Gérard Mordillat Joël Peyrou

Transcription

Gérard Mordillat Joël Peyrou
Les
invisibles
Invisibles. Ces ouvriers du jour et de la nuit.
Ceux des ateliers, des usines,
des centres de tri, des garages, des chantiers.
L’air du temps voudrait qu’ils se taisent
et disparaissent en silence. Ils sont pourtant là.
À leur poste. Menuisier, facteur, métallo,
maçon, agent de nettoyage…
On les a oubliés.
On les appelle les prêtres-ouvriers.
Des hommes en petit nombre.
Des gaillards pas ordinaires.
Toujours discrets. Parfois bourrus. Au coude à coude
avec leurs compagnons de travail et de quartier.
Ils ne possèdent aucune lumière. Ils la cherchent.
Dans le grand vent des existences.
Dans les gestes solidaires.
Le mot lutte ne leur fait pas peur.
Ils sont là où naît la confiance,
là où l’humain se construit.
Gérard Mordillat est écrivain et cinéaste.
Il est l’auteur de nombreux romans parmi lesquels
Les vivants et les morts (Calmann Lévy) (Prix RTL Lire),
vendu à plus de 150 000 exemplaires.
Les
Joël Peyrou est photographe.
Pendant cinq ans, en agnostique curieux des autres,
il a saisi le quotidien de sept prêtres-ouvriers
dans différentes régions de France.
Code Sofedis/Sodis : S449837
ISBN : 978-2-7082-4139-8
LES ÉDITIONS DE L’ATELIER
Les Éditions Ouvrières
51-55, rue Hoche
94200 Ivry-sur-Seine
www.editionsatelier.com
128 pages - Prix : 23 € environ
En librairie le 21 octobre 2010
invisibles
Gérard Mordillat
Joël Peyrou
Les invisibles Gérard Mordillat
Ce sont des hommes. Des hommes au travail, photographiés en couleurs par Joël ­Peyrou.
Les deux choses sont suffisamment rares pour qu’il soit nécessaire de les souligner. Le
travail n’a plus d’images. À travers les médias, les films, les téléfilms, les quelques fois où
on le montre, c’est à la sauvette ou dans le cas de conflits dans une entreprise ou dans
celui d’une activité pittoresque liée à l’artisanat et au tourisme. Ou pour faire de l’art à
bon compte en noir et blanc. On ne voit presque jamais des hommes travailler dans des
usines, dans des ateliers, dans des bureaux, c’est-à-dire exercer un métier qui ne soit pas
un de ces petits boulots payés au smic, une de ces missions d’intérim, une de ces pauvres
tâches dévolues aux travailleurs pauvres. Le travail qui est sur toutes les bouches, dans
toutes les têtes, dans tous les discours politiques est le vaisseau fantôme de notre société.
Il vole, il plane, il navigue au-dessus de nous comme l’inaccessible espoir de beaucoup,
comme leur terreur aussi, sous la forme de son double maléfique : le chômage.
Ceux que photographie Joël Peyrou sont menuisier, facteur, métallo, maçon, agent de­
nettoyage… Des professionnels saisis dans le geste quotidien de leur activité, sans
­idéalisation, sans commisération, à hauteur d’œil, à hauteur d’homme. Ces hommes sont
conscients de ce qu’ils font, conscients qu’ils le font bien, qu’ils peuvent être fiers de ce
qu’ils réalisent, et que ce qu’ils produisent est utile à la société, aux autres hommes. Et,
soudain, entre les vestes de travail, les bleus, les cotes, surgit anachronique l’étole d’un
prêtre qui dit la messe devant une foule. Ces hommes au travail sont des prêtres-ouvriers
et, s’ils sont prêtres, leur engagement dans le monde est d’être avec ceux qui, comme
eux, travaillent pour gagner leur vie.
Mais pourquoi faut-il « gagner » sa vie ?
Comme le disait un humoriste : « Si tu veux gagner ta vie, travaille mais si tu veux devenir
riche, trouve autre chose ! »
Ces prêtres, ces travailleurs ne deviendront jamais riches. Ce n’est ni leur ambition ni
leur ­volonté. Sans doute certains diront qu’ils seront riches de l’expérience humaine qui
est la leur. Bien sûr. Mais cette richesse-là leur appartient au plus secret d’eux-mêmes.
Sans doute est-ce celle qui les fait vivre autant que leur salaire. Mais ce qui importe ici
est moins une question de foi qu’une question d’éthique. De poser par leur présence
la question ­fondamentale de la nécessaire solidarité entre tous, un engagement tout
autant ­politique que spirituel. Ces prêtres sont les invisibles de l’Église comme les
­travailleurs sont les invisibles d’un monde qui chaque jour supprime des emplois par
milliers au ­profit de quelques-uns. Leur présence au travail est en soi un signe de révolte,
de protestation contre ce monde voué au profit, un monde qui méprise les hommes,
pour qui ceux qui travaillent n’ont plus ni corps ni identité, ne sont que des « variables
d’ajustement ». […]
G.M.
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Le prêtre aux mains de maçon
Quête de sens. Bétonneuse et ciel de neige. Parpaings gris et bleu de travail. Je ­cherche
un symbole. Que puis-je montrer ? Quelle réalité laisser transpirer ? Quel message ­traquer
dans ces journées passées à aligner des pains de béton ? L’oppression de la classe ­ouvrière ?
Cliché. La noblesse du travail manuel ? Cliché. La grandeur des « travailleurs » ? Roman.
Antoine Brethomé est maçon. Quand je l’ai rencontré, il était l’un des rares ­prêtres-ouvriers
encore actif dans un boulot « dur ». Un boulot « dur » au sens de « vrai », comme il y a des
« vrais gens », qu’on appelle « vrais » parce qu’ils participent d’une vie près de la ­matière,
près du corps. Une matérialité que, dans une nostalgie citadine et bourgeoise, on confond
­volontiers avec « authenticité », cet autre mot que l’on cherche dans les brocantes.
Les « vrais » gens au travail ne sont pas spectaculaires. Prêtres ou pas, ils font leur ­boulot.
Il n’y a pas de grandes phrases entre deux pelletées dans la bétonneuse. Antoine n’est pas
loin de la retraite. Il en a marre, le boulot est dur, dur et banal. Quelle fraternité ­Antoine
est-il venu trouver sur ce chantier ? Plus tard, j’aurai la réponse. Quantité de gens aiment
Antoine, reconnaissent en lui un supplément d’âme et l’expriment, comme ils le peuvent.
Antoine est un type bien, passeport suffisant pour l’amitié d’un couple de vieux « cocos »
qui m’aura accueilli avec l’évidence des gens de cœur, le temps d’une frite et d’un coup
de gnôle.
Antoine habite Cublac, un village en Corrèze. Dans sa petite maison de paysan cohabite
le bric-à-brac de l’homme seul. Je suis frappé par le décalage entre cet univers ­rustique
et la sensibilité non-dite du prêtre aux mains de maçon. Un néon vert éclaire notre
café ­fumant sur la table bleue. Dehors la nuit est encore là. Dans un an, Antoine est à la
­retraite, mais il a été clair, il ne fera pas plus de messes ; juste quelques mariages pour les
proches.
Dans mon dos, la salle des fêtes de Cublac résonne encore. Il est 3 heures du matin.
­Antoine a pris sa retraite. Je n’en reviens pas, tant de monde pour fêter un curé sans
campagne, un ­prêtre sans paroisse ni presbytère. Suffirait-il finalement d’un premier pas,
d’une main ­tendue dans l’espace, pour que ce mot, fraternité, cette joie partagée d’être
sur terre, envahisse le ­quotidien de chacun. Suffirait-il en fin de compte de mots plus
simples, de silences plus clairs, de regards plus francs. Suffirait-il d’une vie de maçon,
nourrie de rires et de livres…
Joël Peyrou
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La première lumière du jour
Menuisier, Gérard est devenu prêtre. Prêtre, il est redevenu menuisier. Spontanément
­intéressé par mon travail, il s’est proposé. La seule difficulté, pensait-on, était son
­anonymat dans l’entreprise où il travaillait. « Seul le patron est au courant. Je ne veux pas
être rejeté, ou au contraire qu’on me fasse des salamalecs parce que je suis prêtre… »
Nous nous sommes rendu compte après coup que son secret n’était pas bien gardé.
Aucun ouvrier ne s’est ­étonné de ma présence, ni de cette manie de suivre le même
homme. Cette quête de l’immersion, de l’anonymat, je l’aurai retrouvée quasiment chez
tous les prêtres-ouvriers. Combattants à l’étendard rabattu, chasseurs d’humanité sans
uniforme, ils croisent le cours de nos vies, sans tapages. Gérard vit les chantiers comme
autant de preuves que la vie est sacrée ; la règle et le crayon, la scie, les mots d’argot ;
le café du matin avant de se séparer, de partir sur le terrain, chacun avec un peu de
­l’histoire de l’autre. Gérard est un boulimique, il n’a pas le temps de vivre chez lui ; j’aime
son ­désordre.
Tôt le matin, la première lumière du jour est celle de sa fenêtre. Un homme lit les
­nouvelles du monde, minuscule conscience dans le brouhaha du quotidien. Gérard… La
­menuiserie, la JOC, les marchés le week-end pour aider un copain maraîcher qui galère.
Le monde sans cesse tourne, a faim, nous consomme et nous épuise. Gérard s’est épuisé.
Comme nous nous épuisons tous, à maintenir sous l’assaut de nos renoncements une
fraîcheur d’âme, la ­flamme d’être à la hauteur de nous-mêmes ; de ne pas décevoir ce que
nous pouvons être de mieux. Gérard… Oui, le monde nous épuise. N’est-ce pas mieux
ainsi, car ceux qu’il rassasie s’assoupissent ; ceux qu’il rassasie s’accroupissent. Bientôt il
ne resterait que des cendres et nous n’aurions rien donné, même pas transmis l’idée que
quelque chose de meilleur est à venir. Être, au moins une fois, la première lumière du
jour. Gérard… Assis sous ta fenêtre dans le matin bleu froid, tu commences une journée
exemplairement banale. Ta prière sans fard ; ta colère rentrée du citoyen lucide devant les
journaux télé ; le trajet du boulot, promesse d’une humanité retrouvée, ­recommencée,
celle que tu as choisie. Oui, le monde nous épuise. Et c’est très bien ainsi.
Joël Peyrou
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Bourse du travail
Blanc-Mesnil, Bourse du Travail, dans le « 9-3 » comme on dit. Je guette Albert Mériaux,
mon premier prêtre-ouvrier, celui qui a dit oui sur une bonne impression. Je guette
­Albert dans l’entrebâillement d’une porte, je guette mes premiers repères, mes premières
­sensations ; fais connaissance avec une autre réalité, faite de slogans et d’appels à la lutte,
toujours les mêmes, punaisés sur des murs jaunes éclairés au néon. Albert accueille des
salariés en ­délicatesse avec leur patron, le droit du travail. Ces gens ont peur de ­l’appareil,
qu’on les reconnaisse sur les photos. Mais ils ont confiance en Albert ; alors je prends
des dos, des mains… Je réalise que si le syndicalisme est acquis, son application dans la
vraie vie ne va pas de soi. Et que les grands idéaux un jour entr’aperçus se confrontent au
quotidien à des problématiques triviales. Non, ce n’est pas le grand soir ici, je ne vois pas
d’étoiles dans le regard des acteurs de la lutte. Je vois une fraternité âpre, une certaine
lassitude à se débattre dans une suite de termes techniques, de procédures ardues. Il n’y
a pas de grands discours, pas de prêches.
Albert est bénévole à la CGT, mais qui le connaît ? À ma deuxième visite, il explique le
­pourquoi de ma présence : « Je ne sais pas si je te l’ai dit, mais je suis prêtre-ouvrier… » Le
­jeune ­responsable ne bronche pas ; j’encaisse le décalage. La scène est surréaliste, nous
­sommes dans le couloir, sans préambule, il se décline, là, d’une voix neutre. Il ­explique
­encore que je suis « photographe de métier… » Je ne comprends pas ­pourquoi il ­insiste
sur « de métier ». Je ne comprends pas, surtout, comment il fait pour se vivre ­invisible
d’une partie aussi ­essentielle de lui. De quoi parlons-nous ? Où, et avec qui, est-il dans
son ­entier ? Cette forme de ­clandestinité me touche. Je m’y retrouve, clandestin de
­moi-même au milieu des hommes.
Plusieurs mois plus tard, Albert m’invite à l’accompagner dans un monastère de la ­région
parisienne. Régulièrement, il y fait sa retraite. Nous marchons en parlant de nos vies. J’ai
le sentiment, à l’abri du monde, que nous touchons là nos vrais silences. Je le vois ­homme
et prêtre, souriant et recueilli. Toléré comme une ombre bruyante dans le ­rectangle de sa
­cellule, j’ai l’illusion flatteuse d’être transparent. Enfin.
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Invisibles. Ces ouvriers du jour et de la nuit.
Ceux des ateliers, des usines,
des centres de tri, des garages, des chantiers.
L’air du temps voudrait qu’ils se taisent
et disparaissent en silence. Ils sont pourtant là.
À leur poste. Menuisier, facteur, métallo,
maçon, agent de nettoyage…
On les a oubliés.
On les appelle les prêtres-ouvriers.
Des hommes en petit nombre.
Des gaillards pas ordinaires.
Toujours discrets. Parfois bourrus. Au coude à coude
avec leurs compagnons de travail et de quartier.
Ils ne possèdent aucune lumière. Ils la cherchent.
Dans le grand vent des existences.
Dans les gestes solidaires.
Le mot lutte ne leur fait pas peur.
Ils sont là où naît la confiance,
là où l’humain se construit.
Gérard Mordillat est écrivain et cinéaste.
Il est l’auteur de nombreux romans parmi lesquels
Les vivants et les morts (Calmann Lévy) (Prix RTL Lire),
vendu à plus de 150 000 exemplaires.
Les
Joël Peyrou est photographe.
Pendant cinq ans, en agnostique curieux des autres,
il a saisi le quotidien de sept prêtres-ouvriers
dans différentes régions de France.
Code Sofedis/Sodis : S449837
ISBN : 978-2-7082-4139-8
LES ÉDITIONS DE L’ATELIER
Les Éditions Ouvrières
51-55, rue Hoche
94200 Ivry-sur-Seine
www.editionsatelier.com
128 pages - Prix : 23 € environ
En librairie le 21 octobre 2010
invisibles
Gérard Mordillat
Joël Peyrou