Extrait : L`espérance Juive à l`heure de Jésus

Transcription

Extrait : L`espérance Juive à l`heure de Jésus
Pierre Grelot
L'ESPÉRANCE JUIVE
À L'HEURE DE JÉSUS
Édition nouvelle revue et augmentée
Collection
«Jésus et Jésus-Christ»
dirigée par Joseph DORÉ
Institut Catholique de Paris
n° 62
Desclée
Nihil obstat
Paris, le 9 octobre 1994
M . DUPUY
Imprimatur
Paris, le 10 octobre 1994
Père VIDAL, v.è.
Coédition Desclée/Groupe Marne
© Gedit S.A. Tournai et Groupe Marne, Paris, 1994
Dépôt légal: octobre 1994
ISBN: 2.7189-0645-6
Présentation
1. Abdiquons d'emblée toute fausse modestie: cet ouvrage n'a pas
d'équivalent sous la forme qu'il s'est donnée, et sans nul doute
P. G R E L O T était-il l'un des plus qualifiés pour le réaliser!
On chercherait en vain, sur le marché français au moins, une étude de
l'espérance juive à l'époque de Jésus qui à la fois se concentre sur la
question du médiateur de salut (le « Messie ») et présente au lecteur l'essentiel des textes pertinents. L'auteur s'explique lui-même dans son Introduction sur les raisons qui l'ont conduit à faire le choix de procéder
ainsi. Disons nettement et d'entrée de jeu que le premier mérite de son
ouvrage est de venir combler heureusement une regrettable lacune.
C'est depuis des décennies que P. Grelot cultive le champ où il a
récolté la moisson engrangée dans son livre . La tâche était ardue:
la littérature à mettre à contribution était abondante; des problèmes
de critique textuelle, de datation, d'attribution, d'interprétation, etc.,
se posaient constamment. On admire la maîtrise et l'aisance avec
lesquelles, dans un tel labyrinthe, l'auteur se fait notre guide. Et la
série «Jésus et Jésus-Christ» est heureuse de pouvoir ainsi offrir à
ses lecteurs, pour la réflexion théologique qui la définit, un instrument
de travail d'une pareille qualité.
]
1. Il avait d é j à d o n n é u n p r e m i e r a p e r ç u d e ses r e c h e r c h e s e n la m a t i è r e d a n s u n e
i m p o r t a n t e c o n t r i b u t i o n intitulée : « L e M e s s i e d a n s les A p o c r y p h e s d e l ' A n c i e n T e s t a m e n t », et p u b l i é e d a n s le v o l u m e collectif : La Venue du Messie, S o u r c e s B i b l i q u e s
VI, Bruges-Paris 1962, p . 19-50.
2. Il s'imposait qu'un tel instrument nous fût fourni. Il ne faut pas
l'oublier en effet : c'est par la manière dont Jésus s'est situé lui-même
et a été situé par d'autres à l'égard de Vespérance juive, qu'il est
apparu dans sa spécificité qui le caractérise parmi tous les prophètes
d'Israël ; c'est ainsi également que certains auditeurs ont estimé devoir
récuser sa prétention, la taxant de blasphème, cependant que d'autres
discernaient en lui «Celui qui devait venir».
Certes, comme l'auteur a le souci de le rappeler, ladite espérance
ne se réduisait pas à l'attente d'un médiateur de salut. Mais c'est un
fait que la naissance du christianisme est liée à la conviction que
Jésus représente d'abord l'exaucement de cette ligne précise de l'espérance juive. La concentration de la recherche sur ce point s'imposait
donc, sans omettre cependant d'examiner tout ce dont il est effectivement solidaire et même indissociable.
Le titre de l'ouvrage énonce bien sa perspective exacte. Non pas,
d'une manière générale, «l'espérance juive au temps du Nouveau
Testament»; non pas, d'une manière plus restrictive, «le médiateur
de salut chez les Juifs du temps de Jésus». Mais: Lespérance juive
à l'heure de Jésus. Ce qu'il s'agit de mettre à jour dans Vespérance
juive, c'est très précisément comment elle éclaire la signification reconnue à Jésus lorsqu'il est confessé comme Christ, c'est-à-dire comme
«le Messie». Mais inversement, c'est sur l'ensemble de l'attente qui
a précédé son apparition en Israël et pas seulement sur les courants
messianiques juifs, que l'identification de Jésus comme Christ jette
une nouvelle lumière. Quant à «l'heure de Jésus», ce n'est pas seulement le temps de l'existence terrestre de Jésus de Nazareth: c'est
aussi, en écho à la terminologie johannique, le moment où l'Église,
la Pâque ayant pleinement dévoilé à ses yeux le mystère de Jésus, en
vient à l'annoncer comme le Messie et Fils de Dieu.
3. La première difficulté à laquelle s'affrontait une telle enquête était la
suivante : la masse des écrits à traiter - ceux qui s'insèrent entre les derniers textes de l'Ancien Testament et la constitution du Nouveau - souffrait à la fois d'un excès et d'un défaut. Excès, non pas tant de documents
que de courants d'orientations, d'un côté. Et défaut, d'autre part, d'attestations directes ou de notions précises pour telle tranche de temps ou tel
milieu déterminés.
Qu'on se rassure cependant! L'enquête est menée de telle sorte
que l'auteur peut nous donner une garantie: «ses grandes lignes sont
assurées grâce à des textes essentiels qui donnent des points de repère
solides.» Et les rapprochements qu'il est possible d'effectuer entre
les différents témoins consultés et étudiés, donnent «une idée assez
précise du messianisme et de l'eschatologie qui avaient cours dans
les milieux (juifs) du I siècle (... et) montrent un fond commun à
Varrière-plan du Nouveau Testament ».
er
4. On se gardera d'anticiper ici sur les conclusions lumineuses et
détaillées formulées par l'auteur dans le bilan substantiel qui termine
son ouvrage. On voudrait seulement, d'un mot, signaler la question
capitale que soulèvent les résultats finalement obtenus.
C'est en confessant Jésus comme le Christ et donc en le présentant
comme l'exaucement de la ligne proprement messianique de l'espérance juive, que le christianisme s'est affirmé comme «accomplissement» et comme dépassement du Judaïsme, et qu'il est parvenu à
se faire reconnaître pour tel. Or cette donnée historique apparaît, pour
le moins, doublement problématique ! Pour une raison d'abord qui se
découvrira clairement à tout lecteur de cet ouvrage: si, à l'époque
de Jésus, «l'attente messianique est (à certaines nuances importantes
près) partout vive», «le messianisme proprement dit n'occupait
(pourtant) qu'un espace restreint dans l'eschatologie juive». Et ensuite, parce qu'il est de fait que Jésus lui-même a constamment fait
preuve de la plus expresse réserve à l'égard de toute désignation de
lui comme Messie, ce que l'on comprend bien lorsqu'une étude
comme celle-ci a révélé les conceptions que se faisaient de l'Oint de
Yahwé les cercles qui, au I siècle, lui faisaient effectivement place
dans leur espérance.
S'il en va ainsi, une question s'impose - à laquelle on peut donner
plusieurs formulations pour en mieux faire percevoir la portée - , dans
la ligne même des résultats les plus assurés de cet ouvrage: Sous
quelle pression les chrétiens de la première génération ont-ils précisé
leur attente du Règne de Dieu, commune à tous les Juifs et placée
au centre de l'Évangile par Jésus lui-même, en mettant l'accent sur
un messianisme radicalement transformé ? Pour quelle raison en sontils venus à synthétiser leur espérance dans un titre qui, accolé au nom
er
de Jésus de Nazareth, a fini par y être systématiquement associé, sous
la forme : Jésus Christ ?
Pourquoi la première prédication chrétienne n'a-t-elle cru pouvoir
garder sa fidélité à Jésus qu'en le désignant d'une manière qui avait
suscité, sinon son refus, du moins ses réserves (Christ = Messie)?
Comment, au-delà de cette désignation privilégiée de Jésus pour
décrire sa fonction médiatrice et désigner son être même, a-t-elle opéré
la synthèse de divers titres empruntés à plusieurs lignes de pensée
qui, dans le Judaïsme même, ne semblaient pas jusque-là convergentes :
Jésus Seigneur, (Jésus Messie), Jésus Prophète, Jésus Serviteur de
Dieu, Jésus Fils de l'Homme, Jésus Fils de Dieu... en attendant Jésus
Parole - Verbe de Dieu ?
De quelle manière la première Église chrétienne est-elle parvenue
à se faire reconnaître par une minorité active de Juifs et, à plus forte
raison, par des hommes d'origine païenne, comme l'héritière authentique d'une espérance que pourtant elle «déplaçait», et comme le lieu
effectif de son exaucement?
Affronter ces problèmes auxquels, on le verra, la présente enquête
donne une acuité sans égale, représente évidemment l'une des tâches
essentielles de la recherche christologique à poursuivre dans la ligne
ici inaugurée. Les dernières pages de l'ouvrage le montrent avec une
netteté convaincante .
2
3
5. Ce n'est pas en se contentant de faire allusion et renvoi aux textes
quelle exploite, mais en les présentant, que cette enquête produit ses
résultats.
L'auteur, on a plaisir à le souligner, a travaillé de première main,
traduisant ses documents (originaux et versions), suivant les cas, de
2. P o u r le r e t e n t i s s e m e n t d ' u n tel q u e s t i o n n e m e n t sur u n e p r o b l é m a t i q u e c h r i s t o l o g i q u e d ' e n s e m b l e , o n se p e r m e t d e r e n v o y e r à la p r é s e n t a t i o n faite d e la série « J é s u s
et J é s u s - C h r i s t » , e n P o s t - s c r i p t u m à l ' o u v r a g e d e J . M . L o c h m a n , Christ
ou
Promé-
thée ?, s p é c i a l e m e n t a u x p o i n t s 3 et 6.
3 . D e u x o u v r a g e s a u m o i n s d e la m ê m e série « J é s u s et J é s u s - C h r i s t » , q u i se situent
r e s p e c t i v e m e n t e n a m o n t et e n a v a l d e la p r é s e n t e e n q u ê t e , c o n t r i b u e n t p o u r l e u r p a r t
à d o c u m e n t e r e n c o r e le d o s s i e r ici o u v e r t : l ' u n d e H . C a z e l l e s , Le Messie
de la
Bible,
é t u d i e les o r i g i n e s et le d é p l o i e m e n t d e l ' e s p é r a n c e m e s s i a n i q u e d a n s l ' A n c i e n T e s t a m e n t ; l ' a u t r e , d e C h . P e r r o t , Jésus
et l'histoire,
se d o n n e p o u r objectif d ' é t u d i e r c e
q u ' o n t p u être le c o m p o r t e m e n t et les p r i s e s d e p o s i t i o n d e J é s u s l u i - m ê m e à l ' é g a r d
d e la foi et d e s e s p é r a n c e s d e s o n p e u p l e .
l'hébreu, de l'araméen, du syriaque, de l'éthiopien, du grec... ou du
latin ! Ainsi le professeur à l'École des Langues Orientales Anciennes
est-il venu, en l'occurrence, prêter main forte au spécialiste des origines chrétiennes qui a ici la parole.
L'exigence scientifique sera satisfaite, surtout dans les notes : on y
trouvera les justifications des positions adoptées ainsi qu'un appui
bibliographique largement suffisant. Mais on voudrait insister aussi
sur l'intérêt qu'il y a à voir mettre à la portée d'un large public les
éléments d'un véritable dossier: n'a-t-on pas trop dit à trop de gens
qu'ils avaient droit à la parole - sans véritablement mettre à leur
disposition les moyens de la prendre? Dans le domaine qu'il convie
à examiner, cet ouvrage fournira du moins à qui le voudra la possibilité
de se faire par lui-même une idée précise : sur pièces !
Cela dit, le fait qu'avant de présenter les textes qu'il retient, l'auteur
prenne la peine de les situer avec précision dans leur contexte historicopolitique et socio-culturel, donne à son travail une portée sur laquelle
il convient, pour clore, d'attirer aussi l'attention. L'intérêt d'une telle
façon de procéder n'est pas seulement d'ordre informatif ou scientifique : il est, proprement, de l'ordre de la foi et de la théologie. Ainsi
s'inscrit en effet dans la méthode et l'exposé eux-mêmes un considérant de toute première importance : ce n'est qu'en tant que situés dans
l'effectivité de l'histoire qui les a produits, que ces textes ont parlé
d'espérance. Il faut retenir la leçon: ce n'est qu'à la condition de les
lire, nous aussi, à partir de et dans notre propre histoire que, de
l'espérance toujours à exaucer, ces mêmes textes peuvent encore nous
parler. Dans la lecture croyante que, si magistralement introduits à
leurs arcanes, il ne tient qu'à nous maintenant d'en produire. Pour
notre propre «Aujourd'hui» de chercheurs de Dieu, toujours en mal
d'espérance.
J. D O R É
Paris, le 2 juin 1978
Pour la deuxième
édition
1. La première édition de ce livre a été rapidement épuisée, et entretemps de nouvelles études ont paru, en plusieurs langues, sur les textes
qu'elle citait.
Plus ou moins étendus, de nouveaux fragments de textes de Qumrân
ont été publiés. Notamment par l'attestation explicite du thème de la
résurrection des justes, ils ont conduit à modifier sensiblement la
conception que l'on se faisait de l'espérance dans la Communauté
essénienne. Parallèlement, exégètes et historiens ont manifesté un intérêt accru pour les Pseudépigraphes juifs et pour les Targoums.
2. La deuxième édition de ce livre bénéficie heureusement de tous
ces travaux. En particulier, au lieu de citer et de commenter cent un
textes, elle en traduit et en présente maintenant cent trente-sept.
Elle donne ainsi aux lecteurs une idée des découvertes faites, et
elle les met au courant des progrès accomplis dans l'étude du Judaïsme
ancien. Ce faisant, elle fournit des éléments précieux pour un discernement devenu d'autant plus nécessaire que, concernant Jésus et les
origines de la foi chrétienne, se sont multipliés, comme l'on sait, les
ouvrages de vulgarisation qui accumulent les approximations tantôt
pour nourrir une polémique anti-chrétienne renouvelée, tantôt pour
mettre en avant un fondamentalisme qui n'a rien de chrétien.
On sait d'autre part que les relations entre le Judaïsme et la foi
chrétienne se sont bien éclaircies et améliorées durant ces dernières
années. Raison de plus pour souhaiter que cette édition nouvelle, revue
et augmentée, d'un ouvrage que son premier succès a déjà largement
recommandé, contribue aussi, pour sa part, à l'entretien et à l'avancée
d'un dialogue qu'appelle de soi la reconnaissance de Jésus le Juif
comme Messie des hommes et Christ de Dieu.
Joseph D O R É
Paris, le 26 septembre 1994
Liste des abréviations
utilisées
Les sigles employés pour les livres de la Bible sont ceux de la Bible de
Jérusalem, identiques à ceux de la Traduction œcuménique sauf pour Isaïe
(BJ) = Esaïe (TOB).
Pour les Apocryphes (ou Pseudépigraphes) de PA.T., on trouvera:
1 Hen = 1 Hénoch (éthiopien, grec et original araméen) ; PsSal = Psaumes
de Salomon; 2 Ba = 2 Baruch (syriaque); 4 Esd = 4 livre d'Esdras; LAB,
Livre des Antiquités Bibliques (ou Pseudo-Philon).
Les textes de Qumrân, distingués par les grottes dont ils proviennent (1 Q,
2 Q, etc.), sont désignés par des sigles dont on trouvera la liste dans le
chapitre II, note 1 (p. 106). Le sigle particulier du «Document de Damas»
est CDC (abréviation anglaise).
Le sigle Tg indique les Targoums. L'explication des sigles particuliers
(TP, TJ, TJ \ TJ , N, Ngl, PsJon) est donnée dans le chapitre IX. Les
ouvrages rabbiniques sont indiqués en toutes lettres, sauf pour jT (Talmud
de Jérusalem) et bT (Talmud de Babylone).
Pour respecter l'usage juif, le nom divin YHWH n'est jamais vocalisé
(lire en français: Yahwé). Le sigle LXX désigne la version grecque des
Septante. Dans les noms propres juifs, Yohanan b. Zakkaï se lit : Yohanan
ben (= fils de) Zakkaï. La transcription française des noms hébraïques est
le plus souvent approximative et assez conventionnelle, car aucune règle
n'est vraiment fixée. Le 'aleph est parfois indiqué (Tannâ'îm), le 'aïn l'est
rarement, le heth est le plus souvent rendu par un h non pointé, le çadé est
indiqué par le ç dans le cours d'un mot et par le S non pointé en tête d'un
mot. Il a fallu tenir compte des nécessités typographiques.
e
2
Les abréviations utilisées pour les revues et les collections se réduisent
aux suivantes:
ANRW
ATD
CAT
CBQ
DJD
EB
ICC
JSHRZ
KAT
LD
NTS
RB
SB
SC
DBS
VT
Aufstieg mit Niedergang der rômischen Welt, Berlin
Das Alte Testament Deutsch, Gôttingen
Commentaire de l'Ancien Testament, Neuchâtel-Paris
Catholic Biblical Quaterly, Washington
Discoveries in the Judaean Désert, Oxford
Études Bibliques, Paris
International Critical Commentary, Edimbourg
Judische Schriften aus hellenistisch-rômischer Zeit
Kommentar zum Alten Testament, Gutersloh
Lectio Divina, Paris
New Testament Studies, Cambridge
Revue Biblique, Paris
Sources bibliques, Paris
Sources chrétiennes, Paris
Supplément du Dictionnaire de la Bible, Paris
Vêtus Testamentum, Leyde
Pour les textes rabbiniques, on a les abréviations suivantes :
bT
jT
Talmud de Babylone (suivi du titre du traité, avec la pagination des
éditions classiques)
Talmud de Jérusalem (ou Yeroushalmi), avec la munérotation du
traité
Pour les Targoums:
TO
TJ
Targoum d'Onqelos
Targoum Yeroushalmi
TJ = TJ du Pseudo-Jonathan
TJ = TJ fragmentaire
N = Manuscrit Neofiti I du TJ
Targoum (pour celui des Prophètes et des Psaumes)
1
2
Tg
Introduction
1. Objet de la présente
enquête
Il est impossible de comprendre la physionomie historique de Jésus
de Nazareth sans examiner d'abord le fond sur lequel elle se détache :
celui de l'espérance juive. Façonné dans toute sa personnalité par le
milieu au sein duquel il était né, Jésus l'a d'abord prise en charge
pour la transformer de l'intérieur, non en la contredisant, mais en
poussant à la limite certaines de ses virtualités latentes. Ensuite, il est
devenu lui-même le centre d'une nouvelle forme d'espérance, qui
relayait l'espérance juive en proclamant son «accomplissement».
L'étude directe de ces deux faits capitaux doit être entreprise pour
elle-même, sur la base de la lecture critique du Nouveau Testament.
Mais pour réaliser l'opération, il faut avoir présent à l'esprit le cadre
culturel et religieux dans lequel Jésus a vécu et où l'espérance chrétienne s'est d'abord affirmée. En effet, à ces deux niveaux de l'histoire,
le langage même de l'espérance a été emprunté au Judaïsme, en totalité
dans le cas de Jésus et pour les neuf dixièmes dans le christianisme
primitif.
Encore faut-il faire un tri parmi les thèmes de l'espérance juive,
car tous n'ont pas été repris au même titre dans le Nouveau Testament.
En gros, on peut y discerner deux pôles : les uns tournent autour du
Règne de Dieu et des biens qu'il apporte aux hommes en réalisant
leur salut ; les autres touchent au problème posé par la réalisation de
ce salut, et, plus précisément, par celui qui en sera le médiateur. Au
niveau de l'Église primitive, un texte des Actes des apôtres peut servir
à fixer les idées. Il est dit de Philippe, un des Sept qui furent mis à
la tête des chrétiens «hellénistes», qu'il annonçait «l'Évangile du
Royaume de Dieu et du nom de Jésus Christ» (Ac 8, 12). L'Évangile
suppose donc que le Règne de Dieu est déjà advenu, inauguré par
Jésus comme un événement historique; mais du même coup, Jésus
en est présenté comme le médiateur en tant que Christ, c'est-à-dire
Messie d'Israël.
Il faut toutefois ajouter une précision qui figure dans le discours
de Pierre au jour de la Pentecôte. Après avoir évoqué la mise à mort
de Jésus et attesté que «Dieu l'a ressuscité» (Ac 2, 23-24), Pierre
clôt son discours en proclamant que, par cette résurrection, «Dieu l'a
fait Seigneur et Christ, ce Jésus que vous aviez crucifié» (2,36). La
résurrection des morts était liée au Règne de Dieu dans l'espérance
juive. Or l'annonce de l'Évangile à l'époque apostolique l'intègre à
la présentation de Jésus comme Messie d'Israël. Si l'on se réfère au
niveau de Jésus, la Bonne Nouvelle du salut promis dans les Écritures
est centrée sur un seul objet : « Le temps est accompli et le Royaume
de Dieu s'est approché: repentez-vous et croyez à l'Évangile» (Me
1,15). On voit d'emblée que, d'un niveau à l'autre, le problème s'est
déplacé, ou plutôt, une précision capitale est intervenue : celle du rôle
de Jésus dans l'accomplissement des promesses prophétiques. C'est
donc la question du médiateur de salut qu'il faut examiner ici, en
prenant pour point de départ les titres essentiels que le Judaïsme du
temps lui attribuait. On est transporté du même coup au cœur de la
théologie du Nouveau Testament, puisque celui-ci a emprunté pour
la plus large part au Judaïsme les titres par lesquels il a défini la
fonction médiatrice de Jésus.
Le titre central autour duquel s'est opérée la synthèse finale est, à ce
point de vue, celui de Christ, traduction littérale du mot hébreu ou araméen « Messie », que le I V évangile se contente parfois de transcrire en
grec sous la forme Messias (Jn 1,42 ; 4,25). Le sens de ce terme, « Oint »,
renvoie avant tout à V onction royale du descendant de David attendu
par les Juifs, bien qu'il puisse avoir aussi une connotation prophétique
(cf. Le 4,18, citant Is 61,1). Plusieurs autres titres gravitent dans son
orbite. Si Dieu, en ressuscitant Jésus, « l ' a fait Seigneur et Christ» (Ac
2,36), c'est que le titre de Seigneur est un titre royal. On ne peut oublier
à ce propos la discussion qui, d'après les évangiles synoptiques, mit
e
Jésus aux prises avec les scribes juifs. On lit dans le Psaume 110,1 : « Le
Seigneur (= Dieu) a dit à mon Seigneur : Siège à ma droite. » La question
se pose donc : « Si David lui-même l'appelle Seigneur, comment peutil être son fils ? » (Me 12,35-37 et par.). Même le titre de Fils de Dieu,
accolé à celui de Messie pour fournir le titre de l'évangile selon S. Marc
(Me 1,1), central dans toute annonce évangélique (par exemple, Ac 8,37
et 9,20), n'est pas sans relation avec les Écritures qui se rapportent au
Messie fils de David. Comme disent encore les Actes des Apôtres, si
Dieu a accompli ses promesses en Jésus, c'est qu'en le ressuscitant il a
réalisé ce que disait le Psaume : « Le Seigneur m'a dit : Tu es mon Fils ;
moi-même aujourd'hui je t'ai engendré » (Ac 13,32-33, citant le Ps 2,7).
Cela n'empêche aucunement que Jésus ait pu avoir lui-même une
« conscience filiale » qui traduisait son mode original de relation à Dieu.
Mais l'application que les Actes lui font du Psaume 2,7 montre qu'en
qualité de Fils, il a rempli pour Israël la fonction de Messie royal. Il
importe donc de savoir quelle idée les Juifs de son temps se faisaient de
cette fonction, car l'emploi chrétien du titre de Fils n'a pas exactement
la même résonance que celle qu'on pressent dans les textes bibliques ou
juifs.
A côté du messianisme royal, il faut aussi tenir compte des autres
représentations de la fonction médiatrice qui, sur la base des Écritures,
flottaient dans les esprits au temps de Jésus. Il est vrai que certains
textes sont extrêmement discrets sur ce point. De même que dans plus
d'un livre biblique, on y trouve des tableaux «eschatologiques», c'està-dire relatifs au terme du dessein de Dieu, où aucune figure de
médiateur ne prend place. L'habitude s'est prise de parler à ce propos
d'un «messianisme sans Messie»; mais l'expression est contradictoire
dans les termes. Il faut constater simplement que le messianisme
proprement dit n'occupait qu'un espace restreint dans l'eschatologie
juive. Il est donc important de voir comment, dans l'ensemble des
textes, se présentait le tableau du salut: qu'en attendait-on? Quels
étaient les traits généraux de l'espérance individuelle et collective?
On trouve en effet des textes où l'espérance s'attache à des figures
médiatrices assez différentes du messianisme royal.
Dans un courant d'appartenance lévitique, on voit ainsi s'ébaucher
l'image d'un Messie sacerdotal, représenté sur le modèle du grandprêtre consacré par l'onction : ne serait-ce pas à cette image que l'épître
aux Hébreux opposerait le «sacerdoce royal» de Jésus, non point
fondé sur son appartenance à la descendance aaronide (cf. He 8,4),
mais sur sa filiation divine (He 5,5, citant le Ps 2,7)? La figure du
Prophète eschatologique est plus évanescente : dans les textes où elle
apparaît, elle est d'ailleurs toujours subordonnée à celle(s) du (ou des)
Messie(s). Quant à l'expression Fils de VHomme, si importante dans
les quatre évangiles (et dans Ac 7,56; Ap 1,13-16; 14,14), elle pose
des problèmes beaucoup plus difficiles. Depuis le texte de Dn 7,1314, où le «Fils d'homme» paraît pour la première fois, était-ce dans
le Judaïsme un titre fonctionnel, messianique ou non? Faut-il y voir
un médiateur de salut transcendant, auquel Jésus aurait pu s'identifier
intentionnellement ? Existe-t-il des textes antérieurs à lui ou aux apôtres qui auraient spéculé sur cette représentation typiquement apocalyptique? Tous ces points exigent des enquêtes précises.
2. Nécessité dune
enquête
historique
Le lecteur ingénu du Nouveau Testament peut être tenté de réduire
l'objet de ces enquêtes à quelques questions simples : Quelle idée les
Juifs avaient-ils alors du Messie : Messie purement humain ou Messie
transcendant? Quelle idée auraient-ils dû s'en faire, s'ils avaient correctement compris les textes de l'Ecriture? Jésus a-t-il réalisé dans
sa vie, sa mort et sa résurrection ce que ces textes disaient du Messie ?
Et s'il est vrai qu'il l'a fait, comme l'assure le Nouveau Testament,
l'incrédulité de ses contemporains ne montre-t-elle pas qu'ils avaient
indûment rabaissé l'attente messianique, en raison de leurs préoccupations politiques ou de leurs préjugés légalistes? L'échec humain de
Jésus, compensé par le succès de la foi dont il devint ensuite l'objet,
n'a-t-il pas eu pour cause l'effort qu'il fit pour ramener à sa pureté
la compréhension des Ecritures prophétiques ?
Cet enchaînement de réflexions simplifie considérablement le problème, car il finit par voiler ce que la personnalité de Jésus pouvait
avoir de nouveau et de déroutant pour ses contemporains, même les
plus attentifs aux résonances spirituelles des Écritures. Fixé depuis
longtemps dans le cadre de la controverse entre Juifs et chrétiens, il
a pu avoir une réelle validité, tant que cette controverse se déroula
sur un terrain culturel commun où les deux parties abordaient de la
même façon les textes scripturaires pour en élucider le sens. C'était
le cas au I I siècle, lorsque Justin, dans son Dialogue avec Tryphon,
e
mettait en forme littéraire, entre 150 et 165, des discussions qui avaient
pu l'opposer à un docteur juif, vers 135, à Éphèse ou à Rome; ou
encore lorsque Méliton de Sardes, entre 160 et 165, interpellait dramatiquement Israël à la fin de son Homélie pascale en transposant d'une
façon figurative ses expériences nationales. Ensuite, le transfert des
mêmes argumentations dans le domaine culturel grec et latin tendit à
durcir la « preuve par l'accomplissement des Écritures » en constatation
des «prédictions réalisées», tout en modifiant notablement la façon
d'en interpréter les textes. Or, plus le temps coula, et plus ce durcissement tendit à s'accroître. Il rendit l'apologétique de plus en plus
inadéquate, surtout lorsque la critique historique souleva de nouveaux
problèmes au sujet du Judaïsme ancien, de Jésus et des origines chrétiennes.
Ce n'est pas ici le lieu pour examiner ces problèmes eux-mêmes;
mais il importe avant tout de fournir des matériaux solides pour les
poser correctement. En effet, la réflexion dogmatique elle-même ne
peut échapper, en christologie, à certaines questions cruciales où la
relation de Jésus au Judaïsme est profondément engagée : Jésus avaitil une «conscience messianique» et s'est-il proclamé Messie d'Israël?
ou bien cette interprétation de sa personne et de ses actes est-elle
attribuable à des disciples qui l'auraient élaborée après sa mort?
L'expression «Fils de l'Homme» a-t-elle dans sa bouche un sens
banal, ou bien l'a-t-il employée comme un titre, et si oui, en quel
sens ? ou bien s'agit-il encore d'une présentation de style apocalyptique
qui fut projetée sur lui après coup dans le christianisme primitif? La
tradition juive connaissait-elle le thème d'un Messie souffrant? et si
non, comment interprétait-elle les textes sur lesquels l'Église primitive
s'est fondée pour donner un sens à la mort de Jésus? Plus encore,
Jésus s'est-il cru, et s'est-il dit, Fils de Dieu en un sens transcendant?
ou bien cette appellation lui a-t-elle été donnée pour traduire la haute
conception que les premiers croyants se sont faite de lui au contact
du paganisme hellénistique?...
Toutes ces questions ne peuvent être éludées comme manquant de
pertinence. Bien plus, c'est le dogme même de l'incarnation qui oblige
à les examiner de près. En effet, il pose en principe que Jésus eut
une insertion réelle dans l'histoire de son temps, de son milieu natal,
de sa culture, de la foi juive. Pour pouvoir confesser la foi en Jésus
Messie et Fils de Dieu, au sens où l'entendit la tradition apostolique
attestée dans le Nouveau Testament, le théologien chrétien doit donc
préciser la façon dont, historiquement, cette foi trouva un langage
adéquat: le «langage référentiel» qui sert de régulation ultime pour
toute élaboration théologique sérieuse. Ainsi la théologie elle-même
invite à prendre en compte les enquêtes menées à l'aide de la méthode
historique, pour éclairer les textes sur lesquels elle entend se fonder.
Sans cet appui critique, elle serait installée en porte-à-faux en face
de son objet et en face des textes qui le lui font connaître.
3. Les difficultés de l'enquête
L'étude de l'espérance juive à l'époque du Nouveau Testament
prend exactement place dans ce cadre. Mais au moment de l'entreprendre, il faut évaluer exactement les obstacles à franchir. Si l'on parle
de l'espérance qui animait le Judaïsme, on est porté à demander
aussitôt : Quel Judaïsme ? En effet, avant que le courant pharisien de
tradition hillélite ne prît en charge l'institution juive pour en assurer
la survie après la ruine du Temple (70 de notre ère), existait-il un
Judaïsme qu'on pourrait qualifier d'«orthodoxe» et qui aurait eu, en
matière d'eschatologie et de messianisme, des croyances uniformes
et fixées ? La pluralité des partis religieux ne se manifestait-elle pas
justement sur ce point précis, par une efflorescence de conceptions
diversifiées où s'entrecroisaient des tendances contradictoires? Les
représentations traditionnelles du Messie royal, du Messie sacerdotal,
du Prophète eschatologique, du Fils d'Homme annoncé par le livre
de Daniel, la croyance en une survie et à la récompense des individus
après la mort en fonction de leurs actes, l'attente d'une résurrection
des justes ou de tous les hommes, avaient-elles le même crédit dans
tous les esprits? Le Judaïsme de la Diaspora était-il traversé par les
mêmes courants de pensée - et les mêmes accès de fièvre - que le
Judaïsme palestinien? Faut-il taxer d'hétérodoxe ou de sectaire tout
ce qui ne se ramènerait pas aux croyances admises après 70 dans les
milieux rabbiniques ? Quels textes permettent de construire le tableau
exact de ce milieu fluctuant, que la catastrophe nationale de 70 tendit
à réduire à une seule de ses composantes?
L'historien doit reconnaître ici la difficulté de sa tâche. Il est vrai
que des découvertes récentes lui ont apporté des documents nouveaux
dont l'étude a renouvelé son approche des documents anciens. Par
exemple, les textes de Qumrân ont versé dans ses dossiers des textes
qui lui donnent une connaissance directe de l'Essénisme, bien plus
précise que les notices de seconde main venues de Flavius Josèphe,
de Pline l'Ancien, de Philon (pour le courant apparenté des Thérapeutes) ou d'Hippolyte. Il doit donc en user sagement, sans céder à une
« fièvre qumrânienne » qui lui masquerait les autres aspects du Judaïsme et lui ferait regarder trop vite le christianisme comme «un Essénisme qui a réussi» (Renan). Mais comment faire pour parler avec
pertinence du Pharisaïsme contemporain de Jésus, alors que, mis à
part un recueil pseudépigraphique (les Psaumes de Salomon), la documentation utilisable provient d'ouvrages plus tardifs (comme les Apocalypses d'Esdras et de Baruch) ou des recueils de traditions
rabbiniques datant, au mieux, de la fin du I I siècle? Sans doute les
recueils en question contiennent-ils des sentences attribuées à des
docteurs anciens, qui ont toutes chances d'être substantiellement authentiques. Malheureusement, sur le point précis du messianisme, il
n'en existe aucune qui soit attribuée à un docteur contemporain de
Jésus et des apôtres et qui énonce une vue positive sur le Messie ou
sur le Fils de l'Homme. Peut-être faut-il admettre que les traducteurs
de la Bible grecque, au I I I ou au I I siècle avant notre ère, interprétaient
déjà dans une perspective messianique les textes royaux, notamment
les Psaumes, qui n'avaient plus guère de sens autrement depuis que
la dynastie de David était entrée dans l'ombre. Mais comment le
prouver, à moins que les textes n'en présentent des indices certains?
Sera-t-on plus heureux en faisant appel aux Targoums, nés en marge
de la lecture synagogale des Ecritures? De fait, la découverte (1956)
du Codex Neofiti 1 de la Bibliothèque vaticane, qui contient sous une
forme complète le Targoum palestinien du Pentateuque, a introduit
un élément nouveau dans l'étude de ce secteur et provoqué un regain
d'intérêt pour les traditions qu'il conserve: on a vu se multiplier
depuis lors les études sur les rapports entre les Targoums et le Nouveau
Testament. Mais comment faire pour apprécier exactement la date des
traditions targoumiques, l'époque de leur fixation littéraire, le temps
où elles furent recueillies d'une façon continue? Quelle est la situation
relative de ce Targoum du Pentateuque et des autres, qui portent sur
le Pentateuque (Targoum d'Onqelos, devenu officiel à l'époque talmudique), sur les Prophètes (Targoum de Jonathan), sur les autres écrits
(sauf Daniel, Esdras et Néhémie)? Plusieurs sont sûrement tardifs,
e
e
e
mais certains de leurs matériaux peuvent être anciens. On en est encore
au stade des discussions critiques.
Que dire, si l'on passe aux Pseudépigraphes juifs écrits en marge
de l'Ancien Testament, hormis ceux que les manuscrits de Qumrân
font désormais connaître de façon directe? Comme leur traduction
grecque, conservée par des mains chrétiennes et parfois dans des
versions secondaires, a pu être éventuellement retouchée en cours de
route, et comme des auteurs chrétiens ont pu compléter aussi les
productions juives en mettant des compositions de leur crû sous les
mêmes noms prestigieux (Hénoch, Isaïe, Esdras, Élie, les Patriarches...
ou les Sibylles), il faut être prudent avant d'attribuer à des Juifs
certaines conceptions théologiques qui figurent dans leurs textes actuels, transmis par des mains chrétiennes, car elles pourraient provenir
de rédacteurs ou de glossateurs qui connaissaient le Nouveau Testament: plus encore que leur espérance eschatologique individuelle ou
collective, leur messianisme, théoriquement juif, serait alors un démarquage de la christologie. Sans compter que le Judaïsme de langue
grecque ne doit pas être oublié, puisque c'est d'abord dans sa Diaspora
que les églises chrétiennes sont nées.
Telle est la situation de départ pour l'enquête entreprise ici. On
peut dire néanmoins que ses grandes lignes sont assurées, grâce à des
textes essentiels qui donnent des points de repère sérieux. En outre,
le Nouveau Testament lui-même peut être interrogé comme un témoin
latéral des croyances populaires qui avaient cours en milieu juif ou
des discussions entre docteurs sur les textes de l'Écriture, quand il y
fait directement allusion. Enfin Flavius Josèphe fournit une documentation importante sur les partis religieux au I siècle: si son point de
vue personnel le rend suspect de partialité, il reste le témoin essentiel
qui fait connaître le cadre historique dans lequel Jésus puis l'Église
primitive ont vécu. Mais de quelle manière dépeint-il ce qui fait l'objet
de l'enquête présente: l'espérance juive? Pouvait-il parler librement
du messianisme en songeant à ses lecteurs romains, après une guerre
où l'agitation juive avait plus ou moins dépendu de ce thème? La
façon dont il décrit l'espérance de la vie éternelle chez les Esséniens
ne la rapproche-t-elle pas intentionnellement des conceptions grécoromaines, en vue d'une certaine captatio
benevolentiael
Il subsistera toujours une part d'hypothèse impossible à réduire,
aussi bien pour placer certains textes juifs dans un temps et un milieu
e r
précis, que pour les relier entre eux lorsqu'aucun texte intermédiaire
ne fournit une documentation directe. C'est justement le cas pour le
milieu pharisien au temps de Jésus.
4. Dessein et méthode de V enquête
Précisons maintenant en quelques mots la méthode adoptée ici.
L'exposé synthétique des croyances juives au temps de Jésus, soit
dans une perspective générale, soit sur le point particulier de l'eschatologie et du messianisme, a été fait plus d'une fois ; mais il est généralement dissocié des textes qui le fondent. Ces textes existent bien ; mais
il faut aller les chercher dans des éditions critiques ou des recueils
savants qui ne sont pas à la portée de tout le monde. En outre, de
tels ouvrages reproduisent généralement les livres juifs de façon intégrale en les annotant; mais ils ne sélectionnent pas les textes relatifs
à tel ou tel secteur théologique. Sans compter que la plupart d'entre
eux doivent être cherchés dans des traductions allemandes ou anglaises,
la langue française étant assez mal fournie dans ce domaine. Pour
répondre au but poursuivi ici, il a paru nécessaire de joindre dans le
même ouvrage l'exposé synthétique des idées et la sélection des textes,
en respectant le déroulement de l'histoire dont il faut évoquer au
moins les grandes lignes. Les paragraphes consacrés à l'histoire et
aux croyances n'ont qu'une valeur d'introduction, car ce sont les
textes qui doivent parler eux-mêmes. Mais ils parleraient peu s'ils
n'étaient pas placés en bonne situation pour le faire.
Parmi ceux qui seront cités ici, un grand nombre n'étaient pas
traduits en français au moment où fut préparée la première édition
du présent ouvrage, et quelques-uns n'avaient que des traductions trop
mal assurées pour qu'on puisse faire fond sur elle. La situation actuelle
est heureusement meilleure. Mais les problèmes relatifs à un grand
nombre de ces textes ont été profondément renouvelés par des découvertes récentes. C'est le cas, par exemple, pour le livre des Jubilés,
le Livre d'Hénoch, les Testaments des XII Patriarches, les Oracles
sibyllins. Un grand recueil français a paru en 1987 dans la «Bibliothèque de la Pléiade». Nous ne pouvons pas l'ignorer. Néanmoins, dès
la première édition de notre ouvrage, une option radicale avait été
prise : tous les textes ont été traduits de première main, sur les originaux ou leurs versions anciennes, en tenant compte des indications
critiques qui s'imposent en pareil cas. Il va de soi que nous avons
tiré, sur ce point, le plus grand bénéfice des traductions et des travaux
existants (en français, anglais, allemand, danois, italien, etc.). Mais
nous avons pris le parti de ne nous attacher aveuglément à aucun
d'eux. Malheureusement, le genre de l'ouvrage ne nous a pas permis
de justifier longuement nos options par des discussions de détail qui
auraient été trop longues et parfois fastidieuses.
L'organisation de la matière occasionnait aussi une difficulté redoutable. Jésus étant au centre de l'enquête, l'absence de textes juifs
exactement contemporains de sa vie constituait un obstacle réel. Mais
c'est précisément elle qui nous a fourni un cadre de classement pour
les textes utilisables : le problème n'est-il pas d'observer les continuités
et les modifications dans les formes de l'espérance juive, du temps
qui précéda Jésus à celui qui le suivit?
- Une première partie examinera les livres et courants de pensée antérieurs au temps de Jésus et des apôtres. Après avoir pris acte de l'héritage
du passé en matière d'espérance, on verra donc comment celle-ci s'est
renouvelée durant la crise maccabéenne, en attendant que les courants
piétistes se divisent en partis religieux différenciés (ch. 1). On examinera
alors les formes de l'espérance dans le courant essénien (ch. 2), le courant pharisien (ch. 3) et la Diaspora grecque (ch. 4).
- Une deuxième partie tentera de cerner les croyances juives au
temps de Jésus et des apôtres en utilisant trois sources de renseignements. Quelques textes contemporains sont des témoins directs de
l'espérance à cette époque (ch. 5). D'autre part, les croyances populaires peuvent être saisies à partir du témoignage indirect de Flavius
Josèphe et du Nouveau Testament lui-même (ch. 6). Enfin le problème
posé par les Paraboles d'Hénoch mérite une présentation spéciale,
même si l'on renonce finalement à en placer la composition avant la
mission de Jésus et la composition du Nouveau Testament (ch. 6).
- La troisième partie reprendra l'étude du sujet après 70, d'abord
dans les œuvres apocalyptiques (ch. 7), puis dans la lecture synagogale
de l'Écriture attestée par les Targoums (ch. 8), enfin dans la tradition
rabbinique (ch. 9). Tous ces textes peuvent conserver des traditions
anciennes, bien qu'elles aient sûrement évolué avec le temps et qu'il
ne faille pas les y chercher d'une façon littérale.
- Il sera alors temps de revenir vers Jésus, pour voir sur quel
arrière-plan se détachent sa prédication, ses attitudes, sa compréhen-
sion de lui-même, le drame qui a occasionné sa mort, et finalement
la foi qui s'est attachée à lui en le reconnaissant comme Messie et
Fils de Dieu.
La deuxième édition de l'ouvrage a bénéficié des travaux parus
entre-temps. De nouveaux textes ont été ajoutés à l'ancienne liste, et
les travaux parus sur les textes de Qumrân ont sensiblement modifié
l'appréciation des croyances attribuées au courant essénien. C'est tout
bénéfice pour la connaissance du milieu dans lequel Jésus a vécu et
où l'Église chrétienne a pris son départ dans l'histoire.
25 décembre 1993
Table des
matières
Présentation
Sommaire
Liste des abréviations utilisées
Introduction
5
13
15
17
PREMIÈRE PARTIE
Le Judaïsme avant Jésus-Christ
1. L'espérance dans le Judaïsme en crise
31
I.
L'héritage de la tradition et le courant moderniste ..
32
IL
L'espérance juive dans le livre de Daniel
36
1. L a p i e r r e d é t a c h é e d e la m o n t a g n e et la v e n u e d u
de Dieu
III.
IV.
Règne
37
2. L ' i m a g e d u Fils d ' H o m m e
39
3. Les soixante-dix septénaires d'années
40
4 . L ' e s p é r a n c e finale
42
L'espérance dans les Apocalypses d'Hénoch
44
1. L e L i v r e d e s s o n g e s
45
2. L ' A p o c a l y p s e d e s s e m a i n e s
48
Le fractionnement des partis juifs
1. L a m o n t é e d e s A s m o n é e n s
2. L ' o p p o s i t i o n a u x A s m o n é e n s
50
51
53
2. L'espérance chez les Esséniens
62
I.
Les Esséniens et la Communauté de Qumrân
62
IL
La Règle de la Communauté et ses annexes
64
A. Une eschatologie terrestre
64
1. R è g l e d e la c o m m u n a u t é
64
2 . R è g l e d e la C o n g r é g a t i o n
65
3. Recueil des Bénédictions
66
B. Ouverture vers un «au-delà»
III.
IV.
V.
68
2. H y m n e finale d e la R è g l e
69
Le Rouleau des Hymnes
VIL
70
1. F i n d u m o n d e et salut d e s j u s t e s
70
2 . L a p e r s p e c t i v e d u salut
71
3. U n e espérance de résurrection
72
Deux apocryphes esséniens
73
1. L e livre d e s J u b i l é s
73
2 . L a lettre d ' H é n o c h
75
Le Document de Damas
1. L a V i s i t e d i v i n e
2. R è g l e s p o u r l ' o r g a n i s a t i o n d e la C o m m u n a u t é
VI.
67
1. I n s t r u c t i o n sur les d e u x esprits
Les commentaires de textes bibliques
78
79
81
82
1. P é s h e r d ' I s a i e
82
2 . C o m m e n t a i r e d e la B é n é d i c t i o n d e J a c o b
83
3. Extrait d ' u n Florilège biblique c o m m e n t é
84
4. Commentaire du P s a u m e 37
85
Textes eschatologiques divers
87
1. L ' a n n é e d e b i e n v e i l l a n c e d e M e l k i s é d è q
87
2. L ' A p o c a l y p s e du « F i l s de D i e u »
90
3. Fragment d ' u n e apocalypse messianique
92
VIII. La Règle de la Guerre
93
IX.
95
X.
Les Testaments des Patriarches
1. T e s t a m e n t d e R u b e n
96
2. Testament de Siméon
97
3. Testament de Lévi
97
4. Testament de Juda
100
Eschatologie et messianisme des Esséniens
105
3. L'espérance chez les Pharisiens
115
I.
La montée du parti pharisien
115
IL
L'espérance dans les Psaumes de Salomon
118
III.
1. E s p é r a n c e d e s j u s t e s et m a l h e u r d e s p é c h e u r s
118
2. L ' e s p o i r d u g r a n d R e t o u r
119
3 . P r i è r e d a n s l ' é p r e u v e et attente d u Fils d e D a v i d
120
4 . L e P s a u m e d e S a l o m o n n ° 18
125
L'espérance des Pharisiens
125
Notes du chapitre
127
4. L'espérance dans la Diaspora grecque
129
I.
Le Judaïsme hellénisé
129
II.
L'espérance juive dans le cadre grec
131
1. L e l e g s d e la B i b l e g r e c q u e
2 . L e livre d e la S a g e s s e
3 . L e 4 livre d e s M a c c a b é e s
e
4. Les Sentences de Phokylide
III.
Le livre 3 des Oracles Sibyllins
1. L a v e n u e d u P r i n c e p u r
IV.
••
132
135
135
137
138
139
2 . L e roi m e s s i a n i q u e
140
3. Tableau du Jugement dernier
141
4 . L e salut d u p e u p l e d e D i e u
142
5. L a j o i e finale
143
Philon d'Alexandrie
144
1. L a fin d e s g u e r r e s
145
2. L ' i m m o r t a l i t é d e l ' â m e
147
Notes du chapitre —
148
DEUXIÈME PARTIE
Au temps de Jésus et des Apôtres
5. Les témoins de l'espérance juive
155
I.
Le Testament de Moïse
155
IL
Le Livre des antiquités bibliques
158
1. L a p r o m e s s e d u m o n d e à v e n i r
159
2. L e c h o i x d e D a v i d
161
III.
La prière synagogale
162
1. R e c e n s i o n p a l e s t i n i e n n e
163
2. Recension babylonienne
163
Notes du chapitre
165
6. Les croyances populaires et la position de Jésus
I.
IL
Prophètes et prétendants royaux au I
er
siècle
170
2. La révolte d ' A t h r o n g è s
170
3 . J u d a s le G a u l a n i t e et s o n parti
172
4. A u temps des procurateurs
174
5. L e faux p r o p h è t e é g y p t i e n
175
6. L e p r o p h è t e s a m a r i t a i n
176
7. M e s s i a n i s m e et p o l i t i q u e
176
Dans l'entourage de Jésus
180
2. L'attente du Messie davidique
181
3. L'évasion apocalyptique
184
4 . L ' e s p é r a n c e d e la r é s u r r e c t i o n
185
Problèmes posés par le texte
1. P r o b l è m e s d ' u n i t é littéraire
2. Problèmes d'origine
Textes relatifs à l'Élu de Dieu
1. L ' É l u a u m i l i e u d e s j u s t e s
2. L e rôle eschatologique de l'Élu
III.
IV.
179
1. L ' a t t e n t e d u P r o p h è t e e s c h a t o l o g i q u e
7. L'énigme des Paraboles d'Hénoch
IL
168
1. J u d a s fils d ' É z é c h i a s
Notes du chapitre
I.
167
188
191
191
191
193
196
196
197
Textes relatifs au Fils de l'Homme
200
1. L ' E n - t ê t e d e s j o u r s et le Fils d ' H o m m e
200
2. L e « F i l s d ' H o m m e » e n f o n c t i o n d e J u g e
202
Les Paraboles d'Hénoch et le Nouveau Testament ..
Notes du chapitre
204
206
TROISIÈME PARTIE
L'espérance après la ruine de Jérusalem
Introduction
8. Les dernières apocalypses juives
I.
IL
III.
L'Apocalypse d'Esdras
III.
IV.
218
219
2. L a v i s i o n d e T A i g l e et d u L i o n
221
3 . L a v i s i o n d e l ' H o m m e m o n t a n t d e la m e r
222
4 . L a d e s t i n é e d e s i n d i v i d u s et le petit n o m b r e d e s é l u s
226
L'Apocalypse de Baruch
228
1. A v è n e m e n t et r è g n e d u M e s s i e
229
2. L a v i s i o n d e la V i g n e et d e la F o r ê t
231
3 . L a v i s i o n d u n u a g e et d e s e a u x
232
Le livre 5 des Oracles sibyllins
235
1. L e s g u e r r e s d u M e s s i e
235
2. L a félicité m e s s i a n i q u e
236
9. La lecture synagogale de l'Écriture
d'après les Targoums
IL
217
1. L a v e n u e d u M e s s i e et le r e t o u r au P a r a d i s
Notes du chapitre
I.
211
La littérature targoumique
238
243
243
1. A l ' o r i g i n e d e s T a r g o u m s
244
2. L e s s o u r c e s à utiliser
245
Le Targoum «Yeroushalmi» du Pentateuque
247
1. L a v i c t o i r e d e s h o m m e s sur le S e r p e n t a u x j o u r s d u M e s s i e
248
2. L a d o c t r i n e d u J u g e m e n t et d u « m o n d e à v e n i r »
248
3. La bénédiction de Jacob à Juda
250
4 . L a d e r n i è r e nuit d u m o n d e
252
5. L e s o r a c l e s d e B a l a a m
253
6. L e T a r g o u m d u D e u t é r o n o m e
256
Le Targoum de Jonathan sur les Prophètes
256
1. L e T a r g o u m d ' I s a ï e
257
2. T a r g o u m d e s petits P r o p h è t e s
267
Le Targoum des Psaumes
271
1. I n t e r p r é t a t i o n h i s t o r i q u e s a n s M e s s i e
272
2. L e M e s s i e et l ' a s s e m b l é e d ' I s r a ë l
275
10. La tradition rabbinique
283
I.
Pour un examen critique des sources
283
IL
Les «douleurs du Messie»
286
1. T e x t e d e la M e k h i l t a
III.
286
2. T e x t e d e la M i s h n a
287
3 . T e x t e recueilli p a r le T a l m u d d e B a b y l o n e
287
4. Textes d'époque talmudique
288
Titres et représentations du Messie
1. U n p r o b l è m e p o s é p a r d e u x t e x t e s d ' É c r i t u r e
289
289
2. L e M e s s i e : s o n n o m et s o n lieu d e n a i s s a n c e
290
3 . L e s q u a t r e e m p i r e s et la v e n u e d u M e s s i e
291
4 . L a d a t e d e la v e n u e d u M e s s i e
292
IV.
Les témoignages de l'Écriture au sujet du Messie ..
294
V.
La résurrection des morts
297
VI.
Le retour d'Élie
298
Notes du chapitre
Conclusion
I.
IL
Les constantes de l'espérance juive
305
306
1. L ' a t t e n t e m e s s i a n i q u e
306
2 . L a fin d e l ' h i s t o i r e et l ' e s p é r a n c e j u i v e
310
Les éléments variables de l'espérance juive
1. L a différence e n t r e les c o u r a n t s et les p a r t i s
III.
301
311
311
2 . L e m e s s i a n i s m e d a n s les p a r t i s j u i f s
313
3. L'attente du « m o n d e à venir»
316
Le problème des prises de position
1. L e p r o b l è m e p o s é à J é s u s
2. L e problème posé dans l'Église apostolique
Notes de la conclusion
Liste des textes traduits et commentés
Index des références
Index analytique
318
318
324
326
329
333
345
Tableaux chronologiques
Rois séleucides de Syrie
Les grands-prêtres juifs (jusqu'en 63 av. J.-C.)
Dynastie hérodienne
Gouverneurs romains de Judée et empereurs romains
35
52
169
171