Représenter la diversité en politique : une
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Représenter la diversité en politique : une
Représenter la diversité en politique : une reformulation de la dialectique de la différence et de l’égalité par la doxa républicaine Introduction Dans ses projets pour « libérer la croissance française », la commission Attali constate, sous la rubrique « associer davantage les minorités à la décision », une « sous-représentation des minorités dans ses organes de décision » et propose en conséquence la Décision 163 : « imposer par quotas la diversité dans les élections municipales, régionales, nationales et européennes 1 ». Radicale, la mesure est justifiée par la commission « faute d’autres moyens efficaces », comme la seule réponse susceptible de « surmonter les résistances de la société à représenter la diversité du pays 2 ». Faire des quotas par origine en politique ? L’idée a bien été évoquée à de multiples reprises ces dernières années, mais c’était précisément pour discréditer l’introduction de la parité dans la loi 3. Ce qui était octroyé 1. Rapport de la commission pour la libération de la croissance française, remis par Jacques Attali, janvier 2008 http://www.liberationdelacroissance.fr/files/rapports/rapportCLCF.pdf. 2. Ibid., p. 131. 3. Laure Bereni et Éléonore Lepinard, « “Les femmes ne sont pas une catégorie” : les stratégies de légitimation de la parité en France », Revue française de science politique, vol. 54, no 1, 2004, p. 71-98 et É. Lepinard, L’égalité introuvable, la parité, les féministes et la Républiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2007. Raisons politiques, no 35, août 2009, p. 125-142. © 2009 Presses de Sciences Po. dossier ANGÉLINE ESCAFRÉ-DUBLET ET PATRICK SIMON 126 – Angéline Escafré-Dublet et Patrick Simon aux femmes pouvait se transposer aux minorités ethniques et raciales : la fragmentation du corps politique selon le genre gagnerait alors un stade supérieur, inacceptable pour de nombreux opposant-e-s à la parité, mais aussi pour une grande partie de ses thuriféraires. Les réticences exprimées à l’occasion du débat sur la parité auraient pu laisser pressentir que la politique resterait hermétique à la diversité. Apparue dans le domaine des médias et de l’entreprise, la notion s’est imposée comme un nouveau cadrage en parallèle à la mise sur agenda de la lutte contre les discriminations 4. Or, le succès de la diversité ne s’est pas arrêté aux portes de la politique. Elle s’est au contraire diffusée avec une rapidité qui peut surprendre dans un pays où l’exercice de la citoyenneté s’est construit contre toute forme d’allégeance à des corps intermédiaires et où l’expression publique d’identités religieuses, ethniques ou raciales par des responsables politiques est perçue comme une contradiction flagrante avec la neutralité qui sied à la « communauté des citoyens 5 ». À en juger par la diffusion exponentielle de la thématique lors des trois dernières échéances électorales, la doxa républicaine ne fait plus obstacle aux revendications à une plus grande représentation de la « diversité » en politique 6. Le point d’orgue de cette montée en puissance a été atteint lors de la campagne des présidentielles américaines et l’élection de Barack Obama qui aura servi de support projectif au débat français 7. Transversale à l’ensemble des partis de la scène politique française, la promotion de la diversité en politique est fondée sur le constat, largement partagé, qu’il existe une sous-représentation dans les mandats électifs des « Français d’origine étrangère », « issus de l’immigration » ou « minorités visibles », selon les catégories retenues. Ce constat ne vise pas les descendants des migrations européennes (Belges, Polonais, Italiens, Espagnols ou même Portugais). L’élection de Nicolas Sarkozy, descendant d’immigré hongrois, n’est pas fréquemment interprétée comme un signe de diversité en 4. Ou en substitution selon de nombreux auteurs. La question n’est pas encore tranchée. 5. Dominique Schnapper, La communauté des citoyens. Sur l’idée moderne de nation, Paris, Gallimard, 1994. 6. La représentation en politique est conçue aussi bien comme un idéal d’égalité dans l’accès à la représentation que comme une façon d’accroître la prise en compte politique des minorités, sinon leur pouvoir d’intervention politique. 7. Voir Justin Vaïsse, « Du bon usage d’Obama en politique française », Esprit, février 2009. Représenter la diversité en politique – 127 politique, bien qu’elle témoigne d’une certaine fluidité dans la pénétration des élites politiques pour des « personnes d’origine immigrée ». De fait, la référence vague à la « diversité » est utilisée pour désigner, sans les nommer, les immigrés et leurs descendants issus des migrations post-coloniales, soit les originaires du Maghreb, d’Afrique sub-saharienne et d’Asie du Sud-Est, auxquels il convient d’ajouter les Français originaires de l’Outre-Mer. La catégorie de « minorité visible » traduit sans doute le mieux le regroupement ainsi opéré. C’est en tout cas celle qui tend à s’imposer à l’analyse du débat politique et médiatique. Faute de statistiques établies sur des catégorisations stables, la situation des « minorités visibles » en politique est mal connue. On trouve en effet peu d’études quantitatives consacrées au sujet dans la littérature de science politique française 8, et peu de recherches en général sur la diversité en politique 9. Des rapports récents ont tenté de combler les lacunes statistiques en recourant à des méthodes indirectes, notamment en couplant un repérage sur photo et la méthode onomastique 10. Les résultats confirment l’impression de blocage relayée par les témoignages et articles de presse : seuls 7 parlementaires « issus des minorités visibles » siègent à la représentation nationale pour la France métropolitaine (soit 0,8 %). Le bilan est moins critique à l’échelle des grandes villes où les conseils municipaux comptent entre 5 % (Bordeaux) et 14 % (Strasbourg) d’« élus de la diversité ». L’objectif de cet article n’est cependant pas de tracer un état des connaissances sur la participation et la représentation politiques des personnes issues de l’immigration ou des minorités visibles. Il s’agit pour nous de revenir sur les conditions dans lesquelles s’opère 8. À l’exception de : Anne Muxel, « Les attitudes sociopolitiques des jeunes issus de l’immigration en région parisienne », Revue française de Sciences Politiques, vol. 38, no 5, 1988, p. 925-940 ; Sylvain Brouard et Vincent Tiberj, Français comme les autres ? Enquête sur les Français issus de l’immigration maghrébine, africaine et turque, Paris, Presses de Sciences Po, 2005 ; Rahsaan Maxwell, « Political Participation in France Among Non-European Origin Migrants : Segregation or Integration ? », Journal of Ethnic and Migration Studies, à paraître en 2009. 9. À l’exception de : Vincent Geisser, Ethnicité républicaine : les élus d’origine maghrébine dans le système politique français, Paris, Presses de Sciences Po, 1997 ; Vincent Geisser et El Yamine Soum, Discriminer pour mieux régner : enquêtes sur la diversité dans les partis politiques, Paris, Éditions de l’Atelier, 2008 ; Romain Garbaye, Getting into Local Power : the Politics of Ethnic Minorities in British and French Cities, Oxford, Blackwell, 2005. 10. Eric Keslassy, Ouvrir la politique à la diversité, note de l’Institut Montaigne, janvier 2009. 128 – Angéline Escafré-Dublet et Patrick Simon la légitimation d’un enjeu d’équitable représentation des différentes composantes de la société à la vie politique française, y compris dans ses dimensions ethniques et raciales. L’article est fondé sur un travail de recherche et d’entretiens réalisés à l’automne 2008 dans le cadre d’un projet européen 11. Il démontre qu’avec l’apparition de la thématique de la diversité, le changement de cadrage est double. D’un côté, il vient déplacer le débat sur la représentativité de la démocratie française, organisé depuis la fin des années 1960 autour de la défense du droit de vote des étrangers. Indexée à la question des conditions d’exercice de la citoyenneté, la lutte pour le vote des étrangers devient caduque pour les descendants d’immigrés qui disposent dans leur écrasante majorité de la nationalité française. La mise en évidence de phénomènes de discrimination se décline dans le champ politique par l’idée d’une citoyenneté incomplète, se traduisant par des modes de participation et surtout des niveaux d’accès à la représentation politique différenciés selon l’origine. D’un autre côté, le changement de registre qu’introduit la notion de diversité ouvre sur une éventuelle prise en compte de l’origine ethnique ou raciale dans les mobilisations politiques, que ce soit en tant que déterminant du vote, vecteur de revendication ou style de représentation. De ce point de vue, parler de diversité en politique réactive la dialectique de la différence et de l’égalité, et vient questionner l’approche républicaine fondée sur l’indistinction. L’égalité dans l’indistinction Traditionnellement réticent à reconnaître l’appartenance de l’individu à un groupe, le credo républicain a largement structuré la vie politique française. Il s’appuie sur l’idée selon laquelle l’égalité se réalise en faisant abstraction des différences « de naissance » entre les individus. Il est incarné dans l’article 1er de la Constitution de 11. Projet EMILIE financé par la Commission Européenne au titre de la Priorité 7 Citizens and Governance in a Knowledge Based Society, voir http://www.eliamep.gr/en/ emilie/. L’étude sur la participation politique s’appuie sur une revue de littérature, une revue de presse et une série d’entretiens avec des acteurs investis dans le débat sur la diversité en politique : membres des partis politiques, de l’administration et acteurs de la société civile (n = 17). Le guide d’entretien administré visait à identifier les registres discursifs de justification d’une promotion de la diversité en politique, ainsi que les répertoires d’action mis en œuvre. Représenter la diversité en politique – 129 1958 qui énonce que la République « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion », dont l’interprétation dominante veut que cette indifférence de la loi aux origines s’étende à l’ensemble des structures et représentations sociales. La conception classique de la citoyenneté à la française ne reconnaît qu’une différence, celle qui existe entre les Français et les étrangers. Il nous faut de fait revoir cette division canonique (déjà maltraitée par l’exclusion des femmes du banquet universel républicain) à la lumière de subdivisions plus subtiles, parfois légales, mais la plupart du temps inscrites dans les pratiques différentialistes derrière un énoncé universel. Le principe d’indistinction des citoyens entre eux en fonction de leur appartenance, réelle ou supposée, à un groupe, s’est accommodé, dans de nombreuses circonstances, de régimes de citoyenneté de second ordre. Le projet colonial apporte une contradiction centrale au principe d’« indifférence aux différences 12 » : l’organisation de l’Empire s’est fondée sur une hiérarchisation des statuts, opposant Français ou Européens et sujets indigènes 13. Ces statuts ne restent pas confinés à l’empire lui-même, puisque d’une part la migration en métropole des « indigènes » suscite l’importation des catégories coloniales et que d’autre part la création de l’Union française a supprimé une partie des distinctions entre colonies et métropole. Bien que réputés Français, les « Français musulmans d’Algérie » sont soumis en métropole à un régime spécifique de droits sociaux, dépendent d’instances d’encadrement spécialisées et leur circulation est étroitement contrôlée 14. Les indépendances n’ont pas complètement soldé l’héritage colonial qui s’est durablement inscrit dans les structures légales, mais également les imaginaires 15. 12. Si les lois raciales prises à l’encontre des Juifs par le régime de Vichy engagent bien la responsabilité de l’État français, elles ne relèvent pas de celle de la République. 13. Laure Blévis, « Les avatars de la citoyenneté en Algérie coloniale ou les paradoxes d’une catégorisation », Droit et Société, vol. 48, 2001. Émmanuelle Saada, Les enfants de la colonie : les métis de l’Empire français entre sujétion et citoyenneté, Paris, La Découverte, 2007. 14. Mary Dewhurst D. Lewis, The Boundaries of the Republic : Migrant Rights and the Limits of Universalism in France, 1918-1940, Stanford, Stanford University Press, 2007. 15. Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Sandrine Lemaire (dir.), La fracture coloniale : la société française au prisme de l’héritage colonial, Paris, La Découverte, 2005. Todd Shepard, The Invention of Decolonization : the Algerian War and the Remaking of France, Ithaca, Cornell University Press, 2006. 130 – Angéline Escafré-Dublet et Patrick Simon Il n’en reste pas moins que, dans la lignée de l’héritage institutionnel et philosophique de la Révolution française et de la IIIe République, le credo républicain revendique l’égalité dans l’invisibilité et considère la reconnaissance des différences comme incompatible avec l’exercice de la citoyenneté politique. Ceci a pour conséquence de rendre illégitime toute revendication portée au nom d’un groupe. Les mobilisations sur un mode identitaire sont marginalisées dans la vie politique française. À l’exception de quelques mouvements qui fondent leur lutte sur un critère d’identité – on pense principalement pour la période récente au Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN) et aux Indigènes de la République –, les minorités ethniques et raciales ont toujours été représentées en France par des organisations universalistes, structurées par des militants n’étant pas nécessairement issus de minorités. Les organisations antiracistes ou de défense des droits de l’homme telles que SOS-Racisme, le Mouvement contre le racisme et l’antisémitisme (MRAP) et la Ligue des droits de l’homme (LDH) ont pour visée principale de faire entrer les victimes de discrimination dans le droit commun et non de promouvoir l’accès à des droits en vertu de l’appartenance à un groupe. Dans ce contexte, la principale contradiction au caractère assimilationniste du modèle français est venue de la revendication pour le droit de vote des étrangers. En effet, la superposition entre nationalité et citoyenneté fait de l’acquisition de la nationalité française la condition sine qua non pour participer à la vie politique. Initiée dans les années 1970 par les luttes des travailleurs immigrés, la revendication est reprise par François Mitterrand qui l’inscrit sur son programme pour l’élection de 1981, avant de l’abandonner car elle est jugée trop coûteuse politiquement 16. Le débat est relancé à la faveur de l’extension du droit de vote aux citoyens européens, et un sondage de 2002 montre que plus de la moitié des Français y sont favorables 17. Pourtant, malgré la réalisation de plusieurs propositions de lois, le projet n’aboutit pas et la probabilité que la requête trouve un aboutissement dans un futur proche reste mince 18. Le droit de vote des étrangers reste cependant un 16. Patrick Weil, La France et ses étrangers, Paris, Gallimard, 2005 [2e éd.], p. 221-228. 17. « France : 54 % d’opinions favorables au droit de vote des résidents étrangers aux élections municipales et européennes », La Lettre de la Citoyenneté, no 60, novembredécembre 2002. 18. Sylvie Strudel, « Le vote des étrangers en France : y penser toujours, en parler parfois, ne l’appliquer jamais ? », Baromètre politique français, Cevipof, avril 2007. Représenter la diversité en politique – 131 important combat pour les organismes de défense des droits des immigrés comme en témoignent les campagnes de Votations citoyennes organisées par la Ligue des Droits de l’Homme 19. Cette lutte s’inscrit néanmoins dans le cadre de l’égalité dans l’indistinction en cherchant à abolir la frontière entre nationalité et citoyenneté. L’enjeu consiste à faire rentrer un groupe dans le droit commun de la citoyenneté nationale. L’idée que des Français puissent ne bénéficier que d’une citoyenneté incomplète du fait de leurs origines n’est pas traitée par ces mobilisations : elle relève d’une autre logique. Le cadre tracé par le modèle républicain conditionne également les analyses conduites par les sciences sociales qui éludent les dimensions culturelles ou ethniques des pratiques sociales 20. L’étude des comportements électoraux et de la participation en politique s’est essentiellement conduite autour des déterminants de genre, âge ou catégorie socio-professionnelle. Il est vrai que la tradition académique initiée par Siegfried s’est également portée sur le rôle de la religion, mais les travaux de référence conduits par Michelat et Simon 21 n’ont pas été renouvelés dans les mêmes conditions à propos des Juifs ou des Musulmans 22. Contrastant avec les sciences politiques nord-américaine et britannique qui ont fait du « vote ethnique », et plus généralement des ethnic politics (« politiques ethniques »), un champ à part entière de l’analyse des comportements politiques 23, la science politique française a évité la question. 19. Opérations de sensibilisation des électeurs à l’absence de droit de vote des étrangers : posté devant un bureau de vote, un militant invite les électeurs à se prononcer pour ou contre l’octroi du droit de vote aux étrangers. 20. Valérie Amiraux et Patrick Simon, « There are no Minorities Here : Cultures of Scholarship and Public Debate on Immigrants and Integration in France », International Journal of Comparative Sociology, vol. 47, no 3-4, 2006, p. 191-215. 21. Guy Michelat et Michel Simon, Classe, religion et comportement politique, Paris, Presses de Science Po/Éditions Sociales, 1977. 22. Voir cependant Sylvie Strudel, Votes juifs : itinéraires migratoires, religieux et politiques, Paris, Presses de Sciences Po, 1996 ou V. Geisser, Ethnicité républicaine..., op. cit. 23. Aux États-Unis, l’ouvrage de Nathan Glazer et Daniel Patrick Moynian, Beyond the Melting Pot, The Negroes, Puerto Ricans, Jews, Italians, and Irish of New York City, Cambridge, MIT Press, 1963, a relancé les analyses sur la dimension ethnique des structures locales de pouvoir. L’idée d’une persistance des préférences politiques fondées sur l’ethnicité s’est alors imposée pour contredire les théories classiques de l’assimilation (voir Michael Parenti, « Ethnic Politics and the Persistence of Ethnic Identification », American Political Science Review, vol. 61, no 3, 1967, p. 717-726. L’influence de la race a également fait l’objet d’une abondante littérature dont l’article de Lawrence Bobo et Franklin D. Gillian, « Race, Sociopolitical Participation, and Black Empowerment » (American Political Science Review, vol. 84, no 2, 1990, 132 – Angéline Escafré-Dublet et Patrick Simon L’influence de l’origine ethnique sur les comportements électoraux n’est pas considérée comme un objet d’étude légitime. Pourtant, il semble que les acteurs politiques, surtout au niveau local, soient bien moins réticents à penser en termes d’ethnicité que les chercheurs en science politique ou les acteurs politiques nationaux. Le clientélisme électoral en direction des « Musulmans » ou d’autres groupes minoritaires est souvent évoqué au niveau local et nos entretiens ont confirmé que des stratégies politiques visent la captation de ces franges de l’électorat. Bien que la réalité d’un vote ethnique ne soit pas mesurable, l’argument fait recette. Des groupes de pression, ou des entrepreneurs identitaires, peuvent jouer de l’ethnicité pour obtenir des places sur des listes ou des avantages en échange de consignes de vote. Paradoxalement, les rares indications dont nous disposons sur les taux de participation aux élections des Français nés de parents immigrés montrent que les descendants d’immigrés du Maghreb ont des taux d’inscription inférieurs à ceux des descendants de Français 24. Ils présentent également des taux d’abstention plus élevés, d’autant plus qu’ils résident majoritairement dans des quartiers où la participation électorale s’est effondrée dans les vingt dernières années. Dans un contexte où de nombreuses élections se gagnent à scrutins serrés, l’effet de croyance dans le potentiel électoral des minorités peut constituer une ressource importante pour des entrepreneurs politiques en quête de reconnaissance. De ce point de vue, l’entrée en scène de la notion de diversité représente une structure d’opportunité majeure pour articuler d’une manière renouvelée une question qui avait jusque-là du mal à passer la barrière de l’impératif républicain que constitue l’égalité dans l’indistinction. La diversité, de l’entreprise à la politique L’apparition d’un nouveau cadrage du débat autour de la diversité s’explique à la fois par l’évolution du profil démographique de la société (une partie importante des personnes représentant la p. 377-393), offre une bonne synthèse. Sur la Grande-Bretagne, voir Muhammad Anwar, « The Participation of Ethnic Minorities in British Politics », Journal of Ethnic and Migration Studies, vol. 27, no 3, 2001, p. 533-549. 24. Jean-Luc Richard, « Rester en France, devenir français, voter : trois étapes de l’intégration des enfants d’immigrés », Économie et statistiques, p. 316-317, p. 152-161, 1998. Représenter la diversité en politique – 133 diversité de la société ont la nationalité française), et par l’épuisement de la catégorie d’intégration dans le discours politique français 25. Hakim El-Karoui, ancien conseiller technique du Premier ministre Jean-Pierre Raffarin (2002-2005), rattache son choix du terme de « diversité » en 2004 à la perte manifeste d’efficacité politique de la référence à l’« intégration » dans les discours du ministre. La mise sur agenda des discriminations avait été initiée par le gouvernement Jospin (1997-2002). Or, celui-ci avait maintenu les prérogatives de la nationalité dans la définition de la citoyenneté 26, et, de fait, l’accès au politique n’est pas évoqué lors de cette première phase de mobilisation contre les discriminations. C’est bien avec la mise sur l’agenda de la lutte contre les discriminations, et le passage de l’intégration à la diversité que s’effectue un changement de paradigme de l’action publique, adossé à une refonte de la grammaire des acteurs politiques. L’introduction de la dynamique de l’égalité des chances avait déjà favorisé une échappée vers une gestion renouvelée de la différence, tout en rencontrant des réserves virulentes lorsqu’il s’était agit d’y parvenir par une action de discrimination positive. La thématique de la diversité évite l’écueil de la formulation négative (discrimination) tout en ouvrant un certain champ des possibles pour désigner la différence en politique. Son entrée en scène est rendue possible grâce au transfert d’un ensemble d’outils du domaine des ressources humaines qui prend ses racines dans des réseaux de connaissances et implique la participation d’acteurs du monde de l’entreprise (patrons, entrepreneurs, cabinets de recrutement) 27. Des clubs, tels que le Club XXIe siècle ou le Club Averroès, ont facilité la mise en relation entre secteur privé et acteurs politiques. Le Club XXIe siècle a été créé en 2004 par Hakim El Karoui et Rachida Dati, alors qu’ils étaient tous deux conseillers techniques au gouvernement (respectivement, Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre et Nicolas Sarkozy, ministre de l’Économie). Le Club a déployé une importante stratégie de mise en réseaux d’élites du 25. P. Simon, « La crise du modèle d’intégration », Cahiers Français, no 330, 2006, p. 62-67. 26. L’influence de Jean-Pierre Chevènement y est pour beaucoup, comme en témoigne les « Assises de la Citoyenneté » qu’il organise en 2001 au cours desquelles Lionel Jospin refuse de supprimer les restrictions de nationalité pour l’accès aux emplois publics. 27. Sur l’apparition d’une thématique de la diversité dans le monde de l’entreprise, voir l’article de Laure Bereni dans ce volume, p. 87-106. 134 – Angéline Escafré-Dublet et Patrick Simon secteur public et du secteur privé. À l’initiative de campagnes pour valoriser l’apport des jeunes entrepreneurs issus des territoires les moins favorisés de la région parisienne (opération Talents des Cités), l’impact du Club sur les pratiques politiques est moins prégnant 28. À l’origine d’une Charte de la Diversité à faire signer par les leaders des partis politiques dès 2006, le Club a peiné à obtenir leur soutien 29. Seule Ségolène Royal l’a signée, entre les deux tours des élections présidentielles. L’éloignement du président du Club de la ligne officielle du parti présidentiel a pu jouer sur le manque de lobbying direct au niveau des cabinets ministériels 30, mais les obstacles rencontrés s’expliquent surtout par l’importance des pratiques de discrimination au sein des partis 31. La presse s’est fait l’écho des difficultés à imposer la diversité dans les partis politiques qui craignent qu’un candidat issus de la diversité ne réunisse pas les suffrages escomptés, mais également face aux réticences des responsables locaux à se voir imposer des critères par les instances nationales 32. L’apparition de la thématique de la diversité suit une logique de pénétration des élites économico-politiques qui se déploie plus aisément au niveau national de la décision politique. Le transfert de la catégorie de diversité du monde de l’entreprise à l’univers politique suggère également une approche en termes de coûts et bénéfices. Pour une entreprise, il y a un coût à discriminer, celui de perdre des recrues qualifiées ; cet argument a été central pour la mise en place de la Charte de la diversité dans l’entreprise. Il est traduit dans le monde politique par le remplacement de « talents » par « votants ». Dogad Dogoui, chef d’entreprise à l’initiative du rassemblement d’entrepreneurs, Africagora, et actuel président du Cercle de la diversité républicaine au sein de l’UMP, met en avant le gain de votes apporté par les candidats issus de la diversité 33. Dogad Dogoui est d’ailleurs à l’initiative de séances de « coaching » sur la diversité pour les candidats de l’UMP aux 28. « Billets d’humeur », Newsletter Club XXIe siècle, no 9, mars 2008. http://www.21eme-siecle.org/assets/files/ENewsletter/NewsletterClub9.pdf. 29. Charte de la diversité en politique, Club XXIe siècle, janvier 2006 http://www.sciences-po.fr/presse/Grands_Debats/charte_diversite.pdf. 30. Hakim El Karoui, « Chiraquien, mais pas Sarkoziste », Le Monde, 28 avril 2007. 31. Vincent Geisser et El Yamin Soum, Discriminer pour mieux régner : enquête sur la diversité dans les partis politiques, Paris, L’atelier, 2008. 32. Laetitia Van Eckhout, « Un effort timide des grands partis », Le Monde, 9 juin 2007 ; Nicolas Barotte, « Le PS peine à imposer la diversité sur ses listes aux municipales », Le Figaro, 3 novembre 2007. 33. Entretien avec Dogad Dogoui, Président du Cercle de la diversité républicaine, UMP. Représenter la diversité en politique – 135 élections législatives de 2007. Sur le marché aux électeurs, l’origine ne serait plus un handicap, mais un argument attirant les votes. Ceci répond également à la nécessité de familiariser les candidats à un registre d’argumentation nouveau et jusque-là éloigné de leur propre rhétorique discursive. Les séances étaient organisées pour des candidats issus de la diversité amenés à s’adresser à un électorat « divers ». Il s’agissait bien d’occuper un terrain politique émergent qui se distingue de l’antiracisme ou du discours républicain sur l’intégration. D’autant que Dogad Dogoui précise que son expertise porte essentiellement sur les « minorités » et non sur les problèmes sociaux que rencontrent les quartiers populaires, par exemple. Empruntant au lexique pragmatique de l’entreprise, maniant les notions de bénéfice et de valeur ajoutée, le registre d’argumentation s’éloigne ostensiblement des références à l’universalisme. L’argumentaire managérial qui consiste à voir dans la diversité du personnel de l’entreprise un atout pour pénétrer de nouveaux marchés se trouve aussi utilement transféré dans le domaine politique à travers la notion d’un corps politique reflet de la société. Augmenter la diversité des employés, c’est s’assurer de l’adaptabilité de l’entreprise au profil évolutif de la population 34. Favoriser la diversité des candidats, c’est refléter la société et obtenir l’adhésion des électeurs : « un parti qui n’évolue pas avec la société perd des voix 35 ». La théorie du reflet est sans doute la plus influente dans le contexte politique, dans le sens où l’égalité de proportion répond à plusieurs objectifs imbriqués : l’absence de distorsion dans la représentation en politique vaut pour une égalité d’accès aux fonctions, c’est-à-dire la non-discrimination ; la présence de membres des minorités assure le renouvellement du personnel politique et rompt le cycle de reproduction des élites sur elles-mêmes ; l’identité des élus minoritaires signe la diversification du style politique et garantit la prise en compte des intérêts des minorités. De ce point de vue, le cadrage par la diversité réactive une forme de pluralisme abandonnée depuis les malheureuses tentatives du « droit à la différence » au début des années 1980 36. 34. Voir l’article de Laure Bereni dans ce volume, p. 87-106. 35. Entretien avec Dogad Dogoui. 36. Présenté comme un changement de cadrage qui guidait à la fois la réforme administrative de la décentralisation et la prise en compte des seconde générations immigrées, l’argumentaire a été rapidement détourné par un discours exclusif au profit de la droite et du FN, voir Pierre-André Taguieff, La Force du préjugé, Paris, La Découverte, 1988. 136 – Angéline Escafré-Dublet et Patrick Simon L’analogie avec le monde de l’entreprise porte enfin sur l’environnement idéologique de la diversité. Si la défense des minorités s’est historiquement construite dans les milieux progressistes de la gauche, la droite libérale s’est positionnée avec succès sur l’axe de la lutte contre les discriminations et, surtout, la promotion de la diversité 37. Les nominations très médiatiques de ministres ou secrétaires d’état « issu-e-s de la diversité » sont portées au crédit des gouvernements de Raffarin et de Fillon, et la mobilisation en interne sur la thématique de la diversité est présentée comme plus facile à l’UMP ou au Modem qu’au parti socialiste ou au parti communiste, les Verts faisant exception. Selon Patrick Lozès, président du CRAN, il lui est plus aisé de s’adresser à des représentants du gouvernement actuel qu’à certains membres du parti socialiste. Bien que son propre engagement dans un parti de centre droit jusqu’en 2005 explique en partie cette orientation préférentielle, son expérience est relayée par plusieurs membres du parti socialiste ou liés à des mouvements de la gauche radicale. On assiste dès lors à un brouillage des référents partisans, comme si la diversité pouvait se décliner dans toutes les formations politiques, mais sous des formes théoriques et pratiques différentes. De nouvelles mobilisations ? Chaque parti s’est doté de réseaux ou structures spécialisées sur la question de la diversité. Comme pour les entreprises, des postes de « chargé de la diversité » ont été créés et l’objectif de « représentation de la diversité » a été inscrit sur les plateformes politiques. En parallèle de la mobilisation interne aux organisations, des réseaux transversaux associent les « militants de la diversité » venant de partis de droite et de gauche. Une communauté d’intérêts se crée et peut, pour certains des acteurs rencontrés, constituer une raison suffisante pour fédérer leurs actions. Le dépassement des affiliations partisanes dans des structures de réflexion et parfois d’action n’est pas spécifique à la question de la diversité, mais ces militants présentent un type de trajectoire politique relativement original. Nombre d’entre eux se sont ainsi fréquentés dans des organisations ou associations de gauche, avant de se faire élire dans un 37. P. Simon, « Comment la lutte contre les discriminations est passée à droite ? », Mouvements, no 52, 2007. Représenter la diversité en politique – 137 parti de droite. Le terme de « shopping politique », le plus souvent assumé, peut sans doute être utilisé pour décrire ces parcours sinueux. Le cas de Rachida Dati, éphémère candidate sur la liste socialiste pour les européennes de 1994 et seconde sur la liste de l’UMP en 2009 en est l’illustration. Cet opportunisme politique décrit, en creux, des marges d’opportunité plus difficiles à exploiter dans le cadre des formations issues du mouvement ouvrier que dans celui de formations a priori moins hospitalières. Un paradoxe apparent qui invite à réfléchir aux tensions structurelles entre la gauche politique et les causes liées aux contradictions subalternes (lutte féministe, antiracisme et représentation de la diversité). À chaque échéance électorale, la mobilisation autour de la thématique de la diversité a représenté un moyen de réagir aux phénomènes de discrimination dans les partis. Alors que l’entrée en politique de nombreux jeunes issus de l’immigration dans les années 1980 avait pu faire croire à une diversification du corps électoral français, les décennies qui ont suivi ont montré que les écuries politiques étaient peu enclines à accorder des places de choix à des candidats issus de l’immigration 38. Que ce soit par peur de faire le jeu du Front national ou par crainte de les voir défendre des intérêts communautaires, les arguments qui leur ont été opposés n’ont eu pour conséquence que de brouiller la compréhension de phénomènes qui s’apparentaient en réalité plus largement à des pratiques discriminatoires 39. Avec l’apparition du débat sur la diversité, les acteurs politiques victimes de discrimination ont trouvé là un cadrage utile pour donner une visibilité à leur expérience et à leur protestation. On pourrait citer le cas de Najat Azmy qui s’est retrouvée bloquée dans sa course à l’investiture pour les élections législatives dans le Nord et qui s’est investie par la suite dans le Comité pour la diversité du CRAN 40 ; ou bien Bagdad Ghezal, candidat socialiste à la mairie socialiste d’Étaple-sur-mer investi par la section locale du parti, mais qui se voit « parachuter » un notable local par le comité régional 41. Le bilan de la mobilisation reste mitigé. Le soutien qu’apporte le niveau national des grands partis à des candidats issus de la 38. 39. 40. 41. R. Garbaye, Getting into Local Power..., op. cit. V. Geisser et El Y. Soum, Discriminer pour mieux régner..., op. cit. Entretien avec Najat Azmy, PS. « When Being Called Bagdad is a Handicap », Reuters, 18 décembre 2007 ; JeanMichel Normand, « Des candidats embarrassants », Le Monde, 8 janvier 2008. 138 – Angéline Escafré-Dublet et Patrick Simon diversité, se confronte fréquemment à des oppositions locales. Les études qui ont tenté de chiffrer les « candidats de la diversité » indiquent des chiffres encore très faibles : 224 candidats de la diversité sur 7 198 pour les élections législatives, pour trois élus à l’Assemblée nationale 42. En outre, les candidats qui se confrontent à des situations de discrimination n’ont d’autres ressources que d’en appeler aux médias pour attirer l’attention sur leur cas. L’utilisation du terme diversité s’est généralisée, sans qu’un accord minimal se dégage sur sa définition et les différents sens qu’il recouvre pour les acteurs. La tendance principale qui se dégage est celle d’une utilisation stratégique : la diversité apporte une visibilité à la question minoritaire et introduit l’argument identitaire dans la mobilisation. Pour le Président du CRAN, elle est une périphrase utile pour englober à la fois les Français maghrébins, les Noirs africains ou caribéens et les Asiatiques, et n’est pas très éloignée de la notion de minorité 43. Cependant, pour le Président du Club XXIe siècle, le terme n’est pas associé à la notion de minorité puisque « la République ne reconnaît pas l’existence de minorités et qu’il s’agit de faire comprendre que la diversité est dans la majorité 44 ». La question sémantique est loin d’être subsidiaire, alors que la guerre médiatique fait rage autour du « communautarisme » et de la « discrimination positive ». Derrière « minorité » se profile la « communauté », elle-même annonçant une option séparatiste de repli sur soi. En témoigne la réticence d’une sénatrice du parti des Verts : « Je ne suis pas représentante d’une minorité, ce que je veux c’est faire rentrer la communauté dans le droit commun 45. » Pour autant, le flou et la polysémie de la notion de diversité sert objectivement les mobilisations en fournissant un mot d’ordre fédérateur, certes minimaliste, et surtout accommodable dans une multiplicité de référentiels idéologiques. L’objectif rejoint du reste celui, plus général, du renouvellement de la classe politique : plus de jeunes, plus de femmes et plus de personnes issues de classes populaires. La principale vertu de l’usage de la notion en politique – du point de vue de celles et ceux qui la promeuvent – est en définitive de rendre dicible la question de l’ethnicité et de la « race » au cœur 42. 43. 44. 45. V. Geisser et El Y. Soum, Discriminer pour mieux régner..., op. cit., p. 191. Entretien avec Patrick Lozès, Président du CRAN. Entretien avec Hakim El Karoui, Président du Club XXIe siècle. Entretien avec Alima Boumediene-Thierry, sénatrice de Paris (Île de France), Les Verts. Représenter la diversité en politique – 139 même de la fabrique du modèle républicain. Elle rend légitime la question de la représentation équitable de groupes, qui ne forment pas des « communautés », et pas encore des groupes de pressions, mais dont les réseaux se construisent et préfigurent sans doute l’émergence de plateformes politiques jusqu’ici inédites dans le paysage français. Conclusion L’émergence de la thématique de la diversité dans les années 2000 a modifié le cadrage de nombreux débats de société. Mobilisée depuis de nombreuses années dans les recherches sur les relations interethniques dans une certaine indifférence, la notion a bénéficié de la mise sur agenda de la lutte contre les discriminations pour s’imposer, d’abord dans le monde de l’entreprise, puis dans les discours politiques et l’ensemble des secteurs de la vie sociale. L’ethnicité ou la « race » constituent des catégories illégitimes et illégales de l’action publique, mais elles sont également un point aveugle pour les sciences sociales françaises 46. En tant que déterminants de l’identité politique 47, elles sont demeurées jusqu’à peu un impensé de la vie politique française. Dans ce contexte, il est surprenant que le débat sur la diversité se soit porté avec une telle rapidité dans le domaine de la vie politique. À l’occasion de plusieurs séquences électorales (présidentielle, législatives, municipales), incluant l’épisode Obama, la question de la « diversité » de la représentation politique en France, c’est-à-dire la présence de « minorités visibles » parmi les responsables des partis et les représentants élus, a été posée avec insistance. Ce changement de cadrage s’est effectué par le transfert sélectif de concepts, outils et registres de justification développés dans le monde de l’entreprise : une rhétorique qui utilise les arguments de coûts et bénéfices, des personnes-ressources qui font le lien entre les deux univers et un rôle important dévolu aux réseaux. Le profil des acteurs engagés dans la promotion de la diversité en politique 46. P. Simon, « Les statistiques, les sciences sociales françaises et les rapports sociaux ethniques et de “race” », Revue Française de Sociologie, vol. 49, no 1, 2008, p. 153-162. 47. Sur l’identité politique, on renvoie à l’ouvrage dirigé par Denis-Constant Martin, Cartes d’identité : comment dit-on « nous » en politique ?, Paris, Presses de la FNSP, 1994. 140 – Angéline Escafré-Dublet et Patrick Simon témoigne du lien étroit avec les milieux des entreprises et de la circulation des registres d’expériences. On peut également souligner le modèle que constitue l’instauration de la parité en politique. Sur bien des aspects les arguments rhétoriques échangés au sujet de la diversité en politique retrouvent les traces des débats autour de la parité. Les enjeux sont de fait de la même nature et il paraît logique de chercher à imiter les moyens mis en œuvre pour réduire la domination masculine dans l’accès à la représentation politique. C’est du reste l’une des conclusions auxquelles arrive Anne Philipps dans son dernier ouvrage Multiculturalism Without Culture : le transfert d’outils est théoriquement souhaitable « to ensure a fair representation of French Morrocans in Assemblee nationale or German Turks in the Bundestag 48 » (« pour assurer une représentation juste des Marocains français à l’Assemblée Nationale ou des Turcs allemands au Bundestag »). Elle pose néanmoins, souligne-t-elle, un problème pratique, dans le sens où la démarcation entre groupes ethniques ou culturels est plus difficile à établir qu’entre hommes et femmes, et que les subdivisions sont suffisamment nombreuses pour rendre la tâche d’identification sinon insoluble, au moins délicate. L’entrée par la « diversité » ne lève pas ce problème pratique, elle aboutit au contraire à le renforcer en maintenant le flou sur les catégories de personnes – les « minorités visibles », les « issus de l’immigration » – dont il faudrait améliorer l’accès au politique. Ce que les mobilisations ont gagné par l’indéfinition de l’objet diversité, elles risquent de le perdre par le flou du cadrage. Le guide de lecture qui doit nécessairement accompagner les plateformes revendicatives fait en partie disparaître cette hypothèque. Mais plus il se fera précis, moins il sera rassembleur. L’absence de revendication visant à l’instauration de quotas fondés sur l’origine ethnique ou raciale 49 souligne une différence de taille dans les stratégies discursives employées par les groupes militant pour la diversité ethnique et raciale en politique par rapport aux acteurs de la parité. La faible légitimité des revendications portées au nom de l’origine – toujours suspectées de produire le « communautarisme » – explique en partie les précautions rhétoriques adoptées par les acteurs de la diversité et les contraintes posées à leurs horizons d’attente. La consécration de la 48. Anne Phillips, Multiculturalism Without Culture, Princeton, Princeton University Press, 2007, p. 167. 49. Sauf dans les propositions de la commission Attali citées en introduction. Représenter la diversité en politique – 141 thématique de la diversité obtenue avec l’élection de Barack Obama et l’intense débat qui l’a accompagnée change à n’en pas douter la donne. Angéline Escafré-Dublet est docteur en histoire (Sciences Po, Paris). Elle a travaillé sur la dimension culturelle des politiques françaises d’immigration depuis le début de la Ve République. Après avoir été research fellow à l’Université de Chicago pendant deux ans, accueillie au sein du Center for the Study of Race, Politics and Culture, elle est actuellement postdoctorante à l’INED et enseigne à Sciences Po (Paris). Elle a récemment publié : « Les cultures immigrées sont-elles solubles dans les cultures populaires ? », Mouvements, no 57, janvier-mars 2009. Patrick Simon est socio-démographe, directeur de recherche à l’INED et chercheur associé au CEVIPOF. Il coordonne à l’INED un RTN financé sur le programme Marie-Curie et regroupant 12 doctorants et 2 post-doctorants dans 12 instituts européens sur l’enquête comparative européenne TIES (The Integration of the European Second Generation). Ses travaux portent sur les relations interethniques, les trajectoires sociales des immigrés et de leurs descendants et les discriminations dans les sociétés multiculturelles. Il a notamment publié : Corrado Bonifazi, Marek Okolski, Jeanette Schoorl et Patrick Simon (dir.), International Migrations in Europe : New Trends, New Methods of Analysis, Amsterdam, University of Amsterdam Press, 2008 et « Les statistiques, les sciences sociales françaises et les rapports sociaux ethniques et de “race” », Revue Française de Sociologie, vol. 49, no 1, 2008, p. 153-162. RÉSUMÉ Représenter la diversité en politique : une reformulation de la dialectique de la différence et de l’égalité par la doxa républicaine L’émergence de la thématique de la diversité dans les années 2000 a modifié le cadrage des débats de société. Mobilisé depuis de nombreuses années dans les recherches sur les relations interethniques dans une certaine indifférence, la notion a bénéficié de la mise sur agenda de la lutte contre les discriminations pour s’imposer, d’abord dans le monde de l’entreprise, puis dans l’ensemble des secteurs de la vie sociale et du discours politique. Absente du logiciel républicain, l’ethnicité ou la « différence culturelle » constitue une catégorie illégitime – sinon illégale – de l’action. Elle a longtemps été tenue à distance des représentations collectives et, comme déterminant de l’identité politique, est demeuré jusqu’à 142 – Angéline Escafré-Dublet et Patrick Simon peu un impensé de la vie politique française. Dans ce contexte, il est surprenant que le débat sur la diversité se soit déplacé avec une telle rapidité dans le domaine de la vie politique. À l’occasion de plusieurs séquences électorales (présidentielle, législatives, municipales), incluant l’épisode Obama, la question de la « diversité » de la représentation politique en France, c’est-à-dire la présence de « minorités visibles » parmi les responsables des partis et les représentants élus, a été posée avec insistance. Cet article propose d’avancer des hypothèses de réflexion à partir d’un terrain mené à l’automne 2008 auprès de différents acteurs mobilisés autour de la « diversité en politique ». Il montre que l’on assiste à un double changement de cadrage : l’utilisation du lexique de la diversité sert à dépasser l’approche en termes d’intégration des étrangers à la vie politique – centrée sur le droit de vote – et, en touchant aux fonctions représentatives, inscrit le débat sur la reconnaissance des « minorités visibles » au cœur du dispositif républicain. Representing Diversity in Politics: Reframing Difference and Equality According to the Republican Doxa The notion of diversity emerged in the 2000’s and changed the framing of numerous social issues. The term had already been in use among social scientists working on ethnic relations for a number of years. However, it was not until anti-discrimination reached the political agenda that the notion of diversity was actually established, first in the private sector, and then in all areas of public life, including the political realm. Since ethnicity is regarded as an illegitimate – if not illegal – basis for inquiry or action according to the Republican ethos, identity politics remain a foreign concept to French political life. It is therefore surprising that the debate on diversity in politics should take over at such a rapid pace. The inclusion of visible minorities among party leaders and elected representatives has been a topic of discussion and debate during all election campaigns since 2006 (presidential, parliamentary, local), including the election of Barack Obama as President of the United States. Based on a collection of interviews conducted from September to November 2008 with various actors mobilised on the issue, this article seeks to explore elements to account for such a rapid change. The authors argue that there is a double change in framing : first, the use of the term diversity allows for a new approach to the integration of immigrants into political life – until now it was focused on foreigners’ right to vote ; second it brings about the issue of political representation and anchors the debate on the legitimacy of visible minorities at the centre of the Republican design.
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