Manet et son cercle - Les Mardis de l`Art
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Manet et son cercle - Les Mardis de l`Art
Manet et son cercle 01-ANONYME-Rue des Batignolles, fin 19ème siècle le quartier des Batignolles, appartenant à la commune des Batignolles Monceau rattaché à Paris en 1860 est un quartier composite (Bourgeois, employé, salarié, retraité, artistes) aux loyers assez modérés. Le petit monde d’Edouard Manet habite autour de lui. Son appartement est situé rue de St Pétersbourg, son atelier rue Guyot (actuellement rue Médéric) entre 1862 et 1871 (détruit pendant les affrontements de la Commune). Il tient salon tous les jeudis soirs. Madame Manet joue du piano. Manet reçoit ; Zacharie Astruc, Stéphane Mallarmé, Emile Zola, Monet, Degas, Bazille, Toulouse Lautrec, … Puis Manet se repliera dans le quartier de l’Europe. Non loin, au 9-11 grande rue des Batignolles (actuellement 9, avenue de Clichy), le café Guerbois reçoit les Impressionnistes.. Il était situé non loin de l'atelier de Manet qui y donnait rendez-vous à ses amis. L’art se fait à l’époque dans les cafés !!! 02-ANONYME-Café de la Nouvelle-Athènes, 9 place Pigalle, fin 19ème siècle-début 20ème siècle Le quartier de la Nouvelles Athènes, situé entre la place Pigalle et Notre-Dame de Lorette, est aussi un quartier populaire, habité par Degas, Renoir, Toulouse-Lautrec. 03-Henri FANTIN-LATOUR-Edouard Manet-1867-117,5x90-Chicago, Art Institute Manet apparait ici comme un dandy. C’est un grand bourgeois parisien (père haut fonctionnaire), connu pour son élégance. Un très bel homme au gout sur, à la conversation raffinée et à l’humour caustique. Mais il reste une énigme. Il n’y a pas de correspondance suivie (comme entre Clémenceau et Monet, Vincent et Théo van Gogh, Cézanne et Emile Bernard…), il y a des lettres, mais il n’y a pas d’écrits théoriques. Il faut compter avec ses amis comme Antonin Proust (A. Proust, Édouard Manet, Souvenirs, La Revue blanche, février-mai 1897 – Edition 1996 l’Echoppe). Il ne se livre pas. Qui était vraiment Leon Leenhoff ? Un petit cousin, un neveu, son fils ? Quelles ont été les relations avec Berthe Morisot ? De son vivant il n’a rien dit. Théodore Bainville disait de ce tableau « Ce riant, ce blond Manet/ De qui la grâce émanait,/ Gai, subtil, charmant en somme,/Dans sa barbe d’Apollon,/Eut, de la nuque au talon,/Un bel air de gentilhomme ». Tous ceux qui l’ont approché ont été charmés. Manet était un homme sensible, sujet aux crises de neurasthénie et Antonin Proust, son ami, rapporte « la présence d'une femme, n'importe laquelle, le remettait d'aplomb» Il a eu des relations assez orageuses avec Baudelaire comme avec Degas, des personnalités également fortes. Manet était le chef de l’avant-garde, et chacun avait une image de lui, à l’instar de l’admiration chez Henri Fantin-Latour, 04-Edgar DEGAS-Monsieur et Madame Edouard Manet-v.1868-1869-65x71-Kitakyushu, Kitakyushu Municipal Museum of Art c’est un reflet des relations qui unissaient Degas et Manet (représenté très décontracté).Mais ils pouvaient avoir la dent dure entre eux !!! La partie droite de la toile a été coupée par Manet mécontent du traitement réservé à Suzanne Manet et rendue à Degas, qui s’était promis de rétablir Suzanne Manet. La coupure donne ainsi au tableau un aspect très Degas à cette toile ! 05-Henri FANTIN-LATOUR-Un atelier aux Batignolles-1870-204x273,5-Paris, musée d'Orsay que H Fantin-Latour appelait aussi « le tableau de Manet et de ses disciples », mais Manet n’a jamais eu de disciples. Si tous avaient des univers de peinture différent, mais tous revendiquaient Manet (puis Cézanne). Il ne faut pas oublier que Manet travaille sous le second Empire, de ses mœurs. Si l’empereur a mis un art officiel en place, Manet joue le troublions, bouscule la peinture de son temps. Il devient bon gré mal gré (entre tradition et modernité), un réfractaire à l’art officiel, sur le plan plastique et thématique. Mais Manet est aussi quelqu’un de puissant et empli de certitudes. C’est un modèle qui peint selon ses convictions, quelle que soit la critique. Il est reconnu par la jeune génération (Renoir, Monet, Bazille, trop tôt tué à la guerre de 1870). Seuls deux accessoires rappellent au spectateur certains choix esthétiques de la nouvelle école : la statuette de Minerve témoigne du respect dû à la tradition antique, le pot en grès japonisant évoque l'admiration de toute cette génération d'artistes pour l'art japonais. Et en même temps il va aller vers l’Impressionnisme. Ceux qui l’entourent l’admirent et le défendent. Ce ne sont pas des disciples. De gauche à droite, on peut reconnaître Otto Schölderer, peintre allemand venu en France rencontrer les disciples de Courbet ; Manet, le visage aigu, assis devant son chevalet ; Auguste Renoir, coiffé d'un chapeau ; Zacharie Astruc, sculpteur et journaliste ; Emile Zola, porte-parole du renouveau de la peinture ; Edmond Maître, fonctionnaire à l'Hôtel de Ville ; Frédéric Bazille, qui sera fauché quelques mois plus tard, à l'âge de vingt-six ans, pendant la guerre de 1870 ; enfin, Claude Monet. Le critique a ce tableau de manière mitigée. D’une part parce que Manet n’était pas très bien accepté, d’autre part parce qu’il y a une grande distance psychologique entre les différents personnages qui regarde peu en fait le tableau peint par Manet. C’est plus une galerie de personnages dans une curieuse atmosphère, comme posant pour l’éternité. Zacharie ASTRUC : 1835-1907 Avant de devenir un sculpteur reconnu vers 1880 et un peintre, Astruc (venu de Toulouse) fut un écrivain, poète et critique. Dès 1863 c’est un défenseur de l’art de Manet. Il a rencontré Manet vers 1854-55 par l’entremise d’Henri Fantin-Latour. L’étroitesse des relations entre les deux hommes se développe à travers un goût partagé des peintures espagnole et italienne. 06-Edouard MANET-Portrait de Zacharie Astruc-1866-90x116-Brême, Kunsthalle Il est représenté devant un rideau et sur la table, on retrouve les objets attributs (les livres) comme dans la peinture classique depuis le XVIe. Sur la parte gauche se développe une scène avec une femme de dos. Est-ce un miroir reflétant une scène se déroulant devant Astruc ? un tableau d’Astruc repris par Manet, selon une mise en Abyme ? Un tableau de Manet, (mais aucun tableau de Manet de ce type n’existe à cette époque) ? Un tableau de Manet crée pour ce tableau ? Madame Astruc est représentée de dos comme dans un tableau italien, comme l’ouverture sur une autre pièce dans la Venus d’Urbino de Titien. Manet évoque ainsi leur goût commun. Emile ZOLA il n’est pas ici représenté en tant que chef de file du naturalisme mais comme défenseur d’Edouard Manet dès 1863. Critique à partir de 1865, il reconnait en Manet un grand peintre, un peintre qui comme Courbet « doit entrer au Louvre ». En 1866, il écrit sur Manet dans La Revue du XXe siècle et le défend à nouveau l'année suivante, à l'occasion de son exposition particulière organisée en marge de l'Exposition Universelle. Zola considère l'artiste, contesté par les partisans de la tradition, comme l'un des maîtres de demain dont la place est au Louvre. En 1867, l'article est publié sous la forme de la mince brochure à couverture bleue que l'on retrouve ici, placée bien en évidence sur la table. Une relation de grande amitié les liera. Et Manet lui propose de faire son portrait. Zola a alors 27 ans. Et les poses durent très longtemps dans l’atelier de Manet !!! Tout le portrait signale l’amitié. 07-Edouard MANET-Portrait d'Emile Zola-1868-146x114-Paris, musée d'Orsay 08-Edouard MANET-Portrait d'Emile Zola-détail- 1868-146x114-Paris, musée d'Orsay Au-dessus du bureau signalant le métier de Zola (mais c’est une mise en scène réalisée dans l’atelier), sur lequel on trouve l’encrier de l’écrivain (qu’il a apporté) et la plaquette écrite par Zola pour Manet on aperçoit trois reproductions. Au mur, on reconnaît une reproduction d'Olympia de Manet, un tableau qui suscita un vif scandale au Salon de 1865 mais que Zola considérait comme le chef-d'œuvre de Manet. Derrière celle-ci, se trouve une gravure d'après le Bacchus de Velázquez manifestant le goût commun au peintre et à l'écrivain pour l'art espagnol. Une estampe japonaise d'Utagawa Kuniaki II représentant un lutteur complète l'ensemble. L'Extrême-Orient, qui a révolutionné la conception de la perspective et de la couleur dans la peinture occidentale, tient une place essentielle dans l'avènement de la nouvelle peinture. Un paravent japonais placé à gauche de la composition rappelle cette importance. La japonisme est à la mode, il permet un renouvellement des composition, et l’abandon d’une perspective albertienne traditionnelle depuis la renaissance. Ce sont œuvres qui ont réellement existées. Charles BAUDELAIRE (1821-11/8/1867) Dès la mort du poète, Charles Asselineau a prévu de publier « Charles Baudelaire, sa vie, son œuvre » parue en 1869 et illustré par des portraits d’artistes. Manet y collabore immédiatement. 09-Edouard MANET-Baudelaire, tête nue, de face-troisième planche-1868-eau-forte-17,5x10,6-Paris, Bnf au nom de leur amitié datant de 1859, Manet décide de faire le portrait de la maitresse du poète. Elle existe dans l’atelier de Courbet, bien qu’effacée à la demande de Baudelaire. Leur passion débutée en 1842 est en 1862 bien oubliée mais Baudelaire continuait de la soutenir financièrement. En 1859 elle subit une attaque de paralysie. 010-Edouard MANET-La Maîtresse de Baudelaire couchée-1862-90x113-Budapest, Szépmüvészesti Muzeum Jeanne Duval pose dans l’atelier du peintre. Manet peint une femme malade, de façon brutale, directe. Une femme perdue sous la crinoline. Baudelaire refusera de posséder ce tableau. Non pas parce que le tableau n’était pas flatteur mais parce que Baudelaire reprochait à Jeanne Duval d’être « une créature qui ne m’admire pas » Stéphane MALLARME Ce portrait peint en 1876 date de la publication de l'Après-midi d'un faune de Mallarmé, un long poème illustré de gravures de Manet. Leur amitié remonte à 1873 et, pendant presque 10 ans, les deux hommes se rencontrent quotidiennement pour discuter peinture, littérature, nouvelle esthétique mais aussi chats et mode féminine (Mallarmé écrivait des articles sous le nom de Miss Satin). Mallarmé est alors un phare, un grand poète symboliste proche de tous les artistes. Dans la lettre autobiographique envoyée à Verlaine, Mallarmé écrit « J’ai dix ans vu tous les jours mon cher Manet dont l’absence aujourd’hui me paraît invraisemblable» (Lettre du 16 novembre 1885, Correspondance, Folio/Gallimard, p. 588). C’est dans le cercle de Manet que Mallarmé rencontrera Mery Laurent, qui pendant les quinze dernières années de sa vie, occupe une place déterminante dans sa vie et son œuvre. 011-Edouard MANET-Portrait de Stéphane Mallarmé-1876-27x36-Paris, musée d'Orsay Comme il l'avait fait avec Zola en 1866, Manet entreprend ce portrait en remerciement pour la publication d'un article paru dans une revue anglaise. Mallarmé enseignait l'anglais au Lycée Condorcet. Dans cet article le poète avait fait l'éloge de la peinture de Manet.Ce dernier le fait poser dans son atelier de la rue St Pétersbourg et choisit une toile de petit format pour peindre son modèle au naturel dans une attitude décontractée. Appuyé sur des coussins, le poète dont une main est glissée dans la poche de son paletot, s'appuie sur une liasse de papier, une allusion peut-être à l'article récemment publié ou à un autre travail d'écriture. Il fume l'un de ces gros cigares qui donnent à la main un geste élégant. La facture de la toile, brossée avec vigueur, est remarquable. Le poète apparaît à la fois ressemblant et vivant, comme saisi dans une vision instantanée. Qualifiée de "curieux tableautin" par le modèle, cette œuvre raffinée est restée dans la famille du poète jusqu'à son acquisition par l'Etat en 1928. Bataille écrit : « Dans l’histoire de l’art et de la littérature, ce tableau est exceptionnel. Il rayonne l’amitié de deux grands esprits ; dans l’espace de cette toile, il n’y a nulle place pour ces nombreux affaissements qui alourdissent l’espèce humaine. La force légère du vol, la subtilité qui dissocie également les phrases et les formes marquent ici une victoire authentique. La spiritualité la plus aérée, la fusion des possibilités les plus lointaines, les ingénuités et les scrupules composent la plus parfaite image du jeu que l’homme est en définitive, ses lourdeurs une fois surmontées. » Théodore DURET 1838-1927 Négociant en cognac, Théodore Duret (1838-1929) est un grand voyageur par nécessité professionnelle mais aussi par goût. Il est parmi les premiers à se passionner pour l’art de l’Extrême Orient et joue un rôle important dans la diffusion du Japonisme. Il s’adonne à la peinture en 1862 avant de devenir critique d’art en 1867. Ils se rencontrent par hasard en Espagne. Après l’exposition tumultueuse de l’Olympia (Paris, musée d’Orsay) qui fait scandale au Salon de 1865, Manet part en Espagne oublier ce qu’il ressent comme les persécutions de la critique parisienne. Durant ce court séjour, il rencontre par hasard Théodore Duret, attablé au même restaurant. Les nouveaux amis décident de découvrir Madrid ensemble flânant dans les ruelles pittoresques, assistant aux courses de taureaux, allant voir les œuvres du Gréco à Tolède. Leur visite du Prado est prioritairement consacrée à Velázquez, que Manet admiratif désigne comme « le peintre des peintres ». Très exigent envers la peinture de Manet, Duret écrivait en 1867 « … M. Manet se condamne à rester fort en dessous de ce qu’il pourrait être en peignant d’une manière trop rapide et trop hâtive » puis il devient son ardent défenseur. Républicain engagé, il est le fondateur du journal La Tribune (1868) où collaborent Émile Zola et Jules Ferry. Critique d’art et collectionneur, il s’affirme comme l’un des principaux défenseurs des Impressionnistes par ses achats et ses publications. 012-Edouard MANET-Portrait de Théodore Duret-1868-43x35-Paris, musée du Petit-Palais Selon un procédé emprunté au maître espagnol, Manet place son modèle dans un espace neutre, sans délimitation entre le sol et les murs. Seules les ombres aux pieds de la figure et du tabouret donnent une indication de profondeur. Dans la biographie que Duret consacre à Manet, en 1926, il rapporte que la nature morte placée en bas à gauche sur un tabouret a été ajoutée à la fin, Manet achevant son tableau par la touche lumineuse du citron. Le portrait souligne le côté dandy du modèle connu pour son élégance. Duret fut l'un des premiers exégètes de l'impressionnisme, avant d'en devenir l'historien. Il consacra des ouvrages à Manet, Whistler, Courbet, Van Gogh, Lautrec, Renoir. Plusieurs de ses livres furent traduits en anglais ou en allemand, et son Histoire des peintres impressionnistes (1906), considérée comme un ouvrage de référence, a connu de nombreuses rééditions. Berthe MORISOT 1841-1895 Berthe avait deux sœurs, Yves (1838-1893) et Edma (1839-1921). Berthe et Edma, toutes les deux peintres, connaissaient bien Fantin-Latour et Felix Braquemont. Cependant, elle ne rencontrera Manet qu’assez tardivement, en 1867 quand Fantin-Latour la présente à Manet, lors d’une séance de copie (de Rubens) au Louvre. Les deux familles se lient d’amitié. Les deux jeunes filles se rendent régulièrement aux jeudi des Manet, salon également ouvert aux musiciens tels Emmanuel Chabrier. C’est ainsi l’entrée dans le cercle de Manet et des Impressionnistes. 013-Edouard MANET-Le Balcon-1868-1869-169x125-Paris, musée d'Orsay Tous les personnages sont des intimes de Manet. Berthe Morisot, assise au premier plan, y fait notamment sa première apparition dans l'œuvre du peintre dont elle deviendra un modèle privilégié. Il y a également Antoine Guillemet, peintre de paysage et ami de Manet, Fanny Claus, la jeune femme aux gants, violoniste, amie de la femme de Manet. Mais pour évoquer les relations Manet Morisot, il faut s’intéresser aux différentes portraits réalisés .. 014-Edouard MANET-Le Repos, Portrait de Berthe Morisot-1870-148x113-Providence, Museum of Art L’air rêveur, vêtue d’une robe d'été blanche mousseuse, tenant un éventail dans sa main droite, elle se tient sur un canapé de velours prune dans l'atelier de Manet. Au-dessus de sa tête une estampe japonaise. Elle doutait en permanence d’elle. En concurrence féminine avec Mary Cassatt et Eva Gonzalez, c’est la plus puissante sur le plan pictural et Manet ne doutait pas de son talent. il la représente comme une femme et non comme une artiste. Berthe se plaignait à sa fille Julie (Manet-Rouart) de ces longues séances de pose où elle ne pouvait bouger, de façon à ne pas déranger un pli ou la position de la jambe !!! 015-Edouard MANET-Berthe Morisot au bouquet de violettes-1872-55x38-Collection particulière A la fin de l'année 1871, il se remet à peindre et retrouve alors ses anciens modèles dont Berthe Morisot (qui épousera son frère, Eugène). Plutôt que d'utiliser un éclairage homogène, comme souvent dans ses portraits, Manet préfère ici projeter sur son modèle une lumière vive et latérale, si bien que Berthe Morisot ne semble être qu'ombre et lumière. Ici avec les yeux noirs, ils étaient en réalité verts, elle est habillée et coiffée de noir, sans doute la meilleure façon d'exalter cette beauté "espagnole". Avec cette sublime variation sur le noir, Manet livre une nouvelle preuve de sa virtuosité. Ce portrait étrange et envoûtant a rapidement été considéré par ses proches comme un des chefs-d'œuvre du peintre. Paul Valéry, le neveu de Berthe par alliance, en fit l’éloge comme seuls savent le faire les poètes. En préface du catalogue de l’exposition célébrant le centenaire de la naissance de Manet, voici ce qu’il écrit : « Je ne mets rien, dans l'œuvre de Manet, au-dessus d'un certain portrait de Berthe Morisot daté de 1872. Sur le fond neutre et clair d'un rideau gris, cette figure est peinte: un peu plus petite que nature. Avant toute chose, le Noir, le noir absolu, le noir d'un chapeau de deuil et les brides de ce petit chapeau mêlées de mèches de cheveux châtains à reflets roses, le noir qui n'appartient qu'à Manet, m'a saisi. Il s'y rattache un enrubannement large et noir, qui déborde l'oreille gauche, entoure et engonce le cou; et le noir mantelet qui couvre les épaules, laisse paraître un peu de claire chair, dans l'échancrure d'un col de linge blanc. Ces places éclatantes de noir intense encadrent et proposent un visage aux trop grands yeux noirs, d'expression distraite et comme lointaine. La peinture en est fluide, et venue, facile, et obéissante à la souplesse de la brosse; et les ombres de ce visage sont si transparentes, les lumières si délicates que je songe à la substance tendre et précieuse de cette tête de jeune femme par Vermeer, qui est au musée de La Haye. Mais ici l'exécution semble plus prompte, plus libre, plus immédiate. Le moderne va vite et veut agir avant la mort de l'impression. La toute-puissance de ces noirs, la froideur simple du fond, les clartés pâles ou rosées de la chair, la bizarre silhouette du chapeau qui fut à la dernière mode et «jeune»; le désordre des mèches, des brides, du ruban, qui encombrent les abords du visage; ce visage aux grands yeux, dont la fixité vague est d'une distraction profonde et offre en quelque sorte, une présence d'absence - tout ceci se concerte et m'impose une sensation singulière... de poésie -, mot qu'il faut aussitôt que je m'explique. Mainte toile admirable ne se rapporte nécessairement à la poésie. Bien des maîtres firent des chefs-d'œuvre sans résonance. Même, il arrive que le poète naisse tard dans un homme qui jusque-là n'était qu'un grand peintre. Tel Rembrandt, qui, de la perfection atteinte dès ses premiers ouvrages, s'élève enfin au degré sublime, au point où l'art même s'oublie, se rend imperceptible, car son objet suprême étant saisi comme sans intermédiaire, ce ravissement absorbe, dérobe ou consume le sentiment de la merveille et des moyens. Ainsi se produit-il parfois que l'enchantement d'une musique fasse oublier l'existence même des sons. Je puis dire à présent que le portrait dont je parle est poème. Par l'harmonie étrange des couleurs, par la dissonance de leurs forces, par l'opposition du détail futile et éphémère d'une coiffure de jadis avec je ne sais quoi d'assez tragique de l'expression de la figure, Manet fait résonner son œuvre, compose du mystère à la fermeté de son art. Il combine à la ressemblance physique du modèle, l'accord unique qui convient à une personne singulière, et fixe fortement le charme distinct et abstrait de Berthe Morisot. » Pièces sur l'art (1934) La personnalité frémissante de Berthe Morisot, entière, absolue se révèle dans l’intimité. 016-Edouard MANET-Portrait de Berthe Morisot au chapeau de deuil-1874-62x50-Collection particulière Manet peint une intensité dramatique, peu commune, une femme ravagée par le chagrin de la perte de son père. Elle si jolie devient méconnaissable. Il faut un grand degré d’intimité et de confiance pour se laisser peindre de la sorte et une confiance peu commune. Berthe perdra beaucoup de proches, son père des suites d’une longue maladie, sa mère, sa fille Julie, son mari Eugène et surtout son ami Edouard Manet? C’est un véritable qui lui restera insupportable. George MOORE 1852-1933 était un romancier, poète, auteur dramatique et critique d'art irlandais. Né dans une famille catholique, et désirant tôt devenir un artiste, il se rend à Paris en mars 1873, où il se lia avec d'autres artistes français de l'époque, comme Manet. Etudiant à l’Ecole des beaux-arts, il entre dans l’atelier d’Alexandre Cabanel et à l’académie Julian. Il ne se décide pour la littérature qu’après avoir reçu de Stéphane Mallarmé un exemplaire de « L’après midi d’un faune » illustré par Manet. 017-Edouard MANET-Portrait de George Moore-1879-pastel sur toile-55,3x35,3-New York, The Metropolitan Museum of Art Dans « une Peinture moderne » (1893), il raconte ce grand événement que fut la rencontre dans un café de la nouvelle Athènes avec Manet. Il pose pour Manet (il existe deux autres œuvres : une inachevée où l’on voit Moore attablé à une table de café conservée au Met et Moore dans un Jardin conservée à la Washington, National Gallery). Manet réalise ce portrait au pastel (Manet usait avec succès de tous les médium). Le jeune homme apparaît l’air un peu ahuri, étonné, coiffé à la diable, un peu bohême, comme subjuguée. Dans les Souvenirs d’Antonin Proust, on retrouve trace de ce portrait réalisé en une seule pose. « Il est venu m’embêter, en réclamant un changement ici, une modification là. Je ne changerai rien à son portrait. Est-ce ma faute à moi si Moore a l’air d’un jaune d’œuf écrasé et si sa binette n’est as d’ensemble ? ». Ce pastel insiste sur la jeunesse du modèle que Duret qualifia de « dandy au cheveux d’or, esthète d’avant l’époque d’Oscar Wilde ». En fait, on voit ici une facette de Manet. Sa capacité à s’ouvrir aux autres !!!