Discrimination sexuelle et infanticide en Inde du Sud
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Discrimination sexuelle et infanticide en Inde du Sud
ESPACE, POPULATIONS, SOCIETES, 2004-1 Stéphanie VELLA1 pp. 29-43 Université de Bordeaux III - Michel de Montaigne Laboratoire Dymset Domaine Universitaire 33607 Pessac Cedex [email protected] Discrimination sexuelle et infanticide en Inde du Sud INTRODUCTION : CONTEXTE ET PROBLÉMATIQUE En Inde, depuis trois décennies, la problématique de la discrimination sexuelle suscite de nombreuses recherches dans le domaine des sciences sociales. Parmi les données actuellement employées pour la quantifier, le sex-ratio2 permet de déterminer une éventuelle inégalité entre femmes et hommes selon les groupes considérés (population par âge, urbaine, alphabétisée, etc.). Toutefois, il est le produit complexe de différents facteurs : sex-ratio à la naissance, mortalité différentielle par sexe et migrations. En revanche, le principal facteur utilisé dans cet article, le sex-ratio infanto-juvénile (SRIJ, 0-6 ans), n'est pas sensible aux mécanismes migratoires, très faibles dans ces classes d'âges, et représente par conséquent un indicateur précieux de la situation des filles. Il est fondamental de par son influence sur le sex-ratio total, lequel a été, du fait de ses distensions, largement étudié en Inde, en particulier dans le Nord (Miller, 1997 ; Visaria, 1999, pp. 81-88). Le sex-ratio de la population indienne diminue assez régulièrement depuis 1901, ainsi que le ratio de la population 0-6 ans, notamment dans certaines régions indiennes du Nord-Ouest (Punjab, Haryana3) représentées sur la figure 1 de la carte des États indiens (Atkins et al., 1997). À ce propos, les résultats du dernier recensement de 2001 montrent une diminution quasi-générale des ratios dans les principaux États, sauf au Kérala4. En outre, le Punjab et l’Haryana sont les deux États présentant les sex-ratios les plus bas et le déclin le plus prononcé (793 et 820 filles pour 1000 garçons). Nous constatons un décalage vers des SRIJ de plus en plus faibles, dans un contexte de réduction de la fécondité qui pourrait favoriser la discrimination sexuelle. La géographie de la fécondité (Guilmoto, 1997) est également complexe et le lien sex-ratio et fécondité a souvent été étudié en Inde. Les trois variables utilisées, sex-ratio infantojuvénile, indice de surmortalité infantile 1 déficits de femmes observés. Il s’agit en fait d’un rapport de féminité. 3 L’Inde est une fédération d’États et de territoires. 4 Le Kérala est l’État qui a le meilleur développement social et le plus faible taux de fécondité. L’alphabétisation des femmes est supérieure à la moyenne et leur statut semble meilleur que dans les autres États. Doctorante en géographie tropicale, Université de Bordeaux III. Programme « Population et Espace en Inde du Sud » de l'Institut français de Pondichery (IFP) et de l'IRD. Je tiens à remercier C.Z. Guilmoto ainsi que les techniciens du département des sciences sociales de l’IFP. 2 Le sex-ratio est calculé comme le nombre de femmes pour 1000 hommes, ce choix facilitant l'analyse des 30 Figure 1 : Les États indiens en 1991 Source : S. Vella, SIFP féminine5 et sex-ratio à la naissance ont en effet dévoilé depuis de nombreuses années des pratiques socioculturelles spécifiques, ancrées dans le contexte du patriarcat indien, dont l’infanticide des filles et l’avortement sélectif des embryons femelles6. Si le premier est une pratique ancienne, identifiée dans le Nord7, où elle perdure, et révélée plus récemment dans le Sud8, le second est beaucoup plus récent et lié à l’introduction de technologies médicales. En effet, depuis un quart de siècle, rien n’est venu enrayer leur progression ni leur transformation en instruments de sélection sexuelle. Ces techniques sont celles de l’amniocentèse, qui révèle le sexe de l’enfant à 16 semaines de grossesse, le sexage des embryons9 et l’échographie. Ce dernier moyen, le plus abordable pour l’ensemble de la population, est en constante amélioration et il est actuellement possible de diagnostiquer le sexe entre 13 à 14 semaines par échographie trans-vaginale (Mazumdar, 1994). La difficulté, dans le contrôle de ces techniques est, que depuis 1974, date à laquelle l’implantation expérimentale s’est effectuée à Delhi, leur propagation s’est faite de façon totalement anarchique, car principalement dans des infrastructures privées, souvent non enregistrées par le gouvernement, qui a 5 relle”. De plus les avortements ne sont pas enregistrés. 7 Pour plus de détails sur l’infanticide dans le Nord, consulter Paknasi (1970), Panigrahi (1972), Venkatachalam et Srinivasan (1993) et Sherwani (1998). 8 Mis à part dans la Tribu des Todas des Nilgiris au Tamil Nadu : Thurston (1975) et Rivers (1986). 9 Selon la méthode d’Ericsson, par séparation des spermatozoïdes x et y et insémination artificielle, mais ce diagnostic génétique pré-implantatoire est très coûteux (RCWS, 1994, pp. 11-15). C’est le rapport de la mortalité féminine sur la mortalité masculine à partir de la mortalité infantile : décès d’enfants de moins d'un an sur les naissances vivantes de l’année. 6 Nous avons utilisé le sex-ratio infanto-juvénile car les chiffres bruts de ces pratiques sont très difficiles à obtenir et très en dessous de la réalité. En effet, les infirmières de village peuvent certes relever les infanticides comme “morts pour raisons sociales”, mais leur supérieur préfère souvent les reporter comme “mort natu- 31 aujourd’hui de nombreuses difficultés à mettre en place des régulations. La négligence envers les filles est un autre comportement discriminant, qui se décompose notamment en termes de soins et d'alimentation et qui provoque une mortalité accrue des filles et donc un sex-ratio infanto-juvénile déséquilibré. Il traduit un investissement parental sexo-sélectif, en fonction de la valeur spécifique attachée au genre de l’enfant. Le genre (ou sexe social, Hurtig, 1991, Maithreyi, 1998), en Inde, semble en effet défini extrêmement tôt en comparaison de l’Occident et prend actuellement toute sa signification avant la naissance. Le sexe de l’enfant à naître, dont la socialisation est préétablie, est un enjeu crucial pour le devenir de la famille. Dans cet article, nous avons choisi de conduire une étude spatiale à différentes échelles du Sud de l’Inde, afin de cartogra- phier les anomalies du sex-ratio infantojuvénile qui dénotent d'importantes variations dans les comportements démographiques, qui sont parfois discriminatoires. En outre l’objectif est d'apporter des premiers éléments de réponse au pourquoi de la discrimination sexuelle, dans une région. Dans un premier temps, nous décrivons l’évolution et les différentiels du sex-ratio infanto-juvénile en Inde du Sud. Nous examinons ensuite les tendances et les variations micro-spatiales au Tamil Nadu, à partir d’une cartographie, en les confrontant à l’analyse de terrain, quantitative et qualitative, en rapport avec des villageoises et des ONG locales. Nous proposons ainsi des éléments d’explication aux phénomènes répertoriés statistiquement et spatialement, notamment grâce à l’introduction du concept de diffusion. ÉVOLUTION ET DIFFÉRENTIELS DU SEX-RATIO JUVÉNILE EN INDE DU SUD Nous nous intéressons ici à l’Inde du Sud (Figure 1) car la discrimination sexuelle y est moins étudiée que dans le Nord et l'homogénéité relative entre les quatre États du Sud10 (Tamil Nadu, Kérala, Andhra Pradesh et Karnataka) a donné lieu à une dichotomie Nord-Sud désormais classique. Mais nous souhaitons montrer que des hétérogénéités, à des échelles plus fines, existent entre les quatre États. La tendance générale, durant les quatre dernières décennies, est une baisse du sex-ratio infanto-juvénile (SRIJ), globale et quasi-régulière en Inde du Sud (Figure 2). L’Andhra Pradesh et le Karnataka, où le SRIJ est plus élevé, déclinent en parallèle, sauf en 1981 où le SRIJ de l’Andhra Pradesh subit une légère augmentation. Le Kérala suit un mouvement moins régulier, puisqu’il a le plus bas SRIJ en 1961, inférieur à la moyenne indienne, puis augmente pour atteindre le niveau de l’Andra Pradesh en 2001. Par contre, le Tamil Nadu enregistre le déclin le plus rapide, de 985 en 1961 à 939 en 2001, date 10 du dernier recensement, et son SRIJ se rapproche du SRIJ indien, inférieur au SRIJ biologiquement normal, compris entre 950 et 1000, selon les variations du sex-ratio à la naissance et de la mortalité différentielle durant l’enfance (Mitra, 1985, Reddy, 1996, Mayer, 1999, Agnihotri, 2000). Concernant l’indice de surmortalité infantile féminine (ISIF), en 1996, des différences inter-étatiques importantes apparaissent et l’Andhra Pradesh se démarque clairement par un ISIF très faible (Figure 3). Au Kérala comme au Karnataka, les valeurs sont beaucoup plus élevées mais c'est le Tamil Nadu qui a l’ISIF le plus élevé. Ces résultats confirment globalement les variations du sex-ratio juvénile : l’Andhra Pradesh, où le SRJ est le plus élevé, a également le plus faible ISIF. Pourtant, il a également le plus fort taux de mortalité infantile des quatre États. Les enfants ont ainsi de très forts risques de mortalité, mais selon un régime équilibré entre les deux sexes. À l'inverse, la mortalité est plus faible au Tamil Nadu, mais Notamment du fait de l’homogénéité historique et culturelle des langues du Sud, dites langues dravidiennes. 32 Figure 2 : Sex-Ratio Infanto-Juvénile (Filles pour 1000 Garçons de 0-6 ans), dans les quatre États de l’Inde du Sud et en Inde, 1961-2001 Vella, S., Source : Recensement indien, différentes années (Government of India). Figure 3 : Indice de surmortalité infantile féminine (mortalité féminine/mortalité masculine x 1000) en Inde du Sud et en Inde, 1996 Vella, S., Source : Sample Registration System, 1997. la différence de mortalité entre les sexes est la plus marquée. Quant au sex-ratio à la naissance (SRN), calculé par des méthodes statistiques indirectes (Sudha and Rajan, 1999), il reflète les comportements ayant lieu tout au long de la grossesse, et notamment les avortements sexo-sélectifs. Biologiquement, une légère prédominance des naissances masculines est observée : le sex-ratio est en général de 950 naissances féminines pour 1000 naissances masculines, variant entre 940 et 1000 selon les populations. Une plus forte mortalité des garçons en bas âge suit et le rapport entre sexes s’équilibre vers 20 ans. Au-delà, les femmes sont plus nombreuses, car biologiquement plus résistantes, sauf quand une très forte mortalité maternelle, comme en Inde, retarde l'augmentation de la proportion de femmes observées dans les âges adultes. 33 En 1981 et 1991, le Kérala se distingue par le plus faible ratio urbain de l’Inde du Sud (Tableau 1). En 1991, l’Andhra Pradesh enregistre encore une fois les meilleurs résultats, loin devant les autres États et la moyenne indienne. Mais ces chiffres, qui restent des estimations, font apparaître avant tout une baisse généralisée du SRN, qui peut difficilement être attribuée à des facteurs d'origine biologique. Il est clair qu’il est désormais socialement transformé et nous inférons qu'une part significative de cette baisse de la proportion des naissances féminines est due à des avortements sexo-sélectifs. Tableau 1 : Sex-Ratios estimés à la naissance (filles pour 1000 garçons), Ruraux et Urbains, en Inde du Sud et Inde, 1981 et 1991 Source: Sudha and Rajan, 1999. Il s’agit maintenant de confronter ces trois études statistiques à ce qui est connu des États envisagés. Le Kérala, dont le développement social est le plus avancé, se détache de la tendance de l’Inde du Sud. Pourtant, si son taux de mortalité infantile reste le plus bas de l’Inde, son ISIF est défavorable aux filles. De plus, son SRIJ et surtout son SRN sont en décalage avec le schéma général de son développement social11, notamment en comparaison de l’Andhra Pradesh et du Karnataka où les conditions de survie des filles sont meilleures. Pourtant, par opposition au Kérala, les trois autres États sont beaucoup moins « développés » et plus agricoles. L'Andhra Pradesh se distingue paradoxalement par un niveau de développement défavorable mais les données démographiques les plus équilibrées, son profil est donc divergent et plutôt avantageux pour les femmes. Le taux de fécondité du Tamil Nadu était de 2,1 en 1991, après une baisse rapide12, soit le second plus faible de l’Inde après le Kérala. Parmi les grands États, il est reconnu comme étant assez avancé dans le respect d’un certain nombre d’indicateurs sociaux quoiqu'en retard sur le Kérala. Pourtant, au Tamil Nadu, les statistiques apparaissent fortement défavorables aux filles. Il s'agit de pressions sociales ayant pour conséquence l’augmentation du taux de mortalité des filles à la fois avant et après la naissance. D’ailleurs, le Tamil Nadu est l’État dans lequel les habitants désirent le moins de filles (NFHS, 2000, p. 122). Par ailleurs, si cet État présente un taux de mortalité infantile très élevé, comme son ISIF, la cause majeure de cette surmortalité féminine, surtout dans les premiers jours de l’existence, est l’infanticide des filles. En 1999, celui-ci aurait officiellement représenté 8,3% de la mortalité infantile totale et 15,8% de la mortalité infantile féminine. Ce taux d’infanticide des filles était de 19% en milieu rural et de seulement 1.1% en milieu urbain (Athreya, 2000). En ce qui concerne le sex-ratio à la naissance, en 1999, il était de 931 par rapport à 952 en 1991. Ce déclin est sans doute à relier à l’avortement sexo-sélectif. Dans des poches largement plus confinées au “corridor” Nord du Tamil Nadu, le SRN apparaît plus faible que la moyenne étatique, avec le chiffre exceptionnellement bas de 858 à Salem en 11Sur tions. Quand la taille de la famille diminue, la composition sexuée de la progéniture devient plus importante pour les parents. La "qualité" de la descendance compte alors plus que la "quantité" et le sexe des enfants peut devenir une dimension cruciale des choix démographiques. cette question de la remise en cause de l’égalité femme - homme au Kérala, consulter Rajan, Sudha et Mohanchandran (2000). 12 Une baisse de la fécondité conséquente à des répercutions sur les comportements discriminatoires des popula- 34 1999. Le décalage avec le sex-ratio biologique est ainsi de plus de 11 %. Ce chiffre correspond donc à une fréquence exceptionnellement élevée d’avortements d'embryons féminins. Au Tamil Nadu, en 2001, plusieurs districts13 avaient des sex-ratios infanto-juvéniles inférieurs à la moyenne étatique de 939, dont Salem. Ce district avait en 1991 le SRIJ le plus bas des districts de l'Inde et sur les 54 districts indiens qui avaient un SRIJ inférieur à 900, tous étaient dans le Nord, à l'exception de Salem. Sur l'ensemble des districts tamouls, on constate qu’une dimi- nution a eu lieu de façon presque régulière dans tous, surtout à partir de 1961. Mais cette baisse générale de la proportion des filles a été extrêmement rapide et précoce dans le district de Salem : le sex-ratio est parti d'un niveau de 980 et a commencé à baisser sensiblement dès les années 1960, descendant en dessous de la valeur de 830 en 2001. En 1999 dans le district de Salem, l’infanticide représentait 64,4% des morts infantiles féminines et la mortalité infantile des filles était plus du double de celle des garçons (ISIF de 2340 par rapport à 1189 pour le Tamil Nadu). LA DISCRIMINATION SEXUELLE DANS L'ESPACE Cette partie propose une lecture géographique de la discrimination sexuelle à partir des données démographiques. En effet, l’analyse spatiale se révèle plus appropriée et pertinente pour présenter les résultats, permettant à la fois une comparaison inter-étatique aisée, mais aussi une étude fine des variations du sex-ratio infanto-juvénile au sein des États. La carte de la figure 4 représente les sex-ratios infanto-juvéniles ruraux en Inde du Sud, en 1991, car les données du recensement 2001 ne sont pas encore toutes disponibles. Le point de départ à cette étude spatiale a été une carte numérisée de l’Inde du Sud (Système d’Information Géographique). Elle représente tous les villages, qui ont été disponibles pour la première fois sur support informatique à la faveur du recensement 1991. La base de données du projet « Population et Espace en Inde du Sud »14 représente ainsi 65 000 unités villageoises habitées en 1991 et le SIG permet pour la première fois de cartographier le sex-ratio infanto-juvénile au niveau des villages. Au vu du nombre très important d’unités, une agrégation a été effectuée, en calculant des moyennes spatiales les regroupant dans un rayon de 10 Km, par la méthode de ThiessenVoronoï. Une interpolation spatiale a été opérée avec les données regroupées du SRIJ, par la méthode de kriging ordinaire, estimation géostatistique standard (Chou, 1997). Ensuite, le contourage des régions statistiquement homogènes a été effectué. Afin de favoriser la clarté de la carte, la valeur 900 a été retenue comme seuil d’anormalité du SRIJ. Globalement, le SRIJ rural est compris entre 900 et 1000, mais des variations géographiques considérables apparaissent à la lecture de cette carte. Peu de régions ont un SRIJ supérieur à 1000. En Andhra Pradesh, quelques micro-régions de ratios désavantageux pour les filles se dessinent dont une zone au Nord correspondant à une aire tribale. D’ailleurs, autour de ces micro-zones, une ceinture assez vaste de SRIJ très favorables se remarque nettement et correspond à une zone tribale très étendue où la discrimination sexuelle est généralement réputée moins importante qu'en région non tribale. Au Karnataka, mise à part la zone frontalière adjacente à la région de Salem au Tamil Nadu, seules quelques petites taches isolées de SRIJ entre 800 et 900 se dessinent. Par contre au Kérala, il semble que les valeurs du SRIJ rural suivent un niveau moyen, avec deux aires très avantageuses aux filles dans deux districts le long du Tamil Nadu. Mais seules des études de terrain dans ces zones permettraient de les expliquer. 13 Fertility Project, SIFP », coordonné par Guilmoto et présenté dans Espace, Populations, Sociétés, Guilmoto et al., 2002. Le district est la division administrative de chaque État Indien. 14 Il s’agit de la base de données du projet « South India 35 Figure 4 : Carte des Sex-Ratios Juvéniles en 1991 en Inde du Sud Source : Base de données SIFP, 1991. © Stéphanie Vella. Cette cartographie fait ressortir avant tout le particularisme de cet État, car deux régions de taille importante sont identifiées. Il existe donc un déséquilibre qui suit un contour géographique précis. Ainsi, la cartographie des sex-ratios infanto-juvéniles à l’échelle du Tamil Nadu en 1991 (Figure 5) est révélatrice de ces grandes hétérogénéités au sein de l’État. Dans la plupart des aires, le SRIJ est supérieur à 950 et correspond donc à des Échelle : 1 cm = 100 km. valeurs normales de la mortalité par sexe. Mais la situation se révèle bien différente dans certaines poches qui semblent isolées, où le SRIJ est inférieur aux valeurs moyennes, comme à l’Ouest de Madurai et dans la poche de Salem-Dharmapuri. On note ainsi encore une fois la forte compacité spatiale du phénomène, qui n'est pas le fait du lissage géostatistique effectué à partir de données spatiales fines. La proportion de filles 36 Figure 5 : Carte des Sex-Ratios de la population de moins de 7 ans, Tamil Nadu, 1991 Source : Base de données SIFP. © Stéphanie Vella. est la plus faible dans le Nord-Ouest et la plus forte dans les Sud et Nord-Est du Tamil Nadu. D’autre part, l’amplitude du déséquilibre fille-garçon est considérable quand des valeurs inférieures à 660 sont observées dans l’aire de Salem. Ce sont des régions où une fille sur trois manque en 1991. À une échelle plus microscopique dans cette zone, on compte de nombreux villages de plus de 2000 habitants où le SRIJ est de 2 garçons pour une fille. Nous tenons sans doute ici le pic en Inde du Sud de la discrimination des Échelle : 1 cm = 65 km. petites filles. D’ailleurs, le bloc qui a le record du plus bas sex-ratio infanto-juvénile du Tamil Nadu (614), est un bloc rural du district de Salem. Il est intéressant de constater qu'en suivant le grand axe routier Coimbatore-Dharmapuri qui va vers Bangalore, le SRIJ n’est pas uniforme à l'intérieur même du Kongu Nadu, région recouvrant les districts de Coimbatore, Erode et Salem alors que cette aire présente une certaine homogénéité économique et culturelle. À partir de Coim- 37 batore, région très riche où le SRIJ est à un niveau normal (950-1000), la route traverse le plateau du Kongu Nadu et le ratio reste dans des valeurs moyennes (900-1000). Toutefois, avant de traverser la rivière de la Kaveri, un changement brutal intervient, et le SRIJ décline fortement, passant de 950 à moins de 830. On atteint très vite le minimum de 614 : en moins de 50 km, le SRIJ a diminué de 50 %. À la sortie de Salem, le SRIJ augmente pour revenir à 800 à Dharmapuri et 950 à Krishnagiri. Il est difficile de penser que le Kongu Nadu est une zone homogène, en matière de peuplement notamment, tant les variations du comportement de discrimination de genre peuvent être extrêmes. Si la zone de Salem est la plus fortement marquée par le déficit des filles, renforcée par celle de Dharmapuri, la région de Madurai semble beaucoup moins étendue. Elle paraît rattachée à la précédente par des zones de SRIJ compris entre 900 et 950. Depuis le recensement de 1991, le phénomène a progressé, une expansion à de nouvelles zones est apparue et certains auteurs parlent, depuis 1996, de « ceinture contiguë » pour spatialiser l’infanticide des filles (Athreya & Chunkath, 2000). Les chiffres de mortalité que nous avons examinés conduisent à des SRIJ encore plus bas que ceux enregistrés en 1991, pour les premières données du recensement 2001. Ainsi Salem aujourd’hui semble être reconnue comme foyer secondaire, après Madurai. De fait, même si de façon actuellement trop imprécise, Salem, Dharmapuri et Madurai sont toujours citées, à une échelle plus fine, la distribution géographique s’affine et l’on constate qu’au moins le double de districts est impliqué dans 30% des infanticides. Les districts du Sud, de l’Est et du delta de la Kaveri sont a priori épargnés par l’infanticide. Aucune anomalie n’a été repérée dans ces zones, si ce n’est, en 1999, dans des districts un peu excentrés par rapport à l'axe Madurai-Salem. Une autre exception concerne le district de Coimbatore qui tout en étant à l’Ouest, à la limite du corridor, n’est absolument pas concerné par l’infanticide d’après les données disponibles et nos enquêtes. DISCRIMINATION DANS UN VILLAGE DE LA RÉGION DE SALEM La distribution géographique de la discrimination, telle qu’elle a été présentée, ne peut être approfondie et soutenue que par des données de terrain sur les formes de discrimination pratiquées, recueillies à une échelle pertinente. Cette analyse a pour objectif de donner des explications plausibles, socioculturelles et économiques, à la concentration géographique des infanticides, l’origine des comportements et leur évolution, en rapport avec l’évolution des pratiques médicales et juridiques. À un niveau local, il semble possible de dégager les spécificités internes à un groupe, indispensables à la compréhension d’un phénomène social comme la discrimination sexuelle. Ainsi, en 1999-2000, nous avons mené une étude dans un village composé de cinq hameaux, dans le district de Salem, afin de comprendre le contexte de la discrimination sexuelle à travers le vécu des femmes, les traditions, les rites et les sys- tèmes de parenté des castes locales. Ce village appartient à la région historique prospère du Kongu Nadu dont nous venons de parler, où l’agriculture est étroitement liée à l’industrie (Schar, 1992). Les taux de natalité peuvent y être très bas, les liens villecampagne sont les meilleurs par rapport au reste de l'État et l’intensité de l’irrigation y est également très importante. C’est ainsi une aire très sèche d’agriculture irriguée par puits, d’industrie textile et d’activité de transports par camions. Le village a été choisi pour sa localisation dans une zone très sensible de sex-ratios juvéniles très faibles et les registres de l’infirmière confirment la présence de l’infanticide et de l’avortement sélectif des filles : en 1999, le sex-ratio total de la population était de 900 femmes pour 1000 hommes, et le sexratio infanto-juvénile de 784 (204 garçons pour 160 filles). Ce déséquilibre est avant tout attribué à l'infanticide pratiqué en 38 majorité par les castes des Gounders et des Dalits15. Dans ce contexte, des précisions au sujet de la discrimination sexuelle ont été obtenues auprès des femmes du village16. Les résultats de ces enquêtes montrent que les garçons sont dans l’ensemble toujours préférés. Selon ces villageoises, le garçon occupe de multiples fonctions : il est l’héritier, présent pour assurer le respect et la fierté des parents, il prend soin d’eux quand ils sont vieux ou malades et conduit leurs rites funéraires. La fille, par contre, les quitte lors de son mariage et jusqu’à cette étape, ils doivent surveiller sa virginité. De plus, elle est réputée occasionner tout au long de sa vie des lourdes dépenses à ses parents. Il faut ainsi lui acheter des bijoux et conduire une coûteuse cérémonie lors de sa puberté. Le mariage est également de plus en plus cher, et la dot est devenue la norme y compris parmi les Dalits, qui ne la pratiquaient pas jusqu’à récemment, étant de part leur rang social le plus bas, épargnés par ces coutumes des castes supérieures. C’est en effet la caste terrienne des Gounders qui dépense le plus. Par ailleurs, ces dépenses en faveur de la progéniture féminine continuent bien après le mariage, puisque lors des parturitions, les parents doivent en payer les frais, comme ceux des cérémonies de la grossesse. Il semble pourtant que durant la jeunesse de femmes de cinquante ans aujourd’hui, les filles aient été plus aimées, un changement a donc eu lieu. La fille conserve tout de même des fonctions précises, comme l’accomplissement des tâches domestiques ou l’affection vis-à-vis de sa mère. Une seule fille est en fait généralement acceptée, car la discrimination sexuelle tient compte de la parité dans la famille. Ainsi ce destin féminin difficile et la dot sont cités comme raisons majeures à l’infanticide des filles17. D’ailleurs, c’est la cause spontanément invoquée pour leur surmortalité, sur laquelle toutes s'accordent. Les femmes Dalits dénoncent les Gounders, mais souvent avec prudence en raison de leur dépendance économique18. Dans les autres communautés la pratique de l'infanticide est avouée, même s’il est parfois difficile de parler du phénomène avec les mères directement concernées. Selon la majorité des villageoises, l’intensité du phénomène diminue du fait de la généralisation des stérilisations et de la possibilité de pratiquer des avortements sexo-sélectifs grâce aux échographies. Les programmes gouvernementaux en faveur des filles, depuis 1993, en réponse à la révélation médiatisée de l’infanticide, auraient également eu un effet dissuasif. Auparavant en effet, les villageoises pensaient que l’infanticide était un fait normal et il est possible qu'il se soit pratiqué il y a dix ans dans des proportions encore plus importantes. Les 12 infanticides enregistrés dans le village en 1998 ont presque tous eu lieu durant la première semaine de vie de l'enfant. Par ailleurs, des médecins continuent à établir des faux certificats de décès, même si aujourd’hui les personnels de santé sont encouragés à établir la liste réelle des infanticides. En certains villages suivis par une ONG luttant contre l’infanticide, et où les naissances se font encore en majorité à domicile, l'infanticide féminin est presque une norme encouragée par les villageois. L’évolution spatio-temporelle du phénomène reste étroitement liée à l’évolution médicale, pénale et politique au Tamil Nadu. En effet, l’avortement sexo-sélectif est aujourd’hui disponible partout dans cet État, grâce à la multiplication des cliniques privées et des équipements d'échographie. Les pratiques reproductives des femmes ont subi le fort impact du transfert technologique et ces dernières s'y sont trouvées confrontées en se rendant dans les hôpitaux, les dispensaires et les cliniques. Ainsi, les techniques modernes semblent prendre désormais une place importante dans le discours et les pratiques discriminantes des villageoises. Il reste difficile d'enquêter auprès des groupes plus 15 des castes du village. 17 L’infanticide des garçons existe mais est extrêmement rare. 18 Les Dalits travaillent sur les terres des Gounders, en tant que coolies agricoles ou plus rarement employés à l’année. Les Gounders sont des agriculteurs, propriétaires terriens, en général prospères, alors que les Dalits sont le plus souvent des paysans marginaux ou sans terre. 16 L'échantillon de femmes a été sélectionné selon leur degré de coopération et leur disponibilité. Nous avons ainsi interrogé 114 femmes, en respectant la proportion 39 aisés, notamment les Gounders, fréquentant les cliniques privées des bourgs proches, où les femmes sont suivies et où l'échographie coûte au minimum 250 roupies, soit environ cinq jours de salaire d’un sans-terre. Le secteur privé a donc la préférence des femmes aisées, où les avortements peuvent se pratiquer en toute illégalité. Les médecins du privé19 nous ont indiqué que les villageoises pauvres vont à l’hôpital gouvernemental pour connaître le sexe du bébé, même si cette pratique est interdite, mais préfèrent avorter dans leur village avec une infirmière, car c’est moins cher20. L’implantation des échographes semble récente dans la région de Salem, puisque les médecins, dans le privé et dans le public, en ont fait majoritairement l’achat de 1992 à 1996. Les patientes sont persuadées que cet instrument ne sert qu’à connaître le sexe de l’enfant. Les médecins nous ont expliqué que la caste de Gounders avait commencé à pratiquer l’infanticide et avait ensuite adopté les technologies de détermination sexuelle. Si nous voulons comprendre la cartographie de la discriminations sexuelle et envisager pourquoi elle est entre autres concentrée dans cette région de Salem, se pose le problème du suivi de l’évolution de ces pratiques. En effet, même si la caste des Kongu Vellalars Gounders, appelée Gounders, a été étudiée, ces pratiques discriminantes ne l’ont pas été. Il faut comprendre pourquoi les Gounders, dans d’autres parties du Kongu Nadu, ne semblent aucunement pratiquer l’infanticide, comme dans le district de Coimbatore où plusieurs études ont montré que les Gounders étaient nombreux (Beck, 1979). Une caste a toujours un territoire d’origine et le nom du Kongu Nadu a donné le nom des Kongu Vellalars Gounders. Ils sont ainsi décrits comme une caste de propriétaires terriens dominante. Ils étaient agriculteurs, à l’origine, et considéraient leur terre maternelle comme étant le Kongu Nadu (Singh, 1998). Autrefois dans cette communauté, les femmes travaillaient beaucoup dans les champs, semblaient participer aux décisions et organiser les affaires familiales non liées aux finances. Aujourd’hui, si les femmes de plus de quarante ans travaillent encore dans l’agriculture, les jeunes épouses mariées restent au foyer. Cela est également vrai quand elles sont éduquées, ce qui est souvent le cas, car cette caste est favorable à l’éducation des filles. Comme nous l’avons précisé, une des habitudes anciennes des Gounders consiste à employer les autres communautés du village à leur service. Selon Brenda Beck (1979), les castes subalternes imitent ainsi leurs pratiques sociales, car ils possèdent une influence considérable sur elles. Les mariages traditionnels de leurs filles se faisaient souvent avec l’oncle maternel, mais cette coutume a pratiquement disparu dans le village étudié et ils arrangent aujourd’hui des mariages exogamiques. En outre, ils observent encore des règles très strictes, comme l'interdiction du remariage des veuves ou les dépenses somptuaires pour les cérémonies familiales. Par ailleurs, la progéniture idéale dans cette communauté semble être aujourd'hui celle de l’enfant unique, de préférence mâle, et traditionnellement, ils n’avaient que deux enfants, de façon à éviter la division de la terre. L’infanticide ou l'avortement était alors peut-être avant tout une méthode de planning familial, en l'absence de moyens de contraception plus modernes. Nous avons examiné depuis combien de temps l’infanticide existe dans cette zone et s’il peut être relié à des facteurs externes comme le développement économique - qui auraient influencé les coutumes de cette caste. Il ne faut pas oublier que les pratiques sociales sont dues à la fois aux caracté- 19 coût est de 2500 roupies en moyenne. L’avortement est autorisé en Inde depuis 1971, sous des conditions strictes mais celui sexo-sélectif est interdit depuis 1994. 20 L’hôpital gouvernemental devrait être gratuit, mais en fait pour avoir accès aux soins, il faut verser de l’argent en quantité proportionnelle aux soins demandés. Dans le cas d’un accouchement ou d’un avortement, les sommes sont conséquentes, même si plus abordables, que dans le secteur privé. Seuls les hommes nous en parlent, car les femmes médecins sont peu disposées à aborder le sujet des avortements qu’elles seules effectuent, et qui peuvent être illégaux. Leurs centres d’ailleurs, ne sont pas tous reconnus par le gouvernement. L’avortement qui suit une échographie, en cas de fœtus femelle, coûte cher dans une clinique privée et dépend du nombre de semaines de grossesse : à 16 semaines, date à laquelle on peut savoir le sexe par une échographie banale, le 40 ristiques des communautés, mais aussi aux caractéristiques du milieu dans lequel elles vivent, selon leur accès à la ville, à l’éducation et aux réseaux de communication. Les réponses au sujet de la datation sont variées, à cause de la difficulté des villageois à dater un événement, à commencer par leur propre naissance. Les anciens racontent que lors de leur jeunesse, l’infanticide existait déjà. D’autres enquêtes ont montré que c’était un phénomène postérieur à l'indépendance (1947), mais qu’il y a trente ou quarante ans les Gounders pratiquaient déjà l’infanticide. Des médecins nous ont affirmé qu’il a commencé entre 1950 et 1970, période à laquelle la dot est apparue dans cette communauté. Ces réponses correspondraient à l'examen de statistiques historiques : le phénomène est devenu vraisemblablement significatif durant les années 1960, ayant peut-être été limité à des groupes plus isolés auparavant. Il faut également s’interroger sur le rôle de la révolution agricole et sur son uniformité dans le Kongu Nadu, afin d’appréhender les changements internes qui se sont produits dans cette communauté de propriétaires terriens. Dans le milieu des années soixante, la révolution agricole a déterminé des changements dans les règles de la propriété de la terre. En effet, les Gounders s'enrichissant ont été en mesure d'acheter de nouvelles terres ainsi que de se diversifier vers d'autres activités comme le secteur des transports, pour lequel ils ont acheté des camions qu’ils ont conduits. Une hypothèse serait que leurs déplacements dans toute l’Inde aient facilité l’apparition de la dot par imitation des habitudes du Nord, et que l’infanticide en fût une conséquence ultérieure. Mais indépendamment des contacts avec d'autres parties de l'Inde, les changements se sont peut-être déroulés de la même façon que chez les Kallars de Madurai, qui pratiquent également l’infanticide et qui ont été plus étudiés (Dumont, 1957 ; Krishnaswamy, 1988)21. La disparition du prix de la fiancée et l'inflation de la dot correspondraient alors directement à l'enrichissement rapide de certaines couches paysannes et de la pression exercée sur les femmes au sein du « marché matrimonial ». Cette explication, assez courante, de l'infanticide comme réponse à l'inflation de la dot a l'avantage d'offrir un schéma assez cohérent des phénomènes simultanés de la Révolution Verte au Tamil Nadu, la diffusion des coutumes de dot et la discrimination féminine allant en s’exacerbant. Toutefois, il reste à expliquer pourquoi d'autres régions n'ont pas été touchées de la même manière par l'apparition des formes les plus extrêmes de discrimination féminine telles que constatées à Salem ou à Madurai. De nombreuses régions ont en effet connu un développement économique rapide, agricole notamment, mais notre cartographie a démontré que la surmortalité des filles est particulièrement circonscrite au sein du Tamil Nadu. L'absence de surmortalité des filles au cœur du Kongu Nadu, dans la région de Coimbatore, est particulièrement surprenante au vu de la situation dans le pays de Salem voisin et c’est ici que l’explication des déplacements des Gounders de l’aire de Salem vers le Nord, prend toute sa signification. 21 (Krishnaswamy, 1988). Parmi les Kallars, la position sociale des femmes se dégrada, car elles participèrent moins à la nouvelle agriculture, furent moins payées et la pression de la dot se fit plus forte. L’infanticide semble être apparu à la suite de ces bouleversements. L’accumulation de propriété semble donc nuire au statut de la femme et la surmortalité féminine semble plus fréquente parmi les classes riches (Miller, 1997). La pratique de la dot dans cette caste commença dans les années 60, à l’ouverture du barrage de la Vaigai dans le district d’Usilampatti (à côté de Madurai, figure 6) et le boom économique qui s'ensuivit. Les disparités de revenus augmentèrent et des nouveaux-riches émergèrent. Les mariages consanguins firent place à des mariages en dehors de la famille fondés sur des choix économiques et le volume de la dot augmenta très vite 41 CONCLUSION : LA DIFFUSION DES PRATIQUES DISCRIMINANTES Les parties précédentes se sont intéressées à la discrimination à l’égard des filles, à trois échelles différentes : celle de l’Inde du Sud, du Tamil Nadu et de la région de Salem avec l’étude, entre autre, d’un village. Ces parties établissent l'existence d’une discrimination sexuelle accentuée, en même temps que dynamique, car elle continue de progresser et de se répandre à de nouvelles régions et à de nouveaux groupes sociaux. Même si notre étude n’a présenté des cartes à microéchelle que pour 1991, les résultats cités des sex-ratios infanto-juvéniles sur plusieurs décennies ainsi que les cartes gouvernementales à macro-échelle (districts) confirment que le phénomène évolue, en attendant de pouvoir dresser des cartes à micro-échelle pour le recensement de 2001. Cette évolution relève typiquement de mécanismes de diffusion : il est utile de comprendre à présent comment une pratique sociale comme celle de l’infanticide a émergé, à une période donnée dans un champ sociospatial précis, pour se propager ensuite de façon directionnelle. Cette propagation semble en effet s’être faite de manière spécifique dans l’espace et dans la société tamoule. Nous avons mis en évidence, grâce à une cartographie inédite, l’organisation spatiale du phénomène. La notion de diffusion nous aide ainsi à envisager comment cette organisation s’est mise en place d’un point de vue dynamique. La définition de la diffusion est le phénomène de propagation, dans le temps et l’espace, d’une chose spécifique, telle une idée, une pratique sociologique, culturelle, auprès, par exemple, des individus ou des groupes (Hagerstrand, 1952 ; Rogers, 1995). Le schéma s'applique parfaitement à l’infanticide, dont l'existence était vraisemblablement très réduite et localisée voilà plus de cinquante ans. Pour simplifier, on peut décomposer l'analyse de la diffusion en deux dimensions : un système social donné, à fonctionnement « traditionnel » et propre aux populations concernées, notamment des Gounders, et un événement historique propre à l'histoire locale et que l'on peut rattacher en outre à l'apparition de la dot et aux effets de la Révolution Verte. Une fois l'infanticide apparu, dans une région et des communautés données, un potentiel de diffusion existe, d'autant plus fort que les groupes adoptant sont haut placés dans la hiérarchie sociale et fournissent une référence pour le reste de la société locale. On s'attend alors à observer un étalement progressif des pratiques nouvelles autour d'un foyer de dissémination originel, et c'est l'image que renvoie globalement la géographie de la discrimination sexuelle au Tamil Nadu, centrée autour de Salem et Madurai. Lors d’un tel processus, des barrières de toutes natures (physiques ou culturelles) orientent la direction des flux, les freinent, voire les arrêtent créant des discontinuités dans l’espace (Bailly, 1998). Notre cartographie a notamment montré que la diffusion régionale ne semblait pas se faire de manière uniforme : les hétérogénéités spatiales locales induites, par les limites environnementales, politiques, administratives ou culturelles, sont visibles. Nous avons ainsi observé qu’une région montagneuse, fortement enclavée, était faiblement touchée, en dépit de sa proximité du foyer de l'infanticide à Salem. Ce territoire ne constitue-t-il pas une “poche de résistance” à la discrimination ? Pour le démontrer, il faudrait une étude plus fine de cette région, afin de mesurer l'intensité de ses échanges avec les communautés de la plaine. Puisque la pratique de l’infanticide et de l’avortement sexo-sélectif semble avoir été essentiellement promue par les Kongu Vellalars Gounders, il est intéressant de constater que ces derniers occupent principalement deux districts, Coimbatore et Salem. Ceux de Salem auraient historiquement adopté l’infanticide pour des raisons qui ont été ébauchées précédemment. Ainsi, par un mode de propagation sociale, grâce à leur position de caste dominante, ils l’auraient transmis dans un contexte socio-économique favorable aux autres communautés. Ils auraient alors joué le rôle de groupe “pionner” qui propage une “innovation”, grâce à des facteurs de proximité sociale, culturelle et géographique. La diffusion serait ici en premier lieu verticale, au sein de l’échelle sociale (top-down model), de l’élite vers l’ensemble de la société locale. Cette diffusion rendrait ainsi compte de 42 l'accentuation régulière de la discrimination mesurée à Salem grâce au sex-ratio juvénile. La diffusion a concerné l'infanticide, mais sans doute aussi d'autres pratiques telles que la dot ou l'abandon des mariages préférentiels. Même si l’incidence varie avec la classe sociale, la communauté et la religion, la proximité spatiale a facilité cette propagation. Se combinent ensuite des mécanismes de diffusion horizontale, c'est-à-dire à travers l'espace, au-delà des communautés fortement homogènes existant dans la petite région d'origine. Cette diffusion procède par le biais de canaux privilégiés, qui sont socialement structurés : l’échange ne peut se dérouler qu’entre individus et groupes sociaux qui entretiennent des contacts, et ne prend effet qu’en fonction de la qualité et du volume de ceux-ci. De plus, la stricte distance géographique a un effet crucial dans l'intensité de ces échanges. Les échanges interpersonnels restent en effet le support privilégié à la communication d’informations et à la formation de systèmes de normes et de représentations. Si la diffusion de l'infanticide semblait, en 1991, limitée à quelques zones, elle est beaucoup plus étendue aujourd'hui, au-delà de sa région historique d'apparition et relayée par l’avortement sexo-sélectif. Le recensement de 2001 permet de confirmer ces hypothèses de diffusion. Il demeure que les tendances du déclin du sex-ratio infantojuvénile, dont les statistiques disponibles attestent, dès à présent, que les discriminations de toutes formes à l’égard des filles se sont renforcées, présagent que ce nouveau siècle devrait être caractérisé par un déficit singulier de femmes dans certaines parties du Tamil Nadu. Notre article a permis de souligner, à travers l'examen des contours sociaux et spatiaux du phénomène, que la dynamique de la discrimination sexuelle est un phénomène complexe, qui puise ses racines à la fois dans la spécificité d'une aire culturelle régionale, dans l'effet des changements économiques structurels qui marquent l'Inde rurale et dans les mécanismes de diffusion du changement social. Seule une analyse intégrant démographie, économie, espace et anthropologie donne une image cohérente de l'aggravation contemporaine des discriminations sexuelles au Tamil Nadu. BIBLIOGRAPHIE AGNIHOTRI S. B. 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