La scénographie du théâtre baroque en France : quand le

Transcription

La scénographie du théâtre baroque en France : quand le
La scénographie du théâtre baroque en France :
quand le comédien n’était pas enfermé dans une cage
par
Anne Surgers
et
Fabien Cavaille
« De weereld is een speeltooneel –
[Le monde est un théâtre]1 »
Joos VAN DEN VONDEL
Le présent article a été travaillé et écrit à quatre mains, il
comporte deux parties, abordant la question de l’espace théâtral du
premier XVIIe siècle en suivant deux lignes différentes. Pour
contribuer à une plus juste compréhension du théâtre baroque, il
nous semble en effet souhaitable de réfléchir sur le théâtre dans
son ensemble : à la fois les mots écrits pour être joués par des
corps dans un lieu ; le spectacle reçu par d’autres corps,
l’assistance ; enfin la représentation incarnée se nourrissant de
lieux de mémoire, appelée à devenir, à son tour, image de
mémoire. Notre participation à une étude globale du théâtre du
e
XVII siècle consiste en l’interprétation d’une maquette du Théâtre
du Marais, construite à partir des contrats de charpenterie passés,
en 1644, entre la propriétaire du jeu de paume du Marais et la
troupe de Le Noir, pour réaménager le lieu en théâtre. Nous avons
souhaité voir dans l’espace et en volume les conditions qui
président à la scénographie, au jeu des comédiens et à leur
réception.
Joos Van Den Vondel, sentence peinte sur l’architrave de la porte
d’entrée du Schouwburg d’Amsterdam, 1637.
1
LA SCÉNOGRAPHIE DU THÉÂTRE BAROQUE
I.
Conditions scénographiques d’un théâtre-emblème.
Du modèle parisien au modèle européen
93
À l’âge baroque2, jusque dans les années 1670, l’action que
nous nommons « entrée en scène » était conçue, pensée et désignée
comme une « sortie ». Les textes de théâtre et les didascalies en
attestent. En d’autres termes, depuis le début du XVIIIe siècle, notre
conception – et notre perception – du lieu de la représentation se
sont retournées comme un gant : le système qui fonde la
représentation baroque est à ce point étranger à notre pensée
contemporaine que nous avons des difficultés à comprendre qu’une
entrée en scène ait pu être considérée comme une sortie. En
Pour éviter les malentendus et parce qu’en France l’emploi du mot
provoque encore des débats, parfois âpres, je souhaiterais préciser
d’entrée de jeu dans quel sens sera entendu le mot « baroque » dans le
présent article. Au XVIIe siècle, l’adjectif « baroque » n’était employé
qu’en joaillerie, à propos de perles « qui ne sont pas parfaitement
rondes » (Furetière). Par extension, la notion d’imperfection et
d’irrégularité a progressivement contaminé le sens premier. Ainsi,
l’édition de 1878 du Dictionnaire de l’Académie entérine l’acception
morale de l’adjectif : « baroque » signifie alors « irrégulier, bizarre,
étrange. Il se dit des choses physiques et des choses morales ». Dans son
ouvrage Der Cicerone paru à Bâle en 1860, Jakob Burckhardt choisit
l’adjectif « baroque » pour désigner une période de l’histoire de l’art
s’étendant environ de la Contre-Réforme au milieu du XVIIe siècle,
période succédant à la Renaissance et précédant la réadoption des
« règles » de l’architecture antique. Le choix du mot « baroque » est le
reflet tant d’un jugement de valeur dépréciatif que d’une histoire de l’art
et de la pensée établies en fonction du postulat qu’il y aurait « progrès »
et « amélioration », à partir du moment où seraient respectées les règles
de l’architecture antique, celles de la perspective linéaire déduite de la
géométrie d’Euclide et celles de la poétique aristotélicienne. Malgré les
écueils que le mot recèle, nous emploierons ici « baroque » pour désigner
un courant de pensée, dont le spectacle a été l’une des expressions
privilégiées, et qui s’est développé en Europe, dans la seconde partie du
e
e
XVI siècle et les deux premiers tiers du XVII siècle environ.
2
94
ANNE SURGERS ET FABIEN CAVAILLE
France, même les traces textuelles en ont été effacées dans les
différentes rééditions, jusqu’à la fin du XXe siècle3.
D’autres préjugés obscurcissent notre compréhension : depuis
le XVIIIe siècle, les écoliers, les étudiants et les enseignants français
ont été nourris de la pensée néo-aristotélicienne, à qui l’on doit le
retour aux règles et à l’unité « classiques », après les désordres
« baroques » de la première partie du XVIIe siècle. La conséquence
directe de ce jugement de valeur érigé en vérité est la dépréciation
des auteurs, des acteurs et de la représentation qui avaient précédé
le retour à l’ordre. On entend encore dire, par exemple, qu’en
France les comédiens s’installaient au hasard dans des lieux
d’emprunts, des tripots mal famés, que l’exiguïté de la scène
condamnait les acteurs à une quasi-immobilité, frontale de surcroît,
ou que le décor à compartiments était de pure convention. Pour
contribuer à démêler le vrai du faux nous proposons une étude
s’appuyant sur des sources contemporaines de l’objet étudié4. Dans
la première partie de l’article, nous nous intéresserons au lieu de
représentation, à son architecture, à sa composition, à son
organisation spatiale, et à son décor. L’étude part du dessin pour
comprendre le dessein, puisqu’au XVIIe siècle les deux mots étaient
encore homophones et homographes. À partir de la maquette, nous
proposons une visite archéologique dans un jeu de paume aménagé
en théâtre, à Paris, en 1644, cas particulier présentant tous les
Pierre Pasquier m’a offert de travailler sur ce sujet, dont il avait, avant
moi, pressenti l’ampleur : qu’il trouve ici l’expression publique de ma
gratitude et de mon amitié. Mes remerciements vont aussi à Gilles
Declercq, qui m’accompagne dans cette recherche et à Fabien Cavaillé,
pour les longues heures de travail partagé, de doutes, de conversions
laborieuses et de découvertes échangées ou faites en commun, avec joie
[A.S].
3
En particulier grâce à Wilma Deierkoff et Alan Howe, qui ont eu la
patience de dépouiller les archives des notaires, des comédiens, des
maîtres paumiers parisiens, pour retrouver aux Archives nationales des
traces tangibles de la vie théâtrale baroque. Wilma DEIERKAUFHOLSBOER, Le Théâtre du Marais, Paris, Nizet, 1954, tome I ; Alan
HOWE, Le Théâtre professionnel à Paris, 1600-1649, Paris, Centre
historique des Archives nationales, 2000.
4
LA SCÉNOGRAPHIE DU THÉÂTRE BAROQUE
95
caractères d’un type plus général, puis nous traduirons en mots ce
qu’écrivent dans l’espace les lignes de construction de la salle et de
la scène, la répartition des lieux, des places, des territoires, pour
proposer une interprétation : se dégagera alors le lien essentiel qui
unit la représentation du théâtre baroque à d’autres représentations
contemporaines, en particulier à l’emblématique5.
1. Un jeu de paume aménagé en théâtre, à Paris, au milieu du
e
XVII siècle
Nous avons travaillé à partir d’un mémoire conservé aux
Archives nationales à Paris, publié par Wilma Deierkauf, puis par
Alan Howe. Ce mémoire a permis de proposer une restitution en
maquette du jeu de paume du Marais et des aménagements que la
propriétaire y fit faire après l’incendie de 1644, à la demande des
comédiens. Ce travail d’archives et de maquette montre que le jeu
de paume est un bâtiment prestigieux : avant d’être un théâtre, il
accueillait ceux qui s’exerçaient au « Roi des jeux »6. En ville, il
est l’un des lieux de divertissement de l’aristocratie,
particulièrement dans le quartier du Marais au début du XVIIe
siècle : Henri IV venait régulièrement jouer au jeu de paume de la
Sphère, rue Vieille du Temple7. La construction en est donc
luxueuse : les murs et le dallage sont en pierre de taille, la haute
charpente en chêne (en berceau au Marais après 1644). L’idée que
À propos de l’emblème humaniste, voir Anne-Elisabeth SPICA,
Symbolique humaniste et emblématique. L’évolution et les genres (15801700), Paris, Champion, 1996.
5
À propos des jeux de paume, voir en particulier : Jeu des rois, roi des
jeux. Le jeu de paume en France, catalogue de l’exposition, Musée et
domaines nationaux du château de Fontainebleau, 3 octobre 2001-7
janvier 2002, Paris, RMN, 2001.
6
Le jeu de paume de la Sphère était situé à l’emplacement de l’actuel
n° 76 de la rue Vieille du Temple. Le jeu de paume-Théâtre du Marais
était situé une centaine de mètres plus au nord, dans la même rue, sur le
même trottoir, à l’emplacement du n° 90 actuel. Avant de s’installer au
jeu de paume des Maretz, la troupe de Le Noir a loué le jeu de paume de
la Sphère, à partir du 15 décembre 1631, pour trois mois (voir Alan
HOWE, Le Théâtre professionnel à Paris. op. cit., p. 112).
7
96
ANNE SURGERS ET FABIEN CAVAILLE
les scènes baroques en France étaient exiguës est infirmée par les
mesures connues pour les jeux de paume, vastes rectangles de
vingt-cinq à trente cinq mètres de long par douze à quinze de large.
Illustration 1. À gauche, un jeu de paume à Paris (1622). À droite,
photographie d’une maquette du jeu de paume du Marais (1644) : la salle
vue du théâtre. © Maquette A. Surgers & F. Cavaillé – 2007.
Le Marais était particulièrement vaste, puisque les mesures qui
nous sont parvenues indiquent 17 toises 4 pieds de longueur
(environ 35 mètres), 6 toises de large (environ 11,70 mètres)8 et
environ 10 mètres de hauteur sous plafond. Ces mesures
correspondent à celles des grandes salles palatiales, utilisées pour
Indication donnée in Elie COTTIER, Le Comédien auvergnat Montdory,
Clermont-Ferrand, Imprimeries Mont-Louis, 1937, p. 129, et confirmée
par le contrat de 1644.
8
LA SCÉNOGRAPHIE DU THÉÂTRE BAROQUE
97
les cérémonies, les ballets de cour, les représentations de théâtre ou
d’opéra, les bals, les banquets, etc.9
Outre ces informations d’arpenteur, les termes du contrat de
1644 donnent une indication précieuse pour notre compréhension
du système de fiction : le contrat, et sa transposition en maquette,
permet d’établir la porosité du rapport entre scène et salle. Tout
d’abord, soulignons qu’il n’y avait pas de cadre de scène :
optiquement, le lieu de jeu était délimité en bas par l’horizontale
du théâtre10 et, 8 m plus haut, par l’horizontale du plafond.
Latéralement et verticalement, les montants des loges limitaient le
champ de vision du spectateur. Mais cette limite était interrompue
vers le haut, puisque les montants mesuraient 7,13 mètres environ
(22 pieds) près du plateau (dimension prise par rapport au niveau
du parterre), alors que le plafond était à 10 mètres environ audessus du parterre. Ensuite, le travail de restitution en maquette
rend évidente la volonté d’établir une continuité entre la scène et la
salle : au jeu de paume du Marais, les comédiens font régner le
niveau du garde-corps du troisième rang de loges (appelé paradis,
déjà au XVIIe siècle) avec le garde-corps du théâtre construit audessus du plateau11. Optiquement, l’ensemble du lieu est régi par le
Pour que le lecteur puisse imaginer les dimensions du Marais, signalons
qu’elles sont proches de celle du théâtre de l’Odéon à Paris (architecte
Charles de Wailly).
9
Dans le présent article, le mot théâtre est en italique quand il est
employé dans son acception du XVIIe siècle (lieu élévé où l’on fait les
représentations).
10
« Audessus dudict theatre il en fault faire ung autre distant du premier
de douze pieds de hault et de la mesme largeur du premier soustenu de
huict piliers qui prendront depuis les dessoubs du premier theatre jusque
a la haulteur de dix neuf pieds desquels pilliers il fault que les quatre de
devant soient de vingt ung a vingt deux pieds de haulteur pour faire ung
appuy fermé tant à l’entour du devant. Le plafondz doibt estre aussy de
mesme bois sappin de mesme le premier et bouffetes. Le dict second
theatre ne doibt avoir que deux thoises de long au milieu et aux deux
costez trois thoises. », Mémoire de ce qu’il fault faire au jeu de paume
des Marets, 3 juin 1644, Paris, Archives Nationales, Minutier central,
fonds
XC,
liasse
207.
11
98
ANNE SURGERS ET FABIEN CAVAILLE
garde-corps qui enserre la salle sur les quatre côtés du rectangle,
comme dans les corrales espagnols.
Illustration 2. Jeu de paume du Marais, 1644. Photographie de la maquette,
faisant apparaître la continuité entre le « paradis » (troisième étage de
loges) et le « théâtre supérieur », désigné comme « ciel » dans un bail de
1631. © Maquette A. Surgers & F. Cavaillé – 2007.
La maquette nous renseigne aussi sur les rapports que le lieu
établit entre les spectateurs, et sur leur manière de regarder le
spectacle. La disposition des loges sur trois côtés d’un rectangle
place environ deux tiers des spectateurs dans un réseau complexe
de vis-à-vis et de face à face entrelacés : corps, directions des
regards et échanges se font dans les trois dimensions de l’espace,
pour les spectateurs comme pour les acteurs. À l’inverse du théâtre
à l’italienne, la scénographie du théâtre baroque (scène et salle)
évite, voire interdit, la focalisation des regards dans une direction
Précisons que les termes de ce Mémoire indiquent que les mesures du
« second théâtre » sont prises, comme pour le premier (i. e. le plateau, la
scène) à partir du mur de fond du jeu de paume. Le premier théâtre
mesure six toises et demi de profondeur (du mur du jeu de paume au nez
de scène). Le second théâtre mesure deux toises « au milieu », en
d’autres termes, la face du second théâtre est reculée de 4 toises et demi
(8,70 m) par rapport au nu du nez de scène.
LA SCÉNOGRAPHIE DU THÉÂTRE BAROQUE
99
horizontale, unique et privilégiée. Il en va de même pour l’acteur,
qui n’est pas face à un public : si un acteur sur le théâtre faisait
face à la loge du roi (en partant du plateau, la deuxième loge du
premier étage de loges latérales), il tournait le dos à la loge de la
reine (située symétriquement, sur le rang de loges latérales opposé)
et il était vu de profil par les spectateurs de l’amphithéâtre. De
plus, à partir de 1638, un acteur pouvait également avoir des
spectateurs dans le dos, puisque des places étaient vendues sur le
théâtre. L’acteur était donc comme entouré par les spectateurs, ou,
si l’on inverse le point de vue, les spectateurs enchâssaient l’acteur
sur trois côtés du rectangle.
D’autres éléments prouvent la cohérence du système de
représentation, puisque le décor offre, lui aussi, cette richesse des
points de vues. Composé de châssis à angles, en perspective sur
l’une de leur face, le décor est implanté en perspective sur le
plateau. On appelle décor à compartiments ou décor simultané ce
type de décor, qui juxtapose sur le théâtre les différents lieux de
l’action, en les représentant par synecdoque12 : un fragment
d’architecture suggère la totalité d’un palais, un arbre représente la
forêt. L’ensemble des lieux de la fable est présent, une fois pour
toutes, pendant la durée de la représentation.
À propos des décors dans la première partie du XVIIe siècle en France,
voir en particulier : Pierre Pasquier, Le Mémoire de Mahelot, Paris,
Champion, 2005.
12
100
ANNE SURGERS ET FABIEN CAVAILLE
Illustration 3. Décor pour La Folie de Clidamant, pièce perdue de Hardy.
Mine de plomb et lavis. In Le Mémoire de Mahelot (manuscrit, BNF. Éd,
par Pierre Pasquier, Paris, Champion, 2005)
L’ensemble de ces traits de composition spatiale et visuelle
construit un faisceau d’effets, concourrant à la réunion de
l’assistance et des comédiens en un lieu commun, tant
matériellement et physiquement que dans l’imagination. Voilà les
faits que la maquette permet d’établir.
2. Une perspective savante
Étudions maintenant l’emploi de la perspective, dont la
fonction n’est pas de donner une illusion de grandeur et de
profondeur au lieu représenté, mais de magnifier la présence du
comédien et d’offrir une variété de points de vue. Parce qu’il n’est
pas « canonique », l’usage de la perspective du théâtre baroque en
France a dérouté la critique. Contrairement à une idée reçue, il est
cependant très savant. Sur le théâtre, la perspective en arête de
poisson13 permet, d’une part, que l’acteur se déplace et joue dans
Perspective dont le point focal est décomposé en plusieurs points de
fuites, alignés sur un axe vertical.
13
LA SCÉNOGRAPHIE DU THÉÂTRE BAROQUE
101
l’ensemble de l’espace, jusqu’au « bout du théâtre », sans
invraisemblance14. D’autre part, la perspective en arête de poisson
a comme effet de faire paraître le comédien-personnage plus grand
qu’il ne l’est15. Enfin, parce qu’elle est construite à partir de points
de vue et de points de distance variés, cette perspective peut être
vue et reçue de différents endroits. Le dessin des loges vient
compléter et confirmer l’effet de la perspective du décor : les
appuis et les garde-corps des loges de côté ne sont pas
horizontaux, mais inclinés vers le théâtre, on l’a vu. Cette pente est
un savant travail pour provoquer une illusion d’optique : le
comédien sur le théâtre paraît donc plus grand qu’il ne l’est.
De plus, le dessin de la perspective et le jeu de fuyantes, qui
grandissent la perception que l’on a du corps du comédien,
contribuent à ce que la spectateur voie le personnage comme s’il
était projeté en avant, vers la salle. Cet usage de la perspective
accentue la porosité de la frontière entre scène et salle et sort la
figure protagoniste du système perspectif général, pour lui conférer
une présence particulière. Ce système complexe d’association de
points de vue multiples est bien connu des peintres, puisqu’il est
utilisé dans le même but, par exemple pour les retables flamands
au XVe siècle, par Van Eyck ou Adriaen Isenbrandt entre autres.
L’analyse du dessi(e)n de la salle et du décor souligne les
parentés, souvent occultées, entre le théâtre français et ses
homologues européens, particulièrement en Angleterre, en
Espagne et aux Pays-Bas. Comme ailleurs en Europe, le lieu de la
représentation baroque en France, construit et tisse des liens entre
Voir en seconde partie du présent article, la démonstration de Fabien
Cavaillé à partir du texte de Lucrèce de Hardy.
14
Pour une analyse plus complète des effets de la perspective dans les
décors à compartiments, voir Anne Surgers, « Les décors de l’Hôtel de
Bourgogne : usage et détournements du type “à l’italienne“ en France
dans la première moitié du XVIIe siècle », in Les lieux du spectacle dans
l’Europe du XVIIe siècle, Actes du colloque du Centre de Recherches sur
le XVIIe siècle européen, Université Michel de Montaigne-Bordeaux III,
11-13 mars 2004, édités par Charles Mazouer, Tübingen, Gunter Narr
Verlag, Biblio 17, 165, 2006, pp. 73-86.
15
102
ANNE SURGERS ET FABIEN CAVAILLE
les spectateurs-auditeurs, qu’il réunit et qu’il n’isole pas dans un
côte à côte Il noue également des liens entre assistance et
comédiens, parce qu’il ne focalise ni les regards, ni le jeu, dans une
seule direction et parce qu’il permet à l’assistance et aux acteurs de
se situer dans un espace commun, dont les trois dimensions sont
toujours perçues.
Quitte à être en désaccord avec d’autres historiens du théâtre,
nous soulignerons maintenant un point important : la position des
spectateurs, celle des acteurs et l’organisation spatiale de
l’ensemble du lieu conduisent à infirmer une idée encore répandue
selon laquelle le jeu de l’acteur baroque en France serait
« frontal ». Il suffit de regarder le plan et la maquette du Marais en
1644 pour comprendre que la frontalité est une notion invalide
pour analyser ce type de théâtre et de jeu : le comédien baroque
était inclus dans un volume, dans un ensemble, en France, comme
en Angleterre, en Espagne, en Flandre, ou en Hollande. Il n’était
pas reclu dans une cage de scène, face à un public séparé de lui par
un cadre. Son jeu ne pouvait que se développer dans les trois
dimensions de l’espace. On en trouvera un exemple parlant dans la
suite du présent article, avec l’analyse de Lucrèce de Hardy.
3. Un théâtre microcosme : déclinaison française d’un modèle
européen
À ces entrelacs matériels, induits et permis par l’architecture, la
représentation ajoute un autre registre de la mise en commun et de
l’échange : les jeux complexes sur les images de mémoire,
partagées par tous. Le décor est composé par un assemblage de
lieux de mémoires16 et d’allégories : la montagne, la prison, le
palais, la fontaine, le carrefour sont des lieux perçus et reçus par le
spectateur comme les autres représentations allégoriques et
À propos des lieux, voir en particulier Frances A. YATES, L’Art de la
mémoire, traduit de l’anglais par Daniel Arasse, Paris Gallimard,
« Bibliothèque des histoires », 1975 ; première publication en anglais :
The Art of Memory, 1966.
16
Francis GOYET, Le sublime du « lieu commun ». L’invention rhétorique
dans l’Antiquité et à la Renaissance, Paris, Champion, 1996.
LA SCÉNOGRAPHIE DU THÉÂTRE BAROQUE
103
emblématiques qu’il voyait, par exemple lors des liturgies, des
entrées royales, des carrousels, etc. Ces images de mémoire
constituaient le socle de l’imagination commune qui aidait le
spectateur à entendre la polysémie de l’image et à passer d’un sens
premier, à d’autres sens de l’image, figurés, abstraits ou sprirituels.
Dans la première partie du siècle, le théâtre était encore pensé
comme un microcosme, image du macrocosme. Le comédien,
quand il devenait personnage, n’entrait pas en scène, mais il
sortait, en d’autres termes, il surgissait, pour manifester l’invisible.
Rappelons qu’au début du XVIIe siècle, le verbe sortir garde encore
la trace de son étymologie latine (manifestation du sort), il ne
désigne pas une sortie contingente, mais la manifestation de
l’invisible, du sort, du destin. Cette correspondance entre le
microcosme du théâtre et le macrocosme est une évidence pour le
théâtre élisabéthain. Elle a été parfois oubliée dans les études sur le
théâtre français. Le Schouwburg, construit à Amsterdam en 1637–
1638, est un élément important pour valider l’hypothèse que le
théâtre baroque en France participe de la manifestation de
l’invisible, comme les autres formes de théâtre en Europe à la
même époque. En effet, la structure du Schouwburg, sa
scénographie et son décor sont intermédiaires entre le théâtre
élisabéthain17 et le théâtre dans les jeux de paume. Le Schouwburg
d’Amsterdam est le maillon d’une chaîne qui permet d’établir la
parenté essentielle entre le théâtre élisabéthain et le théâtre en
France à l’âge baroque. Cette parenté n’a, à notre connaissance,
pas été relevée dans les études à propos du théâtre français. Elle
mérite que l’on s’y attarde et que l’on pense l’espace théâtral
français non plus par rapport aux innovations italiennes de la
Renaissance, mais en relation avec ses homologues du Nord de
l’Europe18. Au fronton de la porte d’entrée du Schouwburg, on
trouvait la même devise qu’au seuil du Globe Theater :
À propos de l’architecture du théâtre élisabéthain, voir en particulier :
GURR Andrew, The Shakespearean Stage 1574-1642, Cambridge,
Cambridge University Press, 1982.
17
Rappelons que lors de sa visite à Amsterdam, en 1638, célébrée en
grande pompe, avec entrée, fêtes, feux d’artifices, etc., Marie de Médicis
18
104
ANNE SURGERS ET FABIEN CAVAILLE
Le monde est un théâtre
Chacun joue son rôle et accepte sa partie.19
Cette devise était complétée, à l’intérieur, par son corollaire en
chiasme :
Il [le théâtre] imite le monde.
Il caresse l’âme et le corps.20
Le Schouwburg assemble certains caractères du théâtre
élisabéthain et certains autres caractères des jeux de paume
français : comme dans le théâtre élisabéthain, la salle est arrondie.
Mais comme dans le jeu de paume, le décor joue à la fois de la
fragmentation et de la perspective, sans cadre de scène, ni
frontalité imposée. Et de même que dans les jeux de paume et les
corrales espagnols, des horizontales marquées dans la salle (gardecorps des loges, architraves) se prolongent du côté de la scène,
sans solution de continuité. Si les architectes d’Amsterdam ont pu
assembler le modèle anglais, la salle rectangulaire française ou
espagnole, et la perspective fragmentée, c’est qu’ils avaient
conscience d’une parenté profonde de ces dessins/desseins pour
nous si différents.
avait été l’hôte des Rederijkers et avait assisté à une représentation au
Schouwburg, inauguré quelques mois plus tôt. La renommée de ce
théâtre et ses qualités architecturales étaient bien connues en France. À
propos de l’histoire du Schouwburg, voir en particulier : B. Albach, « De
schouwburg van Jacob van Campen », in Oud Holland 85 (1970), p. 85109.
« De weereld is een speeltooneel, / Elck speelt zijn rol en krijght zijn
deel. », Joost VAN DEN VONDEL, Schouwburg, Amsterdam,1637.
19
Id, : « Het [tooneel] bootst de weereld na. / Het kittelt ziel en lijf. » Le
verbe kittelen (ou kietelen) n’a pas d’équivalent exact en français : il
signifie à la fois chatouiller, caresser tendrement et exciter.
20
LA SCÉNOGRAPHIE DU THÉÂTRE BAROQUE
105
Illustration 4. Le Schouwburg d’Amsterdam. Architecte Jacob van Campen
(1637-1638) À dessus la scène vue de la salle. À bas la salle vue de la scène.
On pourrait objecter qu’en France, aucune devise n’associe le lieu
théâtral et le theatrum mundi. Certes, on ne connaît pas, ou du
moins pas encore, le programme iconographique du théâtre du
Marais en 1644, et l’on ne peut affirmer que les linteaux des portes
des théâtres en France étaient ornés d’une telle sentence. Mais les
parentés de composition du lieu théâtral en Europe – à l’exclusion
106
ANNE SURGERS ET FABIEN CAVAILLE
21
de l’Italie – que nous venons de souligner permettent de poser
l’hypothèse suivante : la conception du théâtre comme microcosme
image du macrocosme implique qu’en France aussi le seuil soit
marqué par la devise (ou le lieu de mémoire) du theatrum mundi :
la maquette permet de comprendre que,dans les jeux de paume ou
à l’Hôtel de Bourgogne, la frontière qui marquait le passage entre
réalité et représentation n’était pas située au plan vertical qui
sépare le parterre du théâtre, mais bien avant, au plan des piliers
qui soutenaient les loges. Entrer dans la salle, c’était entrer dans un
microcosme, lieu commun, lieu en commun, image du
macrocosme.
4. Scénographie et macrocosme : le « Ciel » du théâtre
Les parentés et les similitudes que nous avons soulignées entre
le lieu théâtral baroque en France et les autres théâtres européens
permettent alors d’apporter une réponse à une question encore
pendante : quelle était la fonction du « petit théâtre supérieur » ?
Depuis que Wilma Deierkauf-Holsboer a trouvé aux Archives
nationales le contrat de 1644, et l’a publié en 1954, il est admis par
l’ensemble des chercheurs que ce « petit théâtre supérieur » était
un lieu de jeu. Il semblait plausible – et commode – que les scènes
censées se situer à l’étage d’une maison y fussent représentées, par
exemple la scène de séduction qui se déroule dans la chambre et le
lit de Flavie (III, 2) dans Les Galanteries du Duc d’Ossonne de
Mairet 22. Pourtant, la parenté entre la scène baroque en France et
ses voisines européennes conduit modifier cette interprétation du
« petit théâtre supérieur » et à l’assimiler aux loges supérieures des
À propos du modèle scénographique et spectaculaire italien qui
s’inventait à la fin du XVIe siècle, on pourra, entre autres, consulter :
Anne SURGERS, La Pellegrina et le Intermèdes. Florence, 1589, Vijon,
Lampsaque, coll. Studiolo Essais, 2009.
21
MAIRET, Les Galanteries du Duc d’Ossonne, Paris, Pierre Rocolet,
1636. Éd. critique par A. Surgers, in Mairet. Théâtre complet, sous la dir.
de Georges Forestier, Paris, Champion, tome 3, 2010.
22
LA SCÉNOGRAPHIE DU THÉÂTRE BAROQUE
107
corrales ou à l’uper stage du théâtre élisabéthain : le lieu des
apparitions célestes, ou surnaturelles, une image du Ciel. Comme
dans toutes les images et lieux de mémoires connus par le public
du début du XVII e siècle (emblèmes, retables, fêtes de cour,
liturgie, carrousels, etc.), l’organisation spatiale du décor baroque
est plus symbolique que figurative. Jouer une scène grivoise de
séduction au niveau supérieur serait un non-sens dans la logique
symbolique d’une tripartition spatiale symbolique : niveau
souterrain pour les apparitions infernales ou néfastes, médian pour
les hommes, supérieur pour les apparitions bienfaisantes,
surnaturelles ou célestes.
23
Les architectures italiennes de la fin du XVIe siècle
commençaient à imaginer différemment la représentation du ciel.
Au Teatro Olimpico de Palladio, le plafond de la salle était un
trompe-l’œil, une imitation illusionniste du vrai ciel du théâtre
romain antique. Les plafonds peints des salles à l’italienne en sont
les héritiers. Le « Ciel » du théâtre en France se situe du côté de la
scène, comme le plafond peint au-dessus de la scène élisabéthaine :
ce sont des images allégoriques et symboliques du Ciel. Là encore,
les théâtres des Rederijkers kamers flamandes et néerlandaises
nous aident à mieux comprendre la fonction du « petit théâtre
supérieur » et la répartition de la représentation par niveaux
symboliques. Nous en donnerons un exemple : un théâtre
éphémère construit à Haarlem en 1607, pour un Landjuweel, sorte
de concours théâtral organisé par les Chambres de rhétorique :
l’allégorie de Rhétorique, entourée des Arts libéraux trône au
sommet du théâtre supérieur.
À propos du théâtre en Espagne et des corrales, voir en particulier :
RUANO DE LA HAZA José María, La puesta en escena en los teatros
comerciales del Siglo de Oro,Madrid, Editorial Castalia, 2000.
23
108
ANNE SURGERS ET FABIEN CAVAILLE
Illustration 5. Théâtre provisoire pour le Landjuweel à Haarlem (1607).
Gravure, London, British Museum.
Un élément matériel, déduit de la maquette, vient confirmer cette
hypothèse que le « petit théâtre supérieur » français est à voir
comme un lieu, un autre « compartiment », figurant le Ciel : sa
hauteur par rapport au parterre et le garde-corps qui l’entourait ne
permettaient de voir un acteur debout sur le plancher qu’à micorps. Pour les apparitions célestes ou surnaturelles, les acteurs
étaient souvent dans des nuées (faites de petits châssis peints de
nuages) qui se déplaçaient grâce à la machinerie : ils étaient donc
surélevés par rapport au niveau du plancher, ce qui permettait
qu’ils soient vus et, en outre, leur conférait une présence flottante,
perçue comme surnaturelle. Pour valider l’hypothèse, nous nous
appuyons également sur les termes d’un bail de 1631, signé par la
troupe de Mestivier et Le Noir. Le texte fait comprendre que le lieu
de jeu s’organisait en trois niveaux, surmontés d’un « grill
technique » :
1. le théâtre (on dirait aujourd’hui le plateau) avec les
dessous.
2. Le « ciel dudit théâtre »
LA SCÉNOGRAPHIE DU THÉÂTRE BAROQUE
109
3. Un « plancher […] de bon bois pour servir à fere descendre
les maschines. »24
L’expression « ciel dudit théâtre » indique la fonction du « petit
théâtre » que les mêmes comédiens font construire en 1644 audessus du plateau du jeu de paume du Marais. Pour éviter les
malentendus, il serait sans doute souhaitable que dorénavant on
appelle « Ciel » le « petit théâtre supérieur ». Cette dénomination
relierait le théâtre à d’autres représentations. Elle permettrait qu’on
se souvienne des influences anciennes encore vivantes à l’âge
baroque, où la conception du monde – et donc sa représentation –
s’organisent par registres, dans les retables, les jubés, les
emblèmes, les architectures éphémères ou pérennes, et au théâtre.
Le mot registre est à entendre dans toutes ses résonances : parce
que c’est un mot qui est aussi employé dans la musique, il dit que
la représentation picturale ou théâtrale, si elle s’organise par
registres, est écho de la musique du Monde.
Le dessin de l’architecture et de la scénographie employait une
gamme étendue d’outils, à dessein de guider le spectateur d’un
sens premier de l’image vers des sens figurés, seconds, abstraits ou
spirituels, ce que Leone Hebreo appelait les « sens moëlleux » de
l’image allégorique25. Le théâtre baroque donnait à voir des
« images, & histoires figurées conuenantes à la lettre26 ». Il obéit
Bail avec aménagements d’un jeu de paume « sciz en la rue du Temple,
à l’opposite de la rue Chappon » à François Mestivier, Charles Lenoir,
Guillaume Desgilberts et autres Comédiens du Roi, Paris, Archives
nationales, Minutier central, CV, 598 : « Et outre promect et s’oblige
ledit Morel de fere audit tripot, aussy à ses frais et despens, les choses
qui ensuivent, sçavoir est : ung theâtre de bon bois et de telle grandeur
qu’il sera advisé […] Sera fait au dessus du ciel dudit theâtre ung petit
plancher de la grandeur dudit theâtre, de bon bois, pour servir à fere
descendre des maschines. », in Alan HOWE , op. cit., pp. 378-379.
24
LEONE HEBREO, [Dialoghi di amore, Venezia, Aldii Filii, 1549]. Trad.
en français : Leon Hebrieu. De l’Amour, Lyon, Jean de Tournes, 1551, 2
tomes, tome 1, Dialogue II, p. 176.
25
Nous reprenons ici la définition des emblèmes donnée par Alciat dans
la dédicace d’une traduction française de ses Emblemata (1558) :
26
110
ANNE SURGERS ET FABIEN CAVAILLE
aux mêmes lois de composition que les emblèmes : l’association de
points de vue divers, de registres variés, et du motto, conduisaient
le lecteur-spectateur de l’écorce vers le noyau, du sens premier à
d’autres sens. Le théâtre baroque était un emblème, un emblème
animé, en mouvement, en couleur, en souffle, regardé en commun,
plus parlant encore que les gravures. C’était une image du Monde,
composée pour « caresser l’âme et le corps », proclamait Van den
Vondel, en lettres d’or sur l’architrave de la salle du théâtre qu’il
avait fait construire à Amsterdam avec ses amis des Rederijkers
kamers.
Nous verrons maintenant comment ces interactions complexes
entre assistance et fiction, visible et imagination, microcosme et
macrocosme, portent et structurent le jeu du comédien et son
interprétation de la fable inventée par le poète.
II
Le comédien dans l’espace d’un théâtre-monde.
Une fois dégagées les structures de l’espace théâtral français, il
reste à comprendre son animation par des corps vivants et en
mouvements, en s’appuyant sur ce que nous enseigne la
maquette27. Il s’agit, à présent, d’examiner le rapport entre le
comédien et la scène, la façon dont il occupe le plateau en se
demandant si le jeu du comédien dans la première moitié du XVIIe
siècle obéit lui aussi à certaines conventions spatiales, voire à des
lieux de mémoire.
Là encore, la construction de la maquette et son observation
permettent d’infirmer certaines idées reçues qui pèsent sur
l’analyse du jeu d’acteur. Ces idées se divisent en deux catégories
contradictoires :
ALCIAT, Les Emblemes, trad. Barthélémy Aneau, Lyon, Guillaume
Rouille, 1558, dédicace à Jacques, Comte d’Aran, p. 4.
27
Tous mes remerciements vont à Anne Surgers pour ces heures de
recherches et de construction joyeuses, ainsi qu’Adrien Walfard pour ses
questions pertinentes et ses conseils avisés. [F.C.]
LA SCÉNOGRAPHIE DU THÉÂTRE BAROQUE
111
– On a eu tendance à penser le jeu à l’époque baroque
comme celui de l’époque classique : le comédien s’avancerait
en avant-scène, face public, et ne quitterait cette place qu’à la
fin de sa scène. Le jeu serait donc frontal et en avant-scène28.
– L’analyse des pièces de la première moitié du XVIIe siècle
laisse, cependant, percevoir un jeu plus libre : les gestes et les
déplacements sont des actions (duels, enlèvements, voyages,
etc.). Cela a amené certains critiques récents à supposer que le
jeu d’acteur n’avait à cette époque, ni codifications, ni
techniques, qu’il était même « trop débridé et excentrique »,
« très théâtral et quelque peu ‘romanesque’ »29 pour reprendre
des expressions de Sabine Chaouche.
Un jeu frontal n’est pas possible dans l’espace théâtral français car
entre le comédien et les spectateurs, il n’y a pas un unique vis-à-vis
mais une situation d’encadrement, voire d’encerclement ; nous
l’avons vu dans l’analyse de la scénographie. Un jeu statique à
l’avant-scène n’est pas, non plus, de mise sur des scènes dont la
superficie moyenne dépasse souvent les 110 m2. Pour exister dans
l’espace, un comédien doit circuler sur tout le plateau. Pour autant,
si le jeu baroque a pour caractéristique le mouvement, pourquoi
supposer que les évolutions de l’acteur sur scène sont brouillonnes
28
Voir les recherches bien connues d’E. Rigal, H.C. Lancaster et S.W.
Deierkauf-Holsboer. Pierre Pasquier réfute très bien l’existence du jeu
uniquement frontal et d’avant-scène à cette période. Voir Pierre Pasquier,
« Introduction », in Le Mémoire de Mahelot, op. cit., p. 134-150. Cette
partie de l’article n’est qu’un modeste complément de la très riche étude
de Pierre Pasquier.
29
Sabine Chaouche, L’art du comédien, Paris, Honoré Champion, 2001,
p. 237. Remarquable par bien des aspects, cet ouvrage tend cependant à
prouver qu’il y a un progrès dans l’art de l’acteur au xviie siècle et que
l’histrionisme de la première moitié a été heureusement réformé par la
découverte et l’application de l’actio oratoire. On se souviendra que
l’action oratoire est connue, dans toute l’Europe, depuis le Moyen-Âge
jusqu’au xviiie siècle, et qu’elle entre nécessairement dans toute
performance orale en public. Voir Jean-Claude Schmitt, La Raison des
gestes, Paris, Gallimard, 1990.
112
ANNE SURGERS ET FABIEN CAVAILLE
et qu’il lui suffirait de s’agiter un peu partout pour satisfaire un
public prétendument facile ? Un jeu en mouvements n’est pas
nécessairement une gesticulation, il permet d’abord à l’acteur de se
déplacer, de circuler, d’agir dans ou sur un environnement. Bref, le
mouvement met en rapport le comédien et l’espace, rapport à la
fois plus net et plus varié qu’à partir de 1660. Ceci veut dire que le
jeu baroque du comédien se définit d’abord par sa relation à
l’espace théâtral (sa place, sa circulation, son territoire sur la scène,
sa proximité ou son éloignement avec les spectateurs). On verra
quelles conventions élaborent la présence du comédien dans
l’espace. Retiendront notre attention la maquette du théâtre du
Marais et une pièce d’Alexandre Hardy, Lucrèce ou l’Adultère
punie, dont les didascalies internes nous fourniront d’utiles
éléments analyses. Autrement dit, pour traiter la question de la
performance baroque, nous mettrons en regard deux sources que la
critique n’a pas toujours confrontées : les données spatiales d’une
architecture et d’une scénographie, le texte dramatique.
Liant acteur et plateau, le jeu baroque est, comme l’architecture
du théâtre, orientée par la topique du theatrum mundi ; mais il lui
donne un sens différent. Si ce théâtre se pense comme un
microcosme qui fait voir le macrocosme, c’est aussi qu’il est un
espace d’actions, un environnement en relation avec l’acteur.
1. La scène comme surface de jeu : les conditions spatiales d’un
jeu non-statique.
La superficie de la scène impose à une troupe de comédiens,
certaines contraintes de jeu. Le plateau du Théâtre du Marais, large
de 6 toises et demie et profond de 4 toises et demi, a une superficie
de 122 m2, soit un tiers de la superficie totale du jeu de paume.
LA SCÉNOGRAPHIE DU THÉÂTRE BAROQUE
113
Illustration 6. Scène vide au Jeu de Paume du Marais © Maquette A.
Surgers & F. Cavaillé – 2007
Le décor installé réserve, au centre, un espace vide, constituant une
grande aire de jeu qui peut accueillir des comédiens en
mouvement. Au Marais, le comédien peut évoluer sur une aire de
75 m2 environ. On peut convertir ces mesures en nombre de pas si
l’on veut se faire une idée plus précise des dimensions : pour aller
du fond à la face du théâtre, il faut faire seize pas sans se presser ;
pour aller de cour à jardin lorsqu’on se trouve sur la face, il faut
faire treize pas, et vingt-et-un si l’on veut traverser toute la largeur
du jeu de paume, de mur à mur. Les déplacements des comédiens
sont donc loin d’être étriqués ou gênés dans ce type de
scénographie : un comédien peut s’y promener à son aise. Puisque
l’ampleur est une caractéristique structurelle de l’espace théâtral au
e
XVII siècle, on comprend la nécessité d’un jeu dynamique : le
comédien doit occuper le plateau par sa présence, il doit circuler
pour ne pas paraître perdu sur une telle surface.
Les textes dramatiques commandés par les comédiens à des
poètes à gages viennent confirmer les enseignements de la
114
ANNE SURGERS ET FABIEN CAVAILLE
maquette. Les auteurs doivent composer leurs pièces en tenant
compte des dimensions de la scène et se soucient de la circulation
et de la position des comédiens sur le plateau. Si l’on regarde l’acte
II de Lucrèce ou l’Adultère puni, tragédie à sujet espagnol écrite
par Hardy dans les années 1620, on se rend compte qu’il y a des
outils dramaturgiques destinés aux comédiens afin qu’ils occupent
le plateau au mieux : mettre en scène plusieurs situations
simultanément qui se déroulent au même moment.
Prenons le cas de l’acte II où le fougueux Myrrhène s’introduit
de nuit chez l’ardente Lucrèce en passant par la fenêtre.
Illustration 7. Hypothèse de restitution du décor pour Lucrèce ou l’Adultère
Puni. © Maquette A. Surgers & F. Cavaillé – 2007
Everard, l’ami vertueux du galant, est sur la face du théâtre et
commente ce qu’il voit ; Myrrhène et Camille, l’ami débauché,
sont au dernier plan de compartiments et passent de « jardin » à
« cour », pour pénétrer chez Lucrèce ; la belle est à sa fenêtre ;
enfin, il est probable que l’on voie le mari en train de dormir
LA SCÉNOGRAPHIE DU THÉÂTRE BAROQUE
115
sagement dans la chambre, il se réveille, d’ailleurs à la fin de l’acte
et sort du compartiment. Il y a quatre lieux d’action simultanés à
certains moments de l’acte II. Le jeu non-statique n’est donc pas de
l’agitation gratuite, il est lié à l’ampleur de la scène dont toute la
superficie doit être utilisée par le comédien.
Reste donc à savoir si le comédien peut se placer et se déplacer
où bon lui semble ou si son évolution et sa place dans l’espace
scénique relèvent de conventions qui leur donnent sens.
2. Déplacements et gestus passionnels
Le premier rapport que l’acteur baroque entretient avec le
plateau passe par le mouvement, par la circulation à travers le vide
central et les compartiments. En étudiant les didascalies internes de
Lucrèce, on peut dégager l’existence de conventions qui rendent
ces déplacements signifiants. Si Alexandre Hardy compose sa
pièce pour assurer la meilleure circulation sur la scène, il ne met
pas en mouvement tous les personnages. L’évolution du comédien
obéit à certaines règles liées à la caractérisation du personnage.
Dans la fable, Lucrèce et Éryphile n’apparaissent que dans leur
chambre, à la rigueur, à leur porte ou à leur fenêtre. Les deux
comédiennes iront tout au plus de leur compartiment jusque dans
l’espace central. Les hommes, au contraire, Myrrhène, l’amant
adultère, et Télémaque, le mari cocu et inconstant, visitent
beaucoup l’une et l’autre dames, se promènent en ville, etc. Les
comédiens sont donc amenés à circuler à travers toute la scène. Le
rapport des personnages à leur lieu, et partant, des comédiens au
plateau, dessine des oppositions et des ressemblances : l’épouse
adultère et la prostituée sont des points fixes, seuls les personnages
masculins sont en mouvement, leurs circulations prenant souvent
pour point d’arrivée, la chambre de Lucrèce ou celle d’Éryphile.
Si les déplacements du comédien obéissent à une logique du
rôle joué, que figurent alors ces mouvements ? Ils définissent tout
d’abord le caractère du personnage, ils rendent visible, dans
l’espace, son identité. De ce point de vue, il est important que le
jeune et galant Myrrhène n’ait aucun lieu à lui, qu’il passe son
temps en promenades entre les cinq compartiments du décor,
116
ANNE SURGERS ET FABIEN CAVAILLE
s’introduisant tour à tour dans la chambre de Lucrèce et dans celle
d’Éryphile30. Le libertinage du personnage se trouve ainsi figuré
par cette liberté de parcours, à travers tous les éléments du décor.
De même que le décor se compose en fonction d’images de
mémoire, on l’a vu, le mouvement du comédien peut lui aussi
devenir un emblème car il associe le personnage à des figurations
allégoriques connues. Le lien entre le déplacement et la moralité de
Myrrhène se trouve allégorisé dans les sentences du vertueux
Éverard qui admoneste son ami débauché : dès leur première
rencontre à l’acte I, Éverard le prie de reprendre le « sentier » de la
vertu, il propose d’être son « pilote » dans ce « douteux voyage ».31
Ces sentences développant l’allégorie des chemins de la vertu et du
plaisir, se retrouvent encore à l’acte IV et à l’acte V. À l’acte I,
Myrrhène accepte de suivre les conseils de son ami et promet de
rentrer chez lui – chemin de la vertu – mais accompagné de son
ami Camille, il part vers la maison de la belle Lucrèce – chemin du
plaisir. En actualisant l’allégorie du sentier de la vie, les
déplacements de Myrrhène dessinent sur le plateau une errance
spirituelle32.
30
Hardy n’est pas le seul auteur à prescrire de tels déplacements
signifiants. Si l’on lit le Cid avec les instruments d’analyse que nous
avons adoptés, on voit apparaître que Rodrigue n’a aucun lieu et qu’il est
en perpétuel déplacement entre les différents lieux représentés sur scène.
L’interprétation de ce fait de représentation n’est pas aisé car Corneille
cultive savamment l’ambiguïté : une telle circulation signifie-t-elle
l’emprise du héros sur tout l’espace ? ou bien est-elle la divagation d’un
jeune homme amoureux en butte aux événements contraires ? Le rapport
de Rodrigue à l’espace et du comédien au plateau fait apparaître une
équivoque centrale dans l’interprétation du personnage.
31
32
Alexandre Hardy, Lucrèce ou l’Adultère Puni, Acte I, v.97 et v.138.
On retrouve le même emblème au début de Scédase : le vertueux
pédagogue admoneste ses élèves de choisir le sentier de la vertu et de
prendre la route de Sparte pour combattre, ceux-ci préfèrent la voie du
plaisir et choisissent sur scène de prendre par l’autre côté qui les mènera
chez les filles de Scédase.
LA SCÉNOGRAPHIE DU THÉÂTRE BAROQUE
117
Il n’y a là rien que de très sérieux, mais il est des cas où la
sémantisation des mouvements des comédiens se fait plus
gaillarde : l’allégorisation du jeu n’associe plus du concret à de
l’abstrait, mais du concret à du concret. Myrrhène, à nouveau, nous
offre un bel exemple d’allégorie érotique. La belle Lucrèce lui a
fixé rendez-vous chez elle, une nuit, pendant que le mari cocu est
plongé dans un sommeil profond. Myrrhène emporte son échelle,
« échelle qui me monte / Dans le ciel du bonheur. »33 La lecture
figurée est claire : l’échelle est un moyen d’atteindre l’orgasme.
Lucrèce aide à l’installation de l’échelle d’un ton plein d’ardeur :
« Donne, elle est bien, ma vie, or sus sus monte à l’aise,/ Qu’un
million de fois je te baise et rebaise. »34.
Illustration 8. Fenêtre et chambre – hypothèse de restitution du décor de
Lucrèce. © Maquette A. Surgers & F. Cavaillé – 2007
Myrrhène passe par la fenêtre, disparaît avec la belle et ressort
quelques minutes après en s’écriant : « Hélas ! Dois-je sortir si tôt
de mon Élyse ? / Sitôt de mon bonheur lâcher la douce prise ? »35.
33
Alexandre Hardy, Lucrèce, Acte I, v.213-214.
34
Id., acte II, v.265-266.
35
Id., acte II, v.333-334.
118
ANNE SURGERS ET FABIEN CAVAILLE
Les mouvements du comédien passant et repassant à travers la
fenêtre de Lucrèce, composent une image érotique transparente36.
La circulation des comédiens, la façon dont ils entrent en
rapport avec des lieux, sont donc porteuses d’un discours que le
spectateur doit lire aussi à partir des mouvements et des positions
dans l’espace scénique. La conception baroque du jeu d’acteur, la
part allégorique qu’il peut comporter rappelle le fonctionnement
des mouvements et des postures chez Brecht ou même chez
Artaud : l’animation de l’acteur figure des gestus ou des
hiéroglyphes, elle fait voir de l’abstrait ou ce qui échappe
d’ordinaire à la représentation. Ici, à regarder les déplacements de
Myrrhène ou de Télémaque, on pourrait dire que les mouvements
donnent forme à leurs passions : l’un comme l’autre sont
transportés par le désir ou la jalousie furieuse, leurs gestes et
déplacements, bien que contraire aux codifications oratoires,
doivent se comprendre comme une gestualité des passions. Cette
double étude de la scénographie et du jeu dynamique permet de ne
pas réduire l’art de l’acteur au XVIIe siècle à un simple décalque
des techniques de l’orateur. Le prédicateur est immobilisé dans un
ambon d’un mètre carré, l’éloquence de son corps ne peut
s’exprimer comme celle d’un comédien sur scène. On se gardera
donc d’oublier que, même au XVIIe siècle, l’incarnation théâtrale
conjoint le corps et l’espace.
3. Localisation du jeu et ordre symbolique
La deuxième façon d’occuper la scène consiste, non plus à la
traverser, mais à s’installer à une place précise de la scène. Là
encore, le choix d’une position obéit à une logique particulière. Si
les informations sont encore trop partielles pour répondre à cette
question, il semble, néanmoins, que la place du comédien sur scène
36
L’allégorie érotique n’est pas explicitée par la parole des personnages,
la clé en est laissée aux spectateurs. On remarquera qu’elle n’est pas
difficile à décrypter : l’association maison/corps féminin est une image
centrale du Roman de la Rose.
LA SCÉNOGRAPHIE DU THÉÂTRE BAROQUE
119
peut être analysée selon trois couples de coordonnées : haut/bas,
centre/écart, face/lointain37.
De même que le « petit théâtre supérieur » déjà évoqué,
l’existence de ces axes est sans doute un héritage de la
représentation médiévale et renaissante. En effet, les scènes des
grands mystères urbains sont construites, jusqu’à la fin du XVIème
siècle, sur des axes symboliques bornés par les compartiments du
Paradis et de l’Enfer. L’espace théâtral baroque réadapte ces
orientations symboliques, en mettant en valeur l’axe médian et la
distance par rapport au spectateur. Si l’on regarde attentivement le
Mémoire de Mahelot, on se rend compte que le compartiment
central est souvent un palais, un lieu de pouvoir, un temple38. Cette
scénographie valorise l’axe central et organise à partir de lui la
mise en scène et les places des comédiens : certaines actions,
manifestant la majesté, la grandeur d’un personnage, devaient être
jouées au centre ; les actions criminelles ou terrifiantes devaient,
du coup, être accomplies en dehors de cet axe. Le traité de
scénographie, écrit par l’Italien Ingegnieri39 en 1598, vient
confirmer ce point : les fantômes, dit-il, doivent être représentés au
dernier plan de la perspective.
37
Ces axes qui définissent des places symboliques se retrouvent encore
dans la mise en scène d’opéra au xviiie siècle. On se reportera à l’article
très intéressant d’Antonia Banducci. Pierre Pasquier évoque déjà
l’hypothèse d’axes symboliques dans le décor à compartiments, type
Mahelot. Voir Pierre Pasquier, « Introduction », op. cit., p. 109
38
Voir l’illustration 3, La Folie de Clidamant, dans la première partie du
présent article.
39
La référence de ce traité peut paraître incongrue dans un article qui
démontre que le théâtre à l’italienne n’est pas un bon filtre de lecture
pour le théâtre baroque français. Cependant, la plantation des décors à
compartiments, l’organisation globale autour d’un axe de fuite-axe de
symétrie sont des variations sur le thème du décor à la Serlio. Les
décorateurs français lisent, utilisent et réinterprètent dans leur sens les
traités italiens. L’évocation d’Ingegnieri est, à ce titre,valide.
120
ANNE SURGERS ET FABIEN CAVAILLE
Pour cela, il est aussi bienvenu que les fantômes soient produits
au dernier plan du décor.40
Le fantôme placé au niveau du dernier châssis détruit l’illusion
de profondeur : il paraît beaucoup plus grand et sa position hors de
l’axe le désigne comme un être effrayant – le traité parlant après de
sa position in lato, de côté. L’axe de la perspective que l’on
retrouve en France comme en Italie, est une donnée à prendre en
compte. Par ailleurs, les conseils d’Ingegnieri pour la
représentation des fantômes confirment la qualité particulière des
positions dans le lointain de la scène. Le fantôme doit être
[…] loin des yeux des spectacteurs, en profitant
assez du fait que les actions qui veulent paraître
incroyables ou merveilleuses, s’accomplissent aux
confins [de la scène] d’où elles peuvent être perçues
moins distinctement.41
Le jeu du comédien prend sens dans son rapport à la face et au
lointain, dans une relation de proximité ou d’éloignement avec le
public.
À partir de ces données sur la composition du décor et la
polarisation de l’espace scénique, nous verrons comment Lucrèce
exploite les différentes zones du plateau. Trois lieux de jeu se
dégagent en fonction des grandes coordonnées haut/bas,
milieu/écart, face/lointain.
40
« Le quali anco per cio è bene che sian fatte nell’ultimo angolo della
prospettiva », in Angelo Ingegneri, Della poesia rappresentativa & del
modo di rappresentare le favole sceniche. Discorso di Angelo Ingegneri.
Al Serenissimo Signore, Il Signor Don Cesare d’Este, duco di Modona, e
di Reggio, etc. Ferrara, per Vittorio Baldini, Stampatore Camerale, 1598,
p.76
41
« remote dagli occhi degli spettatori ; assai giovando che quelle attioni
che vogliono haver dell’incredibile o del maraviglioso succedano in lato
ond’elle si possano d’altrui scorgere men distintamente. », Ibid.
LA SCÉNOGRAPHIE DU THÉÂTRE BAROQUE
121
On remarquera que le haut, le petit théâtre, n’est pas utilisé
alors même que Myrrhène parle sans cesse du « ciel de son
bonheur », de son « Élyse ». L’utilisation du petit théâtre, lieu
symbolique du monde céleste, n’est pas possible, on l’aura
compris. Il est, d’ailleurs, plus intéressant que Myrrhène monte à
une fenêtre : la représentation signale, là encore, que le ciel du
galant est bien terrestre et que son extase n’est pas mystique. De
même, le lointain, lieu des actions incroyables et merveilleuses,
n’est guère exploité.
Les grandes scènes d’action se jouent toutes les deux dans
l’écart : dans l’écart vers le lointain (l’intrusion chez Lucrèce au
deuxième acte), dans l’écart vers la face (le double meurtre dans la
chambre au cinquième acte). Lorsque nous avons construit le décor
de Lucrèce, l’emplacement de la chambre nous a posé problème.
Même s’il s’agissait du clou du spectacle, il ne nous semblait pas
justifié que ce lit souillé, lit de l’adultère, occupe l’axe central de la
scène. Si l’on place le compartiment dans l’écart, on gagne en jeux
de scène intéressants : le mari, furieux, se précipite pour punir les
amants coupables, il sort de l’axe ; l’ami vertueux, se portant au
secours de Myrrhène, invite Télémaque à se battre en homme
d’honneur et non en assassin, ce duel trouve logiquement sa place
au centre du plateau. La position du comédien par rapport au centre
est régie par des codifications morales. Étrangement, l’action la
plus visible n’est pas le spectacle d’horreur joué dans le
compartiment, mais le duel. Alors qu’on a tendance à penser le
théâtre baroque comme un spectacle essentiellement visuel, ce type
de localisation dans l’écart indique que le grand spectacle est
susceptible d’ellipses.
La dernière zone de jeu que l’on peut déterminer à partir de
Lucrèce, est la face du théâtre. Au cours de la représentation,
certains comédiens sont obligés de venir à l’avant-scène afin de
dire certains passages de leur rôle. Il s’agit en général des moments
de monologue qui deviennent plus une adresse aux spectateurs
qu’une parole solitaire. Si l’on reprend l’acte II, on peut établir que
le personnage d’Éverard doit être joué à la face : Éverard espionne
les galanteries de son ami et les commente. Il sert, donc,
d’admoniteur pour l’ensemble de l’acte, il dirige le regard des
122
ANNE SURGERS ET FABIEN CAVAILLE
spectateurs et leur propose une interprétation morale de l’action.
L’avant-scène semble donc appropriée. Nous en avons
confirmation un peu plus tard : tandis que les amants batifolent,
Camille fait le guet et monologue sur la faiblesse de l’homme face
à l’amour. Il achève par ces deux vers : « Ces contemplations à
part, allons pourvoir / À la prompte retraite et nos amants
revoir. »42 Autrement dit, pour faire son monologue, l’acteur a dû
quitter le lointain pour venir à l’avant-scène ; les deux vers à la fin
de son monologue justifient son retour vers le fond du plateau. Il
est donc probable que les acteurs viennent sur la face du théâtre
pour s’adresser aux spectateurs. La face, le bord du théâtre,
devient alors le lieu où s’établit un contact entre personnages et
spectateurs, où s’affirme la co-présence de la réalité et de la
fiction : elle met en place un échange – et non une frontière – entre
l’univers des spectateurs et celui de la fiction. Cette zone de jeu ne
se conçoit qu’en l’absence d’un cadre et d’une cage de scène. Les
enseignements des didascalies internes et des inventions des poètes
confirment les leçons de la scénographie.
On est souvent désemparé lorsqu’on lit les pièces de la
première moitié du XVIIe siècle : on sent que ces textes appellent la
représentation mais on ne voit rien. Pour comprendre la
performance théâtrale baroque, pour réfléchir à l’expérience du
théâtre par des acteurs et par des spectateurs, il faut donc s’obliger
à voir. En cela, la construction d’une maquette fonctionne comme
un utile instrument d’imagination. On est frappé par la réalité et
par la consistance que prenait, dans le théâtre français, le topos
réversible du monde comme théâtre et du théâtre comme monde.
C’est encore à cette conclusion que le jeu baroque nous conduit.
Les contradictions et les apories où se débattait la conception
occidentale de l'image depuis la Renaissance autour de la
vraisemblance ont trouvé une issue à la fin du XVIIe siècle : l’image
et la représentation, donc le théâtre, ne seront plus image du
Monde, jusque dans sa part d’invisible, mais représentation de ce
que voit un homme. L’image pourra n’être plus fragmentée, elle
42
Lucrèce ou l’Adultère Puni, Acte II, v.312-311
LA SCÉNOGRAPHIE DU THÉÂTRE BAROQUE
123
devra même être unifiée, pour donner l’illusion, d’un temps, d’un
lieu et d’un point de vue. Au XVIIIe siècle, les théâtre européens
adoptèrent le modèle italien, modèle illusionniste séparant par un
cadre le lieu de la fiction de celui des spectateurs. Alors le
personnage entre dans un lieu autonome et clos sur lui-même, la
cage de scène, condition de la vraisemblance et de l’illusion. Il ne
sort plus sur le théâtre, il n’y surgit plus donner image de
l’irreprésentable et faire entendre les « cadences et bransles des
Cieux »43.
Université Caen Basse-Normandie
Université Paris III Sorbonne
L’expression, légèrement modifiée est empruntée à Estienne Binet,
Essay des Merveilles de la Nature, Rouen, Romain de Beauvais, 1622,
chapitre L, « Merveilles des Mathématiques », p. 450.
43