Les Mémoires selon Casanova.
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Les Mémoires selon Casanova.
Les Mémoires selon Casanova Nonchalamment, comme toujours, le vieux joueur, à Dux, s’est approché de sa table de travail – la dernière table de jeu de sa vie – et, comme coup suprême, il a jeté ses Mémoires à la face du destin : puis il s’est levé, appelé dans un autre monde, trop tôt pour voir l’effet produit. Et, ô merveille, c’est précisément ce coup suprême qui a retenti jusque dans l’immortalité. Histoire de ma vie, notes préparatoires, Prague, Archives d’ État S. Zweig, op. cit., p. 138 L’individu « Casanova » face à l’histoire Les premières pages de ses Mémoires exposent en trois temps la « préhistoire » de sa personne. 1/ Une généalogie ouvre le livre. Elle commence en 1498 et inscrit le Vénitien dans son histoire familiale. 2/ Un « je » sans substance réelle apparaît pour la première fois : « C’est tout ce que j’ai trouvé dans un capitulaire de mon père » : « Mon père et ma mère ne me parlaient jamais. » (HMV, I, p. 18) 3/ La vraie rupture ou naissance est énoncée plus tardivement : « Venons actuellement au commencement de mon existence en qualité d’être pensant. Au commencement d’août de l’année 1733 l’organe de ma mémoire se développa. J’avais huit ans et quatre mois. Je ne me souviens de rien qui puisse m’être arrivé avant cette époque. » (HMV, I, p. 16) La « naissance » de Casanova survient donc à l’âge de « huit ans », au cours d’un épisode où l’enfant, malade, affaibli par d’incessants saignements de nez, se rend avec sa grand-mère Marzia chez une sorcière de Murano. La nuit suivante, il explique qu’il « a vu ou cru voir descendre de la cheminée une femme éblouissante ». (HMV, I, p. 18) Ce souvenir s’inscrit comme le « temps zéro » de Casanova, son plus lointain souvenir. « La pensée de l’homme, ne consistant que dans des comparaisons faites pour examiner des rapports, ne peut pas précéder l’existence de la mémoire. L’organe qui lui est propre ne se développa dans ma tête que huit ans et quatre mois après ma naissance ; ce fut dans ces moments-là que mon âme commença à être susceptible d’impressions. » (HMV, préface, p. 4). C’est en qualité d’individu doué de mémoire que Casanova désire naître au texte. Mais la mémoire de Casanova ne vaut que lorsqu’elle brille assez pour entrer dans la mémoire historique. « Il ne cesse de dire que le “moi” doit se faire humble devant l’individu et l’histoire car il sait peut-être que là est le moyen pour y siéger à jamais en tant que mythe. » (Nathalie Gendrot, L’autobiographie et le mythe chez Casanova et Kierkegaard, L’Harmattan, p. 43) « Ma vie est ma matière, ma matière est ma vie » Casanova raconte ses souvenirs à la première personne, écrivant pour lui-même et pour un lecteur omniprésent, avec une sincérité revendiquée. Cependant, son récit n’est jamais analytique et n’entre jamais dans le jeu de l’introspection, ce qui l’oppose à Rousseau. Il est tout simplement rétrospectif et porte un regard sur sa vie passée, sur la venue au monde de l’être « pensant » Casanova, sur sa confrontation aux autres, aux femmes, aux puissants, aux aventuriers de tous genres, à sa nature impatiente et curieuse, à ses autres natures qu’il connaît bien, celle de ses désirs, celle de sa raison. « Le lecteur qui aime à penser verra dans ces Mémoires que n’ayant jamais visé un point fixe, le seul système que j’eus, si c’en est un, fut celui de me laisser aller où le vent qui soufflait me poussait. » Casanova affirme qu’il n’a pas de méthode et souligne les difficultés qu’il éprouve à accepter de se laisser guider par l’inspiration providentielle qui anime sa main, par son besoin d’écriture qui nécessite du courage et de la volonté. Car écrire son incroyable vie, « une vie qui par elle-même déjà, a la plénitude et la tournure d’une œuvre d’art parfaite, sans le secours ordonnateur de l’artiste ni de l’inventeur » est un pari insensé. (S. Zweig, op. cit., p. 91) Jean-Jacques Rousseau Gravure d’Hippolyte Huet d’après un tableau de Joseph Albrier, xviiie siècle BnF, Musique, Fonds estampes, Rousseau J.-J. Jean-Baptiste Courtonne, Le Cabinet de Bonnier de La Mosson, xviiie siècle, Paris, Bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art. Oui ou non, gravure de Jean-Michel Moreau, 1783, BnF, Estampes, EF-59 Un manifeste libertin et philosophique Casanova déclare : « Cultiver les plaisirs de mes sens fut toute ma vie ma principale affaire ; je n’en ai jamais eu de plus importante. Me sentant né pour le sexe différent du mien, je l’ai toujours aimé, et je m’en suis fait aimer tant que j’ai pu. J’ai aussi aimé la bonne table avec transport, et passionnément tous les objets faits pour exciter la curiosité. » (HMV, préface, p. 7) Casanova retrace sa vie dans une Europe pacifiée mais expose aussi sa philosophie du corps et du désir. Il propose une morale fondée sur l’épanouissement des instincts vitaux de l’homme plutôt que sur leur oppression. La nature humaine est créée par Dieu. Il n’y a donc aucune raison d’aller contre son dessein. Sentiments, sensations et existence sont très liés chez Casanova. Mais il y a aussi une nécessité de chercher à varier ses sensations afin d’enrichir son esprit et son expérience. Car par essence, la sensation est volatile et fugace. Il n’est donc pas question de s’arrêter de vivre ni de sentir. Se marier, s’installer, choisir une profession sont pour lui des actes mortifères. C’est pourquoi Casanova renouvelle sans arrêt l’intensité de ce qu’il possède ou de ce qu’il a perdu. Son libertinage (vivre selon sa nature) est une manière de s’intégrer dans le monde des puissants, lui, le fils de comédiens vénitiens, qui ne possède rien, qui n’est rien. Il prend conscience très tôt de l’effet qu’il produit sur les femmes car il est beau et son corps a de la prestance. Il apprend donc vite les règles de bienséance des aristocrates. Il sait qu’il faut savoir déguiser son caractère afin de ne laisser prise à aucun adversaire. Il sait parler, il sait séduire, il est parfois impertinent, il a de l’esprit… Il est à l’aise partout et nulle part. Comme le disait Kant, les hommes des Lumières ont résolu de ne plus obéir à des lois étrangères : ils veulent être autonomes, soumis à une loi qu’ils perçoivent et reconnaissent eux-mêmes. La loi de Casanova est la loi naturelle : c’est là qu’il ne triche pas, qu’il est en miroir de lui-même. C’est elle qui lui offre ses aventures humaines. La seule limite à sa liberté est la loi civile : on peut satisfaire ses plaisirs, tomber amoureux, mais il est interdit de troubler l’ordre établi. Ce qui explique la détestation qu’il éprouvera pour la Révolution française ! « Se souvenir de ses plaisirs » Casanova avoue sans ambages qu’il a vécu selon sa nature, en libertin, et qu’il n’en rougit pas. Il affirme qu’il ne se soucie guère de sa légende (ce dont on peut douter), de la moralité, de l’honneur futur qu’on pourrait lui attribuer et auquel il ne croit pas. Il s’offre le luxe de la liberté la plus radicale, car il n’a aucune obligation, aucun lien envers personne, aucune patrie à respecter. Les femmes avec lesquelles il a couché sont presque toutes mortes. « Pourquoi ne seraisje pas véridique ? On ne se trompe jamais soi-même, et je n’écris que pour moi. » Ce qui signifie, pour lui, être sans frein, sans pudeur ni gêne. Il se met à nu, trempant « son corps desséché encore une fois dans le flot brûlant de la sensualité », barbotant et s’ébrouant « gaiement et hardiment dans ses souvenirs, suprêmement indifférent aux spectateurs présents ou imaginaires ». (S. Zweig, op. cit., p. 167) D’un érotisme sincère, jamais vulgaire ni pornographique, ses Mémoires dépeignent ses instincts sexuels, le mélange de la chair et de l’esprit, les aventures avouables ou inavouables, « une sexualité nue qui ne va pas plus loin que la peau, tout le labyrinthe du sexe que traverse tout homme véritable. » Il nous donne à voir des mondes crapuleux, vaseux et marécageux, les bas-fonds et les abîmes avec une sincérité admirable. Portrait de G. Casanova d’Anton Raphael Mengs, vers 1760 BnF, Estampes, BnF, N-2, D-105442 L’alphabet est la propriété de tout le monde ; c’est incontestable. J’ai pris huit lettres, et je les ai combinées de façon à produire le nom Seingalt. Ce mot ainsi formé m’a plu et je l’ai adopté pour mon appellatif, avec la ferme persuasion que personne ne l’ayant porté avant moi, personne n’a le droit de le contester, et bien moins encore de le porter sans mon consentement. HMV, II, p. 729 « Il montre l’univers comme un conglomérat de beauté et de vilénie, d’esprit et de grossièreté. » (S. Zweig, op. cit., p. 169). Casanova n’a aucun motif caché. En excellent rhapsode, il raconte au lecteur ses histoires les plus crues, le conduit dans sa chambre, dans ses voitures, dans son laboratoire, auprès des rois, dans des chambres sous les toits. Il se moque des « fautes » qu’il aurait pu commettre. Par-delà la morale, Il se place par-delà la morale, puisque sa nature, créée par Dieu, et que Dieu est juste et bon. Le Souper fin, gravure de Jean-Michel Moreau, 1783, BnF, Estampes, EF-59 Les « doubles » de Casanova Casanova s’invente des identités : Paralis, pour ses activités « cabalistiques », chevalier de Seingalt, comte Farussi ou Cazanow de Farussi lorsqu’il voyage en Russie, Angelo Pratolini, lors de son dernier retour à Venise… « Le chevalier de Seingalt » est son invention identitaire la plus célèbre, celle dont il va user pour signer ses Mémoires, à côté de son propre nom : « Histoire de Jacques Casanova de Seingalt, Vénitien, écrite par lui-même en Bohême ». Pourquoi ce nom ? Voici l’explication qu’il donne à un magistrat allemand qui l’interroge : « […] Vous vous appelez Casanova et non Seingalt, pourquoi ce dernier nom ? – Je prends ce nom, ou plutôt je l’ai pris, parce qu’il est à moi. – Et comment ce nom vous appartient-il ? – Parce que j’en suis l’auteur ; mais cela n’empêche pas que je sois aussi Casanova. – Monsieur, l’un ou l’autre. Vous ne pouvez pas avoir deux noms à la fois. […] – C’est la chose du monde la plus simple et la plus facile. » (HMV, II, p. 728) Plusieurs explications peuvent éclaircir le choix de ce nom : Premier sens : haute signature ; de seing, qui signifie « signe, signature » et de altus, « hauteur, altesse ». Certains casanovistes pensent que Seingalt serait l’anagramme du nom d’un érudit danois, Snetlage. Mais on peut douter que Casanova ait choisi un nom déjà existant. Troisième sens : être en jeu, être de valeur ; de sein qui signifie « être » en allemand et de galt qui vient du verbe gelten (gilt, galt, gegolten) qui signifie « valoir, être en jeu ».
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