l`affaire agathonisi - La Vie Des Classiques
Transcription
l`affaire agathonisi - La Vie Des Classiques
Pierre Claude L’AFFAIRE AGATHONISI ROMAN LA VIE DES CLASSIQUES Copyright C’est cela qui est commode dans la tragédie. On donne le petit coup de pouce pour que cela démarre, rien, un regard pendant une seconde à une fille qui passe et lève les bras dans la rue, une envie d’honneur un beau matin, au réveil, comme de quelque chose qui se mange, une question de trop qu’on se pose un soir… C’est tout. Après, on n’a plus qu’à laisser faire. On est tranquille. Cela roule tout seul. C’est minutieux, bien huilé depuis toujours. La mort, la trahison, le désespoir sont là, tout prêts, et les éclats, et les orages, et les silences, tous les silences (…) Jean Anouilh, Antigone Chapitre premier. Réveil « Philio fut réveillée par une sensation à la fois agréable et très légèrement irritante. Elle entrouvrit les yeux. Un grand miroir faisait face au lit où elle était étendue. Sans bouger un seul de ses longs cils courbés, elle comprit la cause de son éveil. À chacune de ses respirations, l’ourlet du décolleté de sa nuisette glissait sur le mamelon de son sein droit. Elle était restée dans la position exacte où l’avait laissée l’étreinte éperdue de la nuit, jambes en ciseau, le torse retourné et offert. Le miroir laissait voir aussi le bas du corps de son amant, fort viril, mais dans une position d’abandon absolu. Cette image de leurs deux corps souples et assortis, le sien, plus clair, et l’autre bien bronzé, le frottement régulier et un peu électrique du tissu fin sur sa poitrine, le souvenir encore brûlant de la veille, tout cela conjugué ranima franchement le désir de la jeune femme. Sa respiration s’accéléra. Elle referma les yeux, sentit ses parties intimes s’humidifier. Son excitation n’avait pas échappé à son amant. Elle entendit bruisser les draps de satin et sentit sa présence au-dessus d’elle. Avant qu’elle n’ouvre les yeux, il avait plaqué sa bouche sur la sienne et introduit sa langue charnue et chaude entre ses lèvres paresseusement desserrées. Elle laissa échapper un gémissement de chatte. Sans attendre, il souleva la nuisette de soie, fit passer ses mains puissantes sous les fesses de la jeune femme, et les colla contre son corps à lui. Il la pénétra avec décision. D’habitude, Philio aimait les longs et tendres préliminaires, mais ce matin-là, elle fut instantanément disponible pour l’un des actes sexuels les plus brefs et les plus intenses de sa vie. En quelques coups de boutoir longs et puissants, il l’avait conduite à un orgasme qui irradia depuis son basventre jusqu’à son corps entier, lui faisant perdre connaissance dans un long gémissement auquel répondait le râle grave du mâle satisfait. » Georges relut attentivement le récit ci-dessus, corrigea quelques fautes d’orthographe, hésita pour le titre entre « réveil » et « éveil », garda « réveil », changea quelques autres détails et se dit qu’il y reviendrait plus tard, à tête reposée, avant de soumettre sa prose à ses nouveaux collègues. Il enregistra le fichier dans le dossier « Projet Agathonisi », sous la rubrique « Textes » avec le numéro 1 et le titre « Réveil ». Il posa son ordinateur portable sur la table basse, reprit son verre de scotch et se carra confortablement au fond de son fauteuil-club rouge. Le glaçon avait fondu depuis longtemps. Georges sirota néanmoins l’alcool un peu trop dilué pour son goût. Quelques minutes plus tard, légèrement ivre, il saisit un block notes et entreprit de procéder à ce qu’il appelait, il ne savait plus trop pourquoi, le « contrôle jésuite » : Quis, Quid, Ubi, Quibus auxiliis, Cur, Quomodo, Quando ? Ces sept questions l’aideraient à vérifier une fois de plus la solidité et la pertinence de son projet, le projet Agathonisi, en français, « le projet Bonne-île ». Les premières étaient faciles. Quando ? Ce serait dans deux mois, du premier au quinze septembre. Avec la fin de l’été, on avait l’assurance du soleil continu, de bains agréables dans une eau bien chaude, de communications encore aisées, mais les touristes seraient déjà moins nombreux. Ubi ? L’endroit choisi s’appelait donc Agathonisi. C’était un îlot du Dodécanèse, au Sud de la Grèce, à quelques encablures de la Turquie. Quibus auxiliis ? Les auxiliaires s’appelaient Kostas, son épouse Maria et leur fils Nikos, domiciliés sur l’île voisine de Lipsi. Kostas avait gagné un peu d’argent grâce à une épicerie, devenue grosse supérette, que gérait sa femme avec autorité. Quant à lui, il préférait exploiter un bateau de promenade, selon son humeur. Le matin, depuis juin jusqu’à septembre, mais seulement s’il était décidé, il dépliait sur le port un grand panneau, avec des cartes surchargées de grosses lignes rouges, pour indiquer l’itinéraire, avec par endroits des photos d’eaux cristallines, de coraux, de plages de rêve et de femmes en bikini. Sa réputation aidant, il attirait sans peine une trentaine de touristes et les embarquait pour toute la journée sur son élégant bateau rouge et jaune, couvert de fanions multicolores qui battaient au vent. Pendant les trajets, il vendait des sodas, des sandwiches. Mais en fin de matinée, il servait gratuitement un petit Ouzo avec un grand verre d’eau glacée. Quand les touristes remontaient sur le pont après un bain, il attendait qu’ils soient bien secs, bien calmes, et que leur regard se porte vers l’horizon étincelant. Il leur présentait alors, gratis aussi, un grand plat rempli de cubes de melon ou de pastèque. Les touristes étaient ravis et les promenades, en général, étaient fort joyeuses. Kostas avait bien l’allure d’un marin : petit, râblé, énergique. Ses yeux gris acier pénétraient sans gêne le regard de ses interlocuteurs, sa barbe noire tachée de poils gris lui dévorait les joues. Il entrait parfois dans des colères homériques, contre ses deux matelots quand ils étaient trop mous ou maladroits, mais surtout contre sa femme, qui le bravait en déversant sur lui des tombereaux de paroles. Malgré ces éruptions, c’était un brave homme, courageux et communicatif quand il vous aimait bien. Il n’était pas cupide, mais il tenait à réduire son épouse au silence, dans la mesure du possible. Question d’honneur. Les visiteurs occasionnels ou réguliers s’adressaient souvent à lui pour connaître les ressources du tourisme local. À force de répondre aux mêmes questions, il avait acquis la certitude qu’il louerait sans difficulté une maison de vacances pourvu qu’elle fût isolée, à deux pas de la mer, confortable et surtout belle. Cela creuserait l’écart par rapport à l’offre dominante en Grèce, de ces maisons inachevées, hérissées de piliers et de tiges rouillées, environnées de fils électriques et de vieilles bétonnières. Il fallait quelqu’un pour l’entretien du futur paradis. Ce serait lui et son fils. Son épouse Maria s’occuperait de recruter les futurs clients par le biais du magasin. Il distribuerait des prospectus sur son bateau. À la fin du millénaire, il avait donc acheté à son cousin Manolis un îlot désert, Agathonisi, à une demi-heure en bateau à l’Ouest de Lipsi. L’îlot escarpé, comme toutes les terres de la région, même les plus arides, avait été habité et exploité par des cultures en terrasses jusque dans les années soixante-dix. Désormais presque abandonné, il servait encore, de temps en temps, à l’élevage des chèvres. Manolis en amenait une harde par bateau, et les laissait sur place une quinzaine de jours, avec une réserve d’eau douce distribuée dans de petits abris de pierres plates. Il ne pouvait venir les traire qu’une fois par jour, et elles produisaient moins de lait, mais il était meilleur. Il y avait un port artificiel, petit, mais bien dessiné, avec une jetée de béton encore en parfait état, qui pouvait abriter un bateau de neuf ou dix mètres ou bien deux ou trois canots. Une fois propriétaire, Kostas versa quelques pots de vin pour ne pas avoir d’ennuis, puis choisit soigneusement l’endroit où il construirait son petit paradis. Il opta pour la face Sud de l’île, tournée vers l’Afrique. Une falaise semi-circulaire d’une quinzaine de mètres de hauteur surplombait une plage de galets blancs. Le site était majestueux. On aurait dit un théâtre. Au sommet de la falaise, il y avait une vaste surface rocheuse presque horizontale, avec une vue imprenable vers le Sud et vers l’Ouest. On distinguait encore, sur le roc nu, les derniers restes d’un habitat très ancien. Kostas faisait confiance à ses ancêtres, qui d’après lui étaient plus anciennement civilisés que tous les autres. S’ils avaient choisi ce lieu, la maison y serait bien située. Les aménagements seraient longs et coûteux, mais le Grec était patient et, en voyant grandir son fils, il avait compris peu à peu, non sans amertume, qu’il le garderait avec lui. À treize ans, Nikos était déjà grand, costaud, bien bâti, mais pas très beau : la racine de ses cheveux drus descendait un peu trop bas sur son front, il avait les yeux trop écartés et la base du nez large et plate. Il bégayait, et ses hésitations allumaient dans ses yeux des éclats d’anxiété folle. Il était doux, pourtant. C’était le dernier de sa classe. Il pouvait passer des heures à rêvasser, le regard perdu dans le vague. En revanche, il exécutait scrupuleusement les consignes et ne ménageait pas sa peine, pourvu qu’elle fût physique. Année après année, sur l’îlot, les travaux progressèrent. Le chemin qui menait du port à la future maison fut réparé et même goudronné. À l’endroit choisi, une fois les ruines déblayées, deux grandes dalles de béton, formant un V ouvert en direction de la mer, furent coulées sur le socle de pierre pour l’aplanir. Puis, sur les dalles sèches, on disposa le coffrage et les tiges métalliques pour sept piliers solides. Deux ans plus tard, ce furent deux autres dalles pour l’étage et à nouveau sept piliers. Le toit en terrasse dut attendre trois ans supplémentaires. Kostas ne manquait pas vraiment d’argent, mais la main d’œuvre était imprévisible, et les difficultés nombreuses : l’acheminement par bateau des matériaux et des outils n’était pas commode. Il avait trouvé des ouvriers albanais qui travaillaient bien, mais qui passaient tout l’hiver chez eux, de novembre à mars. Et puis il y avait le vent. En été, le meltemi pouvait interrompre le travail plusieurs jours d’affilée, et même davantage. Fort heureusement, le projet servait de pomme de discorde entre Kostas et sa femme Maria, qui ne se lassait pas de comparer son travail à elle, un travail de forçat, mais fructueux, aux rêves creux de son marin de mari. Kostas souriait avec ironie. Mais son calme était feint. Il se serait fait tuer plutôt que de renoncer. Un jour, il trouva par hasard une documentation sur les panneaux photo-voltaïques. Les touristes voulaient tout partout comme à la ville : eau chaude, climatisation, cuisine ultra-moderne. Le soleil pourvoirait aux besoins d’énergie. Kostas, qui aimait les belles choses, fit construire un enclos de pierres sèches rappelant le temps où l’îlot était habité. Il y fit disposer plusieurs grands panneaux, orientés de manière à fournir de l’électricité à toutes les heures du jour. Il fallait aussi régler le problème de l’eau douce. Il n’y en avait plus trace sur l’îlot. L’ancienne citerne, délabrée, n’était pas réparable. Au début des années 2000, l’arrivée d’Internet changea la donne. Ce fut une autre aventure qui fit soupirer Maria à chaque étape : l’achat d’un ordinateur, l’apprentissage de son maniement, la solution des problèmes de réseau. Son mari était assis, et elle debout. Mais il perdait patience, maudissait la machine, la Grèce, et lui-même. Elle faillit triompher. Piqué, Kostas s’acharna et devint fort habile. Obsédé par le problème de l’eau, persuadé qu’il ne trouverait plus d’artisan capable de reconstruire une citerne à l’ancienne, il finit par trouver une formule de citerne plate et souple, en tissu enduit de PVC, fabriquée en Allemagne, qui pourrait être remplie d’eau de pluie l’hiver et rechargée l’été par bateau si nécessaire. Il fallait aménager un réceptacle et une aire de captage. Les Albanais firent le nécessaire et dissimulèrent ce nouveau dispositif derrière d’autres murets de pierre sèche. Une petite bâtisse entre la citerne et la maison en béton, elle aussi recouverte de pierres sèches, servirait de réserve, de buanderie et de poste de commande pour l’eau et l’électricité. Même de près, on ne voyait que l’altière bâtisse. Les dépendances étaient invisibles. C’est Kostas qui avait raconté en détails toute son histoire à Georges, dans un café de Lipsi, devant un carafon d’Ouzo, des glaçons vite fondus, des olives et quelques rondelles de calamar frit. Il acheva son récit à l’heure où le couchant teinte les murs blancs de rose et de bleu et où l’eau du port se transforme en miroir. À la vérité, le projet Agathonisi devait beaucoup à cette conversation. Les photos fournies par le vieux Grec avaient achevé de convaincre Georges. La maison était désormais achevée. Elle était blanche, élancée, élégante au-dessus de la mer, avec ses huisseries et ses volets couleur chêne. L’intervalle entre les deux ailes du V formé par les deux dalles de béton avait été comblé par une vaste terrasse ouverte sur la mer dans les directions Sud et Ouest, bordée à l’extérieur d’une balustrade, et à laquelle on accédait depuis l’intérieur par la cuisine ou par le salon, deux pièces à vivre aussi spacieuses l’une que l’autre. À l’étage de l’aile Est, accessible par un escalier qui partait du salon, les chambres étaient grandes, elles aussi, percées de larges fenêtres équipées de moustiquaires. Dans l’aile Ouest, le rez-de-chaussée était occupé par une immense cuisine, qui donnait sur une arrière-cuisine, équipée d’un congélateur et d’un second frigo. L’étage n’était pas aménagé, et servait de grenier Pour permettre l’accès le moins malcommode possible à la plage, Kostas avait fait couler sur le roc, sceller par endroits, un escalier de béton. Du haut en bas de la paroi abrupte courait une mince rambarde, les marches étaient divisées en volées, séparées par de petits paliers, mais elles étaient de hauteurs très inégales. Il y en avait une soixantaine, parfois hautes de quarante centimètres, le prix à payer pour descendre se baigner en quelques minutes. Les deux hommes communiquaient en mauvais anglais : – The island is desert, really ? – I assure you, Mister Georges. During the summer, boats may come and stop, but there is just one place in the harbour. Anchorage is possible almost everywhere in this part of the Aeegean sea, but see these rocks in front of the beach, nobody will bother you. Et en plus, on y serait tranquille. Georges n’y tenait plus. Il voulait absolument voir cette merveille, mais la conversation avec Kostas avait eu lieu trop tard dans la saison, il devait regagner Patmos le soir même et embarquer sur le ferry pour Athènes un peu avant minuit… Mais il obtint le mail de Maria, qui s’était petit à petit ralliée au projet, conquise par la belle allure de la maison. Il se promit de lui poser toutes les questions pratiques auxquelles il n’avait pas encore songé. Georges se resservit un Scotch, sec, cette fois, et revint à ses questions jésuites. Quis, qui ? C’était, d’après ses souvenirs de latin, la liste des personnes qui participeraient au projet. Après mûre réflexion, et même si la maison pouvait accueillir facilement dix personnes, il s’était arrêté à cinq, lui compris. Cela ferait six en comptant le fils de Kostas qui leur servirait d’homme à tout faire. Chacun aurait sa chambre dans l’aile Est, sauf Nikos, qui dormirait dans l’arrière-cuisine. La liste des invités, ou plutôt des participants au projet, était arrêtée depuis presque un an : il avait fallu de nombreux échanges de courriels pour obtenir que tous réservent fermement cette période de l’année. Il y aurait, outre Georges, deux hommes et deux femmes. Georges tenait absolument à cet équilibre, ou plutôt à ce déséquilibre, pour des raisons légèrement sexistes : il ne voulait pas que les femmes constituent un groupe trop dominant. Naturellement, il aurait beaucoup d’autres prétextes à avancer, si besoin. Il tenait également à ce que les âges soient variés, toujours pour éviter la constitution de petits groupes. Le plus vieux serait Nigel, un Anglais de soixante ans, auteur de presque autant de livres à succès. Georges avait lui-même une petite cinquantaine. Claire, la libraire, devait frôler les quarante. Il y aurait Angela, formée à l’École normale de Pise et qui finissait à Paris une thèse de littérature comparée. Elle n’avait pas trente ans. Il y aurait Pierre, le blo- gueur, à peine plus âgé. Et puis Nikos, bien sûr, mais il était douteux qu’il participe aux discussions. Georges esquissa un sourire. Il se sentait comme un dieu, ou comme un cuisinier qui compose un plat. Un peu anxieux tout de même. Mais il ne devait pas attendre bien longtemps pour en avoir le cœur net. Le lendemain aurait lieu la réunion préparatoire, où ils se verraient enfin tous les cinq pour fixer les derniers détails. Dans l’immédiat, il devait affronter les dernières questions jésuites, à la fois les plus importantes et celles sur lesquelles il hésitait le plus. Georges oscillait entre les considérations rassurantes : c’était une expérience, non ? Il était normal et même logique que tout ne soit pas prévu dans le moindre détail… Mais il se disait aussi qu’il avait pris une responsabilité à l’égard de personnes qui n’étaient pas du genre à perdre leur temps sans protester. Petit-fils, fils d’éditeurs bien connus sur la place de Paris, il n’avait pas vraiment peur pour sa réputation. Quoique… le ridicule est une arme terrible, et il avait quelques ennemis, des ennemis personnels ou hérités de son père. Quomodo ? la question du Comment était encore assez claire : chaque participant devait apporter au minimum dix pages. Chaque jour, en fin d’après-midi, « deux heures avant l’apéritif », était-il précisé sur le « cahier des charges » communiqué à tous par internet, le groupe se réunirait pour entendre lire et pour discuter les réalisations de chacun et planifier l’œuvre commune. L’objectif était de passer de la réflexion sérieuse à la convivialité, « afin d’enrichir l’une par l’autre ». En se remémorant ce texte, qu’il avait demandé à tous de signer, Georges avait un peu honte de son style à la fois bureaucratique et publicitaire. Mais bon, à ce stade-là, il n’avait essuyé qu’un seul refus, assez sec, de la part d’un écrivain français assez connu. Nigel, tout bien considéré, même s’il ne vendait peut-être pas autant de livres que le mauvais coucheur, paraissait un meilleur choix. Ses mes- sages électroniques, en tout cas, ne manquaient pas d’humour. Passant aux questions Quid ? et Cur ? Quoi et Pourquoi, Georges dut constater qu’au fond, il n’était sûr de rien. Le « concept » était de réunir un petit colloque sur la littérature dite « populaire » ou « de gare », mais pas un colloque universitaire. Surtout pas. Georges vouait un mépris souverain aux « lettreux », comme il disait, et il cachait avec beaucoup de soin qu’il avait fait une khâgne, jadis. « Ces gens-là écrivent des trucs filandreux qu’ils ne comprennent pas eux-mêmes », répétait-il, ou encore : « Psychiquement, ces gens-là n’ont pas dépassé l’âge de quinze ans, socialement, l’âge de douze, ils ne savent pas écrire, ils voudraient qu’on publie leur boulgui-boulgua et qu’on les paye, en plus ! ». C’est la raison pour laquelle la seule universitaire du groupe serait jeune et d’origine italienne. Un colloque pratique, telle était l’idée. Discuter de cette littérature-là, mais en la faisant. Un jour qu’il discutait du projet, à la Closerie des Lilas, avec un de ses très vieux amis, tous les deux attablés devant un coq au vin et une bouteille de Pommard, son convive s’était écrié : – D’accord, d’accord, ne t’énerve pas, mais pour quoi faire, bon sang ? C’était un ancien collègue et concurrent de son père. Un homme âgé, chauve et obèse, qui prenait un air scandalisé quoi qu’on dise. Il avait pris Georges en amitié, sinon en amour, et s’était passionnément investi dans les démêlés de ce dernier avec son paternel, au moment de l’adolescence et après. Georges avait pour lui des sentiments mêlés. C’était une langue de p…., sans aucun doute, mais qui avait un véritable attachement pour le fils de son ennemi, et pouvait être de très bon conseil. – Tu demandes pourquoi ? Le vieux Gabriel poussa un profond soupir. – Oui, mon chéri, je te de-man-de pour quoi faire, elle est bizarre, ma question ?. Il articulait chaque syllabe en levant les yeux au ciel. Plus qu’agacé, d’autant plus qu’il ne se sentait pas vraiment à l’aise dans ses bottes, Georges avait grommelé qu’on ne trouvait personne pour écrire ce genre de bouquins, qu’il ne publiait plus quant à lui que des traductions de textes faits, et bien faits, d’ailleurs, d’après les règles enseignées dans les ateliers d’écriture américains, mais qu’on oubliait tout de suite. En plus, il le voyait bien, les gens lisaient de moins en moins, en tout cas les gens de la petite classe moyenne… – OK d’accord, mais tu crois avoir trouvé la solution pour régler tous ces problèmes-là ? Vous vous mettez à cinq et pschiiit, boum, toc ! ça y est ! La crise de l’édition est terminée. Les gens renoncent à leur tablette et à leur smart phone et tes ventes retrouvent le niveau d’avant la crise qui n’en est pas une, entre parenthèses, puisqu’elle dure depuis quarante ans ? Mais au fait, qu’est-ce que vous allez pondre exactement, sur votre île, les cocos ? Des actes de colloque ? – Ah, ça non ! Sûrement pas ! – Alors c’est un roman à dix mains que vous voulez faire ? Tu crois que vous allez y arriver sans vous entretuer ? Georges se gratta le nez pour dissimuler un sourire. Dans le document signé par tous, l’objectif affiché était « de réfléchir ensemble, avec des points de vue différents issus d’expériences diversifiées et complémentaires, à la pratique et à l’avenir de la littérature destinée au public le plus large, à la fois dans une optique éditoriale et pour répondre à des questions d’ordre culturel et d’intérêt général ». En se remémorant cette phrase, qu’il avait retournée dans tous les sens plusieurs fois sans jamais pouvoir l’améliorer, Georges se demandait comment, avec une prose pareille, il avait pu recruter des partenaires de qualité. Sa réputation, ou celle de sa maison, avaient dû emporter le morceau. Pour être honnête, il fallait sans doute tenir compte aussi des petits à-côtés : quinze jours gratuits sur une île grecque, nourris logés, dans une maison très confortable, coupés du monde, c’est-à-dire isolés, mais tranquilles, avec deux heures de travail par jour « avant l’apéritif ». On avait vu pire, comme travaux forcés. Chapitre II. Négociation de charme « L’émir tenait à mener la négociation lui-même. Fabio et Philio étaient convoqués au Meurice ce jeudi à dix heures trente. Malgré ses origines modestes – sa mère l’avait élevée seule, dans une banlieue pauvre et perdue –, Philio avait su prendre confiance en elle, elle avait appris à s’habiller, à se maquiller et à marcher comme une princesse, tout en suivant de bonnes études générales. Son corps parfait, la vivacité de ses grands yeux verts, constituaient des auxiliaires précieux. Mais Fabio, avec sa fortune, son goût du luxe et de la fête, lui avait offert mille occasions de vraiment déployer son talent. Elle avait beaucoup progressé. Quand elle passait dans les halls d’hôtels, grande, altière et souple, il n’était pas rare que les clients hommes, ou femmes d’ailleurs, s’arrêtent de parler ou lèvent les yeux de leur journal pour la regarder approcher, bouche-bée. Certains perdaient toute dignité et, après son passage, fixaient les mouvements élastiques du bas de son dos en écarquillant les yeux, la bouche toujours ouverte, sans se soucier du spectacle qu’ils donnaient. Pour un rendez-vous d’affaires, mais avec un personnage qui, quoique émir, n’en était pas moins homme, il fallait jouer serré, entre la séduction et le professionnalisme. Philio choisit dans son dressing bien fourni une petite robe d’un bleu intense à col rond. C’était une robe droite, mais la jeune femme décida de l’agrémenter d’une chaîne dorée qu’elle porterait en ceinture lâche et qui soulignerait sa taille. Ses cheveux bruns seraient roulés en lourde torsade sur sa nuque, maintenus par un gros peigne de bakélite noire. Elle porterait des chaussures noires à talon, mais pas trop hautes, et un sac noir de chez Lancel assez grand pour contenir des documents. Son seul bijou : un solitaire offert par Fabio la semaine précédente, choisi pour mettre en valeur sa longue main racée. Philio s’attendait à devoir prendre un taxi. Quelle ne fut pas sa surprise quand, du perron de leur immeuble, avenue Mandel, elle vit l’interminable limousine noire qui les attendait. Fabio guettait amoureusement les moindres signes de son plaisir. Mais elle ne voulait pas paraître trop étonnée. Elle lui destina un doux sourire agrémenté d’un très discret clin d’œil, qui remplit le jeune homme d’énergie. Il en fallait, de l’énergie, pour la négociation. L’émir était grand seigneur mais dur en affaires. Fabio et Philio virent immédiatement que la jeune femme faisait sur lui beaucoup d’effet. Il avait la cinquantaine et une corpulence que ne cachait guère sa longue djellabah noire. Toutefois, son œil était vif et la façon dont il scanna, littéralement, et à plusieurs reprises, le corps entier de Philio, ne laissait pas de doute sur l’émotion qu’elle provoquait chez lui. Mais il devait être blasé, accoutumé surtout à ce qu’on essaie de le circonvenir de cette manière. Il les salua un peu froidement. La discussion eut lieu autour d’un bureau et non dans un salon. Un secrétaire manipulait un magnétophone et passait à son Altesse, un à un, les documents envoyés par Fabio quelques jours auparavant. Aussi Philio décida-t-elle de jouer son autre carte. Elle avait étudié le dossier elle aussi et, sans s’imposer, elle intervint d’une voix douce pour apporter des précisions utiles. À chaque fois, elle le fit de manière claire, précise. Fabio représentait une Organisation humanitaire semi-gouverne-mentale. En clair, les projets qu’il développait devaient avoir des retombées économiques et générer des profits, sinon immédiatement, du moins à moyen et long termes. Les financements étaient majoritairement privés. Le projet défendu par Fabio consistait à subventionner des équipements de fourniture d’eau – puits à pompes photo voltaïques – dans plusieurs pays du Proche et du Moyen-Orient. Les aspects géopolitiques du dossier étaient complexes, et, passées les discussions d’ordre technique, Philio intervint peu dans le débat. Mais elle triompha quand l’émir, vers la fin de la discussion, se tourna vers elle et lui dit : – Et vous, chère madame, que pensez-vous de tout cela ? Philio prit le temps de réfléchir et dit, en regardant Fabio d’un air tendre : – Que son Altesse me pardonne, je dois l’admettre, je ne suis pas très objective… Les deux hommes sourirent d’un air satisfait et complice. Enchantée du climat qu’elle réussissait à créer, la jeune femme poursuivit en fronçant très légèrement les sourcils : – …je ne maîtrise pas les aspects politiques, mais sur les plans économique, technique, financier, tout me paraît parfaitement au point. J’ajouterai, en tant que femme, que c’est une bonne action que vous accompliriez en soutenant ce projet, et pas sur le court terme. On vous sollicite beaucoup, j’imagine, pour toutes sortes de causes légitimes, mais là, c’est différent, me semble-t-il. Vous rendriez un grand service aux générations futures, qui deviendraient plus prospères et surtout plus autonomes. Elle finissait sa phrase quand le Directeur de cabinet de l’émir – petites lunettes rondes, costume occidental sombre – fit son apparition. La durée prévue pour l’entrevue était épuisée. L’émir était requis par un autre rendez-vous. Mais son Altesse prit le temps de se lever, de contourner son vaste bureau et de s’approcher de Philio, s’approcher de très près. La jeune femme sentit le contact de son vaste abdomen. Ils avaient à peu près la même taille. Elle put croiser ses yeux fatigués par les excès, au blanc teinté de jaune et marqué de veinules, mais où brillait une sournoise lueur de désir. Il lui prit la main et la garda longtemps dans la sienne. Il finit par dire : – Soyez assurée, chère madame, que nous finirons d’instruire ce dossier avec toute l’attention nécessaire. Sachez que votre intervention a été très éclairante, très utile, je vous en remercie. Bonne fin de journée, chère madame. L’émir était entraîné à ne rien promettre, mais il s’était avancé très loin en direction de l’accord, c’est ce que dit Fabio à Philio dans la limousine, sur la route du retour. Le Directeur de cabinet lui avait fait un signe encourageant. Fabio, qui baisa longuement la main de son amante, avec dans ses yeux noirs une reconnaissance infinie. » Georges se demanda si la répartition des rôles entre Philio et Fabio – la politique pour l’homme, la technique (la cuisine) et les bons sentiments pour la femme – plairait ou déplairait au public d’aujourd’hui. En tout cas, pensa-t-il, le jeune homme était assez niais, la jeune femme assez conquérante pour rétablir l’équilibre. Il ajouta en caractères majuscules au-dessus du titre : SE RENSEIGNER SUR LES NOUVELLES POLITIQUES HUMANITAIRES et enregistra le fichier sous le n° 2 de la rubrique « Textes » avec pour titre « Négociation de charme ». Au moment où il terminait la rédaction de son deuxième épisode, Georges se trouvait comme ses personnages dans un hôtel de luxe. Il avait réservé une salle au design ultra-moderne, décorée entièrement en noir et blanc, spécialement conçue pour les mini-séminaires. On y disposait d’une table de travail et d’un espace-salon à cinq places – cinq fauteuils de cuir blanc très profonds. Les fauteuils étaient tournés vers un grand écran plat. Georges avait prévu une liaison par Skype avec la Grèce. Ses invités devaient arriver à dix heures, soit dans un quart d’heure. Une hôtesse présenterait du café, des jus de fruits et des viennoiseries. Il y avait aussi un bar, des toilettes, et une vaste terrasse triangulaire donnant sur la Seine, si, d’aventure, l’un de ses partenaires voulait fumer ou s’isoler pour réfléchir. Georges eut brièvement une pensée cynique : il avait lu quelque part qu’on ne peut réussir à manipuler les gens sans leur avoir instillé au préalable un sentiment de liberté. Georges avait dans les mains un petit paquet de fiches. Il avait préparé la réunion avec minutie, mais il tint à les relire une dernière fois, sans parvenir à calmer son anxiété. La donnée inconnue qui l’inquiétait le plus était la personnalité des quatre participants au projet Agathonisi. A priori, c’étaient des gens intelligents et cultivés, mais seraientils ouverts, communicatifs, coopératifs, bref, seraient-ils sympathiques ? Quinze jours, c’est quand même assez long. Peut-être aurait-il dû les rencontrer séparément, faire éventuellement un dernier tri… Ils arrivèrent tous en même temps, avec une ponctualité parfaite. Georges s’était installé au plus loin de la porte d’entrée, au haut bout de la table de travail, près de la baie vitrée. Il se leva, s’approcha lentement pour accueillir ses hôtes et eut tout le temps de voir avancer la petite troupe qui se congratulait. Nigel était de loin le plus grand. Très mince, il paraissait plus jeune que sur les photos. Ses cheveux étaient plus roux que blancs. Il portait des lunettes quasiment sans monture, qui agrandissaient ses yeux bleus. Il tirait machinalement sur sa barbiche pointue, manie un peu agaçante, pensa Georges, à moins que ce ne soit qu’une manifestation exceptionnelle liée à une première rencontre. L’Anglais saluait un peu à l’allemande, se cassant en deux, lançant sa main droite devant lui pour serrer celle qu’on lui tendait, puis il ramenait ses talons l’un contre l’autre, sans les claquer, fort heureusement. Georges fondait certains espoirs secrets sur la plastique de la jeune italienne. Il fut un peu déçu. Angela avait un beau visage ovale, la peau mate, elle paraissait bien faite, mais elle s’était habillée d’une espèce de sac de toile couleur brique qui ne la mettait vraiment pas en valeur. Elle portait sur le sommet du crâne un petit chignon serré en forme de boule traversé d’une aiguille à tricoter, dans le style japonais. Le pire, c’étaient les grosses lunettes d’écaille qui grossissaient ses yeux noirs comme des loupes. Elle avait une façon très masculine de serrer les mains, directe, rapide, puis elle passait à autre chose. Quand elle eut salué Georges après tous les autres, non moins rapidement, elle choisit une place à la table et y posa un grand sac d’où elle sortit son ordinateur. Claire, la libraire avait une façon d’agir toute différente. Blonde, souriante, timide, elle paraissait attendre qu’on lui dise quoi faire. En attendant, elle sautillait sur place. Arrivée face à Georges, elle eut un geste qu’il n’attendait vraiment pas : elle l’embrassa sur les deux joues, puis elle resta devant lui, toute rouge, les bras ballants. Pierre paraissait plus jeune encore que sur la photo publiée sur son site internet. Brun, de taille moyenne, il avait la silhouette d’un sportif et paraissait s’ennuyer un peu. Georges eut le sentiment qu’il manquait de personnalité, mais décida de réserver son jugement. Quand tout le monde fut assis, Georges commença le petit speech qu’il avait préparé. Il avait ses notes face à lui, mais se garda bien de les lire. Il tenait à regarder ses interlocuteurs dans les yeux, à les mettre en confiance, à les impliquer le plus possible dans le projet. À vue de nez, avec Angela, il aurait besoin d’un ouvre-boîte. Il faudrait contourner l’humour de Nigel. Claire serait à encourager, ou à consoler, éventuellement, Pierre à stimuler, s’il y avait quelque chose à tirer de lui. – Mes chers amis, permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue. J’ai tenu à ce que nous ayons cette petite réunion avant notre départ pour la Grèce, dans deux mois, afin que nous soyons tous vraiment d’accord sur ce que nous allons faire ensemble, comment et pourquoi. Nous avons échangé pas mal d’e-mails mais il y a sûrement bien d’autres points à éclaircir. Il était important aussi que nous fassions connaissance… Georges laissa passer un moment de silence. Son petit public était très attentif, sauf Claire, qui fouillait dans son sac, les sourcils froncés, comme si sa vie dépendait du succès de sa quête. Mais elle trouva bientôt. Elle cherchait un mouchoir, qu’elle roula en boule et serra dans sa main droite. Elle était prête. Georges reprit : – Je commencerai par un point un peu désagréable, que je voudrais régler une fois pour toute. Notre petite entreprise a un coût, bien évidemment, et j’ai engagé personnellement une somme d’argent importante, dont je vous expliquerai tout à l’heure la destination, en dehors des frais de voyage et de séjour. Je considère ces dépenses comme un investissement, même si je n’attends pas forcément de retombées immédiates. Par conséquent, toute défection de dernière minute, qui compromettrait ou dénaturerait le projet, doit absolument être évitée. Voici un contrat que je vous demande de signer, et qui fixe les conditions – autrement dit la liste des cas de force majeure – dans lesquelles les assurances accepteraient de rembourser ma mise de fonds ainsi que les pièces que la personne concernée devrait fournir. Vous verrez, c’est très exigeant. En dehors de ces cas très précis et très particuliers, ce serait à la personne faisant défection d’en assumer les conséquences financières. – Écoutez, Georges, dit Nigel d’une voix grave et bien timbrée, j’ai promis de venir et je viendrai, sauf si je suis mort. Ce n’est pas un problème pour moi de signer ce document. La remarque détendit l’atmosphère. Tout le monde signa après avoir parcouru des yeux le contrat, pour la forme. Georges enchaîna sur la présentation détaillée du Dodécanèse, de Patmos, de Lipsi, de l’îlot, de la maison enfin. Kostas avait envoyé des photographies de l’extérieur, de l’intérieur, du panorama, et même des équipements : panneaux photo voltaïques, citerne, etc. La projection des photos sur le grand écran suscita quelques exclamations admiratives. Georges précisa qu’une partie de son investissement avait servi à améliorer l’ameublement et l’équipement de la maison. La chambre froide installée dans l’annexe, du côté Ouest, impressionna : – Elle est immense, remarqua Angela. – Je vous rappelle, répondit Georges, qu’une de nos règles est l’isolement total. Vous apporterez vos ordinateurs, mais uniquement comme des machines à écrire. Il n’y a d’ailleurs pas de connexion Wi-Fi dans la maison. Les smart phones sont proscrits. Nous serons coupés du monde. Nous aurons donc des conserves, des produits surgelés, mais aussi des produits frais, des fruits, des légumes, de la viande, d’où la fameuse chambre froide à 5°. Mais ne vous faites pas de souci. Kostas et sa femme ont tout prévu en ce qui concerne l’approvisionnement. Vous savez que leur fils Nikos s’occupera de la cuisine et du ménage. Il est légèrement handicapé, m’a confié son père, alors je lui ai financé une formation de trois mois dans un restaurant à Athènes, à l’automne dernier. Ses parents me disent qu’il est encore timide mais très doué. Allons, ajouta Georges en regardant sa montre, on dirait que c’est le moment de faire connaissance avec nos amis grecs. Il prévint l’hôtesse qui appela Lipsi au téléphone. Un technicien vint établir la connexion. Pour offrir une image moins formelle et moins intimidante, le petit groupe quitta la table et s’assit dans les fauteuils. On déplaça l’écran pour que chacun puisse voir et être vu le mieux possible. Kostas, Maria et Nikos étaient au rendez-vous devant l’ordinateur familial, endimanchés, désireux, visiblement, de faire bonne impression, Kostas professionnel, Maria volubile. Le jeune Nikos avait une face bizarre, et il arborait un sourire figé, un peu inquiétant pour tout dire, mais Georges l’attribua à la timidité. La conversation se poursuivit en anglais. Chacun se présenta. Maria demanda si ses futurs locataires avaient des exigences spéciales en matière alimentaire. Angela déclara qu’elle était végétarienne, d’habitude, mais qu’elle n’était pas une observante très stricte et que Nikos ne devait rien changer à ses menus. Georges constata avec plaisir que la bonne humeur régnait dans le petit groupe. Quand Nigel demanda s’il y aurait de l’Ouzo, Kostas se leva sans rien dire, disparut de l’écran et revint avec les bras chargés de cinq ou six bouteilles. Ce fut un éclat de rire général. Quand la connexion fut coupée, personne ne proposa de rejoindre la table. La conversation se poursuivit dans l’espace-salon. – Mais pourquoi, au fait, dit Pierre avec une petite voix douce, devons-nous nous passer de tous les moyens de communication avec l’extérieur ? Georges n’avait pas de réponse très satisfaisante à donner. Mais il avait prévu la question : – Cette règle est une de celles qui ont présidé au projet, dès l’origine. Vous vous souvenez de la légende qui entoure la traduction de la Bible grecque ? Soixante-dix savants réunis sur une île et qui produisent tous la même traduction indépendamment les uns des autres… Si ce n’est un miracle, il fallait qu’ils soient très concentrés… En plus, j’ai trouvé que c’était un beau challenge que de renoncer à toutes les ressources de l’internet. Notre travail sera le nôtre et uniquement le nôtre. De plus, le vent isole parfois les îles, c’est le Meltemi, alors autant s’y préparer… Mais la vraie raison, c’est la concentration. Nous échapperons aux e-mails, aux mille sollicitations de la vie moderne… Angela intervint : – Et en cas d’urgence ? – Il y aura le canot de Kostas, que Nikos sait piloter et qui restera amarré dans le port. Georges fut soulagé quand la conversation prit une autre direction… Nigel avait levé le doigt comme un élève. – Oui, Nigel ? – Je voudrais dire deux choses. Nous allons passer ensemble quinze jours dans la même maison, ce qui crée, ou suppose, je ne sais pas, une certaine intimité… Pouvonsnous aborder franchement certains sujets ? – Mais oui bien sûr… – La constitution de notre petit groupe n’a pas été sans attirer mon attention… Si l’on met à part le jeune Nikos, je dois constater que nous, enfin, je devrais dire vous, formez deux couples. Je me suis demandé si je ne devais pas ma position isolée à la réputation des Anglais en matière sexuelle… Nigel parlait un français parfait, mais avec une très légère trace d’accent anglais, qui contribuait à teinter ses propos d’humour. Mais c’était un peu trop facile, comme lecture, et Georges se méfiait de cette facilité. Il répondit avec tout le sérieux possible : – Je vous assure, Nigel, que j’ai eu des préoccupations bien différentes : je voulais un panel complet de compétences sur la question qui nous occupe : auteur, éditeur, libraire, universitaire et, avec Pierre, un représentant des nouvelles pratiques culturelles… De surcroît, je n’ai pas d’idées préconçues sur les pratiques sexuelles de vos compatriotes… ni de préjugés, en général, sur les pratiques sexuelles des gens, à quelques exceptions près, comme la pédophilie. – Eh bien Georges, même si ce n’est pas très hygiénique, je vais mettre les pieds dans le plat, comme vous dites en France. J’ai été éduqué dans une école publique, c’est-àdire un collège privé dont la réputation est méritée dans presque tous les domaines, sauf en matière d’éducation sexuelle. J’ai reçu la mienne par les soins d’un professeur d’histoire qui, en termes pudiques, s’inspirait de la Grèce antique et des mœurs que vous réprouvez. Malgré vingt ans de psychanalyse, j’en ai gardé un goût certain pour les hommes mûrs, mais j’ai aussi, au risque de vous surprendre, une prédilection pour les très jeunes femmes un peu garçonnes. Pour conclure sur ce point, je n’ai jamais été un prédateur et me garderai bien de violer qui que ce soit parmi vous, surtout à mon âge. Nigel n’obtint qu’un silence poli, et devenu rouge brique, il se mit à tirer sur sa barbiche, conscient de sa maladresse. Georges sourit pour détendre l’atmosphère. Angela fronçait les sourcils, mais elle se contint. Georges reprit : – Vous aviez annoncé un second point, Nigel. – Eh bien, si la vraie raison de ma présence ici est que je vends des romans populaires, je voulais juste dire qu’il ne faut pas fantasmer sur le montant de mes revenus. Je suis… prospère, c’est ce que vous dites, non ? mais pas un roi du pétrole. – Si je puis me permettre, pourquoi apportez-vous cette précision ? – Oh, nous en reparlerons sûrement là-bas, dit Nigel en faisant un geste du menton en direction de l’écran, mais je n’ai pas écrit mes livres pour gagner de l’argent. J’ai écrit des livres, d’abord, et j’expliquerai pourquoi ces livres visaient le public le plus large, et ensuite, j’ai gagné de l’argent, cela s’est passé dans cet ordre. Alors je me suis dit que c’était un beau métier, qui me libérait de mille servitudes et j’ai continué. Mais quand j’écris, je n’ai pas le signe dollar dans les yeux comme un personnage de Tex Avery, si vous voyez ce que je veux dire. D’ailleurs, je suis sûr que cela ne peut pas marcher comme cela… Après l’intervention de Nigel, il y eut un certain flottement. Georges fit servir un apéritif. Il voyait bien qu’Angela maugréait. Dès qu’elle eut bu la première gorgée de son Campari-orange, elle prit la parole. – Ce que je vais dire n’engage que moi et ne compromet pas ma participation, je viendrai, c’est promis, mais je tiens à ce que les choses soient claires le plus tôt possible. Sans vous mettre en cause, Georges, je ne peux pas adhérer à cette position surplombante, paternaliste que vous adoptez. De quel droit établissez-vous une hiérarchie entre une littérature, disons, sortable, et la littérature de gare ? Qu’est-ce qui vous autorise à considérer que si les gens lisent ou non c’est un bien ou un mal pour la collectivité – si j’ai bien compris le premier texte que vous nous avez envoyé ? Vous savez, pour moi, les choses sont assez simples : les gens lisent s’ils en ont la capacité et s’ils en ont envie. Ils en ont la capacité si des institutions politiques ou religieuses organisent correctement l’enseignement de la lecture. Vous reconnaîtrez qu’aujourd’hui la culture industrielle se prête peu à la formation intellectuelle. Elle préfère le consommateur au citoyen. Quant aux religieux, en dehors de la formation de leurs cadres, ils préfèrent un croyant bien docile à un rebelle doué de conscience politique et d’esprit critique. – Mais nous sommes bien d’accord, s’écria Georges… – Non, poursuivit Angela : des gens comme nous n’ont ni le pouvoir ni le droit de se mêler de promouvoir la lecture. En plus, quelle illusion ! Qu’est-ce que vous allez mettre dans vos bouquins, des leçons de morale ? C’est bien l’arrogance petite- bourgeoise… Bonne mère, on y est, gémit Georges intérieurement, après le cours, on va se payer la motion du politburo… Angela continuait : – Quant au désir du public… il faut qu’il ait le temps, d’abord, le public, il faut même qu’il s’ennuie, et – deuxio – il faut qu’il retire de cette activité, car c’est une activité, la lecture, une image valorisante de lui-même. Or vous savez comme moi que la culture industrielle occupe tout le temps de cerveau disponible de la plupart des gens qui pourraient lire et que l’image reçue de la lecture s’est beaucoup détériorée. Demandez à des ados, c’est pour eux un truc d’intellos, en clair, un passe-temps de pédés, ou un truc de filles, ce qui revient au même. Georges allait souligner une contradiction entre ce constat pessimiste d’un public manipulé et l’idée que le “peuple” a toujours raison, mais c’est Claire qui leva le doigt pour intervenir. Sa voix tremblait. – Tout cela, c’est de la théorie. Moi, j’ai des clients, en majorité des clientes, je veux bien l’admettre. Ce qu’elles veulent, c’est participer à la vie. Je pèse mes mots. La lecture, ce n’est pas seulement un divertissement, c’est un acte. Là-dessus, Angela a raison, un acte où elles engagent leurs rêves, leurs désirs, leurs questions… Jamais elles ne se contenteront d’un film, si bon soit-il, ou d’un jeu vidéo. Elles veulent des personnages et des histoires, et surtout des mots, des mots précis, des mots justes, qui les aident à clarifier leurs idées, des mots qu’elles puissent resservir, où elles puissent investir une part d’elles-mêmes, vous comprenez cela ? L’héroïne, c’est celle qu’a prévue l’auteur, mais c’est aussi elles, les lectrices, vous comprenez ? Fifty fifty… Claire était toute rouge. Georges jugea qu’il était trop tôt pour engager un pareil débat et ramena la discussion sur le vent, le Meltemi, qui pouvait souffler des jours entiers… – Eh bien, si le vent souffle, nous travaillerons toute la journée en buvant de l’Ouzo, commenta Nigel qui, cette fois, obtint un sourire général. Soudain, Pierre ôta son chandail, et découvrit des avantbras musclés. Georges constata avec un certain malaise qu’il portait un gros tatouage qui devait commencer sur l’épaule et descendait jusqu’au poignet. Ça paraissait être des fleurs, mais quand même. Le jeune homme prit la parole : – Nous travaillerons, nous travaillerons… mais nous ferons quoi, au juste ? – Eh bien nous écrirons, répondit Georges, en laissant échapper un sourire, qu’il dissimula en se levant. À ce signal, relayé par l’hôtesse, un rideau blanc s’ouvrit automatiquement dans un angle de la salle, dévoilant un buffet très appétissant, et un serveur en tenue, prêt à officier. La conversation n’était plus collective, désormais, et Georges évita soigneusement tout tête-à-tête avec Pierre qui, d’ailleurs, était accaparé par Nigel. Angela avait ôté ses lunettes. Dès qu’elle le put, elle fonça sur Georges et ne le lâcha plus. Voyant Claire isolée, Georges manœuvra habilement pour l’associer à leur conversation. Ils parlèrent de la thèse d’Angela, une comparaison entre romans policiers italiens et français. Ses hôtes prirent congé en début d’après-midi. Georges avait un peu forcé sur le Sancerre. Quand il fut seul, il s’offrit une petite sieste dans un des larges fauteuils blancs, qu’il avait tourné vers la baie vitrée, en direction du ciel de Paris, un ciel subtilement nuancé de bleus et de roses, mais majoritairement gris. Chapitre III. Le piège « Les jours suivants devaient être constructifs, et Philio se réjouissait d’aider son amant à emporter le contrat. Elle était prête à relire les documents les plus rébarbatifs, à contrôler des colonnes de chiffres. Plus que tout, elle voulait être utile. La réalité fut bien différente. Le lendemain du rendez-vous au Meurice, le vendredi, Fabio la quitta aussitôt après le breakfast, vers dix heures. Il lui baisa la main et lui donna rendez-vous pour le dîner au Grand-Véfour, place du Palais-Royal. Elle proposa à nouveau ses services dans la négociation avec l’émir. Il la remercia d’un regard reconnaissant, mais ne répondit pas. Vers douze heures, il la fit prévenir qu’il devait partir d’urgence pour le Golfe Persique. Philio fut surprise. Elle avait compris que l’émir était en France pour une conférence internationale, des rencontres avec les dirigeants d’un club de football, bref, qu’il resterait plusieurs jours dans la capitale. De ce moment, une sorte d’anxiété la saisit, et ne la lâcha plus. Mais elle n’était pas du genre à rester les bras croisés. Elle avait décidé que, pour jouer au mieux son rôle de collaboratrice de haut niveau, elle devait améliorer le niveau de sa conversation. L’art le plus international étant sans doute la peinture, c’était le sujet qu’elle devait maîtriser le mieux. Elle planifia la visite de tous les musées de la Capitale, à commencer par le Louvre, où elle n’était venue qu’une seule fois, il y avait bien longtemps, avec sa classe. Philio n’attendait jamais avant de mettre ses projets à exécution. Après avoir déjeuné sur le pouce, elle commanda un taxi pour une première visite. Dans l’automobile, au bout de quelques minutes, à force d’entendre toujours les mêmes accélérations nerveuses d’une moto derrière elle, elle conclut que la voiture était suivie. Elle avait indiqué au chauffeur l’entrée de la Pyramide. Après deux heures de visite, elle décida de sortir par le passage Richelieu. Elle prit ensuite un thé place Colette. L’impression désagréable ne la quittait pas. Mais il était fréquent que des hommes la suivent, il fallait en avoir le cœur net. Il suffisait généralement de faire demi-tour et de regarder l’importun dans les yeux. Aussi Philio prit-elle la direction de la Place du Palais-Royal. Cet espace réservé aux piétons était relativement découvert. Si l’importun était un amoureux transi, il prendrait peur et rebrousserait chemin. Mais, se dit-elle, les coups d’accélérateur qu’elle avait entendus dans le taxi n’étaient pas d’un homme timide. Elle alla s’asseoir au milieu de la place sur une chaise métallique, à côté du bassin, non sans avoir entre-aperçu une silhouette sombre, sur sa gauche, du côté Richelieu, qui passait furtivement d’une colonne à l’autre. La silhouette n’avait pas reparu à droite de la seconde colonne. L’homme s’était donc caché ? Il faisait beau. La rumeur de Paris parvenait amortie aux oreilles de Philio. La régularité des façades classiques l’apaisait. Au Musée, elle avait acheté un catalogue, elle le feuilleta. Subitement, elle se leva et tourna sa chaise vers les arcades, côté Ouest. Derrière les arbres taillés, à cette heure de la journée, aucune lumière ne pénétrait. Elle joua la coquette qui tend son visage au soleil pour se montrer et bronzer un peu. En réalité, elle fixait la direction où la silhouette lui était apparue. Elle finit par distinguer un fragment sombre qui débordait un peu. Elle se leva. Il n’y avait plus rien. Elle n’avait pas rêvé. Le cœur battant, elle partit d’un pas vif en direction de la rue de Rivoli, où elle hélerait un taxi. Avant de quitter la place, elle eut une pensée pour Fabio. Elle aurait été si heureuse de dîner là avec lui. Lui aussi aimait beaucoup ce quartier du vieux Paris. L’absence de son amant lui faisait mieux sentir la profondeur de leur union, si épanouie sensuellement, mais faite aussi de confiance mutuelle, de complicité, et de tendresse. Elle aurait voulu glisser sa petite main dans sa grande main enveloppante, pencher sa tête sur son épaule solide. Être amoureux était une force, pensa-t-elle, mais quelle fragilité aussi… ils étaient deux à pouvoir souffrir l’un par l’autre, l’un pour l’autre. C’est à ce moment que Philio commit une erreur. Elle donna au chauffeur du taxi l’adresse d’un magasin de prêtà-porter place Vendôme, où elle allait souvent, en particulier le vendredi. Arrivée à destination, Philio regarda sa montre. On était à moins d’un quart d’heure de la fermeture. Au bout de quelques minutes, la dernière cliente sortit et Philio se trouva seule avec une vendeuse habillée de noir, qu’elle ne connaissait pas et qui était extrêmement aimable – trop aimable, se dit la jeune femme, qui préférait les relations directes et franches. Mais elle se trouvait dans son univers familier et, tout en sentant que quelque chose clochait, elle ne voyait pas précisément quoi. Si on lui avait posé la question, elle aurait répondu qu’il était absolument impossible de faire enlever une jeune femme en plein Paris. Le temps pressait, Philio décida d’essayer deux tee-shirts dont les couleurs – l’un prune, l’autre d’un rose orangé particulièrement subtil – l’avaient séduite. Arrivée dans la cabine d’essayage, elle eut le temps de sentir qu’on lui appliquait un masque sur le visage, et elle perdit connaissance. Elle n’eut même pas le loisir de se dire clairement qu’elle avait commis une imprudence. Quand elle se réveilla, la tête lourde, elle se trouvait dans un endroit inconnu, sombre, rempli d’une odeur bizarre, à la fois corporelle et pharmaceutique. Elle distingua aussi – comme si l’anesthésiant qu’on lui avait fait respirer aiguisait son odorat, un parfum de thé à la menthe. Elle fut saisie d’un haut-le-corps quand elle se rendit compte qu’elle était entièrement nue, et qu’en dehors de la tête, elle n’était pas libre de ses mouvements. Son regard s’habitua à l’obscurité. Elle était sur une sorte de scène, attachée à un cadre circulaire d’acier brillant, comme au cirque, bras et jambes écartés. Dans la salle, en contrebas de quelques marches, il y avait plusieurs fauteuils incongrus, dont les accoudoirs dorés, de style Louis XV, ressortaient sur le fond noir. Deux fauteuils étaient occupés. Interloquée, elle reconnut l’émir et, à côté de lui, un grand type athlétique à la peau noire. Autant qu’elle pouvait s’en rendre compte, ils étaient nus eux aussi. Elle se rendait compte que sur la scène, à côté d’elle, il y avait quelqu’un qui vérifiait ses attaches, s’affairait en soufflant comme un asthmatique à elle ne savait quelle besogne, mais la personne était et resta hors de la portée de son regard. Philio recouvrait progressivement, avec la vue, une conscience lucide. Quand elle eut embrassé toute la scène et toute sa signification, elle montra la force de son caractère. Au lieu de pleurer, de gémir, de supplier, elle hurla de colère, cria des insultes. Le plus humiliant pour elle, peut-être, fut que les deux hommes continuèrent leur conversation comme si de rien n’était. Leur attitude montrait clairement que la situation était pour eux assez commune et que Philio n’était pour eux qu’une proie supplémentaire dans une longue série. La jeune femme finit par se taire. Au bout d’un long moment, l’émir et son acolyte tournèrent les yeux vers elle. Le gros homme se leva. En réalité, il n’était pas nu. Il portait une serviette de bain autour des reins. Mais quand il escalada les quelques marches qui menaient à la scène, la serviette tomba et il ne la retint pas. Il n’avait manifes- tement aucune pudeur. Sous la masse graisseuse de son abdomen, le petit sexe ballottait entre ses cuisses comme un bout de chair misérable noyé dans un petit buisson de poils noirs et blancs. Philio se demandait de quel Moyen Âge obscur ce tyran ridicule tirait son pouvoir et son impudence. L’homme s’approcha d’elle. Le contact de son ventre rappela à la jeune femme leur rencontre précédente. Elle articula avec peine : – Son Al… Le gros homme ricana : – Je ne suis pas plus émir que tu n’es une princesse, ma poule. Non, attends une minute, pas ma poule, ton vrai nom est Cindy Lecocq, je me trompe ? Philio rougit. C’était un chapitre qu’elle croyait refermé pour toujours. Elle siffla : – Pauvre type, salaud… Le faux émir commença alors à jouer avec le corps de Philio, baisant ses seins, tripotant ses mamelons, touchant ses fesses avec le gras de ses doigts, faisant passer ses mains dodues entre ses cuisses, avec sur son visage l’expression concentrée d’un enfant qui joue. D’ailleurs, il ne présentait aucun signe d’érection. C’était un voyeur inoffensif. L’autre type en revanche inquiétait beaucoup la jeune femme. Quand le gros émir s’effaça pour laisser voir son acolyte, Philio hurla. L’homme, beaucoup plus jeune, mince et bien bâti, avait un sexe énorme et montrait, lui, des intentions bien claires. Comble de la perversité, ce n’était pas un violeur, et il déploya toutes ses ressources tactiles pour émouvoir la jeune femme. Il tira d’elle des hurlements de colère, d’humiliation, mais aussi quelques gémissements de plaisir. Le gros homme, pendant ce temps, trayait machinalement son sexe flasque. Quand ils la laissèrent enfin tranquille, Philio frémissante, humiliée, hors d’elle, rugit : – Vous me le paierez, tous les deux ! Le faux émir était occupé à revêtir un peignoir. Il se retourna vers elle. Son visage prit une expression de méchanceté diabolique, les yeux d’une froideur de glace et la bouche figée sur un rictus sadique : – Pas tous les deux, tous les trois, ma poule. Tu crois que ton bel hidalgo n’était pas au courant ? Puis il ajouta à l’intention de son acolyte : – Drogue-là et laisse-la où tu sais. Tout s’écroula pour Philio. Elle se mit à hoqueter sans pleurer, laissant échapper de petits jappements aigus, qui auraient brisé le cœur de n’importe qui. » Georges termina sa troisième contribution vers une heure du matin dans le ferry qui le portait du Pirée à Patmos. En enregistrant le fichier, il pensa à Angela, non sans inquiétude. Comment prendrait-elle ce morceau de sous-littérature machiste ? Mais bon, on discutera, se rassura Georges. Un peu de provocation se nuit jamais. Le rendez-vous était donc à Patmos, d’où partait chaque jour un bateau pour Lipsi. À Lipsi, le groupe déjeunerait dans un restaurant du port, puis embarquerait sur le bateau de promenade de Kostas. Nikos était déjà sur place avec le petit bateau de sécurité, qui de toutes façons n’aurait pas pu contenir cinq personnes avec leurs bagages. Avant Patmos, chacun restait libre de ses mouvements. Sur l’énorme ferry ronflant de la Blue Star Company, Georges n’avait pas réservé de cabine, volontairement, mais un fauteuil inclinable. Normalement, il aurait dû rencontrer un ou plusieurs de ses nouveaux amis. Mais non, il ne vit personne. Comme il avait réservé son voyage avant les autres, la seule explication était qu’ils avaient tous été logés sur l’autre bord. Il fut tenté d’aller y jeter un coup d’œil, mais il se sentait fatigué. De plus, aidé heureusement par quelques autres déplacés involontaires, il avait dû batailler contre une famille grecque toute entière pour obtenir sa place numérotée, en leur mettant son ticket sous le nez à tous l’un après l’autre, avant qu’ils admettent enfin qu’ils étaient dans leur tort, et consentent à rejoindre leurs places à eux. Ils déployaient une force d’inertie admirable. Georges craignait de devoir renouveler l’opération s’il renonçait à sa place ne serait-ce qu’un moment, alors il resta sur son siège, inclina le dossier et s’endormit, anesthésié par la basse énorme des turbines diesel. Il ouvrit un œil quand le bateau s’arrêta à Amorgos. Le jour pointait, rosissant les hautes falaises de l’île. Il aurait pu s’éveiller, se promener sur les divers ponts du navire, contempler la mer Égée au lever du soleil. Mais il décida de finir sa nuit confortablement. Demain était un autre jour. Ils se retrouvèrent dans la cohue, sur le quai du port de Skala, en contrebas du monastère de l’Apocalypse. Le soleil était chaud et coulait sur la mer calme comme de l’or liquide. Le petit groupe avait passé la nuit ensemble et riait en décrivant les diverses nuances du ronflement de Nigel, qui, pour sa part, se déclarait fier d’avoir maintenu en éveil deux femmes et un homme, sinon le ferry tout entier, pendant une nuit complète. Complètement guérie de ses délicatesses, Angela riait à gorge déployée. Georges eut le sentiment que, déjà, une certaine solidarité s’était créée entre eux, ce que son absence avait peut-être facilité. Il pensa que le séjour serait agréable. Il se mêla aux conversations pendant le petit-déjeuner mais sur la navette de Patmos à Lipsi, puis à Lipsi même, dans le petit restaurant choisi par Kostas, il s’isola un peu. Il était préoccupé. Il éprouvait comme un remords. En réfléchissant, il identifia la cause de son malaise. C’était la page du matin, et son remords, en fait, c’était de la honte, honte d’avoir exposé son héroïne, « sa » Philio – qui peu à peu prenait une sorte de consistance humaine et qu’il commençait à aimer – à des traitements aussi abjects. Honte à l’égard de ses invités… Était-ce cela, le roman populaire, la jouissance par procuration, l’assouvissement des passions les plus basses, le spectacle de scènes dégradantes ? Georges calma ses scrupules, cette fois, en se promettant d’aborder franchement, loyalement, la question, tout simplement parce qu’elle se posait bel et bien, et qu’on ne pouvait pas l’esquiver. Sur le plan moral, il avait reçu plusieurs empreintes assez contradictoires et, l’âge venant, surprenait en luimême des réactions toutes prêtes, issues des influences qui l’avaient formé. De son grand-père, il tenait un souci obsessionnel du travail bien fait, des scrupules à n’en plus finir – qui faisaient se rencontrer, chez son ami Gabriel, les sourcils et les cheveux, quand il en avait encore. Il contrôlait lui-même la mise en forme des livres qu’il publiait, entrait dans les détails les plus infimes comme la largeur des espaces insécables. Une faute d’orthographe le rendait littéralement malade. De son père, il avait reçu une attitude beaucoup plus décontractée et des valeurs bien plus élastiques. En particulier dans ses relations avec les femmes. Il était resté célibataire pour être libre, et il entendait profiter de la vie sans entrave affective ni responsabilité durable. Il s’était parfois montré dur, indifférent à l’attachement sincère qu’on lui portait, à la limite de la goujaterie. Mais sa mère, séparée très tôt de son père, lui avait légué au contraire une sensibilité à fleur de peau, une attention anxieuse aux sentiments d’autrui, et notamment à leur malêtre. C’est dire si le supplice de Philio renvoyait Georges à des contradictions intimes. Malgré tous ses efforts pour se réconcilier avec lui-même, Georges resta donc un peu en retrait, notamment pendant le repas. Ils dégustaient gaiement des plats grecs, boulettes de veau au riz et au citron, courgettes farcies, brochettes d’agneau et de poulet, moussaka, avec du vin résiné. Angela lui en fit la remarque : – Des soucis ? Georges endossa le personnage du berger dévoué : – Non, mais je serai vraiment tranquille quand nous serons tous bien installés là-bas. Sans doute attiré par sa mélancolie, ou perturbé par un scrupule, Kostas vint s’asseoir à côté de lui et se confia. Nikos avait un peu changé au contact de la grande ville. Il n’était plus tout à fait le garçon un peu simple qui se contentait d’obéir. Il était imprévisible, colérique, parfois. Maria en souffrait. Elle avait perdu son gros bébé. Mais que Georges se rassure. Nikos avait beaucoup appris. Il était devenu excellent cuisinier, capable de se concentrer sur ce qu’il faisait, et de prendre des initiatives. Il s’acquitterait de sa tâche, Kostas en était sûr. La journée devait s’achever sur cette demi-teinte. Le Meltemi s’était levé, progressivement, comme souvent à la fin du mois d’août et au début septembre, et la dernière traversée de l’équipe s’annonça moins facile que les précédentes. Quand le bateau sortit de l’abri de Lipsi, il rencontra une mer déjà formée par le vent de Nord-Ouest. Il y avait de bons creux et les vagues indigo leur arrivaient dessus tachées et couronnées d’écume. Kostas maniait la barre avec toute son attention. S’il prenait la route directe, vers l’Est, son bateau roulerait trop fort et ses passagers seraient malades. Il décida de faire route vers le Sud et de remonter ensuite contre le vent. Cela bougerait moins. Le petit groupe des cinq, au départ debout et joyeux à la proue du bateau, après quelques paquets de mer, après quelques fous rires, s’était replié à l’arrière. Claire avait même trouvé refuge dans la partie couverte. Elle avait le mal de mer. Elle avait peur. Elle refusa les appels de ses compagnons, qui lui disaient qu’elle se sentirait moins nauséeuse à l’air libre. Georges croisa son regard. Il y lut plus que de la peur. De l’angoisse. La gaieté revint à l’approche de l’îlot et de son petit port, « sous le vent » et bien calme. Nikos avait ancré le canot de secours à quelques mètres pour laisser l’abri du quai au bateau de promenade. Sur la cale en béton, les attendaient une charrette à bras, pour les bagages, et le robuste Nikos dans le rôle de la mule. La mer surtout suscita l’enthousiasme. Du côté où donnait la maison, des fonds de galets blanc donnaient à l’eau une couleur turquoise. On se serait cru sur les bords d’un lagon. Chapitre IV. Nigel Le « coup de pouce » financier de Georges avait permis bien des améliorations dans la maison de Kostas. Les cinq chambres de l’aile Est étaient confortables – la literie, en particulier, une des manies de Georges, était de marque – et décorées de reproductions de peinture semi-abstraite ou abstraite aux couleurs vives, des œuvres de Matisse, Nicolas de Staël, Jackson Pollock, ou Joan Miró, ou alors de photos d’idoles cycladiques aux formes épurées, pour faire écho à la nature environnante, nature intense, vibrante dans la chaleur, mais réduite à la nudité du ciel, de la mer, et de la roche. Chacun disposait pour son usage personnel, outre un lit immense, d’un petit bureau et d’un fauteuil profond. Il n’avait pas été possible d’aménager un cabinet de toilette dans toutes les chambres, mais un vaste coin douche et lavabo, caché par un épais rideau de plastique blanc doublé de bleu, actionné par un moteur électrique, en tenait lieu presque aussi bien. En tout cas, le dispositif parut à tous, au moment de la visite générale, à la fois commode, hygiénique et esthétique. À l’issue de cette visite, le soir de leur arrivée, Georges prit le temps de préciser quelques règles de vie, règles fort libérales, qui ne rencontrèrent pas d’opposition. Nikos toucherait pour la période un salaire plus que généreux, à charge pour lui de se tenir à la complète disposition des hôtes de Georges. Chacun était libre de son temps jusqu’en fin d’après-midi. Aucune heure n’était fixée ni pour le petit-déjeuner ni pour le déjeuner. Tout le matin, Nikos tiendrait du café au chaud et pourrait cuisiner à la demande des œufs au bacon avec des beans. Nigel hocha la tête avec approbation. Une salade grecque avec de la feta et des olives permettrait de survivre à ceux qui ne pouvaient se passer de déjeuner, mais toute l’activité commune et conviviale se concentrerait sur la fin d’après-midi et le début de la soirée, la soirée entière si la volonté générale en décidait ainsi. Georges avait toute une réserve de clefs USB qui permettraient de partager des documents sans Wi-Fi. Il avait été convenu d’augmenter d’une unité le numéro des versions dès le moindre changement, la date et l’heure d’enregistrement devraient suffire aux contrôles. La vaste salle commune, au rez de chaussée de l’aile Est, avait été décorée en rouge et blanc. Rouge cerise pour les fauteuils de cuir, blanc pour les murs laissés volontairement sans décoration, à l’exception d’une grande horloge à trotteuse incrustée dans le mur où toutes les heures étaient peintes en chiffres romains noirs. La salle ouvrait largement sur la terrasse qui elle-même donnait sur la mer, dont on entendait le bruit doux et obsédant. Georges avait songé faire « travailler » ses hôtes sur la terrasse, mais il préféra donner aux séances un horizon un peu plus resserré, plus monacal, dans le sens que Rabelais aurait donné à ce terme. Georges passa sa première journée complète sur l’île à dormir et à se baigner. Ses compagnons restaient en groupe, pour l’instant. On verrait bien plus tard comment les choses évolueraient. Et à cinq heures, tout le monde était à pied d’œuvre, c’est-à-dire assis, confortablement installé dans la salle commune. Seule, Angela se distingua. Elle alla chercher une chaise dans la cuisine, « pour ne pas s’avachir », dit-elle avec diplomatie. Georges avait décidé de solliciter Nigel en priorité. Nigel s’en doutait. Il était là le premier, le plus vigilant de tous, le dos droit dans son fauteuil, son ordinateur ouvert sur les genoux, incorrigible bon élève, quoique un peu excentrique. Qui avait quand même vendu un nombre substantiel d’exemplaires d’un nombre respectable de livres, se dit Georges, pour compléter le portrait. Georges qui commença à l’heure pile, après s’être éclairci la voix. – Mes chers amis, je vous propose de donner la parole, pour commencer, au plus expérimenté d’entre nous. Vous avez fait connaissance amplement. Il sait que nous apprécions déjà sa personne, après ses livres… Je lui propose de nous parler de son expérience à sa guise, aussi longtemps qu’il voudra, et après, s’il le veut bien, de répondre à nos questions. Nigel tirait sur sa barbiche compulsivement, mais son œil bleu exprimait le plaisir et la concentration davantage que l’anxiété. – Merci Georges, du fond du cœur. Je me doutais que vous me tendriez ce genre de piège. Je vous propose ceci. Quelques remarques générales, et puis un petit texte écrit spécialement pour la circonstance, qui j’espère excitera votre esprit critique. D’accord ? Les quatre auditeurs hochèrent la tête. – Ma règle ? pas de règle, au sens où il y a autant de façons de raconter les histoires qu’il y a d’histoires. Cela mis à part, un récit est bon, pour moi, quand il est rapide, visuel et… je ne sais pas dire cela en français… close… – Proche, familier ? proposa Claire. – Je suppose que familier est un bon équivalent. Il faut parler aux gens de ce qui les touche, et ce qui les touche, c’est ce qu’ils connaissent, même si ce sont des rêves… Vous savez qui m’a le plus inspiré ? – Non, dit Georges, mais vous nous avez dit au début de l’été que vous aimiez le public le plus large… – Oui, mais le public, c’est quelques personnes représentatives, en fait, et dans mon cas, une seule personne, une femme simple, la meilleure des femmes… – Votre maman, suggéra Claire un peu trop précipitamment. – Eh bien non, figurez-vous. Je suis issu de la bonne bourgeoisie, mais mes parents se sont séparés quand j’étais très jeune. Ma mère était une sorte d’aventurière, très libre sexuellement, et mon père probablement trop sérieux pour elle. Il était historien, universitaire, bref boring, vous dites chiant, n’est-ce pas ? Bref, ma sœur et moi avons été élevés pendant plusieurs années dans le Kent, par une femme rose et bleue qui s’appelait Rose. Non, je ne plaisante pas. Son mari était pêcheur. Ils avaient une petite maison au bas d’une falaise. Rose avait un sacré tour de taille, elle sentait la vanille, avait la peau très douce, un immense talent pour les cookies et un goût immodéré pour les histoires sentimentales. Je revois ses yeux se remplir de larmes, je la revois se tamponner le nez avec un mouchoir roulé en boule… et j’entends son petit rire gêné quand on la prenait en flagrant délit d’émotion. – Alors vous avez écrit pour elle… – Non, au début, c’est elle qui me lisait ou qui me racontait des histoires, quand j’avais des crises d’angoisse. Ne vous moquez pas, nous parlions aussi de la famille royale. Nous savions tout. Nous collectionnions des photos… J’étais un peu féminin, je vous l’ai dit, n’est-ce pas ? Mes camarades se moquaient de moi parce que je jouais mal au soccer, au foot, comme vous dites, ou au cricket. Ma sœur était tout l’inverse de moi, garçonne, tout le temps dehors… Le mari de Rose passait son temps à la pêche ou au pub… Dans l’adversité, ou plutôt dans l’indifférence générale, nous communiquions parfaitement bien, Rose et moi. Et puis je me suis mis à lire à mon tour, et à raconter mes lectures, puis à inventer des histoires. Voilà, vous savez tout. J’ai passé ma vie à inventer des histoires pour faire rire ou pleurer une grosse dondon du Kent, qui me servait de mère, et mieux encore. – Elle vit encore ? demanda Georges. – Non, dit Nigel d’une voix plus douce, un peu lointaine, elle est morte assez jeune, à la cinquantaine, je pense, d’un infarctus. Le bon âge. Elle n’a pas eu à vieillir. Après notre départ, à ma sœur et à moi, elle s’était mise à boire du whisky… Je vais souvent fleurir sa tombe, avec des roses, bien sûr. Je lui dois certaines des heures les plus paisibles, les plus gaies, les plus heureuses de ma vie. Si, si, je vous assure. Georges se rend compte que Claire renifle. Angela au contraire a pris un air courroucé. Pierre paraît s’ennuyer. Tiens, il est torse nu, remarque Georges. On n’a pas fixé de dress code, mais quand même… D’où sort-il, ce type ? Et ce tatouage, je ne m’y ferai jamais. Mais Nigel a encore des choses à dire, et il tient à les dire. Il s’éclaircit la voix, on l’écoute à nouveau. – …et puis il y a l’intrigue. C’est le plus délicat, car cela se construit sur l’ensemble du livre. Pas question d’enfiler des crottes de biques, si vous me passez l’expression. C’est toujours Aristote qui commande : un début, un milieu, une fin. C’est-à-dire un seul début, et pas dix, et ainsi de suite. Et des énigmes toujours renouvelées pour avancer dans la solution d’un problème unique… des questions dont la réponse fasse peur ou pitié. La peur, ou les pleurs, en somme. En outre, le lecteur doit se poser des questions mais surtout croire qu’il est seul à le faire, cela joue dans le plaisir de lire, la fierté de comprendre. Alors il faut brouiller un peu les pistes… cela ne doit pas être trop facile, un livre, sans décourager les bonnes volontés, of course. – Eh bien, interrompt Georges, qui pense que la théorie a déjà trop duré, montrez-nous ce que vous avez préparé. Nigel se tait, il regarde ses quatre collègues chacun à son tour en tirant sur sa barbiche. – D’accord, mais c’est une esquisse, vous savez. Je n’ai même pas le nom des personnages… – C’est curieux, dit Pierre, moi, je commence toujours par là. – Non, poursuit Nigel, pour moi, c’est l’histoire qui accouche des noms, et jusqu’au milieu de l’écriture du livre, souvent, j’utilise des fantômes, du genre X-woman 1, X-woman 2, X-woman 3, X-man 1, etc. jusqu’au moment ou la solution devient évidente : X-woman 1, ce sera Sarah, ou Christine, ou Debbie… Une Christine ou une Debbie, cela n’a rien à voir… mais c’est dans l’action qu’elles se dévoilent. – Dites-moi, Nigel, j’aurais une solution d’attente à vous proposer, s’exclame Georges. Dans mes petits essais à moi, la jeune femme s’appelle Philio… – Philio ? P-h ? C’est un nom étrange, commente Angela. Jamais entendu. Cela doit être grec. D’après mes souvenirs d’école, philia c’est l’amitié… – C’est bien cela, dit Georges, et le garçon s’appelle Fabio… Nigel s’agite sur son ordinateur, puis reprend l’initiative : – Voilà, c’est fait. J’ai utilisé la fonction « remplacer partout » et ma X-woman 1 sera Philio. Mon X-man 1, en revanche, celui qui intervient au début, n’est pas l’amant en titre de Philio, c’est celui qui la sauve du suicide. C’est un haut fonctionnaire un peu à côté de ses pompes… vous n’auriez pas une idée ? – Je propose Laurent, dit Claire d’une voix douce. J’ai connu un Laurent parfaitement empoté, mais adorable. – Pourquoi pas ? Laissez-moi une minute… ça y est. On verra après si cela convient. Vous êtes prêts, vous m’écoutez ? Nigel laisse le silence reprendre ses droits. Le vent s’est complètement calmé, la mer en contrebas chuchote à peine. Il faut avoir l’oreille fine pour distinguer le chant sec des quelques cigales qui occupent le petit bosquet d’oliviers, là-bas, à côté du port. Nigel commence : « Laurent s’ennuie. Son travail l’ennuie, sa vie l’ennuie. Il doit rédiger pour demain un memorandum sur l’évolution des taux de nitrate dans les effluents industriels du département des Côtes du Nord… » – j’ai situé mon action en France, vous avez vu ? Je peux me le permettre, j’ai vécu plus de dix ans chez vous. Piqué, Georges ironise : – Les effluents, les effluents, parce que l’agriculture britannique ignore les nitrates, elle n’a jamais connu une seule vache folle, elle est vierge de toute pollution, bien sûr. Vos petits pois sont les plus écologiques du monde… Il suffit de les regarder… – Ne soyez pas si susceptible, Georges, s’écrie Nigel, qui continue, avant de s’interrompre presque aussitôt. « Laurent habite au sixième étage d’un immeuble cossu, avenue… » – Aidez-moi, Georges, j’ai un problème avec les noms… et si j’ai bien compris, vous avez un projet pour mes personnages, non ? – Un projet non. C’est juste pour voir… Vous me donnez une idée, Nigel, avec votre immeuble cossu. Disons que Laurent habite avenue Georges Mandel. M-A-N-D-E-L. On verra bien si cela marche… – Très bien, je ne sais pas ce que vous voulez faire, mais allons-y, et croisons les doigts… « Laurent habite au sixième étage d’un immeuble cossu construit dans les années soixante, avenue Georges Mandel. L’appartement est clair, spacieux. Mise à part la perspective du memorandum qui l’insupporte, le haut fonctionnaire a plaisir à sentir dans ses cheveux et sur sa peau l’air doux du printemps qui remue les rideaux entrouverts séparant son bureau de l’immense terrasse… Tout à coup, il entend un battement d’ailes. Il n’en croit pas ses yeux. Vient de se poser sur la balustrade de la terrasse une sorte d’oiseau exotique… à Paris, après les perruches à collier ! Quelle merveille ! Les tropiques nous rendent visite ! Le beau messager a un corps assez court, une petite houppe, un long bec, un dos bleu fluorescent, un ventre orange… Non, en fait, ce n’est pas si étrange, la silhouette est familière à Laurent. Il reconnaît un martin-pêcheur, un oiseau qui ne mérite sans doute pas la Une des journaux, mais un coup d’œil, sûrement. Laurent conserve une paire de jumelles dans une commode à proximité. Il se précipite, a juste le temps de mettre l’objectif au point et voilà que l’oiseau s’est envolé. Excité, curieux, et heureux d’échapper un instant à la corvée, Laurent s’empare cette fois de son bel appareil photo, et sort sur sa terrasse. La tache bleue s’est contentée de traverser la rue et volète au-dessus de la terrasse d’en face, en dessinant des cercles autour de la tête d’une statue romantique, qui se détache en gris sur un fond de lierre. La terrasse en question est légèrement en contrebas de la sienne. Laurent la voit parfaitement. Et en plus les conditions sont parfaites : une lumière un peu crue d’après la pluie vient de derrière Laurent. Le Nikon a un zoom puissant, Laurent ajuste la focale, cadre et presse le déclencheur juste au moment où l’oiseau à peine posé sur la tête de pierre soulève ses deux ailes pour repartir. Le cliché promet d’être réussi : sur le fond vert du mur de lierre, le visage gris de la statue, rongé de moisissures, mettra en valeur l’éclat du plumage de l’oiseau et la vivacité de son envol… La jeunesse et la mort. Il ne manque plus qu’une musique de Schubert, se dit Laurent, soudain mélancolique. C’est à ce moment que le jeune homme voit dans son appareil la femme sortir par la porte-fenêtre de l’appartement. Elle est grande et mince, elle porte une longue robe de couleur bleue, d’une nuance électrique qui évoque irrésistiblement le plumage de l’oiseau envolé, elle marche vite, mais avec le port d’une princesse. Laurent écarte l’appareil photo de ses yeux… puis s’en sert à nouveau, mu par une attraction irrésistible. La femme bouge comme une princesse, mais une princesse d’opéra qui va mourir. Elle trébuche, se rattrape à la balustrade. Laurent essaie de voir mieux son visage. Le zoom est décidément de grande qualité. La femme paraît ivre, elle pleure. Puis elle fixe le vide de ses grands yeux bleus… » – Verts, coupe Georges… – Comment cela, verts ? rétorque Nigel sur un ton offusqué. Puis il comprend et rentre dans le jeu. – OK, pas de souci. Nigel corrige immédiatement sur son ordinateur, et reprend : « Puis elle fixe le vide de ses grands yeux verts, avec une détermination mauvaise… Laurent comprend immédiatement qu’elle projette de se précipiter dans la rue du haut de la terrasse… Dans deux minutes, cinq ou dix, c’est sûr, elle le fera. Ce n’est pas du chantage, elle est seule. Sa décision est prise. Laurent n’est pas un homme d’action, mais c’est un homme intelligent et, s’il le faut, déterminé et méthodique. Il connaît l’immeuble d’en face, mais ne l’a jamais vraiment regardé. Il tâche d’enregistrer tous les éléments qui permettront d’identifier, depuis le rez-de-chaussée, la terrasse où se joue le drame qu’il veut éviter. Puis il sort de chez lui, très vite, tout en se forçant à respecter les rituels habituels : il prend une veste légère, ses papiers, son téléphone portable, ses clefs. Il s’agit de ne pas avoir à regretter un excès de précipitation. C’est en face, de l’autre côté de la rue, que les problèmes commencent. Laurent n’a aucun moyen d’entrer. À gauche de la porte vitrée, il y a une sonnette, qu’il actionne, mais la concierge de l’immeuble paraît absente. En tout cas elle ne répond pas. Au-dessous de la sonnette, un digicode, qui ne lui sert à rien. Une très vieille femme apparaît à une fenêtre du rez-de-chaussée à côté de l’entrée. Le jeune homme lui fait des signes. Terrorisée, elle écarquille les yeux et s’enfonce dans l’obscurité. Par chance, un homme approche à grands pas, escalade les quelques marches depuis la rue. Il sort une clef, regarde Laurent avec un peu de méfiance, mais ne s’oppose pas quand ce dernier entre après lui. En fait la concierge est là… Elle regardait la télé et faisait la morte pour ne pas avoir à se déplacer. Quand il frappe à sa porte vitrée, elle ouvre enfin. C’est une toute petite femme rondelette, très brune, très maquillée, aux jambes en forme de poteaux, vêtue d’une blouse bleu clair déboutonnée sur une robe beige. Il décrit ce qu’il a vu. Elle l’écoute avec une expression de plus en plus inquiète, puis se fige et reste paralysée, la bouche ouverte… – C’est une question de vie ou de mort… insiste Laurent qui lui prend les deux mains et les secoue. La concierge sort enfin de sa paralysie. Il l’interroge : – La grande terrasse avec la statue, c’est monsieur et madame… » – Qui, Georges ? demande Nigel… Georges sursaute… puis retrouve ses esprits… – Mes deux personnages à moi ne sont pas mariés… et je ne leur ai pas encore donné de nom de famille à l’un et à l’autre. Tout ce que je peux dire, c’est que la jeune femme s’est choisi un nom plus sortable que son vrai nom, je vous expliquerai après. Par conséquent, il lui faut un beau nom d’emprunt… Laissez-moi réfléchir… Que diriez-vous de… Fontaine ? Nigel fait une petite moue, hésite, puis tapote sur son clavier, et continue son récit : « – La grande terrasse avec la statue, c’est madame Fontaine et son ami… répond la concierge. C’est au cinquième. J’ai les clefs… non… Je ne les vois pas sur mon râtelier. Laurent lève les yeux au ciel… – Mais où sont-elles, nom de dieu… La concierge se tord les mains, puis les frotte nerveusement sur sa blouse d’avant en arrière. Elle s’écrie tout à coup : – Si ! Je les ai sûrement. La femme de ménage est venue hier. Elle a dû les rendre. D’habitude elle les laisse sur la petite table, là. Elle s’approche d’un guéridon, soulève un journal. Ouf, les clefs y sont. Elle respire, puis regarde Laurent… – Je monte, mais vous venez avec moi, j’ai trop peur… Dans l’ascenseur, la concierge s’enhardit : – Mais vous êtes qui, au juste ? – Eh bien votre voisin, même si on ne s’est jamais vus. Accessoirement, je suis haut fonctionnaire au Ministère de l’écologie… – Ah bon… ça me rassure… Laurent sourit intérieurement. Voilà un cerbère bien peu méfiant… – Et vous, vous vous appelez ? – Rodriguez, madame Amalia Rodriguez, madame veuve Amalia Rodriguez. Mon pauvre mari est mort il y a deux ans, d’un infarctus. Elle s’essuie un œil, machinalement, avec un pan de sa blouse. L’ascenseur atteint enfin le cinquième. L’angoisse reprend Laurent. Avant de pouvoir sortir sur le palier, il faut attendre qu’une porte intérieure s’ouvre en coulissant et que la porte palière se débloque. Le mécanisme est d’une lenteur ! Impatient, Laurent pousse deux fois sans succès. Enfin, on entend un déclic, ils peuvent tous les deux se précipiter au dehors, Laurent d’abord, puis la concierge. Mais le jeune homme s’efface et laisse Mme Rodriguez, dont les mains tremblent, introduire avec peine la clef dans la serrure. La porte résiste à la poussée. Laurent intervient, donne un coup d’épaule, entre dans l’appartement et s’arrête bouche bée. Dans la vaste entrée et aussi loin qu’on puisse voir dans le salon, règne un désordre indescriptible de meubles renversés, de miroirs et de vases cassés, d’objets, de fleurs dispersés… Laurent crie : – La terrasse, où est la terrasse ? Madame Rodriguez est à nouveau paralysée, les yeux ronds, mais elle réussit à indiquer, du menton, la direction du salon. Laurent se fraie aussi vite que possible un chemin dans le désordre de l’entrée, pénètre dans le vaste salon aussi chaotique et aperçoit la porte fenêtre largement ouverte et, au-delà, la terrasse, et, plus loin encore, un peu au-dessus, sa propre terrasse et les fenêtres de son appartement. Il a beau scruter toute la scène, il ne voit personne. Mon dieu, gémit-il, elle a sauté… Il avance, trébuche dans les pieds d’un guéridon. La terrasse elle-même est dégagée… Personne, ni à droite ni à gauche… Mais il entend un gémissement et aperçoit sur la rambarde deux mains qui s’agrippent. Il crie : – Madame Rodriguez, vite ! La jeune femme est suspendue dans le vide à la force de ses doigts. Elle a été retenue in extremis par l’instinct de survie, mais elle n’aura pas la force de résister bien longtemps. Laurent se précipite. Les mains de la jeune femme sont collées au parapet, il n’a pas de prise, alors il saisit au-dessous les deux poignets et au même instant sent qu’elle s’abandonne. Il reste là, sans bouger, reprenant son souffle, décontractant tous les muscles possibles pour concentrer son énergie sur ses mains, serrées sur les fins poignets. Puis il tire, doucement. Laurent n’est pas un athlète, mais la femme n’est pas trop lourde et sitôt qu’elle a pu agripper un de ses bras, non sans avoir lâché un énergique « Porra ! », Mme Rodriguez s’est révélée une auxiliaire aussi robuste qu’efficace. Elle l’a aidé en particulier à déposer doucement le corps inerte sur le sol de la terrasse. Elle a couru chercher des coussins, puis un linge imbibé d’eau pour baigner le beau visage. La jeune femme paraît quasiment inconsciente, sa respiration est irrégulière… Laurent passe son bras autour de ses épaules et tâche de l’asseoir. Elle est légère, fragile, et en même temps souple, musclée, d’une douceur incroyable. Laurent croit tenir un oiseau dans ses bras, un oiseau pas si fragile, un bel oiseau, fait pour s’envoler, pas pour s’écraser sur le pavé de Paris… » Au moment où Nigel lit ce passage, le regard de Georges est tourné vers Angela. Il la voit lever les yeux au ciel. Nigel ne voit rien, heureusement, car elle est derrière lui. Il poursuit. « – Encore de l’eau, s’il vous plaît, Madame Rodriguez ! Dans un verre. Madame Rodriguez n’est pas remise, elle répond dans sa langue : – Sim o senhor. Penché sur la jeune femme, Laurent la contemple avec une passion qu’il ignore lui-même. Il approche le verre de ses lèvres. Elle fronce les sourcils, puis ouvre les yeux. Pour Laurent, c’est un émerveillement. Il voudrait plonger tout entier dans les grands yeux verts à l’éclat aussi profond que la mer. » Georges guette l’effet de ces phrases sur Angela. Il n’est pas déçu, elle fait de la main droite, pour elle-même, un geste assez italien : elle dessine des ronds avec son poignet et sa main, des ronds désinvoltes, dans le vide, qui signifient sans équivoque : – parole, parole… Georges est partagé. Angela n’a pas tout à fait tort, et il se réjouit en même temps que Nigel ne puisse pas la voir. Cela lui ferait de la peine. Lu à voix haute, ce texte, pense-t-il, est à la fois efficace – il suffit de regarder l’effet qu’il produit sur Claire, littéralement frémissante – et risible. Il va être difficile de se mettre d’accord. Mais Nigel continue. « La jeune femme boit quelques gorgées, puis en buvant recouvre peu à peu sa conscience. Le souvenir de son grand chagrin revient, et son visage se fronce comme pour pleurer, avec une expression de petite fille. Puis elle se rend compte que le jeune homme bienveillant qui la dévore des yeux est pour elle un parfait inconnu. Elle se rebiffe : – Mais monsieur, qui êtes-vous ? Je ne vous connais pas. » Nigel s’arrête de lire. Il se tourne vers Georges. – Écoutez, Georges, à cet endroit, dans ma petite esquisse, j’entre dans les raisons de sa tentative de suicide. Il y a peu de chances que ce soient les mêmes que dans votre histoire à vous. – Mais, Nigel, Laurent n’a même pas appris qu’elle porte ce si joli prénom grec… On attendait qu’ils fassent vraiment connaissance. – Mais oui, renchérit Claire. – Cela ne fait rien, dit Nigel. Je préfère laisser les choses le plus ouvertes possibles pour les autres. Et puis je suis fatigué. Je suis un vieil homme, vous savez. Je vais me coucher. Vous prenez le relais demain, Georges ? Nigel se lève. En quittant la pièce, remarque Georges, il jette un drôle de regard en direction d’Angela. L’a-t-il vue faire ces gestes ? Ses lunettes sont épaisses et ont pu refléter quelque chose… Claire avait visiblement mille questions à poser. Mais le charme est rompu. Tout le monde se quitte très vite. Chacun regagne sa chambre. Chapitre V. Clair de lune Le lendemain, Georges se leva tôt. Il pensait petit-déjeuner seul. Mais la cuisine n’était pas vide. Il y trouva Nikos et Pierre, qui coexistaient, sans échanger un mot. Par la grande baie ouvrant du côté Est, dans la direction du petit port, le soleil pénétrait à flot, traversait la pièce commune, puis la terrasse et parvenait jusque dans la cuisine. On sentait que la grosse chaleur de l’été commençait à passer. La pièce était séparée de la terrasse par un rideau de fine cotonnade multicolore qui s’agitait doucement. La fraîcheur était délicieuse. Nikos, l’air maussade, astiquait les brûleurs de la cuisinière à gaz. Georges n’avait jamais vraiment regardé ce grand type très brun, qui était devenu peu à peu aussi poilu que son père. Il le croyait demeuré à l’état de grand dadais un peu taré, peut-être un peu dégourdi par son séjour à Athènes, mais à peine. Avant de penser à autre chose, Georges eut le temps de se dire que le personnage n’était peut-être pas aussi simple que cela. À son arrivée, Nikos le regarda de biais, le salua de quelques mots en bon anglais, polis mais sans l’obséquiosité reconnaissante que Georges attendait, plus ou moins consciemment, de sa part. Il proposa du café, sortit du four une baguette de pain, la posa sur la table, sortit du frigo du beurre et de la confiture, et se remit au travail, faisant sentir qu’il avait été interrompu. Quant à Pierre, vêtu d’un simple slip de bain, il avait les yeux dans le vague et les coudes sur la table, ses deux mains enserrant un grand bol blanc comme un calice, où il buvait de minuscules gorgées. À l’arrivée de Georges, il se contenta d’un signe de tête et d’un sobre : – Salut, ni aimable, ni hostile. Georges se servit du café, lui aussi, prit du lait dans le frigo, du sucre, beurra une tartine, et, respectant ce silence masculin, commença à petit-déjeuner. C’est Pierre qui rompit le silence : – Alors, c’est toi qui t’y colles, aujourd’hui ? Georges décida de ne pas relever le tutoiement. Ce jeune homme n’avait visiblement aucune éducation, et aucune idée du prestige de son hôte et de sa maison d’édition. Mais bon, c’est lui, Georges, qui avait choisi ce butor en surfant sur le net. C’étaient sans doute les mœurs de la jeune génération. Il devait se mettre au diapason. Il répondit : – Eh bien oui, et je t’avouerais que ça me fait un peu chier. Je ne suis pas écrivain, moi, je suis éditeur. – Il vaut mieux savoir ce qu’on vend, tu crois pas ? Même si c’est de la merde. Surtout si c’est de la merde, non ? À propos, t’as pensé quoi du best-seller à l’anglaise, hier au soir ? – Faut savoir ce qu’on veut, répondit Georges, c’est pas du Shakespeare, c’est sûr, mais on n’est pas là pour ça et je veux bien croire que sa nounou du Kent aurait aimé les émois de Laurent devant sa nouvelle copine, madame Rodriguez aussi, soit dit en passant, et ça fait du monde. – T’as raison. Faut savoir ce qu’on veut, OK, mais toi, Georges, qu’est-ce que tu veux exactement ? Qu’est-ce que tu cherches ? Qu’est-ce que tu attends de nous, au juste ? Pierre avait de la suite dans les idées, mais Georges fut sauvé par Claire, qui entra soudain, vêtue d’une robe bustier orange vif. Elle embrassa tout le monde sur les deux joues, y compris Nikos. Elle demanda du thé. La bouilloire se mit bientôt à chanter. Claire enfonça le clou : – C’est à vous, aujourd’hui, mon cher Georges… – Eeeeh oui, fit Georges, sur un ton résigné qui fit sourire Pierre. – Si j’ai bien compris, vous avez écrit les aventures de cette jeune femme aux yeux verts qui s’appelle Philo… – Philio, ma chère Claire, Philio. La philo, c’est autre chose. – Bon d’accord, elle s’appelle Philio. Tout ce que nous savons, pour l’instant, c’est qu’elle avait décidé de mourir. Pierre intervient : – Mais on sait mille autres choses, Claire : elle habite avenue Georges Mandel, à Paris, un bel appartement. Il y a de l’eau dans le gaz avec son Jules, qui a dû sacrément la décevoir, si l’on en croit le désordre qu’elle a mis chez lui. Mais en général, le suicide n’est pas un geste de colère. Il a dû lui faire quelque chose de plus grave, son mec. Il a dû attenter à son identité, lui faire un truc qui l’humiliait, qui la salissait. Georges nous a dit aussi qu’elle vivait sous un faux nom, Fontaine, pour faire oublier son passé… Elle devait être d’autant plus susceptible. OK, Georges ? – Pas mal, je vois que tu écoutes. – Mais dis-moi, Georges, poursuit Pierre, ton scénar., c’est une vengeance ? – Eh bien… oui… – Tu trouves pas ça un peu linéaire ? – Linéaire ? – Bin oui, un peu prévisible, quoi. Ça fait de bons trucs, je nie pas, comme le Comte de Monte-Cristo. Ça satisfait des pulsions chez le lecteur, et ça peut marcher, mais c’est peut-être un peu just, comme principe de construction. Georges est en train de réviser son jugement sur Pierre. Mais il a fini de petit-déjeuner et ne veut pas trop déflorer son intervention de l’après-midi. Il se lève. En guise de conclusion, il lance : – Eh bien, nous tâcherons d’arranger ça tous ensemble. Il se lève et remonte dans sa chambre. Il a prévu d’aller se baigner de l’autre côté de l’îlot, sur la côte Nord et doit se tartiner soigneusement de produit solaire. À cinq heures, pour la deuxième fois, le club des cinq se réunit, quatre dans des fauteuils, Angela sur les hauteurs de sa chaise. Georges commence par des compliments appuyés à l’intention de Nigel, « notre maître à tous », grand spécialiste de littérature populaire, « qui n’est pas la plus simple, contrairement à ce qu’on pourrait penser » et enchaîne sur des excuses : « je vends des livres, hélas, et si j’avais le talent d’en écrire, cela se saurait, mais bon, comme me le disait ce matin même notre ami Pierre, il faut connaître ce qu’on vend ». Puis il s’arrête, et laisse le silence créer de la concentration. – Je vous ai apporté trois petits textes, ou plutôt trois scènes… Je compte sur votre indulgence… Et il lit pour commencer le texte érotique qu’il a enregistré dans le dossier « Projet Agathonisi » sous le titre « Réveil » et le n° 1. Il a pris la peine de faire un tirage papier, car il a des difficultés à éloigner l’ordinateur de ses yeux, et il ne souhaite pas ânonner… Sur le papier blanc, le texte paraît nu, impudique. Georges se rend compte qu’il rougit en le lisant. Philio contemplant le bas de son propre corps, et celui de son amant, dans le miroir, le souvenir des étreintes passées, la frénésie soudaine, la langue charnue pénétrant la bouche paresseusement entrouverte de la jeune femme… Les images se succèdent et il croit sentir une sorte de tension sexuelle s’installer dans son petit public. Un groupe de cinq personnes, aux âges, aux personnalités, aux orientations différentes, se dit-il, ne peut pas vivre ensemble une expérience pareille… Sans doute pas tous… et pas sous l’effet d’une plume aussi inexpérimentée que la sienne… Mais quand il lève la tête et que son regard croise celui d’Angela, il se rend compte qu’il n’a pas rêvé. La jeune italienne porte sur lui un regard attentif, plus qu’attentif, intense. Ce n’est pas le regard perdu d’une femme en proie à un désir urgent, ça non, mais il sent que son imagination s’est mise en route et mobilise avec elle des émotions puissantes… Claire a sur le visage une expression complexe, faite de surprise, d’attention, d’anxiété… mais on peut se demander si, au-dessous de toutes ces protections stratifiées, il n’y a pas aussi du désir. Nigel n’est pas sans émotion non plus, si l’on se fie à sa façon compulsive de tirer sur sa barbe blanche et rousse. Pierre, quant à lui, regarde Georges avec un petit sourire, Georges qui évite de croiser son regard. La tension diminue avec le deuxième texte – la « négociation de charme », cet entretien avec le faux émir, où Philio fait tous ses efforts pour se hisser au niveau « professionnel », dans les limites permises. Georges sait exactement à quels endroits il a cédé non pas tant à son propre machisme, quoi que…, qu’à celui qu’il prête à son lecteur ; il sait exactement à quels moments Angela lèvera les yeux au ciel. Deux choses lui deviennent claires en même temps : qu’il n’écrit pas pour la nounou de Nigel, mais pour un homme, et que fondamentalement Angela a raison d’affirmer son féminisme. Si l’on n’admet pas les « parole » à la manière de Nigel et une sensibilité un peu « unisexe », eh bien les émotions courantes, celles qu’on cherche à éveiller spontanément, sans y réfléchir, sont celles du prédateur et de sa proie… Que les hommes y trouvent leur compte, c’est une chose évidente… mais qu’y découvrent les femmes, du moins certaines d’entre elles, sinon la confirmation confortable du rôle mineur dont elles ont hérité ? Georges est un mâle plutôt traditionnel, mais la sensibilité malheureuse de sa mère a aussi imprégné la sienne. Il se demande ce que Claire et Angela vont lire comme textes au petit groupe. Oui, ce sera une expérience amusante… Il est sûr qu’Angela ne comparera pas son héroïne à un oiseau, surtout pas une pigeonne. La tension remonte avec le supplice de Philio, le récit que Georges a enregistré sous le titre « le piège ». Il a choisi sans s’en rendre compte pour ce dernier texte des passions plus « tordues ». Tout le monde aime à détester chez le faux émir la contradiction entre le pouvoir politique et l’impuissance sexuelle… mais où est le rapport ? Pervers aussi le sexe érigé de l’acolyte noir du faux émir, et son double usage, pour la souffrance et pour le plaisir. Angela va hurler, se dit Georges, tout en poursuivant sa lecture. Maintenant, Georges a fini, Georges se tait. Un long silence suit la malédiction de Philio, et l’atroce découverte de la trahison de Fabio… C’est Pierre qui prend le premier la parole : – eh bien, si je ne me trompe, nous avons des personnages et le début d’une intrigue… J’aimerais bien savoir qui est ce faux émir, et quelle relation il a avec le vrai, parce qu’enfin, on n’organise pas des auditions au Meurice comme ça, sous une fausse identité. – Eh bien, la balle est dans ton camp, mon cher Pierre, à toi demain ? Pierre ne dit ni oui ni non : – On verra… Après cela, plus personne n’intervient sur la prestation de Georges, et la conversation dévie sur les beautés de l’île. Le premier trésor est la plage juste en contrebas de la maison. Kostas a fait planter entre la maison et l’aplomb de la falaise un petit bosquet de lauriers-rose et un figuier qui donne déjà des fruits. Un sentier de quelques pas traverse le bosquet et mène à une sorte de balcon, protégé du vide par une balustrade solide. Sur la gauche s’ouvre l’escalier aux marches inégales qui plonge vers la plage, sur une hauteur totale de plus de quinze mètres. Sur la paroi de calcaire doré où l’escalier a été posé ou scellé, ont poussé quelques touffes de ciste et de chardons-soleils. En bas, la plage est couverte de galets blancs et s’enfonce doucement dans l’eau. Une barre de rochers, à quelques dizaines de mètres du bord, enferme une sorte de piscine naturelle, aux eaux cris- tallines, dont la profondeur ne dépasse pas trois mètres. On y voit des poissons pâles à bandes horizontales bleu argent, quelques-uns plus colorés. L’atmosphère marine n’y est pas exubérante, mais harmonieuse, paisible. Le reste de l’île, malgré son apparence aride et monotone, recèle des cachettes merveilleuses, minuscules plages de sable, criques, grottes terrestres et sous-marines… Chacun raconte ses découvertes. Georges profite de l’occasion pour conseiller à ses ouailles d’être prudentes, notamment en descendant l’escalier de la plage, de bien se chausser, et surtout de se protéger du soleil. L’Ouzo, servi avec des calamars frits et des olives, relance un peu la conversation, mais le repas, pris en commun, se termine presque en silence. Claire observe en bâillant : – En somme, c’est fatigant de se reposer. Tout le monde se couche et s’endort tôt. Cette nuit-là, Georges se réveille vers quatre heures. Il ressent comme une sorte d’appel. La lune n’est pas complètement pleine, mais très grosse, très lumineuse. Dans le ciel, elle répand autour d’elle une vapeur dorée. À partir de l’horizon, elle trace dans la mer comme un chemin d’argent, dirait Claire. Georges hésite à mettre un maillot de bain, puis décide de rester nu, mais il prend une serviette et chausse des nu-pieds pas très élégants mais bien fixés. Tant pis pour l’esthétique et merde à l’érotisme, se dit-il, il fait nuit, personne ne le verra. L’essentiel est de ne pas se casser la g… dans l’escalier ni se tordre les pieds sur les galets. La maison est silencieuse, mis à part le ronflement de Nigel, le tic tac de l’horloge du salon, et le lointain crissement des cigales du port. Dehors, Georges s’arrête pour respirer profondément l’air tiède. Il traverse le bosquet de lauriers-roses, atteint le balcon, prend l’escalier à gauche et descend précautionneusement les marches en se tenant à la rambarde. Il s’arrête sur un petit palier, à mi descente. La lune inonde de sa lumière laiteuse la plage et la piscine naturelle qui la prolonge, elle fait même briller d’une lueur étrange les galets couverts d’eau. Le spectacle est féérique. Soudain, Georges tend l’oreille. Il a perçu deux sons, l’un au-dessous de lui, comme un roulement de pierres, l’autre au-dessus, qu’il n’identifie pas. Un frottement, peut-être. À moins qu’un des bruits ne soit l’écho de l’autre. Un peu inquiet, Georges reprend sa descente. La petite plage paraît déserte. Rien à droite, rien à gauche, rien devant, sinon, sur le fond lumineux, l’ombre noire des rochers qui ferment la piscine. Rassuré, Georges pose sa serviette sur les galets et s’avance vers l’eau. Elle est fraîche d’abord, mais très vite elle devient tiède, accueillante, enveloppante. Georges fait quelques brasses. Il a rarement connu plaisir aussi grand et aussi simple. Il chuchote en ricanant : – Putain, je suis dans un roman de gare ! Mais il oublie bientôt le sarcasme, faute de destinataire, et se livre tout entier, tout nu, à sa fusion avec l’eau féminine. Tout à coup devant lui, du côté du large, du côté des rochers noirs, sans doute possible, quelque chose a bougé. Georges fait encore quelques brasses, mais le charme est rompu. Son cœur bat trop vite, il est inquiet. Alors il nage en arrière vers la plage, reprend pied, parvient au sec, retrouve sa serviette, s’essuie et se retourne. Et il voit sur l’eau blanche une tête noire, de longs cheveux luisants, un corps qui s’approche en nageant, qui prend pied à son tour, sort de l’eau en marchant d’un pas chaloupé, et vient se coller à lui. Il reconnaît Angela. Cachée dans l’ombre des rochers, elle observait son corps blafard, Georges jette sa serviette sur les galets, s’allonge et attire à lui la jeune italienne qui s’ouvre avec le même abandon que Philio. Leur étreinte est intense et spontanée, naturelle… comme s’ils connaissaient déjà le corps de l’autre. Georges se demande si leur première fois, en réalité, ne remonte pas au matin, et si les mots qu’il a lus n’étaient pas leurs premières caresses. Ils restent longtemps côte à côte, apaisés, heureux… émerveillés par le spectacle frémissant de la lune qui caresse toutes choses de son pinceau blanc. Georges redit, cette fois à voix haute : – Putain, on est en plein roman de gare ! Angela pouffe de rire, se lève, se baisse et l’embrasse sur le nez, se retourne vers l’escalier abrupt et l’escalade quatre à quatre. Elle est nue comme un ver et ne s’est embarrassée ni d’une serviette ni de sandales. L’éclat mobile de ses fesses lourdes et musclées ravive le désir de Georges. Georges, qui remonte à son tour les marches nombreuses. Il est moins jeune et souffle un peu. À mi-hauteur, il s’arrête à nouveau. Il lève les yeux vers la haute silhouette de la maison de Kostas. Les ouvertures noires semblent des yeux morts… Il sent une autre présence, hostile cette fois. Il reste plusieurs minutes sur l’avant-dernier palier, pour reprendre son souffle. Mais il hésite aussi, au moment de rejoindre la masse noire du bosquet de lauriers. Il finit par prendre son courage à deux mains et commence l’ascension des dernières marches. Cette fois, aucun doute. Il entend un souffle animal ou humain. Il lève les yeux et aperçoit soudain, bien découpée sur le fond bleu vif de la nuit, une haute silhouette tordue, un bras brandi et une main qui va abattre sur lui une grosse pierre. La découpe noire lui évoque une affiche terrifiante du Nosferatu de Murnau. Pétrifié, il crie : – Non ! et se recule de quelques centimètres, mais sans cesser de s’agripper des deux mains à la rambarde. Sa lenteur précautionneuse le sauve. La pierre le frôle, ricoche sur le métal et tombe dans le vide. On entend le choc sec de sa chute sur les galets. Georges a le cœur qui bat follement, de peur, et de colère. Le silence s’est réinstallé. Georges se force à prendre le temps de se calmer, de réfléchir… Ils sont isolés tous les six. Il n’y a pas de police à appeler. Affoler tout le monde ne servirait à rien. Il décide de s’enfermer dans sa chambre pour le reste de la nuit. De son lit, on ne risque pas de le précipiter dans le vide. Demain est un autre jour. Il dort deux heures à peine, épuisé. Il s’éveille au moment où l’Orient est déjà rouge. L’agitation le reprend aussitôt. Il reste étendu dans son lit, à tourner et retourner les mêmes questions et les mêmes réponses. La tentative d’assassinat est avérée, et maligne : sa chute aurait entraîné le choc de sa tête sur des marches de béton ou des rochers. Qui aurait pu savoir ensuite qu’on l’avait assommé ? Quant à l’escalier, on voyait d’un seul coup d’œil qu’il pouvait tuer. Malheureusement, le mobile et le criminel ne sont pas moins clairs : l’homme a dû assister à ses ébats avec Angela et en concevoir une jalousie criminelle. C’est une simple compétition amoureuse entre lui et, selon toute vraisemblance, le jeune Nikos, le seul sur l’île à être assez fougueux et sauvage pour se conduire ainsi. Nigel est sûrement hors du coup, en raison de son âge, de ses tendances sexuelles, et de l’ensemble de sa personnalité. Pierre, évidemment, ferait un candidat plus plausible, mais ce que Georges découvre de son caractère, depuis le début du séjour, rend la chose improbable. Non, c’est sûrement le jeune Grec. Mais quid de la cohabitation, maintenant ? Quid de la suite du projet ? Quoi dire de l’incident, à qui ? Georges finit par conclure : la sécurité d’abord, priorité ensuite à la poursuite du projet. Il va donc prendre, personnellement, toutes les précautions possibles, en s’arrangeant pour que Nikos sache qu’il sait. Deuxièmement, il va mettre Angela au courant, car elle aussi est menacée, sinon par la violence du jeune homme, du moins par ses avances. Pour le reste, motus. On continuera comme si de rien n’était. Georges se rendort en se demandant ce qu’auraient fait les autres, isolés sur l’îlot, en compagnie d’un cadavre, celui de leur hôte, fracassé sur les galets de la plage… Chapitre VI. Target one Les deux nouveaux amants se retrouvent par hasard à la cuisine, un peu avant onze heures. Il commence à faire très chaud. Visiblement, Angela ne tient pas à officialiser leur liaison. Elle le vouvoie en le saluant et se comporte avec lui exactement comme la veille. Nikos est là, affairé devant l’évier. Il reste le dos tourné et articule un vague – Morning, pour répondre au salut de Georges, qui frémit rétrospectivement en regardant la large carrure du jeune homme. Il lui faut absolument échanger quelques mots en privé avec la jeune femme. Après avoir bu rapidement son café, il prend le parti de sortir sur la terrasse en faisant un vague signe derrière son dos. Elle comprend le message et le rejoint très vite… Par la fenêtre qui donne sur la cuisine, on aperçoit la silhouette de Nikos toujours affairé, mais le jeune homme est trop loin pour entendre. Georges raconte en quelques phrases sa mésaventure de la veille : – Quoi ! Ce n’est pas possible. Tu es sûr ? Tu as bien vu ? Il faisait nuit… Elle le tutoie sans y réfléchir… Elle va sûrement continuer. En pensée, Georges remercie Pierre d’avoir initié cette mode avec lui. – Je t’assure. La nuit était claire, tu te souviens. La pierre est passée tout près. Si je ne m’étais pas tenu des deux mains à la rambarde, je serais sûrement tombé en arrière et j’étais fichu. – Mais enfin, pourquoi… – Il a dû nous voir. – Ah… et tu crois que… – Il doit être jaloux. Angela esquisse un drôle de sourire et remarque : – Tu vois où ça mène de raconter des histoires affreuses… et toi qui disais hier soir qu’on était au beau milieu d’un roman de gare, tu ne croyais pas si bien dire. Georges sourit lui aussi. Puis il fronce les sourcils : – Nous n’avons pas affaire à un débile léger mais à un psychopathe… Peut-être qu’on devrait tout arrêter, expliquer la situation aux autres, et rentrer tous à la maison chacun de son côté… Angela dit simplement : – Non. Il attend qu’elle s’explique. Elle paraît plongée dans une réflexion compliquée. Elle lève la tête soudain : – À Paris, l’autre fois, tu as dit que nous serions isolés… – En effet, si Nikos disparaissait, nous serions complètement coupés du monde, il y a le petit bateau, tu sais, mais il est le seul à savoir s’en servir… – Justement, c’est moins risqué. On a une porte de sortie. Et même si Nikos disparaissait, comme tu dis, cela ne doit pas être si terrible à manier, un petit bateau comme ça. Tu te souviens, tu ne voulais pas faire un colloque ici, mais écrire pour de vrai. L’occasion se présente de faire encore mieux. Nous allons le vivre ce roman… Georges sourit. Angela ajoute : – Je vois à ta tête que tu y as déjà pensé… – Oui, mais c’est plus dur que la fiction, la réalité, il faut un grand organisateur… – Oui, une sorte de bon dieu… – Pourquoi faut-il qu’il soit bon ? Angela jette sur Georges un regard inquisiteur : – Qu’est-ce que tu as derrière la tête, exactement ? Georges élude : – Moi ? Mais rien, rien du tout, je t’assure… – Bien, on en reparlera. En pratique, qu’est-ce qu’on fait ? – Il faut réfléchir au scénario. Pour l’instant, ne changeons rien… Il ne s’est rien passé… Supposons que j’ai rêvé… – Sauf que, d’après toi, nous cohabitons avec un fou. – Alors ouvrons l’œil, c’est tout, et ne restons pas isolés. À cinq heures, Angela arrive en avance, remet sa chaise dans la cuisine et s’installe dans un fauteuil. Ils seront tous en cercle à la même hauteur autour de la table de verre où Nikos a placé comme d’habitude, à l’heure fixée, un grand pichet de thé glacé, cinq verres et un bac à glaçons. Pierre est un peu en retard… Claire se plaint d’un méchant coup de soleil sur sa peau blanche, Nigel sort à peine de sa sieste et bâille. Georges est sans doute celui qui attend la séance avec le plus de curiosité. Pierre commence : – Avec moi, pas de théorie, enfin presque pas, pas de vocabulaire compliqué, pas de passés simples, « il fit », « elle chanta ». Moi, ce que je kiffe, c’est de kiffer… – C.Q.F.D. commente Georges. OK pour moi, si tu tiens la route. – Qu’est-ce que tu dis, Pierre ? demande Angela, je ne comprends pas un mot de tout ce charabia. Pendant que Georges explique C.Q.F.D., Claire se redresse soudain dans son fauteuil et prend un air courroucé. Georges s’interrompt : – Oui, Claire ? – Cela ne va pas, mais pas du tout, ce n’est pas juste. Toi et Pierre vous vous êtes mis à vous tutoyer sans prévenir, et maintenant c’est avec Angela… À moins qu’on ne me cache des choses… Nigel intervient : – Je vous propose la communication à l’anglaise : personne ne tutoie personne puisque personne ne vouvoie personne, et vice versa… On se dit you, quoi… Claire prend la remarque au pied de la lettre : – Mais j’ai du mal en anglais, vous allez souffrir… – Ce qu’il veut dire, dit Georges, c’est que nous allons tous nous dire tu. Pas d’objections ? Claire est ravie. Elle se renfonce dans son fauteuil en ajoutant juste : – Mais j’aurai quand même besoin d’un peu de temps… Pierre attend. Quand le silence est revenu complètement, il reprend. – Pas de passés simples, donc, pas de commentaires, mais surtout des faits, des actes. La meilleure manière de connaître quelqu’un, c’est de le regarder agir… Il vaut mieux dire que quelqu’un se prend la tête dans ses mains plutôt que de dire qu’il pleure et pourquoi… – Attends, attends un peu, l’interrompt Angela, j’ai l’esprit de l’escalier, pardonne-moi. Georges parle chinois, mais toi aussi. Tu as dit tout à l’heure une phrase que je n’ai pas comprise, tu demandais qui fait, mais qui fait quoi ? – Moi non plus, je n’ai pas compris à ce moment-là, dit Nigel. – Kiffer, c’est de l’argot, précise Pierre, ça veut dire aimer. Je disais simplement, comme saint Augustin, que ce que je kiffe c’est de kiffer, ce que j’aime, c’est d’aimer… – Alors là, tu me troues, dit Georges, et tout le monde se met à rire. Pierre reprend : – Nous sommes d’accord ? Philio est une jeune femme aux yeux verts irrésistibles, longue, mince, au corps à la fois fragile et musclé, un bel oiseau, OK, Nigel ? Nigel ne réagit pas. Il paraît même penser qu’on se moque de lui. Pierre enchaîne. – Elle a rencontré un type riche, de toute évidence, et qui se distrait en œuvrant pour des causes humanitaires. Elle qui vient de la banlieue, ça la change des boulots de survie. Elle trouve avec lui l’occasion de carrément changer de classe sociale. Elle apprend à parler, à s’habiller, à engueuler les vendeuses… Et puis un jour, son Fabio lui demande de l’aider à faire signer un contrat entre son organisation et un émir… – Nous savons tout cela, dit Nigel en se versant un verre de thé glacé. – Mais oui. Je résume, c’est tout. Cet émir, en fait, est un faux émir dégénéré qui va polluer Philio en la tripotant, et la faire violer par un jeune type, je dis bien faire violer, et tout cela avec la bénédiction de son amant. Vous comprenez pourquoi je résume : ça colle pas. S’il est impuissant, le faux émir, on comprend pas vraiment pourquoi il veut tellement niquer une jolie meuf, – Alors ça, mon vieux, c’est naïf, dit Georges. Tu es trop jeune, Pierre. Si tu savais les folies que font les vieux les plus décatis pour des nymphettes dont ils veulent juste toucher les nichons… Dans mon milieu, ça ne manque pas. – Vous devenez vulgaires, les garçons, proteste Claire. Pierre continue son dialogue avec Georges : – Je le sais bien, que les vieux c’est vicieux, tu verras tout à l’heure. Mais surtout, quel est l’intérêt de Fabio ? Il fait signer le contrat à quelqu’un qui n’en a pas de pouvoir, et il sacrifie à cette opération merdique la plus belle femme du monde. – Georges, directement mis en cause, proteste : – C’était à toi de trouver une solution, c’était ton boulot… – C’est bien ce que j’ai compris. Mais attention, les amis, on change d’univers. Vous êtes prêts ? À ce moment Nikos, que personne n’attend, entre dans le salon, et demande à parler à Georges, qui essaie en vain de croiser son regard. Il veut savoir s’il peut aller pêcher quelques poulpes, pour demain, ce qu’on fait, paraît-il, en fin de journée. Cela signifie que les hôtes de Georges devront s’occuper eux-mêmes du dîner, mais il a laissé tout ce qu’il faut : tarama, tzatziki, caviar d’aubergine, etc. etc. Tout le monde hoche la tête en signe d’approbation. Angela fait un clin d’œil à Georges, qui répond : – Go, please go, Nikos, but take care… Pierre commence à s’impatienter. – Alors vous la voulez, mon histoire ? Le silence règne enfin. « Fabio n’est pas parti sur les bords du Golfe Persique. Il a pris l’autoroute A 13 pour la Normandie. Il s’est réfugié dans la bien nommée cité balnéaire de Trouville. Le SMS de Mehmet était très clair : – Tu te casses pendant quatre jours, pas trop loin. Tu reviens quand on te dit. Fabio laisse sa petite valise dans le premier hôtel venu. Il ne sait pas comment occuper son temps. Il longe le front de mer au volant de son Audi, puis il la gare, s’achète une tenue de sport, arpente la plage. Il se baignerait bien, mais la saison est finie depuis plusieurs semaines. Le soleil est encore chaud, mais le fond de l’air est frais, et l’eau doit être déjà froide. Pas de doute, c’est la déprime qui le gagne. À la devanture de la pharmacie, la créature de rêve a des yeux verts moins beaux que ceux de Philio. Elle est trop maigre en comparaison, trop garçonne. Philio est longue et souple, mais c’est une vraie femme. Il remonte dans sa voiture, se prend la tête dans ses mains. Il a le sentiment qu’un étau se resserre autour de sa poitrine. Il repasse dans sa tête les événements de ces derniers mois. Qu’est-ce qui a cloché pour qu’il en arrive là ? Celui qui l’a mis en contact avec les services de l’émirat n’est pas n’importe qui. Ce n’est rien moins que le conseiller du cheikh Zeyeid, Abi Ditar, dont il a obtenu les coordonnées par Marc Lejeune, le chef de la section Orient de son organisation. Jusque-là, rien que de banal. On ne peut pas avoir des contacts personnels partout. Il savait bien qu’il y avait des personnes louches qui gravitaient autour de Ditar, mais les rumeurs étaient politiques, on parlait d’islamisme radical, de financements occultes de groupes terroristes au Maghreb… Il savait bien qu’il n’y a qu’un pas souvent entre les trafics habituels de la pègre internationale, la drogue et le sexe, et les manipulations politiques, avec pour interface le trafic d’armes et les réseaux financiers et logistiques communs aux deux activités. Oui, il savait tout cela, mais il n’avait parlé à Ditar que de puits à grande profondeur, de pompes solaires… Ensuite, Mehmet… l’énorme Mehmet, Mehmet le vicieux. C’est vrai, il aurait dû se méfier. C’est le gros type qui s’est imposé dans les négociations après les premiers mails échangés avec les services administratifs de l’émir à Ajman. Il a pu tout aussi bien intercepter les mails et s’immiscer dans une relation qui ne le regardait pas. Mais pourquoi ? Une chose est de grenouiller dans l’entourage des puissants avec des intentions plus ou moins mafieuses et terroristes, une autre est de parasiter une entreprise humanitaire… À moins que d’emblée, se dit Fabio, le gros Mehmet n’ait eu pour but de s’approprier la femme… Fabio repense soudain à une double page dans le magazine Keyhole. Un numéro paru quelques mois plus tôt, en mars. On les voyait tous les deux sur une plage brésilienne, bronzés, presque nus. Il y avait un encart avec un gros plan sur le visage souriant de Philio, ses grands yeux verts et ses dents parfaites. À ce moment-là, il était si fier de leur beauté insolente à tous les deux… Après, Fabio n’a plus qu’à regarder en face la triste suite de ses illusions et de ses lâchetés : Mehmet avait su détecter ses points faibles de jeune homme riche, le snobisme et le goût du pouvoir. Il l’avait appâté avec ses relations supposées avec l’émir, sa promesse de lui faire signer le contrat et de faire valoir ce succès auprès de sa hiérarchie, de faire de lui le conseiller de l’émir… rien que ça. Et Mehmet de lui annoncer un jour qu’il ne pouvait pas les mettre face à l’émir – un homme impatient, tranchant, qui jugeait les gens sur un regard – s’il ne faisait pas connaissance lui-même avec la femme de Fabio… Il fallait savoir de quoi elle était capable, ce qu’on pouvait gagner ou perdre à la présenter, comment il faudrait préparer l’entrevue, etc. De là l’idée d’une répétition générale, où Mehmet jouerait le rôle de l’émir… » – Eh bien, dis-moi, dit Georges, quelle imagination ! – Ça a été dur, dit Pierre… Mais attends, le raccord est fini, c’est la suite qui m’a amusé. « Après l’entrevue factice, Mehmet avait dévoilé à Fabio quelques-unes de ses vraies intentions… faire se rencontrer Philio et l’émir, la lui livrer pour être exact… La récompense serait un poste de ministre. Et Fabio avait dit oui… sans poser une seule question sur la manière dont cela se passerait, si Philio serait consentante ou non… Et quand on lui avait commandé de s’éloigner, il avait obéi, c’est tout. Le front sur son volant, le jeune homme prend la pleine mesure de ses actes. Ce n’est même pas à l’émir qu’il a livré son amie, acte déjà impardonnable ; c’est à Mehmet, c’està-dire à la laideur la plus immonde, au vice le plus vulgaire. C’est inexpiable. La colère contre lui-même le fait sortir de sa torpeur, il démarre en trombe, manque d’écraser une vieille dame à la sortie du parking. Il longe à nouveau le front de mer. Le soir tombe en prenant une couleur brunâtre, la mer est d’un gris vert peu engageant, le sable est jonché d’algues noirâtres qui s’agrippent les unes aux autres, comme si elles voulaient s’entraîner dans les profondeurs, se noyer mutuellement. Fabio pile devant son hôtel. Il y a un bar-restaurant attenant. Il prend un verre avant de dîner, un Martini Gin, puis deux, puis trois… à chaque fois une cuillerée de Martini, cinq centilitres de gin. Il laisse l’olive sur la soucoupe. Il y en a trois maintenant, trois olives vertes luisantes, que Fabio ivre à demi contemple hébété comme si c’étaient des trapézistes. La fille du bar est très maquillée, elle a une robe noire tachée de rouge, une silhouette filiforme, mais des plis amers autour de la bouche et un cou fripé. Elle trouve Fabio à son goût, s’accoude face à lui, et s’enhardit jusqu’à lui toucher la main. Il la repousse violemment. Sa grossièreté effraie la femme, dont les yeux s’emplissent de larmes. – Pardon, pardon, excusez-moi, balbutie-t-il, j’ai de gros soucis, vous savez… Où est le restaurant ? Le visage fermé, la bouche tremblante, la barmaid lui indique une porte battante, sur sa gauche. Le restaurant est vide. La lumière a viré au vert sombre. On se croirait dans une grotte sous-marine. Quelqu’un appuie sur un interrupteur. Au plafond, plusieurs barres de néon clignotent, puis s’allument vraiment, et commencent à répandre une lumière crue et froide sur un décor ringard. Accrochés au mur, il y a des boules de verre coloré, et un filet de chanvre. Sur la desserte en faux bois trône au dessus des couverts une maquette de chalutier. Le serveur apparaît. Il est très grand, très maigre, il a le visage émacié comme les malades du Sida, ses yeux sont injectés de sang. Il sourit trop, il est trop obséquieux. Fabio n’a qu’une envie, c’est de partir. Ce type le met mal à l’aise et lui fait peur. Malgré tout, il commande des huîtres et du Muscadet, qui arrive de suite. Il vide la moitié de la bouteille avant que le serveur n’apporte les huîtres. Quand elles sont enfin devant lui, Fabio a une vision : au niveau de la table, juste devant lui, il y a la tête du serveur, avec ses yeux à l’éclat malade, la cornée injectée de sang, et sa bouche aux lèvres rouges aussi, grimaçante d’amabilité, d’où sort une langue verte qui s’approche des coquillages en se tortillant. Il ouvre et ferme ses yeux pour faire disparaître cette image hideuse. Puis il s’essuie le front. Il est en sueur, mais il a froid. Son attention se concentre sur une huître, la plus grosse de toutes. Il est incapable de la manger : elle se présente comme un gros sac laiteux, surmonté d’une bouche dont les lèvres seraient des paupières bordées de cils noirs emmêlés… avec à l’intérieur des membranes humides du même vert que les yeux de Philio. Fabio est saisi d’un haut-le-cœur. Il fait tous ses efforts pour se contrôler, mais se demande s’il ne va pas devoir courir aux toilettes. L’alcool le rend confus, mais, par instants, lui inspire des moments de lucidité aiguë : s’il cède maintenant à la nausée, il va tomber définitivement dans la terreur et la déchéance. Il doit se forcer à manger quelques huîtres, à beurrer quelques tartines qu’il laisse à peine mordues, comme le ferait le riche capricieux qu’il a en réalité cessé d’être. Il commande même un dessert, une coupe colonel, citron vert et vodka. Il se rend compte que le sourire obséquieux du serveur lui importe. Sans cela, il s’effondrerait comme la chiffe molle qu’il a toujours redouté d’être. » – C’est pas un peu abstrait ? proteste Claire. J’ai bien compris qu’il est dévoré de remords, qu’il a des hallucinations alcooliques… mais là, vous… tu fais appel à ses hantises personnelles. On ne le connaît pas vraiment, ce Fabio. – Touché, Claire, répond Pierre. C’est vrai, ce que tu dis, mais en même temps, c’est une règle générale, que tout le monde peut comprendre sans connaître le passé de Fabio. Nous les mecs nous tenons debout grâce à une image de nous-mêmes en mecs, une image qui demande un entretien régulier, un p’tit coup de Ripolin, sauf à cesser d’y croire… et là, ça fait mal. – Tu peux expliquer un peu mieux ? dit Angela. Je vois à peu près ce que tu veux dire, mais tu peux préciser ? – Oh, ce n’est pas compliqué, et vous les filles, vous devez avaler l’équivalent. En clair, Fabio rongé par le remords est ramené aux années où son père lui faisait honte d’aimer sa mère… – Bien dit, intervient Nigel sur un ton sarcastique, c’est tout à fait ça. Toi qui t’en tiens rigoureusement aux faits, tu aurais dû faire psychanalyste. C’est au tour de Pierre de regarder Nigel avec des sentiments mitigés… – Continue, s’il te plaît, demande Georges. « Il faut à Fabio beaucoup d’énergie et de concentration pour rejoindre sa chambre sans laisser voir qu’il est ivre. Effort vain : le serveur le regarde partir avec un sourire entendu. Par chance, sur la suite du trajet, couloirs, ascenseur, couloir, il n’y a personne pour le voir. Il croit avoir mérité de s’abattre sur son lit comme une masse, mais non, un bruit obsédant le tient éveillé, un bruit rythmé et lointain qu’il ne parvient pas à identifier, qu’on pourrait prendre pour le son d’un volet qui grince, mais non, c’est un bruit humain, un ahanement aigu, l’écho d’un effort et d’une souffrance, qui finit par accoucher d’une vague image. Celle d’un homme obèse en train de pénétrer machinalement une femme allongée et bâillonnée, qui gémit à chaque coup. Ce bruit et cette image insupportables tiennent Fabio éveillé pendant plus d’une heure, au bout de laquelle il s’évanouit plus qu’il ne s’endort. Trois jours plus tard, c’est une loque qui reçoit de Mehmet un SMS ainsi rédigé : – Opération terminée. Tu peux rentrer si tu veux. On n’a pas besoin de toi. On te recontactera plus tard. Il quitte l’hôtel avec soulagement. Les sourires, les regards entendus et surtout le soupçon lui devenaient insuppor- tables. On lui demandait de payer sa note tous les jours… Seul le serveur du restaurant l’accueillait toujours avec le même affreux sourire et une bouche rouge, d’où pendait un tentacule vert. Superstitieux, Fabio constate en arrivant à Rocquencourt que le ciel de Paris, comme le paysage de son âme, est garni de nuages bleu sombre. » – Tu en fais, de la littérature, remarque Georges… – Tiens, c’est vrai, dit Pierre. J’arrête, c’est promis. « Fabio n’ose pas rentrer chez lui. Il gare son Audi dans un parking public. Il téléphone à Madame Rodriguez, qui lui raconte, dans l’ordre, la mise à sac de l’appartement, le suicide raté de Mme Fontaine, et l’arrivée du voisin providentiel… – Madame Fontaine est partie avec lui, je pense qu’il la conduisait à l’hôpital. Enfin je suppose. Je n’en sais rien, en fait. Elle n’était pas bien, vous savez. C’est malheureux, une dame si gentille et si belle. Qu’est-ce qui lui a pris, grands dieux ! – Écoutez-moi, madame Rodriguez. Vous allez faire ce que je vous dis. Vous faites le tri de ce qui est en bon état dans l’appartement et de ce qui est fichu. Je vous paierai bien, c’est promis, et vous pourrez garder pour vous quelques objets. Quand ce sera fini, vous trouvez une entreprise pour dégager les débris et tout remettre en état, d’accord ? Et n’oubliez pas de faire changer les serrures. Fabio n’est pas guéri. Son remords a même grandi, à tel point qu’il se demande, avec son intelligence devenue confuse, si quelque chose ou quelqu’un n’organise pas, jour après jour, heure après heure, des rendez-vous entre lui et le souvenir de son crime. De fait, ses suppositions ne sont pas sans fondement. Quand, une semaine plus tard, il téléphone à madame Rodriguez pour lui demander si l’appartement est en état, elle lui répond que oui et qu’une bonne surprise l’attend. Une bonne surprise ? Pour Fabio, une phrase pareille n’a plus de sens. Il a changé d’allure. Il est amaigri, voûté, vieilli, et ses yeux trop brillants changent sans cesse de direction, guettant le danger qui pourrait venir de tous côtés. Une bonne surprise, c’est sûrement ironique. Il est presque soulagé quand il aperçoit, à droite de la porte d’entrée de son immeuble, le dessin de deux yeux vert émeraude, fait au pochoir sur la pierre jaune, dans les règles les plus sages du Street Art. Mais la couleur a été appliquée avec un grand soin et le regard de la femme, grâce à une grosse touche de blanc appliquée comme dans les tableaux du Gréco, reproche son abandon à Fabio avec l’intensité et le chagrin d’un vrai regard. En entrant dans le hall, le jeune homme a les larmes aux yeux. Si c’est cela la bonne surprise… Il préfère prendre l’ascenseur en tournant le dos à Mme Rodriguez qui l’attendait et qui n’ose pas l’interpeller, tant il a l’air misérable avec son dos courbé et son veston tombant de voyageur de commerce. L’appartement est comme neuf, débarrassé des dizaines de bibelots fragiles que Fabio avait hérités de plusieurs générations de grande et moyenne bourgeoisie… C’est une bonne chose, finalement. Il respire mieux. Puis l’inquiétude le reprend. La bonne surprise, pour madame Rodriguez, cela ne pouvait pas être un tag. Il regarde autour de lui, se lève, sort sur la terrasse, s’avance jusqu’au parapet. C’est haut. Elle voulait sauter, fracasser son corps de rêve sur le pavé de Paris. Non, pas elle. Pourquoi elle ? Elle n’avait rien fait de mal. Mais le vide l’attire, lui. Il le mériterait. Il le mérite. Fabio doit s’arracher à la fascination du vertige, à l’image de son corps à lui, à plat ventre sur le goudron, au centre d’une tache visqueuse qui s’élargit, environné de cris d’horreur. Il retourne dans l’appartement. Son regard se fixe sur une commode dorée de style Louis XV au dessus de marbre, aux pieds galbés, et aux tiroirs rebondis. Tout à coup, il a la certitude que s’il ouvrait le premier tiroir, il tomberait sur une robe de mariée maculée de sang. Dans le second tiroir, il y aurait des morceaux de cadavre blêmes, et sur le dessus un visage mort aux grands yeux verts écarquillés, des yeux stupides indignés comme ceux d’une poule. Il ne sait pourquoi, mais sans aucun doute possible, s’il tirait les poignées de bronze doré du troisième tiroir, il tomberait sur un fœtus desséché, l’enfant que devait produire leur grand amour, s’il n’avait pas, lui, Fabio, pour des raisons vulgaires, trahi la femme qu’il ne méritait pas. Fabio s’écroule dans un canapé. Il sanglote. Il lâche prise, et son regard est attiré soudain par un changement indéfinissable. Le grand portrait de son aïeule Marguerite ne se ressemble plus, celle dont son père et lui se moquaient à cause de son air sévère et de son léger strabisme, eh bien elle est belle, elle est mince et ses yeux sont verts maintenant… Comme fou, Fabio sort de l’appartement, descend par l’ascenseur, passe devant madame Rodriguez médusée, qui lui crie… – Madame veut vous parler, je l’ai au téléphone ici… Monsieur, monsieur, ne partez pas… Elle veut vous parler… Dans sa voiture, Fabio déclenche les essuie-glaces, fait ronfler son moteur puis crisser ses pneus en démarrant trop vite. Il ne sait plus ce qu’il fait. Il prend à droite la rue des Sablons, puis encore à droite l’avenue d’Eylau. Au Trocadéro, il est pris dans un cortège qui marche au pas. Devant lui un grand écran LED porté sur un camion. Une jeune femme en robe blanche court sur une plage. Le message émane du Ministère de l’écologie et plaide contre les moteurs diesel. La jeune femme se retourne. Elle est ravissante. Elle a de grands yeux verts. Aucun doute n’est permis. C’est Philio. La rage se mêle au chagrin. C’est ce type. Madame Rodriguez lui a bien dit que le « sauveur » de Philio était haut fonctionnaire au ministère de l’écologie. Fabio remonte l’avenue d’Iéna vers le carrefour de l’Étoile, puis prend à droite sur les Champs Élysées. Et là, partout, partout, de grandes affiches avec le beau visage aux yeux verts dont le sourire multiplié adresse à une seule personne un reproche implacable. » Pierre s’arrête. Claire proteste. – Et alors… qu’est-ce qui se passe… – Je ne suis pas tout seul, répond Pierre. Je fais comme Georges, je laisse les choses ouvertes. Sauf erreur, la balle est dans votre camp, mesdames… – Vous avez faim ? demande Georges. Personne ne répond. Chacun se lève et pour aller se coucher. – Eh bien moi, dit Nigel en partant… Je vais sûrement rêver d’une femme aux yeux verts, et je ne suis pas sûr que ce sera plaisant. Chapitre VII. Un pistolet sur l’île La nuit suivante, Georges se réveilla à nouveau très tard, ou plutôt très tôt, sans doute après cinq heures, car une bande plus claire commençait à rosir l’horizon du côté de l’Orient. Cette lueur débutante ne pouvait pas encore concurrencer la lune, pleine, énorme, crémeuse, presque écœurante. Georges était nu sur son grand lit, les membres écartés, dans la position la plus épanouie de l’homme de Vitruve selon Léonard de Vinci, à ceci près qu’il arborait une érection palpitante… Un vent léger portait à ses narines une odeur délicate, phénomène rare sur ce caillou posé sur l’eau salée. Après réflexion, Georges reconnut le parfum du figuier planté devant la terrasse, que Nikos arrosait régulièrement, et dont les fruits parvenaient à maturité chaque jour plus nombreux. L’odeur était subtile, mais sucrée, sensuelle… Le vent lui-même faisait frémir les poils de sa poitrine. Les pensées de Georges allaient à Angela. Georges souriait de son impudeur et se réjouissait d’avoir si bien répudié toutes les hontes, toutes les hypocrisies transmises par son éducation. Il se sentait adulte, maintenant, et n’avait plus besoin de faire le bravache ou le macho pour être un homme. Il n’avait qu’à suivre sa pente. – Eh bien voilà, je bande, se disait-il, c’est comme ça, et il n’y a rien dans le monde environnant, que ce soit la lune, le vent, ou les figues, qui me désapprouve. Au contraire, tout me caresse. Il ne manque plus que la femme… Et Angela vint. Georges sentit sa présence dans le hall, vit la poignée de sa porte s’abaisser doucement. Il ferma les yeux à demi pour qu’elle approche sans crainte. Elle s’avança, il entrevit qu’elle était nue et qu’elle le regardait. Elle fit entendre un tout petit rire un peu rauque, d’amusement, et déjà de plaisir. Georges eut une pensée triviale qui ne fit nullement diminuer son excitation : l’avantage d’une bonne literie, pensa-t-il, est que la jeune femme pouvait monter sur le lit sans le réveiller, ou du moins le croire. Car il faisait toujours semblant de sommeiller. Il poussa la comédie jusqu’à émettre un petit ronflement. Pendant ce temps, Angela se mettait debout sur le lit, enjambait son corps faussement inerte, puis doucement s’accroupissait sur lui, saisissait son pénis et l’introduisait dans son vagin. C’était parfait, pensaient-ils tous les deux. Angela bougeait merveilleusement, en rythme, doucement, et son accélération eut la régularité d’une machine de précision. Ils explosèrent tous les deux en même temps… Une pensée, la même, gâcha la lente retombée de leur plaisir : Angela avait crié au moment de l’orgasme et, à moins d’être sourd, ivre ou drogué, chacun dans la maison en avait profité. Au bout d’un long moment, alors qu’un demi-soleil orange sortait des brumes bleues, à l’horizon, Angela dit : – Il faut faire gaffe. Il est fou. – Qui ça ? – Tu sais bien, Nikos. – Qu’est-ce qui te fait dire ça ? – Tout à l’heure, quand je t’ai pris en flagrant délit… Georges émet un petit rire aigu : – Tu n’étais pas complice, peut-être ? – Je ne dis pas le contraire, mais, tout à l’heure, quand je suis entrée dans ta chambre, je revenais du port. Eh bien là-bas, je l’ai vu… – Raconte… – Je sais quand les gens mentent. Je n’y croyais pas à son histoire de poulpe. Ça me turlupinait. Je n’arrivais pas à dormir, alors je suis allée à l’embarcadère, pour faire le guet. Je me suis baignée juste à côté, tu sais, sur la toute petite plage de sable blanc… – Oui, je vois très bien. Sous l’eau, il y a de magnifiques buissons de coraux et une murène dans un trou. – …et quand j’ai entendu le moteur du bateau, je me suis postée dans les oliviers. Ce n’était pas facile, ils ne sont pas bien touffus, et la lune éclairait tout comme en plein jour. – Et alors ? – Il naviguait tous feux éteints. Il n’avait pas mis les pare-battage, il est arrivé trop vite, alors il a cogné durement contre le quai. Il a jeté une corde, mais je ne suis même pas sûre qu’il l’ait nouée. Il faudra aller vérifier ça demain… En fait, j’avais tort de croire qu’il pourrait me voir… – Pourquoi ? – Il était comme fou, je te dis. Il a remonté le chemin en gesticulant, avec des sacs en plastiques dans une main – si tu veux mon avis, il a acheté des poulpes à la poissonnerie de Lipsi… – C’est probable. Et alors ? – Eh bien dans l’autre main, il brandissait quelque chose qui ressemblait à un flingue… – Georges se tait. Puis il demande : – Pistolet ou revolver, tu sais faire la différence ? – Oui. Je dirais pistolet. – Tu dis qu’il avait l’air fou ? – Oui, fou furieux. Il agitait ses grands bras dans toutes les directions… Je crois aussi qu’il avait bu… Il ne marchait pas droit… – Bon, c’est plutôt rassurant… – Tu crois ? Tu crois vraiment ? Angela fait une drôle de moue… Georges éprouve toujours un drôle de sentiment quand il se lève trop tard. Comme s’il avait manqué les meilleurs moments du matin, les plus jeunes, les plus frais. Qu’il ait vu l’aube et le lever du soleil n’y change rien. Il aurait dû rester éveillé, parcourir l’île comme une chèvre, se baigner dans les criques, avant que la canicule ne vienne figer la nature dans cette immobilité vibrante. Sur la terrasse où il porte son café à midi passé pour le boire face à la mer toujours bleue, imperturbablement, il se trouve confronté à un spectacle qui le fait sourire. Nigel est plus anglais que nature. Il est torse nu. Sa poitrine étroite, hérissée de poils blancs et roux, surmonte un abdomen un peu trop rebondi. Il porte un short long à rayures verticales bleues et blanches, qui sert aussi de maillot de bain, et tombe piteusement sur de longues jambes maigres, blêmes et poilues, elles-mêmes terminées par des nu-pieds massifs de marque allemande en cuir marron. Mais le plus étonnant est la double coiffure dont il s’est affublé : un grand mouchoir bleu marine aux coins noués, régulièrement trempé dans l’eau, dégouline sur son front écarlate. Il porte au-dessus un second couvre-chef, un chapeau de paille orange, ou plutôt une capeline en paille au bord mollement ondulé, que sa voisine lui a prêtée. Ils sont en conciliabule, Nigel et Claire, afin de préparer la séance de fin d’après-midi. Pendant que Nigel déambule sur la terrasse, Claire reste assise sur un fauteuil de plage presque au niveau du sol. Elle a mis sa robe bustier orange vif. Elle tapote très vite sur son ordinateur, puis lève les yeux vers Nigel. C’est elle visiblement qui mène les débats. Georges regarde Claire pour la première fois avec un peu d’attention. Elle est pâle sous son vaste chapeau blanc. Elle est la seule à avoir complètement échappé au brunissement… Ses cheveux blonds tirent vers le roux, ses yeux marron clair attristent son visage régulier, à la fois doux et anxieux. Fade, pense Georges, qui se reprend… Non, pas fade, discrète, un peu effacée, mais tenace. Capable de pleurer tout à coup, ou de s’enflammer pour une cause. Claire est une créature pleine d’empathie, d’intérêt pour ce que les autres méprisent ou ne voient même pas. Il n’est pas si surprenant qu’elle attire dans sa boutique des dizaines de lectrices que la vie a déçues… Un de mes principaux fonds de commerce à moi aussi… pense Georges, des cœurs à prendre, ou qui se savent condamnés à rêver. Georges salue ses deux hôtes. Claire est absorbée par la discussion. Elle lui adresse un petit sourire rapide et fronce à nouveau les sourcils. Nigel jette à Georges un regard à l’expression indéfinissable, un peu sévère, un peu amusée, comme s’il se souvenait des cris d’Angela. Et lui aussi retourne à leurs occupations. Assis à la grande table, Georges boit lentement son café. Nikos s’affaire dans la cuisine en tournant le dos à tout le monde, comme d’habitude, ou en baissant les yeux quand il doit traverser la pièce et croiser quelqu’un. Georges prend soin de ne pas le regarder en face, mais il l’observe du coin de l’œil. Le jeune homme a dû se cogner quelque part pendant la nuit, peut-être au moment où son canot a heurté le quai violemment. Une grosse ecchymose bleu foncé couvre plus de la moitié de son avant-bras gauche. Au-dessous de la manche de sa chemisette qui descend jusqu’au coude, on distingue le début d’une éraflure couverte de sang noir. Georges croisera Nikos un peu plus tard, vêtu d’un polo à manches longues. À cinq heures, nouvel incident. Nikos renverse le pot de thé glacé. Il y en a sur la table basse et sur un des fauteuils de cuir rouge. Angela prend la tête des opérations. C’est sucré, les fourmis vont venir. Elle déteste les fourmis. Il faut absolument tout nettoyer à fond tout de suite. Le plus délicat, c’est le cuir, dont la teinture reste sur le chiffon. Mais Nikos finit par trouver un pot de cire colorante. Angela l’applique avec des gestes d’infirmière. Claire bout d’impatience. Quand tout le monde est enfin prêt, elle commence : – C’est une rude tâche que vous me laissez : je suis la première femme à parler, je ne suis pas une auteure, je suis sûre que Georges ne me publierait pas. Vous me publieriez, Georges ? Soyez franc… Vous n’éditez que les gens que vous connaissez, non ? – Eh bien je vous connais, ma chère Claire ! Mais je croyais qu’on se tutoyait… – Pardon, je me sens comme une petite élève devant vous tous. Mais bon, je suis courageuse. Vous avez vu que j’ai demandé conseil à Nigel, ce n’est pas pour qu’il fasse mon travail à ma place. Mon problème, c’est que dans l’histoire de Philio, ce qui me reste à raconter, c’est la vengeance, ce qui n’est pas trop mon truc, et puis la vengeance exercée sur un personnage dégoûtant, ce gros Mehmet, le faux émir… Fabio, à la rigueur, je n’aurais pas traité la chose comme Pierre, mais bon, je me serais débrouillée, parce que c’est un personnage lâche, mais doué de conscience, capable de remords. Par contre, ce Mehmet… Bref, je ne me voyais pas imaginer toute une intrigue pour que Philio et son Laurent remettent la main sur Mehmet et lui fassent subir des horreurs, et puis quelles horreurs, d’abord ? – Ah si, intervient Pierre d’un ton décidé. Ce type est usé par ses vices, mais il jouit encore du pouvoir, du prestige, il se croit immortel… Il faudrait l’humilier, le foutre à poil en public, montrer son gros ventre et sa petite bite, lui faire voir sa mort en face, tout près, puisqu’il aime le contact, sans oublier les supplices physiques… – Ah, c’est bien vous les hommes, s’exclame la libraire. Vos histoires, ça débouche toujours sur du sexe ou de la violence. Alors moi, les livres qui racontent ça, je n’en vois pas vraiment l’utilité. Si cela vous défoule, à la rigueur, mais on n’en est même pas sûr. Il paraît que les psychopathes prennent leurs bonnes idées dans les livres. Non ? Qu’est-ce que vous en pensez ? Parce que si nous sommes ici, c’est bien pour en parler, non ? – Mais oui, tu as parfaitement raison, dit Georges d’une voix douce, et il est vrai que jusqu’ici, nous n’avons guère traité le sujet… – Eh bien moi, je veux en parler, de l’utilité des livres… poursuit Claire, entêtée. – On a dit « pratique », un colloque pratique… intervient Nigel. Tu ne veux pas plutôt raconter ton histoire ? – Oui, tu as raison. J’expliquais juste que Nigel m’a donné un conseil que je crois utile. Moi, je crois que la souffrance de Philio, c’est le viol, la trahison et tout et tout, mais qu’elle a aussi un problème d’identité. Elle est sûre de sa beauté, elle a appris des tas de trucs avec Fabio, elle sait marcher, s’habiller, et même participer à des conversations savantes, parler littérature, parler musée, tiens, elle pourrait aller dîner chez Georges… Georges sourit, mais se rebiffe : – Mais lâche-moi, Claire. Je le sais que je suis un héritier, un bobo, un macho, quelqu’un d’enfermé dans son petit milieu, incapable de détecter la nouveauté. Claire le regarde interloquée : – Je n’ai pas dit tout ça, ni même sous-entendu tout ça… Angela intervient : – Oui, c’est étrange, cet aveu. On dirait que tu as mauvaise conscience… – Non, répond Georges, juste le sentiment que les temps changent et que bientôt les gens comme moi seront obsolètes, vieillots, foutus… On publiera autre chose, ou on ne publiera plus rien… et après tout, il suffit peut-être de vivre… Nigel fait une drôle de tête, puis demande avec un accent anglais caricatural : – Tou as dit obsolesque ? Qu’est-ce que say ? – Usé, vieilli, passé de mode… – Au fait, au fait, dit Pierre en se tapant le genou. Ne nous dispersons pas. Continue, Claire, s’il te plaît… – Oui, dit celle-ci. Philio a donc, à mon sens, un problème majeur, un problème d’identité. Elle n’arrive plus à remettre ensemble les différentes parties d’elle-même. Elle a rompu avec sa famille, changé de nom, changé de prénom, même… Ce n’est pas rien… Alors je crois que, plus que la vengeance, c’est la réconciliation avec elle-même qu’elle souhaite profondément. Et c’est là que Nigel m’a aidée. Il m’a dit, en substance : « Écoute, le Mehmet, tu ne vas pas en faire un objet qu’on cherche, mais une menace toujours agissante, qui s’acharne sur Philio, au moment même où celle-ci se réconcilie avec elle-même… ». Ce ne doit pas être une vengeance froide. Ce n’est pas son style, à Philio. En revanche, elle a assez de caractère pour châtier un type qui n’a toujours pas renoncé à être dégueulasse et qui s’acharne contre elle. Mais je ne veux pas gâcher le suspense. L’action recommence quelques semaines après la TS de Philio, vous vous souvenez du récit de Pierre, le martin-pêcheur, le zoom de Laurent sur la terrasse d’en face, le sauvetage in extremis… – Tu as dit la TS de Philio ? Qu’est-ce que c’est que ça ? Cette fois, la demande vient d’Angela. – La tentative de suicide, intervient Pierre. On dirait que Claire s’y connaît… Claire ne répond pas, mais jette à Pierre un regard aigu. Elle poursuit. – Et alors Philio rend visite à sa mère. Elles ne se sont pas vues depuis plusieurs années. Voilà, nous y sommes. Claire s’éclaircit la voix. « Philio se plaît bien chez Laurent, à un gros détail près : la terrasse qui ouvre en plein sur son ancien appartement lui rappelle de bien mauvais souvenirs. Laurent avait prévu la chose. Il lui a donné une chambre qui donne sur la cour intérieure. La jeune femme pense avec tendresse à l’homme dont elle partage la vie depuis bientôt un mois, en tout bien tout honneur. Elle sait, elle sent qu’il la désire. Quoi de plus normal ? Mais il la respecte et elle lui fait une confiance absolue. Il devine qu’il lui faudra beaucoup de temps et de tendresse, non pas pour oublier l’effraction abominable dont elle a été la victime – car cela ne s’oublie pas –, mais pour s’abandonner peu à peu et renouer, par-dessus l’horreur, avec d’anciennes sensations. Ce matin, l’automne tourne à l’hiver. En ouvrant sa fenêtre, Philio a senti un vent dur, coupant, qui pénétrait dans la cour par rafales rageuses. » – Y a pas un peu trop d’adjectifs ? C’est Pierre qui parle… Georges ne peut pas se retenir : – Tu t’y connais… toi, qui prétendais aller droit au but, sans cellulite, tu nous as quand même sorti une « âme garnie de nuages bleu sombre », c’est pas vrai, ça ? – Mais arrêtez, les garçons, coupe Claire. Vous n’allez pas vous chamailler. Pierre, tu veux dire qu’il y a trop d’adjectifs dans cette phrase ou en général… – Non, dans cette phrase : dur, coupant, rageuses… En plus, ça dit un peu la même chose, non ? – Bon, tu as peut-être raison. Et moi qui étais contente de mes rafales rageuses… C’est pourtant beau, ça, rafales rageuses. Il ne suffit pas de dire les choses, il faut les faire sentir, non ? Georges intervient à nouveau : – Oui, mais nous ne faisons pas de la littérature. C’était convenu dès le départ. – Parce que tu sais où ça commence, tu sais où ça s’arrête, la littérature ? s’écrie Claire. Un livre, c’est comme un bon plat, il est bon ou mauvais, et je ne connais pas de bon plat où il y ait un mauvais goût… Mais bon, ce n’est pas le moment. Je continue. Juste à ce moment parvint de la cuisine un coup sourd. Un coup bref, net, puissant. Tous les cinq levèrent la tête avec inquiétude. Puis retentit un second, puis un troisième coup. Georges avait pâli. Claire regarda Nigel en poussant un petit gémissement. Nigel tira sur sa barbe. Angela, plus calme, se leva en soupirant : – Je vais voir… Elle revint un instant après… – Je m’en doutais, il bat les poulpes… Nigel la regarda, les yeux ronds : – Il bat les… – Oui, pour les attendrir. Les Grecs font ça depuis toujours… nous aussi, en Italie, on fait comme ça. Sinon, c’est du caoutchouc. – Oui, mais là, il exagère, s’écrie Georges, exaspéré. Il le fait exprès. Il sait bien que nous nous réunissons à ce moment de la journée. Ce n’est pas la première fois, bon sang… Je vais lui dire d’arrêter. Georges a le cœur battant quand il entre dans la cuisine. Nikos porte sa tenue du soir, une chemise blanche sur un pantalon noir, mais il a revêtu un grand tablier rouge bordeaux, souillé de filaments visqueux, qui lui donne l’allure d’un boucher ou d’un bourreau. Il a disposé les poulpes sur une planche de bois et il les frappe avec un maillet. Il frappe fort, pour écraser les chairs, mais il donne aussi l’impression d’évacuer une colère intense. Georges l’interpelle, et se recule d’un pas quand Nikos lève la tête doucement vers lui et le regarde en face, pour la première fois. Sous le front bas du jeune homme, ses yeux sont injectés de sang, pleins d’une violence à peine contenue, et en même temps mouillés de larmes. Il tremble de tous ses membres. Et c’est à Georges, c’est clair, qu’il en veut tout spécialement. Georges qui frémit intérieurement mais fait semblant de ne rien voir dans la préparation des poulpes qu’une coutume pittoresque doublée d’un geste typique de la légendaire hospitalité des Grecs… Tout en se confondant en remerciements, Georges n’omet pas, autant que son mauvais anglais le lui permet, d’exiger l’arrêt immédiat des opérations. Quand il a compris, Nikos enlève son tablier et le jette par terre, rageusement, puis il part presque en courant… En rentrant au salon, Georges hésite : va-t-il, au risque d’inquiéter ses compagnons, leur raconter la scène ? Mais Claire a été souvent interrompue, déjà. Il faut la laisser poursuivre. Elle n’attend que lui, d’ailleurs. Elle ne doute pas que Nikos s’est exécuté sans un mot, et dès que Georges s’est rassis, elle reprend. « Ce matin, l’automne tourne à l’hiver. En ouvrant sa fenêtre, Philio a senti un vent dur, qui pénétrait dans la cour par rafales. Le souffle coupé, elle s’est reculée, a refermé la fenêtre, s’est enroulée dans un châle et est venue au salon se pelotonner sur le grand canapé. Elle est seule. Laurent est au Ministère et rentrera très tard. Elle pense à son futur… Elle ne voit rien. Rien du tout. Elle se rend compte qu’il y a quelques semaines elle était heureuse, naïve, confiante en l’avenir. Avant l’affreuse trahison. Elle ne se posait pas de questions. Elle avait rompu avec son passé, qu’elle jugeait médiocre en comparaison du présent doré que lui offrait Fabio. Elle allait de l’avant. Quelle sotte, pense-t-elle maintenant. Soudain, Philio pense à sa mère. Et elle se met à pleurer. Comment a-t-elle pu chasser de son esprit la femme qui lui a donné la vie ? » – Mollo, chuinte Angela, on n’est pas là que pour faire des mômes, quand même… – Tais-toi, dit Georges. Claire a parfaitement entendu. Elle sourit : – Mais je le sais bien que j’en fais trop. Seulement, les femmes que je connais, elles ont toutes des filles qui leur crachent à la figure parce qu’elles ont été des épouses, des mères, des bonnes. – Oui, mais… rétorque Angela. – Vous arrêtez, les filles, s’exclame Pierre. Je crois que personne n’a été interrompu davantage que Claire. Ce n’est pas juste, à la fin. – Merci, dit Claire, qui s’éclaircit la voix et continue : « Philio se demande ce qu’elle reprochait à sa mère… ce qui a fait naître un si grand mépris, qui a conduit à un si long oubli… Pas grand chose en fait. D’avoir désiré un homme, son père. Il était grand et mince, il était grec. Il avait des yeux de velours. Elle a voulu le garder, alors qu’il n’en valait pas la peine. Ce que Philio reproche à sa mère, c’est d’avoir attendu, espéré, aimé, subi… un pauvre type. Et elle, Philio, est-ce qu’elle a fait mieux ? Les souvenirs reviennent. Les histoires que sa mère lui lisait quand elle était petite fille. Sa petite main à elle, dans la grande main fine de sa maman. Son émerveillement devant ses bagues, ses yeux maquillés, le fin tissu de ses robes… Philio remonte le fil de sa féminité et voit enfin l’empreinte qu’y a laissée sa mère. Comment a-t-elle pu la laisser sans nouvelles pendant tout ce temps ? Philio cherche le moyen de renouer le fil. Elle rougit. Elle a oublié le numéro de téléphone de sa propre mère. Le carnet où elle avait noté toutes les adresses, tous les numéros de téléphone de ses camarades de classe, de ses amies, de ses petits copains, et donc de sa mère, ce petit carnet bleu à spirale, elle se souvient de l’avoir jeté dans la Seine, une nuit où elle s’exerçait à marcher avec une jupe étroite et de très hauts talons, sur les pavés, au bord de l’eau, au-dessous des étals vert foncé des bouquinistes. Un lampadaire à la lumière filtrée par un platane jetait des lueurs un peu magiques. Les puissants halogènes des bateaux-mouches envoyaient parfois de longs éclats blancs, comme les signaux des phares. Elle se sentait éclairée comme dans un film. Elle serait Marlène Dietrich ou Greta Garbo. Son regard avait croisé celui d’un gros garçon boutonneux, assis sur les marches en pierre à la regarder passivement, la bouche entrouverte. Il la contemplait comme une déesse et bavait presque. Alors elle s’était promis de vivre exactement là, dans le royaume où le gros garçon la rêvait, et elle avait jeté le carnet dans l’eau. Plouf ! Il n’avait pas coulé tout de suite. Un carnet qui avait l’inconvénient de surcroît, à cause de la spirale, de se prendre dans ses foulards, et parfois d’y faire des trous… Mais Philio n’a pas pu oublier l’adresse de sa mère. Peutêtre vit-elle encore dans ce petit deux pièces, au quatrième étage, à P*** dans le quartier des Bruyères. Elle allume son ordinateur. Sur les pages blanches de l’annuaire, elle retrouve tout : l’adresse le nom, Lecocq, le prénom de sa mère, Marion, mais aussi le sien, Cindy. Cela fait cinq ans qu’elle n’a ni écrit, ni téléphoné, et sa mère laisse encore son prénom à leur adresse, à côté du sien, comme si elle voulait lui dire : tu es encore là, avec moi, je ne t’oublierai jamais… Mais n’aies pas peur, je ne te demande rien. Philio calcule. Sa mère doit avoir passé cinquante ans, mais de peu. Elle travaille encore, certainement. Elle était agent, c’est-à-dire femme à tout faire, dans l’école du quartier. D’habitude, elle rentrait peu avant le dîner, vers sept heures. Depuis qu’elle était seule, elle était souvent triste, n’avait pas beaucoup de conversation, et le plus souvent, après un repas léger, elle passait la soirée sur le canapé, devant la télé. Petite, Philio, enfin Cindy à l’époque, restait auprès de sa mère à regarder n’importe quoi, et plus tard, elle se réfugiait dans sa chambre en pestant contre sa vie ennuyeuse et étriquée. Mais elles avaient aussi des moments de complicité. Elles aimaient toutes les deux les matchs de foot. Elles étaient incollables sur les équipes, les compétitions, la carrière et la vie des joueurs, et pouvaient tomber dans les bras l’une de l’autre quand leur équipe gagnait. Philio se souvient aussi d’un tic qu’avait sa mère dans les moments d’incertitude, surtout lors des finales. Elle prenait la main de sa fille et frottait de son index, machinalement, les jointures entre ses doigts et sa main… Philio se souvient des longues mains fines de sa mère, que les travaux ménagers n’avaient pas enlaidies. Philio a pris sa décision. Elle laisse un SMS à Laurent, pour le prévenir qu’elle aussi rentrera tard, qu’elle va essayer de retrouver sa mère, qu’il ne s’inquiète pas. Immédiatement, Laurent la rappelle. Sa voix est inquiète… – Excuse-moi de te demander cela, mais où vas-tu, exactement ? Philio lui indique l’adresse et s’inquiète à son tour. Laurent répond : – Tu sais que j’ai fait faire une enquête par les Relations extérieures. J’ai un ami là-bas, un camarade de promotion à l’ENA. Ils ont retrouvé la trace de ce Mehmet. C’est vraiment un sale type… Il trempe dans toutes sortes de trafics, de drogue, de femmes, et même d’armes, ce qui le rend spécialement dangereux… – Pourquoi ? – Il a des accointances avec des officiels. Il sert d’intermédiaire entre des groupes terroristes et certains États… – Des États ? – Mais oui. Les États ne font pas toujours ce qu’ils disent, et il y a tout un monde, tout un milieu interlope, fait de types comme lui, qui se rendent indispensables, et qui obtiennent une sorte d’immunité… – Mais pourquoi es-tu inquiet… – Parce qu’on a appris qu’il te cherche… – Moi ? Mais pourquoi ? Il ne m’a pas fait assez de mal ? – C’est un peu de ma faute, ou de mon fait. L’enquête que j’ai fait faire a révélé des épisodes du genre de celui que tu as vécu. Et chez lui, certains officiels l’ont très mal pris… – Mais tu disais qu’il jouissait d’une sorte d’impunité… – Oui, mais pas toujours, et pas partout. Il a eu le tort de te faire enlever en France, de te torturer en France… Et tu n’étais pas la première… D’après mon collègue et ami, ces affaires ont fini par transpirer et compromettre des collaborations en cours avec l’Émirat… – Et alors ? – Eh bien il te cherche. Pour se venger. Son téléphone, son ordinateur sont espionnés par nos services… – Tu ne veux pas que j’aille chez ma mère ? – Si, si, tu peux y aller, il ne t’a pas encore retrouvée, semble-t-il. Il te cherche par le canal de Fabio. Mais quand il saura que tu es ici, il faudra vraiment faire attention. Ils conviennent tous les deux d’être vigilants, de rester en contact par SMS et de se parler dès qu’ils apprendront quelque chose de neuf. Philio laisse passer la matinée en lisant des magazines, déjeune légèrement, s’habille d’un jean, de souliers plats, d’un pull d’hiver et d’un imperméable bleu. Elle cache ses cheveux sous un chapeau de pluie à larges bords, bleu aussi, camouflage qu’elle complète avec une paire de lunettes à grosse monture… En bas, chez le fleuriste du carrefour, elle achète un petit bouquet d’immortelles bleues entourées d’une couronne de fougères dont la nuance de vert évoque celle de ses yeux. Philio a l’impression de faire un pèlerinage. Elle prend le métro, puis le RER, puis un bus. Il est beaucoup trop tôt pour aller sonner chez sa mère. Elle revisite tous les lieux de son enfance, l’école, le collège, la piscine, qui lui paraissent petits, pas si laids que cela, finalement, mais monotones, banals, ordinaires. Elle croise une femme voilée de noir, à la silhouette épaisse, qui lui jette un regard hostile. Elle sait bien qu’elle détonne, même en pantalon et souliers plats, avec son allure de vedette de cinéma. Elle se demande si elle a envie de retrouver quelqu’un d’autre que sa mère, par exemple une institutrice, ou une copine… mais non… Elle se sent détachée. Le temps passe lentement dans cette banlieue terne. Philio prend un verre de Badoit dans un café, puis un café. Le jour commence à s’assombrir. Ce sera bientôt le moment. L’immeuble n’a pas bougé, il a été ravalé récemment et paraît juste un petit peu plus neuf. Dans l’espace qui le sépare de l’immeuble voisin, occupé par un parking et une sorte de parc, les arbres ont grandi. Non, le quartier ne s’est pas dégradé, au contraire. Dans le hall violemment éclairé par des néons, elle constate que les boîtes aux lettres ont été changées. Philio fait le guet. À l’intérieur, un gros bonhomme sort de l’ascenseur et s’avance vers la porte vitrée. Elle se précipite. Poli, il lui tient la porte et l’invite à entrer avant de sortir à son tour. Ça y est, elle est dans la place. En effet, leurs deux prénoms sont encore sur le tableau, à droite de LECOCQ, 4e ét. droit. Philio fixe le bouquet tant bien que mal dans l’orifice de la boîte aux lettres et ressort. Elle se cache derrière un arbre. Elle n’attend pas longtemps. Son cœur saute dans sa poitrine. Cette silhouette fine, cette démarche élégante, cette façon de baisser la tête. C’est sa mère. Comment a-telle pu la laisser si longtemps sans nouvelles ? Dès la porte franchie, Marion a aperçu le bouquet. Elle se précipite. Le saisit, le regarde, le sent, puis cherche autour d’elle avec fébrilité. Elle aperçoit enfin à l’extérieur la silhouette de Philio éclairée par la lumière du hall. Elle s’approche. Philio ôte ses grosses lunettes. Derrière la vitre, sa mère a les yeux pleins de larmes. Elle ouvre. Elles tombent dans les bras l’une de l’autre. Elles papotent. Elles prennent l’ascenseur, préparent un thé dans la petite cuisine avec les gestes, la répartition des rôles qui étaient les leurs jadis… puis la conversation s’éteint. Soudain, Philio regarde sa mère avec intensité : – Maman, ils m’ont violée. Marion met son index devant sa bouche, pour imposer le silence, puis pose sa main sur celle de sa fille et caresse doucement la jointure de ses doigts… Dans la rue, Philio marche à grands pas, allégée. Elle va tout faire pour que sa mère change de vie, change de quartier, et vive tout près d’elle. Il fait nuit maintenant. Une nuit profonde. Soudain, à l’approche de la gare, elle entrevoit une silhouette qui se dissimule derrière un arbre. Au même moment une moto démarre en trombe. Elle retrouve instantanément les sensations du jour où elle a été suivie, depuis le Louvre jusqu’au Palais Royal, avant d’être droguée, enlevée et violée. Une crise de panique la prend. Elle s’arrête de marcher, le souffle court. Une idée lui traverse soudainement l’esprit. Laurent ne lui a pas interdit d’aller chez sa mère, au contraire. L’horrible faux émir connaissait son nom, et son adresse n’était pas difficile à trouver. On la suit. On va l’enlever à nouveau, la droguer… Et Laurent. Il serait complice, lui aussi. Elle va revivre la même trahison, et le même supplice. Philio gémit. – Non, non ! Pas lui ! Pas Laurent, pas une deuxième fois… Je n’y survivrais pas… À cet instant, son téléphone vibre dans son sac. C’est Laurent. – Philio, il faut prendre une décision assez vite. Tu as quelques minutes, mais pas plus. Et sache que, quoi que tu décides, ta décision sera respectée… Tu es libre, tu entends, parfaitement libre… – Oh Laurent, j’avais si peur… – Tu les as vus ? – Non, pas vraiment, mais j’ai deviné qu’on me suivait… Ce n’est pas la première fois, tu sais. – Oui… je sais… Alors écoute, poursuit Laurent sur un ton décidé. Ils sont passés à l’action plus tôt que prévu. Mais il ne peut rien t’arriver. Je suis à cinq cents mètres, avec un petit commando de professionnels, une unité clandestine de la DGSE, si tu veux tout savoir. Les types qui te suivent sont des petits voyous, des trafiquants, qui ont été recrutés uniquement pour t’enlever et t’amener à l’endroit fixé. Ils prendront la fuite dès qu’ils verront que tu es protégée. – Tu disais qu’il fallait choisir. – Oui. De deux choses l’une. Soit nous venons te chercher tout de suite… – Soit je sers d’appât, c’est cela ? – C’est un vilain mot, mais oui, si tu veux, c’est bien ça. Cela permettrait de connaître leur repaire et de démanteler l’organisation de Mehmet et, sans doute, d’arrêter autre chose que du menu fretin. Mais je sais aussi ce que cela peut représenter pour toi de revivre ce que tu as vécu. J’ai demandé à un psychologue, un spécialiste des psycho-traumatismes. Il paraît que cela peut être une bonne chose de repasser par les mêmes moments, enfin, pas les mêmes, presque les mêmes. Il ne s’agit pas d’effacer les souvenirs, mais de les écraser, en quelque sorte, de superposer d’autres traces sur les anciennes. Mais je ne veux pas que tu aies peur, ma chérie… Oh, pardonne-moi, je ne voulais pas être… familier ou indiscret. Philio déborde soudain de reconnaissance et de tendresse. La voix solide, protectrice de Laurent, la perspective de punir cet ignoble individu en progressant peut-être vers une guérison, tout cela contribue à réveiller en elle la Philio énergique que le viol a brisée. – Ne t’excuse pas, tu n’es pas du tout familier, mon chéri. Ma décision est prise. Je continue à marcher vers la gare. Mais quand ils m’auront emmenée là-bas, vous interviendrez vite, tu promets ? – Je te le jure. Philio range son téléphone dans son sac et reprend sa marche. Elle est heureuse d’avoir mis des souliers plats. Avec de hauts talons, son émotion la trahirait, et elle trébucherait certainement. Elle s’applique à marcher régulièrement. Elle pense soudain à ses grosses lunettes. Quand ses ravisseurs lui appliqueront sur le visage le tissu imbibé d’anesthésiant, elles pourraient la blesser. Elle les enlève. Elle se rend compte aussi qu’elle baisse la tête et comprime sa cage thoracique, instinctivement, comme pour parer l’attaque. Non, se dit-elle. Il faut qu’ils croient m’avoir par surprise. Il faut que cela soit facile. Ils déchanteront après… Philio se sent pleine de courage. Elle marche aussi droite qu’une victoire. La proie sera bientôt vengée. Les lumières de la gare du RER approchent. Mais avant, il y a un mur de briques, il faut longer ensuite un long terrain vague, plongé dans l’obscurité, séparé de la rue par une palissade à moitié détruite, maculée de tags, d’où sortent des branches sèches. Ils sont certainement là, à l’attendre… Philio se réveille, la tête lourde. Elle reconnaît immédiatement les lieux, et jusqu’à l’odeur de thé à la menthe. Mais elle n’est pas nue. On l’a installée sur une chaise, ligotée, en plein milieu de la scène du petit théâtre. Une lampe est dirigée sur elle. Philio ne se défend pas. Elle se tait. Elle reconnaît aussi la voix molle du faux émir, qui déclare : – Comme on se retrouve, mademoiselle Lecocq… Alors on n’a pas apprécié la petite fête ? On s’est plainte ? On a des amis haut placés ? On a voulu se venger ? Philio imagine que la scène est enregistrée, et que toutes les déclarations de son bourreau serviront à le condamner. Mais comment le faire parler ? Une idée lui traverse l’esprit. Elle articule clairement, en mettant dans sa voix un mépris souverain : – Misérable impuissant… Cela marche. Le gros homme garde son débit calme, mais sa voix vibre de haine. – Oh, je ne suis plus très jeune, je veux bien l’admettre, mais mon compagnon avait la vigueur nécessaire, n’est-ce pas ? – Ce violeur… – Oh, mademoiselle Lecocq, quand on se laisse photographier presque nue dans les magazines… on n’est pas une femme décente… – Et cela te donne tous les droits sur elle ? Tu es décent peut-être ? Le gros homme se lève, escalade les quelques marches qui conduisent à la scène. Il est encore plus gros qu’avant et boîte un peu. Il s’approche d’elle. Il est vêtu d’une djellaba blanche immaculée. Il lui met son visage sous le nez. Ses yeux sont encore plus jaunes, injectés de sang. Ses grosses lèvres sont presque bleues, et il postillonne. Son haleine mêle le tabac froid aux relents de cuisine épicée. Il éructe : – Tu es bien une pute à kuffar, une de ces créatures du démon qui se déshabillent pour vendre un pot de yaourt. Nos femmes à nous, elles savent se tenir. – C’est moi qui t’ai attiré ou toi qui m’as enlevée, dis ? Tu as encore un cerveau ou tu raisonnes comme une vieille femme fatiguée ? Et qu’est-ce qui t’a attiré chez moi, si tu es un vrai pratiquant ? C’est parce que je fais les cinq prières ? parce que j’ai fait le hadj ? Je suis mécréante, selon toi, mais tu n’as pas hésité à mettre tes sales pattes sur moi, je me trompe ? – Ne t’inquiète pas, je ne te toucherai plus, tu es trop sale. Mais tu ne sortiras pas d’ici vivante. L’aveu et la menace sont assez nets, pense Philio. Le dégoût la submerge. Elle veut en finir. Maintenant. Elle dit d’une voix coupante, implacable : – Tu seras bientôt en prison. Tu n’entends pas la police ? Elle arrive… Tu seras puni… – Vous êtes bien trop bêtes, vous les mécréants… – Tu n’entends pas ? Tu es sourd ? Écoute… Ils sont là… On entend un grand bruit. La lumière se détourne de Philio. La pièce est pleine d’hommes en armes. Elle voit l’immonde Mehmet qui cherche à s’enfuir, qui s’étale par terre, et se met à couiner comme un porc. » Claire se tait. Tout le petit groupe autour d’elle se tait également. Il est tard. Pierre commente : – Comme un porc, tu y vas fort, quand tu t’y mets. Claire éclate de rire, puis reprend la parole pour quelques phrases : – Je ne sais pas écrire, je sais bien… Tout le monde se récrie poliment. – Non, je le sais bien, je fais trop de sentiment. Je ne peux pas m’en empêcher… et je suis incapable de parler de sexe et de violence. Mon suspense, à la fin, quand on enlève Philio pour la deuxième fois, c’était trop rapide. Et pourtant, Nigel m’a aidée. N’est-ce pas, Nigel ? Mais ce n’est pas grave. Je voulais juste dire que nous les femmes, si nous voulons exister un peu davantage, nous devons mettre des mots sur ce qu’on nous fait, sur ce que cela nous fait, et sur ce que nous désirons… C’est la raison pour laquelle j’ai fait en sorte que Marion se taise. Elle a passé sa vie à se taire. C’est ce qu’a fui Philio, qui s’en sortira mieux qu’elle, j’en suis sûre. L’atmosphère est un peu lourde. Georges s’écrie tout à coup : – Allez les amis, champagne ! Je ne pense pas que Nikos va revenir ce soir nous préparer le dîner… Il était un peu vexé, vous savez… – Angela fronce les sourcils : – Vexé, comment ? Georges élude. – On verra demain. En tout cas, si vous voulez grignoter, ce sera des sandwiches ou des tartines. Je vais chercher du pain. Il y a des tas de mezzés. J’ai goûté le tarama, il est à tomber par terre. Le tzatziki aussi, et l’houmous, et le muhamara et les dolmas, et le caviar d’aubergine, et les plakis… Il a mauvais caractère, par moment, notre ami Nikos, mais il sait cuisiner. Les cinq compagnons s’égayent en papotant. Le bruit des conversations augmentera sous l’effet du Champagne. En cette fin d’été, sur Agathonisi, ce sera le dernier moment de gaieté. Dans l’ombre du figuier, Nikos écoute. Il serait incapable de rentrer dans la cuisine, incapable de se maîtriser. Il tremble de tout son corps. Il revoit en pensée les seins d’Angela, ses fesses, son regard perdu, sa façon de se cambrer sous les caresses… Il voudrait tuer son amant, la tuer elle aussi, avant de la pénétrer par tous ses orifices, de l’écarteler, de l’écraser à coup de poing et de sexe, comme un poulpe dégoûtant. Chapitre VIII. On ne rit plus Georges a trop bu et il a mal dormi. Confusément, dans un demi-sommeil, il sent une présence. Quelqu’un est assis sur son lit. Il ouvre un œil, se recule instinctivement. C’est Pierre en maillot de bain. Pierre qui le regarde sans gêne, comme un objet. Georges se couvre le sexe. Ah, ces jeunes… Mais le jeune homme a une expression qui l’inquiète : – Qu’est-ce qu’il y a ? – C’est Claire. Viens tout de suite. Georges enfile un short. Il fait jour, mais il est tôt encore. L’horizon est brumeux. Le soleil répand une lumière terne, jaunâtre. Pierre l’entraîne vers l’escalier qui mène à la plage. En descendant les marches abruptes Georges aperçoit vite le corps étendu sur les galets. Il descend encore quelques marches, s’arrête sur un palier, le cœur battant. Claire a le visage blême, les yeux ouverts en direction du ciel, avec une expression d’angoisse extrême. Il gémit : – Non, pas ça, elle n’est pas morte, quand même. Pierre est allé s’accroupir à côté du cadavre. Il manipule un galet, le tourne, le retourne entre ses mains. Il fixe le vide. La mer fait déferler doucement de petites vagues sur les galets, produisant un bruit frais, plutôt gai, un bruit de tirelire. Georges scrute le corps, qui lui paraît loin de l’escalier, trop confortablement installé sur le dos pour avoir été la victime d’une chute brutale. Pourtant, à en croire les ecchymoses bleues qui maculent le visage, les bras nus et les jambes, et qu’on aperçoit sous la légère chemise de nuit, le corps a enduré des chocs violents. Il n’est plus question de garder le silence. – Pierre, va chercher les autres, s’il te plaît. Le jeune homme se lève et obéit machinalement. Nigel est le premier à arriver. Il descend les marches une à une, avec précaution. Il a l’allure d’un vieillard. Son visage est fermé. Il ne regarde pas en bas. Georges l’observe. On dirait qu’il sait déjà. Arrivé en bas, il s’adosse à la paroi rocheuse, et s’absorbe dans la contemplation du corps, en tirant sur sa barbiche pointue. Angela descend quatre à quatre, s’arrête à mi pente, comme Georges, dès qu’elle voit le corps, et met sa main devant sa bouche d’un air affolé… Georges l’entend gémir. – Non, pas ça… Pierre redescend à son tour et retourne s’asseoir sur les galets. Angela s’est accroupie à côté du corps. – Vous êtes sûrs qu’elle est… – Personne ne répond. Angela prend la main du cadavre, une petite main blême, maculée de terre jaune… Elle questionne… – Mais pourquoi tous ces bleus, et pourquoi est-elle si loin des marches, et comment a-t-elle pu se retrouver sur le dos ? Nigel détache son dos de la paroi, fait quelques pas et vient planter son grand corps de don Quichotte au-dessus de la morte. Il pleure. – C’est moi qui l’ai trouvée. Il y a une heure environ. C’était affreux, elle était toute tordue, la nuque brisée, à angle droit, en arrière, c’était affreux. Alors je l’ai remise bien. Cela me faisait peine, vous savez… Nigel est soulevé par une sorte de hoquet. Il court vers la mer et vomit… Il ôte sa chemise bleue, la trempe dans l’eau et s’essuie le visage, puis lave sa chemise, l’essore et la garde à la main, tout cela avec des gestes lents, empreints d’une infinie tristesse, puis il revient auprès du corps… Il poursuit d’une voix blanche : – Les bleus, c’est à cause des médicaments qu’elle prenait pour son cœur, des anticoagulants. Elle était atteinte de fibrillation auriculaire… – Elle aurait dû le signaler, c’était dans le contrat, dit Georges d’une voix sans colère… – Mais pourquoi ne lui as-tu pas fermé les yeux, Nigel ? – Je voulais qu’elle continue à voir l’île. Elle a été heureuse ici, tu ne crois pas ? – Tu es sûr qu’elle est tombée accidentellement ? insiste Pierre. – Qu’est-ce que j’en sais ? dit Nigel. La vérité est souvent entre les deux… On trébuche, et on ne se retient pas… Elle avait été heureuse de raconter l’histoire de Philio devant nous tous, enfin son bout de notre histoire de Philio. Ça veut dire amitié, Philio, vous savez ça ? Et ensuite elle a bu. Elle pensait que dans une semaine nous nous séparerions… Elle a descendu les escaliers pour aller se baigner, et elle est tombée. C’est tout… Ils se taisent un long moment. – Qu’est-ce qu’on fait ? demande Angela. – On arrête tout, dit Georges. On va tâcher de retrouver Nikos. Il m’emmènera en bateau à Lipsi pour prévenir la police… Vous attendrez ici. Je ne vois pas d’autre solution : il faudra tous vos témoignages de toutes façons. – Georges, dit Angela, tu es sûr que Nikos n’y est pour rien ? Pierre lève la tête d’un air interrogateur. Georges raconte les deux moments où il a cru que Nikos était à deux doigts de le tuer, sans s’étendre sur les raisons probables de cette violence… Pierre ramasse plusieurs galets et se lève. Il jette les cailloux le plus loin possible dans la mer… puis il se retourne… – Mais enfin, pourquoi ferait-il cela ? Ce n’est pas une flèche, ce Nikos, mais quand même… Tu as été très chic avec lui, Georges, plus que chic, généreux. Pourquoi voudrait-il te tuer ? – Et surtout Claire, pourquoi s’en prendrait-il à quelqu’un d’aussi inoffensif ? ajoute Angela. – Une âme pure, dit Nigel sur un ton sépulcral. Une femme bonne… Une femme douce. – Qu’est-ce qu’on fait ? redemande Angela. – On ne peut pas la laisser là, répond Georges. Je ne pense pas que la police grecque nous reprochera de l’avoir remontée dans la maison. Il faudra des heures et des heures avant que les gendarmes soient au courant, on ne peut pas la laisser comme cela. De toutes façons, elle a déjà été bougée… – Si on m’accuse, cela ne fait rien, dit Nigel. Je m’en fous. J’ai fait ce que je devais faire. – Ne t’inquiète pas, dit Georges. Du moment que nos témoignages convergent et que la thèse de l’accident est aussi évidente, surtout que nous avions pas mal bu, hier soir. Viens m’aider, Pierre. L’escalade est malcommode, mais pas trop difficile, finalement. Claire est assez légère. Georges s’est chargé de la partie supérieure. Le contact de la peau et des cheveux de la morte le gêne. Elle sent principalement la crème solaire mais elle exhale des traces d’un parfum plus subtil. Il ne veut pas songer à l’odeur qu’elle répandra bientôt. Il pense aussi, en ahanant, marche après marche, à ses amis, à ses parents. À leur chagrin, s’il y a quelqu’un qui tient à elle. Il ne sait rien d’elle. À force d’inventer des histoires, ils ne se sont jamais vraiment parlés. Au moment où Pierre et Georges s’apprêtent à déposer le corps dans la baraque qui jouxte la maison et où se trouve la chambre froide, Angela s’écrie : – Mais nous ne sommes pas des bêtes, quand même. Il faut… faire quelque chose pour… je ne sais pas, moi, la saluer, lui rendre hommage… – La veiller, peut-être ? dit Nigel. – Oui, quelque chose comme cela. Seule la table de la cuisine est assez grande. On la déplace dans le salon, et le corps y est exposé, sous l’horloge, tous les volets fermés. Angela place à côté de la tête un bougeoir trouvé dans la réserve. Soudain, elle se lève et part. Elle revient bientôt munie d’une brosse, et elle se met à brosser les cheveux de la morte d’un geste caressant. – Il faut de la musique dit Nigel. – Oui, dit Pierre, qui monte à son tour dans sa chambre. Il redescend avec un minuscule harmonica. Commence alors une étrange veillée diurne, qui se passe sans un mot, accompagnée d’une longue mélopée un peu aigre. Nigel renifle de temps en temps, tire sur sa barbiche, et Georges se ronge les ongles. À la lueur de la bougie, sous les cheveux blond roux bien brossés, la peau de Claire paraît diaphane. – Comme cela, les ecchymoses se voient moins, dit Angela. – On ne peut pas attendre davantage, coupe Georges, je vais chercher du secours. Le soleil a atteint le zénith et la lumière est toujours terne. Il fait chaud, mais nettement moins que les jours précédents. Depuis le Nord une masse nuageuse paraît vouloir descendre sur l’île. Georges descend d’un pas rapide la petite route qui mène au port. Après le bosquet d’oliviers, c’est là… Le port est vide. Georges s’avance sur le petit quai de béton en forme de virgule. Dans la partie abritée, à la surface de l’eau, une tache d’huile. Sous l’eau, à un mètre ou deux, on voit distinctement le petit bateau qui a coulé, ou qui a été coulé. Un poisson-ange jaune vif paraît inspecter le nouveau venu avec curiosité. – Merde, dit Georges… Qu’est-ce qu’on va faire… Il remonte à la maison, où la veillée se poursuit. Il annonce la nouvelle, en ajoutant : – Je suis sûr que c’est un coup de Nikos. Pierre commente : – Merde, merde, merde, nous sommes bloqués… Jusqu’à quand, Georges ? Quel jour sommes-nous ? – Je suis un peu perdu dans le calendrier, je t’avouerais. Voyons, nous sommes arrivés d’Athènes par le ferry du dimanche soir. Il compte sur ses doigts. – Le lundi a passé en voyages, de Patmos à Lipsi et de Lipsi à ici. Ensuite, on peut compter par séances de lecture. Nigel a ouvert le feu, et puis moi, j’ai continué. Ensuite Pierre, puis Claire. C’est bien simple, nous sommes samedi. Il reste donc une semaine et un jour. Nous avons convenu avec Kostas qu’il viendra nous chercher avec son gros bateau dimanche matin en huit et nous ramènera à Lipsi. Nous avons des billets pour le ferry qui quitte Patmos le dimanche soir très tard… Une semaine. Cela fait une semaine. Il nous reste une semaine sans aucun contact avec l’extérieur. Comment allons-nous faire, avec un cadavre et un fou sur les bras ? – À propos, tu l’as vu ? demande Angela. – Nikos ? Non… Cela m’inquiète aussi, dit Georges. Nous devrions peut-être nous protéger… – Mettons d’abord Claire dans la chambre froide, suggère Angela. Après, nous fermerons les volets. Nigel sort de sa torpeur. – J’ai bien entendu ce que tu as raconté, Georges, et j’admets que Nikos a eu sans doute un comportement excessif, bizarre, même. Mais sommes-nous sûr qu’il nous est hostile ? Avons-nous le droit de le laisser dehors ? La maison, c’est chez lui, quand même, enfin chez son père, il dort dans l’arrière-cuisine, et il doit pouvoir accéder aux réserves. – Tu as raison, dit Georges. Mais nous ne t’avons pas tout dit. Raconte l’histoire du pistolet, Angela… Angela décrit la scène nocturne, l’arrivée du bateau, les gesticulations de Nikos. Nigel l’interrompt. – Vous ferez ce que vous voudrez, cela m’est égal. Mais je pense que nous devrions laisser tout ouvert, toute la maison, les chambres, comme d’habitude, et, si nous le voulons, nous enfermer chacun chez soi, ou pas… Le vieil homme s’interrompt, puis redemande : – Dis-moi, Angela, tu as bien dit que le bateau a heurté le quai violemment, l’autre nuit ? C’est peut-être à ce moment-là qu’il a coulé. C’est peut-être un simple accident… – D’accord, dit Georges. On s’en tient là. Mais soyez prudents. Je crois qu’il serait préférable que vous vous enfermiez. Si nous sortons, restons ensemble, autant que possible. Quelqu’un a faim ? – Moi, non dit Pierre. – Moi non, dit Angela… Puis elle s’écrie soudain : – Mais Claire, nous l’avons oubliée ! – Moi non, dit Nigel. Mettons-là à l’abri. Pierre et Georges transportent le corps de Claire, tout raide maintenant, dans la chambre froide. La température est basse, 5°, mais selon Nigel, qui s’est renseigné pour écrire ses romans, il y aura bientôt des écoulements d’humeurs. Pierre repart à la cuisine chercher une nappe plastifiée. Georges descend de sa chambre un tapis assez grand. Ils enroulent le cadavre dans cette double enveloppe. Avant de quitter la pièce, Nigel a un petit rire : – Elle serait mieux dans la mer, vous ne trouvez pas ? Mieux que dans ce cagibi. C’est grand, c’est propre, la mer. – Oh ! oui, dit Angela d’une voix éteinte. Chacun regagne sa chambre et s’y enferme. Nikos n’est pas loin. En contrebas de la terrasse, la vue bouchée par le figuier et les lauriers rose, il est assis par terre dans la poussière et il grignote un fruit. Son visage est secoué de tics violents. Il entend vaguement la conversation des étrangers. Il ne connaît pas leur langue, et son anglais est vraiment trop pauvre. S’il le pouvait, il leur dirait qu’il a peur de lui-même, qu’il redoute les poussées de violence qu’il sent monter en lui, qui ont débordé pour la première fois à Athènes, en octobre dernier, avec cette fille aux gros seins qu’il a étranglée dans le jardin d’une maison abandonnée, dans les hauts de Plaká, juste sous un figuier, avant de la violer sauvagement. L’odeur du fruit ranime ses sensations. Il faut qu’il s’éloigne. Sinon, il entrera dans la maison où parle sa voix douce. Il entrera brutalement comme le fou qu’il est, abattra les deux hommes qui la regardent et qu’elle regarde avec désir, puis il la déchirera de toutes ses forces. Nikos s’est remis à trembler. Il descend les escaliers. La nuit tombe. Les galets blancs luisent doucement. Les petites vagues refluent en crépitant. Il se déshabille comme font les étrangers sans pudeur et entre dans la mer. Il ne sait pas nager. Il s’avance et s’assied sur les cailloux. L’eau fraîche lui couvre les épaules. Il s’apaise, peu à peu. Il reste là longtemps. Là haut, toutes les fenêtres sont fermées comme des yeux qui refuseraient de le voir. Chapitre IX. Des petits cailloux dans les poches Georges dort très mal. Les images de la journée passée se télescopent dans sa tête. Les yeux vitreux de Claire. Sa petite main tachée d’ecchymoses bleues, ouverte sans défense sur les galets. Ses cheveux blonds vaporeux brossés par Angela à la lueur d’une bougie. Le petit bateau noyé sous deux mètres d’eau transparente et le poisson jaune qui tournoie au-dessus, en quête d’un abri. Dans la chambre froide, le long tube funèbre. Tout est baigné dans un jour sans éclat ou dans l’obscurité. Quand le sommeil l’emporte, le poisson a trouvé son gîte : il loge dans l’une des orbites vides de Claire. De l’autre sort une murène aux yeux cruels. L’harmonica de Pierre se change en cornemuse, et Nigel apparaît tout à coup, étendu à son tour sur la plage de galets. Il se recroqueville dans la position du fœtus. Une vague plus grosse recouvre son visage. On voit son œil bleu grossi deux fois, par ses lunettes et par l’eau, puis sa bouche qui hurle. Il hurle et ce hurlement est le même que celui de Georges, qui se réveille en sursaut. Suant, essoufflé, Georges entasse deux gros oreillers et les cale contre le mur. Il s’assied. Les volets fermés l’étouffent. Il n’y tient plus. Il se lève et ouvre grand fenêtres et volets. Tant pis pour le fou. Dehors, la lune a rétréci, le vent est frais. Georges respire un peu mieux, se recouche et se rendort. Une heure plus tard, il se réveille à nouveau. Pourquoi Angela ne vient-elle pas ? Que fait-elle ? Avec qui est-elle ? Il se demande si la faim n’aggrave pas ses délires. Il n’a rien mangé de la journée d’hier. Il descend à la cuisine, pied nu, sur ses gardes. La maison est noire et silencieuse comme une tombe. En fait, Georges n’a pas faim. Il a soif de quelque chose de frais, de coloré et de joyeux. Un jus de fruit, par exemple. Dans la porte du frigo, il n’y a que de l’eau. Toutes sortes d’eaux, pétillantes, plates, frizzante, françaises, italiennes, grecques, mais pas de jus de fruit. Le silence l’enhardit. Il prend la précaution d’ouvrir la fenêtre de la cuisine qui donne sur la terrasse et éteint la lumière. Il attend que ses yeux s’adaptent. C’est bon, il voit suffisamment. Il pousse la porte de l’arrière-cuisine. Il sursaute, mais il s’y attendait. L’odeur, déjà, pouvait l’en avertir. Nikos est là, couché par terre, recroquevillé comme un enfant. Il est nu. Avec son dos poilu et ses fesses blêmes, il ressemble à un loup-garou. Il dort profondément, la tête au milieu de canettes de bière. Des marques que Georges s’interdit, chargées de rhum ou de tequila. Georges s’approche. Le sol est mouillé autour du corps. Nikos a vomi. Il doit avoir froid. Georges n’a guère l’instinct paternel, mais il monte chercher un drap dans sa chambre, redescend, recouvre le corps, constate qu’il bloque l’accès à la réserve. Pas de jus de fruit pour l’instant. Au moment où Georges quitte l’arrière-cuisine, Nikos lâche un ronflement caverneux. Ce n’est pas un enfant, pense Georges, c’est une bête pleine de menaces. Il pourrait, il devrait le tuer. Georges hésite, se demande même comment il pourrait procéder. Nikos est grand et fort. Il faut un moyen rapide et radical. Mais Georges repense aux objections de Nigel, il hausse les épaules et remonte dans sa chambre. Il se barricade et se rendort. À son réveil, il est six heures. Après deux heures de lecture, il fait grand jour, si l’on peut dire. Georges descend sur la terrasse. La couverture de nuages a réussi sa tentative. Elle cache presque tout le ciel, sauf une petite zone, vers le Sud. La mer a pris une nuance verte. Jusqu’ici, Georges a aimé l’îlot pour ses recoins, ses criques surprise, ses buissons de chardons soleil ou de cistes, mille détails à contempler pour leurs couleurs ou leurs formes stylisées. Soudain, il éprouve le besoin d’avoir une vue d’ensemble. Peut-être parce que la situation lui échappe. Peutêtre pour exorciser la crainte mêlée de pitié que lui inspire Nikos, le fils de son ami Kostas. Le point culminant de l’îlot est le toit de la maison. Il entreprend d’y monter. Il sait déjà qu’il n’y a pas d’accès par l’intérieur, mais dans l’appentis, à côté de la citerne, il a repéré une échelle télescopique à la fois solide et légère. Il prendra juste la précaution de la tirer sur le toit auprès de lui, pour pouvoir redescendre à sa guise, en s’évitant le ridicule d’être bloqué là-haut, au cas où Nikos mettrait un peu d’humour dans sa folie. La maison est encore silencieuse. Personne ne paraît levé, comme si le tragique accident de la veille avait fait battre les cœurs toute la nuit et qu’enfin le repos était arrivé. Depuis le toit, l’île paraît vraiment minuscule. Un caillou en forme de casquette, posé sur l’eau verte, avec un ruban bleu, la petite route goudronnée qui descend vers le port. Deux bosquets, l’un devant la maison, l’autre à côté du port. Pour le reste, des cailloux et une végétation de buissons épineux. Le désert. L’isolement. Lipsi n’est pas si loin. Quinze, vingt kilomètres ? On aperçoit des taches blanches qui doivent être des maisons, se dit Georges. Mais de là à se faire secourir… Il devait y avoir des fusées éclairantes dans le petit bateau, mais pourquoi y en aurait-il dans la maison. Qui réagirait à une alerte lancée depuis la terre ? On croirait à une fête… Les touristes tirent des feux d’artifice pendant tout l’été. En contrebas de la maison, quand on s’avance au bord du toit de l’une ou l’autre des deux ailes du bâtiment, on voit le départ de l’escalier et un bout de la petite plage de galets, puis une étendue d’eau grise, la barre de rochers et au-delà, le large, en direction de la Crète et de l’Afrique. Le vent s’est levé et provoque un clapot modéré. Le soleil est caché, mais il n’est pas loin derrière les nuages. La fraîcheur s’est muée en tiédeur. Tiens, se dit Georges. Il y a quelqu’un sur la plage. Quelqu’un qui ne craint pas Nikos. Cette allure de héron, pas de doute, c’est Nigel. S’il n’y avait pas le deuil environnant et la menace latente, si Georges n’avait pas senti la peine profonde que la mort de Claire a causée au vieil Anglais, il lui ferait des signes de là-haut, comme un sémaphore. Il tourne son regard dans l’autre direction, puis fait machinalement quelques exercices d’assouplissement. Il regarde à nouveau vers la plage. Nigel se baigne avec son inénarrable capeline de paille aux bords ondulés, affectueux hommage à son amie Claire. Il nage jusqu’aux rochers qu’il escalade d’une façon bizarrement décidée. Il se plante, debout, tournant le dos à Georges. Il regarde vers le Sud, vers le large. Georges ne connaissait pas à Nigel cet esprit d’aventure. Intrigué, il regarde ses mouvements maladroits. Que cherche-t-il ? Finalement, Nigel plie son grand corps et s’assoit sur un rocher plat qui émerge à peine, puis il se glisse précautionneusement dans l’eau et se remet à nager, droit vers le Sud, vers le large. Il nage une brasse lente, mais régulière. Il ne se baigne pas. Il ne se promène pas. Il s’en va. Cette fois, Georges a compris. Il déplie l’échelle et la fait descendre le long du mur. Arrivé sur la terrasse, il crie : – À l’aide ! C’est Nigel ! Il va se noyer. Je descends à la plage, rejoignez-moi ! Sans attendre de réponse, il se précipite hors de la maison, descend les escaliers, traverse la plage de galets, nage jusqu’à la barre de rochers et scrute l’horizon. Il aperçoit le chapeau, le chapeau de paille aux bords ondulés. Il n’est pas si loin. Georges est bon nageur. Avant de plonger, il se retourne pour voir ce que font les autres. Il assiste à une scène qui le pétrifie : Pierre en short noir et Angela, vêtue d’une grande robe rouge, sont tous deux dans l’escalier, ils se précipitent vers la plage. Et au-dessus d’eux, sans qu’ils le sachent, Nikos, chemise blanche et pantalon noir, fait dans leur direction le geste d’un homme qui tire. Georges reste suspendu dans l’attente d’un coup de feu. Mais il n’entend rien… Pierre et Angela parviennent au bas de l’escalier. Nikos reste dans la même position. Georges attend encore un peu, et se retourne vers le large. Il faut choisir. Décidément, le chapeau n’est pas si loin. Ce sera assez facile. Georges plonge. Il sait qu’il doit économiser ses forces. Il nage un crawl régulier, patient, sans précipitation. Mais il doit s’arrêter de temps en temps, pour prendre un peu de hauteur et rectifier sa direction, car le clapot lui cache la tête de Nigel. Il appelle. Le vieil Anglais ne répond pas. Il s’arrête à nouveau et s’affole : il s’est encore trompé de direction. Il nage et s’arrête encore. Voilà que le chapeau est tout près, il lui arrive dans la figure. Il flottait, et de temps en temps, bondissait à la faveur d’une rafale. Nigel a dû couler depuis un bon moment. Georges plonge et regarde sous l’eau. Il ne voit rien que des nuages de mica étincelant, le vert qui s’assombrit avec la profondeur et un lointain fond de sable strié sur lequel se détachent des poissons indolents. Il remonte à la surface, se retourne en direction de l’île et sent les larmes monter à ses yeux. Non seulement il n’a pas sauvé Nigel, mais la plage lui paraît inaccessible, maintenant. Il décide de se concentrer sur la nage la plus lente et la plus régulière possible. Par chance, il n’y a pas trop de courant. Il reprend espoir. La barre de rochers approche peu à peu. Il voit distinctement le choc et les éclaboussures des vagues sur la pierre noire. Il ralentit encore sa nage pour ne pas se blesser en abordant, quand soudain il entend un coup de feu. Un coup sec, répercuté plusieurs fois par l’enceinte de rocs qui entoure la plage. D’où il est, en contrebas du récif, il ne voit rien. Il se hisse sur les rochers, se met debout, voit Nikos remonter les escaliers comme un fou, et sur la plage Angela penchée comme un coquelicot sur un corps étendu. L’horrible routine reprend. – Merde, gémit Georges. Il se sent exténué, incapable de faire un pas. Mais Angela crie d’une voix déchirante : – Georges, viens vite, je t’en supplie, viens vite… ça saigne beaucoup !!! Comme un vieillard, Georges redescend dans l’eau et franchit à la brasse les quelque vingt mètres qui le séparent du bord. Angela soutient Pierre dans ses bras et sanglote comme la mère du Christ au pied de la croix. En un éclair, Georges comprend la nature du lien qui les unit. Au même moment, un nouveau coup de feu écorche le rocher. – À l’abri, crie Georges ! Le seul abri est au plus près possible de l’escalier et de la paroi. Georges aide Angela à transporter le corps de Pierre dans un recoin où Nikos ne pourra pas les atteindre sans descendre presque tout l’escalier. Ce n’est pas une assurance, mais jusqu’ici, on dirait que le Grec a évité le face à face et qu’il n’ose pas s’en prendre directement à ses hôtes. Pierre a reçu la balle sous l’omoplate, tout près du sternum. Sans être médecin, Georges devine que le poumon est touché. Le jeune homme saigne lentement mais abondamment. Il halète. Il est livide et son front ruisselle. Par moment, il geint : – Putain c’est trop con… Quand je pense qu’on parlait littérature… merde… Angela a retrouvé ses esprits. Elle caresse la main de Pierre. – Ça va aller, je t’assure, ça va aller. Mais tais-toi, ne te fatigue pas… Subitement, elle demande à Georges, sur un ton quasiment professionnel : – Qu’est-ce qu’on peut faire ? – Ce qui est sûr, c’est qu’on ne peut pas rester ici… – Oui, mais Nikos… – Je m’en occupe. – Nigel ? – Sûrement noyé. Il est parti droit vers le large. Ce n’était pas un grand nageur. – À ma connaissance non. Il faisait dix brasses debout dans l’eau et revenait presque aussitôt. Angela se remet à gémir : – C’est une malédiction. Dis-moi que ce n’est pas vrai. – Si, j’ai fait tout ce que j’ai pu. Angela renifle, et se tait. Puis elle jette un drôle de regard sur Georges. Un regard accusateur. – C’est ce que tu voulais, au fond ? – Tu es folle ! – Non. Tu te livres à demi, et puis tu te retires, tu te refermes comme une huître. Pierre a les yeux clos. Il paraît avoir perdu conscience. Angela chuchote : – Oui, je t’ai trompé avec lui. Enfin, trompé, si l’on veut. – Tu étais libre, Angela, souffle Georges, tu es libre. Je ne te demande pas de comptes, même si j’ai du chagrin. – Du chagrin, toi ? Tu en es bien incapable. Quand tu me faisais l’amour, tu te regardais faire et tu guettais l’effet sur moi. Après, tu ne m’as pas parlé d’une autre manière qu’avant, tu attendais que je vienne dans ta chambre. Tu veux que je te dise ? Tu es un bourgeois… tu méprises les autres. Et un bourgeois-manipulateur. Tu aimes le roman justement pour ça. Pour jouer le rôle de Dieu. Ça t’emmerdait que ce soit de la fiction ? Tu as fait en sorte que ça devienne réel. C’est réussi. Et en plus, comme si ça ne suffisait pas, tu es un bourgeois-esthète. Les choses n’ont de valeur pour toi que si elles sont intéressantes, en clair, hor- ribles ou sexy. Alors va jusqu’au bout mon cher Georges. Ici, c’est assez d’horreur. Occupe-toi de l’horrible Nikos. On verra pour la suite. Georges est trop épuisé pour répondre à cette avalanche d’accusations. Pierre est livide et halète de plus en plus vite, comme un chien un jour d’orage. Il ouvre les yeux, soudain. Il regarde tour à tour Angela et Georges avec une expression profondément triste. On dirait qu’il veut les réconcilier, comme un enfant dont les parents se séparent. Georges finit par se lever avec difficulté et commence à grimper l’escalier. Les marches sont hautes, toutes de hauteurs différentes. Georges souffle. Là haut, rien ne bouge. Comment faire ? Que faire, au juste ? Peut-être faut-il mettre Nikos hors d’état de nuire. Il faut peut-être le tuer. Mais comment ? Le jeune Grec ne commettra pas deux fois l’erreur de s’endormir ivre et nu dans l’arrière-cuisine. Arrivé là haut, Georges pourrait tenter d’entrer dans la maison où s’abrite sans doute le loup-garou. Il prend le parti de s’éloigner. Il sait qu’il expose Angela et Pierre à un nouveau coup de folie… mais Nikos, de toutes les façons, est imprévisible. Il lui faut ces moments de réflexion sur la petite route goudronnée. Il descend jusqu’au port. Il jette un coup d’œil au petit bateau bleu aux plats bords décorés d’un fin liseré rouge. L’esquif naufragé attire décidément les locataires. Trois daurades inquiètes, de futures mères peut-être, s’agitent au-dessus de l’épave. Georges souffle. Il se repose longuement allongé sur le béton, les yeux dans le ciel gris, et quand il se sent mieux, il va se baigner sur la petite plage où l’on voit de si beaux coraux et une murène. Cette île où l’on meurt si vite, depuis peu, a un pouvoir étrange. Georges sait que Pierre est condamné et qu’ils vont bientôt rester à trois, Nikos, Angela et lui. Les reproches d’Angela sont en partie justifiés. Georges n’a jamais été en prise avec les choses et les gens. Ses émotions sont indirectes et transformées. Mais là, il est nu dans l’eau, entre le ciel et la terre, et la mort n’a aucune importance. Un corps mort a fini de souffrir. Des créatures le grignotent, le divisent en fragments blancs pour vivre elles-mêmes au milieu d’un diamant. Georges comprend que Claire ait lâché prise, que Nigel ait noyé sa fatigue et son chagrin. Lui-même est tenté de nager jusqu’à ce que le souffle lui manque et que le grand bleu se colle à ses jambes et à ses reins comme une femme pour l’attirer au fond. Quand Georges sort de l’eau, il ne sent plus ni la fatigue ni la peur. Il remonte la pente vers la maison de Kostas. Pour y entrer, il y a quelques marches qui mènent à un palier qui ouvre lui-même sur deux portes, celle du salon, d’où l’on accède aux chambres, celle de la cuisine, et de l’arrière-cuisine, le cœur du domaine de Nikos. Georges entre au salon, jette un coup d’œil à la terrasse. Personne. Le soleil a reparu. Il pense à Angela et Pierre qui attendent du secours en bas sur la plage. Mais que peut-il faire, lui, Georges, avec ce fou ? Il songe à la plaie pourpre au haut de la poitrine nue de Pierre, à l’écoulement du sang visqueux, à la tache blanche sur rouge produite par le reflet de la lumière sur le sang encore frais, comme dans les yeux des saints du Gréco. Georges a pitié du désespoir gravé dans les yeux du jeune homme, à sa déception d’enfant face au scandale : morire cosi, mourir ainsi. Il monte l’escalier et, quand il arrive à sa chambre, il sent, plus qu’il n’entend un déplacement d’air. C’est la même perception que celle du corps d’Angela naguère, mais la visite qu’elle annonce n’est pas du même genre. Georges ferme sa porte à clef précipitamment, court à sa fenêtre et ferme les volets. Nikos paraît vraiment s’être changé en bête. Georges entend son souffle. Il voit la poignée de la porte s’incliner doucement. De l’autre côté, Nikos pousse une sorte de rugissement, et, soudain, tire sur la poignée de toutes ses forces. En vain. Hors de lui, il donne des coups d’épaule, des coups de pied. Par bonheur pour Georges, Kostas a opté pour des huisseries en chêne. Georges envisage toutes les options. Avec quoi pourrait-il frapper le monstre, s’il entre ? Un cri interrompt ses réflexions, un cri lointain. La voix d’Angela. Derrière la porte, le souffle s’interrompt. Georges craint un piège. Il attend un peu, puis décide de se fier à son intuition. Le corps de Nikos, sa masse, sa respiration, se sont éloignés, il le sent. Georges ouvre la porte le plus discrètement possible, sort de sa chambre, descend sur la terrasse, regarde en direction du Sud. Il s’avance, se penche. On voit la mer, mais le figuier et les lauriers rose cachent l’escalier et la plage. On entend bien, en revanche, un long cri tragique. Angela hurle la mort de Pierre. Georges devine que Nikos est parti voir… à moins qu’il n’ait changé de proie… Il s’avance à sa suite… Le ciel est redevenu parfaitement bleu, comme la mer. Le soleil pèse. Georges n’a pas pris de chapeau. Il se sent un peu étourdi. Après le figuier et les lauriers rose, la balustrade. Georges se penche. Il ne comprend pas : en bas, sur les galets, on voit la robe rouge d’Angela et le corps étendu de Pierre, avec sur la poitrine une longue et large balafre de sang séché. Angela a tiré le cadavre jusqu’au milieu de la plage comme pour l’offrir… Que veut-elle ? Juste au-dessous de lui, Georges aperçoit Nikos, qui a descendu le premier tiers de l’escalier. C’est presque la même scène qui se rejoue. Georges hésite. Que veut Nikos ? Que va-t-il faire ? Georges se force à réfléchir posément. Si Nikos descend, ce n’est pas pour aider Angela, mais pour la violer, ou la tuer, ou les deux. Il faut le mettre tout de suite hors d’état de nuire. Mais Nikos ne semble pas avoir pris son arme. Si Georges descend après lui, ils seront deux, avec Angela, pour maîtriser ou raisonner le jeune homme. Georges a une pensée pour Kostas, son ami. Comment lui annoncer que son fils est mort ? Et Maria ? Angela hurle en secouant la tête. Georges distingue un mot : – Nooon ! Le temps s’est suspendu. Sur la mer, le soleil allume des éclats aveuglants. La chaleur bourdonne. Angela ne crie plus, maintenant, elle pleure. Une idée vient à Georges : jusqu’ici, Nikos a évité le face à face. Il a failli le pousser, lui, Georges, depuis le haut des marches, mais c’était dans le noir, et s’il a tiré un coup de feu sur Pierre, c’était de loin. Quant à ses bruits de bête, quand Georges s’est enfermé dans sa chambre, il les a poussés derrière une porte. Georges repense tout à coup à un roman de Jean Giono dans lequel le personnage, un paysan redevenu sauvage, seul dans un village abandonné, recouvre soudain la raison en entendant le son d’une voix humaine. Georges va s’approcher de Nikos et lui parler. Voilà ce qu’il va faire. Georges descend une marche, puis deux, puis trois. Nikos paraît pétrifié. Il regarde fixement la femme en rouge. Angela qui, tout à coup, se libère du corps de Pierre, dont les bras s’abandonnent mollement sur les galets. Elle se lève, se tourne vers la mer et marche, en soulevant sa robe, en la faisant passer par-dessus ses épaules et sa tête. Elle est nue. Elle va bientôt atteindre l’eau. Georges est fasciné lui aussi par ce splendide corps de femme, opulent mais bien proportionné, qui se dessine comme Aphrodite sur l’or liquide de la mer. Et l’irréparable se produit à nouveau. Nikos a sorti le pistolet de la poche de son pantalon noir. Il vient de tirer. Angela frémit sous le choc. Une fleur rouge se déploie sous son épaule gauche. La jeune femme s’écroule avec une élégance infinie. Elle se laisse recouvrir par les petites vagues du bord. Elle est morte sur le coup. Nikos vacille lui aussi et tremble, comme après une sorte d’orgasme. Inondé d’une colère noire, Georges descend les marches qui le séparent du meurtrier. Il s’arrête tout près de lui, sur un palier assez large. Nikos se retourne. Sur son visage est peinte une expression de chagrin infini, de désespoir, de remords. Mais en voyant Georges, on dirait que la folie prédatrice se réveille. L’expression de tristesse se métamorphose en joie rusée, puis en désir, un désir presque sexuel, qui remplit Georges d’horreur. Georges qui a la présence d’esprit de prendre un appui solide sur le palier où il s’est arrêté, alors que Nikos a tiré depuis une marche étroite. De tout son poids, de toutes ses forces, de toute sa haine, Georges choisit le centre du poitrail de Nikos et le pousse en arrière. C’est l’incompréhension qui s’imprime sur le visage du jeune homme quand il perd l’équilibre. Georges se retient lui-même à la balustrade et, une fois sûr de son appui, contemple la chute désordonnée et brutale du grand jeune homme sur près de dix mètres. Comme Claire, Nikos se casse le cou en arrivant en bas. Son agonie ne dure que quelques secondes. Ses yeux se figent en haut de ses orbites, comme s’il levait les yeux au ciel, à la façon du vieux Gabriel. Georges pousse un rugissement. Puis il s’assied dans l’escalier. Il sent sa peau brûler. Il descend sur la plage, contourne le corps d’Angela, entre dans l’eau fraîche et se baigne longuement. Chapitre X. Retour à Lipsi Georges a eu la force de hisser le corps d’Angela jusqu’à la chambre froide. En escaladant l’escalier marche à marche, il a cru défaillir plusieurs fois, de fatigue, et d’émotion, quand les bras souples de la morte venaient lui caresser le visage avant de s’écrouler mollement comme de longs cheveux, ou bien quand, pour la saisir d’une autre manière et détendre certains muscles, il se retrouvait face à l’ovale parfait de son visage à la peau mate ou le nez entre ses seins. Ce corps à corps réveillait les émotions de Georges, mais l’abandon d’Angela n’était pas dans sa nature. Elle ne se serait jamais laissé faire comme cela. Cette femme qu’il avait aimée, mal, selon elle, était définitivement absente. Il pria sur les deux corps de Claire et d’Angela, qui allaient endurer l’humiliation d’une pourriture lente. Il les remercia d’avoir été sensibles, compatissantes, exigeantes. Il renonça à remonter les deux cadavres d’hommes. Quand il eut déposé Angela aux côtés de Claire, il revint voir la plage de haut, depuis le petit balcon d’où partait l’escalier. Déjà dans le ciel tournoyaient des oiseaux noirs. Une mouette avait senti elle aussi l’odeur de mort et se rapprochait des cadavres par petits sauts timides. Georges descendit, tira les deux corps par les pieds pour les disposer côte à côte, en méditant sur le destin des deux jeunes hommes. La mort emportait presque ensemble le meurtrier et sa victime, le jeune bourru d’apparence mais ouvert en réalité, gentil, tolérant, heureux dans son corps et son esprit, et le jeune monstre incapable de se parler à lui- même, ignorant de ce qu’abritait son pantalon noir, pourtant repassé tous les jours, torturé par ses pulsions. Il les orienta pieds vers la mer, en regrettant qu’une forte marée ne puisse pas venir les emporter, les laver et les débarrasser de leur chair putrescible. S’il ne restait que leurs os blancs, pensait Georges, le chagrin serait terminé. Il se mit en devoir de les recouvrir de galets. Toute la fin du jour se passa ainsi, à entasser mécaniquement les galets sur les corps, puis les galets sur les galets, jusqu’à élever un cairn d’un mètre de haut environ, et de presque trois mètres en long et en large. Il avait pris soin de prélever les pierres partout sur la plage, afin de ne pas creuser de fossé qui aurait donné à la construction une allure militaire ou utilitaire. Ce devait être un tumulus d’allure ancienne, un monument funéraire usé par le temps. Georges ressentit pour eux aussi le besoin d’un rituel. Il s’agenouilla, posa la main sur le tas de cailloux blancs et gris, et articula à voix haute : – Reposez en paix, mes amis… C’était la vérité, même Nikos avait été son ami. Georges ne s’arrêta que quand la nuit fut complètement tombée. La lune avait décru. Les nuages étaient revenus. Il faisait très sombre. Georges remonta l’escalier à tâtons, prit une bouteille de whisky dans la réserve, un gros bol de glaçons dans le congélateur, regagna le salon et, sous l’horloge, effondré dans un fauteuil rouge, non pas le sien, mais celui qu’occupait Pierre habituellement, il s’enivra longuement, méthodiquement, jusqu’à perdre conscience. Le temps changea. S’ensuivirent trois jours de Meltemi, un vent dru, rageur, qui couvrait la mer d’écume au Nord de l’île. Le Sud était plus abrité, mais des rafales tourbillonnantes réussissaient à s’y introduire. Les bains étaient moins agréables. Georges resta sur la terrasse à écrire sur son ordinateur, levant la tête par moments quand il entendait le cri rauque des oiseaux noirs qui tournoyaient au-dessus de la plage. Il mit au point plusieurs textes, parmi eux un document qu’il intitula : Agathonisi, les faits, où il s’efforçait d’énumérer le plus objectivement possible, dans l’ordre chronologique, ce qui était arrivé, y compris dans l’ordre intime, quand cela avait un impact sur les événements. Il y marquait clairement la différence entre ce dont il avait été acteur ou témoin et ce qu’on lui avait raconté, proposait des hypothèses d’explication suivies d’un point d’interrogation. L’un de ses interlocuteurs secrets, outre la police, était Angela. Il avait bien conscience d’aimer l’idée d’organiser la tragédie. Mais de l’avoir voulue, il le nierait. Il enregistra le fichier dans le dossier « Projet Agathonisi », dans un sous-dossier nommé « L’Affaire » avec le numéro 1 et le titre « Faits », sans savoir quel titre il donnerait au fichier suivant. Il y consignait sa nuit d’amour sur la plage avec Angela, la silhouette menaçante de Nikos brandissant une grosse pierre au moment où il atteignait la dernière marche de l’escalier, la sensation très vive que le jeune homme avait voulu le pousser en arrière dans l’escalier de la plage. Suivait l’épisode des poulpes, et la violence inouïe du jeune Grec, le récit d’Angela selon lequel Nikos était parti sans doute à Lipsi se procurer un pistolet, chose qu’il faudrait vérifier. Le retour du bateau en pleine nuit. Son accostage brutal, sans qu’il puisse savoir, lui, Georges, au moment où il écrivait le document, si c’était pour cela que le bateau avait coulé ou s’il avait été sabordé par la suite. Là encore, il faudrait une enquête complémentaire. Puis la macabre succession. La découverte du corps de Claire au bas des marches. Mort sans doute (deux mots que Georges soulignait) accidentelle (Georges indiquait entre parenthèses : alcool, dépression ?). Georges donnait ensuite l’heure approximative de la découverte, racontait l’arrivée d’Angela, de Pierre et de Nigel, lequel, selon ses dires, aurait découvert le cadavre une heure plus tôt et l’aurait déplacé. Et la terrible journée du lendemain. Sa vigie involontaire, depuis le toit de la maison. Nigel partant au large sans savoir qu’il était observé, sa détermination, comportement que tout portait à interpréter comme un suicide, sans qu’on en connaisse l’explication (Georges mettait entre parenthèses : crise récente ? âge ? peur de vieillir ? solitude ? dépression ? déception causée par l’accueil fait à son récit par le petit groupe ? affaire sentimentale avec Claire ?). Puis sa tentative de sauvetage, le moment d’hésitation entre les deux crises, quand, alors que Nigel prenait le large, il avait vu Nikos menacer le jeune couple (ce mot « couple » était le seul indice qu’il laisserait de son infortune : comprenne qui voudrait), le détail du chapeau volant, qui expliquait à la fois son espoir de sauver Nigel et son épuisement. Puis le renoncement, le retour difficile, l’arrivée sur la barre rocheuse, le premier coup de feu, Pierre blessé, l’injonction d’Angela de poursuivre Nikos à tout prix, la scène où Georges, enfermé dans sa chambre, avait vraiment cru avoir affaire à une bête. Suivait le cri déchirant d’Angela après la mort de Pierre. Et puis ce huis clos théâtral à trois personnages, Angela sur la plage, Nikos devant, à mi pente, et lui derrière dans l’escalier dangereux. Et les questions : pourquoi Angela avaitelle tiré le corps de Pierre au milieu de la plage, en quittant l’abri – tout relatif, il est vrai – de la paroi ? Pourquoi s’étaitelle exposée ? Et lui, Georges, aurait-il dû pousser Nikos plus tôt ? Il aurait sans doute contribué à sauver la jeune femme, mais, ne voyant pas le pistolet dans les mains du fils de son ami (chaque mot était pesé), il avait eu l’espoir insensé de sauver leurs trois vies. Quant aux indices, terminait Georges, ils n’avaient pas pu être préservés comme il aurait fallu. Il en convenait volontiers. Aurait-il dû laisser quatre cadavres au soleil pendant plusieurs jours ? En revanche, il avait laissé le pistolet à l’endroit où Nikos l’avait lâché dans sa chute. Georges travailla longuement sur ce document, à y porter des précisions dont la mémoire lui revenait peu à peu, satisfaisant son goût maniaque du détail. Il passait le reste de son temps à se baigner, à explorer la côte Sud muni d’un tuba et d’un masque, il découvrit quelques autres buissons de coraux, la tanière de poulpes, l’entrée d’une grotte sous-marine. À chaque instant sous l’eau, il ressentait la tentation de rejoindre les profondeurs pour toujours. Le soir, il grignotait un morceau de feta avec un peu de pain, et il buvait. Ses nuits étaient lourdes et inconscientes. La perspective de retrouver la société des hommes, le regard de Kostas et de Maria, celui des amis et parents de ses hôtes, il ne voulait pas y songer. Georges évitait la plage de galets. Mais le samedi, un criaillement perçant et discordant le força à y redescendre. Une dizaine d’oiseaux travaillaient activement sur le cairn. Ils avaient réussi à dégager un pied noirâtre et commençaient à le becqueter. Georges recommença sa navette et empila à nouveau les galets. Puis il répandit sur le nouveau tas un bidon de gasoil, pris sur la réserve destinée au groupe électrogène de secours. Découragés par l’odeur, les oiseaux s’enfuirent. Le dimanche matin, à l’heure dite, Kostas arriva sur son bateau de promenade, assisté d’un matelot. En approchant du petit port, avec son œil de professionnel, il remarqua tout de suite l’absence du petit bateau qu’il avait confié à son fils. Il pensa d’abord que Nikos lui avait laissé la place, mais il ne se serait pas éloigné, il l’aurait ancré à proximité. Avant d’accoster, et pour ne pas prendre de risque, Kostas commanda à son matelot de plonger. Lui-même, à l’œil nu, avait repéré l’épave. Perplexe et inquiet, Kostas fit reculer son bateau et accosta sur le bord extérieur du quai. Le fond n’avait pas été égalisé, le quai était court. La manœuvre fut délicate et longue. Le vieux Grec s’attendait à ce que Georges et les autres viennent l’accueillir avec des cris de joie. Quand le moteur s’arrêta, le silence retomba sur l’îlot, un silence de mort. Kostas et le matelot montèrent la petite route qui menait à la maison. Ils arrivaient quand ils aperçurent enfin Georges venant à leur rencontre, amaigri, hâve, barbu, les yeux brillants d’un drôle d’éclat au fond de leurs orbites. Georges se planta devant Kostas. Il pleurait. – Nikos got mad. He killed two of us and he died. I’m so sorry. I had to kill him. The two others are dead too, they committed suicide… I was left alone. I want to come back home. Cette phase malencontreuse fut retenue plus tard contre Georges, comme contradictoire avec son rapport : il savait donc que Claire s’était suicidée ? Kostas écouta Georges en silence, avec une lueur mauvaise dans le regard. Il l’écarta de son chemin, entra dans la maison à grands pas et inspecta toutes les pièces, méthodiquement. Il avait depuis peu un smart phone. Il photographia tout. Georges avait laissé traîner sur la table basse, dans le salon, un grand bol de glaçons fondus et une bouteille de whisky vide. Kostas photographia la scène sous plusieurs angles. Georges le suivait sans rien dire. Quand ils sortirent de la chambre froide, Georges s’aperçut que Kostas tremblait. En voyant le visage bleu de Claire, le vieux Grec avait compris que Georges ne délirait pas. Kostas articula enfin : – Nikos ? – On the beach, under the pebbles… répondit Georges, qui répéta un peu sottement : I’m sorry. Georges n’était plus dans le théâtre du retour à la vie sociale, il ne jouait plus de rôle. Il sentait, partageait la peur et la douleur de Kostas… Kostas qui vit le cairn sitôt qu’il se pencha au-dessus de la plage. Les oiseaux étaient revenus, une dizaine au moins, une majorité d’oiseaux noirs et gris, des petits corbeaux, avec une drôle de huppe. Kostas descendit les escaliers comme un automate. Si les oiseaux n’avaient pas témoigné de ce que cachaient les pierres, l’odeur l’aurait fait, une odeur douceâtre, écœurante, de lys et d’excréments mêlés. Le soleil était revenu, la chaleur aussi. Kostas vacilla, puis reprit son équilibre. Il dit un seul mot : – Police. George répéta : – Police, OK. Il avait préparé ses bagages, une valise à roulettes, une mallette et un sac. Ni Kostas, ni le matelot ne proposèrent de l’aider. Sur le goudron de la route, les roulettes résonnaient comme dans un lieu fermé. Sur le bateau, pendant le voyage qui dura une grosse demi-heure, Kostas garda son expression hostile. Georges lui tournait le dos, voûté, l’œil fixé sur le sillage du bateau et sur la silhouette de l’île qui perdait peu à peu sa netteté. La lumière du soleil était blanche et la mer plus profonde avait pris une belle nuance indigo. À Lipsi, quand ils furent sur le quai, Kostas s’éloigna sans un mot. Georges se rendit à l’hôtel, où il reçut bientôt la visite de deux policiers, les deux uniques responsables de la sécurité de l’île, qui l’invitèrent à se rendre au poste, une pièce minuscule. Georges fit une déposition complète, avec l’aide du document qu’il avait préparé et dont il avait réussi à obtenir un tirage sur papier. Après deux heures d’audition, Nikos demanda l’autorisation de rentrer à l’hôtel. Il paierait. C’était une solution plus simple pour tout le monde. Il ne pouvait guère s’échapper. Pendant les jours qui suivirent, Georges fit tous les efforts possibles pour s’abstraire de son environnement, mais il sentit qu’on s’agitait beaucoup, y compris sur le port, où arrivaient sans cesse des bateaux plus nombreux. La patronne de l’hôtel lui téléphonait dix fois par jour pour solliciter des entretiens, avec des journalistes, ou des parents éplorés. Une véritable escouade de policiers était venue d’Athènes, accompagnée de quelques gendarmes. Une nuit, Georges essaya de sortir pour prendre l’air. Il rebroussa chemin immédiatement, car plusieurs journalistes l’attendaient devant la porte de l’hôtel. Le couloir de sa chambre fut envahi. Il demanda une protection. Mais il ne voulut pas tout ignorer. Il disposait désormais d’une Wi-Fi. Il n’eut pas le courage de consulter les milliers de courriers électroniques qui l’attendaient sans doute. Mais il eut la curiosité de se connecter à Internet. L’affaire Agathonisi existait vraiment. Il était question d’horreur au paradis, de mystère, de folie. Georges était baptisé « grand éditeur parisien », les autres désignés collectivement de l’appellation « personnalités du monde littéraire et culturel français et international ». Nigel avait sa place à part comme auteur de best-sellers anglo-saxons. On parlait d’hécatombe, de massacre au soleil, de décadence. Dans la presse, à en croire les gros titres, deux tendances s’affrontaient : dans l’une des deux versions, un groupe d’estivants cultivés avait été victime d’un psychopathe. Dans l’autre, Agathonisi avait été le théâtre de séances dites littéraires, mais à la teneur en réalité douteuse, qui avaient contribué à désaxer un jeune homme naïf. Le compte rendu des faits était fantaisiste, en général. Sur les photos – Georges pensait au chagrin de Maria et de Kostas – Nikos avait une tête patibulaire. On avait ressorti des clichés de Nigel à l’Université, lors de la remise d’un diplôme, puis en gentleman, d’Angela en pin-up, de Pierre en racaille tatouée. Seule Claire s’en sortait correctement. Les journalistes n’avaient trouvé d’elle qu’une seule photo où elle portait sur les livres, au milieu de sa boutique, un regard timide. Quant à lui-même, Georges, il avait dans la presse deux visages : l’un jeune, sportif, viril, celui d’un bourreau des cœurs, l’autre plus inquiétant. Quelqu’un avait trouvé pour un journal conservateur une photo récente où il sortait d’une boîte de nuit, avec le visage bouffi, l’œil mort des viveurs, au bras d’une créature siliconée. Le titre de l’article se voulait spirituel : « Bobos : quand le vice fait mal ». Georges fit demander à la police si on l’accusait, et si oui, de quoi. Il se tenait à la disposition des enquêteurs, mais souhaitait savoir dans combien de temps, approximativement, il pourrait partir. On lui répondit poliment que cinq morts, ce n’était pas rien, que ni l’enquête ni l’instruction n’étaient terminées, mais qu’un nouveau policier, très expérimenté et francophone, arriverait d’Athènes incessamment. Georges aurait bien aimé boire. Il en resta à quelques bières par jour, pour ne pas entacher davantage son image. Et puis un beau matin, plus de dix jours après son retour à Lipsi, quelqu’un frappa à sa porte. Un très gros type, suant, soufflant, qui demanda tout de suite s’il pouvait s’asseoir. La chambre était décorée de la façon la plus hétéroclite possible. Georges lui présenta un fauteuil Louis XV et s’assit lui-même sur une chaise design. L’homme se présenta en français : – Commissaire Yannis Koumoundouros. J’ai fait des études d’histoire à Paris avant d’entrer dans la police de mon pays. Vous savez pourquoi je suis là. – Je me tiens à votre disposition, Commissaire. – Merci. Vous savez, l’affaire serait sans doute classée, mais nous avons les compagnies d’assurance sur le dos. Avant de rembourser qui que ce soit, elles veulent comprendre dans le plus grand détail quelle a été la séquence des événements. D’autant que l’enquête ne se déroule pas dans des conditions normales. Vous comprenez ? La plupart des indices ont été dérangés. – Oui, bien sûr. Mais j’ai déjà donné ma version… – Oui, mais c’est la seule… par la force des choses. Rassurez-vous je ne vais pas vous faire tout répéter. Il y a juste quelques détails qui me turlupinent. Cela tourne primo autour de Nikos, deuxièmement de celle que vous appelez Claire, Mme Linel, et tertio de vous-même… et puis, il y a une question générale, une chose que je n’ai pas bien comprise, bref, quatre points, si vous le voulez bien. Le commissaire comptait sur ses doigts en énumérant ses points. Puis il leva la tête et regarda Georges droit dans les yeux, un peu comme le faisait Kostas… – Je vous écoute, fit Georges soudain intimidé. – Commençons par Nikos. Vous laissez entendre qu’il a été pris d’une crise de folie meurtrière quand ils vous a vus… ensemble sur la plage, avec Mademoiselle… – Angela… – Angela Rizzo. – Oui, c’est cela. – Avez-vous été surpris de ce comportement ? Que saviez-vous de ce jeune homme ? – Mais rien de particulier, sinon qu’il était un peu… handicapé mentalement, mais pas vraiment débile. Son père m’en avait un peu parlé. Mais il a été capable de suivre une formation professionnelle à Athènes. C’était devenu un excellent cuisinier… – Il y a eu une expertise génétique, en raison de son apparence, vous savez, ces yeux écartés. – J’y ai vu surtout un obstacle à des relations normales, en tout cas faciles, avec les femmes. – En réalité, c’était plus grave. Il était porteur d’une anomalie génétique, hypertélorisme, si j’ai bien retenu, souvent associée à des troubles psychiatriques… – Donc vous croyez à ma version ? – Attendez, ce n’est pas tout. Son empreinte génétique est la même que celle qui a été retrouvée sur le cadavre d’une prostituée assassinée à Athènes l’année dernière. Le rapprochement n’aurait jamais été fait – vous pensez, un assassin caché à Lipsi ! Cette information nouvelle explique un point qui était resté pour moi inexplicable : pourquoi, après la mort de Pierre Clément, a-t-il tiré sur Angela… Ce n’est pas le meilleur moyen de faire sa cour. En réalité, Nikos a tué la prostituée avant de la violer. Il ne pouvait affronter le regard d’une femme, il devait l’assassiner d’abord. – C’est énorme, ce que vous me dites… Georges au fond n’était pas surpris, mais il se demandait où le commissaire voulait en venir. – …mais, au fond, ça va dans mon sens. – Sauf si votre scénario comportait la manipulation d’un psychopathe. C’est pourquoi je me demande ce que vous saviez, et depuis quand… Donc, vous ne vous doutiez de rien… – De rien de cette nature, non… Le gros commissaire scrute littéralement les yeux de Georges, comme un détecteur de mensonges humain… Il continue pour lui-même… – Évidemment, vous ne direz rien. Puis il enchaîne presque à voix basse : – Pourquoi Nikos a-t-il tiré sur… – Pierre ? – Oui, monsieur Clément. C’est à vous qu’il en voulait, sauf erreur ? Georges est au pied du mur. – Vous n’avez pas deviné ? – J’ai ma petite idée… – C’est simple. Je n’ai rien vu moi-même, mais elle me l’a dit elle-même, au moment où Pierre agonisait… Ils avaient une liaison. Donc Nikos haïssait Pierre autant que moi… – Eh bien, dites-moi, cette jeune femme avait des appétits. Georges ne relève pas. Comment expliquer ? – Deuxième point, continue le commissaire. Mlle Linel, avez-vous dit, est tombée accidentellement, puis vous avez dit qu’elle s’est suicidée… – Oui, pardon, j’aurais dû tenir ma langue. Tout cela, c’est de la conjecture… – C’est surtout le début de la série, ne l’oublions pas. Vous comprendrez qu’on se pose des questions… – Puis-je poser une question sur l’enquête ? – Essayez toujours. – Serait-elle morte si elle n’avait pas reçu un traitement par anti coagulants… – Tout ce que je sais est qu’on a constaté sur le corps des hémorragies internes cataclysmiques… – En tout cas, je ne le savais pas : le contrat stipulait que les hôtes ne devaient pas souffrir de maladies chroniques. Si j’avais su cela, elle ne serait pas venue… je n’aurais pas pris cette responsabilité. – Une fois encore, pardonnez-moi, je dois me fier à ce que vous me dites. – Mais dans ce cas, quelles étaient mes intentions, d’après vous ? – Je ne sais pas. C’est juste que vous me semblez aimer que les choses s’organisent comme vous l’entendez… – Pourquoi dites-vous cela ? – Une impression, comme cela… Vous savez à quoi je pensais, en venant ici ? À un dramaturge français un peu oublié aujourd’hui, Jean Anouilh, mais que j’aime relire de temps en temps. Il disait : « C’est cela qui est commode dans la tragédie… On donne le petit coup de pouce pour que cela démarre, rien… Après, on n’a plus qu’à laisser faire. On est tranquille. Cela roule tout seul ». Ce serait pas vous, le coup de pouce ? Enfin, le ou les petits coups de pouce. Georges se tait. Le commissaire commente dans sa barbe : – Évidemment, il ne va rien dire. Georges se tait. Une sirène retentit sur le port. Le commissaire reprend : – Mais bon, passons… passons à la troisième question. Au moment où, après le décès de M. Clément, vous vous êtes retrouvé au-dessus de Nikos dans l’escalier, pourquoi, pardonnez-moi, ne vous êtes-vous pas… occupé de lui d’abord ? Vous pouviez faire tout de suite ce que vous avez fait ensuite, le pousser dans le vide… Vous auriez sauvé votre amie, enfin…, je sais maintenant qu’elle l’était moins… – Je me suis expliqué là-dessus. Je ne savais pas que Nikos avait son arme sur lui. Jusque-là, il l’avait toujours brandie comme un trophée, j’ignorais qu’il l’avait dans sa poche. Alors, j’ai espéré sauver deux vies. N’oubliez pas que Kostas, son père, était mon ami. Le commissaire soupire : – Vous avez réponse à tout. Admettons… Mais dites-moi, Georges, vous permettez que je vous appelle Georges ? – Mais bien sûr, Monsieur le Commissaire. Le Commissaire sourit : – Ah, vous, les Français… Mais bon, vous êtes insaisissable, vous n’avez pas de mobile… que ce soit l’argent – vous avez tout ce qu’il vous faut –, les femmes – vous êtes arrivé à vos fins avec Mlle Rizzo et avec d’autres, si j’en crois la presse, mais il y a une chose que j’aimerais savoir, quatrièmement… – Allez-y… – Qu’est-ce que vous êtes venus faire sur cet îlot perdu, complètement coupés du monde, avec des gens que vous ne connaissiez pas ? Le gros commissaire, finalement, est sympathique à Georges. Il va se confier un peu : – Je voulais faire un roman… – Le faire, ou l’écrire ? – Un peu les deux… – Vous savez que cela tend à réveiller mes soupçons… – Vous avez tort. Tout s’est passé comme je l’ai dit. Je voulais réunir des gens qui s’intéressent au roman popu- laire, mais pas des universitaires. Et pendant ces quelques jours, nous avons écrit un petit roman, tous ensemble… qui était fait de notre travail séparé, sous la forme de fichiers que nous nous communiquions, mais aussi de ce que nous vivions tous ensemble. – Vous allez le publier ? Georges rit. – Vous pensez bien que non. Oh, avec une affaire pareille à l’arrière-plan et une bonne publicité, je n’aurais pas de mal à en vendre quelques exemplaires. Mais comment faire pour les droits ? C’est au tour du Commissaire Koumoundouros de sourire… – Oui, les ayants droit ne manquent pas, mais ils n’ont rien écrit… Mais dites-moi, pourquoi vous couper du monde ? – Nous avons tous envie de cela, pas vous ? Deux semaines entre le ciel et la mer, sans courriers électroniques, sans nouvelles déprimantes d’un monde qui court à sa perte… – Vous y êtes allés plus vite que tout le monde, à votre perte. – Ce n’était pas volontaire, je le répète. Nous voulions aussi raconter des histoires, ça manque, non ? Le commissaire prend un air songeur. – Dans un sens, oui. Mais ça dépend quelles histoires. – Certes, oui, chacun ses goûts. Et puis, vous savez, il y aurait eu une possibilité de secours si Nikos n’avait pas sabordé le petit bateau… Le commissaire se redresse dans son fauteuil : – Comment pouvez-vous être si sûr ? Il fallait aller voir sous l’eau pour le savoir. Mais dites-moi, ce n’est quand même pas vous qui avez donné cet ordre à Nikos ? – Non, bien sûr, c’est juste la version la plus vraisemblable. Mais, naturellement, je n’en sais rien… – Georges, vous vous moquez de moi… Le Commissaire se lève, les sourcils froncés… – J’aurai peut-être besoin de vous revoir… – À Paris ? – Mais oui… je n’ai pas la possibilité légale de vous retenir davantage. – Alors, vous me donnez l’autorisation de partir ? – Oui. À bientôt, Georges. Une fois le Commissaire parti, Georges passa un long moment sur son ordinateur, un drôle de sourire aux lèvres. Il enregistra le fichier obtenu sous le numéro X et le titre « Retour à Lipsi », dans le dossier « Projet Agathonisi », plus précisément dans un sous-dossier nommé « L’Affaire Agathonisi » où il avait déjà copié, avec les siens, les fichiers que Nigel, Claire et Pierre lui avaient communiqués sur une clé USB. Puis il réserva par internet un vol Athènes-Rio. Table des matières Chapitre Réveil Chapitre Négociation de charme Chapitre Le piège Chapitre Nigel Chapitre Clair de lune Chapitre Target one Chapitre Un pistolet sur l’île Chapitre On ne rit plus Chapitre Des petits cailloux dans les poches Chapitre Retour à Lipsi premier. II. III. IV. V. VI. VII. VIII. IX. X.