La scénographie du théâtre baroque en France : quand le
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La scénographie du théâtre baroque en France : quand le
La scénographie du théâtre baroque en France : quand le comédien n’était pas enfermé dans une cage par Anne Surgers et Fabien Cavaille « De weereld is een speeltooneel – [Le monde est un théâtre]1 » Joos VAN DEN VONDEL Le présent article a été travaillé et écrit à quatre mains, il comporte deux parties, abordant la question de l’espace théâtral du premier XVIIe siècle en suivant deux lignes différentes. Pour contribuer à une plus juste compréhension du théâtre baroque, il nous semble en effet souhaitable de réfléchir sur le théâtre dans son ensemble : à la fois les mots écrits pour être joués par des corps dans un lieu ; le spectacle reçu par d’autres corps, l’assistance ; enfin la représentation incarnée se nourrissant de lieux de mémoire, appelée à devenir, à son tour, image de mémoire. Notre participation à une étude globale du théâtre du e XVII siècle consiste en l’interprétation d’une maquette du Théâtre du Marais, construite à partir des contrats de charpenterie passés, en 1644, entre la propriétaire du jeu de paume du Marais et la troupe de Le Noir, pour réaménager le lieu en théâtre. Nous avons souhaité voir dans l’espace et en volume les conditions qui président à la scénographie, au jeu des comédiens et à leur réception. Joos Van Den Vondel, sentence peinte sur l’architrave de la porte d’entrée du Schouwburg d’Amsterdam, 1637. 1 LA SCÉNOGRAPHIE DU THÉÂTRE BAROQUE I. Conditions scénographiques d’un théâtre-emblème. Du modèle parisien au modèle européen 93 À l’âge baroque2, jusque dans les années 1670, l’action que nous nommons « entrée en scène » était conçue, pensée et désignée comme une « sortie ». Les textes de théâtre et les didascalies en attestent. En d’autres termes, depuis le début du XVIIIe siècle, notre conception – et notre perception – du lieu de la représentation se sont retournées comme un gant : le système qui fonde la représentation baroque est à ce point étranger à notre pensée contemporaine que nous avons des difficultés à comprendre qu’une entrée en scène ait pu être considérée comme une sortie. En Pour éviter les malentendus et parce qu’en France l’emploi du mot provoque encore des débats, parfois âpres, je souhaiterais préciser d’entrée de jeu dans quel sens sera entendu le mot « baroque » dans le présent article. Au XVIIe siècle, l’adjectif « baroque » n’était employé qu’en joaillerie, à propos de perles « qui ne sont pas parfaitement rondes » (Furetière). Par extension, la notion d’imperfection et d’irrégularité a progressivement contaminé le sens premier. Ainsi, l’édition de 1878 du Dictionnaire de l’Académie entérine l’acception morale de l’adjectif : « baroque » signifie alors « irrégulier, bizarre, étrange. Il se dit des choses physiques et des choses morales ». Dans son ouvrage Der Cicerone paru à Bâle en 1860, Jakob Burckhardt choisit l’adjectif « baroque » pour désigner une période de l’histoire de l’art s’étendant environ de la Contre-Réforme au milieu du XVIIe siècle, période succédant à la Renaissance et précédant la réadoption des « règles » de l’architecture antique. Le choix du mot « baroque » est le reflet tant d’un jugement de valeur dépréciatif que d’une histoire de l’art et de la pensée établies en fonction du postulat qu’il y aurait « progrès » et « amélioration », à partir du moment où seraient respectées les règles de l’architecture antique, celles de la perspective linéaire déduite de la géométrie d’Euclide et celles de la poétique aristotélicienne. Malgré les écueils que le mot recèle, nous emploierons ici « baroque » pour désigner un courant de pensée, dont le spectacle a été l’une des expressions privilégiées, et qui s’est développé en Europe, dans la seconde partie du e e XVI siècle et les deux premiers tiers du XVII siècle environ. 2 94 ANNE SURGERS ET FABIEN CAVAILLE France, même les traces textuelles en ont été effacées dans les différentes rééditions, jusqu’à la fin du XXe siècle3. D’autres préjugés obscurcissent notre compréhension : depuis le XVIIIe siècle, les écoliers, les étudiants et les enseignants français ont été nourris de la pensée néo-aristotélicienne, à qui l’on doit le retour aux règles et à l’unité « classiques », après les désordres « baroques » de la première partie du XVIIe siècle. La conséquence directe de ce jugement de valeur érigé en vérité est la dépréciation des auteurs, des acteurs et de la représentation qui avaient précédé le retour à l’ordre. On entend encore dire, par exemple, qu’en France les comédiens s’installaient au hasard dans des lieux d’emprunts, des tripots mal famés, que l’exiguïté de la scène condamnait les acteurs à une quasi-immobilité, frontale de surcroît, ou que le décor à compartiments était de pure convention. Pour contribuer à démêler le vrai du faux nous proposons une étude s’appuyant sur des sources contemporaines de l’objet étudié4. Dans la première partie de l’article, nous nous intéresserons au lieu de représentation, à son architecture, à sa composition, à son organisation spatiale, et à son décor. L’étude part du dessin pour comprendre le dessein, puisqu’au XVIIe siècle les deux mots étaient encore homophones et homographes. À partir de la maquette, nous proposons une visite archéologique dans un jeu de paume aménagé en théâtre, à Paris, en 1644, cas particulier présentant tous les Pierre Pasquier m’a offert de travailler sur ce sujet, dont il avait, avant moi, pressenti l’ampleur : qu’il trouve ici l’expression publique de ma gratitude et de mon amitié. Mes remerciements vont aussi à Gilles Declercq, qui m’accompagne dans cette recherche et à Fabien Cavaillé, pour les longues heures de travail partagé, de doutes, de conversions laborieuses et de découvertes échangées ou faites en commun, avec joie [A.S]. 3 En particulier grâce à Wilma Deierkoff et Alan Howe, qui ont eu la patience de dépouiller les archives des notaires, des comédiens, des maîtres paumiers parisiens, pour retrouver aux Archives nationales des traces tangibles de la vie théâtrale baroque. Wilma DEIERKAUFHOLSBOER, Le Théâtre du Marais, Paris, Nizet, 1954, tome I ; Alan HOWE, Le Théâtre professionnel à Paris, 1600-1649, Paris, Centre historique des Archives nationales, 2000. 4 LA SCÉNOGRAPHIE DU THÉÂTRE BAROQUE 95 caractères d’un type plus général, puis nous traduirons en mots ce qu’écrivent dans l’espace les lignes de construction de la salle et de la scène, la répartition des lieux, des places, des territoires, pour proposer une interprétation : se dégagera alors le lien essentiel qui unit la représentation du théâtre baroque à d’autres représentations contemporaines, en particulier à l’emblématique5. 1. Un jeu de paume aménagé en théâtre, à Paris, au milieu du e XVII siècle Nous avons travaillé à partir d’un mémoire conservé aux Archives nationales à Paris, publié par Wilma Deierkauf, puis par Alan Howe. Ce mémoire a permis de proposer une restitution en maquette du jeu de paume du Marais et des aménagements que la propriétaire y fit faire après l’incendie de 1644, à la demande des comédiens. Ce travail d’archives et de maquette montre que le jeu de paume est un bâtiment prestigieux : avant d’être un théâtre, il accueillait ceux qui s’exerçaient au « Roi des jeux »6. En ville, il est l’un des lieux de divertissement de l’aristocratie, particulièrement dans le quartier du Marais au début du XVIIe siècle : Henri IV venait régulièrement jouer au jeu de paume de la Sphère, rue Vieille du Temple7. La construction en est donc luxueuse : les murs et le dallage sont en pierre de taille, la haute charpente en chêne (en berceau au Marais après 1644). L’idée que À propos de l’emblème humaniste, voir Anne-Elisabeth SPICA, Symbolique humaniste et emblématique. L’évolution et les genres (15801700), Paris, Champion, 1996. 5 À propos des jeux de paume, voir en particulier : Jeu des rois, roi des jeux. Le jeu de paume en France, catalogue de l’exposition, Musée et domaines nationaux du château de Fontainebleau, 3 octobre 2001-7 janvier 2002, Paris, RMN, 2001. 6 Le jeu de paume de la Sphère était situé à l’emplacement de l’actuel n° 76 de la rue Vieille du Temple. Le jeu de paume-Théâtre du Marais était situé une centaine de mètres plus au nord, dans la même rue, sur le même trottoir, à l’emplacement du n° 90 actuel. Avant de s’installer au jeu de paume des Maretz, la troupe de Le Noir a loué le jeu de paume de la Sphère, à partir du 15 décembre 1631, pour trois mois (voir Alan HOWE, Le Théâtre professionnel à Paris. op. cit., p. 112). 7 96 ANNE SURGERS ET FABIEN CAVAILLE les scènes baroques en France étaient exiguës est infirmée par les mesures connues pour les jeux de paume, vastes rectangles de vingt-cinq à trente cinq mètres de long par douze à quinze de large. Illustration 1. À gauche, un jeu de paume à Paris (1622). À droite, photographie d’une maquette du jeu de paume du Marais (1644) : la salle vue du théâtre. © Maquette A. Surgers & F. Cavaillé – 2007. Le Marais était particulièrement vaste, puisque les mesures qui nous sont parvenues indiquent 17 toises 4 pieds de longueur (environ 35 mètres), 6 toises de large (environ 11,70 mètres)8 et environ 10 mètres de hauteur sous plafond. Ces mesures correspondent à celles des grandes salles palatiales, utilisées pour Indication donnée in Elie COTTIER, Le Comédien auvergnat Montdory, Clermont-Ferrand, Imprimeries Mont-Louis, 1937, p. 129, et confirmée par le contrat de 1644. 8 LA SCÉNOGRAPHIE DU THÉÂTRE BAROQUE 97 les cérémonies, les ballets de cour, les représentations de théâtre ou d’opéra, les bals, les banquets, etc.9 Outre ces informations d’arpenteur, les termes du contrat de 1644 donnent une indication précieuse pour notre compréhension du système de fiction : le contrat, et sa transposition en maquette, permet d’établir la porosité du rapport entre scène et salle. Tout d’abord, soulignons qu’il n’y avait pas de cadre de scène : optiquement, le lieu de jeu était délimité en bas par l’horizontale du théâtre10 et, 8 m plus haut, par l’horizontale du plafond. Latéralement et verticalement, les montants des loges limitaient le champ de vision du spectateur. Mais cette limite était interrompue vers le haut, puisque les montants mesuraient 7,13 mètres environ (22 pieds) près du plateau (dimension prise par rapport au niveau du parterre), alors que le plafond était à 10 mètres environ audessus du parterre. Ensuite, le travail de restitution en maquette rend évidente la volonté d’établir une continuité entre la scène et la salle : au jeu de paume du Marais, les comédiens font régner le niveau du garde-corps du troisième rang de loges (appelé paradis, déjà au XVIIe siècle) avec le garde-corps du théâtre construit audessus du plateau11. Optiquement, l’ensemble du lieu est régi par le Pour que le lecteur puisse imaginer les dimensions du Marais, signalons qu’elles sont proches de celle du théâtre de l’Odéon à Paris (architecte Charles de Wailly). 9 Dans le présent article, le mot théâtre est en italique quand il est employé dans son acception du XVIIe siècle (lieu élévé où l’on fait les représentations). 10 « Audessus dudict theatre il en fault faire ung autre distant du premier de douze pieds de hault et de la mesme largeur du premier soustenu de huict piliers qui prendront depuis les dessoubs du premier theatre jusque a la haulteur de dix neuf pieds desquels pilliers il fault que les quatre de devant soient de vingt ung a vingt deux pieds de haulteur pour faire ung appuy fermé tant à l’entour du devant. Le plafondz doibt estre aussy de mesme bois sappin de mesme le premier et bouffetes. Le dict second theatre ne doibt avoir que deux thoises de long au milieu et aux deux costez trois thoises. », Mémoire de ce qu’il fault faire au jeu de paume des Marets, 3 juin 1644, Paris, Archives Nationales, Minutier central, fonds XC, liasse 207. 11 98 ANNE SURGERS ET FABIEN CAVAILLE garde-corps qui enserre la salle sur les quatre côtés du rectangle, comme dans les corrales espagnols. Illustration 2. Jeu de paume du Marais, 1644. Photographie de la maquette, faisant apparaître la continuité entre le « paradis » (troisième étage de loges) et le « théâtre supérieur », désigné comme « ciel » dans un bail de 1631. © Maquette A. Surgers & F. Cavaillé – 2007. La maquette nous renseigne aussi sur les rapports que le lieu établit entre les spectateurs, et sur leur manière de regarder le spectacle. La disposition des loges sur trois côtés d’un rectangle place environ deux tiers des spectateurs dans un réseau complexe de vis-à-vis et de face à face entrelacés : corps, directions des regards et échanges se font dans les trois dimensions de l’espace, pour les spectateurs comme pour les acteurs. À l’inverse du théâtre à l’italienne, la scénographie du théâtre baroque (scène et salle) évite, voire interdit, la focalisation des regards dans une direction Précisons que les termes de ce Mémoire indiquent que les mesures du « second théâtre » sont prises, comme pour le premier (i. e. le plateau, la scène) à partir du mur de fond du jeu de paume. Le premier théâtre mesure six toises et demi de profondeur (du mur du jeu de paume au nez de scène). Le second théâtre mesure deux toises « au milieu », en d’autres termes, la face du second théâtre est reculée de 4 toises et demi (8,70 m) par rapport au nu du nez de scène. LA SCÉNOGRAPHIE DU THÉÂTRE BAROQUE 99 horizontale, unique et privilégiée. Il en va de même pour l’acteur, qui n’est pas face à un public : si un acteur sur le théâtre faisait face à la loge du roi (en partant du plateau, la deuxième loge du premier étage de loges latérales), il tournait le dos à la loge de la reine (située symétriquement, sur le rang de loges latérales opposé) et il était vu de profil par les spectateurs de l’amphithéâtre. De plus, à partir de 1638, un acteur pouvait également avoir des spectateurs dans le dos, puisque des places étaient vendues sur le théâtre. L’acteur était donc comme entouré par les spectateurs, ou, si l’on inverse le point de vue, les spectateurs enchâssaient l’acteur sur trois côtés du rectangle. D’autres éléments prouvent la cohérence du système de représentation, puisque le décor offre, lui aussi, cette richesse des points de vues. Composé de châssis à angles, en perspective sur l’une de leur face, le décor est implanté en perspective sur le plateau. On appelle décor à compartiments ou décor simultané ce type de décor, qui juxtapose sur le théâtre les différents lieux de l’action, en les représentant par synecdoque12 : un fragment d’architecture suggère la totalité d’un palais, un arbre représente la forêt. L’ensemble des lieux de la fable est présent, une fois pour toutes, pendant la durée de la représentation. À propos des décors dans la première partie du XVIIe siècle en France, voir en particulier : Pierre Pasquier, Le Mémoire de Mahelot, Paris, Champion, 2005. 12 100 ANNE SURGERS ET FABIEN CAVAILLE Illustration 3. Décor pour La Folie de Clidamant, pièce perdue de Hardy. Mine de plomb et lavis. In Le Mémoire de Mahelot (manuscrit, BNF. Éd, par Pierre Pasquier, Paris, Champion, 2005) L’ensemble de ces traits de composition spatiale et visuelle construit un faisceau d’effets, concourrant à la réunion de l’assistance et des comédiens en un lieu commun, tant matériellement et physiquement que dans l’imagination. Voilà les faits que la maquette permet d’établir. 2. Une perspective savante Étudions maintenant l’emploi de la perspective, dont la fonction n’est pas de donner une illusion de grandeur et de profondeur au lieu représenté, mais de magnifier la présence du comédien et d’offrir une variété de points de vue. Parce qu’il n’est pas « canonique », l’usage de la perspective du théâtre baroque en France a dérouté la critique. Contrairement à une idée reçue, il est cependant très savant. Sur le théâtre, la perspective en arête de poisson13 permet, d’une part, que l’acteur se déplace et joue dans Perspective dont le point focal est décomposé en plusieurs points de fuites, alignés sur un axe vertical. 13 LA SCÉNOGRAPHIE DU THÉÂTRE BAROQUE 101 l’ensemble de l’espace, jusqu’au « bout du théâtre », sans invraisemblance14. D’autre part, la perspective en arête de poisson a comme effet de faire paraître le comédien-personnage plus grand qu’il ne l’est15. Enfin, parce qu’elle est construite à partir de points de vue et de points de distance variés, cette perspective peut être vue et reçue de différents endroits. Le dessin des loges vient compléter et confirmer l’effet de la perspective du décor : les appuis et les garde-corps des loges de côté ne sont pas horizontaux, mais inclinés vers le théâtre, on l’a vu. Cette pente est un savant travail pour provoquer une illusion d’optique : le comédien sur le théâtre paraît donc plus grand qu’il ne l’est. De plus, le dessin de la perspective et le jeu de fuyantes, qui grandissent la perception que l’on a du corps du comédien, contribuent à ce que la spectateur voie le personnage comme s’il était projeté en avant, vers la salle. Cet usage de la perspective accentue la porosité de la frontière entre scène et salle et sort la figure protagoniste du système perspectif général, pour lui conférer une présence particulière. Ce système complexe d’association de points de vue multiples est bien connu des peintres, puisqu’il est utilisé dans le même but, par exemple pour les retables flamands au XVe siècle, par Van Eyck ou Adriaen Isenbrandt entre autres. L’analyse du dessi(e)n de la salle et du décor souligne les parentés, souvent occultées, entre le théâtre français et ses homologues européens, particulièrement en Angleterre, en Espagne et aux Pays-Bas. Comme ailleurs en Europe, le lieu de la représentation baroque en France, construit et tisse des liens entre Voir en seconde partie du présent article, la démonstration de Fabien Cavaillé à partir du texte de Lucrèce de Hardy. 14 Pour une analyse plus complète des effets de la perspective dans les décors à compartiments, voir Anne Surgers, « Les décors de l’Hôtel de Bourgogne : usage et détournements du type “à l’italienne“ en France dans la première moitié du XVIIe siècle », in Les lieux du spectacle dans l’Europe du XVIIe siècle, Actes du colloque du Centre de Recherches sur le XVIIe siècle européen, Université Michel de Montaigne-Bordeaux III, 11-13 mars 2004, édités par Charles Mazouer, Tübingen, Gunter Narr Verlag, Biblio 17, 165, 2006, pp. 73-86. 15 102 ANNE SURGERS ET FABIEN CAVAILLE les spectateurs-auditeurs, qu’il réunit et qu’il n’isole pas dans un côte à côte Il noue également des liens entre assistance et comédiens, parce qu’il ne focalise ni les regards, ni le jeu, dans une seule direction et parce qu’il permet à l’assistance et aux acteurs de se situer dans un espace commun, dont les trois dimensions sont toujours perçues. Quitte à être en désaccord avec d’autres historiens du théâtre, nous soulignerons maintenant un point important : la position des spectateurs, celle des acteurs et l’organisation spatiale de l’ensemble du lieu conduisent à infirmer une idée encore répandue selon laquelle le jeu de l’acteur baroque en France serait « frontal ». Il suffit de regarder le plan et la maquette du Marais en 1644 pour comprendre que la frontalité est une notion invalide pour analyser ce type de théâtre et de jeu : le comédien baroque était inclus dans un volume, dans un ensemble, en France, comme en Angleterre, en Espagne, en Flandre, ou en Hollande. Il n’était pas reclu dans une cage de scène, face à un public séparé de lui par un cadre. Son jeu ne pouvait que se développer dans les trois dimensions de l’espace. On en trouvera un exemple parlant dans la suite du présent article, avec l’analyse de Lucrèce de Hardy. 3. Un théâtre microcosme : déclinaison française d’un modèle européen À ces entrelacs matériels, induits et permis par l’architecture, la représentation ajoute un autre registre de la mise en commun et de l’échange : les jeux complexes sur les images de mémoire, partagées par tous. Le décor est composé par un assemblage de lieux de mémoires16 et d’allégories : la montagne, la prison, le palais, la fontaine, le carrefour sont des lieux perçus et reçus par le spectateur comme les autres représentations allégoriques et À propos des lieux, voir en particulier Frances A. YATES, L’Art de la mémoire, traduit de l’anglais par Daniel Arasse, Paris Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 1975 ; première publication en anglais : The Art of Memory, 1966. 16 Francis GOYET, Le sublime du « lieu commun ». L’invention rhétorique dans l’Antiquité et à la Renaissance, Paris, Champion, 1996. LA SCÉNOGRAPHIE DU THÉÂTRE BAROQUE 103 emblématiques qu’il voyait, par exemple lors des liturgies, des entrées royales, des carrousels, etc. Ces images de mémoire constituaient le socle de l’imagination commune qui aidait le spectateur à entendre la polysémie de l’image et à passer d’un sens premier, à d’autres sens de l’image, figurés, abstraits ou sprirituels. Dans la première partie du siècle, le théâtre était encore pensé comme un microcosme, image du macrocosme. Le comédien, quand il devenait personnage, n’entrait pas en scène, mais il sortait, en d’autres termes, il surgissait, pour manifester l’invisible. Rappelons qu’au début du XVIIe siècle, le verbe sortir garde encore la trace de son étymologie latine (manifestation du sort), il ne désigne pas une sortie contingente, mais la manifestation de l’invisible, du sort, du destin. Cette correspondance entre le microcosme du théâtre et le macrocosme est une évidence pour le théâtre élisabéthain. Elle a été parfois oubliée dans les études sur le théâtre français. Le Schouwburg, construit à Amsterdam en 1637– 1638, est un élément important pour valider l’hypothèse que le théâtre baroque en France participe de la manifestation de l’invisible, comme les autres formes de théâtre en Europe à la même époque. En effet, la structure du Schouwburg, sa scénographie et son décor sont intermédiaires entre le théâtre élisabéthain17 et le théâtre dans les jeux de paume. Le Schouwburg d’Amsterdam est le maillon d’une chaîne qui permet d’établir la parenté essentielle entre le théâtre élisabéthain et le théâtre en France à l’âge baroque. Cette parenté n’a, à notre connaissance, pas été relevée dans les études à propos du théâtre français. Elle mérite que l’on s’y attarde et que l’on pense l’espace théâtral français non plus par rapport aux innovations italiennes de la Renaissance, mais en relation avec ses homologues du Nord de l’Europe18. Au fronton de la porte d’entrée du Schouwburg, on trouvait la même devise qu’au seuil du Globe Theater : À propos de l’architecture du théâtre élisabéthain, voir en particulier : GURR Andrew, The Shakespearean Stage 1574-1642, Cambridge, Cambridge University Press, 1982. 17 Rappelons que lors de sa visite à Amsterdam, en 1638, célébrée en grande pompe, avec entrée, fêtes, feux d’artifices, etc., Marie de Médicis 18 104 ANNE SURGERS ET FABIEN CAVAILLE Le monde est un théâtre Chacun joue son rôle et accepte sa partie.19 Cette devise était complétée, à l’intérieur, par son corollaire en chiasme : Il [le théâtre] imite le monde. Il caresse l’âme et le corps.20 Le Schouwburg assemble certains caractères du théâtre élisabéthain et certains autres caractères des jeux de paume français : comme dans le théâtre élisabéthain, la salle est arrondie. Mais comme dans le jeu de paume, le décor joue à la fois de la fragmentation et de la perspective, sans cadre de scène, ni frontalité imposée. Et de même que dans les jeux de paume et les corrales espagnols, des horizontales marquées dans la salle (gardecorps des loges, architraves) se prolongent du côté de la scène, sans solution de continuité. Si les architectes d’Amsterdam ont pu assembler le modèle anglais, la salle rectangulaire française ou espagnole, et la perspective fragmentée, c’est qu’ils avaient conscience d’une parenté profonde de ces dessins/desseins pour nous si différents. avait été l’hôte des Rederijkers et avait assisté à une représentation au Schouwburg, inauguré quelques mois plus tôt. La renommée de ce théâtre et ses qualités architecturales étaient bien connues en France. À propos de l’histoire du Schouwburg, voir en particulier : B. Albach, « De schouwburg van Jacob van Campen », in Oud Holland 85 (1970), p. 85109. « De weereld is een speeltooneel, / Elck speelt zijn rol en krijght zijn deel. », Joost VAN DEN VONDEL, Schouwburg, Amsterdam,1637. 19 Id, : « Het [tooneel] bootst de weereld na. / Het kittelt ziel en lijf. » Le verbe kittelen (ou kietelen) n’a pas d’équivalent exact en français : il signifie à la fois chatouiller, caresser tendrement et exciter. 20 LA SCÉNOGRAPHIE DU THÉÂTRE BAROQUE 105 Illustration 4. Le Schouwburg d’Amsterdam. Architecte Jacob van Campen (1637-1638) À dessus la scène vue de la salle. À bas la salle vue de la scène. On pourrait objecter qu’en France, aucune devise n’associe le lieu théâtral et le theatrum mundi. Certes, on ne connaît pas, ou du moins pas encore, le programme iconographique du théâtre du Marais en 1644, et l’on ne peut affirmer que les linteaux des portes des théâtres en France étaient ornés d’une telle sentence. Mais les parentés de composition du lieu théâtral en Europe – à l’exclusion 106 ANNE SURGERS ET FABIEN CAVAILLE 21 de l’Italie – que nous venons de souligner permettent de poser l’hypothèse suivante : la conception du théâtre comme microcosme image du macrocosme implique qu’en France aussi le seuil soit marqué par la devise (ou le lieu de mémoire) du theatrum mundi : la maquette permet de comprendre que,dans les jeux de paume ou à l’Hôtel de Bourgogne, la frontière qui marquait le passage entre réalité et représentation n’était pas située au plan vertical qui sépare le parterre du théâtre, mais bien avant, au plan des piliers qui soutenaient les loges. Entrer dans la salle, c’était entrer dans un microcosme, lieu commun, lieu en commun, image du macrocosme. 4. Scénographie et macrocosme : le « Ciel » du théâtre Les parentés et les similitudes que nous avons soulignées entre le lieu théâtral baroque en France et les autres théâtres européens permettent alors d’apporter une réponse à une question encore pendante : quelle était la fonction du « petit théâtre supérieur » ? Depuis que Wilma Deierkauf-Holsboer a trouvé aux Archives nationales le contrat de 1644, et l’a publié en 1954, il est admis par l’ensemble des chercheurs que ce « petit théâtre supérieur » était un lieu de jeu. Il semblait plausible – et commode – que les scènes censées se situer à l’étage d’une maison y fussent représentées, par exemple la scène de séduction qui se déroule dans la chambre et le lit de Flavie (III, 2) dans Les Galanteries du Duc d’Ossonne de Mairet 22. Pourtant, la parenté entre la scène baroque en France et ses voisines européennes conduit modifier cette interprétation du « petit théâtre supérieur » et à l’assimiler aux loges supérieures des À propos du modèle scénographique et spectaculaire italien qui s’inventait à la fin du XVIe siècle, on pourra, entre autres, consulter : Anne SURGERS, La Pellegrina et le Intermèdes. Florence, 1589, Vijon, Lampsaque, coll. Studiolo Essais, 2009. 21 MAIRET, Les Galanteries du Duc d’Ossonne, Paris, Pierre Rocolet, 1636. Éd. critique par A. Surgers, in Mairet. Théâtre complet, sous la dir. de Georges Forestier, Paris, Champion, tome 3, 2010. 22 LA SCÉNOGRAPHIE DU THÉÂTRE BAROQUE 107 corrales ou à l’uper stage du théâtre élisabéthain : le lieu des apparitions célestes, ou surnaturelles, une image du Ciel. Comme dans toutes les images et lieux de mémoires connus par le public du début du XVII e siècle (emblèmes, retables, fêtes de cour, liturgie, carrousels, etc.), l’organisation spatiale du décor baroque est plus symbolique que figurative. Jouer une scène grivoise de séduction au niveau supérieur serait un non-sens dans la logique symbolique d’une tripartition spatiale symbolique : niveau souterrain pour les apparitions infernales ou néfastes, médian pour les hommes, supérieur pour les apparitions bienfaisantes, surnaturelles ou célestes. 23 Les architectures italiennes de la fin du XVIe siècle commençaient à imaginer différemment la représentation du ciel. Au Teatro Olimpico de Palladio, le plafond de la salle était un trompe-l’œil, une imitation illusionniste du vrai ciel du théâtre romain antique. Les plafonds peints des salles à l’italienne en sont les héritiers. Le « Ciel » du théâtre en France se situe du côté de la scène, comme le plafond peint au-dessus de la scène élisabéthaine : ce sont des images allégoriques et symboliques du Ciel. Là encore, les théâtres des Rederijkers kamers flamandes et néerlandaises nous aident à mieux comprendre la fonction du « petit théâtre supérieur » et la répartition de la représentation par niveaux symboliques. Nous en donnerons un exemple : un théâtre éphémère construit à Haarlem en 1607, pour un Landjuweel, sorte de concours théâtral organisé par les Chambres de rhétorique : l’allégorie de Rhétorique, entourée des Arts libéraux trône au sommet du théâtre supérieur. À propos du théâtre en Espagne et des corrales, voir en particulier : RUANO DE LA HAZA José María, La puesta en escena en los teatros comerciales del Siglo de Oro,Madrid, Editorial Castalia, 2000. 23 108 ANNE SURGERS ET FABIEN CAVAILLE Illustration 5. Théâtre provisoire pour le Landjuweel à Haarlem (1607). Gravure, London, British Museum. Un élément matériel, déduit de la maquette, vient confirmer cette hypothèse que le « petit théâtre supérieur » français est à voir comme un lieu, un autre « compartiment », figurant le Ciel : sa hauteur par rapport au parterre et le garde-corps qui l’entourait ne permettaient de voir un acteur debout sur le plancher qu’à micorps. Pour les apparitions célestes ou surnaturelles, les acteurs étaient souvent dans des nuées (faites de petits châssis peints de nuages) qui se déplaçaient grâce à la machinerie : ils étaient donc surélevés par rapport au niveau du plancher, ce qui permettait qu’ils soient vus et, en outre, leur conférait une présence flottante, perçue comme surnaturelle. Pour valider l’hypothèse, nous nous appuyons également sur les termes d’un bail de 1631, signé par la troupe de Mestivier et Le Noir. Le texte fait comprendre que le lieu de jeu s’organisait en trois niveaux, surmontés d’un « grill technique » : 1. le théâtre (on dirait aujourd’hui le plateau) avec les dessous. 2. Le « ciel dudit théâtre » LA SCÉNOGRAPHIE DU THÉÂTRE BAROQUE 109 3. Un « plancher […] de bon bois pour servir à fere descendre les maschines. »24 L’expression « ciel dudit théâtre » indique la fonction du « petit théâtre » que les mêmes comédiens font construire en 1644 audessus du plateau du jeu de paume du Marais. Pour éviter les malentendus, il serait sans doute souhaitable que dorénavant on appelle « Ciel » le « petit théâtre supérieur ». Cette dénomination relierait le théâtre à d’autres représentations. Elle permettrait qu’on se souvienne des influences anciennes encore vivantes à l’âge baroque, où la conception du monde – et donc sa représentation – s’organisent par registres, dans les retables, les jubés, les emblèmes, les architectures éphémères ou pérennes, et au théâtre. Le mot registre est à entendre dans toutes ses résonances : parce que c’est un mot qui est aussi employé dans la musique, il dit que la représentation picturale ou théâtrale, si elle s’organise par registres, est écho de la musique du Monde. Le dessin de l’architecture et de la scénographie employait une gamme étendue d’outils, à dessein de guider le spectateur d’un sens premier de l’image vers des sens figurés, seconds, abstraits ou spirituels, ce que Leone Hebreo appelait les « sens moëlleux » de l’image allégorique25. Le théâtre baroque donnait à voir des « images, & histoires figurées conuenantes à la lettre26 ». Il obéit Bail avec aménagements d’un jeu de paume « sciz en la rue du Temple, à l’opposite de la rue Chappon » à François Mestivier, Charles Lenoir, Guillaume Desgilberts et autres Comédiens du Roi, Paris, Archives nationales, Minutier central, CV, 598 : « Et outre promect et s’oblige ledit Morel de fere audit tripot, aussy à ses frais et despens, les choses qui ensuivent, sçavoir est : ung theâtre de bon bois et de telle grandeur qu’il sera advisé […] Sera fait au dessus du ciel dudit theâtre ung petit plancher de la grandeur dudit theâtre, de bon bois, pour servir à fere descendre des maschines. », in Alan HOWE , op. cit., pp. 378-379. 24 LEONE HEBREO, [Dialoghi di amore, Venezia, Aldii Filii, 1549]. Trad. en français : Leon Hebrieu. De l’Amour, Lyon, Jean de Tournes, 1551, 2 tomes, tome 1, Dialogue II, p. 176. 25 Nous reprenons ici la définition des emblèmes donnée par Alciat dans la dédicace d’une traduction française de ses Emblemata (1558) : 26 110 ANNE SURGERS ET FABIEN CAVAILLE aux mêmes lois de composition que les emblèmes : l’association de points de vue divers, de registres variés, et du motto, conduisaient le lecteur-spectateur de l’écorce vers le noyau, du sens premier à d’autres sens. Le théâtre baroque était un emblème, un emblème animé, en mouvement, en couleur, en souffle, regardé en commun, plus parlant encore que les gravures. C’était une image du Monde, composée pour « caresser l’âme et le corps », proclamait Van den Vondel, en lettres d’or sur l’architrave de la salle du théâtre qu’il avait fait construire à Amsterdam avec ses amis des Rederijkers kamers. Nous verrons maintenant comment ces interactions complexes entre assistance et fiction, visible et imagination, microcosme et macrocosme, portent et structurent le jeu du comédien et son interprétation de la fable inventée par le poète. II Le comédien dans l’espace d’un théâtre-monde. Une fois dégagées les structures de l’espace théâtral français, il reste à comprendre son animation par des corps vivants et en mouvements, en s’appuyant sur ce que nous enseigne la maquette27. Il s’agit, à présent, d’examiner le rapport entre le comédien et la scène, la façon dont il occupe le plateau en se demandant si le jeu du comédien dans la première moitié du XVIIe siècle obéit lui aussi à certaines conventions spatiales, voire à des lieux de mémoire. Là encore, la construction de la maquette et son observation permettent d’infirmer certaines idées reçues qui pèsent sur l’analyse du jeu d’acteur. Ces idées se divisent en deux catégories contradictoires : ALCIAT, Les Emblemes, trad. Barthélémy Aneau, Lyon, Guillaume Rouille, 1558, dédicace à Jacques, Comte d’Aran, p. 4. 27 Tous mes remerciements vont à Anne Surgers pour ces heures de recherches et de construction joyeuses, ainsi qu’Adrien Walfard pour ses questions pertinentes et ses conseils avisés. [F.C.] LA SCÉNOGRAPHIE DU THÉÂTRE BAROQUE 111 – On a eu tendance à penser le jeu à l’époque baroque comme celui de l’époque classique : le comédien s’avancerait en avant-scène, face public, et ne quitterait cette place qu’à la fin de sa scène. Le jeu serait donc frontal et en avant-scène28. – L’analyse des pièces de la première moitié du XVIIe siècle laisse, cependant, percevoir un jeu plus libre : les gestes et les déplacements sont des actions (duels, enlèvements, voyages, etc.). Cela a amené certains critiques récents à supposer que le jeu d’acteur n’avait à cette époque, ni codifications, ni techniques, qu’il était même « trop débridé et excentrique », « très théâtral et quelque peu ‘romanesque’ »29 pour reprendre des expressions de Sabine Chaouche. Un jeu frontal n’est pas possible dans l’espace théâtral français car entre le comédien et les spectateurs, il n’y a pas un unique vis-à-vis mais une situation d’encadrement, voire d’encerclement ; nous l’avons vu dans l’analyse de la scénographie. Un jeu statique à l’avant-scène n’est pas, non plus, de mise sur des scènes dont la superficie moyenne dépasse souvent les 110 m2. Pour exister dans l’espace, un comédien doit circuler sur tout le plateau. Pour autant, si le jeu baroque a pour caractéristique le mouvement, pourquoi supposer que les évolutions de l’acteur sur scène sont brouillonnes 28 Voir les recherches bien connues d’E. Rigal, H.C. Lancaster et S.W. Deierkauf-Holsboer. Pierre Pasquier réfute très bien l’existence du jeu uniquement frontal et d’avant-scène à cette période. Voir Pierre Pasquier, « Introduction », in Le Mémoire de Mahelot, op. cit., p. 134-150. Cette partie de l’article n’est qu’un modeste complément de la très riche étude de Pierre Pasquier. 29 Sabine Chaouche, L’art du comédien, Paris, Honoré Champion, 2001, p. 237. Remarquable par bien des aspects, cet ouvrage tend cependant à prouver qu’il y a un progrès dans l’art de l’acteur au xviie siècle et que l’histrionisme de la première moitié a été heureusement réformé par la découverte et l’application de l’actio oratoire. On se souviendra que l’action oratoire est connue, dans toute l’Europe, depuis le Moyen-Âge jusqu’au xviiie siècle, et qu’elle entre nécessairement dans toute performance orale en public. Voir Jean-Claude Schmitt, La Raison des gestes, Paris, Gallimard, 1990. 112 ANNE SURGERS ET FABIEN CAVAILLE et qu’il lui suffirait de s’agiter un peu partout pour satisfaire un public prétendument facile ? Un jeu en mouvements n’est pas nécessairement une gesticulation, il permet d’abord à l’acteur de se déplacer, de circuler, d’agir dans ou sur un environnement. Bref, le mouvement met en rapport le comédien et l’espace, rapport à la fois plus net et plus varié qu’à partir de 1660. Ceci veut dire que le jeu baroque du comédien se définit d’abord par sa relation à l’espace théâtral (sa place, sa circulation, son territoire sur la scène, sa proximité ou son éloignement avec les spectateurs). On verra quelles conventions élaborent la présence du comédien dans l’espace. Retiendront notre attention la maquette du théâtre du Marais et une pièce d’Alexandre Hardy, Lucrèce ou l’Adultère punie, dont les didascalies internes nous fourniront d’utiles éléments analyses. Autrement dit, pour traiter la question de la performance baroque, nous mettrons en regard deux sources que la critique n’a pas toujours confrontées : les données spatiales d’une architecture et d’une scénographie, le texte dramatique. Liant acteur et plateau, le jeu baroque est, comme l’architecture du théâtre, orientée par la topique du theatrum mundi ; mais il lui donne un sens différent. Si ce théâtre se pense comme un microcosme qui fait voir le macrocosme, c’est aussi qu’il est un espace d’actions, un environnement en relation avec l’acteur. 1. La scène comme surface de jeu : les conditions spatiales d’un jeu non-statique. La superficie de la scène impose à une troupe de comédiens, certaines contraintes de jeu. Le plateau du Théâtre du Marais, large de 6 toises et demie et profond de 4 toises et demi, a une superficie de 122 m2, soit un tiers de la superficie totale du jeu de paume. LA SCÉNOGRAPHIE DU THÉÂTRE BAROQUE 113 Illustration 6. Scène vide au Jeu de Paume du Marais © Maquette A. Surgers & F. Cavaillé – 2007 Le décor installé réserve, au centre, un espace vide, constituant une grande aire de jeu qui peut accueillir des comédiens en mouvement. Au Marais, le comédien peut évoluer sur une aire de 75 m2 environ. On peut convertir ces mesures en nombre de pas si l’on veut se faire une idée plus précise des dimensions : pour aller du fond à la face du théâtre, il faut faire seize pas sans se presser ; pour aller de cour à jardin lorsqu’on se trouve sur la face, il faut faire treize pas, et vingt-et-un si l’on veut traverser toute la largeur du jeu de paume, de mur à mur. Les déplacements des comédiens sont donc loin d’être étriqués ou gênés dans ce type de scénographie : un comédien peut s’y promener à son aise. Puisque l’ampleur est une caractéristique structurelle de l’espace théâtral au e XVII siècle, on comprend la nécessité d’un jeu dynamique : le comédien doit occuper le plateau par sa présence, il doit circuler pour ne pas paraître perdu sur une telle surface. Les textes dramatiques commandés par les comédiens à des poètes à gages viennent confirmer les enseignements de la 114 ANNE SURGERS ET FABIEN CAVAILLE maquette. Les auteurs doivent composer leurs pièces en tenant compte des dimensions de la scène et se soucient de la circulation et de la position des comédiens sur le plateau. Si l’on regarde l’acte II de Lucrèce ou l’Adultère puni, tragédie à sujet espagnol écrite par Hardy dans les années 1620, on se rend compte qu’il y a des outils dramaturgiques destinés aux comédiens afin qu’ils occupent le plateau au mieux : mettre en scène plusieurs situations simultanément qui se déroulent au même moment. Prenons le cas de l’acte II où le fougueux Myrrhène s’introduit de nuit chez l’ardente Lucrèce en passant par la fenêtre. Illustration 7. Hypothèse de restitution du décor pour Lucrèce ou l’Adultère Puni. © Maquette A. Surgers & F. Cavaillé – 2007 Everard, l’ami vertueux du galant, est sur la face du théâtre et commente ce qu’il voit ; Myrrhène et Camille, l’ami débauché, sont au dernier plan de compartiments et passent de « jardin » à « cour », pour pénétrer chez Lucrèce ; la belle est à sa fenêtre ; enfin, il est probable que l’on voie le mari en train de dormir LA SCÉNOGRAPHIE DU THÉÂTRE BAROQUE 115 sagement dans la chambre, il se réveille, d’ailleurs à la fin de l’acte et sort du compartiment. Il y a quatre lieux d’action simultanés à certains moments de l’acte II. Le jeu non-statique n’est donc pas de l’agitation gratuite, il est lié à l’ampleur de la scène dont toute la superficie doit être utilisée par le comédien. Reste donc à savoir si le comédien peut se placer et se déplacer où bon lui semble ou si son évolution et sa place dans l’espace scénique relèvent de conventions qui leur donnent sens. 2. Déplacements et gestus passionnels Le premier rapport que l’acteur baroque entretient avec le plateau passe par le mouvement, par la circulation à travers le vide central et les compartiments. En étudiant les didascalies internes de Lucrèce, on peut dégager l’existence de conventions qui rendent ces déplacements signifiants. Si Alexandre Hardy compose sa pièce pour assurer la meilleure circulation sur la scène, il ne met pas en mouvement tous les personnages. L’évolution du comédien obéit à certaines règles liées à la caractérisation du personnage. Dans la fable, Lucrèce et Éryphile n’apparaissent que dans leur chambre, à la rigueur, à leur porte ou à leur fenêtre. Les deux comédiennes iront tout au plus de leur compartiment jusque dans l’espace central. Les hommes, au contraire, Myrrhène, l’amant adultère, et Télémaque, le mari cocu et inconstant, visitent beaucoup l’une et l’autre dames, se promènent en ville, etc. Les comédiens sont donc amenés à circuler à travers toute la scène. Le rapport des personnages à leur lieu, et partant, des comédiens au plateau, dessine des oppositions et des ressemblances : l’épouse adultère et la prostituée sont des points fixes, seuls les personnages masculins sont en mouvement, leurs circulations prenant souvent pour point d’arrivée, la chambre de Lucrèce ou celle d’Éryphile. Si les déplacements du comédien obéissent à une logique du rôle joué, que figurent alors ces mouvements ? Ils définissent tout d’abord le caractère du personnage, ils rendent visible, dans l’espace, son identité. De ce point de vue, il est important que le jeune et galant Myrrhène n’ait aucun lieu à lui, qu’il passe son temps en promenades entre les cinq compartiments du décor, 116 ANNE SURGERS ET FABIEN CAVAILLE s’introduisant tour à tour dans la chambre de Lucrèce et dans celle d’Éryphile30. Le libertinage du personnage se trouve ainsi figuré par cette liberté de parcours, à travers tous les éléments du décor. De même que le décor se compose en fonction d’images de mémoire, on l’a vu, le mouvement du comédien peut lui aussi devenir un emblème car il associe le personnage à des figurations allégoriques connues. Le lien entre le déplacement et la moralité de Myrrhène se trouve allégorisé dans les sentences du vertueux Éverard qui admoneste son ami débauché : dès leur première rencontre à l’acte I, Éverard le prie de reprendre le « sentier » de la vertu, il propose d’être son « pilote » dans ce « douteux voyage ».31 Ces sentences développant l’allégorie des chemins de la vertu et du plaisir, se retrouvent encore à l’acte IV et à l’acte V. À l’acte I, Myrrhène accepte de suivre les conseils de son ami et promet de rentrer chez lui – chemin de la vertu – mais accompagné de son ami Camille, il part vers la maison de la belle Lucrèce – chemin du plaisir. En actualisant l’allégorie du sentier de la vie, les déplacements de Myrrhène dessinent sur le plateau une errance spirituelle32. 30 Hardy n’est pas le seul auteur à prescrire de tels déplacements signifiants. Si l’on lit le Cid avec les instruments d’analyse que nous avons adoptés, on voit apparaître que Rodrigue n’a aucun lieu et qu’il est en perpétuel déplacement entre les différents lieux représentés sur scène. L’interprétation de ce fait de représentation n’est pas aisé car Corneille cultive savamment l’ambiguïté : une telle circulation signifie-t-elle l’emprise du héros sur tout l’espace ? ou bien est-elle la divagation d’un jeune homme amoureux en butte aux événements contraires ? Le rapport de Rodrigue à l’espace et du comédien au plateau fait apparaître une équivoque centrale dans l’interprétation du personnage. 31 32 Alexandre Hardy, Lucrèce ou l’Adultère Puni, Acte I, v.97 et v.138. On retrouve le même emblème au début de Scédase : le vertueux pédagogue admoneste ses élèves de choisir le sentier de la vertu et de prendre la route de Sparte pour combattre, ceux-ci préfèrent la voie du plaisir et choisissent sur scène de prendre par l’autre côté qui les mènera chez les filles de Scédase. LA SCÉNOGRAPHIE DU THÉÂTRE BAROQUE 117 Il n’y a là rien que de très sérieux, mais il est des cas où la sémantisation des mouvements des comédiens se fait plus gaillarde : l’allégorisation du jeu n’associe plus du concret à de l’abstrait, mais du concret à du concret. Myrrhène, à nouveau, nous offre un bel exemple d’allégorie érotique. La belle Lucrèce lui a fixé rendez-vous chez elle, une nuit, pendant que le mari cocu est plongé dans un sommeil profond. Myrrhène emporte son échelle, « échelle qui me monte / Dans le ciel du bonheur. »33 La lecture figurée est claire : l’échelle est un moyen d’atteindre l’orgasme. Lucrèce aide à l’installation de l’échelle d’un ton plein d’ardeur : « Donne, elle est bien, ma vie, or sus sus monte à l’aise,/ Qu’un million de fois je te baise et rebaise. »34. Illustration 8. Fenêtre et chambre – hypothèse de restitution du décor de Lucrèce. © Maquette A. Surgers & F. Cavaillé – 2007 Myrrhène passe par la fenêtre, disparaît avec la belle et ressort quelques minutes après en s’écriant : « Hélas ! Dois-je sortir si tôt de mon Élyse ? / Sitôt de mon bonheur lâcher la douce prise ? »35. 33 Alexandre Hardy, Lucrèce, Acte I, v.213-214. 34 Id., acte II, v.265-266. 35 Id., acte II, v.333-334. 118 ANNE SURGERS ET FABIEN CAVAILLE Les mouvements du comédien passant et repassant à travers la fenêtre de Lucrèce, composent une image érotique transparente36. La circulation des comédiens, la façon dont ils entrent en rapport avec des lieux, sont donc porteuses d’un discours que le spectateur doit lire aussi à partir des mouvements et des positions dans l’espace scénique. La conception baroque du jeu d’acteur, la part allégorique qu’il peut comporter rappelle le fonctionnement des mouvements et des postures chez Brecht ou même chez Artaud : l’animation de l’acteur figure des gestus ou des hiéroglyphes, elle fait voir de l’abstrait ou ce qui échappe d’ordinaire à la représentation. Ici, à regarder les déplacements de Myrrhène ou de Télémaque, on pourrait dire que les mouvements donnent forme à leurs passions : l’un comme l’autre sont transportés par le désir ou la jalousie furieuse, leurs gestes et déplacements, bien que contraire aux codifications oratoires, doivent se comprendre comme une gestualité des passions. Cette double étude de la scénographie et du jeu dynamique permet de ne pas réduire l’art de l’acteur au XVIIe siècle à un simple décalque des techniques de l’orateur. Le prédicateur est immobilisé dans un ambon d’un mètre carré, l’éloquence de son corps ne peut s’exprimer comme celle d’un comédien sur scène. On se gardera donc d’oublier que, même au XVIIe siècle, l’incarnation théâtrale conjoint le corps et l’espace. 3. Localisation du jeu et ordre symbolique La deuxième façon d’occuper la scène consiste, non plus à la traverser, mais à s’installer à une place précise de la scène. Là encore, le choix d’une position obéit à une logique particulière. Si les informations sont encore trop partielles pour répondre à cette question, il semble, néanmoins, que la place du comédien sur scène 36 L’allégorie érotique n’est pas explicitée par la parole des personnages, la clé en est laissée aux spectateurs. On remarquera qu’elle n’est pas difficile à décrypter : l’association maison/corps féminin est une image centrale du Roman de la Rose. LA SCÉNOGRAPHIE DU THÉÂTRE BAROQUE 119 peut être analysée selon trois couples de coordonnées : haut/bas, centre/écart, face/lointain37. De même que le « petit théâtre supérieur » déjà évoqué, l’existence de ces axes est sans doute un héritage de la représentation médiévale et renaissante. En effet, les scènes des grands mystères urbains sont construites, jusqu’à la fin du XVIème siècle, sur des axes symboliques bornés par les compartiments du Paradis et de l’Enfer. L’espace théâtral baroque réadapte ces orientations symboliques, en mettant en valeur l’axe médian et la distance par rapport au spectateur. Si l’on regarde attentivement le Mémoire de Mahelot, on se rend compte que le compartiment central est souvent un palais, un lieu de pouvoir, un temple38. Cette scénographie valorise l’axe central et organise à partir de lui la mise en scène et les places des comédiens : certaines actions, manifestant la majesté, la grandeur d’un personnage, devaient être jouées au centre ; les actions criminelles ou terrifiantes devaient, du coup, être accomplies en dehors de cet axe. Le traité de scénographie, écrit par l’Italien Ingegnieri39 en 1598, vient confirmer ce point : les fantômes, dit-il, doivent être représentés au dernier plan de la perspective. 37 Ces axes qui définissent des places symboliques se retrouvent encore dans la mise en scène d’opéra au xviiie siècle. On se reportera à l’article très intéressant d’Antonia Banducci. Pierre Pasquier évoque déjà l’hypothèse d’axes symboliques dans le décor à compartiments, type Mahelot. Voir Pierre Pasquier, « Introduction », op. cit., p. 109 38 Voir l’illustration 3, La Folie de Clidamant, dans la première partie du présent article. 39 La référence de ce traité peut paraître incongrue dans un article qui démontre que le théâtre à l’italienne n’est pas un bon filtre de lecture pour le théâtre baroque français. Cependant, la plantation des décors à compartiments, l’organisation globale autour d’un axe de fuite-axe de symétrie sont des variations sur le thème du décor à la Serlio. Les décorateurs français lisent, utilisent et réinterprètent dans leur sens les traités italiens. L’évocation d’Ingegnieri est, à ce titre,valide. 120 ANNE SURGERS ET FABIEN CAVAILLE Pour cela, il est aussi bienvenu que les fantômes soient produits au dernier plan du décor.40 Le fantôme placé au niveau du dernier châssis détruit l’illusion de profondeur : il paraît beaucoup plus grand et sa position hors de l’axe le désigne comme un être effrayant – le traité parlant après de sa position in lato, de côté. L’axe de la perspective que l’on retrouve en France comme en Italie, est une donnée à prendre en compte. Par ailleurs, les conseils d’Ingegnieri pour la représentation des fantômes confirment la qualité particulière des positions dans le lointain de la scène. Le fantôme doit être […] loin des yeux des spectacteurs, en profitant assez du fait que les actions qui veulent paraître incroyables ou merveilleuses, s’accomplissent aux confins [de la scène] d’où elles peuvent être perçues moins distinctement.41 Le jeu du comédien prend sens dans son rapport à la face et au lointain, dans une relation de proximité ou d’éloignement avec le public. À partir de ces données sur la composition du décor et la polarisation de l’espace scénique, nous verrons comment Lucrèce exploite les différentes zones du plateau. Trois lieux de jeu se dégagent en fonction des grandes coordonnées haut/bas, milieu/écart, face/lointain. 40 « Le quali anco per cio è bene che sian fatte nell’ultimo angolo della prospettiva », in Angelo Ingegneri, Della poesia rappresentativa & del modo di rappresentare le favole sceniche. Discorso di Angelo Ingegneri. Al Serenissimo Signore, Il Signor Don Cesare d’Este, duco di Modona, e di Reggio, etc. Ferrara, per Vittorio Baldini, Stampatore Camerale, 1598, p.76 41 « remote dagli occhi degli spettatori ; assai giovando che quelle attioni che vogliono haver dell’incredibile o del maraviglioso succedano in lato ond’elle si possano d’altrui scorgere men distintamente. », Ibid. LA SCÉNOGRAPHIE DU THÉÂTRE BAROQUE 121 On remarquera que le haut, le petit théâtre, n’est pas utilisé alors même que Myrrhène parle sans cesse du « ciel de son bonheur », de son « Élyse ». L’utilisation du petit théâtre, lieu symbolique du monde céleste, n’est pas possible, on l’aura compris. Il est, d’ailleurs, plus intéressant que Myrrhène monte à une fenêtre : la représentation signale, là encore, que le ciel du galant est bien terrestre et que son extase n’est pas mystique. De même, le lointain, lieu des actions incroyables et merveilleuses, n’est guère exploité. Les grandes scènes d’action se jouent toutes les deux dans l’écart : dans l’écart vers le lointain (l’intrusion chez Lucrèce au deuxième acte), dans l’écart vers la face (le double meurtre dans la chambre au cinquième acte). Lorsque nous avons construit le décor de Lucrèce, l’emplacement de la chambre nous a posé problème. Même s’il s’agissait du clou du spectacle, il ne nous semblait pas justifié que ce lit souillé, lit de l’adultère, occupe l’axe central de la scène. Si l’on place le compartiment dans l’écart, on gagne en jeux de scène intéressants : le mari, furieux, se précipite pour punir les amants coupables, il sort de l’axe ; l’ami vertueux, se portant au secours de Myrrhène, invite Télémaque à se battre en homme d’honneur et non en assassin, ce duel trouve logiquement sa place au centre du plateau. La position du comédien par rapport au centre est régie par des codifications morales. Étrangement, l’action la plus visible n’est pas le spectacle d’horreur joué dans le compartiment, mais le duel. Alors qu’on a tendance à penser le théâtre baroque comme un spectacle essentiellement visuel, ce type de localisation dans l’écart indique que le grand spectacle est susceptible d’ellipses. La dernière zone de jeu que l’on peut déterminer à partir de Lucrèce, est la face du théâtre. Au cours de la représentation, certains comédiens sont obligés de venir à l’avant-scène afin de dire certains passages de leur rôle. Il s’agit en général des moments de monologue qui deviennent plus une adresse aux spectateurs qu’une parole solitaire. Si l’on reprend l’acte II, on peut établir que le personnage d’Éverard doit être joué à la face : Éverard espionne les galanteries de son ami et les commente. Il sert, donc, d’admoniteur pour l’ensemble de l’acte, il dirige le regard des 122 ANNE SURGERS ET FABIEN CAVAILLE spectateurs et leur propose une interprétation morale de l’action. L’avant-scène semble donc appropriée. Nous en avons confirmation un peu plus tard : tandis que les amants batifolent, Camille fait le guet et monologue sur la faiblesse de l’homme face à l’amour. Il achève par ces deux vers : « Ces contemplations à part, allons pourvoir / À la prompte retraite et nos amants revoir. »42 Autrement dit, pour faire son monologue, l’acteur a dû quitter le lointain pour venir à l’avant-scène ; les deux vers à la fin de son monologue justifient son retour vers le fond du plateau. Il est donc probable que les acteurs viennent sur la face du théâtre pour s’adresser aux spectateurs. La face, le bord du théâtre, devient alors le lieu où s’établit un contact entre personnages et spectateurs, où s’affirme la co-présence de la réalité et de la fiction : elle met en place un échange – et non une frontière – entre l’univers des spectateurs et celui de la fiction. Cette zone de jeu ne se conçoit qu’en l’absence d’un cadre et d’une cage de scène. Les enseignements des didascalies internes et des inventions des poètes confirment les leçons de la scénographie. On est souvent désemparé lorsqu’on lit les pièces de la première moitié du XVIIe siècle : on sent que ces textes appellent la représentation mais on ne voit rien. Pour comprendre la performance théâtrale baroque, pour réfléchir à l’expérience du théâtre par des acteurs et par des spectateurs, il faut donc s’obliger à voir. En cela, la construction d’une maquette fonctionne comme un utile instrument d’imagination. On est frappé par la réalité et par la consistance que prenait, dans le théâtre français, le topos réversible du monde comme théâtre et du théâtre comme monde. C’est encore à cette conclusion que le jeu baroque nous conduit. Les contradictions et les apories où se débattait la conception occidentale de l'image depuis la Renaissance autour de la vraisemblance ont trouvé une issue à la fin du XVIIe siècle : l’image et la représentation, donc le théâtre, ne seront plus image du Monde, jusque dans sa part d’invisible, mais représentation de ce que voit un homme. L’image pourra n’être plus fragmentée, elle 42 Lucrèce ou l’Adultère Puni, Acte II, v.312-311 LA SCÉNOGRAPHIE DU THÉÂTRE BAROQUE 123 devra même être unifiée, pour donner l’illusion, d’un temps, d’un lieu et d’un point de vue. Au XVIIIe siècle, les théâtre européens adoptèrent le modèle italien, modèle illusionniste séparant par un cadre le lieu de la fiction de celui des spectateurs. Alors le personnage entre dans un lieu autonome et clos sur lui-même, la cage de scène, condition de la vraisemblance et de l’illusion. Il ne sort plus sur le théâtre, il n’y surgit plus donner image de l’irreprésentable et faire entendre les « cadences et bransles des Cieux »43. Université Caen Basse-Normandie Université Paris III Sorbonne L’expression, légèrement modifiée est empruntée à Estienne Binet, Essay des Merveilles de la Nature, Rouen, Romain de Beauvais, 1622, chapitre L, « Merveilles des Mathématiques », p. 450. 43