sont une limite » Heureusement, Camille a désormais acquis "1 5 oeil de 1'amant", que La Fontaine dit aussi perçant que "1 ' oeil du maître 194" . II voit le danger et abolit aussitôt la relation de pouvoir. Les deux partenaires, ensemble, par un double mouvement complexe, se sont métamorphosés. Chacun des deux a appris à 1f autre en apprenant de lui« Cette conversion réciproque a nécessité une relation de pouvoir, mais dès qu1elle fut accomplie, le pouvoir a disparu, En se développant, la relation de pouvoir a paradoxalement 194. "ïl n'est pour voir que laoeil du maître. Quant à moi, j ay mettrais encor l'oeil de l'amant88. L'Oeil du maître (IV, 21 )f vers 38-39. Nous supprimons les majuscules à "maître" et à "amant" pour établî r la concordance avec la table des matières et l'index de Jean-Pierre Collînet, bases de notre propore index» - permis une domine : égalité, f relation égalité entre chacun est contraire de \ pouvoir, 89 le - dominant amoureux à la et de logique le l'autre. Cette êcartelante de la 1 1 a détruite* Anéantissant ce qui 1'a mis au monde, l'amour réciproque s 5 est révélé son implacable ennemi» Ce conflit est un des foyers d5 où s 1 illuminent les inversions du conte. 11 naît de la contradiction entre la tentation d1aimer et la tentation de dominer, entre la volonté d 1 établir une relation égale dont les plaisirs, de corps comme d'esprit, sont partagés et la volonté inverse de constituer une relation très dissymétrique dont les plaisirs propres sont tout entiers d f un seul côté. Dans ce conflit entre amour et pouvoir, chez La Fontaine, les pactes, les cohabitations, toutes régulièrement à la perversion, ) 1 1autre. 11 paraît les associations conduisent puis à la mort de 1 1un par pourtant presque impossible de les séparer, sinon un moment, puisque les dominants veulent qu'on les aime et que l'Amour, le dieu Amour lui-même, veut dominer, inépuisable paradoxe dont Psyché propose le spectacle. Texte évidemment plus modeste, La Courtisane amoureuse ordonne sa problématique, ses structures et jusqu'à ses plus minces détails autour d'une que s t i on-noyau : La tentation d'aimer peut-elle vaincre la tentation de dominer ? L5 amour peut-il être plus désirable que le pouvoir ? En commençant notre analyse, nous remarquions que le prologue du conte suggérait simuitanément trois questions : Amour transforme-t-il vraiment les êtres ? Amour transforme-t-il aussi les femmes ? Amour est-il capable de transformer 1? être tenté par le pouvoir ? Il nous semble que nous pouvons maintenant mieux comprendre cette simultanéité. Au cours de notre étude, la dernière des trois questions s ' est révélée comme la plus fondamentale, .--et nous pouvons désormais montrer qu'elle implique si bien les deux autres que le conte tout entier, comme si elle était 8f le point dont il s'agit", paraît construit à partir d'elle. A cette constater question, qu'elle on ne peut se tenter dédouble de répondre : le sans pouvoir tente - 90 différemment selon que 11 on peut ou non 1' exercer. Dans le premier cas, on cherche à occuper une position de pouvoir puis à la renforcer (ambition) ; dans le second cas, on cherche plutôt, en parasite, à contacter qui détient le pouvoir pour en exhiber quelques signes (orgueil)* Pour répondre à cette question le conte doit présenter la tentation du dominant et la tentation du parasite du dominant. A partir de Brusoni, La Fontaine paraît donc construire Camille et Constance, les deux figures qui les incarnent. Le gentilhomme désire exercer toujours davantage le pouvoir qu'il a acquis sur la courtisane. La courtisane désire rendre esclaves des dominants toujours plus éminents, les parasiter ainsi et arborer sur elle des signes de • puissance* Loin de les juxtaposer seulement, le conte fait naître'^ ces figures 11une de 1 'autre, la première surgissant de la ) conversion de la seconde : la conversion de la courtisane | orgueilleuse produit ainsi la tentation du gentilhomme, ET J produit, par là même, le conte. La nécessaire présence de la Courtisane oblige à se demander si la question fondamentale concerne aussi les femmes. L 1amour fait-il qu'elles ne sont plus les mêmes ? Ces deux questions, ensemble, impliquent alors la première. Comment se contenter, en effet, d f affirmer qu'Amour peut transformer chacun sans tenter de saisir la portée de cette transformation des êtres et sans s 1 interroger sur leur nature et sur leurs fins ? Cette interrogation s'impose d'autant plus que l'ambition paraît consubstantielle à 1'homme * La coquetterie, la sottise, la violence même paraissent des accidents dont on comprend qu'Amour puisse les abolir. Mais le désir du pouvoir est un des deux démons qui "à leur gré partagent notre vie195" . Amour est-il si fort qu1 il nous en défasse, et, par là, radicalement, nous change ? \ A cette question, le conte apporte une réponse épicurienne : il 195. Le Be rger et le Roi (X,9). n'y a rien en nous de plus fondamental et de plus stable que le goût pour la volupté', "aimant universel de tous les animaux 196". C'est lui qui nous attire vers le pouvoir ou vers 15 amour. Or, par 1!amour, Constance et Camille découvrent que, si leur désir de pouvoir est désir naturel de volupté, il existe des voluptés plus désirables que celle du pouvoir, et que l'on doit, pour les goûter, ne pas dominer ce qu s on aime. L3 amour fait donc bien que "l'on n 1 est plus le même" dans la mesure où il fait voir, au travers du trouble que suscite le désir de pouvoir, ce qu f on désire au plus intime» A la question que La Fontaine s 1 est posée, répondre simplement ainsi serait oublier le temps, l'instabilité du désir 197 et faire bon marché de 1 1 ambition. Amant, éclairé par 11Amour, on peut bien renoncer un moment au goût pour le pouvoir, mais, puisqu'on ne renonce pas à la volupté, renonce-t-on définitivement à celle-là ? Se débarasse-1- on, une fois pour toutes, d ' un des deux démons qui "partagent notre vie " ? Rien n1 est moins sûr. Rappelons - nous que l'Ambition "même entre dans 1 ' amour198" . . . La fin de La Courtisane amoureuse nourrit subtilement ce scepticisme. Camille, quoique amoureux, songe à être mari. Cela ne serait encore rien (quoique. . . ) s'il ne reprenait aussitôt le pouvoir : il donne des ordres, il parle seul. La courtisane, peut-être en extase, se tait*.» Le démon du pouvoir se profile dans 1 'instant même de 1'amour. Racine du pouvoir, 1'amour-propre ne meurt pas, même d'amour... L'amour alors nous transforme-1- il vraiment ? La question revient, revient encore, et les deux autres questions du prologue, simultanément, avec elle. Le conte tourne sur lui-même. A nous de le relire encore... Rien n'est gratuit dans La Courtisane amoureuse, texte qui nous paraît une des perles des Contes. Les trois questions du prologue 13 animent de bout en bout et s 1 impliquent 1' 196. Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 257. 197. Voi r Les Deux Pigeons, (IX,2). 198. Le Berger et le Roi <X,9). une l'autre dans un récit qui, selon des principes très lafontainiens, retourne et recompose à travers celui de Boccace et à travers celui (laissé secret) de Brusoni* Par ses jeux d f inversions, par ses silences, par les questions qu1 il suscite, il nous a permis d 1 élargir la problématique ouverte par La Cigale et la Fourmi et Le Conte d'un paysan qui avait offensé son seigneur : la mécanique de la relation de pouvoir s 1 est précisée et complexifiée, le problème des rapports de 18amour et du pouvoir est apparu, la question d'une relation de pouvoir positive pour le dominé a pu commencer d'être abordée, la composition du texte, la position assignée au lecteur se sont enfin trouvées connectées avec la problématique des relations de pouvoir. Nous pourions tirer un bilan assez riche, croyons-nous, de nos premières analyses. Nous avons pourtant quelques raisons de le retarder encore.. La Courtisane amoureuse, malgré l'apparence, ne montre pas qu'une relation de pouvoir constitutivement bénéfique au dominé soit possible, mais elle ne montre pas non plus qu'elle soit impossible. La recherche d 1 un éventuel "bon dominant" se poursuit donc. Le personnage est nécessairement rare, peut - être chimérique, puisqu'il doit associer, sans destruction réciproque, 1'amour et le pouvoir. Qui peut réussir telle gageure ? Qui peut dominer, aimer et être aimé ? En lisant La Fontaine une figure s'impose : Fouquet. Une oeuvre essentielle, mais curieuse, lui est consacrée : Le Songe de Vaux. Avant de formuler une définition des relations de pouvoir, et pour tenter de mieux cerner leur logique, nous croyons devoir beaucoup gagner à lire ce texte qui nous permet trois nouveautés : échapper à la forme récit, quitter les seuls territoires de la fiction, lire surtout une oeuvre manifestement impliquée dans des j eux de pouvoir complexes. Tous ses mots, sa forme même, sont des signes au dominant. Le problême, c'est que les dominants changent « ! Chapitre 4 Le Songe de ¥aux. Le Songe de Vaux, tel que La Fontaine l f a publié, relève de deux groupes d'oeuvres, celles qui furent écrites dans le cadre de 11 la pension poétique" liant La Fontaine à Fouquet, celles qui, malgré les dédicaces, ne payent pas de protections. Le premier groupe concerne les années 1658-1661, moment pendant lequel La Fontaine fut au service du Surintendant. En échange d'une protection, de quelque argent, de 11 introduction dans un milieu lettré, le futur fabuliste se charge, de louer le ministre et de le divertir par sa littérature. Le public n'est guère convoqué. Les textes, même s 1 ils circulent, ne sont pas publiés. Le second groupe d 1 oeuvres concerne les années 1661-1695, longue période pendant laquelle La Fontaine n ' a plus trouvé de protecteur aussi puissant. Il publie alors, de son propre chef, l'essentiel de ses textes* Il choisit les dates de leur publication, leurs formes, leurs thèmes : son problème n'est plus de répondre à la demande d'un seigneur, mais de trouver, parmi les attentes et les Interdits, un espace pour présenter aussi librement que possible ce qu'il désire présenter. Partiellement publie en 1671 dans les Fables nouvelles et autres poésies de M. de La Fontaine, Le Songe de' Vaux est des d ' oeuvres. Il extrêmement a été improbable, écrit pour même si ont pu s1 intéresser à cette publication Ariste qu1 il ?) Surintendant. pouvait en Fouquet, mais des amis rien le de son propre publie, imposer chef, apparaît et (Pellisson, figuré par le prisonnier de Pignerol à La une de de 1670-71, 1670-71. suscite la 1661 le tel qu'il non mais d'un auteur avec lui-même, est ancien accompagné d'une tout précédé Comme pour toute oeuvre réflexion La Fontaine oeuvre croisée, La Fontaine de 1671 avec un La Fontaine plus d 1 avant de - texte 68 - ne Fontaine. Entre eux, Le Songe de Vaux, comme d'un auteur avec un autre199, fragment est de Fouquet toute relation de pouvoir était abolie depuis dix ans. agit il ait été publié à la demande de 1!ancien Quoi qu!il en soit, 1671 deux groupes : d'un chaque introduction200 d'un Ave rt i s s ement croisée, le à texte, croisement l'interrogation sur leurs différences et les raisons de leur rapprochement. De l'époque où La Fontaine a travaillé à Le Songe de Vaux à l'époque où il s 1 est soucié d 'en publier des fragments, le système des relations de pouvoir entre Fouquet, le roi et notre fabuliste, fut bouleversé : alors qu'on pouvait le figurer par une simple verticale, il faut désormais un instable quadrilatère « Epoque 1658-61 Epoque 1661-71 199. On sait que La Fontaine le fera, en 1685, avec les Ouvrages de prose et de poés i e des Sieurs de Maucroix et de La Fontaine. 200. Pour le second fragment, i l y a même une dédicace intermédiaire "bien postérieure à 1661", comme le note Pierre Clarac. Oeuvres diverses, Pléiade, Gallimard, 1958, p. 818-819. Le Roi V Le Roi ¥ ¥ ¥ ¥ ¥ Fouquet ¥ ¥ ¥ ¥ ¥ ¥ ¥ ¥ ¥ La Fontaine ¥ ¥ le public ¥ ¥ La Fontaine ¥ ¥ Fouquet ¥ : sens des relations de pouvoir que nous examinons ici. Les changements 19 apparition d 1 un de positions nouveau d ? une terme époque -le à public 3 1 autre, - montrent clairement '11 instabilité des relations de pouvoir/ ce que T I 1 étude des assez * *? trois récits précédents, n 3avait pas CX^Â_ - f-vil0l... permis de voir. Z" IZ^J u / .ci /< y - Z_■■»■>■■■■■■'■ "' " Pendant la première période, la position de La Fontaine îJi ^' est simple : il est au service de Fouquet qui est au service du roi : servir 13 un, c3 est servir 13 autre. Le roi approuve qu5 on serve Fouquet, Fouquet approuve qu•on serve le roi. Pour payer un terme de la pension poétique La Fontaine offre ainsi à Fouquet un éloge du roi : "Monseigneur, Le zèle que vous avez pour toute la maison royale me fait espérer que ce terme-ci vous sera plus agréable que pas un autre, et que vous lui accorderez la protection qu3 il vous demande201 " . Ce bel équilibre se rompt le cinq septembre 1661, quand d3 Artagnan arrête Fouquet. Désormais, qui sert Fouquet s5 oppose au roi, qui sert le roi doit condamner 201. A M. F., 0. D. , p. 515. ........ & • 1 Fouquet. La Fontaine Louis a n3 était XIV peut-être cru que pas véritablement un des "ennemis11 de Fouquet, il n' en voit pas moins 11 immédiate gravité du danger « "11 est arrêté, et le roi est violent contre lui, au point qu1 il dit avoir entre les mains des pièces qui le feront pendre202". Emprisonné, Fouquet est désormais sans pouvoir sur La Fontaine qui se trouve soudain libre de disparaître, comme les "amis" et de s1 associer aux "mille voeux" qui "contre lui dans 1'abord concoururent203". S1 il continue à servir l 1 ancien maître de Vaux, c f est volontairement, sans espoir d'en tirer grand profit, et contre le roi. Louis XIV fit de 11 arrestation du Surintendant une opération de relations publiques. Il voulait montrer à tous qu'il était désormais le maître, maiè?/comme il ne voulait pas passer pour un tyran, il ne pouvait pas tuer Fouquet sans précaution. Il décida de le faire juger pour qu'une éclatante condamnation lui assurât non seulement la crainte mais le respect de tous. La haine ordinaire pour les parvenus et la soumission attendue des juges rendait apparemment l 1 exécution fatale. Mais en traînant son prisonnier devant un tribunal, en voulant se justifier devant le public, Louis XIV mesura peut-être mal le risque qu'il prenait. Dans le système du pouvoir, Il donnait un rôle au public, troisième terme variable, peu saisissable, dont Fouquet et ses amis surent jouer« Les Surintendant, défenses que rédigea le les interventions plus ou moins visibles de ses 202» A M. de Maucroix p. 528. 203. Il déplut à son roi; ses amis disparurent; Mille voeux contre lui dans lsabord concoururent". Le Songe de Vaux, O.P.„ p. 84. - partisans, 98 - les erreurs du clan Colbert, la méfiance de certains juges à i1 endroit de la cour, tout cela fit évoluer le public vers des positions moins défavorables à Fouquet. "J1 accoutumai chacun à plaindre ses malheurs204" écrit même La Fontaine qui présume sans doute trop des résultats de son action. Si tous n3 ont pas pleuré avec lui, pourtant, 13 avis de beaucoup évolua. Jasinsky le montre bien, dans son maître-livre205 . Il y analyse le mouvement qui aboutit, le 22 décembre 1664 au bannissement de Fouquet, condamnation qui, pour un - 70 - horamme dont le roi acquittement. Louis s 1 assurer de Fouquet, voulait XIV, la mort, furieux, pour signifiait aggraver la presque un peine, et le condamna à la prison perpétuelle « La publication des trois fragments de Le Songe de Vaux en 1671 doit être situé dans i3 histoire générale de cette affaire et dans 13 histoire particulière des initiatives que prit La Fontaine pour aider son ancien protecteur ou 15 assurer de sa fidélité. Au début de 1671, il y avait plus de six ans que Fouquet était sous bonne garde à Pignerol. Une tentative d 1 évasion venait d 3 échouer. Le réseau des complicités fut démantelé. Plusieurs exécutions suivirent, et Louvois se préoccupa de resserrer les contraintes sur le prisonnier. Le monarque ne donnait donc pas de signes d 3 apaisement : Fouquet restait entre quatre murs, au secret, des jalousies sur ses fenêtres. Le moment paraissait mal choisi pour publier un texte qui vantait la beauté de son château perdu. 204. Ibid., p. 85. 205. René Jasinsky : La Fontaine et le Premier Recueil des "Fables", Nizet, Paris, 1966. La Fontaine n 5 est pourtant pas téméraire. S 1 il a risqué une publication, c8 est que la situation permettait quelque ouverture. En 1671, en effet, malgré 1s étroite surveillance qu!on infligeait au prisonnier, il semblait rede venir possible, à Paris, d f en parler plus librement. Louis XIV dirigeait le pays depuis dix ans et, grâce au temps, à victoires, à la politique de Colbert prestigieuses, son pouvoir et ses premières à quelques réalisations paraissait assez solide pour tolérer, même à propos de Fouquet, la publication de quelques vers anciens* Daniel Dessert, dans son Fouquet206, nous donne de précieuses indications sur 15 année 1671 : 11A la cour, cependant, le climat évolue bien que Colbert, devenu secrétaire d1 Etat, soit à 1f apogée de sa gloire et conserve la haine du rival terrassé, les parents, les amis du condamné peuvent se faire entendre et usent de cette possibilité nouvelle « Arnauld de Pomponne, un de ses fidèles, ne vient-il pas lui aussi d5 être nommé secrétaire d f Etat ? Turenne, Créqui, Bellefonds, et Charost parlent en sa faveur 207". A cette liste, nous ajouterions volontiers Pellisson, ami de La Fontaine, probable Ariste de Le Songe de Vaux et qui est devenu en 1670 historiographe du roi. Nous ajouterions surtout La Fontaine qui, selon sa méthode, parle, mais "de loin208". - 71 - En 1671, une possibilité de parole, certes fort étroite, 206. Daniel Dessert : Fouquet, Fayard, 1987. 207. Daniel Dessert, op.ci t., p. 274. 208. L 'Homme et la Couleuvre, (X, 1 ), vers 90. : - 100 - x " \ ' \ \ %J<;/Y'\ W^* ' s1 offrir. semble ....... La Fontaine, que " ; les succès des Fables, des Contes et la publication récente de Psyché ont mis en vue, s'empresse de la saisir. Le danger n5 est pas tout à fait absent, mais il est minime. On n'enfermera pas un homme comme lui pour ces verp-:làw On s'en méfiera peut-être encore davantage. Tout au plus interdira-t-on son livre. Mais osera-t-on censurer ces Fables nouvelles que le public attend ? Ce petit danger est sans doute nécessaire au plaisir que La Fontaine tire du jeu qu f il mène avec le puissants, plaisir de souris qui trompe le chat, qui passe et repasse entre ses pattes sans jamais se faire prendre, et, peut-être, sans que le chat songe à prendre209. Ce plaisir manque au premier moment de sa défense du Surintendant. Le drame est trop proche, la chute de Fouquet trop épouvantable, le danger trop grand. Difficile, dans ces conditions, de jouer. Mais, plus tard, dans les deux dernières moments de la défense, quand tout devient plus détourné, le plaisir peut apparaître. Précisons cette évolution. I) Premier moment : la défense à visage presque découvert : 1662-63. Pendant ces deux années, La Fontaine prit visiblement fait et cause pour Fouquet, ce qui lui valut, peut-être, un moment d'exil à Limoges, avec Jannart son oncle, substitut de Fouquet au parlement de Paris. De cette époque, nous conservons deux poèmes, une lettre à Fouquet, - et la Relation d ' un voyage de Paris en 209. La critique n8a pas assez insisté sur le jeu et le plaisir dans la défense laf ontainienne de fouquet» Dans l'hymne â la volupté qui termine Les Amours de Psyché et de Cupidon. La Fontaine indique pourtant qu8 il aime le jeu ("j'aime le jeu."..) et que la volupté est "l'aimant universel de tous les animaux" Pourquoi, dans ses labyrinthes, n3aurait-il pas pris plaisir à ''--..égarer le soleil ? " - Limousin. limite, ensemble, Cet 101 - quoique révèle un système de défense directement au roi, supposé : le poète plein de s 1 adresse bonté et unique détenteur du pouvoir, pour obtenir, par ses moyens de poète, la grâce du "malheureux". En 1662, La Fontaine écrivit ainsi une Elégie pour le malheureux Oronte210 qui fut publiée sur une feuille volante, sans nom d'auteur ni date, Mazarinades, technique qui rappelle celle des 1'immense respect en plus» En 1663, il composa encore une Ode au Roi pour demander la vie de Fouquet : Accorde-nous les faibles restes De ses jours tristes et funestes, Jours qui se passent en soupirs211 « L'illustre prisonnier, consulté, estima que cette demande ne lui convenait pas. La Fontaine persévéra pourtant : "Ce sentiment est digne de vous, Monseigneur, et en vérité celui qui regarde la vie avec une telle indifférence ne mérite aucunement de mourir; mais peut-être n 1 avez-vous pas considéré que c'est moi qui parle, moi qui demande une grâce qui nous est plus chère qu ' à vous212". En 1663, apparemment, 11 Ode au Roi ne fut pas publiée, même en feuille-volante anonyme. Circula-t-elle ? La réponse que son auteur fit à Fouquet, les intentions de tout le texte, montrent que ces vers n f étaient pas faits pour rester dans un tiroir. Le départ pour Limoges én août 1663 reste partiellement inexpliqué malgré les efforts des biographes, en particulier de Léon 210. Elégie pour M. f., in O.P., p. 528. 211» Ode au Roi, O.P., p.531-532. 212. Ibid., p. '532. Petit215. Mais qu1 il s 1 agisse d5 exil ou de départ volontaire, cette pérégrination relève encore du système des années 1662-63. Si La Fontaine va à Limoges, c ' est ou bien qu'il s 1 est montré trop visiblement partisan de Fouquet, et qu'on l'en punit, ou bien qu'il s'affirme visiblement solidaire de ses amis, et qu5 il prend un risque. Cet épisode, cependant, marque la fin de cette défense à visage découvert. Dès ce détour par Limoges, tout devient plus complexe, plus indirect comme en témoignent les textes adressés à madame La Fontaine, lettres dont le statut (privé ?\public ?) , les raisons (distraire madame ? afficher une fidélité ?) la légèreté (réelle ? simulée ?) sont ambigus « Qu'on en juge : "La fantaisie de voyager m 1 était entrée quelque temps auparavant dans l'esprit, comme si j'eusse eu des pressentiments de l'ordre du roi. Il y avait plus de quinze jours que je ne parlais d'autre chose que d'aller tantôt à Saint Cloud, tantôt à Charonne, et j'étais honteux d'avoir tant vécu sans rien voir. Cela ne me sera plus reproché, grâces à Dieu214". Qui est ce Dieu ? Pourquoi a-1-II agi ? Quand le Renard comprend qu'il n'aura pas les Raisins, "Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats215". Quand la Fontaine doit partir, il déclare le voyage désirable, don de Dieu. Veut-on qu'il aille à Limoges ?) Merveilleux hasard : il rêvait justement d'aller à Saint Cloud ! de se plaindre " ? "Fit- il pas mieux que L1 humour - 73 - 213= Léon Petit ; "Autour du procès de Fouquet, La Fontaine et son oncle Jannart sous la griffe de Colbert", Revue dshistoire littéraire de La France, 1947. 214. Relation d8un voyage de Paris en Limousin, CLP,, p„ 534» 215. Le Renard et les Raisins, (III, 11). léger, l 1 ambiguïté, les masques, permettent la vie sans reniement* Ils dominent ensemble le second moment. II) Second moment (1663-1669) : la voie des masques, L1 échec de la première tentative, la condamnation de Fouquet à la prison perpétuelle ont conduit La Fontaine à abandonner toute défense ostensible. Pendant ces années, il ne publie rien qui fasse explicitement référence à Fouquet. René Jasinsky ./a cependant montré qu' on ne pouvait lire le premier recueil des Fables, publié en 1668, sans tenir compte de la chute du Surintendant. Son livre suscite de multiples réserves 216, mais elles visent plus son systématisme que ses principes : il paraît abusif de voir dans chaque fable une allégorie de la lutte Fouquet/Colbert, dans la composition du recueil un décalque de la chronologie de 1'affaire... Pour justifier ses thèses, René Jasinsky a recours à des trésors d'érudition qui ne font pas oublier que les contemporains paraissent avoir ignoré cette interprétation. Nous ne nions pourtant pas que le premier recueil abonde en allusions à l'affaire Fouquet. La Fontaine n'a pu qu'y penser, et vouloir y faire penser. Les Deux Mulets, Le Loup et le Chien, entre autres textes, gagnent à être lus dans cette perspective. Le Renard et l f Ecureuil, allégorie transparente de l'affaire, par son absence même du recueil, montre le souci que la Fontaine a de Fouquet, désir d'en parler obliquement, et son refus de lier son presque 216. Roger Duchêne, par exemple, écrit ; "Nous estimons très exagérée la thèse de cet auteur, qui dépeint le poète totalement engagé aux côtés de Foucquet et orientant tout son futur recueil de Fables en fonction de sa fidélité pour le Surintendant et de sa haine pour Colbert. Dès son retour de Limoges, La Fontaine tentera au contraire de se rallier à Colbert par ls intermédiaire de Bouillon". Roger Duchêne, La fontaine, Fayard, 1990, p. 540. - 104 - explicitement Les Fables, à sa spectaculaire catastrophe. Cette période est celle de la grande dissimulation, mais non•de 15 oubli « Comme il a pu constater les dangers et, après la condamnation, la grande inefficacité des interventions contre un dominant déterminé, La Fontaine ne s1 exprime plus ouvertement « 11 renonce à s 1 adresser au roi dont Les Fables montrent, quia leo217, le peu de clémence qu' il faut attendre. Il ne se replie pourtant pas sur les hauteurs du Parnasse. Il repense l s affaire Fouquet dans le cadre plus général des relations de pouvoir et, ainsi, indirectement, il suggère, non pas au roi, mais au public d ' y réfléchir encore, de mieux voir que Fouquet fut la victime nécessaire d 1une logique de pouvoir : les ambitions de Colbert et les exigences tyranniques de Louis XIV sont moins des traits de caractère que des conséquences nécessaires de leurs positions. La Fontaine ne dissout IL pourtant pas le particulier dans l'universel, il transcrit le réel particulier dans ces multiples universels concrets que sont les Fables, la singularité de chacune étant infiniment complexe, et toutes ne renvoyant pas, comme l f a trop cru Jasinsky, à la même réalité historique. Cette pratique, qui fonde 11 oeuvre et en fait l'intérêt phénoménologique, est celle d'un homme qui ne croit plus possible de modifier la décision royale, qui veut comprendre un spectaculaire phénomène de pouvoir, marquer, quant à lui, sa fidélité, contribuer, 217. La Génisse, la Chèvre et la Brebis, en société avec le Lion et Le Loup et l'Agneau, dès le premier livre, suffisent pour balayer toute illusion. peut-être, à 105 - une réhabilitation, et gui, sans doute, au fond de sa chambre-laboratoire, se plaît à contourner, L1 innocence par la appare^ littérature, Fables, les 1eur interdits diverslté, royaux. 1eur symbolisme, permettaient cette pratique souterraine, lacunaire, labyrinthique, certainement jubilatoire. En 1665, La Fontaine publia quelques vers de Le Songe de Vaux - Les Amours de Mars et de Vénus, fragment- dans le premier livre des Contes. On pouvait goûter cette histoire, qui paraissait ..complète., sans penser à Fouquet, mais le titre suscitait une- question ; de quelle oeuvre lisait-on un fragment ? Quelques lignes en prose, très, énigmatiques, suivaient les vers : "Cet ouvrage est demeuré imparfait pour de secrètes raisons,; et, par malheur, ce qui y manque est l'endroit le plus important; je veux dire les réflexions que firent les dieux, même les déesses, sur une si plaisante avejiture. Quand j'aurai repris 11 idée et le caractère de cette pièce, je l'achèverai218". Le lecteur, l'éventuel censeur de 1665, première année de Pignerol pour Fouquet, se trouve "fort dépourvu". La Fontaine lui en dit trop ou pas assez. Il joue.- Il fait briller de "secrètes raisons", mais ne les donne pas. Il annonce que manque "le plus important", mais il prétend aussitôt qu'il s 1 agit des "réflexions" des dieux et déesses. Est-ce vraiment le plus important ? 218. Les Amours de Mars et de Vénus, Contes et nouvel les,I, p.598. Le lecteur attentif peut remarquer qu 1 en cette année d f emprisonnement, le fragment que propose La Fontaine est justement une histoire de "rets". Vulcain, Mourus, emprisonne Mars et Vénus Que fait Vulcan ? car pour se faut-il qu' il fasse quelque d 1 acier par ses mains est forgé je pense, en fut cause. Avec lui propose D3 envelopper nos beau219. sur le conseil de : voir vengé, Encor chose. Un rets : Ce fut Momus qui, ce rets le galant amants bien et Le lecteur encore plus attentif note que ce récit termine pratiquement le livre : La Ballade ultime, qui répète "Je me plais aux livres d f amour", est une fausse fin qui justifie l'entreprise des Contes, renvoie à la Préface et invite à la relecture. S'il accepte cette invitation, le lecteur retrouve Joconde, et il observe que les deux personnages de ce premier conte, contrairement à Vulcan, laissent libres, des amants (La reine et son nain, La femme de Joconde et son lourdaud) et vont chercher plaisir ailleurs. Or, un de ces personnages est un roi, le roi de Lombardie, souverain de "jadis 220", dont La Fontaine multiplie les anti-roi-de-Lombardie, éloges. un Faut-il anti-bon voir dans Vulcan un et dans Momus un roi anti-Joconde, un anti-bon-conseiller ? Rien n'y oblige. Le lecteur est libre de chercher dans ces symétries le secret du texte. Mais s'il 1'y cherche, il trouvera Fouquet. Cette présence à peine visible, parmi les Contes, du Surintendant et de Le Songe de Vaux est typique des années 219. Ibid., vers 100-105. 220. Premier mot de Joconde, p.559. 1663-1669 : souplesse extrême, labyrinthe, persévérance. En publiant ce fragment, que 11 on n 5 irait pas chercher là, en donnant quelques indices sur son' origine, La Fontaine va, jusqu1aux limites de ce que les puissances tolèrent, ou ne voient pas, et que le lecteur peut encore lire. Dès que la censure assouplit ses rigueurs, il tente, prudemment, de quitter un peu 11 ambiguïté « III) Troisième moment (1669-1671) ; le dévoilement prudent. : Après 1671, bien qu f on puisse lire quelques "fables du second recueil dans cette perspective, La Fontaine cesse de multiplier les allusions convergentes à 13 affaire Fouquet et ne publie pratiquement explicitement référence au Surintendant. plus rien qui fasse Une exception : en 1685, cinq ans après la mort de Fouquet, dans les Ouvrages de prose et de poésie des Sieurs de Maucroix et de La Fontaine, vers de la pension il présente encore quelques poétique, une lettre, trois ballades, deux dizains, un sizain et une ode, pouvaient parmi art. plus fables textes agréables, qui ne gêner personne et témoignaient et de la contes, assez diversité bien, de son- Les derniers voyage de fragments de Le Songe de Vaux et la Relation d f un Paris en Limousin ne font pas partie du groupe. Absence difficile à interpréter : de laisser Maucroix, un on peut y voir une volonté espace maximum une insatisfaction devant des textes imparfaits dizain vaut-il le Voyage en Limousin ?), publier 11 ami à des d5une fragments (mais tel ou tel le désir de ne pas oeuvre dont on sait désormais - 108 qu1elle restera Inachevée, ou le choix, compréhensible pour un académicien nouveau, de laisser oublier les temps où, badinant sur 11 ennui des sermons7, rêvant de trousser les dames, il voyageait dans le sillage d f opposants « On ne peut considérer cette publication, même si elle témoigne d?une fidélité persistante, comme un épisode de la défense lafontainienne de Fouquet» Le dernier signe visible de celle-ci apparaît, en 1671, dans les Fables Nouvelles où sont clairement proposés trois fragments de Le Songe de Vaux et quantité d f autres textes d f avant 1661, un ensemble considérable qui tranche, par sa masse et sa relative, évidence, avec les allusions labyrinthiques de 18 époque précédente. Pas de rupture pourtant chez La Fontaine, bien connu pour son "art de la transition222". Le fabuliste n 1 a pas quitté les labyrinthes invisibles sans avoir testé un peu les réactions des puissances. En 1671, il participe, avec un rôle éminent, à la publication d 5 un Recueil de poésies chrétiennes et diverses. On y découvre, sous son nom, deux textes importants L f Elégie pour le malheureux Oronte225 et 11 Ode au Roi de 1663. Cette fois les textes sont proposés au public, mais quel luxe de précautions! Qui irait censurer un ouvrage où les plus catholiques auteurs sont représentés ? Son titre le rend presque Intouchable même si 18 adjectif "diverses11, fort lafontainien, laisse présager de subtiles manoeuvres... Son origine janséniste n 1 221 . Relation cl8un voyage de Paris en Limousin, O.P., p.536 : "Nous ouïmes la messe paroissiale» La 222. Léo Spitzer "L'art le deprône, la transition La Fontaine", in Etudes de pour style, Gallimard, procession, l3eau :bénite, rien n Bchez y manquait. De bonne fortune nous, le curé 1970. était ignorant, et ne Cette prêchaélégie point18a* été publiée deux fois, sans nom d'auteur, en 1666 dans le Reçueil Ça Suze et en 223, 1667 dans le Reçueil de quelques pièces nouvelles et galantes. R i en n'atteste évidemment que La Fontaine ait participé à ces reçue i Is, mais rien n3 assure non plus du contrai re. ï l n'est pas impossible qu8 ils participent de sa tactique. - 109 - est même pas dangereuse au moment où la paix de 1 1 Eglise assure une tranquillité relative à Port-Royal. La Fontaine sait glisser ses textes suspects dans un environnement canonique « Pour que "tout passe224" mieux encore, il les accompagne d1une paraphrase du psaume XVII, de seize fables du premier recueil, et de quatre fragments de Psyché qui font 1 ' éloge de Versailles, Les Contes, naturellement, sont absents. /x\ Pour se représenter complètement 19 astuce et le sens de cette tactique, 11 faut en préciser la chronologie. Le Recueil de poésies chrétiennes et diverses est publié en 1671 comme - les Fables nouvelles, mais, en fait, Il est nettement antérieur. Le privilège du recueil est du 2 0 janvier 1669, son achevé d'imprimer du 20 décembre 1670. Pierre Clarac indique que "des difficultés qui n'avaient pas été prévues ont retardé l'Impression225". Si l'ouvrage n ' a pu circuler qu'au tout début de 1671, ses promoteurs avaient envisagé qu'il circulât en 1670 ou même en 1669. Il précède donc plus nettement qu'il n'y paraît les Fables nouvelles dont le privilège est du 16 février 1671 et 1 ' achevé d' imprimer du 12 mars 1671. Ces deux recueils, si 1 ' on ne considère en eux que leur rapport à la défense laf ontainienne de Fouquet, sont deux opérations d ' un même mouvement tactique : la première opération, que protège la masse chrétiens conditionne la 224. Le Tableau, Nouveaux Contes, vers 23. 225. P.Clarac analyse clairement ces difficultés, de son éd i t i on des Oeuvres diverses. seconde, liées à des poèmes plus la personne de Brienne, dans les pages 938-946 - n o audacieuse, abritée seulement derrière le mince rideau des Fables nouvelles. Qu1 on nous pardonne ce vocabulaire militaire, mais il s'agit bien d'une guerre de mouvement. La Fontaine cherche à occuper ou plutôt à créer, face aux mouvantes censures des puissances, un terrain toujours plus vaste. Dans la relation de pouvoir dont il est inéluctablement le dominé, Il tente, individuellement et peut-être seulement pour sa propre volupté, de se constituer un espace libre « Il n' est pas seulement, comme on le croit parfois, le roseau .qui résiste. 1 1 sait aussi, en souplesse, passer à 1f offensive. Les Fables nouvelles et autres poésies sont un chef d'oeuvre de tactique lafontainienne. Pour le goûter et chercher à comprendre la publication de Le Songe de Vaux, il faut se reporter a la table des matières que présente Pierre Clarac à la page 950 de son édition. On y repère trois ensembles de textes, dispersés dans tout le volume, qui ont des rapports divers et plus ou moins visibles avec Fouquet226 : Premier ensemble, au début du recueil, encadrant les huit fables nouvelles : L1 Avertissement (presque entièrement consacré à Le Songe de Vaux) et trois fragments de Le Songe de Vaux. 226» Nous laissons de côté la dédicace A S.A.Mgr, le duc de Guise, dédicace à un jeune homme qui est le gendre de la duchesse douairière d'Orléans que La Fontaine sert alors au Luxembourg» Cette dédicace avec l'éloge - quasi obligé - du souverain a fonction protectrice pour l'ensemble du reçueil. Deuxième du recueil Château- ; la ensemble, Ballade à pratiquement M. F. pour au le milieu pont de Thierry, le i' Elégie pour M. 11 Ode FM au Roi sur même sujet. Troisième recueil ensemble à la. fin du : 11 Avertissement d 1 Adonis et Adonis. Le nom complet de Fouquet n5apparaît nulle part. Dans les deux premiers ensembles, on rencontre Oronte et la lettre F - énigmes transparentes -, mais le lecteur peut lire Adonis publié pour la deuxième fois, sans songer au Surintendant. La Fontaine a effacé, dès: 1669, 11 Avertissement explicite du manuscrit de 1658 et remplacé 11éloge de Fouquet par un éloge d f Aminte, bien-aimée de convention qui a pu cacher, dans les années 1658-61 quelque agréable personne, mais qui paraît n5 être en 1669 ou en 1671 qu'un substitut Pour qui lit les commode. Fables nouvelles en continu,/"Aminte est apparue dans le premier fragment de ( \ J Le Songe de\Vaùxy""6û sa présence serait restée très discrète si La Fontaine ne 1'avait fortement soulignée : "Le lecteur, si bon lui semblé, peut croire que 15Aminte dont j' y parle représente une personne particulière ; si bon lui semble, que c1 est la beauté des femmes en général ; s1 il lui plaît même, que sortes d'objets. Ces c'est celle de toutes trois \ explications sont libres. Ceux qui cherchent en tout du mystère, et qui veulent que cette sorte de poème ait un sens j allégorique, ne manqueront pas de recourir aux deux dernières. Quant à moi 3 e ne trouverai pas mauvais qu Aminte est telle ou telle 112 on s'imagine personne I cela rend la chose plus passionnée, - 1 que cette : et ne la rend pas moins - héroïque22'" «. pour Ces quelques lignes, essentielles la poétique de La Fontaine et ses rapports avec le lecteur, seraient plus nécessaires avant 11 Adonis version 1669 et 1671, où Aminte resplendit, qu 1 avant le chapitre premier de Le Songe de Vaux, où on la voit à peine. La Fontaine n'aurait-Il pas alors souligné la présence de cette Aminte pour que l'Aminte de i 'Adonis ramène le lecteur au monde de Vaux ? On dirait que le rapport établi en 1669 entre Adonis et Psyché, entre cette oeuvre du temps de Vaux et celle du temps de Versailles, ne le satisfait pas et qu'il cherche, en publiant Adonis sans Psyché, en modifiant 11 Avertissement, à rapprocher le vieux poème de ses origines. Sans rétablir, dans le prologue, Oronte ou F. ou même Fouquet, ^Aminte ./lui suffit pour relier le £pèn^ au féeries de Vaux. Liaison difficile : dans les Fables nouvelles un grand nombre de textes étrangers à Fouquet séparent les . deux oeuvres. elles, pourtant, Entre presque au milieu du livre, i l'ode, l'élégie, la ballade paraissent servir de relai. Tout se comme si la Fontaine avait voulu que les passe trois ensembles liés à Fouquet ne forment pas un bloc unique, mais qu'ils soient répartis en des lieux stratégiques et séparés par des poèmes divers qui évitent la monotonie, atténuent les possibles réactions hostiles, et, par leur neutralité même, renforcent i'effet recherché : dans un tableau, aussi, les vides relatifs rendent plus efficace le 227. Le Songe de Vaux. O.P., p.81. Dans ces lignes tout est ambigu, tout est fait pour qu'on cherche du "mystère33, et plus particulièrement "héroïque" et "telle ou telle personne"..« - 113 - dessin (dessein ?) v La lecture devient un jeu de piste dans un labyrinthe, et Fouquet, quoique absent de bien des textes, foyer de convergence constitue, un essentiel, partiellement invisible, de tout le recueil. Fouquet / / / Vaux I Ensemble 1 / \ \ \ Supplique Silence I Ensemble \ I 2 Ensemble 3 mais Chacun de ces rapport différent, ce qui donne mais ensembles toujours entretient indirect, à un Fouquet, en une Image contrastée, en trois dimensions si 15 on f veut. Le premier ensemble montre les signes de la gloires df Oronte, un personnage de littérature et de rêve dont le nom complet, transposé, dit le succès au temps de Vaux. Le second ensemble montre les signes du 'malheur d'Oronte ou plutôt 'de dernier reste de F. dont l'initiale réelle, son nom, semble ouvrir un vide et dire que le Surintendant est déjà presque au secret. Le troisième ensemble, le plus ancien, ne nomme nulle part Oronte ou même F. Par son silence-.-/1 11 oeuvre qui marqua la véritable entrée de La Fontaine à Vaux, évoque une absence, peut-être définitive. Gloire splendide, malheur, disparition, on dirait que ces trois ensembles, par leur disposition, veulent donner une idée des trois états successifs de Fouquet. A "Cet heureux art/ Qui cache ce qu'il est et ressemble au hasard228", La Fontaine atteindre. Il le prétend ne pas pouvoir pratique pourtant dans les Fables nouvelles dont l f ordre, apparemment chaotique, se révèle, à 15 analyse, mûrement 228. le Songe de Vaux, O.D; p.84. réfléchi et destiné aux joies d f un lecteur attentif» Pour mieux le reconnaître, et, par là, commencer à cerner les fonctions de Le Songe de Vaux, il nous faut envisager 15 ensemble du recueil. Fouquet / \ / \ / Vaux Avert-isse-ment.. 22 p. 8 Fables. 41p. 39p. E l \ Suppliques Efl E 2 10p. Silence Ef2 34p. E 3 3 8p. Remarque : Les paquets de textes divers E f l et E ' 2 occupent un nombre de pages comparable, ce qui donne au recueil, si l'on met à part les huit fables, une grande symétrie, l f ensemble E2 servant de centre. E!1 : ensemble de textes datant au plus tard de 1661. Trois sous-ensembles le constituent : des éloges de la famille royale qui, succédant au Songe de Vaux, appellent qu'en ces temps-là La Fontaine louait aussi le Roi : A M. F. (texte essentiel qui sert de transition) , Ode pour Madame, Ode pour la paix, Ballade pour la reine, Pour la reine en suite de la ballade précédente. des textes très anciens groupés autour de la très peu catholique lettre à 15 abbesse de Mouzon : A M.D.C.A.D.M., Mme de Sévigné, A Pour M*, A M**. des textes légers dans lequel La Fontaine se moque passablement de lui-même, comme pour ôter tout poids à ce qui précède et à ce qui suit : Sonnet pour Mlle C. (dont La Fontaine révèle ensuite le ridicule), Madrigal, Pour la même, Pour la même, Une Muse parle, Contre la même, Epigramme sur un mot de Scarron, Epitaphe d'un Paresseux, Autre epitaphe d f un grand parleur, Contre le mariage, Epigramme tirée d'Athénée, Autre epigramme, tirée d'Athénée, Rondeau redoublé. E 1 E?l | j I E2 I Le Songe| Transition et j Lettre à j Bagat-j de ¥aux |éloge de la famille) L'abbesse|- telles j royale E"2 : ensemble de textes datant au plus tôt de 1661. Comme pour E'1, Mlle trois sous - ensembles apparaissent les textes légers du Luxembourg d'Alençon. Sonnet (on peut : Pour S . A. R. considérer la première / i. f i strophe de ce sonnet, curieusement ambiguë, ,/ comme une transition avec ce qui précède229) , Pour Mlle de Poussay, Pour Mignon, chien de S.A.R. Mme douairière d'Orléans » - deux textes liés aux Bouillon dont le premier est une chronique politique : A S.A.S. Mme la princesse de Bavière, Pour 229. Ce sonnet (0.0., p. 583) est politico-amoureux. Qu'on en juge par sa première strophe dont le ton peut rappeler les suppliques au roi : Ne serons-nous jamais affranchis des alarmes ? Six étés n'ont point vu la Paix dans ces climats. Et déjà le démon qui préside aux combats Recommence à forger l'instrument de nos larmes. - 116 - S.A.E. M. le cardinal de Bouillon. - Quatre Elégies ci1 amour qui semblent préparer certains thèmes d 1 Adonis. Le recueil des Fables nouvelles serait presque idéalement symétrique si, paradoxalement, les huit fables nouvelles ne le déséquilibraient! Ces huit fables, conformément au titre, viennent - 83 - en tête de 1! ouvrage, mais cette position, logique d'un certain point de vue, les met bizarrement entre Le Songe de Vaux et 11Avertissement qui ne traite guère que de ce Songe z après qu f on l f a informé - ce qus il n § attendait pas nécessairement - de la composition de Le Songe, le lecteur doit faire un détour par les fables pour retrouver Le Songe. Cet ordre semble aller contre toute règle : A quelques mots près, 1 1 Avertissement aurait pu précéder les trois fragments de Le Songe de Vaux. Il serait dommage de ne voir là que fantaisie ou vague Tout s 1 explique assez bien si 11 on admet que les baroquisme. Fables nouvelles et autres poésies sont constituées par deux ouvrages dont la liaison est aussi utile 1' un à qu1 à l'autre. Les huit fables sont le premier ouvrage, les "autres poésies" dont Fouquet est le foyer central, D!un second. à coté, cette masse de moment où, sont le textes permet La Fontaine de sans publier un volume doute récents, il cherche à cela, épuisé occuper à un ses la réserves scène après avoir de littéraire manuscrits : pour huit fables n 1 auraient pas suffi. D'un autre côté, ce petit groupe attire le public et protège les autres textes : si la censure a laissé passer un recueil de poésies chrétiennes où pointaient quelques vers suspects, elle tolérera sans doute, - 117 malgré un renfort de suspects, les Fables nouvelles que le public attend : La Fontaine qui s 1 était appuyé sur la respectabilité catholique s 1 appuie maintenant sur le public. Un système vertueux se forme : les nouvelles fables autorisent et font vendre les textes anciens qui font de huit fables un volume. La Fontaine sait vendre et louvoyer. Pour répondre au titre, les huit fables devaient figurer en tête du volume, mais pour montrer que Fouquet en était un foyer central, il fallait que 1 1 Avertissement, presque entièrement consacré à Le Songe de Vaux, figurât aussi en tête du volume230« Situation impossible : Comment placer deux choses au même endroit ? La Fontaine s ? est montré subtil : 1 1 Avertissement resplendit au début du volume, avant le privilège, en un lieu qui convient à son titre mais que son contenu ne ferait pas attendre; les fables occupent, quant à elles, les premières pages (de 1 à 22) juste avant Le Songe de Vaux. L'impossible est devenu possible : le recueil a deux débuts, bizarre phénomène qui peut utilement étonner un lecteur. La composition serait imparfaite si La Fontaine, toujours maître en n ? avait transitions, glissé parmi les fables quelque écho du Surintendant. Inutile de chercher longtemps : sans vouloir être plus Jaslnskien que Jasinsky, / x / // yy comment ne pas penser aux luttes Colbert/Fouquet en lisant, la première des huit fables, Le Lion, le Loup, et le Renard 9 230. Sans cela, l8Avertissement ne concernerait que Le Songe de Vaux. - ; 118 » Messieurs les courtisans cessez de vous détruire : Faites si vous pouvez votre cour sans vous nuire* Le mal se rend chez vous au quadruple du bien» Les daubeurs ont leur tour d5 une ou d' autre manière : Vous êtes dans une carrière Où 11 on ne se pardonne rien231 ". Entre 11 Avertissement et Le Songe de Vaux, voilà qui éclaire singulièrement les 11 choses232" qui ont empêché La Fontaine de continuer son oeuvre... On peut d'ailleurs aussi bien dire que c'est i'Avertissement qui éclaire la fable : "Les deux explications sont libres"... L1 Avertissement est, en lui-même, un fort joli traquenard. Roger Duchesne, en résumant exactement ce dit La Fontaine, ne paraît pas s'en être douté que : "A quatre lignes près, qui insistent sur la "variété" du volume, La Fontaine le consacre (cet Ave rt i s s ement) à la présentation des trois fragments de Le Songe de Vaux qu'il s'est enfin décidé à publier. 11 donne "presque tout le plan de l'ouvrage". Le lecteur en a besoin pour comprendre les fragments* Il lui permettra de décider de la valeur de 11 oeuvre et si elle mérite d'être achevée. "Par ce moyen, dit le poète, j'apprendrai le sentiment du public aussi bien sur l'invention et sur la conduite de mon poème en gros, que sur l f exécution de chaque endroit en détail, et sur l'effet que le tout ensemble pourra produire". Il ne continuera que si "la chose plaît" 233". En ne commentant pas ce texte, Duchêne paraît en accepter le sens premier... 231. Le Lion, le Loup et le Renard (VIII, 3), vers 35-40» 88 232. J a y consumai près de trois années. I l est depuis arrivé des choses qui m8ont empêché de continuer"» Avertissement de Le Songe de Vaux, O.P., p.78. / 233. Roger Duchêne : La Fontaine, Fayard, 1990, p.304. -Nous rétablissons, dans la citation qu5 yi fait de La Fontaine, la 1 ponctuation de l éd i t i on Clarac. Lecteurs ou spectateurs, nous aimons qu'un artiste nous confie le sort ou un aspect d'une oeuvre. Sa demande témoigne de l'estime qu'il a pour notre bon goût, nous octroie un pouvoir, et nous donne le sentiment de participer à l'acte créateur. Comme le Corbeau, nous devenons artistes. Notre Ego s'en trouve dilaté. La Fontaine n'ignore rien de ce désir. 11 sait que nous avons envie de le croire quand il annonce que son oeuvre dépendra du "jugement qu'on fera". Exquise politesse ? Flatterie ? Le Corbeau aussi avait envie de croire le Renard. Mais doit-on croire ce que l'on voudrait croire ? Mous avons deux fortes raisons, ici, d!en douter. Penser que La Fontaine attend de' son lecteur qu'il décide de ses projets, c'est faire bon marché de son esprit de décision. Pour chasser cette idée, relisons le début de Psyché où nous apprenons qu'Acante, double probable de La Fontaine, s'il écoute ses amis, ne leur demande pas s'il doit ou non poursuivre son "dessein" : "Les aventures de Psyché lui avaient semblé fort propres pouâr être contées agréablement. Il y travailla longtemps sans en parler à personne/ Enfin il communiqua son dessein à ses trois amis; non pas^ pour leur demander s'il continuerait, mais comment ils trouvaient à propos qu'il continuât. L'un lui donna un avis, : de tout cela, il ne prit -que ce qui lui plut234". d'écrire ces lignes, Il1 autre un autre Alors qu1 il vient qui ont / 234. Les Ahours de Psyché et de Cupidon, O.P., p.127. - 12 0 presque valeur de manifeste, Acante-La Fontaine n'a pas pu vouloir laisser ses lecteurs maîtres de Le Songe de Vaux. Ce raisonnement n1est pas entièrement démonstratif : La Fontaine pourrait avoir changé d1 avis * » . Pour 11 admettre cependant, il faudrait encore que l'achèvement de Le Songe de Vaux paraisse envisageable. Mais peut-on croire qu5 en 1671, dix ans après la chute de Fouquet, le fabuliste ait vraiment voulu reprendre une louange du Surintendant ? Etait-ce possible ? Quel sens cela aurait-il eu ? Alors que Vaux était terminé, que les arbres avaient grandi, et que son maître était au secret, le principe même de 1 8 oeuvre -le songe devenait aberrant. Qui aurait encouragé La Fontaine à poursuivre son "dessein" ? Le "bonhomme" n'était pas assez naïf pour ignorer l'absurdité de l'entreprise : il ne parla d'ailleurs plus jamais de reprendre Le Songe de Vaux, et les fragments non publiés en 1671 restèrent dans ses tiroirs. Dans l'Avertissement des Fables nouvelles, le jeu, 11 I ironie ont une large part. Au lecteur de la reconnaître, d'en rire, ou de s'en inquiéter s 1 il ne veut pas, comme le Corbeau, se faire prendre. On comprend la tactique. Une nécessité s'imposait à La Fontaine : justifier la publication des fragments de Le Songe Vaux et, simultanément, suggérer Fouquet dans les Fables nouvelles. l'importance Pour cela, de de rien de mieux qu'un avertissement. Mais que pouvait-il y dire ? "Je publie par fidélité à Fouquet" était inenvisageable sous Louis XIV. "Je publie ce texte parce que je le trouve excellent" était - 121 stupidement orgueilleux et bien peu dans la manière lafontainienne. Le plus sûr, le plus efficace, le plus joli, était de prendre un détour : "Je m 1 en dois remettre au goût du lecteur plutôt qu'aux raisons que j 1 en pourrais dire. Selon le jugement qu' on fera de ces trois morceaux, je me résoudrai"* La Fontaine fait mine de passer par le bon •vouloir du public. Subtil détour : la publication est ainsi justifiée, l'éventuelle censure aveuglée, et le lecteur averti qu'il doit lire de biais. Tout 11 Avertissement se lit ainsi : on ne saurait, par exemple, se contenter d'observer le déséquilibre entre la place infime accordée à 1!affaire Fouquet ("les choses") et la place considérable accordée aux questions littéraires. Ce déséquilibre doit être lu. Ce n' est pas que la discussion littéraire soit un pur prétexte; elle a son importance propre, mais elle sert aussi à détourner si ostensiblement le regard des "choses" qu'il ne peut qu'y être ramené. Système de détour plus complexe, puisqu'il est à double détente dit : 1'annonce du plan. La Fontaine, était Le procédé du songe, et autorisé en substance par la venir tradition un moyen pour évoquer commode la perfection à du château : le détour par le songe aurait permis de contempler sa merveilleuse réalité future. Malheureusement, des "choses qui 1'ont empêché de continuer", put achever 1'entreprise. aurait pu écrire, que Pour faire en raison La Fontaine ne imaginer la merveille qu 1 il sinon passer par un plan ? En empruntant le détour du plan d'un détour nous rêverons d'un beau château et (détour suprême) d ' un bon maître. - 122 - Pour animer ce rêve, La Fontaine, outre le plan, propose trois fragments de 11 oeuvre, trois fragments seulement alors qu'il en a écrit au moins six autres comme en témoignent le livre de Contes de 1665 et le recueil posthume de 1729. Premier fragment : une invite au Songe pour qu- il montre Vaux. Second fragment : un concours entre 11 Architecture, la Peinture, le Jardinage, et La Poésie pour savoir qui mérite le prix et, surtout, la faveur d 1 Oronte« Troisième et - 87 - dernier fragment : l f aventure d 1 un saumon et d 1 un esturgeon fort heureux de nager dans les bassins du Surintendant. La logique de 11 ouvrage projeté explique 11 ordre de ces fragments : le premier, puisqu5 il donne 11 origine du songe, doit évidemment être où il est; le concours entre les fées, qui aurait constitué le centre de Le Songe, occupe naturellement la seconde place; quant au troisième fragment, "galant" quand les deux autres sont "sérieux235", sa moindre nécessité structurelle le destine à sa position. Cet ordre nécessaire est celui d1 une présence croissante d § Oronte. Dans le premier fragment, son nom même manque : Acante voit le Songe, évoque Sylvestre qui lui montre Vaux, mais le Surintendant reste absent, et le merveilleux spectacle suggère un dieu invisible. Le second fragment propose plusieurs fois le nom d 1 Oronte et 11 adresse à Ariste évoque son malheur236 Le maître de Vaux apparaît même, dans les toutes dernières lignes, pour confirmer la décision 235. "Csest assez de ces deux échantillons pour consulter le public sur ce qu8 il y a de sérieux dans mon songe; i l faut maintenant que je le consulte sur ce qu8 il y a de galant". Le Songe de Vaux, O.P., .p. 97» 236. Vous plaignez comme moi le sort d'un malheureux; I l déplut à son roi; ses amis disparurent"... Le Songe de Vaux, O.D., p. 84. - 123 - des juges et le commencement d'une "nouvelle occasion de plaisir" : "Oronte lui-même sembla l f approuver par un léger mouvement de tête, Il se fit ensuite un fort grand silence, les esprits étant demeurés comme suspendus dans l'attente d'autres merveilles 237"* Présence légère, presque infime,, mais décisiye puisque le fragment tout entier conduit à ce geste qui relance le concours, en fait un spectacle, renvoyant ainsi à 1 1 origine dans un mouvement circulaire et créateur, une spirale. Geste capital donc, complexe dans ses effets, mais discret ; le maître invisible' du premier fragment conserve une distance souveraine. Cette distance, le dernier fragment la maintient mais loue plus clairement- et dans plusieurs vers™ Oronte en tant que maître. Ce texte, qui annonce déjà Les Fables, raconte qu'un saumon et un esturgeon vivent heureusement, à Vaux, dans un bassin, une "prison volontaire". Oronte, selon ces , vers ; serait 1'"intime" de Neptune, et aurait construit un palais "gloire de l'univers" dont le "nom vole déjà dans cent climats divers238", La discrétion du second fragment, le silence du premier, laissent place aux louanges explicites. Remarquons cependant que le corps d'Oronte reste absent : le maître n'apparaît pas dans les allées, penché sur le bassin.». Les deux poissons voient seulement - mais leur plaisir en est-il moindre ? - 237. Ibid., p.96. 238. Ibid., p.98. 239. Ibid., p.99. I "les yeux de 1 ' adorable Sylvie239". pas de monsieur» Regard de madame et Regard féminin, délicieux, et point regard d'homme de pouvoir. Lf éclat de ces yeux, leur insaissisable beauté à travers la transparence de 15 eau, leur féminité même, tout semble dire la merveilleuse nature de ce pouvoir. De f ragment.-..en.........-..,,..,±ragment de Fouquet la # présence s8 affirme^ Ensemble, dans la mesure où ils forment une oeuvre, ces fragments préparent son entrée, mais cette entrée est impossible : le Surintendant est désormais anéanti, son destin brisé, ce qu!exprime la forme fragment. Lfesturgeon, dfune satisfait immobile et transparente perfection, pouvait bien ne plus vouloir "bouger" de ces lieux, son "carré d'eau" fut pris en 1661 dans la cascade de 15 histoire. Après ses derniers vers - les yeux / de lfadorable Sylvie " - le silence du texte fait entendre la chute d' un pouvoir qui avait tout d'un songe. A ce silence, il faut opposer les silences ultimes des deux autres fragments : le premier annonçait la poursuite d'un élan créateur; quant au "fort grand silence" du second fragment, il laisse lecteurs et spectateurs "suspendus" à "1'attente d'autres merveilles". Seul le dernier silence, pourtant riche de rêveries, La présence disparition. croissante L'absence d'Oronte première, qui est tragique. débouche marquait ainsi une sur sa souveraine toute-puissance, laisse place au vide. Cette logique, qui renforce la logique de présentation de l'oeuvre est elle-même renforcée par une logique apologétique. Première logique : La Fontaine propose aussi clairement que possible son oeuvre inachevée. Seconde logique : il suggère par la - 125 montée contrariée de la présence et la forme fragment la tragédie de Fouquet* Troisième logique ; il cherche à louer Fouquet, à en faire un modèle de bon dominant, un maître qu5 on peut servir avec plaisir sans s 5 aliéner « * Chaque fragment, par ses thèmes et par sa forme, contribue à cette louange* Ensemble, dans la mesure où ils forment une oeuvre, ils proposent 11 image cohérente et complexe d'un dominant idéal, sans doute un personnage de songe : Vaux n'était peut-être qu'un songe. Pour montrer, de fragments font qui permettra de quant choix, nous hypothèse système, ce au point nous saisir les le qu'a - 89 de vue, lirons modèle fait - La comment ces trois successivement, et de proposer Fontaine de ce une publier ces- trois fragments tiroirs. 1) et' d'en garder cinq autres dans ses * ■■ Premier fragment Il s'organise ostensiblement en quatre parties. Deux sont en vers : la seconde et la quatrième. Deux sont en prose : la première et la troisième. Prose et vers alternent et les vers eux-mêmes varient : des heptasyllabes encadrent des alexandrins dans la seconde partie; dans la quatrième, les alexandrins sont seuls. Alternance et variations s'accompagnent d'un phénomène d'expansion : la première partie comporte cinq lignes, la seconde 24 vers (dont dix heptasyllabes), la troisième 23 lignes, la quatrième 48 alexandrins. Cette expansion, au dernier vers, est brusquement interrompue. Le plus remarquable cependant, c'est la reprise, dans chaque partie de trois éléments fondamentaux, invariables, que 11 on repère dès les premières lignes : "Acante s1 étant endormi une nuit du printemps, songea qu1 il était allé trouver le Sommeil, pour le prier que, par son moyen, il pût voir le palais de Vaux avec ses jardins : ce que le Sommeil lui accorda, commandant aux Songes de les lui montrer240". Elément A : le sommeil d!Acante ("Acante s1étant endormi" . . • ) Elément B : la visite au Sommeil ("il était allé trouver le Sommeil"...) Elément Sommeil C : la vision de Vaux procurée ^ par le ("Ce que le Sommeil lui accorda"...) Elément A Sommeil I Acante s 8 étant endormi... 2 Lorsque 11 an.. présence 3 Au commencem--ent*je venais de m1endormir 4 Elément C Vision ce que le Sommeil lui accorda... Il me fit voir en songe.... Ce fut sur ce fon-dément que le Songe éleva... Elément B Demande il était allé trouver..» je conjurai le Sommeil.. . le prier de me montrer Vaux... "Toi que chacun "Contentez ce réclame, mortel"... Sommeil... indiquant que les Songes - et donc Fouquet - "sans 15 aide du temps, 240. Ibid.f p.81. Malgré un vide (A 4) que nous expliquerons, la cohérence est remarquable : le texte ne s1 ordonne pas selon 11 axe du temps mais selon le retour df une structure formée des mouvement, le derniers vers, mêmes éléments. en composent leurs ouvrages241", paraît le caractériser. - 90 - Ce Ce tableau, pourtant, néglige 11 essentiel. Les quatre parties, si elles se superposent, ne sont pas identiques. Pas moyen de les mettre l'une sur if autre comme les tranches d5 un cylindre. 11 faut, si l'on veut penser le texte, abandonner la colonne cla^ pour la spirale baroque, ou plutôt même une double spirale, celle du Bernin. Deux règles de composition : expansion et approfondissement. Retour du même, mais plus vaste et plus profond. Chaque partie est plus grande et descend plus loin que la précédente dans les profondeurs du songe. Cette double spirale n'est pas simplement décorative, elle concerne le sens, et particulièrement la problématique du bon dominant. i- La spirale d1 expansion < ..... Dans chaque partie, avec plus d'ampleur. le texte revient sur lui-même, mais Alors que la troisième partie cite seulement marbres", les marbres de Vaux ("Je vis des la quatrième en précise l'image : Comme marbres taillés leur troupe s'entassa; En colonne aussitôt celui-ci se plaça; Celui-là chapiteau vint s'offrir à ma vue; L'un se fit piê d'estai, l'autre se fit statue. Alors que la partie deux suggère la présence de jardins, dans 241. Ibid./ p.83. la partie trois, Cette architecturale Sylvestre les fait visiter. expansion dont le textuelle dynamisme figure des 1'expansion Songes, dans les derniers vers, donne une idée : Artisans qui peu chers, mais qui prompts et subtils, N'ont besoin pour bâtir de marbre ni dsoutils, Font croître en un moment des fleurs et des ombrages, Et, sans 11 aide du temps, composent leurs ouvrages. L' arrêt cette du texte' ne marque pas m la fin de expansion, mais ses possibilités infinies- La Fontaine laisse re lecteur, comme aux derniers mots du fragment suivant, "suspendu" à d1autres "merveilles". Inutile de tout dire, d!imposer encore un tour de spirale, puisque le mouvement est donné. Cette expansion problématique du textuelle bon nous domigcmt. __jgara.it^ (Fouquet), fort quoique et peut - être d1 autant^ liée à la invisible - - commande l'expansion architecturale, ce mouvement créatif, que le \ texte décrit et figure,. Loin d5 être réducteur ou mortifère \ comme la Fourmi du, J3h£ Seigneur, avec son pouvoir, il crée du nouveau 242 . Par lui, les colonnes, les plantes, les ombrages \ montent vers le ciel, se multiplient, se mirent dans les \ canaux, et cette croissance est potentiellement infinie. Dynamique du bon dominant, mais dynamique aussi du rêve, comme l'atteste La --Laitière et le Pot ah., lait245. Le bon dominant, comme le songe, ouvre, multiplie, échappe délicieusement au/ principe de réalité244. _ __--- _—_ -- . .—. _ - . -- ________ 242. C'est dans un vers de Clymène que se formule peut-être le mieux chez La Fontaine cette volonté gosjjtjjs^^ Apollon présenté en effet cette exigence singulière aux Muses : "Il s§ me faut ..du...nouveau, n'en fût - i l plus au m0nde . Clymène, Contes et nouvel les, III, vers 35» 243. LaTaT tïèrel^^^ 244. Cette tendance à l8échappée, nous le verrons^ caractérise le dominant, mais le bon dominant la rend délicieuse, â ses dominés. ...... ...y''' - 129 - ■ J la spirale d'approfondissement Le texte commence par la troisième personne - Acante-puis continue à la première. Le spectacle dfAcante s1 endormant laisse place â la conscience d'Acante endormi : mouvement d1 intériorisation * Ce mouvement s'accompagne d'un passage de la prq§e au vers, comme si le^/vers disait mieux le Songe. Il est vrai que la prose revient en troisième partie, comme si le songe devenait alors réalité. Mais, cette réalité est un palier vers plus de songe encore, et les vers reviennent. A 11 intérieur du songe, le "je" songe. 11 songe à la naissance du songe. Effet d'abyme : le songe de rang un devient, relativement au songe de rang deux, le réel. Le songe de rang deux est désormais vraiment le songe. Voilà qui explique le vide de la case A 4, puisqu'il n'y a pas remontée vers le non sommeil, et voilà qui exige le prochain retour des vers : "Au commencement de mon songe il m1arriva une chose qui m1était arrivée plusieurs autres fois, et qui arrive souvent à chacun; c'est qu'une partie des objets sur la pensée desquels le venais de m'endormir me repassa d'abord en l'esprit. Je m'imaginai que j 1 étais allé trouver le Sommeil"... Remarquable détour : alors qu'on attendrait, en partie trois, des développements sur "les plantes", "les marbres", "les animaux", les "hommes" de Vaux tels qu'Acante a pu les rêver, le texte revient sur i 1 origine de ces visions. Acante songe alors de redoubler 1'effet df abyme, d'ajouter un songe qu'il de rang a songé... trois, Inutile songe dans le - 130 songe du songe. La répétition alourdirait et tuerait le charme. L1 amorce du mouvement, la suggestion, encore une fois, suffisent. La Fontaine entreprend donc le récit du songe de rang 2. Jusqu1 où va-1-il le conduire ? S 1 il décide de le mener à son terme, il devra passer par le moment où ce songe revient sur son origine, puisque c ' est une loi du songe. 11 devra donc commencer le récit d'un songe de rang trois, qui impliquera à son tour un passage au rang quatre,.* De même qu'Achille ne rattrape jamais la tortue, Acante ne pourra jamais dire le terme de son songe. . . Si, en revanche, La Fontaine décide de ne pas revenir sur 11 origine du songe de rang deux, il pourra aller jusqu1 au bout du songe, mais il péchera contre la logique d'approfondissement. Choix crucial entre l'infini cheminement vers la profondeur' et 11 exploration entière d'un niveau. Aussi, n'y a-t-ii rien de plus important dans le texte que le moment du décrochement possible du rang deux au rang trois. On ne s'étonnera pas que La Fontaine fasse silence précisément à ce moment, lorsque le récit du songe de rang deux rejoint le récit du songe de rang un, et qu ' il faudrait choisir : plonger ou faire le saut* Lisons le texte. Troisième partie. Songe de rang 1 : . "Je vis des plantes, je vis des marbres, je vis des cristaux liquides, je vis des animaux et des hommes". Quatrième partie. Songe de rang II : Des merveilles de Vaux, ils m1offrirent 11 image ; Comme marbres tailles leur troupe s1 entassa; En colonne aussitôt celui-ci se plaça; Celui-là chapiteau vint s1offrir à ma vue; L'un se fit pie d1estai, l1autre se fit statue : Artisans qui peu chers, mais qui prompts et subtils, N5 ont besoin pour bâtir de marbre ni d1outils, Font croître en un moment des fleurs et des ombrages..» Dans le silence qui suit, le texte bifurque, et le silence a pour fonction de suggérer cette bifurcation sans contraindre au choix : le récit poursuivra-t-il, contre la logique d'approfondissement, le rêve de rang II ? Descendra-t-il au contraire vers un rang trois' en renonçant à dire tout le Songe... La Fontaine laisse son lecteur en suspens, au point où les nappes de songe se rejoignent et laissent attendre de nouvelles profondeurs. Sommes-nous de nouveau dans le songe de rang. I, toujours dans le songe de rang..; 2} ou prêts a glisser vers un rang trois ? Nous sommes, de même qu 9 à la fin du fragment suivant n comme suspendus dans 15 attente d 1 autres merveilles245". Nous sommes dans du songe de songe : les marbres ne sont plus des marbres, mais tout un "peuple" de Songes. Les marbres sont des Songes, les Songes sont des marbres. . . N 1 est-on pas dans le songe quand tout est voluptueusement Indécidable ? A lire un tel qu 1 fragment, à se laisser aller au plaisir comme Auguste Bailly, il procure, que La Fontaine, pendant les années où il rédigea Le Songe de Vaux "maudit son labeur, lui accorda 245. Le Songe de Vaux, p.96. 94 le moins de temps possible, s 1 et, finalement, tout en y songeant sans relâche, ne en délivra que par 11 abstention246". Notre propos n'est pourtant pas de contredire une certaine tradition critique, de cette spirale mais de comprendre le rapport d 1 a£grqfqn avec la problématique du bon dominant . Cette spirale dessine une expansion indéfinie vers l'intériorité. C1 est le mouvement même du songe, toujours \ plus vaste, toujours plus intime « Or, les maîtres ramènent presque toujours vers 1!apparence, vers 11 image, vers la surface des choses. La Fourmi s 1 intéresse à 11 extériorité du chant de la Cigale, pas à sa profondeur. Ces profondeurs, elle ne les voit pas. Elle les Interdit. Lorsque i !homme de pouvoir se plaît à quelque diversité, c1 est "sur l'habit" "seulement"247. C' est ainsi que les rois aiment les Léopards. Quant aux Lions, dans leur cour, ils ramènent les courtisans à 1 ' état de "simples ressorts"248, mécaniques sans mystères... Oronte, ) au contraire, laisse libre cours à 11 expansion profonde.de l'être. Peut-être parce que lui-même s'y plaît. Peut-être parce qu'il se plaît à la liberté intime d 1 autrui et ne veut pas tout voir, tout surveiller, tout ramener au visible. Sa création - Vaux - si elle est bien un spectacle, n'est pas seulement un spectacle spectaculaire. C'est moins une bruyante symphonie d'architectures, qu'une incitation au songe, L'évocation, par la Fontaine, à 1'intériorité. des jardins plutôt que des 246. Auguste Bai Uy : La fontaine, Fayard,1937, p.119. 247. Le Singe et le Léopard. (IX,3), vers 26 et 15. 248. Les Obsèques de la Lionne, (VIIi,14),vers23. ■ - 133 - murailles, des lieux amis de 11 ombre et de 15 amour plutôt que des lieux df apparat, convient à 15 idée d'une puissance qui voudrait plus préserver les multiples mystères qu1 étaler son unique majesté. A Vaux, il s5 agit moins de soleil que de "fleurs et d'ombrages249". La structure du texte, par sa double spirale, suggère ainsi ce que serait un bon dominant qui agirait comme le songe par expansion et approfondissement. Le texte même, sans pourtant montrer Oronte, en propose l'image, et cette image, c'est le Sommeil. L1évocation de son palais, l'ordre qui y règne, ses manières de maître, tout incite à la réflexion politique. Certes, le palais du Sommeil n'est pas le palais de Fouquet, et il n'en est même pas le reflet, mais II s'agit, par delà Fouquet, par delà même le Sommeil, de suggérer un modèle. L'absence même de Fouquet, son silence dans le texte, sa capacité à disparaître pour laisser s1 opérer la magie des créations sont peut-être les premières vertus d'un bon maître. 249. Le Songe de Vaux, p.83. Comment gouverne le Sommeil ? Essentiellement, bien sûr, en dormant. Mais quoi de plus aberrant, s'il ne fait un songe biblique, qu'un souverain endormi ? Un roi, quand il est roi ne dort pas. Toute la tradition nous le dit. On vante partout - et aujourd'hui plus que jamais - 1'éveil, la conscience, la lucidité du maître. Celui que présente La Fontaine, s ' il s "languissamment250", ' éveille sans plaisir, Point d? "oeil du Maître", lui, surtout pas pas pour donner un ordre, le donne plutôt pour faire plaisir. point de zèle du dominant. de_ et déserté les Chez donc de violence, df Pas gibet. de ordre cassant» Pas de La mort a griffe^ . environs. Le "Louvre" du Sommeil n ' est pas "un charnier 251". vrai En véritable épicurien, le maître de ces lieux veut nulle peine du plaisir, mais, l f avoir, pour n'impose : le plaisir d 1 autrui semble la condition du sien : Jamais le chant des coqs., ni le bruit des clairons Ne viennent au travail inviter la Nature. Pas de travail. Pas de tripalium, de torture. Les Songes servent le Sommeil de plein gré, prévenance, - soucieux repos". qu3 ils sont Dans ce monde utopique, et avec beaucoup de de que le ne pas "troubler "vide du pouvoir" son - pour parler moderne - n 1 angoisse pas puisqu5 il y a plénitude du plaisir, 11 ordre existe cependant, et un ordre fécond : Je regardais rentrer et sortir ces merveilles : Telles vont au butin les nombreuses abeilles, Et tel, dans un état de fourmis composé, Le peuple rentre et sort en cent parts divisé. Cet ordre si remarquable trouble Acante, mais ne 11 empêche pas d 1 indiquer, en un mot, ce qui justifie le pouvoir du Sommeil : "Confus, je m 1 écriai : "Toi que chacun réclame"... Le pouvoir du Sommeil se fonde sur le désir de chacun, et non sur la force. Désir de chacun et non libre consentement de chacun. N!y voyons pas là une organisation démocratique. sait la critique lafontainienne On et classique de la démocratie252 » Le rapport du Sommeil aux songes, qui n1est pas un contrat 251. La Cour du lion, (VII,6),vers 15. social, est plus voisin de 11 amour que de la lucidité collective qu' exige une hypothétique démocratie. Le Sommeil plaît à tous, charme, apporte du bonheur, et il jouit quant à lui, librement, au milieu des douceurs. Il provoque des mouvements créateurs, comme celui de Vaux, mais il ne contraint pas. Il donne "languissamment" ses ordres, c'est-à-dire sans urgence (la langueur est lenteur), sans violence (la langueur est presque mollesse), et avec une sorte de volupté (la langueur est plaisir peut-être un peu las parce que -sans Illusions). Le premier fragment de Le Songe de ¥aux est ainsi porteur de l'image heureuse d'un dominant qui, sans souci, agit par amour et féconde par plaisir. N'oublions pas que Fouquet est régulièrement défini, chez La Fontaine, comme sachant aimer et se faire aimer 253 . N'oublions pas surtout qu ' au terme des trois fragments, les yeux de Sylvie se subsituent aux yeux d'Oronte, non pour les effacer, mais pour en dire la nature. Les deux poissons se plaisent dans la prison d'une eau qu'éclairent ces délices ambigus. 11 importe peu, pour nous, de savoir si Fouquet gouvernait vraiment ainsi. Nous ne sommes pas historiens. Le poète nfoblige d'ailleurs pas à le croire. L'essentiel, pour nous, c'est qu'une conception- lafontainnienne du bon dominant ait pu cristalliser autour d1Oronte, et non que Fouquet 1'ait incarnée exactement. Pour cette conception, yZ£; A. 252. Voir Les Grenouilles qui demandent un Roi 253. Voir l'Avertissement d'Adonis, O.P., p.798. bon dominant comparable songe. exerce, à Un pour qui le 11 approfondissement tel dominant désire, un délicieusement n s est peut-être charme fécond créatif qu5un du songe. La Fontaine le sait. L1 histoire est dure pour les songes. 2)Deuxi ême f ragment. Les quelques lignes de prose qui le précèdent justifient la page d!alexandrins qui précède elle-même le débat entre les fées. Annonce d f annonce d f un fragment.». Etrange appareillage qui manifeste le triple statut du texte. A)11 s 1 agit d1 abord d f un fragment de Le Songe de Vaux tel que La Fontaine voulait l f écrire avant 1661. 11 est adressé à Fouquet, protecteur du poète, comme témoignage d 1 admirâtive soumission. Depuis 1661, ce texte est un vestige. B) Il s 1 agit ensuite d1 un objet adressé à Ariste peut-être Pellison - homme pour lequel La Fontaine a du respect. Cet objet-texte est un échantillon de son art proposé par 11 auteur à un amateur de vers. Relation privée dont le pouvoir n f est pourtant pas absent : "C est à moi d f obéir, à vous de commander254" écrit La Fontaine. Mais cette relation de pouvoir, largement conventionnelle, est librement consentie et fondée sur l f estime. La Fontaine sait Ariste capable de Le Songe de Vaux, p.84. 255. Guère avant 1664, car cette lettre exige un temps assez long depuis 1661. Avant 1671 parce qu'avant 1'édition des fables 254. nouvelles. - 137 - le juger justement ses vers* Ensemble, la lettre et le fragment d 1 avant 1661 constituent une totalité qui peut dater des années 1664- 1670255. C) Le fragment de Le Songe de ¥aux des années 58-61, la lettre à Ariste, le texte initial en prose constituent ensemble une partie de Le Songe de Vaux de 1671 qui constitue lui-même une partie des Fables Nouvelles » Ces quelques pages, qui forment texte, ne s'adressent pas à un lecteur que privilégie son rang ou son mérite, mais à un public prévenu des malheurs de Fouquet. Ce public a sous les yeux le témoignage actuel (en 1671) d'une fidélité et l'éloge d'un dominant, qui était peut-être un bon dominant, et qui ne domine plus . Le triple statut de ce texte implique trois lectures superposées : celle de Fouquet, celle d1Ariste, celle du public de 1671.. Le premier lit essentiellement son panégyrique, le second un texte offert à son jugement esthétique, le troisième un texte qui suscite une réflexion politique256 . A ces lectures, il faudrait encore ajouter celle de La Fontaine relisant son texte257 et guidant par là ses lecteurs. Surtout, il faudrait observer que la dernière lecture - celle du public - lit les précédentes, tout comme la lecture d'Ariste lit la lecture d'ailleurs sans doute jamais effective - de Fouquet. C'est la dernière lecture qui nous intéresse ici essentiellement, parce qu'elle exige les autres, que les autres sont mises en page258 pour elle et qu'à son niveau seulement s'ordonne en son entier la thématique du bon dominant. Cette thématique sfélabore dès la préface des trois 256. Le public peut évidemment porter un jugement esthétique sur le texte. La Fontaine l8y invite d'ailleurs dans la préface. Cependant, l'indication même que cette lecture esthétique a été faite par Ariste, la publication du texte et son environnement invitent à une autre approche. 257. Il le relit explicitement deux fois ; pour Ariste et pour le public. 258. On ne peut pas dire ici mise en'scène. fragments, La Fontaine y déclare en effet qu'on avait découvert à Vaux un ëcrin sur le couvercle duquel le portrait du roi". Par mégarde, Oronte 53 se voyait avait laissé cet ëcrin se refermer mais on pouvait encore lire par dessous : Quand celle-là qui plus vaut qu'on la prise En fait de charme, et plus a de pouvoir259 Aux assistants, dans Vaux en mainte guise, De son bel art aura fait apparoir, Lors s 5 ouvrira 1s écrin de forme exquise Que Zirzimir forgea par grand savoir, Et 11 on verra le sens de la devise Qu'aucun mortel n'aura jamais su voir. Pour satisfaire à 1 '-in-tentioir'acr mage, et pour ' T1 accomplissement Le second fragment de Le Songe de Vaux - le débat entre Palatiane, Apellanire, Hortésie et Calllopëe - est un moment de ce concours. Il s'agit de savoir qui aura le portrait du roi : Je n'ai considéré que le portait d1Alcandre(..) Je serai riche assez pourvu qu'Alcandre m'aime261. Cette déclaration de Calllopëe indique assez qu'elle se soucie fort peu du reste de 1 ' écrin, des pierreries, du "diamant d'une beauté extraordinaire" et même de la devise. Ce portrait262 est le portrait d'un bon souverain protecteur d1Oronte et des Muses. Son apparition à Vaux manifeste qu'Alcandre y loge sans y être, qu'il sacralise par son image seule le sol et la maison. Découvrir ce portrait chez soi et, par suite le posséder, c'est avoir le roi près de.soi, non en effigie, mais en fait. 259. 260. 261. 262. Le 1 C est nous qui soulignons. Le Songe de Vaux, p.80. Ibid., p.95. Rappelons que Louis Marin a publié aux éditions de Minuit en 1981 Le Portait du roi. posséder, c'est dire qufon aime Alcandre, mais aussi, pins discrètement, laisser entendre qu5 on en est aime. C5 est établir du roi à soi des relations presque magiques. Oronte ne cache pas pareil trésor! 11 le montre, et se montre ainsi bon ministre entre le roi et le public. Surintendant, qui tient son pouvoir du roi, il fait circuler les signes (monétaires ou non) du pouvoir royal : par le concours qu'il organise, chacun verra l'image du bon roi* "Pour satisfaire à l'intention du mage" la possédera celle qui "plus vaut qu'on la prise / En fait de charme,* et plus a de pouvoir/ Aux assistants". Ce "charme", défini comme moyen df un pouvoir, ne tyrannise pas : des "assistants" ne sont pas des sujets. Ils désirent ce qui les charme, ce plaisir d'autant plus vif qu'on n'en peut rien saisir. De ce charme, la "devise" de 1 1 ëcrin - "je suis constant quoique j 1 en aime deux"- est comme l'emblème : elle est limpide mais mystérieuse, et la maladresse d'Oronte l'a rendue invisible, donc plus mystérieuse, donc plus charmante, puisqu'on la connaît sans pouvoir la lire : elle est l'absence, le songe... Elle éveille le désir et le maintient parce qu'elle est apparue et disparue, brillante et invisible, secrète et promise à 1'évidence.*. Le charme est contradictoire, insaisissable. Aussi la grâce est elle "plus belle encor que la beauté263", car la beauté est une perfection qui comble l'esprit, mais ne immobile, l'anime pas» La beauté demande la contemplation quand la grâce multiplie les délices inquiets. 263. Adonis, O.P., p.6. Pour emporter le portrait du roi, 11 architecture, puis la peinture, puis les jardins, puis la poésie, disent 1 1 une après l1autre leur pouvoir. L'ordre de leurs discours, loin d 5 être aléatoire, manifeste un allégement progressif des moyens et une apparence croissante de fragilité. Les moyens de Palatiane et sa solidité sont plus importants que ceux de Calllopëe. D' un côté "Colosses, monuments, cirques, amphithéâtres264", de 1? autre ni marbres ni ivoires, quelques mots seulement. Débat déjà du Chêne et du Roseau : "Contre les aquilons mon art vous sert d'appui265 " dit Palatiane à la peinture. Intermédiaire, celle-ci a moins de moyens que sa rivale mais elle peut écraser les jardins fragiles, soumis aux saisons : un tableau montrant l'hiver suffit pour relativiser leurs charmes. Après les triomphes spectaculaires de 1'architecture, la peinture, dont les toiles sont fragiles, a eu besoin de toute son éloquence pour s'affirmer aussi puissante que sa rivale. Il n'est pas sûr qu'elle emporte la conviction. En tout cas, après elle, le spectaculaire diminue encore : les séductions d'Hortësie, cette "beauté si frêle et si journalière266" se font discrètes. Surtout, alors que la peinture pouvait dire que "son art s'étend, sur tout 267" garantit influence* seulement La progression la se Hortësie bienfaisante profondeur de son fait donc vers toujours moins d'impressionnants triomphes. 264» 265. 266. 267. Le Songe de Vaux, p.86. Ibid., p.85* Voi r Le Chêne et le RoseauÇIa 2 2 ) . vers 10 : "Tout vous est aquilon; tout me semble zéphir". Ibid., p.92. Ibid.,p88. La poésie, qui semble être la fée la plus dénuée de moyens, porte cette logique à terme, et la renverse. Son art doit "cet écrin mériter", parce que, malgré sa faiblesse apparente, son pouvoir est le plus durable, le plus étendu et le plus pénétrant. Quant à sa valeur, même si les juges ne décident rien, la position de la harangue, sa force de conviction, les commentaires d 5Acante, tout indique sa primauté268* Le bon, ou plutôt même le meilleur, dominant n' est pas celui qui fait que "l'imagination se trouve effrayée269". Les significations esthétiques se doublent là de significations politiques. Elles sont indissociables. Palatiane et Hortésie figurent deux pôles contraires en art comme en politique. Alors que ses monuments imposent la force de la première, en voyant Hortésie, les juges ont "beaucoup de peine à ne pas se laisser corrompre aux charmes même de son silence270" . La poésie, quant à elle, tire son mérite de son dénuement même. Comme le Roseau, parce qu 1insaisissable, elle résiste au temps qui ruinera les pyramides. En 1671, et pas en 1658-1661, ne peut-on pas lire ici une critique 268. Dans la lettre à An'ste(p.84), dont c'est une des fonctions, La Fontaine annoçait par avance la 8§ supériorité de la poésie: Je n'ai point ce beau tour^ ce charme inexprimable/ Qui rend le dieu des vers sur tous autres aimables". 269. Le Songe de Vaux, p. 88 discrète, mais retorse, Le monarque est de Louis XIV ? 11 1 1 appui27111 de la poésie, mais, en 1671, depuis 1661, 1'argent va toujours davantage à la guerre et à 11 architecture. Les poètes ont les miettes « La Fontaine lui-même n f a guère bénéficié de la manne royale272 . Louis honore plus Palatiane que Calllopëe, le spectaculaire que le charmant. S 1 il avait dû décider de 11 attribution de son portrait, 11 architecture aurait eu de fortes chances. Aussi, les derniers mots de Calllopëe peuvent-ils s 1 entendre, en 1671, comme un appel ou une réserve : 11 Je serai riche assez pourvu qu1Alcandre m1aime". Louis XIV aime-t-il vraiment la poésie ? Aime-t-il celle de La Fontaine ? Rien n' est moins sûr. Ce que les lecteurs de 1671 entendirent, et ce que La Fontaine voulut leur faire entendre reste insaisissable. Comment ranimer 1 1 éphémère d'une lecture ? Rien n'interdit de penser, cependant, que cette lecture de Le Songe de Vaux était possible en 1671, et cette possibilité seule est capitale. L'identité des mots entre le texte publié en 1671 et le texte écrit avant 1661 n'empêche pas la différence. Pierre Ménard, dans la nouvelle de Borges, réécrit au vingtième siècle, sans en changer un mot, quelques pages du Quichotte :t 5ie texte de Cervantes et celui de Ménard sont verbalement identiques, mais le second est presque infiniment plus fiche, (Plus ambigu, diront ses détracteurs; mais 271. Ibid., p.93. 272. Il aurait reçu une bourse après le premier recueil des fables, bourse qu'il aurait perdue puis retrouvée..« 7"^^. ^-""^ _ ,Jl - 143 - s \ \ l'ambiguïté est une richesse») 273 Ce qui est vrai de deux textes identiques, mais d'auteurs différents, 1'est aussi quand texte et auteur sont identiques. Le Songe de Vaux de 1671 gagne en ambiguïté, Alcandre, qui n'était qu'un rêve, a eu le temps de régner. Pour que la critique politique contre Louis .XIV puisse naître de la réflexion esthétique, il faudrait être certain du sens de cette réflexion» Or, si nous avons pu montrer que le texte indiquait la supériorité de la poésie, avouons qu'à la fin, pour les juges, les choses sont ■"tellement égales" qu'il leur faut prolonger les épreuves. Spectateurs et lecteurs sont "suspendus dans l fattente d1autres merveilles". La victoire de la poésie resterait-elle incertaine, i incertitude qui interdirait la possibilité d'une lecture politique ? La forme du texte assure du contraire et, surtout, permet de mieux comprendre les enjeux. N 'oublions pas qu'il s'agit d'un fragment et que le fragment ne marque pas nécessairement l'échec d'une écriture,. Proposer un fragment au lecteur est, de soi, signifiant* De Pascal à Cioran la littérature est riche en fragments qui ne sont pas des impuissances d5 auteurs. Or, La Fontaine publie des fragments en indiquant bien que ce sont des fragments. Le fragment montre son inachèvement. 11 indique un-mouvement, un élan, mais il le brise. Il laisse un sillage d 1 abîmes. Du coup - du coup d! arrêt - il maintient, ou relance le désir. Le vide qui 273. Jorge Luis Borges : Fi étions. Collection Folio, Gallimard, 1974, p.49. - 144 - le suit est un appel., mais pas un abandon. Son silence est attente, espérance df"autres merveilles", plaisir. Voilà le charme : il est ce minimum, ce quasi néant, qui fait naître le plus grand plaisir* Or, pour obtenir le prix, "Cfest assez de causer le plaisir seulement274". Et ce silence est pure cause de plaisir. Rien de plus puissant que ses "charmes même275". C5 est la douceur de mon silence / plus que la force du discours" qui, selon Hortésie, peut vaincre même les transports. La réussite du texte, et donc de la poésie, et donc de Calliopée, c1 est de nous vaincre par ce silence, et donc par un rien. Aux colosses de 11 architecture, aux splendeurs de la peinture, aux ombrages multiples des jardins, aux discours même de la poésie, le texte oppose un bas de page blanche. Paradoxe : ce vide est riche infiniment "d'autres merveilles". La poésie triomphe dans la clôture exquise du propos, dans son effacement, rnmmm^ Mais si la poésie triomphe, le roi réel, Louis XIV, a-t- il bon goût ? Peut-il, sans faillir, préférer Palatiane ? Que signifie ce choix ? Glissements progressifs de l'esthétique au politique... Nous revoici dans les dédales précédents. En voici d'autres encore « Le silence ultime du texte ramène en effet au politique par un autre biais : à son /àmplpïlib, 2 f k , Le Songe de Vaux, p.87= 275. Le Songe de Vaux, p. 89 il fait voir esquisse le geste de dfOronte, signe* son seul geste, Le—silence—du—-feeefee—es-t—tan— rien—qu-i-souligne-~un—-riren-:—Mais—que—ne—disent—ii^~-paB -~enr&effî fe4re ? Alors que les juges relancent le concours où chacun voit une "nouvelle occasion de plaisir, Oronte lui-même sembla lfapprouver par un léger mouvement de tête". Légèreté, silence, multiplication d5 ambiguïtés... Ce geste ouvre les possibles, permet les merveilles, n'oblige à aucune, ne ferme rien. Geste minimum, comme le clinamen de Lucrèce. Ce geste est ce sans.quoi rien ne peut advenir. Or, rien n9 advient sinon lfattente puisque le texte s'immobilise. Merveille du fragment : cfest ainsi que les songes commencent..« Alors qu'un autre roi - le sien - brillera davantage mais tuera, taire. Pendant dominant, tout débat. le débat maître de lui, parole est pouvoir. Alcandre, Oronte, des roi-silence, fées, l'on veut, est a su se pas un mot. ne parle guère car il Toute intervention, si fera plus de bruit, Le bon sait que sa par soi, tuerait le encore plus silencieux, t et donc encore moins directif. Il est une image, un signe pur, découvert mystérieusement dans les fondations de Vaux. / Un roi devenu portrait... La Fontaine sait bien qu'après r. | 1661 Louis XIV est sorti du cadre. Son texte fait entendre ce silence d 1 Alcandre, \ dfOronte. encore- celui continue, soit combat Ce dernier ce qui l'approfondit. de d ' Hortésie, discours, en est commme Le texte entier, médite sur le et plus encore celui d f Oronte, et plus la basse bien qu'il U j silence. Celui s'y opposent à la bruyante ostentation de Palatiane. Mais silence ne signifie - 146 pas absence, ou mort. Silence signifie ici abstention volontaire, retenue, désir de ne pas écraser sous les signes. Le bon maître, le plus grand art, n' imposent pas leur spectacle. Ici encore, le roi-soleil est 11 inverse d1Oronte. Le bon dominant est paradoxal. qu1 il ne pouvoir. s1 exhibe pas» Si Charles A la limite, Quint et 11 est d1autant meilleur le bon pouvoir nie Dioclëtien ont le une vraie c1est grandeur, qu3 ils ont su quitter les grandeurs. Hortésie est la mieux placée pour le dire : Mes dons ont occupé les mains D1un empereur sur tous habile, Et le plus sage des humains Vint chez moi chercher un asile; Charles, d? un semblable dessein Se venant jeter dans mon sein, Fit voir qu!il était plus qu'un homme L1 un deux pour mes ombrages verts A quitté 11 empire de Rome, L ! autre celui de 11 Univers276 f . : Voilà un thème récurrent de 11 oeuvre lafontainienne, thème qui n 1 est pas neuf dans la littérature277 mais qu! il a savamment et touj ours modulé : le bon dominaht est attiré par la retraite : retraite du berger, retraite du solitaire du livre XII, retraite du vizir qui "quelquefois cherchait la solitude278". On aperçoit le problème : quiconque se retire, s1 éloigne du pouvoir. La retraite contredit la maîtrise : aussi, 276. Ibid., p.89-90. 277. Platon, dans La République^ soul ïgnai t déjà que ceux qui l'avoir. 278. Le Songe d'un habitant du Mogol,(XI,4), vers 16. le vizir se retire-1- il sont dignes du pouvoi r répugnent à "quelquefois11 seulement. Dans notre pas fragment de Le Songe Vaux, il s1 agit ne de retraite, mais de retrait. conserve son début de rôle, Oronte ne fuit pas mais on évoque le ne le la scène, voit il guère. Au du texte, La Fontaine "riche balustre", les ne pas juges, les fées, Oronte. Où est- il ? "lit la On compagnie, ne sait. mais Nous, ne il sommes montre pas en un de justice" : tout ne s1 ordonne pas ostensiblement autour du maître. Oronte, par sa discrétion, par 1'absence de pompe le concernant, laisse aller les débats minimise sa présence. A la limite, et pourtant, serait invisible, selon leur rythme « il n fexiste presque plus, il persiste. Pour La Fontaine, cet" émetteur de 11 le bon dominant, signes" minimum, presque nécessairement ambigu, mais indispensable pour assurer la poursuite du mouvement, l'harmonie dynamique des échanges. Le bon dominant tend à être ce minimum qui permet au maximum la communion et l'attente "d'autres merveilles". Ne cherchons pas là l'espoir d'un futur 15 Etat". de Voyons-y plutôt la "dépérissement nostalgie d'un système ancien, féodal, où le roi serait plus un signe qu'un maître. Les premiers rois de France étaient moins les dominateurs de la France que le sceau, de son unité. C'est parce qu'ils n'ont plus voulu être des signes, Capétiens ont édifié mais des maîtres, l'absolutisme. que les Alcandre ne s'est pas contenté longtemps d'être un portait trouvé dans le château de Vaux, il s'est emparé du château, du maître, et, par là, de tout• . . . Les nostalgies de La Fontaine, qu'on reconnaît à son goût ne pas à pour 11 esthétique, deux - 148 le parler elles domaines sont ne ancien, politiques, ou 1f histoire, rend : les d 5un rêve Louis XIV, et La Fontaine fut et donc à la critique, "contemporain51 si limitent plutôt Il mais ont imposé une autre loi, renvoyé à ses nostalgies, ou se distinguent pas. monde où les maîtres écoutent et suscitent les débats, se depuis qui nous le Louis XIV, nous avons beaucoup vu nuire les.maîtres-parleurs I Oronte n' est pas de ceux-là. Il sait se taire. S'il émet un signe, celui-ci reste ambigu. Juges et public gardent le choix des interprétations, et ils choisissent évidemment la plus agréable. Sans Imposer le sens, Oronte émet le signe minimum qui le permet. Rien ne fonctionnerait en son absence, mais il ne maîtrise rien : si tout passe par lui, il relance seulement le mouvement. Oronte a à peine l'initiative du du signe qu5 il émet. Comme le Sommeil premier fragment, il agit, "languissamment", sans doute. Nous sommes ardemment permet loin du Soleil, sa présence. versaillais ou pas, Ici, l'échange. Ne le dominant sert reconnaît-on qui Impose le public. pas, Il transférée des aliments aux signes, la conception organiiciste que véhicule l'antique fable Les Membres et 11 Estomac ? Ceci peut s'appliquer à la grandeur royale* Elle reçoit et donne et la chose est égale. Tout travaille pour elle, et réciproquement Tout tire d'elle l'aliment279. Nous étudierons ailleurs la version ambiguë que La Fontaine donne de cette fable. Etude nécessaire car ce texte du 279. Les Membres et l'Estomac, (III, 1), vers 24-27. - III, s'il vante organicïste, la 149 - apparemment met en Livre la situation, conception et montre comment elle sert les maîtres. Dans le second fragment de Le Songe de Vaux et de 1671, on aperçoit aussi cette conception ce retournement Avant 1661, Fontaine, même s1 il le retournement n'existait pas. en faisait un songe, La pouvait peut-être encore croire aux chances réelles d?un bon pouvoir. En 1671, après la chute du Surintendant, et la Fourmi, seigneur, de du Les la publication de La Cigale dfun paysan qui Conte Membres avait 11 Estomac, et offensé il son sait que cette conception est songe ou mensonge. Le texte de 1661 n'en a que plus de valeur. "Son ambiguïté devient une richesse" dirait Borges. La conception du pouvoir qu5 il véhicule conserve en effet une efficacité politique « patricien, De même qu5 elle aida Ménënius à rétablir 11 ordre elle peut servir, sous la plume d ' un quasi opposant, qui pour dénoncer, par en dessous, un maître toujours Reynie brille, intervient, et demande à La de surveiller les vies privées. Cette critique présente se un df autant lit débat où mieux le que le maître, texte constamment silencieux, nfintervient qu1 à peine, tandis quf un roi de une image rêve, Alcandre, figure^seulement comme désirable, un portrait que tous veulent avoir. débat et ce jugement, le pour appuyer le sentiment général, jugement du en 1671, procès Ce viennent après les débats et Fouquet. Les historiens ont assez raconté les interventions royales, leur maladresse, leur impudence, ses les menaces qui pesèrent fidèles... Nous sur le Surintendant et n'y reviendrons pas. La discrétion - 150 ds Oronte dans le débat des juges et des fées est 11 inverse exact de la machination dont Fouquet fut lfobjet. Encore une fois, le texte de 1661 ne pouvait pas signifier cela, mais le texte de 1671, quoique identique - ce qui, après tout, n'est pas prouvé280 - ne pouvait pas ne pas être lu en référence aux événements. Ce texte souligne 11 indépendance que laisse aux juges le dominant. Dire cela n' est pas lire La Fontaine à travers Montesquieu : au dix-septième siècle - durant la Fronde spécialement - cette indépendance fut l'objet d'un âpre débat. Or, dès 11 Avertissement, La Fontaine indique que le portrait "serait donné par des juges 281" et non par Oronte qui le possède pourtant. De plus, le début du second fragment insiste sur la présence des juges "un peu éloignés de la compagnie", alors qu'il ne dit rien dfOronte. Enfin, c'est un des juges qui prononce l'arrêt tandis que le maître de Vaux se contente de paraître approuver. Nous sommes loin des pratiques royales : achat de juges, nominations spéciales, intimidations, aggravation inouie du verdict282 ... Oronte, qui a proposé le concours, respecte les juges et tout indique qu'il acceptera leur jugement. Encore une fois, La Fontaine n'avait pas besoin de prolonger le fragment : ses dernières lignes suffisent. Maître silencieux, Oronte sait susciter les débats : débats des juges, débats des fées, débats des amis que 1 ' on retrouvera (à 280. Nous n'avons aucun manuscrit du texte datant d8avant 1661. Nous sommes obligés de faire confiance à La Fontaine quand il nous dit avoir tout écrit à cette époque, mais rien n'est certain. 281. Le Songe de Vaux, p.80. 282. Daniel Dessert dans son Fouquet déjà cité donne tous les détails utiles p.231-301. - 151 - l'identique ?) Les Fées dans Psyché. Les juges parlent.. discourent et disputent. Les amis et le public s1 entretiennent : "Cette contestation des deux fées, et le souvenir de ce que les autres avalent dit, ■ embarrassèrent les juges de telle sorte qu5 Ils se parlèrent près d'un quart d1heure sans rien résoudre. Cependant le reste de la compagnie s1 entretenait aussi de cette action, au moins il me le sembla; car les uns et les autres parlaient trop bas, et nous étions trop éloignés pour en rien entendre 283". Prolifération de propos : le silence d8 Oronte permet ces libres jeux de paroles qui s'opposent, se superposent, se mêlent diversement. Par le commentaire d!Acante, le texte, tissu de toutes les voix, fait entendre cette multiplicité vivante qui compose ensemble la pluralité. Que certains propos soient presque Inaudibles importe peu, puisque leur existence, par elle-même, vaut infiniment. Par son initiative et surtout par son silence, Oronte a su créer un espace de liberté que sa présence protège, voire sacralise, sans jamais le réduire. Peut-être décèle-t-on dans ce concours de paroles quelque nostalgie des académies dont Alain Viala analyse la multiplication pendant le premier XVIIème siècle284. On y entend, en effet, quelque chose comme une "conférence académique", une de ces "conversations réglées", dont La Fontaine dira, au début de Psyché, le peu de bien qu'il pense quand il choisira de faire les quatre amis, dans Versailles, mais converser à distance respectable de "1'oeil du Maître". Aucune réserve, dans Le Songe de 283. Le Songe de Vaux, p.96. 284. Alain Viala ; Naissance de l8écrivain, Editions de Minuit, 1985, p.15-51. - 152 - Vaux, pour ces "conversations réglées285" qu1Oronte préside sans les diriger. La présence de ce dernier n1interdit pas le charme de 11 incertitude et des retournements. Toutes les voix se font entendre. Alain Viala a montré comment la monarchie louis-quatorzienne a su réduire le nombre des académies, et surtout contrôler les survivantes, mais, avant 1661, il était encore possible d'y croire et, vers 1671, dfen rêver286. Si ce rapprochement avec les académies peut n' être qu'une piste illusoire, la fonction d3Oronte est certaine : ce dominant suscite des paroles diverses, provoque le pluriel, sait produire un espace de liberté, c1est-à-dire protégé des autres et de lui-même. Il évite aussi que s'installent le désordre et le bruit. Son "léger mouvement de tête", à la fin, s'il relance les plaisirs, rétablit d'abord un certain ordre : La contestation entre les Fées, l'incertitude des juges., les murmures divers et peu audibles du public, tout cela pouvait créer le trouble, mais un geste infime, en appuyant les juges, assure un ordre mouvant, qui peut sans cesse donner des plaisirs, comme "le courant d1 une onde pure". L'ouverture qu'autorise le "mouvement" d !Oronte ramène au commandement languissant du Sommeil, lorsqu 1 il demandait à son peuple de multiplier les merveilles pour répondre au désir d'Acante. 285. Les Amours de Psyché et de Cupidon, CD., p. 127. 286. Un des aspects intéressants de ce second fragment est de proposer un espace de parole qui tient de l 1 Académie ou d3un Parlement. Quelques vers, vite interrompus, indiquaient 1f essor d1architectures superbement diverses, La Fontaine cessant d'écrire, ouvrant ainsi la voie au songe, dès qu1 il avait suggéré le mouvement. Oronte retrouve la position qu'occupait le Sommeil. Ces deux figures, 11une historique, l1autre symbolique, composent ensemble 11 image d5 un bon dominant, dont les initiatives mesurées procurent au public (Acante seul ou toute une assistance) diverses "occasions de plaisir", en favorisant à la fois 11 ordre et le mouvement, l'un et le multiple, la réalité de merveilleux ouvrages et le songe. Le Sommeil', et Oronte sont des oxymores, ces résolutions paradisiaques des contraires tant prisées par les écrivains baroques. Dans le texte de Le Songe de Vaux, ils sont en effet un mimimum- maximum de pouvoir, (languissante) un , sommeilune éveilf une présence-absence, volonté un Involontaire silence-parole, un songe-non songe, ou un non songe-songe. En somme, ils sont un pouvoir-non pouvoir qui associe, selon la rime capitale de la lettre à Ariste, 13 art et le hasard287, la multitude des occasions de plaisir et l'organisation, le spectacle et 1'intériorisation. Ces oxymores ne sont pas j eu gratuit . En construisant ces figures, dont la vérité historique importe moins que leur efficacité littéraire, La Fontaine donne à penser le réel : que le 1 287. Cette rime fonde à la fois l esthétique de Le Songe de Vaux tel qu'il est publié en 1671, et la pensée poli t i que qui s'y 1 1 dessine : Oronte, bon dominant, permet à l'art et au hasard de s associer harmonieusement, par exemple dans l imprévisible, mai s pourtant ordonné, concours entre les quatre fées. lecteur opposants compare et ces un roi qui résolutions anéantit paradisiaques ses des contraires, il lira mieux le Qu 1 il réel... compare ce roi qui met en prison son ministre et Oronte qui accueille des poissons "prison volontaire288", dans une Il pourra entreprendre une méditation sur deux logiques de pouvoir... Tant d5oxymores Fontaine dit à renvoie à la forme du livre. qu1 on Ariste ne trouve pas Quand La chez lui "cet heureux art/ Qui cache ce qu3 il est et ressemble au hasard", 11 se de la moque : il n'y a composition de Le Songe de Vaux, pas meilleure définition tel qu1il paraît en 1671. .Art ou hasard ? Bien plutôt art et hasard, un art qui a 1 1 air du hasard pour mieux dire dans 11 art que 11 apparence de hasard, que rien n'importe plus puisque 11 art n1 a la beauté du monde, ou le monde la beauté de l'art.que si l'art ' J au hasard se mêle sans que surtout jamais s'en mêle le trivial pouvoir des puissants. Sagesse épicurienne^? Nous y reviendrons. 3) Troisième fragment Que des personnes s 1 enferment dans une "prison volontaire", voilà qui, pour n'être pas exceptionnel, paraît paradoxal. Que ces personnes soient des poissons de mer, cela ajoute au paradoxe. Quoi de plus libre que des poissons "qui nagent en grand 1eau" ? Mais que ces poissons parlent, et nous sommes en plein .pays de fantaisie. La Fontaine s'amuse. Tout ici va être jeu, plaisir, "merveilles", chatoiements de l'intelligence : après avoir longtemps parlé, le subtil esturgeon rappelle que sa langue est "laconique 288. Troisième fragment de Le Songe de Vaux, O.D., p. 97. extrêmement11 et qu1 11 Ne parle-t-il pas ? 155 on lf apprend fort aisément"... Parle-t-il ? La raison se trouble parmi le cristal : ce sont déjà Les Fables qui s 1 annoncent « Début de L1 Avertissement : "C1 est assez de ces deux échantillons pour consulter le public sur ce qu'il y a de sérieux dans mon songe; il faut maintenant que je le consulte sur ce qu fil y a de galant"« Curieux emploi de sérieux, et tout aussi curieux emploi de "galant 11. Qu'est-ce exactement que le galant ? Au XVIlême siècle, le terme est fort difficile à définir, mais La Fontaine propose ici de le penser par opposition au sérieux et son texte ensuite permet de comprendre qu'il concerne le fictif, le jeu gracieux, subtil de l'esprit et, bien sûr, l'amour. Nous voici en effet dans la fable,, là où les poissons parlent, dans le mythe, quand Neptune s'occupe de Vaux, mais nous voici également parmi les bergeries avec 1'"adorable Sylvie". Nous avons quitté le monde des deux premiers fragments, un monde qui n'était pas plus réel que celui-ci, mais dont les dieux ou les fées n ' appartiennent pas au registre de la pure fantaisie« Les Muses ont littérairement, selon toute tradition, une réalité, les poissons qui parlent n' en ont pas. Les poissons qui s'enferment dans une prison volontaire pas davantage. L'esturgeon prend en compte la surprise de son auditeur ïf/ j pue des poissons, qui nagent en grand'eau, C S'en aillent si loin se faire Une e prison volontaire, l Et renoncent pour elle à leur pays natal, a vous semble nouveau j/^ f■ , -\ .... . Puand la prison serait un palais de cristal» 0^ ^r ; r En effet, il n'est personne Qui d1 abord ne s'/étonne289. Pour parler _ comme La Boétie, la servitude du poisson est volontaire. Il n'a jamais été, comme la Cigale, contraint d'aller "crier famine" chez un maître potentiel : ;.6e n'est :: ¥ pas la faim qui nous a fait sortir ""' """'ÎDu lieu de notre naissance; Sans nous vanter, et sans mentir, Nous y trouvions en abondance De quoi soûler nos appétits. Ces vers montrent le souci qu'a La Fontaine d'être rigoureux ne se quand -il s'agit de relation de pouvoir. fonde pas Oronte et sur un déséquilibre l'esturgeon. initial Celle-ci et vital entre Rien ne manquait au poisson qui pût le contraindre à nager dans Vaux. Il n'y trouve même pas les plaisirs de l'exotisme ou les charmes de quelque utopie _Si les gros nous mangeaient, l'on fait en France. : nous mangions les petits Ainsi que Attaque de moraliste bien sûr, comme on en lira tant dans Les Fables, mais aussi précision capitale sur l'esturgeon et, par lui, sur la relation de pouvoir : ce poisson ne s'en laisse pas conter, à 11 inverse de ses congénères du futur Livre X 290. S'il reste chez Oronte, chez un "gros", c'est en connaissance- de cause. Cette lucidité ne vaut 289. Ibid.,p97-98. 290. Voir les Poissons et le Cormoran,(X,5). pas- comme indication psychologique, elle est essentielle au paradoxe de sa prison : si 15 esturgeon ssillusionnait, comme les Poissons victimes du Cormoran, sa prison volontaire n !aurait pas d'intérêt. L'étonnant, le merveilleux, c1 est quE un être lucide accepte une prison» On ne peut même pas dire qu'il y séjourne pour obéir au "maître des vents". Ce dernier, pour témoigner de son estime, lui avait ordonné de porter des présents à Oronte, mais il ne lui avait pas demandé de s'offrir à lui et dé peupler ses bassins, comme il finit par l'envisager. Si, avec le saumon, l'esturgeon s'installe dans le "carré d'eau", c1est qu'Oronte lui paraît- un excellent dominant. On peut en repérer quatre caractéristiques - 1) : Ce dominant est protecteur Oronte chez qui les poissons furent "par bonheur portés", les protège des intentions peut-être dangereuses des pêcheurs. Il leur assure le nécessaire et contrairement au Cormoran, ne les stocke pas pour les manger. Il est vrai qu'il n'en a pas besoin. - 2 ) Ce dominant" émerveille L'esturgeon insiste sur les merveilles de Vaux dont la description aurait ravi Thétys. programme fixé par Le texte accomplit ainsi le Fouquet, mais n'oublions pas que ces merveilles constituent une double sécurité pour l'esturgeon : témoignent elles du bon goût d f Oronte qui ne se perdra pas en croquant qu'il n'a ses pas hôtes, et, surtout, elles garantissent besoin de poissons pour subsister. Oronte n'est pas un vieux cormoran affamé. Son opulence garantit la - 158 sécurité de ses "prisonniers". Aussi 11 esturgeon (et La Fontaine) la loue sans basse flatterie : il ne voit aucun scandale en elle, comme 1'y verrait peut-être un moderne, et naturellement pas le pillage de 1 ' Etat comme a voulu l'y voir Colbert. Les merveilles, qui permettent le songe, conditionnent ici la bonté du pouvoir, et la sécurité des faibles « On a parfois cru que La Fontaine pensait contradictoirement La Fourmi. D'un côté, en effet, il la louerait pour son travail acharné 291, tandis que, d'un autre, il la condamnerait pour son ignominie. La pensée est pourtant la même : c'est parce qu'elle travaille, parce qu'elle est une gagne-petit, que la Fourmi est terrible pour la Cigale. La chanteuse n'aurait pas dû frapper chez sa voisine, mais chez un grand seigneur. C'est à peu près ce que fit La Fontaine. - 3 ) n5 aliène pas la liberté Ce dominant La puissance d'Oronte n'est pas contrainte pour ses hôtes. Sëj our ou départ, tout dépend de leur désir, et ils pourraient, par la cascade et 1' Anqueuil, s ' en aller à 1'Océan. L1 esturgeon envisage pourtant de ne pas quitter les lieux : Quant à moi, j'ai bonne envie De n'en bouger de ma vie. Il est vrai qu ' il peut nager à son aise, et surtout parler sans surveillance prétendre avec contrôler 291. La Mouche et la Fourmi,(IV,5), ses les promeneurs. hôtes, les a Oronte, simplement sans confiés le Poème de la Captivité de Saint Malc, O.P., p.57. à "monsieur Courtois" dont le nom est tout un programme. Sans vraiment. 4) Ce dominant est aimable cette La dernière- caractéristique, prison est non rien ne vaudrait seulement une "prison volontaire", mais une "aimable prison", et c'est cela qui retient les deux poissons : On y voit souvent- -les yeux De 11 adorable Sylvie-. Le contexte et les fragments non publiés démontrent que cette Sylvie est la jeune292 Marie-Madeleine de Cas tille, madame Fouquet. Attention galante : Le futur grand écrivain "sait déjà bien son métier293". Mais pourquoi réduire ce passageê à de petits vers "galants", à d3 élégantes fadaises ?\ Par sa position privilégiée, à la fin de Le Songe de Vaux (de 1671) n5 aj oute-1-il pas un trait nouveau, et décisif, à la conception du bon dominant ? Après s1 être effacé devant monsieur Courtois, Oronte laisse place à Sylvie. Il ne suffit pas d8 être courtois, Il faut encore être aimable, "galant". Il ne suffit surtout pas d1être homme, il faut être femme. Sylvie c'est Oronte, en tant qu'il est homme-femme, non qu'il soit, bien entendu, un inverti, mais parce qu'il est cette figure oontradietoire, oxymorique d'un bon dominant, c'est-à-dire d'un dominant qui ne 1 ' est pas tout en l'étant. 11 est un homme qui une femme -tout n1 est pas un homme en n'étant pas- une tout en étant femme, est ou bien une femme qui une femme. Figure non. pas simplement 292. Elle a vingt quatre ans au plus quand La Fontaine écrit ces vers. 293. Voir Le Loup et le Chien maigre, (IX,10)# vers 32. ambiguë, mais absolument pas ici la devise de 1 1 et contradictoirement double. Ne retrouve-bon ëcrin : "Je suis deux" ? Oronte pourrait déclarer : constant, quoique j ' en aime "je suis un quoique deux". Les vers ultimes de Le Songe de Vaux disent ainsi 1'essentiel sur le "bon dominant". Par Sylvie, Oronte est présent quoique absent, mais aussi absent quoique présent» Présent, le dominant est toujours dangereux, absent, il n f existe pas. Le bon dominant est une présence-absence ou une absence-présence. Autre caractéristique double : il voit et il est vu. On le voit voir, il nous voit voir. Les regards se croisent, s 1 équilibrent sans que "1'oeil du Maître" jamais ne tue : "On y voit souvent les yeux"... On y volt ce qui nous voit le voir nous voir... Echange infini, égalité, transparence. Des yeux il n'y a pas de masque, de voile, de Sylvie au regard de 15 esturgeon, mais le cristal d'une onde pure. Là où les maîtres d'ordinaire, et les faibles qui les craignent, multiplient les ombres, 1'esturgeon baigne dans le cristal. Sa transparence est double, et, par là, riche de possibles. Il peut voir autant qu'être vu, tandis que la transparence où nagent les victimes du Cormoran n 'a qu ' un sens : le Cormoran seul peut voir, Le bon dominant maintient et crée cette double transparence, vitale, et qu'il faut distinguer de la transparence mortelle qu'instaurent les maîtres quand ils veulent, comme le Lion, "connaître " leurs "Vassaux de toute nature294" , Tout cela resterait sans valeur, comme inanimé, si le bon dominant n!était aimable, si ses yeux n'étaient délicieux à voir, séduisants sans pièges, purs plaisirs, La métamorphose d 5Oronte en Sylvie, ou plutôt l'apparition d'un Oronte-Sylvie ou d'une Sylvie-Oronte, prend ici tout son sens. L'homme de bon pouvoir est femme en tant qu'il plaît, et cette femme, qu'il est, et qu'il n'est pas, comme le fleuve d'Heraclite, donne, mais pas toujours, dans l'occasion, aux coeurs et aux esprits, "suspendus dans l'attente d'autres merveilles295" des bonheurs délicats. "Vous les contraignez par une douce violence de vous aimer296" écrit La Fontaine à Fouquet, et voilà encore un bel oxymore. Quant à "11 adorable Sylvie", avec 1'oreille d5 un Francis Ponge, ne peut-on pas entendre en ce vers, un mélange d'eau et d'eldorado, d'Adonis et d'adoration, de ^transparence, de merveilles, et de plaisir ? Lecture sans doute arbitraire, mais -riche de multiples • songes. Après tout, au bord d'un pur cristal, Sylvie n'est-elle pas un prénom de forêts ? 294. 295. 296. La Cour du Lion,(VII, 6). H faut rapprocher la fin de II et la fin de III. Avertissement d'Adonis, O.P., p.798. Avec ces vers si riches, La Fontaine a dit tout ce qu ' il avait décidé de dire. Reste évidemment ce qu'il lui faut "laisser à penser", le songe, toutes cheminements les d'Acante lectures et et du les relectures, les lecteur dans les allées du parc pour y entendre, montant du pur cristal, par les plus divers "truchements297", sans cesse des paroles nouvelles'. Ces derniers vers sont le point ultime du texte de 1671, mais il ne le clôturent pas. Ils en sont plutôt le point culmimant, aboutissement et attente d5"autres merveilles". Comme le Sommeil, comme Oronte, comme 15 esturgeon même, La Fontaine paraît suggérer la possibilité d1autres accomplissements : le véritable bon dominant, le seul qui soit effectif sans être une personne, ne serait-il pas 1'art ? L5 ouvrage entier ne serait-il pas le songe de lui-même ? Songe d'un songe qui se songe.... En tout cas, le Sommeil, Oronte, l'esturgeon et les beaux yeux de Sylvie, mais surtout l'écrivain lui-même laissent, et chaque fois davantage, dans l'attente d'autres merveilles, qu'elles soient d'architecture, de spectacle, de charme, ou de littérature... Le Songe de Vaux est ainsi un inachèvement achevé, une oeuvre toujours en suspension. Nous avons tenté de montrer la cohérence des trois fragments et des textes périphériques, publiés en 1671. Nous avons essayé de prouver qu'il s'agit d'une oeuvre cohérente, à lire' comme un tout, un texte qui n'est pas, tout en l'étant, un fragment de Le Songe de Vaux de 16 61 (au plus tard), un texte surtout qui s'intègre dans l'ensemble complet des Fables nouvelles. Nous avons aussi cherché à convaincre que cette oeuvre s'ordonne autour de la figure problématique du bon dominant» Cela ne suffit pas. Il nous faut encore 297. Le Songe de Vaux, p.97. Pensons aussi que La Fontaine se définira comme "truchement de peuple divers" dans l1 Epilogue du second recueil. - 163 - montrer que La Fontaine avait, en 1671, de solides raisons pour ne pas publier des fragments très certainement déjà écrits, et qu 1 on publia, bien après sa mort, en 1729* Nous devons donc vérifier essentiellement que, par rapport à la problématique du bon' dominant, ces fragments sont redondants ou étrangers. Si nous le pouvions vérifier, nous renforcerions, par. retour, la vraisemblance des thèses précédentes, noua, verrions mieux comment La Fontaine a fait du nouveau avec du vieux, du très nouveau même, malgré 1'apparence et sa finaude modestie, en choisissant sciemment parmi le vieux (trois textes sur neuf) et en ordonnant subtilement ce choix» Comment des morceaux choisis deviennent un morceaujfej^iQiz... Notre méthode sera simple. Nous lirons l'un après l'autre, dans l'ordre accepté par Clarac, ces six fragments. Nous croyons que leur lecture convaincra qu'ils ne sont pas., littérairement, inférieurs à ceux que La Fontaine a publiés, que les raisons de son. choix ne sont donc pas simplement esthétiques, mais qu'elles s'ordonnent autour d'un projet complexe dans lequel s'associent réflexion politique et réflexion sur la littérature, ses formes, ses enjeux et, tout particulièrement - ce qui est passionnant en ces temps qu'on dit classiques - réflexion sur 1'inachèvement. Qua tri ème f ragmen t : Comment Sylvie honora de sa présence les dernières chansons d'un cygne qui se mourait, et des aventures du cygne-. Le titre est fort beau, le texte ne i1 est pas moins, et il annonce même, à coté d'autres merveilles298" un genre dans lequel La Fontaine excellera, la poésie philosophique. Trois ensembles dans ce fragment : un concours de chant, en présence de Sylvie et de ses nymphes, entre un cygne mourant et le chanteur Lambert» Malgré la beauté du chant de 1 ' oiseau "il fut jugé de beaucoup inférieur à Lambert299", à propos de ce cygne, un exposé de Lycidas sur la métempsycose, première trace de ce thème chez La Fontaine. un éloge d f Oronte et de Sylvie, protecteurs éclairés de 11 art : Apollon a juré de ne plus faire de vers que quand Oronte et Sylvie le souhaiteront300 . Notons immédiatement que le second passage, qui contredit d'ailleurs la pensée ultérieure de La Fontaine 301 est sans rapport avec la problématique du bon dominant. C'est un passage inutile au texte de 1671. Le concours' de chant et l'éloge ultime d'Oronte et de Sylvie participent de la problématique centrale en 1671. Le bon dominant protège la poésie et, plus largement, les arts. Mais cela n'est-il pas dit dans le deuxième fragment ? Le concours entre le cygne et Lambert, du point de vue qui nous occupe, ne. répète-il pas- le concours des fées ? L 1 extrême beauté de cette page, l'émotion qu'on peut ressentir à imaginer les juges, 298. Le Songe de Vaux, p. dans 104 : Sylvie, parmi ses et un ce fragment finit comme le. fragment 1 11, par 1 annonce d'autres merveilles, ce qui confirme le rôle essentiel de cette relance permanente dans le Songe de Vaux 299 „ Ibid., p. 101. 300. nymphes Ibid., p. 103. 301. La Souris métamorphosée en F i l l e (IX,7) grand parc, an bord d5 un canal, écoutant le cygne et Lambert, n5 y change rien. Ce texte, sûrement justifié avant 1661, ne l'est plus en 1671. Formé de redondances ou de thèmes étrangers à la problématique du bon dominant, le fragment IV tout entier n'était pas nécessaire aux Fables nouvelles. Fragment V : Acante, au sortir de l'apothéose d'Hercule, est mené dans une chambre où les Muses lui apparaissent* Ce fragment est consacré aux Muses, et l'on peut lire, à leur propos, quelques-uns des plus beaux vers de La ■Fontaine : Muses, qu'avez-vous fait de ces jupes volantes Avec quoi dans les bois sans jamais vous lasser, Parmi la cour de Faune on vous voyait danser302 ? " On y peut même lire un témoignage capital sur les inquiétudes 'de La Fontaine, - et admirable - soucieux pour son art, impatient de parvenir enfin à dire la beauté : Hélas! dis-je, pour moi je n5 ai rien fait encor; Je ne suis qu'écoutant parmi tant de merveilles : Me sera-1-il permis d5 y joindre aussi mes veilles ? Quand aurai-je ma part d5 un si doux entretien ? Vers superbes, dont la qualité ne saurait être discutée. Ces passages, et quelques autres, valent mieux que certains badinages publiés dans les Fables nouvelles. La Fontaine, qui n'a pourtant pas publié ce quatrième fragment, ne 1'ignorait sûrement pas. Ce texte concerne la problématique du bon dominant, mais il ne lui ajoute rien. On y lit que les Muses s 1 occupent d 1 Oronte , qu 3 "elles font résonner sa gloire et son mérite11 et qu 5 Oronte "les avait logées dans 11 une des plus belles chambres de son palais". Tout cela, les fragments II et III le disaient déjà. L 8 évocation de la peinture même et des beautés de Vaux était tout entière impliquée par les discours d'Apellanire. Pourquoi se répéter ? Pourquoi surtout insister trop, et de manière presque provocante sur le nom d f Oronte qui sans cesse revient dans ces pages, alors qu'il reste rare, malgré son émergence progressive, dans les fragments publiés ? La Fontaine laissa ces pages, fort belles, dans ses tiroirs. Sixième fragment : Danse de 11 amour 302. Ibid., p.104. - 117 - Le titre seul indique assez combien ce texte concerne peu la problématique d'ensemble de 1671. On y rencontre Sylvie, mais comme belle seulement, avec Aminte, dans un défi d'amour. La Fontaine , s'il visait une cohérence lisible, ne devait pas intégrer ces vers dans le texte des Fables Nouvelles. Septième fragment : Acante se promène à la cascade, et les singulières faveurs qu'il y reçut du sommeil. Nous retrouvons Acante et ses promenades, mais la nuit, ou plutôt à 1'aube, près de la cascade. Sans doute n'est - il pas loin du saumon et de 1 ' esturgeon, mais c ! est Aminte qu'il rencontre. Devant la belle, d'abord endormie, il oublie vite "Il semblait Oronte et son pouvoir : que mon fût accourue tout entière dans mes yeux. Je ne songeai 167 plus ni à cascades ni à fontaines; et comme, au commencement de mon songe, j'avais oublie Aminte pour Vaux, il m'arriva en échange d!oublier Vaux pour Aminte". âme Acante, rebelle lui parle d1 amour, mais la belle est galamment, : ^J'aime trop mes appas, vous aimer aussi303 . je m1aime trop moi-même jPour C ' est aussi qu1 Aminte n1 est pas à Vaux pour Acante, mais pour le concours qu' elle nfespère pourtant plus gagner depuis qu'elle sait ses règles et qu'elle a vu Sylvie. Comme elle veut partir, Acante tente de la retenir, mais en vain, et il n'a d'autre plaisir que de la voir qui s'éloigne : "A ces mots, elle s'en alla; et je la suivis seulement des yeux, ne croyant pas que cela fût compris encore dans la défense". Cette aube dans cruelle, éloigne les le jardins de Vaux, propos des si qualités délicieuse d'Oronte « et Dans Le Songe de Vaux d'avant 1661, ces pages, tout en montrant la virtuosité diverse de La Fontaine, donnaient à l'oeuvre une animation romanesque. Aminte avec ses nymphes, par leur beauté, ajoutait aux merveilles de Vaux, et le lecteur, nourri de romans, pouvait se plaire aux souffrances de son amoureux. Mais en 1671, Le Songe de Vaux n'a plus besoin d1Aminte et des amours d1Acante. La Fontaine les a donc gardées par devers lui. Huitième fragment Neptune ne d1embellir Vaux, veut : Neptune à ses Tritons. pas qu1 Apollon ait tout 15 honneur aussi demande-t-il que ses Tritons y créent quelque merveille. Un Triton propose une .fontaine 303. Ibid., p.113. - 163 - riche en monstres marins 51 : Le conseil montre le plut au Dieu du de 11 liquide universn. Le texte jaillissement oeuvre jaillissante : L? eau se croise, se joint, s1écarte, se rencontre, Se rompt, se précipite au travers des rochers, Et fait comme alambics distiller leurs planchers. Ces trois vers, La Fontaine les a publiés, à un détail près, en 1669, dans Psyché504 où ils évoquent Versailles. Aurait-il été politique, en 1671, de les reprendre et d1 avouer publiquement qu'ils furent composés non pour Louis, mais pour Fouquet ? La Fontaine réutilise pourtant bien volontiers les restes. Un des vers du Triton réapparaît ainsi dans la lettre à Ariste, au début du second fragment publié en 1671 Le Triton disait C'est à nous à Neptune d'obéir, : à vous de commander. La Fontaine, poète-triton, moi d'obéir, :1 écrit à Ariste : C'est à à vous de commander. Outre ce qu'elle suggère sur la poétique de La Fontaine, sur sa conception du travail créateur - et tous les jeux qu'elle autorise sur son nom - cette reprise indique un redêcoupage attentif, dans 304. Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 133. - 169 - les années précédant 1671, du texte d'avant: 1661. Elle nous confirme encore que, si La Fontaine n1 a pu publier ces vers, il ne les jugeaic pas mauvais. Ce fragment, malgré ses qualités, n'ajoutait rien d'essentiel au projet de 1671. La fontaine du triton et le triton de La Fontaine, ne pouvaient que redoubler les édifices du Sommeil (fragment I), et confirmer le bon goût, 1'opulence et la renommée d1Oronte. Neuvième fragment : Les amours de Mars et de Vénus Voila un texte publié - nous en avons déjà parlé -dans les Nouvelles en, vers tirée (s) de .Boccace et de 1'Arioste par M» de L. F. en 1665. Nous avons montré que ces vers et leur texte d'accompagnement, situés à la fin du livre, s5 intégraient dans son économie : le jaloux Vulcan est un anti- roi de Lombardie, monarque fort avenant du premier conte. Surtout, la publication de cette page en 1665 nous a paru pouvoir s'interpréter, comme un effort pour reconquérir un espace, même fort limité, pour évoquer Fouquet. En 1671, la situation ayant tellement évolué qu'il est devenu possible de présenter - sous son titre - Le Songe de Vaux, La Fontaine ne reprend pas ses vers déjà publiés. L'absence de toute problématique du bon dominant, dans cette page, renforce encore ces raisons. Dans les Fables nouvelles, Vulcan, redoutable dominant, ne jette pas son filet sur "le galant et la belle" . En parcourant ces six fragments éliminés, les intentions de La Fontaine. Tout ce qui on discerne s'éloigne de la 170 problématique du bon dominant, tout ce qui répète les fragments 1, II, et III, tout ce qui, enfin, pouvait trop déplaire aux autorités, la 9mm^:«m \.1 15 a gardé dans ses tiroirs. 11 gagnait en concision, en cohérence dans son propos, et pouvait ainsi, en ordonnant les premiers fragments, en les liant par leurs accompagnements, produire une oeuvre qui fût, et pourtant ne parût guère, toute nouvelle. C1était le moins pour des Fables nouvelles. Tout n-était-il pas fable et nouveau, quoique ancien comme pour Les Fables, dans la publication de ce Songe ? Quand La Fontaine déclare qu'il publie ces quelques "échantillons pour consulter le public" et déterminer s'il doit avoir "dessein de continuer" c'est de la fable. Le projet était bien plutôt de parler de Fouquet, non seulement pour lui-même, mais pour tester la monarchie, mesurer les espaces de libertés qu'elle tolère, et aussi jouer avec elle et avec le "public305 ", au * tchat . et à la souris " . La Fontaine est touj ours ludique. Il est aussi penseur : Les trois fragments de Le Songe de Vaux, en 1671, prenaient valeur de réflexion cohérente sur les relations de pouvoir, une réflexion utile après le noir tableau des premières fables, la dérision de certains contes, et surtout les complexités de Psyché, que nous analyserons plus tard. Ces textes permettaient de constituer un modèle, nécessairement inachevé puisqu'impossible, oxymorique en soi, pouvoir d'un bon dominant, bienfaisante aux et donc d'une relation de dominés, protégés, admiratifs, 305. Le Songe de Vaux, p. 78. effectivement libres et charmés. Cet songe - oxymore, la forme conscience, seule la littérature littéraire figure et songe - autorise peut 1 1accomplir. sommeil-éveil cette de Le. la résolution paradisiaque des contraires. En lui, tout est possible, et même 11 impossible. Le titre Le Songe de Vaux devient, en 16 71, une étonnante source de sens. En 1661, il annonçait d' abord le moyen, choisi par 1'auteur, pour présenter l'état futur de Vaux. Affaire de technique. Ce titre alors disait aussi, plus profondément', que la grande oeuvre de Fouquet était un songe, mais un songe merveilleux puisqu'il "était 303. Ibid., p.113. - 163 - au monde" . En 1671, ces significations demeurent, et La Fontaine les rappelle, mais ce titre dit encore le songe de ce que Vaux aurait pu être, et qu'il n'a pas été, le songe du Songe qui aurait pu être et qui n1 a pas été et dont l'auteur propose, ludiquement, amèrement sans doute, l'achèvement qu'il sait impossible et vain. Le Songe de Vaux, songe d'un songe, et qui vient après beaucoup de merveilles littéraires accomplies, est en 1671 la nostalgie d'une euphorie. Le songe y sert à dire la vraie nature du bon dominant : Vaux ne fut point "au monde306", le bon dominant est un songe. Allons plus loin encore : le songe n1 est pas rien. Il y a une réalité et une efficacité du songe. Décrire le bon pouvoir c1 est songe pouvoir, opère lui et donner, par le rendre donc la fiction, réel. comme du Or, ce qui cet étonnant renversement, ce qui, significations de Le Songe de Vaux, par \c' là, fait culminer les est la poésie, qui, parmi les arts, malgré l'apparente faiblesse de ses moyens, est bien Celle-là qui plus vaut qu'on la prise. En fait de charme, et plus a de pouvoir307. Réflexion sur la poésie (et l'art), sur le pouvoir des maîtres et sur l'amour, sont inséparables chez la Fontaine, et ne s'associent pas naïvement, comme chez d'autres, par 1'effet de métaphores venues d'ailleurs, à la mode, non pensées, Ce texte de seconde main, dont la main seconde est, mais oa'est, pas, la première, le montre bien. C'est un ouvrage extrêmement savant, dont la critique ne nous paraît pas avoir donné une lecture satisfaisante, et, qui prouve qu!on ne doit pas dissocier, chez La Fontaine, la réflexion et la pratique politique, de la réflexion et de la pratique littéraires. Il n■ y pas d'un côté un La Fontaine politique, et dsun autre un La Fontaine poète. De même, il n ' y a pas chez lui un littérateur et un penseur. Sa littérature est tout entière pensée et sa pensée littérature; sa politique est écriture et son écriture politique. Mieux même, il ne faut pas dissocier de la réflexion sur 1'amour la réflexion sur la politique, mais en suivre les liens, les j onctions dans des labyrinthes mouvants, toujours touffus, splendides qu'il serait commode, mais sans doute trop 307= Avertissement de Le Songe de Vaux, 0.D., p.80„ - 173 facile, d'appeler baroques. Partout dans l'oeuvre, on peut intégrer ces thèmes multiples - auquels il faudrait associer le rapport au transcendant - dans l'immense réflexion sur les relations de pouvoir qui travaille l'amour, la politique, la littérature, bien métaphysiques, et dont la fabuleuse scène est 11 1 questions 1 univers " * cA y 4 /. des Chapitre 5 Elaboration dsun modèle i la relation de pouvoir « Les analyses précédentes visaient à repérer 1? existence, chez La Fontaine, d'une problématique des relations de pouvoir. En lisant quatre textes, divers par leur genres, leurs thèmes, leur degré apparent de complexité, leurs moments d'écriture, nous voulions suggérer une unité de pensée. Nous devons maintenant la formaliser et définir un modèle de relation de pouvoir qui rende compte des textes déjà lus et soit opératoire pour nos recherches ultérieures. L1expression "relation de pouvoir" n'apparaît pas chez La Fontaine. Ce n'est pas rédhibitoire : si on évite la mode, le j argon et les ambiguïtés, rien n'interdit d!utiliser une expression, qui n'y figure pas, pour commenter une oeuvre. Si "relation de pouvoir" aide à j ouir des textes de La Fontaine et à les penser, son emploi nous paraît légitime. Nous ne prenons pas "relation" au sens premier de récit, de mémoire ou de rapport sur des faits ou des situations. Cette ambiguïté, à ce point de notre analyse, doit être d'autant plus évitée que les trois premiers textes que nous avons lus, et une grande partie des textes lafontainiens, sont des "relations". Ce sont des "relations" de relation de pouvoir. Pour les désigner - et sans négliger cette ambivalence que nous étudierons - nous parlerons, comme La Fontaine, de récits, de contes ou de fables. Pour nous, "relation" aura le sens que lui confère le ,,,,/ Dicti onna i re de 1? Académie de 1694 : "En terme de philosophie le rapport qui est entre - 123 - deux signifie personnes, entre deux choses qui ne peuvent être conçues 1 ' une sans l'autre, et dont l'une suppose l 1 autre. La relation du père au fils et du fils au père, la relation entre les serviteurs et le maître". Ici, 1. quatre points aussitôt nous importent il faut au moins deux : termes pour qu ' il y. ait relation; 2. les deux partenaires de la relation ne peuvent être conçus 1'un sans 1'autre et 15 un suppose 11 autre; 3. les termes de la relation peuvent être considérés ■dans un sens ou dans un autre, sans qu'elle cesse d'être une relation : "la relation du fils au père et du père au fils"; le dernier exemple est une relation de pouvoir 308; 4. Une relation de pouvoir implique au moins deux Tpartenaires et B : un dominant et un dominé, la Fourmi et ii: : ' Ta""""Cigale, le seigneur et le paysan, Camille et Constance, Oronte et les poissons.... Or, ce qu'ils sont, dans et par la relation de pouvoir, ils ne le sont pas par nature, mais par position« Pour aucun, le pouvoir ou la servitude ne sont des attributs nécessaires. La Fourmi et la Cigale ne peuvent être conçues comme dominantes et dominées "l'une sans l'autre", surtout, "l'une suppose l'autre"» "Supposer" est pertinent. D'abord, domination, : |\dominant un partenaire qui doit Pour qu advienne une doit supposer lui-même le 1 ' autre nécessaires, la 1'autre supposer relation de pouvoir, aussi reconnaître la nécessite un f/dominé Il suggère ensuite une reconnaissance (Iréciproque 1 à ce verbe indique que la aux deux sens opposés du terme, et un dominant. l'une et. Cigale mais Fourmi comme comme et la dans la fable dominé. Fourmi Cigale dominante Fourmi reconnaître la Cigale comme dominée. reconnaissance se manifeste comme par sont doit et Cette 1 1 impératif 308. Ce quatrième point légitime l'emploi que nous faisons du mot. ("dansez") de 176 - la Fourmi, et le silence de la Cigale. Pour qu ' il y ait relation de pouvoir, il faut encore supposer - c'est-à-dire placer en dessous - \un champ,^ ou plusieurs champs309. Nous définissons le champ comme 1'espace modulable dans lequel s'établit la relation de pouvoir. Dans La Cigale et la Fourmi, ce champ -est d'abord géographique. La gravure de Chauveau le rend visible : deux minuscules insectes s'affrontent, sous un arbre énorme devant un paysage où une maison fume. "Voisine11 dans le texte suffxt à construire ce champ. Il faut en supposer un autre : le champ économique, peut-être figuré, dans la gravure, par la maison, avec ses richesses prësumables, sa cuisine, tout ce qui manque à la Cigale et que la Fourmi, apparemment, détient. Leur relation de pouvoir s'établit à l'intersection du champ géographique et du champ économique. Elle suppose 1'un et l'autre. Dans le Conte d'un paysan qui avait offensé son seigneur, ces deux champs ne sont guère évoqués comme en témoignent le titre, l'absence de caractërisation des lieux, des circonstances et des personnes. La proximité géographique et la différence économique sont nécessaires, mais l'accent est ailleurs. L'offense du paysan, la riposte du seigneur, tout le j eu cruel de la relation de pouvoir, cela suppose essentiellement le champ social, champ dans lequel le paysan est un paysan, le seigneur son seigneur. La Courtisane amoureuse entrecroise les champs. D'abord le champ géographique : Rome, et, dans Rome, les maisons où évoluent ensemble Camille et Constance, et parmi ces maisons, celle de Camille, et sa chambre (puis son lit) où s'introduit 1'amoureuse. Ensuite le champ social : Rome, et les salons, pensés cette fois comme lieux des ambitions et des conflits. Dans ce champ, Constance ne domine pas statutairement Camille et Camille ne domine pas Constance, mais hautes ambitions de la courtisane devraient les lui 309. "Champ" plutôt que "plan8*, parce que "plan" suggère une régularité géométrique qui n1est pas de mise ici. "Champ" désigne ici, comme chez Alain Viala, un espace dans lequel des relations se const i tuent, et qu'elles contribuent à produi re. faire dédaigner Camille. En l'humiliant, le jeune homme bat aussi' les neveux du pape. Si ce champ social n'était supposé, la tactique de Camille, et sa victoire, auraient eu moins de sens. Enfin, le dernier champ, le plus imprévisible, le plus subtilement lié aux autres, est le champ amoureux310 : dans ce champ, de même que la Cigale dépendait de la Fourmi, Constance dépend de Camille. Ces trois champs sont nécessaires pour qu'une relation de pouvoir s'établisse, à leur commune intersection. S'il n'y avait eu simultanément proximité dans le champ géographique, ambition dans le champ social, et désir dans le champ amoureux, Camille ne se serait pas lié à Constance par une relacion de pouvoir. Il fallait qu'il la fréquentât, qu'il sût son ambition et son désir pour vouloir, avant de 1'aimer, la dominer. Le Songe de Vaux, tel qu ' il fut publié en 1671, est si riche en relations de pouvoir et en leurs combinaisons que nous ne détaillerons pas ici les champs qu1 elles supposent et leurs intersections. Champ géographique, champ ..littéraire, champ social, champ politique,) champ .amoureux\se croisent et se superposent dans ce texte : leur analyse nous éloignerait trop de notre effort de définition. Des champs, nous devons, en effet, passer aux langages : ; si une relation de pouvoir suppose un champ au moins, elle suppose encore un moyen grâce auquel les deux partenaires peuvent se contacter. Ce moyen de transmission, nous 1'appellerons un langage. Deux principes doivent aussitôt être posés : tout peut servir de langage et plusieurs langages peuvent se combiner. L'essentiel n'est pas la matière des signes d'un langage mais leur reconnaissance comme signes. Dans une relation de pouvoir, ils peuvent être des paroles, des rires, des regards, des gestes, des coups, des spectacles, des costumes, ou même du silence... 310. Le champ clos de la chambre le figure métonymiquement. - 178 - Dans une relation de pouvoir, souvent, plusieurs types de signes se combinent : le seigneur utilise à la fois des mots et des coups. - 125 - Oronte produit son palais, son cérémonial, et son quasi silence. Camille donne des ordres et fait ostensiblement des gestes anodins (se mettre au lit, ronfler..*). La dissymétrie des positions entre les deux partenaires rend souvent nécessaire cette diversité : des signes d'une certaine nature sont échangés contre des signes d'une autre nature, chaque partenaire usant des signes adéquats à sa position. Le seigneur ainsi donne des coups, mais le paysan émet des gémissements, demande grâce, finit par livrer son argent... Camille parle sèchement mais Constance s'agite, pleure, se désespère visiblement. Oronte construit son palais et Acante s'exclame, admire, compose peut-être Le Songe de Vaux... Bien qu'ils n'émettent pas nécessairement des signes de même nature, les deux partenaires parviennent, tant que dure la relation, à échanger du sens, chacun reconnaissant les signes de 1'autre comme élément du langage de leur commune relation de pouvoir * La position du dominant est ici plus commode que celle du dominé : il décide librement de ce qu'il reçoit comme langage ; il est libre d'entendre ou non le langage qui lui plaît* Le dominé, quant à lui, parmi les divers signes qu'émet le dominant, doit découvrir ceux qui le concernent, leurs règles d 1 emploi et leur sens. Quand la Fourmi dit "Dansez", la Cigale doit accepter ce choix de langage, reconnaître son ironie, en comprendre le sens et se retirer de la fable, c'est-à-dire de la parole . En somme, quand dominant et dominé émettent des signes, le dominant seul décide du dictionnaire et de la syntaxe. Nous aurons 1'occasion de montrer, par I'étude de nombreux textes, comment La Fontaine organise ces dissymétries. L'ensemble relation de des langages pouvoir, nous et leur distribution dans 1'appellerons la une forme de cette relation. Le mot forme doit s'entendre ici au quadruple sens 1? apparence, de de la réalisation concrète, des interne d • rapports entre les termes, et de principe unité Cet 179 ensemble de langages et leur distribution donnent, en effet, son apparence à la relation de pouvoir, c'est-à-dire la façon dont elle est perçue par tout témoin extérieur. Ils en sont aussi la réalisation concrète puisqu'ils existent réellement et que, sans eux, elle ne serait pas. Ce sont eux qui mettent ensuite en rapport les deux partenaires et, surtout, qui les font se constituer comme partenaires» Aussi, ils sont le principe d 1 unité de la relation de la / pouvoir : ils la produisent telle qu'elle est, et qu 5 elle devient. En ce dernier sens, surtout, il ne peut pas y avoir " de relation de pouvoir sans une forme. La relation de pouvoir se transforme. La Cigale et la Fourmi, ainsi, Elle suppose une le renversement des rapports suppose une durée que le conte, construit. Durée, comme ailleurs forme, langage, demeurant suj ets ^ avons bien conscients. champ, d'autres De fait, ces concepts Ils concernent relations entre jusqu'à présent, nous davantage travaillé sur "relation" que sur "pouvoir". Ne le regrettons ;•' apparaître pouvoir négliger pas : ces premières 1 ' écart y,- ; et Parler pouvoir 1 la _ . _ _ ..... sont nécessaires pour parler relation de pouvoir. au durée. est une brève histoire de temps. Dans La Courtisane amoureuse, fable, : d'emblée un travail serait,. à que n existe que relativement le entre sur notre pouvoir analyses un travail les relations sens, dangereux n ' a y pas à un dominé. Chez font mieux La 311. La Fourmi sai t, contrai rement à certain Nicaise ce que "vaut et nouvel les,III, vers257. sur le de pouvoir. car d'être serait et qu'il Fontaine, l1 occasion". dès Ni i cai se, Contes la première antérieur à la fable, on voit relation. La que Fourmi le pouvoir n ? est n'est pas le pouvoir, du fait de i1 n mais, ses désirs, la dominante dans une relation. lui-même n'est pas le pouvoir mais un s imultanément relations des de personnage L1idée que le dont "pouvoir" il de Oronte qui positions diverses pouvoir ou occasion311 ", même une figure du pouvoir, elle devient pas occupe dans les est partenaire. est un attribut essentiel d 5 un être n'est pas absente chez La Fontaine. Revenons à 11 Avertissement de Le Songe de Vaux : \ } ( Quand celle-là qui plus vaut qu'on la prise En fait de charme, et plus a de pouvoir Aux assistants.., / Le pouvoir paraît, pensé ici comme un attribut essentiel des fées. 11 serait antérieur à toute "relation de pouvoir" et le concours viserait à juger, dans l'absolu, qui en possède le plus. "Assistants" cependant doit être pris en compte. Avoir du pouvoir, c'est avoir du pouvoir aux "assistants". Pas de pouvoir sans "assistants", ou, pour conserver notre vocabulaire, dominés. Le concours montrera quelle fée domine sans le mieux les "assistants", construisant ainsi la plus solide relation de pouvoir. Croire au "pouvoir" est une attitude .... dominé* Pour le dominé, le dominant a un pouvoir, et ce pouvoir est un attribut nécessaire de sa personne312." Le Lion est Lion quia leo. Pour les "assistants", les fées ont ou n'ont pas de pouvoir, mais le pouvoir est en elles, magiquement. Chez La Fontaine, les textes d'éloge, qui sont expression de dominé, manifestent logiquement une telle conception, mais ne confondons pas les discours et les conceptions du dominé -fût - il La Fontaine - avec le phénomène complet313, que, seuls, les récits entièrement proposent. Les récits de La Fontaine, pour mieux faire penser la relation de pouvoir, la rapprochent et la distinguent de deux relations apparemment voisines, collatérales pourrait-on dire : la relation de propriété et la relation de commerce, 5*1 Relation de propriété et relation de pouvoir. 312. Nous montreron s dans notre second partie commen t ce tte idée participe de la gestion de la rel ation de pouvoi r : le i dominan t a tout intérêt à ce que le dominé l adme tte , e t le dominé y tend aisément. 313. 11 nous paraît im portan t que le dernie r fragmen t de Le Songe de Vau x de 1671 propose une relation de pouvoir, même oxymorique. Ce tte rel ation Oron te/poissons perme t de li re , par pliage , l 1 ouvrage en tie r, et donc les relations Oron te/Âcan te, Oronte /Public, Acan te/Lecteur, Fées/Assistan ts... Le le cteur est amené à pense r en te rmes de relations de pouvoi r. La Ci gale e t la Fourm i, en tê te du premier recueil, joue un rôle comparable. : V ~ 181 - . '" La relation de propriété lie deux partenaires A et B : A possède 5 B, c est-à-dire peut décider du-,, sort de B. Le Corbeau peut, il le veut, quand manger ou lâcher le fromage. Possédé, B n1 émet pas de signes en direction de A, ou -plus précisément - A ne reconnaît jamais comme langage les émissions de B : le fromage dégage une ?1 odeurn mais ni le Corbeau, ni le Renard ,f par i1 odeur alléché" ne la considèrent comme porteuse d'un sens qui leur serait destinée. De ce point de vue, cette odeur alléchante s 1 oppose - 127 - aux mots que le Renard adresse au Corbeau, ces mots alléchants, mais intentionnels, et qui permettent au Renard d'éviter le sort de la Cigale. A nie toute possibilité de conscience de B et le considère • comme n1 un pur objet : le Corbeau et le Renard, d'accord sur-ce point, interrogent jamais le fromage. Pur obj et, B ne peut avoir aucune initiative dans sa relation avec A. Aussi la relation de propriété n1a-t-elle pas de dynamique interne. A possède B. Il ne peut le posséder ni plus ni moins. Dès lors, la relation de propriété ne peut être modifiée que de 1'extérieur. Un Renard, un Lion, un ennemi, peuvent s ?emparer du bien possédé. La relation A/B devient alors une relation C/B, mais sa nature ne change généralement pas. Elle reste relation de propriété. En relation de pouvoir, le dominant échange des signes avec le dominé. Le second émet des signes que le premier reconnaît parfois, lui accordant ainsi une conscience. C'est capital : le dominant sait que le dominé pense, projette, désire, et qu1 il peut donc être dangereux, mais son plaisir de dominer suppose cette conscience et ce danger. Si la Cigale, si le paysan, si la Courtisane ne souffraient pas, et s■ils ne manifestaient pas cette souffrance, les dominer perdrait son agrément essentiel. De même, si Acante, tout le public s'émerveillaient des beautés et les poissons ne de Vaux, vaudrait-il la peine d f initier -tant de "merveilles11 ? Aussi le dominant affronte deux nécessités contraires : d 1 une part, comme dominant, pour assurer sa domination, il doit réduire au minimum la capacité d 1 initiative du dominé; d' autre part, il ne doit pas anéantir sa conscience, sous peine de perdre les jouissances spécifiques du pouvoir. La possession se trouve être, de ce point de vue, une limite du pouvoir. Quand le dominant possède le dominé, quand il n 1 écoute plus comme langage les signes qu' il peut émettre, quand le dominé lui est un pur objet, la relation de pouvoir est devenue relation de propriété. Aussi, le dominant, est-il , paradoxalement, le protecteur3141" du dominé, voire 1 ' éveilleur, de la conscience du dominé : si la Fourmi pousse la Cigale à affirmer son droit conscient à la liberté315', si elle réveille en elle sa conscience d 5 être libre, c'est que, sans cette certitude d'une conscience chez la Cigale, la relation de pouvoir, pour la Fourmi, serait impossible. Camille et le seigneur, de même, ont besoin de voir souffrir leurs dominés. Aussi "Camille ne chasse pas Constance, et le seigneur ne tue pas le paysan. Le Renard, en revanche, fera un sort au fromage... Pouvoir et possession sont choses très différentes entre elles. Dernière possession observation : si "15 usage seulement fait la 316 ", la possession seule ne fait pas,. ]_e pouvoir. . . La Fourmi domine la Cigale parce qu ' elle possëdle un bien 317, mais le Corbeau qui "tenait" un fromage 1f échange contre une humiliante "leçon"«.. Pour obtenir un pouvoir, le possesseur doit être habile. La Fourmi 1'est, le Corbeau ne 1'est pas. La première cache ce qu'elle a peut - être, le second montre ce qu'il a (le fromage) et voudrait montrer ce qu'il n'a pas (la belle voix) . On sait les 314. Les Filles du Limon ti raient du Roi des astres Assistance et protection. Le Soleil et les Grenouilles (Fables publiées du vivant de la Fontaine) f vers 1-2, p. 541 dans l ' éd i t i on de la Pléiade. Dans l ' autre fable intitulée Le Soleil et les Grenouilles, le Soleil est, en revanche, identifié à un "tyran". Le Soleil est à la foi s tyran et protecteur. 3 5 Voir :"Je chantais, ne vous déplaise". 316= L!Avare qui a perdu son trésor, (IV,20), vers 1. 317. Ou sait convaincre qu'elle le possède... - 128 - suites. . . Pour dominer, les biens effectifs comptent moins que l'art d'exhiber ou de taire. 5.2 Relation de commerce et relation de pouvoir. À la Fourmi, la Cigale propose un marché : Je vous paierai, lui dit-elle Avant l'août, foi d'animal, Intérêt et principal. Si la Fourmi accepte, la relation de pouvoir est évitée. Appelons relation de commerce ce qui unirait alors les deux insectes. Relation puisque la Cigale s'engage à payer, plus tard, à la Fourmi, "intérêt et principal". Relation de commerce puisqu'il y aurait échange de valeurs équivalentes. Cette équivalence suppose un accord préalable l'échange et la reconnaissance, par chaque partenaire, 5 de la conscience de 1 autre. un pur objet. Ce besoin réciproque de la conscience d 1 autrui suffit pour relation de Impossible à opposer propriété, mais pouvoir. de passer un accord avec relation il de commerce rapproche et commerce et Les différences pourtant sont essentielles. D'abord, dans la relation de pouvoir, chaque partenaire a un projet sur l'autre : aucun ne s'Intéresse seulement au bien que son partenaire peut, éventuellement, lui offrir : le dominant (ou le futur dominant) dominé veut chose faire faire de 1 de 1 autre un dominé, son dominant le autre qu'un dominant. qui veut l f enjeu Ici, n'est pas seulement ce est échangé (des bâton, paroles, des coups de des exclamations...) entre les partenaires, mais le statut et 15 être de ces partenaires. Dans la relation de commerce, même projet sur les biens de l'autre. bien un de • l'autre, et chaque partenaire a le Chacun veut obtenir un accepte de lui fournir bien équivalent. De la Fourmi, la Cigale veut de la nourriture, et l'annonce. Elle espère que la Fourmi acceptera son argent - 184 futur, et le propose. Dans une telle relation, aucun des partenaires ne prétend modifier 1'être ou la position de 1!autre. La Cigale ne demanderait à la Fourmi rien d3 autre que des vivres. La Fourmi ne demanderait rien d 1 autre à la Cigale que de payer "intérêt et principal". Pour s'accorder, les partenaires d'une relation de commerce doivent abandonner les jugements qu'ils pourraient porter l'un sur l'autre. Vieilles querelles et mépris oubliés, dans leur relation, ils doivent se considérer comme équivalents : si la Fourmi prêtait - à la Cigale, elle la traiterait, de fait, en égale. La relation de commerce est symétrique. A est à B ce que B est à *A. Chacun "reçoit et donne et la chose est égale318". Par cette formule , Ménénius veut faire passer_jLine relation de pouvoir pour une relation de commerce319. La différence est pourtant grande : la relation de commerce implique . une égalité de liberté entre les partenaires. A est aussi libre que B d'entrer ou de sortir de cette relation. Aucun des deux partenaires n? impose à 1 ' autre de commercer avec lui. La Cigale propose, mais la Fourmi peut refuser. De ce point de vue, la Cigale ne peut rien reprocher à la Fourmi, et surtout pas son égoïsme puisque, après avoir crié famine, elle ne demande pas la charité, mais propose un échange commercial. Ce faisant, elle ne s1humilie pas, mais doit accepter que son idée soit refusée. Ses chances de réussite étaient minces : la Fourmi gagne davantage à humilier la chanteuse qu'à lui accorder un bien dont elle risque, la connaissant, de ne jamais récupérer le prix. A un bénéfice futur et très incertain (1 ' intérêt) , elle ne peut que préférer un bien immédiat et sûr Cette proposition de - permet /commerce à et (rire). la Cigale La relation Fontaine de - étrangère à ïâ^-abJLe d5 Esope d ' opposer pouvoir. Suggérer relation la cpe première, en 318. 319. Voir tes Membres et l'Estomac, (I I I ,3),vers 25* La plèbe conteste cette identité. donner les termes et montrer son impossibilité, sont d'excellent moyens pour définir la seconde. Confrontées, relation de commerce j relation et de relation propriété) 1 définir 1 une par l'autre de pouvoir sont : ainsi (mais aussi conduites à se cette première fable met remarquablement î en glace une ample problématique. Les relations Fontaine. Dans de son commerce oeuvre, sont où les fréquentes chez marchands abondent, "commerce" figure dans deux principaux emplois. D désigner un conscients échange de valeurs économiques : 1 entre La abord pour partenaires \ Un trafiquant de Perse, Chez son voisin, s1 en allant en .commerce!, Mit en dépôt un cent de fer un jour320 , "Commerce" désigne aussi une conversation libre! ou même un ensemble de rapports libres, entre partenaires qui s'estiment et se plaisent. Propos , agréables commerces, Où le hasard fournit cent matières diverses, Jusques-là qu 5 en votre entretien La bagatelle a part321. Le noyau commun de sens est 1'idée d'une relation d'échange libre entre partenaires qui se jugent également égaux dans 11 échange . Les "propos?; s ' opposent aux discours des pédants comme aux " conférences académiques322 " surveillées par quelque maître. Ils ignorent ou oublient la hiérarchie« Le commerce, ou le trafic, s 1 il nécessite parfois la protection d ' un Bassa323, n ' a pas besoin d! uh tyran qui imposerait aux chalands des choix : les uns vont voir le Singe, les autres le Léopard, d 1 autres enfin achètent la sagesse au Fou324 . Ils sont libres, pourvu qu ' ils payent, et les marchands aussi sont libres dans leurs ventes. Cette opposition entre relation de pouvoir et relation de commerce n'interdit pas leur proximité» Le passage d'une relation 320. Le Déposi tai re infidèle, (IX,1),vers 44-46. 321. Discours à Mme de La Sablière(IX),vers 13-16. 322. Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p . 127. 323. Le Bassa et le Marchand, ( V I I I , 18) 324. Le Singe et le Léopard, (IX,3), Le Fou qui vend la sagesse, (IX,8). à l'autre est fréquent, par exemple par 11 intermédiaire de ce que Céline appelait des "transactions pêremptoires325 " . Une relation de pouvoir peut ainsi se masquer, ou tendre à se masquer, en relation de commerce. Le seigneur fait mine d'offrir un choix libre au paysan : Et de trois peines l'une Tu peux choisir326. Le paysan se trouve apparemment devant un choix, mais ce choix, déterminé par le seigneur, est illusoire. Autre affaire : quand La Cigogne, qui' a rendu service au Loup, lui "demanda son salaire 327", le Loup prétendit l'avoir déjà payée en ne la tuant pas. Echange : Je te laisse un bien que tu avais (la vie) contre un bien que tu m'as fait (la santé) . "Transaction péremptoire" : le Loup a tout gagné, n'a rien perdu. La Cigogne n?en peut mais. Le dominant gagne à présenter comme commerce cyniquement parfois - ce qui est pouvoir. Le cynisme du seigneur et du Loup redouble leur plaisir. Sans risquer d 1 être contredit, Le Loup accuse ainsi la Cigogne - 131 - de rire328 quand c ' est lui qui rit. Le seigneur s ' amuse. Chez Céline, les blancs rigolent d'écraser les nègres. Ce plaisir est d'autant meilleur que le déguisement du pouvoir en commerce donne aux dominants une légitimité : après tout, le paysan, la Cigogne, les nègres ont accepté de commercer... Ils étaient libres. Le Loup fait le bonheur de la Cigogne en 1'épargnant. Cette légitimation, le dominant la sait peut - être immorale, mais elle lui évite des interrogations et elle économise sa violence : il domine à moindre coût en impliquant le dominé dans sa propre domination et en brouillant sa conscience d1 être dominé. 325. L.F.Céline : Voyage au bout de la nuit, collection Folio, Gai 1imard,1952, p.180. 326. Conte d'un paysan qui avait offensé son seigneur, Contes et nouvel les,I, vers 8-9. 327. Le Loup et la Cigogne (IïI,9),vers 11. 328. "Vous riez, ma bonne commère". Ibid., vers 13. Cette tactique réussit souvent car le dominé partage ce désir de transformer en relation de commerce une relation de pouvoir. C ? est ainsi que la Cigale commence par proposer à la Fourmi de commercer. La courtisane accepterait de rendre de menus services à Camille en échange de quelque faveur, mais Camille, justement, veut Instaurer une relation de pouvoir, et il ne veut, surtout pas, la transformer (jusqu1au retournement) en un quelconque commerce. Ce glissement, consenti par les deux partenaires, d1 une relation de pouvoir vers une relation de commerce, caractérise les rapports Fouquet/La Fontaine. Fouquet domine La Fontaine, et La Fontaine le sait, mais le poète parvient, ostensiblement, à commercer avec lui : pendant quelque temps, il paye les biens que lui fournit Fouquet (argent et, sans doute diverses protections) en lui livrant, à échéances précises, des poèmes329 . Plus subtil en cela que la Cigale, loin de proposer un argent qu'il n' a pas, il offre ce qu'il sait faire, des vers. La Cigale aurait peut-être moins mal réussi si elle avait essayé de charmer la Fourmi par ses chants... Le Renard, sans chanter mais en bon flatteur, charme le Corbeau par 1'imaginaire beauté de son chant. Le dominé a intérêt à transformer - ou à faire croire qu ' il transforme - la relation de pouvoir en relation de commerce, S'il y parvient, il évite les déplaisirs de la domination, sa violence éventuelle, ses humiliations. Il gagne surtout le sentiment d 1une certaine égalité avec qui le domine. La Fontaine, en badinant, peut, dans le cadre de la "pension poétique" parler d'égal à égal avec Fouquet et, même, dans une certaine mesure, rire de lui 330 . Aussi, à cause du dominant comme du dominé, la relation de pouvoir prend souvent les apparences d'une relation de commerce, situation qui peut se prolonger puisqu1elle aide le dominé à vivre, et le dominant à dominer sans gaspiller 15 énergie. Cette proximité établie entre pouvoir et commerce est un moyen efficace, pour les deux partenaires, de gérer, dans la durée, une relation de pouvoir. La symétrie, ici, 329. Voir dans les Oeuvres diverses les pages 496-502. 330. Voi r en particulier 1'épitre A M. le Surintendant, O.P., p.502-505. n'est pourtant qu1 apparence, la liberté de choix un leurre, A tout instant, le dominant peut baisser le masque et imposer. Quant au dominé, il peut tenter de se révolter ou, au moins, de se retirer. Certain Marchand souhaitant renoncer à ses coûteux services331, Le Bassa doit, par une fable (et pour -combien de temps ? ) , lui démontrer sa nécessaire utilité : la proximité entre pouvoir et commerce, si elle est de bonne gestion, n'empêche pas toujours 1'instabilité. - 132 - Parfois, cette proximité n'est pas maquillage : une relation de commerce peut impliquer une relation de pouvoir qui serait un de ses moments : un partenaire A échangerait des biens avec un partenaire B, mais cet échange impliquerait que, pour un moment et dans un champs précis, B accepte que A le domine. Des enfants, moyennant finances, sont ainsi placés sous 1'autorité d ' un "pédant", et une femme accepte, contre bons écus, de se soumettre aux désirs de Gulphar 332 . Souvent, cependant, la relation de pouvoir impose sa dynamique : les "pédants ", tant critiqués par La Fontaine, loin d'éduquer les élèves, infligent leurs discours à un public captif. Quant à Gulphar, il escroque la belle, qui n'en peut mais, et prêche son cas sur les toits : dès qu1une relation de pouvoir se forme, le danger est grand qu ' elle pervertisse ce qui la justifiait333 . Relation de commerce et relation de pouvoir, malgré leurs fréquents voisinages, sont "très différentes entre elles". La relation de pouvoir est aussi distincte de la relation de commerce que de la relation de propriété. Médiane entre les deux, elle suppose, comme la première, la conscience des deux partenaires, mais elle tend à 1 1 absolue dissymétrie, comme la seconde, bien qu5 elle cesse si le dominé devient pur obj et, chose inerte. Le j eu entre Cigale 331. Le Bassa et le Marchand, (Vï11,18). 332. L'Ecolier, le Pédant, et le Maître d'un jardin (IX,5), A femme avare galant escroc, Contes et nouvel les, II . 333. C1 est là un thème centra 1 de Psyché que nous étudierions dans notre troisième partie. - 133 - et Fourmi permet de définir ces trois relations les unes par les autres. Le tableau ci dessous visualise cette position : Table 5.1: Relations de commerce, de pouvoir, de propriété. .«.Nombre minimum Symétrie ...de partenaires nécessité d'une |Echange conscience / / Relation de commerce Relation de pouvoir Relation de propriété 2 2 oui oui + + non non -f - + - 2 Remarque : non non + + le valeurs égales signes de domination ou de soumission pas d1 échange signe + signifie "oui" ou "non" absolument. une Le signe +- relation de signifie pouvoir n "complexité plus grande" 1 est pas symétrique : mais., peut \ ^ // \ i parfois paraître telle. Une relation de pouvoir sup .]5çSoàe la conscience des deux partenaires, mais elle tend à nier""""""celle du dominé. Ce tableau situe la relation de pouvoir, mais n'indique , pas tout ce qui l'oppose aux relations faisant système avec [\/\ Q&le. ainsi, jusqu'à présent, interne Or, de on la doit insisté davantage /sur relation le que considérer sur pour Nous la avons structure son environnement. repérer une différence essentielle entre relation de pouvoir et relation de commerce : la 5.3 La clôture du marché» clôture du marché. Retrouvons La Cigale et la Fourmi. La gravure de Chauveau montre un paysage, une maison, des hommes autour d'un feu, un grand arbre et, sous cet arbre, la Cigale et la Fourmi. Une seule Cigale, mais surtout une seule Fourmir La Cigale n'a pas - ou croit qu'elle nf a pas - le choix vivre, elle doit passer par la Fourmi, : pour cette Fourmi. Quand La Fontaine 1'appelle "sa voisine", il indique sa proximité (cf notre analyse du champ), mais aussi son unicité. Si la Fourmi n5 était qu'une de ses voisines, tout changerait pour la Cigale, et, donc, pour la Fourmi. L'emprunteuse pourrait espérer se ravitailler ailleurs, faire j ouer la concurrence... Quant au "dansez maintenant", il perdrait de son efficacité. Réalité : le marché est clos pour la Cigale. Seule la Fourmi peut satisfaire son désir. B doit nécessairement passer par A. La relation de commerce, que la Cigale espère instaurer suppose que, pour les deux partenaires, le marché soit, au moins dans une certaine mesure, ouvert. A peut se satisfaire avec B, mais aussi avec B', B " . . . B peut se satisfaire avec A, mais aussi avec A', A" . . . A peut dire à B qu ' il lui préfère B', et B peut dire à A qu ' il lui préfère A ' . Dans la relation de pouvoir, au contraire, si A peut se satisfaire avec B ou B '334, B ne peut se satisfaire qu ' avec A. - _9C - En réalité, 4& pourrait peut - être se satisfaire avec d1autres A, Il existe peut-être, au-delà du paysage gravé par Chauveau, au delà de la fable, d'autres fourmis plus "prêteuses ", mais La Fontaine n'en dit rien. Cette possibilité n'apparaît nullement à la Cigale de la fable : pour elle, telle qu 'elle est construite, a-û-^îelà de la gravure, il n'y a que la bise. L ' essentiel n'est pas la réalité de la clôture du marché, mais la croyance du dominé en cette clôture. La Fourmi perdrait tout pouvoir, et, par là, tout plaisir, si elle disait à la Cigale : "Allez voir ailleurs !11. En ouvrant le champ des possibles, en suggérant ainsi un ailleurs plus "prêteur", elle conserverait ses victuailles, mais elle ne gagnerait rien : pas si sotte ! En ordonnant la danse, en maintenant la Cigale dans 11 idée qu'elle est seule "sa voisine", elle ne perd rien, elle gagne beaucoup. Le 334. Si une deuxième Cigale se présente, cela ne change théoriquement rien pour la Fourmi. Elle peut rejouer une deuxième, puis une troisième fois la Cigale et la Fourmi. - 191 - dominant doit laisser croire an domine que le marche est clos 335 » Cela ne suffit pas. Il faut encore que cette clôture se maintienne, que le marche reste un marché, et demeure dissymétrique. Des conditions sont toujours indispensables. Ces conditions, qui peuvent être externes au marché, nous les appellerons un "déséquilibre". Ce déséquilibre entre A et B, nous 11 appellerons "pertinent11 parce qu5 il est spécifiquement nécessaire à leur relation de pouvoir. 5 «4 Le déséquilibre pertinent. 5«4.1 Ce déséquilibre concerne dsabord les désirs des deux partenaires * Pour que le marché se maintienne, la demande, d fabord, doit persister. Si la courtisane, le paysan ou la Cigale ne désirent plus 15 amour ou -la vie, les divers marchés disparaissent. Pour la Fourmi, le seigneur ou Camille, ce risque est faible et point redoutable. Si la demande disparaît, ils ne perdent que la j oie du pouvoir, et, comme cette demande est vitale pour leurs futurs dominés, il est improbable que ceux-ci y renoncent. La Fourmi peut vivre sans la Cigale, mais la Cigale dépend de la Fourmi. Camille peut vivre sans Constance, mais pas Constance sans Camille. . . Le Renard pourrait manger son fromage sans donner de leçon, mais la honte, la confusion, un désir exacerbé de fromage obligent le Corbeau à 1! écouter. Si A renonce, A ne perd rien d que B, 1 s il se retire du marché, ! renonce essentiel, tandis à un bien qu ' 335. De ce point de vue, Oronte paraît imposer un autre type de domination. Les deux poissons, pour vivre, peuvent rester dans les bassins de Vaux ou parti r par la cascade et rejoindre l'Océan. I Is sont dans une "prison volontaire". On dî rai t qu*Oronte rédui t au minimum la clôture du marché et qu'il pratique une log i que de pouvoi r opposée à celle de la Fourmi. Travailler ces questions sera l1 objet essent î el de nos deux prochaines grandes part î es. il juge essentiel : B a un besoin tandis que A peut avoir un désir * La relation sera d ' autant plus instable que B sera moins dans le besoin « Inversement, plus nécessaire sera le désir de A .sur B, plus A risquera de tomber sous la domination de B, ou de réduire ses prétentions. Un équilibre parfait conduirait éventuellement à une relation de commerce. On le volt, un déséquilibre entre le besoin de B et le désir de A est déterminant pour que se constitue, puis se maintienne la relation de pouvoir. Ce déséquilibre est un aspect de ce que nous appelons "déséquilibre pertinent". Ce n'est pas le seul. 5.4«2 Le mystère du déséquilibre. Dans la mesure où le dominé conserve une conscience 336, il peut, théoriquement, renverser le dominant. Qui se croit pour toujours maître se trouve parfois soumis à "plus petit que soi 337" . Constance peut escompter, voulant Camille, lui imposer ses conditions, en faire sa chose. N'a-t-elle pas la fortune, la réputation, l'expérience ? Même si, pour Camille le marché de l'amour n'est pas rigoureusement clos, même si les femmes ne lui manquent guère, pourrait-il trouver mieux que Constance ? Aussi, le jeune homme paraît condamné à n'être qu'un caprice de courtisane. Cela, il le refuse. Loin d'être pris, il prend. Il prévient Constance, la voit venir, conçoit un plan, l'applique minutieusement, et finit par réduire la belle à sa merci. Camille est plus malin, plus déterminé, moins amoureux au départ que Constance : """"déséquilibre pertinent. Du point de vue déséquilibre, la première fable paraît moins claire. -Pourquoi La Cigale n1attaque-t-elle pas ; la Fourmi ? En la tuant, en dévorant ses stocks ou sa chair, elle éviterait la famine. 336. Conscience de soi et de ses possibilités. 337. le Lion et le Rat, <II,11),vers2. Plus de clôture du marché, plus de marché. Grand profit et risques faibles. Pas de témoins. Au pied du grand arbre, dans le paysage qu'a dessiné Chauveau, qui secourrait la Fourmi ? D5 ailleurs , 15 ennemi attaque les Mulets. Le Lion pille ses "associés", Quant au Loup, il emporte l'Agneau, "et puis le mange". La Cigale, seule, crie famine. Quatre explications possibles, les deux dernières étant liées : la Cigale est trop faible, trop lâche, trop sotte ou trop morale. Problème de force, de courage, de métier ou d'XQthique * Quant à la force, même si jChauveau, dans sa gravure, rapproche les tailles ,—^fc-^Sïïfêhe la Cigale à 1 1 état de grillon338, la Cigale pourrait tout oser. Un lièvre n ' ef fraie-1 - il pas un peuple de grenouilles339 ? Or, la Cigale ne tente rien. Manque-t-elle d'audace ? Simple hypothèse, L'audace ne car La Fontaine n'en dit rien. suffirait d'ailleurs pas, Il faudrait de 1? habileté, du "métier340" pour mettre en oeuvre une tactique. La Cigale a-1 - elle ce métier ? On peut en douter. Au j eu de 1 ' existence, contrairement à la Fourmi, elle ne prévoit j amais à deux coups. Malhabile, elle ne fait cependant rien de mal. Quand elle affirme fermement son indépendance, elle ne pèche pas. Elle agit selon la morale, si l'on entend par morale, cet ensemble de préceptes issus du Décalogue, du Nouveau Testament, et de 1'enseignement ecclésial. La Cigale ne contrevient pas au Décalogue : elle ne tue pas, elle ne vole pas... Mieux même, fidèle à un principe absent des dix commandements, et contrairement au Renard, elle ne ment pas. Le comportement de la Fourmi, quant à lui, pourrait nourrir les débats théologiques en vogue au XVIIème siècle. Est - elle assassine par intention ? Tue-15 elle ? Ne tue-1? elle pas ? Escobar pourrait 1'absoudre, mais le Grand Arnauld serait plus sévère... La 338. Comparer l8illustrât ion de La Cigale et la Fourmi et celle de Les Oreilles du Lièvre (V,4). 339. Le Lièvre et les Grenouilles,(II,14). 340. "Ce loup ne savait pas encor bi en son métier". Le Loup et le Ch i en mai gre, (IX,10),vers 32. Ce mot de métier est important chez La Fontaine. : - 19 4 - . ^ ^ ,.-;*s-s::" /- J Fourmi, sans doute, - s ' en 137 - moque, " puisqu'elle obtient du meurtre "sans scandale et du plaisir sans peur341"... Quant à 11 Evangile, elle l'ignore. Pas de pitié, pas de charité, pas d'amour chez elle. Aucune vertu évangélique. Entre Cigale et Fourmi, le déséquilibre éthique est net. Ce déséquilibre est déterminant pour la formation de la relation de pouvoir. Si la Fourmi était plus chrétienne, elle ne chercherait pas à dominer» De même, si la Cigale était moins fidèle à 11 enseignement ecclésial, si elle manquait un peu de sa "foi d'animal", elle agirait plus opportunément. Le Renard réussit parce qu'il ment. Le Loup ne crie pas famine devant l'Agneau... La Cigale, ne prévoyant pas l'immoralité de la Fourmi, est gênée par sa propre morale. Paradoxale "leçon" pour une fable! La morale pourrait perdre qui l'applique. Mieux valait, pour La Fontaine, taire cela. Sa première fable est donc sans "morale" : "Dansez maintenant". Faites danser votre intelligence. L'absence choisie de morale est peut - être la morale... La fable n ' interdit ni n'impose cette lecture, dont la-vérité , d'ailleurs, importe moins que la possibilité. Celle-ci, à elle seule, garantit en effet que le déséquilibre Cigale/ Fourmi ne se réduit pas à la richesse, à la valeur et à l'habileté : il peut être éthique, et il suffit qu 5 il puisse 1? être. Quant au déséquilibre physique, par la gravure et par son récit, La Fontaine 1f a réduit. Df autres fables, dans le premier livre, souligneront assez son importance, mais un tel déséquilibre eût été presque trop évident pour un début. Surtout, il aurait pu créer la confusion. Si Le Loup et 11 Agneau, ou La Génisse, la Chèvre et la Brebis, en société avec le Lion avait été placée en première position, le lecteur aurait volontiers identifié rapport de force (physique) et relation de pouvoir. La Fontaine est trop subtil pour confondre, et assez bon compositeur pour ne pas 341. Molière, Le Tartuffe, (111,3). créer la confusion., Le premier déséquilibre pertinent qu'il présente n1 est donc pas physique» Qu'est - il exactement ? Economique (la richesse) ? Psychologique (le courage) ? Technique (l'habileté) ? Ethique ? Au lecteur de choisir, ou plutôt de ne pas choisir. Le déséquilibre entre Cigale et Fourmi est indécidablement multiple : à la limite, il est tout sauf physique * Que retenir de cela ? Premièrement, qu'un déséquilibre pertinent peut résulter de plusieurs phénomènes. Deuxièmement que tout peut intervenir dans un tel déséquilibre. Troisièmement, surtout, que 1'analyse ultime d'un déséquilibre est presque impossible. Comment épuiser 11 affaire Cigale/Fourmi, d'apparence pourtant si simple ? Comment prétendre dire avec certitude pourquoi la Cigale se fait humilier ? Le déséquilibre est ici si complexe qu'il paraît toujours demeurer un moyen de l'interpréter autrement * L ' anlyser n'est pourtant pas vain. En repérant quatre éléments qui y contribuent, mais sans pouvoir absolument les hiérachiser, nous avons vu apparaître du mystère, et pu sentir son importance. C'est le mystère même de la relation du pouvoir, son silence nécessaire. Le mystère produit, en effet, le pouvoir, pouvoir de la Fourmi et pouvoir de la fable. Si tout mystère s'abolissait pour la Cigale, - .,4 si tout lui devenait transparent, elle pourrait réagir, éviter les pièges, ne pas tomber ainsi sous le rire de la Fourmi. Si le lecteur pos'Secl-âit 1 ' explication ultime de la domination "Fourmi", le "dansez maintenant" perdrait sa puissance de fascination. Qu'en serait-il du "pouvoir" de cette fable ? Qu'en serait-il surtout de sa capacité à introduire les Fables et, avec elles, une bonne part de la problématique des relations de pouvoir ? Le maintien du mystère n'est pas faiblesse d'analyse, mais signe d'une grande finesse. En cette première fable, la possibilité d 5 explications multiples prépare de multiples la possibilité déséquilibres, que les Fables et 1 1 oeuvre - 196 entière mettront en scène. D'autre part, l'incertitude sur ce premier déséquilibre suggère que les autres sont toujours partiellement énigmatiques. Tout cela est à prendre en compte pour construire un modèle de relation de pouvoir. 5,5 Proposition de définition* Si la force ou le "titre" faisaient toujours le pouvoir, f»e Lion devrait dominer le Moucheron, mais le "chétif insecte" mate le "Roi342" des animaux. Dominant inattendu, l'insecte définit excellemment la position du dominant. Penses~tu, lui dit-il, que ton titre de Roi Me fasse peur, ni me soucie ? Un boeuf est plus puissant que toi, Je le mène à ma fantaisie343 . Le dominant mène le dominé,à sa "fantaisie".; Fantaisie, "seconde des puissances344", c'est-à-dire caprice, humeur, refus de toute règle, vol zigzaguant du Moucheron, voyages.** "La fantaisie de voyager m'était entrée quelque temps auparavant dans l'esprit" écrit La Fontaine dans la Relation d'un voyage de Paris en Limousin345 . La fantaisie échappe aux limites, aux territoires, aux définitions. Qui croit la saisir ne saisit qu'une ombre, ce qu'elle n'est plus. Le Lion s'épuise à combattre un rien qui a déjà fui.., La fantaisie va, vient, invente, ne pèse rien, ne se "soucie" de rien, n'est pas sérieuse, ne souffre pas. Le réel, pour elle, s'évapore. Le Lion se vide de sa royale puissance pour devenir un espace où mordre et cabrioler... Capricieuse, contradictoire, la fantaisie qui dissout le réel, seule ignore la contradiction. Aussi, est-elle au 342. Le Lion et le Moucheron, (11,9), vers 1 et 5. 343. Ibid., vers 5-9. A propos d'une fée, on peut lire dans Les Amours de Psyché et de Cupidon(p. 238) : "Rien ne lui étai t impossible : elle se moqua i t du destin, disposait des vents et des astres, et faisai t al 1er le monde à sa fantaisie". 344. Dictionnaire de Furetière, article "Fantaisie",1690. 345. Relation d'un voyage de Paris en Limousin,0.D., p. 534 monde, pur vouloir libre, qui ne se plaît qu1à elle-même, ne vise qu'au pur plaisir de s f exercer * En claironnant qu ' il n mène le boeuf à sa fantaisie11, Le Moucheron parle voyage : mener, c5 est déplacer, diriger, contraindre à un mouvement dans un espace quelconque, géographique ou pas « Quand - 139 - La Fontaine écrit que "La fantaisie de voyager lui est entrée dans l1esprit", il prétend montrer qu? il n'est pas contraint au voyage par la fantaisie d1autrui, celle d'un roi ou d!un ministre. Affirmation de liberté ou subtile ironie ? L'ironie serait d'ailleurs liberté, mais d'esprit, quand les gestes sont imposés. Les puissants ne pourraient - ils pas être des moucherons virevoltants, entrant partout, et même dans l'esprit du sieur La Fontaine, le piquant, l'expédiant à Limoges ? Mais comment supposer qu'un roi ou un ministre soient moucheron, que le pouvoir ne soit pas le corps du Lion, avec ses griffes et sa beauté, qu'il soit l'invisible, 1!irritant zigzag, mordant, piquant, pinçant, mystérieux du Moucheron ? Le texte laisse sans doute, beaucoup à faire à "11habileté du lecteur". En ce lecteur doit aussi tenir compte du sens premier : la fantaisie serait simplement celle du sieur La Fontaine. Elle ne serait "entrée" dans son esprit que par lui, pour lui, pour son unique plaisir. . . Tours de langage, détours de pensée, vol zigzaguant, on ne saura pas avec certitude pourquoi La Fontaine partit en Limousin, mais on s 1 assure, en le lisant que la relation de pouvoir est bien affaire de fantaisie. Le Moucheron, quiconque dans son langage, domine mène autrui nous fournit une clef à sa fantaisie. : La Relation d'un voyage de Paris en Limousin nous fournit le complément : quiconque "à n'est pas dominé se mène lui-même sa fantaisie" . Le dominé doit se déplacer, dans un espace quelconque, non seulement à la volonté d5 autrui, fantaisie", toute aléatoire et mais "à sa jouissive. Cette ludique liberté du dominant devient pour le dominé règle, loi si l'on considère, sur un enchaînement comme Baudrillard, immanent de ou plutôt que "La règle joue signes arbitraires, alors que la loi se fonde sur un enchaînement transcendant de signes nécessaires34011. Pour la Cigale, il ne s'agit pas de suivre des règles internes de la danse, mais la loi d ' une danse que lui impose une parole qui "est de l'ordre d'un décret et d'une énonciation dont le sujet n'est pas indifférent-547". "Dansez maintenant" dit la Fourmi, et nulle autre que le' Fourmi : la danse est une figure imposée par la '.fantaisie, peut-être musicale, du noir insecte.; "" - 198 ^-'h vv* Le seigneur et Camille mènent aussi, visiblement, leur dominés à leur fantaisie leur imposant une loi, et en jouissant. Quant à Oronte, il impose à tous la fantaisie de ses jardins immenses, mais cette fantaisie a l'heur de plaire à qui la subit. Les deux poissons nagent délicieusement dans les bassins du maître. Acante erre voluptueusement dans ses allées. Tous ne cessent' d'attendre, jaillissant de la fantaisie d'Oronte, d'autres "merveilles". Adéquate à ces divers dominants, l'expression "mener à sa fantaisie" nous paraît à la fois assez précise et assez intégrante pour définir le rôle que La Fontaine reconnaît au dominant. Aussi, en reprenant nos analyses précédentes, nous nous croyons désormais en mesure de proposer une définition opératoire de opératoire, nous la relation de n'entendons pas pouvoir. une Par définition définition qui serait absolument vraie, et qui serait absolument, nôtre, mais une définition qui permette de penser efficacement ce qui se donne à lire dans les . .textes de La Fontaine. Définition : Une relation de pouvoir est une relation dissymétrique entre deux êtres conscients de leur valeur et de j leur possible une liberté, relation telle s des qu un partenaires, 8 en raison d une clôture du marché pour l'autre, 8 et d un déséquilibre pertinent en sa faveur, s ) mener l autre à sa fantaisie« l-.w. ....... . ............ _ a les moyens de . . - ... Considérons alors Le Pouvoir des fables. Entre 1'orateur et le peuple, il y a bien relation, et donc champ (champ politique et lieu du discours), langage 346. Jean Baudn* llard : De la séduction, Gaiilée,1979. dans la collect i on Foli o, Gailimard, p.182. 347. Ibid., p.283. (le discours et les signes divers qu'émet le peuple), durée (la durée du discours). L5 orateur est conscient de lui-même. Quant à "l'animal aux têtes frivoles348", qui forme ici un tout, il connaît sa valeur et sa liberté puisqu'il manifeste quand on veut le forcer par un "art tyrannique349" » Alors que le peuple désire s 1 amuser (goût pour - les "combats d'enfants350", l'orateur se pose comme le seul amuseur et clôture le marché : le peuple, séduit, ne peut pas ne pas écouter son "conte d' enfants351 " . L' orateur réussit parce qu ' il "sait son métier352" et qu'il dispose d ' une fable : voilà le déséquilibre pertinent. Et voilà encore le voyage puisque la fable dite est fable de voyage : Cérès, commença-1-il, faisait voyage un jour Avec 1'Anguille et 1'Hirondelle . Tout en contant ce voyage dans un espace prétendument réel, 1'orateur mène le peuple dans 1'espace des rêves. Quand tous les esprits "battent la campagne354", à 1 ' instant qu'il choisit, sans prévenir, il coupe court, ramène au réel, à la violence, à la guerre : la fable, parole ailée plus infime, mais plus fantaisiste et puissante qu'un moucheron, lui a, très précisément, permis de mener le peuple à sa fantaisie * Notons que cette fantaisie, malgré la prime apparence, n ' est pas j eu gratuit puisque, par le plaisir qu5 il donne, 13 orateur impose au peuple une parole sérieuse, et le réel : L'assemblée, Par 1? apologue réveillée, Se donne entière à 1 ' Orateur355 . Cette relation Orateur/ peuple ne s'identifie pas simplement à la relation seigneur/paysan dans le Conte : 1 1 orateur veut "éveiller" le peuple dans 1'intérêt du peuple quand le seigneur veut 348. 349. 350. 351. 352. 353. 354. 355. Le Pouvoir des fables,(VIII,4),vers 44. Ibid.,vers 36-37. Ibid.,vers 47. Ibid.,vers 57. Le Loup et le Chien maigre(IX,10),vers32. Ibid.,vers 49-50. La Laitière et le Pot au lait(VII,9),vers 30. Le Pouvoi r des fables, (VI11,4),vers 61-63. - 200 ridiculiser le paysan pour son propre - 141 - bien, Cette différence capitale, que nous analyserons, n'interdit pourtant pas de penser ensemble les deux récits. La définition précédente sert à construire un modèle commun, pour ces deux textes et pour l'oeuvre. Un modèle que 1'oeuvre - nous le démontrerons amplement - incite à construire. 5,6 Commentaire de la définition* 5.6*1 Le problême des limites* Dans notre définition, devons-nous intégrer 1'idée d une limite ? Faut-il souligner que le dominant ne saurait transgresser certains interdits, variables selon les relations, mais touj ours présents ? Il apparaît en effet qu ' un dominant ne peut pas touj ours tout. L'orateur peut " éveiller" le peuple, il ne peut pas le faire danser. Camille peut humilier Constance, il ne peut pas, comme tel ou tel personnage sadien, la mettre en pièces. L'Amour pourrait déchiqueter Psyché, la forcer au suicide, mais il l'aide dans les épreuves qu'il lui inflige. Le dominant, le plus souvent, ne "mène à sa fantaisie" le çiominé que d'une façon restrictive . S ' il veut Me restera c ' est, d ' ailleurs , son intérêt, car, si le meurtre accomplit sa domination, il la supprime. A notre définition, nous pourrions donc intégrer cette remarque : le dominant ne mène le dominé à sa fantaisie que dans certaines limites, d'ailleurs variables, dépendant, par exemple, d'un contrat préalable, explicite ou non, entre les partenaires. Le flou de cette remarque apparaît aussitôt, mais lui donner plus de netteté, c'est exclure quantité de cas, et lui en donner moins, cfest ne rien dire. Beaucoup de questions sont soulevées. D'où viennent ces limites ? Comment impose ? Pourquoi s'imposent-elles ? Qui les le dominant ne saurait-il les transgresser ? Le dominé, quant à lui, ne saurait™il les déplacer, les rendre plus étroites ? N' existe-t - il pas des dominants, comme Le Loup356, qui transgressent toute limite ? La Fontaine ne propose nulle part une théorie de ces limites éventuelles » Au contraire, dès sa première fable, il semble indiquer qu'elles n'appartiennent pas, intrinsèquement, à la relation de pouvoir. L'ordre final de la Fourmi, "dansez maintenant" les abolit.. Impliquant le corps, l'esprit, les désirs et les rêves de la Cigale, Il est transgression pure, dépassement radical. Ne maintenant la chanteuse que pour mieux la blesser, il nie, mais subtilement, sa valeur, sa liberté. Or, si la Fourmi, première dominante du livre I des Fables, quintessence et modèle du dominant, cherche exclusivement son-plaisir, c'est que, pour La Fontaine, la domination tend, au libre exercice de la fantaisie : dans Psyché, parlant de l'Amour, il écrit ainsi que "Le Styx n5 a pu borner son pouvoir souverain357". Ni dans La Cigale et la Fourmi, ni même ailleurs, le fabuliste n'envisage un accord permanent entre dominant et dominé, ou, tombant de quelque transcendance,- une contrainte incontestable au jeu de la domination. La Fontaine n'est ni Rousseau, ni Bossuet. Il n'imagine 356. Voir Le Loup et l8AgneauÇ1,10). 357. Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p.138. pas plus un modèle d'organisation fondé sur un contrat qu 1 un code impératif de bonne conduite pour le dominant. S 1 il rêve de bons dominants, s'il constate que certains dominants favorisent les plaisirs de leurs dominés, et s? il cherche lui-même à être dans ses écrits un dominant utile, il observe d'abord, en moraliste lucide, que le désir de pouvoir, auquel la relation de pouvoir donne toute possibilité de se satisfaire, tend à excéder touj ours toute limite8 , le dominant éprouvant délicieusement son pouvoir dans transgression. Comment le limiter ? Fait-on signer un pacte au ? Contrôle-1-on Vénus minuscule Fourmi ? 9 ? Malgré Cont rôl e -1- on, ses péchés, aucun oeil même, la Loup la ne paraît devoir la poursuivre dans son trou. Les hommes, au loin réunis autour de leur feu, se soucient peu de La Cigale. La Cigale est hors du cercle. Si elle n'invente rien, ou si la Fourmi ne change pas intérieurement, elle dansera à en mourir. Loin de proposer des moyens garantis pour contredire cette dynamique, redoutable pour le dominé, mais aussi pour le dominant qui s'y enferme, La Fontaine tente d'y échapper par le retrait, par la fuite, Quand il n'y parvient pas, il invente des souplesses et multiplie les labyrinthes. Aussi, nous n'intégrerons pas dans la définition de la relation de pouvoir une quelconque idée de limite. Que des limites existent en bien des cas, comment le nier ? Mais elles ne sont pas logiquement nécessaires, et le dominant est toujours tenté de les transgresser. 5,6.2 Le problême des partenaires9 Notre définition pourrait peut-être laisser croire que la relation de pouvoir est relation entre deux personnes : Cigale et Fourmi, seigneur et paysan, Acante et Oronte... Les textes que nous avons examinés pourraient encore conforter cette confusion. Précisons donc qu1un partenaire, ce n'est pas nécessairement une personne. Un partenaire se définit moins par ce qu ' il est que par sa position dans la relation. Aussi, tout ce qui est conscient de soi peut devenir partenaire d'une relation de pouvoir : une personne, mais aussi un groupe de personnes, une société, une cour, un étac.*. Dans La Génisse, la Chèvre et la Brebis, en société avec le Lion360 le roi des animaux impose son pouvoir à un trio : le dominant est ici une seule personne quand le partenaire dominé est composé de trois. Cette différence entre partenaires peut s'accroître infiniment puisqu 3 on lit dans Psyché que "Tout 11 Univers obéit à l'Amour361 " . La différence peut aussi s'inverser : dans Les Animaux malades de la Peste362, le conseil tout entier, formé du Lion et des autres "puissances" devient 360. La Génisse, la Chèvre et la Brebis, en société avec le Lion,(1,6). le partenaire dominant, d 1 une relation de pouvoir avec 1?Ane : "A ces mots, on cria haro sur le baudet"363 » Chacun des partenaires enfin, peut-être collectif ; le Sénat domine ainsi la plèbe 364, ou Les Vautours, les Pigeons365 , ou même Les Frères de Catalogne (qui savent ensemble "s'emparer du coeur366" de leurs ouailles « Un partenaire n 1 existe pas nécessairement comme être cohérent et conscient avant la relation de pouvoir. Le ("on") de Les Animaux malades de la Peste se constitue peu à peu, comme sujet dominant, et 8Voir Rien de trop, (IX,11). 9Voi r Les Amours de Psyché et de Cupidon, p.230-231 . - 202 - - 143 - n'existe enfin vraiment que face à l'Ane. Cette fable montre, entre autres choses essentielles, comment naît un "on". Du coté du dominé, la nécessité d ' une conscience est analogue * Dans Le Pouvoir des fables, l'orateur a besoin de construire son public. Il avait devant lui " 1'animal aux têtes frivolesn, sans conscience globale de soi, divers dans ses occupations : "tous regardaient ailleurs 36751 . Grâce à son stratagème, il suscite un désir collectif. Tous regardent désormais (ou plutôt écoutent) la même chose. L'orateur crée ainsi une "assemblée368" qui, consciemment, "se donne entièreSî à lui : il y alors s et alors seulement, relation de pouvoir. On a tout intérêt à lire ensemble ces deux fables'. Toutes deux commencent en effet, par une crise pour le dominant théorique. Le ; Lion, roi des animaux, risque fort de ne plus dominer un monde que la Peste désorganise. L'orateur, éducateur de "1'animal aux têtes frivoles", ne incohérent. peut Pour rien 1 ' un imposer à un public et l'autre, si les choses continuent, ils ne domineront rien, ils doivent donc constituer ou reconstituer 361. Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.P., p.143. 362. Les Animaux malades de la Peste, (VI1,1). 363. Le "on", formé de toutes les "puissances" et même des "simples Mâtins" est devenu le dominant collect i f de la relation de pouvo i r. 364. 365. Les Membres et l'Estomac, (111,2). Les Vautours et les Pigeons, (VI1,7). 366. Les Frères de Catalogne, Contes et nouvel les, 11, vers 11. 367. Le Pouvoi r des fables(VI11,4),vers 46. 368. Ibid.,vers 61. le partenaire qu'ils veulent prendre ou reprendre. Or, pour prendre, il faut surprendre. Ils surprennent donc : Le Lion en se soumettant au jugement de tous, l'orateur en disant une histoire frivole. Ces surprises prennent. Un "conseil", ou une "assemblée" attentives..^ à la parole du dominant sont constituées» Cela ne suffit pas encore. 11 faut maintenant désigner l'objet que tous doivent regarder ensemble. Dans un cas, ce sera l'Ane, dans l'autre, ce sera Philippe. L'Ane est presque Innocent, Philippe ne l'est pas» Le Lion n'est pas l'orateur» Cela ne change rien au fonctionnement du système. Les deux dominants, par des biais différents et pour des objectifs apparemment contraires, doivent être des éveil leurs 369 de. .conscience . Pas de relation de pouvoir sans partenaires conscients. Dans cette perspective, relation de pouvoir et relation de propriété doivent être clairement opposées, et Le Pouvoir des fables, par son titre, ne doit pas faire illusion : il ne s'y agit pas, en effet, d'une relation de pouvoir entre une fable - réalité sans conscience - et le peuple, mais d'une relation de pouvoir entre l'orateur et le peuple. La fable, par son "pouvoir", donne enfin à l'orateur le pouvoir d'imposer ses idées. Elle est un élément essenciel du déséquilibre pertinent qui constitue ici la relation de pouvoir. Quant au problème des fables que La Fontaine -auteur absent -présent du livre - nous donne à lire, il est autrement compliqué, et nous aurons, largement, l'occasion d f y revenir. 5*6 3 Les relations de pouvoir et les Interférences. Notre modèle de relation de pouvoir est pur de toute interférence. Entre A et B, il n'envisage qu'une relation de pouvoir : A domine B, B est dominé par A. La Fourmi domine la Cigale. les derniers vers de la fable, rien, Dans sinon la relation de 369. Ibid..vers 62. pouvoir, ne paraît lier la travailleuse à 1'emprunteuse* 0r# si ce texte premier aide à mieux lire les autres, il ne les épuise pas. Les relations de pouvoir que présente La Fontaine se combinent, de manières diverses et instables, avec les multiples relations qu1 ont entre eux les partenaires A et B. Dans le Conte d ' une chose arrivée à Château-Thierry, par exemple, le mari donne des ordres à sa femme370 et tout s'exécute pour leur bénéfice commun. Entre ces deux êtres conscients d'eux-mêmes, il existe une relation telle que le mari, parce qu ' il est le mari et parce qu 1 il est astucieux (déséquilibre pertinent) , impose une action à sa femme qui ne peut, apparemment, recourir à aucun autre * Relation de pouvoir caractéristique, mais la relation mari / femme ne s'y réduit pas» Toutes les relations entre mari et femme -amour, intérêts communs - restent possibles entre eux, et peuvent interférer avec la relation de pouvoir. Ces interférences sont fondamentales dans Psyché. Tout en se dérobant, en vrai dominant, au regard de Psyché, Amour est aussi 11amant sincère de la belle, et il lui fournit toutes sortes de biens. L'analyse du conflit entre relation de pouvoir et relation d'amour est un des principaux obj ets du roman : peut - on s imultanément aimer et dominer, être aimé et être dominé par qui on aime ? La Fontaine, nous le verrons, finit par montrer la monstruosité de ces 1 associations* L amour, dans le roman, triomphe du pouvoir : Amour fait de sa femme son égale et renonce, par là, à tout pouvoir sur elle371» Victoire remarquable. Un peu partout chez La Fontaine, des relations de pouvoir pervertissent les relations qui leur associées. Les maîtres d ? école deviennent 1 sont des pédants 5 qui ne veulent qu imposer leur parole. Quiconque veut s engager, même 370. Tout de ce pas allez dire à cet homme 1 Qu il peut venir, et que je n'y suis point. Je veux ici me cacher tout à point. Avant le coup demandez la cédule... Conte d'une chose arrivée à Château-Thierry, Contes et nouvel les en vers, i, vers18-21. 371. "Amour rend ses sujets tous égaux". Adoni s, O.D., p. 7. Le problème, dans Psyché, 1 c est qu'Amour est à la foi s son propre "étrange maître" et son sujet. pour la justice (tel le Berger) devient, effectivement, aux yeux de tous et, souvent de son propre fait, un dominant haï. Dans le mariage, où se combinent 11 amour et divers systèmes de pouvoir, l'amour est vite nié, sauf prodige, tandis que triomphe le désir de pouvoir « Dans des chapitres ultérieurs, nous examinerons, en particulier dans Psyché, comment La Fontaine présente et explique ce caractère prédateur de la relation de pouvoir. Cela détermine, en effet, sa réflexion sur le mariage et l'amour, sur la retraite et 1 5 engagement dans le monde, sur l'éducation et la littérature) qui veut "instruire11, sur "le pouvoir des fables11 en somme, pouvoir dont il use mais dont il démonte aussi les pièges. 5,6*4 Problème des relations de pouvoir transitives » Notre définition propose un modèle théorique à deux partenaires, mais, dans les textes, les relations de pouvoir sont fréquemment transitives. Formulation simple : A exerce un pouvoir sur B en passant par C. Un mari (A) grâce à sa femme exerce un pouvoir sur un marchand : il lui ordonne/ce marchand pour 1'obliger .K, ensuite à remettre une dette. Ce mari renverse ainsi la position de dominé qu! il occupait, avec sa femme372, vis-à-vis du marchand. En ce cas, le pouvoir de A sur C permet à A , grâce au pouvoir de C sur B, de renverser la relation de pouvoir qu {il entretenait avec B. - 145 - Les choses, malgré ce schéma, ne sont pas simples. Premièrement, les relations A>C, C>B et A>B, même si elles sont toutes des relations de pouvoir (ce qui n5 est pas nécessaire pour A>C et C>B) sont distinctes. Dans le Conte d une chose arrivée à Châ t eau-Thi e rry la relation de pouvoir qui 372. "Parbieu femme, lie mari et femme n5 il nous faut/Sans coup férir rattraper notre somme". Conte d'une chose arrivée à Château-Thierry, Contes et nouvelles, I, vers 16-17. Le "nous", ici, est important. est pas celle qui lie la dame au marchand voulant la "baiser373" . Quant à celle qui se forme entre le mari (et aussi sa femme) et le marchand, elle est encore distincte. Deuxièmement, dans cette affaire, 1'élément C, peut vouloir jouer son propre jeu : la dame, être conscient de soi et de sa possible liberté, pourrait, malgré le mari, s'ébattre avec le marchand... Troisièmement^ < un autre personnage (ou plusieurs), profitant de la situation, peut vouloir instaurer son pouvoir, par exemple sur C. Dans le conte, un "gros bourgeois" croit habile d 1évoquer la trahison possible de la dame pour lui imposer un discours goujat et, ' sans doute, sa personne, Mieux eût valu tousser après 1'affaire, Dit à la belle un des plus gros bourgeois ; Vous eussiez eu votre compte tous trois. N' y manquez plus, sauf après de se taire374 . La dame, qui • n'est pas Cigale, sait riposter et anéantir les prétentions du bourgeois : point de relation de pouvoir de ce monsieur à elle* La chose "arrivée à Château-Thierry" se limite donc à la formation d'une relation de pouvoi r transitîve. Notons que la transitivité peut - être double, ou triple, ou quadruple. . . . A peut dominer B à travers C puis D. . . Le roi domine Oronte qui domine Acante qui domine le public*. Amour a du pouvoir sur Zéphyr qui a du pouvoir sur Psyché (il peut ou non la soulever, la sauver) qui a elle-même du pouvoir sur ses soeurs (elle peut les attirer vers la montagne et ses rochers pointus ) . . . Avec ces relations de pouvoir en chaîne, qui peuvent former boucle, tout se complique grandement, puisquf elles se distinguent souvent entre elles par leur durée, leur forme, leurs champs, leurs limites éventuelles : le pouvoir du Roi sur Oronte est évidemment tout autre que celui internes dsAcante du sur réseau, son public. cela Malgré les complexités fonctionne pourtant. Le roi impose effectivement sa loi (son image, son discours) au public en utilisant, 373. Le galant, en effet,/Crut que par là bai serai t la commère". Ibid., vers8-9. 374. Conte d8une chose arrivée à Château-Thierry, vers 30-34. - 208 - parmi tant dfautres, 11 écrivain Acante. Vastes champs d5 analyse, que nous délaisserons pour l'heure car nous manquons de trop d'éléments... Un rapide examen des transitivités simples, préalable nécessaire, est, en revanche, déjà possible, et il suffit, ici, à nos ambitions. Dans des relations de pouvoir transitives, la capacité pour A d1utiliser C appartient au déséquilibre pertinent qui constitue la relation A>B, Que le seigneur puisse user des "fort paillards 375" pour battre le paysan (alors que le paysan ne dispose, pas de "forts paillards" équivalents pour se défendre), voilà un atout essentiel pour le dominer. Les raisons pour lesquelles A dispose des services de C importent peu, du point de vue du dominé : que A paye les services de C, qu'il les obtienne par amitié ou par force, cela ne change structurellement rien à la relation A>B . Que le seigneur paye les "forts paillards" (relation de commerce) , qu 1 il s'appuie sur leur 3 amitié, ou qu il les contraigne, le paysan reçoit les mêmes coups dans le même but. Que le mari s? autorise de son rang marital pour obliger sa femme à attirer le marchand, qu1il j oue au contraire d'une complicité amoureuse, ou de leurs intérêts communs, le marchand paiera identiquement . Quand Vénus, pour dominer Psyché, doit faire "marché" avec Mercure (qu'elle ne domine donc pas) , les baisers qu ' elle lui donne376 n 1 adoucissent ou n1 aggravent en rien le sort de la "criminelle377" . Pour Psyché, Mercure est un des instruments par lesquels Vénus domine * Si, dès lors que C sert A, leurs relations exactes importent peu pour B, il n! en va de même pour A et C. Du point de vue de A, surtout, deux situations s1 opposent, et pourtant, nous le verrons, se 375. Conte daun paysan qui" aval t offensé son seigneur, Contes et nouvel les en vers, I , vers 68. 376. Les Amours de Psyché et de Cupidon,O.D., p.213. combinent : - ia situation de recours : A ne domine B que s1 il passe par C. - la situation de délégation : A, qui domine B, décide de passer par C pour affirmer sa domination, mais il pourrait tout aussi bien passer par C1 ou C". La "chose arrivée à Château-Thierry" est, typiquement, une situation de recours. Le mari a recours à sa femme pour contraindre le marchand à résigner sa créance. Sans sa femme, le mari n'aurait pu dominer le marchand. En situation de recours, A dépend de C pour dominer B. C peut alors vouloir dominer A, ou, au minimum, jouer son jeu, contre les intérêts de A. Le "gros bourgeois" suggère ainsi que la dame aurait pu coucher avec le marchand. Elle 15 aurait pu en effet. Le mari, dès lors qu1 il dépend d'elle, ne peut l'empêcher de s'ébattre. Aussi, la dernière scène du conte est-elle structureilement nécessaire : elle manifeste que C peut jouer contre A quand A dépend de C pour dominer B. Dans cette situation de recours, puisqu'il n'a de pouvoir sur B que par C, A ne transmet pas un pouvoir à C. C n'est pas son représentant mais le moyen par lequel il peut dominer B. Aussi, dans un premier temps au moins, B ne reconnaît pas nécessairement A dans C : le marchand ne reconnaît pas d'abord que la femme est au service du mari, et il ne doit surtout pas le reconnaître. C'est en cela que consiste le piège378 . Quand le marchand découvre que la dame sert son mari, il ne peut plus rien faire. Il est dominé. Si cette femme, pour ce mari, est un recours efficace, tous les recours ne le sont pas touj ours. Quand le j ardinier appelle un Pédant pour maîtriser 1'écolier qui dérobe ses fruits, le Pédant amène tous les autres Ecoliers, fait des discours, j oue son propre j eu d'orateur, et ne maîtrise personne379 , Quand Vénus a recours à 1 ' Amour 378. 379. pour rendre Psyché malheureuse, Le pi ège est souvent si tuat i on de recours. L'Ecolier, le Pédant/ et te Maître d'un jardîn(IX,5). elle n'obtient rien, puisqu'Amour, qui peut préfère 1'aimer e f f e c t ivement tout sur Psyché, que servir sa mère380 . Quand certain marchand préfère avoir recours à trois Turcs peu coûteux plutôt qu'à un Bassa ruineux, quand un berger, pour interdire tout carnage aux loups, aime mieux trois chiens faibles qu'un molosse, le marchand et le berger381 se trompent : tous les recours ne se valent pas. Quantité de récits de La Fontaine méditent ainsi sur la qualité des recours, sur leur possibilité de jouer leur jeu, et de nuire à qui les emploie. La comédie ici est bien "en cent actes divers" tant les combinaisons possibles sont nombreuses. La Fontaine propose surtout des situation de recours quand il évoque .des relations de pouvoir transitives. La situation de délégation est beaucoup plus rare, et d'ordinaire très impure, dans ses textes, comme s'il la jugeait essentiellement formelle. Dans cette situation, A domine B, mais il choisit de passer par C pour affirmer sa domination. A pourrait tout aussi bien agir lui-même ou appeler C ' , C ' ' C ' ' ' . A est libre. Les "deux forts paillards" que le seigneur délègue pour battre le paysan n' ont, hors leur force, rien de spécifique. Le seigneur pourrait sans mal en trouver d'ancres. Aux "paillards" choisis, il demande un travail précis : ils doivent battre le paysan, seulement le paysan, et dans 1'exacte mesure où il leur en donne le droit. Pas un coup de plus, moins : le seigneur est aussi juge pas un coup de : Le seigneur fait frapper de plus belle, Juge des coups382 . . . Dans ces conditions, ces "forts paillards," ne menant pas le paysan à leur "fantaisie", ne sont pas, à son égard, les dominants d'une relation de pouvoir. Loin d'être des partenaires, ils sont, pour le paysan, indissociables représentants, ils sont du seigneur « Bras armé et 1 le seigneur en tant qu il frappe, et, peut-être même portent-ils sa livrée... On peut, pour reprendre un 380. Les Amours de Psyché et de Cupidon,O.P., p. 135. 381. Le Bassa et te Marchand, (VII!,18). 382. Conte d'un paysan qui avait offensé son seigneur, Contes et nouvet tes en vers,I, vers 74-75. mot de Psyché, les appeler des "satellites383". Ce mot caractérise bien, avec sa valeur péjorative, le délégué du dominant. Le satellite, dont le sens astronautique apparaît justement au XVIIème /siècle, n'existe en effet que par rapport à beaucoup plus /important que lui* D8 un certain point de vue, il ne se distingue pas de ce qu'il sert, La situation de délégation est, dans cette affaire, assez nette : pour affirmer sa domination sur B, A passe, sans nécessité absolue, par C, son "satellite" . C est ici beaucoup moins /faioins/ fort que lorsqu'il est recours. Il est donc beaucoup moins dangereux pour A. Il 1'est d'autant moins qu'en servant A, il peut bénéficier de ses bienfaits et j ouir déjà, par délégation, d'une position de dominant sur B. C tend ainsi, sous le regard de B, et par intérêt, à se confondre touj ours plus avec A. Si le paysan reconnaît le seigneur dans les deux "forts paillards", ceux-ci peuvent être tentés de croire 1'être : battant le paysan, représentant le seigneur, arborant de manière ou d autre les signes de sa puissance, ils ont, en effet, quelque apparence d'être des seigneurs. Comme, simultanément, les satellites sont touj ours, de manière ou d'autre, en contact avec qui domine, ils acquièrent, magiquement, la qualité de dominant. Sans 1'être vraiment, ils peuvent croire 1'être, et ils le sont en quelque façon. Presque immanquablement, cela implique deux phénomènes de pouvoir : la gloire, et 1 ' ambition. La gloire est la prétention d'être un dominant quand on n'est rien, et 1'ambition est le désir de devenir un dominant, ou, au moins, pareil à un dominant. D ' un côté la vanité de qui n'est rien et se croit tout, de 1'autre, 1'espérance de qui n ' est Pour convaincre et rien mais aspire à être tout. seconvaincre de leur être dominant, le 383. Après avoir été renvoyée par Amour, Psyché est traquée par Vénus : "Deux satelli tes de son ennemi e arrivèrent un moment après en ce même endroit". Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 194. glorieux comme l'ambitieux sont avides de signes» La Fontaine rapproche ces personnages dès le livre I : la Grenouille ambitieuse y précède le Mulet glorieux384 . Voyons d'abord la gloire. Les Deux Mulets est une histoire, "charges" toute en syllepse, de : Deux Mulets cheminaient : l'un d'avoine chargé; L'autre portant l'argent de la gabelle. Celui-ci glorieux d'une charge si belle, N'eût voulu pour beaucoup en être déchargé. Il marchait d'un pas relevé, Et faisait sonner sa sonnette385 « Un puissant, absent du récit386, a délégué à un des deux Mulets la tâche de porter "1'argent de la gabelle"» Il aurait pu choisir l'autre Mulet, ou n'importe quel mulet, mais le Mulet choisi, le Mulet-satellite, parce qu1 il porte les signes du maître, s'imagine supérieur à tout autre, ce qu 1 il manifeste en émettant, à son tour, des signes : pas relevé, sons de sonnette. Le satellite devient parasite. Il détourne à son profit ce qu'il croit être le fluide mystérieux du pouvoir. Il s'imagine qu'en émettant des signes de domination, il est dominant. Glorieux parasite, le Mulet - satellite vit dans 1'irréalité magique, mais "1'ennemi se présentant" le ramène à son réel néant : Ce Mulet qui me suit du danger se retire, Et moi, j'y tombe et j e péris. -Ami, lui dit son camarade, Il n'est pas touj ours bon d'avoir un haut emploi. Si tu nf avais servi qu'un Meunier, comme moi, Tu ne serais pas si malade10. La Grenouille ambitieuse éclatait pour avoir voulu obtenir un signe de puissance (la taille), le Mulet implose pour en avoir arboré 384. 11 les combine dans le personnage du Corbeau qui veut être et se croi t déjà être. Quant à la Fourmi, el le n8a ni ambition, ni gloi re. Le seul témoin de son pouvo i r en est la victime. 385. Les Deux Mulets, (1,4),vers 1-6. 386. On ne sait qui se cache derrière le "fisc18. Surtout, on ne sait qui est "on" : "Est-ce donc là, d i t - i l, ce qu'on m'avai t promis" ? vers 13. d'autres (les richesses de 1'impôt) « 10Les Deux Mulets, (1,4),vers 14-19. Certain Berger éprouve "mille dégoûts388" pour avoir accepté qu? un roi lui délègue son pouvoir de juger. Ce Roi vit un troupeau qui couvrait tous les champs, Bien broutant, en bon corps, rapportant tous les ans, Grâce aux soins du Berger, de très notables sommes. Le Berger plut au Roi par ces soins diligents. Tu mérites, dit-il? d'être Pasteur de gens ; Je te fais Juge souverain. Voilà notre Berger la balance à la main389 . . . S1 il ne fait pas "sonner sa sonnette", ce Berger arbore des signes de dominant : il juge au nom du Roi. Il est le Roi en tant que le Roi juge* Comme le Mulet, comme Oronte, et contrairement à son époque bergère, il devient visible. "L'ennemi se présentant", ce sont ici gens de cour : "De nos biens, palais dirent- ils, il s ' est fait un 390 " . Accusations prévisibles pour un délégué : il jouerait son propre jeu, détournerait ses fonctions, se comporterait en dominant qu'il n'est pas. Parmi les "mille dégoûts" annoncés par 1'Ermite, le Berger doit ouvrir son coffre, où tous imaginent, comme , " 1'ennemi" sur le Mulet, des "richesses immenses". Surprise : Le coffre étant ouvert, on y vit des lambeaux L'habit d5 un gardeur de troupeaux, Petit chapeau, jupon, panetière, houlette, Et, j e pense, aussi sa musette391. Par bonheur, malgré "le petit grain d'ambition 392", le Berger s'est souvenu qu1il n'était pas naturellement un dominant de cour. Il en portait les signes. Il jouait le rôle de "pasteur de gens ", mais il restait capable de redevenir pasteur de moutons. Son "petit grain d'ambition" n ' a pas produit un vrai faux dominant, un parasite, un quelconque "glorieux" croyant à la naturalité de sa position de pouvoir. Il a évité ainsi le sort de i'irréaliste Mulet : Sortons de ces riches palais Comme 11 388. 389. 390. 391. 392. Le Berger et le Roi , (X,9), vers 51. A rapprocher de la maladie du Mulet. Ibid., <X,9), vers 11-18. Ibid.,versS7. Ibid.,vers 66-69. Ibid., vers 77. on sortirait d'un songeAmbition, gloire, et déceptions qu5 elles entraînent, ce sont là phénomènes, souvent liés aux délégations dans des relations de pouvoir transitives, qui sont un fréquent objet des textes de La Fontaine. Les pures délégations, cependant, sont rares dans ses récits. Elles le sont beaucoup moins dans les préfaces, les louanges, les dédicaces, quand l'auteur a intérêt à se donner pour dominé . Cette rareté et cette abondance relative s'expliquent. Délégation et recours - tels que nous les avons définis - permettent de mieux lire certains textes, mais la dynamique transitives implique,- le plus souvent, des relations de pouvoir leur combinaison. Supposons une situation de pure délégation : A domine B, mais choisit, sans nécessité, de passer par C. C a alors intérêt, pour sa propre considération, pour celle qu ' il espère de A ou de B, à se faire passer pour un recours. C ' est un aspect de sa "gloire" . A, cependant, peut avoir intérêt à reconnaître que C est un recours, puisque, C s'en trouvant flatté, 1'énergie nécessaire pour 1'amener à servir se trouve réduite : le dominant, même s'il peut-être somptuaire, gagne à économiser de ses forces. - 150 - Supposons maintenant une situation de pur recours. A a besoin de C pour dominer B. Pour éviter de trop manifester sa dépendance à 1 ' égard de C, A va tendre à en faire un délégué, à le couvrir d'honneurs, de signes... C, quant à lui, à^yis de B, peut gagner, vi(s■■■■■■■■■ à passer pour un délègue ''''''V'^-,.,.:>::' de A ( il s ' économise ainsi et rej ette le malheur de la domination sur A), et vis à vis de A, il peut gagner aussi à passer, un temps, pour moins indispensable qu'il est. Chacune de ces situations se dissimule souvent par 1'autre. A, C, et, dans bien cas, B peuvent y avoir intérêt. Aussi ne 393. Ibid., vers 72-73. S'agit-il là d'un songe, comme Vaux fut un songe ? Songeons y en passant... rencontre-1- on guère de situations conformes au modèle : le satellite est souvent indispensable au dominant pour dominer et le recours passe pour satellite. Ce n'est qu'à un certain degré d1 approximation, lorsque l'analyse n'est pas faite, que les' choses paraissent simples : comme nous ne savons rien de précis sur les rapports qui unissent Vénus à ses "satellites", le seigneur à ses "forts gaillards", comme l'étude de ces relations n'est pas le but de La Fontaine, nous pouvons les croire de simple délégation. Quand l'analyse se développe, tout paraît plus mêlé : dans Psyché, Amour délègue Vénus pour punir son épouse déchue. La déesse, devenue, en quelque sorte, "satellite" de 1'Amour accepte avec j oie cette besogne et y emploie ses propres "satellites". S 5 agit-il là de délégation ? Amour pouvait - il passer par une autre que par sa mère ? Qui aurait voulu, sinon elle, châtier Psyché ? Amour, lui-même , 1? aurait-il pu ? Vénus, quoique délégué, est un recours pour son fils. Autre cas. Au début du roman, la déesse a recours à Cupidon pour détruire Psyché contre laquelle ses accusations étaient féroces : Elle a juré de me chasser des lieux Où l'on me rend obéissance. Comme Amour - favorable aux belles - désire peu la défendre, Vénus souligne que la j olie mortelle peut aussi lui nuire Prenez-y garde ; il vous y faut songer. RendeS''::'la malheureuse (...) Tant que ni vous ni moi nous ne la craignions plus : . En insistant sur la communauté des intérêts, Vénus maquille au mieux une situation de recours . Elle ne crée pourtant pas une situation de délégation puisqu'elle met à peine en avant sa position de mère d ' Amour, ce qui lui donnerait, pouvoir légitime. Elle sur 394. Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p.135. ensemble, un préfère transformer la relation de pouvoir transitive en relation de pouvoir binaire - Amour, 216 : A et C, - veulent dominer B. Si Amour et Venus avaient toujours les mêmes intérêts, ou si Vénus pouvait aveugler Amour aux beautés de Psyché, cela réussirait. Mais, en désignant Psyché à la colère dfAmour, Vénus la lui montre. Rendu amoureux, Amour trahit sa mère en épousant Psyché. L1 intermédiaire se désolidarise de l'initiateur. C trompe A en faveur de B, et A n'y peut rien* La seconde partie du roman propose une figure inverse : A trompe C en faveur de B , Amour qui a demandé à Vénus de punir Psyché sauve sans cesse Psyché des cruautés de la déesse. Celle-ci, plus cruelle que la Fourmi, voudrait déchirer sa victime, mais Amour essaie d'arracher Psyché des mains haineuses où il 1'a mise. L!initiateur de la relation de pouvoir joue contre elle, et le récit finit quand elle a disparu... Psyché met décidément en oeuvre toute la problématiqu lafontainienne des relations de pouvoir... 5.7 Conclusion de la première partie « Telles que nous les avons définies, les relations de pouvoir abondent dans l'oeuvre de La Fontaine. Nous avons ainsi pu construire notre modèle en analysant quatre textes divers, et commencer à lire, en l 1 utilisant, un certain nombre d'autres textes. Les Fables, Les Contes, quelques passages du Voyage en Limousin, Le Songe de Vaux, Psyché nous ont fourni de multiples exemples de relations de pouvoir. Nous aurions pu élargir notre recherche au Poème de la Captivité de Saint Malc, aux Elégies, à la .tragédie inachevée d 1 Achille, et 'même à Adonis dont 1? intérêt pour notre étude ne se limite pas à sa place dans les Fables nouvelles » Seuls, peut-être, le Poème du Quinquina et des bagatelles de salon^ paraissent peu concernés. Cela même est-il sûr ? Le Poème du Quinquina n'est-il pas écrit parce qu1 "un ordre est venu plus puissant et plus fort/ Que la raison395 " ? Ne finit-il pas, comme bien des fables, par des impératifs396 ? N'oublions pas, enfin, d ' y reconnaître un hommage â Louis XIV et, par lui, aux dieux qui, parce qu5 ils sont grands , "N1 oseraient s ! d Uranie 1 oppose t ^mi vouloir 397 " * Quant aux textes où "la bagatell^^'piart398", par delà leur propos (qui concerne assez souvent des relations de pouvoir), on gagne à les lire comme actes utiles pour aménager ou conquérir des positions parmi les relations de pouvoir où La Fontaine se sentait vivre. D'ailleurs, n'ont-ils pas un grand rôle dans les Fables nouvelles ? Nous ne prétendons pas que La Fontaine écrivait en pensant toujours relations de pouvoir* Certaines fables, ou certains Contes tirés d'Athénée, surtout quand on les isole, ne paraissent rien devoir à cette problématique. On peut les lire, et en j ouir, sans s ' en soucier. Cependant, quand on envisage tout le premier 1 ivre des Contes, et, dans ce livre, provocante des en lieu précis, la légèreté trois "ZOO petits contes .. . Cette omniprésence rend méfiant. Ce qu'on croit voir partout n'est parfois qu'un mirage. Ne regroupons -nous pas des choses "très différentes entre elles400 " ? Ne transformons-nous pas en pensées quelques banalités ? N'oublions - nous pas que ces thèmes existent chez d'autres .que La Fontaine ? Enfin, n'appellerions-nous pas problématique ce qui ne serait que thématique, c'est-à-dire un paquet assez lâche d'éléments, que 1'auteur ne penserait pas spé c i f iquement ensemble, qui ne s'ordonneraient pas en un réseau de questions et de réponses, et qui ne susciteraient pas largement la production même de 1 'oeuvre ? C'est 1'objet de notre travail que de répondre, jusqu'à sa dernière ligne, à ce questionnement. A ce point de notre analyse, nous avons seulement acquis qu'au long de 1'oeuvre, et en divers 395. 396. Poème du Quinquina,Q.D., p.62. "Corrigez-vous, humains"...Ibid., p.77. 397. Ibid., p.77. 398. 399. Discours à Mme de La Sabl ière, ( IX), vers 16. Voir le second chapi tre de notre quatri ème part i e. 400. La Souri s métamorphosée en Fille,(IX,7),vers 76. \ - % 218 \ - secteurs, on rencontre des textes qui concernent essentiellement les relations de pouvoir, et qui sont, en même temps, l4§AJB3P.?QêB:ts forts A D'autre part, nous pouvons commencer à suggérer une unité de pensée,, et, dans le cadre de cette unité, un approfondissement progressif. Les textes que nous avons - même rapidement - commentés sont ! d époques diverses. Une dizaine d 1 années séparent La Cigale et la Fourmi de Les Poissons et le Cormoran. Notre schéma de relation de pouvoir utilisable pour lire Le Corbeau et le Renard, au premier livre, l'est encore pour Le Renard et les Poulets d'Inde, au livre XII, les deux textes entretenant plus d'un rapport entre eux. De cette cohérence, dont nous espérons convaincre le lecteur, nous donnerons maints exemples, mais elle n'implique pas un monolithisme qui surprendrait chez le "Papillon du Parnasse401", SI la cohérence est maintenue, les changements sont réels et riches de sens. Signalons en, dès à présent, trois principaux la rupture de 1661, l'élargissement des champs, et les inflexions des dernières années. Il nous semble que La Fontaine n'a pris pleinement conscience de l'objet "relation de pouvoir", et de sa logique, qu'avec la chute de Fouquet402. Certes, les relations de pouvoir existent dans son oeuvre avant 1661, mais, malgré les profondes intuitions d1 Adonis et la subtilité des rapports avec le maître de Vaux, leur analyse paraît incomplètement pensée et presque naïve, à moins qu'elle ne reste informulée» La Fontaine ne semble pas alors avoir conçu son objet dans sa généralité, toutes ses implications et sa cruauté. Si le premier Le Songe de Vaux traduit ainsi un optimisme, peut-être de façade, à l'endroit des divers dominants, la chute d'Oronte amène une prise de conscience ou une libération paradoxale de la pensée. Les deux certainement. De la rupture, témoigne, selon nous, la relecture et la publication, en 1671, d'un Le Songe de Vaux, identique mais nouveau» 11 est significatif que les deux grandes oeuvres qui suivent 401. Discours à Mme de La Sablière, O.P., p.645. 402. Pour l'analyse complète, voir le deuxième chapitre de notre quatrième partie. - 219 - 1681 - le premier livre des Contes et le premier livre des Fables contiennent, en des lieux stratégiques, des textes qui non seulement présentent des relations de pouvoir, niais qui en supposent 1' analyse, et qui les proposent par leur position comme un objet essentiel de 11 oeuvre. Si La Cigale et la Fourmi marque le plus spectacuiairement cette rupture, Joconde ou le Conte d1 un paysan qui avait offensé son seigneur sont tout aussi importants. Avec les premiers contes et les premières fables, la problématique est mise en place. La Fontaine ne la quittera plus 403 . L'essentiel nous en paraît posé dès les dix premières fables du premier livre « L1oeuvre ultérieure n1ajoute certes pas que fioritures, mais La Fontaine, malgré sa devise, est de ces artistes qui parcourent toujours le même territoire fondamental, en le multipliant de leurs regards féconds, Nietzsche appelait les bons philosophes des ruminants, terminologie disgracieuse pour le "Papillon du Parnasse", mais l'idée est là. Dans cette affaire, 1!auteur de Psyché n ' a-1 - il pas très longtemps " ruminé tout le cas en sa tête404" ? Ce travail de la pensée fut productif. D'abord par effet de masse : la multiplication des applications assurait la validité des conceptions initiales et, en raison de 1? immensité des champs, leur intérêt. Ensuite, ce travail enrichissait les conceptions initiales. Si les données essentielles apparaissent, presque miraculeusement, dès les premiers textes, nul ne niera que Le Berger et le Roi, avec ses j eux d5 abymes, ses labyrinthes littéraires, le thème de la pureté perdue, sa nostalgie, ajoute infiniment à la fable de Les Deux Mulets. Le second recueil et le douzième livre élargissent le champ des applications à des champs que suggéraient à peine les toutes premières fables, essentiellement, fables Si on et la question 1'éducation, métaphysique du le pouvoir dominant des suprême. repérait 403. Voir, pour démonstration, le deux i ème chapi tre de notre quatri ème partie. 404. L 8 Homme et la Couleuvre, (X,1),vers 52. ces champs dès le livre I - le premier dans ha Besace et h'Hirondelle et les Petits Oiseaux, le second dans Le Corbeau et le Renard, le troisième dans La Besace405 encore -ce sont les textes ultérieurs qui aident à les y lire, comme si 11 oeuvre accomplissait toutes les virtualités de ses commencements'* Quant aux Contes, ils évoluent moins vers un élargissement des champs - malgré 1'insistance croissante de la critique religieuse que vers une provocation toujours plus radicale des censures en place, provocations qui culminent avec le charme insolent des cinq petits derniers» Le Fleuve Scamandre satirise ainsi, et scandalise, les incégrismes religieux alors en vogue 406. N'y voit-on pas un homme, "profixant de 11 erreur de ses temps" s3 y faire Dieu pour goûter à la chair407 ? Dans Le Remède, payant d'audace, un amoureux trompe et brave une" gouvernante en lui présentant' "Ce que Brunei à Marphise montra408". Cette exhibition osée et trompeuse devant l'autorité est l'avant dernier-mot, et peut-être le fin mot, de La Fontaine conteur. S'en justifie-t-il ? Je répondrai... mais que sert de répondre C'est un procès qui n'aurait point de fin409 . Et tout devrait finir, selon lui, par le rire. Un rire moqueur des censures, des interdits. Un rire complice du dominé friand d'être libre et de j ouir. Mais le rire est-il encore possible ? La Fontaine en doute, et les derniers contes, malgré leur gaieté, se teintent 405. La Besace, < ï,7), L'Hirondelle et les Petits Oiseaux, (1,8), Le Corbeau et le Renard, (1,2). 406. Ce conte parut en 1685 à un moment où le dogmatisme religieux de la monarchie ne cesse de se renforcer : c'est l'année de la révocation de l'édit de Nantes. 407. Je crois qu'en ces temps-ci L'on ferai t au Scamandre un très méchant parti En ces temps-là semblables crimes S1 excusaient aisément ; tous temps, toutes maximes". Le Fleuve Scamandre. Contes publiés dans les "Ouvrages de prose et de poésie", vers 101-104. 408. Le Remède, Contes publiés dans les "Ouvrages de prose et de poésie",vers 89. 409. Ibid.,vers 106-107. d'amertume : En ces temps-là semblables crimes /Y tous temps, toutes maximes410. S'excusaient aisément : Puisqus il n'est plus possible de rire, puisqu'il ne saurait être question d'une détente et que le sérieux s'impose, il faut mentir ou se taire pour vivre et jouir. C'est la leçon majeure du dernier conte : Les Aveux indiscrets : une femme y avoue a son mari qui 1'aime qu'elle a connu autrefois, avant lui, un autre homme, mais le mari ne peut l'admettre. Il ne peut surtout pas en rire, comme l'avaient pu, après bien des aventures, Joconde et le roi de Lombardie» Il se lamente « Il crie qu'il est "sanglé", qu'il est "bâté". Dès lors, sa femme et lui perdent toute joie. Se confesser à son propre mari, Quelle folie! Imprudence est un terme Faible à mon sens pour exprimer ceci411. • Cet interdit résulte-t-il d'une situation d1 amour ? Non, mais bel et bien du mariage, car le mariage Implique, selon La Fontaine, une relation de pouvoir entre mari et femme. Cette relation, très dissymétrique, ne permet ni la confidence, ni le j eu puisque, en elle, tous les actes, toutes les paroles peuvent engager ou mettre en cause la domination du dominant, qui veut, fort logiquement, maintenir sa position. La femme accepte la confidence de son mari, et s 1 en j oue, mais le mari - le dominant - ne peut accepter celle de la femme, et surtout pas en j ouer : le dominant - mari ou autre - parce qu'il est dominant refuse la vérité qu'il exige pourtant. Mais que faut - il donc faire ? Parler de loin ou bien se taire4'2 Position évidemment peu enviable, mais celle du dominant, qui se croit sanglé, bâté à la moindre révélation, n'est pas si plaisante qu'on Le Fleuve Scamandre,vers 103-104. 411. Les Aveux indiscrets. Contes publiés dans les "Ouvrages de prose et de poésie",vers 104-106. 410. 412. L'Homme et la Couleuvre, (X,1),vers 90. pouvait croire. Puisque le dominé ne peut parler sans drame, même au dominant qui 1'aime , le dominé se masque et le dominant finit dans 1 ? irréel * Les leurres 11 enveloppent. Malgré sa passion de connaît-il ce qu1 il domine ? Et s 1 n connaître413" , il ne connaît pas, domine-1-il vraiment ? Réelle, cruelle parfois, la domination suscite un théâtre d'ombres, une comédie, où tous évitent les "aveux indiscrets". Elle engendre de la fiction, toujours plus de fiction, de sorte que le dominant tend à laisser échapper le réel. Il tend donc paradoxalement à l'impuissance puisqu'il fait fuir la vérité qu'il éloigne en la désirant» En définitive, il ne peut atteindre l'essentiel, sauf à tuer, et à se perdre. Le Perroquet échappe ainsi toujours au roi : "Sire Roi mon ami, va -1 - en, tu perds ta peine414". Si le dominant saisit quelque chose du réel, il le détruit ou se détruit lui-même, s1 anéantissant comme dominant : "Je suis bâté. Je suis sanglé". Aussi, la position de dominant est beaucoup moins enviable, et surtout plus complexe, qu'il n'y paraît à la lecture de La Cigale et la Fourmi. Si même un dominant prétend favoriser ses dominés, il risque fort d'échouer. Dans la dernière fable du dernier livre, le Juge arbitre, sans même demander un salaire,' voudrait imposer des jugements justes. Les hommes en deviennent - ils plus justes ? Nullement : ils contestent entre eux, ne se satisfont de rien, refusent 1'autorité de leur bienfaiteur. Jamais le juge ne tenait A leur gré la balance égale415 . Quant au "Directeur" des "hôpitaux", malgré son bon vouloir, ses directives ne recueillent "que plaintes et que murmures 416" . N'en concluons pas trop vite, pourtant, que le dernier La Fontaine considère la domination comme une illusion sans effet une coupe d'amertume. Point naif, notre Papillon n 5 ou oublie 413. Voir La Cour du Lion, (VII,6). 414. Les Deux Perroquets, le Roi et son Fils, (X,11),vers 61. 1 415. Le Juge arbi tre, l Hospi talier et le Soli tai re, (XIï,29),vers 26-27. 416. Ibid.,vers 51. pas que, quand on "happeîf un homme "On vous 15 échine, on vous 15 assomme417" . Il sait fort bien que les rois, les Papes même, peuvent rire - et tant mieux! - même s1 il en doute un peu418. Le changement que nous observons dans ses derniers grands textes est une inflexion, pas une rupture. L'analyse, et, sans doute 11 expérience, se sont enrichies « Effet de 1!âge ? Considération des évolutions historiques ? Logique interne de l'oeuvre ? Pour le dernier La Fontaine le plaisir des dominants, entier chez la Fourmi - et touj ours possible pour le Renard vainqueur des Poulets d ' Inde - se teinte de plus en plus souvent d ' amertume. Les responsabilités rendent le pouvoir peu enviable 419. Avec lui les rires et la bonté deviennent improbables420 . Les conflits qu ' il suscite rebutent421 » Au regard de l'absolu422, il reste dérisoire, et, on peut touj ours le renverser, comme en témoigna la chute de Fouquet, inaugurale et définitive, que 1 ' on entend admirable cohérence - aux derniers vers du dernier 1ivre : Magistrats, princes et ministres, Vous que doivent troubler mille accidents sinistres, Que le malheur abat, que le bonheur corrompt, Vous ne vous voyez point, vous ne voyez personne 423 . La domination aveuglant à soi et aux hommes, pourquoi ne pas lui préférer le "silence des bois424 " ? Distinguons cependant : cette solitude du solitaire n'est pas une retraite religieuse ou une fuite misanthropique. Le solitaire n'est ni Rancé, ni Alceste. Sa solitude ne refuse pas expressément 1 ' amour, et surtout pas le "coeur 425 ". Elle 1'éloigne seulement des positions de pouvoir, 417. Un Fou et un Sage, (XII,22), vers12. 418. Le Milan, le Roi et le Chasseur, (Xi 1,12),vers 108-110. 419. Voir Le Fermier,le Ch i en et le Renard, (XI,3), vers 60-63 : Toi donc,qui que tu sois, ô père de famille (Et je ne t-ai j ama i s envié cet honneur), 1 T attendre aux yeux d'autrui quand tu dors, c'est erreur. 420. Voir Le Milan, le Roi et le Chasseur, (XII,12), vers 119-120 : On a vu de tous temps Plus de sots fauconniers que de rois indulgents, 3 421. Le Juge arbitre, l Hospitalier et le Solitaire,(XII,29). 422. L Eléphant et le Singe de Jupiter,(XII,21). 423. ibid.,vers 60-63. 424. Ibid.,vers 33. 425. Voi r 3 Le Corbeau, anglais,(XII,23),vers 1. celle des la Gazel le, la Tortue et le Rat(Xî 1,15), vers 134, et Le Renard "Magistrats, princes et ministres". Au "solitaire", La Fontaine n 1 oppose pas un personnage qui choisirait ci1 aimer et de chercher les femmes (grande cause de trouble pour les moralistes), mais des personnages qui prennent des positions de pouvoir au nom de 11 amour de lf Homme. Ce solitaire, par ailleurs, ne refuse pas, au moins un moment, la "douce société426" de ses amis, et il leur parle avec coeur, c' est-à-dire avec la volonté de s' entraider en partageant humainement des expériences. De ce point de vue, la fable 15 du livre XII, à travers la fable 23, se prolonge dans la fable 24. L'ultime leçon de cette dernière, dit La Fontaine, "Je la présente aux rois, je la propose aux sages427" Espère-t-il être entendu ? L1écart entre présenter et proposer, par delà le respect, fait douter qu'un roi, parce qu'il est roi, puisse avoir la sagesse de faire, pour lui, ce que le livre propose aux sages. Rois et sages, apparemment, sont- créatures "très différentes entre elles" Ne peut-on pas rêver .-pourtant, ? S'il finit par cette distinction, le livre XII s'adresse pourtant à un probable futur roi, . le j eune duc de Bourgogne, " 1 ' unique obj et du soin des immortels428" . Habileté ? Flatterie ? Parole oblique contre Louis ? Rêverie sans doute aussi. Comment ne pas rêver, tant qu'il est enfant et qu ' il fait des fables, du roi que ce duc pourrait être ? Songe discret sur un roi possible, mais que la mort prendra, tout comme Le Songe de Vaux, en 16 71, rêvait d ' un maître qui aurait pu être, mais que 1'histoire détruisit, le livre XII ne laisse pourtant pas d'illusions. Le dominé, "on vous I'échine, on vous 1'assomme". Quant au dominant, même s'il rit, comme la Fourmi ou, plus rarement - comme Le Pape - il se coupe des "plaisirs purs429" . Le j ardin d ' Epicure n 426. 427. 428. 429. 5 est pas pour lui. Le Corbeau, la Gazelle, la Tortue et le Rat, (XII,15),vers 55. Le Juge arbitre, l3Hospîtalfer et le Solitai re,(XII,29),vers 68. Les Compagnons d'Ulysse, (XI1,1), versl. Le Songe d'un habitant du Mogol,(XI,4),vers 21.Noter pourtant que le "Vizir" est capable d1échapper aux troubles de la domination et de chercher "quelquefois" la soli tude. Les thèmes que nous venons de rencontrer, loin de contredire ceux des premiers contes et des premières fables, les prolongent à bien des égards. De plus en plus, se dessine une problématique cohérente dont nous verrons qu'elle intéresse les formes et les détours de 11 oeuvre. Mais pour 15 explorer, comment faire ? Puisqu'il s'agit de relations de pouvoir, et que ces relations concernent divers champs, il doit être possible de repérer ces champs, de les définir, et de les envisager successivement, quitte à finir par une synthèse. Plan séduisant : il paraît simple, logique, et permettrait dans 1 ' oeuvre un itinéraire. On en imagine dé j à. quelques étapes : la politique, 1'économie, le mariage, 1'éducation, l'écriture, la relation aux dieux ou au hasard... Séduisant par sa diversité, 1 ' énoncé seul de ce programme en révèle pourtant deux inconvénients majeurs. D'abord, les rubriques ne découlant pas d'une logique des relations de pouvoir, leur nombre est potentiellement infini. Pourquoi ne pas créer une rubrique famille, une rubrique opinion publique, une rubrique magie430 ou même une rubrique jardinage ? Ne distinguerait - on pas, avec quelque raison, relation de pouvoir des villes et relations de pouvoir des champs ? Ne pourrait - on pas diviser les champs en multiples sous - catégories. . . Le suj et se perdrait à forceje s'étendre * L'autre inconvénient atteint au coeur de la problématique« En travaillant par champs, oubliant que les textes lafontainiens sont à applications multiples, nous perdrions leur diversité interne et briserions 1'unité bigarrée de 1'oeuvre. Or, chez La Fontaine, la problématique des relations de pouvoir est remarquable par cette unité maintenue et approfondie continûment. Plusieurs de ses contemporains ont parlé politique, mariage, éducation, ou écriture, mais chez aucun - même chez Molière - ne se dessine une problématique aussi cohérente, et aussi diverse dans ses applications. La découper, ce serait la détruire. Serait-il "d'homme sage/ de mutiler 430. Voir Les Devineresses,(VIï,14). ainsi431" ? Si le classement par champs paraît peu pertinent, serait-il meilleur de classer les relations de pouvoir par modes d'institution ? Apparaissent-elles par la force, par l'astuce, par une tradition, par une délégation, par le libre ,;accorçi des partenaires, par plusieurs de ces éléments ensemble, par d'autres encore ? On ne travaillerait pas sur les champs d'application, mais sur l'origine, ce qui peut paraître tentant car plus spécifique des relations de pouvoir« Seulement, les deux inconvénients précités se retrouvent. La Fontaine ne classe nulle part les relations de pouvoir en fonction de leurs origines, et le nombre indéterminé de leurs catégories conduit à un éclatement de la problématique. On retrouverait ces inconvénients, avec des modulations, si l'on envisageait de classer les relations de pouvoir en fonction du nombre de partenaires qu'elles impliquent. Choisissant cette apparence très évidente, on risquerait fort de confondre la proie et l'ombre. Ce que nous voulons, c'est découvrir une démarche qui n'ëmiette pas et qui s'appuie sur les textes de La Fontaine. Pour ne pas émietter, tend à multiplier les nous devons cat^ego^cies au contraire_daos^ m éviter ..tou^ de relations, ême . de ces qui et chercher relations quelque principe d'analyse. Pour nous appuyer sur les textes de La Fontaine, il suffit, encore une fois, de les lire» Or, pour notre affaire, le premier livre des Fables, encore une fois, est précieux 43-. Au coeur exact de ce livre, la fable 11 (le livre en contient 22) raconte qu'un homme, qui s'aimait "sans avoir de rivaux", séduit par la beauté d'un canal, ne put s'empêcher de s1 y voir, et, sans doute - le texte est discret sur ce point - quitter par là son "erreur 451. Le Philosophe Scythe,(XII,20), vers 14-15. 432. Nous pourrions en dire autant"du premier livre des Contes. profonde". Ht quant au canal, c'est celui Que chacun sait, le livre des Maximes433 . Le Loup et 1'Agneau - chaque commentateur le sait-il ? - précède ce texte» Nul ne s!y mire en un canal, mais un agneau se désaltère dans "le courant d1 une onde pure", et un loup prétend qu'il la trouble» La fin, chacun la sait : après avoir interrogé l'Agneau, ■ (. . .) au fond des forêts Le Loup l'emporte, et puis le mange Sans autre forme de procès, Deux fables « Deux relations de pouvoir "très différentes entre elles". D'un côté La Rochefoucauld et son lecteur, mais un La Rochefoucauld absent, presque invisible, et que le lecteur ne saurait deviner si La Fontaine ne l'indiquait. De l'autre le Loup qui sort de l'ombre, qui se rend ainsi visible, qui interpelle l'Agneau, l'humilie, et puis l'emporte "au fond des forêts" vers la mort. Le canal, perdu dans "les lieux les plus cachés" révèle au contraire l'homme à lui-même,, le conduit sur de meilleur" bhemins de vie. Présence discrète, quasi absence, et bienfait d'un côté . Intrusion visible et destruction de 1'autre. Les deux relations de pouvoir semblent se réfléchir 1'une dans 1'autre comme deux inverses. On dira que ce peut - être coïncidence et qu'il n!y faut pas lire une intention. Cependant si 1'on reprend le premier livre, on y découvre, deux fables plus tôt, un couple très comparable : La Génisse, la Chèvre et la Brebis, en société avec le Lion, et La Besace . Première fable : Le Lion accapare une proie, 11 Ce droit, vous le savez, De la Fable 10, quia Léo : c ' est le droit du plus fort 434. chacun sait le début : La raison du plus fort est touj ours la meilleure. 433. L'Homme et son image,(1,11),vers 27-28. Est-ce une coïncidence ? Voyons alors La Besace : Jupiter, y lit-on, invita les créatures à présenter leurs doléances : Si dans son composé quelqu'un trouve à redire Il peut le déclarer sans peur435 . La proposition du Dieu s'avère inutile car nul ne se voit de défaut. Nous nous pardonnons tout, et rien aux autres hommes On se voit d'un autre oeil qu ' on ne voit son prochain 436, Dans la fable 11, l'homme "passait dans son esprit pour le plus beau du monde437". Peut-on voir là une coïncidence ? Une leçon plutôt : la littérature réussit peut-être quand Jupiter échoue * Elle contraint -l'homme à se voir lui-même quand le Dieu laisse les créatures à leur aveuglement. La séduction de la beauté serait plus forte que l'autorité, et plus forte même que la raison. Si 1'Hirondelle l'avait su, elle aurait peut-être trouvé un beau piège, un séduisant propos, pour apprendre aux "petits oiseaux" à éviter "reginglettes et réseaux438" . Prise dans la fable 8, elle n ' a pas lu la fable II, et parle avec force raisons, mais sans effet. Jupiter, 1'Hirondelle, La Rochefoucauld sont, de manières diverses, dominants pleins de bonnes intentions. Ils veulent le bien des créatures, des petits Oiseaux, des lecteurs. A 1'inverse, le Lion, Le Loup cherchent exclusivement leur propre bien* Parce qu'ils 434. Vers 15. - 159 supposent que "le bruit" annonce un de ces dangereux dominants, les deux rats détalent439 . Dans ce premier livre, deux types de relation de pouvoir se distinguent et La Fontaine les oppose savamment„ L'une se place sous le signe du Loup, du Lion, ou, plus encore de 1'inaugurale Fourmi. La première fable du premier livre 435. 436. 437. 438. 439. en Vers 3-4. Vers 29-30. Vers 2. L'Hirondelle et tes Petits 01seauxÇ1.8).vers 41. ïIs n'ont pas tort ; à la fable suivante, le repas de l'Agneau est interrompu par le Loup. - 229 propose admi rabi ement le modèle. Priorité à 11 animal le plus petit : nous appellerons cette logique, logique de la Fourmi. L'autre logique se place sous les signe de Jupiter, de 1' Hirondelle et de La Rochefoucauld« D'évidence, trois noms c ' est beaucoup trop pour une seule appellation. De plus, aucun des trois ne convient pleinement. Parler d'une logique de Jupiter, serait trop solennel et prêterait à confusion : Jupiter joue plusieurs rôles chez La Fontaine. . Parler d'une logique de 11 Hirondelle, ce serait oublier l'échec de cette dernière ; "Maint oisillon se vit esclave retenu". Quant à parler d'une logique de La Rochefoucauld, cela ferait chercher cette logique dans Les Maximes. Les larochefoucaldiens nous en voudraient I Pourquoi ne placerions-nous pas cette logique sous le signe d'Oronte ? Oronte, pas Nicolas Fouquet. L'invention de La Fontaine, pas le Surintendant. Oronte est ce dominant qui sait se faire discret et multiplier les "merveilles" pour le plaisir des "assistants". Sans rien perdre de sa grandeur, il se soumet très volontiers aux désirs des gens qu ' il protège. Il est 1'inverse de Louis qui écouta et délégua, pour abattre Fouquet, diverses Fourmis. Fouquet tomba, mais Oronte ne disparut pas des livres. Cette logique d'Oronte, par delà ce personnage même, s ' oppose, partout chez La Fontaine, à la logique de la Fourmi. Pour clarifier cette opposition, en mesurer les en j eux et les modalités, il nous faudra analyser ces deux logiques 11une après 1'autre dans 1'oeuvre entière. Ensuite seulement, nous pourrons étudier l'effort de La Fontaine pour échapper, dans et par son oeuvre, aux illusions de 11une et aux noirceurs de l'autre. - 161 - - 162 - DEUXIEME PARTIE : - LA LOGIQUE DE LA FOURMI 163 - - 164 - Chapitre 1 PRINCIPES ET CARACTERES Cette logique nous paraît reposer sur un principe et avoir deux caractères. Principe : la recherche par le dominant de son plaisir exclusif « Caractères : sa volonté de tout mettre "en même catégorie" et sa volonté de profiter au mieux de la "légère croyance". Nous qui entendons par "logique",/ une "conduite s]explique ra t i onne1i emen t par des principes posés, d? ordinaire inconsciemment comme absolus440 " . Il y a ici un seul principe, que 1'on : reconnaît nettement en toute domination selon la Fourmi et dont la modification fait passer à une autre logique. Il y a encore ici deux caractères, impliqués par) ce principe, et qui tendent touj ours à se manifester, même s'ils restent souvent implicites. Le mot caractère indique que leur manifestation suffit pour reconnaître la logique de la Fourmi, tandis que la manifestation de leurs opposés fait reconnaître la logique d'Oronte « Le dominant à la recherche de son plaisir exclusif* 1.1 440, FouIquié Paul, Dictionnaire de la langue philosophique, P„U„F., 1962, p. (9. - 23 5 ........ -;' - L'être vivant, chez La Fontaine, dès qu'il peut vivre, recherche le plaisir, Cette conception s'enracine dans la tradition matérialiste antique dont La Fontaine connaissait bien les textes 441 Démocrite est ainsi proposé comme un modèle de sagesse et de savoir dans la vingtième fable du livre VIII. Epicure est appelé 11 le plus bel esprit de la Grèce" dans Psyché442, et l'on peut relever dans unB"WisseEthaft. 441. Jùrgen Grimai l'a solidement démontré dans La Fontaine, Lucrèce et l'épicurisme" in Literatur 442. Intégration, Festschri f t fur Rudolf Baehr, Tùbingen, Stauffenburg Verlag, 1897, XVI, p. 41-54. Volupté, Volupté, qui fus jadis maîtresse Du plus bel Begegnung und esprit de La Grèce. Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 258» Epicure est a i ns i placé très au-dessus de Platon que La Fontaine admire, mais moins pour sa philosophie que pour son art dés dialogues et le plaisir qu'il donne, par exemple quand i l attaque les sophistes ; "On a de la volupté à les voir ainsi confondus". (Avertissement des Ouvrages de prose et de poésie des Sieurs de Maucroix et de La Fontaine, O.D., p. 654). Platon, par ses douceurs, Vous pourrai t amuser un moment, je l'avoue; 1 C est le plus grand des amuseurs.(A Monseigneur le procureur général du Parlement, O.D., p.651) Beaucoup de fables font allusion aux thèses d'Epicure (en particulier dans le livre VI11 qui , fini t par Le Loup et le Chasseur). 11 est en revanche peu probable que La Fontaine ait pu li re la Maxime 58 d'Epi cure que Jean-Pierre Co11i net, dans une note (p. 1263), rapproche du vers 61 de Le Fermier, le Ch i en et le Renard. Cette maxime, a, en effet, été découverte en 1888 par K. Wotke dans un manuscrit de la Bibliothèque 443. du Vatican. Voi r, parmi le bien Mourant,(VI11, d'autres 1 ) exemples, et le la morale discours 15-18... Lucrèce est cependant beaucoup mo ou que Vi rgi le (dont le f abul iste reçue de de La la Grenoui l mort, Jupiter le et le et 11), Rat, (IV, les Tonnerres,(VI11,20) i ns présent qu'Horace (fort proche i lie fréquemment des fragments qui vont 1 l épicurisme, par exemple dans Le Songe d'un habi tant du Mogol, (XI , 4 ) . La Fontaine se déclare explici tement "Disciple de Lucrèce" au début du Poème du Quinquina,(O.D., p. 63). La Mort et vers de l'épicurisme) dans le sens de bien des fables des Influences de Lucrèce443 . Cette tradition, vivace sur le thème du plaisir chez Rabelais et chez Boccace, La Fontaine l'a aussi rencontrée chez ses contemporains, surtout chez les auteurs de. "la tétrade" (en particulier Gassendi) et chez Bernier qu'il- a connu dans le salon, à sensibilité épicurienne, de Mme de La Sablière. A, m Qii jA 11 en recire 11 idée que la quête du plaisir anime 1 ' homme, et non seulement 1? homme, mais tous les animaux comme 1!Indiquaient nettement les premiers vers du De Natura rerum» Nam simul ac species patefactast verna diei, Et reserata viget genitabilis aura Favoni, Aeriae primum volucres te, diva, tuumque Significant initum perculsae corda tua vi. Inde ferae, pecudes persultant pabula laeta Et rapidos tranant amnes : ita capta lepore Te sequitur cupide quo quamque inducere pergis. Denique per maria ac montes fluviosque rapaces Frondiferasque domos avium camposque virentes, Omnibus incutiens blandum per pectora amorem, Efficis ut cupide generatim saecla propagent « Quae quoniam rerum naturam sola gubernas, Nec sine te quicquam dias in luminis oras Exoritur, neque fit laetum neque amabile quicquam, Te sociam studeo scribendis versibus esse Quos ego de rerum natura pangere ' conor444". La force universelle de cet attrait pour le plaisir, Fontaine lesquel 1! a parfaitement dite dans Foliphile conclut son récit de Psyché 15 hymne La par : \/ 0 douce Volupté, sans qui, dès notre enfance, Le vivre et le mourir nous deviendraient égaux; Aimant universel de tous les animaux, Que tu sais attirer avecque violence! Par toi tout se meut ici -bas445 11 . 444. De Natura rerum, vers 10-25. Nous avons tenu à reprendre tous.... ces vers parce que La fontaine les a visiblement beaucoup médités (par exemple pour \ljimage de l'aube|| et que le lien qu'ils instaurent entre la force créatrice du désir de plaisir et la création littéraire nous paraît centrale dans son oeuvre. Traduction d'Alfred Ernout ("Les Belles Lettres") : "Car sitôt qu'a reparu l'aspect printanîer des jours, et que brisant ses chaînes reprend vigueur le souffle fécondant du Favonius, 8 tout d abord les oiseaux des airs te célèbrent, ô Déesse, et ta venue, le coeur bouleversé par ta puissance. A leur suite bêtes sauvages, troupeaux bondissent à travers les gras pâturages, et passent à la nage les rapides cours d'eau : tout épris de 3 ton charme, chacun brûle de' te suivre où tu veux l entraîner. Enfin par les mers et les monts et les fleuves impétueux, parmi 8 les demeures feuillues des oiseaux et les plaines verdoyantes, enfonçant dans tous les coeurs, les blandîces de l amour, tu inspires à tous les êtres le désir de propager leur espèce. Puisque tu suffis seule à gouverner la nature, et que sans toi rien n'aborde aux rivages divins de la lumière, rien ne se fait de joyeux ni d'aimable, c 'est ton aide que je sollicite dans le poème que je m'efforce de composer sur la nature". 445. Les Amours de Psyché et de. Cupidon, p. 257. Ces vers ont force de principe. On chercherait en vain, chez La Fontaine, un autre "aimant446" que la volupté, et surtout un "aimant" qui ait valeur plus haute. Le désir de liberté, apparemment essentiel, ne vaut que dans la mesure où la liberté est nécessaire pour donner du prix à la jouissance et, ainsi, mieux jouir447. Dans _i_ e Poème de la Captivité de Saint Malc, lorsque Malc veut entraîner sa compagne vers une vie nouvelle, il évoque, dans une formule remarquable, 11 les saintes voluptés" qu' il a perdues, et qu'il voudrait lui faire connaître : "Ah! si vous jouissiez de leur douceur exquise448". Le désir d5 absolu, qu ' un texte religieux doit poser comme essentiel, se traduit donc, chez La Fontaine, en termes de volupté. Même les saints cherchent le plaisir ! Quant aux trois saints de la dernière fable du livre XII, s ' ils sont "également jaloux de leur salut 449", ce salut n'est pas dans 1'autre monde, mais ici-bas où il faut suivre le " conseil salutaire450 " d ' une retraite loin des troubles. Dans cette fable, 446. 3 Dans ce mot "aimant" i l faut entendre le mot amour quand même l étymologie (adimas) est autre. Le mot aimant, à double entente, permet d'unir le monde physique ("tout se meut ici-bas") et le monde des désirs animaux. 447. Nous démontrerons ce point dans notre troisième partie. 448. Poème de la Captivi té de Saint Malc, O.D., p. 58. Cette idée sensuel le de la religion, et les ambiguïtés afférentes, ne sont pas propres à La Fontaine. Chacun sai t comment Tartuffe joue du vocabulaire jésuitique de la béatitude, largement répandu au ! 1 XVIIème, pour parler d'amour à Elmi re. Ce qui est intéressant chez La Fontaine, dans l expression "saintes voluptés", c est 1 la contamination entre vocabulai re chrétien et vocabulai re épicurien, une pensée, somme toute épicurienne, du dés i r d absolu, 1 et la preuve de la cohérence de la pensée en des l i eux très divers de l oeuvre. 1 - 167 - 449. Le Juge arbitre, l Hospi talier et le Soli tai re, (XII, 29), vers 1. 450. Ibid., vers 52. La Fontaine ne parle pas de voluptés, de plaisirs positifs ou même de j ouir de soi. Cependant, loin de renier son épicurisme fondamental, il retrouve la conception épicurienne selon laquelle le plaisir est d'abord 1'absence de douleur : des plaisirs douleur. et est Là "La limite de la grandeur l'élimination de en effet où tout se ce qui trouve provoque le la plaisir, aussi longtemps qu chagrin, livre 1 il s1 y trouve, il y a absence de douleurs ou de ou des deux à la fois451". Dans la dernière fable du XII, la retraite n1 est pas refus la fuite des des plaisirs, mais quête du vrai plaisir par contraintes 452 » De même, dans le De Natura rerum, au début du chant II, se retire des tempêtes car le salut, sens de sauvetage, le sage qui prend vraiment son réside dans 11ëloignement des travaux et des folies humaines : Qualibus in tenebris vitae quantisque periclis Degitur hoc aevi quodcumque est! Nonne videre Nil aliud sibi naturam latrare, nisi ut qui Corpore sejunctus dolor absit, mensque fruatur Jucundo sensu, cura semota metuque453! " Pour Lucrèce commme pour La Fontaine, il faut savoir jouir et, d'abord, de soi. "L'aimant universel de tous les animaux", la volupté, se trouve ainsi placé au fondement d'une Fontaine, 451. 452. 453. Lucrèce 11 , que La construit sans prétendre 1' Epicure : Maximes principales, III. Même une position de pouvoir ("Magistrats, princes et ministres") implique des contraintes, qui sont perte de liberté et donc (voir note 7) obstacles à la volupté. La critique met souvent trop peu l'accent sur la cohérence épicurienne de cette fable dont Jean-Pierre Col 1inet, dans l'édition de La Pléiade, note pourtant qu'elle n'est revêtue que d'un "mince vernis chrétien" (p. 1318). Les vers du livre lî de Lucrèce en sont sans doute une source. Les tout premiers ont d'ailleurs déjà servi, au livre VII des Fables au début de L'Homme qui court après la Fortune et l'Homme qui l'attend dans son lit, et Jean-Pierre Collinet dans une note cite Bernier : "Qui parmi les courtisans n'envie le repos de ceux qu'il von e/comme du milieu de quelque mer agitée de bourrasques et de tempêtes, jouir dans un port assuré et pa i s i ble d'une douce tranqui11i té ? Qui ne songe souvent à la retrai te" ? François Bernier, Abrégé de la philosophie de Gassendi, 1678, t.VI, p.403. Traduction des vers de Lucrèce par Alfred Ernout : "Dans quel les ténèbres et dans quels dangers s'écoule ce peu d* instants qu !est la vie! Ne voyez-vous pas ce que crie la nature ? Réclame-1-el le autre chose que pour le corps l • absence de douleur, et pour l ' espri t un sentiment de bien-être, dépourvu d'inquiétude et de crainte" ? achever,, les comme morale 11 ne cesse, conséquences, en revanche, toujours de tirer nouvelles, des "faits 455 " et de 8 idée assez répandue qu'il n'y a pas de morale dans le De Natura rerum. Si on n'y rencontre pas un ensemble cohérent de préceptes, ou une tentative comparable à celle de Kant, c'est que la morale chez Lucrèce ne se constitue pas en un système achevé, un ensemble net de commandements. Elle est toujours à construi re, à inventer - et non pas à découvri r -comme le savoir, et plus encore que le savoi r (voir les derniers vers du chant I du De natura rerum), en tenant compte des données de la "physique" et de l'attrait universel pour la volupté. En somme, la morale est une aventure permanente de l 8 espri t qui produi t de la lumière avec l'obscur réel. La Fontaine, comme Lucrèce, et plus paradoxalement que lui, puisqu'on le dit morali ste et qu'il prétend "instrui re", ne construi t pas une morale, si on appel le morale un système cohérent, achevé, et clairement articulé de règles. îl examine au contraire des situations, et, à partir d'elles, "propose" ou "présente" des "leçons", qui peuvent partiellement se contredire, ce dont î l ne se soucie gère si la réflexion et le plaisir se renouvel lent.cornue dans un jeu (voir note 15). 11Nous ne partageons pas l - 168 - 11 attrait universel pour la volupté, Il élabore ainsi - ce que Lucrèce n'avait pas fait - un labyrinthe délicieux, et qui est nécessairement délicieux sous peine de contredire la nature : le désir morale de est aussi, comme tout désir, désir de volupté.*. La fin du huitième livre peut, sur ces "Instruire et plaire456". points, Après avoir bien raisonné sur l'homme et sur l'esprit," Démocrite et Hippocrate "tombèrent sur la morale, La Fontaine ne nous dit pas ce qu'ils se dirent : Il n'est pas besoin que j'étale Tout ce que l'un et l'autre dit457. Malicieux, le fabuliste dit qu'il ne dit pas, et suggère un mouvement de pensée qui part de la physique, passe par la psychologie, et culmine dans la réflexion morale dont il n'énonce pas les conclusions» Pourquoi y aurait-il des conclusions ? Malgré les traditions scolaires, la morale, chez La Fontaine, n'est pas un ensemble de préceptes définitifs. Elle est l'objet essentiel, ultime et toujours renouvelé d'une conversation, loin du "vulgaire", entre les sages : on ne finit jamais d'en parler, et c'est un plaisir! 455. Caractéristique de cette méthode, la question et la réflexion que propose La fontaine à la f i n de Le Chat et les Deux Moineaux, (XII, 2). Quel le morale pu i s-j e inférer de ce fai t ? Sans cela toute fable est un oeuvre imparfait 1 s J en crois voi r quelques trai ts; mais leur ombre m abuse. Prince, vous les aurez incontinent trouvés : 456. Ce sont des jeux pour vous. Le Pâtre et le Lion, (1,VI), vers 5. 457. Démocrite et les Abdéritains, (VI11, 26), vers 41, puis 42-43. Dans Démocrite et les Abdéritains, le silence du fabuliste, sa réserve, ouvre à cette conversation sans fin. Le lecteur n5 aura donc pas l'étalage définitif d'une ou de plusieurs morales, mais, intrigué, mis en éveil par la désinvolture ostensible de l'auteur, il est conduit à chercher le fondement de ce que serait la morale, fondement qui serait commun à Démocrite et à Hippocrate. Chercher non pas "tout ce que l'un et l'autre dit", mais ce qui fonde ce qu'ils disent* Ce fondement devrait aussi fonder la conversation entre les sages458, la rétention de leurs propos,- et, peut-être, 11 entreprise des Fables. La Fontaine laisse patienter son lecteur. Pas longtemps. Habile architecte, expert - quoi qu'il en dise -en cet "heureux art /Qui cache ce qu'il est et ressemble au hasard459", il s'est organisé pour que la dernière fable du livre VIII réponde à l'attente que provoquait l'avant-dernière. Presque à la fin, il formule un impératif catégorique aux conséquences considérables : "Il faut que 11 on j oui s se460 " . "Il faut que l'on jouisse" : voilà le fondement. On peut, tant qu'on veut, comme Hippocrate et Démocrite, parler, et agréablement, de morale, mais on ne doit pas oublier de jouir, comme 1 1 ont oublié le Loup et le Chasseur, vraies 458. 459. 460. 461. Fourmis qui stockent Dans le cas contraire, seraient-iIs sages (vers 39) .?■ Le Songe de Vaux, O.D., p. 84. Le Loup et le Chasseur,(VIiI, 27), vers 49. Dans Au propre et au figuré (Fayard, 1988. ) Jacques Attal i essaie de montrer confinent la propriété est toujours un combat contre la mort. Le Chasseur comme le Loup, en s 8emparant de cadavres qu'ils ne consomment pas, const i tuent une propriété, et espèrent, comme le Mourant de pour combattre la mort461 » - 170 - Tragique sottise : "La mort ravit tout sans pudeur 462!" "Il faut que 11 on jouisse" : sans la volupté, il n5 est pas de vie. Plus profondément, la vie n'est pas distincte de la mort 463 : 0 douce Volupté, sans qui dès notre enfance Le vivre et le mourir nous deviendraient égaux 464" , Admirable cohérence du livre VIII ! Si "la mort ne surprend point le sage465 ", c ' est qu ' il sait vivre, que pour lui le mourir sont distincts, "le vivre" qu' il a donc su qu'"il faut que l'on jouisse" et qu'on "périt par avarice' [U. -L.JU L- J-CIUU j^UJL a- \~>xjl et J\ j \j . j_ o ûj ^ U. \^\KJ. UU 466 „ KJ ^—. J avalise ;f Toute morale qui oublierait de viser a la. jouissance ne vaudrait rien. Dès lors, toute morale achevée, systématisée, qui s'interdirait le plaisir de la recherche, du mouvement467, du débat, et deviendrait, en se figeant, discours d'autorité, ne vaudrait rien non plus, et serait même dangereuse : " Il n ' est pas besoin que j ' étale " . . . Une morale étalée serait immorale, parce qu'ennuyeuse, imposée, sans volupté468 , la première fable, éloigner la mort. Malheureusement, pour eux, celle-cj les rattrape, et ils perdent tout. (le Mourant, au moins, avai t eu le temps de construi re soriflogis"). 462. La Mort et le Mourant, (VIII, 1), vers 15. 463. Voir Le Philosophe scythe, (XII, 20), vers 36. 464. Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 257. Cette fonction d i s t i ne t i ve de la volupté est centrale. Rappelons-nous l importance de la diversité chez La Fontaine. 465. La Mort et le Mourant(VIII,1), vers 1. 466. Le Loup et le Chasseur (VI11,27), dernier vers. Le livre VIII, que Georges Couton quali f i e justement d'épicurien, commence et • ^ 1 finit par la mort. 11 pose sans cesse cette question : "Comment vivre heureux" ? Les deux fables périphériques demandent : "Comment vivre heureux tout en sachant qu'il y a la mort" ? 1 467. N'oublions pas que c est par la Volupté que "tout se meut ici-bas". Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 257. 468. Chez La Fontaine, comme chez Epicure, le rapport de l'instrui re au plai re n est pas seulement, comme le croi t Lucrèce, d'embal 1 lage (début du chant IV) : le plaisir n' est pas là pour f ai re passer l'amer savoi r. La Fontaine ne contredi t pas Lucrèce (Voi r la Préface des Fables), ma i s, en bon épicurien, i l considère que le savoi r ne vaut que s'il f ai t plaisir et que le plaisir 8 est d'autant plus vif qu'il s'accomplit dans un savoir (voir l éloge de la conversation dans le Discours à Mme de La Sablière), qui peut-être, comme dans les Contes savoi r du plaisir. Aussi la morale, si elle ne procure pas de plaisi r,; est suspecte d'être immorale. Les pédants de La V'"' Fontaine oubl ient toujours de f ai re plaisi r. Jef'ne sais bête au monde pi re/Que l'Ecolier, si ce n'est le Pédant" ((IX,5),vers 33-34.) L'écolier ne sai t r i en, le Pédant ne sai t pas le plaisir du savoi r, le savoi r du plaisir, et fai re qu'on se plaise avec lui... Aussi "Le meilleur de ces deux pour voisin, à vrai di reJ Ne me plairait aucunement". 1 - 242 Mieux vaut observer que 11 - on peut jouir de tout J1 aime le jeu, l'amour, les livres, la musique La ville et la campagne, enfin tout; il n'est rien Qui ne me soit souverain bien, Jusqu'au sombre plaisir d'un coeur mélancolique 469". Le "souverain bien" - expression platonicienne - peut s'obtenir de toute chose, ce qui n'est pas platonicij^^ du tout. Dans le particulier, on peut découvrir l'absolu. Pas besoin de regarder, du fond d'une caverne vers le soleil unique, l'éblouissante lumière, extérieure, dramatiquement Intouchable. Ici, l'on sort de la caverne, ou plutôt, il n'est pas de caverne avec un seul soleil dehors. Il y 469. Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 258.On peut rapprocher ces vers d'une lettre A M. de Saint-Evremond, O.D., p.677 : On peut goûter la joie de toutes les façons : Au sein de ses amis répandre mille choses, Et, recherchant de tout les effets et les causes, 8 8 A table, au bord d un bois, le long d un clair ruisseau, Raisonner avec eux sur le bon, sur le beau, Pourvu que ce dernier se traite à la légère, Et que La Nymphe ou la bergère 8 N'occupe nos yeux qu en passant : Le chemin du coeur est glissant. 470. 471. Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 258 De Natura rerum, derniers vers du premier chant. - 171 - a une multitude de soleils à inventer : "le j eu, 1'amour, les livres ", "Les forêts les eaux, les prairies470" . . . Le "souverain bien" n'est pas un donné à contempler. Pour le connaître, il faut se frotter au réel, éprouver sa diversité . Nous retrouvons encore Lucrèce : " Ita res accendent lumina • rébus471 " . . . C ' est en allant au devant des choses, en les rencontrant dans leur diversité, en les aimant, qu'on inventera le "souverain bien", simultanément un et multiple, L'un ici sort du multiple, mais sans réduire _e multiple à l'un. La volupté est à la vagabond472"!1 fois "tant une et de multiple, sortes \" cristal de muances473" . Psyché ne s1 achève pas comme Adonis sur 11 image c une nuit474", "profonde ou, comme d'un texte qui évoque Versailles, son simple, plein, on pourrait 1? attendre sur 11 image du soleil absolument éblouissant. en L'oeuvre finit sur la double image complexe de la lune dans la nuit, soleil couchant et du : L'air était plein de cent couleurs; Jamais parterre plein de fleurs N'eut tant de sortes de muances* Aucune vapeur ne gâtait Par ses malignes influences, e plaisir qu'Acante goûtait475 * Instant privilégié, où le multiple naît de l'un, où la variété des couleurs fait goûter un plaisir qui est "souverain bien"« Ce plaisir n'est pas dû au hasard d'une "occasion" miraculeuse 476, mais, en fin de livre, un plaisir longuement préparé, élaboré, 1'aboutissement d ' un savoir j ouir sans lequel Acante ne pourrait s'exclamer : "Il n'est rien/ Qui ne me soit souverain bien"« Cela ne veut pas dire : "la vie est belle" * Acante n ' est pas naïf» Il sait les "malignes influences ", et La Fontaine insiste souvent sur elles : "Que de maux en la vie ! " conclut, ironique et sérieux-, """conte de L1 Abbesse477. Les Fables avec leurs multiples tragédies rappellent sans cesse la vérité de ce constat. même, Le plaisir ne s'obtientpas sans peine : "Nul bien sans mal, nui plaisir 472. Adonis, O.D., 1958, p. 8. 473. Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 259. 474. Adonis, p. 19 Le jour voilàfses charmes; j 1 D'un pas précipité sous les eaux il s enfuit. Et laissa dans ces li eux une profonde nu i t. 475. 476. Les Amours de Psyché et de Cupidon, p.259. ? 1 Ce n'est' pas le plaisir de l'Ane qui se vautre dans l 'herbe qu'il rencontre{Le Vieillard et l Ane (VI, 8). Pour l ' "occasion", on peut aussi penser à l'Ane de Les Animaux malades de la Peste (VI1,1), vers 51 : "La faim, l'occasion, l'herbe tendre"... 477. L'Abbesse, Nouveaux contes , vers 144. sans alarmes478", La Fontaine, se refuse à dire que dans la vie "Tous métaux y sont or, toutes fleurs y sont roses479" * Il ne cherche même pas simplement à "cueillir les roses de la vie480", mais, dans tout chose, à savoir reconnaître les roses, et à savoir en jouir» On pourrait lire Psyché comme une jouir, une méditation méditation sur le savoir toute entière aimantée par cette question : comment savoir .... goûter un beau soleil couchant ? 1 /tf?çjponse du livre : prendre du temps, être avec un petit groupe d'amis, avoir mené une conversation qui n'avait "rien d1 académique48111, avoir longuement médité les vérités d1 une agréable fiction - la découverte par l'Amour et par Psyché de l'amour même - et heureusement pouvoir conclure, avoir réfléchi, sans sur ce qui peut donner le pl^s de plaisir - Ne voyez-vous pas, dit Ariste, que ce qui vous a donné le plus - Ce que vous dites est fort vrai, repartit Acante; mais je vous Cette multitude de couleurs, et leur "muances", nées d'un unique soleil, suggèrent la multitude possible des objets de volupté. Entre eux, comme entre elles, La Fontaine, ici, n'établit pas de hiérarchie : "J'aime le jeu, l'amour, les livres, la musique"... Le jeu vaut l'amour qui vaut les livres qui valent la musique... Tous s'accordent ensemble et peuvent procurer le "souverain 478. 479. 480. 481. Le Psautier, Nouveaux contes „ vers 42. A Monseigneur l'évêque de Soissons, O.D., p. 648. Ronsard, Sonnets pour Hélène. "Il, 43. "La première chose qu'ils firent, ce fut de bannir d'entre eux les conversations réglées, et tout ce qui sent sa conférence académique". Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 127. 482. Ibid., p. 258. bien11. "L1 amour11, par delà !l les livres15, sonne harmonieusement avec 5! la musique12, tandis que la "ville", par ses sonorités s'entend comme une inversion subtile des "livres", et qu5 on retrouve dans "la campagne" quelque écho du mot "amour" et, par lui, de "la musique" qui l'accompagne... Charmes subtils, jeux qui semblent dire par les harmonies qu'il font entendre entre les mots, les multiples correspondances qui existent entre les choses. Par leur proximité dans la phrase, pour peu qu'on les "considère", "le j eu" colore ainsi "l'amour", qui colore "le jeu".». "L'amour", s'allège par "le j eu", et "le j eu" s ' enrichit par "1 ' amour" qui ne semble pas aller sans "les livres, la musique, enfin tout"... "L'amour" qu'"environnent" "les livres" et "le j eu" est jeu de corps comme d ' esprit, j eu de 12Dans "la musique" on entend presque "l'amour", tandis que le i délivres" est repris dans le i de "musique". Ainsi "la musique" i accorde-t-elle dans sa musique même "l amour" et "les livres". Tout ce passage est un chef d'oeuvre de dissémination phonique, dont La Fontaine, à la suite des écrivains médiévaux, est un grand maître. - 173 - ville comme j eu de campagne et n'exclut pas, bien sûr, "le sombre plaisir d'un coeur mélancolique". "Et le plaisir des sens est - il de rien compté484 " ? La Fontaine refuse nettement la vieille hiérarchie entre plaisir physique et plaisir d'esprit. Mieux même, dans Les Contes485 , il rappelle que 1 ' esprit vient par le plaisir du corps, et que 1'esprit, s'il contredit aux plaisirs charnel s a toute chance de se perdre. Cette hiérarchie traditionnelle étant refusée, il apparaît souvent difficile de déterminer s'il est des causes de plaisir 484. Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 258. 485. Le plus explici te sur ce point est, évidemment le premier des Nouveaux contes : Comment l'espri t vient aux filles. qui valent mieux que d'autres. Dans Du Thésauriseur et du Singe486, La Fontaine nous présente ainsi un avare qui accumule l'or, et son Singe qui le jette à la .mer : Quant à moi,, lorsque je compare Les plaisirs de ce singe à ceux de cet avare, Je ne sais bonnement auxquels donner le prix. Accumuler et gaspiller procurent également des plaisirs. ? Les uns valent-ils mieux les autres La Fontaine hésite, affiche ses hésitations, Singe "plus sage" que son maître « une que évolution condamnait depuis même s'il juge le Peut-être peut-on déceler le livre VIII où il détruit la " j la " fureur d ' accumuler" oie487" . Au livre XII, qui tue le jugement se nuance. et La Fontaine en souligne la relativité. Là, d'une volupté selon moi fort petite Et selon lui fort grande, il entassait touj ours. Le fabuliste ne change pas d'avis, mais il envisage celui d ! autrui, même s ' il s ' en moque. Tout bien pesé, et malgré son ridicule, 1'avare, peut effectivement goûter une volupté "fort grande". Dès lors, la c ondamna t i on devient moins rigoureuse : cet avare qui compte, calcule, suppute sans autre but que savoir ce qu ' il a, ne meurt pas, ne pleure même pas488 . Il ne perd pas tout son trésor. Seulement, ses comptes sont touj ours faux. 486. Du Thésauriseur et du Singe; (Xï î,3). 487. Le Loup et le Chasseur (VIII, 27), vers 1. Le Savetier et le Financier, (VIII,2), vers 37-38. 488. Dans Le Trésor et les Deux Hommes (IX,16) on pouvai t li re : "L'avare rarement finit ses jours sans pleurs". Dans Le Loup et le Chasseur, les deux personnages, pris par la "fureur d!accumuler", meurent. Il peut empêcher ses ducats de se perdre, de s1 écouler pour ne le plaisir à solitaire du Singe. La Fontaine renvoie dos dos ces étranges ermites qui cherchent la volupté, loin du monde, sur une île, j et sans rien partager. Qui donc jouit le mieux ? Quelle jouissance vaut le plus facile qu'entre de choisir entre les deux Chèvres qui tombent, comme les •xducats, chemin de la Fortune489" « ■-T que toutes les vaut - il d ' entendre Peau celui '": se d ' âne de n ' est pas plus deux insulaires suivent, et ensemble à l'eau, Cigale vaut - il "dans le ? "Cette difficulté Le plaisir (^ae la qui Est-ce.... ■ à,,,.-dire valent vaut bien qu ' on la propose490" . I il ces les ;, voluptés ? la ? celui Le Fourmi plaisir la vengeance491 ? A de .,,c:ntêsure qu'il écrit son oeuvre, La Fontaine nous paraît , y ■ élaborer, et préciser sans cesse davantage deux critères de r :,4/ ' i ■distinction figurent /chez les voluptés typiquement Epicure épicuriens et qu'ils ne en ce qu'ils classent pas en fonction d'un autre "aimant" qui vaudrait mieux qu'elles. La Fontaine aux plaisirs, et les préfère ainsi jouissances que dont les purs 492 " "biens 11 on partage à celles on profite »■ ■■■> seul. Les "biens purs" ne provoquent aucun trouble, aucun " embarras493 " contrairement au "vain bruit " ou même à "1 ' amour494 " . Ce sont la dernière eux fable que ou, propose par le la bouche Solitaire d * Iris, de La 489. Les Deux Chèvres, (Xiî,4),vers 37. 490. Les Deux Amis, (VIII, 11), vers 25. 491. Voir Le Pouvoi r des fables(VI11, 4) et Le Lion, le Loup et le Renard (VI11,3) Deux fables qui sont très liées entre elles par un système d'oppos i t i ons (conflit/ apaisement des conflits...Plaisir cruel/plaisir plaisant... Peau du Loup/Peau d'âne...) 492. Le Songe d'un habitant du Mogol, (XI,4), vers 21. 493. Ibid., vers 20. 494. "J'ai servi deux tyrans : Un vain bruit et l'amour ont partagé mes ans". Discours à Mme de La Sablière, O.P., p. 646. Fontaine dans son Discours à Mme de La Sablière : Qu'est-ce que vivre, Iris ? Vous pouvez nous 1'apprendre. Votre réponse est prête; il me semble l'entendre : C! est j ouir des vrais biens avec tranquillité 493"... Cette sagesse s'accorde assez aisément avec l'éloge chrétien de la retraite, si commun au XVIIème siècle. La Fontaine, dans son discours lu devant 1'Académie, la met autant qu ' il peut aux couleurs de la religion, mais dans Adonis, Vénus est arrachée, par les nécessités de son pouvoir, aux délices d'une retraite amoureuse 496. . . La Fontaine consacre une large part de son oeuvre à méditer sur - 175 - ce qui peut ou non troubler les plaisirs, et cette réflexion culmine dans la dernière fable du livre XII. Le second critère lafontainien pour distinguer les voluptés est leur degré de partage possible. Les voluptés vaudraient d'autant mieux qu'elle pourraient être davantage partagées. Le Thésauriseur et le Singe, de ce point de vue, sont identiquement blâmables. S'ils j ouissent, c ' est en solitaires, et sans rien créer, mais Adonis et Vénus sont d'autant plus louables que leur amour est partagé497 et qu ' ils deviennent , par lui, égaux : "Amour rend ses 495. Ibid., p. 646. Le Vieillard, dans Les Amours de Psyché et de Cupidon (p. 203) donne l'expression la plus achevée de cette idée : "La véritable grandeur à l'égard des philosophes est de régner sur soi-même, et le véri table plaisir, de j ou i r de soi". 496. Adonis, O.D., p. 8-9. 497. "Quand d1une égale ardeur l'un pour l'autre on soupi re"... Adonis, O.D., 1958, p. 8. 498. Ibid., p. 7. suj ets tous égaux498" . Rien de meilleur que la "conversation de baisers49 " entre Psyché et Cupidon lorsqu'ils parviennent à devenir égaux et partagent, sans trouble, des plaisirs tels qu'"il n'y a qu'eux seuls qui pussent être capables de les exprimer500" . Le partage des dure pas et 11 amour vie. "Ai-je passé Fontaine plaisirs dans "1'amoureux empire " ne n ' est pas de toutes les époques de la le d'aimer" ? s'interroge temps La dans Les Deux Pigeons502, Mais s1 il faut "bannir le fol amour et les voeux impuissants503" pourquoi renoncer au bonheur de la relation égale, partagée^ où 1'on se plaît et s'instruit l'un l'autre, ce qui suppose non le "fol amour", mais "le coeur504" et l'esprit ? Les plaisirs de la conversation contrairement à ceux contrairement à l'amour détruit, Psyché plaisirs commence conversation de la qui choisis, ainsi par sont louange 505 s'impose décidés, une plaisirs , et et ce sont, que le temps plaisirs décision partagés d'adultes. concernant la : _,, 499. Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 252. "Amants heureux, il n'y a que vous qui connaissiez le plaisir".(p.251). 500. Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 257. 501. Adonis, p. 8. 502. Les Deux Pigeons,(IX,2), vers 83. 503. 504. Discours à Mme de La Sablière, O.D., p 648. Le texte le plus important sur "le coeur" est Le Corbeau, la Gazelle, la Tortue et le Rat, (XII, 15 ), fable dédiée à Mme de La 505. Sabl ière : "A qui donner le prix ? Au coeur si l'on m'en croit", vers 134. Voi r le début du Discours à Mme de La Sablière, (IX). 506. Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 127. L'amour est surpr i se, mais la conversât i on est d abord prise de décision, établissement 1 de règles, acte libre. La première chose qu'il firent, ce fut de bannir d'entre eux les Une fois posée la règle ci1 abolir toute règle, la longue conversation des quatre amis commence. Elle aboutit considération507 du coucher de soleil / à la silencieuse : Je vous prie de considérer ce gris de lin, ce couleur d'aurc La Fontaxne mené ici, par le sxlence partage des quatre amis, au delà de la conversation. Il n'est plus question d'échange de mots ou de recherche commune de vérité, mais d'émotion, Si les amants seuls sont capables d'exprimer leur plaisir508, les amis se taisent ensemble : On lui donna le loisir de considérer les dernières beautés Comme il suggère un au delà de la conversation, La Fontaine suggère un aû-çlelà du plaisir partagé. Il n'écrit pas que Gëlaste, Ariste et Poliphile partagent "le plaisir qu'Acante goûtait", mais qu'ils lui "donnent le loisir" de goûter son plaisir, et donc qu'ils l'acceptent, le respectent, ou, pour mieux dire, le "considèrent". Voilà peut-être la plus haute image de volupté : Acante invite ses amis à "considérer" la splendlde diversité des "dernières beautés du jour", et ses amis lui donnent le loisir du plaisir. Aux derniers mots de son roman, La Fontaine associe les deux critères que nous croyons essentiels, chez lui, pour juger de la valeur des voluptés. Il montre que, malgré 1 ' apparence, ils ne sont pas 507. On ne peut pas employer .ici le mot "contemplation" puisque La Fontaine utilise deux fois le verbe considérer, ce qui joue, bien avant Francis Ponge (Le Soleil-placé en abîme, in Pièces, Poésie/Gallimard 1988, p. 139.) sur l'étymologie de ce verbe (s i dus : étoile et, au pluriel, les astres et le ciel). Le mot contemplation pourrait introduire une religiosité absente de ce passage. Le soleil qu'Acante "considère" n8est pas le soleil platonicien. C est le soleil des astronomes, qui produit "tant de sortes de muances". 508. Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 257. 509. Cette citation et les suivantes viennent de la page 259 de Les Amours de Psyché et de Cupidon. - incompatibles. On peut 251 - jouir, sans trouble, des "biens purs510" et partager cette jouissance, ou, tout au moins sa possibilité : Acante est simultanément seul et avec ses amis. Il vit une solitude accompagnée. De même que le "roi des astres" est environné de multiples et diverses couleurs, il "considère les dernières beautés du jour" avec ses amis dont La /Fontaine n'a cessé de dire les différences complémentaires. Par rapport à eux, il demeure un moment à l'écart, en retrait, mais il ne les fuit pas, ils ne se détournent pas, et bientôt tous partent - 177 - ensemble* Point de misanthropie I L'écart est minime, et le spectacle du dfAcante plaisir répond, voluptueusement, aux discussions théoriques d'Arisce et de Gélaste511. . . On rapprocherait utilement la fin de Psyché de la dernière fable du livre XII. On y reconnaît, mais plus lisiblement, le lien entre retraite et amitié : le solitaire s ' écarte du monde, mais n ' éloigne pas ses deux amis qui lui "demandent conseiP 12" . Les connaissant, il sait qu ' i 1 s ne troubleront pas sa "tranquillité". Il les invite, sans les contraindre, à partager les mêmes biens et, par ses paroles et le spectacle de sa paix, leur donne "leçon"". Il fut cru, 1 ' on suivit ce conseil salutaire513" . Le Juge arbitre et 1 ' Hospitalier, en somme, le "voulurent bien pour leur guide " . La Fontaine ne nous dit pas ce qu ' il advint de ces trois Saints à la fois proches et solitaires. Il ne nous dit pas quels chemins intérieurs ils suivirent à la clarté' de quelle lumière, mais en prenant, â son tour, Le plaisir qusAcante 510. Aucune vapeur ne gâtait,/Par ses malignes influences,/ goûtai t". Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 259. 511. Voi r les pages 175-184 du roman. 512. Le Juge arbitre, l8Hospitalier et le Solitaire (XI1,29), vers 36. la parole, en complétant par la sienne la leçon du solitaire, il paraît montrer que 1' écrivain aussi incite à la considération de soi et des beautés du monde, et que sa parole ne saurait êcre entendue que d5 amis qui la considèrent, et acceptent de voyager, avec elle, dans le silence qui suit le texte.) Lire) serait ainsi une des plus hautes hautes voluptés possibles car s1y associeraient la jouissance paisible de "biens purs" et leur partage514. Si Peau d'âne m'était conté, J'y prendrais un plaisir extrême515. Loin de goûter d! âne, Peau l'homme de pouvoir le dominant chair - arrache la peau du dominé, se repaît seul de sa : Le Roi goûte cet avis-là : On écorche, on taille, on démembre Messire Loup. Le Monarque en soupa Et de sa peau s ' enveloppa516. Destruction de 1'autre, dévoration probablement en solitaire, utilisation de sa peau "toute chaude et toute fumante" pour rétablir, malgré 1'impossible, une santé perdue : ou d'Adonis et de Vénus qui dansent à 1'inverse des quatre amis "pour divertir leur ardeur 514. La Fontaine évoque souvent ses lecteurs et le plaisir qu'il peut leur faire. ïl s3adresse à eux comme dans une conversation. "Que t-en semble, lecteur" ? (VI11,11, vers 24) Dans le livre XII, dont beaucoup de fables sont dédiées à des lecteurs qu'il estime, il consti tue une sorte de société de lecteurs, une "douce société" ((XI1,15), vers 55) si l8on veut, un cercle choisi, plus abondant et plus noble que la société des quatre amis. Avec ces lecteurs élus, il partage une commune ferveur. 515. Le Pouvoi r des fables, (VII i ,4) vers 67-68. On reconnaît là le double plai si r du conte et du partage. Peau d8Ane vaut d'autant mieux qu 1îl m'est "conté" par autrui„ 516. Le Lion, le Loup, et le Renard, (VIII, 3) vers 31-34. Rien de plus utile que de rapprocher ces vers de la fin du Pouvoi r des fables pour comprendre comment La Fontaine compose ses livres de fables. 513. Ibid. vers 52. - 178 - mutuelle517, ce roi ne cherche les pas "biens purs" et le partage des plaisirs. Dominant, il cherche cependant, comme tout être, et comme tout dominant, la volupté. 11 n5 est soldat, ni capitaine, Ni ministre d' Etat, ni prince,^ni sujet, Qui ne ts ait pour unique objet518. Le dominant cherche volontiers son plaisir dans et par la relation de pouvoir519.' Qu'il plaisir de son esclave Esope, Cigale, de La Fourmi qui se rit de La du seigneur qui se moque du paysan, qui obtient un moment la de s'agisse de Xantus qui tire "joie520" grâce à sa prise, joie 521" "i ' impitoyable mangeant des mouches, les de tel Corsaire dominants veulent de que ou même 1 ' Hirondelle leur domination leur donne du plaisir. quand Lully s'adresse 'à Fontaine, il Louis Les XIV dominés par la le savent plume de : La n'oublie pas de lui rappeler : Voilà, Sire, sur vous quelles sont mes pensées. Pour vous plaire Uranie en vers les a tracées522 . Louis XIV veut qu'on lui plaise, et parle fréquemment de son plaisir quand il écrit. Citons seulement deux fragments de lettres adressées à Colbert : "Croyez que comme vous m'avez donné le premier plaisir de 1'année pendant son cours je vous ferai paraître la 517„ Adonis, p. 8. 518. 519. Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 258. Cela, dans la log i que de la Fourmi. Hors cette log i que, le dominant peut renoncer, au mo i ns, pour un temps à sa pos i t i on de pouvoi r pour goûter ailleurs au plaisir. C est le cas du roi de Lombardie dans joconde qui "laisse son train " : 1 Nous en ferons l amour avec plus d"assurance, Plus de plaisir, plus de commodité. (Joconde, vers 252-253.) 3 La fin de Le Songe d'un habitant du Mogol et le soli tai re du livre XII montrent que l'exercice ■■ du pouvoi r n a joute rien d'essentiel au plai si r et peut y nui re. 520. 521. La Fiancée du roi de Garbe, vers 92. L'Araignée et l'Hirondelle (X, 6), vers 17. 522. Au Roi. Pour Lui l i qui dédie à sa Majesté l ' opéra d Amadis.. O.D., p. 622. 8 satisfaction que j'ai de vos services et de vous". "Je suis bien aise de ce que vous avez fait à l'égard de la boîte523 ". Anne d'Autriche parlant à Mme de Motteville de 15 humiliation du Cardinal de Retz est encore plus explicite : "Sa honte me fait plaisir, et si j'avais de la vanité, je pourrais dire même qu 'elle me donne de la gloire5^4". Ce goût affiché pour leur plaisir, splendidement manifesté dans la fête de 1661 - "Les plaisirs de l'île enchantée"- peut surprendre au vingtième siècle : nos puissants évoquent moins leur plaisir que leurs 513. Ibid. vers 52. - 179 - responsabilités. La volupté de dominer paraît presque inavouable, mais, au XVIIème siècle, en France, les rois n'ont pas de ces pudeurs. Louis XIV, par ses fêtes, rend touj ours plus éclatant le sens du fameux "car tel est notre bon plaisir", qui identifie volonté et plaisir du roi525 . La Fontaine est bien de son siècle quand il souligne le plaisir que cherchent et manifestent souvent les dominants : les maris, dans Les Frères de Catalogne, quand ils font brûler les moines, se ré j ouissent ainsi d ' un même coeur : La penaille,. ensemble enfermée, Fut en peu d'heures consumée, Les maris sautants alentour, Et dansants au son du tambour526 . 523. Le premier fragment est ti ré d !une lettre du 1er janvier 1673, dans son Colbert par Inès Murât, Fayard, 1980, p. 318-319. le second d'une lettre du 18 Mai. Ces lettres sont citées 524. Ci té par S i mone Bert ière dans La vie du Cardinal de Retz, p. 208. 525. Voi r sur ce point Jean-Mari e Âpostolidès in Le roi-machine, lui-même à P. Goubert, L 526. 1 Les édi tions de Minuit, 1981, p. 69. Jean-Marie Apostolidès renvoie Ancien Régime, p. 24-25. Les Frères de Catalogne, vers 249-252. Ces maris trompés et désormais vainqueurs, comme les Animaux réunis dans leur "Haro sur le Baudet527", ne forment plus qu' un seul corps dont le plaisir succède à celui que les moines, selon leur "petit pouvoir", ont ensemble tiré de leurs femmes. La multiplicité des maris ou des moines n1 y change rien ; les dominants, qu 'ils soient simples ou collectifs aspirent à la volupté, au plaisir, à la joie 528 . Ils se détournent pourtant des "biens purs" et des plaisirs que l'on peut partager. Ils Ignorent les plus hautes voluptés. Dans son hymme, Poliphile affirme qu'"il n'est rien qui ne" lui "soit souverain bien", mais on chercherait, en vain, parmi les objets qu ' il propose "un petit grain d'ambition13". Quelques vers plus tôt, cependant, il évoquait les voluptés du pouvoir. Cette omission n'est donc pas ignorance ou négligence, et il convient de la lire en la rapportant au roman tout entier - : Amour n'aime enfin Psyché c'est-a-dire /partage pleinement avec elle la volupté /% qu'en renonçant à la dominer ; il atteint le "souverain bien" il cesse, pour elle, charge jeunes et vieux531 f? d ' être le " tyran qui quand de fers . Aussi Poiiphile aime-1-il "le jeu, 11 527. Les Animaux malades de la Pestef (VII, 1) vers 55. 528. Impossible de distinguer nettement entre ces trois termes. Volupté et plaisir semblent se recouvrir, mai s "plaisir 11 est plus 1 fréquemment employé. "Volupté" relève d'un niveau de langue plus élevé. 11 convi ent à l hymne que prononce Poliphile, mais dans cet hymne le mot "plai si r" figure aussi ("Et le plaisir des sens est - i l de r i en compté" ?) Le mot "joie", quant à lui f paraît concerner un plaisir intense ("Le Corbeau ne se sent pas de joie".), qui ignore, au moins momentanément, le trouble, ! et qui rayonne : La joie ne cherche pas le secret. Quand le Savetier, avec l argent, enserre sa joie, îl enserre les chansons qui la disaient au monde ; 8 "C'était merveîlles de le voir,/ Merveilles de l'ouïr" ___________________ (vers 2-3). Quand l Hïrondelle et ses oisi l Ions mangent les mouches avec une "împî toyable joie", î Is bégayent, ouvrent le bec... (Vers19-20) Quand la Peste, en 8 supprimant l amour, détruî t la j oie, La Fontaine pense au plaisir intense du corps et de l'esprit et à ses manifestations 18 disparues : "Les tourterelles se fuyaient ... 530. Tant que Psyché est rongée par le dés î r de voi r "biens purs". La curi osi té de Psyché, excî tée par 1 Amour, i l n est pas possible de parler la contrainte, est une suff i santé cause trouble. 13Le Berger et le Roi (X,9), vers 77. 513. Ibid. vers 52. - 180 - de de amour, les livres, la musique, la ville et la campagne", mais pas le pouvoir. 11 sait que les dominants, -"Magistrats, Princes et Ministres532" - ignorent les "biens purs" et risquent toujours le trouble. Il sait aussi que leurs plaisirs spécifiques ne se partagent pas comme ceux du jeu, de 1' amour, des livres... Le dominant, selon la logique Fourmi, jouit seul, contre autrui, malgré autrui. La relation de pouvoir est, nous 11 avons vu, essentiellement déséquilibrée. La Fourmi jouit et la Cigale souffre. Les maris dansent et les moines brûlent. Vénus fait fouetter Psyché : Ah! trop impitoyable Amour! En quels lieux étais-tu ? Dis, cruel, dis barbare! C'est toi, c'est ton plaisir qui causa sa douleur533 . Cette évocation de Psyché battue, humiliée par "les ministres de la vengeance" de Vénus manifeste sans ambiguïté les effets de la logique de la Fourmi : plaisir du dominant, douleur douleur, plaît du Cette apparemment, au dominant534, et dominé, qui rit parfois, comme dans La Cigale qui avait la Fourmi offensé et le Conte d'un paysan son seigneur ou dans Psyché : Il fallait amener une troupe de Ris : Des souffrances d'un corps dont tu fus idolâtre Vous vous seriez tous divertis535 ". 531. Les Amours de Psyché et de Cupidon. p. 138. 532. Le Juge arbitre, l Hospitalier et le Solitaire, (XI1,29), vers 60. 533. Les Amours de Psyché 534. 535. 8 et de Cupidon, p. 231. Amour à Psyché : "Pour'ce qui 'me touche, p.153. ibid-, P- 231-232. Distinguons, comme je prends un plaisir extrême à vous voir en peine. Ibid., La Fontaine et Psyché, entre les plaisirs que goûte le dominant. - D 1 un côté, les plaisirs divers qu'il peut goûter, et qu'il pourrait goûter, sans dominer : ici les plaisirs erotiques ("un corps dont tu fus idolâtre".) que Psyché accorderait volontiers à Cupidon, mais qu'il pourrait goûter - mieux™ sans tyrannie. 513. Ibid. vers 52. - 181 - - D'un autre côté, le plaisir spécifique que le dominant tire du pouvoir, plaisir que Psyché appelle ici divertissement, et qui s'exprime souvent par le rire. Même si le dominant tend à se les réserver, les plaisirs du premier genre peuvent être partagés entre le dominant et le dominé (Psyché prend plaisir à aimer Amour). Le plaisir du pouvoir, le dominé* Quand au contraire, le dominant ne se partage pas avec partage spectaculairement ce plaisir, le c'est avec des dominés chargés de rendre manifeste536 Milan, : Amour rit avec les "Ris"» Le le Roi et le Chasseur, quand le Milan prend le nez du chasseur, Lui de crier; chacun de rire, Monarque et Courtisans. Qui n'eût ri537" Le Dans déséquilibre 536. La manifestation et le domination. La Fontaine, grand plaisir... la Couronne, et des plaisirs partage des plaisirs en 1661, décrit le Il y eut grande contestation les Animaux, à qui plairait dans du maître est à spectacle : "Toute entre la davantage" ? la la la fois Cour relation moyen et fin de sa regarda les eaux avec Cascade, la Gerbe d'eau, la Fontaine (O.D., p.323) Dans La Cour du Lion, de il donne l'analyse (VII, 7) ; Par ce trait de magnificence Le prince à ses sujets étalait sa puissance. 537. Le Milan, te Roi et le Chasseur (XII, 12) vers 105-106. "Chacun de rire" paraît d'abord la simple affirmation que chacun rît. Mais le rejet au vers suivant, après un léger silence, de "Monarques et courtisans" amène une restriction : seuls le monarque et les courtisans rient (pas le Chasseur pourrai t passer et pour et les non-courtisans). Dès lors, fausse înterrogat î on, interroge la question Qui vraiment : pourquoi n'eût ri ? le rire n'est-îl qui pas tout à fai t partagé ? de pouvoir, quand sa logique est celle de La Fourmi, présente deux aspects selon qu'on pense aux divers plaisirs des "animaux538", ou au plaisir spécifique du pouvoir. Son analyse abordera deux questions successives : comment le dominant goûte-1-il et utilise-1- il les plaisirs que connaît, ou pourrait connaître, le dominé ? Comment le plaisir spécifique de dominer s1obtient-il et s apparaîtra d'abord comme 1 le exprime-1-il ? ■ Le dominant nous gestionnaire abusif des plaisirs d'autrui, puis comme un jouisseur particulier. 1) Le gestionnaire abusif des plaisirs d'autrui. Le dominant se poste entre le dominé et l'objet dont il pourrait tirer plaisir. La Fourmi ricane entre La Cigale et "quelque grain"* Le Raccommodeur de moules se venge entre un certain André et son épouse dont "Moitié raisin, moite figue "il jouit André vit tout, et n'osa murmurer; Jugea des coups, mais ce fut sans rien dire539 . 513. Ibid. vers 52. 538. 539. 182 - Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 257 : "Volupté... Aimant universel de tous les animaux". 1 Le Faiseur d oreilles et le Raccommodeur de moules. Contes et nouvel les,11, vers 195-196. : Entre le dominé et l'objet de son plaisir, le dominant interrompt un courant, un flux, 15 espèce de force magnétique qu'est la volupté "cet aimant universel de tous les animaux". La Cigale Foi __et La Fourmi Cigale >> Le .il Raccommodeur.., André >> Cas général Dor Dominé >> irmi >>>>>>> quelque grain Llaume >>>>>>> Femme d1 André ninant >>>>>>> Objet de plaisir du dominé Le dominant interrompt le mouvement du dominé vers la volupté pour jouir à sa place» Le plus simple pour lui, c5 est de conserver ou d'accaparer ce dont le dominé prétend jouir. Le premier livre de Fables en donne très vite un exemple la Chèvre540 s1 est emparée d1 un cerf mais le Lion, loin de partager, s 1 approprie les quatre parts de la commune proie. Toute la jouissance sera pour lui, quia leo. Au livre quatre, un- autre Lion agit de- même : devant l'argent des animaux., il s'écria "d'un ton qui témoignait sa j oie" : Que de filles, ô Dieux, mes pièces de monnoie .....Qnt produites! voyez; la plupart sont déjà Aussi grandes que leurs mères. """""Le croît m'en appartient. Il prit tout là-dessus; Ou bien s'il ne prit tout. Il .n'en demeura guères541. Les Lions ne sont pas seuls à en user ainsi» Certaine Chienne, qui a mis bas dans la hutte de sa compagne, quand ses chiots ont grandi, 540. La Génisse, la Chèvre et la Brebis, en société avec le L i on, (1,6). 541. Tribut envoyé par les animaux à Alexandre, ( IV, 12 ), vers 61-67. "montre les dents et dit : ^^Je suis prête à mourir avec toute ma bande fei vous pouvez nous mettre hors. ^^JjSes enfants étaient déjà forts542"» Autant d'illustrations de la loi du plus fort. Inutile d'en chercher d'autres "tant la chose en preuves abonde 54^" « On pourrait objecter que ces textes ne parlent pas plaisir mais besoin : besoin d'abri, de nourriture ou d fargent. Selon Epicure, cependant, l'absence de douleur est le commencement de la vie heureuse» Quand le besoin est satisfait, on connaît déjà le plaisir 544 513. Ibid. vers 52. - 183 - . Mieux même, il suffit que le besoin puisse être satisfait, qu'il soit en cours de satisfaction, que rien ne fasse obstacle.». Dans Le Loup et l'Agneau - histoire de flux - l'Agneau ne boit pas, / I i. I il se "désaltère"* En faissant couler en lui l'onde pure", il ôte de lui, pourtant si pur, ce trouble possible, cette altération qu'est la soif. Le Loup 1'accuse injustement : "Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ? L'Agneau ne trouble rien. continûment le trouble que pourrait susciter son Il enlève besoin, le 542. La Lice et sa Compagne,(I1 , 7 ) , vers 12-14. 543. La Colombe et la Fourmi(11,11), vers 4. 544. Parmi d'autres, vo i c i sur ce point une des Maximes d'Epi cure : "La l imi te de la grandeur des plai si rs est l ' él imi nation de tout ce qui provoque la douleur. Là en effet où se trouve le plaisir, et aussi longtemps qu'il s'y trouve, i l y a absence de douleur ou de chagrin, ou des deux à la fois. "Maximes principales, n° ï ïî. "Les mets simples nous procurent autant de plaisir qu'une table somptueuse, si toute souffrance causée par le besoin est supp rimée. Le pain d'orge et l'eau nous causent un plaisir extrême, si le besoin de les prendre se fait vivement sentir» "Lettre à Ménécée sur la morale (132). Pour Epicure ou pour Lucrèce le plaisir n'est pas l'extînctî on du dés i r (contrai rement aux idées Bouddhistes), et encore mo î ns la destruction du dés î r (contrai rement à l'"indiscret stoïcien"(Xï ï, 20, vers 30)), mais la satisfaction 1 continue des désîrs nécessaîres. Dès lors, il ne s'agit pas de viser l immobilité, la cristallisation, mais l'écoulement sans trouble des flux, ou, pour parler comme La Fontaine, l'état paradoxal et impossible de "cristal vagabond" (Adonis, p. 8) : La Fontaine rêve d'un fleuve sans turbulence, ce qui n' interdî t pas les "replis"(Adonis, p.8). Les épicuriens - Michel Serres l'a bien montré (La naissance de la physique dans le texte de Lucrèce, Fleuves et turbulences. Minuit, 1977) - pensent tout en termes de flux, 5 d'écoulement...La Fontaine ne pense pas autrement, et l'on peut s'étonner qu un ouvrage ai t pu être consacré à "La poésie de l'eau dans les fables de La Fontaine "(Zobeidah Youssef,Biblio 17, 1977) sans qu•îl soi t jamai s questi on de physique des flux. seul trouble qui menace lorsque commence le récit le monde : Un agneau se désaltérait Dans le courant d1une onde pure, Pureté de 15 agneau, pureté de 11 eau, flux réguliers que sont le courant de 11 onde pure et le courant de 11 eau â 11Agneau. * » Rien ne semble pouvoir troubler ce monde. Tant qu'il se désaltère et que ce flux court sans turbulence, l'Agneau connaît le plaisir. Mais le Loup, comme le "bruit" de la fable précédente, vient "interrompre" le flux et donc "corrompre545" le plaisir « Le Loup et 1'Agneau, bien que le mot n'y figure pas, et que la conclusion soit mortelle, est bien affaire de plaisir. Le pli d'une fable sur l'autre546 permet d'y reconnaître la cohérence des thèmes et des figures, ici celle du plaisir, interrompu/corrompu. Cette" fable - ou ce doublet de fables - Indique assez qu'il ne faut pas vouloir séparer, chez La Fontaine, satisfaction des besoins et plaisir, et que l'on peut donc parler plaisir dans La Génisse, la Chèvre et la Brebis, en société avec le Lion, dans le Tribut envoyé par les animaux à Alexandre, dans La Lice 545. Voir Le Rat de ville et le Rat des champs, vers 25-28. progression est dramatique : la première interruption est pas trop, grave. Le Rat des champs ne s'y fera plus prendre. et De la affaire sa fable 9 à de plaisir Compagne,.. la fable 10 la 3 troublé. Ce n est La dixième fable commence comme finit la neuv i ème - par unejffaire de glaîsjjr^^oub^é ................ - mais les choses s'aggravent. Le brui t se f ai t insistant. Que de " i " ! "QuT"tîe'Yend si hardi" ? On ne peut plus se retirer. Le Loup accuse, f ai t de l'onde un 8 "breuvage", pose un droi t de propriété. L Agneau tente de se défendre. Il pose des questions, mais la "bête cruel le" recommence - 184 - : "Tu la troubles". La fable ampli fie encore le brui t. L'Agneau peut bien nier, nier encore, "Le loup l'emporte, et puis le mange". Désormais, plus de plaisir possible, même celui, aléatoi re "que la crai nte peut corrompre". 546. Nous généraliserons et fonderons cette pratique dans notre quatrième parti e. Dans tous ces textes un dominant. pour en profiter, interrompt le flux du plaisir, ou le rend impossible avant même qu? il ne s'établisse547. Le Jardinier et son Seigneur est sans doute le meilleur exemple - et le plus détaillé - de cette pratique. Le manque de source incontestable, la relative actualité de son sujet, le rapport avec les "eaux et forêts", tout donne à penser que cette fable peut être assez largement de l'invention de La Fontaine et qu'elle a donc, pour lui, une nécessité particulière comme le suggère aussi la richesse remarquable pour le premier recueil - des "circonstances548" » Cette fable parle d'abord plaisir. Il y est question d'un "amateur de jardinage "(vers 1), de sa "félicité" (vers 9), de la "fête" (vers 7) de Margot, de l'oseille et de la laitue qui croissent "à plaisir"(vers 6) . Les belles et bonnes plantes, les fleurs, l'amour suggéré, le jardin même avec les souvenirs littéraires qui l'accompagnent, tout contribue à suggérer un monde parfait, séparé des "malignes influences549" non par des murs, non par une barrière inanimée, mais par le "plant vif11 (vers 5) qui prolonge le jardin et devient le monde, indécidablement, 547. Le Loup plaisir, et L - Agneau ou le propose qui prolonge jardin. une problématique le Sur distincte monde cette : Le Loup et devient, "étendue" ne veut pas boire. Ce il s'en moque. Ce qu'il veut, c'est l'Agneau, et un procès qui, légitimant son crime, ; en redoublerait le plaisir. De ce point de vue, bien qu'il contredise délicieusement l'Agneau, on peut prétendre qu'il échoue en partie : s'il a interrompu le repas de l'Agneau, l'Agneau à son tour menace de corrompre le sien. L'Agneau parle. L'Agneau se justifie. Le plaisir est grand de le laisser dire vrai pour rien, mais point trop n'en faut. A un moment, cela deviendrait troublant. Et maître Loup d'interrompre pour manger tout à loisir. Adieu donc; fi j du plaisir que la crainte peut corrompre».. Le Rustique retourne se cacher à la campagne, la I bête cruelle dans, les forêts,. 548. Dans L'Avertissement du second recueil(p.245), La Fontaine écrit : "Les traits familiers que j'ai semés avec assez d'abondance dans les deux autres parties convenaient bien mi eux aux inventions d'Esope, qu'à ces dernières, où j'en use plus sobrement, pour ne pas tomber en des répéti tions : car le nombre de ces traits n'est pas infini. îl a donc fallu que j'aie cherché d'autres enrich i ssements, et étendu davantage les ci rconstances de ces récits". 549. Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 259. (vers 5) sans histoire, le temps, comme 15 attestent les imparfaits, semble devoir toujours passer, identique à lui-même, sans origine ni fin, dans une "demi-Bourgeois, indéfinie répétition demi-Manant" du (vers2) même. n'est Le plaisir pourtant du pas monolithique. Sa "félicité"(vers 9) est diversité. Déjà, la structure même de ses terres est double : jelles comportent un jardin, "et le clos attenant"(vers 4), deux espaces distincts dont ""/ ne sait précisément les fonctions, le jardin même n'étant qu'"assez propre" (vers4), comme s'il demeurait de l'incertain, du "vagabond550" dans cette étendue limitée de "plant vif". En elle, tout se redouble et multiplie - oseille et laitue, "peu de jasmin d'Espagne et force serpolet"(vers 8)-, mais tout peut vivre ensemble comme les "différentes fleurs551" que rassemble le bouquet . On peut goûter, là le plaisir des saveurs, des couleurs, des parfums, et, surtout, le plaisir du coeur. Aussi, avec son espace double, ses limites souples et vivantes, quelque peu incertaines, sa pluralité de cultures et de plaisirs, cette étendue donne-t-elle une image de la félicité lafontainienne, complexe, diverse, riche en "plis", abondante en ces "biens purs" qui ne créent pas le trouble. Le trouble vient d'ailleurs. Nous pour renvoyons désigner encore ici ce à qui l 1 est expression vague, où les est soudain pénétré par le rapide, 11 plantes croissent à plaisir, 550. Ce petit monde stable, d'Adonis(p.8)- sans l imi tes "Les fixes longs : la replis haie de du cristal "plant vif" vagabond"est toujours quelque peu vagabonde, incertaine, passante (le Lièvre le sait). Cette étendue "vagabonde" devient, en fin de fable, un potager plus ordonné. La Fontaine insiste alors sur "planches .et carreaux", ^Sù jardin conroe pour mieux'pjbposer l'ordre au désordre qu'impose le Seigneur. Les poreaux, la chicorée, le chou se subsîtuent au lardin -X : -d'Espagne et au serpolet. Tout devien"t-,vpt us _.nët. La fonction alimentairè s 'affirme, et les plai si rs divers, plus insaisissables, du coeur et des parfums paraissent oubli és. 551. Discours heureuse, à Mme de mouvante. La Sabl Moins ière, cependant ( IX), que le vers 22. soi r Le : jardin "Jamais est lieu parterre de plein la diversi de té féconde, fleurs/N'eut tant de sortes de muances". Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 145. insaisissable, le diabolique, le désintégrateur, le Lièvre : "Cette félicité par un lièvre troublée".,. Sans même vouloir citer Michel Serres552 , comment l'appeler autrement que parasite ? La Fontaine nous impose presque ce mot. Que lit-on avant le "Le Jardinier et son Seigneur" ? Une histoire de Fourmi ? Une histoire de Mouche ? Une histoire de parasite plutôt : "Nomme-t-on pas aussi mouche les parasites553". Cette mouche est importune, mais sans grande force, sans danger. "Son Importunité bien souvent est punie" (vers 31) Pour s 1 en défaire, la volonté, un geste brusque, une parole décidée suffisent... La Fourmi, qui stocke peut-être "mouche et vermisseau" sait y faire : "Adieu, je perds le temps "... (vers 50) La Mouche s'envole, disparaît. Mourra-1-elle avec la Cigale ? En tout cas, elle parasitera ailleurs. Qu'est-ce qu'un parasite ? Etymologiquement, comme le rappelle 552. Michel Serres donne un analyse de cette fable dans Le Parasite, Grasset, 1980, p. 105-116. 553. La Mouche et la Fourmi, ( IV, 3), vers 4. Le mot "parasite" n'apparaît dans les Fables qu'à propos de la Mouche, mais îl la désigne trois fois : dans La Mouche et la Fourmi, dans L'Ours et l'Amateur des jardins (VI11,10), dans Le Renard, les Mouches et le Hérisson (XII,13). Avec des renvoi s très explici tes, un cycle exemplaire, qui concerne le premi er reçueil, le second recueil, et le livre XII, est a î ns i consti tué. Les textes dialoguent entre eux, reprennent toujours un même problème (que fai re avec les parasi tes ?), et progressent sans jamai s tout à fai t conclure. L'Ours et l'Amateur des jardins renvoie à La Mouche et la Fourmi et à Le Jardinier et son Seigneur, qu'il combine. L'Amateur des j a rd i ns du livre VI11, bien ; plus aveugle (puîsqu'endormi) que son confrère du livre iy, pour se délivrer d'une mouche^cf la Fourmi), utilise, sans l'avoi r voulu, l'Ours qui le tue<cf l'amateur de jardinage). Conclusion : s'il ne faut pas recouri r à son seigneur pour chasser un parasi te, "Rien n'est si dangereux qu' un ignorant ami". D o î t- on alors se défai re, soi-même, comme la Fourmi 1 K 1 des parasi tes, ou attendre qu'"un véri table ami" vienne chasser ce "rien" ? (VIII,11) Ni l un ni l autre, .peut-être : le livre XII observe que la vie, le sang qui coule, atti rent continûment les parasites. On ne s'en défait que pour en subi r d'autres : "Une troupe nouvel le/ Viendrai t/fondre sur mo i, plus âpre et plus cruel le". Pas de vie sans parasi tes. On ne se protège d^eux -partiel lemént - que par des parasites. Le problème est de bien les choisir,;. De plus, on peut observer que Le Jardinier et son Seigneur, hîstoi re de lîèvre, renvoie à Le Lièvre et les Grenouilles (le Lièvre qu'un rien troublai t est désormais ce qui trouble tout). Par ailleurs, Les Deux Amis par un de leurs vers (" Un songe, un r i en tout lui fai t peur...) fai t entendre Le Lièvre et les Grenouilles (" Un souffle, une ombre, un rien, tout lui donna i t la fi èvre".) Or, Les Deux•Amis dialoguent avec L'Ours et l'Amateur des jardins qui dialogue avec Le Jardinier et son Seigneur... 554. Michel Serres : Op. Cit., p. 14. - 186 - Michel Serres c'est celui qui mange à coté de 554 . Le Lièvre, comme la Mouche, est un parasite : il "prend sa goulée" (vers 11) à côté de l f "amateur de jardinage" qui n'en peut mais. Malgré pièges, pierres et bâtons, le Lièvre prend toujours sa goulée* Dès lors, il trouble. Que trouble-t-il ? Le jardin ? Assez peu : on y trouve toujours "un maître chou" (vers 47), de la "chicorée", des "pof^aux" (vers 45), et sans doute de 1 ' "oseille", de la "laitue"... D'ailleurs, il s'agit moins de "trouble" que de "dégât"(vers 55)» Ce que le Lièvre trouble, c'est la "félicité" du Jardinier. Celle-là, il la trouble toute. Un petit trouble suffit:. Toujours 11 image de l'eau : "Le moindre vent qui d'aventure/ fait rider la face de l'eau 555 " la ride tout entière. Le moindre trouble trouble toute la "félicité". Quelques goulêes d'un Lièvre troublent tout le plaisir, tout ce flux heureux. Petite cause, grands effets^ 56. La félicité, au moindre trouble, disparaît, et le Jardinier délire. Il devient un "grand fou" (vers 59). Le fou voit trouble. L'image du Lièvre se brouille. Il devient l'ennemi, l'adversaire particulier, l'être à abattre, le "maudit animal" (versll) " "d'où venait tout son mal 557". Il est doué de pouvoirs surnaturels. Sorcier, peut - être diablèf ce qui sépare, ce qui détruit. Rien qu'un seigneur n'était capable de le chasser... Le Jardinier Michel \ Serres aussi confond les parasite et confond sans doute dominant, trop. et Ce n!est pas que 555. Le Chêne et le Roseau (I,22), vers 4-5. L'idée est la même dans Le Juge arbitre, l'Hospitalier et le Solitaire (vers 41-45). On ne se .connaît qu'aux "lieux pleins de tranquillité"- Au moindre manque de tranquillité, à la moindre absence de continuité,, on ne voit plus rien. Le cristal devient nuage. L'agitation supplémentaire ne fait que rendre le nuage plus "épais ". 556. Tout cette analyse renvoie à la théorie du Clinamen exposée par Lucrèce dans le De Natura rerum. 557. '"Il fallait dévouer ce maudit. animal/Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout leur mal". Les Animaux malades .de la Peste (VI1,1) vers 52-53. Dans Le Lévi tique et Le Deutéronome, le lièvre est tenu pour impur ; "Vous ne pourrez manger ceux-ci : le chameau, le lièvre et le daman, qui ruminent mais n'ont pas le sabot fourchu : vous les tiendrez pour impurs". (Deutéronome, 14,7) Il n'est pas certain que La fontaine n5y ait pas pensé. '- 2 66 - le dominant ne soit - et presque toujours - parasite, mais tout parasite n1 est pas dominant. La Fourmi le disait fort bien : Les Mouches de cour sont chassées; Les Mouchards sont pendus, et vous mourrez de faim De froid, de langueur, de misère... Je vous enseignerai par là Ce que c'est qu ' une fausse ou véritable gloire 558 . La Mouche nf est que mouche, presque rien, un point noir, un "parasite ailé"... Mais le Lièvre non plus n ' est que lièvre, presque rien, un avaleur rapide de goulées. Relisons Le Lièvre et les Grenouilles, autre histoire de lièvre, de trouble et de plaisir pur : le maudit animal y est plein d'une "crainte maudite" Il était douteux, inquiet ; Un souffle, une ombre, un rien, : tout lui donnait la fièvre Au moindre bruit, comme les Rats, il fuit... Le rongeur est rongé de peur560 . . . Voilà le sorcier, le "diable" qu ' imagine 1 ' amateur de j ardinage ! Il est vrai que les Grenouilles, "gent fort sotte et fort peureuse561 " le prennent pour "un foudre de guerre562 " . Tout est possible quand on est sot, ou qu ' on le devient parce qu ' on est troublé, qu'on est "grand fou"... L'amateur de jardinage fait du Lièvre un puissant avec des intentions de puissant. 558. La Mouche et la Fourmi, (IV,3), vers 39-41, et vers 49-50. 559. Le Lièvre et les Grenouilles, (il, 14) vers 17-18. 560. 561. "Cet animal est triste, et la crainte le ronge" Ibid., vers 4. Les Grenouilles qui demandent un Roi, (111,4), vers 8. 562. Le L i èvre et les Grenouilles, (11,14), vers 31. Il s1 imagine qu'il est le domine d'une relation de pouvoir dont le "maudit animal" est le dominant, celui qui voudrait "le mener à sa fantaisie563", et contre lequel malgré pierres, pièges, et bâtons, il ne peut rien. Folle erreur. L'amateur de jardinage confond "débat" (vers 58) entre égaux, qui peut-être "guerre" (vers 60) , et relation de pouvoir. Or, dès qu'il introduit une logique de pouvoir, il est entraîné. Il doit se soumettre au Lièvre, ou refuser la soumission, et, puisqu'il ne peut, par lui-même, gagner la "guerre", il doit recourir à plus fort que lui. Si le Lièvre est un dominant, . il faut, pour le chasser, un dominant qui le domine. Logique de pouvoir ! Or, qui domine le Lièvre domine aussi son égal... Cela, • "grand f ou ", 1'amateur de jardinage 1'oublie. Cette connaissait erreur se pourtant double la d'une félicité autre. dans une Le Jardinier, étendue qui légèrement incertaine, fermée de "plant vif", dans un jardin "assez propre" voudrait faire place absolument nette. Tout doit être clair, rigoureux. Pas de parasite, pas de Lièvre ! Haro sur le "maudit animal"! Le Jardinier oublie qu'on ne chasse pas absolument les parasites, D ' autres viennent touj ours 564 . Pour s'en défaire absolument, il faudrait, du lieu où 1 ' on est, défendre "de toutes parts 1 ' abord565 " . Notre "demi-Bourgeois, demi-Manant" devrait ainsi j ardiner sur une île, ou, vif", construire un 563. Le Lion et le Moucheron (iI,9) vers 7. 564. Le Renard dans Le Renard, mur les Mouches et le Hérisson, supprimant son "plant sans trou... Mais ne perdrait-il pas (XII, 13) le sai t fort bien, (voir note 128) 565. Du Thésauriseur et du Singe, (XII, 3) vers 7. 11 1 1 innocente beauté des jardins et du jour566", ou ce dialogue entre jardins "qui se disaient tout" comme 11 écrit Colette567 ? Ne perdrait-il pas les délices d'une heureuse diversité ? Et trouve-t-on des murs vraiment ëtanches ? Point fou sur ce point, 11 amateur de - 188 - jardinage ne se coupe pas du monde. Il prétend purifier son territoire, mais sans le clore davantage. Il veut, comme la Fourmi, "chasser 568" le parasite ou plutôt le faire chasser et retrouver ainsi des "biens purs", des "biens sans ënSarra§569". chasseurs" Il oublie "1s embarraè) des (vers 39). On demandera ce qu'il aurait pu faire ? D1abord, lire Le Berger et la Mer pour apprendre comment un berger parvient à résister à la mer, "grand attracteur570" . Ce berger qui "vivait sans soins371", séduit par les "conseils572 " de la mer, décide un j our de lui confier ses biens, mais les naufrages avalent sa fortune. Comme il ne perd ni la vie, ni le courage, il reconstitue son troupeau. Fatalement, ce "voisin d ' Amphitrite573 se retrouve un j our devant la mer, qui s'étale paisible, tentante, grand attracteur, immense bruit parasite. Que faire ? La mer n ' est pas la Mouche. Le Berger ne peut pas la chasser. Puisqu'il doit vivre avec elle, et puisque il veut vivre soins", il décide de se transformer. La "sans mer reste 566. Pour Mlle de Poussay, O.D.# p. 585. 567. Colette : Si do, Le Livre de poche, p.11. 568. Les Mouches de cour sont chassées" (IV, 3) vers 39. La présence de la chasse dans les fables 3 et 4 est un argument qui plaide en faveur de l'unité du diptyque qu'elles forment. 569. Le Songe d'un habitant du Mogol (XI, 4), vers 21-22. 570. Nous reprenons cette expression aux théories actuel les du chaos en physique. 571. Le Berger et la Mer, vers 1. L'expression revient aussi dans Le Songe d'un habitant du Mogol, (XI, 4) vers 41. 572. Ibid., vers 27. 573. Ibid., vers 2. alternativement repoussante, existence, Comme Ulysse, terrible et toujours présente, entend même ses cependant calme, séductrice et mais le Berger supporte son conseils et ceux de 1 5 ambition. il ne leur prête pas 1'oreille : Vous voulez de 1' argent, mesdames les eaux, Dit - il, adressez vous, j e vous prie, à quelque autre 5 Ma foi, vous n aurez pas le nôtre574 : Constant dans sa décision, le Berger, malgré les troubles tentations marines, retrouve ainsi sa vie "sans soins". Aux conseils de la mer et de 1 1 ambition, Nous devons fermer les oreilles575 . L1amateur de jardinage, s'il avait médité cette leçon, aurait pu, tout aussi bien, vivre sans trouble dans son étendue "fermée de plant vif", fermeture vivante, volontaire, qui laisse passer quelque chose du monde, mais qui suffit pour marquer la différence, construire un espace humain de félicité. Le Lièvre, minime attracteur, parasite de faible appétit, aurait bien pris sa "goulée"(vers 11) , mais l'amateur de j ardinage y aurait peu perdu. Peut - être même aurait - il pu apprendre, par lui, à mieux j ouir de ses trésors 576 . Il aurait 574. Ibid., vers 18-20. 575. Ibid-, vers 27-28. 576. Sur cette fonction pos i t î ve du parasite, il faut écouter la Mouche dans La Mouche et la Fourmi (vers 16-18) : Je rehausse d'un teint la blancheur naturel le; Et la dernière main que met à sa beauté Une femme allant en conquête, C * est un a justement des mouches empruntés. Malgré sa fatuité, la Mouche n'a pas tort. La pet i te tache noi re rend la peau plus dési rable. Le Parasi te contribue au plaisir, à la vie, à l ' échange... Le Lièvre ne pourrai t - i l être la "demi ère main" mi se à la beauté du j a rd i n ? pu, en tout cas, "vivre sans soins " . Suffisait de vouloir... pauvre homme, cependant, Le espère, comme la Mouche, chasser le parasite, étac^ir dans la réalité un ordre "propre", peut-être "cartésien577". La chose paraît aisée lièvre, ce n'est pas : un "la mer à boire578". Avide de propreté, troublé, incapable de s? aider lui-même et de changer, 1'amateur de jardinage, plus fou que le Berger qui met son argent "entier sur l'eau" (vers 7), met le Seigneur "sur ses terres" (vers 61). 11 espère ainsi anéantir un parasite dont il croit qu'il est un dominant, mais il oublie que le Seigneur, s ' il est un dominant, peut être aussi un parasite. En somme, il crée avec le Lièvre, parasite réel, un dominant imaginaire, et il actualise, en 1'appelant, un dominant virtuel qui peut devenir un parasite. Le Lièvre court sur 1'axe du réel à 1'imaginaire, le Seigneur, gens, avec ses du virtuel à 1'actuel. Le Seigneur se comporte en parasite, mais en parasite qui est dominant. Comme parasite, il mange à côté du Jardinier : il lui emprunte ses jambons, son vin, il commence même à goûter sa fille. Ses désirs multiples, et son appétit, redoublé par ses gens "bien endentés" (vers 36j relèguent goulées 577. Nous employons pas Huant,(XI,9), de se greffes les quelques du prétendu sorcier. Différences spectaculaires, mais de n' réduit aux accessoires à ce vers pas que 28). cet l adject ' i on Cependant, délivrer méthodiquement et introduit volontiers f dans appel on le un sens phi commmunément rencontre chez lui, losophiquemept M "cartésien |Voi cette n" r volonté goureux. Les de Descartes Souris fai re des pensées incertaines. La Fontaine, au contrai re, l'élément perturbateur, le Lièvre. Dans le Discours à et ne le place se Chatnette, procède Mme de par La Sablière plus d'un vers se lit mieux si l'on songe à notre L i èvre : Je soutiens Qu'il faut de tout aux entretiens : ! C est un parterre où Flore épand ses biens; Sur différentes fleurs l'abeilie s'y repose, Et fai t du miel de toute chose. Ce fondement posé, ne trouvez pas mauvais 1 Qu en ces fables aussi j'entremêle des traits De certaine ph ilosoph ie Subtile, engageante et hardie, (vers 19-27) Cette philosophie, "subtile, engageante et hardi e" (celle de Descartes), n'est-ce pas ici le Lièvre ? Le Lièvre, il faut l'accuei11i r dans le parterre, même s'il paraît dangereux. Surtout, ne pas appeler le Seigneur ou "le monde". "Laissons le monde et sa croyance"... 578. Les Deux Ch i ens et l'Ane mort, (VI11,25), vers 38. - 271 - degré seulement. La vraie nouveauté, c'est que le Seigneur est dominant du bonhomme. 11 a la force, il a le droit. Il ne connaît pas les limites. 11 soulève le mouchoir de la fille, "se rue en cuisine" (vers 31), troue la haie... Qu'est-ce qui limiterait l'action du dominant ? Pas le dominé en tout cas. Le Jardinier, qui a appelé son Seigneur, se doit de lui offrir sans restrictions et poliment ses biens : "Monsieur, ils sont à vous " (vers 33) . Avec le Lièvre, au moins, ce Jardinier pouvait se plaindre, manier bâtons et pierres, appeler le Seigneur, mais maintenant, devant le désastre, il ne peut que constater, à part lui, peut-être amer, moqueur à 1 ' égard de lui-même, - 190 - envieux, en tout cas mis à 1 ' écart et impuissant j eux de Prince" : "Ce sont là (vers 53) . "Débat" ou "dégât", tel était le choix. Pour n'avoir pas voulu "vider le débat " (vers 58 ) avec le Lièvre, le Jardinier subit force "dégâts"(vers 55). Le "tintamarre" (vers 41 ) succède au "trouble". Le trouble devient trou, puis "trouée, horrible et large plaie". Ce sont là j eux de sons : Trou horrible, trou plaie. Trouble en grand éclaté sur tout 1'alexandrin, vrai tintamarre d'un mot... Le Seigneur troueur monopolise tout, se place •entre le "bon homme " et ses biens, dans sa maison, dans son jardin : "Vraiment, dit le Seigneur, / Je les reçois, et de bon coeur". (vers 33 - 34) Plus moyen de toucher aux jambons, aux vins, aux plantes, de veiller même sur sa fille. . . Le dominant accapare les plaisirs du dominé, qu'il peut... Il fait obstacle. les détruit autant Il interrompt le flux du 272 plaisir. Nous reconnaissons La Fourmi, le Lion, la Lice, tant d'autres,., Le dominant est bien le gestionnaire abusif des plaisirs du dominé. Soit qu'il en détienne la source (La Fourmi), soit qu'il se l'approprie de force (Le Lion) soit qu'il se la fasse confier (le Seigneur) , il jouit à la place de 1'autre, défonce les limites édifiées pour vivre, étale le spectacle de sa jouissance, fait tintamarre chez qui ne peut que mourir, se taire, ou murmurer "de loin579" . Le dominé n'y gagne rien. Le Jardinier n' a plus de haie, de jambons, de biens, mais le Lièvre s'enfuit par un trou. Il est passé par ici. Il repassera par là. Tout est mouvement : le Seigneur sort à cheval, le Lièvre fuit, le Jardinier (le lecteur ? ) est peut-être en marche pour la sagesse. Leçon : rien ne sert de prétendre supprimer un parasite. Rien ne sert surtout d'y employer un dominant qui peut se révéler le plus avide des parasites, et qui empêche absolument de j ouir. Quand le parasite se fait dominant, "Adieu chicorée et poreaux;/ Adieu de quoi mettre au potage !" (vers 45-46) Ce Seigneur ._jESL3£ageur, qui sort du jardin et de 1 ' histoire à. cheval, représente -1 - il tout dominant ? Sans doute est - il une figure maj eure, un modèle de la logique de la Fourmi. Mais son cas est singulier. Sa domination effective ne dure pas. Il ne fait que passer. Jardin pillé, j ambons mangés, il repart dans le virtuel, sans souci des conséquences réelles, de ce qui suit. 1 579. L Homme et la Couleuvre, (X,1 ), vers 90. 1'instant. - 273 - Il vit dans Il ignore 15 histoire. Toute la fable a une allure médiévale. Ce Seigneur, d'allure nomade, va et vient à cheval, épuise un lieu, et part ailleurs. Au. XVIIème siècle, -La Fontaine connaît pratiques de pouvoir plus sédentaires, plus durables, et plus soucieuses d'optimiser les gains du dominant. Le Seigneur, en... pillant le jardin, agit contre lui-même. Colbert l'avertirait qu'il met en danger ses recettes fiscales. Qui n'a plus rien ne paye plus. Qui interdit toute jouissance au dominé, risque de le tuer, de le perdre. Le dominant peut avoir intérêt à encourager les plaisirs du dominé. Mieux même, il peut gagner à le contraindre à jouir. Louis XIV excusait mal" les seigneurs qu ' il ne voyait pas voir ses fêtes. . . Il avait ses raisons. Même si le dominant offre les " tours de Fagot in580 " , il pratique la logique de la Fourmi quand il ne vise pas le bien du dominé, mais le sien propre. La Fourmi elle-même fait un plaisir à la Cigale, le plaisir d'affirmer son droit au plaisir : "Je chantais, ne vous déplaise " . Il faut, en effet, que la Cigale ait ce plaisir pour qu'advienne vraiment celui du noir insecte, le plaisir de nier soudain le plaisir un instant octroyé. Le dominant peut être ainsi, un moment, le pourvoyeur paradoxal des plaisirs du dominé... Lisons le début de Féronde ou le Purgatoire. La Fontaine y évoque le Vieil de la Montagne qui fait connaître à ses gens un avant-goût du paradis : On les faisait boire tous de façon Qu'ils s'enivraient, perdaient sens et raison. En cet état, privés de connaissance, 580. La Cour du Lion, (VII, 6), vers 11. On les portait en d'agréables lieux, Ombrages frais, jardins délicieux. Là se trouvaient tendrons en abondance, Plus que maillés, et beaux par excellence : Chaque réduit en avait à couper. Si se venaient joliment attrouper Près de ces gens, qui leur boisson cuvée S'émerveillaient de voir cette couvée, Et se croyaient habitants devenus Des champs heureux qu'assine à ses élus Le faux Mahon. Lors de faire accointance, Turcs d'approcher, tendrons d'entrer en danse; Au gazouillis des ruisseaux de ces bois, Au son des luths accompagnant les voix Des rossignols : il n'est plaisir au monde Qu'on ne goûtât dedans ce paradis. Il ne s'agit ni d ' un piège pour établir une relation de pouvoir, ni d'une récompense après 1s action. Le Vieil de la Montagne réj ouit ses hommes pour leur donner idée du paradis qu'ils goûteront s'ils meurent pour Mahon et pour lui : Ils croyaient fermement Que quelque j our de semblables délices Les attendaient, pourvu que hardiment, Sans redouter la mort ni les supplices, Ils fissent chose agréable à Mahon, Servant leur prince en toute occasion. Par ce moyen leur prince pouvait dire Qu ' iI avait gens à. sa dévotion Déterminés, et qu'il n'était empire Plus redouté que le sien ici-bas581. Ce ne sont pas là "Jeux de prince" . C'est habile gestion, par le dominant, des plaisirs du dominé. Bien avant Marx, le Vieil de la Montagne sait que la religion est " opium du peuple " . Il sait que ses gens veulent j ouir. Il f! Il les gave, il les enivre, il les accable de filles. dêvotion582""\ 581. 582. les fait donc j ouir pour s ' assurer leur Féronde ou le Purgatoire, Nouveaux contes , vers 15- 33 et 40-49. La Fontaine, grand spécialiste des syllepses, joue évidemment sur les sens religieux et non rel i gi eux du mot dévot i on. Le domi nant rêve d'être le 0 i eu de ses gens. Il veut qu'ils lui 11 leur donne un peu de son paradis, mais les plaisirs qu'il leur accorde, - ou leur impose - ne sont pas de ces "biens purs, présents du ciel" dont rêve La Fontaine. Les "présents du ciel" s1 opposent aux présents du prince. Le Ciel, apparemment, ne demande rien. Jupiter offre des métairies sans contrepartie583 . Le Vieil de la Montagne, au contraire, exige le dévouement complet, la mort. Les biens qu'il donne sont sources de futures souffrances. Qui les connaîtrait vraiment les refuserait.. Aussi, le Vieil de la Montagne commence par anéantir la conscience humaine de ses soldats. Ils les enivre. Il les arrache au contrôle de leurs propres actes, les rend "esclaves d1 eux-mêmes584" pour mieux en faire ses esclaves. Un autre partisan de Mahom, chez La Fontaine, prétend utiliser les désirs de ses dominés : "Ce brigand pour le gain employant toute chose585 " veut que Malc et sa compagne lui fassent des enfants. Double profit pour lui : leur maîtrise assurée, et de futurs esclaves. 11 n'admet aucun débat : "Meurs ou cède586" dit-il à Malc qui cherche la sainteté, et ne saurait toucher une jeune femme mariée. Pour ne rien laisser au hasard, le brigand enferme ses deux bergers "en un lieu sans clartés587". 11 espère que leur proximité, la belle, Et 583. 584. 585. 586. 587. "l'âge, certain sein la taille, ne les de 11enbonpoint,/ et surtout se charmes reposant soient dévoués» Songeons à l'Ane (VII,1) : "il fallait dévouer ce maudit animal". A qui dévouer le dominé sinon au dominant ? Le dominé, c' est celui qui se dévoue ou qu'on dévoue au dominant. Jupiter et le Métayer (VI,4). Les Compagnons d'Ulysse, (XII,D, vers 106.. Poème de la Captivité .de Saint Malc, O.D., p.54. Ibid., p.55. Ibid., p.55. point,/ Allant, venant11 auront même effet sur Malc qu ' clartés " qui ils ont eu sur aurait pu servir de et Rus tic588 . retraite à Le ces "lieu sans "plaisirs amis du silence de 1 ' ombre589" est une prison. Alors que dans Adonis ou dans les 11 ombre sert de refuge aux amants qui fuient ce qui Contes, les sépare et les observe, elle se fait ici 1 ' auxiliaire d5 un dominant qui prétend utiliser 1s attrait universel pour le plaisir amoureux, et régler à son profit les mystères d'Amour. Le projet de ce n 3 étonne brigand guère au XXème siècle après les grandes politiques totalitaires de la famille dont 1'objectif explicite était (ou est) , comme le sien, de siècle, La Fontaine a 1'action Colbert, de stabiliser pu et de peupler. pressentir, par Au exemple XVIIème dans de touj ours attentif à la "peuplade", cette politique, très net au le développement Canada où, sans expédia force souci excessif des mystères d'Amour, 1 ' on Chloris stabiliser les colons, et peupler590 : Humains, cruels humains, faut-il procurer l'être Afin que ce bienfait enchaîne un innocent, Et ne se saurait- il affranchir en naissant591 ? Interrogation à multiple visée. Ici, les "cruels humains" peuplent les îles à sucre, ailleurs ils renforcent le potentiel des 588. Le Diable en enfer, vers 119-121. 589. Adonis, O.P., p. 8. 590. Voi r dans les Oeuvres Diverses(p.677), la lettre A M. de Saint-Evremond : Sage Saint-Evremond, le mieux est de m'en tai re, Et surtout n'être plus chroniqueur de Cythère, Logeant dans mes vers les Chloris, Quand on les chasse de Paris. On va fai re embarquer ces be11es; Elles s'en vont peupler l'Amérique d'Amours. 591. Poème de la Captivité de Saint Malc, O.D., p. 54. armées.,. Partout, quand ils dominent, ils asservissement les nouveaux-nés et interviennent dans la vie des couples. Cette critique vise la société traditionnelle (où la naissance déterminait souvent lfexistence entière) comme les nouvelles pratiques dçintervention, qui apparaissent au XVIIème siècle, et qui iront se renforçant au XVIIIème siècle lorsque les dominants disposeront d5 outils statistiques et d ' efficaces moyens d ' action 592 . L' Arabe de La Fontaine reste, de ce point de vue, un dominant archaïque. Il prétend utiliser à son profit la probable ardeur des jeunes gens, mais, ne visualisant, n'écoutant, ne vérifiant rien, il ne la contrôle pas. Grave faute : il croit suffisant d'enfermer ses esclaves dans un boîte noire, mais il oublie que la plus mince couche d'ombre empêche toute vue593 . Du contenu de la boîte noire, il ne voit ni n'entend rien. Ambivalente, 1'ombre qui devait lier les j eunes gens, les libère, car 1'Arabe semble ignorer que 1'oeil est essentiel au maître - qu'il devrait d'abord, comme "sa maj esté Lionne", vouloir connaître, et connaître le plus le plus secret, 1'intérieur même de la boîte . . Aussi, dans la nuit et les murs dont il les a caché, enveloppés, noire . 592. Ici, les Décidant de passer La Fontai ne est simultanément deux saints peuvent-ils 1'abuser. "en public" pour époux, novateur et conservateur (Mais, "comme mais vivant D i eu", di rai t Ci oran). Novateur, il combat, comme plus tard Figaro, l'idée selon laquelle le statut des êtres doit dépendre de leur naissance. Conservateur, i l combat l'intervention, qui ira croissant, du dominant dans la sphère privée. Foucault et ses successeurs ont montré comment, à parti r du XVIIème siècle, l'Etat n'a cessé, par toutes sortes de procédures, d moyens de regard sur la sphère privée. Voi r aussi les romans de Kundera. s accroître son droit et ses Cette duali té novateur/conservateur est, sur bien des points, caractérist ique de La Fontaine. 593. 594. Le Cerf et la Vigne, (V,15) montre bien comment un voile minimum peut absolument protéger Voi r La Cour du L i on, (VI 1,6), vers 1. L'Arabe perd toujours pour ignorer le contenu de la boîte noî re. A la fin du poème, 1 pour ne pas savoi r qu'une grotte "triste séjour de l ombre" (p.59) peut contenî r des fauves, îl meurt. "en secret595 " comme des frères, ils résistent à son "vouloir impur 596" . tout savoir, Ce parce que I1Arabe n'a pas su qu'il devait qui le rend spécialement " impur", c ' est 1? asservissement des de est et "enfant est au désir. de la réduction à Pour La Fontaine, contrainte 597" même si 1! amour, le désir qui n5 pas seulement désir physique, "de la contrainte" et surtout liberté599" » cela, en ne se vit vraiment que quand on a "banni les lois598" . amour, "quand Pas de on "biens purs ", n ' a pas la De l'Arabe se moque, stabiliser er car l'amour ne i'intéresse que pour peupler600 . Le désir sexuel suffit ses projets, Le sa fins pratiques, à 1 ' amour, et, comme Malc, il en j eune - 195 - sait la force. Saint, s ' adressant part de à Dieu, lui fait ses appréhensions : Tu m'as donné pour aide au fort de la tourmente Une compagne sainte, il est vrai, mais charmante. Son exemple est puissant, ses yeux le sont aussi601. Dans le lieu sans clartés, la force du désir risque de vaincre. Rustic, malgré son proj et d'être saint n'a pas résisté longtemps aux charmes d! Alibec602 , et Saint Alexis, lui-même, dans la célèbre légende - "Cum veit le lit, esguardat la pulcele " - n'ignore pas la tentation603 . Le calcul réussir, mais, de 1'Arabe s ' il réussit, 595. Poème de la Captivité de Saint Malc, O.D., p.56. 596. Ibid., p.54. 597. Mazet de Lamporechio, Contes et nouvel les,11, vers 24. 598. Adonis, O.D., p. 8. 599. Le Cheval s étant voulu venger du Cerf, (IV, 13), vers 25. 600. 11 a, 601. Poème de la Captivité de Saint Malc, O.D., p. 53. 602. Le Diable en enfer, Nouveaux contes , vers 112-165. 603. Vie de Saint Alexis, édition G.Paris, 1872. a il donc chance 15 amour. tue de Il ne 8 de ce point de vue, les mêmes fins -fort éloignées de saurait guère y avoir, La Fontaine, l ' amour - que l ' institution du mariage. pour "vouloir" plus Heureusement, "impur". Malc et compagne sa vont combattre ensemble les projets de leur maître. se tuer femme pour échapper à Quand Malc envisage de la tentation, la jeune lui rappelle qu'il doit vivre ; "Ne craignez plus, vivez604". Elle-même saura ne pas le tenter : u ce sais sur mes sens garder quelque pouvoir605 ". Ils seront complices. Elle l'invite, de par delà l'amour physique ou la mort, relation, dans laquelle à une forme s ' entraident 606, ils partagent même projet, paradoxale, et connaissent de volupté ensemble une forme,• sans doute : Les larmes, les soupirs, et les austérités, Quand ils se trouvaient seuls faisaient leurs voluptés 60 A 1'Arabe qui veut réduire 1'amour au désir sexuel producteur d'enfants et de stabilité, ils opposent leur complice et secrète liberté. On aperçoit alors la cohérence de La Fontaine quand il écrit le Poème de la Captivité de Saint Malc. Cherchant sûrement à conforter ses protections, il y poursuit aussi en 1673, quatre ans après Psyché, 604. 605. Poème de la Captivité de Saint Malc, O.D., p.56. Ibid., p. 56. 606. "Il se faut entraider, c'est la loi de nature". L'Ane et le Ch i en, (VI11,17), vers 1. Poème de la Captivité de Saint Malc, O.D., p. 57. 607. sa réflexion sur 1'amour, et plus précisément sur le couple, qu'inaugure Adonis, et qu'approfondissent les Contes et de nombreuses fables. Avec tout un j eu d'inversions par rapport à Adonis cette oeuvre présente relation à 1 ' image d ' un couple et de sa son dominant. La Fontaine semble s!y poser deux questions : sans voluptés physiques, un couple est-il possible ? L'exercice partagé de la liberté peut-il l'unifier ? C'est, pour lui, excellente occasion de définir une relation humaine heureuse, féconde, dans un certain sens voluptueuse608, et qui échapperait à une logique humaine de pouvoir. Sans se analyser fonde sur mutuel, 11 soi609, et, l'égalité tenant le cette partage apprentissage comme des de rôle 11 ■ dans rôles, quelque relation, la chaque : la nous valeurs un (la 11 par fable apercevons foi), autre 15 du partenaire "en jeune femme le du livre son propose qu'elle respect respect de XII, sur endroit 610" le plan y qui' sauvera le couple des projets de l'Arabe, mais c'est ensuite Malc qui invente personnages l'Idée et s'entraident dans la voie qu'ils des obligations à et ont la les se moyens conseillent choisie. Ainsi, procréation, mode le d ' un c oupXe,,^ de ce fuir. Les pour loin Poème du deux progresser mariage construit et le 1 e . .L'Arabe, en voulant exploiter la possible attirance de ses bergers pour le plaisir sexuel, agit selon la logique de la Fourmi : il ne vise que son intérêt et ravale ses dominés à un rang bestial. Malheureusement pour lui, ses esclaves ne sont pas "esclaves d'eux-mêmes" et de leur désir de vivre. Ils lui échappent ainsi. 608. Pensons aux "saintes voluptés", mais, plus encore, à ces vers de l"hymne d'Acante à la Volupté Sur son propre désir Quelque rigueur que l'on exerce, Encore y prend-on du plaisir. 609. La jeune femme retient Malc qui veut se tuer. Parlant de Dieu, elle lui demande : "Estimez-vous si peu cet être qu'il vous donne" ? (p. 5$) 610. Un Le Corbeau, la Gazelle, la Tortue et le Rat# (XIÎ/15), vers 132. - Hibou, dans les 281 Fables, n ' a pas plus de scrupules que cet Arabe et que le Vieil de la Montagne, et il réussit comme ce dernier. Pour assurer - sans trop de fatigue - son alimentation, il exploite le désir de vivre d un groupe de souris. Quand il les a attrapées, il leur coupe les pattes, les nourrit, et les croque quand bon lui semble. Méthode efficace. - 197 - Sa prévoyance allait aussi loin que la nôtre Elle allait jusqu'à leur porter Vi vr e s ter. \ v Que demandait la Cigale au tout début du premier livret I Ï Quelques grains pour subsister I I Cette coïncidence vaut bien une remarque, sans doute : Le Hibou est une Fourmi il inverse. Quand l'insecte stocke son grain et interdit le ^ plaisir, l'oiseau distribue et fait subsister. Quand l'insecte veut jouir instantanément de son pouvoir, l'oiseau qui ne songe pourtant pas, comme l'Arabe, à faire procréer ses prises, veut des avantages durables. Inversions évidentes, mais qui n'altèrent pas l'identité qu5 indique la reprise d'un vers. Affameur ou pourvoyeur, Fourmi et Hibou ont même méthode et même obj ectif : s'installant entre le dominé et 1'obj et possible de son plaisir, ils gèrent à sa place, pour leur plaisir, son plaisir, et son attrait pour le plaisir. Ainsi, qu'i1s interdisent aux dominés la j ouissance pour profiter des biens que ceux-ci escomptaient, ou qu'ils leur imposent de j ouir pour leur profit, les dominants, attirés coïïirnme tous par la volupté, quand ils pratiquent la logique <âe la Fourmi, ne visent qu5 à """1-e.p.rs plaisirs. Ils ne s1 en contentent pourtant pas. Gérer abusivement les plaisirs d 1 autrui- les capter ou tenter d? en tirer prtofit - est excellente affaire, mais les dominants cherchent mieux : goûter un plaisir rare, un plaisir réservé, le plaisir même de dominer. 2) Jouir du plaisir de dominer. A) Un plaisir essentiellement solitaire. L" impitoyable j oie611 ", on la goûte, ou on ne la goûte pas. La Fourmi la goûte, pas la Cigale ; le Renard, pas le Corbeau; Le Seigneur, pas le Paysan; Camille pas Constance... Quand le Renard fait la morale au Bouc, le Bouc est absolument au fond du puits, tout à fait humilié, et le Renard est absolument dehors, tout à fait jubilant. "Capitaine Renard" parle, parle encore, et "vous lui fait un beau sermon/ Pour 1 ' exhorter à patience612" . . .:*v.-.v.-*:.:j! g : : Dure loi jj : Le Bouc souffre seul dans son trou, incapable de sortir, de dire même un mot. Le Renard, tout aussi seul, mais dehors, jouit. Il parle. Il sermonne. Il évoque même le Ciel. Comme la Fourmi, il j oue sur le langage613. Nul ne le contredit. Le Bouc lancerait-il quelques phrases, le puits, profond trou noir, absorberait. La parole dégringole sur le pauvre encorné. Sans cesse, des mots s 1 ajoutent à ses maux. Délices pour le Renard ! Il a beau dire que certaine affaire ne lui permet pas "d1 arrêter en chemin614", il prend son temps. o i1 L Araignée et l'Hirondelle, (X,6), vers 17. 612. Le Renard et le Bouc, (I ï 1,5), vers 22-23. 613. Ibid., vers 24 et vers 26. Il sait trop "ce que vaut l'occasion615". Rien de définitif, en effet. Les positions peuvent s ' échanger : Renard et Bouc ne feront-ils pas un jour pirouette ? Renard en bas et Bouc en haut ? Chez La Fontaine, plusieurs fois, dans des relations de pouvoir, ou dans des relations qui pourraient le devenir - un Loup descend, un Renard monte616. . . Dans telle fable, un Lion dépend un J our d'un Rat. Dans telle autre, une Colombe doit la vie à une Fourmi... Ailleurs encore, certain Mulet qui croyait touj ours faire "sonner sa sonnette" devant son compagnon, doit soudain écouter sa cruelle leçon617. La Fontaine qui ne croit guère au Carnaval, au renversement perpétuel et ludique des positions, ne mufciplie pas les exemples. La leçon est pourtant claire * i'"impitoyable oie" se redistribue, J si elle ne se partage pas. Un partage cependant paraît parfois possible. Supposons plusieurs dominants d'un même dominé, ou d'un même groupe de dominés... Le groupe dominant tend à former un tout organique, maris qui brûlent ensemble les moines dans Les Frères de Catalogne, ou eunes nommes qui J deviennent "essaim" quand elles surprennent soeur Isabeau et son galant L'essaim frémit, sentinelle se pose. On va conter en triomphe la chose A mère abbesse618. 614. Ibid., vers 30. 615. 616. Nicaise, Contes et nouvelles, III, vers 257. Voir Le Loup et le Renard, (XI, 6). 617. Le L i on et le Rat, (II, 618. Le Psautier, Nouveaux contes 11), La Colombe et la Fourmi, (11,12), Les Deux Mulets, (1,4). vers 51-53 . Le pluriel se fait singulier. De tant de nonnes qui bourdonnent un seul essaim se forme. C!est qu'ensemble elles sont fortes et qu'elles partagent même objectif : faire punir soeur Isabeau pour ses plaisirs. Quand elles croient la tenir, elles partagent une même "impitoyable joie", mais abondance de nonnes n'y change rien. L'essaim agit comme un sujet unique, comme la Fourmi, comme le Seigneur, comme un dominant singulier d'une relation de pouvoir : le plaisir de dominer est tout entier pour lui. Il ne partage rien. Les dominants, le plus souvent, rivalisent entre eux. Témoin Phébus et Borée. C'est l'automne. Un homme voyage. Bon physicien, aux voyageurs il sait qu'en automne "la précaution est bonne619". Il a tout fait pour voyager serein, peut - être que sa sécurité défie qui le domine. son manteau est affirmation de savoir, conscience, mais il oublie Pour le Vent, de prudence, et cette affirmation est négation de son pouvoir. de Le plaisir sera grand de nier cette négation, cette qui affirmation, d'arracher, d'affirmer contre de disperser ce se voulait cohérent, d'offrir au Diable, au grand disperseur, la continuité pensée de la toile620 : Celui - ci, dit le Vent, prétend avoir prévu tous les accidents ; mais il n'a pas prévu jbue j e saurai souffler de sorte Qu'il n'est bouton qui tienne : il faudra, si je veux, Que le manteau s ' en aille au Diable621. 619. Phébus et Borée (VI, 3), vers 16. 620. Le Diable apparait comme le grand allié du dominant. Souvenons» nçus du Seigneur qui pénètre dans le jardin grâce au lièvre d iable. Ici, le Vent veut confTëf le manteau au Diable. Un peu plus tard (vers 24) il devient même un "démon". 621. Ibid., vers 11-15. Bon son égal, prince apparemment, de partager le plaisir qu Borëe 1 propose 11 Phébus, il prendra : Lfébattement pourrait nous en être agréable plaît-il de l'avoir622 ? Le Soleil fait alors du à : Vous jeu de Prince" un "jeu entre Princes" : Et bien gageons nous deux, ''"'''''')(Dit Phébus) sans tant de paroles, . : A qui plus tôt aura dégarni les épaules pu Cavalier que nous voyons623 . Phébus ne pouvait pas ne pas proposer un concours. Laissant agir Borée, il aurait fait douter de sa propre puissance. Il invite donc au jeu - forme ludique du conflit624 - qui lui permet d'éviter de partager 11 ébattement de Borée. Les " j eux de Prince" sont rarement, et touj ours brièvement, jeux de Princes625 . A leur plaisir, les dominants préfèrent associer, quand il en ont, leurs "dépendants626", leurs "courtisans627", toutes les "puissances628" qui les entourent. Ces gens ne sont pas simples dominés que 1 ' on écrase, mais "alliés629", voire " amis°30" dont le dominant tolère 622. 623. Ibid., vers16-17. Ibid., vers 17-19. 624. La limite du jeu au conf l i t est aisément franchie, comme dans Les Deux Perroquets, le Roi et son Fils, (XI,11), vers 36-38 : Ces deux rivaux un jour ensemble se jouants, Comme i l arrive aux jeunes gens, Le jeu devint une querelle. 625. La logique Fourmi du pouvoir sépare, oppose, crée des distances. Elle est, de ce point de vue, typiquement diabolique (Cf ! l étymologie de diable). Quand Joconde et le Roi de Lombardie veulent partager une belle, i l suffi t que le roi rappel le qu'il ! s est roi pour qu'un conflit s esquisse. L ami tié seule permet de s'en remettre au hasard. (Joconde, vers 340-361) Quand les princes se mêlent aux j eux, le risque est grand que les jeux deviennent jeu du Prince... 626. Le Dragon à plusieurs tètes et le Dragon à plusieurs queues, (1,12), vers 5. 627. Les Obsèques de la Lionne, (VIII, 14), Le Lion, le Loup, et le Renard,(VI11,3)... 628. 629. Les Animaux malades de la Peste (VI1,1), vers 45. Le Lion, (XI,1), vers 39. 630. Les Animaux malades de la Peste, (VI1,1), vers 15. la force parce qu ' il 1'emploie. L'empereur a ainsi des dépendants "Qui de leur chef sont si puissants/Que chacun d'eux pourrait soudoyer une armée631 " . Malgré la, force de ces derniers, la hiérarchie est claire. Jamais Renard ne songe à écraser un Lion. Le Loup, même, ne résiste pas quand le roi des animaux prétend revêtir sa peau ; "On écorche, on taille, on démembre messire Loup632"*.* Pas de concurrence possible. Le Lion, ou tout autre dominant, peut donc accepter sans trouble que ses dépendants partagent avec lui, quand 1'occasion est bonne, le plaisir de dominer. Les occasions ne manquent pas. Voici 1"aventure fatale633" d'un Chasseur : ce Chasseur apporte un Milan au Roi en croyant déjà "fortune faite634", mais ce Milan lui prend le nez. Le Chasseur crie et le Roi rit. De quoi rit - il ? I La situation n ' est comique que de son point de vue, le point de vue de qui ne risque rien, voit tout, comprend la déception d'ambition de 1'autre, constate sa douleur, se trouve légitimé dans sa position. . . Première légitimation : Le Chasseur est venu lui rendre hommage. Deuxième légitimation : Le chasseur s'est montré sot. Le Roi, sans rien faire, paraît plus habile, et donc fondé à dominer635 . La sottise du paysan, la naïveté de la Cigale rendent aussi plus légitime le pouvoir de leurs dominants respectifs. Le rire du Roi est malgré tout distinct du rire de La Fourmi. La Fontaine - le bonhomme La Fontaine, 631. Le Dragon à plusieurs tètes et ,e Dragon à plusieurs queues(1,12), vers 6-7. 632. 633. Le Lion,le Loup et le Renard (VIII,3), vers 32-33 Le Milan, le Roi et le Chasseur, (XII,12), vers 118. 634. Ibid., vers 100. 635. Voi r Le Renard, le Singe et les Animaux, (VI, 6). - personne moi/ - peut empire636". Fontaine s'accocier à nfen Je 287 eusse l'homme qui ne domine - ce rire : quitte "Quant ma part le Roi, mais à pour un ne rit La envisage de rire avec il pas avec la Fourmi : il donne à entendre son rire et il se tait. S1 il rit avec le Roi, c'est qu'il reconnaît dans son rire au moins de une "part " rire humain, naturel, un rire devant l'imprévu, un rire d'intelligence devant l'échec des sots calcul : du fauconnier637. . . Lisons mieux cependant La Fontaine déclare qu'il n'aurait rien voulu perdre de ce rire "même pour grand empire". Donnez-moi le plus des pouvoirs, ce un je préfère ce rire là. Plus exactement, qui m1 intéresse, royal dans pas même roi, ce n'est pas le rire, mais empereur, le rire du roi, le rire. mais ce qu'il y a de Je ne veux pas être roi, rire. Dans le rire du j e voudrais la part qui n'est pas rire de roi, rire de dominant, rire d'empereur, rire de Fourmi. Et les courtisans, de quel rire rient - ils ? Lui de crier, chacun de rire, Monarque et Courtisans. Qui n ' eût ri638 ? Les Courtisans rient peut - être de ce rire d'intelligence, humain, celui dont La Fontaine dit rire, mais rien n ' est moins sûr. Ne rient- ils pas plutôt par politique, par désir d'obtenir, sinon un empire, du moins, comme le Chasseur, quelque gratification, ou par crainte, s ' ils ne rient pas, de perdre leurs positions ? "Qui n ' eût ri" ? Premier sens, évident : chacun aurait ri, moi, vous 636. Le Milan, le Roi et le Chasseur, (XII,12), vers 106-107. 637. Sur ce caractère naturel du rire, voi r les propos de Gélaste : "Le plaisir dont nous devons fai re le plus de cas est toujou rs celui qui convient le mieux à notre nature; car c'est s'unir à soi-même que de le goûter. Or y a-1-i1 rien qui nous convienne 1 mieux que le ri re ? ï 1 n est pas moins naturel à 1'homme que la raison"... 638. Le Milan, le Roi et le Chasseur, (XI1,12), vers 105-106. - 288 Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p.178. - lecteur. .. Second sens, oblique : comment ne pas rire quand le Roi rit ? S5 il rit, s' il pleure, on rit, on pleure. Aux obsèques de la Lionne , le Cerf "ne pleura point. Un flatteur 11 alla dire, / Et soutint qu ' il 1f avait vu rire 63 9 " . Voilà le Cerf en grand danger. . . Les courtisans, "simples ressorts 640 ou "masques de théâtre 641 " doivent accompagner les pleurs ou les rires du maître. Sinon, la mort, ou au moins la chute, menace. Dès lors, - leur rire, loin d'être un plaisir pur, est toujours mêlé d'intentions, troublé. Celui de La Fontaine, au contraire, est rire pour rire, ni rire pour un empire, ni rire qu'on abandonnerait pour un empire. Notre fabuliste se démarque de ces "dépendants" avec qui le dominant partage son rire pour le rendre plus bruyant, plus éclatant, pour faire résonner "son antre 64 2 ", pour manifester ainsi sa force et isoler mieux encore le dominé : le Chasseur qui se croyait maître du Milan, probable détenteur d'une "fortune", crie seul face à la troupe des rieurs, aussi perdu que certain Ane parmi les cris de ses tueurs. Le plaisir de dominer peut se distribuer plus subtilement par des canaux divers à travers tout le système de domination«. La Fontaine en donne un bon exemple dès la fable quatre du premier livre. Le Fisc 639. Les Obsèques de la Lionne, (VIII,14),vers 28-29. 640. Ibid. vers 23. 641. Le Renard et le Buste, (IV,14), vers 1. 642. Dans Les Obsèques de la L i onne, (VI11,14),vers 13, i1 ne s agi t pas de ri res, mais de cris. 643. Les Deux Mulets, (1,4) vers3. 1 fait porter par un Mulet 1 ' argent de la Gabelle, "cette charge si belle 643 ", signe et effet de son pouvoir sur les populations. Le Mulet porteur ne se contente pas de porter. 11 fait "sonner sa sonnette", marche " d1 un pas relevé644", jouit fortement d? une apparence de domination : il peut imposer à 15 autre Mulet sa sonnette, sa fiêre allure... Illusion vite punie! Cette domination est fictive, et porter tant de richesses attire les voleurs, "11 n' est pas toujours bon d' avoir un haut emploi645" * il est excellent, en revanche, pour le dominant, d'avoir des employés comme ce Mulet. De sa charge, en effet, celui-ci "n'eût voulu pour beaucoup en être soulagé646". Faire sonner sa sonnette, marcher d1 un pas relevé, c ' est pour lui suffisant salaire. Que coûte-t-il au dominant ? Rien! Le dominant partage-t-il effectivement un plaisir de dominer ? Nullement! Nul besoin même qu'il en éprouve. Le fisc jouit-Il ? L'autre Mulet s'émeut-il même des signaux de son camarade ? Lui porte-t - il envie ? Rien de moins sûr. Le Mulet du fisc paraît absolument seul dans son fantasme de pouvoir. Lui qui ne domine rien, il "se forge647" un plaisir de dominer, et le fisc, fort peu voluptueux, le "mène à sa fantaisie 648" . L ' analyse du rire des Courtisans et de la "gloire " , du Mulet montre combien le dominant, même avec ses dépendants et ses employés, et malgré certaines apparences, partage peu le plaisir de dominer. Il n ' y aspire pas le moins du monde, mais il peut utiliser 1'aspiration d'autrui à le partager ou contraindre manifester qu'il le 644. Ibid., vers 5-6. 645. 646. Ibid., vers 17. Ibid., vers 4. 647. 648. Le Loup et le Chien, (1,5), vers 30. Le Lion et le Moucheron, (11,9), vers 8. partage, autrui à pour renforcer sa propre - 290 domination. Ces pratiques sont rares dans l'oeuvre de La Fontaine. Elles supposent, en effet, une organisation de la domination, une administration, une cour, un conseil, toute une hiérarchie qui sépare et lie le plus haut dominant et ses ultimes dominés... De tels systèmes de pouvoir apparaissent dans le domaine politique, mais La Fontaine, loin de s'y limiter, présente un très grand nombre de relations de pouvoir qui ne sont pas de ce domaine, et qu'il ne faudrait pas, sous prétexte que "tout est politique", traduire immédiatement en termes politiques. Ces relations, qu'elles concernent le domaine de 1'amour, du discours, de 11 économie sont, le plus souvent, relations à deux partenaires : Amour et Psyché, Orateur et peuple, pédants et écoliers, Cormoran et Poissons, Fourmi et Cigale... Dans la mesure où il goûte le plaisir de dominer, comme la Fourmi, le dominant de ces relations ne le distribue à aucun dépendant, ou à aucun employé : il n'en a pas. Il j ouit seul, pour lui, contre son dominé. La Fourmi ne convoque aucune autre fourmi pour lui faire regarder ou imaginer la Cigale danser dans 1 'hiver, danser jusqu'à la mort où son refus 1'amène. Encore une fois, et malgré tous les rires des Courtisans, toutes les fêtes de 1'île enchantée, et toutes les entrées royales 649, cette première fable le plaisir donne la vérité de la domination : de ^v* ,,,,.„..,,,, ......................,. ,,„,,„ dominer est solitaire. B) Le contrôle d!autrui. 649. Voir la Relation de l'Entrée de la Reine, O.D., p. 509-512. - 291 - La domination n'est pas pratique solitaire. Evidence : pas de domination, sans relation à un autrui dominé. Qu'est-ce qu'un dominant sans dominé ? Renaud, quand son valet s'enfuit n'est plus qu'un "maître" jusqu"au cou dans les boues650". Même tiré de ce mauvais pas, il reste un pauvre errant dans l'hiver, comme la Cigale 651. Voyageur sans bagages et sans valet, il est au degré zéro de la domination* Pendant qu'il souffre et risque la mort, son valet, dans une auberge, "fait tirer du meilleur652"« Inutile de se risquer à aider un maître qui ne paraît plus en position d'exiger une aide. Froide logique : on ne peut plus me retenir, donc j e suis libre. On ne peut plus m'empêcher de boire, donc j e bois : "valets ne valent guère 653 ", mais ils raisonnent impeccablement. Certain Ane, pareil à ce valet, se délivre de son maître quand 1'ennnemi paraît : "Sauvez-vous, et me laissez paître654 " . Le Maître n'est: D U S maître, mais "vieillard" qui fuit. Situation inverse de celle du conte : le dominé n'a pas disparu. Loin de "tirer du meilleur" caché dans quelque hôtellerie, il s'exhibe se "vautrant:, grattant, et frottant, /Gambadant, chantant et broutant655 " . Il défie son ancien maître, vieillard qui voyage et qui fuit... Tous les 3 650. 651. L Oraison de saint Julien, Contes et nouvel les,Iî, vers "17. Ibid., vers 116. 652. Le voyageur semble consti tuer, dans l' univers de La Fontaine, une figure majeure de l'homme sans pouvoi r, et toujours en danger de tomber sous la domination de quelque puissant, à l'inverse de qui se reti re comme le Soli tai re. Quelques exemples : le voyageur 1 de Phébus et Borée, le Pigeon qui voyage, ma i s aussi l auteur du Voyage en L i mous i n, ou Psyché poursuivie par les fureurs de Vénus et la colère d'Amour... Le dominant,' au contrai re, tend à l'immobili té. 11 fige tout. 11 conserve. La Cigale voyage, ou chante aux voyageurs. La Fourmi est chez elle, enfermée, bien calée sur ses réserves. 653. L'Oraison de saint J uli en, Contes et nouvel les,11, vers 109. 654. Le Vieillard et l'Ane, (VI, 8), vers 14. 655. Ibid., vers 5-6. dominants selon la Fourmi détestent pareils événements qui les nient comme dominants. Chez La Fontaine, le dominant est d'abord un vérificateur qui aime 11 ordre, s'efforce de contrôler son domaine656, "regarde à tout657", veut que rien n ' échappe à son oeil, que toute chose soit en place. Un bon "père de famille" selon La Fontaine qui n'envie pas "cet honneur", ne dort pas et ne "s1 attend pas aux yeux d' autrui658" . Ainsi, il peut contrôler efficacement son territoire, et éviter les pertes. Sa maj esté Lionne, comprenant, comme Colbert et Louis XIV, 1'intérêt d'un savoir exact, se soucie de connaître "de quelles nations le Ciel 1'avait fait maître659" . Pas question de manquer cette "cour plénière" . Même le Renard, pourtant fort réticent à visiter le Lion660 , s'y rend... Le dominant veut voir, ou pouvoir voir, tous ses sujets, non pour examiner leur être intime, leurs complexités inutiles, mais pour vérifier qu'ils sont ce qu ' il veut qu'ils soient, qu'ils parlent comme il veut qu'ils parlent, qu'ils sentent les odeurs quf il exige qu ils sentent. Le dominant veut un écart minimmum entre ses dominés et la représentation qu'il s ' en fait. L'écart nul serait idéal661. Ses suj ets seraient de purs obj ets qu ' il n ' aurait prendre662", "qu'à les gens le vivant "de simples ressorts". serait Le dominant, sa position dans la relation de pouvoir, plus du mécanique, par est.logiquement un 656. Quel plaisir de compter les coeurs dont on dispose! 8 L'un meurt, l'autre soupire, et l autre en son transport Languit et se consume; est-i l plus douce chose! Clymène, Contes et nouvel les,î ï, p.794. 657. L'Oeil du maître, (IV,21), vers 30. 658. Le Fermier, le Ch i en et le Renard, (XI,3), vers 60-62. 659. La Cour du Lion, (VI!,6), vers 1-2. 660. Le Lion malade et le Renard, (VI,14). 661. Le dominé qui ne veut plus l'être ou qui n'est pas dominé se plaît au contrai re à s1 écarter : "Je m'écarte, je va i s détrôner le Sophi.". La Lai tière et le Pot au lait,(VII, 9), vers 39. On entrevoî t là toute la problématique du cl inamen, chez Lucrèce. 662. "L1oiseau n'avait qu'à prendre". Le Héron(VI1,4), vers 8. - mécaniste : il 293 croit » aux liens certains cause et effet, préfère les comptes justes aux incertitudes des flux et voudrait voir partout des machines entre dont il pourrait prévoir les mouvements. Aussi, quand La Fontaine, de La Lionne, ce n5 est point un jeu gratuit parlant des courtisans dans Les Obsèques fait allusion à Descartes : Peuple caméléon, peuple singe du maître; On dirait qu1un esprit anime mille corps; C5 est bien là que les gens sont de simples ressorts 663 . Descartes - chacun sait cela - propose à 1 1 homme de devenir "comme maître et possesseur de la nature664" . Il affirme aussi, selon La Fontaine, que "La bête est une machine / Qu'en elle tout se f aie sans choix et par ressorts665 " . Descartes fait des animaux ce que 663. Les Obsèques de la Lionne, (Vï I î,14), vers 21-23. 664. Descartes : Le Discours de la Méthode, s i x i ème part i e. 665. Discours à Mme de La Sablière (IX),vers 31-32. 666. "J'ai fai t parler le Loup, et répondre l'Agneau". Contre ceux qui ont le goût difficile (11,1), vers 10. le monarque fait des courtisans, ou, plus généralement, la cour symbolisant le domaine de domination, ce qu1un dominant prétend faire de ses dominés. Comment ne pas conclure que la philosophie de Descartes est une philosophie pour dominant et que le proj et cartésien est un projet de dominant ? Le cartésianisme apparaît particulièrement à La Fontaine comme une philosophie pour ce dqndriant envahissant qu !est 11 homme. De ce "maître et possesseur", les animaux, que le fabuliste "fait parler666", se plaignent : succédant au Discours à Mme de La Sablière, la première fable du livre X montre 11 homme comme un "animal pervers", "symbole des ingrats667". Cette succession de textes n1 est pas un hasard. La fable porte en effet sur le terrain des 11 immense terrain des relations homme/nature, mais aussi sur relations de pouvoir668, la critique du cartésianisme que le Discours concentrait sur un point apparemment très limité, bien qu'essentiel par ses conséquences, la question de 11 âme des bêtes669 . On a souvent observé le manque d'une philosophie politique développée chez Descartes, Nous tendrions à croire que, pour La Fontaine, toute la philosophie de Descartes est politique670, mais qu'elle s'ignore comme telle parce qu'elle est celle du dominant sûr de son bon droit, et qui ne peut penser son propre point de vue comme relatif. L'homme n'expose pas ses raisons quand il tue la Couleuvre. Il la tue parce qu'il la tue. Sa bonne conscience est totale. Il a la vérité, le droit, la force, et il n ' a pas besoin d'une philosophie politique pour expliquer ce qu'il fait. La ni Fontaine, la recherche dans le cartésianisme, d'une méthode pour connaître, ne ni combat certains de 8 667. L Homme et la Couleuvre (X,1) vers 4 et vers 12. 668. A la fin de la fable, l Homme devient le représentant des "Grands" : "On en use a i ns i chez les grands./La raison les offense"... 8 vers 84-85. 669. L i ens entre les deux textes : A) le Discours f ai t l'éloge de la conversation, cet échange heureux entre partenai res f% " \ égaux, B) 8 la Couleuvre, par le biais du procès jtente d établir une conversation, même formel le, entre l 1 Homme et les animaux, K ^ 8 C) l Homme, tranchant le débat et la Couleuvre, montre ce qu'il est : un dominant selon la logique de la fourmi. 8 8 Le Discours à Mme de La Sablière suggère le modèle d une relation parfaite, diverse, toujours nouvel le tandis que L Homme 1 et la Couleuvre montre l impossibilité générale de cette relation puisque le projet humain de domination est partout à l'oeuvre. 8 Dès lors, renonçant au parler rapproché dans l espace îdéal du salon de mademe de La Sablière (ou, selon La Fontaine, chez Platon), i l faut se résigner, quand interviennent des dominants - partout- à "parler de loin ou bien se taire". 670. Par ce politique, sens, le nous rapport entendons, ici homme/nature seulement, (quadrupèdes tout et ce qui serpents) concerne est aussi les poli relations t i de que pouvoi que le r. En rapport grands/gens. ses résultats671 : de Descartes, selon lui, 53 on eût fait un Dieu/Chez les paiens672" . Ce qu1 il combat, c9 est une philosophie politique implicite de dominant. Quand 15 homme raisonne comme Descartes il se pose comme dominant du monde, s'imagine seul sujet pensant, exige la mesure refuse .. la diversité des voix, exacte, évite ............................................ multiplicité - 206' - la des expériences, préfère déduire la vérité de quelques principes673, et tend au mécanisme qui pense le monde comme un immense assemblage de ressorts que 1! on pourrait comprendre. La Fontaine ne se plaît ni aux mathématiques qui réduisent le réel aux nombres, ni à la physique déductive que pratique Descartes. * 11 préfère la physique d'observation, celle qui étudie les bâtons dans 1 ' eau674, le flux du sang, les crues du Nil675 ou le mouvement des "clartés errantes676" . Son modèle de physicien qui est en même temps son modèle de roi - ce qui ne nous surprendra pas Charles II d'Angleterre, est un roi physicien ob s e rva t eu r677. II sait voir à travers le télescope, rectifier une erreur, et favoriser la connaissance. Roi -physicien idéal, lors de sa découverte, il rit et fait rire, tant que, pour un bon épicurien, le il est vrai savoir est plaisir, et plaisir)que 11 on partage. Ce roi est 11 anti-Lion de la première fable du livre Vil, mais il est aussi 15anti-Homme du livre X, et 671. 1l reprend, par exemple, ses idées sur la circulation du sang. Poème du Quinquina, O.D., p.65. 672. Discours à Mme de La Sablière (IX), vers 54-55. 673. Les vers 59-81 du Discours à Mme de La Sabl ière montrent parfaitement comment d'un côté "raisonne" Descartes (Principe puis 1 déductions) et, de l autre, comment raisonne La Fontaine : observations puis discussions et conclusions toujours à nuancer). 674. "Quand l'eau courbe un bâton, ma raison le redresse". Un an i mal dans la lune, (VI1,17), vers 30. 675. Voi r le Poème du Quinquina (O.D., p.70-71 ) pour la question des crues du Nil. Antoine Adam, dans une note, renvoie ici à Cureau de la Chambre et à son Discours sur les causes du débordement du Nil. Mais i l nous paraît intéressant de rappeler Lucrèce qui développe longuement le problème dans le chant VI du De Natura Rerum consacré aux tourbîlIons, aux vastes désordres occasionnés par les flux. ! J 676. Le Songe d un habitant du Mogol, (XI,4), vers 29. Dans ces vers l astrologie se distingue mal de la science et paraît vouloir s chercher l origine de la dîversîté. 677. Un animal dans la lune, (VIï.17). 11anti-théoricien. La Fontaine, contre Descartes - ou contre 11 idée qu'il s1 en fait - joue la physique plutôt que les mathématiques, 11 expérience plutôt que le recours exclusif aux déductions de principe, la physique des flux plutôt que la mécanique des solides. En même temps, contre la logique de la Fourmi, il propose la diversité du réel, la pluralité des voix, le délice et le charme des flux et du hasard. Il est lui-même "chose légère", être ."volage", "papillon 678". De tout cela le dominant a horreur. Allez compter les papillons.! Allez calculer leurs trajectoires! Au dominant qui voudrait tout prévoir, La Fontaine répond, avec humour et physique des flux, dans On ne s'avise jamais de tout. Maints maris des Contes enferment leurs femmes, et échouent. L'un deux, plus savant, mieux organisé, refusant tout aléatoire, croit avoir mis en livre toute tromperie possible : Certain jaloux ne dormant que d'un oeil Interdisait tout commerce à sa femme. Dans le dessein de prévenir la dame, Il avait fait un fort ample recueil De tous les tours que le sexe doit faire679. 678. Discours à Mme de La Sablière, O.D., p. 645-646. 679. On ne s 1 avise j ama i s de tout, Contes et nouvel les, II, vers 1-4. Pauvre calculateur qui croit tout prévoir, pauvre auteur qui prétend tirer de son recueil une théorie générale des "tours"! Fait-on le tour des "tours" ordure680" s'apprête, tombe sur un sien ? la "Fort à propos un panier dame. ami Tandis qu' elle L1homme profite... d1 d'ordre avait oublié l'ordure, les flux : Foin, dit - il,celui -là N'est pas dans mon livre"... Mari jaloux, brûlez votre recueil Sur ma parole, et faites en des cendres681. Que le grand livre d'ordre, le livre de qui croit pouvoir tout régenter ou prévoir, se disperse, se fasse chaos de cendres! "On -ne s'avise jamais - de tout". Le dominant aurait la partie trop belle, mais les calculs sont toujours faux, et pas seulement pour les femmes, pour ce qui fait "notre joie682". Partout, les prévisions sont incertaines, les possibles jamais complètement inventoriés. Le dominant, malgré qu ' il en ait, doit se contenter de valeurs approchées. Il ne peut que tenter de faire au mieux. Il cherche, jusqu'à 1'obsession, à améliorer ses contrôles, à "connaître", vérifiant et revérifiant, comme certain roi, les cheveux de ses domestiques683 passant, comme certain maître, après ses serviteurs, pour "regarder à tout". Peine perdue : L'ordure guette 1'ordre. Le dominant pourtant ne se satisfait pas de 1'ordre et des contrôles. Sa position en fait un personnage à double face : maintenant 1'ordre, il veut aussi du mouvement, voire un certain désordre. Quand même il parvient assez bien, comme Héron avec les poissons, 680. 681. ibid., vers 19. Ibid., vers 26-27 et vers 37-38. 682. La Femme noyée,(III,16),vers 4. 683. Le Muletier, Contes et Nouvel les,11. 1 'Arabe avec Malc ou le à contrôler ses domines, cela ne lui suffit pas. Il s 1 ennuie. L'appétit manque. Il veut autre chose. C'est que le plaisir de dominer ne s1 éprouve pas à compter, à vérifier, à regarder les poissons dans 11 eau que l'on surplombe. Un dominant ne se satisfait pas de contempler l'ordre immobile684 ou les mouvements réglés de ses biens685 : il veut de 11 imprévisible, du nouveau686, et les comptes justes ne font pas sa "joie". Aussi, après la prise, joue-t-il volontiers avec sa proie, comme le Chat avec la Souris687. Jouant, il paraît risquer perdre. La souris court, s 1 éloigne, se croit libre, et il la rattrape. Excellente On dormait ici quand le roi, Ayant ses raisons, et très sages, Parmi des gens d'un haut emploi  fait un vrai remu-ménage". A son Altesse Sérénissime Monseigneur le Prince de Conti, 1689, O.P., p. 710. ' 685. te Héron ne s'intéresse pas aux "mille tours" que font la Carpe et le Brochets.Le Héron, (VII,4),vers 5. 686. Rappelons ce vers célèbre d'Apollon : "I l me faut du nouveau, n' en fût-il point au monde". Clymène, Contes et nouvel les,111, vers 35 = - 208' 687. Voir ; A Monseigneur le duc de Bourgogne, (XII). 688. Le Loup et l'Agneau, (1,10),vers 1. 684. occasion de réaffirmer son pouvoir. Désordre, remise en ordre, plaisir. Pourquoi ne pas recommencer ? Nouveaux désordres, nouvelle remise en ordre, nouveaux plaisirs.... Et le Chat n'en finit pas de jouer avec la souris, ou la Fontaine avec le Prince... Le Loup, quant à lui, sait qu'il va manger l'Agneau, mais pourquoi se presser ? \ll donne à l'Agneau le temps de parler, de croire à sa justice, de contredire des mensonges. Et l'Agneau, effectivement, parle devant le Loup qui le laisse danser, agiter des raisons qui seraient excellentes si la "raison du plus fort" n'était la "meilleure 688". Le Loup prend le risque, risque de voir ou 11 apparence plutôt du ses accusations renversées, mais dès que 1' Agneau dévoile trop sa mauvaise foi, dès que ses réponses risquent de troubler le plaisir de le croquer, le Loup, trouvant, comme 11 Homme, mauvais qu1 on 1 ' ait "convaincu689", emporte et tue sa proie. Le Loup contrôle 13Agneau, puis laisse s'établir un certain désordre690, jusqu'au moment où ce désordre devenant dangereux, il interrompt Te dialogue. "Fi du"plaisir/Que la crainte peut corrompre691!" Crainte ne n'avoir pas raison, crainte de perdre le jeu... Ce ne sont ni le meurtre, ni la dévorâtion, qui font le plaisir du dominant, mais le retard volontaire du repas et le spectacle des justifications de 1'Agneau. Sire Guillaume, héros de conte, pourrait mutiler un certain "faiseur d'oreilles", mais, en procédant ainsi, il n ' aurait guère de " fruit692" . Quand même il couperait à André " ce qu ' on coupe en Turquie693 ", que gagnerait - il ? Il n' aurait que les "plaisir que cause la vengeance694 " ! Il préfère évidemment s'ébattre devant André, avec sa dame, et lui raccommoder un peu le moule. . . André "jugea des coups, mais ce fut sans rien dire". Triple plaisir pour Guillaume : j ouir de la "commère", venger son propre déshonneur, être vu par André qui n'en peut mais. Vrai plaisir de dominant ! Pour 1'obtenir, Guillaume ne se contente pas de contrôler la présence d'André dans la ruelle, il ruse, de sa propre femme, invente prend le risque d'une rébellion d'un refus de la 689. L'Homme et la Couleuvre, (X,i),vers 79. 690. 11 faut rapprocher la question du Loup (Qui te rend si hardi... ) de la ques t i on de la Fourmi(Que faisiez-vous..). Seulement, 3 le Loup n'a pas su élaborer une tactique a deux temps, et l'Agneau, loin de chercher offenser, comme l ose la Cigale, répond à clef avec érence au "sire", et cherche par tout moyen à réduire sa "colère". 11 ne répond pas : "Je bois, ne vous déplaise". Il cherche à exploiter la plus mince apparence de justice dans l'attitude du Loup. 691. 692. Le Rat de ville et le Rat des champs, (I,9),vers 27-28. 1 Le Faiseur d oreilles et le Raccommodeur de moules, Contes et nouvel les,11, vers 141. 693. Ibid., vers 131. 694. Le Cheval s'étant voulu venger du Cerf,(IV,13),vers 31. - 300 - femme d'André, et même d'une réaction imprévue de celui-ci ... Risques minimes695 . Incertitudes fictives. Jeu. Jeu qui multiplie le plaisir, et dont on peut sans doute tirer morale : le dominant joue quand II est sûr de son domaine696, ne l'élargir, et vise à veut renouveler ou ne peut le plaisir de dominer6'7. Ce jeu n'est toujours désirable apporte pas pas : toujours le risque possible, étant ni nul, n1 il de f g l o i r e P o u r éprouver vraiment et intensément, le plaisir de dominer, le dominant est tenté d f élargir son domaine, de prendre ainsi des risques, à moins qu'il attende, comme la Fourmi, que le dominé potentiel entre chez lui, tombe dans ses pièges. Situation assez rare, et insatisfaisante car la gloire qu'en tire la Fourmi est nulle. Personne, sinon la Cigale, ne la voit jouir. Personne ne la loue pour des dangers qu'elle aurait vaincus. Elle ne s'en soucie d'ailleurs pas : elle domine sans gloire, riant pour elle, et en toute sécurité. Déjà le Renard, parlant à la cantonade, cherche sans doute à être entendu des "hôtes de ces bois". La Grenouille désire que sa "soeur" constate bien son apparence de puissance, et le Mulet du fisc secoue sa sonnette pour être vu. Dans les premières fables, le thème de la gloire se met ainsi en place. Il manque en revanche à La Cigale et la Fourmi qui n 1 épuise pas les potentialités de ce que nous appelons logique de la Fourmi : la Fourmi, n5 est pas point aventurière, 695. "Si re Guillaume était armé de sorte/ 5 Que quatre Ândrés n'auraient pu l étonner(vers 126-127). 696. Exemple : lorsque Vénus est sûre de tenir Psyché, plutôt que de la faire mourir aussi tôt, elle la soumet à des épreuves. 697. Le Héron, vraiment sans appéti t, même de pouvoi r, ne songe pas à s 1 amuser des poissons. Ce sont eux qui font, pour leur propre plaisir, "mi lie tours". - 301 insecte à partir en conquête» C) - L1 expansion. Si la Fourmi reste chez elle, 1f être - en sort le dominant - ou qui veut volontiers. Le Loup quitte son bois, le "la forêt prochaine"698, Lion Lombardie puis sa cour699, 1 'Arabe son château, et Alexandre le roi de sort de Grèce, de Perse, pour aller en Inde "troubler le repos d'une nation qui ne lui en avait meilleur usage que donne lui aucun sujet, des bienfaits et de qui faisait la un nature". "Qui 1 ' obligea de passer en Indes qu5 une ambition insatiable701 " ? Pour lui, comme pour tant de créatures, point dont on parle sans cesse, "Rien de trop est un et qu'on n' observe point 702" . "L'Alexandre des Chats" est tout aussi insatiable : J'ai lu chez un conteur de fables, Qu'un second Rodilard, 1'Alexandre des Chats, L'Attila, le fléau des Rats, Rendait ces derniers misérables. J'ai lu, dis-je, en certain auteur, Que ce Chat exterminateur, Vrai Cerbère, était craint une lieue à la ronde voulait de souris dépeupler tout le monde703 . : Il Le conquérant n ' en finit pas d'exterminer ou d'acquérir de nouveaux dominés. Quand il a "détrôné le Sophi" il se veut roi. Quand il est roi, il veut voir sur sa tête "les diadèmes 698. 699. Le Lion, (XI,1),vers 5. Joconde, Contes et nouvel les,I, vers 241-271. 700. Comparaison d'Alexandre, de César et de Monsieur le Prince, O.D. 701. 702. Comparaison d'Alexandre, de César et de Monsieur le Prince, O.D., p.687. Rien de trop(IX,11), vers 27-28. 703. Le Chat et un vieux Rat(Iii,18),vers 1-8. 704. La Laitière et le Pot au lait, (VII, 9), vers 39-41. ours plus de diadèmes. pleuvant 704" . Touj , p.687. Touj ours plus de domines. Voilà le flux, la pluie, 11 abondance qu' on ne dénombre pas. Qui prétendrait compter la pluie ? "Ambition insatiable", écrit La Fontaine à propos d'Alexandre. Cette ambition est-elle trait d'âme ou fait de position ? "Ces choses là ont deux faces705". Si Alexandre n'est pas César qui n'est pas Monsieur le Prince, l'ambition est un des "deux démons" qui "à leur gré partagent notre vie706". Tout homme y sacrifie, bergers707, César et Monsieur le Prince..» Ce dernier," pourtant, la maîtrise mieux qu'Alexandre, plus jeune et sans culture, qui s'y abandonne. Quant aux bergers, après quelques expériences décevantes., ils savent y renoncer. Alexandre, au contraire, manifeste comment une position dominante tent à stimuler toujours plus ce " démon " qu ' un mot de roi, parfois, ou même un songe708, suffit à animer. Alexandre 'est donc un excellent révélateur, mais l'ambition est partout, comme la mort. Désir premier de chaque créature - dès la Cigale -ne pas mourir. Le Corbeau a un fromage, il peut vivre, mais il voudrait être Phénix, oiseau immortel. Cela seulement ferait sa " j oie 709" . Alexandre a des territoires, il pourrait s ' en satisfaire, mais il voudrait être 705. 706. 707. 708. 709. 710. 711. Comparaison d'Alexandre, de César et de Monsieur le Prince, O.D., p. 689. Le Berger et le Roi,(X,9), vers 1. Voir Le Berger et le Roi, (X, 9) et Le Berger et la Mer, (11,2). Voir Le Berger et le Roi, (X,9), vers 16-17. Voir La Laitière et le Pot au lait (VI1,9), vers 30-41. Le Corbeau et le Renard(I,2),vers 10. Comparaison d'Alexandre, de César et de Monsieur le Prince, O.D., p. 690. Voir La Mort et le Mourant, (VIII,1),45-47 : J e 3 t ai fai s voi r tes camarades, Ou morts, ou mourants, ou malades. Qu'est-ce que tout cela, qu'un avertissement ? - 303 - Dieu. "II tâche à se persuader à lui-même qu ' il est le fils de Jupiter710" . Difficile de s ' en persuader car la mort menace, et avertit711 :\ nul ne peut se croire immortel sans folie. Le Lion malade a beau souper du Loup, s 1 envelopper de sa peau, il mourra712. Faut-Il alors renoncer à la joie, et consommer dans l'angoisse son fromage713 ? Peut-être pas, Si je ne puis me persuader que je suis fils de Jupiter, Phénix, ou qu'on trouve "remède à la vieillesse714", je puis espérer qu1 autrui m'en persuade. Je renonce au conseil d'Esope "Ne t'attends qu'à toi seul715", mais quand tous me disent Dieu, je le suis... Alexandre a recours a des moyens extraordinaires pour convaincre les populations de sa divinité : Contraint par ses soldats de retourner en arrière et d'abandonne] Alexandre sort du reél, de l'histoire, il refuse la contrainte et construit son mythe. Au moment où ses soldats semblent limiter son pouvoir, il multiplie les signes de sa feinte grandeur. Il faut que chacun sache, dise, et répète qu'Alexandre, ou Néron717, sont des hommes grands. Ainsi, peut - être, Alexandre et Néron le seront - ils. Quand Le Renard assure au Corbeau qu ' il est "le Phénix des hôtes de ces bois", le Corbeau "ouvre un large bec". Il s'imagine déjà, comme Alexandre, supérieur à ce qu'il est. Il veut "montrer sa belle voix" . Si on 1 ' acclame, 712. Le Lion, le Loup et le Renard (VIII,3). 713. C'est peut-être ce que fai t la Fourmi, stockant sans trêve pour retarder la mort, et consommant secrètement, pour elle. 714. Ibid.,vers 2. 715. 716. L Alouette et ses petits avec le maître d un champ, (IV,22),vers 1. Comparaison d'Alexandre, de César et de Monsieur le Prince, p.690. La Fontaine racontai t déjà cette anecdote, en rapprochant 8 a Alexandre et Richelieu, dans la Relation d'un voyage de Paris en L i mous i n, O.D., p.550 : "I l ava i t de ces vanités que beaucoup de gens blâmeront, et qui sont pourtant communes à tous les héros : témoin celle-là d'Alexandre le Grand, qui faisai t laisser où il passai t des mors et des br i des plus grandes qu 'à l•ordinai re, afin que la postéri té crût que lui et ses gens étaient d'autres hommes, puisqu'ils se servaient de si grands chevaux". 717. il 11 "se fi t tai11er en colosse, et se crut bien grand quand il eut fai t fai re de lui une statue de cent pieds de haut". Ibid., p.290. sera Phénix, qui n ' est pourtant pas célèbre pour son "ramage". Le Phénix est oiseau d!immortalité, oiseau qui renaît toujours de ses cendres, comme le soleil, peut-être comme le Christ, un oiseau dont on nous vante les couleurs rutilantes, une sorte d'anti corbeau noir718. C' est ici que le flatteur "sait bien son métier719" : avant de dire au Corbeau qu ' il est le "Phénix", il vante son "ramage", et son "plumage". Trois - 212' - affirmations se suivent : vous avez un beau plumage, je suppose que votre ramage est aussi beau, vous êtes donc, par votre plumage et par votre ramage, A) Le plumage le Phénix. plumage du Progression : existe Corbeau. et Ce il est propos possible du Renard d'aimer est le assez vraisemblable. B) Le ramage du Corbeau est df existence douteuse : nul, en Europe, n ' a jamais entendu un corbeau chanter merveilleusement. Ce propos du Renard est peu vraisemblable. C) Le Corbeau n ' est pas et ne peut pas être le Phénix qui, lui-même, est oiseau mythique. Ce propos du Renard est absolument invraisemblable. Ces trois éléments sont nécessaires. Le Corbeau est sensible au compliment sur ce qu' il a, mais il rêve d'avoir de ce qu ' il n 5 a pas, et surtout d1 être ce qu5 il nf est absolument pas. Content de son plumage, il veut croire qu ' il a un beau ramage, et plus encore qu'il est oiseau immortel. Le Renard est bien habile : il donne au Corbeau une raison impérieuse de chanter 718. Voir 719. Le Loup et le Chien maigre, (IX,10),vers 32. Jean Chevalier et Alain Gheerbrant : Dictionnaire - 305 des symboles, : Laffont, sa belle voix collection "Bouquins", 1982. - manifestera sa nature Phénix, comme les grandes mangeoires laissées par Alexandre manifestent la nature divine de ce dernier. Si le Renard avait seulement vanté le chant, s1 il n1avait pas parlé Phénix, le Corbeau aurait pu douter de la qualité de son chant, et il n' aurait peut-être pas chanté. Mais puisqu'on lui dit qu'il est Phénix, et qu' il ne veut rien tant que l'être, il perd toute inquiétude sur son chant, "montre sa belle voix" non pour prouver sa qualité de chanteur, mais, par elle, sa nature Phénix. Ouvrant "un large bec" il se fait aussi grand qu'il peut, se prépare à jeter au monde des signes de sa grandeur. Il oublie le fromage, le réel, se croit déjà immortel... Pas de bon flatteur qui ne soit savant» Maître Renard sait 1'origine de 1'ambition : le désir de ne pas mourir, le désir d'être Phénix, désir présent en tout vivant. Il sait qvfe que le Corbeau, ou quiconque 1 ' écouterait720 , ne connaît pas de j oie pleine sans se croire immortel. La certitude de mourir trouble " e plaisir, rend inquiet721. L ' ambitieux n'échappe à cette inquiétude qu'en passant par autrui, qu'en lui prouvant qu'il est plus que ce qu ' il est par des signes tangibles de sa grandeur, grandes mangeoires ou musique... Pour se convaincre qu ' il ne mourra pas, il doit d ' abord en convaincre autrui, et pour cela paraître grand. Démonstration jamais achevée : il faut touj ours recommencer, ou, 720. comme Alexandre, disparaître pour laisser le mythe Sauf peut-être le sage que la mort ne surprend point, et qui accepte de mourir» Voir La Mort et le Mourant, (VIII,1). 721. La possession d1 un fromage même ne lui procure aucune joie. Notons qu'il ne le mange pas, pas plus que le Héron ne mange les poissons. L'ambitieux doit s1 engager fonctionner de lui-même. dans une logique infinie : il doit paraître toujours plus grand qu3 il tant n' a pas 15 inaccessible atteint absolu, 11 état de Phénix,. de Dieu, ces soucis. coup le Phénix. Le Corbeau n'a pas bec tenant son fromage722, Sans projet, pratiquement le temps ou de Boeuf... il ignore il s1 imagine pouvoir être dfun seul : "Vous êtes"... "A ces mots", il chante... Brève histoire! plus, Le Renard n' en demande pas et 1'illusion tombe avec le fromage. s1 il lui gérer son image, il garder son public, Phénix, touj ours Phénix, sous Mais si le Corbeau devait fallait persévérer dans lui peine 1'être faudrait prouver qu'il de ne plus 1 1 être. est Comment le ferait- il ? sans ouvrir un bec touj ours large 723 plus Dès qu ' on entre pratique dans d'être la durée, absolument et qu'on mesure Phénix, le 1'impossibilité désir obsédant de 15 êcre "contraint"(Voir Alexandre) à 1'expansion continue. 15 expansion Que cesse, et la j oie disparaît. Il faut large bec. Voici donc ouvrir davantage, davantage encore, le Grenouille qui se veut faire aussi grosse que le Boeuf La : Elle qui n'était pas grosse en tout comme un oeuf, Envieuse s' étend, et s1enfle, et se travaille tour égaler 1'animal en grosseur. La 3 qu'elle fable est 2 montre 11 origine de logiquement 1'ambition, "insatiable". la S'étendre fable ne 722. Voir La Cigale et ta Fourmi qui fini t par "maintenant" dont nous avons donné plus haut une analyse. Le premier verbe de Le Corbeau et le Renard est "tenait" 723. Les voyel les à la rime dans la Fable paraissent figurer l'ouverture, puis la fermeture : é( ouverture moyenne),a(ouverture maximale déjà suggérée), é, a, o, o (ouverture moyenne), a, a, a, a , a, a(ouverture maximale), eu, eu( fermeture du "eu" central ), ou, ou (poursui te de la fermeture), u, u( le u est la voye1 1 e d'avant la plus fermée). 1 1 suffit de dire les unes après les autres toutes les voyelles finales pour voi r sa bouche dessiner le mouvement du bec du Corbeau, et le passage de l'état neutre, à l a joie, puis à la déception. - 214 - suffit pas. cesse S'enfler pas davantage. La Grenouille ne de grossir, comme Alexandre expansion ne finissant qu'avec la de conquérir, mort, qu'ils leur voudraient, justement, éviter. déception Leur vie est. alternativement joie et : j oie des conquêtes nouvelles, déception de n'être pas du tour de encore taille élargi, absolument Dieu et ou Boeuf. Pour oublier la déception, s'étendre par encore. La retrouver la joie, pauvre leur faut angoissée sa volonté d'atteindre 1 'absolu, de Grenouille, il ses progrès, ne si elle se réjouit un instant reçoit de sa soeur que des réponses décevantes : Regardez bien, ma soeur; "^Sst-ce assez ? Dices-moi. N'y suis-je point encore ? Nenni.-M'y voici donc ? -Point du tout. -M 1 y voilà ? -Vous n'en approchez point. H Dialogujg_Qiag;ital : la Grenouille "se travaille" pour U que sa soeur la "persuade724" qu'elle est pareille au Boeuf. 1 ,| Sans cette soeur, son égale, qui n • est pas sa dominée, son eni -ure serait absurde. Comme les Athéniens -pour Alexandre qui les estime, cette soeur est public725 . Le Renard, quant à lui, se propose comme public du Corbeau. La présence d'un public est nécessaire à l'ambitieux : sans cette conscience qui regarde continûment son expansion 726, en témoigne, et 1'interprète 724. comme un signe d'immortalité, Voir Alexandre qui ne peut se persuader à lui-même qu'il est fils de Jupiter88. Comparaison d'Alexandre, de César et de Monsieur le Prince, O.D., p 690. 725. 726. "0 Athéniens, pourriez-vous bien croire combien de travaux j'endure pour être loué de vous".Ibid. #- p. 684. Notons la 3 présence dans cette formule d'Alexandre, comme dans la fable de la Grenouille, du travail : l ambitieux est prêt à toutes les peines, à toutes les douleurs pour être reconnu. Psyché se lasse ainsi du spectacle de ses nouvelles richesses : "L'émail des parterres, celui des prés, et celui des pierreries, 1 commençaient à lui être égaux; leur différence ne dépendait plus que des yeux d autrui". Les Amours de Psyché.et de Cupidon, p.160. cette expansion serait vaine727. Distinguons, comme La Fontaine dans les premières fables, position du public et position du domine : tout dominé est public du dominant, mais tout public n'est pas dominé. Dans La Cigale et la Fourmi, la Cigale est simultanément dominé et public de la Fourmi728. Dominé, elle souffre de son rire; public, elle en témoigne. Le Corbeau, en fin de fable, . est également public et dominé du Renard; la distinction se précise avec les fables trois et quatre : la soeur et le second Mulet ne sont que public. La Grenouille qui enfle ne domine pas sa soeur qui la regarde729, le Mulet qui fait "sonner sa sonnette" ne domine pas le Mulet qui chemine avec lui. "L'ennemi se présentant" détruit ses illusions730, 11 "se sent percer de coups731". 11 est "malade", constate son "regardant"... L ' ambitieux - et , bien sûr le dominant ambitieux -veut du public pour jouir. Le public est son soutien, mais chercher ce soutien peut devenir dangereux. Rien ne le montre comme une histoire de Tortue. Pour voyager, "l'animal lent" se fait porter par deux Canards qui tiennent un bâton qu'elle serre, quant à elle, dans sa 727. C'est ainsi que dans Les Deux Coqs, ( V11,12 ), le Coq vainqueur monte sur les toits pour "chanter sa victoire". Dans A femme avare galant escroc, quand il a vaincu la femme de Gasparin, "Gulphar alla tout droit/Conter ce cas, le corner par la vil le,/le publier, le prêcher sur les toits(vers 67-70). 728. Roland Barthes distingue clairement trois rapports au "pouvoir" : "Quelle relation puis-je avoir avec un pouvoir, si j e t n'en suis m" l'esclave, ni le complice, ni le témoin" ? fragments d'un discours amoureux, Seuît, 1977, p.106. 729. La fontaine appelle volontiers le public "les regardants". L'un et l'autre Soleil, unique en son espèce,/Etale aux regardants sa pompe et sa richesse".Les Amours de Psyché et de Cupidon, p.185. " Elle tombe, elle crève aux pieds des reg ardants". 730. La Tortue et les Deux Canards(X,2), vers 31. Voi r aussi L'Ane portant des Reliques(V, 14). Cette fable du livre V ne répète pas simplement cel le du livre I : el le montre d'autres objets fondamentaux qui peuvent servi r de signe de pouvoi rs (les reliques, le savoi r). A i ns i se consti tue une t r i ade (argent/sacré/savoi r) essentiel le pour la problématique du pouvoi r. 731. Les Deux Mulets, (1,4),vers 12. "gueule". Voilà son seul soutien réel pour s 1élever dessus le monde, ._La Tortue enlevée on s 1 étonne partout De voir aller en cette guise L1 animal lent et sa maison, Justement au milieu de 1' un et l'autre Oison. Miracle, criait-on» Venez voir dans les nues Passer la Reine des Tortues. La Reine : vraiment oui; je la suis en effet; Ne vous en moquez point. Elle eût beaucoup mieux fait De passer son chemin sans dire aucune chose; Car lâchant le bâton en desserant les dents, Elle tombe, elle crève au pieds des regardants 732 . A la Tortue, Les "regardants" n' accordent que des acclamations moqueuses, mais ces acclamations, qu'elle n'attendait pas, que les Canards ne lui avaient pas promises733, la mettent en appétit. Elles excitent son désir d'authentiques louanges. Elles lui révèlent et lui refusent simultanément ce qu ' elle veut être : "La Reine : vraiment oui ; j e la suis en effet. Ne vous en moquez point " . Prétendant interdire les rires qui la font Reine, rendent éclatant son être Reine, et 1'annulent, la Tortue dit quatre fois la même chose et insiste touj 732. La Tortue et les Deux Canards, (X,2)vers 21 -31. On reconnaît dans le vers 31, le vocabulai re ("crêver", "regarder") de La Grenouille qui se veut fai re aussi grosse que le Boeuf. On y reconnaît aussi "tomber" de Le Corbeau et le Renard : la Tortue, pour quelques mots de trop, laisse comme le Corbeau tomber quelque chose, mais cette chose, c'est elle. 733. Les Canards, comme la Grenouille au Rat((IV,11),vers 11 -19) lui ont promis de voir, pas d'être vue : "Vous verrez mainte républi que,/Ma i nt royaume, maint peuple". Mais on comprend vite, comme dans Les Deux PigeonsÇvers 26-29) que "le dés i r de voi r" masque un dés i r d'être vu voir. 734. Parodie du cogi to cartésien : vous di tes donc je suis... ours plus sur 1'être : La Reine (1) , vraiment oui (2 ) ; j e la suis (3 ) effet (4) 734 " . Hélas pour elle, plus elle affirme son être, plus elle prépare sa chute et suscite le rire des lecteurs, ou de La Fontaine, autres "regardants" très cruels. Ses paroles, en tout cas, nous font mieux approcher les raisons de 1'ambitieux. Notons au préalable que la Tortue ne paraît pas se soucier d 1 immortalité, contrairement à Alexandre « Tout son propos, c1 est de s 1 affirmer Reine et d 1 insister tant et plus sur la réalité de son être Reine. Cependant, veut-elle être Reine, ou éprouver qu'elle est ? Le souci de la Tortue est-il d'accéder au pouvoir ou, plus fondamentalement, de sortir de "son trou", de quitter 1 1 indistincte obscurité où 11 on ne sait ni qui l'on est ni que 1 ' on est735 ? Il nous semble que le travail de La Fontaine dans le vers 27, en appuyant sur les adverbes et le verbe qui dit l'être, vise à manifester ce que cache l'ambitieux désir d'être la Reine : l'angoisse ne pas éprouver que 1 ' on est736 . Ce que la Tortue craint, ce n ' est pas la mort, mais d ' être déjà morte. "Lasse de son trou", elle veut "voir le pays737" : elle s ' accroche à la "machine" des Canards pour éprouver qu3 elle est en étant ailleurs. De même, elle s ' accroche au mot Reine pour accéder à 1 ' êcre Reine, et, par là, s'éprouver être en manifestant qu'elle est. Son élévation par les Canards montre pourtant sa fragilité. Elle n ' est que suspendue au dessus du vide, fragile, promise à la crevaison au moindre mot qui dira 1f être. Dès qu'elle dit qu'elle est, elle n'est plus. Retour au trou ! Leçon : le désir d'immortalité est, pour l'ambitieux, 735. 736. Deux fables plus loin, au contrai re, l'Enfouisseur "aima mieux la terre". L'Enfouisseur et son Compère, (X,4),vers 20. 83 C'est sûrement ce qu'il faut li re dans l'ennui, ou 1'humeur inquiète"(vers 20) d'un des deux Pigeons 737. La Tortue et les Deux Canards, (X,2),vers 1. Rien de plus commun que l'association trou/mort. une forme du désir d'éprouver qu'il est738". -En lançant aux "regardants" son "je la suis" presque obsessionnel, la Tortue veut chasser l'angoisse de n'éprouver nullement l'être, d'être sans désir d'être739. Revenons au Phénix. Quand le Renard appelle Phénix le Corbeau, ce n'est pas simple promesse : il le ressuscite, il le rend Phénix. Maître Corbeau, sur un arbre perché, Tenait en son bec un fromage « Que fait le Corbeau sur - son arbre ? Il ne ' mange pas, ne chante pas, ne prend pas, ne joue pas, ne jouit pas. Il n'est même pas "en sentinelle" comme certain "Coq" "adroit et matois 740 " . Rien n ' indique qu ' il ait vu venir de loin le Renard. Pour lui, la parole du Renard sort du néant741. Le Corbeau ne s ' inquiète de rien, vit sans désir 742 , et même sans ennui. Le Fromage ne le tente pas, ne 1 ' écoeure pas. Son seul acte - mais est- ce un acte - consiste à "tenir" . Supporté par 1'arbre, il est le support du fromage, mais depuis quand ? Jusqu'à quand ? :L'imparfait efface les { limites, il marque ici 1'indéfinie répétition du même. Ce Corbeau est - il un sage épicurien ? Sûrement pas : perché et tenant, d ' être 738. Rien à sage, voi r avec il s ' est sans désir, la volonté épicurienne retiré sans de "joui Amours de Psyché et de CupidonÇp. 203), n'est 11 cherche à joui r de ce qu ' i l est. Par ai l leurs, r flux 743 . du j oie, de soi". sans L'épicurien , Loin mouvement, comme pas inquiet quant à son être. 11 l'ambitieux joui t par autrui et en niant le vieillard sai t qu'il des est. . autrui. Le vieillard de Psyché et tous les sages ne s'attendent qu'à eux-mêmes pour joui r. 739. 740. Ici, appét i t d'être la Reine et de donner des ordres. Le Coq et le Renard, (11,15), vers1-2. 741. Pour tour, La Fontaine, anime le dés c'est i généralement, r. Le Cas de le dés i r conscience en qui fait relatant 742. montre bien cela. Voir Le Héron et La Fille, (VII, 4). 743. Contrai rement à l'Agneau, il ne se "désaltère" pas dans le courant. que l'on comment voit, Anne ma voi t i un s la vision, homme se à baigner son nu 312 ï il est, en somme, f?^ comme mort744, Corbeau noir. Voici le Rouge Renard : Vous êtes le Phénix des hôtes de ces bois. A ces mots le Corbeau ne se sent pas de joie. La sensation de joie est si forte que le Corbeau est au-delà de la sensation. Il est tout entier joie, jouissance. Lui qui "tenait" seulement, il se laisse voluptueusement déborder par la pression interne « Pour que passe le flux, il ouvre un large bec..* Comme .le Phénix, ce quasi mort ressuscite. L 1 ambitieux est ce Phénix qui meurt s1 il perd les voix qui désignent. qu5 on le Qu3 on souffre par lui le vénère ou qu1 on le le ou qu!on l 1 admire, craigne, à condition qu 1 on lui manifeste, Il vit. SI d'aventure on lui refuse ces signes positifs, il se démène éperdument pour ne pas se dissoudre745 . La Grenouille enfle et enfle toujours. La Tortue qui entend le rire parmi les louanges ordonne qu'on ne se moque pas. Le Berger, lui même, quand l'Ermite le critique,, refuse d'entendre, rit, et garde sa position de pouvoir. S'il obtient satisfaction, cependant, si on le reconnaît, l'ambitieux se lasse vite des discours qu'on lui tient. ou les plaintes Dès que les louanges sont acquises, il retombe en cendres. Comme le Phénix, ou comme le Soleil, il n f existe plus, mais il n'en reste pas là. Il cherche à renaître encore. Puisque la Perse l f ennuie, il va troubler 744. Est-ce vivre à votre avis, Que de fuir toutes compagnies, Plaisants repas, menus devis, Bon vin, chansonnettes jolies. En un mot, n'avoir goût à rien ? A ,M. de Vendôme, O.D., p.715. 745. La dissolution dans l ranoji¥jî.§t est une des premières formes de cette d^sqluj;jj^ enthousjjsme^la Tortue, comme le Corbeau, c'est qu'on leur donne un nom ; la Reine des tortues,^; ? v w: ou ïl_.Phénjxj Grâce à ces noms, ils sont. L'ambîtieux_sem.bat_£our ........... unjQPJP- i-a f6ntaTne 7' l36h flatteur, sai t..dans ses propres louanges fort Bien distribuer" les noms. ............. * i ï .. les Indes. 11 "va en conquête746"... 11 lui faut des contrées toujours plus lointaines, une enflure toujours plus considérable- Qu'à terme, cette logique lui soit mortelle, il le néglige. Peu "sage", aveuglé, passant continûment des "joies" aux déceptions, il "se travaille" pour entendre les cris du public, et y trouver moyen d'oublier qu'il ne sera et d'éprouver qu'il est747. plus, L'ambitieux, même s 1 il est "à la tête légère748", même s'il vole, tenu par autrui, au dessus du vide, ne veut pas être "chose légère 749", mais peser, se charger de "marques d'honneur 750", "entasser conquête -sur conquête751", se distinguer752, sentir par là qu'il est et savoir ce qu'il est. être75i, L ' ambitieux refuse la légèreté de son une légèreté que La Fontaine aime et rappelle toujours davantage en modulant ainsi un thème qui l'oppose à Descartes. Chacun sait qu'après le temps du doute, le Discours de la Méthode se retourne sur le cogito. Descartes tient soudain chose 746. 747. de si solide "que toutes les quelque plus extravagantes La Mouche et la Fourmi, (IV,3) vers 18. 8 "Est-ce l intérêt de la France qui vous fait aller braver les hasards, ou si c'est celui de votre gloire ? Je ne démêle pas bien la chose. Peut-être même y va-t-il de votre plaisir : ce que je n'ose presque penser : nec tibi tam dira cupido. Cependant ! vous autres héros seriez bien fâchés qu"on vous laissât vivre tranquillement. Comme si la vi e n étai t rien, et que sans elle la gloire fût quelque chose! Vous croyez être demeurés au coin du feu, à moins que vous ne vous alliez brûler sur le mont Oeta, de même que fit Hercule". A son Altesse Sérénissime Monseigneur le Prince de Conti, 748. La Tortue et les Deux Canards, (X, 2), vers 1. 749. Discours à Mme de La Sablière, O.D., p.645. 750. 751. Le Combat des Rats et des Belettes, (IV,6),vers 39. Galerie historique des conquêtes de Louis XIV, Prise de Dole, O.D., p.738. 752. Quel Prince! Nous savons qu'il s'est trouvé partout, Que dédaignant le O.D., p.714. brui t d'une valeur commune, 1 753. 11 s est distingué jusqu'au bout. A M. le chevalier de Sillery, O.D., p.717. Milan Kundera la déclarerai t volontiers "insoutenable" suppositions des sceptiques n 1 étaient pas capables de 11 ébranler". Cet inébxanlable— certitude d5 être : "je pense, donc je suis". "Je connus de là que j1 étais une substance dont toute 11 essence ou la nature - 219 - n'est que de penser, et qui, pour être, n ' a besoin d'aucun lieu, ni ne dépend d ' aucune chose matérielle754". La Fontaine, au contraire, ne cesse d'insister sur les circonstances» Chez lui, comme chez Montaigne, il ne s 1 agit pas de savoir sx n je suis", mais comment "]e suis" fqeuçtre intermittent et variable* Dès lors, la question de 15 être, et l'être même, semblent se dissoudre, ou proliférer. La Fontaine, dit souvent sa légèreté, ses incertitudes, son manque de maîtrise. Il se désigne comme "chose légère", "papillon", "abeilles755 " , se prétend d' "humeur volage7:)6", garantit même qu'il "est l'être le plus volage/ Dont Dieu se soit avisé757". Il évoque, par ailleurs, son âme inquiète, sa difficulté à séparer le songe du réel, le glissement des sentiments758 . En quelques lieux précieux de son oeuvre, il s 1 interroge7D9; comme si le j e était et n ' était pas touj ours le même, comme s'il s'éloignait constamment de ce "je" fixe, central, ce "logis760", ce "je" que n ' interroge pas Descartes, et qui ne serait qu ' un utopie, un "Monomotapa761 " , un peut-être on rêve, et que lieu immobile dont 1 ' on peut heureusement chercher â 754. Descartes : Discours de la Méthode, quatrième partie. 755. Discours à Mme de La Sablière,O.D., p.645. 756. Que deviendrais-je avec mon humeur volage, et qui ne saurait souffri r nul attachement" ? Pour Mesdames d Hervart, de Virvi1 le et de Gouvernet, O.D., p.725. 757. ibid., p.725. 758. "Le chemin du coeur est glissant", A M. de Saint-Evremond, p.677 759. " A i-j e passé le temps d'aimer" ?Les Deux Pigeons,(IX,2), vers 83.Ils s'aiment jusqu'au bout, malgré l'effort des ans./Ah? si"... Philémon et Baucis, (XI1,25), vers 161 -162. 760. Ibid., vers 2. 761. Les Deux Amis, 3 ( V I Ï 1 , 1 1 ) , vers 1. "connaître" et à. faire naître "près d ' une source pure762 " . Jean-Pierre Collinet, aux premières lignes de sa préface, lit subtilement un vers célèbre : "Papillon du Parnasse et semblable aux abeilles". Il souligne "15 incohérence des deux métaphores, et observe "qu'un papillon diffère d'une abeille763". Pourquoi négliger le pluriel, pourtant ? Une abeille diffère des abeilles, le papillon s'oppose aux abeilles comme le simple au multiple. Lé moi^lafontainien, que le second hémistiche définit par le miel qu'il crée, se pulvérise. Quand on croit saisir son unité dans l'acte, il se décompose, devient insaisissable pluralité, "poussière diaprée" si l'on veut, poussière en tout cas, ou cendre, cendre peut-être de Phénix... Une autre incertitude apparaît dans 1'univers des Fables. Quoique "besaciers764", et défendant férocement leur vie, les personnages sont souvent fascinés par 1'être autre. Même si "Les âmes des Souris et les âmes des belles/Sont très différentes entre elles /6b", beaucoup aspirent à un nouveau rôle, à de nouvelles identités, comme s ' il y avait touj ours de 1'autre en soi. Parfois une "liqueur traîtresse 766" révèle cet autre latent, montrant le lion, l'ours, enfoui dans 1 ' homme. .Ce le loup, songe, anime aussi 762. Le Juge arbitre, l1Hospitalier et le Solitaire, (XII, 29), vers 34. 763. Jean-Pierre Col 1inet, préface de l'édition des Oeuvres Complètes, P1éiade, Gai 1imard, 1991, p.X. "La Fontaine ne choisit pas : i 1 se veut abei 11 e ou papi lion, alternativement ou simultanément - Cigale et Fourmi. Les incompatibili tés avec lui, s'évanouissent comme par enchantement, les contrai res se concilient, les antagonismes se résolvent. On croit le teni r; i1 échappe. I1 ne laisse entre les doigts qu'une poussière diaprée". 764. Voir La Besace, (1,7) 765. La Souris métamorphosée en Fille, (IX,7),vers 75-76. 766. Les Compagnons d'Ulysse, (XI1,1 ), vers 42. V i ................ J la faune tente des Plus d'un la ..métamorphose et désirées 767, identités l'Ane 768 comme (V, 21) ou le Renard, La Fontaine s'interroge : "D'où vient que personne en la vie N'est satisfait de son état ? Tel voudrait bien être soldat A qui le soldat porte envie. Certain Renard voulue, dit-on, Se faire Loup. Hé qui peut dire Que pour le métier de Mouton Jamais aucun Loup ne soupire769" ? S'il conclut en disant que "prétendre ainsi changer est une illusion770", la fable laisse posée la question de l'origine, La Fontaine lui-même, ne niant pas qu'il éprouve ce désir. En vérité, il y plaisir à se sentir autre, à être et à ne pas être autre, comme dans le songe ou le somme, ces états où l'être se défait en l'on est à peine, où multiples /1\\ images. Parmi les fontaines- objet élu des rêveries lafontainiennes - le bassin de Latone associe merveilleusement métamorphose et pulvérisation : s'y mêlent, sans se confondre, des créatures qui deviennent autres ("son épouse le plaint d'une voix de grenouille"...) et une nue formée "d'atomes de cristal 771". La Fontaine ne souffre pas d'une maladie de l'identité. S'il éprouve la nostalgie du "logis", aspiration )peyb3ft-fêtre 767. 768. 769. 770. 771. 772. à plus du moi unitaire, de constance, plaisir772, pli s 1 il avoue cette fécond, son nostalgie du moi. Voir La Laitière et le Pot au lait, (VIï, 9). LaAne vétu de la peau du Lion Le Loup et le Renard, (XII,9), vers 1-8. Ibid., vers 62. Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 185-186. S{ I l n' est rien qui ne me soi t souverain bien,/Jusqu' au d'un coeur mélancolique".%ffs Amours de Psyché et de Cupidon, p.258. sombre La - 221 - plaisi r Fontaine s1 abandonne voluptueusement à 11 inconstance773 . Il se plaît à cette pulvérisation de son être dans le temps, et, bien qu1 il s'accuse de faiblesse devant l'Académie, ce plaisir même i e cons t itue. Pour lui, les êtres sont des composés774 faits de grains divers775 . Leur âme même est formée d'une 11 quintessence d'atome776", et l'ensemble coule dans le temps. Rien n'existerait, si le plaisir cet "aimant universel777" n'attirait les unes vers les autres ces minuscules parties. Le plaisir, c'est ce qui fait que les choses sont ensemble. S'il est "pur", s'il n'entraîne ni mort, ni trouble, il ne fige rien, mais, tout en unifiant, il suscite dans le grand flux du monde mouvements particuliers, plis et détours féconds 778. Pour La Fontaine, il serait vain de vouloir "regarder le soleil fixement 779", et de souffrir d'échouer. Ne vaut™il pas mieux considérer "tant de sortes de muances780" qui le constituent dans sa mouvante diversité781, et plaisent à qui les voit ? Le soleil : ce 773. "L'inconstance d'une âme en ses plaisirs légères". Discours à Mme de la Sablière,Q.D., p. 645. L'inconstance parait indiquer 774. ici une forme d'inconsistance de l'âme, mais cette inconsistance n'est pas stérile. La Besace, (1,7), vers 3 : "Si dans son composé quelqu'un trouve à redire"... Pour Mesdames d'Hervart, de Virville et de Gouvernet, O.D., p.725 : "Je pourrais bien quelque jour/Laisser mon coeur en otage./ Le reste du composé/Est l'être le plus volage/Dont Dieu se soi t avisé". 775. La nature A mis dans chaque créature Quelque grain d'une masse où puisent les esprits... Discours à M. le duc de La Rochefoucauld, (X,14), vers 5-7. 776. Discours à Mme de La Sablière, (IX), vers 209 777. Les Amours de Psyché et de Cupidon, p.257. 778. La Fontaine oppose aux ruisseaux pleins de plis qu'il a i me, la Loi re qu'il admi re, mais qui ôte presque tout dés i r d'autre chose(L'ayant vue...,il ne me resta ni curiosité ni dési r") : Mais le plus bel objet, c'est la Loire sans doute : On la voi t rarement s'écarter de sa route; El le a peu de replis dans son cours mesuré; Ce n'est pas un ruisseai/cjùi serpente en un pré. Avec son "cours impériei^fp. 545), ce fleuve qui "répand son cristal/Avec magnificence" est bien fleuve de princes. Relation 779. d'un voyage de Paris en L i mous i n, O.P., p.546. "Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement". La Rochefoucauld, Maximes, 26. 780. Les Amours de Psyché et de Cupidon,O.D., p.259. 781. Mot merveilleux où s'associent indécidablement mu et nuance, le mouvement et la diversité, l 'être et le passage. sont ses "muances", L5 être, ce sont ses multiples images dans le "liquide cristal782" d'une onde. Se connaître, c'est regarder voluptueusement ses "muances" et se créer par ce regard. Aussi, n'y a- t- il pas chez l'épicurien La Fontaine une angoisse devant la fragilité, les détours783, les variations de son être, tout ce qui pourrait susciter chez d'autres une maladie de l'identité. La Fontaine se désaltère et ne se désaltère pas dans le même lui-même. Il se soucie seulement de ne point troubler, ou de ne point cristalliser : s'il se plaît au "longs replis du cristal vagabond 784", si les ruisseaux abondent dans son oeuvre, ce n'est pas simplement qu'ils prennent source dans L'Astrée. Par leur flux continu et leurs plis, ' par leur perte et leur renaissance permanentes 785, par les images variables qu'ils entraînent, ils figurent 1'être et la jouissance d1 être. A 11 inverse de notre fabuliste, l'ambitieux ne se plaît pas à ses incertitudes. Loin de vouloir s'identifier aux "caprices infinis du hasards et des eaux786", il veut cristalliser, avoir des contours nets, voyants, être dense, savoir et faire savoir ce qu'il est. Il ne s'installe pas dans "le courant d'une onde pure" pour s'y désaluerer et s'y connaître. jusqu'à ce qu'on le Il intervient, reconnaisse. Il il fait du bruit utilise ainsi les 782. Ibid., p.133. 783. Ces détours peuvent se voir. Quand Hippocrate visite Démocrite, il le trouve ainsi ; Sous un ombrage épais, assis près d'un ruisseau, Les labyrinthes d'un cerveau L'occupa i ent. Le long des plis d'un clair ruisseau, l'anatomie révèle les "labyrinthes" des circonvolutions, qui peuvent figurer ceux de l'esprit, et qui se retrouvent dans les labyrinthes des livres (les fables ?) ; "il avait à-ses pieds maint volume". Démocrite et les Abdéritains, (VI11,26), vers 33-35. 784. Adonis, O.P., p.8. 785. Le Phénix, au contrai re, comme le passage du jour à la nuit, est marqué par la discont inui té. L'oiseau est cendre, puis superbe créature. 786. Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p.131. "regardants" qui I ' acclament nom, ou...... qui le redoutent, lui donnent un le traitant de "sire", de "Reine des Tortues", ou de "Louis le Grand787" « Son plaisir -survient lorsqu'il- acquiert la certitude d5 être et d1 être immortel, lorsqu'il se sent corps continu, sans faille, inaltérable, tout le contraire des "vapeurs 788", des ruisseaux pleins de plis auxquels se plaît La Fontaine» Alors seulement, Il "ne se sent plus de joie". II est tout entier joie. Il se perche comme le Coq 789, comme le Phénix dessus dure lumineux, le monde, pas, cendre. nous Une il flux ne se d'une soleil l'avons "profonde l'ennui ou la et rouge, du vu. flambant, ciel Le onde. II conquêtes nouvelles ou pas le brusquement le plaisir de sa propre recommencer, susciter par distingué Versailles» recouvre par faut de Phénix nuit790" chute survienne, renouvelle ou clairement Cela ne redevient soleil. Que dominer finit, origine comme entreprendre de cruels jeux des le des cris inédits chez les dominés déjà conquis. La déception remplace la joie, la Soleil suit joie la cendres, pas de "muances", déception. Les déception ruptures sont cruelle de continuité diverse, suit joie radicales. totale : de flux... Le plaisir de dominer est paroxystique. 1 Il atteint des fulgurances, puis se défait, comme le Phénix. Quand elle dit "dansez maintenant" , 787. la Fourmi connaît un "plaisir Quand Louis le Grand serait né en un siècle rude et grossier, il ne laisserai t pas d'être vrai qu'il aurai t rédui t l'hérés ie aux demi ers abois; accru l'héritage de ses pères; replanté les bornes de notre anci enne domination"... Remerciement du Si eur de La Fontaine à l'Académie française,O.P., p.643. 788. "On voi t presque en vapeur se résoudre ce,te/eau". Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 186. 789. Les Deux Coqs, (VII,12). 790. Adonis, O.D., p. 19. extrême " . Le temps de ces mots, et par ces mets, cet "animal petit 792", cet être presque minimun, éprouve maximalement son être, oublie sa mort, vainc la mort, donne la mort. Si elle ne se connaît pas dans une "source pure793", la Fourmi se voit dans le silence de la Cigale, dans 11 impuissance de la chanteuse à dire un mot, à seulement crier. Elle est alors sûre d5 être, et sûre de ce qu3 elle est. Son obscure personne s'est transmuée en éclatant plaisir. La Fourmi "ne se sent pas de joie" quand la fable finit. Et après ? Le silence de la Cigale. . . Rien d 1 autre, sinon le silence de la Fourmi... Deux silences adverses et symétriques, peut-être également angoissés, 15 un par la perte de la vie, 13 autre par la perte de cette j oie de dominer : la première ne chantera plus, la seconde ne dira plus "dansez"... . En ces silences, le "maintenant" résonne diversement : "Que la vie maintenant se maintienne", peut entendre la chanteuse. La Fourmi entend autre chose : Que la Cigale maintienne la danse, sa perpétuelle nouveauté, qu'elle maintienne 1'équilibre du mouvement, et, par là, le j oie de dominer ! Que sa danse me fasse dense ! Surtout que rien ne tombe ! Que la danse tienne ! Que les choses tiennent ! Que 1'histoire s 1immobilise, ou plutôt tourne sur elle-même, toupie !" Est-ce possible ? N 8 est-ce pas "voeu impuissant794" ? Le 791. Le Pouvoir des fables, (VI11,4), vers 68. 792. La Colombe et la Fourmi, (11,12), vers 19. 793. Le Juge arbi tre, l Hospi talier et le Soli tai re, (XII, 29), vers 34. 3 "plaisir cruel11 de la Fourmi, ce plaisir qui nie l'affirmation d!autrui, si elle le tenait longtemps, ne 1 1 ennuirait- il pas comme un fromage795 ? Malgré des jeux multiples, malgré la danse, ce plaisir reste pareil à lui-même, et se perd dans la durée. Solitaire, il ne peut, par nature, devenir "toujours divers, toujours nouveau 796". Pour en retrouver les fulgurances, il faut accroître, tant qu'on peut, sa cruauté, ou conquérir, "n'en fût™il point au monde797", de nouveaux dominés, nouvelles Cigales,, nouveaux Corbeaux, Agneaux, Poissons, "femmes en foule798" tout l'univers. Souvenons-nous de la fête de Vaux : Tout combattit à Vaux pour le plaisir du.roi eaux, les lustres, plutôt que de entier, soi, les étoiles799 . Jouir de ou, : La musique, l'univers les entier plus exactement jouir de l'univers pour être sûr de soi, se sentir vivre et, d'être, voilà le projet du - 224 - par là, jouir ■ dominant qui suit la logique de La Fourmi, une logique en I I vertigineux suspens dans la première fable. "Tout cela, c'est la mer à boire800"! De quelque façon qu'il "se travaille", ce dominant n'obtient, selon La Fontaine, que "des biens peu certains, un Discours à Mme de La Sablière, O.P., p. 646. 795. Même" Le Maître des Dieux assez souvent s 8ennuie,/Lui qui gouverne l'univers", L'Aigle et la Pie, (XII,11), vers 8-9. 796. Les Deux Pigeons,(IX,2), vers 68. 797. Clymène, Contes .et nouvel les,1 1 1 , vers 35. 798. Les Deux Coqs, (VII,12), vers 28. 799. A M. de Maucroix, O.P., p.524. 800. Les Deux Chiens et l'Ane mort, (VIII,25), vers 38. 801. Philémon et Baucis,(XII,25),vers 3. 794. plaisir peu tranquille801". Trois figures se répondent dans son oeuvre : l'avare, le dominant( de .a logique de la Fourmi) , "J le sage. Le plaisir du premier implique le refus des circulations, des flux. L'avare rompt avec le monde, ne consomme pas, stocke, cherche le compte juste : il refuse le temps* Sa couleur, c'est le noir. "Il aime la terre802". Enfouisseur, il est comme mort. Le plaisir du second exige un partenaire et un public, toujours plus de public, une mise en circulation continue de lui-même. Même s'il se cache par besoin, Il tend à se montrer pour qu' on le distingue : le Loup sort du bois, où il retourne seulement quand les réponses de l'Agneau mettent en péril sa joie.. Le dominant cherche moins le compte juste que l'expansion. Il vit le temps, dans l'angoisse ou la joie, comme aspiration et ruptures. Il aime volontiers les couleurs de feu, mais paraît noir au dominé qu'il éblouit. Il s'identifie au soleil. le troisième .. "ne s'attend qu'à lui-seul803" , Pour jouir, mais il partage avec autrui savoirs et plaisirs, savoirs qui sont plaisirs, plaisirs qui supposent savoirs. Il ne prétend pas compter juste, mais s'occupe des "labyrinthes804", et ses plaisirs, jusqu1 à la mort acceptée sans "regret14 , n'en finissent pas d'être "toujours divers, toujours nouveaux". Le sage aime 11 eau qui le désaltère et serpente en ruisseaux. coule, il Dans sa retraite, où cette eau est aussi loin de l'avare sur son île que du dominant 802. L8Enfouisseur et son. Compère, < X ,4), vers 20. 803. L'Alouette et ses petits avec le maître d'un champ,(IV,22), vers 1. 804. Démocrite et les Abdéritains, (VIII,26), vers 34. 14La Mort et le Mourant, (VI11,1), vers 60. Le mourant qui ne veut pas mourir est travaillé par le désir d'expansion ; "Souffrez qu'à 8 mon logis j ajoute encoure une ai le".(vers 28.) - 323 - dans son ciel. Il ne cherche pas, comme le premier, le compte juste, et, dans les ruisseaux, il sait voir et aimer, contrairement au second, les "muances" du monde et de lui-même. P ou r s on..,,,^ 1 u si f ( g r i n c i p e ) , le domi nant m js e 1 on la Fourmi yjeut^... comme le soleil ou la mort, éblouir indifféremment l'univers806. il«2 Tout mettre en même catégorie. Grand destructeur de- clôtures, des dominés qui tourne pour lui Bien une qu'il totalité sans seul, désire le dominant tend à faire différences, un bloc massif ou un jeu d'analogues "diversifier 808 aussi toupies 807. et qu'il sache souvent de voir la diversiué, la logique Fourmi la domination le conduit à effacer les différences réelles, ou à les recomposer selon sa seule "fantaisie" . Rois et Dieux mettent, en même c a t é g o r i e . Même si tous quoi qu'on leur die, Tout les Rois et tous les Dieux ne pratiquent pas systématiquement la logique de la Fourmi810, Le Hibou, se défiant de l'Aigle, formule un principe de cette logique. L'idée est savamment 806. Ceci , dans la logique de La Fourmi. Charles II, au contrai re, cherche à participer aux observations de la lune. Un animal dans la lune, (VI1,17) 8 8 807. Quand i l croit que sa mère le prend pour un enfant, Amour s éc r i e : "Lui un enfant! on ne considérai t donc pas qu il terrassai 808. t les Hercules, et qu'il n avait j ama i s eu d autres toupies que leurs coeurs". Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 235. Demande de Xantus à Esope : "Je veux diversifier". La vie d'Esope le Phrygien, p.17. 809. L'Aigle et le Hibou, (V, 18), vers 10-11. 810. Voi r notre prochaine grande partie. 8 5 préparée quelques, fables plus tôt. De son domaine, le Lion vient de bannii^"""toute /" portant des cornes à son front" : _JJn Lièvre, apercevant 11 ombre de ses oreilles, Craignait que quelque Inquisiteur N'allât interpréter à cornes leur longueur, Ne les soutînt en tout à des cornes pareilles. Adieu voisin Grillon, dit-il, je pars d!ici. Mes oreilles enfin seraient cornes aussi; Et quand je les aurais plus courtes qu'une Autruche, Je craindrais même encor. Le Grillon repartit : , Cornes cela ? Vous me prenez pour cruche; \ Ce sont oreilles que Dieu fit. On les fera passer pour cornes, ' D i t l'Animai craintif, et cornes•de Licornes « J'aurai beau protester; mon dire et mes raisons Iront aux Petites-Maisons811. - 226 - bête "Quoi cornes.' qu'on die", oreilles seront Les distinctions posées par Dieu seront sans valeur aux yeux du dominant. Les paroles du Lièvre seront jugées discours sans rapport au réel, délires... "La raison du plus fort est toujours la meilleure" s'entend ici en un sens nouveau : la raison, n'est pas seulement argument, preuve, mot de tribunal, elle est aussi manière d'ordonner le monde, de le construire, d'y poser des différences, de constituer, en somme, un réel. La raison du plus fort n'est pas celle du plus faible. Le Lièvre voit des oreilles. Le Lion verra des cornes et jugera réelles les Licornes. Le Grillon, naïvement, croit que cornes sont cornes puisque Dieu les fit ainsi. Pour lui, oreilles et cornes, de par Dieu même, ne sont pas en même catégorie. Mais cette distinction, qu'il croit évidente, confond être et réel. Cornes et oreilles sont absolument distinctes quant à leur être, 811» Les Oreilles du Lièvre,(Vf4), vers 9- 22. mais, pour le Lion, leur différence n'existe pas, et c'est cette non distinction qui est réelle, et que le Lièvre fuit. S'il distingue, selon les catégories de l'être, oreille et corne, s'il en croit Dieu et le Grillon, il meurt. De même, la différence que pose le petit poisson entre ce qu'il est)( et ce qu'il sera ne pèse pas pour le Pêcheur : elle n'existe pas pour lui. Le poisson "aura beau protester", "ses dires et ses raisons iront" dans la poêle812. Le Pêcheur met ,1e petit poisson dans la seule catégorie qui soit réelle pour lui : catégorie poisson à "frire". Le Grillon se trompe quand il croit que le Lièvre le "prend pour cruche". Lièvre et Grillon ont ici même raison. Cruche et grillon sont, pour 1'un comme pour 1'autre, choses "très différentes entre elles813" . "Egaux", pouvant s ' "associer814" entre eux, et n ' ayant nul proj et 1 ' un sur 1'autre, ils vivent même réel. Le Lièvre explique clairement son erreur au Grillon, et le Grillon 1'écoute. L'erreur du Grillon, personnage qu'invente ici La Fontaine, nous paraît avoir deux fonctions remarquables : elle permet d'une part de rappeler Le Pot de terre et le Pot de renforcer ainsi 1 'unité du livre V. fer 815, et de Elle permet, d1autre .? 812. Encore une fois, nous apercevons la construct i on lafontainienne des livres de fables. 11 nous parait difficile de l i re Le Peti t Poi sson et le Pêcheur sans exami ner aussi Les Oreilles du Lièvre, fable, elle-même fort liée à Le Renard ayant la queue coupée : le Lièvre craint qu'on ne distingue pas oreilles et cornes. Le Renard voudrai t que chacun se coupe la queue pour qu'on ne distingue plus son propre manque. Histoires d'oreilles en trop, ou de queue en moins... 813. La Souris métamorphosée en Fi lie,( I X , 8), vers 76. Le Livre IX , qui finit par la diversi té des conversations chez Mme de La Sablière, et le livre V, qui s*ouvre par la célèbre déf i n i t i on des "cent actes divers", sont les deux grands livres qui traitent, en 814. profondeur, des di fférences et de la diversité. Nous examinerons en détail la structure du livre IX dans notre dernière partie. Le Pot de terre et le Pot de fer, (V, 2), vers 29. 815. Cette fable, seconde du livre V, est une histoire de distinction. Le Pot de terre croit minime, sans grand effet, la di f f érence avec le Pot de fer. 11 le prend, en quelque sorte, pour "cruche", et se comporte, si l'on veut , en vraie "cruche". Le Lièvre , quant à lui, distingue, et anticipe sur les distinctions qu'autrui fera ou ne fera pas. part, d!opposer relation de pouvoir et relation de voisinage816* Dans la première, les deux partenaires n 1 ont' pas même réel : ils s 1 accusent d!être fous ou de croire aux Licornes» Dans la seconde, les incompréhensions peuvent être réduites, la conversation est possible. Les voisins, malgré leurs erreurs, ne se mettent pas les uns les autres "en même catégorie". Les dominants, qui croient volontiers que "tout est né pour eux817" y ont, en revanche, grande tendance, donnant ainsi raison au Hibou. L1homme ne se soucie guère que Jupiter "sur un seul modèle/ N s a pas formé tous les esprits", qu' "il est des naturels de Coqs et de Perdrix818" . Il force Coqs et Perdrix à cohabiter. Le Chat ne s ' occupe pas davantage de distinguer Belette, et Lapin, et, encore moins, droit du premier occupant ou droit d'usage. Grippeminaud. le bon apôtre, Jetant des deux côtés la griffe en même temps, Mit les plaideurs d'accord en croquant 1'un et 1'autre81 - 228 - Tel autre chat, qui avait pour ami un moineau, en croque un j our un autre qu ' il juge "d'un goût exquis et délicat " . "Cette réflexion fit aussi croquer l'autre820" Plus de distinction ami/non ami. Tous les moineaux, désormais, sont en catégorie bonne à croquer. Les dominants ils confondent aussi confondent les les circonstances. créatures, Certain mais Pédant, appelé pour protéger un jardin des ravages d'un de ses écoliers, 816. Voi r les observations que nous faisions sur le voisinage Fourmi/Cigale. 817. L'Homme et la Couleuvre, (X,1), vers 86. 818. La Perdrix et les Coqs, (X,7), vers 16-18. 819. Le Chat, la Belette et le Petit Lapin, (VII,15), vers 43-45. 820. Le Chat et les Deux Moineaux, (XI1,2), vers 29-30. ramène toute sa classe, se croit en salle de cours, fait un beau discours, cite "Virgile et Cicéron/ Avec force traits de science 821", tandis que l'engeance, aussi nuisible que certain Seigneur qui confond potager et forêts, "gâte en cent lieux le jardin822". Commentaire de La Fontaine : Je hais les pièces d 1 éloquence/Hors de de leur place823"... Le dominant se moque souvent des places, voire de la géographie, Richelieu a ainsi construit une ville, sans ■doute admirable, mais morte. ) Etant arrivés à Richelieu, -nous commençâmes par le château, dont/ / \,, Grand Irrespect pour les "mânes du grand Armand825 ! Dans cette belle structure morte, dans cette raison inerte, lecteurs du vingtième siècle, nous sommes en pays de connaissance. Depuis Richelieu, fondateur capital de l'Etat moderne, les gouvernants ont multiplié les villes analogues... Echecs fréquents comme à Richelieu. Cette ville nouvelle manque d'eau, d'échanges, d !activité économique. Elle peut-être le "plus beau village de l'univers", on n'y voit ni bruit ni cohue, rien de cette 821. 822. 823. 824. L'Ecolier, le Pédant, et le Maître d'un jardin,(IX,5), vers 27-28. Ibid., vers3Û. Ibid., vers 31-32. Relation d'un voyage de Paris en Limousin, O.D., p. 550. diversité féconde propre aux cités vivantes. - 229 - Ce sont des bâtiments fort hauts; Leur aspect vous plairait sans faute. Les dedans ont quelques défauts : Le plus grand, c'est qu'ils manquent d'hôte. La plupart sont inhabités : Je ne vis personne en la rue : Il m 1 en déplut; j'aime aux cités Un peu de bruit et de cohue826. Ces vers certain sonnent comme une classique827, idéal critique celui radicale qui impose d'un une imlqpLjje^ raison à la terre, réduit la diversité des cohues à ^n. de beauté, considère 11homme comme "maître de 11 univers11, place en même catégorie animaux et machines, et emploie éventuellement des "machines" comme à Mari y828, pour détourner les fleuves. Richelieu a cru qu'on pouvait construire une ville n1 importe où, et donc près de sa chambre. Il a cru que 1'espace géographique pouvait se penser comme une étendue indifférente, mathématique, celle de Descartes, si 1 ' on veut. Mettant tout lieu en "même catégorie", il n'a construit qu'une ossature. La Fontaine vivant, ce texte ne fut pas publié. L'idée pourtant ne le quitta pas. Il composa beaucoup plus tard des vers, qu 1 il garda également dans ses tiroirs, et qui sont plus démons t ra t i f s encore de la tendance des dominants à " tout 826. mettre en même catégorie" Ibid., p. 550. On ne peut di re que La Fontaine loue ici les embarras urbains tant maudi ts par Boileau. Il rêve pourtant d'un désordre, d'une maîtrise imparfaite. Jardinier, il n'appellerait pas le Seigneur pour chasser le Lièvre. 827. / $/\ Nous ne prétendons pas là définir le "classicisme", mais une certain raison dont La Fontaine attribue la théorie à Descartes, 1 qu ' i l reconnaît dans l architecture/ et contre laquelle, îl se bat. A larchitecture rationnel le de Richelieu, La fontaine préfère celle de Bloîs : "Dieu merci, nul le symétrîe" s'y écrîe-t-îl (p.544). 828. On rapprocherai t ut îlement le texte de La Fontaine sur Rîchelîeu et celui de Saint-Simon sur Marly. Saint-Simon : Mémoires, année 1715, Ramsay, 1978, p. 492-494. . Il s ' agit Louis XIV, qui cette fois de "veut mettre en tout de la grandeur", et de son goût pour 11 opéra : LOui Louis (...) Veut voir si, comme il est le plus puissant des rois, En joignant, comme II fait, mille plaisirs de même, Il en peut avoir un dans le degré suprême. Comme il porte au dehors la terreur et 1'amour, Humain dans son armée autant que dans sa Cour, 11 veut sur le théâtre, ainsi qu'à la campagne, La foule qui le suit, l'éclat qui 1'accompagne : Grand en tout, Il veut mettre en tout de la grandeur. La guerre fait sa joie et sa plus forte ardeur; Ses divertissements ressentent tous la guerre : Ses concerts d'instruments ont le bruit du tonnerre, Et ses concerts de voix ressemblent aux éclats Qu'en un jour de combat font les cris des soldats15". Louis du XIV confond guerre et musique.. Eprouvant plaisir dans 1 ' une, il veut que 1 ' autre lui donne même plaisir à un "degré suprême". Aussi 1'opéra qu'il favorise, et qu'il impose pratiquement, évoque les fureurs de la bataille 16 . Les voix rassemblées des chanteurs font songer aux "cris des soldats" . Pour La Fontaine qui "aime extrêmement la musique 17 " et qui déteste la guerre832 , ' la confusion est aberrante. Autrefois, Sylvie, 1 ' "adorable" épouse du pacifique Oronte, partageait même goût que lui. Dans le quatrième fragment (non publié) de Le Songe de Vaux, quand le cygne meurt, Sylvie appelle Lambert 833 : "Lambert, ayant accordé son de sa façon qui téorbe, chanta étaitadmirablement un air beau". Grand 8 832. De l Ode sur la Paix, à Le Pouvoi r des fables en passant par Un animal dans la lune, il serai t aisé de multiplier les citations. 833. On peut penser aussi au thème de la tragédie inachevée d'Achilie, Achi11e se refusant à entrer dans la bâtai lie. Une chanson de Du Buisson - Plainte sur la mort de monsieur Lambert- appel le Lambert "l'auteur des plus beaux ai rs". bonheur pour La Fontaine humaine834 voix : une accompagnée d' un instrument avec qui elle dialogue83^, et qui ne 1 ' écrase pas. "La voix veut le téorbe et non pas la trompette" écrit notre mélomane à M. de Niert, qui goûte aussi la valeur singulière du chant. Hélas, et M. XIV de Niert sont de 1 ' autre Sylvie temps... Louis peu favorable â "Du But, et Lambert et Camus 836" préfère qu' on "gronde quelque récitatif" parmi le fracas de 11 orchestre et la machinerie des décors. Mais ne vaut-il pas mieux, dis-moi ce qu'il t-en semble, Qu'on ne puisse sentir tous les plaisirs ensemble, Et que pour en goûter les douceurs purement, - 11 faille les avoir chacun séparément18 ? De la diversité des arts, Louis XIV fait une bigarrure superficielle19 un mélange qui ne touche... qu'un instant, surprise, et que le public feint d'aimer par durablement parce qu'il faut 1'aimer : 15A M. de Niert, O.D., p.618. 1 16Inversement, la bataille peut évoquer l opéra : "Vous avez f ai t Seigneur un opéra". A M. de Turenne, O.D., p. 578. 17Préface de Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 124. 18Ibid., p. 619. 19Penser au goût du roi (et passagèrement du publie) pour la peau "bigarrée" du Léopard. Le Singe et le Léopard, (VII,3). A son peuple il fait part de ses nouvelles fêtas ; Et son peuple qui 1'aime, et suit tous ses désirs, Se conforme à son goût, ne veut que ses plaisirs20 . Spectacle poésie, 15 opéra ' obligatoire, mélange peinture, théâtre, musique, ballets... Ses amateurs modernes y voient un art total. La Fontaine y reconnaît un instrument de domination, ' et 1 ' esprit d ' un dominant qui tend à tout mettre 834. Le cygne "fut jugé de beaucoup inférieur à Lambert". Le Songe de Vaux, p.100. 835. "Où est l'aventurier et le brave qui toucherait à des viandes lesquelles viendraient d'elles-mêmes se présenter ? Si un luth j oua i t seul, i l me ferai t fui r". Préface de Les Amours de Psyché et de Cupidon, p., 124. 836. A M. de Niert, O.P., p.618. "en même catégorie" : la catégorie spectacle qui "étale sa puissance840" et lui procure, par accumulation des effets, un plaisir, confus, immodéré, visant au "degré suprême", le plaisir même du pouvoir. A bien lire ce texte, il reste fort peu du prestige 1ouisquatorzien. Exceptionnellement direct, La Fontaine attaque le goût du roi, sa passion guerrière, et démonte une politique culturelle qui ne vise pas, comme celle de Charles II, à rendre ses sujets "tout entiers aux beaux-arts841, à faire s'épanouir la diversité féconde des divers plaisirs, merveilles842 . La à laisser politique toujours dans "l'attente louisquatorzienne crée d'autres un public indistinct qui admire indistinctement les spectacles indistincts que fournit le seul Lully, ce Florentin pareil- "à ces loups qu ' on nourrit843 " . Inutile d'expliciter longuement les cas de Vénus et du peuple uniforme qui 1 ' adore844, de 1 ' Arabe qui voudrait que tous ses esclaves soient sur le même modèle845 , de la Fille qui ne distingue pas entre les prétendants846, du Lion qui ramène divers animaux à un "on" assassin847, des "premiers " du Conclave qui voient la courtisane comme simple obj et de plaisir sans se soucier de ce qu ' elle est 848, des censeurs qui voudraient que toute littérature soit 840. Par ce trai t de magnificence/ Le Prince à ses sujets étalai t sa puissance88. La Cour du Li onf (VII, 6), vers 12-13. 841. Un animal dans la lune, (VI 1,17), vers 72. Noter le pluriel des "beaux-arts88. 842. Le Songe de Vaux, O.P., p. 96 et p. 104. 843. Le Florentin, O.P., p. 613. 844. Les Amours de Psyché et de Cupidon, p.227. 845. Poème de la Captivité de Saint Malc, O.P., p.54. 846. La Fille, (VII,4). 847. Les Animaux malades de la Peste, (VI1,1). 848. La Court i sane amoureuse. Ces hauts digni tai res ne lui font pas connaître les "plai s i rs d'amour", ceux qu!une femme est en droî t d'attendre(voi r Le Calendrier des Vieil lards). indistinctement 20A M. de Niert,O.P., p. 618. non licencieuse849 . . . Les exemples sont innombrables dans 11 oeuvre entière. Partout, les dominants, selon la logique de la Fourmi, tendent à "tout mettre en même catégorie". D'un côté, ils rompent avec les autres et le monde, se veulent autres que les autres, "autres hommes850", "Phénix", "soleil", "Dieux"... D'un autre côté, ils ne considèrent pas les autres ou le monde- pour ce qu'ils sont, tels que Dieu les a faits, et dans leur variété. Dès lors, ils ne se mettent pas à la place d'autrui, comme le font le Lièvre, et, sans doute, le Grillon851. Leur place est singulière, au dessus de la "canaille", des "gens" "dignes de tous maux852", superbement solitaire dessus les "regardants". Ils n 1 iraient sûrement pas, tombant de leur altitude, regarder avec les autres, au même niveau que les autres, dans une lunette pour obtenir une vision des choses que chacun parvient à partager853 . Leur - point de vue seul leur paraît juste. Ce qu'ils voient, c'est, pour eux, le réel, l'incontestable réel, et les dominés doivent l'admettre, ou fuir, s'ils ne veulent pas subir force maux. 849. Face à cette volonté de mettre la littérature en une même catégorie, La Fontaine oppose "la nature du conte" ; "Qui voudrai t réduî re Boccace à la même pudeur que Vi rgile ne ferai t assurément rien qui vaille, et pécherai t contre les lois de la bienséance, en prenant à tâche de les observer. Car, afin que l'on ne s'y trompe pas, en matière de vers et de prose, l'extrême pudeur et la bi enséance sont deux choses bien di fférentes. Préface de la Première partie des Contes et Nouvel les en vers, p.557. 850. Relation d'un voyage en Limousin, O.D., p.550. 851. Le Lion ne cherchera pas à comprendre le point de vue du Grillon sur la di f f érence oreilles/cornes. 852. Les Animaux malades de la Peste, (vers 36, 40-41). Le Renard, habîlement, réduit la singularîté du Berger à la catégorie 88 gens" "dignes de tous maux". 853. Un animal dans la lune, (VI 1,17). Charles II regarde dans la lunette, y repère une souris qui faisait croi re à la présence d'un monstre dans la lune, et provoquai t entre les savants des guerres. La fin de cette fable est essentiel le pour le statut de la vérité. On aperçoit que, pour La Fontaine, la vérité est le libre accord des gens bien informés, un accord heureux : "on en ri t"(vers 54). La véri té naît grâce à la paîx(vers 71), mais elle est"aussi * le jnomènt dejla paix : tant qu'on n'a pas la vérité, il y a des guerres ("Dans la lunette était la" source de ces guerres". (vers 53)), et tant qu'on a la guerre on ne peut al 1er vers cet accord heureux qu! est la véri té. Le dominant, dans la logique de la Fourmi, veut contraindre à un point de vue(oreî11es= cornes), refuse l'échange, banni t, et, parfoî s, tue. Obsèdes par 1f appétit de jouir de et par leur pouvoir, les dominants tendent à ne voir les dominés et le monde qu'en fonction du plaisir qu'ils en attendent. Loin de s 1 intéresser à leurs fins854 particulières, ils les réduisent à cette unique fin : satisfaire leur propre "utilité", leur propre "plaisir855 ". "Ils se mettent en tête/ Que tout est né pour eux, quadrupèdes et gens, • Serpents^5" . et distinctions de la zoologie s'effacent réduit Les La à un "tout" qui ne s1 ordonne que "pour eux", et diversité se qui se tient face à eux, strictement différent d'eux21. La logique de la Fourmi conduit simultanément à une rupture et à une uniformisation, rupture entre Fourmi et Cigale, uniformisation de toutes les cigales possibles. C'est ainsi que plusieurs soleils asséchant joncs et marais pour satisfaire leur soif les réduiraient à une morne uniformité où Grenouilles ne pourraient vivre 22 . Des Soleils aux Grenouilles, aucune solidarité, mais une solidification progressive du monde qui condamme ces dernières. Un autre tyran, mais des forêts, ne peut, quant à lui, "rien souffrir de sûr autour de soi " et fait "des champs alentours de vastes 1 ' apitoie. )f ' " Il tue et 854. Voi r La Souris métamorphosée en Fille,(IX,6). 855. L'Homme et la Couleuvre, (X, 1), vers 21. 856. Ibid., vers 85-87. cimetières23" . Nui ne détruit, 857. Encore une fois, pensons à Descartes, peu préoccupé des variétés zoo logiques, qui voi t en toute bête une machine, sans rapport avec l'homme. Descartes est ici proche de la l og î que Fourmi. La Fourmi est pourtant mo i ns radicale que lui, qui ne veut pas, pour l'homme, un "cruel plaisir". s A:M La Fourmi, qui veut ri re, a besoin d'une conscience Cigale, et d un dialogue pour le rompre. Il r la.jdanse^ mécanique et non mécanique, x w j: ;j/ soi t et ne soit pas une machine : majeure delà' l og î que de la Fourmi. ^$^C 1 r " / Mettra la mer à ir ) : i;. r: ,:;./ \ faut que La Cigale \ figure fort bien cela, et î l lustre la contradiction 858. Une demi - douzaine sec, et tous ses habîtants. Ad i eu j oncs et marais : notre race est détrui te. puis s1enferme dans un "fort épais, inaccessible". Sans toujours atteindre à cette réduction mortelle, le dominant, ennemi du pluriel, tend à se distinguer et à ne rien distinguer860 . Le Hibou semble avoir raison. "Catégorie", il l 1 emploie au sens de . "classe dans 'laquelle on range des objets de même nature861 " ./ Ce sens est 'attesté au XVIIème siècle "L'oiseau de Minerve862" et II n1 oublie permet de pourtant lire pas, la fable. selon nous, Aristote et les origines grecques du mot. "Katégorein". appartient au vocabulaire du tribunal : il signifie, selon le Dictionnaire de Bailly, accuser en justice, puis faire connaître, révéler, et, enfin exprimer, signifier, énoncer. Aristote le prend au sens d1"attribuer". Chez Aristote, les catégories, pour reprendre une formule de Pierre Aubenque, sont "les différents modes de sigrification selon lesquels la copule être lie le prédicat au sujet de la proposition". Bientôt on la verra réduite A l'eau du Styx". Le Soleil et les Grenouilles, (VI,26), vers 12-16. 23Adonis, O.D., p.10 et 11. - 234 - Seulement, elles ne sont pas simple jugement : "elles sont des catégories de 1 'être, et non du jugement, car la proposition ne fait que dévoiler une vérité antérieure à 1'acte du jugement". Elles sont définies, de 860. par Aristote, 1 comme "genres suprêmes de 1 Dans Les Animaux malades ce que vous de êtes la Peste, (noir la ou être863 " "cour" juge blanc) , et 3 Rien à voi r naturellement avec les paroles d Acante : 11 n'est rien qui ne me soit souverain bien". Les Amours de Psyché et de Cupidon, p.258. Pour Acante, îl ne s'agit pas de tout mettre en même catégorie, même pas de prétendre que ceci ou cela est le souverain bien, mais de faire en sorte que chaque chose parti culière soi t pour lui souverain bien. Quand il goûte les beautés du soi r, ces beautés sont pour lui ( pas pour les autres apparemment), et dans cet instant, le souverain bien. 861. Déf ini tion du dictionnaî re "Robert". 862. L'Aigle et le Hibou(V,18), vers 5. 863. Article "Aristote" de L'Encyclopédia Uni versaiis.. vous 13 êtes effectivement. "Ce n'est pas parce que nous jugeons qu'une chose est blanche qu'elle est blanche, mais c'est parce qu'elle est blanche que nous disons qu'elle est blanche864". Ce propos d 1 Aristote paraît illustrer le souhait de la cour : "Ce n'est pas parce que nous jugeons que l'âne est noir qu'il est noir, mais c'est parce qu'il est noir que nous disons qu'il est noir". Ce n'est pas parce que le Lion les a mangés que les moutons sont "canaille, sotte espèce865", mais c'est parce qu'ils sont "canaille, sotte espèce", que le Lion a mangé' ces créatures, dignes, comme le Berger, "de tous maux". Le Hibou se souvient d'Aristote et de l'origine juridique du mot. "Dieux et rois" ne se contentent pas de tout mettre dans une même classe d'objets, dont les critères distinctifs seraient accidentels. Ils prétendent atteindre à l'être même. La cour ne se contente pas de mettre I Ane dans la catégorie animaux noirs. Elle prétend que l'Ane est absolument noir, noir de par Dieu, noir parce que noir. De même, pour La Fourmi, la Cigale est cigale.- "Que faisiez -vous au temps chaud" ? Je chantais. Traduction : "J'étais cigale". Raisonnement de la Fourmi : "Vous étiez cigale, j'en suis fort aise. Eh bien soyez cigale, maintenant. Je vous rends cigale. Je vous juge, naturellement, nécessairement, mortellement, cigale". Les dominants considèrent que la catégorie qu'ils imposent est catégorie de ont tout intérêt. Si l'être même. Ils y est noir parce ^ae noir, si la l'Ane Cigale est cigale, au nom de quoi peut-on contester les jugements de 864. Aristote, Métaphysique, 10,1051 b 6-9 865. Les Animaux malades de la Peste, (VI1,1), vers 36 - - 336 - 235 - cour ou de Fourmi ? On aperçoit la tension : la cour voudrait rendre 1'Ane noir, et elle voudrait que 1'Ane soit noir. Le Lion, par son inquisiteur, voudrait que les oreilles soit cornes de par Dieu et cornes de par lui-même. Le dominant voudrait à la fois rendre 11 être autre, et le révéler tel qu'il est. Il voudrait le forcer à être ce qu 5 il est866, ou plutôt le forcer à reconnaître qu8 il est ce qu!il faut qu'il soit. La Fourmi réussirait cela, si la Cigale voulait bien être cigale. Mais la Cigale, qui admet qu'elle fut cigale, et le revendique, ne veut plus être cigale. 11 Je vous paierai avant 15 août" . . . Si elle paie, elle ne sera plus cigale, "foi d'animal"... La Fourmi, pour son plaisir, nie cette négation : I"dansez maintenant". Interprétons : "Vous êtes cigale, vous 1'avez été et le serez touj ours". Autre fable : Vous êtes âne noir, vous 1! avez été et le serez touj ours. Autre fable encore : Oreilles de lièvres ont été et seront touj ours cornes de licornes... "Quoi qu'on die " dit le Hibou. La Cigale n'ose plus rien dire. L'Ane meurt. Le Lièvre fuit. Le dominant ne peut vraiment résoudre la tension susdite qu ' en se donnant comme porteur de la voix de. .. Dieu867" ou du peuple unanime868", "on869". du Si le peuple ou Dieu870 866. "Soyez un homme", disent tant d'adjudants... 867. "Le Ciel a permis"... Les Animaux malades de la Peste, 868. Unanimî té que reconsti tue Ménénîus quand 869. Dans Démocrite et les Abdéritains, (VI11,26, vers 45-49.), La Fontaine pose cette question : Le réci t précédent suff i t i l Pour montrer que le peuple est juge récusable. (VI1, convainc - 1 ), vers 15. Au Ciel, le Lion ajoute "l'Histoire". le peuple du mythe des Membres et de l'Estomac. 337 - disent que vous êtes noir, comment le contester ? Succès quasiment garanti pour tout dominant qui fait que son ordre s ?origine dans l'unanime voix du Ciel et de la terre. Le problème, c'est qu'il peut y avoir contradiction. Un grillon risque d'intervenir. Un moucheron peut refuser de passer pour "excrément de la terre871". Un Escarbot peut renverser la belle indifférence de "l'oiseau de Jupiter" qui d'abord "l'étourdit, l'oblige à se taire872". Ce minuscule animal, malgré sa taille, affirme son être,, sa valeur, la valeur de son amitié, et le caractère unique du lieu où s'abrite Jean Lapin. "Nonobstant cet asile 873", l'Aigle emporte le Lapin. L5 Escarbot proteste, détruit les oeufs de l'oiseau, remonte jusqu1à Jupiter qui ne peut le condamner. L'Aigle manque ainsi tout perdre pour n'avoir pas distingué du néant 1'Escarbot et son "trou". La contradiction - nous 1 ' avons vu - fait parfois la j oie du dominant. Il peut même la susciter pour mieux la nier, et éviter 1 ' ennui874, mais elle est dangereuse. Elle n'est donc, pour lui, qu'un moment - ou plusieurs moments -dans un processus. 1 En quel sens est donc véri table Ce que j a i lu en certain lieu, Que sa voix est la voix de Dieu ? On a ici un élément de réponse. La voix du peuple et la voix de Dieu, la voix du "on" et la voix du "ciel" peuvent égalemment servi r au dominant pour mettre en "catégorie". ! 870. Voi r le rôle de l înquisi teur dans Les oreilles du Lièvre(V,4), vers 10. 871. Le Lion et te Moucheron, (I1,9), vers 1. 872. L'Aigle et l■Escarbot(II,8), vers 16. 873. Ibid., vers 6. 874. Les richesses lassent vite Psyché : "L'émail des parterres, celui des prés, et celui des pi errer i es, commençaient à lui être égaux; leur di f f érence ne dépenda i t plus que des yeux d'autrui". Les Amours de Psyché et de Cupidon, p.160. Quand l'abondance a aboii les di fférences, autrui est nécessai re pour renouveler le plaisi r. Cet autrui peut être - et c* est même excel lent - un dominé. Le regard de la Cigale accroît soudain le prix des biens de la Fourmi. "Rois et Dieux mettent (...) tout en même catégorie" : ils travaillent à mettre; ils mettent continûment. C1 est rarement, sauf à tuer, besogne tout a fait achevée875 II y a des résistances. La Cigale n? est pas tout à fait cigale876 . L'espace géographique, à Richelieu ou chez 15Escarbot n1 est pas tout à fait uniforme. Psyché, que i'Amour voudrait ramener à la catégorie femme pleine de curiosité 877 ne se réduit pas à cela. Psyché est, e* n'est pas comme toutes les femmes. Comme toutes les femmes elle est curieuse, et le prouve deux fois, mais, à la différence de toutes les femmes - cas rare et peut-être unique - elle aime vraiment, et elle est fidèle. C'est ce qu'Amour découvre, émerveillé, dans la deuxième partie du roman. 11 aimait une très belle femme, mais, parce qu'elle accepte, contre lui, d'être son esclave878, et s'y tient, il découvre Psyché, créature singulière, unique quoique banale par plus d'un trait. Amour renonce alors à 1'idée qu'il s ' en faisait, et il 1'accepte comme elle est, dans sa singularisé, même imparfaite. Il 1 ' aimerait noire s ' il le fallait 879 . Rencontrant ainsi la contradiction, le mouvement, le singulier, le dominant a grand mal à mettre en catégorie. Il a plus grand mal 875. A La cour où "les gens sont de simples ressorts, la besogne paraît pratiquement achevée. Les Obsèques de la Lionne, (VIII,14), vers 23. 876. Il faut et i l ne faut pas qu'elle le soit tout à faît/^' ") 877. "Vous êtes tombée justement dans les trois défauts' qui ont le plus accoutumé de nuire aux personnes de votre sexe, la curios ité, 8 la vanité, et le trop d esprit". Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 161. 878. Je n'ose seulement espérer que vous me recevrez pour esclave. - "Ni mon esclave non plus, reparti t l'Amour; c'est de ma mère que tu l'es; je te donne à elle". Les Amours de Psyché et de Cupidon, p.192-193. 879. "L'Amour se plaigni t de la pensée qu' el le ava i t, et lui jura par le Styx qu ' i l l'aimerait éternellement, blanche ou n oire, bel le ou non bel le; car ce n'étai t pas seulement son corps qui le rendaî t amoureux, c'était son espri t et son âme par de ssous tout". Ibid., p. 252. encore à tout mettre en "même catégorie". Il y travaille pourtant. C'est le but de son "entreprise880" que d'établir face à lui une seule catégorie qu? il définirait altërité dire, radicale et uniforme, pour parler bref, la continuelle incertaines, la mort, soif du soleil, pour en à lui seul étant vie. Malgré il reste et pleine de grenouilles. soleils881 Malgré c'est comme venir, toujours des zones Il faudrait plusieurs peut-être, à bout. le Jardinier, malgré même le Seigneur, le Lièvre n'est pas anéanti. Malgré Joconde et son roi, toute femme leur est acquise, jeune fille pour et leur -conviction que il se rencontre toujours une profiter d'eux. "Le plus terrible des enfants que le Nord eût porté jusque-là dans beau "redoubler efforts882", ses ses il flancs" reste a encore, ponctuant l'espace, le Roseau... Le Hibou ne dit pas ce qu'a accompli le dominant, mais le sens de son entreprise, lequel tend, il cette uniforme l'horizon vers "face eaux 883" des qu'il d'aventure884, pourrait à son gré, Cet effort infini rend le dominant pour et partout, mettre tout perspicace. en rider. même catégorie un apparent Par paradoxe, 1'oeil du maître s'ouvre aux différences. En regardant à tout, il voit une autre tête Que celle qu ' il voyait d' ordinaire en ce lieu 885 . 880. 881. Voi r le premier vers de Le Lion s'en allant en guerre,(V,19), fable qui sui t justement L'Aigle et le Hibou. Mais les Fables montrent souvent l'impossibilî té d'un dominant à plusi eurs têtes. 882. 883. Le Chêne et le Roseau, (I, 22), vers 26-27 et 29. Cette "face des eaux" uniformément stérile sur laquelle règne le vent, qui ne sai t que la rider (cf la danse de la Cigale, r égulière, infinie, et inféconde), nous la rapprocherions du début de la Genèse. "Un vent de Dieu tournoyai t sur les eaux". Mous verrions a i ns î deux logiques s'opposer. Dieu, contrai rement au "Nord" crée de la diversi té, et une diversi té féconde. Loin de "t out mettre en même catégorie", î l "sépare le jour et la nui t" et di t : "Que les eaux 8 il grouillent d'un grouillement d'être vivants"_________________ Nous croyons qu il y aurait un grand travail à ■^"fï f ai re, Bible. et que suggère Marc Fumarol î, dans son édi t ion de l'Imprimerie Nationale, sur La H Fontaine et La s 884. Rapprocher "Le moindre vent qui d aventure/Fait rider la face de l'eau"... et "Un loup survint à jeun qui cherchai t aventure"... 885. L'Oeil du maître, (IV,21), vers 31-32. Parmi les boeufs, tous pratiquement identiques, tous, "en même catégorie", le maître, soucieux de tout "ranger", d 1 "ôter" toute saletê|(vers 38) , repère immédiatement la différence, l'autre tête, le Cerf. Il fait aussitôt "emporter" l'animal, rétablit l'ordre ordinaire, 11étable stable, l'unique catégorie. Le maître a trois fortes raisons de repérer le nouveau venu. D'abord, sa présence contredit la domination : scandale qu'il faut faire cesser. Ensuite, 886. On l8emporte, on le sale, on en fait maint repas, Dont maint voisin J s'éjouit d être. Ibid., vers 35-36. - 238 887. Ibid. ,vers 20. 888. 889. La Mouche et la Fourmi(IV,3),vers 17-19. 890. Les Animaux malades de la Peste,(VII.1). vers 22,30, et 57. L'Oei1 du maître, IV,21), vers 18. - sa découverte manifeste aux yeux de tous, les qualités du maître et de ce qu'il veut mettre en place : un ordre sans "tête" qui dépasse. Enfin, sa mise à mort et sa consommation procurent un plaisir886. Comme l'amant sur l f aimée, " 1 ' homme au cent yeux887" porte sur les choses et les êtres qui dépendent ou peuvent dépendre de lui le regard du désir, à la fois contredit et suscité par la présence d'un objet anormal, peut-être d ' un parasite, voire d'une mouche888... Le maître veut son étable sans parasite pour obtenir, à son seul bénéfice, un maximum de biens. Moyen de contrôle, 1'organisation de 1'étable vise à faire apparaître l'étranger, le différent, 1 "araignée889", le Cerf imprévisible, qui deviendra victime nécessaire, qu'on va impitoyablement "dévouer890". Malgré ses "larmes", le cerf doit mourir, et par sa mort, comme certain. Ane, contribuer à 11 ordre891, à la célébration joyeuse de cet ordre avec les "voisins 892" « De cette fête entre personnages de rangs égaux, probablement tous maîtres, les valets et l'Intendant semblent exclus. Aboutissement du récit, cette exclusion renforce sa cohérence, fait voir pourquoi seul voit 11 oeil du maître. On ne voit bien, chez la Fontaine, que ce qu'on désire, que ce dont on espère joie893 . Dominés, fondamentalement du même côté que les Boeufs et le Cerf, valets et intendant, par leur position, ne peuvent espérer jouir de la découverte du Cerf. Son intrusion n 1 aggrave en rien leur condition, n'alourdit pas leur tâche. Sa mort ne les soulagera pas. Ils ne participeront même pas au festin final, ne s 1 "éjouiront894" pas. Ils ne voient donc pas le Cerf parmi les Boeufs. Pour eux, la différence Cerf/Boeuf n'est pas pertinente, l'effort de le chercher est vain. Paradoxe apparent : c'est parce qu'ils ne mettent pas tout en même catégorie qu'ils ne distinguent pas895 . Le maître, lui, veut tout mettre en même catégorie, cela, et, pour distingue896 . 891. i.B5*:On gagne à rapprocher cette fable de les Animaux malades de La Peste. Voici deux vers analogues 5-::} !iA ces mots on cria haro sur le Baudet". (VI1,1, vers 55) et "Chacun donne un coup à la ,! 5 oête (IV.21,vers 33). Ce rapprochement fait mieux comprendre que le Lion montre aux animaux l'Ane qu ils ne voyaient bet pas. Tout le "conseil" est une vaste "lunette"(VI1,17) braquée sur le perturbateur. 1 892. On en fait maint repas,/Dont maint voisin s''éjouit d être". vers 36".. 893. Le Corbeau ne voi t pas le fromage qu'il ne dési re momentanément pas — 894. L'Oeil du maître,(IV,21), vers 36. 895. 896. Tout l ' art du Lion, c'est d ' avo î r su rendre les puissances sol idaî res de son sort. Si l * Ane meurt, personne ne meurt. Le dominé, pour échapper à ce regard, peut tenter d'effacer toute distinction. Si le Cerf avaît pu se fai re Boeuf, sans doute aurai t-îl vécu... C'est ce que réussi t un Muletier(Le Muletier, Contes et nouvel les,11) Ce Muletier, par ruse, a couché avec la Reine. Le Roi, qui veut se venger, le répère, de nuit, parmi tous ses valets qui dorment. 11 lui coupe alors des cheveux pour le reconnaître au matin("Faisons, dît-il, au galant une marque,/Ppur le pouvoi r dema î n connaître mieux".(vers 123)). Le Roi sait donc remarquer une dïfférencéfte pouls du Muletier bat plus fort que ceux des autres valets), et en instaurer une (la coupe des cheveux). Son projet u11 î me est de tout Le Lion, diverses les quand s1 en va en guerre, il qualités des Animaux. sait reconnaître L ? Eléphant, l'Ours, le Renard, chacun dans un emploi spécifique, serviront son "entreprise". Il ne se privera même pas du Lièvre et de 11 Ane : Notre troupe sans eux ne serait pas complète. L!Ane effraira les gens, nous servant de trompette, Et le Lièvre pourra nous servir de courrier897. Loin de mettre les Animaux "en même catégorie", le Lion estime leurs diverses valeurs, La dix-neuvième fable du livre V paraît ainsi contredire le Hibou de la dix-huitième fable du même livre. Que pourrait répondre le Hibou ? Il rappellerait que 1'"entreprise" du Lion, c'est la g u e r r e 0 1 - 240' - r a , guerre vise à étendre une domination, à renverser des frontières, des -murs898, à supprimer des différences. Il rappellerait que la guerre répand partout la terreur, la mort, et que l'homme de guerre néglige toute différence entre ceux qu'il écrase899. L1 "entreprise" du Lion, dirait le Hibou, vise à tout mettre "en même catégorie". Mais, ce Lion étant ) "prudent sage 900", et sait qu ' il ne peut remettre en même catégorie^ là catégorie "valets honnêtes) en tuant le Muletier(Comme le Maître ! : fait tuer le Cerf) qu'i l -"^bnd" pour commencer. Le Muletier, pour sauver sa vie, coupe aussi tôt les cheveux de tous les autres valets, constituant a i ns î une unique catég orî e : valets à cheveux coupés. Dès lors, le Roi ne peut plus le retrouver, et, comme il est sage, comme îl ne prétend pas mener jusqu'au bout la logique de la Fourmi (ce qui le conduirait à tuer tous les valets___________________ ), il renonce à châtier. Ce conte montre, enf autres choses, comment les dominés peuvent participer, pour se protéger, de l'entreprise d'uni formîsation menée par le dominant, en anticipant même sur la volonté de "tout mettre en même catégorie". 3 897. Le Lion s en allant en guerre(V,19), vers 1-3. 898. "A l entour de ces murs je vous laisse combattre; 899. Voi r la A M.D.C.A.D.M., O.D., p. 491 900. Le Lion s'en allant en guerre(V,19), vers 17. 8 Les d i eux les ont bâtis; nous voulons les abattre!" Achilie, O.D.,p.467. agir : "Les Rocroix, gens sans conscience/Me prendraient aussi bien que lui". seul, qu' il qu ' il doit développer dans le doit connaître et organiser ses forces. temps une stratégie, L'entreprise même du â/ dominant exige, parihoxalement, qu'il sache distinguer diverses catégories. Ainsi, la fable dix-neuf ne contredit pas la fable dix-huit. Elle montre comment l'histoire, dialectiquement, amène le dominant, qui veut tout mettre en même catégorie, à distinguer. Le Hibou ajouterait peut-être qu'il n'a pas voulu dire que "Rois et Dieux sont aveugles". Il sait que l'Aigle verra ses enfants, qu'il les repérera même "dans les coins d'une roche dure, /Ou dans les trous- d'une masure901. Mais l'Aigle, comme tout Roi ou Dieu, tendra à négliger la différence, à ses yeux essentielle, entre enfants Hibous et enfants de tout autre animal. Il mettra toute cette chair vivante dans 'l'unique catégorie "proie". On pourrait objecter au Hibou que 1 'Aigle se soucie de distinguer. Ces enfants ne sont pas, Croquons les902 . Au livre d'égorger un Cygne, III, dit l'Aigle, certain à notre ami Cuisinier, sur le point entend sa magnifique voix. Le Cuisinier fut fort surpris, Et vit bien qu'il s'était mépris. Quoi ? j e mettrais, dit- il, un tel Chanteur en soupe903 . 901. La Fontaine commente malicieusement cette incertitude : " Je ne sais pas lequel des deux"(vers 26). Selon nous, cette malîce 11 8 J souligne que l on peut mettre en même catégorie "roche dure" et "masure" sans, pour autant, être Roi ou D î eu. L important n'est pas la distinction en soi, mais la distinction essentiel le à la vie et, ici, au récit.. ne faut pas dist inguer pour 902. distinguer. Le vers 26 vient en contrepoint des propos du Hibou(vers 9-11) L'Aigle et le Hibou, (V,18), vers 29-30. 903. Le Cygne et le Cuisinier, (111 ,12), vers 15-17. Cette soupe finale figure bien la "même catégorie" dont parle le H î bou. - 241 - Le cuisinier ne met pas le Cygne en même catégorie que les "Oisons". VIII, se 11 le distingue et le sauve. montre peut-être plus Jupiter, au livre clément encore, quand 11 Olympe lui conseille d'exterminer les hommes. orages, Il forme des envole sa foudre, mais n 1 atteint jamais au but : Ce Dieu (Vulcan) remplit ses fourneaux De deux sortes de carreaux. L'un jamais ne se fourvoie, Et c'est celui que toujours L'Olympe en corps nous envoie. L1 autre s'écarte -de son cours ; Ce n'est qu'aux monts qu'il en coûte904 . Les comportements de Jupiter, du Cuisinier, de l'Aigle paraissent autant d'objections aux propos du Hibou : tous ces personnages distinguent, ou s'efforcent de distinguer, pour le bien de ceux qu'ils dominent. Si l'on circonscrit son propos, le Hibou n'a pourtant pas tort. Jupiter, le Cuisinier, 1 'Aigle ne vont pas au bout de la logique de la Fourmi, ou lui échappent905 . Cette logique, nous 1 ' avons assez vu, ne connaît les limites que pour les transgresser, 1'ordre de la Fourmi transgressant d'emblée les interdits fondamentaux de la morale établie. Jupiter, le Cuisinier et 1 'Aigle, au contraire des "ennemis sans foi906" respectent, en revanche, certaines limites. L'Aigle s'en tient ainsi à la paix qu ' il a jurée " foi de Roi " et " - ou même les "foi d ' animal " 904. Jupiter et 905. Cette logique revient, chaque Les ibéjSs et - 51 avec le Hibou, foi de Hibou devenu son Tonnerres(VI 11,20)^yers 53-60. fof^cfans 8 les fables qui suivent cel les que nous citons ici : Le Lion s en allant en guerre, les Brebis(i i1, 13)et Le Faucon et le ChaponÇVI11,21). La Fontaine paraît vouloir montrer que les sorties de la "logique de la Fourmi" sont exceptionnel les. Si le Cuisinier a sauvé le Cygne, les Loups, en dépî t des trai tés, ont massacré les Brebis. Si Jupîter sauve les hommes, le Chapon n'a rien à attendre des hommes, et de "ce beau Cuisinier armé d'un grand couteau".(vers 29) 906. Les Loups et les Brebis,(VI11,13), vers 28. Dans la logique de la Fourmi toute "foi" se perd. La Fourmi ignore absolument la "foi d'animal" de la Ci gale. "ami". Le Cuisinier est mélomane, et son respect pour le chanteur arrête son couteau. Quant à Jupiter, malgré son courroux, il n1 oublie pas qu' il est père : "Tout père frappe à côté907" . L' amitié, la musique et la paternité contredisent la logique de la Fourmi. Les valeurs respectées par ces trois personnages sauvent, ou pourraient sauver, leurs dominés. La formule du Hibou s'applique seulement au dominant qui suit la logique de la Fourmi908, dont elle pose clairement un principe» Comme la mort, ce dominant veut que "tout soit de son domaine 909", que tout soit indistinct face à lui, seul soleil distingué. Si, d 1 "aventure", il distingue, c ' est pour mieux mettre "en même catégorie". Les différences qu'il surprend, il tend à les anéantir, ou il les utilise pour anéantir. Sa permanente "entreprise", c'est que "le monde entier", comme un unique bloc, accroisse un j our sa richesse 910. Les valeurs, les limites, il s ' en moque, et j ouit dans leur abolition : "Alléguez la beauté, la vertu, la j eunesse 911 ", c ' est inutile . Point d ' allégations ou de loi qu'il ne veuille détruire. "Quoiqu'on die", "tout est né pour" lui912, doit vivre ou mourir pour lui, souvent par lui. Pour abolir les distinctions, ou en susciter "à sa fantaisie" et 907. 908. sans être critiqué, Jupiter et tes Tonnerres, (VIII, 20), vers 41. Quand îl la profère devant l'Aigle, il peut le légîtîmement dominant croire qu'elle a Fourmi chance de à le concerner ; tant de puissants, dans les Fables, oublient leurs traités, la foi jurée... 909. 910. La Mort et le Mourant, (VIII,1), vers 8. Ibid., vers 16. 911. Ibid., vers 14. 912. L'Homme et la Couleuvre(X,1),vers 86. intérêt à ce qu1 autrui distingue mal. La croyance du Hibou sert 1 ' appétit de 15 Aigle. Si la Fourmi a pu réduire la Cigale, c5 est parce que cette "emprunteuse" n' a rien su distinguer, et qu'elle a cru... Pour goûter le plaisir des autres et le plaisir spécifique de dominer, les dominants selon la logique de la Fourmi cherchent toujours à profiter de la "légère croyance" d f autrui. Nouveau caractère de cette logique. 13 Le dominant# profiteur de la §s légëre croyance§§ « ,Les Amants sont toujours de légère croyance : S'ils pouvaient conserver un rayon de prudence (Je demande un grand point, la prudence en amours) Ils seraient aux rapports insensibles et sourds913. Dans cette partie de Les Filles de Minée, conte inspiré des Métamorphoses d ' Ovide914, se succèdent trois épisodes. Premier épisode : Aurore, qui aime Céphale, 1'heureux époux de Procris, 1'enlève, tente de s ' en faire aimer puis le libère en lui annonçant que Procris ferait un j our son désespoir. Grâce à la "science" des "Mages915", Céphale, rendu inquiet, se métamorphose en adolescent et tente d ' obtenir, à force d ' argent, les faveurs de sa femme. A la fin, 913. 914. 915. 916. il "Promit Les Filles de Minée, (XII, 28), vers 234-240. Sans doute aussi de L8Art d'aimer, vers Ibid., vers 205. Ibid., vers 213. parut incertaine916" . 685-746. tant que Procris lui Grand "martyre917" pour lui : il \.j aux champs appeller l'haleine des Zéphyrs - Aure - pour qu'elle le rafraîchisse. Deuxième épisode : Ayant appris que son mari appelle une certaine Aure, Procris se croit trompée, veut entendre, entend, et conclut qu'elle est trahie. Troisième épisode : Alors que Procris, cachée dans des buissons, l'épie, Céphale entend un bruit. 11 lance son javelot, et tue sa femme. Pour ces trois épisodes, La Fontaine a beaucoup recomposé le texte d 1 Ovide. Dans Les Métamorphoses, Céphale observe que ProcitLs peut lui préférer des richesses. Pas d'erreur : Procris a manifesté sa faiblesse. Chez La .Fontaine, malgré la "science" des Mages, la découverte de Céphale reste douteuse :j "Procris lui parut incertaine". Question : pourquoi conclut-il de l'apparence de l'incertitude à la certitude de l'apparence ? La Fontaine retarde sa réponse jusqu'au second épisode. Dans cet épisode, chez lui comme chez Ovide, le fait est certain {Céphale parle d ' Aure) , mais son sens (Qui est Aure ?) est ambigu pour l'auditrice, et l'interprétation qu'elle en donne est garantie fausse au lecteur : Aure n'est pas la rivale de Procris. Question : pourquoi Procris interprète-1-elle mal un fait bien observé ? La Fontaine ne tarde pas' à répondre : L' Epouse se prétend par ces mots outragée ; 917. Ibid., vers 217. Elle croit y trouver non le sens qu'ils cachaient, Mais celui seulement que ses soupçons cherchaient918. Incapable d'envisager les diverses interprétations possibles des mots qu'elle entend, Procris ne compare pas, ne choisit pas. Elle croit. Croyance confiance919, a plusieurs conviction920, sens dans influence, la langue crédibilité. classique La : Fontaine utilise ici les deux premiers « Au vers 23 7, "croyance" signifie confiance : les amants sont prêts à faire légèrement confiance à n'importe quel "rapport". Au vers 251, le verbe croire signifie "être convaincu" : Procris est convaincue que Céphale la trompe. Seulement, cette conviction naît de la "légère croyance" qui crée les soupçons et 1'empêche de voir le sens caché derrière 1'apparence. Elle est donc aussi "légère croyance", et le vers 237 a valeur plus générale que son contexte ne le ferait d'abord attendre. Les amants font aisément confiance, et les amants 918. Les Filles de Minée,(XII,28), vers 251-252. 919. Un exemple chez La Fontaine : ont légèrement des 8 "Vous aurez dans cette tradition tel le croyance qu îl convictions. vous plaira". Relation d un voyage de Paris en Limousin, O.D., p. 544. 920. 8 En Un exemple chez La Fontaine : "Laissons le monde et sa croyance". Discours à Mme de La Sablière (IX), vers 17. rapprochant les deux emplois du mot, La Fontaine en indique 1'étroite dépendance. Pas de conviction, ici, sans confiance. Pas de confiance sans conviction. La "légère croyance" enfante la croyance, légère par là, mais sans quelque croyance il n'est pas de "légère croyance". "Légère croyance" n 1 implique pas indifférence aux faits : (Céphale se jette sur la moindre apparence pour déclencher ...... .1 son système d 1 interprétation. Procris, plus avide encore, pour observer, "se lève un jour; et lorsque tout repose 921". Point de sommeil. Elle veut voir, voir le plus tôt possible, voir encore et encore. Mais elle ne se demande pas s1 il faut touj ours tout voir. Ce qu'on voit par tes yeux cause assez d5 embarras, Sans voir encor par eux ce que l'on ne voit pas 922 . La "légère croyance" veut des faits,, et possède, ici par "soupçons", un système d'interprétation. Pas les de "légère croyance", en somme, sans quelque science. Seulement cette science confond réalité et apparence, et n'envisage pas les diverses significations possibles des faits éventuels. Elle a beau s1 abandonner à de multiples interrogations, elle ne revient pas,critique, sur elle-même. C'est donc une "science" sans "prudence 923", et ce manque entraîne la douleur et l'erreur, l'erreur et la douleur. Dans le premier épisode, la "science" des Mages utilisée sans prudence provoque d'abord la douleur : "Voilà Céphale en peine 924"... Peut-être n'y a-t-il pas erreur, mais la effective, et si insupportable souffrance est qu'elle conduit à des solutions imaginaires : Céphale "s'imagine en chassant dissiper son martyre925 ". Dans 921. 922. Ibid., vers 242.. 8 Ibid., vers 255-256. La Fontaine s adresse à la jalousie. 923. Ibid., Vers 238. 924. Les Filles de Minée (XII, 28), vers 214. 925. Ibid., vers 217. imagination - le troisième épisode, "maîtresse d5 erreur et de fausseté926" cette - amène 11 erreur qui amène elle-même une douleur pire que la première . *. Dans le second épisode, la "légère croyance", suscitée par la "jalousie11, engendre ds abord "l'erreur927". Procris se trompe sur le sens des paroles qu1 elle entend. Au troisième épisode, cette erreur de Procris est redoublée par 11 erreur de Céphale. Quand il lance le javelot, "un cri lui fait d 1 abord soupçonner quelque erreur928" * * « Quand Ovide juxtaposait seulement, La Fontaine construit une logique. En supprimant la réconciliation du couple, et surtout en faisant de la chasse, pour Céphale, un moyen imaginaire de dissiper son martyre929, il renforce le lien du premier au troisième épisode. Chez lui, la douleur qu1entraîne la croyance en 1!incertitude de Procris, entraîne à son tour 1'erreur sur le bruit qui entraîne à son tour la douleur ultime. Si Céphale n'avait pas souffert, il n'aurait pas chassé en aveugle. S'il n'avait pas chassé en aveugle, il n ' aurait pas tué sa femme. La mort de Procris résulte de la démarche des deux époux. La Fontaine a ainsi beucoup renforcé la cohérence du récit ovidien et il a montré comment la "légère croyance" - science sans prudence, science d'apparences, science insuffisamment qui interprète mal qui veut trop savoir ou se contente savoir ou produit douleur et erreur, la douleur entraînant 1!erreur, l'erreur entraînant la douleur, ceci, parfois, 926. Les Pensées, Fragment 44 (Lafuma). 927. Les Filles de Minée, (XII,28),vers 253-254. 928. 929. Ibid., vers"'262. Chez Ovide, le couple se réconcili e au premier épisode. Procris donne alors à Céphale le javelot et le ch i en Lélaps avec lequel i l chasse un monstre, et tue finalement - tout à f ai t par hasard - Procris. jusqu'à la mort. Sans jalousie, dans ce texte, il n'y aurait pas eu "légère croyance", mais, sans intervention d'autrui - celles d'Aurore et des voisins - il n'y aurait pas eu jalousie. Amoureuse éconduite, Aurore paraît abandonne l'amour avoir accepté son sort. Elle 1 ' amitié930, pour relâche Céphale, et fait cette promesse : "Je ne troublerai plus votre à ardeur ni la sienne". Un instant plus tard, son nouvel ami, elle annonce pourtant ceci : Un jour, cette Procris qui ne vit que pour vous Fera le désespoir de votre âme charmée931". Beau moyen de ne pas troubler ! Ce n'est pas tout : pour que Céphale puisse éprouver Procris, l'Aurore d'Ovide le métamorphosait, mais celle de La Fontaine suscite seulement une question : "N'est-ce point qu'elle m'est infidèle" ? Le pauvre jaloux doit quérir tout seul "la science des Mages". Aurore sait que sa question suffit pour déclencher l'envie d'une science, et singulièrement de cette science merveilleuse d'apparence, mais mal fondée, incapable de se critiquer, et qui fait choir dans les puits 932 . . . La "légère croyance" rend avide d'une telle science. 930. Ce passage par l1 ami t ié n'existe pas chez Ovide. La déesse indignée révèle l'avenir à Céphale, et le renvoie, furieuse, à celle qu1il aimait. 931 - Ibid., vers 194 et vers 196-197. 932. Voir Les Devineresses,(VIî,14), L'Astrologue qui se laisse tomber dans un puits, (11,13). La Fontaine introduit encore un changement dans le rôle d 1 Aurore. Chez Ovide, Procris donne à Céphale le javelot. Au livre XII, c1 est Aurore qui i 1 offre avant d 1 émettre son oracle : le choix du moment est tactiquement important. Aurore n' a pas besoin d'apprendre 11 ce que vaut 1f occasion933" . Donné après i1 oracle, le javelot aurait pu paraître suspect* Donné avant, il semble indépendant du malheur annoncé. La déesse lafontainienne sait son monde. Subtile, elle appâte Céphale. Elle 1'arme. Elle le laisse courir les Mages...- Que cherche -1 - elle ? La Fontaine ne le révèle pas. L'auteur doit-il tout dire ? On devine, en tout cas, que si 1 5 Aurore promettait i'amicié, c1 est comme certain Lion devant ses "chers amis 934" . Dans les Métamorphoses, après le premier épisode, on ne retrouve plus 15 Aurore. A la fin, Céphale survit à la mort de Procris, et c ' est lui qui raconte 1 ' histoire. Chez La Fontaine, au contraire, devant son malheur, Céphale pense se tuer : "Du même j avelot, il veut s ' ôter la vie935 ". Cette volonté entraîne la réapparition d'Aurore. On la comprend : si Céphale se tue, il lui échappe. Elle n ' aura rien gagné. Aussi "L ' Aurore et les Destins arrêtent cette envie936" . Si 1'infortuné mari, avec le temps, se consolait, cela offrirait des perspectives... Peine perdue ! L ? infortuné mari pleure touj ours. Il n1 y a décidément rien à faire avec cet homme. pour s'en délivrer, la déesse Par pitié, fait trancher ses jours par le sort. Comme elle ne 1'avait apparemment pas souhaité, 933. 934. 935. 936. ou échec Nicaise, Contes et nouvelles, I I I , vers 257. Les Animaux malades de la Peste, (VII, 1), vers 15. Les Fi lies de Minée, (XIÏ,28)# vers 265. Ibid. (XII, 28), vers 266. pour elle ! Aurore, ici, conserve le charme, la douceur apparente, la pitié, tout ce qui convient à son rôle traditionnel 937, mais La Fontaine laisse son lecteur tirer tou^s j "les raisonnements et conséquences938" . . . Son Aurore est beaucoup plus cohérente, et par là beaucoup plus cruelle que celle d'Ovide. "Le Papillon du Parnasse" ne peut pas ne pas penser les modifications qu'il introduit et le sens qu'elles pourraient prendre. Il sait que son lecteur, contrairement à Procris, peut lire sous les mots : son conte même -l'y invite. Ah, si Procris avait su lire sous les mots. . . Sous les dehors d'une amicale réconciliation, 1'Aurore lafontainienne mène jusqu'à 1'échec final une entreprise qui vise à son plaisir particulier, et qui est une entreprise de pouvoir. Logique de la Fourmi, dirons-nous.• Pour réussir, elle cherche à profiter de la "légère croyance" de celui qu'elle aime et qui ne 1'aime pas. Les voisins de Procris sont tout aussi suspects. "Maint voisin charitable entretient ses ennuis939" , écrit La Fontaine. Un tel vers, placé dans les Contes, aurait un sens fort clair940 . Leurs paroles, qui appuient tant sur la charité de leurs intentions, sonnent comme paroles d'hypocrite. 937. 938. On se souvient de sa présence dél icieuse dans Le Chat, la Belette et le Petit Lapin, (VII, 15), vers 5-6. Préface du premier recuei L des Fables, p.8 939. Chez Ovide, l'uni que accusateur, inconnu, "téméraire dénonciateur d'une faute imaginai re 940. La chari té est souvent suspecte chez La Fontaine. Chacun sai t le dernier vers de Le Rat qui s est reti ré du monde, (VII,3) ! : "Je suppose qu'un Moine est toujours charitable". Pensons aussi à la charité des soeurs dans L Abbesse : "Par chari té n'en 1 est-il point quelqu'une/ Pour lui montrer l"exemple et le chemin ? (Nouveaux contes, vers 104-105.) Profitez d1 un avis quf en passant on vous donne. L'intérêt qu'on y prend est ce vous obliger941" Qui ne croirait entendre Tartuffe, Arsinoë, les Frères de Catalogne, ou tel ou tel Ermite ? "0 papelards! qu'on se trompe à vos mines 942 !" La Fontaine rend clairement symétriques les deux premiers épisodes. Chez lui, les 11 charitables voisins", suscitant la jalousie, sont à Procris ce qu'Aurore est à ■Céphale. Pourquoi ne le seraient™ils pas jusque dans leurs avis ? Sans imposer cette lecture, La Fontaine laisse penser que les uns et les autres, en usant hypocritement de la "légère croyance" des amants, cherchent à les mener "à leur fantaisie943" . Notre fabuliste, dans-- un récit "qui n'y pensait guère944 " , introduit donc la problématique des relations de pouvoir. Au texte d'Ovide, qu'il a manifestement jugé peu cohérent, il ne' s'est pas contenté d'ajouter "quelques traits qui en relevassent le goût 945 , il a donné une cohérence nouvelle. Cette cohérence, il 1'a trouvée dans les hypocrisies parallèles d'Aurore et des voisins, qui sont tactiques de pouvoir. Chez lui, Aurore n'est pas simple amoureuse qui brusquement se venge, c'est éconduite une habile tacticienne qui prétend dominer Céphale. De même, l'inconnu d'Ovide a laissé place 941. ! Ces deux vers font songer aux derniers mots de l avertissement d'Arsinoë à Célimène. Madame, je vous crois l'âme trop raisonnable Pour ne pas prendre bien cet avis profi table, Et pour 8 l attribuer qu'aux mouvements secrets D'un zèle qui m'attache à tous vos intérêts. Molière, Le Misanthrope, (4,111). Trois des mots essentiels d'Ârsinoë (Avis, profitable^ 1 intérêts) s'entendent dans les propos des voisins- C est trop peu pour conclure à la filiation. C'est assez pour repérer 1 l identi té d'un ton. 5 Ermi te. Contes et nouvel les, II, vers 165. 942. L 943. Le Lion et le Moucheron,(11,9), vers 8. 944. Discours à M. 945. Préface du premier reçueil des Fables, p. 7. le duc de La Rochefoucauld,(VIII, 14), vers 17. à des hypocrites qui espèrent apparemment s'assurer de Procris. Ici, comme dans Psyché et, à un moindre titre, dans Adonis, La Fontaine tend à réinterpréter en termes de relations de pouvoir le récit antique. Dans Les Filles de Minée, il nous permet de lire ainsi la liaison entre "légère croyance" et logique Fourmi des relations de pouvoir. Jean-Pierre Collinet dans la note du vers 237 de Les Filles de Minée renvoie excellemment à une phrase de Psyché : "Les personnes qui sont en peine croient volontiers ce qu ' elles appréhendent 11. Psyché est en peine. Ses deux soeurs viennent de 1'informer que son mystérieux mari pourrait être un dragon : "Elles firent encore mille façons propres à augmenter la curiosité et l'inquiétude 946". Habile tactique de qui suit la logique de la Fourmi! Un moment, Psyché hésite à croire ce qu'on lui dit. C'est qu'elle accorde difficilement ses impressions aux images qu'on lui présente. Mais ces doutes, s'ils la torturent, ne peuvent la conduire à la vérité : elle s'interroge en effet sur l'idée qu'elle a de son mari, mais pas sur qui la pousse à s'interroger. L'inquiétude et la curiosité pour ce qu ' elle ne voit pas 1 ' aveuglent à ce qu ' elle pourrait voir : elle n ' enquête pas sur les motivations de ses soeurs et oublie les avertissements d ' Amour947. Aussi, finit-elle par prendre le poignard qui 946. 947. Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p.168. "Donnez-leur tout, puisque tout vous appartient. C'est assez pour moi que vous vous gardiez de les croire". Ibid., p. 162. doit le tuer. Double profit pour ses soeurs : "Leur bien premièrement, et puis le mal d1 autrui948". Ces deux "furies949", logique de la Fourmi, ont adeptes de la ainsi profité de la "légère croyance" de leur soeur pour se faire une "impitoyable joie950". Psyché confirme ici Les Filles de Minée. Nettement moins dramatiques pour la plupart, les Contes narrent souvent comment des naïfs se font dominer par qui sait employer leur "légère croyance". Songeons aux Rémois qui "croyant ville gagnée" se rendent chez leur voisine, et se retrouvent, après quelques tours, contraints d1observer comment son mari les fait indubitablement cocus... Songeons à certaine mère qui croit, malgré quelques hésitations, . que de sa fille "doit naître un pape" pourvu qu 1un ermite la touche... Songeons encore à André qui sait employer la naïveté de madame Guillaume et son envie d'un enfant bien formé. . . Les cas sont nombreux. Jean-Pierre Collinet a bien fait de ne pas les multiplier, et de privilégier Psyché. Dans sa note, pourtant, on aurait aimé voir Le Loup et le Renard. Deux raisons à cela : cette fable, d'abord, sans se limiter à 1'amour, 948. Le Singe et le Chat (IX,17), vers 12 et 13. 949. Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D.g p. 168. 950. L'Araignée et l Hirondelle, (X,6), vers 17. s - 357 place la problématique de la croyance sur le terrain bien plus vaste de la crainte et du désir ; cette fable, ensuite, fait dialoguer, à propos des questions qui nous occupent ici, Le Lion, le Singe et les Deux Anes et Le Paysan du Danube, la fable qui la précède et la fable qui la suit. Ces trois textes, lus ensemble, donnent une visioncomplexe du rôle de la croyance, légère ou pas, dans les relations de pouvoir. Entre deux fables ostensiblement politiques, Le Loup et le Renard ne paraît pas avoir sa place. 11 semble même faire obstacle à leurs rapports. Le Paysan du Danube, en montrant comment les dominants, aveugles à tout sauf à eux-mêmes, sont parfois terriblement injustes, complète en effet la leçon du Singe. Mais cette leçon paraît étrangère à 1 ' histoire de seaux - ou de sots951- qui la suit, et Le Paysan du Danube ne traite pas des apparences de fromage... "Apparence" pourtant figure au premier vers : Il ne faut point juger des gens sur l'apparence. En changeant un mot, n f aurait-on point. là une morale pour Le Loup et le Renard ? Cela donnerait : "Il ne faut point juger des choses sur l'apparence". Lisons plutôt La Fontaine. Un soir il (le Renard) aperçut La lune au fond d'un puits : 1'orbiculaire image Lui parut un ample fromage. Deux seaux alternativement Puisaient le liquide élément. Notre Renard, pressé par une faim canine, S'accommode en celui qu'au haut de la machine L'autre seau tenait suspendu. Voilà 1'animal descendu, Tiré d ' erreur952 . Le Renard fait erreur sur une chose alors que le Souriceau, les Grecs et les Romains font - ou ne font pas -"erreur" sur les gens. Quant au Loup, il se trompe simultanément sur les choses et 951. 952. "Le Loup fut un sot". Le Loup et le Renard, (XI,6), vers 41. Le Loup et le Renard, (XI,6), vers 1à-19. gens - : Il croit 358 - le Renard honnête et la lui e fromage953 . le Singe, qui sur les n5 a pas affaire A la fable précédente, aux choses, se montre plus lucide. Quand leçon complète, le roi des animaux le prie de dispenser une il préfère prudemment différer. Et notre Maître ès arts, qui n1 était pas un fat, Regardait ce Lion comme un terrible sire24 . 24Le Lion, le Singe et les Deux Anes,(XI,5), vers 73-74. - 250 - Si le Loup est un "sot", le Singe n'est pas un "fat". La différence ente "sot11 et "fat" aide à comprendre le passage d f une fable à 11autre. "Fat" nous paraît ici très proche du sens que lui donne Boileau dans la Satire IX : Et qui voyant un fat s'applaudir d'un ouvrage Où la droite raison trébuche à chaque page25 . Le fat est sot, mais d1 une sottise particulière. Il se trompe spécifiquement sur lui-même quand le sot se trompe indifféremment sur les choses, sur autrui, et sur lui-même : tous les fats sont des sots, mais tous les sots ne sont pas des fats. Aveuglé par son amour-propre, le fat croit être ce qus il désire être, et, quand il juge autrui, il le juge d1après la haute idée qu'il a de sa propre personne : il se hisse trop haut. Les Anes sont dans ce cas : s ' imaginant "surpasser Lambert956", ils applaudissent leurs pareils pour qu'on les applaudisse en retour. Chacun d'eux croyait faire 953. Nous retrouvons ici le double sens de croyance 956. Le Lion, le Singe et les Deux Anes, ( 957. Ibid., vers 57-58. XI,5), vers 53. En prisant ses pareils une fort bonne affaire 957 . Mauvaise affaire en réalité car ils sont ridicules. Le Singe ne peut se permettre pareille erreur sur soi. Grand danger s'il ignore qu5 un Singe n'est pas un Lion, s'il oublie que la demande royale, agréable, ne change pas ce qu'ils sont, s'il cède à 11 amour-propre. Heureusement, il se regarde, "regarde958", et, par là, se garde. Leçon : pour éviter le ridicule ou la" mort, limitons 11 amour-propre qui fait mal juger de ce que 11 on vaut. Avec Le Loup et le Renard, La Fontaine faut passer de la fatuité, forme particulière de sottise, à la sottise en général. Le Loup et le Renard ne se trompent pas sur eux-mêmes, mais sur une apparence de fromage et, pour Le Loup, sur le Renard. D'une fable à l'autre, le regard change de direction. Dans celle du Singe, il porte d' abord sur soi et, ensuite, sur autrui. Dans celle du Renard et du Loup, il porte sur le monde, directement d'abord, indirectement ensuite à travers les yeux d ' autrui. Dans Le Paysan 25Boileau, Satire IX, vers 151-152. 958. Au vers 74, "regarder" est aussi à prendre au sens premier. - 360 - du Danube, enfin, le j eu des regards se complexifie : regard des Romains sur eux-mêmes , regard des Romains sur le Paysan, regard du Paysan sur les Romains qui modifie leur regard sur eux-mêmes et leur regard sur les gens du Danube. . . On dirait que La Fontaine à voulu avancer par complexités croissantes, comme si chaque fable constituait un palier, duquel on peut mieux penser la précédente, et préparer la réflexion pour les problèmes ultérieurs. Relativement aux cinquième et septième fables, la fonction des derniers vers de la sixième peut désormais s 5 apercevoir : Ne nous en moquons point : nous nous laissons séduire Sur aussi peu de fondement ; .Et chacun croit fort aisément Ce qu'il craint et ce qu'il désire. A la question de savoir pourquoi, très souvent, on se trompe sur soi, sur autrui, sur les choses, ces vers proposent une réponse qui intègre et dépasse celle de la cinquième fable (1'amour-propre), et jette un jour original sur les relations entre les peuples, et, particulièrement, entre les peuples dominants et les peuples dominés, ce dont traite la septième fable. Les deux Anes croient "fort aisément" valoir ce qu'ils désirent valoir (Lambert). Le Singe, au contraire, ne croit pas "fort aisément" ce qu'il désire peut-être (qu'il gagnera à enseigner le Lion959. Quant aux Romains, ils croient que les Danubiens, qu'ils dominent, sont ce qu'il craignent, mais aussi ce qu'ils désirent... Ils désirent et ils craignent que ce ne soient pas des hommes comme eux, des hommes qui savent parler. Ils les réduisent à ne "converser qu'avec des ours affreux" parce qu'ils ont fini par croire que ce sont effectivement des Ours, voire "des Ours mal léchés960". Le Paysan du Danube, cependant, parce qu'il accepte librement la mort, renonce à la crainte et au désir. Il ne demande rien. Il ne craint 959. 5 C'était, probablement, l ambition de La fontaine. On peut aisément" ce qu1 i l craint (que le Lion est un terrible aurait liquidé le Singe. Après tout, les Romains ne tuent 960. Le Paysan du Danube, (XI,7), vers 13. aussi penser que le Singe croit "fort sire). Rien ne démontre que le Lion pas le Paysan du Danube. rien. Dès lors, il échappe à la croyance aisée, ou pour reprendre l'expression des Filles de Minée, à la "légère croyance", et il peut s'avancer devant les Romains, leur dire ce qu'ils sont, ce qu'il est, et les arracher, presque miraculeusement, à leur croyance première. Cela ne signifie pas qu'il les arrache à la croyance : il les fait passer d'une légère croyance à une. croyance plus fondée : On le créa Patrice ; et ce fut la vengeance Qu'on crut qu'un tel discours méritait961 La leçon de Le trois fables, parmi Loup et mais, le Renard court comme c'est donc dans leçon les courante les fables, fable, elle ne suffit pas à singulariser ces trois-là. cependant, Nous devons Renard ne se limite pas à sa morale lire complètement Le Une explicitée. Loup et Le pour \,,..,/ comprendre sa position, éclairer 1 s attitude du Paysan du Danube, pénétrer la problématique de la croyance, et, ainsi, mieux saisir comment le dominant, dans la logique de la Fourmi, profite de la "légère croyance". La Fontaine est maître ès transitions, mais dans Le Loup et le Renard les deux principales parties paraissent étonnamment hétérogènes. Si le récit et la morale s'accordent, on a du mal à saisir pourquoi le fabuliste consacre les huit premiers vers à prétendre, contrairement à Esope, que le Loup vaut le Renard962 . Je crois qu' il en sait plus, et j1 oserais peut-être Avec 961. Le Paysan du Danube, (Xi,7),vers 88-89. 962. Henri Régnier dans son édition des fables s'en étonne : "î L paraît quelque peu singulier que l'idée de ce préambule en faveur du Loup lui soit venue en tête d'une fable où, à la suite, il - 362 - quelque raison contredire mon maître96-5. Cela est bel est bon, mais le récit qui suit, justement, semble montrer le contraire. La Fontaine d'ailleurs le souligne : Voici pourtant un cas où tout 11 honneur échut A l'hôte des terriers964 . Les premiers vers ne seraient-ils qu'un inutile parler "tortu965" ? Le penser reviendrait à conclure sans lire. Ces vers, en effet, ne se contentent pas d'opposer le Renard et le Loup. Ce débat en implique un autre, beaucoup plus fondamental, sur la certitude et la croyance. Esope "accorde un point" au Renard. La Fontaine, parlant du Loup, répond "Je crois qu'il en sait plus 966". "Je crois", c'est-à-dire, je tiens pour vrai mais cette vérité n'est pas certaine. La fable qui suit montre d'ailleurs que le Loup n'en sait pas toujours plus que le Renard : il est même parfois fort en dessous de lui... Cette fable, qu'ignore Esope967, ne démontre pas pour autant la vérité de ses idées. Quand même Esope l'aurait racontée, il aurait simplement renforcé son affirmation de "quelque raison 968". - 253 - Or, La Fontaine "cherche la raison969". Entendons-nous : "la raison", ce n'est pas "quelque raison"; ce n'est une est vrai d'une grossière illusion, "tout l'honneur échoit" encore au Renard". Hachette, 1885, p.133.. Le Loup et le Renard (Kl,6), vers 7-8. 964. Ibid., vers'9-10. 965. "Veut-on que j 8 a i11e droit quand y va tortu15 ? L'Ecrevisse et sa fille, (X,10), vers22. 963. 966. Le Loup et le Renard,(XI,6), vers 7. 967. On la rencontre dans le Roman de Renart, mais Jean-Pierre Collinet pense que La fontaine l a plutôt lue dans les Apologi Phaedri 1 i de Jacques Régnier 968. Le Loup et le Renard, (XI,6), vers 8. certaine raison, parmi d5 autres possibles, qui donnerait de la vraisemblance. "La raison", c'est ce qui rend certain. La Fontaine sait bien qu'Esope signale de nombreux "cas 970" où le Renard agit avec "matoiserie" . Comme pour faire bonne mesure, il en ajoute un. Mais des "cas" même nombreux ne suffisent pas pour établir une certitude. Leur multiplicité ne constitue pas "la raison" que cherche La Fontaine et qu'il ne "trouve" point. Cet échec ne démontre pas qu'Esope se trompe quant à l'excellence du Renard. De cette idée, on peut débattre. La faute d'Esope n'est pas là. Sa faute, c'est de présenter pour certaine une vérité qui est, au mieux, probable. Il croit, mais il ne sait pas. Quand même sa croyance apparaîtrait exacte, après découverte de "la raison", il aurait tort d'avoir confondu certitude et croyance, savoir excellent et savoir relatif. Or, qui ignore qu'il croit, croit "fort aisément971 " , ou si 1 ' on préfère croit "à la légère97"?, '\J La Fontaine lui-même, ne prétend pas savoir avec certitude. Il n'affirme qu'une vérité probable : "Je crois qu'il en sait plus"... Seulement, il sait qu'il croit : s'il ne possède pas "la raison" qui rendrait son affirmation incontestable, il en sait assez pour la juger probablement vraie. 970. ibid., vers 9. 971. ibid., vers 46. 972. Dans Le Renard et le Bouc,CIII,5), fable la plus proche, par le "cas", de Le Loup et le Renard, le Renard dit, justement, au Bouc : Si le ciel t-eût, dit-il, donné par excellence Autant de jugement que de barbe au menton, Tu n'aurais pas à la légère Descendu dans ce puits. (Vers 24-27). Trois formes de savoir apparaissent ainsi : le savoir certain, la croyance fondée sur "quelque raison", la "légère croyance"* Pour la tradition philosophique, la croyance est, le plus souvent objet d1anathèmes. Chez Platon, elle est du côté de l f opinion, du savoir incertain, sans valeur, opposé à l'idée. Chez Descartes, la croyance, comme 11 écrit P. Fontaine, "est rapportée à une expérience fondamentale de passivité, de 1 ' être-trompé973" . En toute chose, Descartes veut chercher la raison, et non quelque raison probable. Il veut penser comme un géomètre. Le Renard, cependant, en sait-il plus ou moins que le Loup ? "Quelque raison" pousse La Fontaine à croire que le Loup en sait plus, mais la fable qu'il raconte. et l'autorité du Maître, conduisent à croire le contraire. Comment conclure avec certitude ? Comment être géomètre ? Impossible de déduire la réponse d'un principe. D'ailleurs, l'expérience et * la tradition liccéraire apportent des témoignages contradictoires. Faut-il alors renoncer à tout avis sur la valeur comparée du Loup et du Renard ? Si l'on prend cette voie, on rejoindra finalement le scepticisme tant combattu, mais fort différemment, par Descartes et Pascal. La Fontaine, comme eux, refuse le scepticisme, et raisonne ici comme Pascal, contre Descartes, mais dans une tout autre perspective que l'auteur des Pensées. 973. Article Croyance, D i ct i onna i re de Ph ilosoph i e. - 365 Quand Pascal fait de la - métaphysique, La Fontaine fait de la physique : il est question chez lui de poids, de poulies, de cordes, de reflets, d'illusions et d'appétits * Dans Le Loup et le Renard, le premier débat qu 1 il propose est pur débat de fabulistes. Esope et la Fontaine, par delà les temps et les textes, s'entretiennent des valeurs respectives du Loup et du Renard, mais conclure ne les presse pas. Trouver "la raison" n ' a rien d'urgent. Devant le problème proposé, affirmer qu'on ne sait rien ne fait courir aucun danger. En ce cas, il est possible de rester sceptique, mais un tel débat, désintéressé, qu' on peut ne pas conclure, et qui se mène entre gens de bonne compagnie, ne prouve pas qu'on peut toujours vivre en sceptique. Une conversation entre fabulistes peut se développer à l'infini, mais les êtres, le plus souvent, doivent décider dans l'urgence, et croire sans chercher "la raison". Un exemple : quand vous êtes "pressé par une faim canine", quand vous voyez au fond d? un puits quelque chose qui ressemble à un fromage, vous devez nécessairement, et très vite, prendre une décision : fromage, ou pas fromage. "Vous êtes embarqué. prendrez vous donc974 " Lequel :: ? Tant que vous êtes en haut du puits, en principe, vous pouvez tout vérifier. Vous pouvez regarder le ciel, analyser, déduire. Vous approcherez ainsi de la certitude. Si vous la voulez pourtant, il vous 974. Pascal : Les Pensées, (Lafuma 418) faudra aller au fond du puits, ftâtjer 1 ' eau, autre procédé. . . ou inventer quelque A force d ? efforts et de réflexion, vous trouverez sûrement ."la raison" qui vous permettra d 1 affirmer, avec un cartésien : "ceci n' est pas un fromage". Mais la faim presse, la mort approche. Tout vérification est longue, et, avant d'avoir complètement raisonné, vous serez peut-être mort. Quand on "crie famine975", "il faut parier976". Cela ne signifie pas que Le Loup et le Renard sont sages. Avant de descendre, ils auraient pu un peu considérer l'occasion, chercher "quelque raison". Quand Pascal propose au libertin de parier, il lui indique en quelques mots le meilleur choix ; le pari n 5 est pas sûr, mais les choses ne sont pas égales. Cela vaut la peine de réfléchir. Un peu plus de poids d'un côté et, pratiquement, le seau tombe tout a. fait au fond du puits. Quelque raison de plus sur croix ou pile, et le choix s'impose... Si Le Renard avait détourné un instant son regard, vers la lune, 'il aurait pu croire, avec quelque raison, que l'apparence de fromage dans le puits était un reflet. De même, s'il avait analysé un peu le système, il aurait pu prévoir la difficulté de remonter. Il n'aurait pas gagné une absolue certitude, mais ce peu de pensée dans le seau (ou le sot) lui aurait évité de descendre... La distance entre la certitude de ce qu'il aurait exposé ( sa vie) et l'extrême incertitude de ce qu'il aurait gagné ( le fromage) l'aurait sûrement convaincu de ne pas risquer d ' être "fort en peine977". 975. la Ci gale et la Fourmi f(1,1), vers 7. 976. Pascal : Les Pensées, (Lafuma, 418). 977. Le Loup et le Renard,(XI,6), vers 19. Le Loup, de même, aurait pu considérer la position du Renard, ses intérêts, sa nature et la lune. Il aurait alors pu croire, avec quelque raison, que 11 1 1 hôte des terriers" lui faisait "tour plein de matoiserie11. La Fontaine ne reproche pas au Loup et au Renard, et par eux, à nous-mêmes, et enfin, plus subtilement, à Esope, de croire, mais de croire "à la légère". Esope croit "fort aisément" pouvoir affirmer que le Renard vaut mieux que le Loup, mais La Fontaine, matois, le rapproche de ces deux animaux. Il le montre même plus fautif qu'eux puisque, libre de désir et de crainte, ce fabuliste aurait pu réserver son jugement, le présenter comme simple croyance, et chercher à mieux - 256 - le fonder par "quelque raison". Dans cette affaire, malgré sa "sagesse978", le maître ès fables fut un peu "fat". La Fontaine, quant à lui, ne croit qu'avec "quelque raison"'. Il est à Esope ce qu'un Loup, qui n'aurait pas voulu se laisser séduire, aurait pu êcre au Renard : Il cherche la raison, il s'interroge : "Mais d'où vient qu5 au Renard Esope accorde un point" ? Mais d'où vient qu'au fromage un Renard me convie ? Question posée par La Fontaine, question oubliée par le Loup : la cohérence de la I fable commence à apparaître. Si nous sommes Loup, ne croyons pas "à la légère " le Renard; si nous sommes Renard, ne croyons pas "à la légère" ce que nous voyons ; si nous sommes Esope, ne croyons pas "à la légère" que nous savons avec certitude ; si nous sommes maîtres. La Fontaine ne croyons pas Si simultanément, tirons, \ nous sommes Renard, de tout cela, pas de - ne pas 368 croire. nous-mêmes, oublions que nous puits, et sans et La Fontaine, Renard, Le pas nous le pas ne quand nous Il ne raison", sommes vite plus ridicules que le Loup et le Renard, Loup, croire. trouvons pas nous pouvons croire, "quelque croyons, I - la raison qui permettrait la certitude, croyons c'est -à -dire Esope, peuvent ne La Fontaine, si nous nos les raisonnements et les conséquences". pressés, j "embarqués", Esope, lecteurs, Loup, 978. Testament expliqué par Esope(II, 20), vers 1-4. ne ! s'agit "à la légère" mais, si au nous fond du quand la crainte ou le désir ne nous excusent pas. La certitude est relativement rare, mais pas toujours impossible. On peut d'abord être certain de soi, dans l'instant, et pour ce qui ne dépend que de soi : quand le Paysan du Danube accepte de mourir979, son acceptation est, pour lui, certaine. La certitude peut exister aussi en géométrie : La Fontaine ne prétend nulle part que les géomètres de Descartes sont incapables d'un savoir certain. Au demeurant, il ne s'aventure pas sur leur terrain car il se soucie moins d'enchaîner rigoureusement des abstractions que de connaître le monde. Entreprise difficile, jamais .achevée : "On ne peut connaître parfaitement la moindre chose qui soit au monde 980 . La Fontaine récuse pourtant le scepticisme ordinaire : "Quand 1 ' eau 979. "Je finis. Punissez de mort 980. Une plainte un peu peu trop sincère. Le Paysan du Danube (XI, 7) Avertissement des Ouvrages de prose et de poésie des Sieurs de Maucroix et de La Fontaine, 981. Un animal dans la lune, (VII,18), vers 30. O.P., p. 653. - 369 - courbe un bâton, ma raison redresse981 " le L' homme qui veut utiliser sa raison peut obtenir des certitudes sur le monde, mais le monde, pour La Fontaine, ressemble rarement à des bâtons dans 11 eau (cas d'école), ou même à des bâtons flottants982 . Pour lui, les "longs replis983, les' chemins "tortus984", les "labyrinthes985" sont plus nombreux que les lignes droites, et c'est sur eux, et par eux, qu'il pense, qu'il rêve et qu'il agit986. Si La Fontaine admet les m^de^e^_ science premiers fait même représentation du monde et la commencent s'établir, au XVIIème à profondément la siens sensibilité, précédent, r les \ (Çni des quand les le rée organiser : il est résultats conceptions mathématiques l^je^ la le " défenseur, la scientifique, qui méthode siècle, encore de ne proche, au physiques n'étaient ître . La sont pas moins par du pas siècle un modèle découverte inguinale s t une découverte comme il les aime du : Rendons grâce au hasard. Cent machines sur l'onde Promenaient l'avarice en tous les coins du monde : L'or entouré d'écueils avait des poursuivants ; Nos mains i1 allaient chercher au sein de sa patrie Le quina vint s!offrir à nous en même temps . Dans cette affaire, point de méthode. Point de théorie : 'Ion ne sait pas vraiment pourquoi le Quinquina guérit, mais ._,:J 982. Voir Le Chameau et les Bâtons flottants (ÏV,1Q) 983. Adonis, O.D., p. 8. 984. L'Ecrevisse et sa Fille, 985. Démocrite et les Abdéritains, (VI11,16), vers 34. 986. Quand il trouve un bâton, il cherche même courbes et labyrinthes. A Richelieu, il éprouve a i ns i un implacable ennui devant ( X I 1,10), vers 22. l'unique et droite rue. J'ai di t la rue, et j'ai bien dit; Car elle est seule et des plus droites : Que Dieu lui donne le crédit De se voi r un jour des cadettes. Relation d'un voyage de Paris en L i mous i n, 0. D., p. 551. 987. Poème du Quinquina, O.D., p. 75. on est certain qu1 il guérit. Les hommes ont su saisir une occasion, et du mal est sorti un bien988. Chez La Fontaine - on 11 entend dans ces vers - le monde rime à 15 onde, mais cet écho à la rime, discret, poétique, ne signifie pas que le monde soit confus : 11 onde diverge, est diverse, mais elle est claire» Point d'insaisissable brouillard. d 1eau Point trouble. Point d f agitation qui empêche radicalement la vue. On ne doit donc pas exagérément rapprocher la vision lafontainienne de la pensée de Montaigne pour lequel : "Le monde n'est qu'une branloire pêrenne. Toutes les choses y branlent sans cesse : la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d'Egypte, et du branle public et du leur. La constance 988. On sait que le XVIème reféchit beaucoup sur ces passages du mal au bien du bien au mal. Dans Roméo et Juliette, par exemple, frère Laurent déclare qu'"il n'est rien/ De si vil sur la terre qui ne procure/ A la terre un bienfait spécial.1'... (Roméo et Juliette, Shakespeare, traduction d'Yves Bonnefoy, Gallimard 989. 1985, collection Folio, p. 79. Montaigne, Essais, (III, 2) 990. La Fontaine a décrit la Loire à Orléans, et il dit mervei l leusement, par une évocation à la Ruysdael, tout ce que nous tentons maladroitement de formuler : "L'horizon, très beau de tous les côtés, et borné comme il le doit être. Si bien que cette rivière étant basse à proportion, ses eaux fort claires, son cours sans replis, on dirait que c'est un canal. De chaque côté du pont on voit continuellement des barques qui vont à voiles : les unes montent, les autres descendent ; et s comme le bord n'est pas si grand qu' à Paris, rien n'empêche qu on ne les distingue toutes : on les compte, on remarque en quelle distance elles sont les unes des autres ""';"]c'est ce qui fait une de ses beautés : en effet , ce serait dommage qu'une eau si pure fût '""entièrement couverte par des bateaux". Relation d'un voyage de Paris en Limousin, O.D., p.540. même n'est autre chose qu'un branle plus languissant. Je ne puis assurer mon objet. Il va trouble et chancelant, d'une ivresse naturelle 989"... Sur ce "passage" permanent du monde, Montaigne fonde son scepticisme, mais chez La Fontaine, et jusque dans les gravures de Chauveau, le dessin du monde est net. Les horizons, même lointains, apparaissent clairement990. Même s'il bouge, même s'il flotte dans des fluides, on peut, dans une large mesure, savoirregarder CO M M E 11991, CHA RLES distingue fort bien , "assurer son objet", OU 11 dans COMME certain 15 onde992", sont QUI les divers poissons. DA NS LE LOUP E T puits, HERON à condition de L E Renard, parfaitement L A L U N E , L E P U I T S distincts , L ' E A U DU et pratiquement immobiles. Si le système des seaux est bien une "branloire", dans ces nuits de lune OU rôdent les affamés, cosmique est prévisible, ,^JJE ordonné, pensable le changement : temps qui touj ours marche avait pendant deux nuits jfechancré selon 1'ordinaire '""be 11 astre au front d ' argent la face circulaire26 . L ' élément déterminant, ce n ' est pas que la lune bouge, c ' est que Loup et Renard sont pressés. Impossible pour eux 27 de se payer le luxe du scepticisme (ne rien décider) , d ' une recherche méthodique (ils n ' en ont pas le temps) , ou de prétendre se débarrasser du désir28 : il ' ne leur reste donc qu'à croire. Pour La Fontaine, au terme du onzième livre, 1'opposition fondamentale ne se situe pas, comme pour la tradition 991. Voir Un animal dans la lune, (VII, 18). 992. Le Héron, (VII, 4), vers 4. qui mène connaissance à Descartes, certaine ~" philosophique entre opinion996, mais entre connaissance la plus probable et connaissance la moins probable» Sous l 1 "astre au front d1 argent997", dans le monde sublunaire dont traite presque exclusivement son oeuvre, les vivants, puisqu 1 " il faut vivre998", utilisent nécessairement un savoir imparfait. 11 doivent parier, non 26Le Loup et le Renard, (XI,6), vers 26-28. 27I Is ne peuvent pas, comme Socrate et Platon laisser ouverte la discussion : "Ce n'était donc pas une chose indigne ni de Socrate ni 1 de Platon, de chercher toujours, quoique iIs eussent peu d espérance de ri en trouver qui les satisfît enti èrement. Leur modestie les a 8 empêchés de décider dans cet abîme de di ffîcultés presque inépuisables". Devant le puits, l urgence force Loup et Renard à décider, même s'ils ne peuvent "connaître parfaitement" ce qui paraît au fond du puî ts. ( Averti ssement des Ouvrages de prose et de poés i e des sieurs de Maucroix et de La Fontaine, O.D., p.653. ) / ' ' I ?/ ' " \ 28La Fontaine montre partout l ' împossîbi l î té, et plus encore, l ' îmbéçî Ci té de vou loir, en "indiscret stoïci en"(Le Philosophe Scythe, XI1 ,20,vers 30) tuer le désî r .T Pensons aux fils de frère Philîppe qui n'a "aucuns désî rs, aucun amour"(Les Oi es de frère Philippe, vers 93. ) et devî ent presque idiot. Qui tuerai t le dés î r vî vrai t, au mieux, une "félici té languissante" comme le di t Psyché aux filles 3 du vîeîllard : "Cette félici té languissante n'est pas une chose si souhaitable que votre père se l imagine z les phi l osoph es la cherchent avec un grand soin, les morts la trouvent sans nul le peine". Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 208. 1 1 est aussi impossible, et peut-être aussi îmbécîle, de vouloir tuer la crainte : Et la peur se corrige-t-elle ? Je crois même qu'en bonne foi Les hommes ont peur comme moi. Ainsi raisonnai t notre Lièvre. Le Lièvre et les Grenouilles,(1 1 ,14), vers 12-15. comme chez Pascal, sur le transcendant, mais sur l f ici-bas, voire le très bas, les puits. La difficulté, pour Dieu comme pour les fromages," est de parier avec des chances maximales de gagner. On ne parie jamais sans risque, mais on peut le. minimiser. Mieux même, à partir d1un certain point, comme le montre Pascal au libertin, le risque, pratiquement, est nul. Une telle pensée par degrés et renversements, apparaît chez La Fontaine, et particulièrement - ce n'est point hasard- dans les fables qui nous occupent, presque les dernières du Second Recueil de 1678. Voici comment raisonne le Singe : C'est beaucoup de pouvoir modérer cet amour. . """"tPar là, votre personne auguste N5 admettra jamais rien en soi î)e ridicule ni d1 injuste999 . Inutile (sans doute impossible) d5 éliminer tout 11 amour-propre, mais un certain degré de modération suffit pour que tout 996. se renverse d5 un point : de vue de créature limitée, 1 De Platon, La Fontaine ne retient pas les théories mais l art l î ttéraire et la méthode de recherche, L'Avertissement des Ouvrages de prose et de poésie, des Sieurs de Maucroix et de La Fontaine, qui analyse, pour une large part, le "secret de plaire" chez 3 Platon, complète les préfaces des Fables, des Contes et de Psyché, et les fragments d un art poétique dispersé dans ces oeuvres, La c r i t î que a trop néglîgé ce texte capi tal. 997. Le Loup et le Renard, (XI,6), vers 28. 998. Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 205. 999. Le Lion, le Singe et les Deux Anes,(XI,5), vers 16-19. - 373 - le risque d'être ridicule ou injuste peut alors être considéré comme nul : "votre personne auguste n'admettra jamais". « . Si "11 hôte des terriers" atteint un degré nécessaire de connaissance (savoir relier lune et fromage) # il ne. descend pas au puits, mais, dès quf il est dans le seau, il est un "sot". Un degré de plus ou de moins change tout. Le clinamen luCrèhien : un petit rien suffit, v un infime ,,,y écart, pour que l'univers existe. Presque rien, et voici tout. Cet écart mimimum, c'est la différence entre la "légère croyance" -et la croyance "avec quelque raison1000". Pareilles en un certain degré, elles sont l'une et l'autre des sciences incomplètes, mais ce "quelque raison1001", d'air presque modeste, change tout quant à leurs effets. La distinction n'est pas théorique. Dans le monde des cas, le monde où rodent Loup et Renard, ce monde où l'on doit 1000. La Fontaine raisonne ici comme dans Le Discours à Mme de La Sablière (Vers 203-237), quand îl transforme la simple opposition, extérieure, très apparente, et surtout du tout au tout, entre machine animale et raison humaine en une opposition intérieure, "étrange" (vers 230), et par "degrés"( vers 225) entre deux sortes d'âme. Pour lui, un certain degré de jugement dans le Singe n'empêche pas qu'il ne fasse jamais "le moindre argument"(vers 217), mais l'homme a le degré suf f i sant pour penser /"/ cordpjlélément. Il est ainsi frappant que, dans deux débats qui l•opposent au cartésianisme, La Fontaine raisonne par degrés et renversements. U1001. Dans Le Loup et le Renard, La Fontaine n'explici te pas ce "quelque raison". On di rai t qu'îl se dérobe quand î l devrai t, comme dans Le Discours à Mme de La Sablière, fonder son affi rmatîon sur des exemples et des analyses. Lecteurs, nous pouvons nous juger déçus... Séduîts par le débat qu'ouvraient les premiers vers, si nous avons voulu nous y enfoncer, nous vo i c î au fond du puîts. Sous ce "quelque raison", nous ne trouvons aucune raison. Ces mots brîllaient, mais sans "fondement". Pure "apparen ce", comme un reflet de lune. Cette déception înstruit : nous qui passons par les Fables, pressés, peut-être avides, ne nous laissons pas tromper aux premiers 8 mots ! "Quelque raison" est une amorce et l absence de quelque raison un indicateur de lecture. A lî re ainsi, on aperçoî t que la comparaison entre Loup et Renard est secondai re. ïnutile de donner longuement ce "quelque raison". La Fontaine à autre chose à fai re, mais cette comparisbn, - transition vers le "cas", et exemple - lui permet d'îllustrer l'essentiel : même si, dans un débat, la certitude est inaccessible, on peut, sans s ' appuyer sur l'argument d'autorî té, et sans affi rmer gratuî tement, sdutenî r une posi tion. Fuyons donc le scepticisme, osons croi re, et même, "contredî re notre maître" avec "quelque rai son", grâce à ce mimimum nécessaî re, ce presque ri en qui change tout. - 3 74 - constamment croire, raison" pour éviter risques il suffit complètement, parfois comme de le "quelque Singe, les que font courir les dominants. Qui croit "à la légère" leur offre une prise facile, mais on peut réduire, par un renversement de perspective, par le rire sur soi, par la critique des maîtres1002 , cette légèreté qui fait tomber au puits. Après sa victoire, le Renard n'affiche pas sa joie. Pas un mot. A peine "reguindé1003", il disparaît du texte, sans rire, et c5 est La Fontaine qui, se détournant du Loup, nous parle, et se parle, nous enseignant et s'enseignant lui-même. En cette affaire, Maître Renard semble ignorer la logique de la Fourmi. Il est vrai qu'il aurait mauvaise grâce à rire du Loup après avoir été aussi sot que lui! On dirait qu'il ne songe Ici qu'à "défendre sa vie" sans "attaquer celle d' autrui1004" . S ' il séduit, s ' il fait agir le Loup "à sa f antaisie 10Cb ", il ne veut pas 1 ' humilier. Un tel silence n ' est pas dans les moeurs du Renard. Bouc, laissé au fond d'un trou, eut Un 1'occasion d'entendre une atroce leçon : ^ \ _ Le Renard "Vous lui fait un beau sermon vi<5 ) """jpour 1 ' exhorter à j3»a/ patience. """"Si le Ciel t-eût, 'dit-il, donné par excellence Autant de jugement que de barbe au mento^ Tu n'aurais pas à la légère Descendu dans ce puits. Or adieu, j'en suis hors ; Tâche de t-en tirer, et fais tous tes efforts ; Car, pour moi, j'ai certaine affaire Qui ne me permet pas d'arrêter en chemin. En toute chose il faut considérer la fin1006" . 1002. "Mon Maître" ou "Maître Renard*'. Dans Le Paysan 1003. Le Loup et le Renard, (XI,6), vers 43. 1004. Ibid. , vers 4 et 5. 1005. Le Lion et le Moucheron,(II,9), vers 8. 1006. Le Renard et le Bouc, (111,5), vers 22-31 . du Danube : "Quel droit vous a rendukipaîtres'% de l'univers", (vers 41)'""""^''^' v ~-A ' • f: .wJU. ........i 'T^J U /'\ / Quand il délecte s1 empare d5 un aussi de la leçon qu? il donne fromage, le Renard se : Mon bon Monsieur, Apprenez que tout flatteur Vit aux dépens de celui qui 13 écoute. Cette leçon vaut bien un fromage sans doute29. Pour tout lecteur des Fables, Le Loup et le Renard, invinciblement, ramène à ces fables du premier Recueil, qui sont aussi affaire de haut, de bas, de fromages, et de paroles matoises. Maître 'Renard y triomphait"ostensiblement dans les mots, comme dans les faits. Au livre XI, il ne pourrait que se répéter - effet esthétiquement déplorable -alors que son silence, où résonnent encore les 11 leçons" anciennes, est plus cruel que tout discours : le Loup reste seul, la nuit, à au fond du puits, mourir, sous le sans fromage, silence du dans condamné Renard et de la ....................................................... lune1008 . Victime de sa "légère croyance" et des intentions du Renard, qui aurait pu, tout aussi bien, le remonter, il ne peut que se réciter les leçons qu'en d'autres cas, le maître fourbe infligeait lui-même1009 , * Ce / qui du Renard, et le commentaire "le "rep ouvre, 4 silence1010 témoignent que, dans cette fable, comme dans /belles sur qui 1'encadrent, la réflexion porte moins le. dominant que sur la sottise ou la prudenc^ 29Le Corbeau et le Renard, (1,2), vers 13-16. réel ouv 1008. La Fontaine, nous Pascal au pourtant, laissons : Loup, s'il nous ne le séduire1'... se vante, sommes laisse pas là. je 1'abaisse...(Pensées, La Fontaine, plus le Loup, loups. au Il Le repêche bas, qui remonte, "Ne : ou 130(Lafuma)" veut ouvri r nous plutôt, Si en nous l'esprit, moquons nous nous întrui point descendons. re, croyons et : nous Pensons plai à supérieurs re, ne suit pas lâ 1og î que de la Fourmi... ""™"TQf)9. Cette intériorisation, La Fontaine la souhaîte pour son lecteur, et pour lui-même : "Ne nous en moquons point : nous nous laissons séduire"... \ • 1010. Dans son édî tion des i * X j Fables (Hachette, 1885, p.136), Régnier î nd î que que dans le Roman de Renart et dans Renart le contrefait, en pareî1 le posî tî on, Renard/ée)raille. / - 3 76 - potentiel. L1 accent est ainsi mis sur le Singe qui évite les possibles effets de la cruauté du Lion, et sur le Paysan du Danube qui, par son courage et son talent, par son refus de croire que la mort est pire que toutes les humiliations, détourne les Romains de leur rapacité. La sixième fable, quant à elle, montre l'habileté, bien connue, du Renard, mais n' en fait pas un triomphateur : son objet est la sottise commune au Renard, au Loup, peut-être au lecteur, voire au fabuliste, qui les amène, ou peut les amener, à se laisser dominer, quand ils ont cru ou croient "à la légère" une apparence, un trompeur ou leur "maître". "Quelque raison" suffirait pour éviter pratiquement les calamités (le Singe ne meurt pas) , mais la crainte et le désir s ' y opposent, et l'intérêt du dominant, dans la logique de la Fourmi, n'est pas d'aider à y voir clair. Ce dominant profite1011 au mieux de la "légère croyance " , mais il ne la crée pas : n ' importe qui, à 1'occasion, peut croire "à la légère". C'est souvent du hasard que naît 1 ' opinion 1012. Esope lui-même s ' y laisse prendre. Et le Renard ! "Autant les sages que les fous1013 I Un fabuliste, le Loup, le Renard, enfin tous, les amoureux plus que tout autre. . . Et 1 ' on n ' a pas besoin de dominants pour cela ! Témoin le Renard qui se fait prendre tout seul. Témoin qui affirme sans qu'on sache pourquoi. Esope C ' est que dans le monde sublunaire, les êtres vivants doivent croire, et qu f ils croient 1011. "Profite" et non "utilise" : le dominant selon la Fourmi cherche son avantage exclusif. C'est le sens de "Profit" dans Le Sin ge et le Chat (IX,17): "Nos galands y voyaient double profit à f ai re/ Leur bien premièrement et puis le mal d'autrui ". Nous montrerons dans la partie suivante que le dominant selon Oronte peut utilîser la légère croyance d'autrui afin de l 'en défai re... Dessein de fabuli ste. 1012. Les Devineresses, (VII,14), vers 1. 1013. La Laitière et le Pot au lait, (VI1,9), vers 33. - 377 - "fort aisément" dès qu'ils craignent et qu'ils désirent. Comme le désir et la crainte sont nécessaires pour vivre, la "légère croyance" "fut et se sera toujours1014". Le dominant profite donc des limites et de la condition des êtres vivants, pressés par le besoin, y j gris par le temps, pleins de désir et de crainte, ./ .;::::*::f incapables, presque toujours, de """"connaître parfaitement la moindre chose qui soit au monde' - 263 ID - S'il ne crée pas la 'légère croyance", le dominant la suscite et la nourrit pourtant. Il ne reste généralement pas inactif. Il désigne au regard une apparence de fromage, la tromperie de qui 1 ' on aime, la possibilité de passer un moment avec femme qui n'est point à soi.. . Il donne un obj et au désir ou à une crainte qui, sans lui, se porteraient ailleurs ou resteraient assoupis. C'est ainsi que le Cormoran annonce aux Poissons que la mort ■ les menace ( "Grande est 1 ' émute1016" ) et qu ' il dispose, pour les sauver, d 1 u i vivier bien protégé. "On le crut1017" . L ' astucieux oiseau évei11 e la crainte de mourir et le désir de vivre. Il les excite par 1'urgence : "Le Maître de ces lieux dans huit j ours péchera 1018" . Pas de temps à perdre ! Le peuple des Poissons, cet imbécile collectif, loin de s'interroger sur les pourtant mis à intentions de qui 1 ' a "contribution1019", 1014. Les Devineresses, (Vï1,14), vers 7. 1015. 1016. Averti"ssement des Ouvrages de prose et de poésie des Sieurs de Maucroîx et de La Fontaine, O.P., p. 652.( 0. P., p. 653). Les Poissons et le Cormoran, (X,3), vers 19. 1017. Ibid., vers 33. 1018. Ibid., vers 17. 1019. Ibid., vers 2. s? "court, transporter députe1020", assemble, et se fait en masse dans un endroit "transparent, peu creux, fort étroit1021" * Un tel dominant n'ouvre pas l'esprit1022 de "celui qui l'écoute1023 : s'il donne "leçon", c'est après avoir gagné, et pour redoubler sa joie. 11 raisonne, quant à lui, fort bien1024, mais vise à gêner le fonctionnement de la raison d!autrui. Il mutile, il estropie les facultés critiques, alors que l'écrivain, quand II ne cherche pas, comme Esope, à affirmer sans "quelque raison", s'emploie, par le rire et par l'exemple, par les chemins parfois tortus de la séduction, à développer 1 ' esprit1025 de qui pourrait avoir "tête légère1026. A la fin de Le Loup et le Renard, maître Renard se tait, laisse le Loup au puits, tandis que La Fontaine nous parle et remonte en quelque manière le Loup à notre niveau. Ce silence et ces paroles, significativement juxtaposés ou, plutôt, superposés, relèvent de deux logiques de pouvoir : l'une vise à "ouvrir" plaisamment "l'esprit", l f autre à profiter de "la légère croyance". - 264 - La Fourmi ne cherche pas à "ouvrir 1 ' esprit " de la Cigale. La recevant, lui permettant de parler, ne la immédiatement, la "maintenant" dans sa logique, elle croire que la mort est le plus "grand chassant la des maux1027 pas laisse 55 , et 1020. Ibid., vers 20. 1021. ibid., vers 38. 1022. La Fontaine, au contrai re, déclare : "J1ouvre l3espri t, et rends le sexe habile", Le Fleuve Scamandre, Contes publiés dans les "Ouvrages de prose et de poésie88, vers 14. 1023. Le Corbeau et le Renard, (1,2), vers 15. 1024. Dans le cas contraire, nous le verrons, il risque vi te de perdre sa pos i t i on de dominant. 1025. C'est la fonction que La Fontaine assigne aux romans dans Psyché : "Une fille qui n'a rien lu croit qu'on n'a garde,::,.de la tromper, et est plus tôt prise". (Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p.206. ))C'est la fonction qu'il assigne à ses fables, à ses contes, et qu'il reconnaît volontiers à;; l ' Amour ( voir, par exemple : Commment l ' Espri t vient aux F i 11 es. \ 1026. La Tortue et les Deux Canards, (X,2), vers 1. - 379 - qu'elle pourrait l'aider» "Croyances légères"! La Cigale comprend, "mais un peu tard1028", que "la Fourmi n'est pas prêteuse1029" et qu'il y a pire que la mort : la mort avec humiliation. Cette peur de la mort est une peur immédiate, que la Cigale n'a pas su anticiper, croyant "à la légère", que 1 ' été durerait, qu'elle pourrait chanter toujours "à tout venant1030", dans un monde ouvert. C'est une peur primaire, essentielle, la première et la plus redoutable de toutes les Fables, une peur que La Cigale ne veut pas ou ne sait pas surmonter. Cette "emprunteuse" n'a pas lu les Fables qui proposent et constituent un effort pour apprendre à vivre avec la mort. Elle ignore comment le Paysan du Danube acceptera spectaculairement de mourir, pour dire son refus, et celui de son peuple, d'une existence humiliée, et comment il évitera ainsi humiliation et mort. Elle ignore aussi que "la, mort ne surprend point le sage1031", qu'elle peut s'accepter, qu'on peut apprendre à sortir de. la vie "ainsi que d'un banquet1032 " . Elle ne pense pas la mort. Elle a peur. Elle est toute entière peur, et "crie famine 1033 " . Son désir de vivre lui fait croire que la Fourmi peut 1'aider, qu'elle 1'aidera, qu'elle lui accordera une certaine part, même très faible, de ses biens, "un seul petit morceau/ 1027. 1028. "L'absence est le plus grand des maux", Les Deux Pigeons, (IX, 2), vers 7. Le Corbeau et le Renard, (1,2), vers 19. Par divertissement, on pourrait appeler cette fable : "Le Corbeau et le retard". 1029. La Cigale et la Fourmi, (1,1), vers 15. 1030. Ibid., vers 19. 1031. La Mort et.le Mourant, (VIII,1), vers 1. 1032. Ibid., vers 52. 1033. La Cigale et la Fourmi,(I,1), vers 7. De mouche ou de vermisseau1 Ce ne sont pas les biens possédés1035 qui font la domination, mais la croyance en leur existence. Le Renard ne fait pas descendre le Loup au puits parce qu'il possède un fromage, mais parce que le Loup croit qu'il le possède. Surtout, la domination n'apparaît que si ces biens peuvent avoir des effets déterminants sur ce que le dominé croit, dans le moment, essentiel pour lui, par exemple sa vie, sa gloire, son amour, ou la satisfaction immédiate de son appétit1036. Le Paysan du Danube échappe ainsi à la tyrannie de ses maîtres parce qu'il ne croit pas que sa vie, qu'ils peuvent détruire, vaille plus que son refus d'être une bête, un "ours 1037". Il ne croit pas avec quelque "bon sens1038" -qu'un homme doive vivre "pour vivre1039", ou, pour parler comme la Cigale, pour "subsister 1040". Il ne croit donc plus "fort aisément" devoir tout accepter de ses maîtres pour atteindre seulement quelque "saison nouvelle1041". Ce n'est pas simple prudence, astuce, sagesse, de sa part, comme pour le Singe qui préfère se taire1042, garder ses distances, plutôt l'injuste 1034. dans une "leçon" que dénoncer même Ibid., vers 5-6. Ce peut-être indifféremment richesses, forces, savoir, capacité d'applaudir... 1036. C'est le déséquilibre pertinent de notre définition générale. 1037. Le Paysan du Danube, (XI,7), vers 13 et 67. 1035. 1038. Ibid., .vers 86. 1039. Le Poème de la Captivité de Saint Malc, O.D., p. 58. 1040. La Cigale et la Fourmi,(1,1), vers 10. Ibid., vers 11. 1042. Voir la leçon de L8Homme et la Couleuvre : Si quelqu'un desserre 1041. les dents, 1 C est un sot. J'en conviens. Mais que faut-il donc faire ? Parler de loin ; ou bien se tai re". ( X. V», vers 88-90. demandée, de et risquer la mort. Le Paysan sort la domination, d'abord en quelque sorte, de descendre au par le haut, mais en acceptant plus bas, d'apparaître devant les grands hommes du Sénat comme une bête, et de se prosterner. Là où le Singe se contentait de ne pas croire qu'il bénéficierait d'un "à la légère" dangereux discours (prudence), le "à la légère11 sauvage jette aux Romains qu'il ne croit plus en leur droit, et surtout en la valeur éminente de sa propre vie lors dès qu'elle est condamnée à une humiliation permanente. Il Il n'a plus peur. Il ne désire rien. ne demande aux Romains force est que d'achever impuissante, sa mort. à moins Dès lors, qu'ils leur ne se reconnaissent tyrans. Or, son nous l'avons vu, plaisir, ne veut le dominant, pas se sauvage - 266 - pour ne pas gâcher savoir injuste 1043 . Le est donc libre, d'une et plus sagesse libre que le Singe qui prudente, dont on admire se contente plus l'art que la valeur. Cf est Fables, la la le sauvage qui profère, plus haute presque à la leçon, une fin des leçon que Cigale ignorait, que le Singe ne voulait pas pratiquer, Fontaine a pratiquée en Singe, Selon cette stoïcienne, il et leçon, et que La en racontant des fables. d'inspiration contraire à la qu'on "devise imaginerait des hommes" , ne vaut pas touj ours mieux " souffrir mourir1044 " . que Cette acceptation de la mort ne revient pas à ignorer son horrible /vj/\ apparence, ou à voir, chrétienëment, la mort comme porte du ciel. Il s'agit seulement 1043. Le Loup fait un procès à l'Agneau ____________ 1044. La Mort et le Bûcheron, (1,16), vers 20 et 19. d'une croyance "avec quelque - 382 raison", que la mort n5 est pas toujours, ici et maintenant, "le plus grand des maux"* Cette acceptation raisonnée ne préjuge pas de ce qu'est la mort, mais revient à parier que si 11 on croit "à la légère" devoir tout lui préférer, ici et maintenant, on perd tout, on est une bête, esclave de soi-même, et de tous1045 . En acceptant la mort avec "quelque raison", 1!audacieux Paysan du Danube devient, par rapport aux Romains, et contrairement au prudent Singe (toujours animal) , un homme libre1046, et libérant autrui, ses compatriotes. Dans Le Poème de la Captivité de Saint Malc, remarquablement, on rencontre aussi un passage de la prudence à 1'audace. L'Arabe, qui profite des deux Saints, voudrait qu'ils se marient. Vil esclave, dit-il, Meurs ou cède1047 ! Pragmatique, il les Leurs arguments, pour gagner plus, il s'en moque tu m'oses contredire bloque ensemble dans : I un "lieu sans clartés1048" . . .Que faire ? Des chairs si proches ! Suicide interdit. Révolte impossible. La compagne de Malc propose un plan prudent Dissimulez pourtant, 1045. feignez, : comportez-vous Commme Cette leçon semble venir de Marc Âurèle ou de Sénèque, mais n'y voyons pas quelque "indiscret stoïcien". L'acceptât i on rai sonnée de la mort permet ici, comme chez Lucrèce, de joui r de la vie, et, aussi, d'agi r pour qu'autrui en jouisse, comme l'i nd i que aux trois j eunes hommes certain Vieillard ( i l serai t exactement épicurien s'il n'avait cette dernière préoccupation ! 1 absente des textes d Epicure). Accepter a i ns i la mort n est pas la souhai ter, mais se défai re de l'angoisse qui fait tolérer l'humiliation et oublier la jouissance. Sachant sa mort prochaine, l'acceptant, et acceptant aussi l 1 incertitude de sa date, l'octogénaire plante et associe, comme les orangers de Psyché "l'espoir avec la jouissance".(Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p.129.) 1046. 1 L'attitude de La Fontaine à l'égard d'Esope consti tue un relai essentiel dans ce passage de la prudence à l audace : J'oserais peut-être Avec quelque raison contredire mon maître".(Le Loup et le Renard (vers 7-8). 1047. Le Poème de la Captivité de Saint Malc, O.D., p. 55. 1048. Ibid., p. 55. frère en secret, en public comme époux1049 . Tactique de Singe/ si 11 on peut dire. Prudence. Dissimulation. Jeu d'apparences. Les deux saints ne croient pas "à la légère13 qu'ils sont sans désir, qu'ils échapperont à l'Arabe, ou gagneront à se soumettre : s'ils se soumettent, ils trahissent leur foi et leur voeux, ce qu'ils refusent. Aussi, après avoir réfléchi au "cas", ils montrent "aux bergers une apparente joie 1050"... Succès complet, maïs Malc ne s'en satisfait pas longtemps. Le jeune Saint, reprenant presque les mots de l'Arabe, sait vite s'accuser : " Vil esclave, tu mens pour éviter la mort1051". Esclaves ils étaient, esclaves ils demeurent, mais, doublement, du tyran et d'eux-mêmes1052 . Leur mensonge à l'Arabe suppose en effet qu'ils se mentent : ils ne veulent pas sauver leur foi, mais leur vie. Or, la vie d'un chrétien vaut - elle pour elle-même, ou pour les services qu'elle rend ? Remarquablement, c'est en observant des fourmis, animaux bien connus des Fables, que Malc construit sa conviction 1049. Ibid., p. 56. 1050. 1051. Ibid., p. 57. Ibid., p. 57. 1052. Voir le vers 106 de Les Compagnons D'Ulysse (XII, 1). : Vous m1enseignez, dit-il, le chemin qu 1 il faut suivre Ce n'est pas pour soi seul qu'ici-bas on doit vivre ; Vos greniers sont témoins que chacune de vous Tâche à contribuer au commupj^jbien de tous. Dans mon premier désert j'en pouvais autant faire ; Et sans contrevenir aux.Voeux d'un solitaire, L'exemple, le conseil, et le travail des mains Me pouvaient rendre utile à des troupes de saints . Aujourd'hui je languis dans un lâche esclavage ; Je sers pour conserver des jours de peu d'usage1053 . : Pour Malc, fort terre-à-terre quand il médite ainsi sur les fourmis, la transcendance est presque absente. A lire ces vers, ce qui fait le chrétien, c'est la solidarité active, ici-bas, avec le peuple chrétien. Préserver sa pureté ne suffit pas, "il se faut entraider, c5 est la loi de nature1054 ", et aussi la loi de Dieu. Le Paysan, qui parle au nom "des villes - que lave le Danube1055 ", ne raisonne pas autrement quant à son rôle dfhomme, et, quand II s'agit de la tyrannie, les mots des deux personnages sont presque identiques : Quel droit vous a rendus maîtres de 1 ' univers 1056 ? Question du Paysan aux sénateurs. De notre liberté 1'Arabe est possesseur. Et quel droit a sur nous ce cruel ravisseur1057 ? Question de Malc à sa compagne. Le Paysan, comme le Saint, n'ont aucune illusion sur le droit de la domination, simple droit du plus fort, c'est-à-dire non droit1058 . Ils n ' en ont pas non plus sur eux-mêmes. 1053. Le Poème de la Captivité de Saint Ha le, O.D., p.57. 1054. L'Ane et le Chien, (VI11,17), vers 1. 1055. Le Paysan du Danube, (Xî,7), vers 18-19. 1056. Ibid., vers 41. 1057. Poème de la Captivité de Saint Malc, O.D., p.58. 1058. Le Saint ne peut donc pas admettre l'î dée de sa compagne : "La fui te, direz-vous, ne nous est pas permise". Poème de la Captivîté de Saint Malc, O.D., p. 58. Pour s 1 ils eux, restent dominés, c'est pour avoir choisi, sans peut-être l'avoir conçu, .qu'on vit "pour vivre". Délivré de ses "légères croyances", grâce à la méditation de Malc fourmis1059, sur les peut tenter de fuir. le couple C'est le moment de l'audace de saints : Brisons ses fers; Fuyons sans avoir de scrupule. Le mal est bien plus grand lorsque l'on dissimule1060 . Nous voici près du Paysan, dont loin la de la plainte prudence "un brise - 269 - peu du trop Singe et sincère" courageusement le silence. Les saints croient, comme lui, que, pour sauver sa vie, ruser, mentir, on ne doit pas et toujours se taire, accepter - même en comme les Romains sur ces apparence l'inacceptable. Dès lors, sur le Paysan, l'Arabe n'a pourrait les plus prise tuer, mais la mort ne les effraie pas, n'en // profitera;; Sa domination mais, à 1/ et "héros". s'il est les donc tue, Il il finie, 11 inverse des Romains, 11 Arabe ne le comprend.pas. Apprenant la fuite de ses esclaves, il devient furieux. Il s'agite. Il se démène. 11 finit par se jeter lui-même dans l'antre d'une Lionne qui l'engloutit. Tout à son délire, pris d'un "courroux aveugle", il meurt'ainsi sous les griffes de son double bestial. L'image est saisissante : rendu fou par son impuissance se i à prendre, le dominant tyrannique déchire ■ ~ 1061 lui-même . 1059. Cette méditation est iafontainienne par son prétexte et sa méthode, te plus simple animal tient lieu de maître (voir le Pâtre et le Lion (VI,1), vers 2) au saint, et un "casS3, qui semble sans rapport avec sa situation, lui permet, par un retour "tortu", de la pen^eç£ de débusquer ses illusions, et de fonder "avec quelque raison" une croyance. 1060. Ibid., p.' 58. 1061. On pense à Le Lion et le Moucheron Le malheureux Lion se déchire lui-même, fait résonner sa queue à l1entour de ses flancs, - 386 - Cela n1est pas fatal : Les Romains, en créant le Paysan Patrice, sauvent habilement et justifient leur domination. Il est vrai qu1entre 11Arabe et les Romains, "la différence est grande1062 . ; ■ Cette différence, et quelques autres, étant posée, Le Poème de la Captivité de Saint Malc se compare utilement avec les fables V et ¥11 du livre XI, écrites très peu d! années plus tard30 . Dans le Poème et dans les fables, on reconnaît un même passage de la grudence à 11 audace : prudence du Singe et de la compagne, audace du Paysan et de Malc. Ce passage suppose une réflexion, un retour sur soi, retour qu1opèrent, fort différemment, dans le Poème la méditation sur les fourmis, et dans le livre XI, "Le Loup et Le Renard". Dans le Poème et dans les fables, on se protège des inconvénients de la tyrannie, ou on lui échappe, comme on évite de tomber au fond du puits, en évitant de croire "à la-légère"^,,. Qui croit "à la légère " 30Le Poème a été publié en 1673. Le Livre XI en 1678. fait le jeu du dominant, i qu'il soit Arabe, Renard, Romains, Lion, "voisins \ I \ charitables", soeurs de Psyché, galants prêts à tout, ou i même auteur, voire "maître" pour qui, on ne doit jamais, \même en Bat l'air qui n'en peut ma î s, et sa fureur extrême Le fatigue, l'abat, le voilà sur les dents.(II,9,vers 26-29) Ces vers sont à rapprocher de ceux-ci (qui concernent l•esclave, première part de l'Arabe à être dévorée) : s ! La lîonne l entend, rugit, et pleine d ire Accourt; se lance à lui, l'abat et le déchîre. Et de ceux-là : A pe î ne îl est entré que les cruel les dents 1 Et les ongles félons s impriment dans ses flancs. Poème de la Captivité de Saint Malc, O.D., p.59 et p. 60. 1062. La Jeune Veuve, (VI, 21), vers 7. 1064. "Mon imitation n'est point un esclavage". A Monseigneur l'évèque de Soissons, O.D., p. 648. Il est i 5 capi tal, pour l'ensemble C ' est légère", problématique pourtant "tête "légère la que nous étudi ons, d e observer que la tomber dans 11 "esclavage1064" . imitant, d? être de délicieux !f légère de croire a5 aller , "à comme la Perrette et court vêtue1066" venant". où 11 on chante à tout dans un monde ouvert, La 11 ignore pas, Fontaine ne s1 émeut qui toujours des "grâces légères1067", sait "chose légère1068", amis "sur le se et veut bien le raisonner avec ses sur beau/ Pourvu que ce dernier se traite à la légère1069".. toujours plus à mesure que son oeuvre avance. premier de bon, recueil des Fables Il le sait Alors que le soulignait les dangers la croyance ses "à la légère", longues rêveries, le second recueil, sympathise après Psyché et davantage avec elle en évoquant les charmes de l f illusion : Chacun songe en veillant, il n'est rien de plus doux : Une flatteuse erreur emporte alors nos âmes'070 . . . Le conte vaut ainsi par lui-même, qu ' il donne, indépendamment de toute leçon : Si Peau d'âne m'était conté, J'y prendrais un plaisir extrême1071. pour le plaisir Et ainsi, il y a même, à vouloir parfois, oublier de la sagesse certitudes1072ou les "sans quelque raison". Mais le réel, le |f j| || P à s'abandonner parier1073 à plus souvent, réflexion sur le rapport entre La Fontaine et Esope (ou plus largement la littéraire) se formule dans les mêmes termes que le rapport entre Le Paysan du Danube et les 3 Romains. Le Paysan du Danube, de manière frappante, s exprime romaine, mais son imitation est acte de liberté. selon 1065. La Tortue et les Deux Canards, (X,2), vers 1. 1066. La Laitière et le Pot au lait, (VI1 ,9), vers 4. 1067. Le Pouvoi r des fables, (VI1 1 , 4), vers 3. 1068. 1069. Discours à Mme de La Sablière, O.D., p.645. A M. de Saint-Evremond, O.D., p. 677. 1070. La Laitière et 1071. 1072. Le"Pou fables, (VI1 1 ,4), vers 67-68. Voir Le Cochon, la Chèvre le Mouton, (VIII, 12), vers 30-32 1073. Les Deux Aventuriers et le Talisman, (X,13), vers 53-55. tradition les règles de l'éloquence le..Pot au.. lait (VII,9), vers 34-35. voIFIdes et contredit l'élan du songe. Quelque accident Je suis Gros Jean comme devant1074 . 1 C ' est à la fois tragique et drôle. C est ainsi. Mais 1'homme a raison d'oublier la raison. Qui ne s'abandonnerait jamais à quelque flatteuse erreur, la légère", réduire qui ne jouerait jamais "à qui agirait en voulant toujours les "caprices 1Û7, infinis du hasardlu^", i / Qf ) se mettrait jamis à et qui portée du fou1076, perdrait beaucoup, tout. On mesure mieux ainsi 1'ignominie du dominant "Fourmi". \ En profitant de notre "légère croyance", il profite de notre sottise, maris et c'est cocus, tant paysans pis pour battus... nous, Bélier, Cependant, il Loup, Psyché, profite aussi de ce qui fait notre joie, nos peines( en amour par exemple) peut-être le illusoires, bien1077". "souverain vivre. Cela, mais intenses, et dont on profite de ce qui Il peut nous tirer fait J La Fontaine ne peut l'admettre. La Cigale est sotte. Si elle n'était que sotte, on pourrait, à la rigueur, rire avec la Fourmi. Mais la Cigale est chanteuse "à tout venant". Ne nous en moquons point. Lecteur, auteur, nous désirons aussi nous abandonner, "tout l'été", à la joie de chanter. Pourquoi faut-il que ce plaisir déplaise ? Pourquoi faut - il que la Fourmi rie ? Perrette est niaise, légère, et, en sautant, elle perd tout. "Adieu veau, vache, cochon couvée". Passe encore, c'est mais pourquoi la faut-il aussitôt "en drôle, grand danger d5 1074. La Laitière et le Pot au lait, (VI1,9), vers 42-43». 1075. Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p.131. 1076. Le Fou qui vend la sagesse, (IX,8). 1077. Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p.258. être battue10'8" ? Pourquoi son mari ne rit-il pas d' un rire qui libère, un rire de "farce1079", pétillant, qui rend les chutes légères, fait vivre la légèreté de 15 être, le rire du Roi d'une fable1080 , le rire de Joconde et du Roi de Lombardie1081, le rire qui éclata après l'aventure du Scamandre1082, mais qui n'éclaterait plus ces temps-ci ? Le retour au réel - descente au fond 'du puits - le plus souvent, est retour aux relations de pouvoir, à "l'impitoyable joie", ou tout au moins à 11 impitoyable dureté des maîtres, profiteurs impénitents de la "légère croyance". Le réel serait-il, implacablement, de logique Fourmi ? L'expérience du réel serait-elle touj ours déception ? Faudrait - il alors s ' en détourner, chercher du côté du rêve, des "chimères1083 ", de 1 ' ailleurs, et s ' en tenir là ? Cela même serait "légère croyance", et ferait tomber, infailliblement, au puits. La Fourmi n'est pas le réel. Elle est dans le réel. Oublier la Fourmi, c ' est se perdre, mais ne voir qu'elle, c'est s'aveugler. Il faut voir le fond du puits et la lune dans le ciel. Pour La Fontaine, la recherche d'une autre logique de pouvoir coïncide avec jaillissant, l'éloge d'un réel divers, léger, pétillant, tout en fontaines... 1078. La Laitière et le Pot au lait (VII, 9), vers 27. 1079. "Le récit en farce fut fait". 11 est significatif que la farce suive immédiatement 1 l action violente du ma r i. Ibid., vers 28. 1080. Le Milan, 1081. Joconde, Contes et nouvel les I, vers 477. le Roi et le Chasseur, (XII,12), vers 105-114. 1082. 1083. e Fleuve Scamandre, Contes publiés dans les "Ouvrages de prose et de poésie", vers 99-104. L'Astrologue qui se laisse tomber dans un puits, ( 1 1 ,8), vers 46. "Bornons ici cette carrière" » Le second caractère de la logique de la Fourmi s'accorde avec le principe que nous avions formulé, et il en découle, il nf y a pas contradiction entre la recherche par le dominant de son plaisir exclusif et sa volonté de profiter au mieux de la "légère croyance", et c'est pour assurer son plaisir qu'il profite au mieux... Ce caractère s'accorde ensuite avec 11 autre : ils découlent ensemble du principe et ils s1appellent mutuellement. Profiter (pour son plaisir) de la "légère croyance" d'autrui permet au dominant de "tout mettre en même catégorie", et cette volonté le conduit à profiter au mieux... La Fourmi, pour goûter seule du plaisir, profite au mieux de la "légère croyance" de la Cigale et, niant finalement sa voix singulière, la met et la maintient dans la catégorie Cigale, c'est-à-dire danseuse, artiste, personnage des circulations, des mouvements, du tout venant, voire du vent ou de la bise, tout ce qui est, pour elle, autre, et qu'elle refuse. En cette logique, il existe une tension capitale que sa pratique révèle. Le dominant, parce qu'il désire jouir toujours et parce qu'il craint de perdre son plaisir risque/ de croire "fort aisément". Le constat de Le Loup et le Renard s'applique à lui, et d'autant mieux quand sa crainte et son désir sont poussés au paroxysme : 1'Arabe, pris d'un courroux furieux, perd son pouvoir et se perd en se j étant dans la gueule de la éviter ce risque Lionne. Comment le dominant peut-il ? Comment peut-il écouter ses vizirs1084, ses poètes1085 , ou son esprit ? Tendant croire "à la à mettre "tout en même catégorie", il pourrait bien légère", qu1 une lune est un fromage, qu' une femme qui les trompe les aime, qu'un discours flatteur est vrai. Il pourrait à ce "monde si divers1086", oublier bien - dans la durée - mal s'adapter "le sort toujours divers", consiçlëçèr seulement "le train toujours égal dont marche l'univers1087, et croire à un univers-machine d'où le temps serait aboli. Ces risques, que Pareilles erreurs lui seraient vite fatales. suscite sa négation de 1'altérité, se développent avec le temps qui ne cesse d'altérer. Ils nous conduisent à réfléchir à la gestion, ou, si- l'on veut, au maintien de la relation de pouvoir, et donc à cette question : \ comment faire, quand on est dominant, pour maintenir le dominé dans une danse dont on jouit 1084. Voir Le Lion, (XI,1) 1085. Voir, par exemple, A M. le Surintendant, O.D., p. 502-505. 1086. A M. de Saint-Evremond, O.D., p.677. 1087. L'Astrologue qui se laisse tomber dans un puits, (11,13), vers 37 et 38". ? Chapitre 2 GESTION 2.1 Le problème intellectuel du dominant s la raison et les raisons « L'Homme veut tuer le serpent. Il en a les moyens et, selon lui, le droit. Il pourrait le tuer sans un mot. Pourtant, il lui fait une "harangue", "afin de le payer de raison1088" . Caprice ? Logique pourtant : "je te paye de raison pour que tu me donnes raison"... L'Homme " veut l'approbation de la Couleuvre. S'il l'obtient, ce lui sera utilité et redoublement de plaisir. Utilité : si le serpent s'avoue coupable, son exécution devrait être facilitée. Redoublement de plaisir : au plaisir de tuer s!aj outera celui d'être approuvé. Il ne restera plus d'espace pour 1'inquiétude. Calculs de dominant... "Homme ou loup" "qu1 importe1089" I L'Homme croit que la Couleuvre va 1'approuver. D'abord par peur. Qui oserait contredire son bourreau ? Ensuite, par raison. Comment y aurait-il une autre raison que la raison de 1'Homme ? Ces calculs sont faux. En annonçant à la Couleuvre qu ' il a résolu sa mort, 1 ' Homme se trompe. La victime, dès qu'elle se sait condamnée, pourquoi craindrait -elle de dire le vrai ? La certitude de la mort annule ici sa peur. La Couleuvre aurait peut-être flatté 1'Homme s ' il lui avait laissé 1'espoir, 1088. 1089. L'Homme et la Couleuvre, (X,1), vers 10-11. Voi r Les Poissons et le Cormoran, ( X, 3 ), vers 45. condamnée, elle ne risque - 276 - mais, se sachant rien à être sincère. L5 Homme aurait dû y penser. Il n'aurait pas dû avancer sa "raison55, irais, comme il désire goûter le plaisir d'être approuvé, il parle. Il dit à la Couleuvre qu5 elle symbole des ingrats". Il lui fournit, est le " sans le vouloir, une occasion de lui déplaire.. Grave erreur tactique. Cette erreur provient d'une autre, plus radicale. L'Homme croit "fort aisément1090" qu'autrui est composé sur ce qu'il est lui-même. Erreur du Cierge1091. Erreur du peuple1092 . Erreur commune des dominants. "Puisque la Couleuvre me paraît être un symbole des ingrats, raisonne l'Homme, c'est qu'elle l'est, et la Couleuvre ne peut pas penser autrement que moi. Si ce n'est ma pensée, c'est le néant"... Et 1 'Homme de laisser parler la Couleuvre. Surprise! Scandale : e Symbole des ingrats Ce n'est point le serpent, c'est l'homme-. Ces paroles Firent arrêter l'autre ; il recula d'un pas1093 . Il y a de quoi! Les paroles de la Couleuvre renversent la vision que l'Homme a du monde. Ses raisons plurielles contestent la raison, singulière, dont il voulait la payer. Il faut donc qu'elles n'existent pas, qu'elles soient frivoles. Enfin il repartit : Tes raisons sont frivoles Je pourrais décider ; car ce droit m'appartient Mais rapportons-nous en1094 . ; Nouvelle erreur. Toujours la'même. L'homme croit "à la légère 1095 " que la Vache, puis le Boeuf, puis 1 'Arbre vont lui donner raison. Voilà gens raisonnables ! Comment pourraient - ils juger autrement que lui puisqu'il n'est pas d'autre ? Mais chacun raison que la sienne ses raisons, et personne n 3 accepte donne celle de 15 Homme. Est-ce crise de la raison, signe avant-coureur de 1090. Le Loup et le Renard, (XI,6), vers 46. 1091. Otez-vous de l'esprit 1092. Qu'aucun être ait été composé sur le vôtre. Le Cierge, (IX,12), vers 17-18. Démocrite et les Abdéritains, (VIII,26), vers 1-4. 1093. L'Homme et la Couleuvre,(X,1), vers 25-27. 1094. Ibid., vers 28-30. 1095. Le Renard et le 8ouc,(111,5), vers 26. la crise qui s! approfondira, dans la seconde moitié du XVIIIème siècle ? Sans doute pas. Si I'Homme doit s1 avouer qu ' il a été "convaincu 1 096 ", c'est qu ' il existe une raison commune, mais qui 1 ' offense, comme elle offense les Grands 1 097 . La Fontaine ne critique pas la raison, mais l'Homme qui croit que sa croyance est raison -la raison-, qui prétend que "la raison du plus fort" est non seulement la meilleure mais la seule, et qui, n 1 admettant pas qu'on 1 ' a convaincu, s'exclut du monde et de ses peuples divers« L'Homme aurait beaucoup mieux fait de se taire. S ' il voulait parler, il aurait dû imiter le Milan ou le vieux Chat. En affichant son droit moral, il manifeste sa faiblesse de pensée. Il n ? imagine pas 1'avis et la position tactique d'autrui parce qu'il oublie qu'autrui est autre. Il ramène le divers au même, le neuf au déjà connu. Ainsi réduit-il la Couleuvre au "symbole des ingrats", confondant mythologiquement 109 8 le symbole et 1 ' être, le " faux milieu 10 99 " et la chose. Il fait d'un animal ondoyant, souple, touj ours en mouvement, tout en replis, et qui se montrera effectivement capable d'adaptations, un symbole univoque. Il ignore 1'altérité et 1'altération, 1'être autre et le devenir autre. Certain vieillard, marié à une j eune femme, oublie qu ' "entre la tête/ Et le talon d ' autres affaires sont 110 0 "... Puisqu'il ne désire - 277 - 1096. L'Homme et la Couleuvre, (X,1 ), vers 79. 1097. "La raison les offense". Ibid., vers 85. 1098. Nous donnons à ce mot le sens que lui donne Roland Barthes dans Mythologies. 1099. Démocrite et les Abdéritains, (VIII, 26), vers 3. 1100. Le Calendrier des vieillards. Contes et nouvel les,11, vers 240-241. pas s'épuiser à satisfaire son épouse, il juge qu'elle ne veut pas être satisfaite. Mieux même, il prétend lui faire partager ses raisons : il place le calendrier "entre la chose" et lui... Toute en fériés, il mettait la semaine; Et bien souvent faisait venir en jeu Saint qui ne fut jamais dans la Légende. Le vendredi, disait-il, nous demande D1autres pensers, ainsi que chacun sait : Pareillement il faut que l'on retranche Le samedi * * .1101. Ce vieii;L|atd ramène la diversité des temps à l'identité de l^bstinence. 11 met toute la semaine "en même catégorie", "les fériés". S'il aperçoit des différences entre les jours (les vendredis), c'est pour mieux les anéantir. Pour lui, le temps est retour du même, de la règle, calendrier "Rouge partout, et sans nul jour ouvrable1102"... Comme le Hibou qui ôte des pieds, et "tronque un peuple mis en mue1103", il retranche des jours. Il pense par réduction et par identité, et finit par perdre sa femme pour n'avoir pas compris la diversité des temps et la nature de l'être qu'il dominait. Faute intellectuelle. Insuffisant "art de penser 1104". L'Arabe du Poème de la Captivité de Saint Malc comprend fort mal Malc et sa compagne. Pour lui, ses dominés sont tous de "vils esclaves1105" . Aucune différence à faire entre eux. Tous sont, peut-être comme lui, incapables de maîtriser leurs appétits sexuels. Quand il enferme ensemble les deux Saints dans un "lieu sans clartés1106", il juge qu ' ils vont copuler. Il croit déjà que 1 ' attrait qui les lie va le rendre leur maître assuré, et le propriétaire de leur future descendance. Bon calcul. Double profit pour lui. "Légère croyance" cependant ! Parce qu'il méprise, il se méprend. N' imaginant pas leur "mensonge pieux1107", puis leur fuite, il laisse aux deux saints une liberté relative1108. Cet Arabe aurait, sans doute, gagné à vouloir "connaître", comme ^certaine individus " le Ciel 1'avait Lionnej fait maître de quels 1109 " * Sa faute intellectuelle est grave. N' est pas "Majesté Lionne" qui veut, quand 1101= 1102. 1103. 1104. 1105. 1106. 1107. 1108. Ibid., vers 49-55. Ibid., vers 134. Les Souris et le Chat-Huant,(XI,9), vers 31. Les Souris et le Chat-Huant, (XI,9) vers 42. Poème de la Captivité de Saint Malc, O.D., p. 55. Ibid., p. 55. Ibid., p. 58. "Le lendemain l'Arabe en ses champs les renvoie". Ibid.. p. 54. elle-même confond vite connaissance et massacre, et transforme la diversité des nations en "un grand tas de morts 1110". La diversité, le dominant ne immédiate, simple bigarrure, 11 aime que superficielle, rassurant chaos, hasard ! conséquence. C est ainsi que le roi aime la peau du Léopard. Le Et Un de Roi m!a voulu voir ; si je meurs il veut avoir manchon de ma peau ; tant elle est bigarrée, Pleine taches, marquetée, Et vergetée, et mouchetée 1111. La Fontaine préfère la diversité du Singe. Ce n'est pas sur l'habit Que la diversité me plaît, c'est dans 11 esprit : L'une fournit toujours des choses agréables ; L'autre en moins d'un moment lasse les regardants 1112. - 278 - sans Les regardants, mais pas le Roi qui voudrait conserver la peau du Léopard, et qui se plaît avec le Fou1113. Cette diversité, il l'aime parce qu'elle anéantit la diversité même : désordre insignifiant, immédiatement séduisant, mais décevant aussitôt, elle est touj ours la même. Elle n'a rien de ce mouvement fécond qui diverge du même, pour devenir autre, tout en manifestant une unité. Juxtaposition de différences qui s'annulent, chaos, cette diversité, sans jamais rien de nouveau, s'oppose à la diversité du Singe, inattendu, inventif, ou â celle de 1 amour dont rêve La Fontaine "toujours divers, touj • ours nouveau1114", ou, encore à cohérente, pensée "en la diversité toute chose étonnante mais 1115 ", du monde que découvre 1109. La Cour du Lion, (Vïf,6), vers 1 -2. 1110. Baudelaire, Les F leurs du Mal# La Cloche fêlée, vers 13. 1111. Le Singe et le Léopard, (IX ,3), vers 5-9. Ibid., vers 26-29. 1112. 1113. Il n*est enseignement pareil  celui-là de fui r une tête éventée. On en voi t souvent dans les cours . Le Prince y prend plaisir. Le Fou qui vend la sagesse, (IX,8), vers 3-6. 1114. Les Deux Pigeons, (IX,2), vers 68. Garo, et que ne saura pas voir le Pédant1116. Cette diversité-là inquiète le dominant. Elle le menace. A cause d'elle, il doit sans cesse repenser son système de pouvoir, l'adapter, ou interroger ses fondements. Qu ' il y ait du divers, il 11 accepte. Cela lui plaît même, pourvu que rien ne soit vraiment autre, et, surtout, ne devienne autre, ni le monde, ni lui-même. Le Héron constate et accepte la diversité des "mille tours1117 que font les poissons. La Fille constate et accepte la diversité des amants. Mais ces diversités gratuites ne changent rien, n'apportent rien. Tous les jeux des poissons sont identiques, tous les amants sont le même amant. Tous sont .également nuls, commme chacune des taches de la peau du Léopard. Cette diversité là, est acceptable, flatteuse même, quoique lassante. Le dominant n'en conçoit pas d'autre. Le Héron ne pense pas qu'un jour les poissons pourraient disparaître. La Fille n'imagine pas que ses charmes pourraient s'effacer. Le Héron aurait dû pourtant remarquer que le monde est flux, écoulement continu, sans limites, "il côtoyait une rivière'118" . La Fille aurait dû savoir qu ' elle était dans le temps. Mais 1'oiseau s'imagine maître d ' un espace clos, d'une onde immobile, peut - être d ' un "vivier" "transparent1119", fermé, plus fin que fin cristal, et la Fille croit qu'elle échappe au "temps qui touj ours marche1120" . i 5 un et i ' autre ignorent 1 ' altérité, l'altération - qui est le devenir autre - , la véritable diversité du monde et de 1 ' esprit, celle qui "plaît " à La Fontaine, et qu ' il rencontre dans le salon de Mme de La Sablière„ 2*2 1115. Le Gland et la Citrouille, (IX, 4), vers 32. 1116. L Ecoli er, le Pédant, et le Maître d'un jardin, IL 17. S8 art de penser11 pour dominant» A la recherche û*un 1 ( I X, 5). Aveuglé par son dés i r de discouri r, il ne voi t pas la différence entre un prétoi re et un jardin. 11 fai t des discours "hors de leur place"(vers 32). Le Héron, (VII,4 ) , vers 5. 1118. Ibid., vers 3. 1119. Les Poissons et le Cormoran,(X,3), vers 30 et 37. 1120. Le Loup et le Renard,(XI,6), vers 26 - 279 - Aristote et le 2 . 2 . 1 HIBOU . Certain Hibou, dont 11 histoire pourrait apparemment figurer dans le Discours à Mne de ha Sablière, veut que les Souris - toujours des souris - demeurent toujours à sa disposition. Pour cela, Il leur ôte les pieds. Il voudrait donc que que le monde, pour LUI , ne change pas. Et il y parvient, grâce à son "art de penser". . .Quel autre art de penser, Aristote et sa suite par votre ENSEIGNENT -ILS FOI "" ? Aristote ? Le Hibou pense comme Aristote, donc il pense! bien! f Aristote n est pourtant pas le Très seul philosophe» Sa ' suite n'est pas l'unique tradition philosophique.,. Au XVIIème siècle, Aristote passe, aux yeux d1un large public, pour un auteur bon à classer des chapeaux, un homme à catégories, incapable de penser les fumées incertaines, le tabac, ses plaisirs... Jamais Aristote n ' a parlé tabac, et pour cause historique... Mais jamais un tel homme n'aurait pu parler tabac. Telle est du moins l'image, la représentation commune, celle du spectateur qui s'amuse de Sganarelle'122, celle qui fait sens et rire au XVIIème siècle, quand La Fontaine en appelle à la "foi" de son lecteur1123. Des philosophes, il en est d * autres. Descartes, bien sûr, mais 1121. Les Souris et le Chat-Huant,(XI,9), vers 42-43. 1122. "Quoi que puisse dire Aristote et toute la philosophie, i l n'est rien d égal au tabac". Molière. Dom Juan (1,1). 1123. La Fontaine n'ignore pas la valeur d'Âristote : "Bien que la log i que ne fût pas encore rédui te en art, et qu Aristote en soi 8 5 1 ! 38 t proprement l inventeur, on ne laissai t pas dès lors d examiner les matières avec quelque sorte de méthode ... Avertissement des Ouvrages de prose et de poés i e des Sieurs de Maucroix et de La Fontaine/'"O.P., p.653. Dans la préface des Fables ( p. 8 9 ) i l énonce cependant, à son propos, une flagrante contre-véri té : "Aristote n admet dans la fable que les animaux ; i l en exclut les hommes et les plantes". Cette contre-vérité nous paraît signi ficative de la représentation que La Fontaine pouva i t se fai re d'Aristote : un philosophe fort respectable, mais pensant par catégories étanches, réductrices, et ne voyant pa s la richesse potentielle de ce dont i l traite. Fabuliste, La Fontaine croit (ou tout au moins dit) réagir contre la Poétique 8 en enrichissant le genre qu il a choisi d'une diversi té neuve. Pierre Boutang, devoir à L 8 E dans Aristote th i que animaux-machines ne Ltlfeoi? à son et U i une va/tarder La à comaque. réaction à Fontaine "sa suite Va politique, 85 Saint dans son partiellement proposer, contre souligne Thomas. sens le inspi ce Il f ai rée t que la montre que s 9 est d'Aristote. Descartes, une montrer ... que teT science n^épuise j3as ......... le réel. Cependant, pensée que On certaine le de organisée, peut La Fontaine fabuliste sur la aussi réhabilitation a peut fréquenté question rappeler d'Aristote des que pour i l nous paraît impossible de retenir notre fabuliste, précisément dans cette fable, s 1 en écarte. 11 faut donc chercher du côté de Démocrite, d5 Epicure, de Lucrèce, et de "leur suite", mais aussi du christianisme, pour rencontrer un "autre art de penser", celui que La Fontaine, pratique et illustre et, à sa façon, définit dans le Discours à Mme de La Sablière, un art de penser heureux, divers dans ses approches du monde, des autres, attentif à partout saisir la diversité, mais plus encore à la créer, et qui trouve son unité dans nouveau 1124 ce mouvement fécond, "toujours ", qui "fournit cent matières diverses divers, toujours 1125 ", qui ' ^hé se développe avec les autres dans la conversation entre partenaires de rang intellectuel égal et bannissant entre eux toute relation de pouvoir mutilante. Cet "art de penser" est aussi - comme chez les épicuriens - un art de vivre, qui suppose le refus de "mutiler 1126", le coeur1127 et la volonté de chercher dans toutes les monde "le souverain bien 1128 ". - 280 - "muances" du L'anecdote que rapporte Les Souris et le Chat-Huant, malgré 1'apparence, n'a donc pas sa place dans le Discours à Mme de La la thèse d1 ensemble de Boutang parce qu'elle choisit trop certaines fables, et .no re dél îbérément l1 importance de Démocri te, d*Epicure^le £lus ''bel esprit .......... de .la ..................................................... Grèce Jlf^^ de Lucrèce (absolument capital) et de Gassendi (par Bernier) qui combat Aristote dans Exercices et qui voulait fonder un épicurisme chrétien (ce programme nous parait assez proche de celui de La Fontaine, et singulièrement à la fin du livre Dans Les Souris et le Chat-Huant, la référence Aristote est complexe, simultanément pos i t i ve et négative, ce qui traduit la complexi té de la pos i t i on intellectuelle de La Fontaine. Cette référence est pos i t i ve dans la mesure où Ari stote est inventeur de la logique, et 'il raisonne en partant de l'expérience. Formellement, le H i bou fai t un syllogi sme pratique. ne part pas, comme un cartésien, d'un principe, mais des fai ts. Ce est physicien. Cette référence est aussi pos i t i ve dans la mesure où le combat contre la théorie des animaux-machines utilise des concepts et des posi ions de la scolastique (la "suite d'Aristote"). Cette référence est négative, en revanche, dans la mesure où Aristote est pensé comme philosophe des 1129 chapitrès les de"chapeaux", commecette Sablière : sur 1 1' art penser qu'illustre inventeur d une scolastique qui classe, étiquette, ne sai t pas penser le mouvement ( On sai t que c'est sur la question du mouvement que se mène au ème le grand combat contre l'Aristotélisme). La Fontaine cherche, et1 trouve, un autre "art de penser" que celui d Aristote. En somme, Aristote est employé contre Descartes? mais est combattu au nom de te selon la logique de la (les fableDémocri est un art de penser pour dominant atomes), et de épicurisme chrétien qui ? vient ;largement de Gassendi. Fourmi le Hibou "qu Atropos prend 1130 Les Deux Pigeons pour son 'interprète , profite, sans aucun coeur, de ses Discours à Mme de La Sablière, vers Les Souris et le ,9), vers dominés. Le H i bou n'a pas de "coeur". C ' est entre le Pour lui, Souris parfaite^-que si elles ne bougeaient refus deles "mut i seraient et le "coeur" se crée , chez La Fontaine,1131le lien entreN épicurisme et : 11 pas *leçon Il fautchrétienne. donc les fixer : "Otôns leur les pieds . La méthode Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. estet impitoyable, mais sans fantaisie sadique. Ce Hibou ne tronque que La fablePlein ent i ère est jeu, il système de di médité La le nécessaire. "prévoyance", semble avoir déjà ssonances, ideroni e légère par rapport à ce Discours. Fiction ? Véri té ? La Fontaine Bruyère : "Pour gouverner quelqu'un longtemps il faut introdui t un doute : le "cas", d et i absolument, il, "a l'ai r" d'une fable... Jean-Pierre Collinet, dans sa avoirnote, la main légère et ne combien lui faire sentir le moins qu'il se peut indique ses queorigines sont douteuses. Mais - La Fontaine, - contre toute 1132 sa dépendance "« Ce Hibou ale si l'on peut dire "latable". main légère". vraisemblance, maintient "véri L'i roni e est probable. Alors U n ' inflige pas de souffrances inutiles. A ses Souris, auxquelles R NI ses XI.) à qu 11 Hibou t XVII il tout 1124. un ' T ' ^ - J - J F ^y]; vers^ S H T ^ .o™^^™™ 1125■ ««™«_ 14. 1126. Chat-Huant,(XI 15. 1127. 1er" 1128. 259 258. 1129. t- il assure vivre et couvert, il coupe les pieds, mais pas 1 1 appétit« Alors que la Fourmi refusait à la Cigale "quelque grain pour subsister", il leur apporte "vivres et grains pour subsister 1133" . Ne le supposons pas charitable cependant. Oiseau d'Atropos, mais aussi de Minerve1134, il est bon calculateur, bon gestionnaire, bon mainteneur de son pouvoir. C'est même un sage dans 1'étroite mesure (un trou dans un vieil arbre) où 1'on peut être sage quand on est dominant. Pour lui, le pouvoir n ' est pas une fin, simplement manger . que dans le "à Discours, La c'est un moyen. Voulant sa Fontaine rapportai t des f ai ts à peu près vrai semblables ( Les barrages des castors _________ ), il travaille ici le réel par le fictif, la science par la fable. 11 joue avec la vraisemblance, qui fonde pourtant la "fabrique des fables". Il fait plaisamment appel à la "foi" du lecteur. 11 1 va même jusqu à écri re : "cet oiseau raisonnai t, il faut qu'on le confesse". (drolatique pour un tel homme...) Surtout, il contredi t ostensiblement, et en toute conscience, le Discours : on y l i sai t qu'un animal ne fait j ama i s 3 "le moindre argument". Mais le H i bou en fait : "Voyez que d'arguments il fit". Licence poétique ? La Fontaine l annonce : "ces exagérations sont permises à la poésie"... Mais alors que vaut la poés i e ? Ou que vaut ce texte qui paraît di re que ce H i bou pense comme un homme, voi re comme Aristote ? A mo i ns... A moins qu'il ne raisonne pas, ou plutôt que son "art de pense r" soi t faux, raison qui n' est pas raison ( et Aristote avec lui — ). La "poésie" ne serai t pas alors pure "exagération", mais effet de sens. La véri té naîtrait du mensonge. Implication : la dernière fable du dernier livre XI n'établît pas que les animaux pensent, mais défini t et combat un "art 8 de penser" (et de vivre), que vient de refuser l octogénai re (planteur quand le H i bou est tronqueur) et que refuse défînî tivement La Fontaine, "truchement de peuples divers", créateur des Fables. A î ns î prend sens, autrement que par simple effet de circularité, le renvoi à La Cigale et la Fourmi.(Vivres et grains pour subsister). Le Hibou est une a r t t ï - C i s a l e , une Fourmi, mais une Fourmi qui travaillerait à .maintenir sa domination. 1130. Les Souris et le Chat-Huant <IX;9), vers 10. 1131. Le dominant (Fourmi), comme la Beauté chez Baudelaire, "haït le mouvement qui déplace tes lignés". 11 fixe (Voi r Richelieu q ui parle partout de fixer (la langue par exemple)). Il n'a î me que le mouvement qui /ramène les lî gnes à la même place : dansez maintenant... 1132. La Bruyère, Les Caractères,/Du Coeur, 71. 1133. Les Souris et le Chat-Huan£(9,IX), vers 27. 1134. L'Aigle et le Hibou, (18,V), vers 5. commodité1135", il ne cherche pas à goûter les plaisirs spécifiques du pouvoir, Point de jeu. Point de cruauté. Il ne rit pas comme le seigneur1136 ou la Fourmi. C1 est un "triste oiseau1137", sérieux, qui ne rêve pas de dilater son ego» Refusant d'être Narcisse, Alexandre1138, ou Coq, il ne clame pas sur les toits1139, en haut de son pin, qu'il est un dominant, un maître absolu, totalement maître, toujours plus maître. Il reste dans sa "caverne1140", muet. Il est un dominant minimum, presque immobile. 11 veut simplement que tout continue à l'identique, que rien ne bouge, pas plus les Souris que le monde. La Fontaine le souligne : .ce Hibou habite un pin antique1141, un "vieux palais", "miné par le temps1142 « Pour lui, le temps ne se mesure qu'à la lente altération qui creuse le trou où il peut vivre» C 9 est presque Insensible. Les choses n'évoluent pas dans "la sombre retraite", la "mue1143" où ne court sûrement pas quelque "onde pure 1144". Rien de "vagabond" dans cet espace d'éternité, ce permanent "maintenant1145" où il s'est établi1146„ Ses désirs mêmes sont maîtrisés. Nulle fantaisie hasardeuse n'apparaît chez lui. Nul caprice.. Aussi, contredit-il en partie la logique de la Fourmi : il la. nettoie de toute passion pour le pouvoir. Il ne jouit pas d'être le maître. Il j ouit parce qu'il est le maître. Voilà la vraie "merveille" , le "prodige1147" : Ce dominant ne se passionne strict, pas pour le régulier, jamais excessif, et n à sa "commodité ss f pouvoir. Il est invente que ce qui sert » Il est, en somme, la "raison" même. C ' est remarquable et terrifiant, car les Souris n'ont aucune chance. Comment fuir, pattes coupées, ce méticuleux Hibou ? Inutile de tenter de lui "répondre en Normand1148", de lui mentir, d'inventer quelque leurre* 1135. Les Souris et le Chat-Huant,(9,IX), vers 21. 1136. Conte cl'un paysan qui avait offensé son seigneur. 1137. L'Aigle et le Hibou, (18,V), vers 6. 1138. Voir, partïculïèrement, dans les Oeuvres Diverses, 1139. 1140. Voir Les Deux Coqs, (12,VII). Les Souris et le Chat-Huant(XI,9), vers 11. 1141. "On abattit un pin pour son antiquité". Les Souris et le Chat-Huant(9,IX), vers 8. Notons que le pin, en Orient, comme en Occident, la Comparaison d'Alexandre, de César et de ■ Monsieur le Prince. ! est assez généralement reconnu comme symbole d'éternïté, de permanence, voi re d éternel retour. (Voi r Ronsard, Sonnets pour Hélène, 11,72.) 1142. Ibid. , vers 9 et 11. La gravure montre clairement que ce n'est pas un arbre mort. 1143. Ibid., vers 9 et 31. 1144. On la rencontre au premier vers de l'épi logue qui suit... La "triste et sombre retraite" du H ï bou doi t être opposée à la retraî te "près d'une source pure" dans un "lï eu respecté des " vents, ignoré du soleil"(ce qui ne signifie pas obscur) du Solitaire (29 fXII). 1145. Dernier mot de La Cigale et la Fourmi. 1146. Notons que ce ne fut pas toujours le cas : "En son temps aux Souris le compagnon chassa". Que s'est-il passé ? La vieillesse l'a t-elle atteint comme elle a atteint certain Cormoran(X,3) ? La Fontaine ne le préci se pas. On comprend cependant que la 1147. grande affai re de ce H i bou, c'est de combattre le temps. Les Souris et le Chat-Huant, (9,IX), vers 2 et 6. Dans cette "triste et sombre retraite1149", tous les mouvements, mais aussi les lignes ondoyantes, les replis, la diversité, paraissent impossibles. C1 est la nuit. Un trou. Le fond de la caverne platonicienne* Ce Hibou Impitoyable et rationnel semble inaltérable, vraiment "vainqueur du Temps et de la Parque1150 * Leçon classique : ce que la ra^ éternellement1151 « Illusion bien sûr! Le temps travaille, "mine", creuse, "abat".». Les hommes - le "on" - surtout arrivent, coupent le pin, justement parce qu'ils le jugent trop vieux, et chassent le Hibou mais sans le prendre, comme le montre la gravure. - 282 - La gestion de l'oiseau n'est pas en cause. On ne peut lui reprocher aucune faute. Il ne s'est jamais risqué à signaler son existence à plus puissant que lui. Ce Hibou n'est pas Coq. Appliquant toujours et obscurément sa "raison", il est -resté dans l'ombre où il fut découvert par hasard. Pas de chance, mais qu'y faire ? Contre les hommes, il est impuissant. De leurs desseins, il ne sait rien. Le "on" qui abat le pin est, pour lui, pareil à la Fortune capricieuse, aveugle, infiniment forte . Comme s'il était La Cour du lion, (VII,6), vers 36. Les Souris et le Chat-Huant,(XI,9), vers 9. 1150.. Cette formule qui conclut l'Epi logue caractérise les sujets que les exploits de Louis XIV peuvent fournir aux "favoris des neuf soeurs"(Racïne et Boïleau sont nommés historiographes du roi en 1677). Recèle-t-elle quelque amère ironie ? Nous le croyons volontiers tant les projets du roi (dompter) semblent strictement inverses de ceux de La Fontaine (traduire les diverses voix), comme la volonté du Hibou (tronquer) paraît inverse de celle de l'octogénaire (planter). Surtout un jcjurieux rap^rochemen^^ fait. : *\ f™0tons lui les pieds» Or trouvez-moi Chose par les humains à sa fin mieux conduite ? ]: Louis dompte l'Europe, et d'une main puissante j Il conduit à leur fin les plus nobles projets /; Qu'ait jamais formés un monarque. / f Le roi Soleil ? Un roi Hibou ? Si Louis n'ôte pas à l'Europe les pieds, îl lui ôte la paix. On j sait La Fontaine très sensible aux charmes de la paix... N'oublions pas que le livre VI î , par i-We lien entre Un animal dans la lune et Les Animaux malades de la Peste, organise déjà, sous l'hommage, par un jeu de contrastes avec Charles lï (roi pacifique et roi savant), une critique du pouvoir violent du grand roi. 1151. Malherbe, s1 identifiant apparemment à la raison même écrivait : "Ce que Malherbe fait dure éternellement". 1148. 1149. parvenu à oréer dans son trou une "éternité provisoire 1153", il a pu empêcher un moment que les Souris échappent1154, mais il ne peut empêcher que les choses, finalement, lui échappent. C'est ainsi. On n'échappe pas au temps, à l'onde, au mouvement, aux turbulences. . . On ne peut empêcher que se manifeste un jour quelque chose de beaucoup plus fort, qui "ravit tout sans pudeur1155". En cette affaire, c'est l'homme, maître d'abattre, selon son bon plaisir, les arbres, tous les arbres, même s ' ils le protègent1156, même s ' ils logent tout un peuple1157. Pas de pitié ! Pas de détail1158! C'est ici que le texte, - ce texte qui nous présente un "cas" "tel que d'une fable/ Il a l'air et les traits encor que véritable" - manifeste sa profonde unité. En coupant le pin, l'homme y découvre un coupeur de pieds. Mise en abyme : sous 1 ' apparence d'un Hibou, La vérité de 15 homme gît dans 1 ' arbre : Ce Hibou "a 1 ' air et les traits" du Hibou, mais c'est 1'homme, 1'homme même, qui se prétend 1159 maître de tous les êtres vivants. L ' homme tranche, tronque, mutile. Le tout pour son profit. On se souvient des discours de la Couleuvre, et du Boeuf, et surtout de 1'Arbre, et encore de la malheureuse forêt qui fit confiance au Bûcheron1160. . . L ' Homme refuse d ' entendre longtemps. Il coupe la parole, la Couleuvre, 1'Arbre, les oreilles du Chien1161, la queue du Renard1162. . . L ' Homme agit avec la nature, avec toutes les créatures vivantes, comme un maître Fourmi 1163 . Le cas selon a la logique 1 1 ' air d une fable, de la encor que 1152. 1153. Voir la série des fables 10,11, 12,13 au livre VII. Ionesco, Le Roi se meurt. 1154. 1155. Les Souris et le Chat-Huant (XI,9),vers 39. La Mort et le Mourant, (VIII,1), vers 15. 1156. 1157. Voi r les propos de l'Arbre dans L Homme et la Couleuvre, (X,1 ), vers 68-88) Dans son tronc caverneux et miné par le temps 1158. Quel droit l'a rendu maître de l'univers ? (Voi r Le Paysan du Danube, XI,7, vers 41.) Le H î bou n' interroge pas, ne conteste 1 Logeaient entre autres habitants... Les Souris et le Chat-Huant (XI,9), vers 11-12.) pas. Il s'envole sans commentai res. Tant pis pour son pet i t système de pouvoi r! Quand le mal est certain, le moins ratîoc îneur est toujours le plus sage. 1159. Peut-être est-ce un "chimérique empire" ? (Les Animaux malades de la Peste, (VI1,1), vers 42.) 1160. La forêt et le Bûcheron, (XII, 16) 1161. Le Ch i en à qui on a coupé les oreilles, (VI11,8). 1162. 1163. Le Renard ayant la queue coupée, (V,6). Cette fable est précédée par Les Oreilles du Lièvre... Ronsard se plaignait déjà des bûcherons de la forêt de Gastîne. Après leur "sacrilège meurtrier" "Tout deviendra, sans voix". Ronsard. Elégies, 24, 1584. La Echo ser a Fontaine véritable... N! oublions pourtant pas quIS!Un octogénaire plantait 2,2.2 ( L e Hibou^ 11 octogénaire, et 11 onde pure. \ Tout homme ne tronque pas. Parmi les hommes, existe aussi le sage, souvent mal compris du peuple1164 comme des jouvenceaux. Loin de réduire "tout en même catégorie", il ajoute de la diversité. Il plante et il pense pour lui-même et pour autrui : . Mes arrière-neveux me devront cet ombrage : Hé bien défendez-vous au Sage De se donner des soins pour le plaisir d 1 autrui ? Cela même est un fruit que je goûte aujourd'hui1165. Cet octogénaire n'est pas. Fourmi. Insoucieux de dominer, il se félicite de l'existence 1'autrui, et même par avance, parce qu'il croit le plaisir d'autrui nécessaire à la plénitude du sien 1166. Pour autrui, il ne réduit pas, il ajoute. Il ne tronque pas, il plante. Il participe à sa manière à l'heureux mouvement du monde vers toujours plus de diversité. Il sait pourtant que ce mouvement implique sa mort. Le temps qui est dimension de l'apparition de l'autre, des autres, est aussi dimension de sa propre disparition. Un avenir arrive où II ne sera pas, mais il 11 envisage sans angoisse et sans insouciance. Lucidement, il l'admet parce que ses "arrière-neveux" existeront, pourront jouir de ses efforts1167, et qu'il y aura un monde "toujours divers, touj ours nouveau" . Loin de prétendre fixer l'avenir, Il travaille à l'ouvrir, comme La Fontaine avec son oeuvre1168, 1164. 1165. 1166. 1167. 1168. en laissant à d'autres toute mériterait cependant .plus encore, comme le souligne Pierre Boutang, la reconnaissance des écologistes authentiques. Ce d'autant plus que La fontaine loue lflHomme lorsqu1il "mutïle" la nature pour lui permettre d'être plus bel le. (Voi r.Lé" Philosophe Scythe (XIï,20)). Démocrite et les Abdéritains (VIII,26). Le Vieillard et les Trois jeunes hommes, (XI,8), vers 21-24. C'est par ce biais que se rejoignent, comme chez Gassendi, morale épicurienne et morale chrétiennne du coeur (on voit, cependant que l8on est assez loin de la charité). Le Mourant (VI11,1) quant à lui ne construit pas "pour pourvoi r un arrière-neveu", - comme il l'affî rme - mais pour ne pas voi r sa propre mort. Si mon oeuvre n'est pas un assez bon modèle. J'ai du mo i ns ouvert le chemin : chance de vivre et de jouir. Ainsi le temps l'altère, le fait "vieillard", "patriarche", mort, mais, lui-même, en tant qu'être humain, en tant que planteur, il participe à l'altération du monde. Il ajoute du neuf, un petit supplément, presque rien, un arbre-clinamen qui peut produire, pour lui-même et pour autrui, un nombre indéfini de plaisirs* 11 ne s'abandonne donc pas au temps comme on s'abandonnerait à une onde : il y plante sa divergente création 1169. Acceptant l'avenir et s'en souciant1170, il se montre prévoyant, mais pas vulgairement ' comme les Jouvenceaux, satisfaits de prévoir sa mort, et l'accusant de "radoter". Il ne prétend pas tout prévoir : Il sait que, si sa mort est certaine, sa date ne l'est pas : La main des Parques blêmes De vos jours et des miens se joue également1171. Pour lire cette égalité, on gagne à penser en termes, de jeu et d'infini. Comme une durée est infiniment divisible, elle permet un nombre infini de coups. Quand même les Jouvenceaux auraient, à chaque coup, quelques chances de vie de plus que le Vieillard, ils ont, à chaque coup, des chances de mort. Puisque, dans toute durée, le nombre de coups est infini, le nombre de chances de mort, dans cet espace, est infini. Dès lors, pour le Vieillard et pour les Jouvenceaux, les nombres également infinis - de chances de mort sont pratiquement égaux car rien D'autres pourront y mettre une meilleure main. Epilogue, vers 11-13. 1169. De même la Muse n'est pas dans l s"onde_gy£ê'f,,<? abandonnéef dissoute, noyée, comme certaine femme noyée» Elle est "au bord d'ùne^'oriSe pure". De ce bord, légèrement à l'écart, le poète voit le mouvement, ne le craint pas, en joui t, et peut traduire "en langue des Dieux",.. Traducteur, comme l'onde, La Fontaine - au nom si bien 8 porté - ne cesse de conduire au-delà, de faire passer la parole ailleurs, dans l espace poétique. Loin de muti1er, il 1 1170. donne voie et voix, se f ai t "truchement de peuples divers", et "ouvre le chemin", pour d'"autres", pour l avenir. Les Jouvenceaux s'en étonnent : "A quoi bon charger votre vie/Des soins d'un avenir qui n'est pas fait pour vous ?" (vers 8-9) 1171. Ibid., vers 15-16. - 284 - ne sert, pour des êtres finis, et qui considèrent leur finitude, de comparer un infini à l'autre» D'eux, "la main des Parques blêmes se joue également". Impitoyable et cohérent, le Vieillard ajoute : Nos termes sont pareils par leur courte durée. 11 n!utilise plus alors 11 infinie divisibilité d"une durée, mais l'ouverture infinie du temps : quand même les Jouvenceaux vivraient plus longtemps que le Vieillard, leurs quatre vies ont quatre durées finies, donc égales relativement à l f infini* Les deux raisonnements sur l f infini d'infiniment grand et l f infiniment petit) permettent ainsi d 1 affirmer deux fois une égalité entre les Jouvenceaux et le Vieillard, mais ils n'empêchent pas ce dernier de jouir du moment qu'il vit* Sa prévoyance échappe en effet à la prévoyance vulgaire, celle du Cochon1172 qui crie sur son "char" parce qu ' il a peur, ou celle des Jouvenceaux qui agissent en oubliant les "coups imprévus" parce qu'ils désirent l'ailleurs, le pouvoir, ou la richesse 1173» Comme le Cochon ou, sans doute les Jouvenceaux, le Vieillard comprend que "le mal est certain1174", mais parce que la crainte ou les désirs ne l'aveuglent pas, parce qu'il sait calculer et jouer avec 1'infini, parce qu'il sait que son plaisir, même limité dans le temps, est relatif à lui-même (son être fini) et qu'il n'est donc pas négligeable, sa prévoyance tire de l'imprévu des coups la possibilité d1 une sereine jouissance. Le Hibou aussi est prévoyant. La Fontaine insiste1175. Il décrit même trois fois cette prévoyance, Dfabord du point de vue de ceux qui ont découvert la "merveille1176", ensuite de son point de vue d'observateur philosophe, enfin en se plaçant dans 1 ' esprit du Hibou1177. Cette insistance s'explique : pareille prévoyance est étonnante chez un Hibou 1172. Le Cochon, la Chèvre et le Mouton,(VIII,12). 1173. Peut-être les trois. La présence de trois Jouvenceaux (et non d"un comme dans les sources) paraît pouvoi r s'expliquer par la 1174. Quand le mal est certain volonté de baliser le champ des dési rs possibles (La Fontaine renvoie a i ns i à plusieurs fables). La plainte ni la peur ne changent le destin ; Et le mo i ns prévoyant est toujours le plus sage. Le Cochon, la Chèvre et le Mouton, (VI1 1 ,12). 1175. Le mot "prévoyance" apparaît deux fois dans le texte. Au vers 25 et dans le commentai re en prose. 1176. 1177. Les Souris et le Chat-Huant, (XI,9), vers 2. Le texte, qui di t a î ns î trois fois la même chose, fonctionne par amplifications successives. même, un "art de penser" inverse de celui du H î bou. - 407 11 illustre, dans sa structure - (un animal) , mais plus encore, peut-être, chez un dominant qui pratique la logique de la Fourmi» 2*3 La prévoyance nécessaire. Prévoyance est pris en deux sens, l'un et l'autre attestés dans la langue classique : capacité à prévoir, et attitude efficace pour préparer l'avenir. Le prévoyant, au premier sens, admet que l'avenir peut contredire le présent. Or, quand le dominant considère ce qu'il maîtrise, Il rêve d'un éternel statu-quo : Vénus souhaite que son temple demeure identiquement riche en fidèles» Pourquoi désirerait-elle une altération ? Voulant croire, comme elle, que leur domaine échappe, au temps, les dominants tendent à ne plus prévoir pour ne pas avouer l'imperfection de leur maîtrise, la force des horloges, et la persistance d'un ailleurs, d'un plus tard, ou d'un autrui : le Fermier et Sultan Léopard s'endorment; l'Arabe oublie '""que les deux Saints peuvent s 1 enfuir. Autre mode de ce refus du temps : s'affirmer capable de tout prévoir» Sottement, tel mari croit "s'aviser de tout1178". Dangereusement, l'astrologie, qui nie le temps en disant tout prévoir, tente les rois : les "charlatans", les "faiseurs d'Horoscope" font séjour "chez les princes de l'Europe". Or, pour La. Fontaine, 11 art de ces gens est mensonger : nul n'a prévu l'état o ù nous voyons 1 ' Europe1179" . Qu'on pense le temps en termes de hasard ou qu'on y voie la Providence, l'avenir, dans sa totalité, est inconnaissable aux hommes. Une prévoyance limitée est pourtant possible : parlant du Hibou, La Fontaine constate que "Sa prévoyance allait aussi loin que la nôtre1180". L'oiseau d ' Atropos, comme les hommes, jusqu'à un certain prévoyance modeste point, ne prévoir au delà 1181. Cette pas prétend peut pas vaincre le 3 1178. On ne s'avise jamais de tout, Contes et nouvelles, II, vers 8-15. .1179. L Astrologue qui se laisse tomber dans un puits, (11,13), vers 39-40. 1180. tes Souris et le Chat-Huant (XI,9), vers 25. Temps et certaine la Parque, Fourmi : mais " Le m' exemp t e r a1182 " » elle soin permet/^P^af que j'aurai'^ firme r comme pris de soin ^<,yy Prévoyance au second sens du terme : le Hibou prépare son avenir avec une prévoyance qui n'est pas simple prudence. 11 ne se contente pas de sauver sa vie, comme tel ou tel Rat1183* 11 innove pour dominer avec moins d'efforts et plus de sûreté. Sa position initiale en aurait pourtant satisfait beaucoup : les souris ne manquaient pas, il les attrapait, rien ne lui imposait d'innover. Le besoin ne fut pas, comme pour le Cormoran, "docteur en stratagèmes1184"» Ce Hibou n'est d'ailleurs pas stratège, génial auteur de ruses scélérates, mais bon ingénieur gestionnaire. Il invente, sans nécessité, un système simple, mais radical, pour rendre sa domination plus "commode 1185" . Cela suppose au moins trois qualités cohérence, : la vigilance, la la tempérance. Vigilant, ce Hibou ne s'endort pas "dans la tranquillité ! 186 " de son pouvoir. Il sait observer, inventer, faire agir son esprit . Cohérent, le Hibou sait ce qu ' il veut : manger "à sa commodité". Il choisit le moyen adéquat à cette "fin", et il n'en change pas : "Le drôle estropia/ Tout ce qu ' il prit ensuite" » Tempérant, le Hibou ne cède pas à ses appétits immédiats et ne transgresse aucune limite dangereuse. Comme il sait que c ' est impossible1187, que cela peut altérer sa "santé ", 1181. et que les Logique de jeu : avec une chance acceptable de succès, je peux prévoir à quelques coups, mais pas à un nombre infini de coups. Le double infini de l 1 espace et du temps interdit de tout prévoir, mais on peut prévoi r, "avec quelque raison", pour un temps, un espace et des intérêts limi tés : si le H i bou ne peut pas prévoi r quand les hommes couperont le pin, il peut imaginer qu'il 1182. aura un jour besoin de ses souri s. La Mouche et la Fourmi,(IV,5), vers 47. 1183. Le Chat et un vieux Rat,( 1 1 1 ,18), Le Chat et le Rat,(VIi i ,22). 1184. Les Poissons et le Cormoran, (X,3), vers 11. 1185. Les Souris et le Chat-Huant, (XI,9), vers 21. 1186. Voi r Dom Juan, (2,1) : "Et nous nous endormons dans la tranqui 11 i té d'un tel amour, si quelqu'objet nouveau".:. 1187. A l ordinaire, pourtant, "Al léguer l impossible aux rois, c'est un abus". Ce H i bou domine plus sagement qu'un roi. 1188. Et puis dans le besoin / N en dois- je pas garder". Les Souris et le Chat-Huant (9,XI ), vers 37-38. 8 8 8 changent1188, temps il n ' avale pas ses Souris dès leur prise. Comme il sait sa puissance limitée et le monde 1 ne prétend pas dominer plus qu'un trou. Ces trois qualités, qui permettent la prévoyance, sont rarement réunies chez les dominants de type Fourmi. Leur position et leur désir de jouir du pouvoir tendent à les rendre peu vigilants, peu cohérents, peu tempérants. 2.3.1 A) La vigilance* Les dormeurs et les éveillés La vigilance éveil, active, la logique : quand de la capable de la distinguer. Fourmi peut sécurité être Un tenté paraît complète, Force boeufs dans ses prés, moutons parmi la plaine1189, est conscience dominant d'y en selon renoncer quand on a force cerfs dans ses bois, Force quand on croit que la diversité du monde a disparu, que tout les dominés sont mis "en même catégorie", que rien ne peut plus surprendre, ou même que rien n ' existe, la conscience s'efface. Pas de conscience qui ne soit conscience de quelque chose* Mais si tout est indifférent ou nul, pourquoi ne pas dormir ? Le Sultan dormait lors ; et dedans son domaine Chacun dormait aussi, bêtes , gens1190. Chacun était plongé dans un profond repos ; Le Maître du logis, les Valets, le Chien même Poules , poulets , chapons , tout dormait1191. Le Hibou pourrait donner leçon de gestion au Léopard et au Fermier qui dorment au début du livre XI. Quoiqu'animal nocturne, il veille, surveille, ne s'"attend pas aux yeux d'autrui" , fait acte utile à ses intérêts. 1189. Le Lion, (1,XI), vers 3-4. 1190. 1191. Ibid. (1,XI), vers 28-29. Le Fermier, le Chien et le Renard (3,XI), vers 21-23. Dormir pourtant est délicieux : Quoi! le sommeil pourrait aux déesses déplaire! Ne point souffrir, Ne point mourir Et ne rien faire, Que peut-on souhaiter de mieux ?1192. Vénus définit ici le sommeil comme négation heureuse, ataraxie dont jouissent les Dieux qui "dorment les trois quarts du temps 1193" . Pourquoi ne dormiraient-ils pas ? Après le déluge, ils régnent sur un univers sans voix. En noyant sous les eaux toute diversité, ils sont allés au bout de leur désir d3 anéantissement, et comme il n'existe plus rien qui puisse les nier, ils connaissent une paix profonde où leur conscience peut ssabolir» Les Dieux, cependant, ne veulent pas touj ours dormir. Un sommeil permanent les empêcherait de goûter les j oies du pouvoir» Aussi, malgré 1'avis de Vénus et de Jupiter qui s 1 accommoderaient d3 un sommeil sans limites, ils décident de suivre Minerve qui veut des "autels1194 et donc des créatures pour les honorer. Ces créatures ne sauraient être hommes-machines1195, des pareils à des statues. Mécontents de cette "race immobile1196", les Dieux veulent des créatures passionnées1197, conscientes d ' elles-mêmes, et chez qui 1'incertitude est constante. Le prologue de Daphnis manifeste ainsi une tension que suscite, pour les dominants, la logique de la Fourmi : ils veulent nier toute conscience chez le dominé, les anéantir dans un déluge, mais ils voudraient aussi .de la conscience et du mouvement1198" . D1 un côté, ils voudraient s!endormir, tranquilles sur leurs dominés mis en même catégorie. De l 'autre il voudraient goûter leurs hommages et tous les signes de leur peur1199. « * Les Dieux parviennent à concilier ces deux souhaits. Ils dorment "les trois quarts du temps". Quand ils ne dorment pas, ils observent 1192. Daphné, O.P., p.361-362. 1193. Ne vivez-vous pas ici heureux et tranquilles, dormant les trois quarts du temps, laissant aller les choses du monde comme elles peuvent, tonnant et grêlant lorsque la fantaisie vous en vient ? Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 256. 1194. Minerve : "Est-ce ainsi qu'on a des autels ? Jupiter : Eh bien, faisons d'autres mortels". Prologue de Daphné, O.D., p.362. 1195. Momus : "Quel les gens f Ce ns est qu1une machine". Ibid., p.363. 1196. Ibid., p.362. 1197. Les D i eux : Hé quoi S la passion Jamai s chez eux ne domine ! Ibid., p. 363. 1198. Pas trop cependant : Momus : " Je la trouvais trop lente, et la voi là trop vive! " Ibid., p. 363. les hommmes, reçoivent leurs honneurs1200 , et lancent, Jupiter, comme quelques coups de foudre « Les dominants mortels, quand ils pratiquent la logique de la Fourmi, ne peuvent pas dormir, comme les dieux, "les trois quarts du temps". Impossible, pour eux, de jouir de cet équilibre inégal entre sommeil et vigilance. Pendant que le Léopard s8 abandonne à Morphée, le Lion fait j ouer ses trois alliés : "son • courage, sa force, avec sa vigilance1201". Pendant que le Fermier profite d ' une nuit "libérale en pavots", le Renard attaque. Le monde est ouvert, divers, dangereux. Pas moyen de s ' y abandonner longtemps à de fausses sécurités* Tout maître qui dort risque de perdre sa maîtrise1202 . En Italie, quand un hôtelier dort, sa femme et sa fille dansent... Dans la chambre même, dans son lit, s'opèrent d?étranges circulations... En Italie encore, quand Joconde et le roi de Lombardie dorment, sûrs de leur coup, leur belle les trompe \J Plus grave, et beaucoup plus ambigu : quand Cupidon repose, Psyché s 1 approche, couteau en main, prête à 1'assassiner* Quand le chat dort, les souris dansent, et elles dansent d s autant mieux qu'il est mort . C'est si connu que souris le croient, mais chat avisé ne dort guère et sait passer pour mort... Tout dominant qui paraît dormir ne dort pas. 1199 . 0'UN COTE, ,, BLE LIBERTE, 1200. AMOJUR 11 ^ à iIj V O U D R A I T D ES A N I M A U X- M A C H I N ES de di DES ETR ES CAPABLES LA FIN DE PSYCHE ( P . 256), NE PEUT AVOUER QUE LA F EL POSE QUI A ABANDONNE UNE TEL L E L \ og TE QU'I L n'avait , DES HOMM ES JE CHANTAI , -MACHINES ( JLaJ)ojTne question, "D EPENDE", "L 'AUGMENTATION DE "SIMPLES R ES S O R TS "), DE L ! il AUTRE LA QUESTION ICONOCLASTE MAIS I L LE CROI T . PoïïF' : 'TQT F DE CE CULTE NOUS DIMINUERA NOTRE PORTION : "VOTRE I Ï ". f i 1203. "UN FAUDRAI T A I NS I LE CHAT ET UN VIEU X RAT , d FELICITE D EPEND-EL L E DU CULTE DES HOMMES A U? JUPITER " QUE CE CULT E SOI T MAINTENU pouvoir, M A I S D E L A P O S S I B I L I T E qu'il I N T E R D I S A I T A P S Y C H E PAS TANT ROI QUI SE REMUE ( 1 1 1 ,18 ), VERS " 1 EU X- M E M ES ET , DE DORMI R SANS AUCUN SOUCI DE LE VO I R . ) POUR QUE LES GRENOUILLES 2. ainsi ses souris à l'oeil , AU MO I NS , ?" JujDitër ET NE DIMINUE EN R I PARLE SELON UNE LOGIQUE DE POUVOI R FOURMI . 12Q1. Notons "P UIS SA NCE". 1202. 1 1 VEUT DES ETRES CONSCI ENTS tient de leur P OSS I NE VOUS DEPLAISE". I Q U E A P R E S S O N E XP E R I E N C E A V E C P S Y C H E , S O U L I G N E P A R S A Q U E S T I O N QUE LA FELICI TE NE DEPEND PAS DU (P OS S I BI LI 3 1 ICI TE DES D I EU X T PAS QUE PSYCHE DEVIENNE D EESSE CAR X RE "second Rodilard 1203 " Le NE LUI MO NTENT PAS DESSUS . QUE "VIGILANCE" RI ME I CI A VEC . AMOUR EN , . NE REJDOJIDMGAS 11 NE . VOUDRA I (du Maître). ... Le premier Rodilard est tout aussi actif. Grand effroi pour messieurs les Rats ! On sait depuis le Conseil tenu par les Rats que ce premier Rodilard - fort vigilant - peut passer pour Diable1204 . Il est vrai que Satan est très vigilant « Au début de Belphégor1205 , on le voit travailler efficacement pour "augmenter sa gloire1206" : il passe en revue ses sujets, observe que les mariages lui profitent, et envoie parmi les vivants Belphégor, démon "plein d'art et de prudence", diable "tout yeux et tout oreilles, / Grand éplucheur, clairvoyant à merveilles, /Capable enfin de pénétrer dans tout1207", véritable enquêteur plein d 1 "exactitude et de vigilance1208". Quel autre "art de penser" le Hibou lui aurait-Il appris ? Pour 15 oiseau de la nuit, pour' le prince des Ténèbres, et pour certaine vieille qui court "comme un lutin1209", I'obscurité n'est pas "libérale en pavots". Ces dominants sont dans la nuit, mais ils n'y dorment pas. Le repos n'est pas pour eux, Excellents gestionnaires de leur pouvoir, ils s'activent continûment pour contrôler et exploiter leur dominés. Ils maîtrisent parfaitement qui dort et va "dormant, rêvant, allant par la campagne". Leur "vigilance" est "extrême1210", lucidité, ou même "battant luciférienne campagne1211", la lucidité. Cependant, et elle chez est les diables de peu d! esprit, chez les Diables de Papef iguiêre1212 ou chez 1204» Conseil tenu par les Rats (11,2), vers 7-8. La Vallée Cornay sous la "griffe" duquel " i l faut que chacun danse" devient, quant à lui, "l'Antéchrist". (A M. le duc de Bouillon, O.D., P-570.) ! Voi rVBelphégoDj (XII, 27), vers 1-27. La Fontaine modifie sur deux points capitaux le texte de M a c h i aveTl 1) Chef- .Machiavel f Pluton (qui n'est pas Satan) n'envisage pas d'"augmenter" sa "gloire". îl agit"en tant que juge et veut savoir si l!on accuse les femmes à tort. (Voir dans l'édition de La Pléiade, p. 160) 2) Belphégor n'est pas un enquêteur spécialement habile : il est choisi par hasard, et n'a guère envie de s'acquitter de sa mission.' Une fois de plus (Voir aussi Céphale et Procris), La Fontaine introduit dans un texte qu'il transforme sa problématique du pouvoir. I l est ici plus "machiavélique" que Machiavel. D i abl ement ! 1206. Ibid., Voir vers 14. 1207. Ibid., vers 1 7 et 24-26. 1208» Nous empruntons ces mots au très bref éloge de Colbert dans te discours de réception à L'Académie (O.D., p. 642).=. On doit aussi rapprocher Belphégor de la vieille "au corps tout rempli d'yeux" d'On ne s1avise jamais de tout. 1209. Cette vieille "craignant -de laisser passer l'Heure Courait comme un Lutin- par toute sa demeure". La Vieille et les Deux Servantes, (V,6), vers 24-25. 1 2 1 0 . A M. le duc de Bouillon, O.P., p. 570. 1 2 1 1 . La Laitière et le Pot au lait, (VI1,9), vers 30. 1205. tout être qui .ne sait pas rire de ses passions, la vigilance peut devenir quête de chimères. C5 est qu'elle naît de qui fait croire "fort aisément'^" : le désir et, surtout, la peur. B ) Peur et désir : la mauvaise vigilance. Le dominant Fourmi a peur de mourir. Il veut qu ' on le proclame Dieu, Phénix, "Vainqueur du Temps et de la Parque", et qu'on meure pour qu'il ne meure pas, Il tente d'employer autrui pour nier cet autre, 1'autre absolument autre, sa mort. L'autre est pour lui la mort tangible parce qu'il peut tuer, et surtout parce qu1il est autre. Refus refus de la mort sont pour lui indissociables : La Fourmi refuse â la fois sa mort et la Cigale, cet inadmissible autre Elle refuse la Cigale parce qu'elle refuse sa mort, o mais elle refuse aussi sa mort parce qu'elle refuse la Cigale. Si cette emprunteuse lui prenait un "petit morceau de mouche ou de vermisseau", elle la mutilerait. Ce petit morceau serait déjà morsuremort) L ' idée même en est insupportable pour qui combat l'hiver, 1'altération, 1 'autre, tout ce qui vient. La Cigale chante "à tout venant" sans prévoir que la bise peut "venir". Elle oublie que 1 'autre est autre, que la saison devient autre, et que "la Fourmi n'est pas prêteuse". Cette dernière, quant à elle, n'attend pas "la bise" pour savoir que 1 'autre est autre, mais elle refuse à 1 'autre tout valeur, et voudrait lui refuser l'être. Elle voudrait qu ' il soit néant, mais à défaut, comme elle constate qu ' il est, qu ' il est autre, qu ' il ose même "aller" chez elle et prétend valoir, elle veut s'en protéger ou prouver qu'il est nul. Autrui doit n'être, pour lui plaire, qu'une conscience qui expire en dansant. Difficile de trancher, philosophiquement, entre les sottises des deux insectes mais leur différence assure, 1212. 1213. dans Voi r Le Diable de Papefiguière, Nouveaux contes. Le Loup et le Renard, (XI,6) f vers 46. l f occasion, pour ce moment de bise, une supériorité pratique à la Fourmi, puisqu'elle survit, négations, et dans que sa peur, 1'instant, par la s'inverse dialectique des en rire* La peur de la mort renvoie à la peur de l'autre, peurs 1 s enraci^ et ces dans une| peur indéterminée, mais essentielle, une peur qui ne se manifeste au mieux chez les gens "d'un naturel peureux", comme le Lièvre : Un souffle, une ombre, un rien, Rien exister devient pour d'un rien, tout et Les motifs cette tout. rien. et de puisque l'être une rien..» Parler sa 1 être Le néant qui raison de à divers plutôt en ", peur, question de Elle de : de raison. peur aux est êtres, par les phénomènes, bruit1217, de un 1'étrangeté étrange étrangeté "pourquoi Pourquoi y-a-t-il un à et, Peur toute donc parler est : ? cette "léger pas rien, Fontaine, cette n'est que rien ? deçà et un un tout multiples c'est et de La les bizarrement, rien peu chez "bruit1216", cette de l'être, 1215 met, Peur importent conscience, La ? Peur s'expérimente, un se fait, rien motif. conscience la diversité. ' la ombre, pour d'un sans "assauts souffle, l'être Peur la ±es rien". conscience Peur rapport êtres, "un tout lui donnait la 4fièvre un t de : de rien, pour moi, est - il déjà de 1'être ? Et pourquoi y a-1- il des êtres - et moi moi qui parmi ai tous peur, moi ces qui J'ai peu^ êtres sais - qui sont seulement un dire rien, : j ' tout, ai et peur. Je suis donc j ' ai peur. Je suis peur : ( "Touj ours assauts divers. Voilà comment j e vis". On aperçoit alors la profondeur de la question : La peur se corrige -1 - elle1218 ? Comme prétendre la peur est la rapport naturel corriger, c'est de la conscience au monde, imiter 1 1"indiscret stoïcien1219» qui fait "cesser de vivre avant que 1 ' on soit mort". Qui 1214. Le Lièvre et les Grenouilles,(II,14), vers 18. 1215. Ibid., vers 8. 1216. 1217. Le Rat de ville et le Rat des champs, (1,9), vers 17. Le Lièvre et les Grenouilles, (11,14), vers 21. corrige la peur tue le peureux. Le Lièvre, cependant, réussit à en rire. change son regard sur sa peur. Comment ? Pas en raisonnant. Je crois même qu'en bonne foi Les Hommes ont peur comme moi. Ainsi raisonnait notre Lièvre, Il Et cependant faisait le guet1220 . Une raison abstraite est sans effet sur une passion. Seul un fait constaté, un spectacle, une "image" conduit le Lièvre à changer son attitude. - Il s'en alla passer sur le bord d'un étang Grenouilles aussitôt de sauter dans les ondes1221. Le Lièvre qui a peur découvre qu'il fait peur. Serait-il un "foudre de guerre1222". Point de flatterie ! Il sait ce qu'il est, ce qu'il vaut, mais l'image des Grenouilles produit en lui cette étonnante image : Lièvre-foudre de guerre ! Double image donc. Le triste animal considère le tout. Son esprit se retourne. Il rit et peut ainsi rire de sa peur. Il ne perd pas son "naturel peureux" , mais il découvre comment vivre avec sa peur, comment n'être pas triste, rongé, comment goûter des plaisirs purs. Chose étonnante, le Lièvre, sans 1!avoir voulu, par hasard, est devenu un dominant. Il terrifie plus les Grenouilles que ne les terrifie certain de leurs rois. Grand bénéfice pour lui, et pour nous, lecteurs. Nous lisons dans cette fable une raison du dominant ; la peur de sa peur* Qui domine fait peur, passe pour foudre de guerre, et par là, peut se prendre au sérieux ou rire, s'Installer dans son rôle ou passer, éloigner ainsi sa peur. Si, nous n ' avons pas lu cela dans Le Lièvre et les Grenouilles, La Fontaine prolonge la leçon dans Le Coq et le Renard. 1219. Le Philosophe Scythe, (XII,20), vers 30. 1220. Le Lièv.reet les. Grenoui l les, (11,14), vers 13-16. 1221. Ibid., vers 23-24. 1222. Ibid., vers 31. On quitte le guet du Lièvre pour la sentinelle du Coq. Sur la branche d3 un arbre était en sentinelle.». Un vieux coq adroit et matois1223 . Ce Coq voit venir un Renard, qui lui annonce la paix , et prétend 1'embrasser. Méfiance, L'animal perché annonce qu'il deux lévriers qui viennent avec aperçoit eux 11 "s ' entre-baiser . Le Galand aussitôt Tire ses grègues, gagne au haut, Mal content de son stratagème1224 . Entre les deux fables la différence est grande. Le Lièvre n'est pas "adroit et matois", et le Coq n' est pas, spécialement, d'un "naturel peureux". Le Lièvre effraie par hasard les Grenouilles quand le Coq calcule ses effets. On dirait, cependant qu' "une chose en attire une autre1225 ". Dans les deux textes, un personnage rit de sa peur par 1 ' image de la peur d ' autrui. Géniale est, de ce point de vue, certaine ambiguïté : Notre vieux coq en soi même Se mit à rire de sa peur1226. Le contexte indique que ce Coq rit de la peur du Renard, mais la grammaire implique qu'il rit de la sienne. De 1 'une et 1'autre à la fois, en fait. Double image. Double sens. Double plaisir. Grande sagesse. Le Coq rit de lui parce qu'il rit de 1 ' autre. C ' est en 1218. Ibid., vers 12. - 291 - devenant, un instant, dominant qu ' il n' a plus peur, et rit. Morale : le pouvoir détend la peur. La peur rend le pouvoir désirable. Quand on 1'a un moment, cependant, le pouvoir n'empêche pas la peur de revenir. Pis même, il la recrée, 1 ' aggrave. On a peur de le perdre, peur de voir réduire les signes 'tremblants, 1223. Le Coq et le Renard, (11,15), vers 1-2. 1224. Ibid., vers 27-29. 1225. 1226. les Inscription t i rée de Bpissard, Avertissement, O.D., p. 769. Dans ce texte, que nous commenterons dans notre dernière partie, La Fontaine donne d'utiles réflexions sur son art de la composition. Le Coq et le Renard, (11,15), vers 30-31 . hommages, tous les bienfaits qu'il apporte. Le Coq et le Lièvre sont sages : le premier rit double; le second ne prétend pas être un foudre de Guerre et le rester aux yeux des Grenouilles. Riant, il passe son chemin. Mais qui se veut maître permanent doit combattre sans cesse l'inquiétude, vérifier, maintenir et renforcer son pouvoir, faire peur. Vénus n1 est pas le Léopard* Vigilante, elle n ' a pas besoin d'un Vizir pour prévoir un danger. "Cette déesse appréhendait, et non sans raison, qu'il ne lui fallût renoncer à l'empire de la beauté1227", Psyché lui ferait perdre les "offrandes", 'les 1 "dévots", les pèlerinages qui 1 honorent ! Comment 1'admettre ? Vénus entreprend donc d'employer son puissant fils : Prenez y garde; il vous y faut songer : Rendez-la malheureuse ; et que cette cadette, Malgré les siens, épouse un étranger Qui ne sache où trouver retraite, Qui soit laid, et qui la maltraite, La fasse consumer en regrets superflus, Tant que ni vous ni moi nous ne la craignions plus 1228" . Comme tout dominant selon la Fourmi, Wenus/ n'envisage pas de partage. Le nouvel arrivant lui paraît nécessairement un concurrent, et donc un ennemi. Cette peur de perdre un morceau 1 'enferme dans sa logique de pouvoir qui 1 'enferme dans cette peur qui 1 'enferme dans cette logique.., Vénus fantasme ainsi sur Psyché comme les Grenouilles fantasmaient ^ t sur le Lièvre. Elle se fabrique un scénario imaginaire. f ^ Mauvaise analyste, elle n'observe pas que la jeune fille étant une mortelle , ses pertes ne dureront pas. Mauvaise ¥ psychologue, elle n'imagine pas que Psyché puisse n' en pas vouloir à sa puissance. Quoique déesse, elle craint et agit comme aurait dû craindre et agir le Léopard, mais elle n'est pas le Léopard (mortel, fragile, limité) , et Psyché n ' est pas le Lion. Dépourvue de toute ambition, soucieuse seulement d'être aimée, 1227. la "jeune mortelle" ne vit pas par Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 134. "la griffe et la dent1229" . Elle possède en revanche ce que le Lion n'a pas : "tous les appas que 11 imagination peut se figurer, et ceux où l'imagination même ne peut atteindre1230 ". Vénus oublie qu'en les dénonçant à son fils, elle les lui montre « Elle devrait pourtant savoir qu'Amour n'est pas de bois. La passion d5 Amour fait d'abord échouer les projets maternels : Psyché n'épouse pas un étranger laid, qui la maltraite, mais un "époux plus beau qu'aucune chose1231". Grand déplaisir pour Vénus ! "Le bonheur et la gloire1232" de Psyché pourtant ne durent pas . La jeune femme s'abandonne à sa curiosité, regarde son mari, et perd tout : Amour la donne à sa mère. "Je te donne à elle1233" lui dit Amour. La joie de Vénus est extrême. Jamais peut-être elle n'a tant joui ? d être déesse : "Ma beauté ne saurait périr, et la vôtre dépend de moi1234". Elle entreprend la méthodique destruction de cette beauté autre. Tuer ne lui suffirait pas1235 . Ce serait plonger Psyché dans un néant immédiat quand il s'agit de la rendre progressivement autre. De blanche qu'elle était, Vénus veut en faire une rouge : "Prenez vos scions, filles de la Nuit, et me 1 ' empourprez si bien que cette blancheur ne trouve pas même un asile en son propre temple " . " Il n ' y eut aucun endroit épargné dans tout ce beau corps 1236" . On n ' est pas loin du sa^sme. La déesse veut altérer toutes les parties de la mortelle, rendre autre 1'autre, réduire un à un chacun de ses charmes qui 1'ont effrayée, et, par dessus tout, humilier : "Cythérée lui commanda de baiser les cruelles mains qui 1 ' avaient mise en cet état1237". Voilà son "dansez maintenant". 1229. 1230. 1231. 1232. 1233. 1234. 1235. 1236. 1237. Le Lion, <XI,1), vers 20. Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 134. Ibid., p.172. Ibid., p.174. Ibid., p.193. Ibid., p. 230. "Le dessein de la déesse n1étai t pas de la fai re mourir si tôt".Ibid., p.232. Ibid., p. 231. Ibid., p.232. Cela ne suffit pas encore. Avant de 15 anéantir, la déesse veut démontrer la nullité de sa victime Hje te ferai des commandements si difficiles que tu manqueras à quelqu5 un ; \ et pour finir tu endureras la mortl2i8|t Cette logique apparemment étrange, La Fontaine 1 1 analyse au moins depuis La Cigale et la Fourmi : refusant 1' autre, mais constatant qu! il est, le dominant veut prouver sa nullité avant de le faire basculer dans le néant. Tel est le sens des épreuves que Vénus inflige à Psyché : le Dragon, les moutons du Soleil, les tas de grain, la recherche aux enfers d ' une boîte de fard, doivent démontrer que, relativement à une déesse, la jeune femme n' est rien, ne vaut rien, ne peut rien. A la surprise de Vénus, sans se révolter, Psyché se tire d'affaire. Une servante lui vient en aide. Amour, discrètement, 1'appuie. / secours, / une Chaque fois, Cythérée soupçonne ces mais ne cherche guère à les empêcher. nouvelle épreuve, puis une Elle invente autre, puis une autre. / Touj ours Vénus I en vain. Psyché paraît insaisissable. ne parvient pas à démontrer sa nullité. C ' est que la déesse cherche à prendre et a ^ chimère : elle ne s ' attaque pas à Psyché, \ craint et à ce qu'elle désire, de pouvoir, une mais à ce qu 'elle à une image que lui impose sa logique sa peur. Elle craint que Psyché en veuille à sa puissance, et, aussitôt, elle croit que la j eune femme, effectivement, lui en veut. Elle ne comprend pas que Psyché lui est soumise, qu'elle demande même à être son esclave pour obéir à Cupidon. Si une telle rivale se rebellait, il serait facile de 1'écraser. Mais Psyché ne se rebelle pas. Grand mystère : elle accepte tout ! Vénus devrait interroger sa chimère, en voir 1'inanité, mais comment opérer ce renversement tant qu'elle a peur ? Longtemps incapable d'une telle conversion, elle multiplie les épreuves pour forcer Psyché à être enfin ce qu'elle 1238. Ibid., p.234. est. C'est en - ce 294 cas - seulement qu'elle croit qu'elle pourrait satisfaire son désir : anéantir la jeune mortelle . Elle le désire si fort qu'elle la croit nulle, sans valeur et sans courage, Mais Psyché n'est pas rien. Elle est estimée. Elle est aimée, Elle aime, et le "coeur fait tout". Vénus ne voit pas que cette estime et cet amour sont réels, qu'ils font la force de Psyché. Dès lors, comme aveuglée, elle ne conçoit pas que la jeune mortelle puisse survivre, triompher des épreuves, réussir à prouver que, malgré j_a persistance de sa curiosité, elle a une réelle valeur. Ses échecs répétés accroissent toujours le dépit de la déesse. Ils n'aboutissent qu'à lui rendre Psyché plus Incompréhensiblement redoutable, et augmentent son désir de l'anéantir. Ils l'enfoncent dans une logique délirante : plus elle manque Psyché, plus elle croit à la chimère qu'elle s'en fait : "Une esclave me résistera ? Je lui fournirai tous les jours une nouvelle matière de triompher ? Et qui craindra désormais Vénus1239 ?"^,_^ Contrairement au Fermier et au Léopard, Vénus ne manque pas de vigilance, mais sa vigilance ne-}vaut pjàs mieux que leurs sommeils. C'est que chacun de ces dominants "tourne en réalités autant qu ' ils peut ses propres songes1240" . Quand les deux premiers croient réel ce qu'ils désirent (une maîtrise parfaite), la seconde croit réel ce qu'elle craint (une rivale qui veut la détruire). Tous se trompent. Les uns dorment et ne voient rien. L'autre veille et s'agite, mais cette veille agitée 1'aveugle. Pensons aux Poulets d'Inde : quand Renard: approche, ils craignent avec raison. Sur leur arbre "sentinelle 1241 ", ils ne " perdent perchés, \ pa^ un comme le Coq en (tour de leur Renard-Harlequin, mais, à force de 1'\observer^ "éblouis1242", ils tombent. Leur vigilance excesslvel243^ quoique opposée au sommeil du Fermier, 1239. 1240. 1241. 1242. 1243. se révèle également ^angeireuse. Ibid., p. 240. Voir Le Statuaire et la Statue de Jupiter (IX,6), vers 33-3^j Le Renard et les Poulets d8 Inde (XI1,18), vers 4. Le Coq et\(e Renard, ( 1 1 ,15), vers 1. Le Renard et les Poulets d'Inde, (XI1,18), vers 21. y I Le trop d1attention qu'on a pour le danger/Fait le plus souvent quson v tombe". Ibid., vers 25-26. \ Cette leçon vaut pour le dominant, sans doute, et spécialement pour Vénus* Sa vigilance, née de sa peur, 1'empêche de voir ce quf est Psyché, et 11 enferme dans une entreprise de pouvoir qui ne lui procure à la longue ni le "plaisir" ni la "joie que sa jalousie lui avait promise1244". Heureusement, parce qu'elle est déçue, parce qu'elle Cythérêe, et parce qu'elle est mère, "jetant les yeux sur Psyché 1245 " , elle change soudain son regard. Elle se convertit. Elle voit. Psyché n'est donc pas ce qu3 elle a cru qu'elle était*.. La connaissant, elle n'a plus peur désormais* Elle comprend que cette autre beauté n'est pas son ennemie, qu'elle peut l'aimer, vivre avec elle, en faire son égale, et que "considération cette . reconnaissance ou, mieux, cette 1246 " sereine permet la Volupté* Après tant de craintes, Vénus peut dormir, et dormir avec Psyché : "elle voulut que notre ^héroïne couchât avec elle cette nuit là1247". Ce sommeH^lll vaut et voit mieux que son ancienne vigilance * Désir et ^crainte la suscitaient. La déesse y gagnait l'oeil du maître, qui fait repérer le trouble dans i1 ordre, mais elle ne - 295 - \ ; " ; voyait plus qu'en termes d'ordre.et de trouble. Elle était lucide et aveugle, réaliste et chimérique. Le dominant selon la Fourmi est en difficulté. Pour "connaître" son domaine et en être effectivement "maître 1248, il devrait prendre ses distances avec son désir et sa crainte. logique de la ! 1 expression Fourmi d ' une est crainte Or, la. justement et d ' un d^lr^ .guî_s.„! impliquent l'un l'autre... Un dominant de cette le Lièvre, d ' un adhère à.:^ rire qui le sorte ne rit pas, comme sépare et à sa crainte. de ses passions. Il Il est tout entier désir et crainte, et il ne sympathise pas avec le monde, comme le Lièvre qui s'arrête, voit les Grenouilles, s'imagine à leur place, 1244. Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 255. 1245. 1246. Ibid., O.P., p. 255. "Ce que vous dites est fort vrai, reparti t Acante, mais je vous prie de considérer ce gris de lin, ce couleur d'aurore, cet orangé, et surtout ce pourpre"... Ibid., O.D., p. 239. Rien de plus important, peut-être, pour comprendre La Fontaine que ce 1 passage de découverte de l autre (hors chimère) à la considération de la diverse beauté du monde. 1247. 1248. Ibid., p.256. Voir La Cour du Lion, (VII,6), vers 1-2). - 422 - grenouille parmi les Grenouilles, terrorise et ridicule. Le dominant refuse ainsi deux voies d'acèésJa l'autre : la sympathie et le rire de soi. Ne riant pas de lui-même, il confond ses songes avec la chose. Refusant toute sympathie avec la conscience d!autrui, Il ne la connaît pas. Se maintenir dominant exigerait pourtant sa connaissance, mais il s'en coupe alors qu5 il constate, fasciné, effrayé, furieux, C ) impuissant, sa persistante aitérité. La connaissance insuffisante du réel. Tout irait bien, si l f autre s'abolissait, si le dominant pouvait régner seul dans sa nuit, maître du tout réduit à être un rien, maître de ressorts, de machines, de tas de viande. Mais le réel divers, vivant, conscient, persiste, reste autre, opaque., et provoquant. Aussi, sa maj esté Lionne veut le connaître sans retard et sans reste : Il manda donc par Députés Ses Vassaux de toute nature, Envoyant de tous les côtés Une circulaire écriture1249 . Le Lion sait que même Dieu1250 ne garantit pas sa position. Seule la connaissance complète de ses "nations" peut 1 ' en rendre effectivement "maître". Le problème, c'est que la connaissance lionne tue, résultat s imultanément logique et désastreux. Logique : cette connaissance n ' est pas co-naissance, mais meurtre, et, pour connaître jusqu'au bout, bien pénétrer le "grand secret1251 ", il est tentant de tuer. Désastreux : ce que le Lion tue, il le perd, et ses meurtres suscitent des mensonges. Voulant connaître, le dominant se retrouve devant des morts et des masques. L'Ours et le Singe ne sont plus. Le Renard est insaisissable. Conformément à son programme, le Lion a fait son "grand Festin suivi des tours de Fagotin". Dans le Louvre, il reste des ombres et un théâtre. Interrogeant le Renard, le Lion parle en enquêteur, et ce 1249. La Cour du Lion, (VIï,6), vers 3-6. 1250. C'est Dieu qui l a fait maître (vers 2). 1251. Henri Michaux, Qui 3 je fus, "Le Grand Combat", vers 20. qu'il demande est fondamental. 11 veut savoir la vérité de l'autre, ce par quoi i' autre est autre : : parle sans déguiser1252 . "Que sens tu ? dis-le moi " Le Renard ne peut pas ne pas parler1253 puisque le Lion I ' interroge, griffe en sang, et sur 15 intime, le plus intime, son rapport à la mort, au pouvoir, au charnier. L ' oeil du maître ici fouille au fond : "Que sens-tu ?" Pas de question plus impudique. Si le Renard répond exactement, il sera connu, tout connu, et donc tué : connaissance et mort chose. J S'il ne dit rien, "chez Pluton125^ faire le muet. ! :jpuisqu il faut parler, ^ on * V « W * Fagotin" * V " - ' ' \ - , , : un grand Rhume, ici même 1 ' enverra Le Renard jciioisit de biaiser il parle. , sont . > Il allègue - par "tour de ' ' ' ' ' et cela suffit au Lion. Difficile rapport du dominant à autrui. Sa connaissance lui devient touj ours plus difficile, car i'obj et se dérobe. Au premier temps, 1'Ours montre ce qu'il est, tout autre que le Lion; le Lion le tue. Au second temps, le Singe se fait autre que ce qu'il est, tout pareil au Lion; le Lion le tue. Au troisième temps, le Renard allègue un rhume, et Le Lion le laisse échapper. Il n ' en saisit ni le corps ni la. vérité. II ne saisit qu ' un mot, le mot rhume... A lire cette fable, la prise du dominant sur autrui va décroissait. Sa volonté de maintenir son pouvoir, de le rendre plus effectif, suscite les marchands d'illusion, qu'il finit par croire, si bien gue son oeil de i^ître_ne voit plus que ses songes. Même vigilant et déguisé, il a du mal à saisir le réel. Prenons, dans les Contes, exemple marital : Certain messire Artus, de retour des guerres d'Italie, veut, sur sa femme, savoir "la vérité1255 " . Il s ' habille en prêtre et confesse la dame, mais la sait vérité se dérobe. Il sait tout. Il ne rien. Mme Artus lui avoue avoir reçu en son lit "un gentilhomme, 1252. La Cour du Lion, (VI 1,6), vers 29. Roland Barthes écrivait que 1 le fascisme, c est "ce qui obiige à par 1er"... 1253. 1 De ce point de vue, l enjambement produit, au vers 31, une très riche ambiguïté : "Il ne pouvai t que di re Sans odorat". ( Ibid., vers 31-32.) 1254. Ibid., vers 19. 1255. Le Mari confesseur, Contes et nouvel les,I. un chevalier, un prêtre1256". Voilà toute la vérité! Mais la pénitente ayant pu reconaître son mari, elle lui fournit le faux vrai sens de son aveu : Béni soit Dieu dit alors le bonhomme Je suis un sot de l'avoir si mal pris1257 » . . Plaisanterie. Jeu de contes... Les affaires finissent parfois plus durement pour le dominant ; s1 il est de 3ceux qui baillent aux chimères cependant qu'ils sont en danger 1258", son pouvoir tombe « Au livre VI, le Singe, dès qu'il est élu roi, se trouve en présence du Renard qui lui confie savoir la cachette d'un trésor : Le nouveau Roi baille après la finance : Lui même y court pour n'être pas trompé. C'était un piège1 . Crainte d'être trompé et désir d'avoir l'or trompent ensemble le Singe. Il était sot avant d'être roi, mais la royauté a amplifié sa sottise : roi, jugeant normal d'être immédiatement riche, il juge vraisemblable qu'un sujec lui confie le secret d'un trésor... Attrapé, il est révélé. Chacun voit son manque de vigilance et peut imaginer quelle logique de pouvoir il aurait pratiqué. Vraiment, "à peu de gens convient le diadème1260" . Si le Singe a trop cru le Renard, le Léopard ne le croit pas assez. Quand le "vieux routier et bon politique", lui conseille de regarder dans la "forêt prochaine1261 ", et de se défier du Lionceau, il 1'ignore. Il veut croire que le monde se borne à ce qu ' il en maîtrise, que le temps n ' apporte rien de neuf, et que le lionceau restera dans la catégorie certitude d ' être oprhelin 1262" . "pauvre La le maître et le désir de le demeurer nourrissent en lui la chimère qu1 il le sera éternellement. Pendant 1256. 1257. Ibid., vers 28. Ibid., vers 44-45 1258. L'Astrologue qui se laisse tomber dans un puits (11, 13), vers 46-47. 1259. Le Renard, le Singe et les Animaux, (VI,6), vers 24-26. 1260. Ibid., vers 31. 1261. Le Lion,(XI,1), vers 9 et 5. 1262. Ibid., vers 12. .qu il dort, sa prise sur le réel ne cesse pourtant de décroître. C1 1 est que le temps "qui touj ours marche1263 ,f fait croître le Lionceau qui devient "vrai Lion1264", Lion pour de vrai, Lion sans chimère possible. Le Renard, touj ours bon politique, propose une ultime manoeuvre : faire, sans lésiner, des sacrifices au Lion. Mais "ce conseil ne plut pas1265 " ;• le Léopard a peur de perdre quelque morceau et il ne sait pas voir la nature complexe de son voisin qui pourrait donner chance à la diplomatie. Il ne considère pas le Lion, choisit la guerre, et perd tout. Sécurité et peur 1'ont également aveuglé. Son ardeur militaire soudaine et son sommeil sont manques de vigilance équivalents. Jamais, malgré son vizir, il n'a su voir la réalité du monde autre, de 11 autre autre, 1'existence d'une dangereuse et complexe altérité. Pas facile d'être le conseiller du dominant ! Il est plus simple, et plus profitable pour soi, de 1'entretenir dans le songe : Amusez les rois par des songes, Flattez-les, payez les d'agréables mensonges, Quelque indignation dont leur coeur soit rempli, Ils goberont l'appât, vous serez leur ami1266 . Par son habile rhétorique, le Cerf échappe à la griffe du Lion. Un flatteur avait dénoncé son manque de pleurs lors des obsèques de la Lionne. Grand danger pour lui ! Il se montre cependant plus flatteur que ce flatteur1267 en inventant un miracle qui satisfait deux désirs de son maître : lêtre immortellement bienheureux et passer pour juste afin de bien goûter, ici-bas, les j oies du pouvoir. Il déclare que sa "digne moitié", comme une sainte, lui a parlé : Aux Champs Elysiens j1 ai goûté mille charmes, Conversant 1263. 1264. Le Loup et le Renard, (XI,6), vers 26. Le Lion, (XI,1), vers 30. 1265. Ibid., vers 46. 1266. Les Obsèques de la Lionne, (VI11,15), vers 52-55. 1267. Et moins cruel que le Renard en circonstances voi sine ! (Voi r Le Lion, le Loup, et le Renard) avec ceux qui sont saints comme moi. Laisse agir quelque temps le désespoir, du roi, J'y prends plaisir. A peine on eut ouï la chose, Qu ' on se mit à crier miracle, apothéose1268» Si cette "digne moitié" est sainte et immortelle, le Lion 15 est. Quoi de mieux ? Le Cerf n'est pas l'Ane, pauvre parleur trop sincère « Connaissant son Lion, et même son public, Il suscite en sa faveur le cri du "on" : aux obsèques de la Lionne, on ne crie pas Haro sur le Cerf, mais "apothéose", et le Lion, fort satisfait, donne un présent à qui le rassure. En se Croyant, "à la légère", immortel et juste, ce roi se croit beaucoup plus qu1 il n1 est. 11 partage ainsi, selon la fable qui succède à 1 'appât qu'il gobe, une illusion commune, au moins en France : "Se croire un personnage est fort commun en France 1269" . Se croire immortel et saint malgré les meurtres est proprement le mal du dominant qui fait, plus radicalement que n ' importe qui , " 1 ' homme d'importance1270" . La logique de la Fourmi est, en effet, réponse à la peur de la mort et -plus fondamentalement - de 1 ' altérité de 1 ' autre, par le plaisir de s'augmenter et de "Mutiler" , "tronquer", "trancher", "couper" 1'autre : le dominant met 1'autre à mort pour se guérir, ou il 1'emploie, plus subtilement, pour garantir son immortalité1271. Il veut alors qu ' autrui subsiste assez pour 1'assurer de son éternelle grandeur, et de sa justice, de sa valeur, de son bon droit, et - pourquoi pas ? - de sa sainteté. Les muances de 11autre 1'intéressent fort peu : il lui demande seulement d1 être une machine à encens. D'un même mouvement, il veut des ressorts et des songes. D ) Le dominant au pays des 1268. Ibid.. vers 46-50. 1269. Le Rat et l'Eléphant, (VI11,15), vers 1. 1270. Ibid., vers 2. 1271. Fables 3 et 14 du livre VIII qui s'ouvre par La Mort et le Mourant. Espagne. Songes. Les Châteaux en Les Obsèques de la Lionne fait voir ce rapport des ressorts aux songes. Alors que La Fontaine "se sert des animaux pour instruire les hommes1272", Le Prince, qui réduit les hommes à 11 état d f animaux et ces hommes-animaux à 11 état de machines, croit fort aisément les mensonges des flatteurs. Parce qu5 i1 réduit 1' altérité réelle, il croit à l'identité imaginaire de ses désirs et du réel. Parce qu 5 il appauvrit le monde, dans un espace limité, en annulant sa diversité, il s8 en sépare et vit dans un imaginaire pauvre, un palais de miroirs flatteurs dont use le fourbe. Le dominant, en refusant la fécondité de l'échange, produit un rêve mêcaniste où il s1 enferme « On comprend qu'il croie fort volontiers à l'Horoscope.». Croire en un monde de ressorts est pourtant dangereux pour lui. Cela l'amène, comme tel amoureux oubliant l'éventualité d'un rival, à prétendre n' agir que pour son propre compte quand il fait "le marché d5 autrui12'"3" , par exemple du Cerf. Qui nie 1 ' autre finit par faire son marché. Le avec rapprochement Descartes est ravageur. ici Descartesapparaît comme celui qui généralise en philosophie ce que \,,..y le Prince accomplit dans sa cour. Le cartésianisme serait la continuation de cette politique par d'autres moyens, et en plus vastes il) ^ territoires. La Fontaine j oue coup double : dans sa fable, le ca^i^egî^riisme, c'est 1 ' implicite de la politique princière, "y (et)1'implicite du cartésianisme, c! est cette politique. Ce Prince selon la logique de la Fourmi révèle Descartes, et Descartes révèle le Prince. Toutes les Fables fonctionnent ainsi : j e me sers du Lion pour parler du Prince, je me sers du Prince et du Lion pour parler de Descartes, j e me sers de Descartes pour parler du Lion, Prince... Pierre Boutang1274 obsédé par Descartes. souligne que La Fontaine Même s ' il dit sa pensée est "subtile, engageante 1245. A Monseigneur le Dauphin, vers 6. 1246. Voir Tircis et Amarante, (VIII, 13), vers 62-63. 1247. Voir son La Fontaine poli t i que, J.-E. Hallier/Albin Michel, 1981. et hardieWb11, 11 essentiel de son oeuvre, par sa pratique et ses énoncés, se dresse en effet contre 1' auteur du Discours de la Méthode. La Fontaine n'est pas Pascal qui juge, au nom de la foi incertain" nom en paroles, dans absolu chrétien, Descartes "inutile et II le juge trop certain de lui et dangereux au s d'un 15 monde et divers, délicieux Descartes une riche par sa en traditions, diversité. fondamentale La réduction plein Fontaine du monde et de voit de l'homme^. Le Cogito est peu de chose face aux Loups, Singes, Renards, et à Anes, cette l'homme. physique infinis multiplicité et Virgile sa Chiens, "quintessence La "caprices Lapins, des d atome 1276" ' cartésienne du hasard créatures, Fourmis, à est et Colombes, qu1 peu de des tout ce il que aperçoit chose eaux Buissons 1277 ", montrent dans face aux à la Lucrèce 1278 pensée, . L' idée de tout reprendre à zéro, de déraciner est étrangère à notre - 300 passionné - traducteur, qui du s e nqurri L t rad iti on1279 e et qui , prof ondément relié à la pensée mythique, fait, au sens de Lévi-Strauss, du "bricolage1280", ou, comme il le dit, "du miel de toutes choses". Il a 1'intuition qu ' il réduit 1'homme que le à- la cartésianisme, pensée, les parce animaux aux 3 1275. Discours à Mme de La Sablière, ( IX), vers 27. Cette formule - politesse avant l attaque -n'est d'ail leurs pas si élogieuse qu•il y parait. Les Renards aussi sont "subtiIs, engageants et hardis". De plus, i l n' est même pas sûr que cette pensée soi 1 t vraiment nouvel le : "On l appel le nouvel le"... C'est tout. 1276. Discours à Mme de La Sablière (IX), vers 209. 1277. Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 131. 1278. Notons, cependant, que La Fontaine connaît et ne rejette pas les conceptions de Descartes (et de Harvey) en médecine. Le Poème du Quinquina manifeste même qu'il les connaît fort bien. 1279. Pour si tuer, ici, l'opposition entre Descartes et La Fontaine, îl suffi t de lire le Discours de la Méthode (début de la deux f î ème partie) et l'évocation du château de Blo î s : Des cartes d'abord : "Je m'avisai de considérer que souvent : : î l n'y a pas tant de perfection dans les ouvrages composés de plusieurs pièces, et fai ts de la main de divers maîtres, qu'en | les. bâtiments oju^jyn^^ I. e ceux auxquels un seul a travaillé.  î ns î vo i t - on que : Q.lC£Prî§,,,,£? achevés, ont coutume d'être plus beaux et mieux ordonnés, que ceux que plusieurs | ont tâché de raccommoder, en faisant servi r de vieîlles murailles qui avaient été bâties à 1 | d autres fins". pla Fontaine maintenant : "Il (le château de Blo î s) a été bâti à plusieurs reprises, une pa r t î e I sous François 1er, l "autre 8 sous quelqu un de ses devanciers. Il y a en face un corps de l og î s ) à la moderne, que feu Monsieur a fait commencer ; toutes ces trois pièces, ne font^ D î eu merci, \ nulle symétrie, et n'ont rapport ni convenance l'une avec l'autre; l'architecte a évité cela | aïïÇanFqïï' T Ï "ipu (Relation d'un voyage de Paris en L i mous i n, O.D., p. 544.)". Richelieu, en )| revanche, Fontaine 8 n a î me cartésiennes. guère, est cité rationnel le Pierre Boutang a raison : qui même quand i l répond aux que La exigences parle architecture, La Fontaine est obsédé par Descartes. 1280. Patrick Dandrey d'ustensiles utilise proposés à aussi un ce mot "bricolage". : "La Patrick matière Dandrey, se présente La comme fabrique dépôt, des archives, Fables, somme Klincksieck, 1991, p. 88. machines, le monde aux figures mathématiques, parce qu'il coupe 11 homme du monde, et qu'il est, à ce ..titre, radicalement antipoétique, est une philosophie pour dominant 1 281 « Cette intuition ne s'explicite enfin que dans le second recueil, comme s ' il avait fallu à la Fontaine le long chemin par la littérature, et - avec Louis XIV - 1'expérience d'un certain cartésianisme politique, pour mûrir sa pensée, et la dire. Il soupçonne cette philosophie de ne vouloir comprendre que pour prendre, de confondre prendre et comprendre, et, par là, de ne rien comprendre, ou, plutôt, de ne comprendre que les mathématiques et les ressorts . Pour lui, le cartésien tend à réduire la diversité rebelle du réel à ses constructions théoriques . Il pourrait bien alors, comme le peuple, mais de manière plus subtile, et, donc, plus perverse, finir par mesurer par soi ce qu'il voit en autrui, et réglé, "cérémonie réglée 12 82 croate que tout est " dans un espace mathématique. Il se détournerait ainsi de 1'oeuvre du " f abricateur souverain 128 3 , de tant de "Choses réelles quoique étranges 12 84 ", pour ne connaître qu ' un réel élaboré par lui-même, un réel pauvre, et y construire , à la manière espagnole, des "châteaux 12 85 " . Pour La Fontaine, quand le cartésien veut se rendre "maître et possesseur de la nature ", il est plus fou plus que le métayer qui veut, sur ses terres, diriger le climat ou que le jardinier qui espère, de son jardin, éradiquer le Lièvre. . « Ces gens du peuple ont des desseins limités, mais le cartésien ne connaît pas de bornes. Il sera s ingulièrement impossible pour lui de prévoir les pertes, les trous, le trouble, et comme pour le Lion, la venue de la langue L'échec est garanti. malgré l'expérience, S'il conserve double. son système il vivra au pays des chimères. 1281. Cette intuition ne va pas de soi, au XVI Ième quand, sous Louis XIV le cartésianisme est philosophie "hardie18 d'opposants (à l'Eglise et à l'université), de libertins, d'hommes libres. L'enseignement de Descartes est, par exemple, interdit à l'université. 1282..... Les .Obsèques de la Lionne, (VIII,14), vers 9. 1283. La Besace, (1,7), vers 31. , 1284. Discours à Mme de La Sablière, (IX), vers 230. 1285. "Votre philosophe a été bien étonné quand on lui a dit que Descartes:n'était pas l'inventeur de ce système que nous appelons la machine des animaux, et qu*uri Espagnol l 1avait prévenu. Cependant, quand on ne lui aurai t pas apporté de preuves, je ne laisserais pas de le croi re, et ne sais que les Espagnols qui pussent bâti r un château tel que celui - là". A Mme la duchesse de Boui l Ion, O.D., p. 669-670. La Laitière et l e Pot au lait : "Qui ne f ai t châteaux en Espagne" ? Il se plaira aux discours gui garantissent 11 identité de sa croyance et du réel. Plus de "cependant", plus de questions1286, plus de voies diverses et contradictoires... Même extraordinaire, sa vigilance, parce qu'elle vise à maîtriser 1'altérité, finit par édifier d'illusoires "châteaux". C'est que cette volonté de maîtrise, qui est à la racine du cartésianisme comme de toute entreprise de pouvoir, est très dangereuse : c'est un "démon". Certain Berger en fait l'expérience. Monté sur le faîte, à cause d'un "petit grain d'ambition1287", il a écouté ce démon qui, avec l'amour, "partage notre vie", et qui étend "le plus loin son empire1288" « Qui veut l'empire est sous déjà en partie sous un empire « Qui se veut maître est peut-être déjà maîtrisé. Qui se veut vigilant, et voir pour autrui, risque d'avoir perdu son essentielle vigilance. L'Ermite a beau montrer son aveuglement au Berger, celui-ci rit. Les malheurs annoncés, cependant, se produisent : "l'Ermite n'eut pas tort 1289". Pas tort, mais pas raison : J'avais prévu ma chute en montant sur le faîte 1290 . L'Ermite avait voir1291" "cru un aveugle, mais l'aveugle prévoyait. L'Ermite exhortait son ami à quitter immédiatement son poste, mais, sans doute, valait-il mieux vivre cette chute1292. ne suivant pas le conseil reçu, En le 1286. Voir le Discours à madame de La Sablière : Descartes va plus loin, et soutient nettement Qu'elle ne pense nullement. Vous n'êtes point embarassée De le croire, ni moi. Cependant, quand au bois...(vers 65-68) Mais que répondra-t-on à ce que je vais dire ? (vers 178) 1287.. Le Berger et le Roi, (X,9),vers 77. 1288. Ibid., vers 1 et 6. 1289. Ibid., vers 52. 1290. 1291. Ibid., (X,9), vers 75. Ibid., vers 32. 1292. On se souvient du Lièvre et des Grenouilles : l'expérience est plus féconde que la théorie. Le Berger savait d'un savoir théorique 1 qu il allait chuter. L'Ermite, au débutne f ai t que lui répéter cette théorie qu'il connaît (ri re), mais î l ajoute bientôt une fable (pas de ri re) médi atrî ce entre savoi r théorique et savoi r pratique. Cela ne suffi t pas : i l restai t à éprouver la chute, expérience enrichissante pour le Berger... Le Berger et le Roi articule a i ns i trois modes de savoi r : théorique f ( le premier discours de l E r m i t e H méd î a t eur entre pratique et théorie (la fable), pratiqué (la chute). Le premier 1 mode évite les erreurs, mais ne permet pas le contact fécond avec le réel. Le troisième est dangereux si l on se laisse al 1er. Le second cumule les avantages des deux autres : î l prévient efficacement, - 302 - suscite la Berger ne rit donc pas d1 un rire dënégateur, mais joueur. Il joue amicalement un tour à son ami, comme -il en joue un autre, mais sans amitié, aux envieux : 1' Ermite et les "envieux" 13 ont cru aveugle, mais il ne 1' est pas. Il n'a qu'un "petit grain d'ambition" et ne s'est pas engagé dans la logique de la Fourmi. Bon berger du "bon temps1293", assez peu soucieux des plaisirs du pouvoir, il n'a pas cherché à mener autrui pour son propre profit. Dès lors, entre le songe et lui, il a laissé la distance du rire. Il ne s'est pas pris au songe Après avoir exhibé le vide de son "grand coffre1294", il quitte son poste sans amertume : Sortons de ces riches palais Comme l'on sortirait d'un songe1295 Cette assimilation des palais au songe signifie doublement : les palais sont le songe du Berger, et ils sont, généralement, plus des lieux où l'on songe. Ce songe du Berger, La Fontaine avoue le partager : On m'élit Roi, mon peuple m'aime ; Les diadèmes vont sur ma tête pleuvant1296. Quand on est gros Jean ou Berger, un tel songe est risible, mais il est humain. "Chacun songe en veillant, il n ' est rien de plus doux1297"... Le condammer serait sot 1'expansion du moi dans 1'imaginaire est. nécessaire à 1'homme. C'est ainsi. Cela lui procure un "plaisir extrême1298", et peut se révéler fécond, s ' il rit au bon moment. Comme le dominant est lointain, presque inaccessible, comme il semble avoir réussi 1'expansion de son moi, figure de ce songe. il est naturellement et il est 1293. 1294. 1295. 1296. 1297. 1298. ^étlexlpn à parti r-,diuo,,,,!:icas§if et permet d'éviter de vivre des catastrophes .„X§roar:guablement, !ia^.lable est ici médiatrice] (celle de l'Ermite qui est au mi l ieu du texte) j et ...Inté^ante) ( la fable de la Fontaine). Ibid., vers 10. A Ibid., vers 62. Le Berger et le Roi, (X,9), vers 72-73. Ce thème du songe est préparé, dès le vers 24 par l'exclamation de l'Ermite : "Veillé-je, û et n'est-ce point un songe que je vois ?" La Laitière et le Pot au lait (VI1,9), vers 40-41. Ibid., vers 34. Le Pouvoir des fables, (VIî J ) vers 68. ÂA O / l/ alors figure aimable puisque le songe aspire à l'harmonie, à l'écoulement continu des signes et des choses» "Au bord d'un onde pure", chez les Bergers, dans la pastorale idyllique, on ne songe pas à être Fourmi, Lion cruel ou Arabe oppresseur, tous dominants "ennemis1299" de leurs dominés : "on m'élit roi, mon peuple m'aime"... Les palais, cependant, sont lieux de songe en un autre sens. Quand il suit la logique de la Fourmi, ou quand ses dominés croient qu'il la suit, le dominant habite rapidement l'illusion130?. Sortir des palais, pour le Berger, c'est quitter ce songe que génère, autour d'elle, la pratique de la domination selon la Fourmi, ou même crue selon la Fourmi. C'est retrouver une vérité des rapports à l'autre sans masque. C'est voir les objets, le réel : Le coffre étant ouvert, on y vit des lambeaux, L'habit d'un Gardeur de troupeaux, Petit chapeau, jupon, panetière, houlette Et je pense aussi sa musette 1301. - 303 - 6?/ Vrai faux magicien, en faisant jaillir ces objets au pays du pouvoir, le Berger prouve qu'il n'a pas suivi la logique de la Fourmi, et ne s'est pas fait d'illusion : "j'avais montant sur le faîte". prévu ma chute en Ses détracteurs se sont ainsi doublement trompés, mais il aurait tort de se maintenir au pouvoir. Ce ne serait pas impossible : irien ne l'empêcherait de demander au Roi, comme certain Renard 1302, de châtier les calomniateurs; fort de sa victoire, il pourrait s'entourer d'une nuée de flatteurs. Mais ce serait chercher à garder, malgré les dégoûts, le pouvoir pour le pouvoir, indéfiniment, et vivre dans un songe. 1299. 1300. espérer le conserver Le Berger n'est pas assez sot Le Vieillard et l'Ane., (VI,8), vers 15. Ceci ne s8applique pas au Roi de cette fable, qui ne suit pas la logique de la Fourmi. I l le peut, parce qu'il ne monte pas sur le "faîte" : î l y est. Au contraire de celle du Berger, sa domination apparaît naturelle..Le Roi peut donc agir selon la justice, chercher un bon juge, et, quand on accuse ce juge, se soucier de "voir" (vers 58). Pierre^Boutang^reconnaît justement en La._F trop e e < n e es c u ^y «JI!Ê ^ &9 *. ™. ^. ' vieux te'mps/:2'n6n. du' sîè^ sommes^ Le Roi îdéal du pays des . bergers a peu à vo'i~''¥vëc"Te 'Roi réel : Louis XIV ne s'embarrassa pas des "défenses" de Fouquet et voulut, malgré les juges, le voi r coupable. 1301. Le Berger et le Roi, (X,9), vers 66-69. 1302. Le Lion, le Loup, et le Renard, (VIII,3). pour - 304 3 - entrer dans cette logique. Son aventure lui permet de conclure à l'impossibilité pour un homme comme lui d 5 être longtemps juste et dominant. Dès qu'il a le pouvoir, sa justice, même scrupuleuse, est soupçonnée. Personne n'y croit. Ni les rivaux potentiels, comme le montre cette fable, ni même ses bénéficiaires, comme 1'établira la dernière fable du livre XII1303 . Cohérent, puisqu'il veut rester juste, en contact avec le réel, et ne pas subir dégoût sur dégoût, le Berger quitte sa position de pouvoir. Seul le Roi, parce qu'il est roi - roi "du vieux temps" -peut concilier justice et domination. Tout autre, s 1 il ne quitte pas le pouvoir, tombe sous l'emprise de l'Ambition, et risque de ne plus sortir du songe. : Tircis, le Berger de la neuvième fable, n'est pas celui :'' y de la neuvième. Il veut prendre lès Poissons, pour lui, ou plutôt pour Annette, afin de s'assurer de ses faveurs. Logique de la' Fourmi : le bonheur des Poissons lui importe fort peu, mais l'innocent croit d'abord les prendre par des chansons. Illusion ! Les Poissons ne bougent pas. Tircis comprend alors qu'il doit tendre des rets : Voici les 'Poissons mis aux pieds de la Bergère. 0 vous Pasteurs d'humains et non pas de brebis, Rois qui croyez gagner par raisons les esprits D 1 une multitude étrangère, Ce n'est jamais par là que 11 on en vient à bout ; Il y faut une autre manière : Servez-vous de vos rets, la puissance fait tout1304 . : \y) /y\ / *: \iA |fy La fable 10 complète la fable 9 en un savant ballejt^e Bergers1305 dont les logiques y^ premier veut faire le bonheur d son propre bonheur, mais de pouvoir f sont- opposées : le autrui, le second veut faire HP- '. l'un et l'autre, après quelques errements, y doivent révéler ce qu'ils sont, et choisir. Le premier Berger vérifie le dégoût d'être "Juge souverain", /// //;• montre qu'il reste berger modeste, et quitte le pouvoir; le /// / /ï second Berger découvre 1 1 inefficacité de méthode // 1303. Le Juge Arbitre, l'Hospitalier et le Solitaire, (XII,29), vers 23-29. 1304. f I Les Poissons et le Berger qui joue de la flûte , (X,10), vers 29-35. 1305. Pour lire ensemble ces deux fables, i 1 convient de rapprocher 1'expression d'humains" de la seconde et 1 * expression "Pasteur de gens" de la première (vers15). —^ _ IL ** \ikAA& r.r> \ / „ \ RS ... ,A, U . _ A, A 4 3 4 "Pasteurs . ^ k~>*~^ A^^^A^l JS^ ( A 'ÀAl »V V.H^ ****** _ J -C- LO ^.,^-- . k,A' x *—? v< y\Â^m,yAAA^%, ,AiAA sa initiale, renonce à être berger charmeur, et emploie la force * Tircis, d'abord, vit dans un songe. Il croit que ce qui séduit Annette (des chansons, une rhétorique précieuse) peut plaire à des poissons, Mourir des mains dfAnnette est un sort que j ! envie1306 . raisons1307" u Il oublie que ce qui lui paraît des n? est pas raison pour les Poissons* Pensant déjà en dominant, il s5 imagine que ses domines potentiels partagent ses envies, mais ils sont autres que lui, et ils ne désirent pas mourir des mains d!Annette : Ce discours éloquent ne fit pas grand effet» Lf auditoire était sourd aussi bien que muet1308. Tircis, pourtant ne se décourage pas. Persistant dans son erreur, il continue de "prêcher" avec des "paroles miellées 1309" » Employer la force répugne à ce personnage de 11Astrée« Tendre un long rets, c1est, en effet, s1avouer vulgaire pêcheur, pas galant prêcheur. Or, passer pour prêcheur lui serait agréable. S'il c onva inqua i t les Poissons, il prouverait que ses raisons sont la raison. Sa position morale serait très forte. Loin d1 être 1'assassin des Poissons, il serait 1'intermédiaire nécessaire à leur bonheur. Et cela, en toute élégance. Tircis tente une manipulation en jouant sur le mot "mourir", mais il échoue parce que, mauvais propagandiste, faible séducteur, croyant vraiment ce qu 1 il dit, il oublie les intérêts, le goût, et la liberté présente de son auditoire. Devant 1 1échec, avec une cohérence égale, mais opposée, à celle du premier Berger, il change d 1 attitude : il tend un rets, sort de 11Astrée, et prend. Ces deux fables proposent une même leçon : quand il suit logique de la Fourmi, le dominant - ou celui la qui CL j 1306. Les Poissons et le Berger qui joue de la flûte (X,10), vers 23. 1307. Ib d. vers 31 Voi r aussi dans L'Homme et la Couleuvre les vers 10 et 28 1308. Ib vers 24 25. - - 1309. ïb , d. . vers 435 26 veut i5 être - risque de croire réel ce qu'il désire croire. Il tend à vivre dans un songe. Les deux Bergers s1 en sortent, mais- différemment. Malgré son "petit grain dsambition", le premier conserve sa vigilance parce qu 1 il refuse la logique de La Fourmi que lui attribuaient 1 ' Ermite et les "machineurs d1 imposture1310", et il redevient, sans regret, berger qu? il avait touj ours été. Le second, perdant ses illusions devant 1?échec, fait le bon choix, c!est-à-dire le choix conforme à la' logique qu5 il suit, et il cesse d1 être berger de 1jAstrée, berger " qui joue de la flûte", berger par le nom. Ce changement lui est facile parce qu1 il n'est pas dominant devant gérer un pouvoir sur les poissons, et parce qu'il est dans le besoin, qu'on sait "docteur en stratagèmes". La tendance à se flatter est pourtant déjà présente chez lui. Qu'en serait-il s5 il était dominant ? II s'imaginerait sans doute, comme tant de rois, convaincre par "raisons " . Mais ces rois ne convainquent personne, pas plus les Poissons qu ' un Perroquet 1311 : on obéit à la force, et, parfois, aux séductions quand les trompeurs sont habiles. Mais n'est pas bon trompeur qui veut. Pour bien tromper, il faut connaître, et malgré leurs efforts, les maj estes ont rapidement du mal à "connaître1312". Le dominant selon la Fourmi voudrait que ses dominés aient 1 f air de ne pas obéir à la force, mais paraissent "gagnés par raisons", et, surtout, le soient. Le Loup serait satisfait que 1 5 Agneau 1'approuve. Le Berger voudrait que les Poissons soient, comme lui, sensibles aux charmes d? Annette. Tel et tel mari des Contes, quoique mari, voudrait que sa femme 15 aime1313. L1 aveuglement guette alors. Tant que paraître le 1314 dominant veut que 1 ' on 1 " tâche de 1 ", tant qu i1 se contente, en toute lucidité, d apparences, il peut gérer son pouvoir selon ses intérêts. Mais, par désir de jouir 1310. Le Berger et le Roi , (X,9), vers 65. 1311. Les Deux Perroquets, le Roi et son Fils, (X,11). Le Roi veut atti rer le Perroquet qui a raison de le craindre pu i squ il vient de crever les yeux de son fils. ïl tente de gagner par raisons son esprit : "Ami reviens chez moi : que nous sert de pleurer" 1 ? (vers 35) Mais le Perroquet, comme les Poissons, a ses rai sons pour ne pas se lai sser sédui re, et il choisi t de "parler de loin". S'il veut le prendre, le Roi devra se fai re chasseur. 1312. La Cour du Lion, (VIî, 6), vers 1. 1313. Le plus remarquable, du ce point de vue, c est le mari de Le Calendrier des vieillards. 1314. Les Obsèques de la Lionne, ! (VIïI,14)r vers 20. au mieux, il glisse vers i1 idée qu'on l'aime vraiment, qu3 on souffre avec lui, qu1on le justifie . Il croit que sa raison, son plaisir ou sa peine, sont raison, plaisir et peine 1315 pour ses dominés» Grand danger pour lui ! Quand "La femme du Lion1316" meurt, tous doivent paraître malheureux. En précisant que "ses Prévôts" y seraient 1317", le Prince est logique. A lire le début de la fable, peu lui importe que chacun soit e f f e ct ivement malheureux. Il exige simplement que chacun le paraisse. Pour qui ne comprendrait pas, gare aux Prévôts ! Le résultat est spectaculaire, sons et La Fontaine le rend par un j eu de : Le Prince aux cris s'abandonna Et tout son antre en (résonna1318. Dans cet antre où tant de "a" résonnent, une disharmonie pourtant se produit : "Le Cerf ne pleura point1319" . Averti, le Lion veut le tuer, ou plutôt le faire tuer. C'est cohérent. Comment admettre qu'un " chétif hôte des bois " perturbe la "cérémonie1320 " ? Parce qu ' il a mal joué son rôle, il faut 1'exécuter. Le Lion, contre toute attente, laisse pourtant le Cerf parler, "reprendre1321 ", et, par là se reprendre. Voilà la sottise ! Pourquoi offrir pareille chance à sa victime ? Apparemment, le Lion veut savoir ce que sent le Cerf1322, mais il devrait prévoir qu1 il ne saura rien. Toute enquête est inutile. Tuer, seul, est urgent. La volonté de savoir génère ici les masques, mais le Lion 1 ' oublie. Ne faut- il pas alors penser qu'il aspire à croire ce qu1il va entendre 1315. La Lionne de La Lionne et l'Ourse comprend mal que tous tes animaux ne pleurent pas, comme elle, la mort de son fils. 1316. Les Obsèques de la Lionne, (VIII,14), vers 1. 1317. Ibid., vers 8. 1318. Ibid., vers 12-13. 1319. Ibid., vers 25. 1320. Ibid., vers 9. 1321. "Le Cerf reprit alors". Ibid., vers 39. 1322. Voir le "Que sens-tu" ? - précédemment commenté -du Lion dans La Cour du Lion, (VI1,6), vers 29. ? Le "Chëtif Hôte des Bois1^23" lui raconte lf apparition de la Lionne, le flatte, lui garantit son immortalité et sa valeur. Il lui fait ainsi croire qu!il aurait sincèrement pleuré s1 il n'avait reçu ce divin message... Son absence de larmes s'expliquerait. Manoeuvre habile : le Lion, flatte, oublie que le Cerf n1aurait jamais pu pleurer puisque "La Reine avait jadis/ Etranglé sa femme et son fils1324". Le Lion néglige ce qu1 est le Cerf. II veut tellement croire que la cérémonie n? est pas cérémonieuse, que les gémissements de tous les animaux sont sincères 1 II ss entoure d5un théâtre, / mais il aimerait se croire dans le réel. Il ne lui suffit pas que ça resonne, il s5 imagine que l'on raisonne comme lui, que raison et résonance sont une seule chose. Or, s1 il peut et doit forcer, par ses Prévôts, les divers "patois1325 " des courtisans à s1unifier en un même rugissement, et faire, en somme, que tous résonnent, le Lion ne peut convaincre personne, et surtout pas le Cerf. Cela, il ne devrait pas 1 oublier. Tant qu3 il impose le paraître en le sachant simple paraître, il gère bien son pouvoir, mais il perd toute vigilance dès qu5 il confond paraître et être1326 . Comment faire autrement ? Pour qui suit la logique de la Fourmi et vise ainsi à son seul plaisir, la tentation de confondre est grande. / Quel plaisir tirer d'une cérémonie qu5 on sait absolument formelle ? Comment supporter longtemps d'être entouré de masques ? On ne tire plaisir du théâtre quf en croyant, en quelque manière, à la réalité de ce qu :: 1 on voit. 5 Ainsi, malgré ses précautions, dans son palais, le Lion s enferme dans un songe. Grand avantage pour le Cerf quand il se fait caméléon 132' E) Prendre par les songes ou se perdre dans les songes : Nouveaux contes Les . 1323. 1324. Les Obsèques de la Lionne, (VIII,14), vers 33. Ibid., vers 26-27. 1325. 1326. Ibid., vers 16. Voi r la rime des vers 19,20, 21 1327. ibid., : être, paraître, maître, Dans 1 ' oeî 1 du maître tendent à se confondre être et paraître... vers 21. Comme souvent chez La Fontaine, 8 1 étymologie fait jeu de mois. { Le Caméléon, c est un Lion qui se traîne à terre. Le L î on met à terre les rugissants Courtisans... Le dominant, selon la Fourmi, tend à vivre un songe narcissique, étroit:, flatteur pour sa personne, et ignorant de 1? aitérité. C f est sa faiblesse * En gérant efficace de son pouvoir, s'il veut goûter durablement le plaisir qu 1 il souhaite, il devrait au contraire s 1 efforcer de plonger autrui dans le songe» En offrant ainsi des satisfactions imaginaires, il obtiendrait, à moindre frais, des avantages concrets. Dans les relations de pouvoir, pour la Fontaine, le problème est souvent de savoir qui fait rêver 11 autre, ou, plutôt, qui sait le plus longtemps faire rêver 11 autre« Que le dominant plonge durablement ses dominés dans le songe, et son pouvoir persiste sans peine. Que le dominé, au contraire, fasse rêver le dominant, et celui-ci perd 1 ' essentiel de son pouvoir « Le songe ici est arme. Ses charmes piègent. Qui les maîtrise sans s ' y laisser prendre assure son pouvoir. Mais pour faire rêver autrui, il faut le connaître, et rares sont les dominants qui connaissent longtemps leurs dominés. Le Vieil de la Montagne est de ce petit nombre „ Pour s'assurer de ses gens, il les abreuve, leur fait perdre sens et raison, et les -43 308 - conduit en lieux délicieux : "il n'est plaisir au monde/ Qu dedans ce paradis 132 8 1 on ne goûtât ! " . Quand ils s éveillent, ils pensent avoir connu les récompenses que Mahom "assine à ses élus" "Qu'arrivait - il ? Ils croyaient fermement Que quelque jour de semblables délices Les attendaient, pourvu que hardiment, Sans redouter la mort ni les supplices, Ils fissent chose agréable à Mahom, Servant leur prince en toute occasion. Par ce moyen le prince pouvait dire Qu 1 il avait gens à sa dévotion Déterminés, et qu 1 il n ! était empire Plus redouté que le sien ici-bas 13 29 " . Loin de dormir, le Vieil de la Montagne fait dormir. Connaissant ses sujets, sachant qu 1 ils désirent des voluptés matérielles qu 1 ils jugent Mahomet tout-puissant, et il emploie leurs Ibid., vers 1328. Féronde ou le Purgatoire, Nouveaux contes, vers 32-33. 1329= 40-49. désirs pour leur rendre "très croyable et sensible1330" ce qui le sert. Tactique Renard» Chez Boccace, ce prologue n5 apparaît pas. La Fontaine déclare avoir été prolixe sur ce cas "pour confirmer 1 5 histoire de Féronde13:>1 " « Proposant un réfèrent réel, son prologue rend, en effet, pour le lecteur, le conte "très sensible et croyable 1332". Il a valeur de vérité. S ' il est exact que Le Vieil de la Montagne domine ses suj ets en les endormant, pourquoi un père blanc ainsi ne dominerait- il pas un mari ? Le prologue prend la place des lignes liminaires du texte de Boccace : "L5 idée me vient, mes chères amies, de vous conter une histoire vraie, mais qui donne 11impression de la fable, bien plus que de la vérité1333". Plutôt que de débattre de la vérité de son récit, comme Boccace, La Fontaine préfère suggérer sa vraisemblance en.le rapprochant de faits avérés. Ainsi, par la juxtaposition de 13 historique et du fictif, son prologue "confirme", c5 est-à-dire affermit1334, 1! "histoire de Féronde" . Il la "confirme" encore autrement puisque cette "histoire " se lit à travers lui. Dès lors, la critique des pères blancs, présente dans 1'histoire, s ? approfondit. Non seulement ces pères seraient prêts à tout pour goûter le "plaisir pur 1335 ", mais ils useraient de la religion comme les sectateurs du " faux Mahon" 1336,1 . Le faux vaudrait - il le vrai ? Ou plutôt, la vérité de la religion importe -1 - elle moins que sa capacité à fabriquer de bons guerriers et à favoriser les plaisirs des maîtres ? -Mahometame ou chrétienne, la religion serait - elle essentiellement juxtaposition du un outil prologue et pouvoir 1337 de du ? La. conte suggère ces questions sulfureuses que Boccace, s'en tenant à un antimonachisme médiéval, n ' amène pas. Son père Abbé est un moine 11 qui faisait preuve de grande 1330. 1331. Ibid., vers 13. Féronde ou le Purgatoire, vers 51. 1332. Ibid., vers 13. 1333. Boccace, Le Décaméron, troisième journée, huitième nouvelle, Traduction J. Bourciez, classiques Garnier, p. 234. On di rai t que La Fontaine a repris ces mots pour les vers 6-7 de Les Souris et le Chat-Huant. 81 1334. 1335. C'est le sens habituel de "confirmer Ibid., vers 100. dans la langue classique. 1336. Ibid., vers 28. 1337. De Féronde ou le Purgatoire, on peut rapprocher avec profit ces quelques lignes de Machiavel : "Il est du devoi r des princes 1 1 et des chefs d une république de mainteni r sur ses fondements la religion qu on y professe; car, alors ri en de plus facile que de conserver son peuple religieux, et par conséquent bon et uni. Aussi tout ce qui tend à favoriser la religion doit - sainteté à tous égards, sauf sur la question des femmes1338" : c? est un saint, mais c!est un homme. Chez La Fontaine toute sainteté a disparu. "Pater abbas" ne veut que "plaisir pur". Doit-on conclure de 11 écart entre les deux textes qu1 il n1 y aurait point, pour La Fontaine, de - 309 - vraie sainteté possible chez les pères blancs 1339,, ou plutôt que le maintien de quelque désir humain ne peut nullement se concilier avec la sainteté, et que la sainteté serait donc, humainement, impossible ? Les questions naissent, multiples, car le conte de Bocccace, le prologue, et 11 lf histoire de Féronde", sont à lire, conscience en éveil, les uns par les autres. N!escomptons pas prendre leur sens " de plein saut1340". On n'en j ouit qu1 en passant par chemins difficiles, par "escalades", sans "fuir la peine". Le prologue - parce qu3 il est politique - conduit à lire 1? histoire de Féronde comme histoire de relation de pouvoir. Les î l être bienvenu, quand même on en reconnaîtrai t la fausseté; et on le doit d'autant plus qu'on a plus de sagesse et de connais sance de la nature humaine. 1 De l attent î on des hommes sages à se conformer à ces maximes est née la foi aux mi rac les que l'on célèbre dans les religions, même les plus fausses". Machiavel, Sur la première Décade de Tite-Live, (1,12), traduction Edmond Barîncou, Bîblîothèque de la Pléiade, p.415. 1338. Boccace, op. cit., p. 234. 1339. î l ne "passa pour saint" (vers 197) qu' à l'extrême fin de l aventure, grâce à la feinte résurrect î on de Féronde... 1340. Les vers 98-110 sont essentiels pour lî re ce conte (et plus largement La Fontaine), par leur insistance sur les vertus de l indirect ! ! et par le rapprochement, et presque la fusion, qu'ils opèrent entre les trois doma i nés de l'amour, de la guerre (vo î r aus si 1 L Ecrevisse et sa Fille XI ï,10)), et de l'écriture. On y voi t successivement : 1) La volonté de prendre le chemin le plus court (en amour) : "Monsieur l'aBBé trouv¥îTTeIaBien dur, 1 Comme prélat qu îl était, partant homme Fuyant la peine, aimant le plaisir pur, A î ns i que fai t tout bon suppôt de Rome". 2) Le choix lafontainien des chemins difficiles en amour (qui est comme une guerre) : "Ce n'est mon goût ; je ne veux de plein saut 1 Prendre la ville, aimant mieux l escalade;" ! 3 ) Le refus lafontainien qu on prenne ses propos peur propos directs ( réflexion sur le double sens qui fait transition avec la suite) : "En amour dea, non en guerre ; îl ne faut Prendre ceci 1 pour guerrière bravade, Ni m enrôler là-dessus-malgré 88 moi . à NilMjl£Î£.§!! : 4 ) Le .retour ... 3 "Que l autre usage ai t la raison pour soi, Je m'en rapporte, et reviens à l'histoire Du receveur, qu'on mi t en purgatoî re Pour le guéri r" Et l'histoire est, justement, h i stoî re de chemin fort détourné... innovations maj eures de La Fontaine trouvent ainsi leur cohérence. On comprend que les détails du rapport entre la dame et 15 abbé soient largement supprimés, que 1f attention se concentre sur les rapports entre le mari et 1 3 abbé, et que ce dernier soit amant dès que le récit commence„ Aussitôt, sans discussion avec sa maîtresse, à la domination économique de Féronde, 11 abbé veut ajouter une complète domination sexuelle, et 11 empêcher d5 oser rien dire» Ainsi, comme le Vieil de la Montagne qui veut faire la guerre, cet abbé qui veut faire 11 amour, est-il un dominant» Sa gestion du pouvoir est aussi efficace que celle du prince musulman, Dès lors, leurs deux gestions se réfléchissent l'une dans l'autre, et forment une totalité diverse que le lecteur peut penser. A l'égard des dominés, le Vieil emploie le désir quand 1 1Abbé emploie la crainte» Féronde ou le Purgatoire, par ses deux parties, constitue ainsi une application possible des derniers vers de Le Loup et le Renard (XI). Les soldats du Vieil de La Montagne désirent-ils jolis "tendrons11, "meilleurs vins" et belles musiques ? Leur prince leur en donne, et les maîtrise ainsi, Féronde craint-il la mort et les coups de fouet ? L'Abbé lf endort, le bat, exacerbe ses craintes, et lui fait croire ce qu f il -43 310 1341. Le Bûcheron et Mercure, (V,1), vers 23. - 442 - - veut « La critique a désormais beaucoup parlé des fables doubles, mais il faudrait aussi parler des contes doubles, \ comme celui-ci, où chaque partie confirme 1'autre, c1est-à-dire 1 1 affermit en la complétant : dans Féronde ou le Purgatoire, par une "double image 1341 ", qui donne à la leçon un relief remarquable, le dominant efficace apparaît au lecteur comme celui qui sait durablement utiliser les désirs et les craintes d1autrui. La Fontaine, jamais en peine de subtilités, et grand compositeur, a même construit son texte pour montrer comment le désir de certains dominés peut servir à susciter la crainte des autres, et réciproquement. Voyons le prologue : Le Vieil de la Montagne est craint parce qu'il sait utiliser les désirs de ses sujets/ Voyons 11 histoire : 1? Abbé peut exploiter les désirs de ses voisins (fécondité et immortalité) , parce qu 3 il a d 3 abord su utiliser le crainte de Féronde» II "passe pour Saint 1342 " en fin de conte quand le personnage de Boccace était saint, et vraiment saint, dès le début « Voilà de 11 efficace gestion de relation de pouvoir ! L5 enthousiasme apparent que provoque finalement ce "Pater Abbas" correspond à la peur que suscite le Vieil de La Montagne 13 43 * Cet enthousiasme est- il sincère et durera-t-il ? Rien n'est moins sûr. La Fontaine indique que les sceptiques sont nombreux, et que 15 effet des activités "léans" menées n ! empêche pas que "stérilité régnait en le mariage 134 4 " . Peu importe en définitive : la croyance de quelques uns oblige tous les autres à croire. Quant à 1 ' échec des "voeux", il n s empêche pas 11 abbé de "se vouer pour obtenir enfants 31 " . Sans doute, saura- 1-il inventer quelque nouveau piège pour renouveler son image de saint... Ainsi, le prologue et 1f histoire se replient 1 sur 1 ? 1 un autre et forment ensemble une structure doublement en chiasme : d'abord, le prologue va de 1 'effet (la crainte) à la cause (le sommeil des sujets) , i ? histoire de la cause (la mort apparente de Féronde) à 1'effet (les "Te Deums"); ensuite, le prologue montre comment le désir des uns permet au dominant d ! inspirer la crainte aux autres, tandis que l 1 histoire montre comment un dominant sait exploiter la crainte d'un individu pour satisfaire, au moins apparemment, les désirs des autres. Par cette splendide composition, Féronde ou le Purgatoire nous fait leçon de passe-passe... A la réussite de 15 Abbé s'oppose 11 échec du mari jaloux Féronde. Si n1était pas 11époux homme si sot 1342. Féronde ou le Purgatoire, vers 197. 1343. Vers le Levant le Vieil de la Montagne Se rendît craint par un moyen nouveau.(vers 1-2) Double mi racle était en cette affai re : Et la grossesse, et le retour du mort. On en chanta "Te Deums" à renfort".(vers 200-203) 1344. Ibid., vers 203. Qu'il n'en eût doute, et ne vît en 1'affaire Un peu plus clair qu1 i 1 n'était nécessaire1346 . Cette vigilance n'empêche rien, Féronde observe, voit, bat sa femme » Le tout, en vain. Ce mari ne sait pas piéger le couple adultère. Sa vigilance ne lui sert pas. Quoique dominant d'institution, il se laisse rapidement dominer. Une si désastreuse gestion - qui serait la nôtre si nous étions jaloux1347 ~ fait ressortir, dans le conte, les qualités de celle de 1'abbé qui n'est ni mari, ni, surtout, jaloux, et qui veut goûter un "plaisir pur". 31Ibid., vers 206. - 311 - Un dominant si bon gestionnaire est assez rare dans les récits de La Fontaine « Les Nouveaux contes en sont un témoignage : autour de Féronde ou le Purgatoire, dans deux contes qui le précèdent et dans deux contes qui le suivent, des dominants s'aveuglent et des choses sont vues, mal vues, ■rop vues * * . Le curé de Le Cas de conscience sait voir, en confession, qu'Annette a vu un homme nu : C'est, dit - il un très grand péché ; Autant vaut 1! avoir vu que de 1 ' avoir touché1348 Après cette réprimande, quand Annette reçoit un brochet de Guillot, le curé le voit dans sa marmite. Il convainc même la j eune fille de le lui préparer pour un repas où il traite ses confrères.. . Hélas, le repas passe, "sans brochet, plaint pas un brin 1349 et le curé se : Anne dit au prêtre outragé : Autant vaut 1 ' avoir vu que de 1 ' avoir mangé 1350 . Le curé reste coi. Ce sermonneur est rendu muet par le détournement d'un de ses mots. Assez vigilant pour repérer le péché secret d1Annette, il oublie HComment 1j esprit vient aux filles11 . Guillot Il ne voit pas que conseille Annette. 1346. 1347. Ibid., vers 78-80. Voi r les derniers vers du conte. 1348. Le Cas de cnscience, vers 99-100 ? 1349. Ibid., vers 140. 1350. Ibid., vers 151-152. Il la traite imprudemment de "cent fois sotte1351" et, cette erreur en entraînant une autre, il lui reproche encore 11 aventure du bain ! Il se croit si sûr de son pouvoir qu5 i1 risque une question : "Pasteurs, sont-ce canailles1352 ? " Imprudence extrême ! Ce cure croit la réponse évidente. Depuis sa position de pouvoir, il n'imagine pas qu 5 Annette puisse penser autrement, être autre que lui, et être autre que 1'Annette qu'il se représente. Parlant canaille et posant une question, il ne sait pas comme certain Renard, répondre lui-même pour verrouiller le débat : Eh bien manger moutons, canaille, un péché ? Non, non1353 . sotte espèce, Est-ce Par manque de vigilance, ce curé, enfermé dans le songe que suscite sa domination, s1 attire un mot qui lui cloue le bec. Le Diable de Papefiguière se croit vigilant, mais son mépris de la "canaille1354" 1 ' aveugle. Chargé, à Papef igue, d1empêcher les gens de bien dormir, ce diable "qui n'a rien vu 1355 " agit en démon mai réveillé. Depuis Rabelais, ce "diable à titre de seigneur" se fait deux fois piéger par un paysan roublard, puis par sa femme qui lui exhibe, pour 1 effrayer, la trace supposée des coups de griffe de son mari... Celui-ci se cache, pendant ce temps, Quand, dans le Conte d'un paysan qui avait offensé son seigneur, le seigneur gagnait tout en trois coups, le diable-seigneur se fait rouler trois fois, ne gagne rien, et s! enfuit on ne sait où. C! est qu1 il nf est pas facile de gérer un pouvoir même institué par Lucifer : 1351. Ibid., vers 146. 1352. Ibid., vers 149. 1353. 1354. Les Animaux malades de la Peste, (VII,1), vers 36-37. Le Diable de Papefîgui ère, Nouveaux contes., vers 70. Tu sais vilain que tous ces gens sont nôtres. Ils sont à nous dévolus par 15édit Qui mit jadis cette île en interdit. Vous y vivez dessous notre justice. Partant, vilain, je puis avec justice M1 attribuer tout le fruit de ce champ1356/ Le diable solligne la légitimité de son pouvoir1357, mais cela ne lui sert guère» 11 montre surtout qu'il ignore qu1 une légitimité peut être formelle, sans efficace, et qu1un dominant doit, comme certain Seigneur, inventer souvent pour fonder son pouvoir. Rappeler ses.droits et leur histoire ne suffit pas pour dominer, mais le diable s'imagine le contraire.. « Vigilant quand il rappelle ses droits, il ne 1'est plus quand II examine 11 occasion, son dominé réel, et la touselle. Il parle volontiers comme le seigneur du Conte : "Mais je suis bon 1358 1 ' »*» Seulement, la bonté du -seigneur était fiction, comme celle du "trop bon roi1359" . Elle était calcul, piège, annonce ironique d'une cruauté, mais le diable est vraiment "trop bon"* Alors qu !il pourrait saisir les biens du paysan, il lui laisse du temps. Il va pas au bout de la logique de la Fourmi. Pour aller ailleurs "tenter nonnains", il offre à son dominé la possibilité d'une initiative, possibilité dont la paysanne saura se saisir. en exibant sa. solution de continuité, pour briser la continuité de / és!on pouvoir. . . Vraiment sans vigilance, alors qu'il édicté une règle contraignante, il ne vérifie rien. Il n'examine pas ce qu'est la touselle... Conduit par son désir de profit puis par sa crainte des coups de griffe, il croit "fort aisément" n'importe quoi. Comme Féronde, par manque de vigilance, il se laisse berner, permettant à ses dominés de devenir ses dominants. Il aurait dû, pour apprendre à gérer ses affaires, lire Féronde ou le Purgatoire ! Le lecteur des deux contes, figures en tout cas, y reconnaît des diverses qui se réfléchissent les unes dans les autres, et montrent ensemble les effets de la vigilance dans les relations ,de pouvoir. A lui de voir s'il peut dominer avec plus de sudçesy que ce Diable ou que Féronde, ou s5 il ne vaut pas mieux, malgré les sudfceSsf 1356. Ibid., vers 51-56. 1357. 1358. Cette insistance est relativement moindre chez Rabelais. 1 Mais je suis bon; et de trois pe i nés l une 1359. Tu peux choisir. Le Conte d'un paysan qui ava i t offensé son seigneur, vers 8-9. Les Animaux malades de la Peste, (VI1,1), vers 34. de 15 abbé, renoncer à vouloir dominer. Témoin 19 abbesse, un conte plus loin. Le Psautier conte affaire nocturne. Dans un couvent, nul ne dort 5 : 1 abbesse s1 occupe avec un curé, soeur Isabeau avec son galant, et les autres soeurs, à force de vigilance, la surprennent : • C'est le galant, ce dit-on, il est pris. Et de courir; 11 alarme est aux esprits; L? essaim frémit, sentinelle se pose. On va conter en triomphe la chose A mère abbesse1360. Cette "mère" quitte le curé Jean, met sur sa tête le haut de chausse de cet amant, et court blâmer soeur Isabeau Quoi, dit 15 abbesse, un homme dans ce lieu scandale en la maison de Dieu1361 ! ! Un tel L'abbesse gronde... Légitimé par 15 appel des soeurs, son pouvoir est à son zénith. C'était abbesse peu rigoureuse : dans son couvent, jouvenceaux circulaient et "soupirs trottaient1362" . Les soeurs, en 1'appelant, régénèrent son autorité. Se lever, gronder, se montrer sévère est, pour 1360. Le Psautier, Nouveaux contes , vers 49-53". 1361. Ibid., vers 83-84. 1362. Ibid., vers 33. 1363. Ibid., 1364. Elle" n'osait branler, et la vue abaissait". Ibid., vers 95. - 313 - vers 79. Ce mot du vocabulai re po l î t i que rend ici plus repérable la problématique du pouvoî r. elle, d1excellente gestion. Pendant un moment, tout va bien. L1ordre se reconstitue. Un dur discours peut être tenu. Devant le "sénat 1363, humiliée1364, vaincue, en fonction de bouc émissaire, soeur Isabeau perd la parole, son nom, et se voit promise aux plus graves châtiments. Victoire totale pour "1fessaim". Soeur Isabeau relève pourtant les yeux, voit le haut de chausse que personne nfa remarqué1365 , et dit doucement Votre psautier a ne sais quoi qui pend; Raccommodez - ie1^66. : ^ . Grande indignation de mère abbesse : Elle ose encore rire! Quelle insolence1367! Soeur Isabeau ne cède pas. Elle répète, et 11 essaim regarde 1' abbesse qui comprend enfin. Aussitôt, son pouvoir est en crise. Dominer, selon la logique de La Fourmi, c'est parler sans qu 1autrui puisse répondre. Mais la voix "manque1368" à 15abbesse. La chose tuant ici le mot, elle n' a "plus le mot à dire1369", et, sans voix, cette "sermonneuse" n'est rien* Par contre-coup, le pouvoir des soeurs, qui se fondait sur le sien, est anéanti. Toutes les voix sont abattues1370 . Crise générale du pouvoir dans 11 abbaye ! Impossible de punir cette soeur sans s'avouer de mauvaise foi. Or, le dominant, pour bien j ouir, veut paraître juste. Le Loup, 1'Homme, font des procès à leurs dominés. La Fourmi veut forcer la Cigale à reconnaître tacitement sa justice. Sans cette bonne conscience, le plaisir de dominer est troublé, et les soeurs, comme 1'abbé du conte précédent, aiment nle plaisir pur". Pourquoi s5 entêter dans une logique de pouvoir qui, en cette occasion, ne peut plus faire j ouir? Les sages du couvent / 1 Furent d ' avis que 1 on /levait se taire1371. 1 1365. Manque de vigilance des diverses dominantes du conte : les Soeurs ont trop d'émotion pour voi r le haut de chausse. L abbesse 1366. est trop sûre d elle-même et trop occupée, pour y penser. On ne voi t souvent la véri té que d en bas. Ibid./ vers 103-104. 1367. Ibid., vers 112-113. 1368. Ibid., vers 125. 1369. Ibid., vers 127. 1370. L effondrement d'un dominant, c'est d'abord l effondrement de sa voix. Rarement une oeuvre li ttérai re l a aussi D'en formulé : 1 1 1 1 1 1 Enfin l abbesse dit : Devant qu'on ai t tant de voix ramassées Il serait tard.(Ibid., vers 130-132). 1371. Ibid., vers 131-132. Silence. L!abbesse s1 évapore avec le pasteur. Isabeau conserve son galant et chaque nonnain se cherche un jouvenceau. Circulations de se rétablir. Vieux amis de revenir. Retour à l'ordre ancien, heureux, détendu, avec abbesse presque absente : une "union1372" heureuse se reforme. La Fontaine ne finit pas sur 11 hypocrisie comme Boccace1373 . Chez lui, Il n1 y a plus de masques, plus de contraintes. Chacun semble avoir compris - même 11 imbécile essaim - que la logique Fourmi du pouvoir divise, et oblige les dominants à se masquer» Quant à vouloir humilier Soeur Isabeau, cela peut-être délicieux, mais ils vaut mieux faire comme elle... Le Roi Candaule et le Maître en droit est aussi conte de dominants sans vigilance : le Roi exhibe sa femme, le Maître en droit donne les moyens de prendre la sienne. Dans ce conte double, comme dans Féronde ou le Purgatoire, les deux histoires, qui "concourent" au même "but1374", se lisent 1 ' une par 1 ' autre. Une fois encore, la première, étant histoire de roi, aide à reconnaître, dans la seconde, les phénomènes de pouvoir. Comme Candaule (mari et roi), le Maître en droit (mari et maître) - est doublement dominant. De plus, puisque, dans ce conte, les relations de pouvoir concernent les domaines politiques, pédagogiques et familiaux, grande est 11ouverture de la problématique qu'élargit encore, dans la seconde histoire, un renvoi aux Fables à propose de certains maris : Pauvres gens qui n1ont pas isesprit De garder du loup leur ouaille! Un berger en a cent ; des hommes ne sauront Garder la seule qu 1 ils auront1375 ! 1372. Ibid., vers 147. 1373. Dernière phrase du texte de Boccace : "Les nonna i ns qui étaient dépourvues de galants s!efforçaient de leur mieux à nouer des intrigues secrètes". Boccace, Le Décaméron, neuvième journée, troisième nouvel le, traduction J.Bourcîez, classiques Garnîer, p.592. 1374. Le Roi Candaule et le Maître en droit, vers 122. 1375. Ibid., vers 220-223. Bergers, ma r î s, rois et maîtres sont tous des dominants. Ce qui concerne les uns peut concerner les autres. Candaule, enregistreur, quant et sa à lui, femme considère comme Gygès un marbre. comme un Voilà ce oeil qu J II dit à son "vassal" avant de lui montrer la reine nue : ^Proposez vous de voir tout ce corps si charmant :pomme un beau marbre seulement1376. Alors qu'un artiste diversifie le marbre en lui donnant forme humaine, Candaule, en vrai dominant Fourmi, se fait réducteur. Avec lui, la chair vivante, consciente, devient pierre. Comme le Hibou qui "ôte les pieds1377", il ôte le coeur et l'esprit. Il veut montrer sa femme, 11 exhiber dans sa réalité nue, mais il ne la voit pas. Il prétend la connaître, mais il 1! ignore» Entre eux, il a établi une distance (celle du regard) , une dissymétrie " (il a seul le droit de montrer la nudité de l'autre), et une relation à sens unique : peu soucieux des plaisirs de la reine, il ne vise qu'au sien, qu'il veut accroître, sans se contenter des "plaisirs amis du silence et de l'ombre1378", Gygès verra ce que son roi voit. Son oeil de vassal admirera ce qu'admire l'oeil du maître. Candaule vise ainsi un double plaisir : voir, par un autrui approbateur, sa femme comme un pur objet, voir autrui voir, désirer, et ne rien faire. Il est donc voyeur et voyeur de voyeur. La distance qui le sépare de sa femme, et que son regard traverse, manifeste à la fois la maîtrise qu'il a d'elle et la maîtrise qu'il a de Gygès empêché de s'avancer pour toucher la reine. Oeil, Gygès, en effet, n'a pas le droit d' être corps. Comme sur sa femme, le roi opère sur lui une réduction, mais cette réduction est complexe et singulièrement cruelle. De Gygès, Il ne fait pas un pur objet (un marbre) , mais un oeil qui enregistre, qui est conscient. Surtout, il n'oublie jamais qu'en Gygès "d'autres affaires ce point, Inutile sont1379"... Sur sa vigilance est grande» de cacher "comme un pas s e - vol an t138 " un 1376. Ibid., vers 21-22. 1377. Les Souris et le Chat-Huant,(XI,9), vers 40. 1378. 1379. Adonis, O.P., p.8. Le Calendrier des vieil lards. Contes et nouvel les, 1 1 , vers 241. 0 éventuel désir! Le roi sait parfaitement que Gfg-êsJ est un homme» Aussi, avant toute exhibition, exige-t-il la mort de tout "ridicule désir" auquel il ne prendrait, dit-il, "pas de plaisir1381" « Pas de plaisir ? Faut-il le croire ? Pourquoi prendrait-il alors la peine de montrer sa femme à Gygès ? Son plaisir est bien dsannoncer, d1exciter, puis dfinterdire aussitôt le désir de 1?autre» Gygês doit être non corps et corps, non désir et désir, simple machine à enregistrer et conscience, oeil. Dominant selon la logique de la Fourmi, le roi vit, de manière aiguë, dans ce paradoxe : pour jouir, il nie l'autre, mais pour jouir, il a besoin de 13autre» Dès qu'il "se doute1382" que Gygès désire, il 11 emmène loin de la reine. Il augmente ainsi la distance, et cela 15amuse. Il veut même en rire avec la reine : ^^jLe roi prétendant rire S1 avisa de lui tout dire. Ignorant1383 1 > j r a Ce rire témoigne d'une double erreur. Alors qu'il aurait dû méditer le centième vers de Le Cas de Conscience1384, Candaule sous-estime la force du désir, passionné, de Gygès. Surtout, il a fini par croire complètement que sa femme était ce qu'il la croyait être : un marbre. Il a oublié qu5 elle était femme, irréductiblement autre que lui-même et que le marbre. Je voudrais pour un moment Lecteur que tu fusses femme. Tu ne saurad^^utrement Concevoir jusu'où la dame Porta- son secret dépit1385 . Ces vers invitent à faire 11 expérience de 1'altérité : "Lecteur, toi qui es masculin au moins deviens créature féminine. Lecteur, 1380. 1381. 1382. 1383. 1384. 1385. par la grammaire, "pour un moment", essaie d? Le Cas de conscience, Nouveaux contes, vers 88. Le Roi Candaule et le Maître en droit, vers 17 et 18. Ibid., vers 52. Ibid., vers 61-63. "Autant vaut l'avoir vu que de l'avoir touché". Ibid., vers 74-78. être un autre". Pas de meilleur moyen, en effet, pour "concevoir" l'autre, et donc le prévoir, que de l'être en quelque manière. Cela Candaule, qui ne lit peut-être pas assez de romans, 1 ! ignore. Grisé pas ses premières réussites, il se croit' seul sujet pensant. Il confond l'image qu'il s'est forgé d'autrui avec autrui « Manquant désormais de toute vigilance, il "songe en veillant 1386" : il imagine que sa femme va rire avec lui, le justifier, partager son point de vue, quand son point de vue ne vaut que pour lui. Alors qu 1 il devrait rire en secret, coupé des autres, isolé comme la Fourmi, il se montre. Il dit tout à la Reine* Il détruit ainsi la distance qui lui permettait de la dominer sans paraître, transforme son vassal et la reine en alliés contre lui, et, ces derniers ne tardant pas à annuler, entre eux, toute distance, perd très vite son honneur de mari, son royaume et la vie. Un dominant peut-il gérer plus mal ? Le Maître en droit est au moins aussi mauvais. S ' il n ' exhibe pas sa femme, s ' il veut la cacher, il donne à un j eune Français, sans songer que sa femme est Romaine, les moyens d ' accéder aux Romaines. Il est si sûr de son pouvoir que, pour lui, comme pour les rois, 1 ' impossible1387 n ' existe pas : Bien, lui semblait ce soin (garder sa femme) chose un peu malais^ Mais non pas impossible ; et sans qu'il eut cent yeux ""711 défiait grâces aux ci eux jSa femme encor que très rusée 1388 . - 316 - Ce "goguenard1389" compte rire des cocus que créera le j eune Français, mais il ignore, comme Candaule, ce qu'est sa femme. Au récit des victoires de son protégé, il se trouble. Il ne reconnaît pas sa moitié. Il la reconnaît pourtant. "C est elle" . "Ce 1 ' est et puis ce ne 1 ' est 1386. La Laitière et le Pot au tait, (VII,9), vers 34. 1387. "Al léguer l impossible aux rois, c'est un abus". Le Lion, le Loup, et le Renard (VI11,3), vers 3. 1388. Le Roi Candaule et le Maître en droit, vers 224-227. 1389. Ibid., vers 135. 1390. Ibid., vers 242 et 249. ! pas1390 " . Jugez quels étaient les supplices Qu'endurait le docteur1391. Se croyant fin, il court au rendez-vous que la dame a fixe, se fait introduire, accepte de se déshabiller pour rejoindre la fautive, et se laisse conduire en des lieux "Où notre homme privé de 11 usage des yeux/ Va d'une façon chancelante1392 ." Il se retrouve, nu, projeté devant ses étudiants, dans son "propre empire 1393 Grand éclat de risée, et grand chuchillement, Universel ëtonnement. Est-il fou1394 ? Question radicale « A force de méconnaître son dominé, de se laisser mener par son désir, puis par la crainte, le docteur se trouve en position de fou. Est-il fou ? A-t-il toujours été fou ? N' étaitil pas fou de croire réussir 11 impossible, de confier des recettes de séduction à ce jeune Français, d'imaginer son pouvoir hors de tout atteinte ? N1était-il pas fou surtout de croire savoir, d'être Maître en droit ? Son apparence de folie révèle sa folie réelle. Le rire "universel" qu'elle suscite est beaucoup plus terrible que la mort. Le Maître en droit n'a même pas droit au meurtre. Inutile de le tuer comme on a tué Candaule qui a montré sa. femme nue ! Nu lui-même, privé de tous les signes de son pouvoir, empêché de parole, offert à tous ses étudiants et, contrairement à 1'abbesse du Psautier, sans espoir de compensation, il n'est plus rien. Il s1efface du texte. seule occupe les derniers vers Sa femme : Et puis la dame se rendit Belle et bonne religieuse A Saint - Croissant en Vavoureuse. Un prélat lui donna 15 habit1395 . 1391. Ibid., vers 277-278. 1392. Ibid., vers 326-327. 1393. Ibid. vers 331. Comme dans Le Psautier (vers 79) une tel le référence au po l i t î que est essentiel le pour souligner que la relation Maître en droî t/étudiants est relation de pouvoi r. 1394. Ibid., vers 339-341. A rapprocher du Psautier (Vers 124-130) : "Jeunes de ri re"... 1395. Ibid., vers 347-350. Fin savoureuse, reine nue, et qui vaut pour le un docteur nu, et voici une conte entier. dame, qui Une s ' habille sous les mains suspectes d'un prélat... Cette dame paraît triplement insaisissable : un tissu la couvre, l'hypocrisie la voile et le silence l'enveloppe. Logique du conte double X; : |deux dominants n'ont pu longtemps contempler la nudité de leurs dominés respectifs. Cette contemplation, apparemment assurée, leur a fait -perdre toute vigilance, et ils finissent morts ou nus, tandis que madame se rhabille... Peut-on y voir leçon ? Le plaisir que donne au lecteur ce strip-tease à l'envers peut-il instruire ? Sans doute 0 : le dominant, selon la logique de la Fourmi, suscite 1'habite Quand il croit voir son dominé nu, quand il croit l'avoir réduit à l'état de marbre ou de ressort, -il génère des voiles, perd toute vigilance efficace, et se retrouve découvert, l'air fou. Est-il fou ? Ou plutôt : est-elle folle, la logique de la Fourmi dès qu'on prétend la suivre plus d'un moment ? Ne mène-t-elle pas les dominants à perdre leur vigilance, à s'endormir quand ils devraient, pour goûter durablement leur plaisir, faire dormir autrui ? L'oeil du maître, dont on sait les qualités, semble devoir s'aveugler dans des "détours ténébreux1396" « La logique de la Fourmi conduit-telle le dominant à voir finalement son dominé se dissiper parmi les voiles ? D'une nudité surprise à deux nudités "montrées, les contes que nous avons lus - et surtout leurs rapports -s'organisent autour de ces questions. Leur lecture confirme que l'on peut penser dans leur ordre les recueils laf ontainiens, ce qui est à inscrire dans un dossier que nous traiterons à la fin de notre recherche..» Cette lecture, ensuite, a montré 1'importance, pour La Fontaine, de la gestion des relations de pouvoir1397, t Cinq contes successifs deux sont doubles) 1396. 1397. (dont lui sont ici consacrés, Ibid., vers 326-328. Cela est parti culièrement vrai des années 1668-1678. A la sui te de Psyché (1669), des Nouveaux contes (1675), le 1 ivre 8 VII des Fables met parti culièrement 1 accent sur cette question (Voir fables 1 à 10. ) avec pour centre Féronde ou le Purgatoire qui explicite au mieux la problématique, aide à lire les autres contes, et propose un double, modèle de gestion réussie que le Curé, le Diable, 15 Abbesse, le Mari roi ou le Mari maître en droit sont bien en peine de suivre* Après de premiers succès, tous s1aveuglent, oublient de voir leurs dominés autrement que par réduction, et abandonnent toute vigilance. Les conséquences en sont touj ours plus graves : le Curé ne perd qu ! un brochet, le Diable perd tous ses profits agricoles, 1 1 Abbesse perd toute autorité, Candaule perd son pouvoir, sa femme, et la vie tandis que le Maître en droit, parmi les rires, s 1 anéantit. De texte en texte la problématique devient plus lisible, plus riche, et trouve son unité dans la diversité des occasions que proposent les contes, ce "jeu divertissant " dont 1 1 ordre "ressemble au hasard 1 398 " . Dans Le Roi Candaule et le Maître en droit les pistes qu 1 indiquent les contes précédents se rej oignent. Après force "détours ténébreux", toutes conduisent au rhabillage de la dame et, parmi les rires qu ' on entendait dé j à dans le couvent du Psautier, à la folie du Maître en droit, figure ultime de ces dominants qui, perdant leur vigilance, sortent du réel, font n'importe quoi, abandonnent toute cohérence . Au livre XI des Fables, . le . Hibou, quant à lui, n 1 est ' pas fou . S5 il vit dans une " triste et sombre retraite ", il ne se perd pas dans des "détours ténébreux" qui débouchent sur un public... Dans sa nuit, il reste vigilant. Sans prendre de risques, en maintenant ses distances avec le ménde, il travaille avec méthode à son programme. Une telle cohérence, qui suppose, sur soi, une grande vigilance, est rare. Elle serait pourtant nécessaire à qui veut dominer durablement selon la logique de la Fourmi. / 2 • 3 • 2 La cohérence » - 318 - A ) Quelques incohérences cohérentes. 1398. Vous ne trouverez point chez moi cet heureux art Qui cache ce qu'il est et ressemble au hasard. Le Songe de Vaux, O.D.a p .84. - 455 - Rien ne la contentait, rien n'était comme il faut : On se levait trop tard, on se couchait trop tôt, Puis du blanc, puis du noir, puis encore autre chose 1399. Pour le Mal Marié, pour les valets, les ordres tombent, incohérents : "puis du blanc, puis du noir". Rien de pareil aux jugements de Cour qui vous rendent "blanc ou noir". Avec cette femme, c'est blanc puis noir, puis encore autre chose... Le temps n'est pas ici mouvement continu, flux, mais succession d'instants indépendants, en nombre infini. A chaque "puis" succède un "puis" qui amène un ordre autre. D'un instant (ou d'un ordre) au suivant, il n'y a pas altération, mais rupture. Pas de mouvement continu, producteur de diversité, mais succession infinie, aléatoire, où blanc et noir s'annulent» Pareille incohérence dans la succession des ordres ne manifeste pas toujours l'incohérence du dominant. L'Ane peut bien croire que les jugements de cour sont du blanc, puis du noir, alexandrin, La Fontaine en un souligne leur cohérence Selon que vous serez puissant ou misérable Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir 1400 . Quelques fables plus loin, le follet de Les Souhaits, pourrait juger incohérents les chefs de sa république quand "D'Indou qu'il était on vous le fait Lapon". Caprice ou politique ? Il 1 5 ignore : On m'oblige de vous quitter : Je ne sais pas pour quelle faute.1401 Propos sans doute amers, mais sages. Mieux vaut avouer son ignorance que croire que l'on sait. Le Singe de La Cour du Lion aurait survécu s ' il avait mieux compris la cohérence de son maître. Il a cru que le Lion exigeait qu'on le flatte quand il ne cherchait que prétextes pour tuer. Devant une suite le Renard comprend vite de décisions aléatoires, la cohérence de cetce incohérence, et 1399. Le Mat Marié,(VII,2)f vers 15-17. 1400. 1401. Les Animaux matades de ta Peste,(VI1,1), vers 63-64. Les Fottets,(VII,5), vers 25,20, et 27-28. - 456 - ne laisse aucun prétexte à Sa Majesté. La faute du Lion n'est pas d'avoir rendu deux jugements contradictoires, mais d- avoir cru que nul n5 apercevrait leur cohérence. Faute de 15 avoir prévu, il devient prévisible et maître Renard lui échappe. Le caprice, ou plutôt sa mise en scène, peut-être politique pour les femmes avec leurs "esclaves", pour les Lions-Caligula avec leurs sujets, pour la Fortune, "volage fantôme140"", avec ses courtisans et, bien sûr, pour le Renard, avec ses Poulets. Ls habile animal, sous un arbre, n5 a pas tort de bouger en tous sens, d3 exécuter en quelques instants, "tant de différents personnages1403 " . Son agitation fascine les Poulets d5 Inde, les endort, les fait tomber. Autant de pris ! Belle efficacité pour le chaos fictif de ces "cent mille badinages 1404" ! Le dominé aurait bien tort de croire son dominant incohérent au seul spectacle de son incohérence. Que la Fortune soit inconstante, qu !elle se plaise à multiplier les coups contradictoires1405 n1 implique pas un manque de cohérence globale. Dans notre position, cependant, nous ne 1 1 1 1402. L Homme qui court après la Fortune et l Homme qui l attend dans son lit, (VII,11), vers 6. 1403. te Renard et les Poulets d Inde, (XI 1,18-), vers 15. 1404. Ibid., vers 17. 1405. Voir Les Deux Coqs, (VII,12), vers 29. 1406. 1407. L'Astrologue qui se laisse tomber dans un pui ts,(11,13) f vers 29. Ibid., vers 37. 1408. Jupiter et le Métayer,(VI,4). j pouvons jurer de rien. Comment savoir sûrement s 1 il y a hasard, providence ou destin ? L1 astrologie est art mensonger, et "c5 est erreur ou plutôt c'est crime de le croire1406" . Pour La Fontaine, devant 1! évident spectacle du "sort toujours divers 1407", la seule sagesse possible consiste à admettre notre ignorance, comme le follet, et à vivre dans 1 1 espérance d'un ordre qui nous soit favorable. Nous avons tout à y gagner et rien à y perdre : certain Métayer1408 qui n! a pourtant pas lu Pascal, finit par le comprendre. Condamnant d'abord 1'incompréhensible et parfois destructeur chaos des climats, il découvre que leur incohérence globale est plus favorable à cultures que la cohérence locale ? qu il crée. ses L1 incohérence de la création suscite aussi 1 1 indignation de Garo, qui voudrait y mettre de 1 3 ordre, avant de constater que "Dieu fait bien ce qu1 il fait1409". Ce que les dominés prennent pour incohérence ne 1 5 est pas nécessairement, On objectera que Jupiter et Dieu, qui veulent apparemment le bien du Métayer et de Caro, ne suivent pas la logique de la Fourmi, et que la référence à leurs comportements est ici déplacée. Leurs dominations relèvent en effet de ce que nous avons désigné comme "logique d1Oronte" une logique que nous étudierons dans notre prochaine grande partie. Si nous les citons ici, cependant, c'est que, dans les deux logiques de pouvoir, les dominants peuvent également choisir d'offrir un spectacle d'incohérence» Les objectifs peuvent différer, le spectacle demeure, et le dominé, que sa position oblige à une relative ignorance, ne peut complètement appréhender la cohérence ultime de cette apparence d1incohérence. Il est d'ailleurs significatif que La Fontaine, qui rêve de créer un art "qui cache ce qu1 il est et ressemble au hasard1410", emploie des termes très voisins pour évoquer le spectacle que le Renard donne aux Poulets d' Inde et le spectacle que, lui-même, il donne à son lecteur : le Renard exécute "tant de différents personnages" quand, sur la scène des Fables,"Les bêtes à qui mieux mieux/Y font divers personnages1411 " . Pouvoir du Renard et pouvoir des Fables j ouent du spectacle d'une diversité, apparemment incohérente, pour attirer 1 'attention. Dans un cas cependant, il s'agit, au bout du compte d' imposer à tous la "commune loi1412", et de tuer, tandis que dans 1 ' autre, il s ' agit, au bout des fables, de développer une pensée singulière et d ? instruire. Aussi, La Fontaine ne se cache-t-il pas complètement. Il travaille, au contraire, à dire fréquemment• à son lecteur 1'usage qu'il fait du pouvoir des fables. Il casse ainsi, par interventions, une logique qui ses multiples pourrait progressivement se constituer, et le rapprocher des pédants1413» Il donne ses raisons, 1409. Le Gland et la Citrouilie,(IX.4). vers 1. 1410. 1411. Le Songe de Vaux, O.P., p.84. Le Déposi tai re infidèle,(IX,1), vers 7-8. 1412. Le Renard et tes Poulets d Inde,(XII,18), vers 6. 1 - 458 et se donne à voir. Il n1 est pas le Dieu caché de son livre. Il ne se masque pas comme le Renard derrière son théâtre, et s'efforce de pas être pratiquement silencieux, comme 1 !est 1 5 instance suprême pour Garo ou pour nous, dominés humains qui assistons à la spectaculaire incohérence des choses, au combat des éléments "appointés contraires1414", et toute certitude, si ce qui règle les affaires du ... mgnd^ ne pouvons déterminer, en avec nous le jeu cruel du Renard ou le jeu fécond du fabuliste : Louis XIV, par ses manoeuvres apparemment incompréhensibles, ressemble au sort, mais le sort ressemble à Louis XIV. Quand on considère les actes redoutables du roi conquéra: En vain 1 fon a les yeux sur ce qu1 il veut cacher, Ce sont arrêts du sort quf on ne peut empêcher1415. Mais quand on considère les effets du sort, une question aussitôt se pose : En quoi répond au sort touj ours divers Ce train touj ours égal dont marche 1 ! univers1416 ? - 321 - S'il en suit une, quelle logique de pouvoir suit le sort ? Celle d'un Louis XIV ? Celle d'un "Oronte" ? Garo et le Métayer, quand ils constatent ses bizarreries, avant d'expérimenter ses bienfaits globaux, ne peuvent avoir de certitude. Certain Perroquet avoue renoncer à savoir si la Providence ou le Destin "Règle les affaires du monde 1417" . Entre tradition antique ou tradition chrétienne, comment déterminerait - il qui dit vrai ? Et, d'ailleurs, est-ce important pour sa survie ? Quand il se souvient de la révélation ou pense à la fécondité du monde, La Fontaine penche 1413. Voir les deux fables ((1/39) et (ÏX,5)) où un Pédant préfère imposer son discours plutôt que de s'interroger sur sa.pertinence. 1 Le Pédant parle pour le plai si r d imposer sa parole. 1414. La Querelle des Ch i ens et des Chats et celle des Chats et des Souris,(XI1,8), vers 6. 1415. L'Ecrevisse et sa Fi lie,(XI1,10), vers 12-13. On peut citer aussi deux vers des Prédictions pour les quatre saisons de l année, 8 O.D.,p.632 : "Le sort le veut ainsi, Louis a i ns i l'ordonne;/Son vouloir est le sort, ses ministres les dieux". 1416. L'Astrologue qui se laisse tomber dans un pui ts,(II,13), vers 37-38. 1417. Les Deux Perroquets, le Roi et son Fils,(XI,11), vers 50-51. 11idée vers de Providence, mais lorsqu'il se place au point de vue de ceux qui ignorent 1'Evangile, de ceux qui n'ont du monde qu'une expérience étroite, et, surtout, de ceux qui souffrent, il paraît en douter. Ainsi son oeuvre oscille-t-elle entre l'affirmation de la Providence, et les cris ou les questions de tous les êtres qui vivent le chaos comme la manifestation d'une cruelle volonté. Les Fables donnent pleinement voix à la Lionne qui, oubliant Hécube, croit que le destin la hait1418, et à Garo qui, admirant soudain la Providence, finit par "louer Dieu de toutes choses1419" . Au livre XII, La Fontaine reprend les premiers mots de Le Gland et la Citrouille 1420, mais 1 ' enthousiasme manque ! Le début de sa fable souligne 1'universalité de la discorde qui règne dans le monde. Réduisant le champ, il montre alors que, dans une ferme, la discorde entre animaux, si elle nuit à chacun, finit par profiter, de manière imprévue, au maître « Alors que celui-ci avait d'abord tenté d'établir un règlement, il bénéficie cruellement de son échec. Est - ce un bon maître ? C ' est en tout cas un maître opportuniste. Aussi, quand La Fontaine élargit de nouveau immensément le champ, 1 ' affirmation selon laquelle "Dieu fait bien ce qu ' il fa.it" se teinte-1'elle d'amertume. Après avoir en ' vain tenté de bien légiférer, Dieu profiterait-il du chaos du monde ? A 1'esquisse de cette question, la fable cesse : "je n'en sais pas plus". La î? On suppose que Dieu est touj ours charitable. . . guerre éternelle1^21 " suscite des questions sur la volonté du " f abricateur souverain1422 ", mais on ne saurait conclure du chaos du monde à la folie de Dieu, ou à son absence. Quand, au livre II des Fables, le testament d ' un père paraît absurde à tous les Athéniens, Esope prouve qu'il a du sens. Les volontés du père n'étaient lisibles que pour qui savait lire : Quant aux volontés souveraines 1418. La Lionne et l 'Ourse, (X,12), vers 21. 1419. Le Gland et la Citrouille, (IX,4), vers 32. 1420. "Dieu fit bien ce qu il fit, et je n'en sais pas plus". La Querelle des Chiens et des Chats et celle des Chats et des Souris,(XII,8), vers 42. 1421. Ibid.,vers 9. 1422. La Besace,(1,7), vers 31. ! De celui qui fait tout, et rien qu'avec dessein, Qui les sait-, que lui seul ? Comment lire en son sein 142- Esope même ici ne saurait lire, mais, placés parmi les discordes évidentes du monde, les vivants peuvent parier sur l'existence d'un dessein. La Fontaine ne fait pas d'autre choix. Pour lui, derrière le désordre visible de la création, comme derrière les apparentes contradictions de la tactique royale ou comme derrière les mouvements du Renard, se cachent des cohérences. Qu'on ne puisse les reconnaître ne prouve pas leur inanité. B ) Nécessité d'une cohérence pour le dominant : les deux premières fables du Livre VII. Quand la femme., du Mal Marié ordonne "du blanc puis du noir puis encore autre chose", le chaos de ses ordres renvoie à une incohérence interne. Elle fait le contraire de ce qu'elle devrait faire pour qu'aboutisse son programme de dominant « Cette dame veut accroître au maximum ses profits, ordonner la maisonnée, et s'assurer sur tous, y compris sur son mari dont son pouvoir dépend, un pouvoir souverain. Or, en donnant un ordre noir, puis un ordre blanc, elj,,.q.:. en donne au moins un de mauvais. Si on lui obéiti^gndétériore l'économie qu'elle veut améliorer. De plus, loin d'offrir 1 ' image de 1 ' organisation, elle offre celle du chaos ; elle fait le contraire de ce qu'elle voudrait que ses dominés fassent..« Enfin, son désir de dominer "Monsieur" l'irrite et le force à la chasser. Faisant, même, l'unité des valets et du mari, elle accroît, contre elle, l'autorité de ce dernier. Toute incohérence entre ses intentions Complet désastre. et sa pratique, affaiblit vite lé dominant selon la Fourmi. Toute discorde intérieure donne une chance aux dominés. Le Livre VII des Fables, qui s'ouvre par Les Animaux malades de la Peste et qui donne une si grande place 8 1423. L Astrologue qui se laisse tomber dans un puits, (11,13), vers 1820. aux relations de pouvoir, le montre bien. La guerre entre les Vautours les empêchéhij de dominer 5 corne ils le souhaitent. Peu importe 1 origine de cette lutte. Les effets en sont nets : Prométhêe peut espérer "de voir bientôt une fin à sa peine1424" et les Pigeons respirent. L? intérêt de ceux-ci serait de maintenir ou même d'aggraver le conflit entre oiseaux "à la tranchante serre1425", mais ce peuple ami de Vénus, et qui a horreur de la guerre, rétablit la paix entre ses tyrans : Peu de,-prudence eurent les pauvres gens, D'accpmbàer un peuple si sauvage. Tenez toujours divisés les méchants; La sûreté du reste de la terre Dépend de là : semez entre eux la guerre, Ou vous n 1 aurez avec eux nulle paix1426. Moins subtils que le Renard qui, sous 11apprente incohérence du Lion-Caligula, sait lire la cohérence de sa politique, les Pigeons suppriment 1'incohérence réelle de leurs dominants potentiels. Comme ils prennent cette initiative, alors que les Vautours, tout à leurs combats, ne se soucient pas d'eux, ils sont encore plus naifs que 1'Ane qui refait, sans le comprendre, bien malgré lui, et contre lui, 11unité du groupe dominant. La Peste a déstructuré la société animale Ni Loups ni Renards n3 épiaient La douce et 1'innocente proie. Les Tourterelles se fuyaient1427 . - 323 - : Plus de cohésion, plus de désir meurtrier qui assure un ordre violent. Dès lors, le Lion est affaibli. Son pouvoir se délite à mesure que la société se défait. Impuissant médicalement, il mène alors une politique cohérente pour sauver, domination. Son premier au moins un moment, soinest de redonner institutionnelle au groupe des "puissances" 1424. Les Vautours et les Pigeons, (VI1,7), vers 16. 1425. Ibid., vers 9. 1426. 1427. Ibid., (VII,7), vers 39-44. Les Animaux malades de la Peste,(VII,1); vers 11-13. une : sa cohérence "Le Lion tint conseil1428». Comme le Lion de La Cour du Lion, il obtient cette cohérence par la crainte : crainte de sa force présente, crainte de la colère du Ciel1429. Prudents, le Renard, le Loup, toutes les puissances réunies au conseil tiennent un même discours, mais la cohérence reste fragile tant que chaque animal conserve une voix distincte. Enfin, le Baudet vint... Le groupe dominant alors s 1unifie, non plus négativement, par la crainte, mais positivement, sur un projet. Ce ne sont plus des puissances disparates qui parlent à leur tour, mais un seul "on" qui crie "haro sur le Baudet32" « Le pluriel s1 est fait singulier. Un unique sujet remplace les puissances. Le Lion, modestement, s1est fait "on", mais le "on" oublie qu'il est dans le Lion, voix violente du Lion, redevenu lui-même pour "croquer". Grande victoire pour ce "trop bon roi"! Durera-t-elle ? C'est toujours du temps de gagné. Bel exemple d'une politique cohérente ! Immédiatement après, Le Mal Marié propose un cas inverse. Quand le Lion rétablit, au moins pour un temps, une situation difficile, la Femme, en deux étapes, sans jamais tirer de leçon, compromet une situation favorable. Quand le Lion s'appuie sur le dominant suprême (Le Ciel) pour s'imposer, la Femme attaque son mari dont procède son peu de pouvoir. Quand le Lion, enfin, met de l'ordre, elle fabrique du désordre. Le mari la chasse donc avec l'approbation des valets et du fabuliste. C'est, mutatis mutandis, "Haro sur Madame". C trouver Pour ) Le dominant en difficulté pour une cohérence dans sa gestion. qui prétend durablement dominer, la cohérence est nécessaire, mais elle ne doit pas être monolithique. Le monde 1428. Ibid., vers 15. 1429. Habilement (vers 16),il s en fait le porte-parole. 5 change, le dominant lui-même change : problème du Héron, problême de la Fille. Sous peine de devenir rapidement absurde, la cohérence du dominant doit être souple. La Fille 1?ignore quand elle cherche un mari, Jeune, bien fait, et' beau, d'agréable manière, Point froid et point jaloux; notez ces deux points - ci1431 32Ibid., vers 55. Beaucoup de bons partis se présentent. Ne dépendant ni d'un père ni d'un public, face à ce flux, elle occupe une position de pouvoir. Elle peut, à sa fantaisie, rendre chacun de ses prétendants non pas "blanc ou noir", mais mari ou pas mari. De même, le Héron, seul maître au bord d'un onde pure, peut, quand il le veut, rendre les poissons mangés ou pas mangés1432 . Or la Fille ne veut pas du noir, puis du blanc. Avec elle, c'est touj ours noir. Elle refuse tous les partis qui se présentent « Rien de plus cohérent, mais cette cohérence devient vite incohérente parce que le marché n1est pas clos, et car ce que le Temps est un "insigne larron1433". D ' indépendante, elle devient dépendante. Alors qu'elle seule parlait, son miroir lui donne presque un ordre : "Prenez vite un mari1434". Poussée par son désir, coincée dans un marché désormais clos pour elle, elle doit accepter, au dernier mot, un malotru. Le problème pour elle - comme pour le Héron -, c ' est qu'un choix définitif détruirait son pouvoir. Mariée, elle perdrait toute occasion de se refuser. Or son plaisir contradicteur, de frustrer, de "se moquer 1435 est de parler sans ", d'obliger autrui à faire tapisserie dans son miroir. Plaisir de Fourmi si délicieux qu'elle juge secondaire "certain j eu divertissant entre tous 1436" . A chaque instant, sa politique est cohérente, mais les instants succèdent aux instants, et ruinent ce qui attire les hommes. pour j ouir indéfiniment, Or, il lui faudrait un flux égal de refuses potentiels. Peut-être devrait-elle proposer de nouveaux appâts, ou 1431. Le Héron - La Fille,(VIi.4),vers 37-38. 1432. Le système de la fable double, en rapprochant Le Héron et La Fille, permet de mieux li re comme relation de pouvoi r la relation que veut instaurer la Fille. 1433. 1434. Ibid., vers 67. Ibid., vers 72. 1435. Ibid., vers 55. 1436. Comment l espri t vient aux f i11es, Nouveaux contes , vers 1. 1 flatter comme le Corbeau, mais, bien que des amants de second rang paraissent, elle ne change rien : "Ah, vraiment, je suis bonne/ De leur ouvrir la porte1437" « Accepter le plus mince accommodement serait perdre le plaisir du pouvoir quand, pour elle, aucun plaisir ne vaut celui-là. Cette passion 1'emprisonne dans la logique de la Fourmi! "L'on radote, je pense1438" dit-elle, mais c'est elle, désormais, qui radote et qui ne pense plus. Elle répète un même comportement, qui devient incohérent, puisqu'il lui ôte le plaisir qu'elle cherche, et même tout plaisir« Plus elle chasse les prétendants, moins elle domine, et plus elle risque d'être humiliée. Elle devient 11 inquiète1439" « Quand elle commence à mettre du fard, il est déjà trop tard. Presque personne ne veut d' elle, et elle découvre, mais un peu tard, que certain "désir1440", qu'elle avait nié, existe, persiste, est plus fort que sa "fierté1441". Fin du pouvoir. La logique de la Fourmi, quand il veut la maintenir, exige du dominant beaucoup de cohérence. Paradoxe ! Le dominant escompte mener autrui "à sa fantaisie" . Or la fantaisie ignore apparemment la cohérence. Elle papillonne. Elle peut vouloir "du noir, puis du blanc, puis encore autre chose". La contradiction lui importe peu « Elle se moque des contraintes, des proj ets à long terme, du regard censeur d'autrui. Certaine fée qui "faisait aller le monde à sa fantaisie", "se moquait du destin1442 " . Qui vit à sa fantaisie se préoccupe seulement de j ouir, dans 1'instant, de toutes les occasions. Le dominant, selon la Fourmi, impose ainsi ses volontés parce qu'i1 lui parait délectable de les imposer. Caligula ou son "parent1443 ?? en sont de remarquables ans, 1437 . 1438 . 1439 . 1440. 1441 . 1442. 1443. exemples, mais Caligula régna quatre et Ib d , vers 55 . ïb d , vers 45 . Ib d , vers 62 i . Ib d ,vers i . 74. ïbi d , vers 35 . Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 238. La Cour du lion, (VII,6), vers 27. "ce monseigneur du Lion-là" perd en trente deux vers le contrôle de son Renard. On a vu, plus haut, comment Candaule pour avoir voulu simultanément se réserver la jouissance de sa femme et jouir de frustrer son vassal dut quitter sa femme, son sceptre et la vie. Dans la logique de la Fourmi, entre les exigences qu!implique le maintien du pouvoir et la fantaisie, il faut rapidement choisir : toute incohérence donne une chance aux dominés. Dans La Cour du Lion, le Renard tire des deux comportements contradictoires du Lion une leçon qui lui permet d'échapper à sa griffe. C5 est que cette politique d'apparence chaotique, mais cohérente d1instant en instant, est incohérente dans la durée, au-delà du troisième coup : apparaît alors 1 1 incompatibilité entre volonté d1 être durablement le maître et fantasque désir de tuer quelques uns de ses dominés. Pour la domination Lionne, les meurtres, à la longue, produisent un effet. contraire à 1 ! effet recherché : le Renard devient insaisissable. Sa Majesté est entourée de morts, de masques. Domine-1- elle encore ? Que connaît-elle des sujets qu? elle avait voulu "connaître1444" ? L 1 incohérence de sa politique, au bout du compte, est tout aussi remarquable que la cohérence du " trop bon roi ", fabricateur du "on", dans Les Animaux malades de la Peste. Elle conduit Sa Maj esté, D Fourmi ) face au Renard, Comment la à 1 1 impuissance1445 . logique de la ! génère 1 incohérence. Généralisons : entre le désir de j ouir du pouvoir et tous les autres désirs, une contradiction maj eure apparaît vite, et suscite force incohérences. Le second Loup du premier livre veut manger et "cherche aventure1446 . S5 il ne voulait que nourriture, il pourrait manger 1 !Agneau sans un mot. Mais il "cherche aventure". Il ne se presse pas. 1444. La Cour du Lion, (VII,6),vers 1. 1445. Des Pigeons naïfs et point renards rétablissent souvent ces dominants qui perdraient leur pouvoi r en de sanglantes fantaisies(voir 1 les Vautours). La chance des dominants, c est souvent la sottise des dominés. 1446. Le Loup et l'Agneau, (1,10), vers 5. Il intente un procès. Vide d'Agneau, mais "plein de rage", il veut jouir du plaisir de dominer, et en jouir d'abord. Il lui faut donc montrer qu'il a le temps, qu ' il tient le temps et le discours comme il tient l'Agneau1447. Il prendra le temps et les mots nécessaires, mais il ne veut pas manger sans avoir prouvé que sa raison est la meilleure. Il veut que l'Agneau lui réponde, l'approuve, s'humilie, et manifeste sa sottise. De ce point de vue, sa première question - "Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage1448"- est à rapprocher de celle de la Fourmi : "Que faisiez-vous au temps chaud1449?11 Mais, contrairement à la Fourmi qui jouit du pouvoir sans prétendre manger la Cigale, et contrairement au Bachelier de La Clochette qui jouit de la Bachelette sans prétendre 1447. A rapprocher de la Fourmi. 1448. Ibid., vers 7. 1449. A opposer : La Fourmi , sans accuser, interroge sur le passé, quand le Loup interroge sur le présent et accuse. La Fourmi pos e une question mi ninale dont elle sait exactement la réponse. La question du Loup est trouble, pleine de rage, et offre à 1'Agneau 1 divers moyens de répondre... Ces deux questions ont même fonction, mais 1 une est bonne, l'autre mauvaise. 1450. 1451. Ibid., vers 18. Ibid., vers 20. en ricaner, contrairement à celle qui est effectivement maîtresse du temps et à celui qui ne se soucie que de l'instant, le Loup pratique une politique incohérente qui le mène à une crise. Il est pressé (de manger) et veut paraître non pressé (pour jouir du pouvoir). S'il ne veut que manger, il perd du temps. S'il veut jouir de la- défaite de l'Agneau, il n'a pas choisi le bon procès et la bonne victime. L'Agneau répond avec respect, sans sottise. Sa cause est limpide et pourtant ses considérations troublent le discours du Loup. Quand ce dernier dit "tu la troubles1450", c'est pour ne pas dire 1? tu me troubles", ou plutôt, "Qui te rend si malin de troubler mon propos ?" Le Loup relance alors ses accusations, mais les emporte ailleurs. Sentant qu'il ne vaincra pas par l'onde et le présent, il se déplace du breuvage au langage (tu médis) , du présent au passé (1 ' an passé). L'Agneau répond encore. Il abandonne aussi le cours de 1 ' onde pour le cours du temps, et interroge : "Comment 1 ' aurai -je fait si j e n ' étais pas né1451 " ? Vrai casse- tête ! L'affaire pour le Loup qui devient dangereuse "cherchait aventure"» La raison du plus fort ne s'identifierait plus à la raison. La supériorité de la force ne serait pas celle de l'esprit. Quelle aventure! Finira-t-elle par des aveux ? Le Loup, heureusement, n'attend pas qu'on l'ait convaincu. Il contre-attaque, revient au présent, élargit le champ : "C'est donc ton frère1452 ". Nouvel échec, l'Agneau répond : "Je n'en ai point 1453". C'est radical, mais le Loup, cette fois, renonce au présent, au passé, au cas particulier, il élargit le champ à tous les moutons de tous les temps, au berger, aux chiens, et même, comme certain Lion, à un "on". Plus d'onde, mais le "on-dit"! Plus de médisances passées ou présentes. Voici le champ éternel des combats politiques sur lequel tombe un "il faut1454" dont l'imposante vacuité rappelle le "Toute chose est permise1455 " du Bachelier! Fin de la quête d'aventure! Pour manger, le Loup s'installe dans la généralité maximale, dans la pureté mortelle d'une nécessité abstraite. 11 se refait une virginité dans l'universel. Dès lors, plus de "courant d'une onde pure", plus de singularité qui désaltère, plus de différences Loup/Agneau, Noir/Blanc, Bourreau/Victime. L'universel et aveuglant impératif, c'est la nuit de la raison, le massacre de 1! altérité, les forêts : la faux du "il faut" sonne deux fois "au fond des forêts 1456" quand le Loup comprend que là seulement, loin des cas, des débats, et de l'onde, en toute cohérence, "Le Loup l'emporte 1457". Quand il s'engage dans la logique de la Fourmi, s'il veut maintenir sa position, le dominant doit choisir entre le plaisir du pouvoir, et les autres plaisirs. Exigeant, le premier lui interdit bientôt tous les autres, ou se les asservit, en fait des signes 1458. S'il veut en jouir durablement, le dominant doit se concentrer sur ce plaisir seul, s'il veut en devenir 1 ' ascète paradoxal, mais jouir d'autres plaisirs, il doit presque renoncer à celui 1452. î bid..# ver s 22. 1453. 1454. Ibid., vers 23. Ibid., vers .26. 1455. La Clochette, Contes publiés dans les "Ouvrages de prose et de poésie ', vers 64. 1456. 1457. Ibid., vers 27. Ibid., vers 28. N'oublions pas la syllepse : l'emporter a aussi le sens de "l'emporter au jeu" (sens fréquent au XVIlème siècle). 1458. Pour ce point, voir ensuite l'analyse de Le Lièvre et la Tortue. 8 du pouvoir, et n'utiliser sa position que pour se satisfaire : le Hibou ne rit pas de ses Souris et le Cormoran ne prétend pas juger ses Poissons * Alors que le Héron commente Tanches et Goujons, ces deux oiseaux mangent et maintiennent leur pouvoir en renouvelant systématiquement leurs dominés ou leur méthode de prise. Ce sont dominants fort redoutables, "opiniâtreté1459" , fort cohérents, et, par leur fort rares. Le dominant, en effet, cherche son plaisir et le pouvoir apporte, dans 1 ' instant, un plaisir intense1460 . Difficile et presque aberrant d'y renoncer ! D'autant que ce plaisir ne paraît pas c omp r orne 11 r e les autres, et que la contradiction n'éclate pas d5 emblée. C'est vrai pour la Fille, comme pour le Lièvre, qui peut, un certain temps, sans éprouver les nuisances de sa politique, rire de la Tortue et compter gagner la course. La Tortue "se hâte avec lenteur". Pour le Lièvre, sa progression paraît aussi lente que, pour la Fille, la disparition des partis d'importance. Ces deux personnages ont du temps "de reste1461 " . L ' un et 1'autre parlent. Ils se divertissent. Ils traitent leurs dominés, qui ne peuvent répondre, "d'espèce" ou de "Commère1462" . Relation dissymétrique. Les uns parlent, rient, se moquent, les autres sont muets, sérieux, douloureux. Le silence des uns fait j ouir les autres, ceux qui s'en croient solidement les maîtres. Oubliant le plaisir même de gagner la course, le Lièvre ainsi "s'amuse à tout autre chose1463 " . Cet autre chose, ce n' est pas "brouter", "se reposer", ou "écouter d' où vient le vent". Il pourrait brouter ou se reposer après la victoire. Le plaisir, c ' est de transformer, le "dormir", le "brouter" ou 15"autre chose" en signes. Ecouter le vent devient parole. Tous les actes du Lièvre deviennent discours disant que la Tortue est incapable d1 empêcher fî f l animal léger?? d'aller à sa fantaisie tandis qu1il la force, lui, à s'échiner dans une absurde progression. Le Lièvre fait 1459. La Fontaine emploie ce mot à propos d'Âchi lie et du Prince de Conti. 11 évoque aussi leur "ferme résolution" de ne point céder". Comparaison d'Alexandre, de César et de Monsieur le Prince, O.P., p.683. 1460. Ce n'est pas un vain fantôme Que la g loi re et la grandeur; Et Stuart en son royaume Y court avec plus d'ardeur Qu'un amant à sa maîtresse. A Mme la duchesse de BouilIon, O.D., p.672. 1461. Le L i èvre et la Tortue,(VI,10),vers 17. 1462. 1463. Ibid.,vers 6. Moins péjorati f qu'espèce, le mot est tout de même ici celui d'un supérieur. Ibid., vers 27. ainsi coup double. Il se plaît à rire de la Tortue(plaisir actuel), et il se plaît par avance à la victoire (plaisir virtuel) . Il goûte à la fois le plaisir de dominer et celui de gagner. Mais à goûter les plaisirs du pouvoir, il s'enivre. Il s'aveugle. Il ne voit pas combien la Tortue progresse, a touché "presque au bout de la carrière 1464". Quand il le voit, c'est trop tard. Comme la Fille, et contrairement au Loup, il se montre incapable, de renoncer aux plaisirs du pouvoir pour l'emporter. Rire de la Tortue. Coup de génie linguistique de La Fontaine : De quoi vous sert votre vitesse ? Moi 1 1 emporter ! et que serait-ce Si vous portiez une maison1465 ? S'il veut peser longtemps sur ses dominés, le dominant doit éviter d'être "léger", lièvre en courant plusieurs à la fois... Entre les plaisirs du pouvoir et les autres, entre "s'amuser à toute autre chose" et la chose, il doit choisir, et touj ours s'obliger à des renoncements. "Que l'on est malheureux Quand on est si grand personnage 1466" . Comment j ouir de soi quand on gère son pouvoir contre sa propre nature, ce qui est inévitable, quand on est, inconstant, divers 1467 comme 1 ' homme, " i Cette inconstance et cette diversité, parfois irritantes, sont naturelles à 1'homme. Vouloir les nier c ' est perdre une richesse essentielle et la volupté, mais les grands 1464. Ibid., vers 29. 1465. Ibid., 1466. mange". A M. le Surintendant, O.D., p. 503. 1467. La Clochette, Contes publiés dans les "Ouvrages de prose et de poésie, vers 1. (VI, 10), vers 33-35. Pour goûter la syllepse sur 1 "l emporter", songer personnages, à "Le 1 les Loup l emporte et puis le dominants, les Loups ont besoin d'être cohérents alors que les Loups eux-mêmes ne le sont pas : Hê qui peut dire Que pour le métier de mouton Jamais aucun Loup ne soupire1468 ? Si Le pour Loup veut être l'Agneau, grand danger sa position de pouvoir ! Mais dans la mesure où elle lui interdit de vouloir, même un instant, être l'Agneau, qu'il est "malheureux 51 I "Quiconque est Loup agisse en Loup1469! Le Loup, pourtant, ne le veut pas toujours. Témoin certain, "rempli d'humanité1470"... Loup ou pas, le dominant, comme chacun, est divers, ne peut pas ne pas l'être, et sa position de pouvoir paraissant lui permettre d'exprimer sa diversité, il désire lui donner libre cours, à la légère. D 1ailleurs, même s'il se veut cohérent, même s1 il décide de jouir longtemps d? une 11 impitoyable 301e1471", sa nature ne disparaît pas. Il réprime sa diversité et son inconstance, mais elles peuvent le faire, à la Perrette, "sauter", lui jouer des tours, troubler sa politique, la rendre absurde. En témoigne, chez La Fontaine, mais pas chez Apulée, la deuxième partie de Psyché. E ) Etude d'un cas remarquable : les incohérences du tyran Amour. "Il voulait la faire souffrir 33 ". .Amour, apparemment, a un programme cohérent : des malheurs où il entraîne Psyché, il compte tirer un "cruel plaisir1473", analogue à "1 ' impitoyable joie1474" de l'Hirondelle. 11 paraît donc vouloir entrer dans la logique de La Fourmi, et jouir de. son pouvoir. Ce qui l'intéresse, c'est d'observer comment sa dominée va le subir. Aussi lui donne-t-il des ordres précis, douloureux, dont il pense qu'ils contredisent ses volontés : "je veux que tu souffres, mais je ne veux pas que tu meures; tu en serais trop tôt quitte. Que si tu as dessein de m5 obliger, de tes deux démons de soeurs; pitié; sacrifie-les moi venge-moi n'écoute ni considération de sang ni 147t) " . Dieu cruel, il exige le sacrifice de ce qu1 aime la jeune fille, ou, plutôt, de ce qu'il croit qu'elle aime 1468. Le Loup et le Renard, (XII,9), vers 6-8. 1471. Le Loup devenu Berger, (111,3), vers 32. Le Loup et les Bergers,(X,5), vers 1. L'Araignée et l1H i ronde11e f(X,6)f vers 17. 1473. 1474. Ibid., p. 192. L'Araignée et l8 H i rondelle, (X,6), vers 17. 1469. 1470. encore. Surtout, il décide d5 en faire l'esclave de sa mère Vénus qu ' il sait prête à tout pour la détruire : "Je n'ose seulement espérer que vous me recevrez comme esclave," lui disait Psyché. "Ni mon esclave non plus, repartit 1'Amour; c ' est de ma mère que tu 1 ' es ; j e te donne à elle1476". Psyché, tutoyée, désignée par des pronoms, chosifiée, subsiste comme conscience douloureuse, condammnée à subir un dominant qui dit chercher seulement le plaisir de la torturer. Amour, cependant, oscille. Il ne finit pas sans changer de langage : "Adieu Psyché : la brûlure que cette lame m'a faite ne me permet pas de t ' entretenir plus longtemps 1477" . Sur presque tous les points, cette phrase -subtil chef-d'oeuvre - altère les principes des précédentes. A la j eune fille, le Dieu restitue son nom. Elle 33Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.P., p. 190. redevient Psyché, la plus belle des mortelles. De plus, Cupidon ne se pose plus comme suj et. C'est la "brûlure de lampe" qui 1'est, et il subit 15 action. Enfin, il paraît regretter de ne pouvoir "entretenir" ce qu'il voulait presque anéantir. Le discours devient autre, s'altère. Amour s'écarte, et l'on sait que, pour La Fontaine, qui connaît bien le clinamen. le moindre écart produit d'imprévisibles tourbillons. Avant ce discours, le texte a suggéré deux fois 1'incertitude du dominant, si bien que les turbulences que 1'on vient de reconnaître s'incrivent dans une série signifiante. Première turbulence : un dominant, selon la Fourmi, doit veiller à tout1478, mais Amour se montre peu soucieux du détail. Quand il laisse tomber Psyché près d'un fleuve, comme "c'est 1'ordinaire des malheureux d' interpréter toutes sinistrement1479", choses elle voit là une cruauté savante, le choix d'un dominant rigoureux. Fausse interprétation. 1475. Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 193. Ce Dieu, qui dit "Adieu", parle comme Yahvé à Abraham. 1476. 1477. Ibid.# p. 192 et 193. Ibid., p.193. 1478. Voi r L'Qeil du maître, On ne s avi se j ama î s de tout... 1479. Ibid., p. 190. 1 Psyché est fort "éloignée de l'intention qu'avait eue l'Amour, à qui cet endroit était venu fortuitement dans 1 'esprit, ou qui peut-être l'avait laissé à la discrétion du Zéphire1480" . Seconde turbulence : lorsque Psyché s'abaisse devant les Nymphes au point de leur baiser les pieds, "cet abaissement excessif leur causa beaucoup de confusion et de pitié. L'Amour même en fut touché plus que de pas une chose qui fût arrivée à notre héroïne depuis sa disgrâce1481". Cupidon devrait rire de la belle, comme il le fait quelques lignes plus loin, mais il se laisse toucher. Dès lors, quand il tient un discours cruel., il paraît tenu par son discours. Loin de s'installer avec- cohérence dans la logique de La' Fourmi, parce qu'il ne peut s'empêcher d'être amour, il se prépare à faire "du noir, puis du blanc", d'une Psyché blanche une Psyché noire, d ' une Psyché noire un Psyché blanche, puis "encore autre chose " : une déesse1482 . Par 1'intermédiaire d'une servante et d'une fée, Amour, qui 1'a pourtant livrée à sa cruelle mère, vient quatre fois en aide à Psyché. Il lui fait parvenir un baume qui guérit ses blessures. Il 1 ' aide à endormir le dragon1483" . Il 1 ' aide à trier les graines1484 , et lui donne les moyens de descendre aux Enfers. "Le fils de Vénus ne songeait à autre chose qu'à tirer Psyché de tous ces dangers1485 . Ce sont pourtant dangers où il l'a mise, et dont il espérait tirer un "cruel plaisir". On ne trouve rien de tel chez Apulée 1486 . 1480. Ibid., p.190. 1481. Ibid., p. 192. 1482. Cette alternance de couleurs n'apparaît pas dans l1oeuvre d'Apulée. Il témoigne, selon nous, de l'extrême unité de l'oeuvre 8 de La Fontaine, puisque cette alternance revient au début du Second Recueil(première et deux i ème fables) qu il ne tarde pas à entreprendre après Psyché. 1483. 1484. "Il lui commanda de dire à Psyché que le moyen d'endormir le monstre était de lui chanter quelques longs récits"... Ibid., p.233. 8 "Sitôt que l Amour le sût, il en envoya averti r la fée"...Ibid., p.239. 1485. Ibid., P.238. 1486. "Pour bien faire, il faut considérer mon ouvrage sans relation à ce qu'a f ai t Apulée, et ce qu' a f ai t Apulée sans relation à mon livre, et là-dessus s'abandonner à son goût". Ibid., p. 124. La Fontaine suggère là une lecture possible, celle du goût, qui serai t à la fois première et dernière : son oeuvre ne vaut pas par sa relation à Apulée. El le vaut pour elle- Amour, d5 abord, n1 y prétend pas imposer son pouvoir à Psyché, et en jouir. Il ne lui commande pas de le venger de ses deux soeurs. Il ne la donne pas comme esclave à Vénus. Il la quitte, et c'est tout : "quant à toi, pour seule punition, je te quitterai". Et, en achevant de parler, il s'envola à tire-d ' aile1487" . On ne le retrouve que beaucoup plus tard, retenu par Vénus, et donc incapable d'aider Psyché 1488. Celle-ci, comme chez La Fontaine parcourt le monde1489. Elle tente, vainement, d'apitoyer Cérès et Junon, et se laisse saisir par Vénus qui se montre plus féroce encore que chez La Fontaine : "Dès que Vénus l'aperçut, ainsi livrée et offerte, elle partit d'un grand éclat de rire, comme quelqu'un de violemment en colère1490". "Elle se précipite sur elle, déchire ses vêtements en plusieurs endroits, lui assène de violents soufflets qui la meurtrissent fort1491"... Elle lui Impose ensuite sa série d'épreuves sans qu'Amour intervienne jamais. Comme le souligne G. Michaut, chez La Fontaine, "c'est l'amour qui vient en secret au secours de Psyché dans les épreuves qui lui sont imposées; et ce n'est pas par une série de hasards, c'est par l'effet d'une volonté aimante, que les fourmis et les pierres même de la tour donnent assistance et conseil à la jeune femme. La puérilité du conte en est diminuée d'autant1492". Nous ignorons ce que signifie la "puérilité du conte", mais l'observation est exacte.' Chez Apulée, ce sont, par exemple, les Fourmis qui décident de sauver Psyché :"une petite fourmi des champs, mesurant la difficulté d'un tel travail, et saisie de pitié pour la compagne d'un dieu puissant, autant devant la cruauté de la. que d'horreur belle-mère, s'affaire activement à appeler et convoquer toute la troupe des fourmis du voisinage : "Pitié, enfants agiles de la Terre, mère de toutes choses, pitié et venez sans retard au secours de la femme de L'Amour". On imagine combien l'auteur de La Colombe et la Fourmi ou de Le Corbeau, même, ou pas du tout. La moite de la préface, cependant, est consacrée à cette "relation" et, voyageurs, comme Acante et ses amis, nous pouvons bien la vouloir pour un de nos "guides". 1487. Apulée, L'Ane d'or, traduction de Pierre Grimai, collection folio, Gailimard, 1978, p. 131. 1488. "L'Amour, tout seul, au fond de la maison, enfermé dans une chambre isolée, était étroitement surveillé, en partie pour qu'il n'aggravât pas sa blessure par ses imprudences, en partie pour qu'il ne pût rejoindre celle qu'il désirait".Ibid., p.143. 1489. Elle n'y rencontre pas le vieillard qui a su sauver sa fille du peuple des amants, et qui comprend qu'il ne doit pas agir de même avec ses petites filles sauf à se transformer en tyran. La Fontaine, dans sa préface, souligne qu'il est l'inventeur de ce épisode remarquable pour la problémat ique des relations de pouvoi r. Nous y revi endrons dans notre troi si ème pa r t i e. 1490. Ibid., p.141. 1491. Ibid., p.142. 1492. G.Mîchaut, La Fontaine, Lïbrai rie Hachette, Paris, 1914, deuxième volume, p. 10. la Gazelle, la Tortue et le Rat put apprécier cet épisode. 11 le modifia pourtant, comme -tous les autres, ceux de la Tour, des moutons, ou de la flagellation. Chez lui, aucun Aigle ne prend l'initiative de sauver la belle du Dragon, c1 est Amour qui la sauve par le pouvoir des récits1493 . Toutes ces modifications sont à lire ensemble. Elles montrent, encore une fois, comment La Fontaine réinterprète un auteur antique qui, sans doute, "n'y pensait guères", en termes de relations de pouvoir. "Tout est mystère dans 1 ' Amour1494", mais Psyché évoque surtout le mystère de sa nature double : Amour est amour, mais il est aussi tyran. "C ' est un empoisonneur, c ' est un incendiaire,/ Un tyran qui de fers charge j eunes et vieux1495 ", mais c ' est aussi celui qui " rend ses suj ers tous égaux1496", et fait que : Les vrais amants doivent touj ours Sous un maître commun vivre d'égale sorte : Ou monarques ou dieux, n'entrez chez vos amours Qu ' après avoir laissé vos grandeurs à la porte 1497 Quand Amour devient amoureux, il veut être à la fois le tyran et 15 égal de celle qu'il aime. Comment faire ? Dans la première partie de 1'histoire, telle que la conte La Fontaine, il trouve un compromis. Il élève Psyché jusqu'à lui, la couvre de biens, et établit des relations égaies1498 sauf visibilité. sur deux points : 1'immortalité et la Sur ce second point, où la tension se concentre. Amour 1493. Leçon lafontainienne typique : le "doux parler" permet autant que l'Aigle de contourner le Dragon. 1494. L'Amour et la Folie, (XII, 14), vers 1. 1495. Les Amours de Psyché et de Cupidon, Q.Do , p. 138. On sait que, dès i épilogue du premier recueil, La Fontaine appel le assez a banalement (voir la riche note de Jean-Pierre Collinet), Amour, le "tyran de ma vie". Les Amours de Psyché et de Cupidon développe, dans ses conséquences les plus f i nés, cette i dée. Rien de tel chez Apulée. On ne rencontre pas, par exemple dans l'oracle 1 1 de l auteur latin l équivalent du mot "tyran" ou du mot "pouvoi r" présent chez La Fontaine. 1496. Adonis, O.P., p. 7. 1497. 1498. Paphné,(I,6), O.P., p.374. Insistons sur la conversation aux pages 150-154. se justifie habilement. Cette inégalité serait, selon lui, prudente. Le pouvoir qu'il conserve (voir -sans être vu) viserait au bien de Psyché. Justification de tout "tyran149911 I Cela n'empêche pas Psyché de désirer voir, de se sentir contrainte, d'estimer que son mari la mène "à sa fantaisie". Peu à peu la logique d ' Oronte se transforme, pour elle, en logique de La Fourmi1500 . Ses soeurs ne font qu'accélérer cette prise de conscience. Amour, d'ailleurs, se trompe peut-être lui-même. Peut-être est-il sincère dans sa volonté d'aider Psyché, mais il ne sait pas qu'il cherche à la dominer1501. Il est amour. Il aime, il ne voit pas qu'il est tyran, que son argumentation repose sur du mépris. Comme il néglige de se mettre à la place de Psyché, qu'il confond sa raison et la raison, ce Dieu - cet "étrange maître1502", sans doute - est, sans "oeil du maître", un maître. Pendant qu ' il dort, comme "notre ennemi, c ' est notre maître 1503 ", Psyché se révolte. Lorsqu'il surprend sa femme, Amour éclate. Plus question de tendresse, ou de pédagogie ! Il exhibe simultanément son corps caché et sa nature tyrannique. Les deux malgré lui. Il montre ce qu ' il est, corps "plus beau qu ' aucune chose1504 "et dieu qui terrasse les Hercules et n'a j amais eu d ' autres toupies que leurs coeurs 1505 . Son corps, il le dérobe vite, et il accomplit durement ce qu 1 il avait annoncé1506 . Plus de compromis. Amour n ' est plus amour. Il se donne tout entier à la logique de la Fourmi. Mais peut-il se nier lui-même ? A vouloir se limiter au plaisir cruel, il s ' interdit plaisir 1499. d ' aimer, "les j eux, les ris, le la On ne rencontre, chez Apulée, aucune tentative, de la part d'Amour, pour justifier son invisibilité. 11 est vrai que Psyché ne demande pas à le voir. Tout ce qu'elle dési re, c'est de recevoi r ses soeurs. L'invisibili té, chez Apulée, n'est pas un enjeu de pouvoi r. 1500. Chez Apulée, on ne trouve r i en de comparable aux menaces que profère Amour (O.D., p. 158) pour le cas où Psyché chercherai t à la voir. 1501. Ses menaces, par la rupture de ton qu'el les provoquent, sont révélatrices de la logique qui anime Amour, largement à son insu. 1502. Le L i on amoureux, (îV,1), vers 9. 1503. Le Vieillard et l'Ane, (VI,8), vers 15. 1504. Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 172. 1505. Ibid., p.235. 1506. "Ne me comptez plus pour ami dès le moment que vous m'aurez vu. Ibid., p.158. danse15 " . 11 se bride, Impossible de tenir cela longtemps. Amour est amour, dieu des plaisirs, dieu avide des plaisirs. Psyché 1!émeut, 1 * attire..Il compatit, Il commence à 1 ? aider., Il 1 1 aide de plus en plus. Dès lors, sa politique de dominant devient incohérente. Il fait le contraire de ce qu'il devrait faire pour jouir d'un plaisir cruel, mais, en laissant Psyché aux mains de sa mère, il fait aussi le contraire de ce qui lui permettrait de jouir avec elle de plaisirs égaux. "Bizarreries1508"! Agissant ainsi, il perd tout. Et l'amour, et le plaisir du pouvoir. Heureusement pour lui, Fille, il ne craint pas l'afflige. Quant à 1 ' "insigne larron à1 1 inverse de la 1509 ". Aucun miroir ne Psyché, après ses blessures, ou son changement de couleur, il peut toujours la rétablir. Parce qu'il est dieu, l'incohérence de sa politique se rattrape. Point de "malotru" à i'horizon ! Amour a tout son temps pour comprendre qu'entre sa logique 1'échange amoureux un compromis est impossible, qu'ils de pouvoir et se mettent mutuellement en crise, que leur monstrueuse union, loin d'engendrer la volupté, provoque force "bizarreries". Devrait-il 1'amour pour le pouvoir ? Devrait - il s'enfermer dans cette unique, la mener à bout avec cohérence ? Ce serait renoncer renoncer à logique à sa diversité, n'être pas amour, se détourner de sa "fin". Entreprise que même un Dieu ne peut accomplir : Il en faut revenir toujours à son destin, C'est-à-dire à la loi par le Ciel établie. Parlez au diable, employez la magie, Vous ne détournerez nul être de sa fin1510. 1'inégalité Aussi, accepte-t-il de renoncer à des rapports, à la hiérarchie, aux interdits imposés par lui. Il était temps. Psyché, déjà, était "noire", "dans une forêt", "au plus profond", "dans un antre effoyable", "devant une caverne", songeant 5 ! à la mort "si elle eût pu s envelopper de ténèbres, elle 1 aurait fait 1507. La Jeune Veuve,(VI,21), vers 41. 1508. Les Amours de Psyché et de Cupidon, p. 249. 1509. La Fille,(VII,2), vers 67. 1510. La Souris métamorphosée en Fi lie,(IX,7), vers 77-80. 151111 : « - Position d5 477 Agneau à l'instant terminal I Mais, par la conversion avouée d'Amour, à cette nuit, succède le jour. A la solitude, 1'échange, A l'oppression, puis aux larmes une 11 conversation de baisers1512", qui, bien sûr, n'a rien "des conversations réglées, de tout ce qui sent sa conférence académique 1513". Conversation, c'est-à-dire rapports égaux, divers, jouissifs, entre partenaires de même rang et qui s'estiment. Les baisers ajoutent encore "quelque chose de plus1514". Dans Psyché, la Fontaine emploie et altère les inventions d'Apulée en fonction de sa problématique des relations de pouvoir1515 : la seconde partie montre un dominant qui, ne pouvant détruire sa nature, perd toute cohérence, et . doit, sauf à devenir fou, abandonner sa logique de pouvoir. Rien de tel chez le latin, mais, chez La Fontaine, les altérations que nous avons signalées font système et le traitement du rôle de Vénus redoublent leurs effets de sens. Dans L'Ane d'Or, la déesse s'acharne continuellement contre Psyché, mais, par malchance, elle ne réussit guère. Lorsque Amour reprend sa femme, Jupiter doit parler pour lui demander d ' accepter : "Et toi, ma fille, ne sois pas trisce et ne redoute pas cette union avec une mortelle pour la condition de ta noble maison. Je ferai en sorte que ce mariage ne soit pas disproportionné, mais valable et conforme au droit civillDl°" . Vénus ne répond rien. Apparemment, elle se soumet, mais sans conversion intime, et sans enthousiasme perceptible. La Fontaine a conçu tout autrement la fin de 1'aventure : "Vénus 1511. 1512. j étant les yeux sur Psyché, ne sentit pas tout le plaisir Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 249. "Cette conversâti on de larmes devint conversation de baisers : je passe légèrement cet endroit". Ibid., p.252 Légèrement, en 8 cette conversation converge tout ce roman-conversation, où s'élabore l idée d'établi r des relations jouissives et sans pouvoi 1513. r de type Fourmi. Ibid., p. 127. 1514. Ibid., p.214. 1515. Elle est omniprésente dans Psyché. Rien ne l atteste plus que le complexe jeu de mi roi rs (évidemment absent chez Apulée) par lequel J_ouis XIV, le roi absent de ses jardins, et Amour, ce tyran qui aurai t voulu que Psyché ne le/' ;yft/ pas, se réf 1 1 1516. léch i ssent l ' un dans l autre. Apulée, L'Ane d'Or, traduction Pierre Grimai, collection Folio, p.150. - 478 - et la j oie que sa mouvement de j alousie lui avait promise. Un compassion 1'empêcha de jouir de sa vengeance et de la victoire qu'elle remportait, si bien que, passant d'une extrémité en une autre, à la manière des femmes, elle se mit à pleurer, releva elle-même notre héroïne, puis 11 embrassa : "Je me rends, dit-elle, Psyché1517"* Et, dans son enthousiasme, la déesse "voulut que notre héroïne couchât avec elle cette nuit là1518". Pas df intervention autoritaire de Jupiter, maïs une conversion de l'esprit. Celle-ci, cependant, ne résulte pas d'une illumination religieuse ou d'un intelligence nouvelle du bien et du mal. Vénus constate simplement que le plaisir d1 avoir noirci Psyché n s est pas aussi intense que prévu, et renonce pour cela à sa cruelle domination. On voit combien La Fontaine raisonne en épicurien. Pour lui, la fin de Vénus, c'est dfobtenir le plaisir et la j oie. Cette fin, dont rien ne saurait la détourner, n'empêche pas la déesse d'être inconstante et, surtout, diverse. Inconstante, elle 1 ' est évidemment ici, et cette inconstance est un effet de sa diversité : Vénus est à la fois cruelle et compatissante, déesse j alouse et femme tendre, et la déesse ne peut empêcher la femme d'éprouver un mouvement de compassion. Comme Amour, Vénus est naturellement double. Aussi, la logique de la Fourmi la contraint elle à se séparer d ' une part d ' elle-même. Loin de lui permettre de dilater complètement son ego, et de j ouir de toute sa richesse, elle la réduit à être déesse cruelle. Comment accepter une telle mutilation dès qu'elle devient consciente ? Comment chercher longtemps son plaisir, son seul plaisir, conformément à la logique de la Fourmi, et s'interdire ce plaisir singulier d ' être avec 1'autre, de 1'embrasser, de dialoguer en toute égalité ? Comment ne pas être sensible, quand on est Vénus, à 1 ' innocence et à la beauté de Psyché ? Ces questions, que la déesse ne pouvait se poser à 1'origine, deviennent pressantes à mesure que le temps passe. Dans 1'instant, ou à très court terme, Vénus peut ne chercher qu'à écraser sa dominée, mais le temps fait éclater la contradiction de la 1517. 1518. Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.P., p.255. Ibid., p.255-256. logique de la Fourmi, et rend sa gestion de plus en plus incohérente, voire impossible» Alors qu'elle vise au plaisir seul du dominant, cette logique tend à contredire sa nature, 11 empêchant de jouir, et l'amenant à des comportements imprévisibles de lui-même-, et souvent absurdes. On reconnaît ici 11 influence du "plus bel esprit de la Grèce1519", selon qui le bonheur suppose l'absence de trouble : la simple conscience de son insatisfaction trouble tellement Vénus qu'elle ne jouit plus, et renonce, dans l'instant, aux plaisirs si décevants du pouvoir» Un simple petit écart, encore une fois, provoque les plus grands- effets. Vénus suggère même à Amour, qui .saisit l'idée au vol, de demander pour Psyché "un brevet de déesse1520". Le consentement de sa mère sera l'argument capital du fils pour convaincre un Jupiter réticent d'accepter une innovation qui, mettant à égalité les deux époux, devrait empêcher tout mélange entre relation de pouvoir et relation d'amour. Délivré de ses désirs de dominer Psyché, l'ayant acceptée dans ses différences constitutives, Amour peut avec elle donner naissance à la Volupté. Jupiter même, dominant des dominants, n'est pas exempt de contradictions... S'il accepte Psyché, il craint un tel désordre parmi les déesses que, dit - il, "il ne faudra plus que j e songe à mon office de foudroyant1521 " . Pis encore, il craint de perdre une part des bénéfices de la domination : "Dès que Psyché sera déesse, il lui faudra des temples aussi bien qu5 aux autres. L'augmentation de ce culte nous diminuera notre portion 1522 " . Ces arguments sont si forts que, si Jupiter suivait effectivement la logique de la Fourmi, il devrait s ' en tenir là, et refuser à Psyché tout "brevet " . Il cède cependant, et le manifeste par un petit signe qui n ' est pas sans rappeler celui d ' Oronte à la fin des en 1672, du Songe de Vaux 1523 . fragments, publiés Ce petit signe, ce geste minimal, comme celui d'Oronte, produit de multiples merveilles, et 1519. 1520. Ibid., p.258. Ibid., p.256. 1521. Ibid., p. 256. 1522. 1523. Ibid., p.256. 1 "Il témoigna qu'il apportai t son consentement à l apothéose par une pet i te inclinat i on de tête qui l'univers, et le f i t trembler seulement - une demi-heure. 480 - ébranla légèrement Aussi tôt témoigne, encore une fois, chez La Fontaine, d'une grande unité de conception. Il manifeste que son Jupiter suit la logique d 1Oronte, mais, que, poussé par les autres dieux, et par ses intérêts immédiats, il est tenté par la logique de la Fourmi. On dirait qu'il oscille entre les deux logiques. Tempête sous un crâne de dieu : il aimerait n'être qu'un j ouisseur foudroyant, mais il sait se rendre aux raisons d'autrui, trouver mauvais qu'on 1 ' ait convaincu, et, comme certain Lion, "montrer ce qu'il est1524" . Si "souvent même il se perd1525", c ' est qu ' il est père » Une fable illustre 1'incohérence Jupitérienne. C'est, au livre VIII, Jupiter et les Tonnerres : Jupiter voyant nos fautes, Dit un j our du haut des airs : Remplissons de nouveaux hôtes Les cantons de 1'univers Habités par cette race Qui m'importune et me lasse. Va-t'en, Mercure, aux Enfers : Amène-moi la Furie La plus cruelle des trois1526 . Belle fermeté, mais Jupiter est Jupiter, créateur et père des hommes. Loin de les massacrer, il envoie sa foudre sur les montagnes. Incohérence ! Les avertissements de Jupiter ne servent même à rien : Notre engeance Prit pied sur cette indulgence. Tout 1 ' Olympe s ' en plaignit1527. Ces plaintes sont vaines. Jupiter ne change pas. Il se refuse, quoique il en ait, à entrer méthodiquement dans la logique l'Amour fi mettre les cygnes à son char"... Ibid., p.257. 88 de la Fourmi. ! "Oronte lui-même sembla l approuver par un léger mouvement de tête. 1 11 se fi t ensui te un fort grand silence, les esprits étant demeurés comme suspendus dans l attente d*autres merveilles". Le Songe de Vaux, O.P., p. 96. 1524. Le Lion et le Rat, (11,11) vers 7-8. 1525. Jupiter et les Tonnerres,(VIII,20), vers 61. 1526. Ibid., vers 1-9. 1527. Ibid., vers 42/44. S ' il le faisait, il devrait - 335 se - nier lui-même, et, durablement s1 : oppose son à créatures. maître. L pas qu'un aspiration son Sa 1 plus aspiration nature de " intervalle d à à vouloir voir il un vivre 1 père 1 autre, s oppose 1528 1 une nuit ' ne . ordre et à le peut parfait multiplier sa ses situation de suffit à faire éclater la contradiction, et il ne choisit pas. C5 est à la fois du noir et du pouvoir, qu ' mais lui est le il terrestres croupe sort blanc. Tout peut "* Les se maître vivent 1529 autre, parmi rois à la permettre immortel "les longue, cette des qui incohérence Dieux. dangers même, perdrait qui sont Les nous son parce dominants suivent "arbitres de en notre 1530 ", mais mortels, s ' ils choisissent la logique de la Fourmi, jugent souvent nécessaire de la suivre jusqu'au bout « Ils le doivent. Pour eux, c'est tout ou rien. Croyant que la puissance fait tout, il châtient immédiatement, sans laisser passer "1'intervalle d'une nuit" : "On a vu de tout temps/ Plus de sots fauconniers que de rois indulgents 1531 " . Cette s5 dureté, contre ils eux-mêmes, 1'incohérence. manifester venger dans politique conduire à bons, perdant Ils de 1532 sont le la ils la pratiquent plaisir de régner, pratiquent aussi scrupules, contre leurs 1'instant n'est pas . Le des souci 1 d incohérences. une et risquant souvent, intérêts touj se 1!instant, où maintenir auxquelles souverain F ) trouver ? Grandes échappe, 1533 la par entre la difficultés, pour ". agir pour bien d'incohérences Fourmi. rois, "fabricateur | A la recherche d'une improbable cohérence. Nos précédentes la 5 les le peut bonté, nécessaire haut, se bonne cohérence cohérence en : de désir de tuer, la nécessité de prévoir et la volonté d dans sans futurs ours immédiate Partagé cependant ont peu propres D'abord une peu à à qui dégagé suit deux causes la} logique contradiction existe analyses entre le 1528. 1529. Ibid., vers 18. Le Cygne et le Cuisinier,(I I I ,12), vers 20. 1530. 1531. Jupiter et tes Tonnerres,(VIII,20),vers 15. Le Milan, le Roi et le Chasseur, (XII,12),versi18-120. 1532. Voi r te Lion de La Cour du Lion. \ 1533. La Besace,(I,7), vers 31. \| de La désir \ I - \ 4 82 % - , I & h i/t/l I dejouir du pouvoir et le dësïr de jouir, grâce au pouvoir, d'un quelconque plaisir. C1est la difficulté qu'affronte le Loup qui veut à la fois parler et manger. Ensuite une contradiction existe entre le désir de jouir grâce au pouvoir et le désir de jouir hors toute relation de pouvoir. C'est la difficulté qu'affronte Amour qui veut à la fois dominer et aimer Psyché, ou même Jupiter qui veut à la fois dominer et aimer les hommes qu'il a créés. Ces deux contradictions se ramènent fondamentalement à une : qui veut dominer selon la logique de la Fourmi prétend mener autrui "à sa fantaisie", mais le maintien de cette domination impose de brider sa fantaisie. Ou bien, le dominant va dans le sens de cette fantaisie, et il risque de se perdre dans "du blanc, puis du noir" . Ou bien il la bride, mais son plaisir est troublé34 . Cette solution, même, paraît difficile à mettre en 8 34Sur la découverte de ce trouble, voi r les vers d'Auguste dans C i nna (11,1), vers 371-376 : J ai souhai té l'empire, et j'y suis parvenu; 8 Mais en le souhaitant, je ne l'ai pas connu : Dans sa possession, j'ai trouvé pour tous charmes 0'effroyables soucis, d éternelles alarmes, Mille ennemis secrets, la mort à tous propos, Point de plaisir sans trouble, et j ama i s de repos. oeuvre : au nom de quoi le dominant briderait - il sa fantaisie ? Une fantaisie réglée serait-elle encore fantaisie ? Le dominant veut se dilater. Il refuse les limites et ne souhaite entendre d'ordres de personne, même pas de Dieu puisqu'il aspire, à la limite, à être Dieu. Dès qu'il occupe une position de pouvoir, ou son apparence, il croit déj à qu'il 1'est. Chez Corneille, quand Auguste dit "Je suis maître de moi comme de 1'univers". Il aj oute "je Le suis, j e veux l'être35 ", mais la Tortue de la Fontaine est plus rapide quand on 1'acclame : vous pensez que j e suis la Reine, donc "Vraiment oui, j e la suis en effet36" . Le dominant, ainsi, perd souvent toute prudence. Il ne se contrôle plus lui-même. Il se croit vite Phénix, ouvre largement le champ à ses contradictions, risque la confusion, Une coalition de 1!autre et 5 s dominants unifieraient qui se tombe. contrôleraient dans "\ un "on" 1 5 un collectif\ pourrait peut-être échapper à ses incohérences. Ce serait le rêve d'un pouvoir aristocratique dont Machiavel souligne effectivement les vertus quand il s'agit de durer, . Les Dieux, en corps, n'ont pas comme Jupiter des scrupules pour châtier les hommes1^ * Le "On" qui crie ?! Haro sur le Baudet", pris dans un seul élan, oublie toute morale. Le Lion et Alexandre dans une sorte d'équilibre de la terreur unifient leurs politiques1538 . Les Frères de Catalogne, parviennent ensemble, à mener longtemps une politique cohérente. A ces exemples, on opposerait aisément les Vautours qui, pour un chien mort, se firent la guerre, les deux plaideurs qui perdent 1'huître ensemble, ou même Joconde et Le roi de Lombardie qui se font berner quand ils croyaient dominer certaine pucelle. Les coalitions peuvent un temps fonctionner, mais les proj ets contradictoires des uns et autres, et toutes les contradictions qu!implique la logique les empêchent Fontaine, de remédier, chez de la Fourmi, La à 1 ' incohérence potentielle des dominants^^^^ _____^ La Fontaine n1envisage guère le contrôle hiérarchique : un dominant est contrôlé par un autre dominant qui est lui-même contrôlé par un dominant de rang supérieur. Ce système où le pouvoir se dilue en de multiples instances qui se surveillent existe auj ourd'hui dans la plupart des entreprises et des Etats. Pas un ouvrage actuel sur 1'organisation du pouvoir dans les structures sociales qui n ' envisage cette forme, pour nous, courante de contrôle1539 . Chez La Fontaine, on ne rerïé-dhtre rlêQj&e tel. Ce qu'il évoque le plus souvent ce sont des micro-pouvoirs, d'enjeu local, assez rarement politique, et qui forment un système dans 1537. 1538. lequel le Jupiter et les Tonnerres,(VIII, 20), vers 58. Qu'eût-i1 fai t ? c'eût été Lion contre Lion; Et le proverbe di t : Corsai res à Corsai res 1 1539. L 'un 1'autre s attaquant, ne font pas leurs affai res. Tribut envoyé par les animaux à Alexandre,(IV,12), vers 72-74. Ci tons par exemple Le Pouvoi r dans les relations quot idi ennes de Jean-Loui s Mul1er aux Editions d'Organisation, 1988. dominant seul, est maître. Ou alors, La Corne i l le médi te ici sur des thèmes vo i s i ns de ceux que nous explorons chez La Fontaine. Auguste cherche pour assurer la durée une cohérence qui ne saurai t être celle de la conquête. 35Cinna, (V,3), vers 1696-1697. 36La Tortue et les Deux Canards(X,2), vers 27, Fontaine évoque des dominants considérables, rois, princes, ou dieux qui ne rendent de comptes qu'à eux-mêmes et sont, de ce point de vue, homologues à la Fourmi, à certains maris, ou à certaine dame au petit matin1540 . Le Léopard est ainsi seul maître de ses terres, comme Le Lion, ou comme Vénus. 3ue P.-'-113 Court Kafka 1 n apparaissent Fontaine. On apprend certes que Vénus a - des "satellites chez La 1541 ". Le Vieil de la Montagne des soldats, le Maître trois "forts paillards1542", et les Lions des prévôts et des courtisans, mais ces multiples personnages sont rarement envisagés comme sujets de relations de pouvoir. L1 accent n'est pas mis sur les "fort paillards" qui battent le paysan pour le seigneur. On ne saura jamais comment ils gèrent le pouvoir qui leur est remis, et dans quelle mesure ils en profitent, ou le détournent. La Fontaine ne nous explique pas les stratégies de ces dominants en second qui, subissant le contrôle de leurs maîtres, en reçoivent une cohérence. En matière de pouvoir politique, en particulier, il s'intéresse assez peu aux multiples " échelons intermédiaires et s'occupe essentiellement des deux bouts de la chaîne, du seigneur et du paysan, du dominant ultime et de son dominé1543 . Il pense la relation de pouvoir comme relation entre deux partenaires définis (du type Cigale/ Fourmi) où le dominant tente d'obtenir une maîtrise complète de son dominé. Comme il envisage le politique à partir de cette forme de relation et non 1 inverse, comme il se soucie - davantage des tactiques individuelles que des proj ets globaux, cette conception a contribué à lui rendre opaque 1 1 entreprise historique de la monarchie. Celle-ci cherchait à centraliser le pouvoir tout en multipliant les échelons intermédiaires. Elle a accéléré ainsi le 1540. Voir par exemple, la fin très remarquable de Le Gascon puni, Contes et Nouvel les,11. 1541. Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.P., p. 194. 1542. Conte d'un paysan qui avait offensé son seigneur. Contes et nouvel les,I, vers 68. 1543. Peux exceptions remarquables : Le Berger et le Roi et Les Peux Mulets. Le Berger est un intermédiai re pour le Roi. Le Mulet chargé d'or est un intermédiaire pour le Fisc, qui est lui-même un un outil et une métonymie du plus haut domi nant poli t i que. - mouvement vers une 485 - ■ d !Etat forme anonyme, monstrueusement froid pour certains modernes, et organisé une vaste administration hiérarchisés, où et les pouvoirs centralisés. sont Ce à la système, fois dont démultipliés, Colbert après Richelieu et Mazarin, mettaient en place les premiers éléments, La Fontaine semble l'avoir méconnu. S1il est un penseur politique dans la mesure où il pense des rapports politiques, s'il esquisse même une idée de 1 ' Etat37 , il n'expose pas une pensée de l'administration et de son système, et il focalise son intérêt sur 1 ' hyper-personnalisation de toute grandeur en la personne de Louis XIV, qui, avec le développement de 1 ' administration et en relation avec lui, est alors le phénomène politique majeur. Entre l'Etat et le potentat, fasciné par le potentat, La Fontaine ne sait guère penser les échelons intermédiaires -ou même une autre rime38 - et il passe, probablement, ainsi à côté d'une conception moderne de 1'Erat. Il nous paraît que sa vision précitée des relations de pouvoir39 n'y est pas étrangère. Ainsi s'explique peut-être son porte à avec les . évolutions politiques de son temps. 8 faux Il semble d'une 37Voir Les Membres et l Estomac, (vers52), et la lettre A M. le Surintendant, O.P., p.503. 38A propos de Stuart :"Il gouverne son Etat/En habile potentat". A madame la duchesse de BouilIon, O.P., p.672. 39P i f f i c ile de dire si cette v i s i on a été condi ti onnée par ses goûts li ttérai res pour des genres et des textes, p resque toujours fort anciens, qui la véhiculaient ( le conte, la fable), ou si cette vision a contribué à son goût pour ces genres. - 338 - \ autre époque que la sienne, à la fois antérieure - quand l'Etat moderne n'avait pas remplacé les clientèles - , et postérieure quand on entreprend la critique de l'Etat, ou même, quand on traque, à la suite de Foucault, de Baudrillard et de tant de penseurs, le pouvoir en tous lieux, en toute relation, dans les relations Cigale/ Fourmi, Corbeau/Renard, homme/ femme, mère/fils . . . Chez lui, le dominant qui suit la logique de la Fourmi n ' est pas un administratif qui délègue une part de son pouvoir ou qui reçoit la sienne par délégation d■autrui. Le Léopard préfère dormir que déléguer son pouvoir au Renard, et il refuse les ordres du Lion, ou même leur éventualité. C ' est que le dominant vise à se réserver tout pouvoir. Ses valets et le même ses conseillers sont pour lui des exécutants, et il refuse tout supérieur. La Fontaine, à il consièdre le quand Fourmi, efface Dieu la suite point 15 de de de vue des ou selon 1 ? Il emploient 40 , mais La Fourmi écrase la Cigale sous un Chèvre, Le tandis l'Agneau, compris n'est Lion, que non que pas ce Loup renonce le par mieux un sous même scrupule valait outil de s1 ciel, à manger. domination, la vide le Ciel de tg^ la mais Quand certain empare démontrer religieux, le même y Rat, vide. ou la seulement ciel Lions, Hohbes, inscrit 11 certains de dominants politique1547!. espace lorsque Machiavel la faute de pour la logique de avoir transcendance de la Fourmi Ses dominants refusent tout contrôle par en haut, et ne peuvent donc en recevoir quelque principe de cohérence. Ils ne peuvent pas davantage en recevoir par en bas, par leurs dominés qu'ils nient. Même si certains - pigeons -leur rendent parfois une cohérence inattendue, ce n ' est j amais intention consciente. Ce serait trop absurde. Subissant les effets de la logique de la Fourmi, les dominés, y compris les imbéciles Grenouilles, souhaitent fuir leurs dominants. En toute occasion, ils tentent d'exploiter leurs incohérences pour s ' en défaire, ou il les souffrent, dans l'impuissance, sans être â même de les corriger puisque les grands se soucient peu des petits qui souffrent leurs sottises 1^'. j Suspendu sous un ciel vide en dessus de ses dominés prêts à rire de sa chute, le dominant selon la logique de la Fourmi n'a donc que lui pour trouver une cohérence. Grand vertige î On pense à la Tortue portée par deux Canards dans le ciel, un ciel touristique, sans transcendance... "Vous verrez Maint 1547. royaume, Ce n" "Corne est les pas D le i cas, eux Chasseur, (XÏI, 1 2 ) , vers 1549. quand sont mainte maint peuple i l bons, consei l Is veut i le aux que Rois J les &-2. Hélas! On voi t que de tout temps Les petits ont pâti des une Rois/ république,/ \ 1550 ".., lui promettait-on. po l le soient i t i que aussi". favorable Le à Milan, leurs le dominés. Roi et le I sottises des grands, 19-20. lies deux Taureaux et une Grenouille (11,4), vers ! Vrai catalogue quand la Tortue se soucie peu de 'distinguer les moeurs! Elle n'est pas anthropologue... Sa joie, c'est de dominer1551 la masse indistincte, le "on" qui applaudit "la Reine des Tortues b52fî , Quand elle entend ces acclamations, elle est seule, ce qu'elle avait souhaité, au dessus de tous, ce qu'elle avait aussi souhaité* Point de conseiller. Point de supérieur, Dès lors, croyant fondé un pouvoir qui repose pourtant sur du vide1553, elle agit "à sa fantaisie". Puisque sa fantaisie est à la fois de voyager par en haut et d'imposer d'en haut sa parole au peuple, elle parle, et tombe comme un fromage, puis crève comme une Grenouille : "Elle crève au pieds des regardants 1554"* Grand manque de cohérence! Elle n'aurait pas dû mêler plaisir du pouvoir (illusoire ici), et plaisir du voyage(douteux). Quand il est plus solide que la Tortue, le dominant peut tenter d'échapper aux nécessités d'une gestion cohérente par la fuite en avant. Il cherche à jouir toujours plus , ailleurs, avec d'autres dominés d'un pouvoir touj ours plus terrible. Il ne gère pas. Il va, vient, vainc, et part vaincre, laissant derrière lui une légende. De cette méthode, Alexandre, depuis Plutarque, offre 1'exemple saisissant, et La Fontaine qui a beaucoup médité sur son casb55,f compare à César et à monsieur le Prince 40Voir Les Animaux malades de la Peste (vers 16 J , La Cour du L i on, (vers - 340 2), - le : 8 Le Rat qui s est reti ré du monde, (VI1 , 3 ) , vers 29. Il faut, dis-je, regarder comme leur, carrière s'est achevée. Alexandre a soutenu jusqu'au bout ce surnaturel et ce divin qui le distingue des autres hommes. Notre monde est à la. fin trop petit pour le contenir. On lui dit qu'il y en a d5 autres ; cela le fait soupirer de ce qu'il n'était pas encore le maître de celui-ci. Il n'y a pas moins df excès dans sa colère que dans les marques de son amour. Il tue son ami, et fait bâtir 1550. La Tortue et les Deux Canards, (X,2), vers 10-11. 1551. Une fois de plus, chez La Fontaine, le dés i r de l* ailleurs masque un dés i r de pouvoi r. Pas de plus bel le illustrât ion 1 que le propos du Pigeon voyageur : "Je di rai : J étais là; tel le chose m'avint"... 1552. Ibid., vers 26. 1553. 1554. Cela c'est le manque de vigilance dont nous pari ions précédemment. La Tortue et les Deux Canards, (X,2), vers 31. Vo i r La Grenoui l le qui se veut f ai re aussi grosse que le Boeuf (vers 10). ! Nous croyons que depuis cette fable, La Fontaine n a jamais réemployé ce verbe "crever". Subtil effet d'écho! 1555. Un fils de Jupiter, un certain Alexandre, Ne voulant rien laisser de libre sous les c i eux, Commandai t que sans plus attendre, Tout peuple à ses pieds s'allât rendre.(Tribut envoyé par les animaux à Alexandre,(IV,12), vers 6-9.) Voilà le programme "Fourmi" du héros. une ville à la mémoire de son cheval, 11 est vrai que le meurtre de cet ami se peut excuser (...) On voit en mille autres actions qu'il porte tout dans 1 ' excès. Il fit brûler le palais des rois de Perse sur la proposition qu 5 en avait faite une courtisane, et prit cette résolution dans la chaleur d'un repas, sans considérer davantage Persépolis. Quelques-uns de nos débauchés en ont fait autrefois autant à 1'Echelle du Temple. Les provinces entières sont ses présents. D'un jardinier il en fait un roi. Il tâche à se persuader à lui-même qu'il est fils de Jupiter1556" . . . Cet Alexandre-là paraît "parent de Caligula1557" . Malgré le chaos de ses ordres contradictoires, il n'est pas incohérent. Grande cohérence au contraire dans ses objectifs : 1 il ne cherche qu ' à j ouir du plaisir du pouvoir. Un problème aussitôt : comment maintenir et renouveler ce plaisir avec ceux qu'il domine déjà ? Solution : Alexandre multiplie les nouvelles conquêtes 15138. Du coup, il escamote la gestion. Il ne cherche pas à maintenir son pouvoir, à le faire durer. Pour lui, le temps, émietté, est pure succession d'instants de triomphe, de commandements urgents, d'impératifs "Dansez maintenant" dont il tire, chaque fois, plaisir. Plaisir de bâtir pour un cheval. Puis plaisir de brûler Persépolis. Puis autre chose encore... Cette politique, vraie fuite en ava"t, exige une énergie extrême 1559 , presque surhumaine, et n ' aboutit j amais à une satisfaction sereine, mais Alexandre ne s'en plaint pas, puisqu 1il désire. 1'intensité et 1'éternité par flashs. Qu'est sa vie sinon danse sanglante au-dessus du vide, bondissèments d'instant en d'instant, prodiges, passages ? En pleines conquêtes, tout conquis, fasciné par 1 immortel pour les hommes, malheureux 1 de n'avoir pas infinité du monde, admirable et fou, Il meurt. Alexandre domine peu de temps. La Fourmi domine moins de temps 8 1556. Comparaison d Alexandre, de César et de Monsieur le Prince, O.D., p.690. 1557. La Cour du Lion, (VII,6), vers 27. 1558. "Qui l'obligea de passer aux Indes, qu'une ambition insatiable" ? Comparaison d'Alexandre, de César et de Monsieur le Prince, p.687. 1559.,J'0 Athéniens, pourriez-vous bien croire combien de travaux j'endure pour être loué de vous ?|'Ibid., p. 684. encore, le temps d'un mot, ou plutôt de deux mots : "Dansez maintenant". La Cigale ensuite peut partir, chercher ailleurs, mourir, la Fourmi s'en moque. Elle voulait seulement, un instant, lui imposer ces deux mots, 11 empêcher de répondre, rire d'elle. Elle a goûté, en un temps minimum, un plaisir maximum, sans trouble. Instant parfait! Pourquoi s'embarrasser d'une longue gestion qui provoquerait des troubles, conduirait à des incohérences ? La Fourmi n ' est pas Alexandre. Elle n'a pas voulu conquérir la Cigale par "ambition". Rien qu'elle veuille en humilier d'autres. L'occasion s 1 est présentée. Elle 1 'a saisie. Fin de 1'histoire ! Alexandre serait une Fourmi qui voudrait rentrouver indéfiniment son plaisir. D ' un "dansez maintenant 'V il passe à un autre, puis à un autre. . . Il voyage. Il fait ainsi le tour d'une partie du monde quand la Fourmi reste chez elle... A 1 'autre bout des Fables, le Hibou ne cherche pas 1 'intensité : il "tronque" les Souris, . pour manger durablement "à sa commodité". Programme clair. Méthode adéquate > C'est cohérent, mais différent du choix qu'opère la Fourmi. Ce Hibou ne veut pas j ouir du pouvoir. Il 1'utilise pour satisfaire, à long terme et régulièrement, un désir particulier : sa faim. Sa cohérence implique une extrême réduction de sa fantaisie. Il est ■ le méthodique oiseau d'une seule fin ! Quand il mutile les Souris, il se mutile aussi. Il s'enferme, dans son trou, dans une "triste et sombre retraite" où, veillant à ses Souris, il construit des ra i s onnement s parfaits, et impitoyables. Maniaque de la règle, haïssant les pertes, strictement rationnel, mécanique et prouvant pourtant qu ' il n ' est pas une machine 1560 , ce Hibou ' est pas un "papillon" . Il n ' est ni inconstant, ! n ni 1560. C'est là une des grandes ironies du texte. Ce H i bou, en tant qu animal, sert à montrer que les animaux ne sont pas des "-ressorts quand lui même, en tant que dominant, fonctionne comme un admirable ressort. divers. Jusqu'à l'intervention des hommes, histoire un pouvoir sur des Souris qui, 81 il maintient sans faute de pattes, ne dansent plus: Il sait vaincre, régner, maintenir son ouvrage détruise qui donc en aura le pouvoir1561 : Le Ces deux fables placées aux deux extrémités de 1'ensemble publié en 1678-79 renvoient explicitement l'une à 1 ' autre1562 . Elles présentent les deux modèles de dominants cohérents: la Fourmi, en choisissant de jouir du pur plaisir de dominer, connaît un instant de jouissance maximum et supprime ainsi la gestion. Le Hibou en choisissant d'employer au mieux son pouvoir pour manger, renonce au plaisir du pouvoir, expurge de lui tout désir fantaisiste, se réduit à n'être qu'un estomac astucieux, un "triste oiseau", hors du monde et, surtout, hors du temps. Les deux dominants cherchent, par des moyens opposés, à échapper au temps, aux contradictions qu'il apporte: la Fourmi réduit la-durée de son pouvoir à presque rien, le Hibou immobilise le temps. Ils évacuent ainsi tout problème de gestion, et peuvent se croire "Vainqueurs du temps et de la Parque". Le dominant a le choix entre leurs deux voies dès qu'il choisit d'imposer à autrui, contre son gré, ses propres volontés. Tous les mélanges aboutissent à des incohérences, dangereuses potentiellement. Mais il n'y a guère que des mélanges comme le montrent, entre Fourmi et Hibou, 1'"ample comédie^ Qui a goûté une fois au plaisir du pouvoir, le plus souvent, veut le maintenir et y goûter encore. Qui se trouve dans la position du Hibou voudrait s'amuser un peu... Modèles, la Fourmi et le Hibou ne semblent pas être inconstants, divers, faibles avec eux-mêmes et se flattant, comme les dominants 1561. Galerie historique des conquêtes de Louis XIV, O.P.,p. 741. 1562. Nous avons déjà signalé "Vivres et grains pour subsister" au vers 27 de Les Souris et le Chat-Huant. Cette architecture, La Fontaine 8 ! 8 ne l a pas conçue d emblée. Sa nécessité s est probablement imposée à lui dans les années 1670-1678 à mesure que progressai t son travai l, et que le temps, dans son oeuvre, devenai t une d i mens i on plus importance;. (Les principales fables sur le 8 temps, à part La Jeune Veuve, (à l extrême fin du premî er/rejdel l ) sont dans le second recuei l : Le Héron - La Fille, La Mort et le Mourant, Les Deux '•Prjébns, Le Viei l lard et les Trois Jeunes Hommes...) - 342 - communs. On ne les "amuse" pas par des "songes1563". Ils ne s1 amusent pas "à tout autre chose1b64" qu1 à ce qu'ils font. Pas trace de vanité chez eux. Contrairement à ce qu1 on peut attendre de qui cherche à mener autrui "à sa fantaisie", ce sont gens qui brident leur fantaisie, refusent de "s'outrer", refusent de mettre "à fin1565 ", tous leurs désirs, et s1 imposent une discipline de tempérance. Leur cohérence en résulte. La tempérance, n'en a pas qui veut. Les dominants moins que d'autres: "La modération est une vertu de particulier et de philosophe, 2.3*3 1366''' et non point de Majesté ni d'Altesse La tempérance. A ) Rien de trop : pouvoir et excès. Il y a, dans les Fables, un texte qui n'est pas une fable, pas même un conte, et dans lequel on trouve pourtant les animaux, les plantes, les hommes, et une "morale" . Ce texte incongru, livre IX, Rien de trop c'est au : Je ne vois point de créature Se comporter modérément. Il est certain tempérament Que le maître de la nature Veut que 1'on garde en tout. Le fait - on ? Nullement. . . Rien de trop est un point Dont on parle sans cesse, et qu ' on n ' observe point 1567 . Cet étrange texte, tout en zigzags, et qui exhibe son inefficacité, pourrait passer pour inutile parole "en trop". Au livre VIII, Les Deux Chiens et 1'Ane mort ne faisaient -ils pas même constat que lui ? Serait-ce une vaine redite ? Rien de trop, pourtant, a son rôle entre les fables 10 et 12 : j la première montre 1'efficacité d ' un discours séducteur ( celui du Chien maigre) et la sottise d'un Loup trop tempérant dans 15 immédiat ; la seconde montre un Cierge qui n ' a pas lu Rien de trop, et qui se j ette dans un feu comme 1563. Voir Les Obsèques de la Lionne,(VI11,14), vers 52. 1564. Voir Le Lièvre et la Tortue, (VI,10), vers 27. 1565. Les Deux Chiens et l A he mort, (VIII,25), vers 34 et 49. 1566. Comparaison d'Alexandre, de César et de Monsieur le Prince, O.P., p.692. 1567. Rien de trop, (IX,11), vers 1-5 et vers 27-28. a : Empédocle dans l'Etna1568. Rien de trop vaut aussi, par un double effet d3abyme: i 1 inutilité de son discours "par raison" fait sens dans le Livre IX1569 et, simultanément, la brièveté du texte, son ordre, sa maîtrise, son insistance finale sur le "point", illustrent une volonté de ne pas en faire "trop", La Fontaine sait bien son "métier 1570". La réussite esthétique apporte un utile contrepoint à 141 échec avoué du discours par raison. De Horace à Boileau, la leçon est toute classique. Alors que les créatures s1 abandonnent volontiers aux excès, le bon écrivain, ..par un travail conscient, ne doit pas trop en dire. "Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire1571". Mieux même "Loin d 1 épuiser une matière,/On n'en doit prendre que la fleur42"... Cela n'implique pas qu'il faille devenir sec. Un auteur trop concis rend ses textes trop durs. Entre des exigences opposées, entre un penchant pour l'abondance, et la volonté d'être court, entre le goût pour l'ornement, et la nécessité de ne pas brouiller le message, l'écrivain doit trouver un- équilibre, 41Boileau, L'Art poétique, chant I, vers 63. 42Epilogue du premier REcueil, vers 3-4. ou, plus exactement, comme Socrate, et pour parler comme La Fontaine, un " tempérament1573 ". En littérature comme en toute chose, pas de tempérance, pas 1 de 8 1568. Voir, dans Rien de trop, "l homme a le plus de pente/  se porter dedans l excès"... 1569. On connaît les derniers vers de Le Dépositaire infidèle: "Quand l'absurde est outré, l'on lui fait trop d'honneur/ De vouloir par raison combattre son erreur".(IX,1,vers 89-90.) Tout le livre IX cherche d'autres moyens, pour combattre l'erreur (outrée) que le discours par raison. Le discours, par raison, du type "Rien de trop" fait spectaculai rement la preuve de son inefficacité. Grande leçon. La Fable, comme séducteur, qui par les chemins du mensonge mène à la véri té, y gagne en légitimité. Ne pas confondre discours "par raison" (qui fait appel à la raison même) et discours "par raisons" qui accumule les arguments, éventuellement discutables. Voi r Les Poissons et le Berger qui joue de la flûte . C'est une erreur classique de dominant, nous 1570. l'avons vu, que de croi re que son discours par raisons est discours par raison (Voir L'Homme et la Couleuvre,X,1). Voi r Le Loup et le Chien maigre, dernier vers. 1573. Préface du premier Reçueil, p. 6. 1574. Pour "tempérance", voi r Le Ch i en qui porte à son cou le dîné de son Maître, (VI11,7), vers 11. Pour "modération", voi r Comparaison d'Alexandre, de César et de Monsieur le Prince, 1684, O.D.,p.692. Pour "mesure", voir Le Corbeau voulant imiter l'Aigle,(II,16), 3 vers 23. Tempérance a un doma î ne d'applîcation plus étroit que les deux autres mots. Pour Furetière c est la "vertu cardinale qui règle et br î de nos appétî ts sensuels et particulîèrement ceux qui nous portent au vin et aux femmes". La modération, et la mesure ne se cantonnent pas, quant à elles, aux appétî ts sensuels. C'est a i ns î que La Fontaine emploie "modération" à propos des grands et des altesses. Ce qui nous f ai t pourtant utîlîser le terme tempérance, c'est le mot "tempérament", f ai t que La Fontaine, modération, dans Le Chien qui pas de porte à son cou mesure1574 le le dîné de son sans tempérament, mais pas de tempérament sans contradiction quand la cohérence en suppose le manque. La cohérence est accord quand la tempérance est équilibre. La cohérence est logique, quand la tempérance est pratique. La cohérence est ou n'est pas, quand la tempérance a des contours flous, variables, et qu'on ne saurait reconnaître qu'a posteriori. Vertu cardinale pour Saint Thomas d'Aquin, la tempérance peut corriger l'incohérence, la rendre vivable. On comprend donc qu'elle soit fort utile au dominant qui veut "maintenir1575" son pouvoir. Le problème, pour qui suit la logique de la Fourmi, comme Alexandre, c'est que l'intempérance est tentante et immédiatement possible. Il est significatif que les personnages qu'énumère Rien de trop soient tous personnages placés, par Dieu, en position de dominer. Le blé domine les guérets, les moutons l'herbe, les loups des moutons, et l'homme enfin tous les êtres. Chacun, n'écoutant que lui-même, profite d'une situation favorable et ne calcule pas qu'à trop détruire autrui, on se détruit. Comme aucun contrat -ne paraît possible entre ces tyrans et leurs dominés, le blé, les moutons, les loups et l'Homme, amènent le "maître de la nature", qui veut sauver la création, à leur opposer plus fort qu'eux. Ainsi le pouvoir amène l'intempérance, l'intempérance amène le pouvoir. Parce qu'elles dominent, certaines créatures deviennent ou se révèlent intempérantes, mais leur intempérance suscite, pour elles, de redoutables dominants. Cela fait cercle. Les loups tuent trop de moutons. Les hommes tuent trop de Loups : "Les humains abusèrent/ A leur tour des ordres divins". "C'est par là que de Loups 1 ' Angleterre est déserte1576" . Cette éradication n'est pas plus avantageuse à 1'homme que celle des moutons aux loups. 1 1575. Maître, ne paraît pas limiter la tempérance au sensuel, et l importance de la volupté chez notre auteur. La Paix de Nimègue, O.P., p. 741. 1576. Le Loup et les Bergers, (X,5), vers 10. - - 344 494 - - Il faut des loups, des moutons, du blé, des guérets plein d'énergie. Il faut un peu de désordre en réserve, et de force. Il faut de 1 1 immaîtrisé. A vouloir tuer tous les loups, on suscite des loups beaucoup forts plus que soi» possesseur de dominants L la 5 homme quand nature" nouveaux, il prépare s 1 espère peut-être "répandant la "maître et venue de la terreur 1577 ", qui voudront, à leur tour, 1'éradiquer. Y peut-on quelque chose ?/ Non. La logique de la Fourmi pousse à satisfaire, sans tempérance, sa fantaisie. Comme pourtant 1 1 expérience des désastres est nette et que le dominant veut se maintenir, on assiste à de perpétuels aller-retour, à des zigzags, comme dans Rien de trop1578, entre tempérance et excès, réflexion et passion, entre le rouge et le noir, le feu des combats et l'obscurité des retraites. Ces zigzags, ces incertitudes, ces ruptures d'équilibre, seront partout dans les pages qui suivent, et jusque dans leur ordre. B ) Un difficile équilibre. a ) Difficulté de la tempérance pour un dominant. Un dominant vraiment tempérant paraît extraordinaire. \ Témoin Louis XIV, après les traités de Nimègue: A l'air de ce héros, vainqueur de tant d'Etats, On croit du monde entier considérer le maître; Mais s'il fut assez grand pour mériter de l'être, Il le fut encor plus de ne le vouloir pas1579" . | / f Probablement peu sincères, ces quatre vers proposent un modèle. Voilà ce que devrait être un roi selon La Fontaine, dont toute 11 oeuvre dit les doutes quand il s'agit de la capacité des maîtres à modérer d'eux-mêmes leurs appétits. L'intempérance découle du principe de la logique de la Fourmi. Qui domine ainsi veut, pour .son plaisir, repousser les limites qui s'opposent à sa fantaisie. Or la tempérance bride. Elle oblige à partager, à reconnaître l'existence de l'autre et des Les Animaux malades de la Peste, < V1 1 # 1 ) # vers 1. 1578. Pour les structures en zigzags, i l faut surtout lire L8Ecrevisse et sa Fille, (XI1,10). 1579. Voir aussi dans le Remerciement du Sieur de La Fontaine à l'Académie française, l'éloge obligé du roi (O.P.,p. 642; Celui-ci cornue ultimes qualités aurait "l1 art de vaincre, celui de savoir user de la victoire, et la modération 88 qui suit ces deux choses si rarement . Dans le même esprit, voir aussi, ce vers de La Prise ce Cambrai: "Flandre, ton sort dépend d'un conquérant modeste". (O.P., p.739) 1577. obstacles. Elle contraint à distinguer le possible de 1' impossible, l'acceptable de l'inacceptable. Elle force à avouer qu'on n 1 est pas le dieu que l'on voudrait être. Etre tempérant, c■est se restreindre, composer, quand le plaisir de dominer suppose de dilater son moi, en transgressant des interdits, en allant toujours plus loin dans la domination. Se montrer tempérant, c'est goûter un peu ce plaisir, le raffiner, mais ne jamais s'y abandonner : certain mari qui pourrait tuer son voisin qu'il tient enfermé, goûter ainsi la joie de l'exterminer, préfère jouir .de sa femme devant lui tranquillement. Point d'excès. Juste mesure. Mais quel plaisir ! Amour et pouvoir à la fois ! Tous les dominants ne sont - 345 - pas capables de si subtile tempérance. Un Coq tempérant se serait contenté d'avoir des "femmes en foule1580" * Il aurait renoncé au plaisir de chanter sur les toits. Une Perdrix tempérante se serait contentée de sauver sa vie et de rire secrètement du Lièvre. En riant ouvertement, elle se découvre, et voilà "1'autour aux serres cruelles1581 " . Tempérante, cependant, elle serait restée sans pouvoir. Si le Lièvre n'avait pas entendu son rire, la Perdrix n'aurait pas j oui du pouvoir que 1'occassion lui donnait. Pour qu ' elle en j ouisse, il fallait que son rire fût bruyant, le plus plus bruyant possible I En cette affaire, 1'intempérance est un élément nécessaire du langage qu'échangent dominant et dominé. Malheureusement pour la Perdix, ce signe la signale à 1'Autour... Condamnant la Perdrix, une certaine intempérance peut être, pour d'autres dominants, de bonne politique : quand Alexandre impressionne les populations par ses excès, il leur parle. Chacun de ses excès est langage. Il devient ainsi un personnage de légende, s'économise peut-être des batailles, et gère habilement son pouvoir. Les mulets de son Eminence1582, par leur nombre, par la débauche de richesses dont ils témoignent, servent la renommée de leur maître. Le gaspillage ostensible peut devenir efficace instrument de pouvoir. Il peut même être économique» Mais le maniement de cet instrument est 1580. Les Deux Coqs, (VII,12), vers 28. 1581. Le Lièvre et la Perdrix, (V,17), vers 26. 1582. Relation de l'Entrée de la Reine, O.P., p.510. délicat, Fouquet en sut quelque chose, et La Fontaine par lui. Rappelons nous encore Rien de trop. A trop montrer son pouvoir on suscite un pouvoir plus fort qui vous détruit. Le Loup, 13 Homme, Louis XIV... Si 11 on veut montrer son intempérance, ou plutôt sa capacité dfintempérance, Il faut le faire avec tempérance. La Fourmi, contre la Cigale, a su y penser. Effort difficile pour un dominant tant sa position favorise 11 intempérance. Pourtant, dans 11 oeuvre de La Fontaine, il est plus de dominants tempérants que de dominants vraiment cohérents* Beaucoup corrigent par une certaine tempérance, qui est alors "prudence 55, les risques que leur incohérence leur fait courir. b) Les tempérances remarquables du Hibou et de la Fourmi. Le Hibou est un modèle de tempérance, et ceci triplement : il sait conserver ses dominés, s1 économiser et limiter ses ambitions. Toujours, il trouve un compromis entre ses désirs et les nécessités d5 une gestion durable de son pouvoir. Conserver ses dominés ne va pas de soi. Dès qu' il maîtrise les souris, le Hibou pourrait gloutonnement les croquer, mais il maîtrise sa propre maîtrise. Sans avarice, sans "fureur d1 accumuler 1, il "raisonne". Quoique dominant, l'impossibilité ne disparaît pas "à son âme1583 ",.. De l'impossible1584, souvent insupportable aux Rois, il admet l'existence. Il n ' essaie pas non plus de contourner le nécessaire: le "soin de sa santé" le préoccupe. Puisqu'à tout avaler, Il risquerait d'être malade, sans manifester de regrets, il y renonce. Enfin, il comprend l'intérêt de ne pas tout tuer. Supérieur en cela au Cormoran qui attend le besoin, il calcule d f avance: "Et puis pour le besoin/ N'en dois-je pas garder ?" Conséquent, fournissant à ses domines "Vivres et grains pour subsister1585 ", il 1583. Les Deux Chiens et l'Ane mort, (VI11,25, vers 32. 1584. Voir Le Lion, le Loup, et le Renard, (VIï î,3), vers 3. - 497 - les entretient. Au contraire du blé qui épuise les guérets, il nourrit ce qui le nourrit, il maintient ce qui le maintient. Si le Cierge "ne savait grain de philosophie", ce Hibou sait grain d'économie. En préservant un moment ses dominés, il dépense un miminum : des vivres, des grains. Ce n'est pas rien, mais c'est peu. Il gagne en revanche beaucoup. Il chasse les Souris "en son temps"« Les tronquant, il réduit son travail de garde. Les stockant, il s'évite le souci. Autant de dépenses et de troubles en moins! Enfin, il s'abstient de commenter, de rire et de chanter en haut du pin. Pas de paroles et de gestes Inutiles. Son raisonnement même est sec, contraire à la poésie ou aux replis de "l'onde pure". "Oiseau qu'Atropos prend pour son interprète", strict logicien, il ne cherche pas à traduire en langue des Dieux". Comme la Fourmi, quoique autrement, cherchant au mieux sa "commodité", il est économe en tout. Il sait que dominer implique un coût que le dominant, pour le rester, doit réduire. Conduite difficile, mais conduite que tient ce Hibou, moins dépensier que le Soleil. Moins ambitieux aussi : sage, se contentant de ce qu'il a, souhaitant seulement en j ouir mieux, il ne veut pas conquérir toutes les souris, quitter son tronc, passer aux Indes, chercher aventure... Pour lui, le vaste univers n'est pas un défi. Il ne domine que ce qu ' il tient, et il s ' y tient, avec pour seul programme de limiter le mouvement, 1'écoulement du temps, toutes les pertes, dans un espace presque clos, son domaine. Une telle tempérance n'empêche pas le "on" de détruire son système. Mais face à ce "on", le Hibou se tait. Pas un mot dans la fable. Le "compagnon" serait sot de crier comme le Cochon, comme la Lionne1586 qui a perdu son fils, ou d'argumenter 1585. 1586. 1 la I l renverse la situation de La Cigale et la Fourmi, en se faisant pourvoyeur de ses dominés. s La Lionne et 1 Ourse, (X,12). Couleuvre, 1 commme ou le Boeuf, ou même Arbre1587" . Autant df énergie gaspillée! Autant d1 excès i La tempérance, devant 1 1 inéluctable défaite, c'est de son paquet, de sortir de son trou ainsi que d'un banquet, et, comme le montre la gravure, de s'envoler» La Fourmi aussi est tempérante. Elle laisse la Cigale s'avancer, parler, et elle 1 'anéantit pour le plaisir, en trois mots, sans autre dépense qu3 un peu de souffle. Recommencera-t-elle ? Peut-être, mais elle ne manifeste aucun désir de Cigales nouvelles « Elle a profité de 1'occasion. La dépense fut réduite, et le plaisir extrême. Excellente méthode pour acquérir et gérer un pouvoir ! c ) L ' expérience des limites : le Chat avec la Souris. Dangereusement pour eux, les dominants trouvent parfois des tempéraments à la limite. Par la diversité de ses applications, rien ne le montre comme le prologue de Le Vieux Chat et la Jeune Souris. Le Chat du prologue n ' est pas le Chat de la fable qui suit. Il n ' est pas nécessairement vieux. La faim ne le tenaille pas. C'est un chat peu pressé, qui tient la Souris, peut la manger quand il lui plaît, mais veut j ouer, j ouir du pouvoir, et, pour cela, recommence indéfiniment la scène de la prise. Entre désir de j ouir du pouvoir et proj et de 1'employer pour manger, puisqu'il y a là quelque - 347 - 1587. Voir L'Homme et la Couleuvre, (Xf1). 1588. Trop de coeurs, trop longtemps la perdrai t. Voi r La Fille. 1589. Ce "volage fantôme" paraît peu soucieux de tempérance. Pourtant, îl respecte le roi (vers 14). incohérence (que ne connaît pas le Vieux Chat) , il doit trouver un tempérament. S ' il croque vite la Souris, il ne j oue plus. S'il la laisse fuir trop loin, et la perd, il ne pourra plus la manger : grave dommage ! Il doit donc préserver la Souris (contre lui-même) , s'économiser pour ne pas s•épuiser à la rattraper (ce qui gâterait le plaisir) , et se limiter à sa Souris pour ne pas la perdre en courant partout. S ' il y parvient, c'est qu'il sait se mesurer. De même la belle avec les coeurs1588 . De même la Fortune avec les êtres1589 . même le Roi avec ses ennemis 1590 De . De même Le Jeune Prince, comme le Chat, avec la Muse de La Fontaine. De même, peut-être, La Fontaine avec le jeune Prince, en tout cas, avec son texte1591 « Ces divers dominants ont des domaines divers par 1 3 étendue, et La Fontaine en joue: tout en accroissant par paliers ses groupes de vers, pour le sens, il procède crescendo/decrescendo: la Belle, la Fortune, le Chat, puis ! Le roi, le Prince, peut-être La Fontaine dont on entrevoit le rôle de Chat. Loin de déborder, loin de s'ouvrir à l'infini, comme le suggérerait l'amplification des groupes de vers, jusqu'à la Fortune | maximum), prince, à le texte va (dominant à domaine puis revient, par Le Roi, au la | Fontaine, au chat(dominant à domaine minimum) et à la souris. ouvrant L insensiblement tandis qu'il suggère S1 un repli, jouant sur la diversité des rimes quand il revient touj ours sur même vers, se présentant comme un hommage quand il est peut-être irrévérent, le texte tout entier s'anime du double mouvement du Chat qui laisse fuir et rattrape, qui ouvre et ferme, qui trouve un fragile tempérament entre désir de tuer et volonté de préserver. Il est invention et retenue. Il suggère des possibles et renonce. Il multiplie les applications, mais sait se borner. Par cette forme, l'auteur illustre la tempérance qui n'interdit pas le mouvement, le risque, certaines audaces, mais qui suppose une limite, un retour, un ordre. Ici, la forme fait sens, et le sens implique la forme. Jeu du texte et j eu du chat se font ensemble, et par eux, les j eux de la belle, de la Fortune, du Roi, du Prince, de La Fontaine, et, de nouveau, du texte, du chat... La forme du texte -dépense et tempérance - , est j eu de chat et image du j eu du chat, et, par le chat, de tous les autres dominants qui j ouent en combinant audace et mesure, mouvement et maintien, 1590. 1591. ouverture A tous les détrui re aussitôt, où serai t le plaisir ? Voir le vers 16. Voi r aussi L'Ecrevisse et sa Fille, (XII,10). 1 Voir,ici, l essentiel vers 20: "Je pourrais tout gâter par de plus longs récits". et limites, danger de perte et retour à 1 ? ordre stable, au refrain, à la prise» Remarquons pourtant que le texte ne conduit pas vers une faiblesse croissante des dominants. Si le Roi a moins de domines que la Fortune, le Prince moins que le Roi, La Fontaine ou le vieux Chat moins que le Prince, le pouvoir devient, chaque fois, plus absolu, et la tempérance moins nécessaire, ce qui rend sa pratique plus ludique, et nous approche du point extrême où se confondent jeu et pouvoir, où le pouvoir devient jeu et le jeu pouvoir, où 1 f on ne sait plus qui est Chat, qui est Souris, ou toute logique par catégories semble s'affoler... Suivons 1 1 ordre. La Fortune, apparemment toute-puissante, rencontre un obstacle qu'elle respecte : le Roi. Pourquoi ? On ne sait, mais c 1 est ainsi. Ce qu'on sait, c ' est que cette tempérance là n'est pas totalement choisie, totalement ludique. Le Roi, justement, vient ensuite « Pour lui, il n'y plus d'obstacles. A son niveau, il fait ce qu'il veut. Bien qu'il ait moins de dominés que la Fortune, "quand il lui plaît", il se j oue. Il est maître du temps et des êtres. A-t-il encore besoin de tempérament ? Non, mais il se montre tempérant par j eu, par j eu seulement. Sa tempérance est toute ludique. Quant au Prince, c'est dans 1'instant, immédiatement, sans restriction aucune, par pur plaisir, qu ' il "se j ouerait" de la Muse. Se j ouerait. Conditionnel. Et non se j oue. Indicatif. Le texte oscille, se retourne. La Fontaine au dernier moment empêche le Prince de se j ouer. "Prince tu ne j oueras pas, car voici Le Vieux Chat et la Jeune Souris, avec ce vieux Chat qui ne j oue plus, et tue : "Chat et vieux, pardonner... Meurs". Ou plutôt, juste avant, voici La Fontaine qui j oue, et ne tue pas, veut plaire, se plaire. La Fontaine est- il Vieux Chat ? Oui, et non. Vieux, certes. Chat, encore dans sans doute pour les ruses et par le j eu. la mesure où il est maître Chat absolu sur . son terrain promener - les mots, le la littérature Prince et qu'il -, qu'il pourrait encore choisit, quand il lui plaît, - 501 z arrêter: "Je pourrai tout gâter par de plus longs récits". Voilà le tempérament trouvé, pratiqué * Si "les moutons gâtèrent tout", si "Rien de trop est un point/ Dont on parle sans cesse et qu'on n! observe pointb92?!, La Fontaine, finement, l'observe. Quelques mots de trop, un dépassement abusif, et, s'il ne s'abuse, il gâterait tout. Tout, c'est-à-dire son plaisir, le plaisir du Prince-lecteur, du lecteur-Prince, le jeu Chat/Souris qu'il mène, qu'il a mené, en multipliant les applications, en donnant du mouvement. Il crée, rend divers, nous tient, par le système des questions, toujours "suspendus dans 1 1 attente d' autres merveilles1593" sans perdre temps, tue. "Sens moral": "la vieillesse est impitoyable" . Cela n ' a rien de définitif. Si ce sens peut "convenir" à cette "fable", il ne convient pas à toutes. Pensons au Vieillard du livre XI. Pensons surtout, dans le livre XII, au vieux La Fontaine qui souligne 1'importance du "coeur". Et "Philémon et Baucis" sont vieux /quand ils accueillent de pauvres voyageurs... La Vieillesse n'est pas touj ours impitoyable. . . En f ait, le Vieux Chat et le Vieux La Fontaine, comme le Hibou et le Vieillard, représentent deux comportements face au monde qui se traduisent par deux logiques de pouvoir opposées : 1'une se soucie de multiplier ensemble plaisir du dominé et plaisir du dominant, 1 ? autre vise à donner tout le plaisir au dominant1594 Cruel, le vieux Chat manque de " clémence1595 " . Cela n'implique pas qu'il manque de tempérance. Pour un tel Chat, manger une souris n'est pas faire un excès. Jeûnant, se tronquant comme le ferait certain Philosophe Scythe, il ne serait pas plus tempérant : la tempérance n'exige pas de mourir de faim. Il y a même de 1'intempérance à se restreindre quand les restrictions seraient nuisibles. Le "Rien trop " est un "point 1596 " d'équilibre, excès symétriques, "soit en bien soit en mal 1 entre de deux " . Pour le dominant et pour chacun, ascèce extrême ou économie abusive, comme celle d ' 1592. Rien de trop, (IX,11), vers 16 et vers 27-28. 1593. Le Songe de Vaux, O.P., p. 96. 1594. Encore une fois, chez notre auteur, deux notions se définissent conjointement, par des effets d abyme et de redoublement. Nous 1595. y revîendrons. Le V i eux Chat et la Jeune Souris,(XI1,5), vers 2 . 1596. Rien de Trop, (IX,11;, vers 27. 1 un certain Loup1598, ne valent pas mieux que folle dépense ou consommation démesurée. Quand les Loups croquent tous les moutons, ils ne sont certes pas tempérants, mais quand certain Loup laisse partir le "Chien maigre" "sous espoir de grosse aventure1599", il ne 11 est pas davantage» 11 est sot Dans les relations de pouvoir, et ailleurs, la tempérance est équilibre. Si 11 on ne trouve pas le "point", on tombe comme les deux Chèvres. "Faute de reculer, leur chute fut commune 1600" . Ces deux aventurières, "s 1 émancipant59, pleines d1 "esprit de liberté", n1 ont pratiqué aucun tempérament entre leurs volontés discordantes. "Sur une planche", au dessus d'un ruisseau, sans trembler, chacune a voulu faire un pas de plus. Un de trop. Chute garantie! La comparaison avec "Louis le Grand" et "Philippe Quatre qui s'avance dans l'île de la Conférence1601, outre le comique, rapporte clairement cette affaire à la problématique du pouvoir. Quand les dominants s ' opposent, quand il y a guerre entre eux, s ' il n ' est pas de Pigeons pour les réconcilier, ils doivent s'accorder dans une "conférence". De mutuelles concessions permettent alors la paix et, par elle, une gestion correcte du pouvoir. Il en va de même pour un dominant solitaire quand il est partagé entre ses aspirations contradictoires ou quand il ne peut satisfaire ses caprices sans outrepasser ses limites, celle de ses dominés, ou plus largement celles du monde. Trouver ce point d'équilibre, qui peut être mouvant suppose parfois de "reculer", de se brider pour tenir compte de soi, d'autrui, du monde, c'est-à-dire des précipices, des rivaux, des dominés, et même, comme le Hibou, particulièrement de sa santé. Une telle tempérance est difficile pour un dominant qui voudrait nier ceux qu'il domine, les réalités contradictoires du monde, et jusqu'à lui-même en tant qu'il est un être limité, mortel, un non-Dieu. Chez La Fontaine, beaucoup de dominants s'y essaient cependant. Loin d'être "aventuriers", malgré une logique de pouvoir qui les pousse à 1597. Ibid., vers 6. 1598. Voir Le Loup et le Chasseur,(VII,27), vers 35-48. 1599. Le Loup et le Chien maigre,(IX,10),vers 5. 1600. Les Deux Chèvres, (XII,4), vers 34. transgresser, Ils s1 efforcent de pratiquer une tempérance minimum, qui les fait entretenir leurs dominés et s C ) 1 économiser* Entretenir les dominés. a dominants ) Quelques exemples de • qui entretiennent leurs dominés. Amour veut que Psyché souffre, mais il ne -veut pas qu'elle meure. Il donne les ordres1602" pour goûter longtemps son "cruel plaisir"» Certain Seigneur qu1un Paysan "avait offensé" aurait pu le faire pendre, mais ce seigneur, quelque peu Chat, sut garder son coquin, et rire un moment, quand une pendaison, coûteuse, l'eût peut-être moins diverti. Quand il attrape la Fiancée du roi de Garbe, certain Corsaire lui demande de jeûner ou de céder à ses désirs. La belle, avec bien des bonnes raisons, prend ce dernier parti "Force n'a point de loi. S1 accomqder à tout est chose nécessaire*.. Augmenter sa souffrance est une erreur extrême1603". Pour prix de son zèle, le Corsaire limite ses souffrances. 11 lui fait l'amour, et elle mange. Point d'abus supplémentaires « En nourrissant la belle, le Corsaire respecte le contrat dominant/dominé qui aurait assuré une longue durée à son système s'il ne s'était endormi» Manque de vigilance fatal: pendant son sommeil, on le prend, on le pend. Les plus soucieux de leurs dominés, chez La Fontaine, sont peut-être les maris. Pour les choses du sexe, ils prétendent tenir leurs femmes, mais s'ils nient leurs désirs, ils veillent à leur et même leur nature, confort* 1602. "Dans cette pensée, i l défendit au Zéphyre de la quitter (pour quelque occasion que ce fût, quand même flore lui aurait donné un rendez-vous). Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.P., p. 190. 1603. La Fiancée du roi de Garbe, Contes et nouvelles, II, vers 386-389. Parfois, ils les entretiennent dans le luxe : le vieillard de Le Calendrier des vieillards, authentique dominant, traite au mieux la femme qu'il se plaît à avoir "en mariage/ La mieux séante et la plus jeune d' ans/De la cité1604". S1 il se refuse à la satisfaire, et s'il exige sa fidélité, "Les affiquets, les habits à changer/Joyaux, bijoux ne manquaient à la dame1605 " . Il la conduit même à des parties de pêche en mer. Gestion intelligente, quoique insuffisante, qui permet à ce vieillard de maintenir son pouvoir jusqu'à l'Intervention d'un corsaire... Un autre époux, dont Machiavel déjà disait 1 'histoire, est plus délicat encore. Il voudrait forcer sa femme à recevoir dans son lit un pitaud, pour qu'il lui applique certaine médecine propre à le rendre ensuite, lui-même - non le pitaud - père. Sa résistance, il s 1 en moque. Qu1elle s1"indigne de "recevoir un pitaud dans sa couche1606" 1 ' intéresse fort peu. Logique de la Fourmi. La fantaisie de ce monsieur, c'est d'être père. Il pense qu'il "ferait beaucoup pour sa patrie/ S ' il la pouvait orner de Cal fuccis1607 j^xfnais tout de même, il n ' est pas cruel. Il ne voudrait pas que sa femme souffre trop ! Par un certain frère Thimotée, il la fait "assurer qu ' on trouverait Quelque garçon d'honnête corpulence ;/ Non trop rustaud ; et qui ne lui ferait/Mal ni dégoût1608" ... Et quand elle se trouve dans les bras du soi-disant lourdaud, bien sincèrement "De sa moitié il plaignait fort la peine1609" . Ces maris précautionneux abondent dans les Contes. Ils n'exigent qu'une ou deux choses de leurs dominées, et, pour le reste, les ménagent, en espérant et, souvent, en croyant être aimés. Or, le désir est "enfant de la contrainte", un maître est un ennemi, et sa tempérance relative ne rend pas son plus, ces maîtres -maris pouvoir acceptable... De ou pas- , par la logique de leur domination, tendent à vouloir toujours plus, et rompent le contrat 1604. Le Calendrier des vieillards, Contes et nouvel les, II, vers 28-29. Cette femme est, à la fois, dominée par son mari, et signe de son pouvoi r sur la vî1 le. 1605. Ibid., vers 86. 1606. La Mandragore, Contes et nouvel les, I I I , vers 197. 1607. Ibid., vers 13-14. 1608. Ibid., vers 206-209. 1609. Ibid., vers 246. tacite qui les lie à leurs dominés. Ils perdent ainsi le point d ? équilibre, comme Nicia dans La Mandragore qui se retrouve cocu pour avoir trop exige de sa femme, ou le Roi Candaule, qui perd la vie, pour avoir montré sa reine nue».* b Analyse ) Le dominant veut toujours plus. du Poème de la Captivité de Saint Malc» L3 Arabe, dont Malc et sa compagne font prospérer les troupeaux, s5 avise d'en exiger progéniture. Cet excès suscite une prise de conscience, qui se traduit par un "mensonge1610", puis par une révolte contre ce mensonge, enfin par la fuite des deux saints, leur poursuite, et la mort de 1 1Arabe dans la gueule de la Lionne. Voilà l'histoire* On y repère aisément trois temps: celui de l'équilibre avec pacte tacite, celui du mensonge, celui du conflit. Le premier était bon pour l'Arabe qui gagnait beaucoup, et s'économisait: bénéfices réguliers, dépenses nulles. Les deux Saints administraient le troupeau. L'Arabe n'avait pas à violenter, à payer, ou à convaincre. Aucun effort à faire. Aucune usure à subir. La religion même des deux Saints les poussait à servir leur maître : Tandis qu'ils se mataient par ces saintes rigueurs, Leurs troupeaux prospéraient aussi bien que leurs coeurs. L ' Arabe en profitait sans en savoir la cause1611. Cet équilibre, apparemment, aurait pu- se maintenir comme une heureuse Arcadie d'avant 1'histoire. Les imparfaits, 1'harmonie des vers, le recours à 1'imagerie pastorale, la permanence des feuilles, 1'écoulement continu de 1'eau disent combien ce monde serait, sans 1'Arabe, un paradis hors du temps : 1610. Poème de la Captivité de Saint Malc, O.P., p. 57. Ils menaient leurs troupeaux loin de toutes approches. Malc aimait un ruisseau coulant entre les roches. Des cèdres le couvraient d'ombrages toujours verts : Ils défendaient ce lieu du chaud et des hivers1612. Remarquablement, pour un moment, se concilient les exigences du maître et la volonté de ses dominés. Instaurée par un rapt, la relation de pouvoir s'est détendue. Tyran minimun, l'Arabe.a presque disparu. Les dominés paraissent l'oublier dans les solitudes où ils se consacrent à leur vie intérieure. Chacun, y compris lui, semble ainsi gagner à la tempérance du maître, mais, comme "son vouloir" est "Impur1613", elle ne dure pas* Voici son calcul : Les doux fruits dont 1'hymen leur ferait un présent Augmenteraient ses biens, l 1 auraient encor pour maître16 Deux avantages donc, mais l'Arabe oublie qu'il détruit l e contrat qui s 1 est établi: sa nouvelle loi heurte la loi de Dieu que suivent les deux Saints : Nous ne nous plaignons point de nos fers ni de toi. Redouble la rigueur d'un joug involontaire. Mais, puisque notre Dieu nous défend l'adultère, Laisse-nous résister à ton vouloir impur. Notre innocence t'est un gage bien plus sûr : Quel service attends- t u de nous, quand notre zèle N'aura pour fondement qu'une ardeur criminelle1615 ? Le Saint se soumet à son maître terrestre, lui propose même de prolonger le contrat en le rendant plus explicite, mais ne fléchit pas sur sa religion. L'Arabe, comme, Nicia dans La Mandragore, n 1 accepte pas ce refus. Point d'accommodement possible. Il enferme ses esclaves dans "un lieu sans clarté1616", veut les forcer à copuler, ce qui les amène à mentir, puis à fuir... Son exigence abusive relance l'histoire. Au premier temps, croît 1612. extrêmement avec les sa dépense était minimum, deux suivants. D'abord, mais elle il doit Ibid.,p.52. Ibid., p. 54. 1614. Ibid., P.54. 1615. Ibid., p.54-55. 1613. 1616. Ibid., p. 55. se montrer, tempêter, menacer. Ensuite, il doit sortir ses chameaux, courir les chemins avec son esclave, galoper comme au début du conte. A la fin, après la mort de son esclave, il s'enfonce lui-même dans l'antre de la Lionne: Quoi ! Je n'ai pas encor cette troupe fuyarde I Enfants de l'infortune, esprits nés pour les fers, Je vous irai chercher tous trois jusqu ' aux enfers1617» L 1 Arabe se découvre,. Comme son esclave, il périt sous la griffe: Le lionceau se baigne en leur sang avec joie 1618. Fin de l'histoire pour le "tyran" I Son excès a suscité, le système de Rien de trop, selon 1'apparition dfun dominant qui l'anéantit1619. Malgré un moment de bonne gestion, il n'a pu réprimer longtemps un besoin de dépense, d'expansion, de dilatation de soi. Il finit par éclater dans un trou noir! Notons saintement plus. Il que dans a 5 1 argent : Malc un désert projeté ■ aussi de ne a le traverser commis un. contentait le monde excès. a Vivre pas. 11 voulu pour chercher de 2 En de nouveaux périls pourquoi vous rejeter ? De triompher toujours seriez-vous bien capable ? Ah, si vous le croyez, vous seriez bien coupable 1620 . Malc néglige l'avertissement du Vieillard. "Il abandonne au sort sa fragile Innocence162111 et finit pris par l'Arabe. Net effet d'une présomption excessive. Le Poème de la Captivité de Saint Malc, tout entier, médite ainsi sur le "trop". Après l'invocation à la Vierge, le texte décrit un état d'équilibre que trouble vite l'excès qui conduit à la capture de Malc. Cette capture conduit à un nouvel état d'équilibre que trouble vite l'excès qui conduit à la mort de 1 ?Arabe et à la liberté des deux Saints. 1617. ibid.g p.59-60. Ibid., p.60. 1619. Notons qu'au début du poème, il était comparé à un milan, puis à un Loup. Voici la Lionne qui anéantit le loup. 1620. Ibid., p.50. 1621. Ibid., p. 50. 1618. Les deux parties du Poème renvoient 11 une à 1 1 autre. Les "déserts" des premiers vers réapparaissent dans la deuxième partie 1622 , et reviennent, mais sans moutons, avec le cloître des derniers vers. La sauvagerie du "gros de Sarrazins" trouve son répondant dans la cruauté de la Lionne1623". L5 Arabe et le Saint sont figures symétriques. Ce sont deux créatures qui ne se comportent point modérément1624 « La différence, c5 est. que le Saint poussé par une sainte ardeur, respecte la loi suprême de Dieu et donc les volontés de sa compagne, quand l 1 Arabe, poussé par le seul appât du gain, récuse pour lui toute loi. Le premier ne veut dominer personne, et même pas une femme, quand le second prétend à un pouvoir sans obstacle. Dès lors, si le Saint progresse, parvient à tempérer ses désirs pour la Sainte, comprend même la nécessité de montrer son audace, l f Arabe, animé d 1 un vouloir impur et en position de pouvoir, perd de sa vigilance, et ne peut rester longtemps tempérant. C 1 est comme un vertige. L 1 Arabe est attiré par le vide. Dominant, il est au dessus des Saints, des moutons, et il ne peut pas ne pas donner d 1 ordres. De plus, ses ordres ne peuvent pas ne pas être toujours plus excessifs et heurter la Loi que reconnaissent les deux Saints. Son pouvoir libère son vouloir impur. Son vouloir impur 1 !appelle au pouvoir... Paradoxalement, le maître est esclave de lui-même, pris dans la logique de son pouvoir qui le conduit à la bestialité: emblème de cela, sa dévorâtion par une Lionne. 11 est mangé par ce qu1il est. Précisons cependant que, dans le texte de La Fontaine et non dans celui d 5 d5 Arnauld Andiily, il y a Lionne et Lionceau1625 . Amplification littéraire, sans doute, mais aussi sens. Le couple Lionne/Lionceau est en effet couple d!oppositions. j ouit des crimes de sa Le Lionceau mère, 1622. "Jamais désert ne fut moins connu des humains". Ibid., p.52. 1623. Cette L i onne même et ses rapports avec tes Saints est annoncée dès le trei zième vers: " Les lions et les saints ont eu même 1624. Voir Rien de trop, (IX,11), vers 1 et 2. 1625. Chez Arnauld d Andilly, demeure. 1 le L i onceau n'apparaît que dans la gueule de la L î onne quand el le qui tte les lî eux. s 1 amuse dans le sang, s 1 adonne librement à sa cruauté, gaspille sans souci son énergie, et goûte par avance "les crimes qu ? il ne peut encore exécuter". Sa mère, quant à elle, tue par nécessité, stocke ce qu'elle a tué, "dans ses magasins!t et finit, extraordinairement, par regretter ses crimes1626. Elle s'humanise» On dirait que 'ce couple est constitué de deux figures opposées du dominant tyrannique: d'un côté le dominant qui ne cherche qu'à jouir de son pouvoir, cruellement, sans aucune tempérance, et de l'autre, le dominant qui tente de calculer, de réfléchir, de se mesurer, et qui finit, logiquement, par comprendre 1'horreur de ses crimes. Entre ces deux figures, entre celle qui s'humanise et celle qui s'abandonne à sa bestialité, l'Arabe semble avoir oscillé. Un moment, il s'est tenu sur la crête. Comme la Lionne, après la prise, il a voulu préserver l'avenir» Peut-être alors aurait-il pu trouver quelque acceptable contrat avec les deux Saints. Très vite, cependant il a voulu plus. Un peu plus. Toujours plus, sans limites, sans tempérance aucune. 11 a voulu jouir comme ce Lionceau, insoucieux des contraintes, promis à un brillant avenir de massacres, et ne rêvant qu'à eux. C'est une grande tentation pour le dominant selon la Fourmi que de se croire Lionceau, futur Lion, massacreur qui pourra toujours massacrer davantage, maître assuré d'une expansion indéfinie... Qui s'engage dans cette logique, et veut jouir de son pouvoir, rêve de cela et risque de tout perdre. Mais comment choisir d'être Lionne quand on rêve d'être Lionceau ? ) Grande difficulté ! Le dominant, et particulièrement l'Arabe du Poème, est à la fois Lionne et Lionceau, prudence et folie meurtrière. Il oscille entre ces deux pôles également dangereux pour son plaisir de dominer. S'il choisit le premier, s'il sait se borner, il risque de sentir que ses cruautés dépassent les bornes de la morale, de les regretter, et de renoncer au moins à son "impitoyable joie". Témoin la Lionne. le second, S'il choisit s'il refuse toute tempérance, toute économie, d? excès en excès, il court à sa perte, Témoin 11 Arabe * Il était nécessaire, dans le texte de La Fontaine, que ce tyran oscillant fût ostensiblement mangé par le couple Lionne/Lionceau dont la dualité indique ce qu 5 il fut . 1 1626. Pas trace d un tel regret chez Arnauld d'Andilly. Pas trace non plus d*une volonté de stocker la viande. La L i onne y tue l'esclave 8 1 et l Arabe, pui s s'éloigne par crainte d être prise. - 510 - La Fontaine a sûrement eu de complexes raisons pour publier, assez discrètement, en 1673 - deux ans après 11 achevé d1 imprimer du Recueil de poésies chrétiennes et diverses, et un an avant les Nouveaux contes - le Poème de la Captivité de Saint Malc. On peut 1627. 1628. H n'était pas le seul... 1 Dernière phrase du texte d'Arnauld d Andîlly. 1629. De cette liberté de conscience, La Fontaine a donné maintes preuves lors de l affai re Fouquet. Si Malc et sa compagne n'ont 8 pas trahi Di eu. îl n'a, quant à lui, pas trahi son protecteur, et son ami. supposer qu!il a voulu ainsi atténuer lsimpression que faisaient les Contes sur les esprits religieux, et que le texte participa de sa tactique dans les relations de pouvoir qui l funissaient aux puissances. En se plaçant dans la mouvance janséniste, cependant, il rejoignait manifestement un groupe d'esprits critiques à l'égard du Grand Roi1627: un défenseur de Fouquet prêtait sa plume aux Solitaires si mal vus par Louis XIV. Cette alliance pouvait paraître contre-nature : un épicurien rejoigna.it les catholiques les plus rigoureux pour montrer qu'"un véritable■serviteur de Jésus-Christ peut bien être tué, mais non pas vaincu 1628"! Entre eux, pourtant, existait au moins un point d'accord: le droit à une liberté de conscience ultime face au maître1629. C'est ainsi que le récit de la captivité de Saint Malc permettait de souligner que si 1 ' on doit obéir à son maître terrestre, on ne doit pas renoncer pour' lui à la loi suprême, celle en laquelle on croit. C'est la position constante des Jansénistes, prêts à servir le Roi, mais refusant de signer la Bulle dès lors qu'ils croient, en toute conscience, qu'ils ne le doivent pas. Malc ne conteste pas le pouvoir de 1 ? Arabe, mais il refuse les ordres qui vont contre sa conviction. Il exige de lui une certaine tempérance. Les deux Saints se trouvent ainsi dans la situation des solitaires, et 1'Arabe pourrait bien, obliquement, désigner Louis XIV. Avec le Poème de la Captivité de Saint Malc on croit lire notre fabuliste d'un lieu singulier, imprévu, divergent, ce qui ne signifie pas en rupture avec la totalité diverse de 15 oeuvre. Aussi ce texte nous instruit-il particulièrement. Ce fut, sans doute, pour la Fontaine, une expérience, voire un défi, en tout cas une tentative pour compléter l'exploration des "diverses routes 1630" du Parnasse, Après les Contes, les Fables, Psyché, et en même temps qu'il travaille pour le théâtre, le soi-disant bonhomme, jamais las de chercher des voies nouvelles, s'y essaye à l'idylle et à un nouveau genre: - "les vies de saints". problématiques Si qui le nous sujet et le intéressent ton dans sont nouveaux, l'oeuvre les demeurent. L'épisode central rej oint ainsi les multiples Contes où un dominant prétend scandaleusement contrôler le désir sexuel. La leçon que donnent les Fourmis, et celle que suggère la Lionne prolongent les interrogations sur les ' rapports entre les hommes et les bêtes, sur la légitimité des rapports dominant/dominé entre hommes et bêtes, sur la bestialité de 1 ' homme, et les voies d ' un dépassement. Enfin, la vie de Malc et de sa compagne, 1'admirable attitude de cette femme, son intelligence, son coeur, 1'égalité de statuts entre ces deux personnages illustrent, après Psyché, et avant le Discours à Mme de La Sablière, la réflexion lafontainienne sur 1 ' égalité des rapports homme/femme, sur le refus possible, au moins pour des âmes d'élite, de toute relation de pouvoir entre elles. Plusieurs aspects de la réécriture lafontainienne font sens dans cette perspective. Chez Arnauld d'Andilly, le récit était: à la première personne, le Saint devenu vieux racontant ses aventures. La Fontaine, quant à lui, met son texte à la troisième personne sans privilégier la voix du dominé. pouvoir et son La relation de histoire n1 apparaissent plus dfen bas, mais df en face, vues par un oeil qui voit tout. L3 Arabe n'est plus 1630. Dédicace A son Altesse Monseigneur le Cardinal de Bouilion, O.P., p.47. 11 Arabe perçu par un Saint porte à croire à la bonté des coeurs, c' est 1?Arabe objectif avec sa pensée propre. Ainsi, quand il exige que les Saints se marient, ce n1 est assurément pas, comme Arnauld i .1 , / F d3Andilly lfindique, pour les récompenser, mais exclusivement par calcul, par volonté d'avoir toujours plus, et de mieux asseoir son pouvoir. Point dfincertitude sur ses intentions1631! L? épisode, chez La Fontaine, s'interprète en fonction de la. logique de la Fourmi qui conduit le dominant à de croissants excès. De même la Lionne, qui était chez Arnauld simple instrument de la Providence, acquiert dans le Poème une autonomie, se dédouble, et devient, en avalant 1 3 Arabe avec son lionceau, le complexe révélateur de la nature de sa domination. Tout le texte, délesté des précisions géographiques, s'organise autour de la relation de pouvoir et de ses moments successifs (prise, gestion, libération), comme si La Fontaine avait voulu explorer son développement entier, en sugggérer 1'analyse, laissant à son lecteur 1631. "Mon maître voyant son troupeau multiplier entre mes ma i ns, et ne trouvant rien à redire à ma fidélité, parce que j'avais appris 1 de l'Apôtre (Colos 30, Ephes 6) qu il faut servi r comme D î eu même ceux à qui nous sommes assujettis, et voulant me récompenser - 356 - afin d'augmenter encore mon affection et mon service, i l me donna pour femme celle dont j'ai parlé". Les Vies des Saints Pères des Déserts (...) traduites en français par Mr Arnauld d'Andilly, 1736, Du Fond de M.Josse, Paris, volume 1, p.306. On voi t 1 bien comment La Fontaine efface la référence expli ci te à l apôtre, et rend plus nette et plus dure la pos î t î on de l'Arabe. "quelque chose à penser". Chaque moment de la relation implique logiquement le suivant, le hasard n' intervenant qu'à la marge, pour le détail. C'est ainsi que la libération résulte de la gestion dont la nature est inscrite dans les principes qui ont présidé à la prise, celle-ci étant elle-même un effet prévisible de 1'imprudence commise par le Saint quand, sortant de son territoire, il a quitté sa retraite initiale. Cet excès de confiance en soi, qu'on peut appeler intempérance, a provoqué 1'apparition d'une relation de pouvoir telle que le dominant, à son tour, se montre intempérant, ce qui le perd, et permet au Saint d'accéder à une relation libre, égale, et pleinement chrétienne avec sa compagne. L3 Arabe n1 est pas le Saint. Dominant selon la Fourmi, s1 il se trompe, il perd tout. En courant les chemins avec son esclave, en pénétrant lui-même dans la grotte, il a gaspillé ses forces et s' est détruit. Fascination pour la dépense ? Sans doute. Impossibilité de ne pas montrer qu'on est le maître quand on est le maître! Assurément* Un dominant qui veut durer, comme le Hibou, a intérêt à se combattre, à raisonner, à tempérer cet appétit de gaspillage. Il doit chercher à réduire ses coûts. Et rien ne coûte plus qu'une violence mal calculée. D ) S a ) 1 économiser. Economiser sa violence. Pas de violence sans excès. La violence dépasse des bornes, transgresse un contrat passé avec qui la subit. Elle refuse sa volonté, ses désirs, sa valeur. Elle le nie, mais elle finit aussi par nier le violent. Elle 1 ' enivre. Elle 1'abolit. Elle 1'emporte dans une furie aveugle qui parfois le ruine comme elle ruine le Lion combattant le Moucheron ou les Vautours qui s'entretuent. Tourbillon de coups de griffes, vols de plumes, pluie de sang, on dirait que la violence dilate et anéantit le centre. Hors de lui, le violent tend à être partout, et il n ' est rien. Touj ours en quête d'un ailleurs, il est sans ici, déracineur, et déraciné. Aussi chez La Fontaine, Borée est - il un dieu violent* Le vent passe partout mais il n'est nulle part. Où est le vent, touj ours hors de lui, mouvement, expansion, perte de soi et " coups épouvantables " ? La violence est vent. Le vent est violence. Sur le Chêne ou le Roseau, points fixes et conscients dans 1 ' espace, le. vent " du bout de 1 ' horizon accourt avec furie1632", et court ailleurs, partout, nulle part, sans rien dire, sans trêve, bousculant indistinctement, fonçant pour foncer. La violence tente les dominants selon la Fourmi. S 5 étendre, s1oublier, "ne rien souffrir de sûr autour de soi 1633 ", fuir ses' 1632. Le Chêne et le Roseau, (1,22), vers 25. - 514 - angoisses dans une expansion continuelle, se comporter comme le vent, - 357 - voilà quelques-uns de leurs objectifs caractérisques. Entre le désir et 15 acte cependant, la différence est grande. La Fourmi se rêve peut-être violente, mais 11 est fort peu. Elle est presque l'inverse du "plus terrible des enfants/Que le Nord eût porté jusque-là dans ses flancs1634"» Elle est infime, très limitée, quand il est énorme, apparemment illimité. Elle reste chez elle quand il traverse le monde. Elle contribue seulement à tuer une Cigale quand il détruit presque tout. Elle réduit au minimum ses dépenses, se contentant de dire quelques mots, quand il ignore toute économie, redouble ses efforts, dispense sans compter "les coups épouvantables 163531. La Fourmi est pourtant dangereuse. Sans doute plus, à son échelle, que ce terrible vent. Quand il ne réussit qu'à moitié, elle réussit complètement : Les gens sans bruit sont dangereux; Il n' en est pas ainsi des autres1636 . . . La Fourmi est trop petite et trop subtile pour battre, mais elle n ' est pas non violente. Son ordre ultime est violence c'est-à-dire rupture, transgression, imposition de douleur. Il ne fait mal, cependant, que si la Cigale y collabore. Pour en souffrir, cette dernière doit 1'entendre, 1'interpréter, sentir ses multiples sens, puis "se déchirer" elle-même, comme le Lion1637. Aussi la Fourmi suscite-t-elie sa conscience et son envie de s ' affirmer. Elle la "recrée1638", pour mieux la nier. Plus économe que le vent avec ses "coups épouvantables", elle lui laisse tout le travail de se blesser. Point de fatigue pour elle. Point de risques. Point de violence spectaculaire. La violence éclate lorsque le dominant n'emploie pas 1633. Adonis, O.P., p. 10. 1634. Le Chêne et le Roseau,(I,22), vers 26-27. 1635. Ibid., vers 22. 1636. Le Torrent et la Rivière, (VIII,23), vers 24-25. 1637. "Le malheureux Lion se déchi re lui-même". Le Lion et le Moucheron, 11,9), vers 26. 1638. Phébus et Borée, "Le Soleil dissipe la nue,/Recrée, et puis pénètre enfin le Cavalier".(VI,3), vers 35-36. les désirs et les volontés de son dominé. Phébus, comme la Fourmi, sait les utiliser. Loin de frapper directement le voyageur, il le "recrée", le "pénètre", et suscite en lui son désir» La- "puissance1639" qu!il dépense s1 ajoute alors à la "puissance" que dépense le dominé, et elles constituent ensemble une "puissance" suffisante pour que le manteau tombe.,. Inutile d'en faire plus. Un minimum de dépense a permis un résultat complet. Le Soleil n'usa pas de "toute sa puissance1640". Voilà, de l'excellente gestion. Nul besoin de fureur, d'agitation contradictoire, de tout ce que la Fontaine, dans Les Deux Aventuriers et le Talisman, ' désigne par le mot "violence1641". Quand elle fait mal au dominé, cependant, quand elle le diminue, la violence peut contribuer à maintenir un pouvoir. Pour le dominant', elle est un outil et une occasion de plaisir. Pourquoi s'en priverait-il ? Dès que Vénus a pris Psyché, elle la fait fouetter'642 et certaines soeurs fouettent elles-mêmes un homme qu'elles détiennent: Tiens, tiens, voilà 11 ébat que l'on désire. A'ce discours fouets de rentrer en jeu, Verges d'aller, et non pas pour un peu1643-. Point de contradiction, ici, entre plaisir et efficacité. "L'antique cohorte'1 fouette donc. . . De même, lorsque certain père blanc fait fouetter Féronde1644, sa méthode est excellente. Son dominé apprend à obéir. Douloureux, comment refuserait-il terrorisé, un libre accès à sa femme ? Cf ensuite Phébus et Borée. (VI,3), vers 39. Phébus et Borée, (VI,3), vers 39. 1641. Ce mot, La Fontaine l'associe aux turbulences spectaculaires de l'eau. Quand l'aventurier traverse 3 18 l onde "rapide autant que profonde ,"Ni profondeur ni violence/Ne purent l•arrêter"„ (Les Deux Aventuriers et le Talisman, (X,12), vers 18, et vers 34-35.) 1639. 1640. La violence est flux "rapide", immaîtrisé, dangereux pour qui s'y aventure _________________________Elle est vent ou fleuve. Dans Phébus et Borée, il y a syllepse. Le mot violence désigne à la fois la force brutale qui sert à soumettre di rectement quelqu'un sans souci d'utiliser ses volontés et l'agi tation désordonnée, le déchaînement, la fureur... 1642. Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.P., p.231. 1643. Les Lunettes, Nouveaux contes, vers 183-185. 1644. Féronde ou le Purgatoi re, Nouveaux contes , vers 131 -158. est ainsi que, dans toute 18 oeuvre de La Fontaine, des dominants, qu'ils soient père abbé, soeurs, lions, loups, fermiers, rois ou dieux, étrillent, sanglent1645 , mutilent de 1646 , écorchent164/, couvrent !f horions1648" leurs dominés, Ils le font si volontiers que leur violence est parfois inutile, voire nuisible en termes de gestion. Tel Fermier, ne pouvant s 8 en prendre au Renard qui a ravagé son poulailler, ou à lui-même qui a laissé la porte ouverte, bat son chien. "On vous sangla le pauvre drille". Violence inutile. Pur déchaînement d1affect. La gestion de la ferme n' est pas améliorée. Sans doute le Chien, découragé, renoncera-1-il à présenter quelque utile "raisonnement1649". Certains dominants perdent beaucoup en ne prévoyant pas que leur violence en éveillera d1autres, au point de les détruire, ou d!anéantir leur position... C'est ainsi qu 'un perroquet1650 blesse un moineau, qu1 un prince venge le moineau en tuant son perroquet, que le père du perroquet venge son fils en crevant les yeux du prince, que le roi a beau vouloir ramener ce Perroquet près de lui, 1'oiseau reste en haut d1 un pin, hors de son domaine de pouvoir. Ici, la violence fait vite perdre au maître ses yeux, ses yeux de maître, sa prévoyance, et met en danger son pouvoir et sa vie. Moins dramatiquement pour le dominant, elle suscite souvent chez les dominés des réactions de protection qui en diminuent 1'efficacité. Le voyageur, victime de la fureur de Borée, resserre son manteau et "tient ferme1651 " . Plus Borée se déchaîne, mieux le voyageur se protège. De même, plus le vent multiplie les "coups épouvantables" contre le roseau, plus celui-ci plie, et devient presque insaisissable. La violence les 1651. le dominé à multiplier procédures qui exigent du dominant, pour les vaincre, un supplément de violence, 1645. 1646. 1647. 1648. 1649. 1650. conduit et ceci presque à 1'infini . .. . Il Le Fermier, le Ch i en et le Renard (Xî,3), vers 59. Les Souris et le Chat-Huant, (XI,9), vers 15. Le Lion, le Loup, et le Renard,(VIII, 2), vers 32. Conte d'un paysan qui ava i t offensé son seigneur, vers 55. Le Fermier, le Ch i en et le Renard (XI,3), vers 55. Les Deux Perroquets, le Roi et son Fils, (X,11). Phébus et Borée,(VI,3), vers 31. arrive un point où la violence coûte plus au dominant qu'elle ne peut lui apporter. Les Romains qui tiennent la région du Danube ont acquis la puissance par la violence : S'ils (les Germains) avaient eu l'avidité, Comme vous et la violence, Peut-être en votre place ils auraient la puissance 1652. A force d'abus, cependant ces Romains font disparaître leurs dominés: Nous laissons nos chères compagnes. - 359 - Nous ne conversons plus qu'avec des Ours affreux, Découragés de mettre au jour des malheureux Et de peupler pour Rome un pays qu'elle oppprime. Quant à nos enfants déjà nés Nous souhaitons de voir leurs jours bientôt bornés1653. Si la violence continue, les Romains n'auront plus d'esclaves, et les survivants deviendront si pervers qu'ils ne pourront les employer. Ces excès devraient même amener, selon la logique de Rien de trop, l'intervention d'un dominant terrible : Craignez Romains, craignez que le Ciel quelque jour Ne transporte chez vous les pleurs et la misère' 654 . Face à cet avertissement, tuer le paysan serait encore ajouter à la violence déjà commise, mais les sénateurs s'y refusent: On le créa Patrice : et ce fut la vengeance Qu'on crut qu'un tel discours méritait. On choisit D1 autres prêteurs1655 . Le sentiment du juste rej oint ici un intérêt bien compris, et La Fontaine j oue très fin. Loin d ' expliquer si les raisons des 1652. 1653. Le Paysan du Danube,(XI Ibid., vers 67-71. 1654. 1655. Ibid., vers 33-34. Ibid., vers 88-90. J ), vers 47-49. sénateurs furent éthiques, politiques, ou un entrelac complexe" d1 éthique et de politique, il s1 en tient à 11 esthétique : â Le sénat demanda ce qu'avait dit cet homme, / Pour servir de modèle aux parleurs à venir. | On ne sut pas longtemps à Rome \ Cette éloquence entretenir1656. Ces derniers vers sont habiles. A les lire, d'abord, on croirait que les sénateurs agissent seulement pour récompenser la beauté du discours. Les autres raisons qui peuvent expliquer leur décision, La Fontaine les efface, or cet effacement, comme souvent chez le fabuliste1657, suggère leur irrîgbrtance, tandis que le discours du Paysan qui n'est pas seulement éloquent, ou même courageux, mais politique, en donne quelque idée * Ce "sauvage1658", en effet, analyse les risques que prennent les Romains . en agissant sans tempérance. Son argument, c'est qu ' à continuer dans cette voie, beaucoup. les Il prévient. Sénateurs Il fait peur, tirent de ses ils perdront et paroles,, .pour eux, une excellente politique. En changeant les prêteurs, ils sanctionnent ceux qui ont infligé la violence, et, sans doute dépassé les ordres, mais Rome reste maîtresse du terrain, et conserve le bénéfice des violences. Pas question pour elle de proclamer la liberté du Danube, ce que le Paysan, d'ailleurs, ne lui réclame pas. Le Sénat renforce même son pouvoir puisqu'en protégeant les populations, en devenant leur sauveur, 11 a quelque chance d'en être mieux obéi. En créant le Paysan Patrice comme le Soleil "recrée" le voyageur, il en fait un allié, doué d'un statut, d'une valeur, d'une voix, et capable d!ajouter ses forces aux siennes pour assurer l'ordre dans les villes "que lave le Danube 1659". 1656. Ibid., vers 91-94. 1657. Il n'est pas rare que La fontaine majore les considérations de forme pour faire passer plus % aisément ses audaces. Il y af chez lui f une politique du discours esthétique. On le voit bien \ dans les préfaces des Contes où sa défense repose sur l ! îdée que le scandale est nul puisque \ la forme est belle. La_réf l ex ion.,, sur la littérature, outre son Jnté^ ................................. [ masque pour protéger un peu les audace^^^^jt'extes., ïl nous semble que la critique actuelle J s1 y """Taï s seTprënHPë''''^ ne considère pas le rôle fréquemment séducteur des / 1658. cqns Ibid:7"":vefs87.' i dérat i ons es thét i ques chez ........................................ La . Fontaj ne... 1659. Ibid., (XI ,7),. vers 19. 4 "'" I :1b l) ^ y--4yA«*' 7 jD^^41-- ***€X3 MA%/y y ■■■■■■'Ul cÂr d*£k^. yy il L f éloquence remplace ici efficacement la violence, pour le domine, comme pour le dominant. Tant que Rome sait "cette éloquence entretenir", elle entretient sa position de pouvoir. Sa chute, sous-entendue 1'éloquence. L puisqu 5 un dans ? le "longtemps", coïncide avec la fin Olympe a intérêt à être amie avec le Parnasse beau discours a du pouvoir, que sa tenue ou de 1660 sa reconnaissance confère du prestige, et qu'il permet, en ordonnant la parole, en lui donnant une expression acceptable pour tous, en créant ainsi un terrain commun aux auditeurs et à l'orateur, d'éviter les conflits, de réduire la violence « Or, quand il s1agit de maintenir un pouvoir, la violence est dépense, et elle peut coûter cher. Le dominant gagne à limiter les coups qu3 il donne, c'est-à-dire à les rendre légers, à les circonscrire, à les interrompre vite, à les faire appliquer par d'autres que lui, et à leur substituer, autant qu ' il peut, des discours. Le Lion, dans Les Animaux malades de la Peste, ne fait pas tuer tout le monde. Point de carnage. Ce "monseigneur du Lion- là" n ' est pas un "parent de Caligula1661 " . A la fin de son entreprise de reconstitution du pouvoir, seul 1'Ane est mort. C'est peu de chose, mais l'effet est considérable, la réussite complète. Le Lion a d'abord recréé le conseil, lui a donné une importance, a su susciter parmi ses membres le désir de tuer, rendant ainsi, par la peur, au Loup et au Renard 15 envie "d'épier la douce et 1 ' innocente proie1662 . Aussi, n'a-t-il pas eu besoin de désigner lui-même 1'Ane. C ' est le "on", dont il fait sans doute partie, mais comme une voix parmi d'autres, qui a crié Haro. C'est ensuite le Loup qui s'est chargé, "par sa harangue", de démontrer la culpabilité du Baudet. Enfin, c'est le "on" qui 1'a liquidé. Le Lion n'a peut-être, même pas souillé ses "sacrés ongles" 1660. 8 Voir Simonide préservé par les D i eux (1,14)/ vers 67-68: "Jadis l 0iympe et le Parnasse/Etaient frères et bons amis". Voi r a aussi dans la Comparaison d Alexandre, de César et de Monsieur le Prince, (O.P., p.685), la défense, par La Fontaine de l«utilité de l'éloquence pour un "héros". 1661. 1662. La Cour du Lion,(VIi,6), vers 26-27. Les Animaux malades de la Peste, ( V11,1 ), vers 12. - 52 0 fx- J/ s ,,:A/ V J ...H v dans cette chair "profane1663, ou, s 1 il 1f a fait, cf est en anonyme, perdu dans le "on", et sans mettre en cause sa sacralité. En ménageant entre sa parole et le meurtre un maximum d'espace, en multipliant les intermédiaires, les instances de discours, il s'est mêlé le moins possible de cette exécution qui ne lui coûte rien, qui ne risque pas de susciter contre lui des réactions, qui a solidarisé sous ses ordres les "puissances", et qui lui rapporte beaucoup. Un minimum de dépense produit ici un maximum de bénéfice. Les deux seuls actes du Lion, en tant que maître, dans cette affaire, c5 est tenir conseil et dire quelques mots, mettre en place le lieu des discours et initier le mouvement de leur production. Bon orateur, bon politique, il sait déclencher un échange d 1éloquence» Plus le Renard, le Loup et les puissances parlent en respectant les règles de l'éloquence, plus le conseil se reconstitue, et, par lui, le pouvoir du Lion. -Celui-ci se refait sur des mots. A la fin, la mort du Baudet qui "parle net1664" est cette violence minimum, absolument nécessaire pour que le système entier s ' appuie sur le réel. Il faut quand même que ça saigne un peu ! Cette violence minimum, cependant, est elle-même enveloppée, et presque dissoute par le discours. Litote : on ne tue pas le Baudet, mais on "le lui fit bien voir1665 " . Ce n ' est pas un meurtre, c ' est le dernier mot d'une démonstration efficace, élégante. C'est de 1'éloquence, ce n'est plus de la violence. Les coups, dès lors presque sans coût, sont devenus des mots. Tant que Lion saura telle "éloquence entretenir", il restera le maître. La Fontaine inaugure le second recueil par le spectacle de cette excellente gestion selon la Fourmi. Si beaucoup de chemin a été franchi depuis la première fable du premier livre, si le dominant n'est plus un être minuscule, mais un Lion qu'appuie une cour hiérarchisée, il a touj ours intérêt à mininiser sa violence personnelle, sous peine 1663. Voi r Les Obsèques de la Lionne, (VIII, 14), vers 35-36. 1664. Les Animaux malades de la Peste, (VI1,1), vers 55. Dans son "il faut parler netÎS, l'Âne fait deux erreurs. D3 abord, il reprend à son compte le "il faut" du Loup (Le Loup et l8 Agneau, vers 27), cet universel abstrait qui dissout les raisons dans une supérieure raison, et qui sert seulement le dominant. Ensui te, il croi t au "parler net", quand tous ici parlent indirect* 1665. Voilà bien un parler peu "net", quoique fort clair. Ibid., vers 62. - 521 - d5 être pris, comme le Lion de La Cour du Lion, aux pièges du langage, ou de s1épuiser comme tel autre avec un Moucheron. Le dominant gagne d5 abord à faire infliger la violence par d1autres, par des "paillards1666", des "Filles de la Nuit1667", ou même des "novices1668" déguisés. Savoir dominer, ensuite, c'est souvent réserver sa violence, annoncer son emploi futur pour l'éviter immédiatement, comprendre que, puisqu'elle est langage, on ne perd rien et on gagne tout à lui substituer au maximum des mots. Quand le Lion fait avertir sa Province qu'aux obsèques de la Lionne "ses prévôts y seraient pour régler la cérémonie", cela suffit. "Jugez s 1 y chacun s ' y trouva1669". Le Lion n'a besoin d ' écorcher personne, Un animal désobéirait-il, il le ferait tuer par d'autres « Cette habile gestion n'empêche pas le Cerf de le piéger. Sachant trop ce qui l'attend, le " chétif hôte des bois 1670" organise sa défense. Il élabore, comme le Renard1671, un habile mensonge, mais il fait mieux que ce dernier, puisqu'en utilisant 1'amour-propre de son maître, il en reçoit un "présenti672" . Conclusion : le Lion s'il avait voulu mieux maintenir son pouvoir aurait gagné à minimiser encore davantage sa violence, et à employer au maximum 1 'amour-propre de ses dominés. Dans Les Animaux malades de la Peste son confrère ne s'y trompe pas. En introduisant son discours par "mes chers amis", il flatte le 1666. Conte d'un paysan qui avait offensé son seigneur, Contes et nouvelles, I, vers 68. 1667. Les Amours de Psyché et de Cupidon, Q.D. , p.231. 1668. Féronde ou le Purgatoire, Nouveaux contes, vers 140. 1669. Les Obsèques de la Lionne, (VIII,14), vers 8-11. 1670. Ibid., vers 33. 1671. Celui de La Cour du L i on. 1672. Ibid., vers 51. conseil. En parlant du Ciel et de 1'histoire il profite de ses croyances et de ses peurs. En se posant comme porte-parole du Ciel, surtout, il atténue son image de maître et agit ainsi comme le Cerf, prétendu porte-parole de la Lionne. Menée par un maître, une telle politique, qui suppose une remarquable tempérance, lui permet de s'économiser au mieux. Surpassant toute attente, le Lion parvient même à se cacher par une totale exhibition. Rien de plus invisible en effet que 1'extrêmement visible : en mettant son péché aux yeux de tous, il se dissimule, et force autrui à le mettre hors de cause» Qui pourrait 1'accuser de violence puisqu1il reconnaît si humblement ses anciens crimes ? Toute accusation ne peut plus que glisser sur lui. C'est comme s'il s'était lavé de toute violence. Son confrère, lors des Obsèques de la Lionne, quand il prétend ne pas souiller ses "sacrés ongles1673", commet, en revanche, une erreur: en désignant ses ongles, en indiquant qu'ils pourraient se souiller de sang, il les désacralise, et suscite, chez son dominé, des stratégies défensives. Le Lion du livre VII est beaucoup plus habile. Il se construit un temple inaccessible dans 1'éclat même de son aveu. Comme le soleil, ou comme la mort, comment le regarderait- on fixement ? L'astuce vraie, pour présente : que "je demandiez pas violence, le économiser Lion consiste vous ce que dominant sa ainsi personnelle émettre une vérité ancienne dis que ce fais doit, substance parvient violence sa à " en réelle . j S le e ' pour et dissimule fus il effet, simultanément par image, doit plus éviter à pour une la réalité que ne me économiser sa fondamentalement, d'être 1'extinction déchaînement image de la usé. Le de sa violence collective, et à 1 ' invisibilité par la visibilité. Rien de mieux1674 . Qui se laisse voir est déjà en danger d' être pris. Témoins le Coq1675 la Perdrix1676, le Moucheron1677 , le soliveau roi des Grenouilles1678. . . 1673. ibid.. vers 36. 1674. On comprend que La Fontaine ai t placé ce monarque avant tous les autres et en stricte oppos i t i on avec Charles lî qui, da ns Un animal dans la lune, sait être aussi un monarque minimum, presque effacé dans un "on", mais dans un "on" qui ri t(Vers 54), pas dans un "on" qui cri e "haro", et dans une toute autre logique de pouvoi r. 1675. Les Deux Coqs,(VIi,12). 1676. Le Lièvre et la Perdrix, V,17. 1677. Le Lion et le Moucheron,(iI,9). 1678. Les Grenouilles qui demandent un Roi,(II1,4). b ) Economiser son image. La Fontaine a supprime toute allusion aux biens de la Fourmi. A-1-elle des stocks ? N' en a-1-elle pas ? Ce qui importe, c1 est que la Cigale croie qu'elle 'en a, et donc interprète certains signes, que le fabuliste ne nous donne pas, comme indiquant ces stocks. Grand avantage pour La Fourmi: un fromage réel ne tombe pas quand on ne lâche que des signes* Aussi, les dominants qui savent se maintenir les multiplient-ils puisqu'ils coûtent moins que l'étalage du réel, qu5 ils sont aisément manipulables, et que le dominé, en les interprétant, s ' installe, par l'esprit, dans la relation de pouvoir : "Dansez ; maintenant, et d 'abord interprétez ce "dansez maintenant". A vous , Cigale, les interprétations. A moi, Fourmi, et 1'émission, 1'être". La Fontaine est à bonne école avec les fêtes royales ou non, les jardins de Versailles, "les Mulets de son Eminence1679, en scène des "puissances toute la mise 1680 " . Dans la première partie de Psyché, il décrit longuement la prolifération des signes de ces deux invisibles, Amour et le Roi . Le roman entier médite sur 11 ' invisibilité "du 'mai tfeT? qui, paradoxalement, manifeste, quand elle est totale, qu'il pratique, même sans se 1? avouer, la logique de la Fourmi. [Oronte^ Charles II) ou le Sommeil1681, se laissent voir, quoique à peine, sans insister et quand on les appelle, comme pour ne pas trop s ' imposer. S'ils sont présents, ils le sont vraiment, et leur présence réelle assure un ordre, tandis qu5 un geste ou un regard de leur part suscite un mouvement d'heureuse création. Cupidon, au contraire, multiplie les signes et se cache, de sorte que son invisibilité stérilise les dons qu'il peut faire à Psyché. Si, pour se dissimuler ainsi, il prétend avoir d1 excellentes raisons1682, la suite du roman, sans les détruire, manifeste surtout qu'il veut maintenir, malgré son amour, par rapportà Psyché, une position de pouvoir ? Qu' en est-il alors de Louis XIV, que le livre entier conduit à rapprocher d'Amour ?\ L1 invisibilité royale, malgré la beauté des jardins de Versailles et 1679. Relation de ['Entrée de la Reine, O.P., p.509-512. 1680. Patrick Simon, parmi d autres, a donné l'analyse historique de ce cérémonial. Patrick Simon, Le Mythe Royal, Atelier national 1681. Reproduction des Thèses Lille III, 1987. Nous faisons référence pour Oronte à la fin du deux i ème fragment de Le Songe de Vaux (p.96), pour Charles II à Un animal dans s la lune, pour Le Sommeil au premier fragment de Le Songe de Vaux (p.83). 1682. Voi r Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 153-154. la liberté dont y jouissent les quatre amis, ne suggère-t-elle pas que ce roi, qui ne se mêle pas de voir et d 1 être vu (comme Charles II), pourrait être un souverain selon la Fourmi. Le roman multiplie les hommages, et n3 en décide pas* Cependant, i!ambiguïté, qui naît du rapport à l'Amour, est, jusqu'à la fin, savamment suscitée: la dernière page évoque ainsi le soleil qui multiplie les "muances43" et que 11 on peut "considérer", voire "regarder fixement1684", mais ce soleil est un soleil couchant. Il est douteux que le • grand Roi se soit jamais rêvé soleil couchant1685 ! Le texte, en sa poésie, ne suggère-1-il pas alors la nostalgie d'un autre roi possible ? La Fontaine, encore une fois, laisse au lecteur "quelque chose à penser44", mais il lui donne aussi matière : il montre ainsi nettement dans son roman, qu'un maître efficace, selon la logique de la Fourmi, c ' est un trou noir parmi des signes. En s'enveloppant de nuit, un tel dominant se protège. C'est ainsi que le sanglier d'Adonis, ce "tyran des forêts", habite un "fort épais, inaccessible". "L'épaisseur des forêts le dérobe aux supplices 1687". Cette obscurité fascine et dénote le " dominant terrible 1688. Autour d'elle s'agglutinent les dominés avides d'interpréter les moindres signes, et angoissés. Plus qu'une simple défense, en les tenant à distance, et en les attirant cependant, elle renforce, parfois jusqu'à 1684. La Rochefoucauld, maxime 26. 1685. Sur Versai l les et le Soleil, voi r Allen S. Weiss, Miroirs de l ' infini, le j a rd i n à la française et la métaphysique au XVIlème s i ècle, Seuil, 1992. 1687. Adonis, O.D., l'Agneau), du p. Lion 10 11. et et de son On pourrai "antre" (Le t rapprocher Lion malade ce et Sangl le ier du Renard), Loup et des (dans Le Brigands Loup et qui se cachent dans le bois de Tréfou ; République de loups, asile de brigands, Faut-il que tu sois dans le monde ? Tu favorises les méchants 1688. Par ton ombre épaisse et profonde.(Voyage en L i mous i n„ O.D., p.537) Voi r L'Amour lorsqu'il s'empare de Psyché en haut d'une montagne : La Nui t vient sur un char condui t par le Silence; Il amène avec lui la crainte en l'Univers. La part qu'en eut Psyché ne fut pas des moindres. Représentez-vous une fille qu'on a laissée seule en des déserts effroyables, 1 8 43Ibid.,etp.259. pendant la nuit. Il n'y a point de conte d'apparitions et d espri ts qui ne lui revienne dans la mémoi re : à pe i ne ose-1 44Discours M. le rduc La Rochefoucauld, (X,14), vers 56. elleà ouvri la de bouche afin de se plaindre". Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 141. un point critique, la position du dominant. Tant que la courtisane amoureuse croit connaître Camille, elle espère le maîtriser, mais dès qu'il se dérobe à sa pensée, elle perd sa position de pouvoir. Plus il se cache derrière des signes inattendus, plus elle est emportée dans le tourbillon des interprétations, et prise. Quand elle ne le connaît plus, quand il n'est pour elle qu'un incompréhensible émetteur de signes, il est le maître. Pour la vaincre, sans initier lui-même de violence, il la laisse se violenter elle-même... Dès qu'elle sort son poignard1689 s'apprête à se tuer, comme désormais il la tient, il la retient, se démasque, et tombe dans ses bras. Fin de l'épreuve : s'il s'était montré plus tôt, il aurait tout perdu. Certain Ermite sait ne jamais révéler qu'il est un "dangereux paillard1690". Pour s'emparer d'une fille, il se fait porte-parole de Dieu, table sur la "légère croyance" de la mère, annonce qu'il fera un pape à la donzelle, et corne "à toute outrance1691" : Femme incrédule, et qui vas à 11 encontre Des volontés de Dieu ton créateur, Ne tarde plus, va-t'en trouver 1'ermite Ou tu mourras1692 . La dame porte sa fille au "forge-pape" qui sait en faire ses délices, mais prudemment. S'il trahit son personnage, il perd tout. Plus de pouvoir. Plus de plaisir. Aussi fait-il l'hypocrite jusqu'au bout, avec, peut-être, contre la mère, la complicité de la fille. Excellente prise, suivie d'une excellente gestion! 5 1689. 1690. La Courtisane amoureuse, Contes et nouvelles, III, vers 211. Pour l étude précise de ce conte, voir notre première partie. 8 L Ermite, Contes et nouvelles,II, vers 15. 1691. Ibid., vers 56. 1692. Ibid., vers.107-110. La leçon est claire : le dominant doit apparaître le moins possible, et tempérer sa violence. En fait, c'est même chose, puisque la violence quand elle n'est pas réduite à l'état de signe, est révélation de soi, exhibition de l'être intime. Quand, par excès de violence, la Lion, se déchire lui-même, il met sa chair à vif. Il se révèle à l'oeil rieur du Moucheron. Mieux vaudrait plus de retenue. Le problème, c3 est que# souvent, le dominant veut se montrer. Quand il prétend jouir de son pouvoir, et pas seulement l'employer à satisfaire divers désirs, il veut éprouver intensément qu'il est, jouir d'être, et rien ne lui procure plus cette j oie que le regard d ' autrui. Seul au monde, englouti dans son trou noir, très vite, il ne se sent plus exister. Aussi aspire-t-il à s'exhiber et à multiplier les violences : Vénus, quand elle tient Psyché, la fait fouetter et parade en grand appareil. Il faut qu'on la voie, qu'on 1'admire, et qu'on sache les cruautés qu'elle inflige à la j eune mortelle. Il faut qu'on la voie nier ce qu ' elle croit la nier. Il faut surtout que Psyché la voie, qu ' elle s'humilie devant elle, qu'elle baise les mains qui 1 ' ont fouettée. Le dominant j ouit d ' être vu par ce qu ' il nie, ou qu'il pourrait nier. Alexandre n'hésite pas à commettre des crimes ou des absurdités dans le but d 1être reconnu. Pour la gloire, il multiplie les risques, ce qui surprend touj ours La Fontaine qui rêve, quant à lui, de retraites discrètes. Notre "bonhomme" ose même interroger le Prince de Conti : "Est-ce 1'intérêt de la France qui vous fait aller braver les hasards, ou si c ' est celui de votre gloire ? Je ne démêle pas bien la chose. Peut-être-même y va-t-il de votre plaisir : ce que j e n'ose presque penser : nec tibi tam dira cupido. Cependant vous autres héros seriez bien fâchés qu'on vous laissât vivre tranquillement. Comme si la vie n'était rien, et que sans elle la gloire fût quelque chose ! Vous croyez être demeurés au coin du 367 feu, à moins que vous ne vous alliez brûler sur le mont OEta, de même que fit Hercule 1693» . Attire par le feu, comme le Cierge, prêt à se consumer pour 1 qu éclate sa gloire, le dominant aspire à sortir des ténèbres. Loin des regards éblouis d1 autrui il ne se sent plus exister. Ainsi, le Loup vient-il discourir le plus longtemps possible au bord d'une "onde pure" quand la raison demanderait qu' il ramène d'urgence sa proie "au fond des forêts". Ainsi le Sanglier ne cesse-1 - il de courir entre son fort inaccessible et le champ de bataille, oscillant entre le contact et l'abstraction, la fureur et la retenue, le carnage et la sécurité, le rouge et le noir. Il ne peut se résoudre à jeter au monde des signes comme le fait la Fourmi, ou comme voudrait le faire Cupidon. Avide de nier le réel, les autres, et de se sentir le réel, le seul réel, il se montre et, "sans craindre l'effort des voisins alarmés", pille, détruit, massacre,. Ravage impunément des provinces entières, Laisse gronder les lois, se rit de leur courroux, Et ne craint point la mort qu'il porte au sein de tous 16 On dirait qu'un tel "tyran" est fasciné par le néant. Il erre entre sa propre nuit, et la négation d'autrui en une course folle, sans autre but que d ' aller de la nuit à la nuit, et de s'y . achevar,!^95 * de défier la mort, Une telle agressivité suscite sans cesse des opposants : \ 1693. A son Altesse Sérénîssime Monseigneur le Prince de Conti, O.D., p. 714. 1694. Adonis, O.D., p.10 et 11. 1695. La volonté de dominer, pour La Fontaine, au plus profond, tient sans doute d'une fascination morbide pour le néant, qui est simultanément refus absolu et .................... désir, véri table obses¥T'on''lce 1 n'est pas un hasard si la Fourmi, obsédée par sa survTe7''"'est la première, dans Les Fables, à fai re basculer autrui dans l absolu silence, et à ri re. La Fontaine bouleversante j ou i r cherche, quant comme celle des dans ses "muances" à lui, à écartée, voi re isolée dans quelque retrai une "source pure"(Xî 1,29, vers 34). Aussi sa ç0,Y§J^It4;J^ et " considérer l 1 être dans sa présence immédiate, "boutons"(IX,5,vers 14-15) ou des "oeufs"(I1,8, vers 19), à en même, et il n'apprécie rien tant que la chose séparée(O.D., p. 619), de. ..ce te, comme ...j3oés i flux ! 1 cette émergence minuscule de l être qu est e _est elle poésie du singulier .réel, de la gui 'Va subtil des.êtres' _ètfes. aux Un "Saint" ne se défait vraiment du pouvoir"et des troubles qu'il suscite que par la volonté de se "connaître" dans la singul ari ! té mu11 i ple d'une source pure. Ce n'est point là rupture avec le réel, narcissisme, ou même correction éthique comme celle qu apporte ( 1 le "canal" du "Livre des Maximes". C'est créer, par la présence de l 'onde transparente, l insaisissable immédiateté d une féconde présence à soi. "Lycaste, 52 8 Glauque, Palémon, Hilus, Amllcar; Cent autres A Al) A!lA , •^■■u*^**- Y â A Cl. A O- ^.JA^""^^ ' ^ AH que je tais1696"... Le Sanglier en massacre un grand nombre : "Que d 3 hommes terrassés !/Que de chiens abattus, mourants, morts et blessés1697!" Au risque de lasser, La Fontaine multiplie les meurtres, les cris, comme s1 il voulait, une fois pour toutes, au début de son oeuvre, montrer un tyran sans tempérance aucune et que rien, apparemment, ne peut borner1698". Tel "un tourbillon, messager de l'orage1699", le Sanglier devient pure violence, et la "violence 1700" des ses adversaires est annulée par la distance qu'il leur impose. Dans ces conditions, il se fraie un passage, et paraît sur le point de rejoindre son "fort" quand ses excès suscitent la levée d'un combattant plus audacieux - Adonis - qui, d'un coup d'épieu, le tue. Pour qui voulait transformer le monde "en vastes cimetières 170111 sous sa griffe, c ' est déjà la logique d'autorégulation de "Rien de trop". Alexandre imagine un système pour maintenir sa gloire à peu de frais. Laissant des signes de son passage - des brides, des mors, ou des mangeoires énormes™ il disparaît comme s'il était mort. C ' est fou et sage, génial si 1 ' on veut1702 . Alors que la plupart des dominants, obsédés par leur désir d'être, veulent touj ours se montrer, Alexandre sent que sa disparition peut ne pas mettre en péril - et peut même renforcer - sa position de pouvoir. Il suffit que chacun croie en lui. Peu importe qu'il meure ou qu ' il demeure, pourvu que persistent des signes impressionnants. Pour un dominant qui appliquerait systématiquement ce système, la gestion du pouvoir tendrait à 1'effacement personnel et à la prolifération des signes contraignant les hommes à interpréter, à admirer, à se laisser éblouir. A la limite, le dominant, lui-même, deviendrait inutile, voire gênant, mais persisterait. sa La position multitude des de pouvoir interprétations la 1696. ibid., p.12. 1697. ibid., p.12. 1698. Voi r, dans 18oracle de Psyché ce vers à propos de Cupidon : "Le Styx n'a pu borner son pouvoi r souverain". Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p.138. 1699. Adonis, O.D. p.14. 1700. "Tous les traits qu8on lui lance/ Etant poussés de loin, perdent leur violence, ibid., p. 16. 1701. ibid. p. 11. 1702. Ce système fascïne_tant_La_ 9y,l.j.i,,,.t0,,.l?§£|..e d^î^JlMs,, en des l i eux fort distants de son oeuvre : Relation d'un Voyage de Paris en Limousin! O-D•, p. 550. Comparaison d'Alexandre, de César et de Monsieur le Prince, O.P., p.690. - 529 - \ \ reconstituerait sans cesse comme le Phénix1703 « Alexandre n'applique son système que parce que ses soldats le contraignent à reculer1704 ..* C ' est le coup de génie fou d'un tyran qui comprend qu'il rencontre un obstacle, et qui veut, malgré lui, se maintenir, mais Alexandre ne cherche pas l'effacement méthodique. Il ne se rêve pas Dieu caché, mais veut se montrer vraiment, aller toujours plus loin, vaincre la Perse, puis "passer aux Indes". Ambition folle. Intempérance de Sanglier I Alexandre oubliant qu'il est limité, mortel, malgré ses exploits, finit vite sa carrière, épuisé comme le Lion, incapable de maintenir son empire. Le manque de prévoyance des dominants : conclusion partielle. Les dominants selon La Fourmi, malgré les qualités de certains, abandonnent ou refusent .souvent la tempérance qui leur permettrait de se maintenir, ce qu'ils souhaitent apparemment. Dès qu'ils veulent j ouir du plaisir de dominer, s'ils atteignent des moments d ' équilibre,' ils ne s ' y tiennent guère, prennent des risques, et suscitent des crises. La durable tempérance du Hibou est des plus rares. Sa vigilance, sa cohérence ne sont pas plus fréquentes et les Cormorans ne sont pas légion. ■ . . - . \,-/' ■■ ;7; Dans toute 1'oeuvre de La Fontaine, en position de pouvoir, pullulent les imprévoyants, ou les trop prévoyants dont 1'excès de zèle est imprévoyance redoublée. Grand danger pour tous ces gens I L ' univers, infini et divers, reste pour eux, qui sont limités, touj ours dangereux. Ils se croient déjà Phénix alors que le Renard rôde. Ils croient volontiers savoir "vaincre, régner, maintenir leur ouvrage1705 ", et imaginent que rien ne peut les détruire, mais Rien de trop rappelle que les plus forts tombent I Méditant toujours 1'affaire Fouquet et s1 interrogeant sur les 1 1703. C est la si tuation de l écrivain qui use du pouvo i r des fables. Voi r notre dernier chapitre. >:»■■■*■■■" 1704. "Contraints par ses soldats de retourner en arrière et d abandonner certainspays'7 il y fait lai sser des brides et des 8 mangeoi res pour les chevaux beaucoup plus grande qu'à l'ordinaire, afin de passer pour un dieu qui commandai t à des géants, lui qui était d'une taille au dessous de la médiocre". O.D., p.690. 1705. La Paix de Nimègue, O.D., p. 741. fins ultimes des dominants qui cherchent peut-être, incompréhensihlement, le néant dans la jouissance de leur pouvoir, La Fontaine raconte et analyse d5 innombrables crises qui les convertissent parfois, les renforcent quand ils sont habiles, les détruisent le plus souvent. A défaut de temples, il leur dresse alors 1 d ironiques tombeaux. 2.4 Les crises de la domination. /■^^^^^^InJtroduit mot /"crise!f, au XVIème x \au siècle XVIIème d'emploi""""" ïïïëdical. par Ambroise siècle, Il désigne, est Paré, le généralement selon Furetiêre, le "soudain changement de est la maladie qui donc ce symptômes, se tourne à la santé ou à la mort". moment critique, caractérisé LgT'^ crise par des" où un état peut radicalement s'altérer sans qu'on puisse garantir en quel sens. Si le mot n'apparaît pas chez La Fontaine, la chose, au moins, y est. C'est 1 ainsi que I'évocation d une crise Le Poème du Quinquina propose : l éj Le malade ressemble alors à ces vaisseaux Que des vents opposés et de contraires eaux Ont pour but du débris que leurs fureurs méditent ; Les ministres d'Eole et le flot les agitent ; Maint coup, maint tourbillon les pousse à tous moments Frêle et triste j ouet de la vague et des vents. En tel et pire état le frisson vient réduire Ceux qu'un chaud véhément menace de détruire ; Il n'est muscle ni membre en 1'assemblage entier Qui ne semble être près du naufrage dernier1706 . La Fontaine évoque ici "en langage des dieux 1707" un phénomène qui relève de 1'observation scientifique. En assimilant la crise à un naufrage, en développant 1'image, il cherche à être "Disciple de Lucrèce une seconde fois1708" . On dirait pourtant quf en cette affaire 11abondance même du texte et sa facilite résultent d'une difficulté 1 : à défaut de définir la crise, 1 1706. Poème du Quinquina, O.D.,p.68. 1707. Ibid., p. 67. 1708. Ibid., p. 62. auteur propose une image1''09 et multiplie les mots. Il est vrai gue la pensée de ... 3J|jegpgpe spectaculairement, chez ■ N 1 Pascal , | n est . . - . \,-/' ■■ classique, pas ;7; .sauf crise » Le {cartes ianisme\ ambiant s'intéresse plus à la ma t héma t i s a t ion du réel, à l'ordre global, qu'aux points de rupture : le cogito étant posé, la crise étant passée, il s'agit de construire une vision ordonnée et stable du monde. Au niveau politique, ce projet est relayé par la volonté royale d'édifier un état en supprimant méthodiquement tout trouble, en dissipant toute zone d'ombre, en éclairant la société entière par un permanent soleil. Les jardins de Versailles et 1'itinéraire qu'y propose le Roi, comme 1 ' a sugge s t ivemen t montré Allen S. Weiss1710, témoignent de cette volonté d'ordre, qui refuse la crise, et rejettent dans le néant les crises dont le pays, et, par là, 1'homme paraissent enfin sortis. On choisit d'édifier des structures solides, magni f iquement ordonnées, comme la colonnade du Louvre que 1 ' on préfère aux divers projets du Bernin, tout en courbes, et dont les espaces vides, incertains, recèlent des possibilités de crise. La crise nous paraît, dans la seconde moitié du XVIIème siècle, en France plus obj et de littérature que d'architecture ou de philosophie. A toute époque, au demeurant, la littérature trouve ses plus puissants effets aux marges de 1'impensé, là où les concepts se dérobent, s'évanouissent, où 1'ordre patiemment construit vacille. Elle génère alors fascination et trouble, plaisir et inquiétude. Au XVIIème siècle, ce n5 est pas un hasard si le mot dans 1709. le 'vocabulaire du théâtre. "crise" figure Les L'image du naufrage pour parler de cri se est fréquente au contrai re, est représentée par le navire en plein mouvement : chez La Fontaine. 1 L absence de crise, Lorsque sur cette mer on vogue à pleine voiles, Qu'on croi t avoi r pour soi les vents et les étoiles... Elégie pour M. F., O.P., p.529. 1710. Allen siècle, S. Weiss, Seuil, contempler, 1 pas d une Mi roi 1992. ! Li rs de tinérai l 8 infini, re Le que jardin propose le à la roi française et la est t d'arrêts fai métaphysique du successi chaque fois, d'un regard englobant la totali té immobile du paysage. 11 ne promenade fluide où le regard, sans cesse, se perdrai t dans la succession XVIIème fs pour s'agi t continue des points de vue. tragédies de Racine, par exemple, représentent de spectaculaires crises, au cours desquelles le système de pensée vertigineusement s'ébranle. mis en place Spectacle fascinant, qui inquiète, mais qui rassure aussi, parce qu'il est spectacle, si bien que la pensée après s'être laissé mettre en émoi, après avoir aperçu les noirceurs de l'abîme, peut retourner, avec sa lumineuse efficacité, à 11 élaboration de 11 ordre » 2.4.1 Le Hibou et le Chat s refus de la crise et recherche de 1 1 apparente crise « Le Hibou de La Fontaine, bien installé dans la tradition 1 d Aristote, et figurant, loin du Lion, un envers obscur du Soleil, travaille dans son trou à éviter toute crise. Ce qu ' il veut c ' est "la santé1711 " , c ' est-à-dire 1'équilibre en 1 'état sans jouissances paroxystiques. A ce modèle de dominant qui refuse la crise, et agit pour la retarder, s ' oppose le Chat qui la provoque systématiquement. La crise, c'est quand la Souris atteint le point où elle croit qu ' elle peut quitter le Chat. Chaque fois le Chat la reprend, et c ' est, chaque fois, pour lui, plaisir extrême ! Ici, les crises sont fictives. Seul y croit la Souris qui fait tout le travail de course et d'imagination. Le Chat la regarde imaginer ■ . . - . \,-/' ■■ ;7; et courir, se recréer, mais il la dévorera à son heure, à son choix, quand 1'ennui ou la faim viendront. Goûter le plaisir de ces crises fictives suppose qu ' un tel dominant maintienne ou améliore, à son profit, la relation de pouvoir, avec son marché clos et son déséquilibre pertinent. Comme il prend des risques, contrairement au Hibou, en laissant courir ses dominés, la moindre faiblesse' peut être fatale à son plaisir. Les crises fictives ouvrent vite sur des crises réelles. Un absolu contrôle est donc nécessaire, mais un Lion, lui-même, devient vieux, et 15 univers, divers, est infini. Aucun dominant mortel 1711. Les Souris et le Chat-Huant, (XI,9), vers 24. '-■ 533 ne peut prétendre tout contrôler, et rester identique à lui-même. Même le Prince, qui peut se dire Chat, risque de rencontrer chez 1 f apparente Souris-La Fontaine un Chat plus Chat que lui. . .. ....... Mieux que les Dieux, (la Fortune qui se plaît à faire bien des coups 1712 , paraît â~mëme de tout saisir, en tout lieu, sans contrôle. Elle tue un coq1713, sauve un enfant1714, enrichit un dormeur1715, fait tomber Oronte, et perd ici ceux qui sont apparemment ses "amis1716",.. Les dominés, c ' est-à-dire toutes les créatures, ne peuvent qu'éprouver les effets de ses caprices, tenter de les interpréter, sans leur trouver d1 ultime cohérence..* On ne saura jamais quelle logique elle suit, si même elle en suit une » Ce qui est sûr, c 5 est que cette spectaculaire incohérence et sa puissance en fontun modèle pour les dominants selon la Fourmi. Le Chat, la Belle, le Roi voudraient lui être comparables. Ils tendent tous à lui ressembler autant qu5 i1s peuvent. Rien ne flatte plus un Louis XIV que de se voir assimiler au sort1717. Aussi la Fortune est placée au centre des cinq "strophes" du texte du livre XII, comme un médaillon, ou comme un miroir vers qui tous les rayons convergent. Tous les dominants cités sont, comme 1'indique ' le "refrain", comparables au Chat, mais la Belle, le Roi, et même le Chat, voudraient erre comme la Fortune. L 1 unité immanente du paradigme, c ' est le Chat du refrain qui la fait, mais la Fortune en constitue le modèle transcendant. Elle est ce que les dominants rêvent d' être, et ne sont pas, justement à cause d'elle. Si donc elle est leur modèle, elle est aussi leur limite. C 1est elle qui renverse ceux qui sont ses amis, peut-être la belle, le Chat, le Prince, le Roi, et tant d'autres... Elle est indiscutablement plus forte qu'eux. Elle peut, à tout instant, mettre leur domination en crise, et elle les force, contre eux-mêmes, quand ils veulent chercher aventure, à se montrer prévoyants. Tout dominant imprévoyant, en effet, affronte vite une crise, une vraie, et qui peut le détruire. Si les imprévoyants ne sont pas 1712. Voir Les deux Coqs, (Vï1,12), vers 29. 1713. Ibid.,(VIj,12). 1714. La Fortune et le Jeune Enfant,(V,11 ). 1715. L Homme qui court après la Fortune et l Homme qui l'attend dans son lit, (VI1,11). 1716. A Monseigneur le duc de Bourgogne, vers 11. 1717. L'Ecrevisse et sa Fille, (XII,10), vers 10-13. 1 8 - 534 - tous des dominants - Témoin la Cigale, les Lapins, les Grenouilles. . . - la gestion d'un pouvoir la rend particulièrement dangereuse alors même que la position de pouvoir, quand on suit la logique de la Fourmi, tend à la susciter. Le dominant, qui a souvent construit son pouvoir sur l'imprévoyance d'autrui, cherche en effet à vaincre le temps, soit qu'il veuille aménager un espace à l'abri de son flux, soit qu'il veuille sortir du temps par la gloire, ou jouir si intensément d'un instant de domination que celui-ci devient comme une éternité. De La Fourmi au Hibou, le dominant se bat contre le temps, et simultanément contre 1'espace ouvert. Il se bat contre tout ce qui est indéfini, paraît infini, et qui rend évidente sa propre finitude. A ce niveau, sa volonté de clore 1'espace est la même que celle d'arrêter le temps puisque, pour lui, 1 ' espace se traduit en termes de temps : si un Lion naît dans une forêt . prochaine, le vizir interprète cette proximité spatiale comme proximité temporelle. Il emploie aussitôt le futur : "Il croîtra par la guerre, Ce sera le meilleur Lion". . . Ave rt i s s ement inutile ! Le Léopard, fort mauvais gestionnaire, ne veut plus entendre parler de 1'espace ouvert, et du temps, de 1'ailleurs et de 15 avenir. Tout cela, pour • lui, n'existe plus.■ Puisqu'il est maître d'un monde clos, et qui ne change pas, puisqu'il peut croire un moment avoir vaincu le mouvement, il préfère abandonner toute vigilance, nécessairement, se faire imprévoyant, et oublier qu'il va, affronter une terrible crise. La diversité des crises possibles, pour le dominant, est infinie. Chez La Fontaine, elles se ramènent à deux familles principales dont seule la seconde est entièrement spécifique de la logique de la Fourmi : la première famille, ce sont les crises causées par 1'intervention d ' un dominant extérieur, la seconde, ce sont les crises dues au - 535 bouleversement du déséquilibre pertinent nécessaire au maintien de la relation de pouvoir. 2.4.2 Les crises provoquées par un intervenant» Ces crises, tout dominant, quelles que soient ses intentions, peut les vivre. Témoin Oronte. "Du fond de 1' horizon", soudain surgit, le Nord1718, ou quelque autre puissance, qui renverse les maîtres. "L'Autour aux serres cruelles" s'empare ainsi de la Perdrix qui rit, un corsaire arrache sa femme au Vieillard, un autre corsaire se fait voler la Fiancée du roi de Garbe et détruire par le "Seigneur d'un château voisin1719'", la Grenouille croyant tenir le Rat est emportée par l'Aigle1720, le Corbeau qui se croyait maître d'un mouton est pris par 1'homme : Le Berger vient, le prend, 1'encage bien et beau, Le donne à ses enfants pour servir d1 amusette1721. Même le Hibou, malgré sa prévoyance, se fait chasser par les bûcherons. La plupart du temps, cependant, chez La Fontaine, ces interventions résultent de 1'imprévoyance du dominant qui n'a pas su s'en prémunir, ou a fait apparaître plus fort que lui. La crise est alors brutale, et il n'y a presque plus rien à faire quand elle est déclenchée. D ' un dominant cruel, et bien plus fort que soi, quand on est dominant, on ne peut attendre aucune pitié. Quand un Lion peut détruire un Léopard, il le fait. Quand 1'Autour 'est pris par l'Oiseleur, ce dernier a beau j eu de lui rappeler le sort qu ' il réserva à 1'Alouette, et quand même un corsaire, apparemment bénévolent, semble vouloir remettre sa femme à son vieux mari, c'est pour rendre plus évidente la défaire de ce pauvre homme. Le Roi, lorsqu'il renverse Oronte, veut que sa chute soit complète, et qu'elle aille\jusqu1 à la mort : dit avoir entre les mains des pièces; qui le "il feront pendre". Si La Fontaine reconnaît que son pouvoir est illimité, il a pu espérer, cependant, borner son "courroux", mais les suites de 1718. On sait comment Jasinsky, dans son livre, montre comme le Nord peut désigner Colbert. recueil des "Fables", Nizet, 1966/ tome 1, p.307. 1719. La Fiancée du roi de Garbe, Contes et nouvel les 1720. La Grenouille et le Rat (IV,11). 1721. Le Corbeau voulant imiter l'Aigle, (11 ,16), 11 , René Jasinsky, La Fontaine et le premier vers 362-467. vers 21-22. ;f / ^7 l'affaire ont dû lui ôter toute illusion. A la suite d'une telle intervention, la différence est pourtant grande entre un dominant comme Oronte et un dominant qui suit la logique de la Fourmi, Le premier, s1 il survit au choc, ne perd que le pouvoir qu'il utilisait, avant tout, pour aider autrui, et se faire aimer. La domination n'était pas son but. 11 perd donc, par là, assez peu. De plus, dans ses anciens dominés, s'ils ne sont pas ingrats, il peut trouver des amis qui le réconfortent. Un seul ami change tout. Une seule Fourmi, au bon moment, peut sauver Fontaine n' a jamais trahi une Colombe. La Fouquet. 1 Authentique épicurien, même s il a jugé que le bâtisseur de Vaux avait trop cru "les conseils d'une aveugle puissance 1722", est resté fidèle. Colbert, il lui grand vainqueur de l'affaire, aurait pourtant pu satisfaire ses besoins, et il n'existait plus de déséquilibre entre le maître et son ancien protégé, mais ce dernier, malgré sa faiblesse s'est ardemment employé à sauver la vie du "malheureux". Un dominant, qui exploite ses dominés, ne peut, en revanche, rien en attendre quand intervient beaucoup plus fort que lui. Aussitôt, ses anciens dominés se libèrent, appuient parfois - le nouveau venu, ou se donnent à lui en toute indifférence. Lorsqu'un Vieillard appelle son Ane à fuir l'ennemi, le Grison ne bouge pas : Et que m'importe donc, dit l'Ane, à qui je sois ? (Sauvez-vous, et me laissez paître : liNotre ennemi c'est notre maître : iJe vous le dis en bon françois 1723 Peu tort importe, ou raison1724, pour le maître, il le perd, que l'Ane ait il doit s'enfuir seul, et son 1722. Elégie pour M. F,, O.D., p.529. Voir les avertissements de l3 Ermite dans Le Berger et le Roi , (X,9) vers 33-49 : "Je crois voir cet aveugle... 1723. Le Vieillard et l8Ane, (VI,8), vers 1316. 1724. On le voit, deux fables plus loin, dans L'Ane et ses Maîtres (VI ,11), que l'Ane pourrait bien tomber sur des maîtres.pires que le Vieillard. Cette fable 11, après les illusions du Cerf et du Lièvre, aide à revenir sur le discours de l'Ane. Elle n'en montre pas la fausseté, mais - 537 - Grison lui a ôte toute illusion. En une formule, il lui a dit la vérité de leur relation : Il avait beau lui permettre d' aller, 11 grattant et frottant, /Gambadant, chantant et: broutant Se vautrant, 172 ' % cela ne comptait pas. "Que sert la bonne chère/ Quand on n1 a pas la liberté1726 ?" Pour 11Ane, malgré la bonne nourriture, le Vieillard est 1 ?ennemi parce qu' il est le maître1727. Et il suffit qu'un individu se croie le maître pour quf ùne"":' intervention contre lui ré j ouisse ceux qu'il prétendait dominer. Dans Les deux Mulets, quand 1'ennemi massacre le Mulet glorieux, qui faisait "sonner sa sonnette", devient cinglant 1'autre Mulet : _.:„,Si tu n'avais servi qu'un Meunier, ne serais pas si malade1728 comme moi, >:jpu Ironie cruelle. Le Mulet qui prétendait se comporter en dominant, ne peut trouver aucun appui, même moral, dans celui qu'il voulait humilier. En faisant "sonner sa sonnette", il a oublié le soin de sa santé. Sa maladie, qui est peut - être, aux yeux de la Fontaine, maladie de ceux qui veulent j ouir du pouvoir, éclate en crise, comme la Grenouille, dans le silence du texte. Est-ce même une crise ? C'est aussitôt 1729 coups . . . irrémédiable. Le Mulet "se sent percer de Pour qui pratique, ou prétend pratiquer, la logique de la Fourmi, 1'intervention d'une puissance beaucoup plus forte est d'ordinaire désastreuse. Sans appui ou réconfort possibles, d'aucune pitié, pris sans espérance par quelque elle suggère que l'Âne peut se tromper en déduisant un comportement de cette vérité. 11 oublie de penser par degrés : s'il est vrai 5 tous les mai très ne sont pas également désagréables. 1725. Le Vieillard et l'Ane, (VI,8), que "notre ennemi, c est notre ma ître", vers 5-6. 1726= Le Cheval s * étant voulu venger du Cerf, (IV,13) f vers 24-25. 1727= Chamfort et quelques autres ont ici assez mal vu. La fable de la Fontaine, qui imite Phèdre, n'est pas prérévolutionnai re. Comme s Psyché, elle montre qu un maître qui sui t la logique de La Fourmi, même s'il comble son dominé et se croi t bon, est nécessai rement, pour lui, un ennemi. Amour a beau multiplier les richesses autour de Psyché, la j eune mortel le finit par prendre un 8 8 poignard contre lui. Le Vieillard a beau repaître l Ane, celui-ci l abandonne. De ce point de vue, l*insistance de La Fontaine sur les plaisirs du paîllard est capîtaie. 8 Quant à l idée d^Jean-Pierr^.^^Tfnet# selon lequel "La Fontaine rejette al lègrement toute forme de sujetionfPléiade,p.1151)", elle est à nuancer. La Fontaine se félici te en effet de louer et de servir Oronte, ou "Les Dieux, sa maîtresse, et son Roi" pourv u qu'îls cherchent, comme Charles II, à multiplier pour chacun le plaisir d'être sur terre. 1728. Les deux Mulets, (1,4), vers 18-19. rapace, Le Coq et la Perdrix disparaissent. Ailleurs, la Lionne avale 11 Arabe, les maris dansent autour du bûcher des Cordeliers de Catalogne, la mort terrasse le Lion devenu vieux qui doit souffrir jusqu'aux "atteintes" de l'Ane1730 . Dans l'oeuvre de La Fontaine, beaucoup de dominants meurent ainsi, et quand ils ne meurent pas, ridiculises, anéantis, complètement défaits par 1 1 alliance fréquente de leurs anciens dominés et du nouveau venu, ils perdent, sans rien apprendre, leur position de pouvoir1731. Face aux intervenants, certains dominants fuient : à l'arrivée de "l'ennemi", le Vieillard s'éclipse « S'il sauve sa peau, il perd sa domination sur l'Ane. Au mieux, pareils dominants tenteront ailleurs, avec d'autres, de gagner une nouvelle position de pouvoir, mais l f ancienne est détruite. Le Hibou retrouvera peut-être un tronc et des souris, mais pas l'antique pin, et les souris chassées "en son temps". Après le massacre qu'en ont fait les hommes 1732, d'autres Loups, ailleurs, pourront recommencer à massacrer d'autres moutons, et remplacer leurs pertes, mais ce sera autorëgulation générale dans un monde ouvert1733 et aucun des loups exterminés ne reviendra dominer l'Agneau. L'intervention radicale d'une puissance considérable, capable, comme les bûcherons, de les détruire sans résistance, interdit aux dominants, dans l'oeuvre de la Fontaine, scénario de sortie de lorsque la crise est d 1730. Le Lion devenu vieux, n crise1734 . Il n'en tout va pas de même 1 abord interne à la relation de pouvoir. ï I 14). Le Lion, "terreur des Forêts", est victime de son imprévoyance. Il oublié que sa logique de pouvoir faisait de ses dominés des ennemis, et que la mort viendrait aussi pour lui. L'intervention de la mort libère ses dominés qui deviennent "forts par sa faiblesse". Rappelons que chez La Fontaine, la mort est à la fois pensée comme dominant ultime ("La mort ravit tout sans pudeur"(VïIï,1)) - celui contre qui, aucun des dominants mortels ne peut rien j ;4}et comme figure des dominants selon la Fourmi : pour un dominé, un tel dominant est la mort "(voir le Sanglier d'Adonis). 1731. Voir le Maître en droit qui se retrouve nu, déshonoré, face à ses étudiants, par l'intervention d'un jeune homme, de son épouse, et d'une vieille. 1732. Voir Rien de trop, (IX,11), vers 20-22. 1733.. En Angleterre, espace' clos, l'homme a tué tous les Loups : "C'est par là que de Loups l'Angleterre est déserte" (X,5)f mais dans l'univers, il y a toujours du reste, de l!immaîtrîsé, même pour l'homme qui est, quoique très puissant, limité. 1734. Une cas remarquable ; Les Animaux malades de la Peste. Le Ciel, pour punir les crimes de la terre, envoie la Peste - un "Mal qui répand la Terreur"et menace donc le pouvoir du Lion. Ce monarque réussît à gagner du temps. Il évite, au moins un moment, la dissolution de son pouvoir. Mais la mort de l8Ane ajoute encore aux "crimes de la terre", et peut donc renforcer la détermination du Ciel à la punir. La prévoyance du Lion qui va assez loin (cf le Hibou de XI) ne va peut-être pas assez loin... 2.4« 3 Les crises internes à la relation de pouvoir« De ces crises, chez La Fontaine, 11 imprévoyance du dominant est responsable. En commettant des excès, en brisant ainsi le contrat informel qui permettait à la relation de se maintenir, en serrant au contraire trop peu son dominé, en s 8 illusionnant sur ses capacités à le contrôler, en oubliant que le dominé change, que des dominés divers peuvent se regrouper, se renforcer, et que lui-même il s'use, le dominant, dans la durée, se met en situations difficiles, comme le montre la tragédie d'Achille. Une tragédie, s igni f i cat ivement, inachevée. A ) Lecture d'Achille. \ Devant Troie, quand Achille accuse les Grecs de suivre en esclaves Agamemnon, Ajax réagit : «M "* En esclaves ! nous, rois ! dites en compagnons. Tenons-nous de leur main les lieux où nous régnons ? Le sang d'Atrée a-t-il du pouvoir sur le nôtre ? Sommes - nous dépendants, vous ni moi , d ' aucun autre 1735? Ulysse, quant à lui, prétend que seule une nécessité supérieure, volontairement acceptée, 1'aurait conduit à combattre avec les Atrides : J'entrai dans leur parti de mon pur mouvement ; Rien ne m'y contraignit qu ' un juste mouvement 1736 . Agamemnon serait donc un chef minimum, chargé seulement de coordonner le combat. La relation de pouvoir qui 1'unit aux princes grecs ne relèverait pas de ce que nous appelons logique de la Fourmi. Par de multiples injustices, cependant, Agamemnon manifeste qu'il la suit. Les princes grecs voudraient ne pas le Au nom de leur gloire et de 1 la voir. réussite 1 collective ^ ils voudraient maintenir la fiction d un chef minimum 1735. 1736. Achille, O.D., p.464. Ibid., p.464. et se consacrer à combattre les Troyens. Malheureusement pour eux, 11Atride persévère dans son entreprise de pouvoir : à Achille, contre tout droit, il enlève Briséis, la femme qui lui revient et q