Le dossier pédagogique autour d`Indigènes de Rachid

Transcription

Le dossier pédagogique autour d`Indigènes de Rachid
Indigènes
de Rachid Bouchareb
A v a n t - p r e m i è r e s
e n
Î l e
d e
F r a n c e
La Région Île de France conduit depuis plusieurs années des
actions en faveur de la mémoire et de l’Histoire de notre territoire.
Cette volonté trouve déjà sa traduction par des engagements
forts comme l’aide à la reconstruction du Mémorial de la
Shoah, l’organisation de voyages de lycéens et d’apprentis à
Auschwitz, l’édition d’un DVD de témoignage sur le camp de
Drancy ou encore la célébration du 60ème anniversaire de la
Libération.
L’exécutif régional poursuit également une réflexion autour
des immigrations successives qui ont contribuées au visage
actuel de notre région, à cette diversité culturelle dont les
nouvelles générations peuvent être fières. L’histoire récente
de notre pays, et notamment son passé colonial, reste encore
trop ignorée des jeunes Franciliens, et même parfois de leurs
parents.
Editorial
C’est au nom de cette mémoire que la Région a décidé en
2005 de concourir à la réalisation du film Indigènes et à sa
diffusion auprès de nombreux jeunes Franciliens, en présence du réalisateur et de ses cinq principaux comédiens,
tous distingués par le jury du dernier festival de Cannes.
par Jean-Paul Huchon,
Président du Conseil régional d’Île de France
Puisse cette initiative favoriser la transmission d’une
mémoire collective et restaurer cette part de notre Histoire,
trop peu honorée.
Direction de la publication :
Françoise Bévérini et Hélène Jimenez
Rédacteur : David Faroult, cinéaste
et enseignant à l’Université Paris III
Maquette : Nathalie Wolff
Imprimerie : Iris Impression
Crédits photos : Mars Distribution,
Roger Arpajou D.R
Remerciements : Jean Bréhat et
Lucie Déglise (Tessalit Productions),
Mars Distribution
©ACRIF-CIP - Septembre 2006
Ce dossier est téléchargeable sur les sites www.acrif.org et www.cinep.org
22
ACRIF - Association des Cinémas de
Recherche d’Ile-de-France
57 rue de Châteaudun
75009 Paris
Tél 01 48 78 14 18
Fax 01 48 78 25 35
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Synopsis
1943 Ils n’avaient encore jamais foulé le sol français, mais parce que c’est la guerre, Saïd, Abdelkader, Messaoud et Yassir
vont s’engager comme 130 000 autres « Volontaires indigènes » dans l’armée française pour libérer « la mère patrie » de l’ennemi nazi. Ces héros que l’histoire a oubliés vaincront en Italie, en Provence, et dans les Vosges, avant de se retrouver seuls
à défendre un village alsacien contre un bataillon allemand.
Au fil de la guerre, entre la cantine et les batailles, ils découvrent que, « Indigènes », leur vie semble peser moins lourd, aux
yeux de leurs officiers supérieurs, que celle des soldats de la métropole. Soixante ans après la guerre, l’oubli dans lequel on
les maintient permet de les traiter en anciens combattants de « seconde zone ».
Générique
Réalisation
Equipe technique France
Rachid Bouchareb
Producteur Délégué : Jean Bréhat
Coproducteur : Jamel Debbouze
Producteur Associé : Thomas
Langmann
Son : Olivier Hespel, Olivier Walczak,
Franck Rubio et Thomas Gauder
Montage : Yannick Kergoat
Directeur de la photographie :
Patrick Blossier, a.f.c.
Musiques originales : Armand Amar
et Khaled
Scénario et Dialogues : Olivier Lorelle
et Rachid Bouchareb
Fiche artistique
Jamel Debbouze : Saïd
Samy Nacéri : Yassir
Roschdy Zem : Messaoud
Sami Bouajila : Abdelkader
Bernard Blancan : Martinez
Mathieu Simonet : Leroux
Benoit Giros : Capitaine Durieux
Aurélie Eltvedt : Irène
Mélanie Laurent : Jeune fille
village Vosges
Antoine Chappey : Le Colonel
Assaad Bouab : Larbi
Une coproduction
France Maroc Algérie
Belgique
Producteur : Tessalit Productions
Coproducteur : Kissfilms
En association avec : La Petite Reine
Avec le soutien exceptionnel de la :
Région Île de France
Distributeur France : Studiocanal
(Mars Films)
Sortie nationale : 27 septembre 2006
Durée : 2h08
Site du film
http://www.indigenes-lefilm.com
Réalisateur
Rachid Bouchareb
Filmographie
pour autant en être prisonnier, toujours avec un regard humaniste centré
sur la psychologie des personnages.
- Indigènes (2006)
- L’Ami y’a bon (2004) CM
- Le Vilain Petit Poussin (2003) CM
- Little Senegal (2001)
- L’Honneur de ma famille (1997) TV
- Poussières de vie (1994)
- Cheb (1991)
- Bâton rouge (1985)
©REUTERS/VINCENT KESSLER
Réalisateur et producteur né en 1959,
ses films ont remporté de nombreux
prix dans plusieurs festivals. Il a toujours baigné dans l’histoire de l’immigration, qui est la sienne et celle de sa
famille : fils de parents algériens, il a
conservé la double nationalité. Après
des études techniques et un parcours
professionnel à la télévision, il gravit
un à un les échelons qui lui permettent
d’écrire et réaliser des courts, puis des
longs métrages. Son cinéma travaille la
question des racines culturelles, sans
3
« indigènes ». Ceci pourrait suffire à établir que l’ambition du
film est d’intervenir dans le champ politique, de prendre position, de dénoncer une situation. Le film dans son ensemble
vient à l’appui de cette affirmation. Il est donc nécessaire de
s’attarder sur cette intervention politique et sur la conjoncture dans laquelle elle intervient pour tenter de cerner les
enjeux qui président à la fabrication d’Indigènes et à l’intense
effervescence médiatique qui accompagne sa sortie.
Le film évoque le sort de quelques combattants « indigènes »
des colonies françaises qui prirent une part active à la libération de la métropole au cours de la deuxième guerre mondiale, l’absence flagrante de reconnaissance de leurs mérites
militaires, prolongée aujourd’hui par le mépris et l’oubli des
anciens combattants.
Au delà de l’enjeu spécifique à la question des anciens combattants, sur lequel le film, s’il a du succès, contraindra peutêtre l’État français à rectifier son attitude, la question des
« volontaires » indigènes dans la libération de la métropole,
désigne en fait l’ensemble de la question coloniale en France,
sur laquelle un silence embarrassé continue de peser.
Les indigènes :
révélateurs
des paradoxes
du colonialisme
français ?
L’épilogue contemporain d’Indigènes nous présente un vieil
homme qui se recueille sur des tombes musulmanes, celles
de ses camarades morts. La séquence alterne des plans des
tombes portant les noms des personnages que nous avons
côtoyés pendant presque deux heures de film, et un plan
d’Abdelkader, le seul d’entre eux à avoir survécu, dont le
visage s’inonde de larmes. Cette alternance de plans, dont le
principe est connu des cinéastes comme l’« effet Koulechov1 »
(du nom du cinéaste soviétique qui l’a expérimenté et mis en
évidence en 1920), permet de renforcer l’émotion qui peut se
lire sur le visage de l’acteur en organisant un lien logique
entre la cause de l’émotion (les tombes) et l’effet (les larmes
d’Abdelkader). On atteint donc, à ce moment, qui précède de
très peu la fin du film, le point culminant de l’émotion mélodramatique : presque tous les personnages auquel nous
étions attachés, tout le film durant, sont morts, sauf un, le
dernier, qui meurt de chagrin devant leurs sépultures. C’est
alors que l’épilogue se conclut par un texte nous alertant sur
le gel, depuis 1959, des pensions des anciens combattants
4
Le centre de la douloureuse contradiction de la société française que le film cherche à faire éclater est l’écart entre :
d’une part, un discours impérialiste, parfois habillé d’un
vocabulaire républicain, qui veut prétendre que tous les habitants des zones colonisées par la France sont Français, appartiennent à la « communauté nationale », au même titre que les
métropolitains et, d’autre part, une attitude de discrimination raciale assez systématique qui touchait les colonisés
d’hier, comme elle touche leurs descendants nés sur le sol
métropolitain aujourd’hui.
Il y a donc une première contradiction entre l’affirmation de
l’unité d’une communauté nationale, et la pratique qui divise
cette communauté en plusieurs, selon des particularismes
raciaux, religieux, linguistiques… Ce qui définit une communauté, c’est l’ensemble des caractéristiques communes aux
membres qu’elle inclut. Par là même, il n’est pas moins juste
d’affirmer que toute communauté se fonde sur la désignation
de qui elle exclut. Entre les discours et les pratiques réelles,
il faut donc saisir qui est supposé être inclus dans la communauté nationale française.
De là, découlent plusieurs effets : une contradiction au moment
historique abordé par Indigènes, entre l’affirmation de la nécessité de débarrasser la France de l’occupation militaire de
l’Allemagne nazie, au nom du droit des peuples à disposer
d’eux-mêmes, et le refus de ce simple droit aux habitants des
colonies, dont certains, qu’évoque le film, ont pris une part
active à la libération de la métropole. Le principe, issu de la tradition des « droits de l’Homme », semble donc, implicitement,
devoir s’appliquer quand il est question de la France, mais
curieusement, il ne serait plus à l’ordre du jour pour les pays
colonisés par la France : les peuples colonisés, eux, n’auraient
pas le droit à « disposer d’eux-mêmes ». De ce constat, certains
ont pu railler une certaine hypocrisie du pays des « Droits de
l’Homme » en parlant des « Droits de l’Homme …blanc » !
Ainsi, la question qui est immédiatement posée derrière l’indépendance nationale de la France, débarrassée de l’occupation militaire du Reich hitlérien, est la question de l’indépendance nationale des colonies occupées par la France.
Une des conséquences de cette contradiction entre le discours de l’unité de la France et la pratique de division
raciale, est que les représentations des colonisés sont rares :
le versant négatif et honteux de la République ne doit pas se
montrer au grand jour pour que n’éclate pas l’évidence d’une
hypocrite injustice à l’encontre des « indigènes ». Toutes les
minorités, dont l’intégration réelle à la communauté suppose
une redéfinition des bases de cette communauté, sont ainsi
rendues « invisibles ». Aussi, il est courant que dans la revendication à l’égalité portée par chaque minorité, le premier
pas consiste à réclamer une visibilité. Quelle que soit cette
minorité : noirs des « Territoires et Départements d’Outremer », homosexuel(le)s, Français « issus de l’immigration »,
chaque minorité, pour faire entendre le tort qui lui est fait,
l’injustice dont elle demande réparation, réclame d’abord à
être vue.
La visibilité d’une minorité assure d’une part la garantie à
cette minorité que son existence est reconnue, permet à chaque membre de se construire en se reconnaissant dans des
personnages représentés qui lui ressemblent, et, d’autre
part, impose à ceux qui résistent encore à l’admettre, qu’il
faudra désormais compter avec son existence. À ce titre, par
exemple, l’accès à la visibilité des homosexuel(le)s en
France, contribue à faire accepter leur existence et offre un
terrain plus favorable à la dénonciation des discriminations
et des crimes dont ils ou elles sont victimes. Pour autant, la
visibilité ne résout pas tout : l’égalité des droits (par exemple
pour l’accès au mariage ou à l’adoption) est loin d’être
atteinte, et des crimes homophobes continuent d’avoir lieu
régulièrement. L’accès à la visibilité est donc une étape
nécessaire, mais pas suffisante de la lutte pour l’égalité des
droits.
Dans Indigènes, l’enjeu de cet accès nécessaire à la visibilité est souligné lors d’une courte séquence, vers la fin du
film, au cours de laquelle un reporter de guerre filme les
soldats métropolitains comme les seuls libérateurs de ce
petit village d’Alsace. Il néglige ostensiblement de filmer le
seul survivant du groupe de combattants « indigènes » qui a
payé le prix fort pour cette libération. Les villageois, eux,
savent à quoi s’en tenir, car ils n’oublient pas de remercier le
soldat qu’ils ont vu combattre vaillamment : leur reconnaissance n’est arrêtée par aucune considération raciste, à la différence du caméraman qui prépare déjà une présentation
propagandiste des actualités déniant leurs véritables mérites
aux combattants des colonies.
Le film lui-même, dans son ensemble, veut rendre leur visibilité à ces combattants inconnus et oubliés. En faisant incarner
ces oubliés de l’histoire par des vedettes d’aujourd’hui, il
nous incite à reconnaître leur héroïsme et veut ainsi réparer
symboliquement l’insulte faite par la négligence de leur
mémoire. On perçoit bien que le film agit ainsi à deux
niveaux : aux métropolitains d’aujourd’hui, il rappelle ces
combattants à qui nous devons la liberté ; aux colonisés, il
montre combien ils ont eu tort de faire confiance à leurs
oppresseurs.
La séquence finale du film, dans son épilogue contemporain,
illustre crûment à quel point les mérites des combattants des
colonies sont niés jusqu’à leur refuser la prime due à tous
ceux qui ont servi sous le drapeau français. L’exclusion de
ceux-là de la communauté nationale est ainsi soulignée : ils
subissent la punition d’avoir voulu et obtenu l’indépendance.
Mais à travers cette injustice précise, c’est l’ensemble de l’attitude de la France à l’égard de son passé colonial qui est révélée : elle agit, aujourd’hui encore, comme si, du fait de l’indépendance, elle n’avait aucune dette ni aucun devoir à l’égard
de ceux qu’elle avait auparavant inclus de force dans sa communauté. C’est donc par la création d’une communauté nationale « étanche » à son passé colonial que la France a cru pouvoir résoudre les contradictions liées à la décolonisation.
Pourtant, la décolonisation, c’est-à-dire la victoire des luttes
des colonisés pour leur indépendance, était la conséquence
inéluctable de la violence coloniale. Et, même en l’absence
d’une théorie politique élaborée, le sentiment d’injustice est
propre à déclencher des rebellions collectives, autour de la
simple exigence d’être traité dignement, de la simple évidence qu’un homme est égal à tout autre homme et doit
bénéficier des mêmes droits. Ce processus est nettement
montré dans cette séquence d’Indigènes où les combattants
issus des colonies exigent d’avoir des tomates à la cantine.
Le fait d’en être privé est un détail, concret, qui devient
subitement le symbole de l’injustice qui leur est faite. Ils ne
s’y trompent pas en choisissant de rétablir l’égalité par l’ultime moyen qui leur reste : ainsi, s’il n’y a pas de tomates
pour tout le monde, il n’y en aura pour personne. Le principe d’égalité est alors rétabli.
>>>
5
>>> À travers l’épisode, apparemment anecdotique, de la
« révolte des tomates », le film trace une conception de la
lutte des « indigènes » : elle doit viser une conception universaliste, affirmant l’unité de l’espèce humaine. Les révoltes
partent souvent de « petits » faits ou de « petites » phrases
qui peuvent sembler anecdotiques alors qu’elles concentrent une situation d’injustice flagrante (souvenons-nous du
mot « racaille » qui, en plus de la mort injuste de deux jeunes gens, déclencha des émeutes à travers toute la France il
y a à peine un an). Dans une perspective universaliste, en
toutes circonstances, un homme doit se révéler égal à un
autre, indépendemment de toutes les caractéristiques linguistiques, « raciales », religieuses, ou autres, qui le rattachent à l’une ou l’autre communauté. En effet, le titre du
film, Indigènes, souligne la dénomination infâmante qui
avait cours dans la France coloniale, puisqu’elle désignait
une ligne de partage entre des individus supposés membres
de la même communauté. Le sens de cette dénomination est
clairement entendu par tous à l’époque coloniale où elle est
d’un usage courant. En titrant ainsi son film historique,
Rachid Bouchareb l’ancre clairement dans l’époque où il se
déroule.
N’y a-t-il pas dès lors un certain
anachronisme à mobiliser ce
terme dans la vie politique
d’aujourd’hui ? C’est pourtant
la démarche d’un groupe comme
le « mouvement des indigènes
de la république », qui veut
faire de l’ancienne dénomination insultante d’« indigène »
l’étendard de leur définition
communautaire actuelle 2. En
faisant de l’ancienne insulte
qui n’a plus cours un nouveau
motif de fierté, ils définissent
leur identité actuelle selon le
terme raciste choisi par les
anciens colonialistes : ils risquent de retomber ainsi dans
une logique raciale donc potentiellement raciste. Ne préparent-ils pas ainsi le terrain à
d’éventuels glissements d’un racisme renversé à l’encontre
des « blancs », des « gaulois » (et peut-être, à l’occasion, des
Juifs) ?
Mais cette démarche rompt avec l’esprit et la logique des luttes anti-coloniales elles-mêmes, qui affirmaient justement
l’unité universelle de l’espèce humaine. La leçon donnée aux
colonisateurs par les luttes pour l’indépendance est qu’« un
peuple qui en opprime un autre ne peut pas être un peuple
libre » : de se débarrasser d’une oppression, l’oppresseur
aussi sort plus libre !
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Théoricien incontournable des luttes anticoloniales, Frantz
Fanon en rappelait inlassablement le principe universaliste
dans quelques belles lignes qui méritent d’être rappelées ou
découvertes3 :
Je suis un homme et c’est tout le passé du monde que j’ai à
reprendre. Je ne suis pas seulement responsable de la révolte de
Saint-Domingue. Chaque fois qu’un homme a fait triompher ma
dignité de l’esprit, chaque fois qu’un homme a dit non à une
tentative d’asservissement de son semblable, je me suis senti
solidaire de son acte.
En aucune façon je ne dois tirer du passé des peuples de couleur ma vocation originelle.
En aucune façon je ne dois m’attacher à faire revivre une civilisation nègre injustement méconnue. Je ne me fais l’homme
d’aucun passé. Je ne veux pas chanter le passé aux dépens de
mon présent et de mon avenir. (…)
Je me découvre un jour dans le monde et je me reconnais un
seul droit : celui d’exiger de l’autre un comportement humain.
(…)
Je ne suis pas prisonnier de l’Histoire. Je ne dois pas y chercher
le sens de ma destinée.
1. Lev Koulechov (1899-1970), cinéaste et théoricien soviétique, il fonda la première
école de cinéma. En 1920, il tenta une expérience : il entrecoupa trois morceaux
d’un plan dans lequel le célèbre acteur Mosjoukine était particulièrement inexpressif d’un plan d’une assiette de soupe fumante, d’un plan d’un cercueil et enfin d’un
dernier dans lequel une femme était allongée en petite tenue sur un divan. Ses étudiants à qui il présenta la succession des six plans s’émerveillèrent du talent de
l’acteur qui exprimait « successivement la faim, la tristesse et le désir ». En fait,
l’acteur n’avait rien joué du tout et la suggestion provenait exclusivement de la
confrontation des plans.
2. Voir Daniel Bensaïd, Fragments mécréants, Lignes & Manifestes, Paris, 2005,
pp. 125-158, et particulièrement la p. 145, où l’auteur met en garde contre le risque
de relancer les discriminations de type colonial en les ravivant quand elles ont largement changé de formes.
3. Frantz Fanon, Peaux noires, masques blancs, Seuil, Paris, 1952, pp. 183 et 186. Né en
1925 à Fort-de-France, Frantz Fanon s’est lié, tôt, à toute les luttes de décolonisation. Il vécut longtemps en Algérie avant d’en être expulsé par les colons français
pour ses activités politiques. Il s’installe ensuite à Tunis. Il est mort en 1961.
Comment situer Indigènes
dans les cinémas politiques
et anticolonialistes ?
De nombreux films, dans l’histoire du cinéma, ont cherché à
nouer une relation avec la politique, à intervenir politiquement, selon des modalités diverses.
On peut distinguer quelques démarches qui réapparaissent à
différentes époques, dans lesquelles la façon de fabriquer les
films est affectée à des degrés divers par l’ambition d’en faire
un moyen d’intervention politique :
• la « fiction de gauche »,
• le documentaire militant ou le film de propagande,
• le film d’avant-garde militant.
Le terme de « fiction de gauche » est apparu dans un usage un
peu ironique et péjoratif chez des critiques de cinéma des
années 1970 : il s’agissait de désigner des films abordant des
sujets politiques, mais dont les caractéristiques sont conformes aux usages au cinéma commercial de grande consommation. Ce sont des films qui reposent sur le divertissement, la
distraction du public, autour d’une intrigue centrée sur des
personnages, souvent interprétés par des vedettes, qui
ménage des moments de suspense. La seule « différence » avec
le reste du cinéma de grande consommation réside dans le fait
que les enjeux qui président au suspense sont politiques. A
titre d’exemple, on pourrait citer, parmi bien d’autres, les films
de Ken Loach (par exemple, Land and freedom en 1995), ou JFK
(1992) d’Oliver Stone.
Le documentaire militant, lui, expose des informations et des
faits qui sont peu connus du grand public, et qui devraient
l’inciter à modifier sa façon de penser. Il s’agit de propagande,
sans que ce terme ne doive nécessairement être entendu négativement : les auteurs veulent propager des informations et des
discours qui sont peu connus du public, mais ces discours ne
sont pas nécessairement mensongers ou faux. Il s’agit plutôt
de discours qui assument un point de vue, une position politique, des discours qui ne font pas semblant d’être neutres ou
impartiaux, mais, au contraire, qui revendiquent leur engagement. Citons par exemple les films de Michael Moore (2004 :
Fahrenheit 9/11, 2002 : Bowling for Columbine, 1998 : The Big
One, 1989 : Roger et moi), ou Le Cauchemar de Darwin (Hubert
Sauper, 2003).
Une autre démarche, plus rare, se manifeste quand le cinéaste
se sent transformé par le sujet politique qu’il veut traiter : on
peut parler alors d’« avant-garde militante » : il s’agit de films
pour lesquels le cinéaste veut inventer une forme nouvelle,
minoritaire, car il sait que son propos est nouveau et >>>
7
>>> minoritaire. Il considère alors que le film doit manifester,
dans sa construction-même, les signes que les positions qu’il
porte sont inédites, transformatrices, révolutionnaires. Les
exemples sont plus rares car cette démarche est plus exigeante
artistiquement, plus dure à vendre à un large public dans les
circuits commerciaux. Citons tout de même Ma 6-T va crack-er
(1997) de Jean-François Richet, ou les films de Jean-Luc
Godard, en particulier dans sa période militante après mai
1968 (en particulier 1972 : Tout va bien).
Quelques exemples
Il faut attendre les années 1950-1960 pour voir apparaître des
films cherchant à soutenir des luttes anti-coloniales : il a existé
de telles luttes avant, mais ceux qui luttaient n’avaient que
très peu accès aux moyens de
fabrication des films. C’est au
moment de la grande vague de
décolonisation, imposée par une
convergence des soulèvements
dans de nombreux pays en même
temps, que le public et les
cinéastes se saisissent plus largement de ces questions.
Avant l’apparition, en 2006,
d’Indigènes qui procède d’une
démarche de « fiction de gauche »
au même titre qu’un film tel que
La Bataille d’Alger (1966) de Gillo
Pontecorvo, par exemple, certains films ont marqué par leur
vigueur anti-colonialiste. Par
exemple, dans la veine du documentaire militant, on peut signaler Les statues meurent aussi de
Chris Marker et Alain Resnais.
Réalisé en 1950 et produit par un
éditeur de livres farouchement
tiers-mondiste, « Présence Africaine »1, le film subit une interdiction, car la ferveur de ses propos anti-racistes et anticolonialistes en fait un brûlant pamphlet contre l’attitude de la
France. Du côté d’une démarche avant-gardiste, on pourrait
citer l’exemple mémorable du cinéaste argentin Fernando
Solanas qui se fit connaître par La Hora de los Hornos (L’Heure
des brasiers) en 1968. Il s’agit d’un long film qui mêle des
moments de documentaire propagandiste, des moments de fiction et de véritables moments de montage expérimental lesquels, dans une profusion d’images et de musique entraînante, veulent remporter l’adhésion du spectateur vers une
mobilisation anticolonialiste et anti-impérialiste. À certains
moments du film, des textes affichés sur l’écran invitent les
spectateurs à interrompre la projection pour avoir un temps de
débat entre eux sur les questions que le film vient d’évoquer.
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Le film tente ainsi de s’insérer dans un moment de vie des
spectateurs, d’en être un temps marquant, et de s’extraire de
l’usage commercial qui veut que le cinéma soit un moment de
détente.
La tactique de la « Fiction de gauche »
Indigènes se situe dans la lignée des « fictions de gauche » :
mobilisant une intrigue classique (histoire d’amour
incluse), des vedettes, un budget important (environ 14 millions d’euros), il s’insère dans l’industrie du cinéma commercial. Traditionnellement, les cinéastes qui ont recours à
cette démarche invoquent la nécessité de toucher et de sensibiliser un large public : un film commercial peut être vu par des
centaines de milliers de spectateurs, alors que le documentaire
et plus encore le film d’avantgarde ne peuvent prétendre qu’à
des réseaux de diffusion « étroits »,
mais pourtant bien vivants (salles
d’Art et Essai, cinémathèques, festivals, fêtes militantes, internet,
etc.). Il est bien vrai que, quantitativement, le cinéma documentaire
et le cinéma d’avant-garde ne touchent pas un public aussi large
que les films diffusés dans les
grands multiplexes.
Il n’y a bien sûr aucun « mal » à
inscrire une question politique
dans un objet commercial de
grande consommation, bien au
contraire, si cela peut être utile.
Et, en tout état de cause, il serait
bien naïf de vouloir en faire une
question morale, alors que la réalité dont il est question (le colonialisme, le mépris des anciens combattants issus des anciennes colonies) est d’une importance et d’une gravité qui justifient toutes
les tentatives d’attirer l’attention.
Néanmoins, il faut saisir que ce choix d’intervenir au sein du
cinéma commercial impose des limites esthétiques et politiques à la démarche. Car, pour s’inscrire dans le cinéma industriel, pour attirer les capitaux importants qui doivent être
investis, il faut que le film offre quelques garanties d’avoir des
chances d’être rentable. Pour cela, il doit remplir quelques
caractéristiques liées au fait que nous avons besoin du cinéma,
du divertissement cinématographique.
Nos vies quotidiennes sont traversées de tensions (rapports
autoritaires ou hiérarchiques au travail, au lycée, dans la
famille, dans la rue…) de frustrations (en amour, en amitié,
dans notre capacité à consommer et à accéder aux biens et services dont nous avons besoin pour nous loger, nous vêtir, nous
nourrir, nous distraire…). Le temps de loisirs, dans la diversité
des activités qui le composent, doit nous permettre de nous
décharger de ces tensions et frustrations pour que nous soyons
en état de les revivre, de les subir à nouveau le lendemain, chaque lendemain… Or, parmi ces loisirs, les films vus au cinéma,
ou à la télévision, ou sur l’ordinateur, sont un soutien particulièrement vif : à travers des personnages dans lesquels nous
nous reconnaissons, nous pouvons vivre par procuration les
satisfactions dont la vie quotidienne nous prive (des moments
intenses, alors que notre vie quotidienne est si répétitive, des
satisfactions dans l’accès aux richesses, dans les réussites
amoureuses, l’illusion de ne plus subir l’autorité mais de l’exercer, etc.). En particulier, tous les films de grande consommation
ménagent des moments de suspense, des temps plus intenses
que d’autres, qui font que le film programme pour nous les
moments où nous devons être tendus ou détendus. Nous sommes « pris par la main » pendant le film, et n’avons aucun effort
à fournir pour gérer ou tempérer le flux de nos tensions : l’organisation du film s’en charge pour nous. Cette décharge des
tensions, depuis l’analyse du théâtre de la Grèce antique par
Aristote, nous l’appelons la catharsis (la « purge »).
C’est d’abord l’ensemble de ces besoins qui sont satisfaits par
le film : le sujet ou l’intrigue autour desquels se nouent les
tensions sont relativement interchangeables. Et, finalement,
que nous trouvions à purger nos tensions autour d’un sujet
anticolonialiste dans Indigènes, ou autour d’une discrète propagande colonialiste (et au passage anticommuniste et misogyne) dans un quelconque James Bond, cela ne change pas
grand chose au résultat. L’effet politique du film ne se révélera
qu’à la condition qu’il fasse écho à des préoccupations que
nous portions déjà, qu’il nous apporte des éléments que, finalement, nous attendions sans le savoir.
Le dramaturge allemand Bertolt Brecht, qui consacra une part
importante de ses efforts à concevoir des pièces qui ne reposent pas sur le principe de catharsis, soulignait pourtant l’effet que pouvaient avoir de telles œuvres quand un questionnement est déjà fortement partagé dans la société :
Si une situation sociale précise est très mûre, des œuvres du type
en question [recourant à la catharsis] peuvent susciter une
action pratique. Une pièce de ce genre est l’étincelle qui met le
feu aux poudres. Une anomalie étant ressentie et reconnue par
tous, le rôle attribué à la prise de conscience de cette anomalie
peut être relativement minime ; il est alors tout à fait recommandé d’employer des effets aristotéliciens [la catharsis] 2.
Ainsi, finalement, le succès et les éventuels effets politiques
d’Indigènes (en terme de mobilisation ou de réponse des institutions de l’État en faveur des anciens combattants, par exemple) nous renseigneront sans doute beaucoup sur la situation
politique dans laquelle le film apparaît. En tant qu’intervention dans cette conjoncture, il en éclairera peut-être des
aspects qui n’apparaissent pas encore.
1. C’est chez cet éditeur qu’on trouve, encore aujourd’hui, le pamphlet anticolonialiste
le plus incontournable : Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Présence
Africaine, Paris, 1955.
2. Bertolt Brecht, « [Effet immédiat de la dramaturgie aristotélicienne] », in Écrits sur
le théâtre, La Pléiade, L’Arche - Gallimard, Paris, 2000, pp. 290-291.
9
SAÏD (Jamel DEBBOUZE)
Saïd est un personnage introverti, fragile. Attaché à sa mère
qu’il est impatient de retrouver quand cette guerre voudra
bien finir. Réellement volontaire lors de son incorporation, il
manifeste une forte soumission à l’autorité : il se démarque
des insoumis lors de la révolte des tomates (« moi, je n’aime
pas les tomates ! »). Il est particulièrement loyal avec l’officier
Martinez qui l’a pris à son service personnel.
MESSAOUD (Roschdy ZEM)
Fier de défendre la France, qu’il idéalise un peu, sans doute
insatisfait de sa vie en Algérie, Messaoud est un sentimental.
Et s’il cherche à échapper à la misère, sa passion amoureuse
avec une métropolitaine n’en est pas moins pure et sincère.
Mais, il l’ignore, les consignes alors en vigueur dans l’armée
interdisent ce genre de contacts ! Par ailleurs, c’est le tireur
d’élite du groupe. Humble, raffiné, tendre, ambitieux : ce personnage est de ceux qui nous aident le plus à mesurer que les
hommes ne sont pas faits pour être soldats !
Les principaux personnages
Le quatuor des interprètes principaux d’Indigènes a remporté collectivement, avec Bernard Blancan, le prix
d’interprétation au festival de Cannes. Par ce geste, alors que le prix est habituellement décerné à un comédien seul, le caractère indissociable de ces quatre personnages du film était reconnu jusqu’à leur célébration.
YASSIR (Sami NACÉRI)
Yassir est un goumier, un mercenaire, un de ceux qui touchaient leur solde chaque soir s’il avaient survécu aux combats du jour. Il s’est engagé pour l’argent, pour pouvoir payer
un beau mariage à son frère. Très violent avec ses ennemis, il
est très affectif et protecteur avec ses proches, notamment son
frère, qu’il perd au combat.
ABDELKADER (Sami BOUAJILA)
Le seul membre du groupe à survivre à la guerre, Abdelkader
est un sous-officier loyal. Il prend la France au mot de ses discours républicains, même si son quotidien de soldat lui montre qu’elle n’applique pas ses propres lois et cède plutôt au
racisme colonial. Son acharnement à vouloir croire dans les
valeurs égalitaires dont se réclame la France, nous rend à chaque instant plus évident qu’elles sont piétinées. Qu’il doive
survivre pour voir se prolonger l’injustice faite aux anciens
combattants semble être son ultime supplice.
10
Interview de
Pascal Blanchard
Pascal Blanchard est historien,
chercheur associé au CNRS
et co-auteur de La fracture coloniale
aux éditions La Découverte.
En bleu, la progression des troupes françaises.
Jérôme Brodier : En quoi a consisté votre rôle de
« conseil » sur le film et comment cela s’est-il déroulé ?
Pascal Blanchard : Mon rôle de « conseil » sur le
film n’est intervenu ni sur le scénario, ni sur la réalisation
de Rachid Bouchareb. En fait, il y a eu deux moments de travail : l’un de rencontre avec les acteurs avant/pendant le
tournage, notamment avec Sami Bouajila et Jamel Debbouze,
l’autre au moment de la sortie du film pour le festival de
Cannes, cette fois avec l’ensemble des cinq acteurs principaux, du réalisateur et de Khaled, qui a composé la musique
du film. Le premier pour permettre aux acteurs d’appréhender plus largement le contexte historique, le second moment,
au-delà de l’aspect historique et du contexte général de ce
passé, sur la manière dont ce film allait s’inscrire dans
l’Histoire et dans notre temps contemporain par rapport au
débat sur la colonisation. Il s’agissait de resituer le film dans
l’histoire coloniale, dans l’histoire de la seconde guerre mondiale et de la présence des troupes indigènes et en même
temps, dans le temps présent post-colonial, par rapport aux
mémoires coloniales et aux débats qui existent.
JB : Comment vous, en tant qu’historien, avez-vous
perçu la scénarisation de cette Histoire ? Vous semble-t-elle
non seulement valide, mais aussi refléter ce qu’on devrait
penser ou ce qu’un historien pourrait penser ?
PB : Je vois deux points importants. D’abord, la
manière dont le film est structuré. Le film est intéressant
parce qu’il ne démarre pas simplement par la présence de
troupes indigènes dans l’armée, mais explique dans un premier temps, ce que l’on pourrait appeler les motivations, les
désirs, les attentes du départ. Aucun des cinq personnages
majeurs ne part à la guerre pour les mêmes raisons.
>>>
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reflète un peu ce que des historiens ont pu repérer sur les motivations des personnes qui sont
parties dans cette guerre ou pensez-vous que cette typologie est
trop caricaturée ?
>>> Cela permet de percevoir qu’il ne s’agit pas d’une
« masse d’indigènes » enrôlés dans l’armée française mais de
parcours distincts et d’histoires individuelles qui font une
histoire collective. Je trouve personnellement ce point de
départ extrêmement intéressant, parce qu’il brise déjà un
premier mythe, qui consiste à globaliser ce qu’aurait été la
situation coloniale des « indigènes » dans ce cadre-là : ils
sont communément considérés comme une masse qui aurait
subi leur histoire. C’est beaucoup plus complexe. Comme
toute l’histoire coloniale d’ailleurs. L’intérêt du film de
Rachid Bouchareb est de montrer que bien loin d’être simplement une histoire subie, elle est constituée de parcours
contradictoires, paradoxaux, différents, multiples, divers,
qui montrent que cette histoire collective est formée d’un
chapelet de destins personnels. Ceci ramène à l’individu, à
ses choix, même dans le champ du colonialisme, de départ
ou de non-départ et des raisons de partir. Puis, dans un
deuxième temps, par rapport à leur statut collectif dans cette
armée et au regard porté sur leur présence par la société
française, de voir comment leurs destins deviennent collectifs, rentrent dans le champ du collectif et s’inscrivent dans
une dimension historique qui cette fois-ci fait sens dans
notre rapport à l’histoire et au passé. Je trouve que c’est vraiment bien d’être d’abord parti de questions individuelles,
pour s’engager progressivement dans cette notion de « statut »
collectif qui trouve une place (ou une « non-place ») dans
l’histoire nationale.
JB : Justement sur cette incarnation, trouvez-vous la
typologie des personnages intéressante ? Est-ce que ça
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PB : Non elle est assez
bonne. Par définition le cinéma
offre un personnage, qui va devoir
représenter ce que pourraient être
100, 200, 300 parcours individuels, c’est tout à fait logique, on
ne peut pas reprocher au cinéma
d’aller vers cette démarche-là, elle
est naturelle. Par contre, ce qui est
intéressant, c’est qu’il ouvre un
spectre suffisamment large entre
celui qui a l’impression de subir
son destin, celui qui fuit la misère,
celui qui y va parce qu’il sait que
ça va être dans sa vie une étape
fondamentale pour s’ouvrir à la
culture française et peut-être pour
acquérir les propres armes de son indépendance future,
celui qui y va aussi parce qu’il est en rébellion permanente,
ou l’engagement d’un pied noir dans son propre désir de servir la France (avec toutes ses ambiguïtés)… Le mélange de
leurs personnalités renvoie à une palette assez juste, des
destins qui devaient être ceux du contexte des années 1942
à 1944. Je pense que le réalisateur et les scénaristes ont été
assez juste dans la panel qu’ils proposent.
Les personnages se rapprochent ou s’opposent, ils ne forment pas forcément un tout cohérent en rapport avec leur
présence dans l’armée. Ce sont des frères d’armes, mais ils
ont sur cette guerre et sur leur propre identité des regards
qui peuvent être très contradictoires ou très opposés. Je
pense donc que c’est un assez bon reflet de ce qu’était la
situation coloniale et le contexte de cette époque-là… On
peut peut-être regretter qu’il manque l’envers du décor. Par
exemple, la diversité des regards que les Français ou les
troupes alliées ont portés sur eux, on aurait pu avoir une
palette peut-être plus diversifiée de rapports à l’intérieur du
rapport colonial ou du rapport militaire pour montrer que là
aussi les rapports n’ont pas été uniformes et qu’il y a eu un
grand nombre de chocs, de rencontres très diverses. De
même, un personnage aurait peut-être pu être intéressant à
créer en plus, celui qui aurait été ancien militaire ayant été
« maréchaliste » et « fidèle » à Vichy. En effet, jusqu’en 1942,
il y avaient des Maghrébins dans l’armée française qui ont
servi le régime en place et se sont retrouvés, ensuite, dans
l’Armée d’Afrique. Il manque peut-être ce profil-là, qui a
existé et qui aurait été celui qui ne serait pas parti ou qui
serait parti mais peut-être portant en lui cette fidélité à une
« autre France », qui n’aurait pas été la France de la
Libération…
JB : Est-ce qu’il y a dans le film, une scène qui vous
a particulièrement intéressé du point de vue toujours de
l’historien ?
PB : Il y a une scène intéressante à double niveau.
Elle est intéressante en terme cinématographique et en terme
historique. Le réalisateur a réussi à faire passer un message
très explicite, simple pour moi, mais compliqué à la base, qui
aurait pu être très revendicatif et très militant, ce qui n’est pas
le cas. C’est une des scènes finales, à sept, huit minutes de la fin,
où l’on voit un opérateur des armées filmer (et photographier)
des bidasses et des Alsaciennes et un des personnages,
Abdelkader, qui passe devant lui : les « indigènes » ne sont pas
sur la photo de famille. Cette scène très classique et très explicite cinématographiquement pour le public, renvoie parfaitement à l’envers de ce décor-là : s’ils
ne sont pas sur la photo
de famille, c’est qu’ils ne
font pas partie de notre
histoire commune. Dès
le début, ils sont hors du
champ de l’histoire et…
en dehors du champ de la
mémoire. À ce momentlà, Rachid Bouchareb
passe du champ très
classique des frustrations de ces soldats dans
Photo d’archives
l’armée française (l’histoire des chaussures, ou des permissions…) qui sont un premier niveau, au champ de la mémoire. S’ils ne sont pas sur la
photo de la Libération, s’ils ne défilent pas sur les ChampsElysées, s’ils ne sont pas glorifiés en tant que tels ou uniquement dans leur particularisme colonial, ils ne font donc pas
partie du Panthéon mémorial, de l’Histoire nationale française. Cela explique cette absence de mémoire depuis 60 ans.
À travers cette simple scène : juste une tête qui se tourne, le
personnage regarde la scène, ne dit rien, il n’y est pas, l’opérateur filme les jeunes femmes et les soldats rient, ce ne
sont pourtant pas eux qui ont « libéré » le village, tout est dit,
non pas en terme historique mais dès cet instant, en terme
mémoriel. Pour moi cette scène se double d’une autre scène
de la fin du film, où l’on voit Abdelkader, devenu vieux dans
un tramway, à Strasbourg, et à travers la vitre du tramway,
des populations issues de l’immigration présentes dans la
ville. C’est un passage à soixante ans d’écart, entre deux
temps : hier, ils venaient pour libérer la France, aujourd’hui,
ils sont en France. On passe du temps d’hier au temps d’aujourd’hui, et ça crée un lien du champ colonial à l’immigra-
tion, de l’indigène à l’immigré, du temps colonial au temps
post-colonial, cela crée une sorte de lien dans le regard par
une image très furtive : juste une femme à un arrêt de tramway, que le vieil homme regarde avant de rejoindre sa petite
chambre, son destin d’aujourd’hui, destin oublié. Voilà deux
images qui, pour moi vont ensemble. Parce qu’elles font lien
entre le choc de mémoire au début du film et la présence
aujourd’hui sur notre territoire métropolitain, de ces populations issues des mêmes pays. Ce n’est pas un hasard, si
Indigènes est produit aujourd’hui dans un pays qui a dix millions de personnes nées en Outremer.
JB : Quel est à votre avis, vous qui avez travaillé sur
la période coloniale et sur sa représentation, l’intérêt du film
aujourd’hui ? Est-ce que vous croyez que ce film, qui se veut
quand même commercial ne va pas atteindre au fond, un
résultat que d’autres, les historiens notamment par leurs travaux sur cette période,
ont tenté avant ?
PB : Je pense
que ce film va apporter
quatre choses, dans des
registres très différents.
La première, elle est
extrêmement froide à
dire, très « économique » :
si ce film « marche »,
d’autres films existeront
sur la question et sur le
temps de la colonisation.
Ce serait une grande
évolution, parce que le
cinéma sur le champ
colonial français, depuis une quarantaine d’années, vit une
paupérisation totale. C’est un non-thème, un non-sujet, parce
que tout le monde le juge comme « risqué politiquement »,
inintéressant économiquement, et n’ayant pas de public
potentiel. Si ce film est un succès, la France fera, exactement
comme les Etats-Unis ont su le faire avec leur propre histoire, par exemple avec la guerre du Vietnam ou le western.
Je rappelle que la production cinématographique coloniale,
c’est 880 films entre 1912 et 1962, ce qui représente 4% de
la cinématographie française. Quelques films se sont égrainés depuis les années 60, des Indochine, des Fort Saganne,
des Coup de torchon, mais c’est très peu par rapport à ce qu’a
été l’Histoire coloniale ou l’Histoire de la traite des esclaves
ou l’Histoire de notre présence outremer sur cinq siècles.
Si ce film est un succès (dans le prolongement du prix qu’il
a reçu à Cannes), en France mais aussi à l’étranger et notamment en Afrique noire, au Maghreb ou en Asie du Sud-Est,
d’autres films suivront. Il va induire que des producteurs, des investisseurs, des réalisateurs, des jeunes scénaristes vont maintenant pouvoir travailler sur ce thème-là, >>>
13
>>> réussir à rassembler des budgets pour que de plus en
plus cette thématique soit présente dans le cinéma français.
Deuxième niveau : ne nous leurrons pas, il est extrêmement
compliqué d’aborder ces questions-là aujourd’hui en pédagogie scolaire ou dans les médias, elles ne sont pas (ou peu) rentrées, n’ont pas pénétré le champ social : vous n’avez jamais
vu un grand documentaire en télévision à 20h30 qui traite de
la question coloniale dans sa globalité. Si trois, quatre, cinq,
six millions de personnes, jeunes et adultes, mais aussi ceux
qui ont déjà un regard sur ces questions ou qui ont connu
cette histoire, sont touchés par ce film, qui n’est pas un film
« militant », qui n’est pas un film de repentance, qui est un
film qui s’inscrit pleinement dans l’Histoire de France, c’est
un impact que je juge extrêmement positif. Ça peut permettre
à un jeune de quinze ans de rentrer dans une salle et de s’intéresser à cette histoire, et même s’il ne regarde que ça dans
sa vie, il ne sera plus dans une mythologie par rapport à ce
passé. C’est un film qui peut être vu par des jeunes des collèges
et lycées, qui découvriront cette histoire, et qui peut accompagner, avec toute la rigueur critique qui est celle de l’enseignement, le travail à faire en classe. Le film aura donc rempli une
mission sociale (et pédagogique) à ce niveau-là.
Troisième niveau : il induit un débat. Je prends simplement
un exemple parmi les débats qui vont exister dans les prochaines semaines. Voilà cinquante ans dans ce pays, que des
gens se battent - je pense notamment au colonel Rives - afin
que les pensions des anciens combattants coloniaux et des
anciens combattants français soient équivalentes. Je cite trois
choses qui me semble être de véritables scandales dans une
grande démocratie, qui revendique l’héritage des Lumières et
celui des Droits de l’Homme (dont de l’égalité et de la fraternité). Un « invalide » de guerre, originaire des outre-mers, n’a
pas la même pension qu’un invalide de guerre français : un
Sénégalais qui a perdu un bras ne touche pas la même somme
d’argent qu’un Français qui a perdu un bras. Il en va de même
pour ce que l’on appelle la pension, la « retraite du combattant », c’est-à-dire de ceux qui ont été « 90 jours au feu », donc
des gens qui se sont battus : elle s’élève à 417 € par an pour
un Français, 170 pour un Centrafricain, 80 pour un Malien,
57 pour un Algérien, 16 pour un Cambodgien1. C’est un scandale. La situation est également scandaleuse en ce qui
concerne les pensions militaires de retraite (personne ayant
servi la France pendant plus de 15 ans) qui ont été cristallisées au moment des indépendances. La République française
n’a toujours pas rendu hommage financièrement à ces hommes, ce scandale républicain traîne depuis cinquante ans. On
prétend que cela « déséquilibrerait » les économies locales :
mais cela ne concerne aujourd’hui qui 0,01% de populations
locales dans près de 25 pays… L’argument n’est plus recevable. Si ce film, par exemple, permet que la République et nos
hommes politiques mettent fin à ce scandale et mette toutes
les pensions au même niveau France et Outremer, voilà un
troisième point, que je trouve extrêmement positif pour ce
« combat du droit et de l’équité » qui depuis cinquante ans est
porté par une poignée d’hommes et de femmes peu écoutés
par nos gouvernants…
Il y a un quatrième niveau, que je trouve important, c’est que
ce film montre face au débat entre historiens surgi à l’occasion de la loi du 25 février 20052, entre ceux qui affirment
que seuls les historiens peuvent parler de ces questions fondamentales et ceux qui pensent que dans le champ de la
mémoire plusieurs voix peuvent intervenir, que l’historien n’a
pas une sorte de « monopole » sur le regard à porter sur cette
histoire. Cela peut être un ensemble d’acteurs dans notre
société qui est interpellé dans le temps présent par rapport à
ce passé, cela peut être des réalisateurs, des journalistes, des
intellectuels… C’est un regard collectif, au sein duquel les historiens ont certes un rôle, mais pas l’exclusivité.
En un mot, si le film de Rachid Bouchareb déclenche débat,
réflexion, pousse des jeunes chercheurs à travailler sur ces questions-là, oblige même aussi
les historiens, peut-être, à se poser les questions
de l’attente sociale de notre temps présent, mais
aussi les « politiques » à tourner cette page d’un
« passé qui ne passe pas », alors, c’est très bien.
Nous serons, enfin, entrés, dans le temps postcolonial…
Propos recueillis par Jérôme Brodier, directeur du
cinéma Jacques Tati à Orsay.
1. Cf. site internet du Groupe d’information et de soutien des immigrés : www.gisti.org
Photo d’archives
14
2. Loi du 25 février 2005 sur les aspects positifs de la colonisation,
retirée 11 mois plus tard à la demande de la présidence de la
République.
L’Ami y’a bon
Générique
Scénario et réalisation :
Rachid Bouchareb
Story Board : Franck Lecavorsin
Dessins et direction artistique 2D :
Frédéric Mauve
Superviseur des effets spéciaux :
Bruno Turbot
Montage : Brigitte Chevalier
EQUIPE 3 D
Animation : Aurore Rousset
et Bruno Turbot
Modélisation Vêtements :
Grégoire Cirade
Modélisation : Bruno Turbot
Compositing et Trucages : Brigitte
Chevalier et Bruno Turbot
Montage Son : Olivier Walczak
Mixage : Olivier Walczak
et Franck Rubio
Une Co-Production : Tessalit
Productions (France), Thoke+Moebius
film, Tassili film
Musique Originale : Franck Rubio
Musique additionnelle : L’Orchestre
du Havre
« Les Africains », paroles de Reyjade,
musique de Félix Boyer
Durée : 9 min.
Année de production : 2004
Site du film
www.tadrart.com/tessalit/lamiyabon/
Bibliographie
Sur le colonialisme :
- Nguyen Ai Quoc (Ho Chi
Minh), Le procès de la colonisation française, Paris, 1925.
Extraits à consulter sur :
www.acrif.org ou
www.cip.org
- Aimé Césaire, Discours sur
le colonialisme, Présence
Africaine, Paris, 1955.
- Kateb Yacine, Boucherie de
l’espérance, œuvres théâtrales, Paris, Seuil, 1999.
Synopsis
La France déclare la guerre à l’Allemagne en 1939. Les colonies françaises sont un
important réservoir d’hommes. Aby est mobilisé pour voler au secours de la mère
Patrie. Il quittera le Sénégal pour la France. La débâcle de l’armée française conduit
Aby dans un camp de prisonniers en Allemagne. Libéré en 1945, il rentre au pays.
L’Histoire réelle… en dessins animés ?
A travers un récit concis et sans parole, ce court métrage veut rendre compte d’une
séquence d’épisodes historiques méconnus : la mobilisation forcée dans les colonies
françaises, le prix du sang payé par des combattants enrôlés par leurs oppresseurs,
la révolte des combattants « indigènes » pour obtenir la solde qui leur avait été promise, et la répression de cette révolte dans un bain de sang.
La succession des injustices dévoile le processus qui aboutit à la révolte.
L’anéantissement de cette révolte, jusque dans nos mémoires, justifie le recours à
des techniques d’animations et à un récit sans paroles : de cet épisode historique,
aucun mot, aucune image ne nous étaient parvenus avant L’Ami y’a bon. Le film propose ainsi une forme qui répond à l’occultation de l’événement historique qu’il veut
révéler. En animant des images dessinées en noir et blanc, c’est en même temps la
notion d’un document du passé, celle d’un témoignage, peut-être « naïf » ? D’un
Africain de culture orale qui ne l’aurait pas écrit ? Les rares intrusions de couleurs,
celles du drapeau bleu-blanc-rouge, témoignent de la prégnance du souvenir traumatique auquel l’emblème tricolore est associé : depuis la mobilisation forcée,
hypocritement appelée « volontariat » (Indigènes est d’ailleurs, curieusement, beaucoup plus discret sur ce point) jusqu’au massacre final.
Sur les cinémas politiques :
- David Faroult - Gérard
Leblanc, Mai 68 ou le
cinéma en suspens,
Syllepses, Paris, 1998.
- « Le cinéma militant
reprend le travail »,
CinémAction, n°110, 1er trimestre 2004, dossier dirigé
par Guy Gauthier, Thomas
Heller, Sébastien Layerle,
Monique Martineau.
- Théâtre et cinéma militants
(1966-1981) Une histoire criti-
que du spectacle militant,
Ouvrage collectif, sous la
direction de Christian Biet et
Olivier Neveux, L’Entretemps,
Vic la Gardiole, à paraître en
octobre 2006.
- Mille milliards de dollars
(Henri Verneuil, 1979)
- JKF (Oliver Stone, 1992)
- Land and freedom
(Ken Loach, 1995)
- La Bataille d’Alger (Gillo
Pontecorvo, 1966)
Filmographie
« Fictions de gauche » :
- Z (C. Costa-Gavras, 1969)
- Etat de siège (Constantin
Costa-Gavras, 1977)
- I… comme Icare (Henri
Verneuil, 1977)
Documentaires militants :
- La Sixième face du Pentagone
(Chris Marker, 1967)
- Reprise (Hervé Leroux, 1996)
- Bowling for Columbine
(Michael Moore, 2002)
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Cinémas
partenaires
– Le Balzac 75 Paris
– Scène Nationale / La Ferme du Buisson 77 Noisiel
– Cinéma Jean Renoir 78 Trappes
– Cinéma François Truffaut 91 Chilly Mazarin
– Théâtre 71 / Cinéma Marcel Pagnol 92 Malakoff
– L’Etoile 93 La Courneuve
– Cinéma Jean Vilar 94 Arcueil
– Les Toiles 95 Saint-Gratien