Patrick MacGill (1891

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Patrick MacGill (1891
Patrick MacGill (1891-1963)
Le parcours de l’auteur irlandais Patrick MacGill ne suit pas, loin
s'en faut, un schéma classique. Issu d'une famille de paysans pauvres du
Donegal, il quitte l'école à dix ans pour se faire embaucher comme
domestique dans les grandes fermes des comtés de Tyrone, Fermanagh
ou Derry. Le départ de ces enfants, souvent les aînés de la famille,
permet aux parents de compter une bouche de moins à nourrir. Leur
maigre salaire est un appoint nécessaire pour subvenir aux besoins du
reste de la famille et payer le loyer. Les propriétaires terriens des
grandes régions agricoles organisent deux fois par an une foire à
Strabane pour l’embauche de cette main d’œuvre jeune et bon marché.
Dans ses écrits, Patrick MacGill qualifiera plus tard la foire de Strabane
de « marché aux esclaves ». Les enfants passent en général quelques années dans les fermes
avant de prendre la direction de l’Écosse, où ce genre de main d’œuvre est recherché pour les
récoltes de pommes de terre et de navets, les ouvriers écossais préférant quant à eux travailler
en usine pour une paie plus élevée. Patrick MacGill s’intègre aux équipes de ramasseurs de
pommes de terre, avant de trouver un emploi régulier sur la ligne de chemin de fer GlasgowGreenock.
Patrick MacGill aurait pu avoir le même destin que nombre de ses compatriotes et suivre
la voie toute tracée d’une vie miséreuse, sans espoir d’évolution sociale. Mais c’est un garçon
avide d’apprendre, qui malgré une éducation sommaire lit abondamment. Il admire Kipling,
ainsi que les romanciers français et russes. Le réalisme de Zola, Hugo ou Tolstoï l’attire
particulièrement. Son premier recueil de poésie reflète ses préoccupations sociales. Il y
évoque les ouvriers exploités qui bâtissent la civilisation de demain mais restent à l’écart de la
société. Patrick MacGill envoie également des articles au Daily Express. Le journal
l’embauche aussitôt. Sa vie change du tout au tout. Si son activité de journaliste est de courte
durée, elle lui permet toutefois de côtoyer le milieu intellectuel. C’est ainsi qu’il fait la
connaissance du chanoine John Dalton, qui avait été aumônier auprès de la reine Victoria et
s’occupe maintenant de l’administration du château de Windsor.
Le jeune Irlandais peut maintenant s’adonner à l’écriture dans un environnement
radicalement différent des cabanes de terrassier où il a écrit ses premiers poèmes. Un recueil
intitulé Songs of a Navvy paraît, suivi d’un autre, pour lequel il n’a aucune difficulté à trouver
un éditeur londonien. Il se consacre ensuite à l'écriture d'un roman, Children of the Dead End,
autobiographie d’un terrassier. Le livre crée la sensation littéraire en raison de la jeunesse de
l’auteur et du milieu dont il est issu. C’est l’œuvre d’un autodidacte qui a réussi à se forger un
style personnel sans autre formation que celle de la lecture. La chose est assez rare pour que
l'on s'y arrête. Son style est alerte, précis et d'une grande richesse d'expression. On peut certes
lui adresser quelques reproches formels, mais la vitalité de la langue finit toujours par
emporter l’adhésion. Le livre décrit la vie de l’auteur en Irlande et en Écosse, et s’attaque au
système qui oblige tant de ses compatriotes à vivre dans la misère. Les critiques envers les
propriétaires terriens, mais aussi les prêtres et les commerçants, ne sont pas appréciés de tous
en Irlande. Le public voit en Patrick MacGill un porte-parole de la classe ouvrière. Mais son
récit suivant, The Rat Pit, n’a pas le même impact que Children of the Dead End, qui restera
un livre important dans la littérature irlandaise ainsi qu’un document social unique en son
genre.
Engagé volontaire dans le régiment des London Irish, MacGill s'attelle naturellement à
témoigner de son expérience de combattant. The Great Push paraît en 1916. Dans
l'introduction, il précise que la quasi totalité du livre a été écrite sur les lieux mêmes de
l'action. Pourtant ce récit ne nous donne pas l'impression d'un compte rendu écrit dans la
précipitation. En fait, il se démarque nettement des journaux de combattants publiés à
l'époque. Le resserrement de l'action (La bataille de Loos), une narration par scènes qui évite
la monotonie des "carnets de bord", l'art du dialogue, la qualité des descriptions et surtout la
restitution puissante de certaines atmosphères, tout cela concourt à faire de The Great Push un
livre d'une lecture agréable, qui témoigne avec force du vécu des combattants. De par le ton
utilisé, qui allie humour et gravité, et la limpidité du récit, cet ouvrage trouve sa place parmi
les oeuvres fortes de la littérature britannique des tranchées et nous donne sur la guerre un
regard multiple, où les scènes de camaraderie côtoient les descriptions crues de la mort au
combat. Blessé, Patrick MacGill sera évacué mais continuera d’écrire sur son expérience de
brancardier. The Amateur Army et The Red Horizon seront toutefois moins réussis que The
Great Push.
En 1915, il épouse Margaret Gibbons, auteure et journaliste. Après la guerre, il continue
d’écrire et explore à nouveau les thèmes irlandais et écossais de Children of the Dead End. En
1930, Patrick MacGill s’installe au États-Unis avec sa femme et ses trois filles. Il tombe dans
l’oubli et meurt en Floride en 1963.
Il n’est que très rarement fait mention de The Great Push dans les études sur la littérature
britannique de la Grande Guerre. Ceci est non seulement injuste mais constitue aussi une
erreur de jugement : The Great Push est une oeuvre originale qui ne connaît pas d'équivalent
sous cette forme dans la littérature de témoignage issue des tranchées.
La compagnie quitta Les Brebis à la tombée du jour. A l'est, un croissant de lune, dont une
des cornes s'estompait légèrement, brillait avec force parmi les étoiles. Juste au-dessous, pardelà les lignes allemandes, une flamme rose saumon jaillit d'une mine en feu, donnant
naissance à une colonne de fumée. Notre compagnie était pitoyablement décimée, les pertes
avaient été terribles à Cuinchy, Givenchy et Vermelles ! A chacun de ses villages, on trouve
maintenant des tombes où reposent des gars du London Irish, tous tués au combat.
Nous traversions un monde de terrils et de hautes cheminées. Le clair de lune glissait
comme une brume sur les flancs des premiers, et des secondes montait une fumée presque
aussi verticale que les tuyaux de briques eux-mêmes. On entendait le ronronnement des
machines dans la mine, et d'une voie ferrée toute proche nous parvenait le message à demi
étouffé du travail des hommes : un long et monotone grincement de wagons, à peine
perceptible.
Notre route passait par une colline, au sommet de laquelle nous eûmes une vue
panoramique des combats de la nuit : les obus qui explosaient vers Souchez, les éclairs des
fusils près du village de Vermelles, les longs faisceaux blancs des projecteurs du côté de
Lens, et les fusées éclairantes - rouges, vertes, ou blanches comme l'éclair - qui déclenchaient
au-dessus du délabrement funèbre et pitoyable de la ligne de feu un splendide embrasement
aux couleurs entremêlées. On entendait le bruit mat des obus qui s'écrasaient dans les
champs et l'explosion stridente de ceux qui tombaient sur les maisons, heureusement
désertées. Nous espérions que les éventuels soldats qui y étaient cantonnés se trouvaient à
l'abri dans les caves.
La route sur laquelle marchait notre compagnie était bordée de maisons à différents stades
d'effondrement; à certaines il ne manquait que quelques tuiles, d'autres étaient rasées à
même le sol. Quelques-unes étaient encore habitées. Dans l'une d'entre elles, une femme
fermait ses volets, et nous pûmes voir près de la porte des enfants boire du café dans de
petites timbales; le grenier était effondré, les chevrons sortaient des tuiles comme de longs
doigts pointés vers tous ceux qui passaient sur la route, les accusant des dégâts commis. Sur
les toits, les chats miaulaient des chants d'amour et sur la route les chiens égarés
déguerpissaient à notre approche. On trouve toujours des chiens égarés et des chats en rut
dans les villages arrosés par le feu de l'artillerie. C'est ainsi. Les rires des hommes ont quitté
les rues, laissant la place aux miaulements primitifs des chats et aux longues plaintes
mélancoliques que lancent à la lune de pauvres chiens perdus.
Nous descendîmes en silence l'autre versant de la colline. Le village se trouvait au bout de
la route et notre tranchée de tir longeait la dernière rangée de maisons. Deux mois
auparavant, à cet endroit, s'élevait une insolente cheminée de briques rouges, mais elle s'était
effondrée sur elle-même; les briques gisant à sa base faisaient désormais office de sacs de
remblai. Ce fantôme oublié, aux contours évanescents, n'était plus qu'un géant abattu qui
ruminait son humiliation.
La route qui descendait la colline n'en finissait plus; nous désespérions d'en voir jamais le
bout.
- C'est pas possible, dit Bill Teake en grognant, ce village doit être au bout d'une corde que
quelqu'un s'amuse à tirer !
Nous devions creuser une sape à partir de la tranchée de tir en direction des lignes
allemandes. Nous prîmes les bêches et les pelles à l'entrepôt du génie, situé à l'arrière, avant
de nous enfoncer dans le labyrinthe des tranchées. Les hommes étaient à leurs postes de tir,
leurs passe-montagnes Balaclava calés sur les oreilles, leurs baïonnettes luisant au clair de
lune, les mains prêtes à saisir le canon de leurs fusils. Certains étaient allongés sur la
banquette, et dormaient la tête et le corps recouverts de leurs capotes. Les hommes du génie
avaient déjà délimité le travail à effectuer : notre bataillon devait de toute urgence creuser
sur cinquante mètres une tranchée d'une largeur d'un mètre et d'une profondeur d'un mètre
quatre-vingts, et ceci avant l'aube. Gagnés par la rumeur qui annonçait pour bientôt des
journées frénétiques, les hommes parlaient d'une grande attaque qui aurait lieu sous peu.
Entre les lignes, il n'y a pas de tire-au-flanc : le sort d'un homme dépend très souvent de la
dextérité avec laquelle il utilise sa bêche; plus il creuse profond, meilleur sera son abri contre
les balles et les grenades, c'est pourquoi la bêche est le meilleur garant de sa sécurité.
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Bill alluma une bougie et la posa par terre tandis que je tendais une toile pour obscurcir la
fenêtre. Nous étions à trois kilomètres du front, et une lumière non dissimulée pouvait être
vue de l'ennemi. Je jetai un oeil dehors, des gars en kaki flânaient dans la rue, le bout de leurs
cigarettes rougeoyaient... Des fusées éclairantes s'élançaient dans le ciel au-dessus de BullyGrenay, et j'eus à nouveau cette sensation de proximité de l'ennemi que j'avais eue quelques
instants auparavant.
Kore, un homme de notre section, revenait d'un estaminet proche; ses yeux sombres étaient
songeurs et ses mouvements empreints d'une certaine irrésolution. Ses narines délicates et
ses lèvres pâles frémissaient avec nervosité, trahissant le doute : ce qui nous attendait à
l'aube nous remplissait d'appréhension. Il portait sous son bras une bouteille de champagne,
qu'il posa par terre, près de la bougie. Il poussa un petit soupir et s'allongea à même le sol,
ayant pris soin auparavant de balayer la poussière à l'aide d'un journal. Kore était un homme
coquet, très fier de son uniforme, qui lui allait à merveille.
Felan et M'Crone arrivèrent ensemble, bras dessus bras dessous. Ce dernier était en proie à
une excitation qu'il tentait en vain de réprimer; son corps tout entier tremblait comme sous
l'effet d'une fièvre; quand il parlait sa voix était très aiguë et sonnait faux, preuve qu'il était
dans un état de grande tension nerveuse. Felan semblait à l'aise, même s'il ne cessait de
boutonner et déboutonner ses rabats, de fouiller dans les poches de sa tunique, comme s'il
était à la recherche de quelque chose qui n'y était pas. Il n'avait pas de raison de paniquer; en
tant que cuistot de la compagnie, il ne devait pas participer à l'attaque.
- T'es verni, mon cochon, dit Bill en lançant un oeil à Felan. Je paierais cher pour être le
cuistot demain.
- Je pourrais presque dire la même chose.
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
- Tu crois qu'un Irlandais pourrait faire tranquillement la popote pendant que son
régiment monte à l'assaut ? demanda Felan. Ce serait une honte !
Nous nous levâmes tous pour lui serrer solennellement la main et lui souhaiter bonne
chance.
- Et les adresses ? demanda Kore. Il est temps de se les échanger.
- Oui, dis-je, ce sera une bonne chose de faite.
Mais personne ne voulait commencer. Nous répugnions à cet échange d'adresses. Cela
signifiait accepter l'inévitable. C'était la seule chose qui nous séparait de la mort. Si nous
pouvions la reporter ne serait-ce qu'un peu...
- Buvons un coup, ça nous donnera du courage, dit Bill avant de faire sauter un bouchon. La
bouteille fut passée de main en main, et nous bûmes tous, sauf le caporal, jusqu'à ce qu'elle
fût vide. Le caporal ne buvait jamais une goutte d'alcool.
- Commençons, dis-je.
Le vin m'avait donné de l'énergie.
- "Si je suis tué, écrire à... pour leur dire que ma mort a été brutale et ...sans souffrance."
- C'est exactement ce qu'il faut leur dire, approuva le caporal. C'est toujours mieux de dire à
la famille que la mort a été brutale et sans douleur. Ce n'est pas une grande consolation,
mais..."
Il ne continua pas sa phrase.