Zoom sur la question de l`originalité des photographies

Transcription

Zoom sur la question de l`originalité des photographies
PPar Vé
i
Véronique
DAHAN
Et Ch
Charles
l
BOUFFIER
Avocat à la Cour
August & Debouzy
Avocat à la Cour
August & Debouzy
Zoom sur la question
de l’originalité
des photographies
« pack-shot »
RLDI
Retour sur la décision de la Cour d’appel de Paris du 16 septembre 2011
qui a considéré comme caractérisé le caractère original des photographies
en cause. Que faut-il en penser ?
Me Véronique Dahan et Me Charles Bouffier nous livrent leur analyse.
2539
CA Paris, pôle 5, ch. 2, 16 sept. 2011, RLDI 2011/76, n° 2503
ans un arrêt du 16 septembre 2011,
la Cour d’appel de Paris condamne
la société Caudalie à indemniser un
photographe professionnel en raison
de l’atteinte portée à ses droits patrimoniaux et moraux du fait de l’utilisation de photographies
dites de « pack-shot », sans autorisation ni mention du nom
du photographe.
La société Caudalie, spécialisée dans la fabrication et la
commercialisation de produits de beauté réalisés à partir
de pépins de raisin, avait fait appel entre 2000 et 2004 à un
professionnel pour la réalisation de photographies destinées
à mettre en image ses produits (photographies dites de « pack-shot »).
Estimant que la société Caudalie exploitait plusieurs de ses
photographies sans avoir conclu avec lui de contrats de cession
de droits, le photographe assigna en contrefaçon la société
devant le Tribunal de grande instance de Paris. Le Tribunal le
débouta presque intégralement de ses demandes, considérant
qu’il ne rapportait pas la preuve de sa qualité d’auteur sur
certaines des photographies en cause et que, pour les autres,
il n’établissait pas l’originalité de son apport. Le photographe
interjette appel et la décision est infirmée.
Pour la Cour, le contexte de la collaboration et surtout
la possession par le photographe appelant d’« Ektachrome »
des photographies litigieuses constituent une présomption
de sa qualité d’auteur que la société intimée ne parvient
pas à renverser. Cette dernière ne parvient pas non plus à
convaincre de ce qu’elle aurait privé le photographe de tout
apport créatif par la précision de ses directives d’exécution.
Appliquant une méthode désormais classique en jurisprudence
et qui sera développée ci-après, la Cour conclut à l’originalité
de l’ensemble des photographies sur lesquelles l’appelant
entendait faire valoir ses droits. Dès lors, faute d’avoir conclu
avec le photographe un contrat de commande d’œuvres
publicitaires respectant les exigences de l’article L. 132-31
D
du Code de la propriété intellectuelle, la société Caudalie ne
justifie pas avoir été investie des droits dont elle se prévaut.
Elle est donc condamnée à réparer les atteintes portées au droit
moral et aux droits patrimoniaux du photographe résultant
de la reproduction non autorisée et non créditée des œuvres
de ce dernier à des fins promotionnelles.
L’intérêt de cet arrêt est double : il confirme la force probante de la possession d’« Ektachrome » par le photographe en
matière de preuve de sa qualité d’auteur (I). Il illustre surtout
la casuistique qui règne en jurisprudence quant à l’éligibilité
de photographies dites de « pack-shot » à la protection par le
droit d’auteur (II).
I. – RÔLE PROBATOIRE ATTACHÉ À LA POSSESSION
MATÉRIELLE, PAR L’ASPIRANT AUTEUR,
D’« EKTACHROME» DE SES PHOTOGRAPHIES
Un « Ektachrome » est « un film en couleurs inversible »
selon la définition qui en est donnée par le dictionnaire Larousse (1), c’est-à-dire un film à partir duquel on peut obtenir
une image positive en le développant par inversion. Ce type de
support se rencontre en matière de photographie analogique,
où « toute exploitation professionnelle requiert le transfert physique d’un support intermédiaire négatif ou Ektachrome » (2).
En l’espèce, l’appelant entendait prouver sa qualité d’auteur des photographies litigieuses en se fondant notamment
sur la détention matérielle d’« Ektachrome » de celles-ci. La
société Caudalie lui déniait fermement cette qualité, au motif
que « la seule détention des Ektachrome, copies d’Ektachrome
ou fichiers numériques » ne saurait suffire à la prouver.
La Cour, après avoir relevé « qu’il est acquis aux débats
que [l’appelant] a travaillé entre 2000 et 2004 à la demande de
la société Caudalie pour la réalisation de visuels destinés à être
reproduits dans son catalogue et sur les conditionnements de
certains de ses produits », considère « que dans un tel contexte
(1) <www.larousse.fr>. (2) Latreille A., La création photographique face au juge : entre confusion et raison, Légipresse 2010, n° 274, p. 139 et s.
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d’auteur de l’article L. 113-1 du Code de la propriété intellecla possession par [le photographe] des Ektachrome constitue
tuelle en vertu de laquelle « la qualité d’auteur appartient sauf
une présomption de sa qualité d’auteur » (souligné par nous).
preuve contraire, à celui ou ceux sous le nom de qui l’œuvre
Ce faisant, la Cour confirme une jurisprudence désormais
est divulguée » (6).
bien établie en vertu de laquelle la « détention matérielle [d’un]
Ektachrome ne [suffit] pas à établir la qualité d’auteur », sauf à
ce que cette détention soit « confort[ée] » par d’autres éléments
II. – APPRÉCIATION IN CONCRETO DE L’ORIGINALITÉ
ou indices à partir desquels il est permis de déduire la qualité
DE PHOTOGRAPHIES DITES DE « PACK-SHOT »
d’auteur du détenteur matériel des « Ektachrome » en cause (3).
Les articles 1349 et 1353 du Code civil autorisent en effet
En matière d’originalité de photographies, la jurisprudence
l’admission de présomptions permettant aux magistrats de
a pu dégager depuis plusieurs dizaines d’années une méthode
déduire de faits connus (la détention matérielle d’un « Ektachrome », l’existence
d’appréciation qui repose sur des critères précis : choix du
cadrage et des angles de prise de vue, choix des focales et des
d’une collaboration professionnelle entre les parties, etc.) un fait inconnu (la quapellicules, contrastes des couleurs, jeux des lumières, etc. (7)
lité d’auteur du détenteur matériel des « Ektachrome »). Toutefois, seules sont
admises « les présomptions graves, précises et concordantes ».
Le présent arrêt illustre parfaitement la mise en œuvre de
Est-ce à dire que seul un faisceau de plusieurs indices
ces critères par les juges du fond, appliqués au cas particurendrait admissible une présomption du fait de l’homme ?
lier de photographies dites de « pack-shot ». Pour rappel, un
Doctrine et jurisprudence ne vont pas
« pack-shot » est défini officiellement
nécessairement dans ce sens (4), mais
comme un « plan permettant l’identiMême lorsqu’elle est
fication d’un produit » (8). L’encyclola réponse semble cependant positive en
admise, la présomption
matière de droit d’auteur, car admettre
pédie libre en ligne Wikipédia évoque
que la seule détention matérielle par un
« une photographie de haute qualité
de paternité fondée
photographe d’un « Ektachrome » puisse
d’un produit sur un fond le plus souvent
sur la détention matérielle
suffire à établir sa qualité d’auteur des
uni servant à présenter le produit sur
d’un « Ektachrome » est
photographies qui y sont incorporées
catalogue, sur un site web ou encore
une présomption simple,
irait à l’encontre des dispositions de
dans une démarche de contrôle qualité
c’est-à-dire susceptible
l’article L. 111-3, al. 1er, du Code de la
au sein d’une entreprise » (9). Il s’agit
de preuve contraire.
donc d’une photographie publicitaire
propriété intellectuelle selon lesquelles
dont l’originalité n’est généralement
« la propriété incorporelle définie par
pas évidente au premier abord dès lors qu’elle se limite soul’article L. 111-1 est indépendante de la propriété de l’objet
vent en pratique à mettre en image un produit.
matériel ». Dès lors, comme le relève très justement le proEn l’espèce, alors que la question de l’originalité de l’apport
fesseur Sirinelli, « conçue pour mieux protéger les auteurs et
du photographe était justement contestée par la société intimée,
issue d’un texte voulant rompre avec les solutions antérieures
la Cour prend soin de caractériser « une réflexion préalable du
contraires, la règle, par un effet boomerang dévastateur, laisse
photographe dont rendent compte ses choix de composition, de
(…) un créateur sans défense contre ceux qui exploitent son
cadrage, d’angle de prise de vue et l’importance du travail sur
œuvre ! » (5).
la lumière (ses sources, sa direction, la recherche d’effets, de
Même lorsqu’elle est admise, la présomption de paternité
reliefs), les contrastes et les couleurs ». Elle conclut que « ces
fondée sur la détention matérielle d’un « Ektachrome » est
photographies ont pour objet et pour effet de mettre en valeur
une présomption simple, c’est-à-dire susceptible de preuve
et de promouvoir des produits en les rendant attractifs et en
contraire. En l’espèce, la Cour a pris soin de préciser que la
faisant notamment ressortir les qualités esthétiques de leurs
présomption retenue « est corroborée par le fait que la société
conditionnement », et « qu’il ne s’agit pas seulement de la
Caudalie ne produit aucune pièce qui permettrait d’attribuer
mise en œuvre d’un savoir-faire mais bien de choix qui reflètent
à un autre auteur que l’appelant la paternité des œuvres phol’approche personnelle de l’auteur, quand bien même l’idée
tographiques qu’il revendique ».
de recourir à des grappes de raisin entourées d’un ruban et à
À noter enfin que cette présomption du fait de l’homme
des pépins a-t-elle pu lui être fournie par la société Caudalie ».
peut être renversée par une présomption légale. En particulier,
À cet égard, la Cour refuse de faire droit à l’argument de
la seule détention matérielle d’un « Ektachrome » n’est pas
la société intimée selon lequel « l’appelant ne démontre pas
suffisante pour détruire la présomption de titularité de droits
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CRÉATIONS IMMATÉRIELLES
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(3) CA Paris, 10 déc. 1991, Jean-Louis David c/ Société Saneva, n° 90/010531 ; CA Paris, 4e ch., 28 mai 2003, M. Laguens c/ Universal Music, Propr. intell. 2003, n° 9, p. 378, 1re esp., note
Sirinelli P. : « la seule propriété de l’Ektachrome correspondant à la photographie en cause est (…) insuffisante à établir [la] qualité d’auteur ». Voir également : TGI Paris, 27 nov. 2007, M. Claude G.
c/ Société La Martinière Groupe, n° 07/10531 : « Le fait de détenir un Ektachrome ne peut que corroborer une présomption de paternité de droit d’auteur et non de titularité des droits qui ne
dispose pas d’une telle présomption et peut servir à établir pour un auteur contre un autre auteur sa paternité. » (4) Voir Terré F., Introduction générale au droit, Précis Dalloz, 6e éd., n° 465,
citant Cass. 2e civ., 28 oct. 1970, JCP 1070, IV, p. 300 et Cass. 3e civ., 28 nov. 1972,, JCP 1972, 1073, IV, p. 15 : « ce n’est pas aller au-delà de la lettre et de l’esprit du texte que d’autoriser le
juge à former sa conviction sur un fait unique, si celui-ci lui paraît de nature à établir la preuve nécessaire ». (5) Sirinelli P., note sous CA Paris, 4e ch., 28 mai 2003, précité. (6) CA Paris, 4 sept.
2009, M. Claude G. c/ Société La Martinière Groupe, n° 07/22016 : « Considérant que la photographie n° 1 a été divulguée sous le nom de M. G. dans une publication “Palm Beach” ; que
Mme Yoyo M. produit un Ektachrome relatif à cette photographie ; que néanmoins, la seule possession de ce document n’est pas suffisante pour détruire la présomption de titularité de droits
d’auteur qui résulte de la publication sous le nom de M. G. » (7) Voir sur ce point, Gaullier F., La preuve de l’originalité : mission impossible ?, RLDI 2011/70, n° 2334, Dossier spécial : « L’originalité
en photographie », p. 126 et s. (8) Arrêté du 24 janvier 1983 relatif à l’enrichissement du vocabulaire de l’audiovisuel et de la publicité ; voir le terme « plan produit » (traduction française officielle
de « pack-shot »). (9) <http://fr.wikipedia.org/wiki/Packshot>.
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en quoi sa participation à la réalisation des photographies qui
ne sont que la représentation fidèle de produits cosmétiques
et de leur conditionnement peut leur conférer une originalité
quelconque (…) dans la mesure où [ce dernier] n’a fait que
procéder à des choix purement techniques qui relèvent d’un
simple-savoir faire qu’il a mis en œuvre sous sa direction ». Il
arrive en effet que ce moyen de défense, consistant à qualifier
de simple savoir-faire dénué de toute originalité l’apport du
photographe, emporte la conviction des juges du fond (10).
En l’espèce toutefois, « la société Caudalie n’établit nullement
la nature des directives précises et impératives qu’elle aurait
données à M. B. pour chacune des photographies en cause et
dont la précision aurait été telle qu’elle aurait privé celui-ci
de tout apport créatif ». Dès lors, en raison de cette insuffisance probatoire, la Cour conclut à l’originalité de l’apport
du photographe, et l’argument de la société intimée selon
lequel ces « photographies seraient des œuvres collectives »
est également écarté.
S’il est certain qu’une grande casuistique existe en jurisprudence en matière d’appréciation de l’originalité de photographies publicitaires, cet arrêt révèle néanmoins, au même
titre que certaines décisions récentes, que celle-ci dépend
largement voire exclusivement de l’autonomie dont jouit le
photographe. Une appréciation in concreto est donc de rigueur.
Ainsi, dans un arrêt du 9 mars 2011, les juges aixois ont
considéré qu’une photographie réalisée par un photographe
professionnel dans le cadre d’un contrat de commande et
représentant une jeune fille de dos tenant une boule de
bowling, « ne révèle aucune recherche dans les éclairages, la
tonalité des fonds, l’environnement, le cadrage et les angles
de prises de vue et [le photographe] n’explique pas en quoi
ceux-ci seraient particuliers » : le cliché, résultant « d’une
commande du publicitaire (…) ne constitue ainsi qu’une
prestation de services techniques ne traduisant qu’un savoirfaire » (11).
Inversement, dans un arrêt du 5 avril 2011, la Cour
d’appel de Pau a conclu à l’originalité de photographies
de produits de couture réalisées par un non-professionnel
et reproduites dans des catalogues. La Cour relève tout
particulièrement l’absence de « directive technique quant
à l’angle de vue, l’éclairage, le cadrage, les contrastes de
couleur et reliefs, la composition et la mise en scène, le jeu
des lumières, le choix des objectifs, qui relèvent de la seule
initiative [du photographe] qui opère seul », et conclut que
ce dernier « jouit d’une liberté d’action lui permettant, par
l’expression d’une véritable créativité, de manifester sa
personnalité, de sorte que les photographies [litigieuses]
présentent une originalité qui permet leur protection au
titre du droit d’auteur » (12). Ce critère de la marge de
manœuvre laissée au photographe dans l’exécution de son
art semble donc tempérer la relative « insécurité juridique »
qui régnerait en la matière (13).
(10) CA Rennes, 2e ch., 23 mai 2006, M. Christian R. c/ Société Simep Le Studio T, n° 04/07667 : ne constitue pas une œuvre originale la photographie d’un gigot d’agneau réalisée sous
l’entière direction du fabricant qui a fourni au photographe des indications précises sur la position du produit et sur son entourage. Le seul choix par le photographe du cadre de la prise de vue
et de l’éclairage est insuffisant dès lors qu’il ne fait que répondre à des impératifs techniques. (11) CA Aix-en-Provence, 2e ch., 9 mars 2011, SARL Bowling de Bandol c/ Michel, n° 10/10492,
RLDI 2011/70, n° 2300, obs. Trézéguet M. (12) CA Pau, 2e ch., 5 avr. 2011, Mme X c/ Société Artiga, n° 09/03298, RLDI 2011/71, n° 2342, obs. Trézéguet M. (13) Latreille A., La création
photographique face au juge : entre confusion et raison, Légipresse 2010, n° 274, p. 139 et s.
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