LA SUBJECTIVITE DISSIDENTE Etude sur Jan Patočka
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LA SUBJECTIVITE DISSIDENTE Etude sur Jan Patočka
Emilie Tardivel LA SUBJECTIVITE DISSIDENTE Etude sur Jan Patočka Mémoire de maîtrise Philosophie Sous la direction de M. Alain Renaut Université Paris IV Sorbonne 2002-2003 1 INTRODUCTION « Les seuls combats véritables, les seuls qui aient une signification dans notre temps, sont les combats entre une humanité déjà effondrée et une humanité qui tient encore debout, mais qui combat pour conserver cette tenue, et pour en acquérir une nouvelle ». Husserl, Die Krisis, I, 6. Un peu plus de dix ans après l’effondrement de l’Empire soviétique et l’arrivée au pouvoir de l’opposition démocratique en Europe centrale et orientale, le phénomène de la dissidence semble déjà faire partie de l’histoire. La résistance non-violente, qui a fait son apparition dès les années 1960 en Union Soviétique et dans les démocraties populaires du Pacte de Varsovie, a dû à son tour assumer la lourde charge du pouvoir et reconstruire les conditions d’existence d’une véritable société civile. Mais il serait illusoire de croire qu’un tel phénomène historique se soit évanoui dans les limbes d’un passé devenu mythique sans laisser de traces, sans constituer un héritage déterminant pour l’Autre Europe1 et une source intarissable de réflexion pour l’Europe occidentale – si bien qu’il pourrait devenir un élément fondateur de l’identité européenne consciente d’elle-même. Bien que l’usage du terme de dissidence ait été sujet à controverse chez les « résistants », dans leur lutte contre des régimes communistes inféodés au système soviétique moscovite, force est de constater qu’il a acquis ses lettres de noblesse par son enracinement dans l’histoire européenne. Dès la période moderne, ceux qui étaient en désaccord avec une Eglise officielle, tels les presbytériens en Angleterre, les luthériens en Pologne ou les disciples de Jan Hus2 en Bohême, étaient 1 Cette expression est significative pour penser l’élargissement de l’Union Européenne : dès le début des années 1990, Jacques Rupnik publia sous ce titre un ouvrage qui désignait par là l’Europe centrale, cette « face oubliée » du continent européen disparue de la conscience occidentale depuis la Seconde Guerre Mondiale. La révolution de 1989 pourrait alors être interprétée comme un événement historique fondateur, étant donné que l’apprésentation de l’Europe centrale s’est transformée en une donation constitutive de l’identité européenne, nouvel horizon avec lequel il s’agit désormais de penser l’espace public européen. 2 HUS, Jan (v. 1372-1415), maître ès arts, recteur de l’université de Prague (1409), ordonné prêtre en 1400, a associé la doctrine de Wycliff aux idées des réformateurs tchèques de la fin du XIV˚siècle. En 1412, après avoir condamné la vente d’indulgences par le pape Jean XXIII, il est excommunié par l’archevêque de Prague et se retire dans le sud de la Bohême où il écrit ses principales œuvres (De Ecclesia, 1413). Il sera brûlé pour hérésie au concile de Constance en 1414. En 1467 se constitue une « église » hussite – l’Unité des Frères Bohêmes – qui observe son enseignement (pauvreté volontaire, discipline morale, non-résistance au mal) durant plusieurs décennies, puis qui le diffuse dans des couches sociales plus aisées, tout en s’ouvrant à des activités culturelles, scientifiques et artistiques. En 1620, les Habsbourg écrasent la révolte de la Bohême protestante, mais l’Unité des Frères renaîtra dans de nombreux pays, ainsi qu’en Tchécoslovaquie après la Libération de 1918. Entretemps, l’héritage hussite est devenu un élément essentiel de la vie nationale, et son message éthique inspirera toute une tradition philosophique tchèque allant de Jan Amos Komenský (1592-1670), dit Comenius, à Jan Patočka (1907-1977) en passant par Tomaš Garrigue Masaryk (1850-1937). Cf. L’idée de l’Europe en Bohême, p. 212. 2 désignés comme hérétiques, mais aussi plus généralement comme dissidents. Il apparaît dès lors très suggestif que ce terme ait été repris pour nommer les communistes et noncommunistes qui contestaient les pratiques du système soviétique au nom de leurs idéaux, pour aboutir à une contestation du régime en tant que tel. La dissidence s’oppose ainsi à toute pensée qui impose, par la force et les institutions politiques au sens large, une vision systématique du monde, entraînant la négation de l’individu dans sa liberté de conscience, dans son existence responsable et dans sa vie même. Les dissidents tchèques, dans un retour réflexif sur l’histoire de la Bohême contre la politique communiste de l’oubli, sont à ce titre emblématiques d’une reprise du geste hussite, renouant ainsi avec l’héritage politique européen d’une vie issue de la liberté et pour la liberté3. De la liberté religieuse à la liberté civique, le phénomène de la dissidence semble avoir accompli son sens téléologique, celui d’une résistance à toute instrumentalisation de la politique, en tant qu’ouverture aux possibilités de la réalisation de soi dans un monde vécu en commun – un « mitsein » authentique. La dissidence est donc assomption politique du différent, comme du différend, et la résonance historiale4 de ce phénomène suggère que la présence d’une pensée de la différence au sein de l’espace public est constitutive de l’Europe. On pourrait dès lors émettre l’hypothèse que la dissidence est déterminée par des évolutions historiques plus profondes que la simple actualité ; une actualité dont le danger, selon le « philosopherésistant » tchèque Jan Patočka, serait qu’un excès de savoir dans le détail ne nous désapprenne à voir les questions et ce qui les fonde5. La dissidence est inactuelle, au sens où Emmanuel Lévinas définit l’inactuel, comme « l’autre de l’actuel, plutôt que son ignorance et sa négation ; l’autre de ce qu’on est convenu d’appeler, dans la haute tradition de l’Occident, être-en-acte (…) ; l’autre de l’être en soi – l’intempestif qui interrompt la synthèse des présents constituant le temps mémorable » 6. En tant qu’inactuel, la dissidence est ainsi possibilité, mais possibilité non-métaphysique, possibilité qui en appelle à l’homme comme à celui dont le devoir est d’assumer cette rupture dans la synthèse des présents, cette percée de la transcendance au sein du temps qui définit l’existence authentiquement humaine. La liberté à laquelle ouvre la dissidence est en son 3 Dans ses « Deux études sur Masaryk » (La crise du sens, tome I, p.97), Jan Patočka définit ainsi l’essence de la politique : « C’est cela qui constitue la politique en son sens originel, la vie issue de la liberté et pour la liberté ». 4 Ce concept souligne le sens plus originaire qu’historiquement situé d’un tel écho. Nous l’utilisons en référence au « geschichtlich » de Heidegger dans Sein und Zeit, l’historialité étant le mode d’être temporel (ou fini) de l’homme en tant que Dasein, ce qui ouvre la situation historique dans laquelle l’homme peut poser la question du sens de l’être et aller à la rencontre de celui-ci. Nous tâcherons de montrer que la dissidence, en tant qu’historiale, est ce mode d’être authentique de l’existence humaine, c’est-à-dire l’accomplissement nonobjectivable de la liberté de l’homme en tant qu’existant. 5 Cf. Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, Verdier, p. 152. 6 Cf. E. Levinas, Humanisme de l’autre homme, Fata Morgana, p. 8. 3 fond responsabilité de l’homme envers son être propre – Jan Patočka en a témoigné, par ses écrits, et jusqu’au sacrifice de sa vie7. Si la force politique réelle de l’expérience dissidente ne doit pas être (sur-)évaluée à l’aune du mythe fondateur dont elle peut aujourd’hui être le symbole en Europe centrale, elle n’en reste pas moins porteuse d’un sens pour le mouvement historique de la vie humaine. Il serait alors essentiel de comprendre comment le concept de dissidence pourrait définir entre histoire, politique et philosophie – ce que Paul Ricœur appelle « le destin solidaire des trois dimensions de l’humanité européenne »8 - les principes d’une articulation rigoureuse et originale. L’œuvre et l’engagement de Jan Patočka semblent en fournir les assises, dans la mesure où la compréhension de l’être que la philosophie accomplit en transcendant intellectuellement le monde se rapporte toujours, chez lui, à l’existence humaine authentique que représente l’acte libre9. Si l’acte libre est ce qui fait advenir l’homme en tant qu’être politique et historique, alors la philosophie est solidaire de cet avènement car elle est avant toute chose « soin de l’âme » (péče o duši), perpétuel questionnement sur le sens du monde et de soi. Liberté et problématicité du sens doivent donc être ressaisis à travers le concept de dissidence, afin de montrer que la solidarité des trois dimensions de l’humanité européenne se joue dans cet ébranlement du sens accepté que constitue l’expérience dissidente. Toute tentative pour mettre au jour cette articulation se heurte cependant à une difficulté majeure : Jan Patočka ne thématise pas le concept de dissidence en tant que tel. Une réduction de l’expérience dissidente à son concept permettrait de l’arracher à son contexte et de la révéler à ses déterminations essentielles, afin de montrer sa nécessaire fondation dans l’œuvre de Jan Patočka et d’esquisser ainsi une téléologie universelle de l’humanité européenne, à savoir celle d’une existence commune transcendée par l’horizon de la liberté10. Le point de départ d’une telle entreprise réside avant tout dans la définition du statut politique de la dissidence. Si le concept de dissidence a souvent été critiqué pour son excessive généralité, exprimant moins un engagement actif dans l’affrontement et dans la lutte qu’un simple désaccord avec une doctrine officielle, il a cependant acquis à travers l’expérience totalitaire 7 Jan Patočka fut un des disciples de Husserl et de Heidegger, ainsi que premier porte-parole, avec Václav Havel, de la Charte 77 pour les droits et libertés civiques en Tchécoslovaquie. Il mourut le 13 mars 1977 d’une hémorragie cérébrale, peu de temps après un long et violent interrogatoire organisé par la police communiste. A l’hôpital de Strahov, quelques jours avant sa mort, Patočka écrivait que « ce qui est nécessaire, c’est de se conduire en tout temps avec dignité, de ne pas se laisser effrayer ou intimider. Ce qu’il faut, c’est dire la vérité. (…) les gens se rendent compte à nouveau qu’il y a des choses pour lesquelles il vaut la peine de souffrir et que, sans ces choses, l’art, la littérature, la culture, entre autres, ne sont que des métiers auxquels on se livre pour gagner son pain quotidien ». 8 Cf. P. Ricœur, « Préface aux Essais hérétiques » (1981), Lectures 1 (autour du politique), Points-Seuil, p. 75. 9 Cf. « La position de la philosophie dans et en dehors du monde », in Liberté et sacrifice, p. 25. 10 Il s’agira à ce titre de montrer comment Patočka arrive à substituer à la téléologie husserlienne de la raison européenne une téléologie de la liberté européenne. 4 un statut politique plus précis, mais aussi plus tragique. Stigmatisés, les dissidents étaient taxés d’ « ennemis du socialisme », de forces réactionnaires, et combattus manu militari au nom d’une nécessité historique mue par le progrès scientifique, à l’horizon duquel devait se réaliser l’émancipation de l’humanité. Václav Belohradsky11 montre comment l’Etat communiste identifiait toute opposition dissidente à une « survivance », aux « traces d’un temps révolu », faisant obstacle à un ancrage absolu de la révolution dans les consciences individuelles. A la conscience impersonnelle, incontrôlable et irresponsable d’un régime totalitaire reposant sur la légalité d’un sens historique objectif, exclusivement tourné vers un présent et un futur déterminés, la dissidence opposait la préservation des traces fragmentaires d’une histoire nationale plus contingente. On peut ainsi définir la dissidence comme une lutte contre un ordre établi par la force et objectivant le sens de l’existence humaine dans des lois historiques. Le tragique apparaît dans ce conflit entre deux ordres antinomiques qui exposa les dissidents à une mort sacrificielle, en raison de l’inévitable dissymétrie des armes et de la logique destructrice du pouvoir communiste. Si l’opposition est un élément essentiel des systèmes politiques libéraux, fondés sur le pluralisme démocratique, c’est à l’inverse une altérité perturbatrice dans une pensée de l’Identité portée par un parti unique. Le dissident était un élément négatif dans un système qui politisait la totalité de la vie humaine : il était l’autre de la politique. Thimothy Garton Ash ne dit pas autre chose lorsqu’il souligne que « l’un des traits marquants qui caractérisent les écrits et les attitudes de nombreux intellectuels contestataires de l’Europe centrale est leur refus de la politique, leur « anti-politique » professée en accord »12. Mais penser la dissidence comme altérité irréductible, ce n’est pas quitter une théorie hégélienne de l’Identité pour entrer dans une philosophie de la Différence qui exclurait, elle aussi, tout projet éthico-politique, à l’instar de la déconstruction heideggérienne des valeurs humanistes modernes13. Au contraire, il s’agit d’accéder, par cet apolitisme même, à une vision plus originaire du fait politique et de la responsabilité qui détermine de façon intersubjective toute conscience morale individuelle. La dissidence en appelle à une vie commune régie par des lois autres que celles d’un mouvement historique impersonnel et à un 11 Cf. V. Belohradsky, « Sur le sujet dissident », Le Messager européen, n˚4, 1990, pp. 24-31. Cf. T. G. Ash, « L’Europe centrale existe-t-elle ? », Lettre internationale, n˚10, automne 1986 (trad. J-P Faucher). 13 Dans la « Lettre sur l’humanisme » 1946 (trad. Roger Munier), Questions III et IV, Gallimard, 1998, pp. 65130, Heidegger ne proclame pas l’absence de toute valeur, mais critique l’humanisme en tant que son évaluation de l’étant procède d’une subjectivation, à savoir que « là même où elle évalue positivement (…) elle ne laisse pas l’étant être, mais le fait uniquement comme objet de son faire-valoir ». Nous pouvons cependant observer que Heidegger déconstruit les valeurs humanistes sans proposer d’alternative, car la pensée de la vérité de l’Etre, comme il le dit lui-même, se produit avant la distinction entre le théorique et le pratique, si bien qu’elle ne peut entraîner aucune conséquence éthique. C’est ce manque de projet éthico-politique que nous soulignons ici, sans que cette critique atteigne de l’intérieur la puissance même de l’ontologie heideggérienne. 12 5 sujet qui la réalise, en tant que subjectivité du moi conscient qui peut donner lieu à un monde signifiant. Cet appel à la raison critique, au principe de la responsabilité personnelle, se lit dans la Charte 77 comme un écho aux conférences données à Prague par Edmund Husserl en 1935, initialement intitulées « La crise des sciences comme expression de la crise radicale de la vie dans l’humanité européenne ». La montée du fascisme en Europe, et plus particulièrement du nazisme en Allemagne, était l’indice d’un déclin de l’Europe devenue étrangère à son propre sens rationnel de la vie, la chute dans la haine spirituelle et la barbarie, que seule « la pénétration d’une méditation-en-retour, historique et critique, afin de nous soucier d’une compréhension radicale de nous-mêmes avant toute décision » aurait pu surmonter14 – mais sans doute Husserl savait-il que le philosophe, comme l’oiseau de Minerve, ne commence son œuvre qu’à la tombée de la nuit. En 1984, Václav Havel réinscrit la dissidence dans le grand rationalisme européen de l’âge classique, dont Husserl fut un des relais, lorsqu’il écrit que l’homme moderne s’est soustrait à sa responsabilité en qualifiant l’inconditionnalité de la conscience morale personnelle d’«illusion de la subjectivité », et en lui « substituant ce qui apparaît aujourd’hui comme l’illusion la plus dangereuse qui ait jamais existé : la fiction d’une objectivité détachée de l’humanité concrète, l’hypothèse d’une compréhension rationnelle de l’univers, le schéma abstrait d’une prétendue « nécessité historique » et, pour parfaire le tableau, la vision d’un « bien commun » qui peut être déterminé par des calculs purement scientifiques et atteint par des moyens purement techniques »15. Mais cette monstrueuse objectivité, dénoncée notamment par Václav Havel, n’est que l’envers d’un sujet auto-fondateur, qui n’a pu penser l’altérité que sous la forme de vécus immanents à sa propre conscience, de part en part connaissables et déterminables, et qui a donc fait du monde et de l’homme des objets – supports chosifiés d’une manipulation infinie. Or c’est cette altérité manquante, celle d’une conscience morale individuelle, qu’avait dévoilée la réduction phénoménologique du concept de dissidence. Nous pouvons ainsi déjà noter que la dissidence suppose et requiert une pré-compréhension éthique qui semble dès lors tout à la fois une donnée et un horizon de sens. C’est cette morale dissidente, non pas commandée par les circonstances, mais inconditionnelle, qui est appelée de ses vœux par Jan Patočka et constitue le sens de la Charte 77 : 14 Cf. E. Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, 1976, Gallimard, pp. 7-24. 15 Cf. V. Havel, « La politique et la conscience », in Essais politiques, p. 230. 6 « la défense légitime des droits moraux n’implique aucune action organisatrice, vu que ce n’est rien d’autre que le respect par rapport à l’homme comme sujet moral et son sens du bien commun qui fait l’homme humain »16. Ainsi, loin d’être la négation de toute subjectivité, c’est-à-dire de toute autonomie morale et politique, la dissidence est au contraire un appel à une redéfinition du sujet éthico-politique moderne. Le concept de dissidence ainsi pensé nous introduit au paradoxe qui traverse la philosophie contemporaine et révèle l’ambiguïté statutaire de la subjectivité. L’humanisme moderne, figure politique et culturelle d’une subjectivité autonome et auto-fondatrice, qui se pense au principe même de l’être, est condamné par toute une tradition héritée de Heidegger comme étant à l’origine du phénomène totalitaire, tel qu’il a pu s’incarner au XX˚siècle sous la forme du communisme soviétique, du fascisme ou du national-socialisme. Cependant, pour dénoncer la confusion systématique des sphères publique et privée, ainsi que l’emprise totalisante d’un Etat sur le devenir individuel, il a fallu en appeler à un sujet de droit responsable de ses jugements et de ses actes dans le cadre d’une communauté intersubjective de pensée et d’action. A une époque où les intellectuels occidentaux s’efforçaient de déconstruire la raison pratique, le plaidoyer philosophique des dissidents tchèques en faveur d’une subjectivité éthique dans le champ même de la revendication politique soulève un problème essentiel. Alain Renaut souligne qu’un tel recours, symbolisé par le discours des droits de l’homme, nous oblige à réévaluer la condamnation radicale de la subjectivité autonome à partir d’une interrogation directement posée par ce paradoxe : « comment l’idée de sujet peut-elle à la fois apparaître comme un foyer potentiel d’illusions, éventuellement dangereuses, et comme une valeur indépassable ? »17. Inspiré par l’analyse existentielle de Heidegger et porte-parole de la Charte 77 pour les droits et les libertés civiques en Tchécoslovaquie, Jan Patočka ne semble pas avoir échappé à ce paradoxe. Cependant, si nous pouvons montrer qu’il existe une unité intime entre la « philosophie phénoménologique » de Patočka et son activité politique, cela ne nous invite-til pas à repenser l’écart entre le sujet dissident et le sujet métaphysique moderne ? Alain Renaut18 avait déjà montré qu’il fallait reconsidérer l’histoire de la subjectivité afin de disjoindre les concepts de « sujet » et de « métaphysique » et de penser ainsi une subjectivité moderne – en ce sens autonome – qui ne serait pas auto-fondatrice, échappant par là aux critiques adressées depuis Nietzsche et Heidegger aux philosophies du sujet. Kant apparaît à 16 17 18 Cf. « Ce qu’est la Charte 77 et ce qu’elle n’est pas », Istina, 1977, p. 198. Cf. A. Renaut, L’Ere de l’individu, Gallimard, nrf, 1989, pp. 18 et 19. Cf. A. Renaut, Ibid., ainsi que Kant aujourd’hui, Champs Flammarion, 1999. 7 ce titre comme le penseur d’un sujet moderne en quelque sorte « dissident », en rupture avec une conception métaphysique de la subjectivité qui s’est développée sur le fondement des principes d’identité et de raison suffisante thématisés par Leibniz. Selon Kant, le sujet est transcendantal, dans la mesure où les formes a priori de la sensibilité et les concepts schématisés de l’entendement rendent ses objets universels et nécessaires – une structure catégoriale qui n’est pas fondée mais reçue par le sujet. Son autonomie éthique – comme horizon de sens par référence auquel le sujet doit penser son agir responsable – réside dans l’inconditionnalité de la loi morale, que la raison se donne à elle-même selon une maxime universelle et non selon un concept préexistant du Bien ou du Mal. Mais ce sujet n’est pas métaphysique, car il n’est pas le possible objet d’une réflexion absolue et ne se veut pas au principe même de l’être, toute objectivité théorique s’achevant dans une donation intuitive et toute action morale présupposant l’ouverture à l’Autre en tant que fin en soi. Le sujet kantien n’est pas au sens strict autonome mais se pense dans l’horizon de l’autonomie ; il est à ce titre anti-systématique, toujours ouvert à la transcendance en tant qu’Idée d’une liberté ancrée dans la finitude (la temporalité), excluant ainsi tout solipsisme transcendantal, toute résorption de l’altérité dans un ego monadologique. L’enjeu central de cette étude sera donc de déterminer si nous pouvons penser une alternative au dépassement kantien du paradoxe moderne de la subjectivité, sur la base d’une refondation du sujet à travers l’expérience de la dissidence telle que Patočka l’a vécue et, plus ou moins explicitement, pensée. Si nous découvrons que Patočka ne quitte pas le sol d’une philosophie du sujet, cela ne signifierait-il pas qu’il reste fondamentalement plus proche des exigences husserliennes que de la pensée heideggérienne – s’inscrivant bien plus, par ce fait même, dans la grande tradition du rationalisme européen que dans sa critique romantique ? Mais cette reprise à nouveaux frais du projet de Husserl est-elle suffisante pour expliquer la façon dont le philosophe arrive à réintégrer le souci éthique au cœur de son analyse, dans la mesure où le sujet patočkien n’est pas transcendantal ? Nous l’avons déjà noté : le modèle d’une subjectivité dissidente, comme alternative au modèle d’une subjectivité moderne auto-fondatrice, mais aussi transcendantale, n’est pas thématisé en tant que tel dans l’œuvre de Patočka. Mais cette notion peut servir de concept directeur dans l’analyse d’une articulation entre le statut politique et la fondation philosophique de la dissidence. Cela nous permettrait alors de penser la modernité à partir de l’expérience et de la subjectivité dissidentes, et non la dissidence à partir de la modernité19. 19 Ainsi que nous invite à le faire Václav Belohradsky dans l’article cité précédemment (11). 8 Le point de départ d’une réflexion sur la subjectivité dissidente dans l’œuvre de Patočka s’appuie sur deux questions solidaires : la première est celle du statut éthicopolitique de la dissidence dans son rapport au socialisme moderne (scientifique) en tant qu’idée et conception historiques20. La seconde concerne le statut philosophique de la subjectivité dans le cadre de la fondation d’un projet éthico-politique postmétaphysique, après les déconstructions de la pensée du sujet. C’est ainsi la dimension morale et politique de la réflexion qui donne sens à l’articulation entre la dissidence, comme phénomène historique, et une pensée renouvelée du sujet politique moderne. Différents problèmes demandent alors à être soulevés : l’œuvre de Patočka offre-t-elle une fondation phénoménologique à la dissidence par et dans une réaffirmation postmétaphysique du sujet ? Mais suite à la déconstruction heideggérienne du sujet, de quelle subjectivité peut-il s’agir ? Si cette subjectivité est redéfinie à travers l’expérience de la dissidence, comment peut-on penser en elle un sujet qui à la fois se démarque de l’humanisme classique par une critique radicale du rationalisme subjectiviste et objectiviste, et qui en même temps préserve la liberté absolue de l’homme face à toute forme de domination, face à toute instrumentalisation de l’être humain par la force ? Cette problématique peut être ressaisie dans l’œuvre de Patočka à travers son analyse du rapport entre métaphysique et positivisme21. Le philosophe distingue deux types de science positive : celle dite « pro praeterito » - science passive, fragmentaire, qui se borne à l’enregistrement de vérités singulières – et celle dite « pro futuro » - science active, unitaire, qui cherche à comprendre le tout du monde de manière systématique. Dans le premier cas, celui des sciences naturelles ou humaines circonscrites dans une région particulière de l’étant, la totalité est perdue de vue, mais l’objet est visé à travers le donné. Dans le second, celui de l’hégélianisme ou du socialisme scientifique, la totalité est saisie sans pouvoir appuyer cette visée sur une garantie objective ; elle repose ainsi sur l’acte d’une subjectivité constituante. Le positivisme pro futuro outrepasse les limites de l’expérience du donné, ce 20 Dans « L’idéologie et la vie dans l’idée », in Liberté et sacrifice, pp. 41-46, Patočka fait la distinction entre idée et conception. L’idée est le site de l’existence humaine, elle en appelle intérieurement à l’homme en vue de la réalisation de son être propre, d’une vie issue de la liberté et pour la liberté : « C’est pourquoi le socialisme est une idée : il affirme et incarne la liberté humaine par opposition à l’oppression économique et à l’exploitation de l’homme par l’homme ». A l’inverse, la conception est une théorie parmi d’autres, qui en appelle extérieurement à l’homme comme à une force parmi les forces, et pouvant devenir idéologie si elle précède nos passions afin de nous intégrer dans un projet politique et une organisation sociale. Si le socialisme est une idée, c’est aussi une conception idéologique du monde fondée sur un « objectivisme collectiviste qui regarde l’individu comme un simple organe de l’action collective dont les lois le dirigent et le dominent de manière absolue ». La logique de l’idée et la logique objective sont donc constitutives du socialisme moderne, et c’est ce conflit interne qui révèle son inconséquence, à savoir la justification des moyens par la fin. 21 Cf. « Le platonisme négatif », ibid., pp. 53-58. Un positivisme dont Husserl dit dans la Krisis qu’il « décapite » la philosophie, car il ne pose comme légitimes, c’est-à-dire scientifiques, que des questions de fait, reléguant les problèmes de la raison, et par là même ceux du sens, au domaine d’une métaphysique dépassée. 9 qui est l’essence même de la métaphysique selon Patočka – qui reprend ici la définition kantienne. Le positivisme pro futuro est métaphysique au sens où, malgré son renoncement à la totalité anhistorique de la métaphysique classique – antique et chrétienne, dans la dualité irréductible du fini et de l’infini – il pense de façon dialectique une totalité historique close. A l’instar de l’hégélianisme, le socialisme scientifique de Karl Marx est donc un système métaphysique, car il a reproduit une erreur d’interprétation caractéristique de la modernité. Pour l’humanisme moderne, le seul invariant métaphysique réside dans son aspect religieux, dans l’affirmation d’un transcendant, alors que ce qui constitue son essence, c’est en vérité ce projet de saisir objectivement la totalité à partir de l’ego22. La métaphysique ne s’éteint pas avec la mort de Dieu, mais avec la fin de la clôture systémique de la pensée. Le socialisme marxiste est malgré lui un « humanisme intégral » : il est resté impuissant face à la question de la totalité, car il a sacrifié l’autonomie de la vie et son rapport à la totalité comme transcendance en plaçant, au-dessus de la liberté en tant qu’idée, une conception prédéterminée de l’essence humaine réalisable dans une praxis révolutionnaire23. En rupture axiologique avec le socialisme d’héritage marxiste-léniniste, la dissidence suppose donc un revirement définitif par rapport à toute pré-détermination métaphysique de l’homme, définie dans l’immanence à soi d’une subjectivité auto-fondatrice. La dissidence est l’expérience de la séparation, du conflit originaire au sein de l’être qui rompt avec toute harmonie préétablie, de la transcendance d’une vie éthique en tant que « première saisie pratique de la négativité inhérente à notre essence »24. Cette analyse phénoménologique et existentielle nous enjoint d’envisager, à travers la pensée et l’action dissidentes, un dépassement de la métaphysique, par une critique sans retour du sujet constituant, mais qui permette néanmoins de préserver l’exigence éthique d’autonomie dans son rapport à la transcendance. La pensée de Patočka permettrait-elle alors de disjoindre autonomie et immanence à soi du sujet, à l’instar de la philosophie kantienne mais en un sens non-transcendantal ? En termes classiques, cette nouvelle figure du sujet, ou subjectivité dissidente, s’exprime sous forme paradoxale : il s’agit d’une subjectivité à la fois non-fondatrice et absolue – c’est-à-dire dont l’autonomie ne peut être sacrifiée à aucun étant supra-individuel. Cette aporie est-elle insurmontable ? Comment Patočka comprend-il cette dialectique de la 22 Patočka écrit à ce titre que « c’est la métaphysique qui a donné à la théologie chrétienne son discours systématique », et non l’inverse. Cf. Ibid. p. 57. 23 Cf. Ibid. p. 57. 24 Citation extraite de son journal de l’après-guerre (8 juin 1947) et rapportée par Richard Kearney dans « La question de l’éthique chez Patočka », Jan Patočka. Philosophie, phénoménologie, politique, dir. Marc Richir et Etienne Tassin, Millon, p.206. Patočka exprime ici la recherche d’un fondement non-métaphysique de la responsabilité humaine. 10 transcendance et de l’autonomie ? Comment, à l’intérieur d’une subjectivité définie par une certaine immanence à soi, peut-on penser la transcendance d’une légalité capable de limiter l’individualisme, et de refuser un collectivisme qui lui est corrélatif, sans perdre de vue l’exigence d’autonomie au fondement même de la modernité ? Autrement dit, comment penser un mode d’être autonome sans pour autant tomber dans un subjectivisme radical, défini comme la potentialité qu’a l’autonomie de se refermer sur elle-même en devenant indépendance, ou dans un objectivisme dogmatique, qui ne serait que l’envers de la dérive individualiste du sujet ? La mise en lumière d’une réponse à ces questions dans l’œuvre de Patočka nous permettrait de dépasser la forme paradoxale dans laquelle s’exprime la subjectivité dissidente en montrant à la fois la cohérence interne de ce concept et la portée éthico-politique d’une refondation postmétaphysique de l’humanisme classique. La première partie de cette étude sera consacrée à la fondation d’une phénoménologie asubjective comme problème politique. Il s’agira de penser comment, à partir de sa critique de l’idéalisme transcendantal husserlien, Patočka arrive à réinterpréter la relation dynamique entre le sujet et le monde25, afin d’analyser l’historicité originaire de la vie humaine et de comprendre la forme conflictuelle de la communauté politique comme principe intersubjectif d’individuation. Cette analyse proprement phénoménologique constitue le socle sur lequel peut s’édifier la compréhension patočkienne de l’histoire et de son sens téléologique – et qui fera l’objet du second temps de cette étude. L’avènement de l’autonomie du sujet – véritable metanoia ou conversion en un sens plus philosophique que religieux – se joue dans la dialectique de l’acceptation et de la dissidence vis-à-vis du sens donné, forme dans laquelle Patočka interprète le rapport entre transcendance et autonomie au principe d’une définition non-métaphysique de la liberté responsable, et d’une critique radicale du matérialisme historique comme du nihilisme. Cette constitution du sujet dissident, en tant qu’être spécifiquement historique et critique, permettra de comprendre, et ce dans un troisième moment, la déconstruction patočkienne de l’humanisme subjectiviste-objectiviste, et de substituer à celui-ci une éthique du « soin de l’âme » - dont le sacrifice et la solidarité dissidents sont les deux principaux piliers26. A travers ces trois axes de lecture pourra alors s’esquisser la « figure européenne du sujet dissident », figure intempestive s’il en est, dont certains critiqueront la désespérante inactualité, d’autres l’ethnocentrisme dépassé, mais qui, 25 Un monde qui n’est plus dès lors un objet, et un sujet qui ne peut plus être l’immanence à soi d’une conscience. 26 Il ne s’agira pas dans cette étude de reconstruire systématiquement la pensée de Patočka, qui se définit ellemême comme ouverture, mais d’en montrer la cohérence interne à partir de l’ancrage phénoménologique de tous les thèmes politiques, historiques et éthiques que le philosophe développe, et qui donne sens à sa réinterprétation dissidente, ou encore « hérétique », de la subjectivité. 11 à travers toutes les formes modernes de barbarie et de totalitarisme, a gardé cette « tenue intérieure » dont parle Husserl au début de la Krisis. Une tenue qui se manifeste dans une quête à jamais inachevée du sens, cette même exigence d’un sens absolu qui caractérise l’homme en propre et se refuse à toute instrumentalisation par la force politique, économique ou technique, à tout déterminisme historique. C’est avec cette idée de l’homme en tant que liberté active, toujours inquiète et ouverte à sa propre transcendance, comme à celle de l’autre, que Patočka nous demande aujourd’hui de renouer, au nom d’une Europe dont le sens ne se cantonne pas « à la grisaille et au vide d’une vie se réduisant à faire les courses »27, mais, au contraire, vise l’authenticité d’une existence proprement politique. I. La fondation d’une phénoménologie asubjective comme problème politique 27 Cf. V. Havel, « De l’entropie en politique. Lettre ouverte à Gustav Husak » (8 avril 1975), trad. Jacques Rupnik, Istina, 1977, p. 161. 12 Le paradoxe d’une « subjectivité asubjective » « Pour atteindre sa vérité l’homme ne doit pas tenter de dissiper l’ambiguïté de son être, mais au contraire accepter de la réaliser ». Simone de Beauvoir, Pour une morale de l’ambiguïté Phénoménologie et dissidence. La mise en rapport de ces deux termes ne va pas forcément de soi, l’un exigeant l’interruption de toute activité comme voie d’accès au phénomène originaire, l’autre supposant le refus de toute passivité devant la prédétermination arbitraire de l’existence politique – à moins que la phénoménologie ne se révèle à elle-même dans cette lutte issue de la liberté et pour la liberté. Si tel était le cas, le phénomène « pur » de la phénoménologie ne se réduirait plus à une question réservée à la raison théorique ; elle serait désormais celle d’une subjectivité intéressée à son être, dont le dévoilement ne pourrait s’effectuer que sur le sol éminemment pratique et conflictuel de la Lebenswelt, du monde de la vie ou monde naturel. La rencontre de l’homme avec lui-même, le « soi-même » de la subjectivité propre, ne s’accomplirait plus dans une simple conversion du regard, mais dans un mouvement concret tendu vers la conquête de la liberté. Il semble que Patočka n’ait jamais disjoint la philosophie de cet « appel à l’homme héroïque », car loin d’être une passion aveugle, l’héroïsme dissident « implique une clarté sereine sur la totalité de la vie et, chez celui qui en est capable, la conscience que cette manière d’agir est pour lui une nécessité, la seule modalité possible de son existence au monde »28. Et qui possède cette « clarté sereine sur la totalité de la vie » si ce n’est le philosophe, celui qui sait, selon la définition qu’en donne Platon dans le Sophiste, distinguer l’être du paraître ? La compréhension de l’être que le philosophe accomplit se rapporte ainsi à l’existence humaine authentique que représente l’acte libre. Ce rapport est celui de la phénoménologie et de la dissidence. Il s’agit d’en déterminer précisément la nature. Pour cela il nous faut étudier les fondements phénoménologiques de la dissidence et de la subjectivité qui la réalise. Cette subjectivité ne se posera plus face au monde en tant que réalité absolue, mais trouvera dans l’altérité mondaine l’élément de sa propre constitution et la force de son engagement politique. Une réflexion sur la « subjectivité dissidente » chez Patočka doit donc tout d’abord se concentrer sur son projet de « phénoménologie asubjective » ; développé dans les années 28 Cf. « Remarques sur la position de la philosophie dans et en dehors du monde », in Liberté et sacrifice, p. 25. 13 1970-1971, il constitue l’apport le plus original et le plus abouti du philosophe à la méthode phénoménologique. I.1. Une nouvelle problématique du monde naturel et de la subjectivité I.1.1. Autonomie et autofondation du sujet : l’exigence d’une scission Dès l’ouverture des Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, Patočka affirme que Husserl est le premier à avoir clairement restitué le problème du « monde naturel » en le sortant de l’impasse positiviste à laquelle les interprétations antérieures l’avaient condamné, toutes incapables qu’elles étaient, notamment, de déterminer la place occupée par la subjectivité (le soi) dans la structure du monde de la vie. La phénoménologie husserlienne s’institue dans une conversion du regard ; elle refuse l’attitude naturaliste – celle des sciences de la nature – pour se diriger non plus vers les choses réelles mais vers leur nature phénoménale. C’est désormais le monde dans son apparaître qui intéresse la phénoménologie. Le monde en question n’est plus celui de la théorie scientifique, mais le monde qui précède et donne sens à l’objectivation mathématique en la réinscrivant dans l’autonomie, ou l’auto-responsabilité, de la vie humaine. Le problème du monde naturel se recentre ainsi sur « la légalité de l’apparition dans son apparaître », irréductible à la légalité « de l’apparaissant dans ses structures singulières, (…) surtout dans ses relations causales »29. Toute thèse relative à l’apparaissant, en tant qu’il apparaît, requiert la compréhension préalable de l’apparaître comme tel, c’est pourquoi l’essence propre de l’apparaître ne peut être garantie dans celle de l’apparaissant. La découverte de la légalité de l’apparition dans son apparaître suppose donc la suspension de toute thèse concernant la singularité de l’apparaissant afin de mettre en évidence le monde dans sa structure phénoménale. Dans l’élaboration de son projet de phénoménologie asubjective, Patočka commence par redécouvrir la phénoménalité du monde en reprenant ce geste de suspension, qu’Husserl situe dans l’ « époché »30, dans cette expérimentation de la liberté de la pensée à l’égard de tout jugement sur le monde. Cette expérience ouvre l’accès au champ phénoménal en tant que tel 29 Cf. « Le subjectivisme de la phénoménologie husserlienne et la possibilité d’une phénoménologie « asubjective » », in Qu’est-ce que la phénoménologie ?, p. 206. 30 Cf. E.Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, I, trad. Paul Ricœur, Gallimard, 1950, § 32, pp. 101-104. 14 et reconduit au sol sensible et pratique de toute donation de sens. L’interruption de l’activité judicative est une manière de rompre avec le sens immédiatement donné, transmis sans être interrogé ni problématisé, de sorte que le monde d’avant l’époché était exclusivement vécu et pensé dans l’attitude naïve ou naturelle. Dans l’époché, c’est en effet l’idée naïve de l’existence qui est mise entre parenthèses. Au § 32 des Ideen I, Husserl explique ainsi sa démarche : « Ce que nous mettons hors de jeu, c’est la thèse générale qui tient à l’essence de l’attitude naturelle ; nous mettons entre parenthèses absolument tout ce qu’elle embrasse dans l’ordre ontique : par conséquent tout ce monde naturel qui est constamment « là pour nous », « présent », et ne cesse de rester là à titre de « réalité » pour la conscience, lors même qu’il nous plaît de le mettre entre parenthèses. » Force est de rappeler que l’époché se distingue du doute méthodique cartésien sur quatre points fondamentaux qui se laissent déduire au fil des analyses husserliennes. Dans l’époché, contrairement à la démarche dubitative, toute vérité accordée aux choses sensibles ou imaginatives n’est pas niée mais mise entre parenthèses ; cette rupture dans le cours de notre activité mentale n’est pas un moment destiné à être dépassé dans l’accès à l’évidence, mais une attitude de remise en cause permanente ; sa motivation n’est pas le fait d’une cause externe mais s’enracine dans un acte libre et par là autonome à l’égard de la réalité sensible et de son caractère potentiellement trompeur ; enfin, la réalité substantielle de la subjectivité propre y est suspendue au sens où le moi est lui aussi un étant mondain. De cette « structure épochale », ne retenons pour le moment qu’une seule chose : l’abstraction de toute thèse ne s’accompagne pas du renoncement aux contenus de la réalité mondaine, le monde ainsi réduit étant le monde concrètement vécu, le monde pris dans sa totalité et dans son apparaître31. Mais le propre de l’apparition de l’apparaître, c’est de ne s’appuyer sur aucune donation intuitive, de n’avoir aucune signification objective au sens réel (real). L’impression du rouge qui accompagne la présentation d’un objet n’est pas réductible aux structures de l’objet luimême, bien qu’elle soit ce sur le fondement de quoi l’objet nous apparaît. Cette impression n’est pas réelle au sens de l’objet, elle est un « vécu » autonome à l’égard de toute réalité sensible. Le monde dans son apparaître est en ce sens un monde dé-réalisé, à l’instar du sujet auquel ce monde apparaît puisqu’il fait lui-même partie du monde. Entre Husserl et Patočka, c’est en ce point précis que les chemins bifurquent. Husserl part du principe que tout défaut dans la donation est un défaut de donation, l’indétermination du champ phénoménologique et du vécu devenant l’indice d’un fondement réal dont il nous reste à prendre connaissance. Le 31 Cf. « Epoche et réduction », in Qu’est-ce que la phénoménologie ?, pp. 253-255. 15 vécu, en tant qu’apparaissant interne, est de fait exclu de l’époché dans laquelle l’autodonation du monde pré-scientifique avait été découverte. L’autodonation du monde est soumise à réduction, la fondation du monde vécu mise en lumière dans les accomplissements de la subjectivité mondaine en tant qu’immanence à soi. Nous comprenons alors pourquoi Husserl précise avec insistance, au début du § 32 des Ideen I, que « pour des raisons sérieuses nous limitons l’universalité de cette époché ». Ce n’est pas l’époché elle-même mais sa limitation qui rend possible la réduction de la transcendance, c’est-à-dire de tout ce qui est présenté à la subjectivité en tant qu’Autre. Limiter l’universalité de l’époché, c’est en exclure la subjectivité et, à la manière d’un choc en retour, déterminer a priori le sens du monde : le monde réduit à sa phénoménalité n’est qu’un vis-à-vis de la conscience, et non une totalité dans laquelle est absorbée la conscience. Selon Patočka, ce « face à face » du monde et de la subjectivité en tant que conscience procède d’une définition simplificatrice du monde comme totalité facticielle de tout ce qui existe, alors même que « (…) le monde n’est pas seulement cette totalité facticielle, constamment confirmée et qui se maintient dans l’expérience du singulier. Il est encore une anticipation préalable dont le sens est le suivant : pour qu’une expérience rationnelle cohérente soit possible, il doit toujours y avoir une totalité de ce genre. Le monde facticiel n’est que la concrétisation de cette conviction préalable »32. La définition husserlienne du monde altère considérablement le sens et la portée de la réduction. Celle-ci ne s’effectue que sur la base d’une exclusion de principe destinée à révéler la subjectivité comme « résidu ». L’assignation subjective de l’apparition et de ses systèmes permet certes à Husserl « d’expliquer la présence originaire concrète de l’étant dans son rapport à la conscience »33 et de découvrir le monde en totalité, le « phénomène pur »34, comme corrélat d’une subjectivité « responsable de toute apparition et de toute manifestation de quelque objet que ce soit, sans excepter l’organisme et la conscience réale objectivée »35, mais Patočka décèle dans cette ontologie un triple préjugé issu de l’alliance entre un subjectivisme transcendantal et un objectivisme naturaliste. De la rétrocession à l’originaire sensible dans l’époché à la saisie immédiate de soi comme unique fondement de l’apparition, ou a priori universel de toute expérience, la corrélation ne vaut pas, car encore faudrait-il justifier la possibilité de la réflexion absolue – c’est-à-dire l’auto-transparence de la subjectivité, dont l’existence 32 Cf. « La phénoménologie, la philosophie phénoménologique, et les Méditations Cartésiennes de Husserl », Qu’est-ce que la phénoménologie ?, pp. 174 et 175. 33 Cf. Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 22. 34 « Nous « réduisons » l’expérience en totalité, avec tout ce qui en relève, à la « conscience pure », de telle sorte que, pour l’observateur pur, tout ce qui est donné et accessible dans l’expérience se transforme en « phénomène pur » - « pur » parce que l’objet étudié ne peut impliquer aucun préjugé. », ibid., p. 159. 35 Cf. Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 23. 16 acquiert le statut d’évidence apodictique. Cette possibilité s’adosse chez Husserl à une idée positive du subjectif comme conscience, flux de vécus immanents réellement saisissables dans la perception, cette idée étant elle-même tributaire d’une conception de l’apparaissant comme objet, unité déterminable et close. Reste cependant à savoir, Patočka insiste fortement, « si l’on n’impose pas aux objets comme tels une interprétation étrangère, s’il n’y a pas là un reste de mentalisme vis-à-vis du phénomène originaire »36. Montrer que le vécu est réellement saisissable dans la perception, c’est en effet procéder à une réification du sujet, alors même que toute thèse sur la réalité substantielle de la subjectivité avait été suspendue dans l’époché. En réduisant l’apparition dans son apparaître à l’immanence à soi de la subjectivité, Husserl aurait donc manqué son but, celui d’accéder aux choses mêmes dans une rupture avec la conception fondatrice des sciences mathématiques de la nature, puisque survivrait le « schisme »37 introduit dans l’étant par le cartésianisme – entre la substance pensée et la substance étendue, première et seconde notions primitives. L’apparaître perd son unité et son indétermination phénoménologiques dans cette scission ou séparation, une unité qui, rappelons-le, avait été révélée dans l’époché, et une indétermination qui aurait pu en faire l’a priori de toute expérience possible du sujet. En ramenant l’indéterminité du champ de l’apparition à la détermination d’un étant par un transfert d’évidence de la sphère phénoménale à la sphère subjective, Husserl se serait donc engagé dans une phénoménologie sans phénomène38 puisque plus rien en dernière instance n’échapperait à la donation intuitive. Une seconde caractéristique de l’époché est ici niée par Husserl, ce qui la rapprocherait toujours plus du doute cartésien : l’époché n’est plus cette attitude de remise en cause permanente qu’aurait exigée la phénoménologie en tant qu’installation dans la « problématicité » du sens – dans une optique patočkienne, sur laquelle nous reviendrons ultérieurement – mais un moment destiné à être dépassé dans l’accès à l’évidence. Se pourrait-il dès lors que l’autodonation de la subjectivité soit un préjugé idéaliste exempt de tout fondement phénoménologique, que l’expérience de soi ne se produise pas dans un acte réflexif absolu mais, au contraire, sur le sol d’un a priori spécifique qui rende possible l’apparaître de la subjectivité ? 36 Cf. Ibid., p. 23. Dans le texte tchèque nous pouvons lire le terme rozštĕpení, ce qui signifie au sens premier fente, faille, fission (de l’atome), un registre de vocabulaire qui semble plus approprié à la critique du naturalisme husserlien que celui du mot « schisme », renvoyant à la dimension religieuse de la scission. 38 Nous utilisons ici le concept de phénomène au sens de Phänomen, et non de Erscheinung, dans la mesure où le phénomène dont nous parlons est tout entier manifestation et non l’indice de quelque chose qui se cache. Le phénomène est le « se-montrer de lui-même » qui ne peut être reconduit à aucune structure réale, si bien qu’il ne peut y avoir Erscheinung que sous condition de Phänomen. 37 17 L’argumentation qui permet à Husserl de privilégier l’évidence de la subjectivité sur celle de l’apparaissant se retrouve en effet, au final, sans fondement phénoménologique, puisque l’époché est d’emblée limitée par un présupposé idéaliste. Ce préjugé sacrifie la mise en évidence du champ phénoménal au profit de la réduction à l’immanence absolue de la subjectivité constituante. Cette « subreption transcendantale »39 est un acte qui tend à assimiler autonomie et autofondation de la vie humaine, en faisant de la subjectivité l’arché de toute donation de sens. Le subjectivisme husserlien réside dans le recouvrement de ces deux concepts, alors qu’il faudrait les distinguer afin de penser un sujet autonome qui ne puisse réduire l’autre au même et courir ainsi le risque du solipsisme monadologique. La dissidence de la phénoménologie asubjective de Patočka réside dans cette possible et nécessaire scission. « une telle ontologie phénoménologique réaliserait peut-être le projet husserlien d’affirmer l’autonomie, à l’égard de la réalité, de ce qu’on nomme conventionnellement un centre de vécus, sans pour autant que l’interprétation en fasse quelque chose d’absolu, d’in-fini. » 40 Dans une telle perspective, la subjectivité de la phénoménologie asubjective ne pourrait plus être l’a priori de toute constitution phénoménale (elle ne serait plus en ce sens fondatrice) mais son autonomie serait préservée dans l’époché et réinscrite dans la finitude de la liberté humaine. L’autonomie ainsi comprise et pensée serait celle d’une subjectivité dissidente, en rupture avec la conception d’un sujet fondateur considérant l’altérité mondaine comme sa représentation. En tant qu’elle ne pourrait plus être identifiée à l’immanence à soi d’une conscience, l’autonomie de la subjectivité dissidente serait en quelque sorte la transcendance de la vie humaine, l’horizon éthique par référence auquel l’homme se devrait de penser son action politique. La phénoménologie asubjective de Patočka ne serait pas à ce titre une philosophie qui se passe du sujet, mais une pensée qui dépasserait la métaphysique traditionnelle tant idéaliste que matérialiste, ne faisant reposer la phénoménalité ni sur une conscience ni sur les structures causales de l’apparaissant. Le paradoxe d’une « subjectivité asubjective » se dissiperait alors au profit d’une conception postmétaphysique de la subjectivité. Mais pour comprendre les ressorts internes de cette phénoménologie asubjective élaborée par Patočka, et montrer en quoi il s’agit toujours d’une pensée du sujet, il faut tout d’abord de reprendre la critique qu’il adresse au subjectivisme husserlien. 39 Cf. « Possibilité et nécessité de la phénoménologie asubjective », Marc Richir, in Jan Patočka. Philosophie, phénoménologie, politique, Marc Richir, Etienne Tassin (dir.), pp. 101-120. 40 Cf. « Epoche et réduction », in Qu’est-ce que la phénoménologie ?, pp. 260-261. 18 I.1.2. la critique de la phénoménologie subjectiviste husserlienne Patočka s’attache à critiquer de l’intérieur le subjectivisme husserlien dans plusieurs des études rassemblées sous le titre Qu’est-ce que la phénoménologie ?. Reprenant les analyses des Recherches logiques, le philosophe montre qu’au sein d’une même description (donc de l’apparition) Husserl distingue la chose perçue de la perception de la chose. « (…) les sensations (ainsi que les actes qui les « appréhendent » ou « aperçoivent ») sont vécues, mais n’apparaissent pas objectivement ; elles ne sont pas vues, entendues, perçues par un « sens » quelconque. En revanche, les objets apparaissent ; ils sont perçus, mais ne sont pas vécus »41. C’est dans cette scission entre le « vécu » comme donné hylétique (impression qui habite passivement ma conscience de sujet) et l’ « objet » comme moment noématique (unité de sens pour la conscience), entre la face subjective et la face objective des actes de conscience, que Patočka voit l’avènement du subjectivisme husserlien, car en elle la perception devient de nature subjective-égologique, renvoyant à un sujet comme pôle corrélatif du perçu. « si l’on interprète l’investigation de la sphère phénoménale comme réflexion subjective, la réflexion aura tout naturellement le caractère d’une saisie originale de l’être subjectif qui ne se comporte pas à cet égard de la même manière que l’être objectif réal : il « ne s’esquisse pas », il se montre simplement en ce qu’il est. »42 Cette subreption transcendantale permet à Husserl de fonder le vécu sur la réalité d’un étant qui « ne s’esquisse pas » mais se donne en tant que tel, le réal n’apparaissant dès lors que par l’intermédiaire d’un vécu dont la donation n’est plus déficiente mais accessible dans la réflexion absolue, à savoir dans la présence du vécu à lui-même. Dans quelle mesure peut-on cependant interpréter la certitude de soi, le je existant, comme présence du vécu à lui-même ? Reprenons la démarche de Husserl. Le « je suis », ou la subjectivité concrète, est une donation en chair que l’on découvre dans la réduction au propre où il faut que je fasse une distinction entre ce qui m’est vraiment donné dans l’expérience du je (expérience immanente) et ce qui ne l’est pas. Au § 44 de la cinquième des Méditations cartésiennes, Husserl opère cette « réduction de l’expérience transcendantale à la sphère d’appartenance » visant à identifier les limites de mon propre pôle je comme tel. Afin de découvrir ma chair (Leib), je réduis ce qui m’est intentionnellement immanent, ainsi que tout ce qui m’appartient dans la mesure où je le constitue. « (…) dans notre cas, ce sens d’objectivité, inhérent à tout ce qui est « monde », en tant que constitué par l’intersubjectivité et accessible à l’expérience de chacun, etc., disparaît totalement. Aussi, ce que 41 Cf. « Le subjectivisme de la phénoménologie husserlienne et la possibilité d’une phénoménologie « asubjective » », in Qu’est-ce que la phénoménologie ?, p. 203. 42 Cf. Ibid., p.205. 19 dans la sphère de ce qui m’appartient (d’où l’on a éliminé tout ce qui renvoie à une subjectivité étrangère) nous appelons Nature pure et simple, ne possède plus ce caractère d’ « être objectif » et, par conséquent, ne doit aucunement être confondu avec une couche abstraite du monde lui-même ou de son « sens immanent ». »43 Ce qui reste après réduction n’est donc pas une strate abstraite du monde – ce que chaque ego peut voir et connaître – mais une subjectivité concrète ; il s’agit de ma chair en tant que corps vivant, union indissoluble de mon âme et de mon corps. Dans la réduction au propre, ma chair m’est donnée sur un mode original ; elle devient l’unique sujet concret de l’expérience originaire, l’ « orientation-zéro »44 à partir de laquelle tout est situé. Ma subjectivité concrète est ce qui ouvre la situation. L’autodonation de la chair propre procède ainsi d’une saisie originaire selon la relation téléologique de la visée à vide et du remplissement, qui s’achève dans la réflexion absolue – présence en original de l’objet à la conscience, intuition – où je découvre ma chair comme arché de toute apparition. Mais Patočka n’accepte pas l’argumentation husserlienne. L’autodonation de ma chair suppose que la propriété première de la subjectivité est d’être sa propre apparition, ce qui paradoxalement impliquerait l’identité de l’être et de l’apparaître. Pourquoi Husserl ne parvient-il pas à dépasser ce présupposé brentanien de l’accès originaire au psychique dans une conversion du regard ? Comme nous l’avons vu dans le cas de l’autodonation de la subjectivité, Husserl tend toujours à rabattre la donation en chair sur la plénitude, identifiant ainsi originarité et adéquation45. L’originaire est pour Husserl ce qui est susceptible d’une intuition adéquate, ce qui est pleinement déterminable par la conscience. Mais si la visée aspire au remplissement, cela ne signifie pas que cette aspiration s’accomplisse nécessairement dans la présence pleine de l’objet à la conscience. « Chez Husserl, cette opposition [visée à vide – remplissement] est amalgamée avec celle de la donation déficiente et de l’intuition. Or, l’intuition désigne le mode de donation d’un objet, cependant que le remplissement [lire : la satisfaction de la visée à vide, pour faire clairement la différence avec l’intuition comme présence originaire d’un objet à la conscience] peut également 43 Cf. E. Husserl, Méditations cartésiennes, trad. E. Lévinas et G. Peiffer, Vrin, 1996, p. 158. Cf. E. Husserl, Sur l’intersubjectivité, trad. N. Depraz, PUF, 2001, p. 122. 45 Cette tendance ne semble pas pouvoir être démentie, même si Husserl reconnaît que dans le cas d’une chose transcendante – à l’instar d’autrui – la donation en chair n’exclut pas, mais implique des vides non remplis. La subjectivité étrangère est en effet apprésentée dans ma chair propre au sens où elle est à jamais invisible, c’està-dire non-intuitionnable. Il y a donc une donation en chair de l’alter ego, mais celle-ci relève d’une fondation non-originaire, bien qu’elle soit pré-objective. Aucune réflexion absolue n’est dès lors possible dans le cas d’autrui, car toute adéquation signifierait l’identité du je et du tu – ce qui nous ferait retomber dans l’ornière du solipsisme. Au bout du compte, et a contrario, on voit bien qu’originarité et adéquation sont toujours assimilées chez Husserl. 44 20 avoir lieu là où aucun objet, aucune chose ou processus chosique existant ne peut être mis en relief. »46 Autrement dit, dans la présence en chair originaire, il peut y avoir satisfaction de la visée à vide sans qu’il y ait présence intuitive totale de l’objet à la conscience. Il peut et doit y avoir une dimension non-intuitive, une dimension d’absence constitutive de l’originarité, dans la présence en chair originaire, sans que cette absence soit pour autant absence de donation. Et Patočka d’ajouter que « le vide n’est en aucune façon une non-donation, mais un mode de donnée »47. C’est bien « le même objet qui se montre tantôt sur un mode déficient, tantôt sur le mode de l’autodonation »48. Un défaut dans la donation n’est pas nécessairement un défaut de donation pour le philosophe ; le non-intuitif peut être lui-même considéré comme un mode de donation, bien qu’il soit « impropre » et par là même signe d’un être qui se donne en négatif, d’une présence qui paradoxalement se révèle dans l’absence. Sur le sol de l’époché, où toute thèse sur la réalité substantielle du sujet et de l’apparaissant est mise entre parenthèses, il est alors impossible d’inférer la nature subjective-égologique d’un tel être. La critique patočkienne du subjectivisme transcendantal husserlien semble ainsi requérir une pensée phénoménologique du négatif, rendant impossible toute résorption de l’être dans un système qui aurait la conscience subjective pour principe. Cette pensée ne considèrerait pas le négatif comme le contraire du positif, mais elle l’inclurait dans la manifestation comme condition du positif. Le néant de l’être n’est pas le vide de l’essence mais « l’alliance originaire de l’être et du sens »49, le fondement de toute détermination de l’étant. Le vécu, le non-intuitif ou l’invisible de l’apparition n’est pas un pur non-être mais ce que MerleauPonty appellerait un « néant qualifié ». Pour Husserl, il n’y a pas de structure du vide, car il reste tributaire de l’idée moderne de la nature selon laquelle le sens de l’être est déterminé comme présentation, la donation de l’être étant l’œuvre de la perception en tant qu’intuition donatrice originaire, adéquation de la conscience et de la chose. Mais si la perception est inadéquate – et elle l’est constitutivement, car l’apparaissant ne cesse jamais d’apparaître à travers ses apparitions – il est impossible de rejoindre l’objet, de clore l’infini en un étant susceptible d’être présenté. Au lieu de se défaire de l’idée d’adéquation en raison de l’infinité qu’implique l’éidétique de la perception, Husserl soumet la transcendance à la forme de l’objet. Dans la téléologie du remplissement, la présence objective et la satisfaction de la visée à vide sont alors assimilées. Cette confusion subordonne l’être à une présentation 46 Cf.« Le subjectivisme de la phénoménologie husserlienne et l’exigence d’une phénoménologie asubjective », in Qu’est-ce que la phénoménologie ?, p. 243. 47 Cf. Papiers phénoménologiques, p. 176. 48 Cf. Qu’est-ce que la phénoménologie ?, pp. 203 et 204. 49 Cf. J. Beaufret, De l’existentialisme à Heidegger, Vrin, 2000, p. 85. 21 objective qui est interprétée subjectivement à travers l’exigence réductrice de la phénoménologie, si bien que la chose a désormais pour être l’être d’une conscience. Dans cette subjectivation, l’apparaître est d’emblée soumis à une détermination subjectiviste de l’apparaissant. L’événement de l’apparaître avant qu’il ne se cristallise sous forme d’objet est manqué, alors que la découverte de la vie pré-objective ou pré-théorique constituait l’ « idée directrice » de la phénoménologie husserlienne. L’objectivisme naturaliste est ainsi la véritable racine du subjectivisme transcendantal, adopté par Husserl de « façon imprévue » nous dit Patočka, et dont la mise au jour ouvre l’horizon d’un nouveau départ pour la phénoménologie, notamment dans une réinterprétation du monde naturel et de la subjectivité. 1.2.3. De la possibilité d’une subjectivité dissidente Pour comprendre la pertinence de ce nouveau départ, rappelons que c’est la limitation de l’époché qui a permis le passage de l’autodonation du champ phénoménal à l’autodonation de la subjectivité dans la pensée husserlienne. Deux des quatre traits fondamentaux de l’époché ont ainsi été mis de côté : l’époché comme inscription dans la problématicité du sens et comme suspension de la réalité subjective-égologique. Une radicalisation du geste inaugural de la phénoménologie est pour Patočka la meilleure façon de renouer avec l’intention première de son maître, avant que le subjectivisme transcendantal ne la dévoie. C’est pourquoi le philosophe retrouve le caractère original de l’époché en posant l’exigence de son universalité : « Grâce à l’universalisation de l’époché, il deviendra alors clair aussi que, de même que le soi est la condition de possibilité de l’apparaître du mondain, de même le monde comme horizon originaire (et non pas comme ensemble des réalités) représente la condition de possibilité de l’apparaître du soi. »50 Que signifie cette exigence d’universalité de l’époché ? Elle signifie que toute thèse sur l’existence ou l’inexistence des choses est mise entre parenthèses, et ceci sans exception. Dès lors l’époché doit être étendue à la conscience, qui ne peut être un « résidu » de la réduction transcendantale accessible par la réflexion. A contrario, le sens du monde ne peut plus être déterminé a priori comme « ensemble des réalités » dont l’existence est niée dans la réduction. L’époché universelle rend ainsi impossible l’effectuation de toute réduction à la 50 Cf. « Epoche et réduction », Qu’est-ce que la phénoménologie ?, p. 258. 22 région-conscience et de toute constitution du monde en elle à travers ces deux hypothèses que sont l’existence de la conscience et l’inexistence du monde. C’est la théorie de la donation par esquisses qui avait motivé chez Husserl cette dernière hypothèse. Au § 49 des Ideen I, nous pouvons lire que : « l’existence d’un monde est le corrélat d’un certain divers de l’expérience qui se distingue par certaines configurations éidétiques. Mais (…) si l’on consulte purement l’essence de la perception en général (…) il est tout à fait pensable que l’expérience se dissipe en simulacres à force de conflits internes (…) que de son enchaînement disparaisse tout ordre cohérent entre les esquisses, les appréhensions, les apparences ; bref qu’il n’y ait pas de monde. » Comment peut-on déduire l’inexistence du monde d’une non-concordance des esquisses ? En rabattant le monde sur l’idée d’un univers ordonné, comme ensemble de réalités pleinement saisissables et déterminables, en confondant l’être du monde et l’être de l’objet. Le monde phénoménologique est d’emblée identifié à celui du physicien dans la pensée husserlienne. Selon Patočka, c’est profondément méconnaître la spécificité du monde. « (…) le chaos est autre chose qu’une absence de monde, il est précisément un monde désordonné. Un monde désordonné ne signifie pas la non-existence de la totalité, mais seulement la non-existence d’une totalité d’un certain type. »51 Le monde n’est pas l’univers de la raison, il ne dépend pas de la conscience dans son être mais il est ce qui est originairement – le perçu dans toute perception de chose. La transcendance du monde en totalité est donc donnée, mais son mode de donation n’est pas celui de l’objet singulier. Elle est donnée de concert avec la chose, elle est cet être qui se donne en creux de l’apparition et qui ne peut être constitué par la subjectivité dans la mesure où il est une « totalité intotalisable ». En ce sens le monde n’est pas une anticipation que l’on pourrait convertir en une intuition adéquate, à la manière d’un objet, c’est-à-dire suivie d’une vérification expérimentale, car « le monde en totalité ne se vérifie jamais, mais il est toujours le présupposé de toute vérification »52. Nous retrouvons ce même constat dans la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty : je ne peux pas dire que l’objet existe en place dans le monde car je peux en anticiper les aspects de manière concordante – comme le pense Husserl – ; c’est au contraire parce qu’un monde m’est donné que je peux vérifier les aspects de l’objet. Le monde est la condition de possibilité de toute expérience, l’anticipation de la perception supposant un horizon d’anticipabilité, une ouverture préalable, ou encore une scène originaire sur laquelle la perception peut prendre place. Mais cet espace primordial ne doit pas être converti en intuition, sinon cela supposerait un autre horizon, et 51 Cf. Introduction à la phénoménologie de Husserl, « Premier exposé de la réduction phénoménologique », p.140. 52 Cf. Ibid., p. 139. 23 ceci ad infinitum. L’impossibilité de régresser à l’infini dans le jeu des horizons fait du monde un horizon originaire au sein duquel le je de l’anticipation peut se déployer. Patočka le dit explicitement : « (…) le sujet, au sens de la donation ordonnée du singulier, est quelque chose qui présuppose déjà l’anticipation du monde. »53 Dans ce « déjà » est rétablie la symétrie entre la subjectivité et le monde, celle qu’avait détruite Husserl dans les Ideen I. L’inexistence du monde est aussi contradictoire que celle du moi, la subjectivité et le monde jouissant au même titre d’une évidence apodictique révélée par et dans l’époché universelle. Pour Patočka, le monde est donc l’a priori de l’apparition de la chose, comme l’était le flux des vécus immanents dans la phénoménologie husserlienne. Dans ce déplacement du foyer d’apparition, la perspective constitutive, transcendantale, s’effondre, puisqu’il y a désormais quelque chose qui ne peut être constitué alors même qu’il est requis par la constitution. Le monde est cette « totalité intotalisable » dont l’absence est constitutive de sa présence comme monde et dont le mode « déficient » de donation ne peut être l’indice d’un quelconque fondement subjectif-égologique. Le monde est le cadre de l’apparition. Il devient par là même un « médiateur objectif » de la chose, si bien qu’ « il se peut que les deux modes d’apparition [vécu – objet] soient liés par un rapport de fondation réciproque, mais dans ce cas, c’est précisément parce qu’ils sont tous les deux objectifs »54. Le prédicat « objectif » ne s’oppose pas ici à « subjectif », mais à l’immanence d’une subjectivité constituante. L’ « objectif », c’est le transcendant, ce qui est là devant moi sans être l’effectuation exclusive de ma propre conscience. Les moments médiateurs de la chose – par exemple la sensation de chaleur ressentie auprès du feu ou la maniabilité du stylo avec lequel j’écris – sont objectifs au sens où ils sont donnés de concert avec la chose, mais ils ne cessent cependant d’être subjectifs car ils n’appartiennent pas à la chose même, mais expriment ma relation vivante à l’objet sur le fondement de laquelle celui-ci apparaît. Le monde naturel – le monde concrètement vécu, c’est-à-dire l’effectuation du monde comme horizon d’anticipabilité – est ainsi un « monde pré-objectif »55. La pré-objectivité du monde de la vie exprime à la fois que le monde n’a pas la structure de l’objet et que le sujet, auquel ce monde est relatif, n’est pas réductible à l’immanence à soi d’une conscience. En tant que pré-objectif, le subjectif n’est plus le prédicat d’un étant particulier qu’on appelle conscience, 53 Cf. « La phénoménologie, la philosophie phénoménologique, et les Méditations Cartésiennes de Husserl », in Qu’est-ce que la phénoménologie ?, p. 177. 54 Cf. Qu’est-ce que la phénoménologie ?, p. 204. 55 Cf. « L’homme et le monde », in Qu’est-ce que la phénoménologie ?, p. 136. 24 mais « ce à quoi le sujet se rapporte comme à l’horizon de sa compréhension »56. Le monde est l’horizon originaire du rapport compréhensif de la subjectivité à elle-même, c’est en ce sens qu’il est subjectif lorsqu’il se cristallise en vécu. Le monde découvert dans l’époché est donc bien cet a priori spécifique qui rend possible l’apparaître de la subjectivité et en retour la requiert pour se concrétiser. Mais le problème reste entier : quel est la nature de ce monde en tant qu’il n’est pas un objet ? Et surtout, quel est le sens de cette subjectivité en tant qu’elle n’est pas l’immanence à soi d’une conscience ? Nous avons montré précédemment que le « je suis », le sum, impliquait une dimension fondamentale d’absence pour Patočka. Cette absence exprime la finitude de l’être, c’est-à-dire la temporalité de la vie humaine. Etre présent à soi-même ne signifie pas nécessairement que je sois objectivement donné à moi-même sous la forme d’un vécu, car le contenu de ma vie intérieure est disposé temporellement et s’étend également en dehors du domaine de ce que je me rappelle de ma vie. Il y a cependant une sphère de l’immanence propre que la réflexion saisit indubitablement, car elle n’est pas soumise au processus de l’oubli : le présent vivant. Voilà pourquoi Husserl, en réduisant le but de toute réflexion à l’immanence absolue, n’a pu véritablement penser l’histoire, si ce n’est sous la forme d’une téléologie universelle de la raison. La temporalité subjective peut être aisément ramenée dans sa pensée, comme dans celle de Descartes, à une succession d’instants formant un continuum linéaire. Elle se trouve donc d’emblée rabattue sur la temporalité objective que l’on rencontre dans les sciences mathématiques. Cela tient au fait que la réflexion opérée par Husserl n’a aucune impulsion mondaine, elle s’effectue selon un intérêt exclusivement théorique pour l’expérience comme telle, intérêt qui n’est pas lui-même ancré dans quelque chose de pré-théorique qui comporterait non intentionnellement la thèse du monde. Pour Patočka, au contraire, le caractère essentiel de la vie propre est pratique, et « ce n’est donc que dans le cadre du monde naturel en tant que base situativement pratique que devient possible ce qu’on peut appeler le destin historique de l’homme »57. La donation de ce que nous sommes n’est pas atemporelle, car notre existence est constituée par cette incessante donation de soi au monde ; nous devons assumer la responsabilité de ce que nous avons été et de ce que nous comptons devenir. Patočka ajoute que même notre présent est soumis à cette « loi de tension temporelle » qui est inscrite dans notre être en tant que « nous vivons dans des possibilités »58. 56 Cf. Qu’est-ce que la phénoménologie ?, p. 260. Cf. Ibid., p. 137. 58 Cf. « Méditation sur « Le Monde naturel comme problème philosophique » », in Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, p. 56. 57 25 La réflexion authentique ne peut être un acte d’autofondation, un acte exclusivement contemplatif. La réflexion est bien plus réflexivité pour Patočka ; elle est le mouvement historique de l’homme vers un monde dont l’être propre est d’offrir les possibilités dans lesquelles la subjectivité peut être dans la mesure où elle les rend visible. La subjectivité est en effet fondamentalement tributaire de la médiation du monde. La subjectivité n’est donc pas réductible à la conscience ; elle doit être pensée dans son existence singulière comme le « je suis » d’une chair ne se donnant que sur un mode déficient. Si « le soi n’est ce qu’il est que dans son explication avec le monde »59, c’est que je réalise ma subjectivité de façon dynamique sans que quelque chose comme un « moi » me soit donné positivement dans l’action. C’est la confrontation à l’altérité qui fonde la subjectivité comme sum, et non l’inverse. La constitution originaire du sum ne passe pas par une intuition mais par le surgissement d’une altérité. En montrant que la réflexion n’est pas avant tout un acte contemplatif mais actif, Patočka arrive à découpler la certitude du sum de l’autodonation du vécu, la constitution de la subjectivité devenant inséparable du mouvement par et dans lequel je vais vers le monde. Ainsi je ne réalise mon exister qu’en m’engageant historiquement dans le monde, qu’en allant chercher dans l’altérité la substance de ma constitution. La subjectivité – qui n’a pas de contenu – se reflète dans un monde qu’elle co-détermine par et dans cet engagement. L’absence de la subjectivité tend donc à se remplir non par intuition mais par action, ce qui implique l’impossibilité ontologique de l’autoréflexion. L’interdépendance de la subjectivité et du monde réside dans cette définition de la réflexion comme co-détermination historique du sens. La subjectivité conditionne l’apparition du monde – puisque toute apparition est une apparition à – mais c’est sur l’historialité du champ phénoménal que la subjectivité est donnée à elle-même, qu’elle devient sum. Dans le sum, c’est l’être qui entre dans l’apparition et « qui offre à tout étant la clarté de son espace »60. Le monde réfléchi est la transcendance qui constitue mon espace, c’est-à-dire ma subjectivité concrète, ma chair propre, et qui en ce sens me ressaisit dans l’unité d’une personne, d’un être. Chez Husserl, la chair n’était pas en mouvement, elle ne se déplaçait pas dans l’espace primordial car c’était elle qui faisait l’espace, qui était le principe de sa propre individuation. A l’inverse, Patočka fait de la subjectivité une chair en mouvement, si bien que je ne me rencontre pas dans la réduction au propre comme unique sujet concret de l’expérience originaire, mais à travers ce dont je me préoccupe, à travers mes projets et mon action dans la sphère phénoménale. C’est dire qu’en entrant dans cette sphère, 59 60 Cf. Ibid., p. 258. Cf. Ibid., p. 212. 26 je me transforme en une subjectivité concrète qui m’est essentiellement proche, en tant qu’elle réagit contre la tendance automatique de la vie à se fragmenter en des intérêts facticiels singuliers, à ne pas affronter l’incertitude foncière dans laquelle réside la liberté et l’unicité de son être. En réinterprétant la réflexion comme praxis dans le monde, Patočka est ainsi en mesure de penser à la fois l’être propre de la subjectivité et celui du champ phénoménal. Nous disons ici « être propre » et non « autonomie » car, à l’instar de la subjectivité, le champ phénoménal est principiellement dépourvu d’autonomie : « (…) il est impossible en tant qu’étant absolu, clos sur soi ; toute son essence consiste à manifester autre chose, à le découvrir, à le présenter. (…) Si le champ phénoménal n’a point d’être autonome, il n’en a pas moins un être propre qui réside précisément dans la monstration. »61 L’autonomie est ici entendue au sens d’une légalité qui ferait du champ phénoménal l’objet de sa propre manifestation, excluant la subjectivité du procès de l’apparaître. Si c’était le cas, il faudrait concevoir le monde comme une réalité en soi dont le sujet ne serait qu’une des composantes ; la subjectivité se retrouvant dépourvue d’être propre, la vie humaine se réduirait à la nécessité des enchaînements causaux inhérents à cette réalité. A contrario, si la subjectivité était autonome par et en elle-même, nous retomberions dans les impasses du subjectivisme husserlien, le champ phénoménal n’aurait plus pour être que l’être d’une conscience monadique. Mais le champ phénoménal est autonome en un tout autre sens : « ce plan phénoménal n’est en aucune façon notre projet, l’ouvrage de notre subjectivité (…), mais nous-mêmes, qui sommes existence-dans-l’apparition, dépendons de la compréhension de l’être. »62 Nous pouvons clairement distinguer dans cette assertion le tournant heideggérien de la philosophie de Patočka. La subjectivité a comme constituant de son être la compréhension de l’être. Cela signifie que la subjectivation du phénomène (Phänomen) ne permet pas de comprendre l’être de ce qui se donne, car ce sont au contraire les possibilités du sujet qui se révèlent à la lumière du phénomène. Or la compréhension de l’être est le phénomène en tant que tel, l’arché de toute apparition. L’acte par lequel je comprends l’être est donc ce processus réflexif qui m’ouvre non seulement à la phénoménalité d’un monde historique que je co-détermine, mais aussi à une liberté dont je dois répondre. Patočka reproche cependant à Heidegger de considérer cette liberté comme l’a priori de l’existence d’un monde pour nous63. Or nous avons montré précédemment que « la fonction originellement pratique et vitale de la sphère phénoménale consiste à rendre possible cette rencontre de soi-même. »64 61 Cf. « Le subjectivisme de la phénoménologie husserlienne et l’exigence d’une phénoménologie asubjective » in Qu’est-ce que la phénoménologie ?, p. 239. 62 Cf. Ibid., p. 247. 63 Cf. « le subjectivisme de la phénoménologie husserlienne et l’exigence d’une phénoménologie asubjective », in Qu’est-ce que la phénoménologie ?, pp. 247-248. 27 Puisque la subjectivité (le « soi-même ») réside dans une autonomie à laquelle nous voue le « vide intérieur de notre principe »65, l’acte libre ne peut être une condition de l’ouverture à la teneur phénoménale du monde pour nous ; c’est au contraire sur le champ phénoménal que s’ouvre l’horizon de l’autonomie subjective. Le sujet n’est donc pas autonome au sens de l’immanence à soi d’une conscience fondatrice de son propre apparaître, mais au sens de l’ouverture à l’indétermination de son être. L’autonomie de la subjectivité se dévoile par et dans la transcendance d’un monde qui est toujours déjà pour nous, subjectif, ou plus encore intersubjectif, car il est « plein à ras bords de caractères qui rendent l’ego visible en le mettant en présence des possibilités de son être ». Force est de souligner que cette transcendance n’est pas un transcendant ou une réalité absolue ; elle est dé-substantialisée au profit d’une conception postmétaphysique de la transcendance comme ce qui ouvre l’horizon d’une liberté autonome, c’est-à-dire responsable. « l’époché menée à sa conclusion de manière conséquente ne conduit pas à un étant infini, mais à un a priori qui ne peut en aucune façon être considéré comme étant, dont la fonction se déploie en ceci qu’il rend possible le rapport à soi, structure ontologique sans laquelle aucun apparaître ne serait possible. »66 Le monde est cette structure ontologique qui conditionne l’apparition de la subjectivité sans soumettre celle-ci à la détermination d’un étant ou d’une idée qui lui seraient supérieurs. La liberté responsable à laquelle le monde réfléchi ouvre la subjectivité n’est en effet conditionnée par aucun étant, puisque le monde n’est qu’un transcendant dé-substantialisé, ni par aucune conception prédéterminée du sens de l’existence. La responsabilité dont nous parlons est avant tout responsabilité de l’homme envers son être propre, dans lequel réside son humanité. Elle non plus n’est pas hétéronome, mais bien auto-nome en son principe, puisque l’homme se rapporte à lui-même dans la réflexion sur le monde en tant que totalité, puisqu’il est ce rapport et rien au-delà67. L’autonomie pourrait être considérée de façon générale comme cet acte par lequel je place l’homme, en tant que sujet pratique, au centre du monde et de sa propre existence. L’interprétation husserlienne a fait de ce centre un « point-zéro », un centre fonctionnel à partir duquel les autres sont situés. La subjectivité concrète est ainsi devenue le caractère le plus originel de ce qui est mien. Patočka a conservé cette position centrale de la subjectivité 64 Cf. « Le subjectivisme de la phénoménologie husserlienne et la possibilité d’une phénoménologie « asubjective » », in Qu’est-ce que la phénoménologie ?, p. 213. 65 Cf. « Remarques sur la position de la philosophie dans et en dehors du monde », in Liberté et sacrifice, p. 24. 66 Cf. « Epoche et réduction », in Qu’est-ce que la phénoménologie ?, p. 259. 67 « La relation originaire, à travers laquelle le sujet se met à part de la totalité des autres êtres pour s’y intégrer à nouveau, n’est pas un rapport dans lequel le sujet se trouve, mais le se-rapporter qu’il est. », in Qu’est-ce que la phénoménologie ?, p. 55. 28 « en tant que structure universelle de l’apparition qui ne peut être ramenée à l’apparaissant comme tel dans sa singularité »68. Cependant la sphère de l’appartenance propre ne peut être une sphère absolument privée pour le philosophe, elle ne peut être exclusivement mienne. Ma subjectivité n’a jamais un sens absolu mais relatif à un monde qui me dispose aux autres. Le « monde de notre vie » est à ce titre la « disposition originaire et la disponibilité pour ce avec quoi nous entrons en contact »69. Cette disposition à l’altérité doit être considérée comme une rupture originaire de l’immanence à soi de la subjectivité, sans que cette rupture soit à l’origine d’une hétéronomie définitive comme chez Lévinas70. La présence de l’autre en moi n’est pas le corrélat d’une constitution subjective ; elle est au contraire constitutive de ma structure interne de sujet. Je suis donc toujours déjà interpellé par l’autre, par le tu ou le ça qui, seuls, sont objectivement donnés. Il n’y a donc pas d’autodonation du je, mais seulement une co-donation dans l’accueil de l’altérité, comme ce à quoi le tu ou le ça sont donnés. « La centralité du je ne signifie pas qu’il soit un point géométrique qui assigne son emplacement à tout le reste. Au contraire, le je est originairement « dedans » ; il est celui qui, interpellé, répond, non pas celui qui émet l’appel et se manifeste. L’interpellé se détermine à partir de l’interpellation ; l’inverse n’est pas vrai. »71 Le je est donc le centre actif du monde de notre vie, mais il n’est donné à lui-même que sur fond d’une totale indétermination ; sa spécificité ne se révèle qu’en contraste négatif avec l’objectivement donné du tu ou du ça de l’interpellation – qui expriment respectivement la proximité et la distance, à savoir le monde en sa spatialité constituante. Dans la mesure où la proto-structure « je-tu-ça » est constitutive de la subjectivité, celle-ci est originairement du monde, elle est un « être-au-monde » et ne peut se départir de ce caractère originel. Cet espace intime subjectif est déjà un rapport aux possibilités de notre être propre puisque ce n’est que sur son fondement qu’il m’est permis de m’engager historiquement dans le monde. Cela signifie que le « je-tu-ça » n’est pas un simple jeu rhétorique sur les pronoms personnels, mais une véritable constitution ontologique qui déclôt le monde en sa phénoménalité pour un sujet dont les possibilités ne se révèlent qu’à la lumière du phénomène. Nous parlons de déclôture (odemčenost) et non d’ouverture (otevřenost), car il s’agit d’une pré-ouverture à l’étant dans son être, d’une possibilité d’acquérir activement la vérité sur l’étant que le sujet reçoit passivement en tant qu’il est originairement cet être-au68 Cf. Qu’est-ce que la phénoménologie ?, p. 258. Cf. Ibid., p. 56. 70 Cf. A.Renaut, « Emmanuel Lévinas. La rupture de l’immanence », in L’Ere de l’individu, Gallimard, 1989, pp. 227-257. 71 Cf. « L’espace et sa problématique », in Qu’est-ce que la phénoménologie ?, p. 58. 69 29 monde72. Nous pouvons en effet raisonnablement penser que l’intérêt de l’homme pour son propre être, qui selon Patočka est la déclôture elle-même, ne peut être fondé que dans l’interpellation du je par l’altérité déjà présente dans la proto-structure « je-tu-ça ». Cette interpellation est à l’origine de la prise de conscience du je par lui-même, bien que cette conscience ne s’établisse que sur fond d’une complète opacité. La subjectivité est donc déjà pré-réflexivement consciente d’elle-même, la sphère de l’appartenance propre n’étant cependant qu’un aspect personnel dans le cadre de la totalité originairement anticipée du monde. Nous avons ainsi découvert que le « je-tu-ça » était la forme primordiale de toute expérience de soi car elle mettait la subjectivité en prise directe avec l’altérité en son objectivité constituante. Bien entendu, comme chez Husserl, la présence de l’autre comme tel en moi est nécessairement asubjective, la subjectivité étrangère, qui est à jamais apprésentée, ne pouvant faire l’objet d’une intuition adéquate. Mais cette présence est aussi asubjective en un tout autre sens. Comme moi, l’autre est un être-au-monde, il est coextensif du monde en sa spatialité originaire, celle qui est inscrite dans l’espace intime du « je-tu-ça ». Le monde qui englobe la proto-structure « je-tu-ça » comme la périphérie le centre ne peut donc être le produit de la communication intersubjective ; il est au contraire le présupposé de tout sens commun. Patočka rompt ici totalement avec la tournure subjectiviste donnée par Husserl au problème du monde naturel et de la subjectivité. Je ne constitue pas un monde que d’autres constituent, à quelques variations près, de la même manière que moi, mais je vis avec les autres dans un monde qui nous est commun et que nous co-déterminons par nos actions. Le domaine de l’expérience originaire est ainsi considérablement élargi par Patočka ; ce n’est plus la chair propre qui en est l’unique subjectivité concrète, mais le monde en tant que champ phénoménal dans lequel le je existe temporellement et en mouvement. Le je n’est plus que « le caractère ontologique d’un étant qui est intéressé à son être »73, mais il n’en est pas pour autant primairement centré sur la structure du souci, car en lui s’exprime la protostructure « je-tu-ça » de l’interpellation réciproque du moi et de l’altérité. Ainsi, dans son projet de phénoménologie asubjective, Patočka ne se détourne-t-il pas des structures transcendantales de la subjectivité dans le but de s’orienter vers une ontologie fondamentale qui interrogerait les profondeurs pré-humaines de l’Etre. Patočka ne critique pas Husserl pour mieux épouser la pensée heideggérienne, car seule la question du sens de la phénoménalité entre dans le cadre de ce que peut expliciter la phénoménologie sans sortir d’elle-même. Et 72 Cf. « Méditation sur « Le Monde naturel comme problème philosophique » », in Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, p. 54. 73 Cf. Qu’est-ce que la phénoménologie ?, p. 213. 30 dans la mesure où la phénoménalité est l’œuvre commune du monde et d’une subjectivité non plus constituante mais co-déterminante, c’est en observant l’objectivement phénoménal qu’on apprend à connaître le sujet, en considérant son accomplissement dans le champ phénoménal asubjectif dans lequel apparaissent les deux modalités principales de son existence : la temporalité et la mobilité. L’analyse des mouvements de la vie qu’accomplit notre sum, et dans le déroulement desquels la sphère phénoménale acquiert son agencement concret, va permettre à Patočka d’identifier le moment où notre subjectivité conquiert l’ouverture ou l’effectivité de la vérité sur l’étant, c’est-à-dire, dans notre interprétation, le moment où le sujet s’ouvre à l’horizon de son autonomie. I.2. La triple orientation du mouvement originaire de la vie humaine I.2.1. Du mouvement originaire à la subjectivité dissidente comme praxis Si le monde acquiert chez Patočka le statut d’a priori spécifique de l’expérience de soi, cela ne signifie pas que sa réalisation concrète, le monde naturel ou monde de la vie, est ce qui vient remplacer la subjectivité husserlienne comme point fixe de la vie humaine. Le sujet et le monde se réalisent dans une relation dynamique, que nous avons précédemment mise en évidence, et non plus statique dans la constitution transcendantale. Le monde naturel doit être compris et analysé comme mouvement de « la vie humaine en tant que dunamis, en tant que possibilité qui se réalise »74. Cette conception du monde de la vie comme mouvement est une reprise radicalisée du concept aristotélicien de dunamis réalisée. Patočka opère cette radicalisation dans le sens d’une dé-substantialisation de la dunamis, le passage de la puissance à l’acte ne reposant plus sur un substrat atemporel conservé à l’intérieur du changement comme source d’unité de la chose en mouvement. Ainsi nous ne devons pas considérer « le mouvement comme quelque chose qui présuppose toujours déjà un étant constitué, mais bien comme ce qui constitue l’étant, ce qui rend manifeste tel ou tel étant en faisant qu’il s’exprime d’une manière qui lui est originellement propre. »75 74 Cf. Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, p. 102. Cf. « Méditation sur « Le monde naturel comme problème philosophique » », in Le Monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, p. 103. 75 31 C’est dès lors le mouvement lui-même qui confère à la chose son unité et son sens en la faisant apparaître telle qu’elle est. En devenant le présupposé de toute constitution, mais aussi de la compréhensibilité du monde, le mouvement est conçu comme un facteur ontologique fondamental. Le mouvement est cette alliance originaire de l’individuation de l’étant et de sa manifestation, c’est-à-dire du dévoilement de son être. Le mouvement fait ainsi passer la subjectivité de la puissance à l’acte, l’acte ne signifiant pas la simple effectuation de l’essence de la subjectivité mais bien sa création, puisque le mouvement n’est plus conditionné par un substrat assurant la continuité temporelle du devenir substantiel. L’identité de l’être et de l’apparaître n’est donc pas l’effet de l’autoréflexion, comme chez Husserl, mais celui du mouvement comme vie originelle. La subjectivité qui se réalise dans le mouvement est donc essentiellement pratique. Dans sa méditation sur Le monde naturel comme problème philosophique, Patočka indique que Kant est le premier à avoir mis en lumière dans le domaine de la pratique une région de l’étant « vrai », c’est-à-dire un espace où l’être du sujet se fait apparition. Nous retrouvons cette transformation de la subjectivité transcendantale en activité dès la Critique de la raison pure, au chapitre premier de l’Analytique des principes, dans lequel Kant expose la façon dont les concepts purs de l’entendement peuvent s’appliquer à des phénomènes en général. Puisque le temps est apparu dans l’Esthétique transcendantale comme la condition formelle des représentations diverses du sens intime et de leur liaison, le sujet se fait nécessairement activité de temporalisation lorsqu’il s’agit de subsumer les phénomènes sous la catégorie afin de leur donner un sens. Cette ouverture du sujet transcendantal au temps se définit comme une activité synthétique, qui fonde le primat de la praxis sur la contemplation et désubstantialise la subjectivité en en faisant une activité pure mais non-monadique, c’est-à-dire finie. Kant laisse cependant en suspens la question de la nature ontologique de cette activité synthétique en affirmant que le schématisme de l’entendement est « un art caché dans les profondeurs de l’âme humaine »76. Pour Patočka, ce sont justement les profondeurs de l’âme humaine qui doivent être interrogées, car « seule est active au sens éminent la réalité qui n’est pas indifférente à son propre égard, celle qui ne peut se réaliser que dans la non-indifférence au fait qu’elle est et qu’elle est comme elle est, – celle qui peut avoir une compréhension pour son être propre (ce qui signifie, conjointement, pour l’être en général, pour l’être en totalité, pour le monde) »77. 76 Cf. E. Kant, « Du schématisme des concepts purs de l’entendement », in Critique de la raison pure, trad. Jules Barni, Flammarion, 1987, p. 189. 77 Cf. « Méditation sur « Le monde naturel comme problème philosophique », in Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, p. 104. 32 L’activité synthétique doit donc elle-même être comprise à partir de l’ouverture au monde, qui désigne la possibilité fondamentale qu’a l’homme, non de constituer l’étant dans son être afin qu’il puisse se manifester en original, mais de faire que l’être de l’étant devienne phénomène. La spécificité de l’homme en tant que subjectivité active ne réside pas originairement dans la synthèse transcendantale de l’imagination, mais dans la compréhension de ce qu’être signifie. Toute praxis est donc finalement ancrée dans la compréhension de l’être en tant qu’engagement historique de soi dans le monde78, cet engagement étant rendu possible par le mouvement en tant que dunamis réalisée, car le mouvement ainsi défini par Aristote permet à Patočka d’expliquer comment l’être tout entier entre dans les phénomènes. Nous comprenons dès lors la corrélation intime entre la compréhension de l’être comme phénomène originaire et le mouvement comme dunamis réalisée. L’homme ne peut accomplir sa possibilité fondamentale que dans un mouvement qui fait sortir l’être du retrait et l’offre au regard de l’intelligence, c’est-à-dire à la réflexion. L’ouvert n’est donc pas simplement réductible à la « sphère noématique » husserlienne, de laquelle on aurait retranché la notion de transcendance immanente, mais il doit aussi être conçu comme le mouvement originaire par lequel l’homme devient à la fois un être historique et une subjectivité pratique, à savoir une « puissance créatrice de sens et de vérité »79. L’ouverture (otevřenost) est en ce sens l’accomplissement dans le mouvement de la déclôture (odemčenost) au monde qui caractérise l’homme en tant qu’il est toujours déjà interpellé dans son être par l’altérité80. L’analyse précédente nous permet de penser que l’homme n’accède à son autonomie que dans son ouverture au monde en tant que mouvement transcendant. Transcendant, ce mouvement l’est en un double sens : comme forme spécifique d’un mouvement originaire que nous avons précédemment défini, il est le présupposé de toute constitution, l’inconditionné de tout acte et de toute pensée, la vie dans son caractère originel. Mais cette transcendance exprime aussi le fait d’un arrachement à une condition initiale ancrée dans l’immanence vitale, dans les nécessités matérielles dont la charge quotidienne rythme le cours de la vie naturelle. L’ouverture au monde est transcendance, car elle signifie un acte de séparation vis-à-vis de la réalité sensible, elle est en son fond dissidence en tant qu’expérience de la liberté. Pour comprendre l’ouverture au monde comme phénomène dissident, ou plutôt comme accès de l’homme au statut de subjectivité dissidente, c’est-à-dire 78 Nous avons montré que la compréhension de l’être pouvait être comprise comme engagement historique de soi dans le monde dans la partie précédente (I.1). 79 Cf. Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, p. 104. 80 Se référer aux pages 28-31 de notre étude pour l’analyse du concept de déclôture dans son rapport à la proto-structure « je-tu-ça ». 33 autonome mais non fondatrice, il faut reprendre les analyses que Patočka regroupe sous le titre de « platonisme négatif »81. Patočka rappelle que la liberté est pour Platon un mouvement de transcendance qui se dirige de l’étant sensible vers l’étant transcendant, du « monde des apparences » vers le « monde vrai ». Dans la conception platonicienne, l’accès à la liberté véritable est conditionné par un processus dialectique qui ouvre l’horizon d’une transcendance réductible à un étant, ou plus précisément à une idée objective (eidos) qui est l’aspect sous lequel l’étant se révèle en sa consistance à l’âme. La liberté est ainsi suspendue à l’intuition de l’idée en tant que véritable étant. Et si l’idée n’est plus interprétée comme eidos mais comme idea, alors l’idée à laquelle l’homme accède par la réflexion est sa propre âme en tant que subjectivité extra-mondaine. De Platon à Husserl, nous pouvons observer un déploiement de la métaphysique dont le point d’aboutissement réside dans la construction d’une subjectivité séparée du monde dans lequel, pourtant, elle se meut pour se réaliser. L’expérience de la liberté qui est à la base de la métaphysique doit donc être repensée afin qu’elle ne soit plus le corollaire de l’objectivation immédiate du monde, qui apparaît en même temps, nous l’avons amplement montré, comme une subjectivation. La liberté est pour Patočka un mouvement transcendant, mais, contrairement à Platon, il pense que son expérience active est dépourvue de contenu positif. Sa compréhension requiert une pensée phénoménologique du négatif – d’où le concept de platonisme négatif. De même que la subjectivité et le monde, la liberté est cette transcendance que l’on ne peut clore en un étant susceptible d’être présenté. C’est dire que la liberté n’est en aucun cas une expérience transcendantale. Il est en effet impossible de lui appliquer les catégories de l’entendement à l’aide desquelles nous caractérisons et déterminons les contenus positifs, à savoir la qualité, la quantité, la substantialité, la relation…Quant à elle, l’idée de liberté « n’est originairement ni un objet ni un concept (le concept étant nécessairement objet) »82, ce qui empêche d’en faire une idée de la raison ; car si l’idée était une pensée, elle devrait être pensée de quelque chose, d’un certain étant, l’étant pensé étant dès lors réduit à une pensée, ce qui serait ontologiquement impossible pour Patočka. On ne peut noétiser l’idée patočkienne, à l’instar de l’idée platonicienne. Mais cette dernière doit être dépassée et conservée en un sens plus profond, à même de saisir le moment de sa légitimité interne. Dans la philosophie platonicienne, l’Idée est érigée en paradigme par et dans le chorismos, qui exprime une différence hiérarchique au sein de l’étant entre le ciel des idées et le monde des hommes et des choses. Le chorismos signifie la séparation de la vie en deux domaines d’objets, unis au 81 82 Cf. Liberté et sacrifice, pp. 52-98. Cf. Ibid., p. 93. 34 sein d’un tiers qui fait dans cette alliance l’expérience de la liberté. Le sens ne réside cependant que dans le ciel des idées, malgré la parousia à travers laquelle l’Idée participe au sensible, ce qui interdit de saisir l’expérience de la liberté comme expérience du sens total de la vie humaine, comme expérience de sa transcendance. Patočka propose de revenir au sens originel du chorismos, celui d’une différence ontologique qui n’impliquerait pas un second domaine d’objets, d’une distinction en soi, d’une limite ou d’une séparation absolue comme telle, si bien que la liberté serait « simplement l’autre face de la transcendance de l’Idée »83. Pourquoi la transcendance de l’Idée serait-elle le symbole de la liberté ? Car l’Idée, qui exprime l’écart entre la chose et son sens positif, est une force de désobjectivation du réel et de déréalisation du donné, elle est une ouverture à l’imprésentable, c’est-à-dire au monde comme à cet horizon d’anticipabilité qui forme l’a priori universel de toute expérience. Elle est ainsi une expérience active de la liberté, non au sens de l’activité transcendantale kantienne, mais dans la mesure où elle ne contient aucune représentation et ne s’achève dans aucune intuition sensible. L’expérience de la liberté est donc au-delà de toute réceptivité et de toute spontanéité. Elle se distingue de l’expérience « passive » de la science qui enregistre le donné et l’explique selon des relations causales dont la synthèse objective s’impose comme une loi absolue du réel. A travers la distinction entre « expérience active » et « expérience passive », Patočka ne dissocie pas activité et connaissance, mais réinterprète leur rapport : « la conscience et la compréhension sont, chez lui [le sujet pratique], partie intégrante de l’activité, et non pas l’activité partie intégrante de la connaissance (conception qui réduirait l’action à la représentation de l’action, l’agir et le « faire » en général à la faculté de représenter). »84 L’absence de représentation dans l’expérience de la liberté comme expérience active n’est pas l’indice de l’impossibilité de cette expérience, mais au contraire l’attestation de son caractère total, car elle rend possible la connaissance en lui offrant le cadre dans lequel elle peut se déployer. L’expérience de la liberté a en effet le caractère négatif d’une distance, d’une distanciation, d’un dépassement de toute objectité, elle est « ce qui fait de notre vécu des objets un vécu de la totalité »85, la somme effective de tout l’étant fini nous étant de facto inaccessible. Autrement dit, « le mystère du chorismos est identique à l’expérience de la liberté : l’expérience d’une distanciation à l’égard des choses réelles, l’expérience d’un sens indépendant de l’objectif et du sensible, que l’on obtient en inversant l’orientation primitive, « naturelle », de la vie (…) »86. 83 84 85 86 Cf. Ibid., p. 92. Cf. « L’espace et sa problématique », in Qu’est-ce que la phénoménologie ?, p. 54. Cf. Liberté et sacrifice, p. 84. Cf. « Le platonisme négatif », in Liberté et sacrifice, pp. 87 et 88. 35 Dans sa réinterprétation négative, le chorismos rappelle le geste inaugural de la phénoménologie dont nous avons mené l’analyse au début de notre étude, c’est-à-dire l’époché, qui se définissait effectivement comme une expérimentation de la liberté et comme une ouverture à la teneur phénoménale du monde pris dans sa totalité. L’idée de totalité, qui restait chez Kant un objet de pensée, devient chez Patočka le symbole d’une liberté qui n’est plus la détermination la plus profonde de la subjectivité, mais le mouvement ou l’acte par lequel l’homme s’élève au-dessus de tout étant et découvre le sens de son autonomie à l’égard de la réalité sensible. Le platonisme négatif élaboré par Patočka ne conçoit donc plus l’Idée comme ce qui est vu, mais comme ce qui fait voir à l’homme les limites des choses et de son être propre. L’Idée est donc bien cette transcendance qui ouvre l’horizon de l’autonomie de la liberté, une liberté qui reste cependant fondamentalement ancrée dans les limites de la finitude humaine, c’est-à-dire dans l’historicité essentielle de la vie. L’ouverture au monde sous toutes ses figures est en effet toujours « historique », elle renvoie « à la manifestation des phénomènes et à l’activité des hommes qui conservent et transmettent »87. L’historialité du comportement ouvert de l’homme en tant que subjectivité pratique signifie qu’il est toujours en mouvement et qu’il s’articule « en plusieurs mouvements partiels dont un seul est axé sur le thème de l’ouverture, de la manifesteté, du dévoilement et de sa transmission. Les autres ont pour thème l’enracinement de l’homme dans le district ouvert du monde commun des hommes et la défense et l’entretient de ce monde »88. Afin de déterminer quels sont les éléments constitutifs de la subjectivité dissidente, il s’agit donc d’analyser, non seulement la dimension proprement transcendante du mouvement de l’existence humaine que nous avons déjà introduit dans l’étude du « platonisme négatif », mais aussi celles qui précèdent ce rapport explicite au monde dans sa totalité. I.2.2. La déclôture au monde comme disposition et opposition Pour déterminer les différents « mouvements partiels » qu’accomplit notre subjectivité corporelle, il nous faut tout d’abord saisir la préfiguration signifiante dans laquelle ils s’insèrent. Dans le mouvement, le sujet est toujours un co-sujet car son activité ne peut être pensée que sous la forme d’un rapport au monde dans lequel il est tout à la fois sujet et objet, c’est-à-dire co-déterminant. Ce rapport au monde se caractérise par une triple orientation qui 87 88 Cf. Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 28. Cf. « Considérations pré-historiques », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 29. 36 nous est donnée par la temporalité interne du mouvement de la vie. Mais ce que nous avons préalablement défini comme la déclôture au monde ou l’intéressement, par laquelle se produit une rupture originaire de l’immanence à soi de la subjectivité qui ouvre la possibilité d’acquérir activement la vérité sur l’étant, ne correspond qu’aux deux premières orientations : la disposition et l’opposition, respectivement fondées dans le passé et dans le présent89. La disposition exprime un « rapport d’acquisition du monde » qui n’est possible que par l’intermédiaire des autres. Nous pouvons entendre cette notion de « disposition » en un double sens. La disposition peut tout d’abord être comprise comme un mode d’être corporel, et il est possible de dire, à la manière de Bossuet, qu’il est visible que l’âme se trouve assujettie par ses sensations aux dispositions corporelles. La disposition exprime en effet un état de réceptivité susceptible de déterminer le présent ou le devenir de la subjectivité en tant que corps vivant. Mais la disposition est aussi une façon d’employer, de disposer de quelque chose. En ce second sens, la subjectivité se fait plus active, plus directive, c’est elle qui vient ordonner le monde à son propre dessein. En faisant de la disposition un rapport d’acquisition du monde conditionné par la présence d’autrui, Patočka tend à lier ces deux aspects : l’activité du sujet ne se définit que par un vis-à-vis dont elle dépend. Dans la mesure où la présence objective – le « vis-à-vis » – des autres est la condition de possibilité de ce rapport d’acquisition, nous sommes ramenés, pour étudier la disposition, à la proto-structure « je-tu-ça » de l’interpellation réciproque du moi et de l’altérité. Patočka écrit à ce propos que « l’interpellation originaire dont le je est l’objet se manifeste par plusieurs phénomènes concrets, en premier lieu par ce que Merleau-Ponty appelle le phénomène de l’ « enracinement » »90. Qu’est-ce que le phénomène d’enracinement ? Dans la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty parle de mon insertion dans le monde comme d’un phénomène central qui fonde à la fois ma subjectivité et ma transcendance vers autrui, et qui consiste en ceci que je suis donné à moi-même : « je suis donné, c’est-à-dire que je me trouve déjà situé et engagé dans un monde physique et social, – je suis donné à moi-même, c’est-à-dire que cette situation ne m’est jamais dissimulée, elle n’est jamais autour de moi comme une nécessité étrangère, et je n’y suis jamais effectivement enfermé comme un objet dans une boîte. »91 89 Cf. « Notes sur la préhistoire de la science du mouvement, le monde, la terre, le ciel et le mouvement de la vie humaine », in Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine. 90 Cf. « L’espace et sa problématique », in Qu’est-ce que la phénoménologie ?, p. 58. 91 Cf. M. Merleau-Ponty, « Autrui et le monde humain », in Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1998, p. 413. 37 Dans le phénomène d’enracinement, la dimension de la disposition ouvre la situation dans laquelle la subjectivité est donnée à elle-même sur le mode de l’altérité. Cela ne signifie pas que je sois originairement étranger à moi-même, aliéné au regard d’autrui comme à une nécessité extérieure, mais que « les autres sont le chez-soi originel », « l’ancre même de l’existence », si bien que la disposition au monde est simultanément disposition à soi et à l’altérité. L’autre m’accepte dans le monde afin que j’entre dans le champ de la nonindifférenciation, dans la sphère de l’étant individué, et que j’acquière ainsi mon monde en comprenant ma situation. La disposition interdit à ce titre toute autoposition du sujet : je ne définis pas le lieu où je me situe, car je ne suis pas d’emblée centré à l’intérieur de moimême, mais toujours en rapport aux autres dont je reçois passivement ma localisation, si ce n’est ma localité. Nous utilisons ici le terme de « localité » afin de montrer que l’intersubjectivité – non transcendantale – n’est pas l’élément contingent de mon orientation dans le monde, mais une dimension sans laquelle il m’est impossible de comprendre le mouvement propre de la vie humaine, et qui le traverse dans toutes ses modalités. La seconde orientation du mouvement originaire de la vie humaine est elle aussi déterminée par l’être-avec-autrui, mais sur le mode de l’opposition. L’interpellation originaire du moi par l’altérité se fait ici contrariété, car le rapport au monde qui s’y déploie est un « rapport de fonctionnement étant donné une certaine insertion dans l’ordre mondial ». L’autre n’est plus identifié à cette présence corporelle qui m’accueille et me met à couvert, mais à une fonction qui non seulement co-participe à la reproduction de mon existence à travers ses activités, mais aussi se pose comme une force dont les intérêts propres sont susceptibles d’entrer en contradiction avec les miens. Etant actuellement avec moi comme partenaire ou rival – deux aspects indissociables dans l’exploitation – l’autre est désormais la présence d’une utilité ; absent, il est l’utilité d’une présence, et moi-même je ne suis pas autre chose pour lui. La tendance facticielle à voir les choses, les autres et nous-mêmes selon nos besoins, et non selon leur être, est caractéristique du phénomène du travail – comme le phénomène d’enracinement l’était pour la disposition – qui ne peut à ce titre devenir une relation essentielle de la subjectivité au monde pris dans sa totalité. L’homme y est en effet « exposé à une autoconsommation permanente qui nécessite donc également une préoccupation prospective par l’état de besoin qui se fait sentir toujours à nouveau »92. Patočka retrouve les analyses de Hannah Arendt sur le travail comme dessaisissement de soi dans les choses, enchaînement de la vie à elle-même, fragmentation de l’intérêt à l’être en des intérêts singuliers mais toujours répétés. Cette répétition vient du fait que le travail ne 92 Cf. « Considérations pré-historiques », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 34. 38 peut être disjoint de la consommation, analogue, de ce point de vue, à l’atomisation que représente la dispersion dans les instants, dans un présent itératif. Enfermée dans cette autoreproduction de la vie naturelle, la subjectivité en quelque sorte « se privatise », cède à la ponctualité de l’ego, c’est-à-dire qu’elle devient un centre clos pour soi dans le but d’assurer sa subsistance ainsi que celle de sa famille en tant que prolongement d’elle-même. Mais ce phénomène du travail, dans lequel notre être-avec est toujours essentiellement dans le mode de l’opposition, n’en est pas pour autant identique à la vie animale. L’animal ne pressent pas comme telle la finitude de l’existence, car il n’a pas la possibilité de la voir en tant que thème, c’est-à-dire comme l’objet d’une interrogation sur le sens général de sa propre vie. C’est pour cette raison que l’animal ne travaille pas, que l’entretien de la vie n’est pas pour lui une tâche accablante au sens où elle lui ferait sentir le poids d’une responsabilité envers son être propre et celui des autres. Dans le travail, l’homme se sent contraint de réfléchir, de projeter, de décider, d’organiser les activités afin d’allouer de façon optimale les ressources disponibles en fonction du présent mais aussi de l’avenir. Paradoxalement, c’est dans la contrainte éprouvée comme telle que le travail et la dimension d’opposition qui lui correspond nous font ressentir notre liberté : « le travail (…) n’est donc possible que sur le fondement du libre être-au-monde. En même temps cependant, il est à même de freiner, de refouler le déploiement de cette liberté et de toute la problématicité [ problematičnosti ] qui s’y rattache. Le monde où la vie est enchaînée à elle-même sur le fondement d’une liberté qui demeure en retrait, c’est le monde du travail dont la cellule mère, le modèle est la maisonnée, la communauté de ceux qui travaillent pour assurer leur subsistance (et, plus tard, pour libérer l’un deux de cet asservissement) »93. Si le travail maintient l’homme dans la « vie nue », à savoir la vie naïve, la vie pour la vie, et tend à recentrer la subjectivité sur elle-même, ce n’est donc pas sans rester en contact avec la transcendance d’une liberté dont la possibilité de réalisation est ouverte par la déclôture du monde ou l’intéressement. Il ne serait pas alors trop risqué d’avancer que la déclôture du monde, qui est simultanément déclôture de la subjectivité à l’altérité mondaine, est un seul et même moment, qui ne se rencontre qu’à la lumière des phénomènes de l’enracinement et du travail et qui possède deux orientations, celle de la disposition et celle de l’opposition. Mais dans cette déclôture, qui exprime un possible et non l’effectivité d’une existence autonome, notre attachement au passé et à un présent itératif sont encore une manière de nous détourner de nous-mêmes, de ne pas affronter la finitude dans laquelle réside la vérité de notre être propre et de notre rapport au monde. La constitution de la subjectivité dissidente requiert donc une troisième et ultime orientation, celle d’un trans qui vient arracher l’homme à 93 Cf. Ibid., p. 35. 39 l’auto-aliénation du domaine privé pour le projeter vers l’avenir et l’exposer à l’absence de toute fondation. I.2.3. L’ouverture au monde comme transposition Nous avions vu que le monde patočkien n’était ni une idée de la raison, ni l’œuvre exclusive de la subjectivité ou de l’intersubjectivité transcendantales, ni l’ensemble des objets durables qui résistent à l’érosion du temps, à la différence de ce que pense Kant, Husserl ou encore Arendt, mais une totalité préalable que l’on ne peut ramener aux structures du sujet, bien qu’elle reste « subjective » dans la mesure où elle forme l’ensemble des possibilités fondamentales de la subjectivité, possibilités réalisables dans et par le mouvement. Il nous faut garder à l’esprit cette configuration mouvante du monde qui rend compte de la nature sismique du sol de notre expérience vécue, susceptible d’induire la troisième modalité du mouvement originaire de la vie humaine. « si nous sommes fondés à qualifier l’homme d’habitant de la terre, la terre subit en lui un séisme. »94 La terre dans laquelle la naissance avait enraciné l’homme connaît en lui un ébranlement. Celui-ci est si profond que plus « rien ne peut donner à l’existence un appui définitif, un enracinement définitif, un but final, un « pourquoi » valable une fois pour toutes »95. Le séisme est donc à comprendre comme l’irruption dans la vie naïve d’une transcendance qui vient déraciner l’homme en tant que sujet pratique et le projeter vers un « plus-haut ». La troisième orientation du mouvement originaire de la vie humaine est en effet celle d’un trans vers lequel notre subjectivité tend à se dépasser. Ce dépassement ne signifie pas que l’homme acquiert dans le mouvement une liberté absolue, in-finie, mais au contraire qu’il se conquiert contre l’enracinement et le dessaisissement de soi qui occultaient la vérité, à savoir la finitude en tant que caractère ontologique premier de son être propre. Si la transcendance dévoile les limites de la subjectivité, c’est qu’elle n’est en aucune façon extra-mondaine ; elle est le « plus-haut » d’une vie qui se montre dans sa nudité, le retrait de l’être désignant désormais « la perte de toute sécurité qui laisse l’homme et sa liberté entièrement à découvert » (Ricœur). L’accès à la transcendance est donc avant tout une conquête de la réflexion sur l’intéressement, la réflexion étant définie par Patočka comme une « contre94 Cf. « Notes sur la préhistoire de la science du mouvement : le monde, la terre, le ciel et le mouvement de la vie humaine », in Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, p. 10. 95 Cf. Ibid., p. 10. 40 offensive qui déjoue l’intéressement de la vie naïve », « une réaction contre la tendance automatique de la vie à ne pas se voir telle qu’elle est, à ne pas affronter son incertitude foncière »96 dans laquelle réside son autonomie. Cette définition rapproche la réflexion de l’époché universelle et du chorismos négatif dans leur dimension fondatrice d’une nouvelle figure de la subjectivité : celle-ci conquiert la vérité sur elle-même dans le dévoilement de son être propre qui est fondamentalement ek-sistence, orientation vers un « extrême dehors » – qui est aussi une extrême limite – que sont le monde et les autres en leur phénoménalité, c’est-à-dire en leur vécu pré-objectif où s’enracine la possibilité ontologique de tout agir commun. La subjectivité qui s’est conquise en tant qu’existence autonome ne peut se clôturer, car la transcendance de la vie humaine est en effet ce qui ouvre l’horizon du « commun » : « la vie qui a adhéré à sa propre finitude ne s’est conquise que pour se dévouer – en appeler aux autres, se donner aux autres, non pas simplement en vue de leur auto-aliénation, mais pour trouver une pure intériorité commune, pour accéder à une compénétration, au miracle de l’approche intérieure d’autrui. Car le tremblement de terre qui a ébranlé le sol ferme a également détruit ce qui sépare, ce qui nous rend étrangers les uns aux autres »97. Contrairement à ce que Husserl montre dans la cinquième des Méditations cartésiennes, cette « approche intérieure d’autrui » ne se réduit pas à la seule présentification de l’alter ego en moi comme modalité de ma subjectivité propre. Certes, le mouvement de transgression du propre à l’étranger dans le couplage (Paarung) – en tant que synthèse passive primordiale – nous ouvre à la compréhension de l’autre, mais elle reste insuffisante pour produire la « compénétration » des subjectivités, dont la première manifestation est la non-indifférence envers la souffrance des autres. Le miracle de l’approche intérieure d’autrui nécessite donc une radicalisation du mouvement empathique de l’intersubjectivité. Tel est le sens du dévouement aux autres, qui est en même temps un don de soi à la vérité lorsque ces autres prennent le visage des morts, des opprimés, des humiliés, des offensés, des vaincus, de toutes les victimes de la tyrannie ou, plus particulièrement, des régimes totalitaires. Pour se dévouer, nous dit Patočka, il faut reprendre ce que ceux qui ont souffert ou qui souffrent sont, afin d’en être les mémoires vives et de contrer ainsi toutes les politiques de l’oubli. Et d’ajouter qu’une telle reprise n’est possible que si 96 Cf. « Méditation sur « Le monde naturel comme problème philosophique » », in Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, p. 54. 97 Cf. « Notes sur la préhistoire de la science du mouvement : le monde, la terre, le ciel et le mouvement de la vie humaine », in Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, p. 11. 41 « nous sommes ces autres, si, en un sens, nous sommes morts comme eux – vivant en tant que morts, vivant leur mort, ayant déjà franchi cette limite terrible dont chacun d’ordinaire s’épouvante. Ce n’est qu’à cette condition que (…) se produit un séisme qui ne s’apaise plus »98. Cette reprise de l’expérience d’autrui est une reproduction de la vie étrangère en moi sur le mode, non pas simplement du « comme si j’étais à sa place », mais du « comme si j’étais lui ». Ce transport imaginatif en une autre vie a donc le sens d’une transposition de ma subjectivité propre en une subjectivité étrangère. Cette transposition est la troisième orientation du mouvement originaire de la vie humaine, et c’est aussi la plus fondamentale. Mais comment cette transposition est-elle possible, c’est-à-dire compatible avec l’assomption du caractère fini de l’existence humaine ? Patočka explique peu les conditions de possibilités de la transposition, de cette ouverture à l’autre qui est en même temps une ouverture au monde en totalité. Cela tient tout d’abord au fait que la transposition est elle-même une orientation originaire, inconditionnelle, de la libre existence du sujet comme être-au-monde. Elle est à ce titre un mystère dont, par définition, aucune explication ne peut épuiser le sens. Nous pouvons cependant montrer qu’elle entretient un rapport étroit avec la conception de l’œuvre d’art comme « organe de la vérité », qui caractérise, selon Václav Belohradsky, la subjectivité dissidente99. La dissidence doit être toujours entendue comme l’exigence d’une scission, au sein même de la subjectivité, entre les concepts d’autonomie et d’autofondation, mais nous devons ici la réancrer dans le contexte historique de la période communiste en Europe centrale et orientale. De nombreux intellectuels dissidents ont vu dans l’Etat soviétique la fondation transcendantale de l’esprit méthodique, si bien que l’art et la littérature sont devenus un espace de libre communication en rupture avec la logique totalitaire imposée par le Parti. En marge de la reproduction du système assurée par le rituel idéologique, l’émergence d’une activité artistique dissidente a permis de jeter « un pont au-dessus de l’abîme d’indifférence que la finitude creuse entre les hommes »100 en transmettant l’expérience de millions d’hommes et de femmes assujettis à l’arbitraire du pouvoir. C’est ainsi que l’expérience de l’autre peut devenir notre expérience : le langage que parle la littérature est toujours celui d’un autre qui nous interpelle dans notre être et nous révèle à nous-mêmes sur un mode originaire, si bien que l’incarnation de son expérience en nous est une transposition, une sorte de phénomène-limite destiné à amplifier notre vie en ouvrant notre subjectivité à l’horizon universel de toute humanité. Patočka retrouve dans le discours donné par Soljenitsyne à 98 Cf. « Les héros de notre temps », in Liberté et sacrifice, p. 329. Cf. V. Belohradsky, « Sur le sujet dissident », in Le Messager européen, n˚4, 1990, p. 43. 100 Cf. Ibid., p. 43. 99 42 Stockholm l’idée de cette compénétration des âmes qui permet à l’homme d’affronter la finitude sans l’esquiver et de découvrir le véritable sens du commun. Dans ce court extrait, l’auteur de L’archipel du goulag exprime cette idée avec force : « Qui réussira à faire comprendre à une créature humaine fanatique et bornée les joies et les peines de ses frères lointains, à lui faire comprendre ce dont il n’a lui-même aucune notion ? Propagande, contrainte, preuves scientifiques, tout est inutile. Mais il existe heureusement un moyen de le faire dans ce monde : l’art, la littérature. Les artistes peuvent accomplir ce miracle. Ils peuvent surmonter cette faiblesse caractéristique de l’homme qui n’apprend que de sa propre expérience tandis que l’expérience des autres ne le touche pas. L’art transmet d’un homme à l’autre, pendant leur bref séjour sur la Terre, tout le poids d’une très longue et inhabituelle expérience, avec ses fardeaux, ses couleurs, la sève de sa vie : il la récrée dans notre chair et nous permet d’en prendre possession, comme si elle était nôtre. »101 Or si nous sommes capables de faire revivre l’expérience de l’autre en nous à travers l’art, cela signifie que la transcendance peut faire irruption dans la subjectivité par l’intermédiaire de l’imagination. L’activité synthétique du sujet apparaît ainsi comme une condition de son rapport intérieur à l’autre dans la transposition. Mais nous avons aussi vu précédemment (I.2.1) que l’on ne peut comprendre l’activité synthétique du sujet sans la ramener au pouvoir d’ouverture de la subjectivité, à la possibilité d’acquérir effectivement la vérité sur l’étant. La formule la plus connue, mais aussi la plus mal interprétée, avec laquelle Patočka décrit l’ouverture, c’est « Vivre dans (la) vérité ». Force est de souligner qu’il n’y a pas d’article défini en Tchèque, si bien que le philosophe ne peut parler de la vérité, comme s’il existait une vérité unique possédant un contenu positif. La vérité n’est pas non plus une simple conversion du regard, c’est bien plus une modification de l’orientation générale du mouvement vital qui nous libère du cycle automatique des besoins et des satisfactions pour nous ouvrir le chemin de la transcendance. Le trans est cet avènement de la vérité sur l’étant comprise en son sens originaire comme dévoilement, et non pas comme adéquation, ajustement de nos opinions au niveau de la raison. Dans le nouvel horizon qu’ouvre la transcendance, l’étant se montre à la subjectivité tel qu’il est ; il se déréalise, ne pouvant plus faire l’objet d’une détermination subjective. Le sens se découvre alors dans sa problématicité, car la subjectivité ne peut plus voir dans l’étant une entité pleinement déterminable, la vérité effective sur l’étant se ramenant alors paradoxalement à l’impossibilité de concevoir dans le monde quelque invariant que ce soit, si ce n’est « la synthèse ontico-ontologique dans l’être-à-découvert de l’étant »102. L’originaire est donc à jamais problématique, paradoxal, conflictuel. On ne peut redécouvrir sous les 101 102 Cf. A. Soljenitsyne, Discours de Stockholm, Points-Seuil, 1972, p. 108. Cf. Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 31. 43 conceptions constructives du monde une vérité absolue qui donnerait à la vie un sens positif déterminé une fois pour toutes, même sous la forme d’une téléologie historique, car encore faudrait-il trouver l’intentionnalité qui préside à la détermination de ce sens. Ce ne peut être la raison, comme la critique du subjectivisme husserlien nous l’a prouvé. Tout ce qui existe échappe ainsi à la clôture du sens, car lui-même ne peut se résorber dans le système : c’est cela que signifie la problématicité du sens. La vie est en son fond anti-systématique, à jamais irréconciliée avec elle-même, bien que ce « elle-même » reste l’horizon de sa quête et la condition de son autonomie. L’ouverture est donc caractéristique d’une vie qui s’expose à une mise en question radicale, qui se dégage des rapports asservissants, une vie qui ne se referme pas subjectivement sur soi, qui ne se soumet à aucun dogme et à aucune idéologie, mais reste ouverte à « l’amplitude de l’humain » (Gadamer). La subjectivité se transforme en une vie autonome lorsqu’elle dépasse et transgresse l’étant, non vers un étant absolu, mais vers la limite qui sépare l’être de l’étant et constitue le « plus négatif »103 qui révèle l’être comme source de toute apparition. C’est à partir de ce plus négatif que l’activité synthétique de la subjectivité, la transposition et l’autonomie doivent être comprises. Patočka s’appuie ici sur l’interprétation heideggérienne de l’imagination du Kantbuch (1929) : « Même en admettant que ni l’imagination créatrice ni l’intuition pure ne peuvent avoir de contenu positif propre qui ne soit pas puisé dans le domaine empirique, elles impliquent néanmoins un plus négatif, un dépassement de chaque contenu donné. Grâce à l’intuition pure, nous nous trouvons toujours déjà – sans jugement explicite – au-delà de la limite de toute intuition concrète relative à un contenu, toujours déjà auprès de quelque chose de total, sans que cette totalité puisse être, quant à son contenu, qualifiée de quelque façon que ce soit. Grâce à l’imagination pure, nous cherchons à décomposer ce que l’expérience présente en tant qu’amalgamé, et à amalgamer et unir ce qu’elle nous présente comme séparé : nous sommes donc, là encore, au-delà des limites des synthèses objectives et sensibles, bien que nous ne puissions, sur le plan du contenu positif, déterminer et dicter aux choses, en vertu de notre propre faculté de synthèse, aucun élément en sus puisé dans l’expérience. »104 Cet « au-delà des limites des synthèses objectives et sensibles », c’est L’Idée, en tant qu’elle atteste les limites d’une intuition qui n’a pu la donner. L’imagination est en ce sens le site de la transcendance de l’Idée qui ouvre l’horizon de la totalité en décloisonnant les étants, et au premier chef les subjectivités, qui se découvrent par là même comme co-participantes au « règne de l’esprit et de la liberté »105. La négativité de l’Idée n’est donc pas l’expression de 103 104 105 Cf. « Le platonisme négatif », in Liberté et sacrifice, p. 94. Cf. Ibid., p. 94. Cf. Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, p. 11. 44 sa « nullité » ; au contraire, elle rend compte de la finitude humaine tout en lui opposant une positivité radicale. Sans cette transcendance de l’Idée mise en lumière dans l’imagination, l’autonomie serait impossible, car toute liberté qui se veut indépendante d’une conception pré-déterminée du sens de la vie suppose une puissance de créativité qui s’en fait la dépositaire. La subjectivité trouve dans l’imagination une force de néantisation qui permet de concevoir l’idée d’une terre nouvelle, d’un changement dans les conditions de vie, en présentifiant ce qui n’est pas pour qu’il devienne un « pas encore ». Ce sont ainsi les projections de l’imagination qui transforment notre monde en un horizon de sens à jamais en devenir, mais ces projections sont elles-mêmes rendues possibles par l’ouverture dans laquelle la subjectivité est ébranlée par l’Idée. La transcendance de l’Idée est une ouverture à ce qui ébranle, à la problématicité d’un sens que l’on ne doit cesser d’interroger ; elle est un déracinement, une non-fondation, qui rend fondamentalement libre. Le séisme dont parle Patočka peut alors être interprété comme le moment où l’homme s’éveille à son autonomie vis-à-vis du sens donné, une autonomie qui est indissociable du mouvement par lequel la subjectivité se conquiert en rencontrant les autres « moi » en leur phénoménalité et en découvrant dans cette ouverture à l’altérité mondaine la « solidarité des ébranlés »106. Or seule la vie politique, qui est une « vie dans un temps qui presse, dans un temps pour…, est (…) en même temps un non-enracinement permanent, une absence de toute fondation »107. La vie politique est en ce sens une existence dissidente, celle d’un sujet dont l’autonomie ou le libre être-au-monde n’est ni fondateur ni fondé. C’est donc dans le contexte politique de la vie que nous devons chercher le véritable avènement du soi comme subjectivité dissidente. I.3. La « percée vers le soi » : un problème politique I.3.1. Vie politique vs. politique vitale et politique économique La disposition, l’opposition et la transposition forment la préfiguration signifiante dans laquelle s’insèrent de façon dialectique les « mouvements partiels » qu’accomplit notre subjectivité corporelle en quête d’elle-même. Les trois orientations, ainsi que les « extases » 106 Cf. « Les guerres du vingtième siècle et le vingtième siècle en tant que guerre », in Essais hérétiques sur le philosophie de l’histoire, p. 172. 107 Cf. Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 61. 45 temporelles qui leur sont associées (passé, présent, futur), sont présentes dans chacun d’entre eux, mais c’est à chaque fois un nouvel horizon qui prédomine. Les mouvements d’acceptation (ou d’enracinement) et de défense de soi (ou de travail) portent en eux la tension vers l’avenir qui caractérise le mouvement de vérité, mais celui-ci demeure thématiquement subordonné à l’auto-reproduction de la vie naïve, où le sujet, qui se dissout dans la multiplicité de ses intérêts facticiels, adopte un comportement passif. Le mouvement de la vie humaine n’est donc pas divisible en plusieurs séquences ; il est un tout, une histoire dans et par laquelle la subjectivité vient à se constituer en une existence autonome, en un comportement actif, tout en surmontant la fragmentation de la vie. L’avènement de l’autonomie reste cependant un possible et non une nécessité fondée dans l’ordre du monde ou dans les structures transcendantales de la subjectivité. La dialectique du mouvement de la vie humaine ne se présente pas sous la figure du système, elle exprime au contraire un rapport à la fois de continuité et de dépassement entre les deux premiers mouvements et le dernier, qui échappe à toute pré-donation. Le mouvement dialectique de la vie ne se referme pas sur lui-même, mais reste ouvert, comme s’il n’y avait finalement que deux moments décisifs et non trois. Ces deux moments sont ceux de la déclôture et de l’ouverture, des possibilités facticielles et de la possibilité authentique de la subjectivité. Ce n’est donc pas la réconciliation effective de la subjectivité avec elle-même qui est visée par cette dialectique, mais au contraire son installation dans l’irréconcilié, dans l’ouverture à ce qui ébranle, autrement dit dans le conflit et la lutte. L’historicité originaire du sujet est fondamentalement tendue vers un possible dont la réalisation n’est pas donnée par avance ; elle est le résultat d’un acte dissident, au sens d’un « combat de l’homme pour sa liberté essentielle »108. « la vie humaine n’est jamais donnée ; dans sa figure véritablement humaine, elle doit toujours être conquise, et le mouvement de cette conquête consiste à surmonter, il est une lutte »109. Si l’homme rencontre dans le mouvement de vérité le sens du « commun », ce n’est donc pas sans éprouver le caractère conflictuel de la vie qui tend à son propre dépassement. C’est ainsi qu’il faut tout d’abord comprendre la formule « Le commun, c’est polemos »110. L’harmonie qui se crée entre des sujets libres ne résonne jamais comme un accord parfait, elle est paradoxalement contre-tendue comme pour l’arc ou la lyre. Pour utiliser les termes de Václav Havel, on pourrait dire que l’ajustement mutuel contre-tendu porte les intentions de la vie contre les intentions du système. Le « système post-totalitaire » des années 1970 en 108 Cf. Liberté et sacrifice, p. 160. Cf. « Notes sur la préhistoire de la science du mouvement : le monde, la terre, le ciel et le mouvement de la vie humaine », in Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, p. 12 (souligné par nous). 110 Cf. « Le commencement de l’histoire », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 66. 109 46 Europe de l’Est exigeait en effet le monolithisme, l’uniformité, la discipline tournée vers sa propre reproduction, sans même désormais faire appel à l’enthousiasme du peuple envers l’idéologie soviétique ; et tout ce par quoi l’individu sortait de sa place déterminée à l’avance était une agression contre le pouvoir, toute transcendance de ce type niait le système dans son être111. Contrairement au système, la vie est tendue vers l’accomplissement de son autonomie, c’est-à-dire vers une auto-compréhension qui ne résorbe jamais mais requiert la pluralité en et pour elle-même. Les différents mouvements dissidents sont alors apparus à cette époque comme l’expression articulée des révoltes individuelles, qui émergeaient du contexte prépolitique, existentiel, de la vie humaine. Ils étaient à la frontière politiquement incontrôlable de l’officiel et du non-officiel, de l’objectif et de l’originaire. Ils formaient l’espace d’une « vie dans la vérité » par opposition à la « vie dans le mensonge » induite par l’arbitraire de la logique répressive. Mais si l’ « unité dans la discorde » naît du contexte pré-politique de la vie dans un régime totalitaire, cela ne signifie pas pour autant que la communauté politique est essentiellement étrangère aux exigences de la subjectivité dissidente en tant que subjectivité ouverte. Bien au contraire, l’autonomie dissidente n’est rendue possible que par une compréhension plus originaire de ce qu’est la vie politique, et qui ne doit être en aucun cas confondue avec la politique vitale ou la politique économique. Le contresens fondamental du totalitarisme est d’avoir substitué ces deux dernières à l’action proprement politique, c’est-àdire à celle qui donne un sens à la vie par et pour la liberté. Le nazisme se trouve plutôt du côté de la politique vitale, soumise au premier mouvement de la vie, enracinée dans le chez soi de la maisonnée, de l’oikia reproduite à l’échelle collective et vouée à l’élargissement de son espace vital. Quant au communisme, la notion de politique économique semble plus à même d’exprimer la soumission de la société au second mouvement de la vie, dessaisie dans les objets qu’elle fabrique jusqu’à faire du travail productif la seule modalité possible et authentique de l’existence. La politique vitale ou la politique économique, c’est donc la reproduction dans l’espace public de la logique interne au domaine privé : le troisième mouvement de la vie y est nié au profit des deux premiers, si bien que le sujet se trouve réduit à l’immanence de son corps à la fois physique et social. Or la subjectivité n’est pas exclusivement déterminée par l’être physique ou social de l’homme. Ce n’est que trop évident pour l’être physique, sinon il faudrait présupposer une intériorité subjective dont on ne pourrait faire l’expérience et dans laquelle l’extériorité corporelle mondaine se reflèterait en vertu d’actions opérantes causales. La notion même d’autonomie n’aurait à ce titre aucun 111 Cf. V. Havel, « Le pouvoir des sans-pouvoir », 1978, in Essais politiques, Points-seuil. 47 sens pour une telle subjectivité. Quant à l’être social de l’homme, force est de noter que Marx le fait coïncider avec les rapports de production : c’est une relation nécessaire et objective dépendante de processus économiques et non de la volonté individuelle112. L’humanité socialisée n’aurait d’autre but que d’entretenir le processus vital par le travail, qui est ainsi identifié dans L’idéologie allemande à une « production de vie ». La définition marxiste de la vie humaine comme production sociale n’est cependant qu’un postulat servant de pierre angulaire à la théorie matérialiste de l’histoire ; elle n’est prouvée ni dialectiquement ni empiriquement. Elle s’inscrit en outre dans un contexte historique dont la négligence risque d’amener au contresens. Si les analyses développées par Arendt sont justes, identifier le travail à une production, en tant que fabrication, c’est faire de l’œuvre, qui vise à donner à donner au monde humain la durabilité et la solidité dont il a besoin pour s’édifier, un objet de consommation qui survit à peine à l’acte qui le réalise113. Le processus vital en lui-même n’est donc pas l’objet d’une production, mais d’une perpétuelle reproduction dans et par le travail. La formule « production de vie » est en ce sens contradictoire et ontologiquement fausse : elle tend à faire de la vie une œuvre, c’est-à-dire un objet achevé, clos sur lui-même et inanimé. A cette distinction conceptuelle entre travail et production, Patočka ajoute un argument historique : « voir le travail en tant que production [ vidĕt prací jako výrobu, ce dernier terme signifiant autant fabrication que production ] n’est possible qu’à l’époque où le travail s’allie effectivement à la production et ne fait qu’un avec elle, unité à laquelle le travail impartit sa mutabilité et sa permanence, son orientation majoritaire vers la nature inanimée, vers la terre, non pas en tant que mère, mais en tant que chose et matériel qu’on exploite et qu’on utilise. Or, c’est ce qui ne devient possible que dans le système industriel du capitalisme moderne qui est lui-même le fruit d’une évolution historique comportant une longue étape de séparation entre travail et production. L’histoire naît dans cette séparation, lorsque le travail, le domaine de la maisonnée, libère certains individus pour la vie politique »114. L’homme n’est libre que s’il arrive à s’émanciper du domaine de la nécessité que représente le travail. Ce n’est donc pas le travail en lui-même, mais sa transformation en production qui délivre du mouvement cyclique de la nature et de la loi des besoins physiques immédiats. Cela ne veut pas dire pour autant que l’avènement historique de l’autonomie du sujet soit unilatéralement dépendante du système économique de production et des rapports de forces 112 Cf. Avant-propos de Marx à sa Critique de l’économie politique (trad. fr. in : Œuvres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1963, t. I, p. 263. 113 Cf. H. Arendt, « Le travail », in Condition de l’homme moderne, trad. fr. G. Fradier, Pocket, 1994, chap. III, pp. 132-156. 114 Cf. « Gloses », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 186. 48 qui s’y nouent, sinon la subjectivité serait effectivement déterminée par son être social, entendu au sens marxiste du terme. L’homme n’a pas attendu la révolution industrielle pour vivre politiquement, pour redéfinir le sens d’une vie qui ne devait plus être comprise comme éternel retour du même, perpétuelle auto-consommation (zôè), mais comme rapport au monde, parole et action (bios). Aristote dit de la vie en ce second sens (bios) qu’elle est « en quelque manière une sorte de praxis »115. La praxis est une activité immanente qui n’a pas d’accomplissement extérieur à elle-même ; elle a son principe (archè) en soi et ne vise qu’au bien agir de l’agent (eupraxie). La communauté politique est l’espace où la praxis peut se réaliser, car elle-même ne vise qu’au bonheur de l’agent, c’est-à-dire à l’actualisation de son intellect pratique. La subjectivité est à ce titre fondamentalement « praxique », c’est-à-dire que son être propre n’est pas réductible à la sphère vitale ou économique et sociale, mais se réalise pleinement dans le domaine de l’action – condition irréductible à toute vie proprement politique selon Arendt. Les notions de politique vitale et de politique économique sont donc bien contradictoires, car elles rabattent la praxis sur la poièsis, l’action sur l’œuvre et le travail, le mouvement de vérité sur le mouvement de défense et d’acceptation, niant ainsi la vie politique dans son autonomie, c’est-à-dire dans sa puissance d’ouverture et de créativité. I.3.2. Problématicité du politique et autonomie du sujet Patočka insiste fortement sur le fait que la vie politique est autonome, c’est-à-dire qu’elle a une légalité propre et n’est pas subordonnée à la possession d’un savoir immuable et absolu qui la fixerait : « dans la communauté, la polis, dans la vie vouée à la communauté, la vie politique, elle [l’humanité] bâtit un espace pour une teneur autonome de sens purement humain, le sens de la reconnaissance mutuelle dans le cadre d’une action qui a une signification pour tous ses participants et qui, loin de se limiter au simple entretien de la vie matérielle, est source d’une vie qui se dépasse dans la mémoire des actes, dans la rémanence que garantit justement la communauté »116. Il reste cependant à savoir si le sujet de cette vie politique est lui-même autonome et en quel sens. Le terme même de communauté politique est problématique dans ce contexte, car il suppose un bien pré-existant autour duquel des hommes se regroupent et qui conditionne leur conception de la liberté. La liberté n’est pas autonome dans ce cadre, mais dépend de la 115 Cf. Aristote, Politiques, 1254 a 7. Cf. « L’histoire a-t-elle un sens ? », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 89 (souligné par nous). 116 49 présence et de la pérennité de ce bien au sein de la communauté. Liberté individuelle et liberté collective sont alors identifiées dans le sens d’une subordination de la première à la seconde, si bien que la subjectivité est finalement dissoute dans une « intersubjectivité déontologique », déterminée par une certaine conception du bien et érigée en superlatif. Ce constat, qu’il est possible de dresser pour la pensée d’Aristote, mais aussi pour la plupart des communautarismes modernes, ne semble pas pouvoir s’appliquer à la philosophie morale et politique de Patočka. Pour mettre en évidence ce que nous avançons, il faudrait revenir sur la conception patočkienne du bien. Patočka identifie la visée ultime de toutes nos actions avec le bien éthique, ce qui fondamentalement différencie sa phénoménologie de celle développée par Heidegger117. L’épochè phénoménologique se doit de ramener la subjectivité à l’expérience primordiale du bien et du mal, car notre être-au-monde est défini par la moralité. La moralité est ici comprise en un sens formel comme un originaire d’ordre pratique qui structure les actions (pragmata) du sujet. La structuration morale originaire est ce qui lie de façon non thématique chaque « en vue de » aux pragmata susceptibles de le réaliser. La moralité est le principe d’ordonnancement de nos actions ; elle est ce qui transforme notre monde en un horizon de sens, le bien n’étant qu’« une autre manière de parler de ce « en vue de quoi, du ou eneka qui, par-delà les objets, tâches, programmes et manipulations, guide la structuration »118. Selon Patočka toute évaluation n’est pas réductible à une subjectivation. Les valeurs expriment le fait qu’il y a (es gibt) une teneur de sens dans l’étant ; elles sont ce qui donne sens aux choses et font que celles-ci nous interpellent, que nous n’y sommes pas indifférents. Si le bien est associé à un étant, alors celui-ci sera pour nous l’objet d’un intérêt positif, et inversement. Mais cette « association » n’est rendue possible que par et dans notre ouverture au monde, car le sens n’est pas initialement dans l’étant mais dans le mouvement qui ouvre la subjectivité à la vérité effective sur l’étant. Les choses ne sont donc pas dotées de sens pour elles-mêmes ; elles n’ont un sens que pour quelqu’un qui a « le sens des choses ». Le sens est subjectif dans la mesure où il est l’œuvre commune de la subjectivité et du monde, de leur association dans une relation dynamique, mais il n’en est pas pour autant laissé à l’arbitraire de la détermination subjective. La valeur, qui exprime la teneur de sens dans l’étant, n’est de ce fait ni une idée séparée, ni une idée de la raison, ni une idée 117 Dans la « Lettre sur l’humanisme » 1946 (trad. Roger Munier), Questions III et IV, éd. Gallimard, 1998, p. 119, Heidegger parle de son ontologie comme d’une pensée de la vérité de l’Etre qui se produit avant la distinction entre le théorique et le pratique, contrairement à Patočka qui fait du domaine pratique, et donc de la moralité, un originaire. C’est pour cela que la phénoménologie patočkienne ne peut se passer d’une référence explicite à la subjectivité comme à ce qui reçoit cette distinction primordiale, en-deçà de laquelle on ne peut régresser et dans laquelle se forme la relation sujet-objet – même si celle-ci n’est encore que pré-réflexive. 118 Cf. Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, p. 240. 50 intrinsèque à la chose, mais un rapport au monde de la vie comme praxis. Il n’est pas possible de régresser en-deçà ou d’aller au-delà du bien et du mal, car ces valeurs structurent la subjectivité sans pour autant être les objets d’une représentation. Comme l’Idée patočkienne, le bien est au-delà des synthèses objectives et sensibles, il atteste les limites d’une intuition qui n’a pu le donner, si bien qu’il apparaît comme la transcendance même de l’Idée. Il est à ce titre inaccessible dans et par l’intuition, il n’est jamais vu, mais c’est lui qui rend possible à la fois la vision et l’action. Patočka écrit à ce propos que « le monde de la vie est le monde du bien et du mal, et la subjectivité est celle du drame du bien et du mal ; du bien et du mal d’un être essentiellement fini qui ne saurait vivre qu’en projetant de façon non thématique un bien devant lui, et en « sachant », non moins athématiquement, que ce projet s’accompagne de l’ombre d’une possibilité extrême de ne pas projeter du tout »119. Le bien est ainsi pour Patočka l’horizon souverain de tous nos horizons, l’inactuel qui est paradoxalement au fondement de toute actualité et qui ne peut être converti en thème. L’athématicité du bien signifie que le bien échappe à toute conception particulière, et a fortiori particulariste. C’est cette athématicité du bien qui explique sa problématicité, le fait que personne ne puisse y accéder par la contemplation, car il est essentiellement un chemin, un quête qui ne se résout jamais dans une saisie, mais s’incarne en nous à mesure qu’on le recherche. Le « drame » de la subjectivité réside dans cette problématicité qui, mal comprise, ouvre la porte au nihilisme, à la croyance au non-sens fondamental du monde, qui n’est que l’autre face du dogmatisme. Contre l’acceptation naïve d’un sens donné et son contraire, la perte de tout sens, la problématicité exprime le fait qu’un même étant se montre tantôt plein, tantôt vide de sens, nous empêchant ainsi de céder à l’absolutisation d’un mode particulier de compréhension de son sens. Sans cette problématicité du sens, de l’Idée ou encore du bien, l’homme ne serait pas une puissance d’ébranlement du monde, une force de néantisation capable d’inventer de nouvelles perspectives de vie, de devenir un être proprement historique. Il ne faut pas pour autant en déduire le relativisme historique des valeurs. Le dernier article que Patočka a achevé de son vivant, intitulé « Deux études sur Masaryk », montre que dans une époque où les ultimes fondements d’une quelconque forme de conviction théologique et métaphysique ont disparu, dans un monde qui est celui d’une emprise technique dépourvue de sens, de la violence totalitaire et de la démocratie comme marché, le sens de l’agir humain doit être redécouvert à même son absence. Le philosophe prend à témoins les héros de Dostoïevski, qui incarnent dans leur destin, non une vérité déterminée que l’on pourrait formuler à travers un ordre ou une injonction, mais un 119 Cf. « La philosophie de la crise des sciences d’après Edmund Husserl et sa conception d’une phénoménologie du « monde de la vie », in Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, p. 240. 51 ébranlement existentiel dans lequel paradoxalement, lorsque tout sens relatif semble avoir disparu, se fait jour un sens radicalement autre, une compréhension de ce sur quoi est fondée notre vie en totalité, une ouverture à la transcendance de l’être qui ne se retire que pour mieux nous faire éprouver notre liberté essentielle. La liberté que le sujet découvre dans la communauté politique n’est donc pas hétéronome, déterminée par une certaine définition du bien, car le bien est une valeur à la fois problématique et totale qui nous donne à voir que notre liberté est indissociable du chemin qui nous mène vers la vérité, sans pour autant faire de cette vérité une connaissance que l’on pourrait transmettre de manière objective. L’autonomie de la communauté politique fait donc signe vers l’autonomie du sujet, car le « sens du bien commun »120 dont parle Patočka dans son plaidoyer en faveur de la Charte 77 ne signifie rien d’autre que ce devoir de vérité allié au combat pour une vie libre comme telle, pour celle des autres au même titre que pour la nôtre propre, qui ne peut se déployer qu’en affrontant l’écart paradoxal entre le péril dans lequel nous laisse le retrait de l’être et l’exigence d’une entente universelle sur les buts de l’humanité. Le bien commun n’est donc rien de pré-déterminé ou de pré-existant, mais l’horizon éthique de la subjectivité en tant qu’elle comprend ce qui se joue dans l’indétermination ontologique de « l’espace public d’apparition » (Arendt). La communauté politique acquiert son domaine public là où elle bâtit consciemment un espace pour une vie libre dont le sens n’est pas épuisé par la simple acceptation, espace à l’intérieur duquel l’ébranlement du sens exige sans cesse de nouvelles tentatives pour que la communauté se dote elle-même de sens. La vie politique est donc perpétuellement en quête de son propre fondement, car elle est ouverture à un imprésentable qui déjoue à la fois toute fixation et toute fiction du sens. Patočka rencontre ici les analyses de Claude Lefort sur l’essence de la démocratie, qui, selon ses termes, n’est pas une solution mais toujours un problème121. La démocratie est plus qu’un type particulier de régime politique, c’est un phénomène de désincorporation du pouvoir qui fait signe vers la disparition d’un ordre hiérarchique rassurant, laissant la place à la pluralité et au conflit. Le pouvoir défiguré devient inappropriable, c’est un lieu de compétition pacifique soumis à rotation par voie électorale. Le présupposé fondamental de la démocratie – comme réalisation historique de la problématicité inhérente à la vie politique comprise en son sens originel – est donc la reconnaissance mutuelle d’hommes libres et égaux. Patočka ajoute que cette reconnaissance 120 121 Cf. « Ce qu’est la Charte 77 et ce qu’elle n’est pas », Istina, 1977, p. 198. Cf. C. Lefort, Essais sur le politique (XIX –XX siècles), Paris, Seuil, 1986. 52 « doit être continuellement accomplie, [reconnaissance] dans laquelle l’activité a le caractère, non plus, comme dans le travail, d’une contrainte et d’une corvée, mais d’une manifestation d’excellence, où elle montre ce que l’homme peut être en concurrence avec des égaux de principe »122. Il n’est pas anodin que Patočka ait souligné le terme « accomplie » (konáno), l’accomplir étant l’essence même de l’agir. En tchèque, il faut souligner que le verbe « konat » montre d’autant plus explicitement sa proximité avec le « conatus » latin, qui signifie l’effort physique, moral ou intellectuel, l’entreprise ou la tentative, c’est-à-dire l’action éprouvante et risquée tendue vers la réalisation d’un but et sous-tendue par notre libre être-au-monde. Si l’action est praxis, la fin vers laquelle tend l’effort n’est autre que l’agent lui-même, et l’accomplir, qui signifie aussi déployer une chose dans la plénitude de son essence, atteindre à cette plénitude, acquiert le sens d’un avènement du « qui » de l’agir politique. Qu’est-ce que l’accomplir déploie, si ce n’est l’essence même de celui qui s’accomplit en agissant dans le champ politique ? La révélation de l’agent à lui-même et aux autres, la « percée vers le soi » dans la reconnaissance, la constitution de la subjectivité pratique en tant que telle, c’està-dire dans son autonomie, est donc le but vers lequel tend le politique en tant que problème123. I.3.3. La « percée vers le soi » comme mouvement dissident Nous avons dit précédemment que les mouvements dissidents avaient porté en Europe de l’Est les intentions de la vie contre les intentions du système, selon les termes de Havel. Patočka ajoute à cette proposition que la vie en question devait être entendue au sens de l’agir politique, et qu’il ne faut pas de ce fait assimiler l’Etat et la vie politique. Celle-ci ne se réduit pas au processus de représentation qui fonde la légitimité du pouvoir, car elle est plus essentiellement un mouvement d’auto-compréhension du sujet par lui-même. Ce constat permet tout d’abord d’expliquer pourquoi la lutte pour la liberté et les droits individuels dans les démocraties populaires ne s’est pas accompagnée d’une revendication concrète en termes de modèle politique alternatif. Patočka écrit explicitement que la dissidence ne prétend aucunement renverser le pouvoir en place par un acte révolutionnaire : « (…) la Charte 77 ne constitue aucun acte politique au sens étroit et strict du terme. Les signataires n’envisagent aucune incursion ni concurrence dans aucune fonction du pouvoir politique. La Charte 122 Cf. « Le commencement de l’histoire », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 60. Nous parlons ici du politique et non de la politique, car nous voulons mettre l’accent sur l’agir politique en tant que tel, sorte de pôle transcendant qui permet à la société de se déployer dans l’espace et dans le temps, c’est-à-dire dans l’histoire. 123 53 n’est ni une association, ni une organisation, sa base est purement morale et personnelle, les obligations qu’on contracte par sa signature portent aussi ce caractère »124. La solution au problème totalitaire ou post-totalitaire se situe à un niveau plus profond que celui des changements techniques de gouvernements : elle requiert et exige le réveil de chaque conscience morale individuelle, ainsi que la responsabilité politique de tous les citoyens envers leurs droits et devoirs civiques. C’est autrement dit un appel à chaque individu afin qu’il pense son action par référence à l’horizon éthique d’autonomie, celui-ci étant la possibilité qu’a l’homme d’agir par « devoir pur »125, et non en fonction de ses intérêts singuliers. Le bien agir est fondamentalement un acte qui révèle la subjectivité dans sa puissance d’objectivité – au sens d’une liberté, d’une distance prise à l’égard d’un rapport instrumental au devoir – car il n’a d’autre but que lui-même, la transcendance qu’il désigne n’étant pas une idée ou un étant transcendants, mais l’arrachement de l’homme à ses fins personnelles et son dépassement vers l’universel. Il est important de souligner que l’autonomie dont nous parlons se distingue de l’autonomie du sujet kantien sur un point essentiel : Patočka s’oppose à la conviction selon laquelle la vie morale repose sur Dieu comme postulat nécessaire de la raison, à ce qu’il appelle la « comptabilité transcendantale » de Kant. A l’instar de ce dernier, Patočka en appelle à une philosophie critique qui n’a « ni dans le ciel ni sur la terre, de point d’attache ou de point d’appui »126, mais il voit dans les postulats du sujet pratique une ultime soumission du devoir à la rationalité instrumentale. Le déracinement propre à la vie politique exprime donc la radicalisation de la philosophie critique, qui doit être désormais comprise en une guise non transcendantale. C’est parce que l’acte final de la Conférence d’Helsinki sur la sécurité et la coopération en Europe (1er août 1975) était censé faire des droits de l’homme l’expression politique de principes inconditionnels que les dissidents ont soutenu ce pacte international et exigé son application. Il fallait que les gouvernements communistes ne considèrent plus la ratification de ce traité dans une perspective instrumentale, pour obtenir de l’Ouest la reconnaissance du statu quo politique en Europe, mais dans un esprit d’ouverture à ce qui fonde l’humanité en l’homme. Chaque Etat, chaque société et chaque individu doit respecter la « souveraineté du sentiment moral », qui ne résulte pas d’un processus particulier d’objectivation de l’homme et de son rapport aux autres, mais se découvre dans l’expérience primordiale du monde de la vie, notamment en son troisième mouvement, celui de vérité, ou d’auto-compréhension. Le devoir y prend la forme d’une percée ou d’un dévouement de soi à l’être, à ce que l’autre et 124 125 126 Cf. « Ce qu’est la Charte 77 et ce qu’elle n’est pas », Istina, 1977, pp. 199 et 200. Cf. Ibid., p. 200. Cf. « Le platonisme négatif », in Liberté et sacrifice, p. 97. 54 moi-même sommes en propre, c’est-à-dire à notre fondamentale ambiguïté. Patočka n’utilise pas le terme d’« ambiguïté », mais il apparaît de manière très suggestive sous la plume de Merleau-Ponty ou de Simone de Beauvoir, qui écrit à ce propos que « déclarer l’existence absurde, c’est nier qu’elle puisse se donner un sens ; dire qu’elle est ambiguë, c’est poser que le sens n’en est jamais fixé, qu’il doit sans cesse se conquérir »127. Laisser l’homme être, c’est lui laisser une marge de manœuvre suffisante pour qu’il puisse conquérir le sens de son existence, c’est voir dans l’Etat ce qui garantit les conditions de cette conquête dans la coexistence, et non ce qui fonde l’existence individuelle ou la dissout. La percée vers l’être est indissociable d’une « percée vers le soi »128, au sens d’une rencontre avec l’ambiguïté ou la problématicité de tout ce qui dans la vie ne peut être réduit à un objet, et au premier chef avec nous-mêmes et les autres. Ce n’est donc pas l’impératif catégorique qui fonde l’autonomie du sujet, mais le mouvement par lequel je vais à la rencontre de moimême et de la différence en l’absence de toute fondation, et par lequel j’affronte avec ou contre elle la problématicité du sens de l’existence. La vie politique, en tant que vie en commun dans la problématicité du sens, est un mouvement dissident qui ne relève pas de la conscience avec sa structure sujet-objet, mais rend celle-ci possible. Ce mouvement montre que l’autonomie n’est pas une auto-fondation, mais l’horizon éthique par référence auquel je dois penser mon action dans le monde de la vie afin de lier celle-ci « à quelque chose de libre, capable d’assumer la responsabilité et de respecter la responsabilité, c’est-à-dire la liberté des autres »129, et d’accéder ainsi à ce qui place l’homme devant la totalité universelle, dès lors qu’on ne cherche pas à l’ancrer dans un sol fondateur, mais qu’on la pense dans l’ouverture au branle du monde et à sa puissance d’historicité. Derrière les couches constructives du monde objectif et de ses systèmes, avant le vis-àvis du sujet comme conscience et du monde comme objet, la phénoménologie asubjective élaborée par Patočka prend donc tout son sens dans la découverte du champ politique, qui n’est pas l’œuvre de la communication intersubjective, mais un originaire pratique dont le mouvement ouvre l’homme à sa possibilité fondamentale : devenir le lieu où la vérité se fait chair, ce qui signifie, en un sens postmétaphysique, se libérer de l’enchaînement à la vie naïve en se dépassant vers un horizon éthique universel, c’est-à-dire vers une existence 127 Cf. S. de Beauvoir, in Pour une morale de l’ambiguïté, III, Gallimard, 2003, p. 160. On notera au passage que l’accès de l’homme à l’existence dans la vie politique est chez Patočka très proche de la formule arendtienne « the disclosure of who » (la révélation du « qui »). Elle signifie que l’agent se manifeste pleinement dans l’espace public par l’action et la parole. Cette manifestation, ou cette ouverture de l’étant à l’être, est aussi un arrachement à la nécessité du processus vital et objectal, c’est-à-dire à ce qui empêche l’homme de se penser dans l’horizon de l’autonomie. Cf. H. Arendt, in Condition de l’homme moderne, Pocket, 1994, V, p. 236. 129 Cf. « Gloses », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 192. 128 55 morale autonome. Dans la mesure où cette autonomie ne repose pas sur l’immanence à soi d’une conscience, mais sur la compréhension des choses, d’autrui et de soi-même, elle est en son fond pré-objective, ancrée dans le contexte existentiel de la vie humaine, à l’instar de la dissidence. C’est pourquoi la subjectivité qui lui est associée n’est ni la subjectivité absolue husserlienne, ni la subjectivité transcendantale kantienne, mais une subjectivité pratique que l’on peut caractériser de dissidente. La subjectivité dissidente renoue avec ce que Jan Amos Komenský, dit Comenius, appelait l’ « âme ouverte », cette âme qui, dans son essence, a fait l’expérience de soi dépendant de tout à fait autre chose, et se sait liée à cet « autre » chose, à une transcendance qui interdit la clôture systémique de la pensée. L’autonomie n’est donc pas l’indépendance, le repli sur soi individualiste, elle requiert au contraire ce rapport à un plus-haut que sont le monde et les autres en leur phénoménalité, car la liberté autonome est responsabilité envers notre être propre et celui de l’autre. C’est ici que l’on prend toute la mesure de la subjectivité dissidente, cette « antimodernité moderne » (Kundera) : l’homme a une certaine place dans le monde, qui n’est pas déterminée positivement mais négativement, c’est-à-dire au-dessus de laquelle il ne peut s’élever avec l’intention de s’en emparer rationnellement sans tomber dans une logique totalitaire. II. La dialectique de l’acceptation et de la dissidence dans l’avènement historique de l’autonomie du sujet La subjectivité dissidente comme subjectivité historique et critique 56 « Je me voulais événement ». René Char, Commune présence La subjectivité patočkienne est un je corporel, une vie avec ses mouvements et son histoire. L’histoire elle-même n’est compréhensible qu’à partir d’un rapport au monde, d’une ouverture à soi-même, aux autres et aux choses, si bien que l’histoire du devenir humain est avant tout l’histoire du sens, le sens étant « ce sur le fondement de quoi quelque chose devient compréhensible »130, ou encore « l’œuvre commune du sujet et du monde »131. L’évolution de la relation qu’entretient la subjectivité avec le sens est donc le prisme à travers lequel il nous est permis de comprendre ce qui se joue dans l’histoire. Et c’est dès lors cette compréhension de l’histoire qui sera susceptible de nous montrer, comme par un choc en retour, le moment où la subjectivité dissidente se constitue en tant que telle dans le processus du devenir humain. Patočka distingue trois stades au sein de ce devenir : le stade anhistorique, qui laisse le passé dans l’anonymat et se déroule à un rythme purement naturel ; le stade préhistorique, où la mémoire collective, sous la forme d’une tradition écrite, favorise la transmission des événements passés afin de perpétuer l’ordre existant et le sens qui lui est associé ; le stade historique, qui n’intègre la pré-historicité et sa compréhension du passé que pour mieux les dépasser et se proposer un ou eneka jusque-là absent. Ces trois stades ne sont pas soumis à un enchaînement nécessaire, mais expriment trois rapports différents de la subjectivité au sens, ou plutôt deux. Deux, car les stades anhistorique et préhistorique du devenir humain se caractérisent ensemble par l’acceptation du sens donné, le comportement du sujet étant passif vis-à-vis de la forme de vie dans laquelle il s’est trouvé enraciné par la naissance. Le stade historique constitue, lui, un acte dissident par lequel le sujet rompt avec le sens immédiatement donné et s’expose à la problématicité du sens, pouvant dès lors adopter un comportement actif vis-à-vis de son mode d’être. Il s’agit d’une véritable conversion, en un sens plus philosophique que religieux, qui s’est accomplie dans l’humanité européenne, de la même manière qu’elle peut se produire dans la vie individuelle à travers le mouvement de vérité que nous avons précédemment étudié. 130 131 Cf. « L’histoire a-t-elle un sens ? », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 78. Cf. « L’homme et le monde », in Qu’est-ce que la phénoménologie ?, p. 144. 57 « Ce n’est pas seulement la vie individuelle qui, en faisant l’expérience de la perte du sens et en en déduisant la possibilité et la nécessité d’une manière toute nouvelle de se rapporter à tout, s’achemine vers une conversion « globale ». Il se peut que l’essence propre de la césure que nous nous efforçons d’établir comme démarcation entre la période pré-historique et l’histoire proprement dite réside précisément dans l’ébranlement de la certitude naïve du sens qui régit l’humanité jusqu’à la transformation spécifique marquée par la naissance presque simultanée – et, dans un sens plus profond, réellement une – de la politique et de la philosophie. »132 La naissance conjointe de la politique et de la philosophie marque le début de l’histoire, car dans ces deux activités humaines la problématicité du sens n’est plus athématique mais, affrontée sans crainte, elle devient une puissance de créativité et d’autonomie. L’histoire n’est donc pas un fait, qui serait donné de concert avec la vie humaine, mais une exigence requise par et pour l’autonomie du sujet dissident. C’est ce que nous souhaitons montrer dans cette partie, en nous appuyant sur les arguments historiques développés par Patočka dans ses différents essais. II.1. l’hétéronomie an- et pré-historique ou l’acceptation du sens donné II.1.1. La donne naturelle de la subjectivité anhistorique La question de la condition anhistorique et préhistorique de l’homme se rattache d’autant plus étroitement à la tentative de restitution du monde naturel par la phénoménologie que Patočka en redéfinit le sens dans ses Essais hérétiques : le monde naturel doit être désormais compris comme le « monde d’avant la découverte de sa problématicité »133, et non plus comme le monde d’avant la découverte de sa scientificité. Puisque la non-problématicité du sens caractérise l’anhistoricité et la préhistoricité du monde, le monde naturel est le monde préhistorique. Cette interprétation est hérétique, ou dissidente, au sens où elle rompt avec la conception husserlienne du monde de la vie comme monde préscientifique, et ouvre la voie à une nouvelle téléologie de l’histoire européenne – sur laquelle nous reviendrons ultérieurement. Ce qui est intéressant, dans cette définition patočkienne du monde naturel, c’est qu’elle n’intègre plus le troisième mouvement de la vie humaine – à savoir le mouvement de vérité, qui est aussi celui de la problématicité du sens – dans ce qui relève purement de l’expérience originaire. Celle-ci devient l’expression d’un comportement 132 Cf. « L’histoire a-t-elle un sens ? », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 86. (Souligné par nous.) 133 Cf. « Considérations pré-historiques », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 31. 58 humain passif et, corollaire de cette passivité, de ce qui enracine l’homme dans un sol fondateur, dont il ne pourra jamais ne serait-ce qu’entrevoir le fond. L’originarité est ainsi totalement dissociée de la transparence du sujet à lui-même, de l’auto-compréhension, si bien que la donne originaire du je est désormais profondeur, opacité, nuit. Le stade anhistorique du devenir humain est celui des peuples primitifs, « naturels », qui vivent en effet dans un monde où il nous est difficile aujourd’hui de voir clair ontologiquement parlant. C’est un monde dans lequel le surhumain et le mystérieux sont constamment présents. Toutes les choses ont un esprit qui les anime, ce qui interdit aux hommes de les considérer comme des entités pleinement déterminables, des réservoirs de forces exploitables à l’envie. Les choses possèdent un pouvoir symbolique, qui, le plus souvent, structure l’espace des relations entre les sujets d’une même tribu. Le surhumain, comme contre-pied évident de l’humain, est de facto la source d’un ordre que l’on ne remet pas en question. Patočka nous donne d’emblée le contenu phénoménal de l’expérience des peuples naturels sans passer par l’analyse d’un cas particulier. Aussi, avant d’aller plus loin dans la description de ce contenu, pourrions-nous prendre l’exemple des Indiens Guayaki, étudié par Pierre Clastres134. Les premières phrases du chapitre V de La société contre l’Etat dépeignent l’atmosphère spirituelle dans laquelle vivent les Guayaki en tant que société primitive : « Presque sans transition, la nuit s’est emparée de la forêt, et la masse des grands arbres paraît se faire plus proche. Avec l’obscurité s’installe aussi le silence ; oiseaux et singes se sont tus et seules se laissent entendre, lugubres, les six notes désespérées de l’urutau. Et, comme par tacite entente avec le recueillement général en quoi se disposent êtres et choses, aucun bruit ne surgit plus de cet espace furtivement habité où campe un petit groupe d’hommes. »135 Cette description fait clairement écho à ce que Patočka appelle le «mouvement ténébreux de l’acceptation »136, qui caractérise en propre le stade anhistorique du devenir humain. Les êtres et les choses « se disposent », prennent place dans un monde qu’ils acceptent comme leur foyer, car il les accueille et les met à couvert. Ce qui est avant tout accepté sans incertitude, c’est le sens de la vie : le souci du pain quotidien y occupe une place quasiment exclusive ; fondé sur le principe du don des prises, il est le gage à la fois de la survie individuelle et du maintien de la vie collective, si bien que « chaque homme passe sa vie à chasser pour les autres et à recevoir d’eux sa propre nourriture »137. Le travail est nécessairement le corrélat de l’acceptation. Nous n’acceptons l’autre qu’en nous sacrifiant nous-mêmes, en pourvoyant à ses besoins comme nous pourvoyons aux nôtres. Ce sens du sacrifice semble radicalisé chez 134 135 136 137 Cf. P. Clastres, « L’arc et le panier », in La société contre l’Etat, Minuit, 1974, Chap. V, pp. 88-111. Cf. Ibid., p. 88. Cf. « Considérations pré-historiques », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 43. Cf. P. Clastres, « L’arc et le panier », in La société contre l’Etat, Minuit, 1974, Chap. V, p. 99. 59 les Guayaki, les seuls besoins qu’un homme ait à pourvoir étant ceux des autres. Ce don n’est cependant que l’autre nom de l’échange économique, dans lequel s’enracine la cohésion du groupe, car il exige toujours un contre-don de même nature. L’échange ne constitue pas pour autant la vérité du don, et l’espace économique n’est pas la condition de possibilité fondamentale du phénomène d’acceptation. La contrainte du don réciproque est requise par ce que Patočka appelle l’ « ajointement mutuel »138 (harmonia), qui n’est pas une simple adaptation mécanique, mais une manière pour l’homme de réclamer la sollicitude de ses proches afin de surmonter l’étrangeté de son être-au-monde en tant qu’être-jeté, au sens d’Heidegger139. La solidarité qui s’instaure entre les membres d’une société primitive n’est pas fondamentalement mécanique, n’en déplaise à Durkheim, mais ontologique ; elle relève du processus d’appatriement de l’homme dans le monde par sa socialité, les autres étant le « chez-soi originel » et le contact avec autrui « le centre propre de notre monde, ce qui lui donne son contenu le plus propre, mais aussi son sens principal, voir peut-être tout le sens qu’il possède »140. La réciprocité des dons dans la communauté Guayaki n’est donc pas réductible au système de l’échange économique, qui abolit l’intersubjectivité par sa logique du retour au même, il reste au contraire une voie d’accès à autrui et au monde. Paradoxalement, elle permet au sujet de faire face à l’impropriété (adikia) de son être-aumonde en exigeant que justice (diké) lui soit rendue par le dévouement de l’autre à son égard, si bien que Patočka reprend la parole d’Anaximandre pour exprimer le sens de l’acceptation : didonai dikén kai tisin allélois tés adikiás (« se faire mutuellement justice et réparer les injustices »). La justice, ou la propriété de soi, désigne ainsi le procès d’insertion originaire du sujet dans son monde par la relation à l’autre. A ce stade du devenir humain, le juste constitue plus une disposition qu’un mode d’être réflexif. Le sujet l’incorpore à travers les tabous qui lui interdisent de poser tel ou tel acte. Chez les Indiens Guayaki, le chasseur aché a appris de ses parents que l’on ne doit pas manger les animaux que l’on tue soi-même. L’acceptation du sens donné fait donc signe vers l’intériorisation de règles structurant les relations au sein de la communauté, le principe de l’échange se doublant d’une division sexuelle des tâches dont 138 Cf. « Le commencement de l’histoire », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 51. Dire que l’homme est un être-jeté signifie qu’il n’est pas indifférent à son être propre, qu’il en ressent l’étrangeté lorsqu’il se trouve accaparé par le monde et la coexistence des autres dans le « on ». L’être-jeté n’est donc pas un ne-pas-être-au-monde, mais un être-au-monde sur le mode de l’impropre. Cf. M. Heidegger, « Le dévalement de l’être-jeté », in Etre et temps, tr. fr. François Vezin, Gallimard, 1998, § 38, pp. 223-228. 140 Cf. « le monde naturel et la phénoménologie », in Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, p. 34. 139 60 les objets symboliques sont l’arc et le panier. Ces deux instruments ne sont pas eux-mêmes animés par un esprit malin, c’est la transgression sexuelle de leur utilisation qui l’est : « Si une femme s’avisait de saisir un arc, elle attirerait à coup sûr sur son propriétaire le pané, c’està-dire la malchance de la chasse (…). Quant au chasseur, ce qu’il voit et refuse dans le panier, c’est précisément la menace possible de ce qu’il craint par-dessus tout, le pané. Car, lorsqu’un homme est victime de cette véritable malédiction, étant incapable de remplir sa fonction de chasseur, il perd par là même sa propre nature, sa substance lui échappe (…). »141 Les rapports entre les hommes et les femmes peuvent nous paraître totalement arbitraires, contingents, mais ils n’en sont pas moins systématiques et rigoureusement respectés, sous peine de perdre une identité prédéterminée par les normes qui régissent le monde des Indiens Guayaki. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait jamais de transgression – Pierre Clastres en donne deux exemples – mais, à moins de renoncer jusqu’au bout à l’identité de son sexe au point d’adopter les dispositions de l’autre, celui qui a transgressé est exclu sans appel de la communauté. Le sens de l’identité individuelle ne peut ainsi échapper au système qui rend la vie compréhensible en l’ordonnant, mais aussi en la figeant dans ses possibilités facticielles. Les réponses sont données et connues avant même que les questions ne soient posées. Le sens, « modeste mais sûr », selon Patočka, est accepté sans jugement ; même la présence de marginaux ne force pas la mise en question radicale d’un mode de vie traditionnel, n’étant que l’exception qui, une fois encore, confirme la règle. Patočka rapproche sur ce point la vie des peuples naturels et celle des animaux, pour qui la vie est évidente par elle-même et n’a d’autre but que sa propre reproduction à l’identique. Mais il existe cependant une distinction fondamentale entre l’animalité et l’humanité primitive : la problématicité est présente de tout temps dans la vie humaine, bien qu’elle demeure en retrait dans les premiers moments de son devenir. Le degré de cette vie dans l’évidence qui atteint au seuil de la problématicité se découvre dans la sédentarisation, lorsque les hommes sont tenus d’organiser la vie collective dans le long-terme, en se projetant vers l’avenir. C’est le second stade du devenir humain : la vie n’est plus anhistorique, mais préhistorique, le propre de l’anticipation étant de pousser les individus à transcender leur condition immédiate, à imaginer un au-delà à partir de ce qui est déjà. Le fait d’assurer la vie pro futuro suppose la recherche d’une solution de continuité, qui n’est plus la répétition du même, mais bien ce qui fonde la possibilité du différent. II.1.2. La vie préhistorique comme métaphore ontologique 141 Cf. Ibid., p. 93. 61 Les premières grandes civilisations ont fondé cette possibilité du différent – qui ne doit pas être confondue avec l’effectivité de la différence – dans la constitution d’une mémoire collective écrite, les œuvres langagières, qui forment un second monde se rapportant au monde originel, conférant aux actes et aux pensées la durée de la pierre142. Ce second monde est l’espace d’une phénoménalité dérivée, car en lui la chose ne se donne pas elle-même, mais à travers un signe qui montre la monstration. La fonction du signe est de nous amener à différencier la chose de sa manifestation, c’est-à-dire l’être de l’apparaître. Le montrer luimême suppose ce jeu de l’être et de l’apparaître, leur différenciation originelle ne devenant vraiment concevable qu’en se réfléchissant à l’intérieur du signe. Contrairement au symbole qui exprime la liaison mutuelle entre des éléments dont la combinaison est significative, c’est-à-dire un jeu de renvoi entre deux ou plusieurs signifiants, le signe est un rapport entre deux ordres de rapport qui ne sont pas immédiatement réductibles l’un à l’autre, à savoir le rapport des signifiants sensibles aux signifiés intelligibles. Il n’existe pas pour autant de lien déductif entre le signifiant et le signifié dans le signe ; celui-ci est un tout. En son sein se réalise la présence d’une forme signifiante qui établit le passage de la pensée à l’être. Le sens est ce passage, ce rapport de la subjectivité à ce qui est, ce qui fonde la représentation. Pour accéder au sens, qui constitue la plénitude du signe, je dois donc comprendre à la fois le signifiant et le signifié, le langage ayant cette capacité de retranscrire quelque chose qui nous est donné comme une totalité. Le langage est ainsi une condition de possibilité du plein développement du sens ; il renvoie à ce qui se montre de manière immédiate, il présentifie l’absence, pouvant dès lors devenir, selon Patočka, « un réservoir [ zásobou ] de ce qui se montre et servir ainsi à la transmission des intuitions passées [ co bylo nahlédnuto : pour ne pas confondre avec l’intuition au sens du remplissement de la visée à vide, nous pourrions traduire par « ce qui a été entraperçu (dans le passé) » ] , devenir le fondement d’un comportement qui signifie un élargissement de l’ouverture et y concourt »143. L’activité langagière contient un mode particulier de dévoilement de l’étant, ou, le cas échéant, de l’être. Il a la possibilité de conserver et de nous faire revivre le comportement ouvert de nos ancêtres, mais tout dépend de la manière dont le sujet comprend ce qui se joue dans le signe, s’il est capable d’y voir une puissance de différenciation de l’être et de l’étant. La subjectivité préhistorique n’en est pas capable. Pour elle, selon Patočka, les étants et l’être, les phénomènes et le mouvement de leur apparaître se confondent en un même plan, ils ne sont pas différenciés, la vie se présentant comme une métaphore que le lecteur ne comprendrait pas en tant que telle. Le signe n’est pas seulement réduit au symbole, tel que 142 143 Cf. « Considérations pré-historiques », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 33. Cf. Ibid., p. 27. 62 nous l’avons précédemment défini, mais à l’être même des choses. La vie préhistorique est comprise dans une sorte de « métaphore ontologique »144 par le sujet. Le langage n’y est donc pas considéré à proprement parler comme poétique, dans la mesure où la poièsis, qui est une action transitive, distincte de l’acte qui la produit, et ne se réalisant que dans une œuvre extérieure à l’artiste ou à l’artisan, suppose que la fonction signifiante du langage soit éprouvée comme telle, de façon thématique. Dans la vie préhistorique, ce n’est pas le cas : « L’athématicité va même plus loin ici qu’en poésie, car le lecteur d’œuvres poétiques s’attend aux métaphores en tant que telles, en tant que figures de mots, là où l’homme mythique n’y distingue pas entre figure et figuré, signification et objet, discours et chose dite. »145 Le récit mythique est donc ce qui caractérise la préhistoricité de la vie, c’est à travers lui que le sujet pense son être-au-monde. Une étude rapide de l’épopée babylonienne d’Atrahasis fait penser à Patočka que l’univers mythique reste en-deçà de l’historicité proprement dite (ou de la problématicité du sens) à cause de la fascination qu’exerce sur l’homme l’énigme de la mort. Les dieux auraient inventé la mort pour se décharger sur l’homme de la souffrance associée au travail. Le sens de la vie humaine serait ainsi exclusivement tourné vers son autoreproduction naturelle, les hommes formant une maisonnée bien organisée ou un grand empire, dont le but ne se réduirait qu’à maintenir en vie tous les membres de la communauté qui, en retour, renonceraient à leur liberté. Entre les hommes et les dieux, entre la vie qui se consomme elle-même et la vie éternelle, il n’y aurait donc pas de place pour une immortalité humaine, si ce n’est dans la perpétuation de la vie close dans le cours des générations. C’est dire que le sujet préhistorique n’a pas encore conquis l’espace d’une libre existence pour la renommée et pour la gloire – pour la durée dans la mémoire des autres. Il n’est qu’un des membres de la grande chaîne d’acceptations qui fonde la continuité de l’espèce humaine. Il n’est pas autonome, mais soumis aux dieux et aux puissances dont l’existence est acceptée comme évidente, quoique personne ne les ait jamais vus ni ne soit assuré de leur présence. L’humanité préhistorique n’est pas pour autant inapte à douter et à critiquer, mais elle n’actualise pas cette possibilité car le « plus-haut » auquel elle accorde sa confiance partage avec les étants la même sphère du monde ; il est présent au même titre que les choses sur lesquelles il a prise. L’ordre de la société, son maintien et son organisation sont l’apanage des dieux ou des rois et empereurs, qui se présentent comme divins ou dépositaires de la toutepuissance divine, si bien qu’il n’y a pas de véritable frontière entre l’empire, ou le royaume, et l’univers. La transcendance ne fait pas que s’incarner dans le monde, elle est du monde au sens de l’être-au-monde. Il n’existe pas d’écart entre l’image de la transcendance et son être 144 145 Cf. « Le commencement de l’histoire », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 55. Cf. Ibid., p. 54. 63 propre. C’est cela que signifie la métaphore ontologique : la transcendance ne se caractérise pas par son absence, mais par une présence réelle dans le monde. La question du sens de l’incommensurable n’est donc pas posée comme telle, l’image remplissant le vide ou le négatif qui, seul, est susceptible de provoquer la réflexion. Dans un texte de 1952 intitulé « Le temps, le mythe, la foi », Patočka exprime en termes incisifs cette impuissance du mythe à susciter l’activité questionnante du sujet : « Le mythe ne parvient nulle part à une question effective, mais s’en tient à des images insolites et énigmatiques. Dans le mythe, tout est une réalité, un extérieur, une représentation à laquelle on se heurte. Le mythe raconte et possède, dans le cadre de la narration, un savoir universel – « les réponses précèdent les questions 146». La vérité y est contenue sous la forme d’une image. (…) C’est cependant le tout de la réalité qui est pris en vue dans cette optique ; la réalité tout entière est, pour le mythe, narration épique. Par conséquent, il n’y a pas de ligne de démarcation nettement tracée entre l’ « imaginaire » et le réel ; l’un et l’autre s’interpénètrent. Dans le mythe, le mystère est partout et n’a nulle part de lieu spécifique. Le mystère n’y est pas non plus une catégorie déterminée qui s’opposerait à autre chose, mais bien un caractère général de l’univers, une pré-compréhension de l’univers en tant qu’immaîtrisé et immaîtrisable. Il y a un « sens » dans tout ce que raconte le mythe, un sens toutefois qui demeure indéterminable au sens propre du terme, qui n’est jamais une idée qu’il serait aussi possible de formuler isolément. Le mythe est fait de pressentiments et de suggestions (…). Précisément parce qu’il ne distingue pas entre le passé et le présent, entre l’imaginaire et le réel, parce qu’il ne met pas assez de distance entre l’objet et le sujet, parce qu’il se place sur le sol originellement indifférencié d’un plus ancien qui résorbe toute déterminité, le mythe se prête éminemment à effectuer une projection fantastique des désirs humains. (…) Cette fonction du mythe implique, d’autre part, un profond pessimisme à l’égard de l’humanité, une conception qui accentue la passivité de l’homme et la conscience ineffaçable de la faute dont il ne pourra en définitive être délivré que par les dieux. »147 Ce qu’il faut retenir de cette analyse est que la subjectivité mythique donne une forme objective, celle de la narration comme suite de représentations, au non-objectif vers lequel se projettent ses désirs, résorbant ainsi l’écart nécessaire à l’homme pour faire l’expérience de son autonomie vis-à-vis de la réalité sensible. La frontière entre la réalité et la fiction, entre ce qui est et ce qui apparaît, est abolie dans le mythe, alors que l’essence même de la liberté réside, selon Patočka, dans la compréhension de la différence. L’homme est ainsi annulé par l’union de l’objectivité et de la non-objectivité, par la fatalité qui s’impose comme une nécessité transcendante, la liberté n’étant réservée qu’aux demi-dieux, tels Gilgamesh ou Achille, capables de déterminer par eux-mêmes le sens de leur vie selon les possibilités qui leur sont ouvertes. 146 Cf. Otokar Březina, « Tajemné v umĕní », in Spisy, Prague, Melantrich, 1933, t. II, p. 9 ; tr. fr. « Le mystérieux dans l’art », Nota bene, n˚20-21-22, printemps 1988, p. 49. (N.d.T.) 147 Cf. « Le temps, le mythe, la foi », in L’art et le temps, pp. 37-39. 64 Pourtant, si la fatalité du mythe est une nécessité transcendante, celle-ci transcende une existence qui ne l’inclut pas dans sa nature. Le terme « transcendance » implique donc une différence d’ordre : si le premier est la nécessité, le second ne peut être que la liberté. Cette argumentation, que nous devons à Henri Gouhier, signifie qu’il n’y aurait de transcendance de la nécessité que par rapport à un être libre, qu’il n’y aurait pas de fatalité sans liberté. Et Gouhier d’ajouter que « Œdipe n’a pas voulu tuer son père ; il n’a pas voulu épouser sa mère : le destin est tragique parce qu’il écrase une volonté qui voulait une autre destinée »148. Patočka ne conteste pas que la liberté humaine est présente dans le mythe, mais elle demeure athématique car sa présence ne se révèle que sur un mode métaphorique, ne prenant jamais la forme d’une possibilité fondamentale du sujet. Le sujet préhistorique est un être essentiellement libre, mais il n’a pas encore pris conscience de cette possibilité, le récit mythique fixant une fois pour toutes le sens de la vie humaine. La préhistoricité se distingue cependant de l’anhistoricité sur la question de l’autonomie. Patočka écrit en effet que « si la pauvreté de la vie pour la vie la [la vie préhistorique] rapproche de la vie anhistorique, une sorte de pressentiment la fait toucher d’autre part au seuil d’un mode de vie nouveau, plus profond, mais aussi plus exigeant et plus tragique »149. Si le pressentiment d’une forme de vie nouvelle est caractérisé par un « toucher » sans vision, la subjectivité préhistorique est nécessairement aveugle, à l’instar d’Œdipe qui ne comprend pas que le malheur s’est abattu sur Thèbes par sa faute. Mais, paradoxalement, ce sont peutêtre les yeux, fascinés par l’image, qui empêchent de voir au-delà du simplement donné. Quand Œdipe s’en aperçoit, il est déjà trop tard ; son savoir sur le bien, ce qu’il croyait ferme et solide, est apparu comme tout le contraire. S’il est banni de la communauté des hommes, c’est parce qu’il représente la terrible ambiguïté de l’être humain : le mystère de l’être-àdécouvert, la clarté sur soi-même, nous oblige à affronter l’équivocité de notre être, à la fois maudit et sacré, notre savoir sur le bien et le mal étant à jamais problématique, et l’orgueil de détenir le sens du bien à jamais puni. Sur la route de Colone, Œdipe, marqué dans son corps comme ce qu’il est, s’en va désormais « errant et aveugle »150. Le moment proprement tragique de la vie d’Œdipe-Roi serait dès lors tout entier contenu dans cette phrase de la tragédie de Sophocle, qui anticipe le moment où le messager rapporte qu’Œdipe s’est crevé les yeux 151 : 148 Cf. H. Gouhier, « Tragique et liberté », in Le théâtre et l’existence, Vrin, 1997, Chap. II, II, p. 49. Cf. « Gloses », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 176. (Souligné par nous.) 150 Cf. « Phénoménologie et gnoséologie, l’équivoque mythique, cadre mythique de la philosophie grecque », in Platon et l’Europe, p. 58. 151 Cf. Sophocle, Œdipe-Roi, Les Belles Lettres, Paris, 1997, p. 115. 149 65 Ah ! lumière du jour, que je te voie ici pour la dernière fois Comprendre la vie dans l’optique du jour, c’est manquer l’essentiel, c’est ne pas voir ce qui s’y joue. Se faire voyant, c’est au contraire s’ouvrir à la « présence impérieuse »152 de la nuit. Le « jour » et la « nuit », termes que nous retrouvons dans les textes de Patočka, ne relèvent pas d’un mysticisme poétique, qui rappelle pourtant celui d’Angelus Silesius153 ; c’est une manière de dire que la vérité dévoilée est à jamais invisible, car elle est ce qui rend voyant. La véritable lumière ne se voit pas, elle rend visible. Et si Œdipe peut dire à la lumière du jour « que je te voie ici pour la dernière fois », c’est que celle-ci n’est pas le principe premier de la vision. Nous avions vu précédemment, dans l’étude du platonisme négatif, que l’Idée constituait chez Patočka l’invisible transcendance capable de rendre l’homme voyant, et, par là-même, autonome. L’avènement d’une subjectivité proprement historique requiert donc la possibilité d’une vie dans l’Idée, une possibilité qui échappe à la conscience mythique dans la mesure où elle ne fait pas surgir de problèmes, alors que la problématicité, à l’origine de la dialectique, constitue un moment nécessaire de l’Idée. II.1.3. Le prophétisme : une transition vers l’histoire La possibilité d’une vie dans l’Idée s’ouvre avec l’apparition des prophètes. Patočka voit en eux une première forme de résistance contre « les puissants et les violents »154. Nous pourrions dire aussi une première forme de dissidence, puisque le sens auparavant accepté est remis en cause en vue d’un renouvellement radical de la vie : « Il y en a qui élaborent et incarnent une norme sévère pour la vie non seulement de quelques individus à titre d’exception, mais de vastes collectivités, qui sont donc à l’origine d’un renouveau de la vie sociale qu’on n’hésite pas d’ordinaire à assimiler à la vie historique. Chez de telles figures, la pré-histoire représente une préfiguration « métaphorique » d’une forme de vie qui, pour des raisons essentielles, n’a pas son fondement dans la « vie nue », elle fait signe en direction d’une vie issue de la liberté, sans être pourtant une telle vie, car la liberté comme thème effectif demeure absente. »155 Pour ne prendre qu’un exemple illustrant les propos de Patočka, nous pouvons citer Moïse, qui fut au 13ème siècle avant Jésus-Christ l’âme de la résistance à l’oppression que subissaient les Hébreux en Egypte. Il les fit sortir du pays et unit leurs divers groupes autour du culte de 152 Cf. « Les guerres du vingtième siècle et le XX siècle en tant que guerre », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 165. 153 « Das überlichte Licht schaut man in diesem Leben / Nicht besser, als wann man ins Dunkle sich begeben » ( On ne contemple en cette vie l’aveuglante lumière / Jamais mieux que lorsqu’on est entré dans la nuit), Angelus Silesius, in L’errant chérubinique, trad. fr. Roger Munier, Arfuyen, Paris, 1993, p. 133. 154 Cf. « Gloses », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 177. 155 Cf. Ibid., p. 177. (souligné par nous.) 66 Yahvé et des tables de la Loi. Mais il n’accomplit pas totalement le chemin qui amenait les Hébreux en terre promise ; il s’arrêta sur le mont Nebo, face au pays de Canaan, comme Dieu le lui ordonnait, avant l’établissement de la cité sainte, au seuil d’une nouvelle vie sociale pour le peuple élu. C’est dans cette distance scellée par la mort que Moïse devient le véritable fondateur d’Israël, car le paradoxe du fondement est qu’il demeure à jamais voilé dans le retrait en dévoilant, se sacrifiant toujours à ce qu’il fait apparaître. Et ce que Moïse a fait apparaître chez les Hébreux, c’est avant tout le phénomène de la croyance, ou de la foi. Alors que le mythe était l’expression d’une vie tournée vers le passé, la foi assume le temps sur un autre mode : la croyance affronte l’avenir, affirme Patočka dans L’art et le temps . 156 Affronter l’avenir, c’est être libre. Le croyant n’est jamais privé de la possibilité de choisir, même s’il s’est mal décidé ou décidé pour le mal. Le poids absolu du passé plie sous la force de la volonté humaine et de la grâce divine, car la vie éternelle qui se fait objet de foi n’est pas la répétition du même, mais la possibilité d’ébranler ce qui « est » par ce qui « n’est pas » et, en un sens, « doit être ». Or la vie dans l’Idée réside dans cette possibilité de néantiser ce qui est et de présentifier ce qui n’est pas, autrement dit de réaliser un nouveau bien, un « ou eneka », qui n’est qu’une manière d’approfondir la conscience que nous prenons de notre humanité, c’est-à-dire de la responsabilité que nous avons envers nous-mêmes et envers celle de l’autre. La foi religieuse ne peut pas cependant constituer le commencement de l’histoire au sens propre du terme. Patočka écrit à ce titre que l’on ne peut absolument pas nier l’importance capitale du prophétisme juif dans la tradition judéo-chrétienne de l’histoire européenne, mais pour que celle-ci devienne véritablement historique, la judéité a dû s’helléniser, passer par la pensée et la politique grecques157. Car la religion exprime certes la relation qui existe entre la subjectivité et un sens total, mais ce dernier reste excentré par rapport à l’homme. De la même manière que la conception mythique du monde, où prime l’orientation sur le passé, la croyance détient un savoir sur l’absolu auquel les choses et toutes les autres réalités sont subordonnées. Sans prétendre à la place la plus haute dans l’échelle de l’étant, l’homme n’y possède pas même une position centrale en tant que sujet co-déterminant du champ phénoménal. Aussi, écrit Patočka, « pour l’homme (…) il en découle un sens dont le contenu demeure, dans la pratique, la vie pour la vie ou, pour employer le terme de Kant, l’hétéronomie : l’homme jouit de la protection de la 156 Cf. « Le temps, le mythe, la foi », in L’art et le temps, pp. 40 et 41. Cf. « La question de la philosophie (…) le soin de l’âme et l’héritage européen », in Platon et l’Europe, p. 100. 157 67 puissance ou des puissances qui décident, le fait d’évoluer dans leur sphère l’élève vers des contenus qui dépassent ses possibilités (considérées sans ces contenus) (…) »158. La liberté du croyant en tant que sujet pratique est donc hétéronome, c’est-à-dire déterminée par une légalité transcendante dont la finalité réside dans un bien substantiel, s’exprimant sous une forme positive et fixant le sens de la vie humaine. Le respect du devoir n’est donc pas inconditionnel ; il dépend de principes moraux que l’homme doit suivre pour accéder au bonheur qui lui a été promis par son créateur. L’accomplissement du devoir est autrement dit nécessairement soumis à la causalité d’une représentation particulière de ce qu’est le bien, précédant le pouvoir de choix de la subjectivité. En tant que fin, le bien doit être en effet considéré comme une causalité élevée jusqu’à l’ordre du sensé, si bien que la dimension de l’hétéronomie signifie que le sujet reste dominé par un sens donné et accepté comme tel. Si le prophétisme ouvre le sujet au devoir, la responsabilité qu’il impose est antérieure à tout engagement libre, suspendue à un étant absolu dont la volonté est inscrite dans l’essence de la subjectivité. Celle-ci peut donc atteindre à la certitude sur elle-même dans et par une « foi inébranlable »159, car en elle le sens ne peut être problématique, la question de la naturalité du monde n’étant jamais clairement posée et la vie naïve jamais rationnellement critiquée. Or le propre de la subjectivité est d’être, selon Patočka, une puissance d’ébranlement et d’arrachement au particulier dans lequel elle s’enracine de façon originaire. L’enracinement intersubjectif de la subjectivité ne condamne pas celle-ci à la passivité pure, c’est au contraire un phénomène qui ne trouve sa véritable fondation que dans le libre engagement du sujet dans le monde. Toute responsabilité authentique suppose une subjectivité critique comme instance décisionnelle, si bien que c’est l’avènement historique de l’autonomie dissidente – en tant qu’elle rompt avec l’hétéronomie de la vie an- et pré-historique de l’homme – qui donne sens à l’acceptation du sens donné. Patočka ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit que « cet essor [la vie historique] en son essence n’est pas ressenti comme un simple îlot au sein de la vie acceptée. Il n’en est pas un. Au contraire, c’est lui qui justifie et qui fonde aussi toute acceptation, toute passivité »160. Cet essor correspond au mouvement de vérité, que nous avions précédemment étudié, présent dans le « monde naturel » de l’homme préhistorique mais subordonné à l’acceptation. La dissidence, ou la non-acceptation naïve du sens donné, est donc bien cette « vie dans la vérité » dont parlent Patočka et Havel, une vie qui se caractérise par l’absence de fondation puisque c’est elle qui constitue l’archè de toute donation de sens. Cela signifie que le monde 158 159 160 Cf. « Gloses », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 177. (Souligné par nous.) Cf. Ibid., p. 178. Cf. « Le commencement de l’histoire », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 61. 68 historique oscille entre l’originarité propre au monde de la vie et l’objectivité de la science. Il est en ce sens l’espace pré-objectif d’un sujet qui trouve dans l’altérité mondaine la force de son engagement politique, sans jamais se laisser réduire à cet autre susceptible d’aliéner son identité. La pré-objectivité constituerait donc un moment de la subjectivité, dans lequel se trouveraient réconciliés la transcendance du monde et l’autonomie du sujet. On peut dès lors se demander quel radical changement dans le devenir humain a pu produire ce passage de la pré-histoire à l’histoire, de l’acceptation à la dissidence, de l’hétéronomie à l’autonomie. II.2. La conversion démocratique du sujet ou l’avènement de l’autonomie dissidente II.2.1. L’avènement de la cité et le sens de la liberté dissidente Pour reprendre les termes exacts de Patočka, nous dirons que l’homme ne peut avoir essentiellement conscience de la liberté que dans une communauté d’égaux ; c’est pour cette raison que la polis démocratique – qui est la réalisation historique de la vie proprement politique – constitue le commencement de l’histoire au sens propre161. Patočka fait encore directement référence à Hannah Arendt, qui montre dans la Condition de l’homme moderne que la subjectivité entre dans l’apparition lorsque la sphère de l’oikia cesse d’être le noyau du monde en général pour devenir un simple domaine privé auquel vient se juxtaposer, en Grèce et à Rome, un autre domaine avec l’invention de la démocratie : le domaine public. La démocratie athénienne est en effet considérée par la plupart des historiens et philosophes comme étant à la fois l’origine et la forme radicalisée de l’expérience démocratique. Vers 510 avant Jésus-Christ, ce sont les réformes de Clisthène qui marquent l’avènement en Grèce d’un domaine privilégié où l’homme s’appréhende comme capable de régler lui-même, par une activité réfléchie, les problèmes qui le concernent au terme de débats et de discussions avec ses pairs. La vie politique est indissociable de la forme discursive ou raisonnée que prend nécessairement l’exercice en commun du pouvoir. Le processus de délibération collective ne peut cependant être effectif sans la garantie préalable de l’égalité entre tous et de la liberté de chacun : je ne participe pleinement à la discussion que dans la mesure où je peux me reconnaître comme fondement de l’adhésion ultime au résultat de l’argumentation, 161 Cf. « Gloses », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 186. 69 ce qui suppose mon libre engagement dans les affaires de la cité ; en retour, je dois reconnaître et respecter en l’autre à la fois une liberté agissante et une capacité de jugement identiques aux miennes. Deux concepts expriment l’égalité politique, sur laquelle insiste fortement Patočka, et qui fonde la relation qu’entretiennent entre eux les membres de la cité antique : l’isègoria, ou égalité de parole et de participation à la discussion, et l’isonomia – « le plus beau de tous les noms » selon Hérodote – ou égalité devant la loi. Ils sont aux principe des fonctions collégiales qui font de la démocratie un ordre politique issu du peuple et pour le peuple. L’usage du tirage au sort pour désigner les magistrats et la rotation des charges publiques expriment bien le fait que les citoyens se reconnaissent les uns par rapport aux autres comme égaux sur le plan politique. Mais l’égalité ne signifie pas l’identité des vues sur le sens de l’objet commun, qui reste, à ce titre, « essentiellement un objet de controverse » (Leo Strauss). La problématicité du sens se retrouve au cœur de la vie politique, dont la réalité n’est jamais donnée, mais sans cesse à construire, dans le perpétuel recommencement de la prise de parole. Chaque sujet a pourtant le sentiment que la communauté intéressée au débat public forme une unité, si bien que les membres de la polis font l’expérience des liens qui les unissent par-delà la multiplicité et la diversité des particularismes familiaux, en s’affrontant dans des luttes rhétoriques. Cette unité est bien plus profonde que toute sympathie éphémère ou coalition d’intérêts, car le conflit qui l’anime est une forme essentielle de socialisation ou, plus encore, de singularisation au sein d’un espace social en mouvement constant, mais dont les règles fondamentales doivent être pourtant respectées. « L’esprit de la polis est un esprit d’unité dans la discorde, dans la lutte. Être citoyen – polites – n’est possible que dans l’association des uns contre les autres. Cette discorde crée la tension, le tonus de la vie de la cité, donne un visage à l’espace de liberté que les citoyens s’offrent et se refusent mutuellement en cherchant un appui pour leur action et en combattant ce qui y résiste. (…) La discorde, la lutte continuelle engendre ainsi au sein de la communauté une puissance supérieure aux parties en cause, une puissance dont dépendent la signification et la gloire de la communauté : la renommée durable auprès des mortels, kleos aenon thnèton. »162 Que le mythe, la religion ou la poésie appellent à la communion intersubjective, n’empêche pas que l’homme est essentiellement animé par l’esprit de concurrence, qui peut, à l’extrême, se traduire en violence. Autrement dit, pour Patočka, l’être n’est pas seulement aux prises avec des forces destructrices, mais il existe un conflit au sein même de l’être163, si bien que jamais, malgré les promesses des diverses philosophies de l’histoire, les facteurs de 162 163 Cf. « Le commencement de l’histoire », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 65. Cf. « Séminaire sur l’ère technique », in Liberté et sacrifice, p. 286. 70 dissension ne disparaîtront pour laisser place au règne de l’harmonie universelle. En faisant résonner les paroles d’Héraclite dans son analyse de la vie politique, en montrant que le commun est en tout polemos et qu’il doit le rester, Patočka ébranle fortement nos habitudes de pensée, car nous estimons généralement qu’il faut exclure ou amortir autant que possible les conflits pour structurer et maintenir la cohésion sociale. L’expérience totalitaire des pays d’Europe centrale et orientale nous a pourtant prouvé le contraire : la véritable violence ne réside que dans la volonté d’organiser artificiellement, par le rituel idéologique, une communauté autour d’un projet commun, et d’ancrer cet idéal dans les consciences individuelles par la force. Contre le paradis des âmes harmoniques, qui n’est que l’autre face de l’enfer totalitaire, la subjectivité dissidente porte en elle le conflit interne à la vie, éprouvant le retrait de l’être et laissant croître en son sein l’irréconcilié, ou, en d’autres termes, la quête questionnante qui néantise le simplement donné pour ouvrir l’horizon téléologique des possibles. Le conflit, le signe d’une opposition ou d’une dissension qui peuvent prendre les formes atténuées d’une simple dissidence ou les formes violentes du combat ou de la lutte révolutionnaire, est donc au cœur même de l’être qui, d’après la phénoménologie asubjective de Patočka, détermine la subjectivité. La subjectivité patočkienne est en son fond puissance d’ébranlement et de scission. La scission entre l’autonomie et l’autofondation, dont nous avons montré les ressorts phénoménologiques en première partie, s’explique d’une manière plus existentielle ici : ce n’est pas seulement l’être qui fonde la subjectivité, mais l’être politique, c’est-à-dire l’être-avec-autrui dans sa dimension conflictuelle, sans jamais que ce conflit puisse se résorber dans un quelconque mouvement dialectique de l’histoire. La forme conflictuelle que prend la communauté politique dès son origine n’a donc pas pour modèle la lutte des classes et son dépassement dans la société communiste grâce à la violence révolutionnaire qui accompagne nécessairement le renversement de l’ordre bourgeois et la mise en place de la dictature du prolétariat. C’est au contraire la dissidence, au sens de l’opposition démocratique non-violente, qui symbolise le conflit se jouant au sein même de l’être et engendrant la cité, mais aussi la vie proprement historique. Pour cette raison, il semble que nous soyons fondés à qualifier de dissidente la subjectivité qui se constitue avec l’avènement conjugué de l’histoire et de la politique. La subjectivité dissidente est en ce sens un combat pour la manifestation de l’être en sa conflictualité, c’est-à-dire pour la problématicité du sens qui est le gage de la liberté humaine et de l’autonomie individuelle. La conversion démocratique du sujet est à ce titre inséparable du primat de la liberté sur l’égalité. Cette priorité ontologique empêche les rapports égalitaires qui se nouent entre les 71 citoyens de n’être que la représentation d’une harmonie pré-établie venant figer une fois pour toutes le sens de l’histoire et identifier chacun à son rôle dans la communauté politique. La liberté est première parce qu’elle est possibilité d’accomplir son être propre dans l’être-encommun. C’est une liberté positive au sens d’Isaiah Berlin164. Mais dans la mesure où le sens de cet être-en-commun n’est pas fixé, où il est à jamais problématique et objet de conflit, la liberté patočkienne est aussi possibilité de choisir, y compris de ne rien choisir. C’est donc autant une liberté positive qu’une liberté négative. Il y aurait ainsi une co-originarité de la positivité et de la négativité dans la liberté patočkienne, avant même que cette distinction ne devienne l’objet d’une opposition idéologique manipulée par les uns et les autres, notamment par les marxistes et les libéraux. Si la liberté humaine n’est pas simplement positive, cela signifie que l’histoire ne dépend pas unilatéralement de l’économie, et que la libération du genre humain ne réside pas avant tout dans la transformation du système productif. En effet, de quelle liberté puis-je disposer si l’égalité des moyens ne me permet que d’accomplir quelque chose dont le choix m’est imposé ? Suis-je vraiment libre si les biens dont je dispose me sont attribués de façon arbitraire par une autorité supérieure, indépendamment des possibilités de choix qui me sont ouvertes par la vie en commun ? Patočka ne nie pas que l’avènement de la vie politique, ou démocratique, est indissociable d’un changement dans les conditions économiques, notamment avec l’organisation du travail par un pouvoir religieux. Mais cette nouvelle organisation est à l’origine de l’empire, et non de la cité. Même l’esclavage ne peut expliquer l’apparition de la démocratie athénienne, c’est-à-dire la libération de quelques individus – la population masculine, ayant au minimum trente ans, hormis les métèques et les esclaves – du domaine des nécessités économiques pour la vie politique. La démocratie n’est pas fondamentalement constituée par l’esclavage, car c’est elle qui vient le limiter dès l’origine. C’est dire que la dépendance entre l’histoire, la politique et l’économie n’est pas unilatérale, mais bien réciproque165. En tant que sphère « supérieure », la politique se projette dans l’économie, lui donne sens tout en transformant ses conditions et tout en contrôlant ses accomplissements. L’activité politique, ainsi que la subjectivité qui la réalise, ne sont pas le reflet de la structure économique, car elles n’émergent que là où se produit une donation de sens à la vie par et pour la liberté – autant positive que négative. La lutte des classes, qui se déroule elle-même dans l’espace politique, est à ce titre principiellement une lutte dissidente, c’est-à-dire dans la sphère de la liberté et pour élargir l’accès à la liberté. 164 165 Cf. I. Berlin, in Eloge de la liberté, trad. fr. J. Carnaud et J. Lahana, Pocket, 1990, chap. III. Cf. « Gloses », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 186. 72 « Or, si la lutte des classes n’est pas une question économique, mais « spirituelle » et « existentielle », elle ne peut être isolée de l’ensemble du spirituel tel qu’il se découvre dans la sphère de la liberté. Il n’y a pas seulement lutte mais aussi solidarité, il n’y a pas seulement la collectivité mais aussi la communauté, et la communauté connaît d’autres liens que celui créé par l’ennemi commun. »166 Si la vie politique n’est pas seulement caractérisée par la lutte, mais aussi par la solidarité, c’est qu’elle est en son fond cette « unité des ébranlés » qui affrontent ensemble l’angoisse de la finitude humaine et le vieux fantasme du retour à l’Un que cette inquiétude existentielle est susceptible de réveiller dans l’histoire. La liberté du sujet dissident est la « liberté des intrépides »167, de ceux qui osent porter un regard originaire dans ce qui est. Et Patočka d’ajouter que c’est ainsi qu’Héraclite voit l’unité et l’origine commune de la cité et de la philosophie, celle-ci étant l’activité qui, par excellence, permet au sujet de départager une chose selon son être. II.2.2. Le conflit de la philosophie et du monde politique La conversion démocratique de la subjectivité exprimerait donc l’émergence conjointe de la politique, de l’histoire et de la philosophie – ce que Paul Ricœur appelle « le destin solidaire des trois dimensions de l’humanité européenne ». Car c’est bien l’humanité en tant qu’européenne qui représente l’humanité du troisième stade du devenir humain, le stade historique. La subjectivité dissidente est en ce sens la figure proprement européenne du sujet pratique, qui ne se constitue que dans l’ébranlement du sens donné et accepté. Le concept de problématicité nous a montré que cette scission initiale n’impliquait pas une chute dans le non-sens, mais, au contraire, la possibilité d’atteindre une teneur de sens plus libre, à quoi l’on peut rattacher l’étonnement devant le fait que les choses soient, que les philosophes antiques considèrent comme le pathos propre et l’origine de la philosophie. Philosophie et politique se retrouvent donc unies dans l’acte dissident qui marque la naissance de l’histoire et de la subjectivité européennes. Cette union est cependant semblable à la solidarité des ébranlés, si bien qu’elle n’est pas exempte de conflits qui rendent difficiles les rapports que la philosophie entretient avec le monde politique. La question qui se pose est celle de la possibilité de l’engagement politique du philosophe. La philosophie existentielle de Patočka 166 167 Cf. Ibid., p. 187. Cf. « Le commencement de l’histoire », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 61. 73 présente des similitudes avec la pensée engagée de Sartre. Dans les années 1970, Patočka va même jusqu’à écrire, non sans une pointe d’ironie, que « Sartre est un européen, mais non traditionnel. Il part de la liberté à laquelle l’Europe a renoncé, mais qui s’est étendue loin au-delà des frontières européennes, repoussant le vieux continent à l’arrière-plan et à l’écart. (…) Il a mis tous les tabous à l’épreuve, sans reculer devant aucun (…). Faisant preuve d’ « irrévérence » en premier lieu à l’égard de son propre « système », dans la mesure où il allie une doctrine de la liberté extrême (au sens métaphysique) avec le marxisme. Il a bafoué les vérités éternelles en sa propre personne (…) ne reconnaissant, en guise d’impératif catégorique, que la liberté pour tout le monde, toujours, en toute circonstance. La fait que ce credo soit en soi contradictoire ne l’a pas arrêté. (…) Sartre est, en germe, l’ouragan qui fait que, de l’Atlantique au Pacifique, les colosses se voient abattus par des nains. Sartre est l’esprit des Lumières, le rationalisme fondamental et radical qui vise à ébranler tous les principes à l’exception de la seule négation, respectée pour autant qu’elle incarne le mouvement même de l’ébranlement »168. Mais ce qui distingue Patočka de Sartre est déjà plus ou moins contenu dans ce court extrait. Il ne s’agit pas seulement d’une grande différence de tempérament – le compte-rendu de leur rencontre à Prague en 1968 témoigne d’un grand embarras réciproque – ; ce n’est pas non plus l’asymétrie fondamentale qui existe entre la situation politique d’un européen de l’Ouest, dont l’engagement est depuis longtemps voué au communisme, et celle d’un européen de l’Est, dont le système communiste a justement voué à l’échec toute forme d’engagement. Cela tient plus essentiellement à une conception différente de la manière dont philosophie et politique s’imbriquent : tandis que chez Sartre l’engagement est une nécessité existentielle en réponse à l’absurdité du monde, Patočka voit dans la philosophie une instance socratique qui doit interroger sans cesse la validité et le bien-fondé des convictions politiques dominantes. Les conséquences politiques d’une telle attitude ne sont pas pour autant anodines, elles sont plutôt immenses, et surtout extrêmement dangereuses pour celui qui pose les questions, le procès de Socrate en est une exemple flagrant, le sort réservé à Patočka et aux dissidents de la Charte 77 ne l’est pas moins. Là encore, c’est la problématicité du sens qui évite à Patočka de penser l’engagement politique comme une simple nécessité intérieure individuelle, dans laquelle il faut se jeter à « corps perdu », et destinée à remplir un manque total d’être – un vide qui affecte autant le monde que le sujet. Le monde n’est pas absurde, comme le répètent Simone de Beauvoir et Patočka, mais ambigu, et c’est cette ambiguïté qui rend possible le fait que le sujet soit perpétuellement en chemin. Le conflit du monde et de la philosophie est celui-là même qui permet le mouvement historique ; grâce à lui le sens est sans cesse à créer et à recréer, et la communauté réelle des hommes toujours en quête de son authentique visage, de sa vérité. 168 Cf. « Les héros de notre temps », in Liberté et sacrifice, p. 327. 74 Mais ce mouvement ne va pas de soi, contrairement aux mouvements du monde naturel qui, par définition, ont leur principe en eux-mêmes. Il relève au contraire de l’idée socratique selon laquelle la vérité n’est pas un bien commun hérité de la nature, mais un bien que chacun doit aider personnellement à venir au monde, car l’essentiel n’est pas de vivre, mais de bien vivre, de faire le choix du sens de la vie contre la vie naïve, c’est-à-dire de vivre dans le bien, correctement et justement. Dans le mouvement historique, la subjectivité est donc placée au centre du monde, elle est autonome, mais cette autonomie se peut se réaliser que dans le choix du libre engagement pour le juste. Paul Ricœur a bien montré que l’ambiguïté de la notion du juste vient de l’opposition constitutive à l’idée même de justice, alternativement tirée du côté du « bon » et du côté du « légal »169. Nous pouvons voir dans cette opposition l’expression du conflit qui se joue entre la philosophie et le monde politique : si l’on conçoit le bien, non de façon déontologique, mais comme vérité ou authenticité au sens de Patočka, le bon s’oppose au légal comme la loi authentique s’oppose à la loi réelle de la cité en vue de se réaliser dans le monde dans un mouvement dialectique – cette dialectique ne relevant en aucune manière du mouvement d’autodétermination du concept, mais de la libre conversion philosophique et démocratique du sujet. La nécessité du conflit entre le monde et la philosophie est donc d’un autre ordre que l’accomplissement de l’Idée dans l’histoire ; c’est une exigence dont la véritable positivité tient à l’accomplissement par l’homme de son être propre et de l’être du monde. Mais si conflit permanent il y a entre philosophie et monde politique, c’est que même l’engagement politique du philosophe ne pourra jamais réconcilier pleinement l’être, qui se fait transcendance, ou dissidence, et l’apparaissant dans une seule et même loi. Au début des années 1930, dans un texte de jeunesse intitulé « Remarques sur la position de la philosophie dans et en dehors du monde »170, Patočka montre en effet que ce conflit qui existe entre la philosophie et le monde n’est pas contingent, mais tient à l’idée générale dont la philosophie est la réalisation concrète : la possibilité authentique de l’homme est de connaître le monde en totalité, mais le sujet ne peut saisir cette possibilité qu’en abandonnant le sol du monde, en le transcendant, alors même qu’il est fondamentalement un être-aumonde. Le rapport du sujet au monde est donc caractérisé par un double mouvement : le mouvement hors du monde a pour corollaire inévitable le mouvement inverse de retour au monde, si la liberté ne se veut pas un départ vers un royaume absolu, mais une responsabilité, un devoir envers ce monde. Le problème vient du fait que pour accéder au monde en totalité, 169 Cf. P. Ricœur, « Le juste entre le bon et le légal » (1991), in Lectures 1, autour du politique, Points-seuil, 1999, pp. 176-195. 170 Cf. Liberté et sacrifice, pp. 13-25. 75 c’est-à-dire à la phénoménalité, le sujet doit rompre avec l’attitude naturelle associée à la vie naïve, ce qui constitue le propre de l’épochè. Entre l’attitude naturelle et l’attitude philosophique, il n’y a pas de sol commun, pas de terrain d’entente, la philosophie et le monde ne parlant pas le même langage. C’est cette incompréhension fondamentale qui condamne le philosophe à être toujours en porte-à-faux vis-à-vis du monde, à moins qu’il n’adopte les principes et les règles du langage positif en objectivant sa pensée dans différentes thèses, telles, par exemple, le matérialisme ou le psychologisme. Si, au contraire, le philosophe persiste dans une attitude désobjectivante, interrogeant sans cesse le sens des choses afin d’en arriver à la vérité, le conflit entre la philosophie et le monde ne fait que s’exacerber, notamment lorsque le monde prend la figure de l’Etat. Dans l’Apologie de Socrate, le différend originaire entre le langage philosophique et le langage mondain est porté à son comble : « Et moi, à présent, je vais m’en aller reconnu par vous coupable, par vous condamné à mort, tandis qu’ils s’en iront, eux, après qu’ils auront été, par la Vérité, jugés coupables d’improbité et d’injustice ! Je m’en tiens, moi, à la peine que vous m’avez fixée, et eux, à la leur : voilà sans doute comme il fallait probablement qu’il en fût, et il en est, je crois, parfaitement ainsi. »171 Cet extrait du troisième discours de Socrate pose selon Patočka une question essentielle : l’Etat a-t-il le droit et l’autorité pour juger et évaluer son propre jugement ? ou ne doit-il pas s’en remettre à une instance capable de déterminer l’authenticité de son verdict ? Mais si cette instance est celle-là même contre laquelle il lutte, que se passe-t-il ? L’Apologie a montré que le monde, qui se défend et se ferme contre la philosophie, ne peut la juger sans simultanément se priver des moyens d’accéder à lui-même. La vérité a ainsi condamné le monde à être privé d’elle. La condamnation à mort de Socrate condamne en même temps le monde à l’inauthenticité, à l’absence de vérité. Le discours socratique est en rupture avec le monde ; il symbolise l’acte par lequel le conflit entre la philosophie et le monde est poussé jusqu’au point de non retour. Dans le monde des affaires humaines, il faut bien avouer que c’est l’injustice qui règne, et que le philosophe, s’il a pour principe de rester fidèle aux lois de sa cité, donc à la cité elle-même, doit accepter de subir le jugement injuste des hommes, et affronter sans crainte la mort qui en résulte. Car est-il juste de se soustraire aux lois de la cité réelle lorsque nous faisons l’objet d’un jugement inique ? La seule chose que le droit nous permet n’est-elle pas de nous défendre par la parole, mais de nous soumettre lorsque la sentence est prononcée ? C’est, selon Patočka, la question que pose le 171 Cf. Platon, in Apologie de Socrate, trad. fr. Léon Robin et M.-J. Moreau, Folio essais, 1997, troisième discours de Socrate, 39b, p. 63. 76 Criton, dialogue platonicien qui fait suite à l’Apologie de Socrate172. La réponse à cette question est, nous le savons, négative. Mais Patočka va tenter de montrer que l’attitude socratique, loin d’être un hymne à la soumission de l’individu à l’Etat, a fortiori lorsque celui-ci est injuste, est au contraire un mouvement de l’âme vers le monde, afin de renforcer, au-delà du conflit qui les déchire, les liens qui les unissent. Comment ne pas penser, dans ce cas, à la signification que les dissidents tchèques ont donnée à la Charte 77 : « Les signataires de la Charte 77 ne prétendent à nulles prérogatives ni fonctions politiques ; mais ils écartent aussi toute prétention à représenter quelque chose comme une autorité morale, une « conscience » de notre société. Ils ne se jugent supérieurs à personne ni ne condamnent personne. Leur effort se borne à souligner pourtant avec énergie qu’il existe une autorité supérieure qui oblige les individus dans leur conscience personnelle et les Etats au moyen de la signature de leurs représentants sur des pactes internationaux de signification fondamentale. Que cette obligation n’est pas fonction de l’opportunité, d’après les règles de convenance et de disconvenance politique, mais que leur signature signifie l’obligation de subordonner la politique au droit et nullement le droit à la politique. »173 Derrière l’apparente humilité des intentions de la Charte 77, il faut déceler la force qui anime les dissidents dans leur détermination à faire appliquer les principes fondamentaux des droits de l’homme, mais aussi comprendre que cette volonté est indissociable d’une fidélité sans bornes à un pays qui a fait ce qu’ils sont. II.2.3. Légalité démocratique et subjectivité dissidente Le problème qui se pose à ce stade de notre étude est celui du rapport qu’entretient le sujet dissident avec les lois de son pays, et avec la légalité en général. Reprenons les analyses patočkiennes du Criton. Criton, ami dévoué et compagnon de jeunesse de Socrate, ne parvient pas à comprendre pourquoi Socrate refuse l’aide qu’il lui propose. Criton souhaite faire sortir Socrate de la prison où la délégation de Délos est sur le point de venir le chercher pour le mettre à mort, mais le philosophe n’en a que faire. L’attitude de Socrate paraît absurde : échapper, par la fuite, à la sentence prononcée par le tribunal d’Athènes semble encore le meilleur moyen de montrer à la face du monde que le philosophe a été victime de l’injustice de sa cité. Refuser l’exil est cependant pour Socrate un devoir, car entre être 172 Cf. Le commentaire du Criton réalisé par Patočka, in Les Temps modernes, mai-juin 1998 (trad. fr. P. Merlier et Y. Boisselet). 173 Cf. « Ce qu’est la Charte 77 et ce qu’elle n’est pas », Istina, 1977, p. 200. 77 victime de l’injustice et commettre l’injustice, le pire des deux maux est toujours et en toutes circonstances le second. « Examine donc maintenant, avec grande attention même, si, toi aussi, tu es en communauté de vues avec moi, si tu penses ce que je pense, et si, dans notre délibération, nous devons partir de ce principe, que jamais il n’y a de rectitude, ni à commettre l’injustice, ni à répondre par l’injustice à l’injustice, ni, par un mauvais traitement dont on est victime, à rendre un pareil mauvais traitement (…) car tel est mon sentiment à moi, depuis longtemps comme à présent encore. »174 Il ne faut pas rendre un mal pour un mal : Socrate fait de cet énoncé un principe, qui n’est pas l’objet d’une représentation, mais une conviction présente dans le sujet avant toute réflexion, un « sentiment » moral qu’il possède en lui quasiment de tout temps – « depuis longtemps ». L’éthique socratique reposerait donc sur un fondement pré-réflexif, dont on ne nous dit pas l’origine, simplement là, donné et accepté comme tel. C’est en ce sens que Patočka parle de la « souveraineté du sentiment moral »175. Car même si le sens de la vie est problématique, cela ne signifie pas qu’il faut céder au relativisme le plus débridé ; il existe des principes inconditionnels qui deviennent thématiques dans la vie politique, mais qui sont déjà présents sous la forme d’un sentiment originaire dans le mouvement d’acceptation, par lequel l’autre m’accueille dans le monde et me met à couvert. Patočka écrit que le sentiment était pour Palacký176 le foyer créateur de l’esprit humain, et il semble reprendre à son compte cette conception. Le sentiment n’exprime pas la simple influence des agents extérieurs sur la subjectivité, qui adopte en ce sens un comportement purement passif, il est à la fois ce qui « réunit en soi toutes les influences extérieures qui agissent sur l’homme et les fait apparaître, transformées, en tant que concepts et idées. L’activité de l’esprit implique une manière d’amourpropre, un amour non pas du soi factuel, mais de l’idéal qui vit en nous, une aspiration à vivifier, à étendre et à intensifier l’être propre. Le principe de l’esprit est l’unité, la liberté, l’autonomie. C’est de là que découlent les lois de la morale et de la justice, contraignantes pour tout le monde »177. 174 Cf. Platon, Criton, trad. fr. Léon Robin et M.-J. Moreau, Folio essais, 1997, p. 85. Cf. « Ce qu’est la Charte 77 et ce qu’elle n’est pas », Istina, 1977, p. 199. 176 PALAČKY, František (1798-1876), historien, animateur de la vie culturelle et homme politique, est la personnalité la plus marquante de la renaissance nationale tchèque aussi bien sur le plan scientifique qu’au point de vue moral (le « Père de la Nation »), auteur d’une monumentale Histoire de la nation tchèque en Bohême et en Moravie. Les deux principes qui lui servent à définir le caractère spécifique de l’histoire tchèque sont, d’une part, l’idée religieuse de la Réforme, d’autre part, l’esprit démocratique. Le sens de cette histoire réside donc dans la résistance opposée au Drang nach Osten des Allemands (porteurs de l’idée du féodalisme et de l’absolutisme) et la période hussite en représente le point culminant. Chef politique de la nation à partir de 1848, il prône un « austroslavisme » fondé sur une fédéralisation équitable de l’empire. Sa pensée exerce une profonde influence sur Masaryk qui dit, dans ses entretiens avec Karel Čapek : « Dans Palacký, j’ai trouvé une profonde justification philosophique de mon programme politique, c’est à lui que je dois ma conception de la question tchèque, mon point de vue sur la Réforme tchèque et l’idéal d’humanité ». Cf. L’idée de l’Europe en Bohême, p. 218. 177 Cf. « La philosophie de l’histoire tchèque », in L’idée de l’Europe en Bohême, pp. 124 et 125. (Souligné par nous.) 175 78 Pour réintégrer cette définition du sentiment dans la pensée de Patočka, nous pouvons dire que la déclôture du monde, qui devient dans le mouvement de vérité une ouverture à l’être, est indissociable d’un sentiment d’amour et de respect qui oblige envers soi-même et envers l’autre. Et le devoir n’est pas autre chose que cette donne originaire de la moralité qui définit l’être humain, et qui doit nécessairement s’incarner dans les lois d’un pays afin que le vivreensemble soit possible de manière ordonnée et civilisée. Ce « sentiment » du devoir permet à Socrate de montrer que le philosophe n’est pas un traître, non simplement de façon contingente, mais essentiellement, car il ne peut agir contre ce qui fonde l’Etat, c’est-à-dire contre la loi. Bien entendu, tout devoir moral implique, entre autre, l’obligation du sujet de se défendre contre toute injustice commise à son égard. Mais cette résistance va de pair avec le respect de la légalité. Socrate est là-dessus catégorique : avait-il convenu avec la cité qu’il n’obéirait qu’à des jugements et des commandements justes ? L’objet d’une convention n’est-il pas précisément l’obéissance inconditionnelle du sujet ? Le contrat démocratique avait laissé au philosophe la possibilité de persuader les citoyens athéniens de son innocence mais, une fois jugé, il devait obéir, sans quoi il aurait remis en cause l’existence même de la cité. Cela signifie que la légalité ne peut être bafouée ; elle est à l’origine de la constitution sociale sur laquelle est fondée toute civilisation, si bien que toute injustice commise à son égard risque en même temps de faire disparaître la possibilité de l’être-en-commun. Ce ne sont donc pas les lois, mais les hommes, qui sont à blâmer pour la condamnation injuste de Socrate, car lui-même avait déjà reconnu que dans les lois empiriques et démocratiques de sa cité se manifestait une participation à la loi absolue. Le philosophe sauve ainsi la légalité réelle pour ne pas trahir la légalité authentique, celle qui exprime la moralité que tout homme porte en lui et qui le définit en propre. Inversement, le fait de ne pas s’évader montre que le philosophe reste en communication avec la cité réelle, que le conflit qui les oppose n’est pas strictement personnel, que la conversion philosophique concerne tous les citoyens au même titre, et pas seulement un penseur isolé, coupé d’un monde qu’il méprise et auquel il se croit supérieur. Force est de noter que Patočka reprend cette idée dans son explication de la Charte 77. Il rappelle en effet que les dissidents ne se jugent pas au-dessus des lois et ne condamnent pas ceux qui ne luttent pas de leur côté. La subjectivité dissidente n’est aucunement une autorité morale. Seule la vérité l’est. Le sens de l’attitude socratique dans le Criton est alors le suivant : la victoire remportée dans une querelle spirituelle – ce qui fait l’objet de l’Apologie de Socrate – ne donne absolument aucun droit à la révision d’une querelle mondaine, et c’est seulement en 79 maintenant les deux jugements que paradoxalement le jugement spirituel, celui de la vérité, conserve sa validité. Mais, comme nous l’avons vu, le paradoxe n’est qu’apparent puisque l’erreur du jugement mondain vient entièrement de ceux qui appliquent les lois, et non des lois elles-mêmes. La conciliation de la résistance non-violente à l’injustice et du respect de la légalité n’est donc pas paradoxale et ne souffre d’aucune inconséquence, bien au contraire : elle fait surgir un problème fondamental quant à ce qui constitue en propre la vie politique. Patočka insiste fortement dans la Charte 77 sur le fait que la défense de la liberté et des droits individuels ne passe pas avant tout par la proposition d’un modèle politique et économique alternatif, comme si décréter le passage de la propriété collective à la propriété privée des moyens de production, ainsi que la mise en place d’élections libres, pouvait changer de façon radicale à la fois les mœurs politiques d’un pays et la qualité des hommes au pouvoir. La transition démocratique dans les Etats d’Europe centrale et orientale, à laquelle Patočka n’a pas assisté, montre que les élites politiques communistes ont entrepris une transformation précoce, avant 1989, des rapports de propriété, et reproduit ainsi, au seuil du changement de régime, une position dominante dans le système à la fois politique et économique. Ce qui signifie que Patočka et les autres dissidents avaient raison lorsqu’ils affirmaient que la solution au problème post-totalitaire se situait à un niveau plus profond que celui des changements techniques de gouvernement : elle supposait et exigeait le réveil de chaque conscience morale individuelle et la responsabilité politique de tous les citoyens envers leurs droits et devoirs civiques. Et pour cela, il fallait que les citoyens tchécoslovaques adoptent une attitude socratique en en appelant aux engagements formulés par l’Etat de façon à la fois interne et externe. C’est ce que signifie la Charte 77 sur le plan de l’action concrète menée par les dissidents : résister à l’Etat dans le cadre de la légalité, qui n’était autre, au niveau constitutionnel, que celle d’un régime démocratique – l’Etat poussant même la « fiction constitutionnelle »178 jusqu’à ratifier, en 1975, les accords d’Helsinki. Rester dans le cadre de la légalité n’est donc possible que sous certaines conditions : l’attitude socratique ne prend tout son sens que dans un régime dont les lois sont démocratiques, c’est-à-dire participent, selon une terminologie moderne, à l’idée des droits de l’homme, bien qu’elles ne soient pas appliquées avec sagesse par les personnes qui s’en font les médiateurs. La subjectivité dissidente doit donc respecter toujours et en toutes circonstances la légalité démocratique de son pays, car de telles lois respectent l’être humain : 178 Cf. R. Aron, « Fictions constitutionnelles et réalité soviétique», in Démocratie et totalitarisme (1965), Folio essais, 2001. 80 « (…) elles lui donnent la possibilité de devenir pleinement un homme, (…) elles réglementent le mariage, l’éducation, la vie civile, (…) elles donnent en même temps à chaque adulte la possibilité de partir, même avec tous ses biens, là où bon lui semble, et de plus, la possibilité de « persuader la loi », la possibilité de changer les ordonnances légales par un vote politique. C’est là que se situent les lois, non pas comme un pouvoir qui ne prêterait aucune attention à la personne, la foulant aux pieds ainsi qu’on le pratique sans doute dans certaines sociétés primitives, mais bien plutôt comme une autorité paternelle qui requiert le respect et la piété. Car les lois sont en effet la cause de chaque individu, l’origine du fait qu’il est ce qu’il est, au sens plus éminent encore que ses parents biologiques »179. La subjectivité dissidente, définie par une certaine immanence à soi qu’elle n’acquiert que dans la vie proprement politique, n’est pas incompatible avec la transcendance d’une légalité capable de limiter un individualisme absolu qui serait destructeur pour la vie en commun. La légalité de la cité réelle doit cependant pouvoir être remise en cause par la communauté dans son ensemble, ou par ses représentants légaux, afin d’approcher toujours plus des lois qui régissent la cité authentique. La conversion démocratique et philosophique du sujet requiert donc, jusque dans la résistance à l’injustice, ce respect pour ce qui fonde notre humanité. Et dans la mesure où l’humanité dont nous parlons est essentiellement européenne, il s’agit maintenant d’analyser comment et jusqu’à quel point cette conversion a pu déterminer le sens de l’Europe. II.3. L’expérience totalitaire ou l’histoire européenne à contre-sens II.3.1. Le sens de l’Europe comme « soin de l’âme » Nous avons montré précédemment que l’histoire européenne – qui est aussi l’histoire en général pour Patočka – commence là où le sujet rompt avec le sens donné et découvre son caractère éminemment problématique, conscience qu’il ne peut prendre que lorsque s’ouvre à lui un espace de liberté, proprement politique, toutefois régi par une légalité qui fonde à la fois la possibilité d’une vie en commun authentique et l’auto-compréhension du sujet par luimême. Le fait que le sujet puisse et doive penser son action par référence à l’horizon éthique 179 Cf. Le commentaire du Criton réalisé par Patočka, in Les Temps modernes, mai-juin 1998 (trad. fr. P. Merlier et Y. Boisselet), p. 79. 81 d’autonomie n’a donc rien d’anhistorique ou d’essentiellement transcendantal ; il est rendu possible par la dialectique de l’acceptation et de la dissidence vis-à-vis du sens donné, qui est un phénomène essentiellement historique, car c’est lui qui crée l’histoire dans l’avènement conjugué de la politique – sous la forme de la démocratie – et de la philosophie. Et si la figure socratique est tellement prégnante dans cette évolution de l’humanité européenne, c’est qu’il ressort des analyses de l’Apologie et du Criton que Socrate « est celui à qui un but propre et le bien commun tiennent plus profondément à cœur que ce qui n’appartient que secondairement à la communauté : que son souci de l’âme est donc un souci expressément politique »180. Pourquoi le souci de l’âme est-il un souci expressément politique ? Et avant tout, qu’est-ce que le souci, ou plutôt le soin de l’âme (peče o duši) ? L’âme est précisément ce qui en l’homme est capable de vérité181. Etre capable d’une chose, c’est avoir en soi la possibilité d’accomplir cette chose, de la faire venir au monde, de la rendre apparaissante. Le soin de l’âme peut donc tout d’abord être interprété comme le souci qu’a l’homme de manifester la vérité. Mais pour que la vérité puisse devenir en l’homme phénomène, il faut au préalable que l’homme ait une compréhension essentielle de ce qu’est la manifestation. Le soin de l’âme ne commence que là où le sujet s’étonne que l’étant apparaisse et se demande pourquoi il se manifeste tel qu’il se manifeste. Le soin de l’âme est à ce titre toujours simultanément un souci pour l’étant en totalité, c’est-à-dire pour le monde. Car la vérité n’est pas adéquation, mais le mode sur lequel les choses apparaissent telles qu’elles sont, se dévoilent, et le monde, selon Patočka, est cet a priori universel de toute expérience, dont le mouvement rend possible tout apparaître. « Le soin de l’âme découle en son fond de cette proximité de l’homme à l’apparaître, au phénomène en tant que tel, à cette manifestation du monde en totalité qui se produit dans l’homme, avec l’homme. »182 Or l’espace propre de la phénoménalité est le monde politique, dans lequel l’homme permet aux choses de se montrer telles qu’elles sont par la parole et dans l’action. Le soin de l’âme révèle donc sa possibilité authentique dans l’espace public de la cité : être un souci pour le bien commun, qui n’est autre qu’un souci du juste et du vrai. L’homme n’est donc juste et véridique que s’il se soucie de son âme : cette affirmation constitue par excellence l’héritage grec, avant même qu’il soit celui de Socrate. Elle exige de quitter la présence immédiate de la totalité au simple regard pour entrer dans la concrétude de 180 Cf. Ibid., p. 68. Cf. « Qu’est-ce que le phénomène ? Phénoménologie et philosophie phénoménologique, phénomène et vérité », in Platon et l’Europe, p. 35. 182 Cf. Ibid., p. 35. 181 82 ce qui se manifeste. Prendre soin de son âme, ce n’est donc pas trouver refuge loin de ce monde, mais au contraire affronter le réel dans toute sa problématicité. Comment et pourquoi les choses se montrent-elle à nous ? Deux pensées antagoniques ont tout d’abord répondu à cette question, celle de Démocrite et celle de Platon. Il ne s’agit pas ici d’exposer en profondeur leur système, mais de voir ce qui a interpellé Patočka dans leur conception du soin de l’âme. Dans une perspective matérialiste, Démocrite comprend dans un premier temps l’âme comme une pure passivité ; elle est fondamentalement orientée vers l’être-àdécouvert des choses mêmes, qui la remplissent de l’extérieur, bien que ce soit sur un mode déficient. La déficience, c’est le mode sur lequel la totalité se présente à nous dans l’apparaissant. La part d’activité qui revient au sujet philosophique est alors de rectifier cette déficience grâce aux mathématiques qui, par les figures géométriques, nous permettent d’atteindre à l’invisible de la donation, c’est-à-dire à l’atome. Puisque l’atome est la vérité de l’être et qu’il est un pur présent, se soucier de son âme revient à vivre du présent en tant que tel, ou encore à partir de ce qui est éternellement. Il faut donc, selon Démocrite, une grande discipline de l’âme pour que celle-ci reste vigilante à l’égard d’elle-même, c’est-à-dire à l’égard de l’absolu réel qui se donne à elle en venant remplir son essentiel manque d’être. Contrairement à Démocrite, le soin de l’âme ne réside pas pour Platon dans la connaissance, car celle-ci n’est qu’un moyen pour l’âme de devenir ce qu’elle peut et doit être183. C’est alors dans la conception platonicienne que le soin de l’âme devient un véritable souci d’être, et non un égoïste souci d’avoir, car toute possibilité ne s’ouvre et tout devoir ne s’accomplit que dans une communauté politique, si bien que l’âme ne prend soin d’elle-même que lorsqu’elle soucie de l’autre et du bien qui leur est commun. Mais Platon répond à la question de l’immortalité de l’âme d’une façon que Patočka ne peut accepter. L’âme immortelle (idea) est pour Platon un principe métaphysique, car elle est le véritable étant qui unifie et détermine la totalité du réel. Et c’est parce qu’elle est immortelle qu’elle est digne de soin. Cela signifie que l’idéalisme subordonne la finitude de l’existence à un étant pré-existant qui lui donne sens. Or, pour Patočka, la mort est la vérité même de l’existence. C’est dire que celle-ci est fragile, toujours à conquérir contre sa propre corruption physique et morale, et qu’il n’y a pas de Dieu pour la sauver du destin qui peut l’entraîner inéluctablement vers sa disparition. L’association du verbe « pouvoir » et de l’adverbe « inéluctablement » semble ici paradoxale, cependant Patočka pense lui aussi une certaine immortalité de l’âme. Contrairement à Kant, il n’en fait pas un postulat de la 183 « Toutefois, Platon ne se soucie pas de l’âme afin qu’elle puisse parcourir l’univers comme ce qui est éternel. Au contraire, l’âme parcourt l’univers afin de devenir ce qu’elle doit être ». Cf. « La question de la philosophie (…) le soin de l’âme et l’héritage européen », in Platon et l’Europe, p. 91. 83 subjectivité pratique, mais simplement une possibilité. C’est parce que l’existence est finie que l’âme est digne de soin, et c’est parce qu’elle est digne de soin qu’elle peut être rendue immortelle. Donc, si l’âme immortelle est depuis Platon le « bien suprême de l’homme européen »184, c’est que l’immortalité authentique est la possibilité qui réside en chacun de nous de sacrifier sa vie plutôt que de perdre son âme. Rester juste et véridique en toutes circonstances dans le monde des affaires humaines, voilà la seule immortalité que tout sujet puisse attendre et espérer. Le soin de l’âme n’est donc pas simplement l’acte par lequel je viens à contempler ce qui constitue mon être propre ; c’est au contraire une activité pratique qui informe la totalité de ma vie, en tant qu’elle porte sur la relation authentique que j’entretiens avec le monde dans tous les domaines de mon existence. « Le souci de l’âme signifie : la vérité n’est pas donnée une fois pour toutes, elle n’est pas non plus l’affaire d’un simple acte d’intelligence et de prise de conscience, mais une praxis continue d’examen, de contrôle et d’unification de soi-même, qui engage et la vie et la pensée. »185 Patočka revient à une interprétation très socratique de Platon en faisant du soin de l’âme la forme pratique de la découverte du monde et du rapport explicite de la subjectivité au monde. Cette interprétation rend compte de l’unité originelle des différentes conceptions du soin de l’âme dans la philosophie grecque, et ce malgré la divergence qui existe entre leur point d’aboutissement, autrement dit sur la définition qu’elles ont de la vérité dont l’âme est capable. Le soin de l’âme est fondamentalement cette faculté de mettre en question l’étant dans sa manifestation, d’en interroger le sens, et de faire du sens un problème, c’est-à-dire un moment de l’Idée ou de la vérité. Celle-ci ne se révèle en effet que dans l’écart entre le pensé et le non-pensé auquel nous sommes introduits par la question du fondement premier de toute chose. Le soin de l’âme est ainsi un rapport à l’être qui ne s’explicite que dans un dialogue avec le monde – un monde qui n’apparaît au sujet que sur un mode déficient. La déficience est le négatif qui fait de l’âme, ou de la subjectivité, une activité dialogique, c’est-à-dire ouverte à l’altérité. Le dialogue n’a ni commencement ni fin, il est l’illimité de la parole qui se donne et qui se reçoit sans jamais réussir à se clore dans l’accès à une vérité absolue. Il est pur approfondissement du mystère de l’être qui nous rassemble et fonde la vie en commun, car il est l’objet universel de notre quête à tous. C’est pour cette raison que la politique et la philosophie sont les pratiques humaines les plus à même de faire découvrir au sujet ce qu’il en est à la fois dans son existence et dans son rapport à l’altérité mondaine. Les écrits de Patočka sont portés par la conviction que c’est ce rapport à l’âme, c’est-àdire cette juste et authentique relation du sujet à lui-même et à l’autre, qui fonde l’Europe et 184 185 « Le sens du mythe du pacte avec le diable », in L’écrivain, son « objet », p. 129. Cf. « L’héritage européen », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, pp. 109 et 110. 84 en fait une grande communauté. Or, rappelons-nous que selon Héraclite le commun est polemos et la justice discorde (diké = eris), si bien que la puissance née du conflit est une âme qui sait discerner entre l’être et l’étant, entre ce qui est et ce qui apparaît, qui a conscience que l’apparaissant n’est pas tout, et que l’invisible est ce qui fondamentalement nous constitue. Qu’en même temps, comprendre ce conflit, c’est l’avoir déjà dépassé et accéder ainsi à l’être, à ce qui est juste et vrai, dans une « entre-vision »186 qui unifie tout – une unification indissociable de l’abandon des mythes dans la structuration de la vie collective, réalisée pour la première fois dans la polis grecque. Cet esprit de discernement n’en est pas pour autant un bien infrangible, conquis une fois pour toutes, il est au contraire d’une extrême fragilité – comme le sont d’ailleurs l’action et la parole chez Arendt – redevable à la résolution d’un conflit ; il doit être toujours à nouveau combattu, disputé, pour pouvoir être conservé. L’Europe est donc en ce sens une communauté unie dans la discorde, son conflit interne résidant dans une lutte pour préserver l’essence de la vérité, qui n’est autre que la liberté humaine, puisque celle-ci est soin de l’âme187. L’Europe est donc en son fond dissidente, puisque son principal combat est un combat pour la liberté essentielle de l’humanité, conjugué à la recherche de la légalité authentique qui régit les rapports entre les hommes. Le phénomène de la dissidence, tel que nous l’avons observé dans l’histoire européenne, est une manifestation de cette « âme ouverte » dont on se soucie et que l’on défend contre toute aliénation à une volonté totalitaire. Nous utilisons l’adjectif « totalitaire » en un sens large : il désigne toute politique expansionniste et universaliste visant à élargir un espace vital particulier à la totalité du monde par la violence, ou à redéfinir le réel par une idée elle-même universelle, mais appliquée uniformément, indépendamment des identités individuelles ou collectives, en faisant usage de la force. En tant qu’unité dans la discorde, soin de l’âme, l’Europe ne peut accepter un tel universalisme monolithique. Elle doit être comprise comme une pluralité d’identités (y compris les identités nationales, mais en aucun cas seulement nationales, ou avant tout nationales) qui ne doivent pas être dépassées ou nivelées, mais qui ne doivent pas non plus rester figées sur et en elles-mêmes, car l’idée de l’Europe « signifie l’universalité, la validité universelle de l’esprit »188. Le sujet dissident est le sujet de cette Europe qui, tout en affirmant le primat de l’universalité, respecte les identités culturelles dans la mesure où elles sont conciliables avec ce qui fonde notre humanité, c’està-dire l’autonomie individuelle. Dans la perspective actuelle de l’élargissement de l’Union 186 « Dans ma conception, telle que j’ai essayé de la définir ici, l’Europe repose sur un seul pilier, et ce parce que l’Europe est entrevision, une vie fondée sur le regard dans ce qui est ». Cf. Ibid., p. 100. 187 Cf. « Introduction, situation de l’homme, situation de l’Europe », in Platon et l’Europe, p. 20. 188 Cf. « La culture tchèque en Europe », in L’idée de l’Europe en Bohême, p. 134. 85 européenne, cela veut dire que nous ne devons pas rajouter ou adjoindre les pays d’Europe centrale sans les prendre en compte comme éléments constitutifs à part entière dans la communauté, car leur expérience historique fait partie intégrante de l’histoire européenne et participe à la mise au jour de son sens téléologique. II.3.2. L’héritage dissident en Bohême : origine et trahison Patočka ne veut ni exagérer ni sous-évaluer la contribution de l’expérience tchèque à l’histoire européenne, et il ne veut pas non plus la reconstruire a posteriori dans le but de réveiller le nationalisme est-européen. Au contraire, toute sa démarche consiste à montrer que l’Europe a un sens, celui du soin de l’âme, qui est une activité dissidente, et que chaque nation, chaque culture ou chaque pays européens, pour peu qu’ils ne soient pas fermés sur eux-mêmes, co-participent à l’auto-manifestation de ce sens, et ainsi à l’auto-compréhension de l’humanité européenne par elle-même. En outre, réalisée dans les années 1960, l’analyse patočkienne de l’histoire tchèque et de sa philosophie189 fait directement écho à l’entreprise dissidente tchèque : face à la conscience impersonnelle, incontrôlable et irresponsable du système (post-)totalitaire, reposant sur la nécessaire légalité d’un sens historique objectif, il fallait préserver les traces fragmentaires d’une histoire nationale plus contingente, mais non pas moins sensée. Ce retour critique sur l’histoire de la Bohême devait en effet amener les Tchèques à prendre conscience de la mission que chaque nation, chaque culture ou chaque pays européens se doit d’accomplir, même si, l’expérience le prouve, les échecs et les erreurs en jonchent le parcours. « La Bohême médiévale est donc, comme nous essaierons de le montrer, un champ ouvert à de grandes tâches historiques, à des possibilités qui sont effectivement entrevues et résolument saisies. Un pays sis sur la grand-route de l’expansion de l’Europe occidentale, un pays doté très tôt d’une organisation politique suffisante pour ne pas se dissoudre dans l’avance de l’Occident vers l’Est, un pays qui (…) est destiné à devenir nécessairement un des pays d’avenir de l’Europe. La seule question est de savoir qui sera le réalisateur. (…) Cette grandeur procède des mêmes sources que dans le reste de l’Europe occidentale, car les problèmes de la Bohême sont, durant cette période, en grande partie identiques à ceux de l’Europe comme telle. Or, comme c’est alors l’Europe qui constitue le monde historique, les problèmes qu’on s’applique à résoudre en Bohême sont, du moins pour une part, des problèmes mondiaux. »190 189 190 Cf. « Qu’est-ce que les Tchèques ? », in op. cit., pp. 13-113. Cf. Ibid., p. 16. 86 Le point de départ des analyses de Patočka est en effet le Moyen-Âge. Le philosophe cherche à comprendre ce qui va déterminer les événements qui se produiront par la suite, dont le principal est, selon lui, le surgissement de l’homme post-chrétien. La chrétienté occidentale hérite des deux catastrophes historiques qui ont cependant réussi à préserver, sous une forme renouvelée, le thème du soin de l’âme : la chute de la polis grecque et celle de l’Empire romain. Dans l’Empire romain, le soin de l’âme – souci expressément politique de la liberté humaine thématisé par la philosophie grecque et réalisé par la démocratie athénienne – avait pris la forme d’une aspiration à étendre le droit à l’ensemble de la communauté impériale. Sur cette base, la chrétienté occidentale généralise cette aspiration tout en la transformant dans l’idée de sacrum imperium, qui s’étendra à la Bohême. Dans cette transformation, c’est la question du rapport du pouvoir temporel au pouvoir spirituel qui est enfin posée. Sous ce rapport, et dans sa figure culturelle et politique, le catholicisme apparaît à Patočka comme « une des grandes synthèses européennes, peut-être la plus grande et la plus vivace »191. Si nous reprenons les Leçons sur la philosophie de l’histoire de Hegel, nous pouvons voir que cette synthèse n’est pas une unité substantielle, mais qu’elle marque au contraire la fin de l’unité indifférenciée du spirituel et du temporel, de la religion et de l’Etat, c’est-à-dire du moment de l’en-soi – premier moment dans le mouvement d’auto-détermination du concept. L’Eglise et l’Etat entrent en conflit dans la lutte pour la souveraineté, sous les formes de la théocratie et de la monarchie féodale. C’est le moment de l’être-là, qui correspond théologiquement à la figure du Fils et s’étend historiquement de la coalition entre Charlemagne et le Saint-Siège jusqu’au règne de Charles Quint192. Bien entendu, nous l’avons déjà amplement montré, Patočka ne partage pas la conception hégélienne de l’histoire, avant tout en ce qui concerne ses fondements philosophiques, mais nous pouvons cependant mettre en avant certaines affinités quant à l’explicitation du conflit qui se joue durant cette période. Cet ex cursus nous permet en effet de comprendre pourquoi Patočka pense que l’Europe médiévale est encore portée par une harmonie propre à une certaine vision du monde, mais que cette harmonie contient en elle un conflit plus ou moins latent. Le philosophe parle ainsi d’une « harmonie au-dessus de l’abîme », ou d’une « harmonie tendue, et réconciliée dans cette tension ». Contrairement à Hegel, le conflit est pour Patočka une forme synthétique qui engendre la communauté, si bien qu’il peut déjà parler d’une réconciliation alors que Hegel n’y voit qu’une différenciation destinée à être dépassée par la dialectique historique de la Raison. Cependant, tous deux reconnaissent que l’époque 191 Cf. « La culture tchèque en Europe », in op. cit., p. 167. Cf. G. W.F. Hegel, « Le monde germanique », in Leçons sur la philosophie de l’histoire, trad. fr. Gibelin, Vrin, 1998, pp. 263-315. 192 87 médiévale est déterminée par une tension extrême, et que celle-ci est véritablement significative pour la suite de l’histoire européenne. Le conflit, c’est celui qui existe entre les deux piliers sur lesquels repose le Moyen-Âge selon Patočka : le monde du rationalisme et de l’objectivisme antique, et le monde chrétien de l’avènement du salut. La Renaissance ne fait que poursuivre une tendance médiévale, celle qui pousse l’homme à l’objectivation, à la rationalisation et à la construction de l’apparaissant. Son pendant, c’est la Réforme, qui donne encore plus d’intensité à la dramatique représentation chrétienne du salut de l’âme. Tout en étant préservé dans le christianisme, qui en fait une activité de plus en plus intérieure, le soin de l’âme est désormais subordonné à un autre thème qui accapare et transforme un domaine après l’autre – la politique, l’économie, la foi et le savoir : il s’agit du souci d’avoir, de cet intérêt à la maîtrise et à la domination du monde extérieur. Nous ne reprendrons pas ici les thèses de Max Weber – que Patočka a amplement lu, mais qu’il ne cite que très rarement dans ses textes – sur les éléments qui dans la doctrine chrétienne du salut, et notamment dans sa version calviniste, ont permis à la chrétienté de s’adapter et de radicaliser ce souci d’avoir qui est à l’origine du capitalisme occidental. Plus intéressant pour notre propos est de montrer qu’à la même époque le soin de l’âme, en tant que souci d’être, est repris en Bohême par Jan Hus dans la célèbre formule : « La vérité vaincra ! ». Un siècle avant la Réforme de Luther, le réformateur tchèque Jan Hus prononce en effet une critique à l’encontre du comportement de l’Eglise, et nous pouvons y voir l’anticipation d’un phénomène historique qui rend incontournable le sens de la Bohême pour celui de l’Europe193. L’Eglise authentique, par opposition à l’institution réelle, fut redéfinie comme le corps des individus qui rendent visible leur élection par l’exemplarité de leur vie chrétienne. C’est l’idée du sacerdoce universel qui devient alors le thème majeur de la révolution hussite. La prêtrise n’est plus dans ce cadre une distinction ontologique qui sépare les laïcs des consacrés, mais une simple fonction. Patočka écrit à ce propos que « le thème universel (…) c’est la réclamation d’une réforme de l’Eglise et le nouveau sentiment de la responsabilité religieuse de chaque chrétien individuel, c’est-à-dire aussi du laïc. Le laïc devient plus exigeant vis-à-vis de sa propre religion, d’une piété plus fervente et d’une discipline plus austère, mais il exige aussi que l’Eglise tienne davantage compte de ses aspirations et de ses souhaits chrétiens. Lorsque ce thème s’allie avec l’idée d’une mission chrétienne particulière, d’une responsabilité spéciale pour l’ensemble de la chrétienté qui incomberait à ce pays précisément et à ceux qui l’habitent, on se trouve au seuil d’une nouvelle conception de l’organisation de la vie 193 A noter que dans son pamphlet « A la noblesse chrétienne de la nation allemande » (1517), Luther défend le mouvement hérétique, ou encore dissident, de Bohême. La réforme allemande serait ainsi venue prendre la relève du sacrifice hussite pour la liberté religieuse en Europe. 88 chrétienne, d’une portée incalculable, la troisième à s’affirmer dans le cadre du christianisme occidental : l’idée d’un christianisme laïque »194. Au bout de dix ans et quatre croisades contre les dissidents religieux hussites, le concile de Bâle reconnut le sacerdoce universel, symbolisé par la communion sous les deux espèces. Jan Hus, bien sûr, n’était plus de ce monde, brûlé pour hérésie au concile de Constance en 1414. Ce que Patočka retient de cet épisode de l’histoire tchèque est le sens du dévouement et du sacrifice sans réserve de ces dissidents qui ont combattu pour une conception entièrement éthique et spirituelle du christianisme, pour un « ascétisme dans le monde »195. Cette sécularisation du christianisme et de ses valeurs en Bohême, reprise par la suite dans l’ensemble de l’Europe, est pour Patočka un phénomène d’une importance fondamentale dans l’histoire européenne, car il va permettre de penser une responsabilité morale postmétaphysique, c’est-à-dire qui ne sera plus gagée sur un étant absolu, et qui pourra ainsi devenir un puissant facteur de coexistence dans l’organisation d’une vie politique proprement démocratique – une vie dans laquelle l’activité philosophique pourrait elle-même s’exercer librement. Dans ses « Remarques sur la position de la philosophie dans et en dehors du monde », il écrivait déjà que « toute grandeur tient en définitive à une percée de l’extra-temporel au sein du temps, mais la grandeur philosophique implique, en outre, la compréhension explicite de l’unité du temps et du supra-temporel »196. L’unité du temps et du supra-temporel, c’est l’union profonde de l’immanence du sujet et de la transcendance de l’être qui se réalise dans l’homme moderne, c’est-à-dire post-chrétien. Au 20ème siècle, la personnalité qui semble incarner le mieux le sujet post-chrétien en Bohême est le philosophe et homme politique Tomaš Masaryk, « un homme courageux, décidé, capable d’agir après mûre réflexion et d’après des principes », selon Patočka. La fondation de l’Etat tchécoslovaque en 1918 par Masaryk apparaît en effet comme l’exaucement d’un vœu séculaire, celui de l’instauration d’un Etat centre-européen autonome offrant refuge à l’esprit philosophique et aux tenants de la démocratie. Mais la capitulation de Beneš sous la pression hitlérienne en 1938, comme l’absence de soulèvement réel des Tchèques contre la répression du « Printemps de Prague » par les chars russes en 1968, sont à l’image d’un « peuple qui a prolongé sa vie en trahissant l’héritage paternel », écrit Patočka – en reprenant la phrase de Hartmann. « C’est la tragédie de la nation tchèque moderne que sa volonté de reconquérir l’égalité avec les grands par son endurance tenace dans le corps à corps ait été réduite à néant, sans doute pour 194 195 196 Cf. « Qu’est-ce que les Tchèques ? », in L’idée de l’Europe en Bohême, p. 39. (Souligné par nous.) Cf. Ibid., p. 43. Cf. Liberté et sacrifice, p. 13. 89 toujours, à l’instant même où s’offrait à elle une occasion unique dans l’histoire – cela, par la faute de l’homme médiocre, faible politicien, à qui elle avait confié son destin. »197 L’héritage paternel, au-delà de la seule action de Masaryk, c’est l’héritage dissident que les Tchèques, comme l’Europe dans son ensemble, tiennent du sens profond de la révolution hussite. Ce sens est celui du combat pour l’autonomie individuelle, jusqu’au sacrifice, au don de soi le plus total. Car, nous l’avons déjà dit, le soin de l’âme n’est effectif que lorsque nous préférons risquer la mort plutôt que de perdre notre âme en trahissant les principes qui fondent notre humanité, et au premier chef celui de notre responsabilité éthique. Le mal n’est donc pas dans la modernité avec laquelle émerge le concept d’autonomie, à savoir celui de la subjectivité post-chrétienne, dans une radicalisation de la conception dissidente du sujet, mais seulement dans une tendance de la modernité héritée à la fois du rationalisme objectiviste antique et de certains éléments du christianisme, celle qui subordonne totalement le souci d’être au souci d’avoir et engendre ainsi ce qu’Alain Renaut appelle l’ « Ere de l’individu », que Patočka serait plus enclin à nommer « Ere de l’âme fermée » – en référence à Jan Amos Komenský, dit Comenius. L’individualisme moderne n’est pas le tout de la modernité, mais c’est la tendance qui s’est imposée progressivement depuis le 16ème siècle, dans un monde sous l’emprise d’une technique qui exploite les hommes et les choses comme simples réservoirs de forces. II.3.3. Radicalisme totalitaire et surcivilisation européenne La question de l’individualisme est chez Patočka étroitement liée à celle du devenir de la civilisation européenne. Pour comprendre la dérive individualiste du sujet et les alternatives qui se proposent à l’homme, nous devons donc prendre en considération ce que le philosophe entend par « civilisation »198. L’histoire, nous l’avons vu, ne peut pas être simplement identifiée à la tradition, car c’est une tradition dont on a pris conscience en tant que telle, si bien que vivre historiquement, c’est, selon Raymond Aron, « à la fois conserver, revivre et juger l’existence des ancêtres ». La clôture particulariste du primitivisme vient du fait qu’elle ne contient que les deux premiers moments de l’historicité, alors que la civilisation remet en question le sens simplement donné dans une perpétuelle tension vers l’universel. A l’origine, la civilisation représente donc une rupture avec la vie naïve. Il existe cependant dès le début un conflit interne entre la transcendance du monde et la tendance à l’objectivation qui prend 197 Cf. « Qu’est-ce que les Tchèques ? », in L’idée de l’Europe en Bohême, p. 110. Nous fonderons cette analyse sur le texte de Patočka intitulé « La surcivilisation et son conflit interne », in Liberté et sacrifice, pp. 99-177. 198 90 sa source dans la métaphysique traditionnelle, c’est-à-dire dans une pensée qui met la subjectivité face au monde et non en lui. Le soin de l’âme, indissociable d’un souci pour la transcendance de l’être, disparaît alors progressivement et laisse place à un souci pour la domination du monde, une maîtrise qui ne devient réellement effective qu’avec les progrès de la technique moderne. Le plus important est ici de noter que dans le processus de rationalisation du monde, l’universel visé par la civilisation s’objective et se transforme en un universalisme expansionniste. Ce phénomène caractérise en propre la civilisation européenne moderne, qui est à ce titre une surcivilisation, c’est-à-dire une civilisation qui a réussi à pallier le manque d’universalité des autres civilisations par la puissance de la technique rationnelle, associée à la libre entreprise capitaliste qui discipline et divise le travail afin de permettre l’émergence d’un marché mondial enserrant tous les individus dans l’immense réseau de relations objectives déployé par ce mode de vie. L’individualisme moderne serait donc la conséquence nécessaire du souci de l’accumulation matérielle qui subordonne le problème de l’être à la mise à découvert totale de l’étant dans son absurdité quantifiable. Jusque-là les analyses de Patočka n’ont rien de novateur ; elles sont une reprise plus ou moins directe des thèses à la fois de Weber et de Heidegger. Cependant Patočka écrit son texte intitulé « La surcivilisation et son conflit interne » durant les années 1950, à une époque où la surcivilisation européenne, qui s’est étendue à la quasi-totalité du monde, est en crise. Deux de ses interprétations se partagent alors cette quasi-totalité du monde : la version modérée, représentée par le libéralisme politique, qui comprend l’universalisme de la surcivilisation comme un cadre dans lequel n’est résolue que la question des moyens, celle des fins étant laissée à l’appréciation de chacun ; et la version radicale, sous la figure du socialisme, qui fait de la rationalité scientifique l’ultime fondement de l’être, et qui installe ainsi l’absolu au sein de la quotidienneté. Malgré leurs différences profondes, et la brutalité à la fois physique et morale de leur conflit à travers le monde, Patočka montre que « les deux systèmes se rejoignent dans une indifférence commune à l’égard de tout ce qui n’est pas objectif, de tout ce qui n’est pas un rôle »199. Rappelons-nous que l’identification de l’individu à son rôle, à sa fonction, est caractéristique du travail, qui appartient nécessairement au mouvement de dessaisissement de soi dans les choses. C’est un mouvement du présent vers le présent, toujours pareillement inaccompli, toujours à nouveau purement instrumental. Il n’y a dans ce mouvement que des complexes référentiels instrumentaux, chaque objet renvoyant à un autre objet en vue de produire un 199 Cf. « La civilisation technique, est-elle une civilisation de déclin et pourquoi ? », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 148. 91 nouvel objet, si bien que la trame des références à l’intérieur desquelles la vie se meut rend à tout instant possible la compréhension de notre activité, et l’on pourrait ainsi croire que toute possibilité de rencontrer les réalités et de leur donner sens est épuisée dans la sphère de cette praxis – que celle-ci est le monde vrai et authentique de l’homme. Le libéralisme et le socialisme cèdent à cette illusion, le second d’autant plus qu’il est la forme radicalisée de la surcivilisation. Le collectivisme socialiste est donc en germe dans l’individualisme libéral, ces conceptions de la surcivilisation se caractérisant toutes deux par une définition de l’homme principalement axée sur la force de travail – nous la retrouvons aussi bien chez Locke que chez Marx, même s’ils en tirent des conclusions radicalement opposées sur la question de la propriété. Patočka ne veut pas dire par là que l’individualisme des démocraties libérales est une forme de totalitarisme, telle qu’il a pu se déployer dans l’ensemble des Etats communistes, mais simplement que ces deux versions de la surcivilisation reposent sur une métaphysique de la force. Sur ce point Patočka prend ses distances avec Heidegger. Alors que celui-ci repérait dans le mouvement qui se détourne de l’être dévoilant pour s’orienter vers les étants dévoilés l’essence du déclin de la civilisation technique, Patočka y voit un détour nécessaire en vue d’améliorer les conditions de vie et d’élargir le plus possible l’égalité des chances. Ces motivations authentiques sont à l’origine de la rationalisation technique du monde ; elles ne constituent en aucun cas une trahison vis-à-vis de l’être, mais elles correspondent à une clairvoyance moderne à l’égard de la souffrance du prochain. En ce sens, écrit Patočka, « le matérialisme peut être une manière de taire l’essentiel, un silence qui en serait cependant la seule expression adéquate ».200 C’est l’urgence de la souffrance humaine qui nous confronte à un impératif absolu, celui de sacrifier le discours sur l’être à l’action concrète et efficace, car la logique de la souffrance est la logique de la réalité, et l’impératif moral qui nous appelle ne nous fait pas entendre la voix de la raison abstraite mais celle de l’autre homme qui souffre dans sa chair. Pour que la civilisation technique ne soit pas une civilisation de déclin, il faut que toute action opérante soit rapportée à sa motivation authentique comme à l’horizon de toute donation de sens, c’est-à-dire à l’être. La métaphysique de la force, qui est présente tant dans l’individualisme libéral que dans le collectivisme socialiste, n’est pas en soi le fondement d’une civilisation décadente ; le moment de sa légitimité interne doit être non seulement saisi, mais aussi présent dans chacune de nos œuvres, afin que celles-ci ne soit pas détournées de leur sens premier. La critique patočkienne de la surcivilisation ne réside donc pas dans une 200 Cf. « La surcivilisation et son conflit interne », in Liberté et sacrifice, p. 170. 92 dénonciation pure et simple de la rationalité technique, mais du fait qu’elle tende à négliger tout ce qui relève de l’intériorité et de la transcendance qui la constitue. L’individualisme libéral contemporain n’est cependant qu’une des figures de l’individualisme moderne, celle qui coupe l’homme de son rapport au supra-mondain en faisant de lui un ego monadique, c’est-à-dire en le réduisant à l’immanence à soi d’une subjectivité définie comme force201. C’est à cette conception de l’individualisme que pense Patočka lorsqu’il écrit que « l’individualisme moderne se dévoile de plus en plus comme un collectivisme »202, l’impersonnalité objective du « on » collectif devenant la seule entité supérieure à laquelle les individus se rapportent dans leur existence atomistique. Il existe par ailleurs d’autres figures de l’individualisme qui gardent en elles un véritable contact avec ce qui rend possible l’autonomie individuelle. « L’individualisme de la Renaissance et celui du protestantisme, qui servent en définitive de base à la conception des droits de l’homme, sont ancrés dans un plan bien plus profond, où l’homme n’est pas indifférent à l’homme, dans un plan où on ne fait pas fond sur le côté coutumier et routinier de la « nature » humaine, mais où l’on en appelle à la possibilité et à la capacité qu’a l’homme d’opposer une résistance à ce qui s’impose à lui sous les apparences de la nécessité, voire de la supériorité absolue. »203 La notion de dissidence, dans laquelle est contenue celle d’une légalité authentique (les droits de l’homme), n’est pas étrangère à l’individualisme moderne, ne se réduisant pas en ce sens au règne de la quotidienneté et au souci d’avoir. C’est aussi une lutte intérieure contre tout ce qui en nous tend à objectiver le sens donné et l’histoire pour ne pas affronter l’inquiétante fragilité de l’existence humaine, ainsi que la responsabilité et la vigilance de tous les instants qu’elle implique à l’égard de l’autre comme de soi-même. Cette lutte proprement intérieure est le fondement de la lutte contre la misère extérieure, et non l’inverse, car c’est le soin de l’âme qui rend possible tout rapport authentique du sujet à l’altérité mondaine. Une certaine forme d’individualisme peut donc très bien être fondée sur l’auto-compréhension du sujet, ce qui n’est pas le cas pour le collectivisme. Dans celui-ci, l’étant est conçu comme entièrement manipulable et contrôlable, comme une force dont on doit actualiser tous les potentiels, si bien que ce qui échappe par essence à la détermination objective, à savoir l’être, se perd. La subjectivité tombe alors dans l’oubli d’elle-même, car elle ne voit pas que c’est sa propre activité instrumentale qui a provoqué le plus extrême des retraits de l’être. 201 Nous nous référons ici à l’interprétation de la pensée leibnizienne par Heidegger qui voit dans la monade une radicalisation de la saisie de la subjectivité comme activité, chaque sujet étant selon lui déterminé dans son essence par les deux modalités de la force (vis), c’est-à-dire la représentation (perceptio) et l’appetitus. Cf. M. Heidegger, in Nietzsche, Gallimard, 1971, II, p. 354. 202 Cf. « La civilisation technique », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 148. 203 Cf. « La surcivilisation et son conflit interne », in Liberté et sacrifice, p. 165. (Souligné par nous.) 93 La dénonciation d’une métaphysique de la force est donc avant tout valable pour ce que Patočka appelle la « dialectique interne » du radicalisme totalitaire de la surcivilisation. Celui-ci souhaite réaliser l’unité de la personne en abolissant par la violence la séparation du domaine public et du domaine privé – ou de l’Etat et de la société civile. « Extérieurement, l’opposition est en effet supprimée, dans la mesure où plus personne ne peut mettre sa vie privée à l’abri des ingérences publiques, mais la différence entre l’opinion privée et la profession de foi publique demeure – l’homme est plus déchiré qu’il ne l’était jusque-là par le principe de l’intérêt (économique) privé. »204 Le totalitarisme est l’expérience d’un déchirement intérieur qui tend à abolir la personnalité en tant que lieu d’où la source autonome de la vie peut jaillir. L’existence autonome n’est pas dissociable d’une prise de distance critique vis-à-vis non seulement de l’ensemble du donné, mais aussi de la collectivité. Cette distanciation est la caractéristique même de la dissidence qui, dans le troisième mouvement de la vie humaine, accède à la problématicité du sens et rompt avec l’acception naïve des valeurs communautaires ou collectives. En voulant fondre dans une même totalité le domaine public et le domaine privé, le socialisme ne pouvait qu’exacerber la tension dialectique qui existe nécessairement en l’homme moderne, en tant qu’être historique, entre l’acceptation et la dissidence. Nous pouvons même aller plus loin et affirmer que le moment d’acceptation fut lui aussi amputé d’un élément fondamental pour la donne originaire de la socialité : les questions existentielles ne trouvant une solution que dans l’organisation rationnelle du travail, tous les autres mouvements de la vie, à savoir l’enracinement et la vérité, ont en effet été éliminés au profit du seul présent itératif. Au bout du compte, l’expérience totalitaire (communiste) n’est ni un retour en arrière dans l’histoire, ni la fin de l’histoire, mais précisément un arrêt pur et simple du temps historique. En refusant paradoxalement au peuple de « vivre dans la vérité », le système totalitaire s’est donc lui-même frappé d’inexistence. Si l’expérience totalitaire est un contre-sens dans l’histoire européenne, ce n’est donc pas parce qu’elle n’aurait pas réussi à réaliser la légalité objective de l’histoire qu’elle avait elle-même mise au jour, mais parce qu’elle n’a pas compris que le temps historique n’apparaît que là où le soin de l’âme est au fondement de tout souci d’avoir, c’est-à-dire là où l’action morale n’a d’autre fin qu’elle-même, où l’existant engage sa libre responsabilité dans et pour le monde, accomplissant ainsi l’être d’un sujet autonome – qui n’est autre que la subjectivité dissidente. . 204 Cf. Ibid., p. 127. 94 III. Critique et redéfinition d’un humanisme moderne postmétaphysique La subjectivité dissidente comme subjectivité éthique 95 « Alors que l’humanisme absolu entre dans la phase de sa réalisation, la pensée comme telle est d’ores et déjà au-delà de l’humanisme ». Jan Patočka, Liberté et sacrifice La philosophie phénoménologique de Patočka est, nous l’avons vu, une philosophie pratique au sens éminent du terme : toute sa démarche consiste à montrer que le soin de l’âme, en tant que responsabilité originaire à l’égard de l’être, dont la thématicité se dévoile avec la découverte de la fragilité et de l’unicité de l’existence, est ce qui constitue à la fois la subjectivité individuelle et l’humanité. C’est dire si l’histoire de l’une et de l’autre sont indissociables. L’histoire du monde n’est pas mue par une nécessité absolue, ni par un progrès inéluctable dans l’accomplissement des fins à la fois scientifiques et éthiques qui fondent l’humanité ; elle a la contingence de l’existence humaine, d’une existence avant tout morale, si bien que la philosophie de Patočka est une pensée du sujet qui peut et doit répondre de soi face aux événements historiques, même si ceux-ci demeurent problématiques car déterminés par des évolutions plus profondes que la simple actualité. Il existe certes une certaine nécessité historique chez Patočka, celle d’événements dont on ne peut précisément dire l’origine, mais ces événements mettent fondamentalement l’individu en situation d’en répondre. S’il ne peut pas porter la responsabilité de tous les événements qui se produisent dans l’histoire, notamment de ceux qui le précèdent, il n’est pas pour autant déchargé de celle qu’il doit avoir envers lui-même et envers celle des autres : le sujet peut et doit se faire luimême événement. Se faire événement, c’est être au principe de son action, c’est être totalement libre, mais aussi responsable de tous les choix que l’on pose. Malgré le maintien de l’apport philosophique heideggérien dans ses analyses, Patočka ne renonce donc pas à une conception humaniste de la philosophie. Mais il s’agit d’un humanisme renouvelé, extrait de la gangue métaphysique dans laquelle les interprétations antérieures l’avait enserré. Un humanisme au-delà de l’humanisme, qui n’a plus besoin d’un langage positif pour se dire et se faire comprendre. C’est un humanisme où l’homme se donne pour sauver son âme de sa propre perte, pour affirmer haut et fort la dignité d’une existence aussi fragile qu’incertaine, et qui n’acquiert un sens que dans la relation à l’autre. 96 III.1. Le sacrifice dissident comme force négative du don de soi III.1.1. De l’humanisme radical à celui de l’autre homme L’« idéologie humaniste »205, c’est pour Patočka l’idée selon laquelle l’homme serait un être à la constitution essentiellement harmonique, prédestiné au bonheur et à l’équilibre de toutes ses forces. La notion même de pré-destination indique que l’homme peut et doit accomplir cette essence déterminée a priori au cours du processus historique en se formant, c’est-à-dire en développant les dispositions et les facultés naturelles qu’il possède. Ce que l’idéologie révèle ici de l’humanisme lui-même est que la « formation » constitue l’un de ses concepts directeurs. Il relève originellement de la tradition mystico-religieuse, selon laquelle l’homme porte en son âme et doit édifier en lui-même l’image de Dieu qui a présidé à sa création. Or Dieu ne peut pas être autrement que pleinement actualisé et ce de tout temps. Il est l’acte pur, la perfection vers laquelle l’homme lui-même tend dans son devenir intérieur et historique. La formation désigne ainsi à la fois le processus et le résultat, le devenir et l’être, d’autant plus que le résultat de la formation, selon Gadamer, n’est jamais « produit comme dans la visée technique d’un but », mais « il procède du phénomène intérieur de développement de la forme (Formierung), de la formation, et reste donc sans cesse en progrès et en marche »206. La forme est sans cesse en progrès et en marche, son processus est infini, mais, dans l’idéologie humaniste, elle reste essentiellement la même. L’histoire est réduite à la légalité de cet acheminement progressif vers la réalisation de l’essence humaine, ce qui fait du monde historique un processus achevé en son principe. L’idéologie humaniste présente ainsi une vision de la totalité qui peut être saisie par l’homme à la fois dans la réflexion et dans la praxis. Dans ce cadre, la forme de la coexistence humaine et la formation individuelle ne sont plus que des problèmes qui requièrent des solutions techniques, les fins de l’humanité devenant réalisables à l’horizon d’un projet économique et social rationnel. Patočka reconnaît que cette vision de la totalité répond à un besoin fondamental de notre esprit, celui de clore notre expérience qui, sans cette détermination totale de ses moments particuliers, n’aurait pas de sens. Cette conception est cependant essentiellement totalitaire, car elle repose sur une « dictature de la publicité » (Heidegger), c’est-à-dire sur l’effort pour 205 206 Cf. « Equilibre et amplitude dans la vie », in Liberté et sacrifice, p. 27. Cf. H.-G. Gadamer, « L’expérience de l’art », in Vérité et méthode, Seuil, 1976, p. 27. 97 diriger l’ouverture de l’étant vers l’objectivation inconditionnée du monde en totalité. Ce que l’on perd dans l’idéologie humaniste, qui n’est autre qu’un humanisme radical, c’est l’usage régulateur du concept de formation : il n’est plus l’idéal proprement humaniste d’élévation à l’universalité, mais la visée technique de cet idée expressément réalisable dans le monde. L’humanisme radical est fondé sur la volonté de rendre la nature, l’histoire, la politique et les rapports socio-économiques aussi saisissables, disponibles et transparents que possible. La vocation de l’esprit historique est alors de se réconcilier avec lui-même, de se reconnaître dans l’altérité, si bien que l’environnement humain, pris dans ce mouvement de reconquête que le déploiement de la puissance rend nécessaire, tend à s’élargir à l’échelle de la planète, à repousser les frontières spatio-temporelles mais, dans le même temps, le « Gestell », le règne universel de la raison technique, frappe d’inexistence ce qui ne rentre pas dans les structures de son propre horizon. Beaucoup de phénomènes sont rendus invisibles et incompréhensibles dans la technicisation processuelle du monde et des relations humaines, alors même que l’idéologie humaniste de la surcivilisation veut pouvoir tout expliquer et tout exploiter afin que les problèmes ne soient plus que des solutions sur le point d’être découvertes et mises en pratique. Pour Patočka, la problématicité du sens implique que l’homme est un être dont la vie est de telle nature qu’elle ne pourra jamais se fixer dans une figure définitive, comme le voudrait l’humanisme radical. L’homme révèle son être propre en ébranlant la forme en apparence invariable de la vie, en renouvelant les éléments problématiques qui se dissimulent sous la surface de l’existence naïve, si bien que « ce qui renouvelle dans l’histoire n’est pas seulement la matière, mais aussi la forme de la vie humaine »207. Comment la forme peut-elle se renouveler dans l’histoire tout en préservant la continuité et l’identité de la vie humaine ? C’est ce que l’humanisme radical ne comprend pas, car son langage positif empêche ce qui rend possible la formation de venir à la parole, voire même d’advenir. La subjectivité n’est pas un substrat absolu coupé du monde, mais une âme qui se transforme dans le mouvement du monde. Celui-ci, nous l’avons vu, est une configuration en mouvement qui procède selon trois orientations originaires, dont le mouvement tendu vers la transcendance qui ouvre au sujet l’horizon à la fois de la liberté et de la vérité. L’interprétation patočkienne du concept directeur de l’humanisme est alors la suivante : on ne peut et doit opérer un transfert, au sein même du concept de formation, du devenir à l’être que si cet être est considéré comme une transformation, et non comme le simple déploiement d’une forme déjà en germe dans la vie humaine. Dans la mesure où l’humanisme radical ne pense les choses que dans un horizon 207 Cf. « Equilibre et amplitude dans la vie », in Liberté et sacrifice, pp. 31 et 32. 98 unidimensionnel, immanent, il ne peut pas comprendre le rapport à la transcendance qui se révèle dans la transformation de la subjectivité. Le sacrifice est un des phénomènes de transformation dont l’ère de l’humanisme radical ne rend pas raison, car il contredit la dimension exclusivement immanente dans laquelle elle installe et comprend l’étant. C’est pourquoi le phénomène sacrificiel est pour Patočka non seulement un bon point de départ pour repenser l’éthique humaniste, mais aussi un pilier essentiel de celle-ci. Le sacrifice est à l’origine un phénomène à la fois mythique et religieux qui implique le rapport de l’homme à un plus-haut qui le transcende. « L’idée du sacrifice est d’origine mythico-religieuse. S’y exprime, même là où cette origine est d’ores et déjà éclipsée, dissimulée par des motivations subséquentes, une volonté de s’engager, par l’humiliation et l’abaissement de soi, à un plus-haut que l’on espère s’attacher, en vertu de la réciprocité ainsi engendrée, de manière à pouvoir compter sur sa puissance et sur sa faveur. »208 Le sacrifice peut être un acte d’abandon de soi au divin suite à la découverte plus ou moins brutale d’une fragilité ou d’une impuissance constitutives. Ce n’est pas un acte de résignation mais avant tout d’humilité, la reconnaissance d’une pauvreté, d’un manque d’être qui aspire au remplissement et qui dans cette tension désirante trouve la force de se donner pour mieux se reconquérir à travers l’autre. Il y aurait donc une sorte de force négative du don de soi dans le sacrifice, une forme de protestation et de résistance contre un état de fait, un mode d’être, qui ne se dirait jamais mieux que dans le dévouement le plus total à autre chose qu’à soi-même. D’où la formule paradoxale du Christ qui, au moment de la passion, juste avant de mourir, crie à son Père « Pourquoi m’as-tu abandonné ? » : terriblement énigmatique dans la bouche de celui qui sait de tout temps que la rédemption de l’humanité ne s’accomplira que par sa souffrance et dans sa mort, la phrase est à la mesure du tragique de la scène. Premier acte de protestation de la part du Fils de l’homme envers Dieu, qui prend en même temps la forme d’un appel à l’amour de celui dont l’amour en appelle au don de soi, à la confiance, à la foi. Pourquoi m’as-tu abandonné ? Parce que si je ne t’avais pas abandonné tu n’aurais pas pu te donner de toi-même, ou t’engager librement dans ton sacrifice. Rien ne se serait alors passé. Celui qui se sacrifie doit le faire librement et aller jusqu’au bout, n’avoir rien dans ce monde à quoi il puisse s’accrocher et se raccrocher, mais ce rien contient déjà le tout de l’humanité authentique. Le sacrifice christique n’est donc pas destiné à être seulement reçu par certains individus particuliers, mais vise bien au contraire la totalité passée, présente et future des habitants de la terre. Il est fondamentalement un don de soi à l’autre en général non seulement dans son universalité mais aussi dans sa singularité, puisqu’il est don du verbe 208 Cf. « Les périls de l’orientation de la science vers la technique selon Husserl et l’essence de la technique en tant que péril selon Heidegger », in Liberté et sacrifice, p. 259. 99 qui s’est fait chair, c’est-à-dire de la vérité authentique de l’homme. Or, selon Patočka, vivre dans la vérité n’est jamais une simple question de regard mais une praxis dans le monde, qui requiert à la fois tous et chacun. « C’est seulement ici que la vie acquiert la force négative de se donner, de se dévouer. Or un être étant ne peut se dévouer qu’à autrui. La force de la transsubstantiation de la vie est la force d’un amour nouveau, d’un amour qui se dévoue aux autres sans condition. Amour dans lequel l’ipséité devient enfin elle-même, sans pour autant maintenir l’autre dans la privation de soi. »209 La « transsubstantiation » de la vie est cette possible transformation de la subjectivité dont l’humanisme radical ne peut rendre raison car elle échappe à toute objectivation. En-deçà du rapport métaphysique sujet-objet, la subjectivité sacrificielle découvre que le soin de l’âme est en même temps une attention particulière portée à l’autre dans son ipséité. Il n’y a pas ici d’aliénation mutuelle, mais une distance respectueuse qui s’instaure entre deux êtres finis qui se comprennent dans leur rapport commun à une transcendance qui les relie. Patočka passe donc d’une interprétation religieuse du sacrifice à une conception éthique assez proche de Lévinas. Celui-ci écrit : « Entre l’un que je suis et l’autre dont je réponds, bée une différence sans fond, qui est aussi la nonindifférence de la responsabilité, signifiance de la signification, irréductible à un quelconque système. Non-in-différence qui est la proximité du prochain, par laquelle se dessine seulement un fond de communauté entre l’un et l’autre, l’unité du genre humain, redevable à la fraternité des hommes »210. Le sacrifice est ce qui introduit cette « non-in-différence » à l’égard du prochain, car en lui s’ouvre la béance entre l’être de l’homme et l’être purement chosique, un incommensurable qui nous rassemble dans nos différences singulières. La communauté qui se fonde dans le sacrifice n’est donc pas la communauté des âmes harmoniques, mais celle des ébranlés par ce déracinement qui laisse désormais la morale sans archè. Cela signifie que l’humanisme postmétaphysique repose nécessairement sur l’inconditionnalité du sentiment moral, qui ne peut être à ce titre fondé sur l’intentionnalité d’une conscience. L’éthique est pour Patočka comme pour Lévinas la philosophie première ; en-deçà à la fois de la métaphysique et de l’ontologie fondamentale, elle est un appel à la liberté et à la responsabilité envers soi-même et envers celle de l’autre homme. Il y a cependant une différence fondamentale entre la philosophie de Lévinas et celle de Patočka : ce dernier ne pense pas que la responsabilité morale authentique puisse être antérieure à tout engagement libre, conscient de lui-même. Il existe une responsabilité originaire que l’homme ressent dans le mouvement d’acceptation, lorsqu’il est 209 Cf. « Le monde naturel et la phénoménologie », in Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, p. 45. 210 Cf. E. Lévinas, « Avant-propos », in Humanisme de l’autre homme, p. 11. 100 accueilli, aimé et inséré dans l’étant individué par l’autre, mais elle ne se révèle dans sa vérité qu’en devenant thématique. La thématicité suppose une certaine intentionnalité, même si celle-ci diffère de celle qui préside à l’objectivation scientifique du monde. La thématicité est une sorte d’intentionnalité pré-objective, ce qui suppose l’actualité d’une présence subjective. Une référence au sujet est donc indispensable pour penser l’authenticité de la responsabilité morale, car l’authenticité exige l’auto-compréhension. Celui qui ne voit et ne comprend pas ce dont il y va dans sa vie et dans son rapport aux autres peut-il être vraiment considéré comme responsable de ses actes ? La liberté est donc toujours première, car elle est aussi liberté de se perdre, de se détourner de la possibilité authentique qui fait de l’homme un être humain. C’est l’erreur que l’humanisme radical a commise, malgré l’héritage dissident de l’histoire européenne et la pratique du soin de l’âme découverte par la philosophie grecque. La phénoménologie morale de Patočka se distingue donc essentiellement de celle de Lévinas sur ce point précis : l’intentionnalité de la subjectivité véridique ou historique vient fonder en retour, par son adhésion volontaire, la responsabilité originaire qu’elle a reçu du monde naturel, celui de l’accueil par l’autre et de la défense par le travail. Liberté et responsabilité ne sont donc pas dissociables, il n’y a pas d’antériorité ou de postériorité. Ce ne sont que les deux faces conceptuelles d’une seule et même vérité morale : l’autonomie. La critique et la redéfinition post-métaphysique de l’humanisme moderne par Patočka exige donc une analyse plus poussée du sujet éthique qui accomplit le phénomène sacrificiel dans la surcivilisation. III.1.2. Le paradoxe du sujet sacrificiel Dans sa conférence intitulée « Les périls de l’orientation de la science vers la technique selon Husserl et l’essence de la technique en tant que péril selon Heidegger »211, Patočka parle du sacrifice comme d’un retrait hors du maîtrisable et de l’impersonnalité quantifiable de la vie technique, dont l’inéluctable conséquence est la libération des forces en vue de l’accroissement de la puissance, à savoir la guerre. Dans le conflit armé, l’homme devient l’objet d’un processus et perd son statut de sujet. Il est de ce fait sacrifié aux intérêts d’un système qui ne le reconnaît que pour autant qu’il se donne à lui sans réserve, alors même que son sacrifice n’est pas vu comme ce qu’il est : un acte désintéressé – au sens des intérêts facticiels – qui manifeste la liberté et la responsabilité morale du sujet qui donne tout. Mais 211 Cf. Ibid., pp. 259-265. 101 ce « tout » qui se donne n’est rien de réel, ou d’objectif, puisque dans le sacrifice je ne donne pas une chose que je possède, mais cela même que je suis. Parler de sacrifice dans le monde technique est donc « une inconséquence et un préjugé »212, la raison technique et la raison du don relevant de deux ordres différents. « Les sacrifices sont (…) la présence persistante de ce qui n’apparaît pas dans les calculs du monde technique (…). Il ne faudrait pas oublier que les sacrifices, où qu’ils se présentent, nous concernent en tant qu’êtres qui vivent à partir d’une différence de rang au sein de l’étant même, en tant qu’êtres essentiellement intéressés à leur manière d’être. »213 Personne n’accepterait de donner sa vie pour une fin exclusivement instrumentale, à moins qu’elle ne se transforme en valeur. Cette transformation ne serait qu’un travestissement de la vérité, mais le fait qu’elle soit nécessaire signifie que la technique a besoin du sacrifice, tout en niant son existence en tant que sacrifice ; pour elle, il n’est qu’un simple devoir du citoyen envers son pays, accepté comme tel dans les termes du contrat par lequel l’Etat lui garantit un certain nombre de droits en échange de son obéissance, et a fortiori de sa propre vie en cas de guerre. Alors que le sacrifice, en tant que don plénier, implique la gratuité, on observe qu’il est en fait réductible à l’échange. Le sujet sacrificiel, qui prétend donner sans condition ni retour, ne donne en fait que dans le cadre de l’institution symbolique qu’est le contrat social. Il n’y aurait donc pas de dévoilement possible dans le sacrifice, si ce n’est celui du principe économique de l’échange qui, prêtant toujours pour un rendu, ne s’opère véritablement que dans la dimension immanente de la vie. Bref, lorsqu’on réduit le sacrifice aux conditions de sa phénoménalité, on s’aperçoit que la raison technico-économique en est l’être authentique, une vérité qui, en même temps, l’annule en tant que don. Ce paradoxe peut supposer deux choses : soit le sacrifice est un phénomène dont la nature contredit les conditions qui rendent possible l’expérience dans un monde où règne en maître la raison technico-économique, soit le sacrifice se contredit lui-même et s’illusionne sur sa véritable nature phénoménale. Patočka soutient la première thèse, mais encore faut-il montrer ce qui, dans sa pensée phénoménologique, avant même qu’elle ne prenne le visage d’une éthique, lui permet d’affirmer une telle chose. Pour cela, nous devons repartir du phénomène du don et de la question de sa possibilité phénoménologique214. Le don contient 212 Cf. Ibid., p. 271. Cf. Ibid., p. 273. 214 Toute notre analyse du sacrifice, et surtout celle qui suit sur la question du don, doit beaucoup aux travaux de Jean-Luc Marion sur la réduction du don à l’horizon de la donation, dont elle s’inspire largement, et notamment à un article intitulé « La raison du don », in Philosophie, n˚18, juin 2003, pp. 3-32. Nous cherchons dans cette analyse à « dé-mythologiser », à « dé-religiosiser », à « dé-éthiciser », ou encore à « dé-socialiser » le phénomène du sacrifice, afin de montrer qu’il est une possibilité sans condition, c’est-à-dire qu’il ne relève pas des conditions de possibilité d’une phénoménalité technico-économique déterminée par la métaphysique classique. Le sacrifice de soi serait à ce titre un événement non métaphysique, ce qui permettrait, par-là même, 213 102 en lui trois dimensions, celle du donateur, celle du donataire et celle du don donné. Réduit à l’échange, le don implique une certaine réciprocité entre le donateur qui donne et le donataire qui reçoit, tout en devenant l’obligé du donateur. Dans le cas du sacrifice de soi par devoir patriotique, c’est dire, comme nous l’avons vu, que le donateur est le citoyen et le donataire, l’Etat ou la nation, à savoir une collectivité qui n’est pas seulement la somme des individus qui la compose, mais aussi une entité supra-individuelle englobant les générations passées et futures, ainsi que les intérêts, les valeurs et les lois qui régissent la vie en commun. Ainsi la réciprocité du donataire envers le donateur réside-t-elle dans la citoyenneté elle-même, garantissant à l’individu des droits, le premier d’entre eux étant le droit à la vie par l’assurance de la sécurité du territoire et, dans certains cas, d’une sécurité économique et sociale. La réciprocité est à la fois réelle et symbolique, ce qui supprime, paradoxalement, toute notion de sacrifice comme don de soi. Le sacrifice semble ainsi accéder au concept en passant par l’échange ; il est de ce fait une interprétation pré-conceptuelle de l’échange, dont peut aisément se servir la raison technico-économique pour parvenir à ses fins. Plus fondamentalement, cela signifie que la raison technico-économique et les conditions de possibilité de l’expérience coïncident. Dans de ce cadre phénoménal, le sacrifice apparaît comme l’illusion de la gratuité vide. Mais Patočka ne peut accepter ce constat dans la mesure où la véritable phénoménalité est un rapport au fondement de l’apparaître de toute réalité – l’apparition impliquant toujours un plus négatif qui ne peut être objectivé. « Sans vouloir négliger ou minimiser les objectifs historiques et sociaux qu’ils [ ceux qui affrontent la finitude en se sacrifiant ] peuvent se proposer, on peut dire que le centre de gravité n’est pas là. Le se-sacrifier-pour-quelque chose devient un se-sacrifier pour ce qui n’ « est » aucune chose ni rien de chosique. Le sacrifice prend le sens d’une explicitation du rapport authentique à ce qui fonde sa compréhension, à ce qui le rend humain et qui, étant radicalement fini, n’est ni cause ni force, n’est pas le fondement de raison d’un étant. »215 Si le sacrifice est inapparent, c’est que la raison technico-économique ne phénoménalise que l’être chosique, laissant en arrière-plan l’horizon ultime de toute donation de sens. La totalité de l’être n’est donc pas résorbé par cette raison qui ne rend raison que d’elle-même sans égard pour la transcendance du monde. La réciprocité dans et de l’échange implique donc un principe d’identité – un prêté pour un rendu – qui a pour corollaire le principe de raison suffisante à l’origine de la visibilité de l’apparaissant. Cela signifie que la raison technicoéconomique met en œuvre les principes fondamentaux de la métaphysique définis par d’expliquer plus rigoureusement comment Patočka en arrive à penser un humanisme moderne postmétaphysique. 215 Cf. Ibid., pp. 174 et 175. 103 Leibniz, alors même que le sacrifice, en tant que don de soi, n’y répond pas. Ceci rend compte de l’invisibilité du sacrifice dans le monde de la technique et de l’économie, mais ne valide pas la thèse de son inexistence. L’identité est ce qui définit l’être dans l’ordre de l’égalité – le « soi-même ». Le principe d’identité suppose donc que rien ne peut être, de façon synchronique et sous le même rapport, autre que soi, c’est-à-dire contradictoire216. Le principe d’identité est une forme de la non-contradiction logique. Or, le sacrifice implique une asymétrie fondamentale entre le donateur et le donataire, une rupture de l’identité qui fonde l’échange et qui rend le don de soi contradictoire, donc invisible – puisque nous devenons par là autre que nous-mêmes, concédant à une perte ou à un gain d’être. Le second et « grand » principe de la métaphysique, le principe de raison suffisante, suppose lui que rien n’est sans raison, c’est-à-dire que la raison doit rendre raison de toute chose pour qu’elle soit vraie et existante217. Et si elle la rend, c’est que fondamentalement elle la donne, ou plus précisément la re-donne à ce qui la lui a une première fois donnée. Dans cette donation-enretour, nous avons déjà ce qui peut remettre en cause les principes d’identité et de raison suffisante : la donation originaire n’est peut-être pas le fait de la raison technico-économique, mais celui d’un être qui se donne en négatif et qui échappe ainsi à toute représentation. Le négatif pourrait donc faire droit au sacrifice, lui rendre justice, dans la mesure où c’est un être qui se donne sans retour possible, puisqu’il ne peut être re-présenté. La donation-enretour de la raison ne serait pas dans ce cadre un retour au même, mais un retour à l’autre, sans que jamais ce retour ne puisse être rendu visible dans et par la représentation, c’est-àdire sans réciprocité effective. Ce retour serait pur rapport à l’être, et l’expérience de l’être, l’expérience négative du sacrifice. III.1.3. Le sacrifice dissident comme possibilité inconditionnelle du sujet moral 216 « (…) nous jugeons faux ce qui en [ sc. de la contradiction ] enveloppe, et vrai ce qui est opposé ou contradictoire au faux ». Cf. Leibnitz, in La Monadologie, trad. fr. Emile Boutroux, Delagrave, 1998, § 31, p. 157. 217 « (…) nous considérons qu’aucun fait ne saurait se trouver vrai, ou existant, aucune énonciation véritable, sans qu’il y ait une raison suffisante, pourquoi il en soit ainsi et pas autrement ». Cf. Leibnitz, ibid., § 32, p. 158. 104 Pour réinstaller le sacrifice dans l’horizon qui lui est propre, nous avons vu qu’il fallait impérativement briser la réciprocité sur laquelle est fondée l’échange, afin de montrer que le don de soi fait partie de ces phénomènes qui s’accomplissent à l’encontre des conditions de possibilité définies par la métaphysique. La thèse soutenue par Jean-Luc Marion, dans son article sur « La raison du don », consiste à dire que si le don est un phénomène irréductible à l’échange, il peut se comprendre sans le couple formé par le donateur et le donataire : un seul d’entre eux suffit. En va-t-il ainsi pour le sacrifice ? Reprenons le cas des dissidents de la Charte 77. Le sacrifice qu’ils ont consenti en affrontant la logique répressive du système communiste est différent du sacrifice du citoyen-soldat. Par leur acte de dissidence, ils ont rompu le contrat idéologique qu’ils avaient passé avec l’Etat sous la contrainte physique et morale, mais en se rapportant toujours à une légalité transcendante, qui n’était autre que celle des droits de l’homme. Le sacrifice dissident est un don de soi par devoir, mais un devoir qui ne fait plus signe vers le fondement en raison d’un étant. En se donnant à quelque chose, les dissidents se sont voués à ce dont on ne peut dire qu’il est au sens de l’objet, puisque c’est à l’horizon de l’autonomie qu’ils se sont donnés. « Le sacrifice assume ainsi une figure singulièrement radicale et paradoxale. Ce n’est pas un sacrifice pour quelque chose ou quelqu’un, tout en étant, en un sens, un sacrifice pour tout et pour tous. Dans un sens essentiel, c’est un sacrifice pour rien, si l’on entend, par le « rien », ce qui n’est pas un étant .»218 Ce sacrifice pour une liberté qui est appel de la transcendance, ouverture à l’être authentique de l’humanité, se distingue du sacrifice « naïf » – qui s’accomplit en vue de fins concrètes – par la radicalité de son sens : la réciprocité entre le donateur et le donataire est brisée, car il n’y a plus de donataire, si ce n’est la négation elle-même. L’invalidation du processus de la réciprocité entraîne, par un choc en retour, la fin du principe d’identité. L’idée paradoxale du don plénier est que l’on gagne en consentant à une perte volontaire ; l’identité entre le donné et le contre-don, plus précisément l’identité même du donateur, n’est pas respectée. Dans le sacrifice dissident, c’est l’être qui se donne à nous, non plus dans le retrait, mais expressément, si bien que notre vie se trouve amplifiée par cette percée hors du système de l’échange – ce qui n’est pas le cas dans le sacrifice naïf. « Les « victimes » des guerres qui furent ou s’accompagnèrent de révolutions mondiales, les victimes de l’ère technique et de ses possibilités inouïes, en restent à une expérience naïve du sacrifice qui présuppose bien une compréhension du mode d’être spécifique à l’homme, mais une compréhension qui dans la pratique demeure simple « pré-compréhension ». L’être de l’homme dans sa spécificité 218 Cf. Liberté et sacrifice, p. 275. 105 n’y devient pas explicite. Le résultat est un sacrifice au sens objectif, on pourrait même dire chosique, une manière d’échange d’un étant contre un étant. » Si l’identité du donateur est altérée dans le sacrifice dissident ou radical, par opposition au sacrifice naïf, ce n’est donc pas dans le sens d’un passage d’un état à un autre sous le même rapport, mais dans celui d’un changement de rapport : l’homme se révèle dans sa possibilité authentique en tant que rapport à l’être. Ce changement est « amplitude ». Patočka définit ainsi l’abandon du plan quotidien qui organise de façon éminemment rationnelle – au sens de la technique et de l’économie – l’existence humaine ; c’est un choc existentiel qui nous fait nous heurter contre l’écueil inébranlable de nos limites et nous ouvre à l’horizon universel qui vit en nous219. En tant que don de soi qui nous ouvre à la vie dans l’amplitude, le sacrifice dissident est une possibilité qui ne repose pas sur le principe métaphysique d’identité, mais sur le libre engagement de soi dans le monde. La réduction phénoménologique du sacrifice au couple formé par le donateur et le donné est donc possible. Voyons maintenant si la réduction du sacrifice à l’horizon de la donation l’est tout autant. Qu’est-ce qui est donné dans le don de soi ? Le soi, justement. Le sacrifice s’accomplit sans donner aucun objet susceptible de revenir à une valeur d’échange, car le sujet sacrificiel se donne lui-même. Je me donne sans réserve dans le sacrifice, c’est-à-dire que je donne tout de moi. Qu’est-ce que ce « moi » ? C’est un sujet qui vit essentiellement du soin de son âme, c’est-à-dire de son rapport à l’être, au monde et aux autres, qui ne sont en eux-mêmes rien de réel ou d’objectif. C’est en même temps un sujet qui découvre l’horizon de son autonomie dans le monde historique, qui n’est autre que celui de la problématicité du sens. La subjectivité patočkienne n’est donc pas purement passive et totalement constituée, puisqu’elle co-détermine le champ phénoménal, dont la compréhension, dans l’ouverture à l’être, le rend fondamentalement libre – comme nous l’avions vu en première partie. Nous pouvons donc parler du soi du sacrifice sans retomber dans une métaphysique du sujet. Il ne s’agit pas du fondement en raison d’un étant, mais d’un négatif qui se conquiert dans le mouvement de vérité. Le sacrifice est une radicalisation du processus qui vide la subjectivité de son contenu jusqu’au dépassement du lien qui nous enchaîne à la vie et du conflit où se trouve le fondement essentiel de l’homme. La subjectivité sacrificielle n’est pas seulement en mesure de se préserver en s’abandonnant, mais aussi de se transformer en se sacrifiant, sans pour autant devenir une force positive. Cette transformation subjective n’exprime pas le devenir d’une forme pré-existante, mais l’accès à autre chose, si bien que la subjectivité 219 Cf. « Equilibre et amplitude dans la vie », in Liberté et sacrifice, pp. 33-39. 106 « (…) est capable de se proclamer non seulement puissance suprême, mais encore impuissance qui se livre au pouvoir du plus-haut, du sens primordial. C’est seulement ici que la vie acquiert la force négative de se donner, de se dévouer. »220 Le grand principe de la métaphysique, celui de raison suffisante, subit ici une seconde invalidation partielle : le don n’est pas déterminé par une raison extérieure, puisque ni donataire ni donateur ne peuvent en être les causes efficientes. Dans le sacrifice, le donné étant aussi le donateur, et réciproquement, nous sommes par excellence dans un cas où le don se donne à partir de soi sans rien donner, au sens où il se donne lui-même qui n’est rien de purement chosique, mais le mouvement par lequel le sujet s’engage historiquement dans le monde et rencontre l’altérité. Le sacrifice est donc un phénomène qui se donne à partir de soi, c’est-à-dire non seulement en soi, mais aussi par soi et de sa propre initiative. Rien ne décide le sujet sacrificiel à se donner, si ce n’est la situation historique dans laquelle il n’a pas choisi de se trouver ; il doit se décider à se donner en situation, mais cette situation n’impose en aucun cas le choix du sacrifice. Le moment du sacrifice est le moment où se révèle l’être propre du sujet sacrificiel se donnant. Dans le sacrifice dissident, l’être de la subjectivité entre ainsi dans la phénoménalité, et cette percée vers l’être est simultanément une percée vers ce qui fonde l’humanité dans son authenticité, l’autonomie, non au sens de l’autofondation, mais de la responsabilité morale, politique et historique du sujet. Le sacrifice n’est pas la possibilité inconditionnelle du don lui-même – dans la mesure où on voudrait ainsi affirmer l’hétéronomie du sujet – mais du sujet dans son autonomie à l’égard de la raison calculatrice. C’est pour cela que le principe de raison suffisante n’est pas totalement invalidé chez Patočka. Il reste de celui-ci ce qui permet à la subjectivité d’exister en tant que conscience qui peut se penser au fondement ultime de ses décisions politiques et morales. L’analyse phénoménologique du sacrifice dissident nous montre donc que Patočka remet en cause et dépasse la métaphysique classique tout en conservant le moment de sa légitimité interne, c’est-à-dire l’autonomie du sujet vis-à-vis du sens donné. C’est parce que celui-ci est problématique que le sacrifice, en tant que don de soi, ne peut être radicalement réduit à l’horizon de la donation. La subjectivité ne peut se laisser totalement constituer par le sens donné, car elle doit toujours garder une distance critique à son égard afin de ne pas céder aux illusions de l’idéologie. Le souci ontologique de l’être doit donc rester subordonné au soin de l’âme, qui n’est pas un souci de l’être en général, mais le soin moral d’un être qui se veut libre. Nous retrouvons cette même idée chez Simone de Beauvoir qui écrit : 220 Cf. « Le monde naturel et la phénoménologie », in Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, p. 45. 107 « (…) le dévoilement implique une perpétuelle tension pour maintenir l’être à distance, pour s’arracher au monde et s’affirmer comme liberté : vouloir le dévoilement du monde, se vouloir libre, c’est un seul et même mouvement »221. Le sujet tranche sur l’être en affirmant son autonomie vis-à-vis du monde. Le sacrifice est un moyen extrême de l’affirmer ; il est la révélation d’un conflit au sein du monde entre ce qui est vraiment et ce qui ne fait que paraître. Dans son acception radicale, le sacrifice est donc moins pacificateur que conflictuel, source d’une lutte acharnée pour l’instauration d’une vie en commun fondée sur une justice authentique. Les dissidents, tels Sakharov, Soljenitsyne, ou encore Patočka lui-même, ont vécu dans cette modalité active du sacrifice pour rompre l’identité fictive entre l’Etat et la société civile, et ce afin de rendre à celle-ci et aux individus qui la composaient leur autonomie à l’égard d’un régime totalitaire communiste qui n’était que l’aboutissement du manque de compréhension dont la surcivilisation avait fait preuve vis-à-vis d’elle-même et de son conflit interne. L’avènement d’un humanisme authentique ne peut passer que par la compréhension de ce qui se joue dans l’histoire européenne et par la redécouverte de son fondement enfoui sous le matérialisme et le positivisme de l’ère technico-économique. C’est pour cela que l’humanisme repose avant tout sur la mémoire des événements passés et l’examen du sens transmis par ceux qui se sont sacrifiés pour que l’être sorte du retrait dans lequel l’objectivation métaphysique de l’étant le tenait, c’est-à-dire pour que les droits et les libertés civiques qui fondent notre humanité authentique soient reconnus partout, par tous et par chacun. III.2. La dissidence ou la téléologie de la liberté européenne III.3.1. De la crise de la rationalité… L’humanisme est indissociable d’une réflexion sur l’histoire et sur son sens nécessaire ou possible. L’humaniste pense l’événement historique pour y découvrir un sens proprement humain, pour comprendre le devenir de l’humanité, celui du monde moral et pour tenter de répondre aux éventuelles crises avec un certain recul critique. C’est justement le plus souvent un sentiment de crise qui motive la réflexion sur le sens de l’histoire. Le philosophe se fait la 221 Cf. S. de Beauvoir, in Pour une morale de l’ambiguïté, p. 31. 108 conscience tragique de son temps et de l’humanité qui, à travers lui, accèdent à leur autocompréhension, c’est-à-dire à leur sens. Ainsi, écrit Paul Ricœur, « L’interrogation première de la philosophie de l’histoire va donc de la crise à l’idée, du doute au sens. La conscience de la crise invite à la réaffirmation d’une tâche, mais d’une tâche qui, par sa structure, est une tâche pour tous, une tâche qui développe une histoire »222. Cette tâche n’est pas une idée qui s’autodétermine dans l’histoire, mais une idée qui ouvre la situation historique et implique un procès sans fin. La crise nous invite ainsi à une questionen-retour sur le sens téléologique de l’histoire afin de dévoiler ce sens en surmontant tout ce qui le garde en retrait. Seule l’Europe possède un telle téléologie immanente, car elle est moins un lieu géographique qu’une figure spirituelle, un lien qui unit les hommes au-delà de leurs différences culturelles. L’humanité européenne est l’humanité en tant que telle car elle ne veut et ne peut vivre que dans la libre formation de son existence, de sa vie historique, par les idées de la raison, par des tâches infinies. Être européen est à ce titre une responsabilité qui nous relie tous et dont le sens est universel, si bien qu’il est susceptible de s’étendre au monde entier. Dans ses études consacrées à l’Europe223, Patočka revient très fréquemment sur la conception husserlienne de la crise morale qui a affecté l’humanité européenne au milieu des années 1930, alors qu’Hitler et les nazis au pouvoir en Allemagne dénonçaient le rationalisme comme pensée décadente et tentaient d’imposer par la force leur vision biologique du social. Nietzsche avait aperçu à la fin du 19ème siècle ce qui allait se jouer dans cette crise morale : le suicide spirituel de l’Europe dans l’avènement du nihilisme passif, à savoir dans la destruction de toutes les valeurs (traditionnelles). Pour Husserl, le nihilisme, qui est un basculement dans le non-sens, doit cependant s’expliquer à partir de la représentation que l’humanité se fait de ce qui donne fondamentalement sens, à savoir de la raison. Comment comprendre le discrédit radical de la raison dans les questions touchant au sens de l’existence humaine ? Pourquoi la raison en est-elle venue à n’être plus qu’un moyen en vue de réaliser des fins qui lui sont extérieures et contraires, commandées par autre chose que l’auto-responsabilité humaine ? Pour Husserl la raison est à la fois théorique et pratique ; elle a été révélée à elle-même par la philosophie qui est à l’origine de l’Europe comme lien spirituel. L’idée de la philosophie est celle du regard dans ce qui est, de l’évidence originaire fondée sur et dans l’intuition des choses mêmes (le remplissement de la visée à vide), le caractère fondamental de l’être étant le pouvoir-être-intuitionné. Si la philosophie est au fondement de l’Europe, et que son idée est avènement de l’être, l’histoire européenne ne peut être que l’histoire de la philosophie. 222 223 Cf. P. Ricœur, « Husserl et le sens de l’histoire », in A l’école de la phénoménologie, Vrin, 1998, p. 30. Cf. « Réflexion sur l’Europe », in Liberté et sacrifice, pp. 181-213. 109 Le discrédit moral de la raison au 20ème siècle exprime donc une perte de confiance en la tâche que la philosophie avait proposée à l’humanité européenne, à savoir la constitution d’une science du tout de l’être. « Le scepticisme à l’égard de la possibilité de la métaphysique, l’effondrement de la foi en une philosophie universelle qui servirait de guide à l’homme nouveau, cela signifie très exactement l’effondrement de la foi en la « raison », comprise dans l’opposition établie par les Anciens entre Epistèmè et Doxa. C’est elle, la raison, qui donne sens de façon ultime à tout ce qui prétend être, à toutes « choses », « valeurs », « buts », en ce qu’elle les rapporte normativement à ce qui, depuis les débuts de la philosophie, est désigné par le terme « Vérité » – vérité en soi – et corrélativement par le terme « Etant ». »224 La tâche de la philosophie et de l’humanité européenne réside dans l’idéal du remplissement ultime qui viendrait constituer la totalité de l’être dans la raison. Nous devons entendre cet idéal en un sens kantien, c’est-à-dire comme l’objet de l’idée. Or l’idée étant un concept de la raison tel que son objet ne pourra jamais s’achever dans l’intuition sensible, l’idéal ne sera jamais donné, sa quête est en ce sens infinie. Il faut considérer l’homme comme le corrélat de ses idéaux, infini comme eux, jamais pleinement réalisé dans l’histoire. C’est ainsi la raison qui rend l’homme signifiant, responsable de son être dont il cherche à comprendre le sens dans le mouvement historique. L’histoire de l’humanité européenne est identique au combat pour la raison, si bien que « l’homme est à l’image de ses idées et les idées sont comme le paradigme de l’existence » (Ricœur). C’est l’oubli de ce principe idéel par la science qui a provoqué une crise de la rationalité chez l’homo œuropeus . Depuis Galilée, les constructions des sciences mathématiques de la nature ont progressivement substitué au monde de la vie le monde hypothétique, qui passe désormais pour le réel « en soi ». Cela signifie que l’idéal est devenu saisissable par le calcul, ce qui implique son caractère à la fois fini et quantifiable. La science pense trouver dans le fait en tant que tel le gage de toute compréhension de l’être, qui doit être nécessairement objective puisque seule l’adéquation de la pensée et de la chose sous la forme du phénomène objectif est synonyme de vérité. Le subjectif, à savoir tout ce qui s’apparente à une valeur, est alors laissé de côté par la science. La crise de la scientificité est une crise non seulement de la rationalité mais aussi de l’existence, car « de simples sciences de faits forment une simple humanité de fait »225. Et une humanité de fait c’est, par définition, la mort de l’humanité. La science positiviste devient exclusivement orientée vers la technique et l’accumulation de forces, mais n’est 224 plus comprise comme « fonction de Cf. E. Husserl, « L’idéal de la philosophie universelle et le procès de sa dissolution interne », in La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. fr. G. Granel, Gallimard, 1999, §5, p. 18. 225 Cf. E. Husserl, « La réduction positiviste de l’idée de la science à une simple science-de-faits », ibid., § 2, p. 10. 110 l’autoresponsabilité humaine »226. Cette mauvaise interprétation de l’esprit scientifique et méthodique comme esprit de domination du monde exige dès lors une rectification, qui viendra mettre au jour le fondement propre du champ phénoménal. La crise de l’humanité européenne, comme crise de la rationalité, rend ainsi nécessaire l’élaboration d’une science du monde de la vie, afin de rétablir l’auto-compréhension de l’homme par lui-même. Rendre à l’homme sa conscience de sujet, ce n’est donc pas étudier le monde objectif, mais l’apparaître, c’est-à-dire l’apparition comme telle, puisque l’apparaître est subjectif – il est toujours apparition à. Chez Husserl, comme nous l’avions montré dans la première partie de notre étude, une réflexion radicale sur le monde de la vie est nécessairement une expérience originaire de la subjectivité en tant que fondement de l’apparition. Le principe enfoui sous les couches constructives du monde, c’est la subjectivité, qui dépasse la prédonation du monde et préside à toute donation de sens. Elle n’est pas psychologique mais transcendantale, non au sens kantien du terme, mais dans la mesure où elle résorbe en elle tout étant en tant que son objet. C’est une subjectivité infinie. Nous n’allons pas reprendre ici la critique patočkienne du subjectivisme husserlien, mais nous pouvons citer une phrase significative de Patočka dans le cadre d’une redéfinition du sens téléologique de l’histoire européenne et de l’humanisme à travers le thème du sacrifice dissident : « L’apparaître en tant que tel, en tant qu’il amène le réel au paraître, ne peut prendre place parmi les réalités. Seul est réel l’être à qui l’apparaissant apparaît, à la condition toutefois qu’il se trouve dans un rapport dont l’autre terme est un non-réel et qui le confronte à un ordre qui dépasse l’être propre du réel ».227 Ce qui caractérise le sujet husserlien de l’histoire, ce n’est pas tant son autonomie que son indépendance à l’égard de tout ce qui peut être autre. Il ouvre le procès historique mais n’est jamais lui-même complètement pris par l’histoire ; il peut devenir conscience tragique, mais toujours dans une sérénité qui n’a d’égal que son détachement vis-à-vis du différent, si bien que le monde de la vie demeure de façon ultime une abstraction scientifique, naturaliste. Or toute la démarche de Patočka consiste à réinscrire la dépendance dans l’autonomie du sujet, afin que l’humanisme puisse reposer sur une conception de la subjectivité comme « âme ouverte ». Et cette dépendance ne se découvre que dans un monde de la vie réancré dans la praxis, c’est-à-dire dans la communauté, le travail et surtout la vie proprement politique. Car l’histoire européenne ne se réduit pas seulement à l’histoire de l’idée philosophique, mais doit aussi comprendre la politique au sens de ce qui fonde la coexistence morale. C’est pour cela que Patočka reprend la critique husserlienne du positivisme pour l’appliquer à la vie 226 227 Cf. « Réflexion sur l’Europe », in Liberté et sacrifice, p. 185. Cf. Ibid., p. 191. (Souligné par nous) 111 politique, à ce domaine qui n’est pas exclusivement issu de la raison contemplative mais plus généralement de la raison pratique, c’est-à-dire de la liberté. III.3.2. …à la crise de la liberté européenne L’équivalent du positivisme scientifique dans le champ politique et culturel du monde moderne, c’est le libéralisme. Il est à l’origine d’une conception non-métaphysique de l’Etat, dans laquelle celui-ci n’est pas le garant du sens ultime de l’existence, mais le gestionnaire de la coexistence économique et sociale. Le libéralisme est en ce sens inséparable d’une certaine vision technocratique de l’Etat, les experts étant les plus à même de mettre en œuvre la rationalité finie des moyens en vue de permettre à chacun de réaliser ses fins personnelles sans perturber l’ordre social. La rationalité libérale s’exprime comme l’accentuation du règne de la loi et de l’objectivité au-dessus de l’homme, si bien qu’il peut être en effet considéré comme une sorte de positivisme politique. L’humanisme libéral ne veut pas se prononcer sur la question des valeurs ; il repose sur une conception essentiellement négative de la liberté au sens d’Isaiah Berlin, sur la possibilité de choisir par opposition à la possibilité d’accomplir. Il ouvre cependant une béance entre la publicité des moyens et le retrait dans la sphère privée de la question des fins. Aussi Patočka se demande-t-il si malgré la complémentarité possible du rationalisme fini et de sa négation, qui s’exprime dans le maintien de la tradition chrétienne, mais plus généralement dans la quête personnelle d’une transcendance, la crise qu’a connu le libéralisme au 20ème siècle avec l’expérience totalitaire n’est pas due à l’affaiblissement ou à la disparition de cet élément dans les civilisations modérées occidentales. « Le libéralisme ne pense pas la situation dans une perspective complémentaire, mais au contraire, neutralise l’élément opposé à la rationalité finie. La crise du libéralisme comme, plus généralement, celle de la civilisation modérée tient peut-être au fait que la ratio, en tant qu’élément de la vie et de la diffusion de cette forme de civilisation, n’est pas l’élément de la décision ultime, de la résolution, du rapport aux limites dernières de l’homme. »228 La crise de la liberté expérimentée par l’humanité européenne dans le totalitarisme aussi bien national-socialiste que communiste serait ainsi une réaction à ce qui, dans le libéralisme, nie la présence d’une transcendance proprement politique. La crise de l’humanité est donc bien une crise de la ratio, mais au sens où la raison aurait nié le rapport à l’élément transcendant 228 Cf. « La surcivilisation et son conflit interne », in Liberté et sacrifice, pp. 154 et 155. 112 qui la constitue et la rend libre. La vérité de la rationalité est la liberté, et non l’inverse. La crise de la rationalité européenne est en son fond une crise de la liberté. Revenons maintenant sur le motif premier de la réaction anti-libérale afin de comprendre la manière dont Patočka propose de surmonter cette crise de la liberté. Le philosophe affirme que le mouvement romantique est, à l’origine, une tentative pour combler la béance laissée par les Lumières entre la rationalité technico-économique caractéristique de l’humanisme libéral et la question du sens de l’existence229. Malgré son échec, le mouvement romantique est le signe d’un besoin de complémentarité : la liberté négative ne peut combler le vide laissé par le manque d’idéal commun, de projet politique partagé par une grande partie de la société. Ce problème est toujours d’actualité ; il alimente notamment les débats entre les libéraux et les communautariens. La référence explicite à un bien commun est-elle nécessaire pour structurer et maintenir le vivre-ensemble ? Dans une société multiculturelle moderne, peut-on et doit-on accorder des droits collectifs aux différentes communautés qui constituent cette collectivité, ou plutôt aux individus qui appartiennent à ces groupes formés autour de valeurs particulières ? Le sujet a-t-il besoin, pour se constituer, non seulement de vivre dans une communauté qui répond à la question du sens de l’existence humaine, mais aussi de faire reconnaître sa différence à une instance tierce tenue de lui octroyer des droits individuels ou collectifs, en tout cas toujours particuliers ? Patočka ne pose pas la question en ces termes. Il y a chez le philosophe une volonté de dépasser la problématique Lumières-romantisme – ou libéralisme-communautarisme, selon les catégories actuelles – tout en préservant le moment de sa légitimité interne, cette exigence de sens politique ou de sens commun. La solution résiderait dans la « volte négative »230 de l’élément non-rationnel présent dans le romantisme, autrement dit dans la redéfinition négative du bien commun dont la transcendance fonde la vie politique. « Nous comprenons maintenant la transcendance comme un régulateur sans lequel la finitude se noierait dans l’absurde, sans lequel la finitude de l’homme et sa liberté seraient impossibles. »231 Dans la notion de « régulateur » nous retrouvons le thème husserlien d’un fondement idéel qui constituerait le sens téléologique de l’histoire européenne. Celui-ci n’aurait pas été enfoui sous les constructions hypothétiques de la science, mais sous les conceptions métaphysiques de l’humanisme, de la politique et de l’histoire. Patočka nous invite donc à repenser la nature de l’idéal européen, qui ne s’exprimerait plus sous une forme exclusivement théorique mais pratique. Ce n’est pas l’auto-compréhension de la science qu’il faut dès lors mettre au jour, 229 230 231 Cf. Ibid., p. 155. Cf. Ibid., p. 155. Cf. Ibid., p. 155. 113 mais l’auto-compréhension de la vie elle-même. Nous comprenons ainsi, à revers de la démarche analytique suivie dans cette étude consacrée à la subjectivité dissidente, le sens de la redécouverte patočkienne d’un originaire pratique dans lequel s’enracine notre humanité. Le sens téléologique de l’histoire européenne est donc tout entier contenu dans l’activité libre qu’est le soin de l’âme. Elle est le « rapport essentiel qui unit l’homme comme force à l’homme comme représentant du non-réel »232. Le rapport à la transcendance est nécessaire à la vie humaine car il est puissance d’ouverture et d’historicité. C’est lui qui ouvre la situation historique dans laquelle le sujet peut aller à la rencontre de ses possibilités fondamentales en entrant dans la phénoménalité. Mais cette vie dans la phénoménalité est toujours une vie dans la problématicité, dans une quête à jamais inachevée du sens. C’est une vie qui est loin d’être sous-tendue par une harmonie pré-établie, car la prise en compte de son caractère problématique fait d’elle une vie de tension permanente entre ce qui cherche en l’homme à fixer le sens pour se rassurer et ce qui le pousse à sans cesse en interroger le bien-fondé. L’essence propre de l’homme est donc telle qu’il lui est impossible de parvenir à l’équilibre et à la clôture sur soi si ce n’est par la déchéance, en se reniant lui-même. Cet oubli de la vérité est pourtant « l’état primitif » de l’homme, celui dans lequel il est disposé dès sa naissance, « ce dans quoi il est toujours « naturellement », de par la composante naturelle et donnée de son être, et dont il ne peut se dégager que grâce à sa propre action intérieure »233. Si l’histoire est celle de l’oubli de l’être, c’est que l’être est fondamentalement soin de l’âme, ou souci de la réinscription dans la vie du rapport à une transcendance qui ouvre l’horizon de l’autonomie éthique. La tâche infinie de l’humanité européenne réside dans le fait de préserver ce rapport en lui offrant son espace propre dans la vie politique, qui est par excellence le domaine de la dissidence, de la lutte pour une liberté qu’il est nécessaire de réaffirmer perpétuellement. Le sujet dissident ne conquiert son autonomie que dans cette lutte contre la somnolence et pour la vigilance. Cette vigilance est avant tout intérieure, mais l’intériorité est toujours chez Patočka dans un rapport privilégié à l’autre qui attend de moi tout le soin et l’attention que je lui dois en tant qu’être humain. Contrairement à Heidegger, Patočka exige ainsi que le sujet reste responsable envers les besoins et les demandes éthiques de l’autre, comme la santé et la justice sociale, ce qui permettrait d’esquisser une phénoménologie dans laquelle serait affirmé le rôle irréductible de la solidarité. « Il lui [la technique sociale libérale] faudra se dépasser elle-même, se laisser féconder par les forces de la profondeur pour frayer les voies au développement d’une technique sociale plus noble et plus généreuse, qui atteste que l’homme n’est pas étranger à l’homme, que les hommes ne sont pas, au 232 233 Cf. Ibid., p. 168. Cf. Ibid., p. 161. 114 plus profond, des atomes, mais bien des créatures assoiffées d’entraide et qui réclament la solidarité. »234 La redéfinition de l’humanisme passe donc par l’affirmation d’un impératif moral : je dois être en permanence conscient et responsable sous le rapport social. Cette inconditionnalité de la socialité éthique montre que le sens téléologique de l’histoire européenne réside dans une liberté indissociable d’une certaine conception de l’égalité. III.3.3. Le sens de la solidarité dissidente Nous avons vu que la crise de l’humanité n’était pas une crise de la rationalité, mais plus essentiellement de la liberté et de la solidarité, une crise à la fois politique et existentielle. La solidarité implique une forme d’égalité, ne serait-ce que dans la réciprocité qui caractérise l’entraide. Il s’agirait ici de comprendre pourquoi la surcivilisation ne peut pas et ne doit pas se dispenser de résoudre le problème de l’égalité en matière sociale, et ce en revenant sur trois événements majeurs de la modernité. Trois types de révolution ont transformé la nature des relations entre les hommes, ainsi que la perception du lien social dans l’histoire européenne : la Réforme, les révolutions libérales (anglaise, américaine et française) et la révolution industrielle. Sur le plan à la fois religieux, politique et économique, on assiste donc depuis le 16ème siècle à une redéfinition des rapports sociaux dans le sens d’une égalité croissante par la reconnaissance des droits subjectifs. A l’origine de cette tendance égalitaire, Patočka voit la sécularisation du thème chrétien de l’âme immortelle, de l’égalité devant Dieu et du combat de l’homme pour sa liberté essentielle, pour le salut de son âme235. Nous pouvons cependant la ramener plus précisément au premier phénomène dissident qu’est la révolution hussite : ce fut un combat à mort livré contre l’Eglise catholique, notamment durant la bataille de la Montagne Blanche (Bilà Hora) en 1620, pour la liberté religieuse, l’égalité devant Dieu à travers le thème du sacerdoce universel et la fraternité entre les hommes, tous fils de Dieu, dans l’ébranlement du sens donné et les souffrances éprouvées en commun. La révolution française, libérale et sociale, peut être considérée comme une laïcisation de ces trois idées : la liberté religieuse se fait liberté de pensée, l’égalité devant Dieu devient l’égalité devant la loi et la fraternité, la reconnaissance mutuelle de ce qui nécessairement nous lie en tant que co-participants à une même collectivité, et plus encore à l’humanité. Ce concept de fraternité est la synthèse entre la liberté et l’égalité ; il est ce qui 234 235 Cf. Ibid., p. 168. Cf. Ibid., p. 157. 115 rend fondamentalement pensable la responsabilité morale de l’individu envers ceux qui partagent son existence. Il inscrit une forme de dépendance au sein de l’autonomie individuelle qui doit nécessairement s’exprimer dans un souci croissant pour la justice sociale, si bien que la reconnaissance des libertés fondamentales doit aller de pair avec celle des droits socio-économiques. Les changements institutionnels du 19ème siècle font cependant preuve d’un retard inquiétant eu égard à l’évolution des représentations, et ce d’autant plus que la révolution industrielle qui, par l’augmentation de la productivité du travail, avait accru les possibilités d’égalisation sociale, ne fait qu’exacerber l’exigence de solidarité chez les individus exposés à l’exploitation capitaliste. « Le fait que les institutions d’Etat, que la charpente politique et sociale de l’Europe repose sur quelque chose à quoi la société dans son activité réelle refuse depuis longtemps toute confiance et toute obéissance, n’est mis en lumière et formulé nettement que par le radicalisme révolutionnaire comme élément de son programme subversif. »236 Le conflit interne de la surcivilisation est ici porté à son paroxysme : la tension extrême entre la réalité sociale et les possibles projetés par les nouvelles conditions de production ne trouve de réponse que dans une forme d’anti-individualisme qui réduit la solidarité à la réalisation objective de l’égalité, c’est-à-dire à l’égalitarisme. Délivrer l’humanité de son propre mal, c’est compter sur la décomposition nécessaire du mode de production industrielle comme conséquence directe du fonctionnement de la société capitaliste, à savoir de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit qui pousse l’ensemble des puissances à entrer en conflit pour la monopolisation des ressources et des moyens de production, ce qui n’est que l’envers d’une exploitation toujours plus grande de la force de travail par la plus-value. Une révolution est donc nécessaire pour changer la nature du système productif, éliminer les rapports de forces et rendre à l’homme sa liberté positive, c’est-à-dire la possibilité d’accomplir sa vie dans une communauté d’égaux. Patočka ne nie pas que le socialisme scientifique soit ancré dans la profondeur de l’idée de liberté, car « la liberté n’est pas un privilège aristocratique ; elle s’adresse à tout le monde et vaut pour chacun ; sans elle l’homme ne serait pas homme »237, ce qui implique la réalisation d’une certaine forme d’égalité économique et sociale dans la vie politique. Mais au lieu de renouer avec l’idéal européen du soin de l’âme, le socialisme scientifique n’a fait que reproduire la fiction d’une légalité nécessaire de l’histoire dont la fin résiderait dans l’accomplissement de l’égalité réelle entre les hommes. La fiction est devenue idéologie, manipulable à merci par des apparatchiks sans scrupules qui, au premier moment 236 237 Cf. « L’héritage européen », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 122. Cf. « Le platonisme négatif », in Liberté et sacrifice, p. 81. 116 venu, alors que le système était sur le point de s’écrouler, ont voté entre eux des lois d’autoappropriation pour se reconvertir derechef dans la sphère capitaliste. La seule véritable dialectique de l’histoire européenne n’est donc pas celle qui conduit nécessairement à l’avènement de la société communiste. Plus contingente, mais non moins essentielle, c’est celle qui se produit entre acceptation et dissidence, et qui fonde notre humanité authentique. Si l’égalité reste nécessaire pour penser une vie en commun ancrée dans la justice sociale, elle doit être sans cesse unie à la transcendance qui ouvre l’horizon d’un « monde autonome des rapports fraternels »238. Cette dépendance fraternelle exprime le fait que les sujets ne sont pas des atomes, que même le marché de la concurrence pure et parfaite, fondé sur un plus grand respect de l’autonomie individuelle que le socialisme moderne, ne suffit pas à créer une sorte de « main invisible » qui harmoniserait les intérêts privés des subjectivités monadiques. La théorisation progressive de l’économie politique va pourtant à l’encontre de la thèse d’une dépendance essentielle sans harmonie pré-établie. Des sociologues et économistes contemporains, tel John Elster, voient dans la théorie de la main invisible la sécularisation d’une certaine forme de théodicée chrétienne, c’est-à-dire de l’élément qui, dans le christianisme, ne relève pas du soin de l’âme mais d’un souci de justification métaphysique de l’être-en-commun : « Dans la théologie chrétienne il y a deux grandes façons de justifier le mal, la douleur et le péché : soit en tant que conditions causales indispensables pour l’optimalité de l’univers dans son ensemble, soit en tant qu’effets secondaires inévitables d’une solution globale optimale. (…) Dans les deux cas, l’argument avait pour objectif de montrer que le monde réel est le meilleur des mondes possibles (…). Même si la théodicée ne peut servir de fondement à la sociodicée, on peut s’en inspirer par analogie. (…) L’héritage de la tradition théologique est une forte tendance à penser que les vices privés produisent des bénéfices publics ».239 Nous retrouvons ici la célèbre formule de Mandeville extraite de la fable des abeilles : « Des vices privés naissent les bénéfices publics ! », comme si l’insatiable passion de l’auri sacra fames disciplinée par le travail se voyait métamorphosée en vertu parce qu’elle impliquerait une constance propre à créer de façon spontanée l’ordre social et à lui garantir un bien-être sans cesse grandissant. La seule dépendance que justifie l’économie politique est donc exclusivement instrumentale. Je fais de l’autre l’objet de la réalisation de mon propre vice, il en fait de même avec moi, et ensemble nous sommes liés par un contrat d’intérêts qui pourra être à tout moment rompu si ceux-ci ne coïncident plus. Le grand problème de l’économie politique est donc celui de la coïncidence des besoins. Un société fondée sur une dépendance 238 239 Cf. « L’idéologie et la vie dans l’idée », in Liberté et sacrifice, p. 47. Cf. J. Elster, Le laboureur et ses enfants, Minuit, 1983, pp. 91 et 92. 117 purement instrumentale entre les individus ne tient debout et ne prospère que par la force de l’uniformisation progressive des modes de vie. Cette uniformité sociale n’est pourtant qu’un substitut au manque de solidarité réelle entre des sujets qui se reconnaîtraient dans la lutte pour la préservation d’une liberté proprement politique et non simplement privée. La solidarité authentique est une ouverture à l’autre, c’est-à-dire à l’intersubjectivité essentielle qui nous lie dans la vie politique sans aliéner notre propre subjectivité. Ce n’est pas une dépendance instrumentale qui placerait cette intersubjectivité sur le plan des forces objectives, mais l’attachement à un autre être qui prend la figure de la transcendance. La solidarité s’inscrit donc dans la perspective d’un être-avec authentique, réalisé dans la vie politique, mais rendu possible par la situation originaire de la subjectivité qui, dans la première phase du mouvement de la vie, n’est pas un être-jeté dans un autre étranger. Dans un texte intitulé « Phénoménologie asubjective, monde de la vie et humanisme », Ilja Srubar rend compte de cette dissidence de la pensée patočkienne vis-à-vis de l’ontologie formelle de Heidegger : « Dans la mesure où l’homme n’est pas jeté seul dans le monde mais où il se reçoit à partir du monde du fait des autres, les autres appartiennent essentiellement à son être, c’est-à-dire à l’ « en vue de quoi » de son Dasein. La responsabilité à l’égard des autres est donc immanente à sa responsabilité à l’égard de la vérité de l’Être. »240 Or nous avions vu que l’ « en vue de quoi » définissait chez Patočka la possibilité d’une existence morale, si bien que la socialité originaire du sujet s’accomplit dans le souci de solidarité et de justice sociale dont l’homme doit faire preuve à l’égard des autres dans la vie proprement politique. La solidarité est en ce sens inconditionnelle. Elle ne repose pas sur autre chose qu’elle-même, si ce n’est sur le soin de notre âme qui est souci de notre humanité en tant que telle. Elle n’implique aucun compréhension harmonique de l’humanisme mais, au contraire, se nourrit du conflit au sein de l’être qui empêche de résorber celui-ci dans la pensée et de fixer un sens à jamais problématique. La solidarité qui unit les hommes en tant que sujets autonomes est ainsi la « solidarité des ébranlés », celle des dissidents qui combattent ensemble, et ce malgré leurs différences, pour un monde libre et juste. La redéfinition de l’humanisme par Patočka constitue plus à ce titre un renouvellement en profondeur qu’une véritable redéfinition positive des concepts qui fondent l’humanisme des Lumières. L’intention de ce renouvellement ne réside pas dans une transformation radicale de la pensée humaniste, mais dans la volonté de faire comprendre que la subjectivité doit toujours montrer une certaine vigilance critique à l’égard du sens donné afin de ramener sans 240 Cf. I. Srubar, « Phénoménologie asubjective, monde de la vie et humanisme », in Jan Patočka. Philosophie, phénoménologie, politique, dir. Marc Richir et Etienne Tassin, Millon, p. 97. 118 cesse celui-ci à la transcendance qui l’a fait apparaître et qui permet en même temps de le dépasser lorsqu’il n’est pas en accord avec les principes qui fondent notre humanité authentique, au premier chef avec l’autonomie de la responsabilité morale et la solidarité dissidente. III.3. Guerre et paix : l’humanisme en question III.3.1. L’humanisme face à la guerre Le sujet dissident est-il un sujet pacifiste ? La guerre est-elle pour lui toujours injuste quelles que soient ses raisons ? Tout dépend de ce que nous appelons la guerre. La pensée de Patočka affronte la question de la guerre avec tout le courage que requiert le discours sur la mort tragique de millions d’êtres humains au cours du 20ème siècle, sur des atrocités telles que nous pouvons nous demander si le sujet historique « veut encore avouer l’histoire »241. Dans un texte intitulé « Les guerres du XXe siècle et le XXe siècle en tant que guerre », le philosophe parle de la première guerre mondiale comme d’ « un événement en quelque sorte cosmique »242, dont le sujet a encore du mal à comprendre le sens profond, toute tentative d’explication semblant inévitablement la ramener à ce qu’elle était censée préparer, c’est-àdire la paix. La guerre est toujours comprise dans une logique objective : elle ne porte pas en elle sa propre justification, mais est menée au nom d’une paix à atteindre ou à rétablir. L’idée même d’une « guerre contre la guerre » n’est-elle pourtant pas elle-même une perversion de cette volonté pacifique, dans la mesure où l’horizon de la possibilité d’une guerre prolonge l’état de mobilisation nationale – comme nous le constatons encore aujourd’hui dans tous les Etats existants ? La justification de la guerre au nom des principes humanistes ouvre la voie à des stratégies de dissuasion qui éternisent l’état de guerre. L’exemple de la Guerre Froide est caractéristique de cet affrontement plus ou moins violent entre deux entités, les Etats-Unis et l’Union soviétique, chacune s’étant présentée comme dépositaire des valeurs de l’humanité et de sa défense par la force. C’est ainsi que Patočka analyse l’essence même des guerres idéologiques qui ont non seulement traversé, mais aussi fait le XXe siècle. De la première 241 Cf. « La civilisation est-elle une civilisation de déclin, et pourquoi ? », Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 152. 242 Cf. « Les guerres du XXe siècle et le XXe siècle en tant que guerre »,in op. cit., p. 153. 119 guerre mondiale à la Guerre Froide, la guerre s’est fondée sur l’idée du monde et des choses comme dépourvus de tout sens autonome, et sur « l’idée de l’homme comme libre de réaliser un tel sens par la force, par la puissance, dans la sphère sur laquelle il a prise »243. Le philosophe y voit la victoire de la conception de l’étant née au 17ème siècle avec l’émergence des sciences mécaniques de la nature et la suppression de toutes les « conventions » susceptibles de s’opposer véritablement à cette libération de forces – à cette transmutation de toutes les valeurs sous le signe de la force. Du point de vue de la paix, ce que Patočka appelle aussi l’ « optique du jour »244, la mort d’un être humain n’a qu’un sens relatif, le sujet n’est qu’un objet, et la vie historique est considérée comme ce continuum où les individus sont porteurs du mouvement général qui seul importe. La subjectivité se trouve chosifiée dans la logique d’une guerre nécessaire pour défendre les valeurs humanistes de la surcivilisation, même si celle-ci se veut la dépositaire des principes fondamentaux de l’humanité authentique. Le progrès de l’humanité peut-il justifier le sacrifice en masse d’êtres humains sans prendre conscience de ce qui se joue dans la guerre pour le sujet, mais aussi dans une paix factice qui ne sert qu’à accumuler, à travers le système de production et le travail individuel, un potentiel énergétique toujours plus grand ? De principe, l’humanité ne devient-elle pas victime de la guerre considérée du point de vue du jour, de la paix, qui table sur la mort comme « moyen de pousser la servitude humaine à son point extrême »245 ? Dans l’analyse patočkienne, la guerre et la paix factice, simple absence de guerre définie comme quotidienneté, ne sont que les revers d’une même médaille sur laquelle ne cesse de s’inscrire la barbarie effective de la Force. La liberté dissidente de l’individu vis-à-vis des institutions réelles, qui est au principe même de son humanité, est niée. Toutes les entités supra-individuelles que l’on réifie, qu’il s’agisse de la nation, de l’Etat, de la société sans classe, de l’unité européenne ou mondiale, ne sont dans cette logique que des appels à la guerre sous forme de slogans, dans la mesure où la place du sujet y est en définitive marginale. Dans l’idée d’humanité, nous devons penser l’autonomie d’un sujet irréductible à tout programme d’ensemble venant réclamer le sacrifice de sa vie au nom d’un tout réel, d’une supra-individualité inauthentique qui déterminerait de part en part son destin ainsi que la signification propre de son dévouement. Une guerre « humaniste », conduite au nom de l’humanité, apparaît ainsi auto-contradictoire et nécessairement injuste, car la guerre, quelle que soit sa forme, ne respecte pas la véritable humanité en l’homme. Cette humanité est solidarité qui unit des sujets autonomes dans l’ébranlement du règne de la 243 244 245 Cf. Ibid., p. 155. Cf. Ibid., p. 165. Cf. Ibid., p. 170. 120 Force et de la quotidienneté en son potentiel destructeur. Cependant quelle solution alternative nous est-il permis de penser après avoir dressé une analyse aussi radicale de la guerre comme conflit essentiellement idéologique, même et surtout lorsqu’il se réclame de l’humanisme ? Quelle attitude est-il juste d’adopter pour un ensemble d’individus victimes, sur un territoire donné, d’une agression extérieure venant les priver de leur droit fondamental à la liberté ? III.3.2. L’expérience subjective de la ligne de front En affirmant qu’une guerre conduite au nom de l’humanité est nécessairement injuste en ce qu’elle reste un moyen pour la Force de nier ces mêmes principes humanistes fondamentaux pour lesquels on se bat, nous nous heurtons de façon ultime à une objection empirique. Dans ses Réflexions sur Gandhi, George Orwell écrivait qu’il était difficile de comprendre comment les méthodes de Gandhi pourraient être appliquées dans un pays où les opposants au régime disparaîtraient au beau milieu de la nuit sans qu’on entende plus jamais parler d’eux. Dans ces conditions extrêmes, qui ont été (ou sont encore) celles des régimes totalitaires de type soviétique, la non-violence s’abîme dans une violence dirigée contre soimême plutôt que contre les meurtriers. La résistance non-violente devient un acte héroïque mais ne peut plus se transformer en combat politique effectif. L’exigence morale de la solidarité civile ou, selon Patočka, de la « solidarité des ébranlés », se trouve brisée par la terreur jusqu’à se muer en une silencieuse acceptation. Les défenseurs de la non-violence sont donc en dernière instance prisonniers du règne de la nécessité qui a pour origine le conflit entre la survie collective et une compréhension authentique des droits de l’homme. Les limites empiriques soulevées par le totalitarisme tendent à montrer que les dirigeants politiques ne peuvent guère éviter de choisir la proposition utilitariste du dilemme entre survie collective et droits de l’homme : ils doivent opter pour la survie collective et outrepasser les droits qui se dressent comme autant d’obstacles à cette survie. Patočka ne dit pas autre chose lorsqu’il dénonce l’irresponsabilité de Beneš lors de la capitulation de la Tchécoslovaquie sous la pression hitlérienne, ou encore celle de son peuple lors de la répression du Printemps de Prague par les chars russes. Cela ne signifie pas pour autant que les dirigeants ou les individus qui décident d’entrer en guerre ou d’utiliser la violence soient exempts de toute culpabilité ; il est nécessaire qu’ils assument la responsabilité de leurs décisions afin que la guerre reste un crime, car en détourner le regard redouble le crime, et 121 nous devenons ainsi incapables de fixer des limites à la nécessité. Dans une guerre conduite au nom de la liberté, ce sont ces limites, toujours repensées et pleinement assumées, qui permettent de conserver un équilibre entre la légalité et l’illégitimité de la guerre par rapport aux droits qui définissent l’humanité authentique. « Ce n’est pas dire que l’utilisation de la force et de la violence soit absolument exclue ; il est certain qu’il est quelque fois nécessaire de tuer ou d’exécuter, ce qui en soi n’est pas forcément inhumain. L’essentiel, c’est que même dans la lutte contre l’ennemi, l’homme ne peut être une simple chose, une simple force, comme l’affirme la volonté d’employer tous les moyens. »246 Comment l’homme peut-il s’y prendre afin de poser des limites à sa chosification dans le conflit entre puissances ? Comment peut-il échapper à son statut d’objet pour se reconquérir en tant que sujet dissident ? Patočka entrevoit cette possibilité dans l’expérience subjective de la ligne de front. C’est pourquoi il se réfère étonnamment à des auteurs comme Jünger ou Teilhard de Chardin qui ont célébré la première guerre mondiale. Il tente de retrouver chez eux ce qui fait du front, non un traumatisme momentané, mais un changement fondamental dans l’existence humaine qui se produit à travers un « sentiment puissant d’une plénitude de sens »247. Ce sentiment se structure en deux moments. Le premier constitue l’expérience du non-sens, de l’absurdité du monde qui se montre mûr pour sa fin sans autre promesse d’avenir et qui entraîne l’homme dans ce terrible anéantissement. Mais, et c’est le second moment, cette vision de la fin est en même temps une avancée aux limites de l’existence. L’homme qui expérimente ses limites, à savoir son être-pour-la-mort, est nécessairement ébranlé par l’émergence en lui d’un autre souci que celui de cette paix factice pour laquelle les puissances le font combattre. Il accède à un sommet qui n’est subordonné à rien de réel ; cette hauteur lui fait rompre avec les valeurs du jour qui lui enjoignent de préserver sa vie naïve par le dessaisissement de soi dans les choses. Dans la vie pour la mort s’ouvre l’horizon éthique d’une liberté absolue qui oblige l’homme à prendre conscience de son statut de sujet, responsable de ses choix et de ses actes dans un monde dont le sens reste ambigu, problématique. Seuls ceux qui consentent au sacrifice le plus radical sont capables d’atteindre à cette liberté voyante, la liberté des intrépides, qui comprend les limites des lois humaines réelles. « Il s’agit de comprendre que c’est ici que se joue le drame de la liberté ; la liberté ne commence pas seulement « après », une fois le combat terminé ; au contraire, sa place est précisément dans ce combat – voilà le punctum saliens, le sommet marquant, du haut duquel on peut embrasser du regard tout le champ de bataille. »248 246 247 248 Cf. « L’idéologie et la vie dans l’idée », in Liberté et sacrifice, p. 47. Cf. « Les guerres du XXe siècle et le XXe siècle en tant que guerre », in op. cit., p. 161. Cf. Ibid., p. 171. 122 Le sentiment puissant d’une plénitude de sens dans l’expérience du front est donc un sentiment de détachement à l’égard du sens donné par les forces du jour et accepté comme tel par l’homme qui devient l’objet d’une manipulation. L’expérience du front est par excellence l’expérience du sacrifice dissident, dont nous avons vu qu’il était la possibilité inconditionnelle du sujet moral. C’est l’une des expériences qui fait sortir l’homme de la méconnaissance qu’il a de lui-même et fonde son auto-compréhension. Patočka ne fait ici ni l’apologie du sacrifice, ni celle de la guerre, mais il veut nous faire comprendre que nous devons toujours garder à l’esprit le sens de ces événements passés, afin de ne pas céder nousmêmes à la logique de la quotidienneté. III.3.3. Les chances d’une paix dissidente Patočka se demande alors comment l’expérience du front pourra changer de forme afin de devenir un facteur historique. Le philosophe entend ici par facteur ce qui pourra engendrer une paix authentique dans le monde, c’est-à-dire une démobilisation de toutes les forces en leur potentiel destructeur. Le sujet dissident n’est pas un sujet pacifiste, mais un sujet qui aspire à ce que les conflits ne se présentent plus dans le champ politique que sous la forme de luttes rhétoriques portant sur le sens de l’être-en-commun. Le problème de l’expérience du front est qu’elle est restée une expérience exclusivement individuelle. Chacun est projeté seul vers une liberté dont il prend conscience mais qu’il ne peut transformer en événement collectif. Le front n’a pas eu de conséquences proprement politiques. L’unique moyen de dépasser cet état de fait serait alors la « solidarité des ébranlés ». « La solidarité des ébranlés peut se permettre de dire « non » aux mesures de mobilisation qui éternisent l’état de guerre. Elle ne dressera pas de programme positif ; son langage sera celui du démon de Socrate : tout en avertissements et interdits. Elle devra et elle pourra instituer une autorité spirituelle, devenir une puissance spirituelle capable de contraindre le monde en guerre à certaines restrictions, d’empêcher ainsi certains actes et certaines mesures. »249 Cet appel à la solidarité des ébranlés comme à une « autorité spirituelle » contredit quelque peu l’intention formulée par Patočka dans la Charte 77, qui consistait à dire que les dissidents ne souhaitaient en aucun cas devenir une « autorité morale » pour la société tchécoslovaque. Cela signifie-t-il que les signataires de la Charte ne se pensaient pas comme l’expression de cette solidarité qui unit ceux qui comprennent ce qui se joue dans la vie et dans l’histoire ? Pourtant Patočka affirme que le sens de la Charte 77 est de « constituer une solidarité 249 Cf. Ibid., p. 173. 123 spontanée et privée de toute contrainte extérieure » qui réunirait « tous ceux qui ont compris la signification de la mentalité morale pour le fonctionnement normal de la société »250. Peutêtre faudrait-il voir dans ce paradoxe moins une contradiction entre la pensée de Patočka et le sens de son engagement politique que leur unité authentique : les dissidents refusent de se considérer comme une autorité morale car la véritable autorité qui s’est constituée à partir de l’expérience des ébranlés réside dans la ratification à Helsinki des deux pactes internationaux sur les droits civiques, politiques, économiques, sociaux et culturels. C’est avec une humilité extrême que les dissidents se présentent donc à leur peuple, en s’effaçant devant une légalité susceptible d’instaurer une paix juste. CONCLUSION 250 Cf. « Ce qu’est la Charte 77 et ce qu’elle n’est pas », Istina, 1977, p. 200. 124 I. Les trois modalités d’une pensée dissidente Les trois moments de lecture développés dans cette étude nous ont fait découvrir que la philosophie phénoménologique de Patočka était une pensée essentiellement dissidente. La première modalité de cette dissidence se caractérise par une rupture avec la philosophie de ses maîtres, Husserl et Heidegger. La critique phénoménologique qu’il adresse à la pensée husserlienne est directement dirigée contre son subjectivisme transcendantal : la subjectivité propre n’est pas l’unique sujet concret de l’expérience originaire, car je suis dès l’origine dans une intrigue intersubjective avec un monde que je ne constitue pas, mais qui m’est donné sur le mode de l’accueil et de la mise à couvert, si bien que le monde de la vie n’est pas un étant pré-existant mais le sol pratique de toute donation de sens. Cette réinscription du monde de la vie dans la praxis signifie que la subjectivité propre entretient une relation dynamique avec le monde ; elle ne se constitue que dans le mouvement par lequel l’ipséité égologique s’engage dans le monde, de telle sorte que la subjectivité co-détermine le champ phénoménal. Le sujet est bien un être-au-monde, au sens de Heidegger, mais, contrairement au Dasein, il n’entre pas dans la phénoménalité comme s’il était jeté en un autre étranger. La proto-structure « je-tu-ça » de ma subjectivité indique qu’autrui appartient essentiellement à mon être ; ce n’est pas l’Être qui détermine avant tout ma conscience, mais l’être-avec-autrui, l’intersubjectivité. Celle-ci structure les mouvements originaires de la vie : l’enracinement dans la communauté, le prolongement et la défense de soi dans le travail, et enfin la vie politique. C’est dans cette dernière que le sujet s’ouvre pleinement à sa liberté essentielle. L’intersubjectivité permet de rompre l’immanence à soi de la subjectivité, sans pour autant subordonner la liberté du sujet au souci ontologique de l’Être, ni au visage de l’autre homme. La subjectivité que l’on découvre dans la philosophie de Patočka est donc elle-même dissidente, si l’on définit la dissidence comme cette scission post-métaphysique entre autonomie et autofondation du sujet. La seconde modalité de la pensée dissidente du philosophe réside dans sa conception de l’histoire. Patočka poursuit sa critique de la phénoménologie husserlienne en montrant que le monde de la vie, ou monde naturel, n’est pas le monde pré-scientifique mais le monde préhistorique. Le monde pré-historique est un monde non-problématique, dont le sens est donné et accepté comme tel. La préhistoricité peut ainsi aller de pair avec une tradition écrite, ce qui 125 signifie, contrairement à une idée largement partagée, que l’historiographie précède l’histoire proprement dite. L’essor de l’écriture n’est pas une condition suffisante pour que l’homme puisse prendre conscience de la problématicité du sens et des conséquences à la fois morales et politiques d’une telle découverte. Le sujet ne doit pas seulement savoir écrire, mais il doit aussi avoir la possibilité de juger le mode de vie et les valeurs traditionnels de la société dans laquelle il vit. Le monde qui naît du jugement est le monde proprement historique ; ce n’est plus une « métaphore ontologique », mais un monde où le retrait de l’être est éprouvé comme tel. Alors que dans la pensée heideggérienne le retrait de l’être désignait, selon Paul Ricœur, « les alternances d’occultation et de désoccultation », de voilement et de dévoilement, « qui font que le monde des étants est aperçu tantôt comme Nature, comme Sujet, comme Esprit », il exprime désormais chez Patočka « la perte de toute sécurité qui laisse l’homme et sa liberté entièrement à découvert » 251. La vie historique est essentiellement une vie problématique, qui ne s’instaure que dans la dissidence vis-à-vis du sens donné et naïvement accepté. C’est pour cela que son émergence est indissociable de l’essor de la vie politique, notamment sous la forme de la polis démocratique, dans laquelle les citoyens athéniens pouvaient examiner le sens, l’interroger, mais aussi participer à la fois aux discussions et aux décisions publiques. Le thème de la « vie examinée », du soin de l’âme, avant de trouver un espace d’expression dans l’arène politique, a cependant été l’objet de nombreuses réflexions dans la philosophie grecque, si bien que c’est l’histoire, la politique et la philosophie qui doivent être considérées ensemble comme un seul et unique avènement. L’histoire européenne est en ce sens moins un fait qu’une exigence requise par et pour l’autonomie du sujet dissident. La troisième et dernière modalité de la pensée dissidente patočkienne est à la fois morale et politique. Elle refuse la réduction de la vie politique à l’élargissement d’un espace vital ou à la question du système productif, critiquant par là les expériences totalitaires tant nationalsocialiste que communiste. La vie politique est un mouvement à part entière dans l’existence, qui ne peut être ramené ni à la sphère de la communauté, ni à celle du travail. Elle préserve le rapport essentiel de la vie à sa source transcendante ; elle permet à la subjectivité d’ébranler la forme en apparence invariable de la vie, de renouveler les éléments problématiques, labiles et extrêmes qui se cachent sous la surface de l’acceptation du sens donné, et ce à travers un processus éminemment dialogique. C’est dire que la phénoménologie humaniste de Patočka ne s’appuie pas sur une conception harmonique de l’être humain qui ferait de l’histoire un processus achevé en son principe et de la politique une simple question technicoéconomique. Elle ne réifie pas les rapports entre les hommes en faisant de ceux-ci de simples 251 Cf. P. Ricœur, « Préface aux Essais hérétiques » (1981), Lectures 1 (autour du politique), Seuil, p. 78. 126 forces, à savoir des sujets monadiques qui se sont eux-mêmes perdus en oubliant leur ancrage dans le monde de la non-in-différence à l’égard du prochain et de sa souffrance. C’est au contraire un humanisme dont le seul impératif moral est que nous soyons toujours conscients et responsables sous le rapport social, solidaires à la fois en parole et en action. Ainsi Patočka arrive-t-il à concilier le postulat de l’intersubjectivité discursive caractéristique des Lumières et sa critique romantique qui porte sur l’impossibilité de constituer la totalité de l’être dans la subjectivité. Ce faisant, selon Ilja Srubar, le philosophe « n’amène pas au repos la dialectique se consumant elle-même, mais il donne à l’humanisme une forme et un sol qui le désignent comme une chance existentiale et historico-pratique de l’ordre des choses humaines »252. II. Les deux moments constitutifs de la subjectivité dissidente Nous avons vu dans notre étude que la subjectivité dissidente patočkienne recueillait en elle deux moments constitutifs. Le premier est un moment d’hétéronomie, correspondant aux deux premiers mouvements de l’existence humaine : la conscience est déterminée par l’être-avec-autrui qui rompt l’immanence à soi du sujet dans le mouvement d’acceptation et d’enracinement dans la communauté, mouvement qui se prolonge dans un dessaisissement de soi à même les choses, caractéristique du travail. Mais la liberté est hétéronome dans ce double mouvement d’acceptation du sens donné ; elle reste subordonnée à la responsabilité du sujet à l’égard des valeurs communautaires qui lui sont imposées, ou qu’il accepte sans en interroger le sens. Le second élément constitutif de la subjectivité patočkienne est alors un moment d’autonomie, qui advient avec le mouvement de dissidence vis-à-vis du sens donné. Cette autonomie se réalise dans la pratique philosophique du « soin de l’âme », de la vie examinée, au fondement de la conversion politique et historique de l’individu comme de l’humanité, et non par la thématisation de l’impératif catégorique. C’est lorsque l’être humain comprend la transcendance de sa responsabilité originaire qu’il advient en tant que sujet dissident, dans la mesure où la thématisation de la liberté qui l’accompagne est fondée sur l’ébranlement du sens, c’est-à-dire sur une rupture ou un désaccord avec le sens accepté. Le sens devient alors problématique. La thématicité de la responsabilité originaire, qui permet la communication des existences dans ce que Patočka appelle la « solidarité des ébranlés », n’advient donc pas 252 Cf. Cf. I. Srubar, « Phénoménologie asubjective, monde de la vie et humanisme », in Jan Patočka. Philosophie, phénoménologie, politique, dir. Marc Richir et Etienne Tassin, Millon, p. 98. 127 dans une réflexion « pré-phénoménologique » découvrant l’impératif catégorique, mais dans un engagement pratique défini par l’expérience de la dissidence. Patočka comprend ainsi la dialectique de la transcendance et de l’autonomie comme celle de l’acceptation et de la dissidence. III. La dissidence ou l’autonomie dans la problématicité du sens Les deux moments que nous avons mis en lumière implique que l’autonomie de la subjectivité dissidente réside dans une quête à jamais inachevée du sens. L’autonomie, quant à elle, et en tant qu’elle intègre la problématicité du sens, se définit comme dissidence. Ainsi la dissidence, c’est l’autonomie dans l’ordre de la problématicité du sens. Le sujet dissident est autonome dans la mesure où le sens est pour lui problématique, et où de ce paradoxe du sens peut surgir la liberté en tant que symbole de l’Idée. Si elle n’intègre pas la problématicité du sens, l’autonomie se referme sur elle-même pour devenir indépendance, individualisme, une clôture sur soi semblable à celle que représentent les monades leibniziennes. C’est ainsi que nous pouvons comprendre la dérive individualiste de l’humanisme classique fondé sur l’autonomie d’un sujet métaphysique, c’est-à-dire d’un sujet au sein duquel la scission entre autonomie et autofondation ne pouvait pas être pensée. A travers cette découverte dans la pensée patočkienne d’une subjectivité non-fondatrice mais autonome, la dissidence, en tant que phénomène historiquement et socialement situé, accède à une fondation philosophique qui lui confère un sens universel, celui d’une téléologie de la liberté européenne renouvelant en profondeur notre conception de l’humanisme – et qui vient se substituer à la téléologie de la raison européenne élaborée par Husserl. Philosophiquement, cette autonomie dissidente est rendue possible par la dialectique inhérente au thème du soin de l’âme, lequel désigne un souci d’être, à ne pas confondre avec un égoïste souci de soi ou d’avoir, qui objective les rapports humains dans un retour au monde chosique, au monde non-problématique. C’est ce soin de l’âme qui structure l’Europe Politiquement et historiquement, la teneur de sens autonome caractéristique de l’existence humaine est advenue avec la polis grecque, un héritage avec lequel il s’est agi de renouer à la fin du 20ème siècle, contre toutes les formes de totalitarisme. Dans le prolongement de son analyse à la fois historique et politique, Patočka nous invite à repenser l’expérience de la ligne de front, ainsi que celle des dissidents, comme des situations extrêmes où l’homme, confronté à ses propres limites, dévoile la transcendance du monde face à l’empire de la 128 technique et découvre la socialité éthique et démocratique qui joint les individus en une même humanité. Et qu’est ce que cette communauté intersubjective de l’humanité dissidente si ce n’est la solidarité des ébranlés, à savoir la promesse du règne de la légalité authentique dans le monde ? BIBLIOGRAPHIE 129 Principales œuvres de Jan Patočka (Tous ces ouvrages ont été traduits du tchèque ou de l’allemand par Erika Abrams). - Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, Verdier, 1981 - Liberté et sacrifice. Ecrits politiques, Krisis, Millon, 1990 - La crise du sens , t.1 et 2 , (n˚12 et 13), Ousia, 1985-1986 - Platon et l’Europe, « La nuit surveillée », Verdier, 1983 - L’idée de l’Europe en Bohême , Millon, 1991 - L’Ecrivain, son « objet », Paris, POL, 1990 - L’Art et le Temps, Paris, POL, 1990 - Le Monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, Dorbrecht, Kluwer, « Phaenomenologica », n˚110, 1988 - Qu’est-ce que la phénoménologie ?, Krisis, Millon, 1990 - Papiers phénoménologiques, Krisis, Millon, 1995 - Introduction à la phénoménologie d’Husserl , Krisis, Millon, 1992 - « Le Criton », Les Temps modernes, Paris, septembre 1992 - « Ce qu’est la charte 77 et ce qu’elle n’est pas ? » Istina, 1977 Autres ouvrages consultés - H. ARENDT, Condition de l’homme moderne, Pocket, 1994 - ARISTOTE, La Politique, Vrin, 1995 - R. ARON, Démocratie et totalitarisme, Folio essais, 2001 - T. G. ASH, « L’Europe centrale existe-t-elle ? », Lettre internationale, n˚10, automne 1986 - J. BEAUFRET, De l’existentialisme à Heidegger, Vrin, 2000 - S. de BEAUVOIR, Pour une morale de l’ambiguïté, Gallimard, 2003 - V. BELOHRADSKY, « Sur le sujet dissident », Le Messager européen, n˚4, 1990 - I. BERLIN, Eloge de la liberté, Pocket, 1990 130 - P. CLASTRES, La société contre l’Etat, Minuit, 1974 - J. ELSTER, Le laboureur et ses enfants, Minuit, 1983 - H.-G. GADAMER, Vérité et méthode, Seuil, 1976 - H. GOUHIER, Le théâtre et l’existence, Vrin, 1997 - V. HAVEL, Essais politiques, Points-Seuil, 1991 - V. HAVEL, « De l’entropie en politique. Lettre ouverte à Gustav Husak » (8 avril 1975), Istina, 1977 - G.W.F. HEGEL, Leçons sur la philosophie de l’histoire, Vrin,1998 - M. HEIDEGGER, Etre et Temps, nrf, Gallimard, 1986 - M. HEIDEGGER, Nietzsche, II, Gallimard, 1971 - M. HEIDEGGER, « Lettre sur l’humanisme » (1946), Questions III et IV, Gallimard, 1998 - M. HEIDEGGER, « De l’essence de la vérité », Questions I et II, Gallimard, 1998 - E. HUSSERL, Idées directrices pour une phénoménologie, I, Gallimard, 1950 - E. HUSSERL, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Tel, Gallimard, 1999 - E. HUSSERL, Méditations cartésiennes, Vrin, 1996 - E. HUSSERL, Sur l’intersubjectivité, Epiméthée, PUF, 2001 - A. LAIGNEL-LAVASTINE, Jan Patočka. L’Esprit de la dissidence, Le bien commun, Michalon, 1998 - C. LEFORT, Essais sur le politique (XIX-XX siècles), Paris, Seuil, 1986 - E. LEVINAS, L’humanisme de l’autre homme, Fata Morgana, 1972 - J.-L. MARION, « La raison du don », Philosophie, n˚18, juin 2003 - K. MARX, Critique de l’économie politique, in Œuvres, Gallimard, « Bibliothèque de le Pléiade », 1963 - M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1998 - PLATON, Apologie de Socrate, Folio-essais, 1997 - PLATON, Criton, Folio-essais, 1997 131 - A. RENAUT, L’Ere de l’individu, Gallimard, 1989 - A. RENAUT, Kant aujourd’hui, Flammarion, 1999 - M. RICHIR, E. TASSIN (dir.), Jan Patočka. Philosophie, phénoménologie, politique, Krisis, Millon, 1992 - P. RICOEUR, Lectures 1. Autour du politique, Points-Seuil, 1999 - « Jan Patočka, le philosophe résistant » - « Préface aux Essais hérétiques » - « Jan Patočka et le nihilisme » - P. RICŒUR, « Le juste entre le bon et le légal » (1991), Lectures 1. Autour du politique, Points-Seuil, 1999 - P. RICŒUR, « Husserl et le sens de l’histoire », A l’école de la phénoménologie, Vrin, 1998 - A. SILESIUS, L’errant chérubinique, Arfuyen, Paris, 1993 - A. SOLJENITSYNE, Discours de Stockholm, Points-Seuil, 1972 - SOPHOCLE, Œdipe-Roi, Les Belles Lettres, Paris, 1997 - A. TUCKER, The Philosophy and Politics of Czech Dissidence from Patočka to Havel, University of Pittsburgh Press, Harris, 1999 TABLE DES MATIERES 132 Introduction…………………………………………………………………………………1 I. La fondation d’une phénoménologie asubjective comme problème politique………..12 I.1. Une nouvelle problématique du monde naturel et de la subjectivité…………………...13 I.1.1. Autonomie et autofondation du sujet : l’exigence d’une scission……………………………...13 I.1.2. La critique de la phénoménologie subjectiviste husserlienne………………………………….18 I.1.3. De la possibilité d’une subjectivité dissidente……………………………………………………21 I.2. La triple orientation du mouvement originaire de la vie humaine……………………...30 I.2.1. Du mouvement originaire à la subjectivité dissidente comme praxis…………………………30 I.2.2. La déclôture au monde comme disposition et opposition………………………………………36 I.2.3. L’ouverture au monde comme transposition……………………………………………………..39 I.3. La « percée vers le soi » : un problème politique………………………………………...45 I.3.1. Vie politique vs. Politique vitale et politique économique……………………………………...45 I.3.2. Problématicité du politique et autonomie du sujet………………………………………………48 I.3.3. La « percée vers le soi » comme mouvement dissident………………………………………….52 II. La dialectique de l’acceptation et de la dissidence dans l’avènement historique de l’autonomie du sujet…………………………………………………………………….56 II.1. L’hétéronomie an- et pré-historique ou l’acceptation du sens donné………………….57 II.1.1. La donne naturelle de la subjectivité anhistorique……………………………………………..57 II.1.2. La vie préhistorique comme métaphore ontologique…………………………………………..61 II.1.3. Le prophétisme : une transition vers l’histoire………………………………………………….65 II.2. La conversion démocratique du sujet ou l’avènement de l’autonomie dissidente……68 II.2.1. L’avènement de la cité et le sens de la liberté dissidente……………………………………..68 II.2.2. Le conflit de la philosophie et du monde politique……………………………………………..72 II.2.3. Légalité démocratique et subjectivité dissidente………………………………………………..76 II.3. L’expérience totalitaire ou l’histoire européenne à contre-sens……………………….80 II.3.1. Le sens de l’Europe comme « soin de l’âme »…………………………………………………..80 II.3.2. L’héritage dissident en Bohême : origine et trahison………………………………………….85 II.3.3. Radicalisme totalitaire et surcivilisation européenne………………………………………… 89 III. Critique et redéfinition d’un humanisme moderne post-métaphysique……………95 133 III.1. Le sacrifice dissident comme force négative du don de soi……………………………96 III.1.1. De l’humanisme radical à celui de l’autre homme……………………………………………96 III.1.2. Le paradoxe du sujet sacrificiel………………………………………………………………...100 III.1.3. Le sacrifice dissident comme possibilité inconditionnelle du sujet moral………………...104 III.2. La dissidence ou la téléologie de la liberté européenne………………………………107 III.2.1. De la crise de la rationalité……………………………………………………………………..107 III.2.2. …à la crise de la liberté européenne…………………………………………………………..111 III.2.3. Le sens de la solidarité dissidente……………………………………………………………...114 III.3. Guerre et paix : l’humanisme en question…………………………………………….118 III.3.1. L’humanisme face à la guerre…………………………………………………………………..118 III.3.2. L’expérience subjective de la ligne de front…………………………………………………..120 III.3. Les chances d’une paix dissidente………………………………………………………………..122 Conclusion…………………………………………………………………………………124 I. Les trois modalités d’une pensée dissidente II. Les deux moments constitutifs de la subjectivité dissidente III. La dissidence ou l’autonomie dans la problématicité du sens Bibliographie………………………………………………………………………………129 134