le luxe, la direction artistique et le digital La DA at large
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le luxe, la direction artistique et le digital La DA at large
Magazine N° 21 – ISSN 1633-5821 8€ FR / 8£ La DA l e N ° 2 at l u 1 lar x – Au g e 7f ed , to am e S l a m ne ille ain d 20 s : t L i 15 M au r e au re c St riz nt t i yl io – o e, Ca La n m ed tte co a ia lan urt r t & – D e vi i s cr e ea t éc de i q tiv idé s i u e m nvi e in en ta e du t c tio t st ry on ns l tre – e les Bla d i tat ck m g ou o i t ag de a l es ls de s6 0’s WEDNESDAY Agency - 44 GL 552 116 329 RCS PARIS édito Food for thoughts. Une des fonctions de la presse de style était de nourrir les yeux des créatifs de tous poils : publicitaires, graphistes, directeurs artistiques, étudiants… Quelques librairies ne désemplissaient ainsi jamais, attirant une faune avide de nouveauté. On feuilletait plus qu’on achetait et heureusement, vu le poids ou le format de certains titres consultés. L’éclosion des comptes Instagram a changé la donne : la nourriture est là et sans cesse régénérée. À quoi bon, dès lors, jouer des coudes dans les rayons exigus de quelque librairie du centre historique ? D’abord parce qu’un journal ou un magazine ne sont pas qu’une agglomération d’instantanés, mais l’organisation d’un discours, parfois d’une pensée. Parce que, en dehors de l’université, c’est l’un des derniers endroits accessibles dans lesquels on pense le présent, que ce soit à travers des chroniques, des retours historiques ou la constitution d’un corpus. Car si le texte nous accompagne quotidiennement, de mails en sms, le langage et son corollaire, la pensée, sont de moins en moins les ingrédients de nos vies. Après la vague des magazines nourris de l’actualité mondialisée du luxe, celle, plus récente, d’un retour sur soi avec des revues cultivant leur jardin, bio si possible, on assiste à une nouvelle école, plus intello, ouverte sur le monde et y cherchant un sens, avec notamment les MacGuffin, Disegno, Flaneur… Il n’y a donc pas de fin de l’histoire, juste une poursuite par d’autres chemins. 12.15 NOV 2015 GRAND PALAIS angelo cirimele sommaire textes p. 40, 50, 58, 64, 72 – Collection killing becher par Swen Renault p. 41 – Interview hans de foer par Cédric Saint André Perrin p. 44 – Histoire de mode mannequins noirs, des sixties à aujourd’hui par Alice Morin Intro p. 10 – Brèves p. 14 – Shopping q u e f a i r e a v e c 4 3 7 0 8 4 € ? Photographie : Alina Asmus Stylisme : Clémence Cahu p. 28 – Magazines boycott / macguffin / odalisque / suited / lurve mode p. 80 – white noise Photographie : Adeline Mai, Stylisme : Romain Liégaux p. 51 – Website journal intime par Céline Mallet p. 94 – locked in Photographie : Sam Nixon, Stylisme : Ruth Higginbotham p. 54 – Off record luxe et réseaux sociaux par Angelo Cirimele p. 104 – jean clemmer Proposé par Patrick Remy p. 59 – Chronique mode la petite édition de la mode par Émilie Hammen p. 120 – Collection citations compilées par Wynn Dan p. 62 – Contre les tatouages par Angelo Cirimele p. 123 – Abonnement p. 65 – Ping Pong ysl paris through los angeles… ou l’invention d’une d.a. at large par Mathieu Buard & Céline Mallet p. 126 – Agenda p. 124 – Out take p. 70 – 7 familles maurizio cattelan par Emma Barakatt p. 73 – Interview art thomas clerc par Angelo Cirimele magazine 6 p. 76 – Rétrovision raw par Pierre Ponant Trianon www.productiontype.com contributeurs magazine Style, media & creative industry N° 21 - Automne 2015 rédacteur en chef Angelo Cirimele directeur artistique at large Charlie Janiaut distribution france IPS 189 rue d’Aubervilliers 75018 Paris fashion director Arabella Mills diffusion internationale Pineapple photographes Alina Asmus, Jean Clemmer, Anne Darrigrand & Maxime Leyvastre, Adeline Mai, Sam Nixon, Swen Renault Issn no 1633 – 5821 CPAPP : 0418 K 90779 guest photo editor Thomas Bellegarde stylistes Clémence Cahu, Ruth Higginbotham, Romain Liégaux remerciements Bruno Mouron, Wassim Saliba (DLX), Monsieur X. contributeurs Emma Barakatt, Mathieu Buard, Wynn Dan, émilie Hammen, Céline Mallet, Alice Morin, Pierre Ponant, Patrick Remy, Cédric Saint André Perrin traduction Rebecca Appel couverture Photographie : Alina Asmus Stylisme : Clémence Cahu Coiffure : Kaz Maquillage : Satoko Watanabe Mannequin : Natarsha chez IMG Robe Céline, Bracelets Hermès. design original Yorgo Tloupas secrétaire de rédaction Anaïs Chourin publicité ACP 32 boulevard de Strasbourg 75010 Paris T 06 16 399 242 [email protected] retouches Janvier imprimeur Graficas Irudi alina asmus emma barakatt Photographer Art advisor directeur de publication Angelo Cirimele What is your good resolution for September? Starting to work on my first book. What is your good resolution for September? Givenchy. Éditeur ACP - Angelo Cirimele 32 boulevard de Strasbourg 75010 Paris T 06 16 399 242 What colours are you wearing today? What colours are you wearing today? What is the last magazine you bought? Double Magazine. What is the last magazine you bought? It’s more a newspaper, but it’s my monthly essential: The Art Newspaper. swen renault adeline mai Artist Photographer What is your good resolution for September? Enjoy my second trip to New York and back with plenty of images and projects. What is your good resolution for September? Plan more short trips! magazinemagazine.fr [email protected] © Magazine et les auteurs, tous droits de reproduction réservés. Magazine n’est pas responsable des textes, photos et illustrations publiés, qui engagent la seule responsabilité de leurs auteurs. What colours are you wearing today? What is the last magazine you bought? Wallpaper. magazine 8 What colours are you wearing today? What is the last magazine you bought? Ginza magazine. magazine 9 brèves Le vide laissé par la fermeture de la librairie Agora dans le Marais a créé un appel d’air. Un concept-store, doublé d’une librairie et d’un b a r b i e r , devrait ouvrir en septembre rue des Archives. The space left by the closing of news and magazine shop Agora in the Marais must be filled with something new. In September, a concept-store— that will double as a magazine store and b a r b e r s h o p —is scheduled to open on the Rue des Archives. Les jeunes ont encore du souci à se faire : les photographes des 1970s sont toujours de la partie. On retrouvera ainsi les images de Walter Pfeiffer (1 9 6 9 ) dans un look book homme chez Hermès. The kids should be worried: some of the best photographers from the ’70s are still hanging around. See the Hermès men’s look book, which features Images by Walter Pfeiffer (1 9 6 9 ). Maurizio Cattelan serait en discussion avec la M o n n a i e de Paris pour une exposition en 2017. Après McCarthy, le nouveau lieu parisien semble donc avoir trouvé sa ligne de programmation : des artistes indiscutables et qui savent manier la provocation. Maurizio Cattelan is in talks with the M o n n a i e de magazine 10 Paris for a possible exhibit in 2017. After McCarthy, the new Paris it-spot seems to have found its niche: artists who know how to provoke. Il existe plusieurs chemins quand on est un magazine prescripteur et que la question du e-commerce se pose. Lancer sa propre ligne de produits, comme Monocle l’a brillamment fait, ou devenir le juge des é l é g a n c e s , ce que Wallpaper se propose d’être sur store.wallpaper.com/ There are now many e-commerce options for magazine owners. Start your own product line, like Monocle has done brilliantly, or become the arbiter of e l e g a n c e , as Wallpaper aims to be. Check out its site, at store.wallpaper.com/ Mais la bataille pour capter l’attention – et les achats – n’est pas seulement virtuelle. Eataly, le concept store de gastronomie italienne, s’installerait ainsi entre le BHV et la Fondation Galeries Lafayette (même groupe), construisant une a l t e r n a t i v e à l’axe LVMH-Samaritaine à venir. The battle for customer attention—and sales—is not just virtual. Eataly, the Italian gastronomic concept store, is set to open between the BHV and the Fondation Galeries Lafayette—making it c o m p e t i t i o n for the future LVMH-Samaritaine. Le lads magazine Maxim, qui aime la mode quand elle couvre très peu de cm2 de peau, va lancer une collection de b i k i n i s , conçue par Kate Lanphear (rédactrice en chef du titre et ex-Bazaar, Elle, T), pour développer « une approche plus subtile de la sensualité ». Si c’est pour la bonne cause… The boys’ magazine Maxim (which is into fashion that covers only a tiny bit of skin) is launching a b i k i n i collection. Developed by Kate Lanphear (Maxim’s editor in chief, and formerly of Bazaar, Elle and T), the goal is to introduce “a more subtle approach to sensuality.” Well as long as it’s for a good cause… Le Festival des jeunes créateurs de mode de Dinard, qui n’était plus en cour à la municipalité, va renaître de ses cendres l’année prochaine à Dinan, à savoir 20 k m plus loin. Pas sûr qu’on y gagne côté météo… The Dinard young designers’ festival will be reborn from the ashes next year at Dinan, 20 k m further away. Not sure that means we’ll have better weather though… Le groupe Prisma Media (Gala, Femme actuelle, Géo…) préparerait pour la fin de l’année un mensuel féminin destiné aux « jeunes séniors », ce qui démontre leur sens consommé de l’o x y m o r e . On ne résiste pas à leur suggérer une idée de titre, que mûrissait feu Jean-François Bizot : ¡Si Señor! The Prisma Media Group (Gala, Femme actuelle, Géo…) is preparing a monthly magazine dedicated to “young seniors,” slated for launch at the end of the year. The title reflects Prisma’s sharpened appreciation for o x y m o r o n s —and we can’t help suggesting another one: ¡Si Señor! La Fédération française du prêt-à-porter féminin lance un salon destiné aux marques, leur proposant expertise et services. Traffic, dont l’affiche a été conçue par É t u d e s Studio, se tiendra au Carreau du Temple (3e) les 4 et 5 novembre. The Fédération française du prêt-à-porter féminin is opening a salon for brands, to facilitate the exchange of information about expertise and services. É t u d e s Studio designed the poster for the salon, called Traffic, which will take place at the Carreau du Temple on November 4 and 5. Pour sa 14e édition, la Mairie de Paris a g r a t i f i é la Nuit Blanche 2015 d’un thème : le climat – si d’aventure on n’avait pas entendu parler de la conférence COP21… Quelle bonne idée de donner des thèmes aux commissaires d’exposition ! Ils en manquent souvent et n’ont pas la moindre idée de ce à quoi pourrait servir l’art… This year, the Mairie de Paris is a d d i n g a theme to the city’s 14th Nuit Blanche: climate (just in case we hadn’t heard about the upcoming COP21 conference). The theme will be helpful to the organizers, who often don’t seem to understand how art can be useful… Décidément en g r a n d e f o r m e , la même Mairie de Paris, au sujet de l’aménagement de sept places parisiennes (Bastille, Madeleine, Nation, Italie…), prévoit de solliciter des étudiants paysagistes, ou en école d’archi, et les « [inviterait] à s’inspirer des projets des Parisiens ». C’est vrai, pourquoi s’encombrer de professionnels ? That same Mairie de Paris i n t e n d s to enlist the advice of landscaping and architecture students in the planning of 7 Parisian squares (Bastille, Madeleine, Nation, Italie…). It’s true, why bother the professionals? NME (prononcer « e n n e m i »), pour New Musical Express, institution britannique (1952), n’abdique pas face au digital – et à l’effondrement de ses ventes. Dès septembre, le titre sera distribué gratuitement dans les gares, les universités et autres lieux amis. Ou NME. British magazine NME (pronounced “e n e m y ”), or New Musical Express, has been a cultural institution since 1952. The magazine is not shying away in the face of the digital onslaught—or the slump in its sales. From September, the title will be distributed for free in train stations, universities or other friendly places. Or “NME” places. On attendra octobre pour découvrir la collection capsule de Lemaire pour Uniqlo, dans laquelle la m a i l l e devrait tenir une place de choix. We’ll need to wait until October to catch a look at Lemaire’s capsule collection for Uniqlo, which should feature lots of m e s h . Quant au concurrent H&M, il travaillerait à développer une nouvelle marque, qui viendrait s’i n t e r c a l e r quelque part entre & Other stories, COS et H&M. Mais où ? Meanwhile, Uniqlo competitor H&M is developing a new brand, that will be p o s i t i o n e d somewhere between & Other stories, COS et H&M. But where? Le digital devient central dans les discours qui articulent luxe et business. Mais combien de v e n t e s sont réellement réalisées en ligne ? En 2014, 6 %. Et même si on prédit un triplement dans les dix ans, 82 % relèveront toujours de la boutique physique. Digital is becoming central to the discourse of luxury and business. But how many s a l e s are really made online? In 2014, the figure was 6%. That means that, even if we predict a tripling of that rate in the next 10 years, 82% of sales will still be made in physical boutiques. Mais c’est un autre chiffre qui fait sens : 68 % des ventes de luxe en boutique ont été i n f l u e n c é e s par le Web. Chaque canal commencerait donc à trouver sa place… But there’s another figure that matters: the 68% of sales in luxury boutiques that were i n f l u e n c e d by the web. So both the physical and the digital have their place… Le Grand Paris avance par morceaux et les Puces de Saint-Ouen y contribuent. MOB, un h ô t e l b o b o de 120 chambres, ouvrira l’été prochain, avec un restaurant végétalien. On le doit à Cyril Aouizerate, qui avait déjà commis le Mama Shelter et se voyait bien un temps au Musée de la Marine. “Grand Paris” is expanding and the Puces de Saint-Ouen are partly responsible. Next summer, expect the opening of M.O.B., a 120 room h o t e l with a vegan restaurant. Thanks go to Cyril Aouizerate, who has already brought us Mama Shelter. Après Paris, c’est New York qui se dote d’un logo pour sa f a s h i o n w e e k , dont certaines lettres évoquent un motif de couture, hum… Londres entrera-t-elle dans la danse ? After Paris, it’s New York that will be getting a coutureinspired logo for f a s h i o n w e e k . Is London next? Côté sponsor cette fois, la NYFW s’est associée à Lexus. Le label luxe de Toyota remplacera MercedesBenz, qui trouvait que la manifestation new-yorkaise ne générait pas assez de b u z z . magazine 11 New York Fashion Week has associated with Lexus, Toyota’s luxury brand. Lexus replaces Mercedes-Benz, for whom the New York event was not seen to generate enough b u z z . La foire amstellodamoise consacrée à la photographie, Unseen (18-20/09), s’installe chaque année davantage et s’est trouvé une nouvelle d i r e c t r i c e : Rixt Hulshoff Pol, en provenance du Stedelijk Museum. “Unseen,” the Amsterdam forum dedicated to photography (from Sept. 18-20), grows by the year. It has also found a new d i r e c t o r : Rixt Hulshoff Pol, of the Stedelijk Museum. Plus besoin d’aller à Grasse si vous avez un soudain désir d’e f f l u v e s variées : un musée du Parfum va être inauguré en septembre à Paris, par Fragonard, square de l’Opéra (9e). No need to go all the way to Grasse if you have a sudden desire for p e r f u m e : in September, Fragonard will be opening a perfume museum at Opéra (9e). C’est un passage obligé : la crédibilité d’une marque de mode passe par le l i v r e . C’est du moins le pari de Bonpoint (mode enfant), magazine 12 dont une monographie sous la plume de Natasha Fraser paraîtra chez La Martinière début octobre. These days, releasing a physical b o o k seems to be the way to increase a brand’s credibility. At least that’s the bet being made by Bonpoint (children’s fashion), which will be publishing a monograph by Natasha Fraser - and published by La Martinière at the beginning of October. Serpent de mer, la mode masculine est régulièrement annoncée comme le futur marché à s u r v e i l l e r . C’est du moins l’avis du CR Fashion Book de Carine Roitfeld, mais aussi de Stylist, qui préparent des versions homme pour cette rentrée. Editors regularly describe men’s fashion as the next area t o w a t c h . Accordingly, both Carine Roitfeld’s CR Fashion Book and Stylist are preparing men’s versions of their titles for the fall. Les librairies continuent de jouer les francs-tireurs et se cachent dans les conceptstores, dont le prochain aura l’enseigne de E a c h x O t h e r et sera basé dans le Marais, avec café itou. La marque vient par ailleurs de lancer une collection homme. Paris’ next concept store will be an E a c h x O t h e r production, based in the Marais, with a café. The label has just launched a menswear collection. Vous reprendrez bien une c a p s u l e ? Le duo Ich&Kar a créé des sacs (en toile) et des carnets (en papier) pour Eram, qui avait déjà trop de chaussures. Looking for another c a p s u l e collection? The duo Ich&Kar have developed a range of canvas bags and paper notebooks for Eram, which already had too many shoes. Éditeur, un métier d’avenir ? Possible, si on en juge par la récente nomination de Lionel Bovier, ex-JRP Ringier, à la tête du M a m c o de Genève pour succéder à l’historique Christian Bernard. Editor: job of the future? Perhaps, to judge from the recent nomination of Lionel Bovier, formerly of JRP Ringier, to head Geneva’s M a m c o . He’ll be taking over from Christian Bernard. Pour un musée, la mode, c’est montrer des vêtements et des images. Ou pas, tant la vague nous submerge parfois. Alors, le Flanders Fashion Institute d’Anvers a décidé de miser sur l e s m o t s et organise des fashion talks avec des professionnels. C’est le 3 décembre. Plus sur fashiontalks.be/ For museums, fashion is to be displayed. Or not? The Flanders Fashion Institute in Anvers has decided to focus o n w o r d s instead. Occuper le terrain et offrir de multiples e x p é r i e n c e s du luxe ; voilà ce que Gucci a derrière la tête quand il inaugure 1921Gucci, un restaurant à Shanghai. Gucci is inaugurating a new restaurant, 1921Gucci, in Shanghai. The eatery will offer a range of luxury e x p e r i e n c e s . The Institute is organizing a series of “fashion talks” with professionals, from December 3. Find out more on fashiontalks.be/ On disait : « j ’ h a b i t e au Barbican », on dira : « j’habite à la résidence Versace ». C’est du moins ce qui se dessine à la future tour Aykon à Londres, dont l’intérieur des 360 unités sera conçu par Versace Home. Livraison prévue en 2020. London’s future Aykon tower will f e a t u r e 360 units designed by Versace Home. Delivery planned for 2020. Marie Claire, l’un des plus anciens titres français (1937), a décidé de faire peau neuve. Nouveau staff : Anne-Sophie Thomas (ex-Jalouse) à la rédaction en chef mode, Elsa Guiol à la rédaction en chef magazine, et Mathieu Meyer à la direction de création. Ça va t w i s t e r . Nouvelle formule prévue en mars. Marie Claire, one of the oldest French titles (founded in 1937) has decided to reinvent itself. It’s bringing on new staff: Anne-Sophie Thomas, formerly of Jalouse, as the head fashion editor, Elsa Guiol as editor of the magazine, and Mathieu Meyer as head of design. H e r e w e g o ! « O l y m p i c » est l’exposition de Camille Vivier qui sera présentée à la galerie Madé, rassemblant des pièces uniques, puisque Polaroid tests, combinant nus et architecture. On parlerait même d’une publication… À partir du 24 septembre. Camille Vivier’s exhibit, “O l y m p i c ,” will be presented at the Madé gallery from September 24. It will bring together a range of works, including Polaroids, and feature both nudes and architecture. A publication is even rumored to be in the works…. Une nouvelle revue va paraître : P r o f a n e , comme son nom l’indique, sera consacrée aux amateurs de tous poils, méthodiques ou farfelus. On doit Profane à Charlotte Halpern & Bertrand Houdin (Anamorphée), avec Carine Soyer. Look out for a new journal on the scene: P r o f a n e , the brainchild of Charlotte Halpern & Bertrand Houdin (Anamorphée), with Carine Soyer. […] De revues, il sera donc question en cette rentrée puisque l’Ecal (École cantonale d’art de Lausanne) a concocté la sienne, baptisée O f f l i n e . Pratique pour découvrir la nouvelle génération à l’œuvre. Plus d’informations online… sur ecal.ch/ In other journal news, Lausanne’s art school, Ecal, has started its own magazine, called Offline. It will be a nice way to keep an eye on the next generation of talent. See more information - online - at ecal.ch/ Pendant que les étudiants étaient en vacances, on a pu observer une concentration dans le petit monde des écoles d’art : le groupe (l u x e m b o u r g e o i s ) Galileo, déjà propriétaire de l’Istituto Marangoni, Lisaa et l’Atelier de Sèvres, a acquis Studialis, qui regroupe, entre autres, l’Atelier Chardon Savard, Strate et le Cours Florent. In other art-school news, the L u x e m b o u r g group Galileo, already owners of l’Istituto Marangoni, Lisaa et the Atelier de Sèvres, has acquired Studialis (which includes the Atelier Chardon Savard, Strate and the Cours Florent). Le « bureau parisien » du magazine iD, dont la rumeur bruissait, aura bien pour projet le lancement du site i D F r a n c e , en français donc, et dont le contenu devrait articuler mode, culture et politique. Bon, il y a bien des arrière-pensées commerciales, mais l’équipe est prometteuse, avec Clément Corraze à la direction et Tess Lochanski (ex-O) à la rédaction en chef. Rendez-vous fin septembre. At the brand new French office of i - D m a g a z i n e , preparations are underway for the launch of the magazine’s French-language web site, which will feature a mix of fashion, culture and politics. The team is promising, with Clément Corraze as head and Tess Lochanski, formerly of O, as editor in chief. Take a look at the end of September. Les réseaux de diffusion de la presse doivent se réinventer et Condé Nast l’a bien compris : il a proposé son numéro de septembre à la vente sur A m a z o n , au même prix (6$/5€). Au passage, on voit bien ce à quoi pourrait servir aussi la plateforme de e-commerce que Style.com va devenir… Condé Nast understands that it needs to be open to new avenues for selling its titles: its September issues will be on sale on A m a z o n , at the newsstand price (6$/5€). Not a bad way to utilize it’s new e-commerce platform, Style.com… Justement, puisque Style.com va se muer en site de e-commerce, l’information devra trouver d’autres canaux, et Tim Blanks, chroniqueur et editor at large de Style.com, a décidé de rejoindre BoF (Business of Fashion), qui chroniquera donc à présent les défilés. Incontournable avec ses petites annonces BtoB, BoF pourrait bénéficier d’une i n d é p e n d a n c e devenue rare, même s’il compte parmi ses actionnaires LVMH. Because Style.com is shifting to e-commerce, Tim Blanks, its editor at large, has decided to rejoin BoF (Business of Fashion), which will report on the runways. BoF could benefit from an i n d e p e n d e n c e that has become increasingly rare (though it’s true that BoF is backed by LVMH). magazine 13 que faire avec 437 084 ? Shopping photographie – Alina Asmus Stylisme – Clémence Cahu Assistée de Laure Demonchy Coiffure – Kaz Maquillage – Satoko Watanabe Mannequins – Natarsha & Thaina chez IMG Thaina Top en tulle jaune L é a P e c k r e , 149 € Bandanas H e r m è s , 135 € Pantalon M a r g i e l a v i n t a g e , 70 € Natarsha Top en tulle noir L é a P e c k r e , 149 € Bandana H e r m è s , 135 € Pantalon V é r o n i q u e L e r o y , 756 € Robe C é l i n e , 1 800 € Bracelets en or jaune H e r m è s , 41 800 € Bracelet en argent style colonne H e r m è s , 5 050 € Bracelet en argent style carré H e r m è s , 7 850 € Top É t i e n n e D e r œ u x , 270 € Jupe N e h e r a , 780 € Bracelet en or jaune et cristal fumé G o o s s e n s , 690 € Natarsha Top E l l e r y , 902 € Thaina Robe M a r t i n G r a n t , 1 950 € Body en cuir noir M a r g i e l a v i n t a g e , 400 € Chapeau M a i s o n M i c h e l , 680 € Caban kaki R a e y , 621 € Chapeau M a i s o n M i c h e l , 595 € Sac Carrousel l a C o n t r i e , 1 730 € Pantalon kaki, M a r g i e l a x H & M , 70 € Escarpins à bride, L o u b o u t i n , 845 € Lys, M a i s o n D e b a u l i e u , 15 € Veste en coton imprimé H e r m è s v i n t a g e , 650 € Trois broches en laiton M a r g i e l a , 480 € Body W o l f o r d , 129 € Manchette deux ors gravés, pierre de lune, saphir, rubis et émeraude B u c c e l l a t i , prix secret Manchette deux ors gravés, saphirs et diamants B u c c e l l a t i , prix secret Manchette deux ors gravés et diamants blancs et jaunes B u c c e l l a t i , prix secret Chardons M a i s o n D e b e a u l i e u , 22 € Top court bleu gris E l l e r y , 902 € Robe verte et dorée à franges portée en jupe E l l e r y , 5 010 € Bague « Lion Arty » en or jaune 18 carats C h a n e l , 4 950 € Sac tempête velours alligator D e l v a u x , 15 000 € Chemise L a n v i n H o m m e , 475 € Boucles d’oreilles en or jaune, émeraude et améthyste D i o r , 10 900 € Pivoine corail M a i s o n D e b e a u l i e u , 4 € Top ajusté turtleneck É t i e n n e D e r œ u x , 270 € Collier or jaune, diamant et turquoise D i o r , 1 500 € Collier or jaune, diamant et lapis-lazuli D i o r , 1 750 € Bague K i m M e e H y e , 4 600 € Image : Anne Darrigrand & Maxime Leyvastre boycott Papier digital Un magazine sur l’amour, que demander de plus ? Des précisions ? Masculin, androgyne, romantique, adolescent, à moitié nu, lascif… Le titre peu engageant cache mal la fougue derrière un aspect dur et froid. Le magazine est des plus classiques dans son approche : des rencontres avec de jeunes musiciens, stylistes ou photographes. Des discussions très libres et vite intimes, comme si les téléphones et mails avaient balayé les frontières inhérentes à la distance. Au bout, une énergie et une tension sensuelle qui ne quitte jamais les presque 200 pages. La rareté de l’approche tient également au style des textes : littéraire, parfois poétique, et pris dans une immédiateté. D’où probablement ce sentiment que Boycott est pile dans l’époque et qu’il la vit à fond. La direction artistique parvient à tenir cet ensemble d’images à l’identité assez transversale, malgré différents auteurs. En cela, c’est un magazine à « patte », c’est-à-dire qui formate les interventions. Le papier mat augmente l’austérité de certaines séries, shootées dans des squats, des casses, des non-lieux abandonnés au saccage. C’est le 3e et probablement le plus abouti des numéros de Boycott, dont l’un des fondateurs, Nataniel N.M. Robert, est également directeur artistique dans une autre vie. Le site de Boycott est une overview de l’actualité mode : défilés, campagnes en preview, vidéos de making of… Rien de très original même si bien fait. On regrettera que les publirédactionnels soient si intégrés au reste du contenu. Instagram ? Pareil, mais en format carré. boycott-magazine.com France, 192 p., trimestriel, no 3, 220 x 280 mm, 15 €. Founders: Cyrille Xavier & Nataniel N.M. Robert Editor in chief & creative director: Nataniel N.M. Robert Fashion director: Simon Pylyser Publisher: Artlust Publishing magazine 29 Image : Anne Darrigrand & Maxime Leyvastre macguffin Papier digital À mesure que la consultation d’images sur Instagram nous devient familière et presque naturelle, on en oublie que la mise en forme, consubstantielle à un magazine, constitue une valeur ajoutée qu’une image seule peine à receler. Au départ, il y a un mot, pour une chose qui n’est qu’un prétexte : un « MacGuffin », concept qu’Alfred Hitchcock a mis en œuvre dans de nombreux films. Ce nouveau magazine, consacré à la vie des objets, se penche donc sur le « lit », pour y faire des rencontres, y dénicher des surprises et voir au-delà. Parce que, bien entendu, le lit fonctionne ici comme un prisme pour évoquer des questions de design (les fondateurs sont historien du design et architecte), mais aussi d’aventures aussi bien éditoriales (le magazine Nest) que culturelles (les lits des annonces du site Airbnb), mais aussi des nids d’oiseaux. Le lit est aussi un moment, « là où tout commence et se termine », et seront interrogées, visuellement ou à travers des textes, les multiples occupations qui peuvent s’y dérouler. L’objet MacGuffin est subtilement élaboré, avec une direction artistique d’inspiration néerlandaise, des papiers au toucher varié, d’aspect assez brut, mais avec des détails qui en rehaussent le statut. MacGuffin a une lointaine parenté avec le magazine Nest, et ce n’est pas lui faire offense. Le site Internet d’un semestriel n’est pas forcément un blog compulsivement alimenté de l’actualité la plus récente – et partout disponible. Si la vie vous occupe suffisamment, vous pouvez aussi considérer cet espace comme une salle de jeu, idéale pour twister le contenu. Exemple : glisser la bande-son dans laquelle Hitchcock explique ce qu’est un MacGuffin à un journaliste. Ou proposer aux visiteurs de publier la photo de leur lit. Ou encore présenter le MacGuffin Field Club, journée de rencontres à la campagne sur un sujet donné, sorte de salon en plein air. Du contenu non, mais des idées, oui. macguffin.nl Pays-Bas, 224 p., semestriel, no 1, 210 x 275 mm, 16 €. Editors in chief: Kirsten Algera & Ernst van der Hoeven Editor at large: Chris Kabel Graphic design: Sandra Kassenaar Publisher: MacGuffin Publishing magazine 31 odalisque Papier Image : Anne Darrigrand & Maxime Leyvastre La Suède est une micro scène en termes de mode et de direction artistique, mais elle a longtemps entretenu un rapport assez riche avec l’édition. La taille critique de ce marché n’étant pas suffisante, peu de magazines y sont aujourd’hui produits et encore moins franchissent les frontières. D’où cette curiosité pour Odalisque magazine, imaginé à Stockholm. Si le format est celui d’un magazine, son architecture ressemble davantage à une revue : succession de séries d’images et de mini interviews de tailles égales, qui ne créent pas un véritable rythme malgré les ruptures de papier, de l’offset au brillant, et l’introduction d’un cahier plus étroit consacré à un portfolio d’illustrations. Bref, Odalisque est aride et demande un certain appétit pour le découvrir. Entre coups de cœur et cartes blanches se dessine une mode teintée de gothique, de mystère et de noirceur. Une série inspirée de Salò, une autre de clowns tristes, beaucoup de grain et de noir et blanc, des interviews très spontanées… le cocktail d’Odalisque n’est pas commun. Qui fait quoi ? Deux sœurs, l’une photographe, l’autre directrice artistique, orchestrent le magazine, organisé pour combiner showcase et public relations. Mais tout s’éclaire à l’aune du digital… … puisque Odalisque est un site avant d’être un magazine. Il se considère comme un hebdomadaire, nourri par des contributeurs disséminés aux quatre coins du monde. Musique, chroniques d’expositions et surtout mode, le contenu du site est riche, sans compter la quinzaine de blogs qui y sont rattachés. Une plateforme de e-commerce vient opportunément compléter cette belle vitrine. odalisquemagazine.com Suède, 216 p., semestriel, no 1, 230 x 300 mm, 17,50 €. Editors in chief & creative directors: Sandra & Michaela Myhrberg Fashion director: Meghan Scott Art directors: Liljendahl x Liljendahl Publisher: Odalisque Magazine magazine 33 Image : Anne Darrigrand & Maxime Leyvastre suited Papier digital Il faudrait un jour faire une thèse sur le je-ne-sais-quoi. Cet impalpable qui change tout, qui fait qu’à ingrédients égaux tel est plus juste que tel autre, plus harmonieux. Ainsi en va-t-il de Suited. Grand format à la couverture mate, mais à l’intérieur brillant, élégant, mode, épuré. On ne remarque qu’à la moitié que seul le noir et banc aura droit de cité ; un noir et blanc qui met en scène des Noirs et des Blancs. Le sujet de Suited est le vêtement, interprété par de jeunes designers new-yorkais le plus souvent. Mais, en creusant, c’est plutôt le lifestyle qui accompagne le vêtement que l’objet lui-même ; on parlera donc de style, et « suited » correspond encore dans son acception « juste ». Ashley Owens, qui a lancé le magazine est elle-même designer, de la marque Grandpa style – surnom dont elle a hérité pendant ses études à la Parsons –, ce qui éclaire le fait que la mode présentée dans Suited soit graphique et peu marquée en termes de genre. Une interrogation cependant : que ce soit dû au format ou au layout, difficile de ne pas penser au semestriel Industrie ; signe qu’il faut regarder l’ensemble de ce qui est produit avant de poser un geste graphique. Presque rien à signaler : un site pour commercialiser le magazine, présentant quelques doubles pages, la baseline Celebrate those who have found what they are well-suited for et le sommaire. La page contact renvoie à un compte Instagram qui présente le même contenu, mais en format carré. Fallait pas se déranger. suitedmagazine.com Angleterre, 132 p., semestriel, no 1, 235 x 330 mm, 13 €. Editor in chief & creative director: Ashley Owens Art director: Hassan Rahim Publisher: Suited LLC magazine 35 Image : Anne Darrigrand & Maxime Leyvastre lurve Papier digital Ce qui fait l’intérêt du paysage, ce ne sont pas les trois ou quatre incontournables, mais la pléiade de magazines indépendants dont la couleur singulière ajoute une touche au tableau. Ainsi Lurve, basé à Paris, mais aux connexions autant en Italie qu’en Angleterre. Beaucoup de mode, mixte, au sens des couleurs et des genres, un peu de cinéma et de musique, avec une obsession pour la photographie, tantôt classique, tantôt plus audacieuse. La patte de Lurve est parisienne, avec un faible pour les textes écrits et des sentiments jamais très lointains. Car Lurve est une invention/déformation de love, inspirée de Woody Allen dans Manhattan. Le fil conducteur du numéro le décline donc en « favs », pour favorites, et « people we lurve ». Depuis six ans, Lurve présente son regard sur la mode deux fois par an et, pour combiner les activités, sa fondatrice, Lyna V. Ahanda, fait du consulting mode. Lurve a une approche de son site très éditoriale : chroniques d’expositions, backstages de défilés, recyclant une partie de ce que le magazine publie agrémentée de quelques news. La collection de « people we lurve » mêle habilement artistes et insiders du luxe. L’Instagram est quant à lui plus poétique et opte pour le crop assez systématiquement. lurvemag.com France, 288 p., semestriel, no 9, 200 x 280 mm, 12 €. Editor in chief & creative director: Lyna V. Ahanda Fashion director: Moreno Galatà Art director: Neil MacLean Publisher: Lurve magazine 37 p. 40, 50, 58, 64, 72 – Collection killing becher p. 41 – Interview hans de foer p. 44 – Histoire de mode mannequins noirs, des sixties à aujourd’hui p. 51 – Website journal intime textes p. 54 – Off record luxe et réseaux sociaux p. 59 – Chronique mode la petite édition de la mode p. 62 – Contre les tatouages p. 65 – Ping Pong ysl paris through los angeles… ou l’invention d’une d.a. at large Rivieras Leisure Shop Jakarta Wall p. 70 – 7 familles maurizio cattelan p. 73 – Interview art thomas clerc p. 76 – Rétrovision raw killing becher Collection Swen Renault hans de foer Interview Diplômé de l’Académie royale de beaux-arts d’Anvers, Hans de Foer a collaboré avec Jean-Charles de Castelbajac et Jean Paul Gaultier avant de lancer sa collection en nom propre. Il a par la suite œuvré pour diverses lignes moyenne gamme ou de diffusion. Plusieurs années durant, il intervint pour enseigner le style dans des écoles comme l’IFM, l’Ensad, l’Ensci ou l’Esmod. Directeur du Programme Postgraduate de Création à l’IFM depuis 2012, il nous éclaire sur le s y s t è m e é d u c a t i f propre à la mode. Quelle est la spécificité de l’enseignement mode dispensé à l’IFM par rapport à celui d’une école de style ? Nous dispensons un master en design de mode, je pense que l’école fut l’une des premières à le proposer en 2000. L’Institut français de la mode, qui existe depuis 1986, fut fondé à l’instigation de Pierre Bergé : il s’agissait alors de créer une école de commerce spécifiquement orientée vers les métiers de la mode et du luxe, car à l’époque aucune école ne formait spécifiquement aux besoins de ces métiers. Des profils brillants étaient certes issus des écoles de commerce, mais ils ne connaissaient ni les rouages, ni les fonctionnements, ni les tenants et aboutissants propres au secteur. Ce n’est que quatorze ans plus tard qu’est apparu un cursus de création – développé par Franc’ Pairon, auparavant en charge de la section mode de l’École de la Cambre à Bruxelles. L’idée était de créer une formation de design en niveau master (5e année) pour professionnaliser des D’où qu’ils viennent, quand les élèves arrivent chez nous en master, ils n’ont que très rarement une vraie sensibilité aux matières. Comme si le digital avait tout effacé ! étudiants fraîchement diplômés des écoles de mode. Moi-même, après l’Académie d’Anvers, j’avais énormément souffert de l’écart existant entre l’enseignement dispensé dans une école d’art et les compétences requises pour accéder au monde du travail. L’enseignement de mode dans les écoles de style vous semblet-il toujours poser problème ? Le problème, c’est qu’il existe une incohérence entre les demandes du marché et ce à quoi on forme les designers. Aujourd’hui, quand un jeune se sent attiré par la mode, et qu’il l’étudie, on lui enseigne à faire un geste créatif autour du vêtement. Globalement, on lui demande de dessiner des collections féminines, globalement des robes et globalement plutôt des robes pensées pour défiler sur un podium… C’est extrêmement formaté ! Personne ne s’appesantit sur le cœur de ces métiers, qui sont très techniques. Personne n’enseigne les règles du travail du cuir… D’où qu’ils viennent, quand les élèves arrivent chez nous en master, ils n’ont que très rarement une vraie sensibilité aux matières. Comme si le digital avait tout effacé ! Il ne connaissent les échantillons de tissu que scannés. L’adéquation forme/matière demeure pour eux une nébuleuse. Ils sont extrêmement créatifs, très débrouillards sur ordinateur, mais aller d’un concept à une idée, d’une idée à un design et d’un design à un produit – ces trois étapes propres au processus de la mode – ne s’enchaîne pas chez eux. En général, ils restent coincés dans l’idée de ce qu’ils voudraient faire. La création ne vous semblet-elle pas primordiale dans la formation d’un styliste ? La création pour la création, non, mais nous les accompagnons pour leur apprendre à explorer et 41 Ces concours [de stylistes] subliment l’acte de création ou tout du moins les gestes créatifs. Mais est-ce vraiment ce dont le secteur a besoin aujourd’hui ? exploiter leur univers esthétique personnel. Il est important qu’ils sachent identifier ce qui les fait vraiment vibrer, qu’ils apprennent à s’y référer. L’univers propre d’un designer est sa colonne vertébrale. Certes, il doit savoir sentir l’air du temps, mais avant tout la traduire avec son regard propre. Les profils recherchés par les entreprises évoluent-ils beaucoup actuellement ? Oui, et ils nous faut modifier notre enseignement en fonction. En 2008, notre formation, qui jusquelà ne s’intéressait qu’aux vêtements et à la chaussure, s’est également souciée des accessoires pour répondre aux demandes du secteur. Aujourd’hui, 65 % du chiffre d’affaires des maisons sont générés par l’accessoire. En 2013, nous avons fait de même pour l’image, les maisons souhaitant des directeurs artistiques avec un regard global, des créatifs capables de s’occuper de problématiques spécifiques comme le visual merchandising, la scénographie, les catalogues, ou le digital, qui explose dans tous les sens en ce moment… Instagram, Facebook, site Internet, film de mode… les griffes ne savent plus où donner de la tête. En ces domaines, les maisons sont très en demande, mais elles ont 42 souvent à positionner des créatifs, à leur attribuer des titres – surtout en France, où tout est cloisonné. Elles disposent en interne de beaucoup de techniciens, qui gèrent les sites par exemple, mais ce ne sont pas des gens ayant une connaissance mode, ils ne portent pas de vision globale sur la griffe et ne savent pas analyser les tendances des podiums. Les étudiants semblent très à l’aise avec ces nouvelles technologies… Un peu trop même parfois ; ils en ont presque oublié d’apprendre à dessiner. Ils savent très bien bricoler sur leurs ordinateurs : ils excellent pour trouver une silhouette, la photoshoper, la retravailler… mais traduire directement en dessin une idée est plus difficile pour eux. Pourtant, le lien entre les studios de création et les ateliers, notamment pour ce qui est des accessoires, passe par des dessins pour développer les prototypes ; c’est donc assez problématique ! Le dessin demeure le moyen dont dispose un designer pour communiquer avec les équipes techniques chargées de traduire en volume ses idées. La concrétisation passe encore et toujours par là… Le stage est-il devenu un passage obligé pour entrer dans la vie professionnelle ? Oui, malheureusement. Mes étudiants sont très étonnés quand je leur dis que je n’ai jamais fait de stage, que cela n’existait pas à l’époque… Disons qu’aujourd’hui le stage correspond à une période d’essai étendue. Beaucoup de stages se transforment heureusement en premier job. Mais je vois également nombre de profils qui passent de stages en stages. Par rapport à cette donne, je trouve globalement les étudiants très dynamiques, très optimistes et très inventifs. Ils tentent mille solutions, ils sont multitâches, toujours prêts à rebondir – avec parfois en corollaire une certaine difficulté à se concentrer, à aller au fond des choses, à finaliser ce qu’ils entreprennent. Ce sont des enfants de leur temps. Pour les étrangers, c’est parfois compliqué de comprendre comment le secteur fonctionne en France, dans d’autres pays les rouages sont différents. Et l’accueil à Paris n’est pas forcément chaleureux. On les accompagne là aussi. On assiste aujourd’hui à une démultiplication des concours. Prix LVMH, ANDAM sponsorisé par Kering, Festival de Hyères estampillé Chanel… comme si supporter la jeune création était devenu passage obligé à la notoriété des géants du luxe. Le problème est similaire à celui que l’on rencontre dans l’enseignement, ces concours subliment l’acte de création, ou tout du moins les gestes créatifs. Mais est-ce vraiment ce dont le secteur a besoin aujourd’hui ? Certes, il est valorisant, agréable et nécessaire de célébrer la création, mais quand on regarde la liste des talents primés au fil des ans par ces diverses manifestations, la plupart d’entre eux ont disparu… Que sont devenus des gens comme le duo Alexandre/ Matthieu ? Les sommes attribuées sont-elles suffisantes pour véritablement pourvoir aux développements de jeunes marques ? Beaucoup de questions restent en suspens… Il y a vingt ans, le fantasme d’un jeune styliste était de lancer sa griffe, il y a une dizaine d’années il rêvait de devenir DA d’une grande maison… Quelles sont désormais ses projections professionnelles ? C’est devenu un peu plus complexe. Les dix dernières années, il n’y avait plus vraiment de place pour la jeune création ; la mode indépendante c’était mort, balayé ! Là, il y a à nouveau de la place pour cela ; on voit bien un certain engouement pour des noms comme AMI ou Jacquemus. Le rêve d’un jeune designer, c’est donc d’aller travailler quelques années dans l’industrie, dans le luxe ou dans une grande maison, pour voir comment ça marche afin de développer par la suite un projet personnel davantage tourné vers le produit. Car c’est la réalité d’aujourd’hui. Moult collections – dites créatives – de talents du moment sont somme toute assez commerciales. Une marque qui ne se vend pas n’existe pas. Tout devient très concret aujourd’hui. On le ressent très bien dans le contexte de l’IFM, où l’on donne la possibilité aux étudiants en management de travailler en binôme avec un profil designer afin de développer un projet commun – façon start-up. Il y a cinq ans, les étudiants en design refusaient de parler d’argent. Aujourd’hui, ils développent des stratégies concrètes pour exister dans la jungle des marques actuelles. Stylistiquement, les vêtements de mode découlent pour beaucoup de copier-coller. L’acte de création, c’est le big bang ; aujourd’hui, on est plus dans le stylisme, sans dénigrer ce métier… Cela se rapproche de la cuisine ; il s’agit de mettre ensemble les bons ingrédients pour définir une saveur. Le milieu de la mode vous semble-t-il avoir beaucoup fluctué depuis vos débuts ? D’une industrie, la mode est devenue une économie. L’argent est le nerf de la guerre. On peut être contre, trouver ça sale, moche… mais si l’on veut trouver sa place dans ce milieu, on l’intègre. Cela ne veut pas dire que l’on doive se vouer au dieu Argent, mais l’on compose. On voit aujourd’hui des designers qui font des choix raisonnés, trouver facilement leur place dans le secteur. Quel espoir de carrière s’offre à un jeune étudiant ? Créateur de mode est une carrière courte, un métier qui s’exerce de 25 à 45 ans – après il faut passer à autre chose. Une carrière assez identique à celle des sportifs de haut niveau en fait… Propos recueillis par cédric saint andré perrin Images : © DR. 43 mannequins noirs, des sixties à aujourd’ hui Histoire de mode L’idée de multiculturalisme a depuis longtemps remplacé celle de m e l t i n g - p o t , et la mode se pose comme champion de la représentation de toutes les couleurs et de tous les héritages. Au carrefour de réalités sociales et économiques, la présence des mannequins noirs dans la mode nous indique la manière dont la société évolue. « Ils ne savaient pas que j’étais noire… J’ai découvert bien plus tard qu’ils pensaient que j’étais simplement très bronzée », se souvient Ophelia DeVore, ex-mannequin et métisse, qui avait lancé en 1947 la Grace Del Marco Agency, l’une des premières agences de mannequins à se spécialiser dans la beauté noire. Mais le combat ne faisait que commencer, car si on voyait régulièrement défiler des mannequins noirs, les pages des grands magazines, américains en particulier, leur demeuraient encore fermées. Il faudra attendre 1966 pour que le Vogue britannique hisse en une l’Afro-Américaine Donyale Luna. En 1974, le Vogue US, bible de la mode pourtant très conservatrice, y affiche (enfin) Beverly Johnson, cheveux lissés et peau couleur café au lait. Car la question de la teinte de peau est souvent soulevée. Les premiers mannequins sont pudiquement qualifiés de sunkissed, expression intraduisible, mais peu menaçante pour les canons de beauté occidentaux. La peau foncée est d’ailleurs atténuée sur les premières couvertures « noires ». Comme en témoignent l’esquisse de Donyale Luna sur un Harper’s Bazaar anglais 44 de 1965 et le cliché de David Bailey pour Vogue l’année suivante, à travers des jeux de lumières et une pose masquant son visage. Cette timidité semble régulièrement invalidée par « l’explosion » de supermodels sombres aux traits marqués, de Naomi Sims à Grace Jones. Mais elle résonne avec celle de la mise en scène capillaire, encore plus délicate. L’afro, déclaration esthétique adoptée par de nombreuses inconnues assez tôt dans les années 1960, prend en 1970 une dimension politique incontournable – avec la médiatisation d’Angela Davis, figure militante des Black Panthers. Cependant, l’afro est très peu représentée dans les magazines, accusés de collusion avec une industrie cosmétique enrichie par les produits lissants. Et aujourd’hui ? La notoriété d’Iman, de Tyra Banks, de Jourdan Dunn, ou l’omniprésence de Naomi Campbell ne suffisent plus à dissimuler les choix profonds des éditeurs de magazines de mode : seuls 6 % environ des mannequins « magazine » sont noirs ; étonnamment, cette proportion grimpe dans les pages de publicité. Le marketing s’embarrasse moins de tabous quand il s’agit de séduire des cibles latinos ou noires, aux États-Unis notamment. Dans les pages éditoriales, une certaine mauvaise conscience – teintée de réminiscences d’esclavage et de colonisation – freine encore la représentation du monde tel qu’il est. En octobre 2009, Vogue Paris publie une série de Steven Klein dans laquelle pose la blonde et Néerlandaise Lara Stone, grimée en noire. La peau noire, d’accord, mais comme « style », comme idée make-up… Les mannequins noirs se font entendre, elles s’estiment sousreprésentées dans le Vogue et lésées dans ce cas où il est question de peau noire. Le problème est cependant plus profond : derrière la mise en œuvre d’une telle idée se cache mal le manque de curiosité pour l’extérieur d’un monde de la mode principalement tourné vers lui-même, avec ses 50 acteurs inamovibles, photographes et stylistes tout comme mannequins. alice morin Je pense que l’idée de « numéro spécial sur/ pour les noires » est assez étrange. C’est aussi un peu injuste parce qu’un numéro spécial sur les blanches, c’est juste un numéro normal […] harri peccinotti, photographe et directeur artistique. AM : Vous avez été l’un des premiers, à la fin des années 1960, à photographier des mannequins noirs, ce qui n’était pas très courant à l’époque… HP : Pas vraiment, mais il est vrai qu’à la fin des années 1950 et au début des années 1960, il y avait encore beaucoup de préjugés. On voyait quelques femmes noires dans les magazines, mais c’était plutôt des gens célèbres, mis en avant plus pour leur personnalité que comme mannequin, pour leur manière de présenter des vêtements. Moi, ce qui m’intéressait, c’était de photographier de belles femmes, et comme il y avait beaucoup de très belles femmes noires… C’est amusant, avant de me rencontrer, beaucoup de modèles pensaient que j’étais noir, parce que je photographiais tellement de mannequins noirs… puis elles étaient très surprises de voir que je ne l’étais pas ! Comment rencontriezvous ces femmes noires que vous avez fait travailler comme mannequins ? Principalement via le monde de la musique. J’ai été musicien de jazz pendant un temps et je fréquentais pas mal ces cercles. J’étais aussi en contact avec une agence, à Londres, ironiquement nommée Ugly, qui représentait des femmes noires, des grosses… J’aimais beaucoup travailler avec ce genre de modèle, qui était plus qu’un joli visage. Dans les années 1950, les mannequins du Vogue ou autres étaient blanches, de classe moyenne ou supérieure, avaient au moins 25 ans, et surtout c’était des femmes, pas des filles. Elles posaient dans des lieux, des situations sophistiquées, parce que le marché, à l’époque, c’était les femmes. Et puis, dans les années 1960, tout a changé, les jeunes filles ont commencé à travailler, à avoir de l’argent, le prêt-à-porter leur proposait des vêtements plus appropriés à leurs besoins, il y avait aussi l’apparition de la musique pop. Elles ont voulu des trucs bien à elles. Brian Duffy, Terence Donovan, David Bailey et moi, on a commencé à prendre des photos de filles « normales » dans des situations « normales », dans la rue, etc. Tout a vraiment changé, et certains magazines, comme Elle – avec le travail de Peter Knapp –, ont saisi ça très vite. C’est dans ce contexte qu’on a pu faire travailler des mannequins noirs. Il y avait des femmes noires dans la rue, partout, elles étaient présentes. On n’allait pas vraiment les chercher dans la rue, mais les gens connaissaient des gens, et disaient : « Oh, je connais une fille, elle serait géniale pour ton projet… » Ça aussi c’était très différent à l’époque, les mannequins n’étaient pas aussi bien payés, ni aussi célèbres, 45 et on se connaissait tous, on sortait, et on travaillait beaucoup avec ses amis. Quand vous avez cofondé Nova magazine en 1965, quels étaient les enjeux d’un tel choix ? À l’époque, la plupart des mannequins étaient suédois, ou au moins scandinaves – comme aujourd’hui elles sont russes ou d’Europe de l’Est. Et je suis allé à contre-courant. Certains magazines, comme 19, étaient en avance. Nova a aussi joué mon jeu, parce qu’ils essayaient d’être antiraciaux. Mais Nova, ce n’était pas un magazine de mode, on avait ajouté les 46 pages mode pour y mettre un peu de couleur, pour que la maquette ne soit pas trop ennuyeuse. En fait, Nova avait un message à faire passer. Je me souviens d’une couverture qu’on avait faite avec une petite fille noire, et en dessous la légende : « Vous pensez peut-être que je suis adorable, mais vous installeriez-vous à côté de chez mon papa et ma maman ? », et à l’intérieur du magazine, il y avait un article très engagé. Tout cela était fait très consciemment. Et Nova a probablement été un des premiers journaux à le faire, comme Elle, mais c’était plutôt des magazines de société. Quelque cinquante ans plus tard, selon vous, où en est cette question ? Aujourd’hui, on a toujours beaucoup d’articles sur des personnalités noires pour leur célébrité plus qu’autre chose. En ce qui concerne la mode, je pense que l’idée de « numéro spécial sur/pour les noires » est assez étrange. C’est aussi un peu injuste parce qu’un numéro spécial sur les blanches, c’est juste un numéro normal. Il y a quelque chose là-dedans qui me met un peu mal à l’aise, comme si on se disait, ce problème-là, c’est bon, on l’a réglé. Mais aujourd’hui, ce sont les stylistes qui mènent la danse, et ils suivent eux-mêmes les règles des annonceurs ; ils transforment les mannequins en « arbres de Noël », parce qu’ils ont une longue liste de produits qu’ils doivent faire apparaître dans leurs pages. Ils ne racontent pas vraiment une histoire… alors que nous, c’est ce que nous essayions de faire, avec toutes sortes de personnages. Propos recueillis par alice morin Deborah Riley Draper, journaliste et réalisatrice, notamment du documentaire Versail les ’73*, est membre du conseil d’administration du MODA (Museum Of Design Atlanta). AM : Comment s’est déroulée l’apparition des mannequins noirs dans la mode, et en particulier dans les magazines ? DRD : Historiquement, les noirs ont toujours été des acteurs importants du monde de la mode, c’était le cas des couturiers de la femme d’Abraham Lincoln ou de Jackie Kennedy, par exemple… Et puis il y a eu l’Ebony Fashion Fair, un salon fondé en 1958 par Eunice Johnson [femme de John H., fondateur du magazine Ebony, ndlr], c’était une entreprise novatrice, qui a rencontré un grand succès pendant près de cinquante ans. En partie grâce à l’énergie, la musique et l’interaction avec le public qu’on retrouve dans les grands défilés des années 1970, comme par exemple celui de Versailles en 1973. Mais la mode est aussi le reflet de la société, et aux États-Unis, dans les années 1960 et 1970, le Mouvement pour les droits civiques a défié le racisme institutionnel et a forcé les gens comme les industries à se repenser. À ce moment-là, beaucoup de gens, y compris des rédacteurs et des photographes, se sont sentis autorisés à repousser les frontières, dans leur travail, de ce qu’ils considéraient comme acceptable de montrer à la majorité. Ce processus s’est-il déroulé différemment en Europe ? J’ai entendu dire que Christian Dior employait des mannequins noirs dès la fin des années 1940. Puis la plupart des grands designers des années 1960 à Paris : Pierre Cardin, Paco Rabanne, Yves Saint Laurent ont fait de même. Dans les années 1970, Givenchy avait toute une cabine composée de mannequins noirs. Mais notez que les Afro-Américains ont depuis très longtemps – depuis la Première Guerre mondiale, en fait – une relation très spéciale avec la France, avec Paris en particulier : c’est le cas pour Joséphine Baker, Gordon Parks, James Baldwin, et beaucoup d’autres encore, qui ont trouvé inspiration et liberté dans cette ville. C’était un peu différent aux États-Unis. Les grands magasins, par exemple, refusaient de prêter des vêtements à la Ebony Fashion Fair de peur de perturber leurs clientes blanches, qui n’auraient jamais voulu voir « leur » mode portée par des noires… Eunice Johnson est donc allée trouver directement les couturiers chez eux, en Europe, et ils ont été ravis de lui procurer des tenues, en particulier Yves Saint Laurent ! Et puis de nouveaux créateurs, très talentueux, ont commencé à émerger sur la 7e Avenue à la fin des années 1960 (Stephen Burrows, Willie Smith ou Scott Barrie) et ils ont changé la donne. Une autre figure importante, l’influente publicitaire Eleanor Lambert, a tenu à inclure des mannequins noirs dans les défilés dont elle avait la charge, aussi bien ceux qu’elle exportait en Europe que dans ceux organisés à New York, et ce dès le début des années 1960. Stephen Burrows, notamment, est ainsi devenu la star du défilé de Versailles en 1973. Toujours en Europe, des mannequins noirs ont fait la couverture de Vogue 47 Aux États-Unis [dans les années 1970], les grands magasins refusaient de prêter des vêtements à la Ebony Fashion Fair de peur de perturber leurs clientes blanches, qui n’auraient jamais voulu voir « leur » mode portée par des noires… […] et de Harper’s Bazaar en 1965, 1966… De grands changements politiques et culturels se sont mis en place, et les magazines – tous les magazines ! – en ont pris bonne note. Ce processus semble avoir pris beaucoup de temps, en particulier dans le cas de magazines plus institutionnalisés comme Vogue ? Attention, au début des années 1970, les mannequins de défilés et ceux qui posaient dans les magazines n’étaient pas les mêmes, et il y avait alors beaucoup de modèles noirs dans les shows. Dans les magazines, le changement a été plus graduel, car les rédacteurs devaient satisfaire les annonceurs, leur assurer un certain confort. Comme dans tous les autres domaines, il a fallu un certain temps pour passer outre les stéréotypes et le racisme institutionnel. Grace Mirabella, rédactrice en chef du Vogue US à l’époque, a assisté au légendaire défilé de Versailles en 1973. Trois mois plus tard, elle a choisi Beverly Johnson en couverture du magazine. Je pense que cet événement lui a inspiré une décision que personne n’avait osé prendre avant elle. Elle a eu l’intelligence 48 et le courage de défendre la beauté de Beverly Johnson, que personne n’a pu nier après qu’elle eut assumé un telle audace. Après cela, les mannequin noirs se sont imposés pendant un moment dans la mode. Mais parleriez-vous de tendance ? Car aujourd’hui on remarque moins de diversité dans les magazines de mode… C’était une période pendant laquelle l’adage « I am Black and I am proud » était un mantra et une réalité. Des figures populaires afro-américaines incarnaient vraiment cette idée. Marvin Gaye, Diana Ross, James Brown ou les Jackson Five étaient partout. Ils ont fait tomber des barrières et ont montré qu’on pouvait rapporter de l’argent en tant que pop stars, icônes de la mode ou prescripteurs, même quand on était noir. Woodstock ou le Studio 54 ont bien ébauché ce à quoi les années 1970 allaient ressembler, toutes races, sexes et genres confondus, le plaisir d’abord et thank God for the disco! Les années 1970 ont réellement été dynamiques et ouvertes. Dans les années 1980 et 1990, de grosses compagnies ont pris le contrôle de la mode, qui est devenue véritablement une grosse industrie et qui s’est beaucoup exportée. Pendant ce temps, les magazines devaient refléter l’état d’esprit de leurs lecteurs, mais aussi celui de leurs actionnaires… En réalité, aujourd’hui, on ne trouve plus autant de diversité dans les magazines ou lors des défilés qu’à la télévision, par exemple. Peut-être la mode a-t-elle perdu de son courage ? Propos recueillis par alice morin * Le défilé de Versailles 1973, organisé afin de lever des fonds pour le château nouvellement restauré et présentant le travail de six grands créateurs américains et six autres français, s’est vite transformé en compétition et a marqué l’apparition d’une véritable « scène de la mode » américaine. Images : 1. Harri Peccinotti 2. Marsha Hunt, Harri Peccinotti, 1968 3. Harri Peccinotti 4. Donyale Luna par Harri Peccinotti, Vogue UK 1968 5. Campagne Burberry SS15 avec Jourdan Dunn et Naomi Campbell 6. Donyale Luna, Vogue US, mars 1966 7. Naomi Campbell, iD février 2003. 8. Harper’s Bazaar, Juin 1968 9. Beverly Johnson par Irving Penn (1973) 49 journal intime Website Image : swen renault À quoi rêvent les stylistes ? Plateforme drôle et dandy réservée aux happy few, le compte Instagram de C a m i l l e B i d a u l t W a d d i n g t o n cultive la curiosité et l’association libre. 50 Au hasard, cette séquence de quelques visuels glanés dans les pages de catalogues et magazines : le hard-rocker Dave Lee Roth s’offrant, poitrail poilu et futal moulé, enchaîné à un grillage ; l’ancien modèle et designer Tina Chow attachée au comptoir d’un bar, robe tailleur immaculée, au côté de son mari qui, lui, s’offre un verre de champagne ; quatre filles newtoniennes, en talons et formidablement nues, se préparant à l’orgie dans une somptueuse cave à vin… Viennent ensuite deux déménageuses, tout en jambes elles aussi, qui transportent aux abords d’un imposant hôtel ce qui semble être du mobilier de salle de bains – comme en hommage à l’érotisme torve de Duchamp et son urinoir. L’ensemble respire le soufre et la drôlerie surréalisante des rituels obscurs, en noir et blanc chic pour la morgue et le contraste. Ailleurs, on tombe sur cette couverture de livre griffée Gallimard au titre qui prévient : Plaidoyer pour une certaine anormalité. Le compte Instagram de la styliste et consultante française Camille Bidault Waddington n’est pas tout à fait la vitrine officielle ou l’impeccable machine promotionnelle qu’il peut devenir pour ses confrères ; la styliste est trop libre joueuse pour cela. Passée par la presse anglaise pointue (Dazed, The Face), invitée régulière de la presse internationale et en France de quelques magazines choisis (Double), Camille Bidault Waddington œuvre ou a œuvré pour Chloé, Marc Jacobs, Victoria Beckham… Ou Hermès, sous la houlette de Christophe Lemaire. L’application Instagram plaît manifestement à cette iconophage cultivée : son compte est journellement, généreusement alimenté. @camillebwaddington s’appréhende comme le journal singulier d’un regard. Partant, il est l’occasion de saisir, en live ou heure par heure, la nature instable des mécanismes créatifs de ce métier bizarre qui est le sien : muse et tête chercheuse lorsqu’elle nourrit l’imaginaire d’un créateur ; bricoleuse d’histoires et faiseuse d’images lorsqu’elle interprète et transmet le sel des collections d’une saison envers et contre leur diversité. Camille Bidault Waddington traîne en bande, dans le 9e arrondissement parisien ; mais il lui arrive aussi de sortir de la capitale. Elle aime danser aux concerts, va voir des expositions, regarde les comptes alliés et drague délicatement ses 51 [Ce compte Instagram] est l’occasion de saisir la nature instable des mécanismes créatifs de ce métier bizarre : muse et tête chercheuse qui nourrit l’imaginaire d’un créateur ; bricoleuse d’histoires et faiseuse d’images […] intimes. Elle s’autorise même quelques selfies, où elle a d’ailleurs des airs d’Anjelica Huston (période Bob Richardson). Surtout, elle compulse, archive, trouve et se souvient. Sa bibliothèque personnelle est dense ; elle a de la mémoire, et le goût bien distinct. Avec elle, on est rarement dans le no time’s land de la contemporanéité mondiale. De la même manière, on trouvera peu sur son compte les sempiternelles icônes du chic international, les Françoise Rampling, Charlotte Hardy ou Jane Moss, dont la beauté, certes, et l’allure, à force d’être ressassées, ne délivrent plus que l’ivresse extra light et consensuelle du cliché. Les archives et les trouvailles, les souvenirs et les proches, les heures oisives et le travail se mêlent intimement sur le compte, sans programme préalable et sans effet d’annonce. Ses sources, qui remontent souvent sur vingt ou trente ans, voire plus, Camille Bidault Waddington ne les 52 divulgue pas toujours. Et elle se fiche assez de respecter l’homogénéité d’une référence qu’elle photographie, puisque de toute façon le format même d’Instagram altère nécessairement les visuels qu’il vampirise. Cela l’arrangerait presque, puisqu’une image chez elle n’arrive jamais seule, que l’image a souvent la valeur d’un fragment qui demande à être complété, d’un moment qui en appelle nécessairement un autre. Le compte en son entier fonctionne comme un ouvroir de narration potentielle, sinon un carnet de tendances fantasque et volage. Les images s’associent volontiers entre elles, ordonnent des petites séries, permettent des quasi-éditos, qui suggèrent là le désir d’une couleur, ici la qualité d’un port de tête, ailleurs l’érotisme d’un geste, l’invention d’un personnage, ou la réminiscence d’une romance, d’un film, d’une époque. La mode s’élabore aussi autour de ces motifs funambules. Aide-mémoire et boîte à outils, le compte Instagram de Camille Bidault Waddington dit justement l’assembleuse affranchie qu’elle est, dans sa pratique du style, bien au-delà des volontés publicitaires des marques. Et puisque « les voleurs, les espions, les amants, les diplomates […] connaissent seuls les ressources et les réjouissances du regard »*, sans doute faut-il ajouter les stylistes, dont celle qui nous occupe est une version flâneuse en mode Baudelaire qui compose avec l’air du temps jusque dans ses détails les plus volatils. céline mallet * Cette citation de Balzac est judicieusement proposée par le Petit Robert à la définition du mot « regard ». Images : Captures du compte Instagram de @camillebwaddington. 53 luxe et réseaux sociaux Off record […] Toutes ces vidéos de savoir-faire, souvent au ralenti, coûtent très cher à produire, mais qui veut les voir ? Les marques ont investi les réseaux sociaux et les ont souvent apprivoisés de manière empirique. Tour d’horizon des usages, du futur du digital et de la manière dont le virtuel peut être une extension de la matière pour les marques de luxe. Entretien à v i s a g e c o u v e r t bien entendu. Le site Internet, s’il est incontournable, est-il encore un enjeu pour une marque, de mode, par exemple ? Une marque est obligée d’avoir un site, c’est comme avoir le téléphone, mais on peut y faire figurer le strict minimum : le logo et l’adresse de la boutique. Pas la peine d’en faire un temple qui sauvegarderait tout l’historique de la marque. C’est une communication minimale… Si on veut faire passer un message, autant aller là où sont les gens : sur les réseaux sociaux ou dans les boutiques. La seule raison de vouloir les diriger vers un site propre est de réaliser une transaction. […] Ça ne sert à rien d’aller sur les réseaux sociaux en disant : « Venez sur mon site, je vais vous dire un truc », on va perdre des gens et produire beaucoup d’efforts pour créer du trafic, donc autant leur dire de suite ce qu’on a à leur dire là où ils sont. Et surtout, ça permet d’être beaucoup plus rapide et de consacrer son budget à la construction de briques. ??? C’est-à-dire packager des informations en fonction d’où se trouve son public : s’il va sur Wechat, on 54 package pour Wechat, etc. ; ça permet d’être beaucoup plus réactif. Pour diffuser du contenu ? … ou du service. Il existe une règle en économie : créer une abondance crée mécaniquement une rareté. Or, on a aujourd’hui une abondance de contenus. Si on se souvient d’une période pas si éloignée, au début des années 1980, on avait trois chaînes de télé, un seul magazine de surf. Celui-là on l’attendait, on le lisait et le relisait pendant tout le mois en attendant le prochain. Aujourd’hui, c’est l’inverse, on est en retard sur l’information tant les canaux nous abreuvent d’informations. L’abondance de contenus a créé une rareté : notre temps et notre attention. Et j’ai l’impression que la plupart des marques ne l’ont pas compris ; elles continuent à faire des films pour expliquer qui elles sont à des clients qui le savent déjà. Ça tient à l’insatiabilité du digital ou à une mauvaise méthode ? Michael Porter [expert en stratégie d’entreprise, ndlr] dit que le benchmark a tué la stratégie, qui ne devient plus que de la production. En clair, dès lors que toutes les marques et agences étudient le même benchmark, une super idée il y a six mois devient ce que tout le monde fait aujourd’hui, et tombe à plat. Toutes ces vidéos de savoir-faire, souvent au ralenti, coûtent très cher à produire, mais qui veut les voir ? ta fréquence. Tu veux émerger ? Dis n’importe quoi, mais souvent. Quitte à dire des banalités ou à retwitter. Forcément, les choses intéressantes sont ensuite noyées. On trouve pourtant des perles dans le flot… Oui, le pire c’est qu’on est abreuvé de belles images ! J’ai vu ce matin un très beau film d’un enfant de 8 ans qui dansait sur du Rihanna, c’était très gracieux… mais c’est toujours l’une des dix vidéos que j’ai vues dans la journée ! Je pense que c’est une mauvaise course ; on croit qu’il faut sans cesse introduire plus de contenu, mais si on voulait vraiment regarder la demande, on irait dans le sens du curator : choisir et sélectionner. Difficile de lutter néanmoins. Twitter, c’est comme une lance de pompier, ça a une puissance impressionnante, et pourtant 90 % de son contenu sont inintéressants. Twitter pourrait solutionner son problème en une journée : il suffirait qu’ils effacent de leurs pages les following et les followers, du coup les twittos uniquement là pour faire du bruit cesseraient la course aux followers – qu’ils vendent ensuite à des marques. Les trois quarts des gens cesseraient d’aller du Twitter, mais les 25 % restants deviendraient vraiment intéressants. Ça va à l’encontre de la demande permanente du digital… Une anecdote : Twitter a contacté une marque avec laquelle je travaille et lui a recommandé de twitter trois fois par jour. Leur discours c’est : postez souvent. On ne parle pas de valeur, de pertinence ou d’adéquation… Et effectivement, si tu veux émerger sur les réseaux sociaux, ce n’est pas ta pertinence, mais ton audience qui est directement liée à ta visibilité, donc mécaniquement Ce sont pourtant les chiffres qui servent de monnaie d’échange… Oui, mais ils sont artificiels et surtout non qualitatifs. Ces gens qui ont beaucoup de followers sont appelés « influenceurs », mais on devrait plutôt les appeler « médias » puisqu’ils ont un lectorat donné qu’on peut toucher. Les vrais influenceurs, c’est autre chose, ce sont des gens qui t’influencent dans ta manière de réfléchir. À vrai dire, les marques recherchent surtout une forme de prescription… Oui, mais ça suppose d’avoir d’abord quelque chose à dire. Le ressort des réseaux sociaux, c’est la « gamification » : on se prend tous au jeu de surveiller son propre nombre de followers et à se réjouir de leur augmentation, mais on sait aussi très bien que si on veut augmenter ce chiffre, on doit se détourner de la valeur. Le nombre de followers est un trompe-l’œil, c’est facile à mesurer en apparence, mais il faudrait plutôt évaluer les vrais impacts sur le business… Or, tout le monde s’ingénie à regarder ailleurs. Les marques ont-elles vraiment trouvé quoi faire de leurs extensions digitales ? Je vais faire une métaphore pour expliquer les réseaux sociaux. Si tu es célibataire, il te faut aller là où tu risques de rencontrer des gens et non rester dans ton salon. Donc tu te rends dans une soirée ou dans un bar. Une fois arrivé, tu essayes d’être le type drôle de la soirée, pour te faire remarquer. Même si tu es introverti, tu joues ce jeu-là. Du coup, tu rencontres des gens qui veulent devenir tes amis, mais quand ils te rencontrent ensuite dans la (ta) vraie vie, ils découvrent quelqu’un d’introverti, dont le style contraste avec la soirée passée… et ça ne marche pas. De la même manière, des gens qui étaient dans cette soirée et qui seraient parfaits pour toi se détournent de l’image de gai luron que tu renvoies. C’est pareil pour les marques : elles sont toutes allées sur les réseaux sociaux en jouant le jeu, postant des images de making of, de backstage. J’oublie qui je suis et je vais faire ce que « la socialité » me demande de faire. Ça produit immanquablement un nivellement vers le bas et des rendez-vous manqués. Bien qu’il y ait une apparente demande, l’affaire des marques de luxe n’est-elle pas de se faire rares pour donner de la valeur à leur parole ? Sur le fond, oui. C’était pathétique de voir toutes les marques il y a trois ou quatre ans lancer des collaborations avec des artistes, puis s’acoquiner avec une blogueuse pour qu’elle leur dise quoi faire pour être cools. Beaucoup de marques se sont ainsi banalisées. Elles n’ont pas essayé de dire qui elles étaient, mais ont fait comme tout le monde dans le bar, quitte à danser sur la table. Maintenant, je ne pense pas que la vraie problématique 55 Une bonne expérience boutique est irremplaçable, bien qu’il y en ait de moins en moins parce que les vendeurs ne sont plus formés […] du luxe soit la distance et l’inaccessibilité… mais la pertinence. Pour une marque, la chose intéressante dans le digital, c’est le e-commerce ? Disons que pour quasiment toutes les marques, ne pas avoir d’e-commerce, c’est une absence de service, et ce n’est pas si compliqué à monter… Ça représente un investissement, mais tout à fait accessible. On a donc intégré que le e-commerce n’entre pas en conflit avec la boutique physique… Le luxe c’est le service. Pour une montre à 50 000, les vendeurs se déplacent à domicile. De même qu’une bonne expérience boutique est irremplaçable, bien qu’il y en ait de moins en moins parce que les vendeurs ne sont plus formés – sauf dans les belles maisons de luxe. On voit ainsi des clients vérifier sur leur smartphone ce que leur dit le vendeur sur une teinte ou une finition. […] On oublie aussi que beaucoup de gens sont loin des boutiques et que ça reste très impressionnant de franchir le pas des vitrines feutrées. En France, on affiche les prix, mais dans un certain nombre de pays, il faut les demander, ce qui peut être embarrassant. Comment voyez-vous l’avenir du digital ? À l’arrivée de chaque nouvelle technologie, on l’importe dans 56 Tu veux émerger [sur Twitter] ? dis n’importe quoi, mais souvent. Quitte à dire des banalités ou à retwitter […] ce que l’on faisait auparavant avec une technique plus ancienne. Quand les poutres en acier sont arrivées, on a construit les mêmes maisons en remplaçant le bois par l’acier. Il a fallu attendre longtemps avant que s’élancent les gratte-ciel. Pour le digital, c’est un peu la même chose : on a pensé que les gens ne regarderaient plus la télé, donc on est allé faire de la pub en ligne. Il semble pourtant que le changement qui se prépare soit plus fondamental : la publicité en ligne, même ciblée, reste de la publicité, dont le principe est de faire des promesses. Or, je pense que le rôle du digital va être de tenir ses promesses, c’est-à-dire de rendre le produit meilleur. Par exemple ? Un précurseur serait « Nike plus », un dispositif très simple qui te dit la distance et la vitesse à laquelle tu as couru. Ce n’est pas révolutionnaire, mais ça contient l’idée qu’avec ça, tu vas courir plus et être en forme. Plutôt que de faire une campagne pour inviter au jogging, ils sont allés regarder toutes les raisons pour lesquelles les gens cessaient d’aller courir : parce qu’on se lasse du même parcours, parce que les copains se lèvent à 8 heures et soi à 9… Et ils ont trouvé une série d’astuces (des idées de parcours, une manière de se challenger même si on court séparément…). Du coup, Nike plus, qui est une petite puce, a développé le produit au-delà du produit. Le rôle du digital est celui-là, se demander : quand les gens se procurent tel produit, qu’achètent-ils vraiment ? et comment en faire quelque chose qui tienne ses promesses. Un autre exemple : quelqu’un – toi – acquiert une Rolex – une manière comme une autre de montrer qu’on a réussi, à 50 ans ou pas. Or, comme ta présence physique baisse par rapport à ta présence virtuelle, pourquoi lors de l’achat on ne t’a pas donné une adresse « [email protected] » qui serait une manière subtile de dire à tes amis que tu as une Rolex ? Enfin, je ne voudrais pas qu’ils pensent que je travaille chez Rolex… Certes, mais on peut inventer une astuce qui le précise. Quand tu fais Harvard, dépendant de ton année d’études, tu reçois une adresse email ; simplement parce qu’ils savent très bien que si tu envoies ton CV qui se termine par @harvard.edu, ça le place en haut de la pile. […] Dans quelle mesure le luxe demain passera par une montre en acier ou un sac en cuir… c’est une question non tranchée qui permet aux marques de s’interroger sur elles-mêmes et de se projeter dans l’avenir, y compris virtuel. Ce sont des raisonnements qui ne sont pas encore naturels… C’est une disposition d’esprit ! Vuitton, c’est le voyage ; si je suis client Vuitton, je ne veux pas uniquement des propositions aspirationnelles, mais un lounge spécial à l’aéroport, avec tous les magazines disponibles automatiquement sur mon iPad… Les interfaces graphiques des sites ont une durée de vie de plus en plus courte, dès lors que tout le monde peut se copier… C’est vrai et il y a plusieurs raisons à cela. Dans l’ancien monde – celui du papier –, les graphistes qui voulaient copier étaient bons parce que ça supposait d’être curieux, d’avoir l’œil. Il fallait passer du temps, aller à La Hune, chercher le livre… et ça faisait partie de la culture graphique. Aujourd’hui, tu es tellement abreuvé de contenus que tu n’as plus besoin de t’intéresser au graphisme, à la DA, pas plus que tu n’as besoin de connaître les références. La manière de les consommer est aussi différente, on avait une quantité finie de livres, qu’on regardait et qu’on reprenait en main ; on se les réappropriait beaucoup plus dans les détails. Aujourd’hui, on survole 100 ou 200 sites en une matinée, on voit les grandes masses, mais plus les détails. Le device qui s’apprête à prendre le dessus est le smartphone : donc proche, pratique, personnel. Pourrait-on le résumer à de la géolocalisation couplée à une carte bleue ? Il y a deux choses très importantes : que tu puisses payer avec ton téléphone, c’est inévitable, c’est beaucoup plus pratique, tu n’as qu’une seule chose à porter. Et la géolocalisation est aussi très importante. Mais si aujourd’hui on a des applications pour tout, on est encore à l’ère de ce que j’appelle l’« application stagiaire » : elle sait très bien faire une chose, mais il faut le lui demander, alors qu’en « sénior », elle anticipe tes besoins. Idéalement, on ne devrait plus avoir besoin de regarder un écran. Par exemple, puisque ma montre a une vision sur mon agenda et mon rythme cardiaque, si je suis au bureau et que mon rythme cardiaque s’accélère, elle peut déclencher une musique plus douce. Si j’approche d’une dead line, elle va filtrer les emails ; c’est ce qu’on attend. […] Aujourd’hui, tous les objets se parlent, mais c’est toi qui dois dire à ta lampe quelle intensité tu désires. De même, une marque qui verrait que tu es énervé ne te proposerait pas d’acheter un sac… parce que ce n’est pas le jour. C’est effrayant ! Peut-être, mais les informations existent déjà. Quelqu’un qui regarde deux jours de mon abonnement à Free sait tout de moi : ce que je lis, ce que j’écoute, quand je me lève… Pour l’instant, ce ne sont que les publicitaires qui en tirent profit, et demain ce sera moi. Je pourrai choisir les publicités que je veux voir et même à quel moment. Si le smartphone s’impose, quel est l’avenir de la tablette ? Je pense que la tablette et l’ordinateur portable n’ont aucune raison d’être des objets différents. Surtout, l’Apple Watch a complètement changé la manière dont j’utilise le téléphone. S’il est rangé, je n’ai plus la tentation de le regarder à tout bout de champ. Dans l’entre-temps, j’utilise beaucoup plus Siri [l’assistante virtuelle d’Apple, ndlr], pour lui demander de passer de la musique ou autre chose. Ça veut dire que le téléphone se dématérialise. On n’a presque pas parlé d’Instagram. Ça a complètement enterré Tumblr ? Oui, par paresse… Instagram est très intuitif dans son utilisation, tu n’as pas besoin de faire de DA comme dans Tumblr, et le format carré élimine toute velléité de cadrage, il n’y a plus que le sujet. Mais il y a un cycle de vie identique à toutes ces plate formes : les early adopters puis la démocratisation, et les premiers s’en vont. Je pense que Facebook est parti pour durer, mais c’est presque devenu les Pages blanches… Propos recueillis par angelo cirimele 57 la petite édition de la mode Chronique mode Les vêtements ont besoin d’images, de même que les collections sont l’expression d’un thème. Une série d’outils, le plus souvent imprimés, donnent les clés d’une saison de création. Puis disparaissent, aussi soudainement qu’ils sont apparus. Nous avons pisté l ’ é p h é m è r e pour lui dire deux mots. 58 Image : swen renault Qui s’est déjà attardé à la sortie d’un défilé en aura fait le constat : jonchées de cartons d’invitation calligraphiés à la main, de livrets détaillant les modèles ou de notes éclairant les intentions et inspirations du créateur, les allées de sièges bien alignés livrent un paysage un peu désolant. Un parfait écho à la nature éphémère de la performance du défilé – et de la mode elle-même en somme. Mais aussi du temps d’attention que l’on accorde à chaque nouvelle image que cette industrie iconophage produit. Dans les poubelles, c’est donc là que se situe aussi tout un métadiscours sur une collection : images et textes, imaginés par des plumes, photographes et graphistes inspirés, s’assurent de la bonne compréhension du message de la saison. Mais à la hauteur de leur mission répond sans doute un certain manque de considération, ou simplement de la négligence. Retour sur les enjeux que recèle cette production si centrale pour la mode. « Craignant que les journalistes ne s’embêtent pendant le défilé des mannequins, que certains reporters étrangers ne comprennent pas bien mes intentions, je décidai un jour de faire imprimer à leur usage un petit programme pour expliquer la collection, donner les numéros des robes, indiquer le prix en face de chaque numéro, etc. », raconte Gabrielle Chanel. « Dans quelques phrases préliminaires se trouvait la clé du programme. Bref, une sorte de commentaire dirigé qui mâchait la besogne aux journalistes, leur glissait gentiment leur article tout fait, prêt à être télégraphié, le soir même »1, poursuit-elle avec le ton acerbe qu’on lui connaît. Lorsqu’elle confie ces anecdotes à Paul Morand, durant leur exil suisse au lendemain de la guerre, sur sa vie et sur les rouages de ses créations, elle expose avec clarté l’enjeu de la réception d’une collection. Pour un couturier qui en aura conçu les moindres détails, des broderies à la profondeur des plis, du poids des tissus à la forme des boutonnières, il y existe une certaine appréhension quant à la compréhension de son message. D’où cette nécessité d’y adjoindre, comme à l’opéra, un ensemble de surtitres, qu’ils soient de sa propre plume, comme le narre ici Chanel, ou de son service presse. Et, comme le suggère encore la créatrice, ce sont ces mêmes injonctions d’élégance qui sont reprises, tel un travail prémâché, dans les revues de mode de la saison : ce printemps, les jupes se portent ainsi, les manches s’arrêtent ici, les décolletés se dévoilent de la sorte, etc. […] une griffe de mode ne se définit plus seulement à travers ses silhouettes, mais bien plus encore à travers les photos, films et autres supports visuels qui les capturent et les disséminent. À l’époque dont parle Chanel, ces livrets de défilé et ces communiqués de presse sont de factures sobres : élégants formats in-octavo sur grammage épais pour les premiers, papiers à en-tête dactylographiés pour les seconds. Mais en quelques décennies, on passe de débuts timides à un tout autre contexte. « Les marques de mode sont devenues des mini empires de l’édition, employant souvent leur propre équipe de design graphique, et produisant non seulement des invitations aux défilés, mais des look books, catalogues, communiqués de presse, publicités, magazines, et même des 59 cartes de Noël », notait la journaliste Tamsin Blanchard en 2004 dans son ouvrage Fashion & Graphics. Dix ans plus tard, ce que l’auteur décrivait alors comme un phénomène relativement nouveau ne se dément pas. Ni sa conclusion d’ailleurs. « La majorité de ces supports, bien que très sophistiqués, coûteux à produire, conçus de manière exquise et hautement influents, sont complètement éphémères et jetés sans même y penser. » Mais ce qui étonnera sans doute encore davantage que le manque d’égard pour ces publications une fois leur mission menée à bien, c’est le fait que ces supports matériels perdurent à l’heure du tout numérique. « — Numéro quatorze. Écosse. Fourteen. La jeune fille fait son passage, virevolte, arpente l’étroit espace entre les chaises et repart. À l’approche du second salon, une autre aboyeuse répercute l’annonce : — Numéro quatorze. Écosse. Fourteen. L’écho va rebondir une troisième fois sur le palier : — Numéro quatorze. Écosse. Fourteen. »2 Il est vrai qu’aujourd’hui ces aboyeuses d’un défilé couture Christian Dior auraient le plus grand mal à faire entendre leur voix sur la bande-son bien cadencée d’un Michel Gaubert. Mais si Style.com et autre NowFashion.com actualisent sans doute le carnet de défilé, le carton d’invitation semble lui encore un indétrônable objet de papier. Pour s’en assurer, il suffirait de faire l’inventaire des élégant(e)s capturé(e)s par les photographes de street style à l’entrée des défilés ; entre pochettes et téléphones portables, le carré de papier glacé personnellement calligraphié s’exhibe comme un sésame même chez les plus privilégiés. Les visiteurs de l’exposition « Fashion Mix » présentée ce 60 printemps à Paris auront pu découvrir avec amusement les invitations scrupuleusement contrefaites par certains des Six d’Anvers [un groupuscule de six élèves de l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers apparu dans les années 1980, parmi lesquels Van Beirendonck, Van Noten, Demeulemeester…, ndlr], alors encore étudiants, pour rentrer dans les sacro-saints défilés parisiens. On ne saurait véritablement saisir le pouvoir symbolique de ce petit morceau de carton – qui réaffirme tout à la fois un sentiment d’appartenance et de distinction pour finir tragiquement piétiné – si ce n’est comme une mise en abyme du phénomène de mode, lui aussi voué à l’oubli dès ses 15 minutes de gloire accomplies. C’est parce qu’ils renferment toutes ces contradictions, comme un singulier reflet du caractère même de son industrie, que le MoMu d’Anvers a réservé une place de choix à ces supports éphémères dans sa politique de conservation. Le musée de la mode anversois, qui documente la création de mode belge, se différencie à ce titre de ses confrères européens, plus traditionnels et centrés historiquement sur le vêtement. « Des créateurs belges nous réunissons non seulement les vêtements, mais aussi les DVD de leurs défilés, les invitations, tout le travail graphique qu’ils produisent, les look books, invitations aux événements spéciaux, communiqués de presse. Nous le faisons afin de donner aux chercheurs une vision globale de ce que font les créateurs, parce que le design de mode c’est bien plus que concevoir un vêtement ou une collection »3, explique sa directrice Kaat Debo. Si cela était vrai lorsque Yves Saint Laurent demandait à Cassandre de dessiner son logo, cela l’est tout autant aujourd’hui, où les directeurs artistiques ont remplacé les couturiers. Le fait que la dénomination de ces nouveaux « artistes des modes » soit empruntée au monde de la presse, que le rôle d’un Nicolas Ghesquière comme d’un Karl Lagerfeld se place dans la lignée d’un Liberman ou d’un Brodovitch en dit long. Produire des images plutôt que produire des formes : une griffe de mode ne se définit plus seulement à travers ses silhouettes, mais bien plus encore à travers les photos, films et autres supports visuels qui les capturent et les disséminent. Car ces images sont parfois encore plus révélatrices que les vêtements qu’elles illustrent. « Si vous avez le look book avec le vêtement, vous pouvez aussi voir comment ce vêtement était associé avec les chaussures, quel était le stylisme, à quoi ressemblait le maquillage, la coiffure », confirme Kaat Debo. Pourrait-on alors suggérer que Les Robes de Paul Poiret racontées par Paul Iribe, album au pochoir commandé par le couturier en 1908, ou les catalogues pour Yohji Yamamoto conçus par Marc Ascoli, Peter Saville et Nick Knight à partir de 1986 – deux exemples emblématiques de publications éphémères destinées à la presse et aux acheteurs – en disent plus sur la mode de ces créateurs que leurs robes ? Sans nul doute. émilie hammen 1. P. Morand, L’Allure de Chanel (1974), « Folio », Paris, 2009. 2. Christian Dior, Christian Dior et moi (1956), Paris, Vuibert, 2011. 3. « Interview with Kaat Debo, director of Fashion Museum (MoMu) in Antwerp by Tanja Beljanski », postée le 10/09/2010 sur www.dianepernet-typepad.com Images : Invitations défilés prêt-à-porter, © DR. 61 les tatouages Contre Je suis contre les tatouages. Leur mode s’est répandue comme une traînée de poudre et impossible de s’en d é b a r r a s s e r … Revue de détail et (sombres) perspectives. Chaque été, les corps se dévoilent – jusque-là, on n’a rien contre. Les corsages sont plus légers, les jambes souvent dénudées, et voilà les villes de nouveau habitées par des corps et non plus des silhouettes emmitouflées, parfois aux confins de l’épouvantail. Certes. Mais, en chemin, l’été met aussi en lumière la progression rampante de l’encre sur la peau, qui grignote ici une épaule, là une cheville. Installé à n’importe quelle terrasse, un regard circulaire rencontrera trois ou quatre tatoué(e)s. Le meilleur restant les couples, dont on imagine qu’ils se sont rencontrés dans la boutique de tattoo, argumentant chacun sur son choix définitif : message contre motif, noir contre couleur. Le tattoo « lâche ». Bien sûr, tout autant que le motif, la partie du corps où il viendra trôner est stratégique : dissimulé aux regards 62 ou fièrement exhibé, visible en toute occasion ou seulement l’été, l’ensemble de la palette est envisagée. Mais notre affection va aux tatoués qui élisent les régions du corps qui se dérobent à leur propre regard : le bas de la nuque, au-dessus du coude… toutes parties du corps qu’on ne croise pas par hasard dans un miroir, même au prix d’acrobaties contorsionnistes. Les tatoués en question pressentiraient-ils qu’un jour ils ne pourront plus voir leur signe particulier artificiel en peinture ? Entertainment. D’accord, entre deux amants, ça crée du teasing. Le corps n’est plus le même au toucher et au regard. Sans compter l’effet de surprise… encore faut-il qu’elle soit bonne. « Tatouage » n’est pas un antonyme de « faute de goût », et on peut se traîner longtemps une passion éphémère pour Damien ou Motorhead. À l’heure où même Google propose un droit à l’oubli, c’est ballot. Heureusement, dans le cas d’une première rencontre, l’interrupteur peut pallier une éventuelle déception. Le pérenne. Ça ne nous avait pas échappé, tout s’efface : des textes qu’on saisit aux notes de notre iPhone. Plus de carnets, plus de lettres, au mieux des disques durs, mais plus souvent le cloud. Alors, on veut du pérenne, du ici et maintenant, de la volonté pure, du « pour toujours ». Et donc tattoo. Une idée, en passant : pour les messages du type « N’oublie pas de faire quelque chose de ta vie » (véridique), un bon Post-it fait très bien le job. Et en plus, on peut choisir la couleur. Marques. Parce que après les prénoms, les personnages et les motifs décoratifs, on trouve aussi des logos de marque devenus tattoos. Heureusement, les marques n’en Pour les messages du type « n’oublie pas de faire quelque chose de ta vie » (véridique), un bon Post-it fait très bien le job – et en plus, on peut choisir la couleur […] changent que rarement, encore que ça ouvrirait la possibilité de comptes Instagram sur les tattoos old school… La publicité montre d’ailleurs très peu de tatoués. Trop segmentant ? trop difficile de fédérer une communauté autour d’un seul signe, de surcroît personnel ? À moins qu’on ne le doive au lobby de la confrérie des retoucheurs qui, armés de leur Photoshop, ne veulent pas voir un grain de peau leur résister ? Coïncidence. C’est précisément au moment où il échange tant de mails, de sms – avec émoticons –, où il n’a jamais été abreuvé d’autant d’images et d’informations en tous genres, à travers ses téléphones et autres extensions à batteries, que l’Homo sapiens du xxie siècle a éprouvé le besoin d’en écrire aussi sur son corps. Le dessin, le texte et le signe, déjà omniprésents, ont donc trouvé un autre terrain de jeu dans les méandres des courbes et des lignes de l’anatomie. Modèles. Serait-on influencé par des modèles ? Le recouvrement progressif, mais inéluctable des avant-bras des joueurs de football jusqu’à leur torse parfois, tout comme les fantaisies encrées des stars du showbiz ont forcément un effet boule de neige. Mais on fait mine d’ignorer qu’il y a un point de rupture quand le cool devient mainstream. Autrement dit, c’est la rareté qui va devenir désirable. Autant dire qu’on sera débarrassé des tattoos en même temps que d’une génération… Repères. Ce qui était un signe d’appartenance à la mafia russe ou encore de reconnaissance entre prisonniers recouvre donc une valeur principalement ornementale. Même s’il témoigne de l’affirmation de soi, dans un moment exalté, sans possible retour. Une sorte d’équivalent des rêves de jeunesse des 1970s, des idéaux qu’on ne devrait jamais trahir. C’est sûrement pour cette raison que le tattoo est aussi une expérience, pour part douloureuse ; dans la paume de la main, il est le summum de la douleur, paraît-il. Ce signe dit donc aussi une expérience – à défaut d’une appartenance. Espoir. Pour ne pas noircir le tableau, on peut espérer que le détatouage au laser fasse des progrès – si d’aventure la mode interdit tel ou tel signe. Il y a bien une autre solution : la fuite en avant, teintant un membre entier comme si on l’avait plongé dans un bain irréversible. Mais bien choisir son Pantone. angelo cirimele Images : © DR. 63 Ping Pong ysl paris through los angeles… ou l’invention d’une d.a. at large 64 Image : swen renault De YSL à Saint Laurent Rive Gauche, jusqu’à Saint Laurent Paris aujourd’hui, l’ADN de la maison créée par le grand Y v e s aura muté, parfois radicalement. L’ensemble des campagnes presse, depuis les années 1980, témoigne de cette évolution, au rythme de la succession des DA. Histoire d’une saga. Mathieu Buard Kon’nichiwaaaa ! Tu me disais avant que je ne parte qu’Yves Saint Laurent, Monsieur, lorsqu’il fit son premier voyage – et vraisemblablement dernier – au Japon, n’y passa pas un jour et demanda à rentrer sur le champ – dans le pays qui aurait pu être une source de ce que ce qu’on a appelé par la suite les voyages d’inspiration… Mais l’inspiration comme les sources de sa culture semblent construites, assemblées et livresques. Et nous allons parler de l’image de la Maison Saint Laurent, celle qu’ils ont construite, pertinemment dès 1961, et pas forcément de l’image de presse ou d’annonceur. Plutôt de l’identité, de cet ADN si spécifique en définitive qui a bousculé les maisons installées. En somme de la capacité de Bergé et Saint Laurent à dresser une identité sur la base d’une direction artistique nouvelle. Celle qui va se mouvoir selon les grandes époques de Monsieur, façon extrêmement luxueuse, et pas par des annonces de publicité, ni mais aussi des designers et stylistes qui – selon la règle non encore établie vont lui succéder à partir de 2002. d’ailleurs – des défilés. Les défilés, Yves Saint Laurent va s’en saisir, un Céline Mallet tout petit peu plus tard, comme Donc YSL, c’est Paris, c’est la France d’une stratégie de médiatisation et c’est une suite de la couture ? contemporaine, par plans cinématographiques, et de la place du Mathieu Buard vêtement sur le corps féminin, allure C’est l’affirmation de la mode et genre qu’il entend renouveler… française à l’international (et donc Vitesse, mouvement, fluidité… d’une stratégie ad hoc) et du règne du prêt-à-porter… À voir. En Bref, ce que je veux dire, tous les cas, ça commence par des c’est que c’est le couturier-styliste présentations à des clientes, de qui va décider là de la stratégie, en directeur artistique at large, me semble-t-il. Ce qu’annoncent ses choix premiers n’est pas le contraire de cela… Céline Mallet L’image de presse, l’image éditoriale n’existe pas vraiment pour lui, ou plutôt sans lui… 65 Mathieu Buard Ce qui va exister c’est plutôt la fameuse image de lui et de sa boutique, Rive Gauche en 1966. De lui, nu, par Jeanloup Sieff, en 1971… Mais avant, les couvertures de ses premières présentations couture (Paris Match), où il tient ses mannequins par les mains – je suis là, c’est moi qui l’ai fait… Puis vient alors la collection Smoking, en 1966, façon couture et prêt-àporter – lors d’une présentation à des clientes habituées à la couture chez Dior –, qui fait glisser le niveau du discours. C’est braver l’interdit, mais avec les codes suffisants pour le rendre acceptable… Drapé de dignité of course et de belles égéries. La force et la pertinence c’est l’image éternelle, magistrale et rocambolesque d’Helmut Newton en 1966. Mais le photographe est choisi. C’est une commande, où l’histoire est dessinée comme décidée bien en amont… Ses égéries, elles prévalent sur ces mannequins, non… En y pensant, j’y verrais une grande proximité avec Slimane, pas dans le travail des formes, mais plutôt dans ce goût pour le design global. À sa façon, Hedi Slimane rejouerait Rive Gauche et ses stratégies sur un régime de mondialisation, finalement ? Céline Mallet Oui, Hedi Slimane optimise la mythologie YSL à l’échelle globale, l’altérant encore, au passage, à l’aune de ses propres obsessions. Où quand le souffle du maître et de ses muses migre, comme par enchantement, en miracle adolescent, du SaintGermain nocturne ou du Marrakech décadent des 1970s à la scène pop rock de Los Angeles d’aujourd’hui. Alors oui, cette « démocratisation » 66 Betty, Loulou posant devant la fameuse boutique, ou Catherine Deneuve incendiaire et froide chez le cinéaste Buñuel. Une figure (ad hoc avec ce projet démocrate) apparaît : celle d’une grande bourgeois(i)e qui se dévergonde […] du mythe est le fait dès le départ du tandem Saint Laurent-Bergé : lorsque, avec le prêt-à-porter Rive Gauche, la mode « signée » ne sera plus la seule exclusivité de l’élite. Le succès passe alors très tôt par l’efficacité iconique : d’Yves Saint Laurent lui-même, génie précoce et grand malade proustien déjà en voie de demidéification, et celle de ses égéries ambassadrices : Betty, Loulou posant devant la fameuse boutique, ou Catherine Deneuve incendiaire et froide chez le cinéaste Buñuel. Une figure (ad hoc avec ce projet démocrate) apparaît : celle d’une grande bourgeois(i)e qui se dévergonde. On sait d’ailleurs combien le cinéma aura à nouveau exploité ces derniers temps ce glamour, relayé tambours battants par la presse et le stylisme. Parlant de YSL, je dis bien mythe ou mythologie ; l’art somptueux du maître s’étant depuis dilué, voire figé, dans le grand kaléidoscope médiatique. Mathieu Buard Ce qui n’était pas le cas dans les années 1980… Céline Mallet Oui, lorsque l’on revient aux campagnes des années 1980, on est d’abord frappé par la retenue des images, qui au fond courtisent d’abord le vêtement. Ce sont des femmes-femmes chics ou opulentes qui défilent dans la perspective d’un décor, hôtel néoclassique ou extérieur parisien. Il faut bien la grâce acérée d’Helmut Newton pour que la narration se corse : c’est alors un parking glauque au sein duquel une robe aux imprimés exotiques est à la fois un choc et une apparition ; ou c’est encore une femme, comme une fleur opiacée vénéneuse, qui s’apprête à commettre, dans l’implacabilité d’un salon 1980s, un meurtre à l’arme blanche sous l’œil amusé du maître, portraituré au-dessus du canapé… Entre Oriane, Odette et Olympia, la femme Saint Laurent telle qu’elle se communique reste un bel objet audacieux, dans un bel écrin. Perspective bourgeoise sans doute. C’est encore cette figure que reprend dans les années 1990, sous la houlette de Pilati, le tandem de photographes Inez & Vinoodh : le cadre du tableau apparaît au sens propre, à l’intérieur duquel la femme piège et déesse se déploie en accord avec le fond : l’hôtel particulier toujours, ou l’ailleurs paradisiaque souverain. Mais la campagne peut-être la plus marquante du trio en cette période est celle où Kate Moss apparaît comme le clone de Betty Catroux (il y en aura d’autres) : fan-furieuse courant après le mythe, enchâssée-crucifiée tout contre la fameuse vitrine… Cela dit beaucoup et avec humour : l’ombre du maître et l’adoration qu’elle suscite ; les époques, ou les épopées et leurs fantômes, que l’on déjoue et rejoue à l’infini ; soit le patrimoine que le super styliste se coltine vaille que vaille, entre citation obligée et irrévérence autorisée. Quoique Slimane ne s’embarrasse que bien peu de ce type d’atermoiements tragi-comiques… Mathieu Buard Oui, dans cette perspective, les dernières campagnes réalisées par Sorrenti pour Monsieur, 19992000, sont un jeu de citations de compositions de tableau, le collectionneur YSL agite et cite sa collection. Les images font référence à ces monstres picturaux, tout en inversion et paradoxe, l’homme y est nu et alangui – la femme joue et regarde ce corps. La bascule de YSL Rive Gauche, c’est finalement la possibilité d’une identité par discontinuité de citations, en cela il est post-moderne, du renouvellement de l’écriture du motif de l’imprimé tout en gardant la notion d’imprimé comme identité permanente. Sur les « thèmes » de collection, exotisme de tous poils : Russe, Chinoise, Saharienne, Moderne Mondrian… un panorama d’interprétations stylistiques, une esthétique du divers, plurielle. C’est iconique en soi, cela fait image, et cela invite à un renouveau de la saison suivante. Le collectionneur, lui, agrémente et agite l’esprit de ses collections par sa collection de références. (Et l’on sait l’importance de la collection d’objets rares et précieux d’Yves Saint Laurent.) La force et la réussite de Saint Laurent, c’est d’arriver à recréer le principe de nouveauté – n’est-ce pas la notion du stylisme même ? – dans des formes finalement qui appartiennent à un vocabulaire fixe, mais en privilégiant l’aspect de surface, le print ou les quelque détails qui font style. D’où le glissement du couturier vers le styliste. Le tour de force dingue est bien celui opéré par Hedi Slimane ; une prise de pouvoir radicale assumée par un DA diva, pour une refonte complète de l’image de la maison, désormais en noir et blanc presque exclusif, comme le deuil forever du maître originel – lui qui pourtant maniait si picturalement la couleur […] Céline Mallet Mais quid du stylisme quand ce n’est plus le couturier qui l’orchestre ? Mathieu Buard Le casting de designers par la suite ne sera que la déclinaison de cette posture, avec comme panacée Hedi, roi du rock all in black leisure et adolescences hippies lowbroderies et maxi bijoux-fantaisie. Ou inversement, lamé rock maxi bijoux-fantaisie et hippies black… Il s’embarrasse de peu, oui, sinon de poursuivre la dimension iconique, musicale chez lui, de son identité créative, en choisissant des figures elles-mêmes déjà légitimées par l’époque. Reprise du meilleur gotha trash, jouant de Daft Punk comme de Marilyn Manson, d’une néoCourtney Love, Christopher Owens et de sa petite sœur rêvée. J’ai le sentiment que l’on pourrait demander à Bret Easton Ellis s’il ne voudrait pas illustrer ses bouquins des campagnes de Saint Laurent Paris – entre Less Than Zero, Glamorama et Imperial Bedrooms –, le portrait de Los Angeles est assez représentatif. 67 La frange blonde de Betty Catroux mute et devient le cheveu peroxydé d’une icône du grunge 1990s nommée Love. L’éclectisme fantasque de Loulou de la Falaise s’hybride avec les indienneries réminiscences des parures hippies 1970s en Californie […] Alors, fast fashion en pays luxe, poursuite de l’ADN, mais l’on peut se demander en quoi cela demeure iconique ? L’image vaut l’objet. Collection de détails à l’image. Céline Mallet Il n’y a pas que les collections dans les images, mais aussi les postures… Mathieu Buard Dans les campagnes des années 1980, il y a une vie, une dynamique et une forme de folie proprement hors des gonds, celles de Newton et de Claus Ohm ou Arthur Elgort, une légèreté toute riche et insouciance déployée. On s’amuse et c’est palace ! L’élégance est certaine, toujours le mannequin tient la scène de son point narquois, la situation ne lui échappe en rien, du tragique oui, du comique beaucoup, le style Saint Laurent Monsieur poursuit une forme d’émancipation, l’adieu aux codes de la convenance. Chez Pilati aussi, dans ses cadres tendus, qui opère lui d’une belle permanence et continuité. L’énigme réside pour moi dans les campagnes des années 2000, celles de Tom Ford, notamment, où l’image y est boudoir too much ou salon des d’opiacées, mais côté off ou backstage ; on a lâché sa contenance et on attend que le trip passe… Comme une trop grande démonstration de son abandon propre… dont Hedi Slimane rejoue lui de façon nettement plus clean et savante le jeu actuellement. 68 Céline Mallet Mais Pilati et Ford lui-même sont restés relativement en retrait face au mythe. Cela n’enlève rien à leur intelligence de créateur, simplement leur posture sera restée celle de l’interprète second. Le tour de force dingue est bien celui opéré par Hedi Slimane ; une prise de pouvoir radicale assumée par un DA diva, pour une refonte complète de l’image de la maison, désormais en noir et blanc presque exclusif, comme le deuil forever du maître originel – lui qui pourtant maniait si picturalement la couleur. Cela a d’ailleurs commencé par la refonte du logo ; non plus le dessin complexe des trois initiales d’Yves Saint Laurent enchevêtrées, mais Saint Laurent tout court en lettres linéales génériques – on change d’ère, on est post ; il est donc symboliquement possible d’oblitérer le prénom… Il ne s’agit plus d’honorer ou de feindre une signature, mais d’assumer une logique de marque. Mathieu Buard Ce qui n’empêche pas le remix… Céline Mallet Du coup, sur le site, Slimane propose une anthologie du pèrecréateur, comme une nécrologie et une forme d’abécédaire, une collection fétichiste d’objets et de détails à partir desquels toutes les relectures (campagnes comprises) pourront être proposées : le dessin fortement et fermement arrêté des lunettes de YSL, le smoking et le noir et blanc comme incontournable ambivalence, le détail d’un motif orientalisant sur velours, ou la photographie d’un saint Sébastien délicat issu vraisemblablement des appartements d’Yves le saint… Tour de force, et de passepasse, par un DA obsessionnel et vampire. La frange blonde de Betty Catroux mute et devient le cheveu peroxydé d’une icône du grunge 1990s nommée Love. L’éclectisme fantasque de Loulou de la Falaise s’hybride avec les indienneries réminiscences des parures hippies 1970s en Californie. Le noir et le cuir, l’érotisme masculin sont désormais les attributs de tous les rockers de Los Angeles et de Navarre. Quant à la femme de 30 ans newtonienne, dangereuse à force d’ennui lascif et contrarié, elle a perdu quinze ans, mais gagné l’innocence androgyne et lisse du cliché. Et puis Karl Lagerfeld perd trente-cinq kilos… Ah oui, mais non ! C’était pour enfiler un tailleur de la période Dior de Slimane. Quoique je ne voie pas complètement la différence, d’une campagne à l’autre, entre un éphèbe Dior et un éphèbe Saint Laurent aujourd’hui… J’exagère ? Mathieu Buard Non, non, parfaitement… Je te suis. J’y pensais justement à la refonte total look du website, de la « marque » et du logo si déterminant et de l’oblitération du prénom, oui, des photos blanches et noires réalisées pour la narration du site et des produits, des matières et une charte sans équivoque, tout cet ensemble est d’une détermination de directeur artistique. À un détail près, celui-ci mécanique et qui doit agacer côté Saint Laurent Paris, que sont les parfums. Il me semble au départ, à l’époque d’Opium façon Monsieur, sous sa perspective en tous les cas, que l’image correspond, se fond (même si les parfums appartiennent à un tiers investisseur) – puis sous le règne des empires et de la distribution, YSL Beauté, c’est L’Oréal (après de nombreux voyages boursiers), et donc pas du tout une DA intégrée, mais des décisions de style qui n’ont pas à voir avec le cénacle du studio. Enfin, pas complètement. Une image qui échappe à la réorganisation actuelle. Accroc. Et inversement, quand on regarde une annonce YSL Beauté, on se demande si le mannequin porte du Saint Laurent Paris, enfin on se demande… on voit bien que ce n’est pas le cas. Autre régime de temporalité… on va dire. Céline Mallet C’est pareil pour beaucoup de maisons, mais comme la refonte est totale, là, c’est encore plus criant… Mathieu Buard Quand on regarde Opium, par Newton, en 1977, c’est magnifiquement la suite du propos mené par la collection couture de YSL. Droit fil. D’ailleurs, là encore, l’image fabriquée à cette époque trace et se rejoue par la suite, photographe et modèle changent, l’identité est durablement la même : « Pour celles qui s’adonnent à Yves Saint Laurent. » Sauf tout récemment, où là, la parfumée regarde et ne s’abandonne plus. Lascive comme lessivée ; le paradigme est brisé. Céline Mallet En effet, il manquerait idéalement à Hedi Slimane, et pour parachever son système de captation et de métamorphose, de regarder l’univers du parfum, dont l’iconique Opium et ses langoureuses odalisques. On serait même curieux de voir. Puissance du système mode contemporain oblige, le cinéma s’est récemment attaché à la figure de ses créateurs. De Gabrielle Chanel à Yves Saint Laurent, le médium cinéma aura livré jusqu’ici, de manière assez classique, l’aventure ou la biographie d’un génie au singulier. Or, désormais, une maison de mode possède un ADN complexe, qui avec le temps et les histoires de succession est rarement le fait d’une seule et même signature. Qu’attendent les scénaristes pour nous faire une saga ? Entre la trilogie du Parrain et les conflits de Game of Thrones, il y aurait fort à faire, puisque chaque maison est comme une vénérable mafia, avec ses Don et leurs faux frères, le fils prodigue, et l’héritage à transmettre, ou à trahir. mathieu buard & céline mallet Images : 1. Loulou de la Falaise, Betty Catroux et Yves Saint Laurent devant la boutique Rive Gauche, 1966 2. Campagne Yves Saint Laurent, période Pilati, 2008 3. Campagne Yves Saint Laurent Rive gauche, Helmut Newton, 1993 4. Campagne parfum Opium, Yves Saint Laurent, 1977 5. Campagne Yves Saint Laurent Rive gauche, Arthur Elgort, 1988 6. Campagne Saint Laurent Rive Gauche, par Claus Ohm 1980 7. Robe Mondrian Yves Saint Laurent, Vogue Paris, septembre 1965 8. Campagne Yves Saint Laurent, Inez & Vinoodh, 2009 9. Campagne parfum Belle d’Opium, Yves Saint Laurent, 2011 10. Campagne Saint Laurent 2014 avec Courtney Love et Marylin Manson. 11. Campagne Saint Laurent 2012. 12. Portrait d’Yves Saint Laurent, Jeanloup Sieff, 1971 69 maurizio cattelan 7 familles De foires en biennales, de ventes aux enchères en vernissages, Emma Barakatt court le petit monde de l’art contemporain depuis quelques décennies. p e u b a v a r d e e t t r è s c u r i e u s e , elle retient tout ce qu’on lui dit. Puisque le réseau d’influence d’un artiste est devenu presque aussi important que ses œuvres, Emma Barakatt proposera chaque trimestre de ranger et cartographier ses fiches. Et le tout, en jouant aux 7 familles. Par Emma Barakatt. le critique le commissaire En 2011, n a n c y s p e c t o r , conservatrice du musée Guggenheim de New York, a la responsabilité (et certains lui envieront ce privilège) d’organiser la dernière exposition de Cattelan. « All », rétrospective définitive, prend la forme d’un immense tourbillon qui emporte toutes les œuvres de l’artiste et qui occupe tout l’atrium du musée. Mais cette exposition pourrait ne pas être la dernière… il se murmure qu’un le complice Cattelan a besoin de complices avec lesquels il construit de fortes relations créatives. Il rencontre p i e r p a o l o f e r r a r i grâce à Dennis Freedman, à l’époque directeur artistique du magazine W, qui invite les deux Italiens à produire des images pour son « art issue » de 2009. Depuis, ils ne se quittent plus et ont créé Toiletpaper, magazine/agence/usine à produits dérivés et à succès. C’est en 1993 que f r a n c e s c o b o n a m i , critique italien multicarte, véritable parrain d’une entière génération d’artistes et de commissaires d’exposition italiens, invita Maurizio Cattelan à la Biennale de Venise, dont il était le directeur artistique. Ce fut alors ses premiers pas dans le (grand) monde de l’art. projet parisien serait à l’étude. la marque esprit, c’est aussi un iconoclaste qui sait se tenir. En plus, il est italien… ce qui tombe à point pour réveiller l’ADN italien de la marque française. 70 la maîtresse la collectionneuse Si, aujourd’hui, les collectionneurs d’art contemporain font grand bruit de l’ampleur et du catalogue de leur collection, un épais mystère entoure les dates auxquelles ils acquièrent telle ou telle œuvre. C’est sans doute la seule donnée pertinente, car elle traduit la curiosité et l’audace de chacun. Si Peter Brant ou François Pinault comptent parmi les plus importants collectionneurs de Cattelan, la plus précoce, selon toute vraisemblance, fut la Piémontaise p a t r i z i a s a n d r e t t o r e r e b a u d e n g o . En effet, dès 1997, elle expose Maurizio Cattelan dans son espace à Turin… rien d’étonnant pour cette collectionneuse avisée, qui s’était attaché, dès la création de sa fondation deux ans plus tôt, les services de… Francesco Bonami. Images : © DR. Cattelan a toujours jonglé avec les domaines et les casquettes. Mais c’est une fois abandonnée sa carrière d’artiste qu’il développe des collaborations tous azimuts. En 2013, alors que l’aventure Toiletpaper bat son plein, k e n z o fait appel à lui pour donner un shoot d’adrénaline à sa campagne automnehiver. Son esthétique surréaliste fait merveille en offrant une patte arty à la marque déclinante. Schizophrène, il devient au même moment l’égérie mâle de Berluti (qui appartient également à LVMH, comme Kenzo). Cattelan est à la fois une gueule et un Avec p a o l a m a n f r i n , Cattelan a un coup de foudre. Directrice artistique de l’agence de publicité McCann Erickson à Milan, elle devient accro au talent de Cattelan, qui à son tour se nourrit de ce qu’elle lui raconte du monde de la publicité. Ils eurent un enfant : le magazine Permanent food, né en 1995, grâce à la complicité du Consortium (centre d’art de Dijon). Après quinze parutions, l’aventure se clôt en 2007 avec un numéro consacré au style italien – qui fut commandé par Francesco Bonami pour le salon PittiUomo. le galeriste Bonami souffla le nom de Cattelan à m a s s i m o d e c a r l o , le grand galeriste milanais. Sans tarder, il lui consacre en 1993 sa première exposition monographique à Milan. Il croit tellement en ce jeune artiste provocateur qu’il se laissera scotcher par son talent durant les quelques heures du vernissage. De Carlo allume la mèche d’une épidémie joyeuse : Naples, Londres, New York et Cologne suivront. Paris le découvrira en 1995, grâce à Emmanuel Perrotin. 71 thomas clerc Interview art Écrivain, critique, performeur et enseignant, Thomas Clerc n’a pas oublié d’être dans son époque en combinant différentes pratiques et positions. Leur lien : le l a n g a g e , dont on va suivre la trace des romans aux quotidiens et de l’écrit à l’oral. Tu reviens d’une résidence au Japon, à la villa Kujoyama… C’était une résidence en duo avec la commissaire Anne Bonin, dont le projet était d’imaginer une exposition. Et pour moi l’idée était d’écrire quelque chose en articulation avec ce projet ; c’est d’ailleurs resté au stade d’idée… 72 Image : swen renault L’institution (l’Institut français) se montre donc assez ouverte… C’est à porter à son crédit, il n’y a pas d’obligation de résultat, ce que je trouve très agréable dans le monde dans lequel nous vivons. Ta pratique de l’écriture est souvent dans un entre-deux : critique d’art et fiction, littérature et relevé factuel, presque journalistique… Je ne suis pas d’accord, ça demanderait à être nuancé… Je ne suis pas d’accord parce que je me définis vraiment comme écrivain, quelle que soit la nature du texte. Pour moi, un écrivain est toujours autre chose qu’un écrivain. J’ai une activité multiple, je suis chroniqueur, je fais des performances, de la critique, et ce sont des prolongements de mon travail. Je ne me reconnais pas dans un écrivain qui ne fait qu’écrire un roman de temps en temps, ce n’est pas ma manière de pratiquer. D’où ta curiosité pour l’art contemporain ? Oui, parce que c’est le lieu d’une liberté totale, plus grande que l’écriture encore. Et c’est le modèle du monde actuel, en ce sens que tout est absolument possible. Je m’inspire de ce modèle pour la littérature, qui devrait aussi être un lieu de liberté totale ; quand je fais une chronique à la radio, c’est de la littérature, une performance aussi… J’aime l’idée d’expérience, et la littérature doit être liée à ça. Déambuler dans mon quartier pour le décrire, c’est une forme de littérature, décrire mon appartement aussi. Le point commun est que ça passe par le langage, qui est pour moi le médium absolu. À mesure que les diverses formes d’Internet trouvent leur place, l’écrit y semble relégué à une fonction subalterne. Comment regardes-tu ça ? Ça pose la question du langage dans la société et on doit reconnaître qu’il est beaucoup moins sacralisé qu’il n’a pu l’être. C’est aussi un constat de son impuissance ; la société ne fait plus confiance au langage, elle n’a plus de rapport d’amour avec lui. Pourtant c’est une société qui parle beaucoup… Oui, mais c’est un rapport à la communication, pas au langage. C’est effectivement le paradoxe, on est dans une société hyper bavarde qui écrit énormément, des mails, des sms… qui adore la communication, mais moins le médium lui-même. Ma seule idée, c’est qu’en littérature, il y a une égalité entre l’écrit et l’oral, alors qu’on pense l’écrivain comme l’homme qui écrit […] Il se lit aussi beaucoup de livres… Certes, mais au niveau mythologique, la société ne peut plus trop s’identifier à l’écriture des écrivains ; l’écrivain, c’est quand même une figure un peu démodée… Le récit est un dispositif qui rencontre toujours un certain succès… Mais il va se manifester dans d’autres arts ; les séries télé ou le cinéma, qui reste encore très ancré sur le narratif. […] Le récit, c’est une forme très particulière de littérature, c’est la plus basique et universelle, ça va d’Aristote à la série télé hyper scénarisée, avec les ficelles du storytelling. Le récit, 73 Le récit, ce n’est pas ce qui me semble le plus important dans la littérature […] ce n’est pas ce qui me semble le plus important dans la littérature. Au contraire de quoi ? Le rapport au langage luimême, le rapport poétique au langage, l’expérience du langage… des champs qui me semblent un peu abandonnés. Ce qu’on retrouve en partie dans tes romans, avec les dispositifs que tu mets en place. Oui, la composition, la mise en scène. Pour moi, les liens entre l’art contemporain et la poésie sont plus naturels ; on pourrait dire que l’art contemporain est l’équivalent de la poésie en littérature. Quelque chose d’énigmatique, qui n’est pas de l’ordre du récit. Parce que la presse a pu ponctuellement aller sur ce type de territoire – je pense à la rubrique tenue par Sophie Calle dans Libération qui s’appuyait sur un répertoire trouvé. Aujourd’hui, un quotidien comme Libération est en grande difficulté. Et malgré tout, ils produisent un journal de très bonne qualité, en ayant recours massivement à des plumes, à des chroniques, comme s’ils allaient livrer leur dernier combat. Je trouve ça très touchant. Bon, j’espère quand même que ça va continuer ! Le journal tenterait de se sauver avec des non-journalistes ? Je le pense… Tu écris une chronique dans Libération. Qu’est-ce qui t’intéresse dans la presse aujourd’hui ? Dans un journal, je ne vais pas forcément commencer par lire les faits. J’aime la chronique en tant que genre, qu’une voix s’empare d’un fait, avec une prise de position, avec laquelle je ne suis pas forcément d’accord, mais peu importe. L’actualité m’intéresse, mais dans certains domaines seulement. J’ai donc besoin qu’il y ait un équilibre dans un journal. Dans une chronique sur HSBC, tu démontes leurs slogans ineptes en les mettant en perspective avec leurs fraudes à grande échelle. On a pourtant l’impression que ces discours ne portent plus… Pour HSBC, la chronique est née d’une colère et de l’impression que les gens ne réagissaient pas. Un des moteurs de l’écriture est que mes sens sont en éveil. J’ai l’impression que les gens ne voient pas la réalité qu’ils ont sous les yeux, et peut-être ne veulent-ils pas la voir ? Le rôle traditionnel de l’écrivain est de leur montrer leur propre langage, qui est aussi le langage des autres. Dans ton livre consacré au 10e arrondissement de Paris, on retrouve des ingrédients du journalisme : le relevé des faits, un protocole, la constitution d’un corpus… C’est le côté enquêteur qui me plaît, de faux enquêteur dans le cas présent. Ton travail littéraire a certains échos avec celui d’Édouard Levé. Que penses-tu de certains de ses textes comme Journal ou Autoportrait ? Je suis un grand fan d’Édouard, c’était l’un de mes plus proches amis. D’ailleurs, Édouard et moi avions une théorie : à la 74 question « pourrait-on être ami avec quelqu’un dont on n’admire pas le travail ? », on avait répondu non. C’était il y a quinze ans… Ça tient toujours ? Oui, bien sûr ! Mais j’ai toujours eu un spectre de goûts plus large qu’Édouard ; il aimait très peu de choses. […] Dans ses textes, j’aime beaucoup Autoportrait, Œuvres ; j’aime un peu moins Journal, qui est pour moi trop « procédé ». Et Suicide est un texte que j’ai du mal à juger, personnellement. Tu enseignes en lettres modernes à Paris X Nanterre. C’est une autre facette de ma pratique. J’aime beaucoup le côté oral et la transmission. À l’université, je suis là pour faire mon métier, c’est-à-dire celui d’homme utile. J’adore être prof parce que ça a une fonction sociale, qui est toujours présentée comme la chose prétendument la plus importante, alors que dans la réalité on s’en fout un peu… C’est-à-dire ? La société ne cesse de dire qu’il faut éduquer, et dans la réalité soit les étudiants ne sont pas très motivés, soit les profs ne sont pas très bons, soit le système est écrasant. Il y a un décalage très fort entre le mythe éducatif et la réalité. Mais il faut quand même essayer d’être bon… du coup, il y a toute une part orale et performative dans les cours qui m’intéresse beaucoup. Tes étudiants se projettent-ils dans la suite ? Pas trop… et je ne crois pas que ce soit si important. J’ai tout à fait conscience de former des gens à des choses auxquelles ils ne s’attendent pas. Je leur dis toujours qu’ils sont là pour former leur goût quand la société leur dit : « Vous êtes là pour trouver un boulot. » J’essaye d’attirer leur attention sur autre chose, notamment ce qui fait le charme d’un texte, d’une pensée, d’une œuvre. Et ils aiment bien, ils sentent qu’il se passe quelque chose qui n’a pas été prévu. Tu fais aussi des performances ? Depuis cinq à six ans, je fais des performances d’une demi-heure, en général je ne tiens pas plus, que je crée pour l’endroit qui m’invite. Je dis des textes, j’en invente, il y a aussi des manipulations d’objets parfois ; c’est assez minimal. […] Pour moi, la littérature doit obligatoirement passer par l’oral. Ma seule idée, c’est qu’en littérature, il y a une égalité entre l’écrit et l’oral, alors qu’on pense l’écrivain comme l’homme qui écrit. En quel sens « égalité » ? Au sens où ils sont d’égale valeur. Je pense que l’oral a été sous-estimé dans l’image qu’on se fait de la littérature. L’oral pourrait exister à côté de l’expérience intime de la lecture ? Oui, tout ce qui est hors de la page : des lectures, des poésies sonores, mais aussi des interviews d’écrivains, qui révèlent le corps et le côté acteur de l’écrivain. Ce qui fait intervenir des notions de mise en scène. Oui, et tout simplement la voix. Quand on entend Marguerite Duras parler, il se passe quelque chose d’incroyable ; de même quand on entend Modiano bégayer, dans un second temps, ça devient partie intégrante du personnage. Quelqu’un qui aurait une certaine aisance sur un plateau de télé, en termes de corps, de langage et de répartie, ce serait toujours de la littérature ? Je l’inclus comme faisant partie de la littérature. variété que proposait la télévision, m’est chère, elle me plaît par son nom même. L’idée qu’il y ait un chanteur ringard, puis un chateur de qualité, puis un prestidigitateur, puis un animateur, puis une fille nue… Ça a pourtant tous les atours de la communication… Sauf que ce n’est pas de la communication au sens médiocre du terme, mais quelque chose qui fait partie intégrante de l’esthétique de l’écrivain, de l’ordre de la nature même de l’écrivain. Je ne peux pas écarter des exemples de grande maîtrise télévisuelle comme BHL, ses chemises blanches et ses cheveux au vent… Ça peut être grotesque, mais il est démasqué parce qu’il est réduit à ça. J’ai une confiance totale dans l’image ; comme Godard, je pense qu’on voit si quelqu’un ment à l’écran. Finalement, c’est la combinaison des différentes manières de faire exister la littérature qui t’intéresse. Oui, surtout au niveau des genres littéraires, j’ai envie d’écrire de tout : une pièce de théâtre, des romans… Je ne comprends pas les gens qui ne font qu’une seule chose. Je comprends la logique de la répétition du même avec des petites variations, comme Modiano qui écrit toujours le même roman et que j’admire, mais pour moi c’est insuffisant. Refaire ce qu’on sait faire est pour moi contraire à l’esprit de création. Décidément, on réhabilite Jacques Chancel ! Oui, mais pour moi, la variété est fondamentalement politique, la variété comme contre-modèle à la standardisation des produits culturels qui nous emmène droit dans le mur. Le divers décroît, et si je ne souffre pas de l’absence de diversité en tant que producteur ou consommateur, c’est plus compliqué pour certains, pour des raisons notamment sociales. D’où le rôle essentiel des passeurs, des critiques, des gens qui créent des fléchages. Chancel disait qu’il ne faut pas donner aux gens ce qu’ils aiment, mais ce qu’ils pourraient aimer. C’est une belle définition du journalisme démocratique… Malheureusement, ça me semble un combat un peu perdu d’avance. Propos recueillis par Qtuelle est la cohérence ou le fil rouge dans des approches aussi variées de la littérature ? Je ne saurais pas le dire pour moi-même, mais la notion de variété, au sens des émissions de angelo cirimele Image : © DR. Dernier livre paru : Intérieur, L’arbalète/Gallimard, 2013. 75 raw Rétrovision En presque un demi-siècle, la bande dessinée a profondément évolué tant dans sa f o r m e n a r r a t i v e que dans son rapport aux publics. L’assimilation de ses codes et figures par l’art contemporain – le Pop Art du début des années 1960 inaugurant dans ce sens un dialogue assez riche – … produit aujourd’hui des formes originales d’intervention, de translation vers le cinéma et les nouveaux médias. Ces mouvements ont repoussé les frontières du récit bien au-delà de ce que l’on pouvait imaginer. Cette révolution du 9e art s’est faite néanmoins étape par étape, jalonnée d’initiatives éditoriales qui ont permis l’émergence de nouveaux auteurs, de nouveaux genres et styles, de nouvelles esthétiques du récit. Avec quelques décalages, la bande dessinée européenne et américaine, puis japonaise se sont mutuellement enrichies au sein de supports, fanzines ou revues qui, à l’instar des revues d’avant-garde littéraires et artistiques des années 1920-30, ont fait circuler idées et inventions narratives. Créant ainsi un vaste trait d’union entre une haute et basse culture de nos sociétés de l’image. En juillet 1980, une aventure éditoriale va être fédératrice de ce projet incluant dessinateurs européens, américains et japonais, celle du magazine Raw. Avec ses deux fondateurs, Art Spiegelman et Françoise Mouly, Raw est le croisement de deux cultures visuelles. Par l’intermédiaire d’Art Spiegelman, la première est issue 76 de l’underground, où Spiegelman a publié dans les supports initiés par Robert Crumb avec S. Clay Wilson, Kim Deitch et Spain Rodriguez. Quant à la seconde, elle est portée par Françoise Mouly, qui rencontre Art Spiegelman lors de son premier séjour à New York, vers 1974, à la recherche de nouveauté dans ce domaine d’expression. Françoise Mouly va perpétuer les échanges existants entre les ÉtatsUnis et la France dans le domaine de l’illustration jusqu’à devenir l’actuelle directrice artistique du New Yorker […] Jeune architecte issue de l’École des beaux-arts de Paris, elle s’initie à la maquette de presse et aux techniques d’imprimerie. Avec Art, ils investissent dans l’acquisition d’une petite presse d’où sortiront les premiers numéros de Raw. Françoise Mouly va perpétuer les échanges existants entre les ÉtatsUnis et la France dans le domaine de l’illustration jusqu’à devenir l’actuelle directrice artistique du New Yorker. En effet, dès les années 1950, nombre d’illustrateurs et dessinateurs de presse français ont travaillé pour une certaine presse américaine, comme André François au New Yorker. Tomi Ungerer y a bâti sa carrière, à New York, en tant qu’illustrateur pour enfants, publiciste, dessinateur engagé contre la guerre du Vietnam, et y a publié des dessins pornographiques qui lui vaudront d’être blacklisté par l’ensemble du milieu de l’édition jeunesse américaine. À la fin des années 1960, Jean-Paul Goude édite au magazine Esquire, où l’on retrouve des illustrateurs comme Jean Lagarrigue ou Michel Quarez. Le terrain est propice à de nouveaux échanges et de nouvelles expérimentations. Par ailleurs, Raw bénéficie d’un contexte de renouvellement de la presse alternative. La Free Press de l’underground des 1960s s’est pacifiée, voire a été totalement récupérée, la violence visuelle et verbale du mouvement Punk, avec ses fanzines et organes de presse éphémères, commence à s’assagir, et en ce début des 1980s, l’alternative se situe plutôt dans la presse dite « de ville » – une presse gratuite où se développe un éclectisme allant du photomontage à la bande dessinée, diffusée dans les cafés, les lieux de concert et autres lieux alternatifs… En Europe, c’est au sein du mouvement des graphzines que s’expérimentent de nouvelles formes visuelles. Le plus connu d’entre eux étant Le regard moderne du groupe Bazooka, qui paraît, le temps de quelques numéros, en supplément mensuel du quotidien Libération à Paris. À New York, le magazine Raw devient le rendez-vous des avantgardes graphiques. Le numéro un est tiré à 500 exemplaires et assemblé à la main. Rapidement, le tirage va atteindre 10 000 exemplaires (pour le no 3) et conquiert, dans le milieu artistique et littéraire new-yorkais, un public de non-initiés à la bande dessinée, voire totalement réfractaire à ce mode de récit. Raw et le couple Spiegelman/Mouly jouent le même Raw rompt radicalement avec le statut éditorial des comics. Son format, certainement inspiré par la collection 30/40 des éditions Futuropolis fondée par Étienne Robial à Paris, est luxueux et, malgré l’accumulation de productions graphiques, permet à chaque visuel de tenir sa place. Et d’être remarquablement reproduit. Chaque numéro dispose d’un sous-titre particulier, et évocateur ou non du contenu du numéro : The Graphic Aspirin for War Fever, The Graphix Magazine that Overestimates the Taste of the American Public, ou encore pour ce numéro one shot du graphiste Sue Coe How to Commit Suicide in South Africa. Raw révèle une nouvelle La bande dessinée européenne et américaine, puis japonaise se sont mutuellement enrichies et ont fait circuler idées et inventions narratives. Créant ainsi un vaste trait d’union entre une haute et basse culture de nos sociétés de l’image […] rôle pédagogique vis-à-vis du public américain que celui qu’a eu, une décennie plus tôt, Charlie mensuel et l’équipe Wolinski/Cavanna/Willem, en éditant le meilleur de la BD étrangère pour le public français. 78 génération de dessinateurs et illustrateurs américains, dont certains ont été les élèves d’Art Spiegelman à la Visual Art School, qui représente l’avant-garde graphique américaine dans le domaine de la BD. Raw publie dans son sommaire des auteurs étrangers comme les Français Tardi, Bazooka, Caro, Bruno Richard et Pascal Doury (d’Elles sont de sorties), l’Espagnol Javier Mariscal, les Argentins José Muñoz et Carlos Sampayo, l’Italien Mattotti, le Hollandais Joost Swarte, le Japonais Yoshiharu Tsuge et quelques autres… De la bande dessinée, qui pour certains n’est déjà plus de la bande dessinée. On découvre dans Raw l’étrange oppression de l’univers graphique de Mark Beyer, les relents de trash culture des films de série B hollywoodiens de Charles Burns, les tensions psychanalytiques de Chris Ware, les graphismes bricolés de Richard McGuire. Et surtout, sous la forme d’un petit fascicule encarté dans chaque numéro, Maus d’Art Speigelman, le récit du génocide des Juifs de Pologne et l’histoire des relations difficiles entre Art, jeune intellectuel newyorkais, et son père, Vladek, rescapé d’Auschwitz. Une littérature de témoignage et d’introspection, sous la forme d’une bande dessinée de 256 pages qui vaut à son auteur, en 1992, un prix Pulitzer spécial. pierre ponant Images : Raw no 6, 1984 et no 8, 1986. mode white noise Photographie – Adeline Mai, stylisme : Romain Liégaux locked in Photographie – Sam Nixon, stylisme : Ruth Higginbotham jean clemmer Proposé par Patrick Remy white noise Photographie – Adeline Mai Assistée de Fiona Torre Stylisme – Romain Liégaux Assisté de Philippe Gaona Coiffure – Michael Delmas Maquillage – Camille Osscini chez Mademoiselle Mu Mannequins – Geneviève Welsh & Jane Grybennikova chez Ford Jane Manteau et pantalon J e a n C o l o n n a Chaussures P a c o R a b a n n e Geneviève Robe H u b e r E g l o f f Cuissardes D i o r Manteau J e a n C o l o n n a Geneviève Pantalon, Manteau, ceinture M a r n i Gants K e n z o Jane Manteau M a r n i Veste D i o r Gants K e n z o À gauche, Geneviève Jupe et écharpe en fourrure C é l i n e Col en fourrure K e n z o Body V é r o n i q u e L e r o y Top C é l i n e Dress E l l e r y Pants I s s e y M i y a k e Shoes C é l i n e À droite, Jane Robe et chaussures P a c o R a b a n n e Geneviève Combinaison et chaussures P a c o R a b a n n e Jane Pantalon J e a n C o l o n n a Robe L u c i e n W a n g Top N a r c i s o R o d r i g u e z Vestes, tops, pantalons C h a n e l Escarpins L a n v i n Chaussettes F a l k e Skirt and Top S t e l l a M c C a r t n e y Dress C é l i n e Jacket K e n z o Slippers K e n z o Robe M a r c b y M a r c J a c o b s Sandales C h r i s t i a n L o u b o u t i n Chaussettes A m e r i c a n A p p a r e l À gauche, Jane Robe et jupe S t e l l a M c C a r t n e y Geneviève Pantalon, pull-over, cape K e n z o À droite, Geneviève Pantalon, manteau, ceinture J i l S a n d e r Top A c n e Turtleneck A c n e Coat M o s c h i n o Shoes D i e p p a R e s t r e p o Socks C o s Dress S o n i a R y k i e l Panties g e n t P rM oa v rocc aJtaecuorb s Vestes etAleggings Robes H o u s e o f H o l l a n d Collants et chaussettes E m i l i o C a v a l l i n i Sandales C h r i s t i a n L o u b o u t i n Top et jupe J . W . A n d e r s o n Écharpe pompons C é l i n e Gants K e n z o Pantalon I s s e y M i y a k e Veste en PVC python H u b e r E g l o f f Chemise brodée de sequins D i o r Robe et jupe S t e l l a M c C a r t n e y Pantalon, pull-over, cape K e n z o Pantalon, manteau, ceinture J i l S a n d e r Top A c n e locked in Photographie : Sam Nixon Assisté de Pablo Marks Stylisme : Ruth Higginbotham Assistée de Rebecca Davis Coiffure : Hiroshi Matsushita utilise Bumble & Bumble Maquillage : Martina Lattanzi chez One Represents utilise MAC Cosmetics Mannequin : Saska chez IMG Top A c n e Robe A c n e Polo M a r n i Gants N a t i o n a l T h e a t r e C o s t u m e Pantalon A c n e Chemise S a l v a t o r e F e r r a g a m o Culotte E r e s Robe T r u s s a r d i Pantalon A c n e Soutien-gorge E r e s Chaussures C é l i n e Soutien-gorge E r e s Robe S i m o n e R o c h a jean clemmer Que reste-t-il de Jean Clemmer ? Quelques rares afficionados qui vénèrent son travail. Un livre culte et donc rare (avec une réédition avortée) : Nues, avec Paco Rabanne (éd. Pierre Belfond, 1969), une exposition à la galerie Corso Como à Milan il y a quelques bonnes années… et puis plus grand-chose. Combien de photographes météorites sont ainsi passés et disparus ? Né en Suisse à Neuchâtel en 1926 et mort à Paris en 2001. Violoniste, dessinateur, peintre, décorateur et joaillier (officiellement), Jean Clemmer est un touche-à-tout pour qui la Suisse est devenue bien trop petite. En 1948, il monte à Paris et se lie d’amitié avec Jean Cocteau, Zadkine, Jacques Fath, Louis de Vilmorin, Marcel Rochas. Belle gueule, un vrai play-boy de la grande époque ! En 1962, il commence à s’intéresser à la photographie et travaille pour le Club Med balbutiant, qui l’envoie en reportage à Figueras, où il fera la connaissance de la gloire locale : Salvador Dalí. Tous deux cultiveront leur estime jusqu’à la mort du maître en 1989, tous deux ne cesseront d’expérimenter, Clemmer capturera des moments rares, et de nombreuses mises en scène dont Dalí avait le secret et la folie. Une autre rencontre, un autre illuminé : Paco Rabanne. Clemmer exalte sa mode futuriste dans un livre devenu culte, où le couturier se dévoile au travers de propos décousus à l’écrivain Patrick Rambaud, futur prix Goncourt. Puis il ne cessera d’innover avec ses séries Métamorphoses, des superpositions de diapositives sur les différents thèmes qui l’ont accompagné toute sa vie : Dalí, Paco Rabanne, la nature, l’architecture… Thèmes qu’il associe à des corps de femmes nues, créant de véritables tableaux surréalistes. patrick remy Robes : Paco Rabanne, 1966 - 1968 magazine 112 magazine 118 citations Collection Compilées par w y n n d a n One reason I was interested in photography was to get away from the preciousness of the art object. Cindy Sherman « Une des raisons pour lesquelles j’étais intéressée par la photographie est qu’elle m’éloignait de la préciosité de l’œuvre d’art. » I don’t care about fashion at all. And I know it’s kind of a dodgy thing to be a fashion photographer, a kind of pathetic occupation, but I like it, even though I question it. Juergen Teller « Je me fous de la mode. Et je sais que c’est un peu bizarre d’être photographe de mode, une sorte d’occupation pathétique, mais j’aime ça, en même temps que je l’interroge. » I do not know exactly why, but it seems to me that the images do not belong to anybody but are instead there, at the disposal of all. Maurizio Cattelan « Je ne sais pas exactement pourquoi, j’ai l’impression que les images n’appartiennent à personne, et sont au contraire à la disposition de tous. » magazine 121 abonnement abonnement abonnement Abonnement 1 an / 4 numéros Abonnement an Abonnement an numéros Abonnement an///444numéros numéros Abonnement 1 an / 4111numéros France 15 euros Europe 35 euros États-Unis, Asie 40 France 15 euros Europe 3535 euros États-Unis, AsieAsie 40 euros euros Abonnement 1 an / numéros France 15 euros -4- Europe -- États-Unis, 40 France 25 euros Europe 35 euros États-Unis, 45 euros euros France 25 euros Europe 35 euros -euros États-Unis, Asie Asie 45 euros En ligne sur magazinemagazine.fr En ligne sur magazinemagazine.fr En ligne sur magazinemagazine.fr France 25 euros Europe 35 euros États-Unis, Asie 45 euros En ligne sur magazinemagazine.fr En ligne sur magazinemagazine.fr En ligne sur magazinemagazine.fr La revue internationale sur le design graphique et la culture visuelle Ou par chèque, à l’ordre d’ACP à l’adresse suivante : Ou par chèque, àààl’adresse suivante ::: : Ou par chèque, l’ordre d’ACP l’adresse suivante Oupar parchèque, chèque,àààl’ordre l’ordre d’ACP suivante Ou l’ordred’ACP d’ACP àl’adresse l’adresse suivante ACP ––––Magazine, 32 boulevard de Strasbourg, 75010 Paris ACP Magazine, 32 boulevard de Strasbourg, 75010 Paris Ou par chèque, à l’ordre d’ACP à l’adresse suivante :ParisParis ACP Magazine, 32 boulevard de Strasbourg, 75010 Paris ACP Magazine, 32 boulevard de Strasbourg, 75010 ACP – Magazine, 32 boulevard de Strasbourg, 75010 Magazine n° 14 décembre, février le 6 décembre. Magazine 17, septembre, octobre, novembre paraîtra le Paris 1er septembre 2014 Magazine n° 19, mars, avril,janvier, mai paraîtra leparaîtra 26mars 2015 ACP – Magazine, 32 boulevard de Strasbourg, 75010 Magazine n° 20, juin, juillet, août paraîtra le juin Magazine n° 21, septembre, octobre, novembre paraîtra le 8 septembre Magazine n° 22, hiver 2015, paraîtra le 7 décembre. PROCHAIN NUMÉRO JANVIER / FÉVRIER 2015 É:223 16,80 € M AGA SORTIE LE 7 JANVIER ZINE 19992013 1 000 pa Une brève hi sto ges – 33 5 maga ire du magaz zines ine de 10 logo s – 4 co – 35 inter view style ntre – 2 s – 25 o 0 f f reco magaz rds inemag rétrovisions azine.fr magazine 8 m a g amagazine zmagazine i n e no13 magazine 113 121 121 125 S’ABONNER : WWW.ETAPES.COM NOUS SUIVRE : FACEBOOK - TWITTER - INSTAGRAM - PINTEREST magazine 123 mgz13_natif.indd 113121 mgz16_natif_1.indd mgz18_natif_1.indd 121 25/08/13 22:37 24/05/14 23/11/14 19:46 18:36 magazine 119 À gauche : Photographie : Adeline Mai Stylisme : Romain Liégaux Mannequins : Geneviève Welsh & Jane Grybennikova chez Ford Geneviève : Chemise Céline, Veste et pantalon Acne, Chaussures Paco Rabanne Jane : Robe Sportmax, Pantalon Marni, Chaussures Paco Rabanne À droite : Photographie : Alina Asmus Stylisme : Clémence Cahu Mannequins : Natarsha & Thaina chez IMG Body en mohair à rayures noires Véronique Leroy, Boucle d’oreille Charlotte Chesnais Collection out take Manque de place. Pas la bonne lumière. Pas la même histoire. De nombreuses raisons nous amènent à écarter – à contrecœur – certaines images des séries publiées dans chaque numéro. Nous leur avons trouvé u n e p l a c e , un peu à l’écart, comme un nouveau salon des refusés. automne 2015 Agenda septembre 5 au 12 sept. 5e édition de la Paris Design Week. Ouvertures, vernissages, capsules et invitations. Parisdesignweek.fr/ 5 au 20 sept. Le magazine AD tient salon : AD intérieurs investit le palais d’Iéna, lui-même offert à 15 décorateurs pour inventer la maison de demain. Admagazine.fr/ 10 sept. au 3 janv. 13e Biennale de Lyon autour du thème « La vie moderne ». Biennaledelyon.com/ 10 au 13 sept. La London Art Book Fair accueille les éditeurs indépendants à la Whitechapel gallery. Whitechapelgallery.org/ 10 sept. au 25 oct. Rétrospective Mathieu Amalric à la Cinémathèque, ou comment traverser 20 ans de cinéma indépendant. Cinematheque.fr/ 11 au 13 sept. 5e édition de Cosmoscow, la foire d’art contemporain moscovite , puisque les nouveaux collectionneurs passent par là… Cosmoscow.com/ 11 sept. au 1er nov. Escale parisienne pour l’expo Umbra conçue par Vivianne Sassen autour de l’ombre à l’Atelier néerlandais. Atelierneerlandais.com/ 15 au 17 sept. Le rendez-vous Première Vision à Villepinte, pour les seuls professionnels de la profession. Premierevision.com/ magazine 126 15 sept. au 1er nov. Cycle « Séoul hypnotique », ou 70 films pour appréhender la capitale coréenne en cette année d’échange culturel. Forumdesimages.fr/ 18 sept. Le Centre culturel suisse fête ses 30 ans et invite artistes majeurs ou prometteurs pour des expositions, performances, projections… Ccsparis.com/ 18 au 20 sept. 3e édition de Unseen , la foire consacrée à la jeune photographie à Amsterdam. Unseenamsterdam.com/ 23 sept. au 1er fév. 2016 « Dominique GonzalezFoerster 1887-2058 », rétrospective et prospective de l’artiste française, disséminées dans le centre Pompidou + Julien Prévieux , prix Marcel Duchamp 2014. Centrepompidou.fr/ 29 sept. au 13 oct. Défilés PAP S/S 2016. Modeaparis.com/ Jusqu’au 13 sept. Visa pour l’image, 27e festival de photojournalisme . Expos, rencontres, édition… Visapourlimage.com/ octobre 7 au 19 oct. Exposition de Thierry Fontaine dans le cadre de la Carte blanche (à handicap) PMU , puisqu’il doit y être question du jeu. Centrepompidou.fr/ 9 oct. au 31 janv. 2016 Exposition « Co-workers – le réseau comme artiste » au musée d’Art moderne. Mise en scène par le collectif new-yorkais DIS, elle aidera à se projeter dans l’Internet des objets. Mam.paris.fr/ 15 au 18 oct. En contrepoint du salon, à Milan : le Design film festival . Projections, rencontres et workshops. Milanodesignfilmfestival. com/ 17 oct. au 15 mai « Dessus Dessous » : Annette Messager est invitée à investir le Musée des beaux-arts et la Cité de la dentelle de Calais, après une résidence. Cite-dentelle.fr/ 20 oct. au 23 janv. L’univers étrange de l’artiste Alex Prager , qui emprunte au cinéma pour présenter des univers réalistes, mais inquiétants. Galeriedesgaleries.com/ 20 oct. au 24 janv. Variations autour du portrait par Philippe Halsman + un film d’Omer Fast. C’est au Jeu de Paume. Jeudemaume.org/ 22 au 25 oct. La Fiac et ses satellites investissent Paris : Grand Palais, Tuileries, Vendôme, sans compter « l’officielle » à la Cité de la mode. Fiac.com/ 28 oct. au 30 nov. Rétrospective Miklos Jancso à la Cinémathèque, cinéaste hongrois, maître du planséquence. Cinematheque.fr/ novembre 7 au 22 nov. 5e édition de Photo SaintGermain , qui réunit 40 lieux (galeries, institutions, librairies) pour former un parcours photographique. Photosaintgermain.com/ 7 nov. au 20 mars 2016 « Ocean of images: new photography 2015 », au MoMA : 19 artistes, 14 pays pour une approche avantgardiste de l’image. Moma.org/ 11 nov. au 20 déc. Exposition des Foam Talents 2015, en droite ligne du musée de la photographie d’Amsterdam. Atelierneerlandais.com/ 12 au 15 nov. Rendez-vous annuel à Paris Photo avec expositions, livres et rencontres. Parisphoto.com/ 13 au 15 nov. Après avoir inauguré une édition londonienne, la foire Offprint revient à Paris. Aux Beaux-Arts a priori. Offprintprojects.com/ 20 nov. La nuit de la déco version automne propose un circuit de boutiques parisiennes choisies. Il y a la même en Belgique, mais c’est plus loin. Nuitdeladeco.com/ 28 nov. au 21 fév. Rétrospective de la photographe Julia Margaret Cameron au V&A, pour voir aussi les précurseurs et pas seulement les jeunes talents. Vam.ac.uk/ D A N S L’ Œ I L D U F L  N E U R Hermes.com