L`art et la manière
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L`art et la manière
LNA#34 #34 / l'art et la manière «Jesuisaimécarjenesuispascompétitif»1 ParIsabelleKUSTOSZ UniversitédesSciencesetTechnologiesdeLille Citation originale de Robert Filliou, reprise par Georg Jappe dans « Filliou et la non-compétition », Ad Hoc, Paris, N°2, 1988. 1 2 Sauve 1926 - Les Eyzies 1987. 3 Sylvie Jouval, in Robert Filliou, Exposition pour le troisième œil, catalogue de l’exposition. Voilà une phrase qui sonne comme un aveu et qui résonne pourtant comme un programme politique. Cette déclaration, si courte soit-elle, résume assez bien cette distance que Filliou 2 savait prendre vis-à-vis de lui-même, mais aussi la dimension critique qui est contenue dans son œuvre et qui excède de beaucoup une simple critique du monde de l’art. C’est en effet une conception bien particulière de l’économique qui à la fois traverse son travail et qui explique quel «drôle de bonhomme» il était, à la fois héritier des utopies de Fourier 3 et de la subversion de Duchamp. Cette conception de l’économique explique aussi que l’œuvre de Filliou se veut sans doute davantage éthique qu’esthétique. Phalanstères des artistes ou créer collectivement É 4 Traité de l’économie politique, Antoine de Montchrestien, 1615. 5 Sylvie Jouval dans le catalogue de l’exposition. 6 Lettre de Robert Filliou à Richard Tialans. 7 Filliou vécut en France, aux Etats-Unis, au Japon, en Corée du Sud, en Egypte, en Espagne, au Danemark, en Allemagne… 8 Centre international de création permanente qu’il crée avec Georges Brecht de 1965 à 1968. « Qu’une œuvre artistique soit : Bien faite, mal faite ou pas faite ? me semble du point de vue de la création permanente indifférent », Robert Filliou, 1968, Opus International, Paris n°22, janvier 1971. 9 20 trange parcours que celui de Robert Filliou, qui étudia l’économie politique à l’Université d’UCLACalifornie, qui fut un temps économiste pour l’ONU, et qui préféra pourtant se consacrer entièrement, abandonnant revenus et situation confortable, à ce qu’il appelait un principe d’économie poétique : expression oxymorique qui opère un clivage avec la conception plus prosaïque de l’économie, telle que Montchrestien 4 la définissait déjà au XVIIe siècle en inventant le terme d’économie politique. Filliou choisit l’activité artistique (pour ne pas dire l’art) par goût des mots et du partage et par refus sans doute de cette « économie de prostitution » 5. « J’ai été boursier, maquisard, manœuvre, veilleur, garçon de café, étudiant, fonctionnaire des nations unies avant de redevenir clochard, traducteur, interprète et à présent entrepreneur en cédilles qui sourient et toujours aussi fauché et cévenol qu’à la naissance » écrivaitil en 1966 6. Citoyen du monde 7, Filliou préfère se soumettre aux flux de rêves et d’idées qu’aux injonctions de la globalisation où seul le principe de profit gouverne. C’est dans cet état d’esprit que Filliou travaille : pour des amis artistes Georges Brecht, Joachim Pfeufer, Daniel Spoerri ou encore Ben, il invente le concept de création permanente et de Fête permanente (The Eternal Network) s’inscrivant ainsi dans une logique de réseau, en tant que matrice nécessaire à la circulation des flux, fondée sur l’échange et la collaboration mais aussi sur le jeu et la distanciation. Des Poïpoïdromes à la Cédille qui sourit 8 en passant par Les Territoires de la République géniale, dispositif où le public lui-même est invité à participer à la création en cours, ce sont bien les idées de partage et de non-compétition qui sont à l’origine d’œuvres collectives qui comptent davantage pour les valeurs dont elles témoignent que pour leur aspect formel. Le principe d’équivalence : bien fait - mal fait - pas fait 9 La forme chez Filliou est souvent d’ailleurs plus que précaire et tient du bout de ficelle. C’est justement ce déni de la forme que Filliou théorise en quelque sorte dans son principe d’équivalence où il émet l’hypothèse qu’une oeuvre d’art ne saurait être évaluée en fonction de la qualité de son exécution : le bien fait (la représentation du modèle en adéquation avec des techniques graphiques) – le mal fait (l’erreur par rapport au modèle) – le pas fait (l’idée) étant équivalents. C’est très certainement ce principe d’équivalence qui permet de mieux appréhender l’expression paradoxale de « Génie sans talent » qu’utilisait Filliou pour parler de lui-même : on y lit alors la critique du savoir-faire ou de la technique, dont le talent serait l’aboutissement et la garantie du « bien fait » au bénéfice d’une aspiration, d’une intuition que traduit le mot de « génie », entendu comme aptitude naturelle à créer quelque chose d’original, quelle que soit la qualité de ce « quelque chose » qui peut s’avérer être mal fait (et en ce sens Filliou est un bricoleur de génie, et les poïpoïdromes des ateliers-installations de bric et de broc) ou pas fait du tout (un bout de papier griffonné, une note dans un cahier…). C’est par ce raisonnement que l’on peut comprendre aussi que, pour Filliou, l'art et la manière / LNA#34 LNA Auto-portrait bien fait, mal fait, pas fait, 1973 Musée d’art moderne, Saint Etienne, dépôt François et Ninon Robelin. la désacralisation et la dématérialisation de l’œuvre d’art 10 ne participent pas d’une négation de l’art, mais au contraire d’une ambition pour l’art. Car non seulement tout un chacun peut être un génie, mais aussi les potentialités du « pas fait » se révèlent être infinies. La galerie légitime de Filliou, ou couvre-chef d’oeuvres, est un musée portatif où plusieurs oeuvres tiennent dans une casquette. L’ art comme art de vivre 11 Filliou refusa sa vie durant de « considérer l’art comme quelque chose où l’on pourrait faire carrière ». Heike Van Den Valentyn, in L’Allemagne est un bon endroit pour dormir, catalogue de l’exposition. On comprendra par conséquent que les conceptions de Filliou sont aux antipodes de l’idée de marchandisation de l’art. Et de même que le but de l’art n’est pas d’être vendu, l’activité artistique n’est pas non plus un métier qu’on apprend et où l’on fait carrière 11, mais une attitude qu’on adopte, un art de vivre : ainsi lui doit-on la célèbre formule « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art ». En ce sens, il est permis de parler d’une éthique de Filliou dont les valeurs seraient celles de l’intuition, de l’innocence, de l’imagination et de la liberté mais aussi comme l’écrit Jean-Hubert Martin dans le catalogue de l’exposition de l’universalité et de l’égalité 12. Enfin peut-être faut-il, pour conclure, regarder cette photo où Filliou, souriant, est flanqué d’un chapeau de papier sur la tête (couvre-chef qui n’est autre qu’une galerie légitime) jonglant du paradoxe d’être fantaisiste et profond à la fois, grave comme les utopistes peuvent l’être et pas sérieux comme un clown, tournant en dérision les fausses valeurs du monde qui l’entoure et lui-même, artiste presque malgré lui. 10 « Robert Filliou n’a cessé de penser l’homme dans ce qu’il a en commun à partager, aussi bien sur le plan culturel que social » Jean-Hubert Martin, in Filliou – pareil aux humains et aux artistes, catalogue de l’exposition. 12 ROBERT FILLIOU, GENIE SANS TALENT Du 6 décembre 2003 au 28 mars 2004 Musée d’Art Moderne Lille Métropole www.nordnet.fr/mam/ Tél : 03 20 19 68 68 Robert Filliou avec une Galerie Légitime pliée lors de l’inauguration de l’exposition Defrozing the frozen exhibition, galerie Magers, Bonn 22 oct. 1972. Photo : Joaquim Romero. 21
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