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SOMMAIRE
1 - Le paysage et l’École française de peinture
p. 1
L’Ecole des Carrache et le paysage classique
Les peintres français en Italie
En France, un genre de peinture peu estimé
Peindre le paysage en France
2 - Reconnaissance de la peinture de paysage à la fin du XVIIIe siècle
p. 5
Le goût des collectionneurs pour la peinture néerlandaise
Pierre-Henri de Valenciennes à l’Académie
3 - Le sentiment de la nature au début du XIXe siècle
p. 8
Alexandre-Hyacinthe Dunouy, « vedutiste » en Île-de-France
Georges Michel, le « Ruysdaël français »
Paul Huet, « Delacroix du paysage »
4 - Peindre le paysage, une révolution esthétique au début du XIXe siècle
p. 12
L’influence de Bonington
L’événement du Salon de 1824
Le développement du « plein air »
Le paysage : une peinture résolument « moderne »
5 - Peindre en forêt de Fontainebleau – Barbizon
p. 15
Des précurseurs aux romantiques
Corot à Chailly-en-Bière
Barbizon et l’auberge Ganne
L’arrivée des touristes
6 - Le paysage impressionniste
p. 18
L’origine du mot
La technique impressionniste
Les thèmes impressionnistes
L’influence de la photographie
7 - L’Île-de-France, un atelier aux environs de Paris
p. 20
Les bords de Seine, motif d’élection
Les îles de la Seine
Regarder Paris
8 - Le matériel du peintre
p. 26
Qu’est-ce-que la peinture ?
La peinture à l’huile
Le marchand de couleurs
Conserver la peinture
La préparation du support
Le matériel du peintre sur le motif au milieu du XIXe siècle
Études d’œuvres
Littérature et paysages, quelques textes
Bibliographie / Webographie
p. 30
p. 51
p. 587
1
1 - Le paysage et l’École française de peinture
L’Ecole des Carrache et le paysage classique
La peinture de paysage connut un réel engouement en Italie, à la fin du XVIe siècle,
notamment à Rome, véritable foyer artistique où s’installèrent de nombreux peintres
étrangers, paysagistes de surcroît1. Les sources du paysage romain se situèrent également à
Bologne, une petite bourgade appartenant aux États pontificaux, dont étaient originaires les
Carrache2. En 1582, à Bologne, ceux-ci créèrent une école académique prônant l’étude directe
de la nature et la retouche du motif en atelier. Dans cette école, les élèves étudiaient les
œuvres de l’antiquité et de la Renaissance (Raphaël, Corrège), dessinaient d’après le modèle
vivant. Les paysagistes travaillaient sur le motif. Sous l’impulsion de l’« École des
Carrache », le paysage, digne d’être étudié, devint alors un genre à part entière.
Les paysagistes bolonais diffusèrent le goût du dessin, de l’observation directe, tracée à la
plume ou au pinceau, souvent à l’encre brune, afin d’étudier les motifs du paysage (arbres,
racines, rochers, broussailles), parfois plusieurs vues sur la même feuille. Annibal Carrache ne
fut pas pour autant un peintre naturaliste, mais bien le promoteur du paysage classique, fondé
sur l’observation du réel et la recomposition en atelier d’une nature « idéale », inspirée par la
fable mythologique ou l’histoire religieuse. Dans ses paysages, la « belle nature », ordonnée
avec rigueur, animée de petites figures judicieusement distribuées, participe à la
compréhension du récit. Carrache eut de merveilleux élèves et émules, à l’exemple de
Francesco Albani (1578-1660) et Domenico Zampieri, dit « Le Dominiquin » (1581-1641).
Nicolas Poussin,
Nicolas Poussin,
Un sentier menant à une clairière, vers 1635-1640,
Paysage au château ou Paysage par temps calme, 1651
Crayon, encre brune et lavis brun, 38,6 x 24,6 cm,
huile sur toile, 97 x 131 cm,
The John Paul Getty Museum, Los Angeles
The John Paul Getty Museum, Los Angeles
1
Parmi les paysagistes étrangers séjournant à Rome, citons les peintres de l’Ecole allemande (Adam Elsheimer,
maître des paysages nocturnes), de l’Ecole flamande (Paul Bril, Pierre-Paul Rubens), de l’Ecole lorraine (Claude
Gellée, dit « Le Lorrain »).
2
Cette famille d’artistes bolonais comprenait Annibal Carrache (Annibale Carracci, 1560-1609), le plus connu
des Carrache, son frère Agostino et son cousin Lodovico. Leur démarche artistique, fondée sur l’observation du
réel, s’opposait à celle, défendue par les peintres italiens de la génération précédente (« maniéristes »), qui
affectionnaient les mises en scènes complexes, les attitudes savantes (« contrapposti ») et les couleurs éclatantes.
2
Les peintres français en Italie
C’est ce contexte particulier que le peintre français Nicolas Poussin (1595-1665) découvrit à
Rome, dans les années 1620. Peintre de sujets d’histoire, il aborda très tôt le paysage,
développa, sur l’exemple de Carrache, le modèle du paysage historique, où nature,
personnages et composition participent au drame humain. Poussin manifesta le même attrait
pour l’étude sur le motif et le même plaisir à peindre la nature. Comme Carrache, il réalisait
études et croquis, à partir desquels il composait en atelier des paysages purement imaginaires.
Plusieurs artistes français gravitèrent, à Rome, autour de Poussin et de son confrère Claude
Gellée, dit Le Lorrain (v. 1600-1682) : Gaspard Dughet (1615-1675), qui fut l’élève du
premier, puis son beau-frère, vécut et travailla lui aussi à Rome.
Le Paysage au château ou Paysage par temps calme, de Poussin, illustre parfaitement les
grands préceptes du paysage classique : une mise en page resserrée, soigneusement cadrée par
la végétation, des plans horizontaux qui creusent la profondeur, un point de vue légèrement en
hauteur, qui descend vers le plan d’eau où se reflètent les édifices de la rive opposée, une
lumière claire, des lointains brumeux et montagneux.
Pour Les Funérailles de Phocion, dont le sujet est tiré de l’histoire antique, Poussin recrée une
nature idéale à la gloire de l’action humaine. Il compose un paysage majestueux, clair et
ordonné, qui convient à la dignité des protagonistes et au caractère de l’histoire. Bien que le
Paysage par temps calme ne porte pas de sujet narratif, Poussin ne se contente pas d’une
simple vue, soigneusement observée. Il suggère le rapport paisible de l’homme à la nature
(notamment à travers la figure du berger vêtu d’une tunique à l’antique, méditant sur le
paysage), dans laquelle le spectateur pourrait reconnaître une nouvelle Arcadie3.
En France, un genre de peinture peu estimé
Dans le même temps, en France, la peinture de paysage, admise parmi les genres
académiques, était considérée comme une discipline mineure. Selon la hiérarchie des genres,
codifiée, en 1668, par André Félibien dans la préface des Conférences de l’Académie royale
de peinture et de sculpture4, la peinture d’histoire5 constituait le « grand genre ». Les peintres
d’histoire jouissaient d’ailleurs d’un statut privilégié à l’Académie royale, où ils étaient les
seuls, avec les sculpteurs, à pouvoir enseigner aux élèves. Ils relevaient, certes, de redoutables
défis artistiques : le grand format6, plusieurs figures dans le même tableau, susceptible de
3
Région de la Grèce antique peuplée de bergers, considérée à l’époque moderne comme un séjour de bonheur et
d’harmonie avec la nature.
4
A. Félibien, Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture, Londres, 1705 (préface).
5
Elle comprend l’histoire antique ou nationale, l’histoire religieuse, les fables de la mythologie gréco-romaine et
l’allégorie.
6
Sous le règne de Louis XIV, les tableaux les plus vastes sont appelés « grandes machines » : ils dépassent
plusieurs mètres, à l’exemple du cycle consacré à Alexandre Le Grand, que le roi commanda à Charles Le Brun.
Le peintre d’histoire, à la fois peintre et décorateur, pouvait entreprendre de « grands décors » et orner coupoles,
3
rendre toutes les nuances d’un récit. L’invention du sujet, l’attitude et les gestes arrêtés pour
chaque figure, l’expression des passions, recouvraient, semble-t-il, toutes les difficultés de
l’art. La référence littéraire donnait à voir les grandes actions des hommes illustres, s’inspirait
de la fable et des mythes, avec l’intention d’instruire le spectateur.
Selon la doctrine énoncée par Félibien, le talent du paysagiste semblait fort peu considérable.
Le paysage historié échappait toutefois à cette classification, puisqu’il conciliait l’imitation de
la nature et l’invention du peintre. L’introduction d’un sujet et le choix d’une « belle nature »
supposaient de nobles enjeux : c’est l’idée (la composition, les proportions, la beauté) qui
primait alors sur l’observation parfaite, même s’il « y a[vait] toujours du mérite dans un
tableau où l’on voit la nature copiée exactement »7. Les portraitistes, les peintres de fleurs ou
de fruits, les peintres d’animaux et les paysagistes ne pratiquaient, jugeait-on, qu’un genre
d’imitation. Le paysagiste pouvait se targuer de connaître la topographie, de rendre à
merveille toutes les essences, de savoir brosser un ciel. Mais s’il représentait la nature telle
qu’elle est, pour en livrer une vision détaillée et anecdotique, il se maintenait, selon les
préceptes académiques, dans le premier degré de l’art, celui de l’imitation.
François de Troy
Portrait de la comtesse de la Brionne
et de son fils le prince de Lorraine
(détail : paysage du fond), MDDS.
Adam Frans Van der Meulen, Arrivée de
Louis XIV devant le camp de Maestricht (détail)
huile sur toile, 230 x 332 cm, Louvre.
plafonds, voûtes et murs d’une église ou d’un palais. A Sceaux, Le Brun réalisa plusieurs « grands décors », dont
la peinture de la coupole du pavillon de l’Aurore, dépendance du château de Colbert (L’Aurore, 1672, Sceaux,
pavillon de l’Aurore).
7
A.J. Pernéty, Dictionnaire portatif de peinture, sculpture et gravure, Paris, 1756, p. 338.
4
Peindre le paysage en France
Le paysage n’était parfois qu’un élément de décor, ne servant qu’à situer l’action principale. Il
occupait par exemple l’arrière-plan des peintures de batailles ou de chasses de Van der
Meulen. Des portraitistes se plaisaient également à poser leurs modèles sur fond de paysage,
comme François de Troy ou Nicolas de Largillierre. Sous le règne de Louis XV, le paysage
sert également de cadre à la fête galante, à la pastorale ou aux amours des dieux de la
mythologie. Paysagiste à ses heures, François Boucher donnait volontiers libre cours à sa
fantaisie décorative et métamorphosait le paysage en un pittoresque décor de théâtre. Dans La
Forêt, il donne aux troncs, aux branches et aux racines les formes les plus capricieuses, fait
grimper le lierre partout, décharne et incline quelques arbres, plantés sur un terrain accidenté.
François Boucher La Forêt (détail), 1740,
huile sur toile,
131 x 163 cm, Musée du Louvre, Paris
Hubert Robert et son atelier, Le décintrement
du pont de Neuilly, le 22 septembre 1772,
copie du tableau exposé au Salon de 1775,
113 x 195 cm, MDDS.
Plusieurs artistes de l’École française, au XVIIIe siècle, développèrent un talent pour la
peinture de paysage. Joseph Vernet contribua par exemple à la vogue des marines et obtint la
commande d’une vingtaine de tableaux illustrant les Ports de France, commandée par Louis
XV. Plusieurs peintres se spécialisèrent dans les vues de Paris et de son fleuve emblématique,
la Seine, comme Pierre-Antoine De Machy ou Hubert Robert, tous deux témoins des
transformations urbaines de la capitale. Reçu à l’Académie en qualité de peintre
d’architectures, Hubert Robert passa, quant à lui, à la postérité en tant que peintre de ruines.
5
C.-J. Vernet, L’Entrée du port de Marseille,
huile sur toile, 165 x 263 cm (détail),
musée du Louvre, Paris
2 - Reconnaissance de la peinture de paysage à la fin du XVIIIe
siècle
La reconsidération du paysage n’intervint cependant qu’à la fin du XVIIIe siècle, même si la
question était loin d’être définitivement tranchée. Au Salon des peintures de l’année 1791, un
critique écrit : « Je ne vous dis rien du paysage, c’est un genre qu’on ne devrait pas
traiter 8»…
Le goût des collectionneurs pour la peinture néerlandaise
A la fin du XVIIIe siècle, le goût des amateurs pour la peinture nordique renouvela l’intérêt
pour la peinture de paysage. Les cabinets des collectionneurs français mirent alors en lumière
deux écoles (flamande et hollandaise) où le paysage était depuis longtemps un genre
autonome et dont les maîtres, affranchis de toute doctrine artistique, montraient une nature
simplement imitée, dans tous ses aspects.
Ces collectionneurs s’approvisionnaient dans les boutiques des marchands parisiens et
passaient parfois commande de copies, d’après Rembrandt, Ruysdaël ou Hobbema, aux
peintres français qui, à l’instar de Georges Michel, assimilèrent rapidement leur manière.
Plusieurs peintres français s’affirmèrent en paysagistes doués, sous le règne de Louis XVI :
Simon-Mathurin Lantara (1729-1778), Lazare Bruandet (1755-1804) et Jean-Louis Demarne
(1755-1804). Héritier de la tradition classique du paysage, Lantara fut un observateur attentif
des phénomènes atmosphériques et un audacieux peintre de paysages nocturnes. Il fut parfois
comparé à Vernet, avec lequel il partageait la même passion pour l’illustre Claude Gellée.
Représentant du courant réaliste, d’inspiration nordique, Lazare Bruandet fréquenta, comme
Lantara, la forêt de Fontainebleau. Il s’y serait rendu et y aurait travaillé en compagnie de
Georges Michel. Les peintres de l’École de Barbizon désignèrent ces trois artistes comme
leurs glorieux ancêtres et virent en eux les premiers véritables paysagistes français ! Quant à
Demarne, il fut l’un des promoteurs du paysage hollandais, dont il pasticha volontiers les
8
Lettres critiques et philosophiques sur le Salon de 1791.
6
tableaux, en reprenant parfois le principe d’une scène de genre (une halte de cavaliers, par
exemple).
Georges Michel, d’après Ruysdaël,
Les blanchisseuses dans les champs près de
Haarlem, avant 1800, Musée des BeauxArts, Angers
Pierre-Henri de Valenciennes à l’Académie
À la même époque, Pierre-Henri de Valenciennes (1750-1819) développait, à l’Académie
royale de peinture et de sculpture, sa conception du paysage historique. Élève du peintre
Gabriel-François Doyen, Valenciennes avait poursuivi sa formation en Italie et vécu à Rome,
entre 1777 et 1785, à l’instar de l’illustre Poussin. Au cours de ce long séjour, il dessina sur
de nombreux carnets de croquis et réalisa plusieurs études à l’huile sur le motif, qu’il exploita
après son retour définitif en France, vers 1785-86. Ce brillant représentant du paysage
classique, considéré par ses contemporains comme la réincarnation de Poussin, fit son entrée à
l’Académie en 1787, mais en qualité de peintre d’histoire, sur la présentation d’un paysage
intitulé Cicéron découvrant le tombeau d’Archimède (Toulouse, musée des Augustins). Il
participa régulièrement à chaque Salon, ouvrit un atelier dans lequel se formèrent plusieurs
peintres, dont Jean-Victor Bertin, l’un de ses disciples, et fit paraître, en 1799, un traité
attestant à la fois ses qualités de pédagogue, son attachement au paysage et l’originalité de ses
idées.
Dans la pratique qu’il fit du « plein air » en Italie, Valenciennes révélait une nouvelle
sensibilité, qu’il s’efforça de transmettre à ses élèves. Il leur conseillait notamment de
maintenir un lien immédiat avec la nature, prenant même le soin de les emmener « à la
campagne » pour étudier. Sans doute s’appuya-t-il sur les études à l’huile, aujourd’hui
conservées au Louvre, qu’il avait réalisées d’après nature, à Némi, en Italie, vers 1780. Il y
rend avec une fraîcheur étonnante de petits coins de nature, attentivement observés, où il
relève de subtils effets lumineux et atmosphériques et fait sentir avec justesse les essences
minérales et végétales. Sa touche apparaît légère et spontanée, lorsqu’elle rend le rare
feuillage d’un arbre qui se détache du ciel, plus dense, lorsqu’elle décrit un buisson touffu.
Simples notations saisies sur le motif, ces études indiquent néanmoins l’importance que
Valenciennes accordait à cette étape, avant l’exécution en atelier de ses grands paysages
historiques. En 1818, l’un de ses élèves, Jean-Baptiste Deperthes (1761-1833), écrit d’ailleurs
dans son traité de paysage : « Ce n’est qu’en plein air, au milieu d’une atmosphère imprégnée
7
des vapeurs terrestres et embrasée des feux du soleil [que l’élève] parvient à s’instruire 9 »,
même si l’élève devait ensuite composer un paysage historique. Dans les études du Louvre,
Valenciennes ne sélectionne pas la « belle nature », mais retient chaque détail, même les plus
pittoresques, à l’exemple de cet arbre enraciné au bord d’un chemin. Ces études (fig. 1 à 5)
préfigurent les premiers paysages aboutis de Camille Corot, qui se forma chez un élève de
Valenciennes, Bertin.
Malgré l’exemple de Valenciennes, l’Académie reconsidéra tardivement et imparfaitement sa
position à l’égard du paysage. Les derniers Salons de peintures du XVIIIe siècle avaient
pourtant révélé une vogue irrésistible, qui culmina en 1796, où furent présentés 225 paysages
sur les 449 tableaux exposés.
C’est à l’initiative de Valenciennes que l’Académie décida, en 1817, la création d’un
concours pour le Prix de Rome. Sans toutefois déroger à ses grands principes : elle n’admit en
effet qu’une seule catégorie de paysage (le paysage historique) et une seule esthétique
(pinceau minutieux, précieux fini, matière picturale glacée). En 1821, le Prix de Paysage
historique fut attribué à Jean-Charles-Joseph Rémond (1795-1875), qui présenta un Paysage
avec l’Enlèvement de Proserpine (Paris, ENSB-A).
1
9
Jean-Baptiste Deperthes, Théorie du paysage […], Paris, 1818, p. 9.
2
8
3
4
5
Pierre-Henri de Valenciennes
1. Paysage boisé à Nemi, huile sur papier, 27 x 34 cm, musée du Louvre, Paris
2. Environ du lac de Nemi. Arbres et rochers, huile sur papier, 32 x 24 cm, musée du Louvre
3. Vue du lac de Nemi et Genzano, huile sur papier, 22 x 32 cm (détail de l’arbre à droite), musée du Louvre
4. Nemi. Etude de troncs et racines, huile sur papier, 32 x 23 cm, musée du Louvre
5. À la Fayolle, près de Nemi : forêt et fonds, huile sur papier, 23 x 32 cm, musée du Louvre
3 - Le « sentiment de la nature » au début du XIXe siècle
Alexandre-Hyacinthe Dunouy, Georges Michel et Paul Huet ont, chacun à leur manière,
contribué à l’avènement de la peinture de paysage en France. Dunouy, peintre de vues,
Michel, représentant de la manière hollandaise et Huet, « paysagiste d’expression »,
s’attachèrent à montrer la nature pour elle-même. Michel et Huet la rendirent dans son
extrême diversité, sa richesse d’effets, tour à tour charmants, pittoresques, grandiloquents ou
pathétiques. Les paysages de ces trois peintres, dépourvus de sujet littéraire, révélèrent le
spectacle de la nature, digne en lui-même d’être traité et de « faire tableau ».
Alexandre-Hyacinthe Dunouy, « vedutiste » en Île-de-France
Grand admirateur de Poussin, Alexandre-Hyacinthe Dunouy (1757-1841) appartient à cette
famille de peintres fascinés par l’Italie. Conformément à la tradition du paysage, ce
représentant du courant classique ne peignait pas entièrement de plein air, mais croquait sur
9
site, le plus souvent au crayon, et appréhendait volontiers la couleur, notamment lors de ses
expéditions dans la campagne romaine. Ses biographes parlent d’une « grande quantité
d’études peintes et de dessins d’après nature », si bien qu’au tout début du XIXe siècle,
l’incendie qui ravagea son atelier fut considéré comme une perte effroyable : c’était-là toute la
richesse du paysagiste, toutes ses études, toute sa matière, parties en fumée.
Dunouy séjourna en Italie, dans le sillage de son protecteur Joachim Murat, devenu roi de
Naples, et partit souvent en expédition dans la campagne, napolitaine cette fois. Le musicien
Auguste Blondeau eut l’occasion de le suivre. Son témoignage nous fait sentir assez justement
ce qu’il convenait d’appeler « le sentiment de la nature » au début du XIXe siècle : « [Dunouy]
nous proposa un jour une promenade aux Camaldules, écrit-il, [un ancien monastère de
l’Ordre des Capucins] qui alors était inhabité mais dont M. Dunouy nous facilita l’entrée (…).
Le couvent (…) faisait le but de notre expédition (…) Nous traversâmes les lieux les plus
pittoresques, les plus riants, avant d’arriver à cette espèce de forteresse ». Le groupe déambule
dans différentes pièces puis se rend dans le réfectoire pour y déjeuner : « Rien, je crois, n’est
comparable à la vue que l’on a de la vaste croisée de ce réfectoire (…). Nos yeux, notre
pensée, toutes nos facultés étaient véritablement dans le ravissement : nous ne pouvions
détacher nos regards de toutes ces magnificences d’une nature prodigue qui se déroulaient
devant nous, et sur lesquelles nous planions ». Blondeau poursuit « Après le déjeuner, chacun
voulut emporter un souvenir de ces beaux lieux (…). Chacun armé de son carnet, de son
crayon, choisit le point de vue qui lui agréait le plus, et se mit sur le champ au travail ».
A..-H. Dunouy, Paysage composé d'après des études faites
dans les Alpes et en Italie, h/t, 123 x 177 cm, musée du Louvre, Paris.
De retour en France, Dunouy
adapta les formules imaginées au
cours de ses séjours italiens à
l’Île-de-France : il envoya par
exemple au Salon plusieurs
tableaux composés d’après « des
études faites dans les Alpes et en
Italie », à l’exemple du grand
paysage conservé au Louvre, qui
renvoie clairement à l’exemple de
Poussin, même s’il ne porte aucun
sujet historique.
Parmi les tableaux envoyés au Salon de 1822, ce peintre « vedutiste » fit parvenir au jury une
étonnante vue du même parc prise de la fenêtre d’un château. Cette formule fut plusieurs fois
appliquée à ses tableaux et notamment à une petite vue prise d’une fenêtre au boulevard de la
Madeleine.
10
Ces quelques ouvrages de Dunouy témoignent à l’évidence d’une nouvelle sensibilité face à la
nature, dont la représentation doit être plus directe et reposer sur une observation attentive.
Georges Michel, le « Ruysdaël français »
Georges Michel (1763-1843) vécut à Montmartre, à l’époque où la Butte n’était encore qu’un
village de vignerons, à la limite nord de Paris. C’est à Montmartre et dans la plaine de SaintDenis que Michel travailla essentiellement ; il y prit comme motifs les moulins, en souvenir,
peut-être, des moulins hollandais de Ruysdaël, qu’il copia souvent à la fin du XVIIIe siècle. Le
peintre français adapte le type néerlandais du paysage : une ligne d’horizon au quart inférieur
du tableau, un ciel souvent menaçant et traversé de forts contrastes lumineux, la figure
humaine à la merci d’une nature hostile. Au moyen de puissants effets de matière, il exprime
avec force le caractère dramatique du moment choisi, peu avant l’orage et le déchaînement
des éléments.
Né en 1763, sous le règne de Louis XV, Georges Michel suivit une formation assez classique,
dans l’atelier du peintre d’histoire et de batailles Carle Vernet. Il n’appartient pas à la
génération des peintres de « plein air » et concevait, à l’instar de ses aînés, le travail sur le
motif uniquement comme une étude, une quête de sensations, une recherche d’émotions, une
captation d’effets lumineux et colorés, pour servir à l’exécution du tableau en atelier. Le
témoignage tardif de sa seconde épouse confirme qu’il partait « tous les jours en promenade,
sans jamais y manquer et par tous les temps ». D’après sa femme, « Rarement [Michel]
peignait d'après nature, mais il dessinait sur des petits carrés de papier les vues qui lui
plaisaient », faisait aussi « de grands dessins ». Ces croquis lui rafraîchissaient ainsi la
mémoire lorsqu’il retournait dans l’atelier pour peindre. Sans doute Michel respectait-il la
topographie des lieux qu’il saisissait avec la spontanéité suggérée par ses empâtements
virtuoses. La postérité immédiate, en particulier les peintres de l’École de Barbizon, virent en
lui le « précurseur du paysage moderne ».
Georges Michel, Vue prise dans la plaine Saint-Denis,
vers 1830, huile sur toile, 46 x 65,5 cm, MDDS.
11
Paul Huet, « Delacroix du paysage »
Paul Huet (1803-1869) appréhendait le « plein air » comme un musicien faisant ses gammes.
Il scrutait le paysage, notait ses observations et retournait dans l’atelier, muni d’une précieuse
documentation (petites « débauches d’imagination », furieusement brossées à l’huile).
Dans l’atelier, il composait de grands tableaux, qu’il destinait au Salon des peintures - rendezvous artistique majeur pour tout peintre désirant se faire connaître et susciter de nouvelles
commandes. Le plus souvent, ce travail sur le motif ne constituait donc qu’une première
étape. Paul Huet, comme l’écrit le fils de l’artiste, « n’exécut[ait] pas chaque toile directement
sur nature ou d’après une étude unique en en faisant une copie scrupuleuse et terre à terre ;
mais pour l’exécution de chacune, (…) fai[sait] vingt études et deux cents dessins ».
De plus, Huet livrait, non pas une vision objective, mais intérieure du paysage, souvent
dramatisée, qui devait émouvoir le spectateur. Son fils confirme qu’il « cherchait » rarement
« à faire le portrait d’un site ». Son goût pour les paysages de tempête et d’orage, pour la
représentation d’une nature déchaînée, pour les sujets dramatiques (L’Inondation à SaintCloud, Louvre) lui valut d’être qualifié de « paysagiste d’expression ». Théophile Gautier,
l’un de ses plus grands admirateurs, le désigna comme un « paysagiste romantique », d’autres
encore le surnommèrent le « Delacroix du paysage ».
Paul Huet, Lisière du bois de Saint-Cloud, 1822, huile sur carton,
20 x 38 cm, MDDS.
Paul Huet, Chaville, chemin des petits
bois, 1867, huile sur bois, 30 x 36 cm, MDDS.
Paul Huet ne se laissa pas enfermer dans un style, pas plus qu’il ne se contenta de peindre à
l’huile. Il maîtrisait pratiquement toutes les techniques de dessin et se révéla également un
aquarelliste talentueux et visionnaire, capable d’attraper au vol « des impressions fugitives et
(…) des notes précieuses », dont il s’inspirait pendant le travail en atelier. Précurseur de la
vision impressionniste, Huet aquarelliste s’approche des paysages de Sisley. Dans certains
petits tableaux à l’huile, le peintre sent très justement l’évolution du paysage à la veille de la
naissance de l’impressionnisme. Son Paysage de Chaville révèle une technique plus souple,
un intérêt pour la représentation du ciel, de l’atmosphère, que Huet rend au moyen d’une
subtile perspective aérienne.
12
4 - Peindre le paysage, une révolution esthétique au XIXe siècle
En rupture avec le paysage classique, Paul Huet rechercha son inspiration dans l’œuvre de ses
contemporains ou celui des maîtres anciens, Rubens en particulier. Comme d’autres artistes
de sa génération, il découvrit également les grands paysagistes anglais, notamment au Salon.
Leur influence, et plus particulièrement celles de Bonington et Constable, fut considérée
rétrospectivement comme l’une des sources « de la métamorphose du paysage en France ».
L’influence de Bonington
Richard Parkes Bonington (1801-1828) occupe une place particulière, puisqu’il s’installa à
Paris, en 1818, et poursuivit sa formation artistique auprès d’Antoine-Jean Gros. Dans
l’atelier de Gros, Bonington fit la connaissance de Paul Huet, l’initia probablement à
l’aquarelle et au « plein air » sur les bords de Seine. Peintre de marines aux vastes ciels
traversés de nuages, il se singularisa par la pratique spontanée de l’aquarelle, qui suscita
l’admiration de Huet et Delacroix et lui valut de premiers succès au Salon des peintures.
Dès le Salon de 1822, il se fit remarquer par son analyse très fine de la lumière changeante
des côtes normandes et lança, par la même occasion, la vogue de l’aquarelle à la « manière
anglaise » si prisée sous la Restauration. Ses tableaux à l’huile confirmèrent un peintre
audacieux, dont la manière n’est pas si éloignée de Boudin et des premiers impressionnistes.
Richard Parkes Bonington, The Salt Marshes near Trouville, 1826, aquarelle,
10,8 x 22,2 cm, The Getty Museum, Los Angeles
L’événement du Salon de 1824
Comme d’autres peintres anglais, Richard Parkes Bonington participa au Salon de 1824 et
partagea les plus vifs éloges avec son compatriote John Constable (1776-1837). Ce dernier
n’était pas méconnu en France, où quelques admirateurs, parmi lesquels le jeune Huet, se
13
plaisaient à copier ses tableaux. L’exposition de 1824 le consacra toutefois comme l’exemple
à suivre en matière de paysage. Parmi d’autres ouvrages, Constable présenta un grand tableau
de salon (130 x 185 cm), dépourvu de sujet sinon celui, en apparence peu considérable et
même jugé indigne, d’une charrette traversant un cours d’eau. Point de référence littéraire,
mais une attention particulière aux variations atmosphériques, aux effets lumineux et à la
représentation mouvante du ciel. La peinture de Constable, « réaliste » et « moderne »,
réhabilitait en quelques sortes le principe de l’imitation.
La technique, audacieuse pour un tableau achevé, faite de multiples effets de matière, à des
lieues de la manière lisse et impersonnelle des peintres néoclassiques, était un remarquable
indicateur des possibilités expressives de la couleur. Constable parvenait ainsi à évoquer le
caractère éphémère de la nature. Face aux tableaux du peintre anglais, parfois travaillés au
couteau, la critique d’art se sentit quelque peu déstabilisée. Le Salon de 1824 marqua le
triomphe de l’École anglaise, exprimé par l’attribution de deux médailles d’or aux paysagistes
Bonington et Constable.
John Constable, Le Cheval blanc, vers 1818-19, huile sur toile,
127 x 183 cm, National Gallery, Washington
Le développement du « plein air »
Constable fut l’un des pionniers du « plein air ». En avance sur son temps, il avait la
conviction qu’il fallait « finir en plein air ». Il écrivit à ce sujet : « si je devais faire des études
du paysage, je les finirais dans les champs… Ce n’est pas l’esquisse, mais la finition d’après
nature qui fait le talent d’un grand artiste » (cité par Barry Venning, Constable. Sa vie et ses
chefs-d’œuvre, 2015, p. 26). Il atteignit probablement l’objectif fixé pour le célèbre Flatford
Mill (vers 1814-15, Londres, Victoria and Albert Museum), considéré comme « peint
entièrement en plein air ».
En France, la pratique du « plein air » se généralisa après 1840, grâce à l’invention du
chevalet portatif et des tubes de couleur en étain. Le développement d’un matériel portatif
facilitait, dès lors, les excursions sur le motif. Le développement du chemin de fer permit en
14
outre de quitter plus facilement la ville et de trouver de nouveaux sujets à la campagne.
Symbole de modernité et objet de fascination pour les futurs impressionnistes (Claude Monet
et ses « Gares Saint-Lazare »), le chemin de fer est discrètement évoqué dans la vue de Paris,
composée par François-Edme Ricois, en 1843 : sur le viaduc de Meudon traversant la vallée,
le peintre y fait en effet circuler une locomotive fumant, filant à vive allure vers la capitale.
François-Edme Ricois (détail)
Le paysage : une peinture résolument « moderne »
Les mutations de la société du début du XIXe siècle et, plus particulièrement, l’avènement de
la bourgeoisie, peu sensible à la grande peinture d’histoire, aux fables mythologiques et aux
savantes allégories, firent également le succès du paysage. Ce genre de peinture sollicitait
avant tout la sensibilité du spectateur, plus que son savoir ou ses connaissances. En puisant
son inspiration dans l’observation de la nature et l’évocation d’une réalité quotidienne, le
paysagiste pouvait espérer émouvoir la plupart de ses contemporains ayant vécu l’expérience
d’une campagne détrempée après l’orage, d’une promenade à travers les prés, à l’orée d’un
bois, ou raviver le souvenir d’un arc-en-ciel traversant un ciel plombé de nuages. La nature
apparut comme un sujet inépuisable : un même lieu pouvait offrir différents aspects et donner
l’occasion au peintre de rendre perceptible l’extrême richesse de son « histoire naturelle ».
Le « plein air » bouleversa la méthode de travail du paysagiste : il quittait désormais l’atelier,
se rendait au cœur du paysage pour choisir directement son point de vue, travaillait sous la
lumière naturelle et non plus à la lueur de la bougie ou de la lampe à pétrole, ébauchait et
poussait aussi loin que possible la toile, indiquait « sur le vif » le moindre effet lumineux ou
coloré. Cette méthode quasi-expérimentale fit évoluer la manière de peindre le paysage et
prépara une véritable révolution esthétique : la discipline s’imposa peu à peu comme un
laboratoire ou plus exactement le domaine possible de la création et de l’innovation
technique. L’art du paysage parut d’une extrême modernité, tant par son sujet (contemporain),
sa pratique (le « plein air ») que par son application technique (effets de matière). Par
comparaison, la peinture d’histoire semblait recycler des recettes d’atelier éculées et véhiculer
des sujets bien éloignés des nouvelles élites et de leurs préoccupations.
15
5 - Peindre en forêt de Fontainebleau - Barbizon
Des précurseurs aux romantiques
Les peintres qui firent au XIXe siècle la réputation de la forêt de Fontainebleau et des villages
qui l’entourent – Chailly, Marlotte et surtout Barbizon – eurent des précurseurs qui, dès la fin
du XVIIIe siècle, allèrent chercher une nature sauvage et spectaculaire à une soixantaine de
kilomètres de la capitale. Simon-Mathurin Lantara (1729-1778), considéré par les peintres du
siècle suivant comme une figure tutélaire, non dénuée de légende, Lazare Bruandet (17551804) et Jean-Joseph-Xavier Bidauld (1758-1846) furent ainsi parmi les premiers à étudier les
arbres et les rochers qui ont fait la réputation du site. Cette démarche est familière aux artistes
de la génération suivante, nés à la fin du XVIIIe ou au début du XIXe siècle, encouragés par
leurs professeurs, tels Pierre-Henri de Valenciennes, à peindre sur le motif. Cependant, les
peintres qui découvrent Fontainebleau dans les années 1820 et 1830 – citons Théodore
Caruelle d’Aligny (1798-1871), Paul Huet (1803-1869) et Jean-Baptiste Camille Corot
(1795-1875) – ont été précédés par des écrivains romantiques venus ressentir dans la solitude
et devant le spectacle de la nature de quoi inspirer leurs écrits. C’est par exemple le cas
d’Étienne Pivert de Senancour, qui publia en 1804 un roman épistolaire, Oberman, dans
lequel il raconte ses promenades dans la forêt de Fontainebleau10. François-René de
Chateaubriand évoquait quant-à-lui cette forêt dans un poème (La Forêt, Tableaux de la
nature11) dès 1789 !
Corot à Chailly-en-Bière
Dans la première moitié du XIXe siècle, il fallait emprunter une diligence pour se rendre en
forêt de Fontainebleau. En venant de Paris, Chailly-en-Bière, dernier village avant la forêt,
était doté d’un relais de poste permettant de changer de chevaux. On y trouvait deux auberges,
du Lion d’Or et du Cheval Blanc, où s’installèrent d’abord les peintres.
Corot logea d’abord à Chailly lorsqu’il vint
travailler en forêt de Fontainebleau. Cette étude
de tronc d’arbre, œuvre de jeunesse, est datée de
182212. Selon les principes de Valenciennes et
fidèle à la tradition classique (Corot a passé
plusieurs années en Italie), l’artiste réalisait en
plein air des études qu’il n’exposait pas, afin de
se constituer un répertoire de motifs qu’il utilisait
ensuite dans ses toiles, peintes en atelier.
Fontainebleau. Détail de tronc d’arbre en forêt,
huile sur papier marouflée sur toile, 24,4 x 32 cm,
musée départemental des Peintres de Barbizon.
10
Voir, en fin de dossier, un extrait de ce roman.
Le poème est reproduit en fin de dossier.
12
Voir le commentaire de cette œuvre sur le site du musée départemental de Barbizon, http://www.museepeintres-barbizon.fr/jean-baptiste-camille-corot-detail-de-tronc-d-arbre-en-foret
11
16
Plus tard, Corot séjourna l’été à
l’auberge Ganne, à Barbizon, où il
côtoyait les artistes établis dans le
village.Cependant, il se distinguait de
ces derniers, attachés à la représentation
de la réalité, par une vision plus
onirique. À partir de 1850, il peignit
aussi d’après ses souvenirs. Ce tableau
représente les étangs de Ville-d’Avray,
où sa famille possédait une maison.
Ville d’Avray, l’étang au bouleau devant les villas, 18721873, huile sur toile, 43,7 x 83 cm, Rouen, musée des BeauxArts .
L’
Barbizon et l’auberge Ganne
Pour les artistes qui cherchaient à élire
domicile au plus près de la forêt, un
ancien tailleur de pierres, le père Ganne
ouvrit en 1824 une auberge à Barbizon
hameau dépendant alors (jusqu’en 1903)
de la commune de Chailly. Les peintres
partageaient et représentaient la vie
simple des habitants, paysans, carriers,
bûcherons ou charbonniers. Aux plaisirs
de la peinture de plein-air s’ajoutaient
ceux des soirées entre amis, moments de
grande fraternité. Les jours de pluie, les
artistes décoraient les meubles et les
murs de l’auberge.
Auberge Ganne, La salle à manger des officiers.
Peu à peu, certains artistes formèrent même de
petites colonies, vivant à l’année près de
Fontainebleau dans leurs maison-atelier. Certains
d’entre eux, comme Théodore Rousseau (18121867) ou Charles-François Daubigny (18171878), réagissaient ainsi contre l'industrialisation
naissante et la pollution urbaine. Rousseau est
mort à Barbizon, où se trouve encore sa maisonatelier. À l’orée de la forêt, un monument lui rend
hommage, ainsi qu’à Jean-François Millet (18141875), auteur de célèbres toiles évoquant la vie
paysanne.
Monument à Théodore Rousseau et Jean-François
Millet, bas-relief en bronze de Henri Chapu.
17
L’arrivée des touristes
En 1849, une nouvelle ligne de chemin de fer reliait Paris à Melun. Le train s’arrêtait à Avon,
près de Fontainebleau, tandis qu’il était possible de rejoindre Barbizon à partir de la gare de
Melun, en parcourant onze kilomètres à pied, ou en empruntant la voiture des postes, la
Patache. La ligne de chemin de fer, prolongée, devint en 1857 la célèbre P.L.M. (Paris-LyonMéditerranée). Grâce au train, il devenait facile de passer le dimanche en forêt de
Fontainebleau, envahie par des hordes de curieux… Des guides de découverte de la forêt, en
particulier ceux rédigés par Claude François Denecourt dès 1839, facilitaient les déplacements
des touristes. Hôtels et restaurants se multiplièrent. Le village de Barbizon était devenu un lieu
de pèlerinage obligé pour les artistes, y compris étrangers, qui venaient travailler sur les traces
de leurs illustres prédécesseurs. À partir de 1890, on évoquait l’« École de Barbizon ». En
réalité, il n’y a pas eu d’école, avec des maîtres et des élèves, mais seulement des artistes
attirés par le désir d’admirer la nature et d’en faire le sujet de leurs toiles.
Abords de la forêt de Fontainebleau : Rochers vers Champcueil,
e
Début du XX siècle, photographies anonymes, MDDS.
18
6 - Le paysage impressionniste
L’origine du mot
En 1874, des artistes (dont les peintres Claude Monet, Auguste Renoir, Camille Pissarro,
Alfred Sisley, Berthe Morisot et Edgar Degas) décidèrent de se constituer en société 13 et
d’organiser ensemble une exposition afin de pouvoir montrer leurs œuvres, refusées au Salon
officiel de peinture de Paris. Un journaliste (Louis Leroy, de la revue satyrique le Charivari )
se moqua d’un tableau de Monet intitulé Impression, soleil levant (aujourd’hui au musée
Marmottan, Paris), et traita ces peintres d’« impressionnistes ». L’appellation fut reprise par
les artistes eux-mêmes et le public. Aujourd’hui, le mouvement impressionniste est sans-doute
le plus connu au monde dans toute l’histoire de la peinture… !
Parmi les trente-neuf artistes représentés dans
l’exposition figurait Eugène Boudin (18241898), considéré comme l’un des précurseurs
du mouvement, qui y participait par amitié
pour son ancien élève Claude Monet, qu’il
avait initié à la peinture en plein-air.
Eugène Boudin, La plage de Villerville, 1864, huile sur
toile, 45.7 x 76.3 cm, National Gallery of Art,
Washington
Huit expositions se succédèrent entre 1874 et 1886, auxquelles tous les peintres du groupe ne
participèrent pas. Dans les années qui suivirent, les peintres impressionnistes s’éloignèrent
les uns des autres pour poursuivre chacun ses propres recherches. Une nouvelle génération
d’artistes, dits néo-impressionnistes, systématisa le principe de la touche divisée (le mélange
des couleurs ne s’effectue pas sur la palette mais dans l’œil du spectateur, qui restitue
également le motif à distance).
La technique impressionniste
Détail du tableau de Sisley p.41
13
Monet et Renoir utilisèrent les premiers, en 1869, une
touche divisée, en travaillant côte-à-côte aux Bains de
la Grenouillère à Bougival : ils plaçaient des touches de
couleur pure les unes à côté des autres, en évitant les
tons sombres. Cette technique permet d’obtenir des
couleurs plus vives et une impression de mouvement.
Les impressionnistes, comme plus tard les néoimpressionnistes, s’appuyaient sur les travaux du
chimiste Chevreul (loi du contraste simultané des
couleurs, 1839), en particulier en ce qui concerne le
mélange optique : un ton vert, par exemple, peut
s’obtenir en juxtaposant du jaune et du bleu.
Société anonyme des peintres, sculpteurs et graveurs.
19
Tous les peintres impressionnistes n’avaient pas la même technique ni le même style.
Toutefois, leurs œuvres ont des points communs, en particulier une facture présentant des
touches apparentes et des empâtements : la peinture n’est pas lisse, « léchée » comme celle
des tableaux appréciés à l’époque. La division de la touche convient parfaitement au
traitement de l’eau et aux effets de lumière changeante, en fonction des saisons ou des heures
du jour. Cependant, elle dissout les formes, en faisant disparaître le dessin. Celui-ci reste
pourtant très important pour certains peintres, comme Caillebotte et Degas.
Détail du tableau d’Alfred Sisley Le Pont de Moret, 1893, 73,5 x 92 cm, Musée d’Orsay, Paris.
Les thèmes impressionnistes
Les impressionnistes étaient avant tout des
peintres
du
plein-air.
Ils
utilisaient
généralement des toiles de petit format, leur
permettant de peindre « sur le motif » et
choisissaient des sujets contemporains
(paysages ou scènes de la vie quotidienne).
Peintres de la réalité et de la modernité, ils
s’intéressent à leur époque : progrès
technologiques (train, bateau à
vapeur),
paysages qui se transforment (urbanisation,
industrialisation), loisirs (canotage, baignade,
restaurants et danse en plein air…).
Auguste Renoir, Les canotiers à Chatou, 1879,
huile sur toile, 2 x 100.2 cm, National Gallery of
Art, Washington
20
Claude Monet, Le pont à Argenteuil, 1874,
huile sur toile, 60 x 79.7 cm,
National Gallery of Art, Washington.
Grâce au réseau de voies ferrées dont l’Île-deFrance se dota à partir du milieu du XIXe
siècle, les impressionnistes sillonnaient la
région, qui constitue véritablement le berceau
du mouvement. La Seine et ses bords furent
pour eux des motifs de prédilection, par les
possibilités d’étude des reflets, scintillements,
transformations du fleuve au fil des saisons,
mais aussi par les sujets que leur offrait la
nouvelle civilisation des loisirs. La mode du
canotage, venue d’Angleterre, fut ainsi, avec le
chemin de fer, à l’origine de l’urbanisation de
la vallée de la Marne, haut lieu du tourisme
parisien entre 1872 et 1914.
L’influence de la photographie
Enfin, certaines toiles impressionnistes se
caractérisent par des angles de vue inhabituels,
un « cadrage » influencé par la photographie.
C’est en particulier le cas des œuvres d’Edgar
Degas, qui s’est beaucoup intéressé à cet art et
l’a pratiqué. Une autre source d’inspiration des
peintres impressionnistes pour la composition
de leurs tableaux fut les estampes japonaises.
Eugène Atget (1857- 1927), Le Tour de Marne au Perreux,
1903, épreuve positive sur papier albuminé d’après négatif
sur verre au gélatino-bromure d’argent, 17,5 cm x 22 cm.
7 - L’Île-de-France, un atelier aux environs de Paris
Les bords de Seine, motif d’élection
Les boucles de la Seine, ses méandres, offrent, à travers l’Île-de-France, une variété d’effets
susceptibles de rassasier le paysagiste curieux à la recherche de nouvelles sensations, de
nouveaux défis artistiques. Depuis longtemps, la Seine à Paris, ses ponts, ses quais, les
activités marchandes qui s’y développèrent, ont constitué des sujets appréciés des paysagistes
et souvent traités. À travers les armoiries de la ville, le fleuve est toujours très présent dans
l’imaginaire des habitants de la capitale. Il occupe aussi le cœur des vues à vol d’oiseau celles qui embrassaient « Paris tout entier ». Des paysagistes poursuivirent, au XIXe siècle,
21
cette tradition du paysage urbain, plus particulièrement des vues prises des quais de la
capitale.
C’est Jongkind (1819-1891) qui s’affirma comme le grand spécialiste de la discipline, rejoint
par Stanislas Lépine (1835-1892) ou Albert Lebourg (1849-1928). Des peintres moins connus
s’intéressèrent également à la vie intense des quais parisiens. Eugène Blasset immortalisa par
exemple le quai de Bercy, près de l’entrée du château, dont on aperçoit quelques travées à
travers le feuillage des arbres, à droite. De l’autre côté de la Seine, dont les berges sont
encombrées d’embarcations (le quai fut longtemps dévolu au transport de marchandises, du
bois de chauffage, notamment), se dressent le Panthéon, l’église de la Salpêtrière et, dans
l’éloignement, les tours de Notre-Dame.
Eugène Blasset, Paris : la Salpêtrière, le Panthéon et Notre-Dame,
vus du quai de Bercy près de l'entrée du château, huile sur toile, 31,2 x 51,2 cm, MDDS.
Comme autrefois dans la campagne romaine ou les environs de Naples, les peintres
s’aventurèrent autour de Paris. Parmi d’autres, Dunouy se rendit sur les hauteurs de Sèvres,
qui offraient une vue profonde sur la belle campagne d’Île-de-France. Ce site présentait de
nombreux atouts : une vallée entourée de collines, le motif pittoresque de la Seine et son lit
sinueux, des ponts reliant les deux rives du fleuve, la possibilité de porter le regard vers les
lointains et d’embrasser un large panorama. Dunouy créa en outre, par une somme de détails
anecdotiques, un paysage très vivant (chevaux dans une pâture, maisons aux cheminées
fumantes). Des peintres, de génération et de style différents - François-Edme Ricois (17951881), Antoine Drulin (1802-1869), Victor Danvin (1802-1842), Léon Fleury (1804-1858),
Alexis Ledieu (1808-1857), Théodore Rousseau (1812-1867), Antoine Chintreuil (18141873), Stanislas Lépine (1835-1892) - lui emboîtèrent le pas.
22
Les îles de la Seine
Au début du XIXe siècle, les îles de la Seine n’avaient rien d’hospitalier. Pourtant, dès les
années 1818-20, bien avant les impressionnistes, Paul Huet mit le pied sur l’île Seguin. Deux
tableautins du musée du Domaine départemental de Sceaux prouvent qu’il s’attacha
durablement aux lieux : l’un, L'Île Seguin. Bords de Seine. Le bain des chevaux, est une
ébauche de jeunesse, alors que l’autre, L'Île Seguin par temps d'orage, est une œuvre
beaucoup plus tardive. Le jeune Huet se laissa évidemment séduire par la nature encore
« sauvage » de l’île Seguin, où il pouvait donner libre cours à son âme romantique. Il y
réalisa, peut-être ces petites « débauches d’imagination » sur le motif : ce sont des pochades
très expressives et vigoureusement touchées, avec de splendides effets d'empâtement.
Paul Huet, L’Ile Seguin. Bord de Seine. Le bain des chevaux, 1820, huile sur carton, 12,5 x 34,5 cm, MDDS.
Paul Huet, L’Île Seguin par temps d’orage, 1862,
huile sur toile, 31 x 46,5 cm, MDDS.
Le premier tableautin décrit un paysage tourmenté sous un ciel menaçant. Le ciel est brossé
par de larges touches, qui suggèrent l’avancée rapide des nuages et l’approche de la tempête ;
d’autres coups de pinceau agitent la surface de l’eau. Dans le second tableau, peint en 1862, le
paysage est plus calme, en dépit d’un ciel chargé, hachuré de gris et parcouru de nuages
23
lumineux, marqués par de forts empâtements. Le caractère mélancolique de ce petit paysage,
pas tout à fait serein, est indéniable. Le reflet des arbres, au centre, se brouille, disloqué par
les mouvements à la surface de l’eau. D’autres arbres, à gauche, ploient sous l’effet du vent,
perdant semble-t-il quelques feuilles, comme l’indiquent de petits traits de peinture verte.
Cette esquisse à l’huile, sans doute exécutée sur le motif, révèle en quelques sortes l’âme du
lieu : Paul Huet y exprime ses sensations immédiates, ses émotions, puisées dans le spectacle
de la nature.
Stanislas Lépine, Le Mont Valérien. Vue prise de l’île de Nanterre,
huile sur toile, 25,5 x 34,4 cm, MDDS.
Stanislas Lépine se positionna en revanche sur l’Île de Nanterre, le regard tourné vers le Mont
Valérien. Il y réalisa au moins un petit tableau, intitulé Le Mont Valérien. Vue prise de l’Île de
Nanterre. Probablement exécuté sur le motif, le tableautin révèle une touche assez vigoureuse
et morcelée, légèrement empâtée dans le ciel. Lépine prête une grande attention à la
végétation en bordure du fleuve, dans des nuances de vert : un vert tendre pour l’herbe
sauvage de la berge, ponctué de quelques « virgules » plus sombres ou tirant sur le jaune ; un
vert sombre, presque noir, pour le feuillage des arbres côtoyant l’eau. La teinte gris-perle du
ciel, déchirée d’un soupçon de peinture bleue, se reflète à la surface de la Seine en une sorte
de miroir argenté séparant l’île verdoyante et la rive bâtie du fleuve. Le paysage annonce la
vision impressionniste, mais ne manifeste pas le même intérêt pour la lumière et ses effets sur
le paysage.
Regarder Paris
En expédition dans la campagne d’Île-de-France, les paysagistes portaient volontiers leur
regard en direction de Paris. Des sites particulièrement avantageux, peu éloignés des limites
de la capitale, permettaient d’embrasser un large panorama. À Gentilly, Saint-Cloud, Sèvres
ou Meudon, plusieurs peintres ont immortalisé des vues plutôt inattendues. Le tissu urbain de
24
la ville occupe alors les lointains ; quelques silhouettes familières éveillant immanquablement
la curiosité du spectateur et donnant un certain cachet à ces vues clairement topographiques.
La Seine ne s’intègre pas forcément au paysage, qui mène soigneusement l’œil du spectateur
vers la capitale, où se distinguent, selon les points de vue, les dômes du Panthéon et de
l’église Saint-Louis des Invalides, parfois les tours de Notre-Dame.
Dans la Vue de Paris, prise de Meudon, François-Edme Ricois se situe au sud-est de Sèvres,
sur la terrasse du château de Meudon. De là, il contemple Paris. Quelques figures animent
discrètement les premiers plans. Ricois nous invite à contempler le paysage : le splendide
soleil couchant (motif fréquent chez Ricois), le ciel embrasé, dans un somptueux rose-orangé
puis, juste au-dessous le « portrait », certes symbolique, de la capitale. Le spectateur peut, du
reste, s’identifier au couple, à gauche, qui s’est arrêté un instant pour admirer la vue ;
l’homme, d’un grand geste, semblant apporter quelques éclaircissements à la dame qui
l’accompagne.
Ce tableau s’adresse aux connaisseurs des lieux ; Ricois y situe la Seine - naturellement
associée à la ville-capitale. Le fleuve creuse la profondeur, emmène l’œil vers les lointains, là
où doit se poser le regard du spectateur. Au-delà de la grande terrasse et d’une végétation
serrée, les arches du viaduc tracent une horizontale qui délimite le devant du tableau (avec les
hauts murs de la terrasse, le relief accidenté en contrebas, la végétation abondante), et
l’arrière-plan (c’est-à-dire la vallée de la Seine et les lointains).
François-Edme Ricois,
Vue de Paris, prise de Meudon,
huile sur toile, 32,6 x 45,3 cm, MDDS
Dans ce paysage, Ricois dispose, pour son propre plaisir ou celui de sa clientèle, plusieurs
indices accréditant sa « vue de Paris ». Un élément est facilement repérable : la butte
Montmartre, colline démesurée, quasiment au centre du tableau, représentée, ici, quelques
décennies avant l’érection de la basilique du Sacré-Cœur-de-Jésus. A gauche, la colline plus
aplanie serait le Mont Valérien.
25
Ricois (détail) : la butte Montmartre
Ricois (détails) : l’Arc de Triomphe de l’Etoile et Saint-Louis-des-Invalides
A regarder d’un peu plus près, deux traits de peinture jaunâtre, retenant faiblement la lumière
sur un fond gris-bleu, qu’on ne saurait remarquer à l’œil nu, matérialisent l’Arc de triomphe
de l’Étoile, ordonné par Napoléon Ier, à peine ébauché par l’architecte Chalgrin à la chute de
l’Empire, menacé de destruction sous la Restauration, et finalement achevé sur l’ordre de
Louis-Philippe14. Plus à droite, ne doit-on pas reconnaître Saint-Louis-des-Invalides dans ce
dôme apparemment doré ?
Ricois (détail) : les tours de Notre-Dame ?
Le spectateur le plus attentif, qui se laisse prendre à repérer les monuments parisiens
représentés, pourra peut-être localiser les tours de la cathédrale Notre-Dame, dont la
silhouette fantomatique émerge d’une zone d’un profond bleu-nuit.
14
Achevé en 1831.
26
8 - Le matériel du peintre
Qu’est-ce-que la peinture ?
La peinture se fabrique à partir de substances colorantes de diverses origines (minérales,
végétales, animales ou synthétiques à des époques plus récentes…), appelées pigments.
Généralement insolubles, ces pigments doivent être mélangés à un liant après avoir été
finement broyés. Comme son nom l’indique, le liant permet de lier les pigments et d’en faire
une pâte utilisable pour dessiner ou peindre. Le broyage des couleurs était autrefois la
première opération du métier des peintres, grâce à laquelle on initiait les jeunes apprentis.
La peinture à l’huile
Le procédé consistant à mélanger les pigments avec de l’huile est apparu à la fin du Moyen
Âge en Occident, mais on ne savait pas alors comment faire sécher rapidement ce type de
peinture. Ce sont les peintres primitifs flamands, et en particulier Jan Van Eyck (1390-1441)
qui ont perfectionné cette technique pour la rendre utilisable, en ajoutant aux pigments de
l’huile siccative (favorisant le séchage de la peinture) - l’huile de lin et l’huile de noix - ainsi
qu’un solvant volatil du type essence de térébenthine, jusqu’à obtenir une peinture résistant à
l’eau et donnant aux couleurs brillance et transparence. La peinture à l’huile se généralisa au
e
XVI
siècle dans tout l'Occident, avec des variantes dans les recettes.
Les marchands de couleurs
Pendant longtemps, les artistes broyèrent eux-mêmes leurs couleurs au sein de leur atelier. La
peinture ne pouvait se conserver longtemps et était donc préparée avant emploi. À la fin du
e
XVIII siècle apparut un nouveau métier, celui du marchand de couleurs, chargé de la
préparation des peintures. La boutique parisienne d’un marchand de couleurs, le père Tanguy,
fut à la fin du siècle suivant un lieu essentiel pour le développement du mouvement
impressionniste : elle était fréquentée par Monet, Renoir, Pissaro… auxquels le marchand
proposait d’exposer et de vendre leurs toiles.
Façade de la boutique du marchand de couleurs Hennequin qui fut le fournisseur de Manet
avant 1870, 11 avenue de Clichy à Paris. La boutique a disparu récemment.
27
Conserver la peinture
Au début du XIXe siècle, les peintres conservaient et transportaient les couleurs à l'huile dans
des vessies de porc fermées par un lacet. La peau en était très rigide et il fallait la percer avec
une pointe pour en extraire la peinture. Cette pointe fermait ensuite le trou, faisant office de
bouchon. Cependant la peinture ainsi conservée séchait vite et devait donc être utilisée
rapidement.
En 1822, l'artiste anglais James Hams crée un nouvel emballage, des seringues en verre ou en
métal, dont le coût élevé empêche la diffusion. En 1841, John Goffe Rand, un peintre
américain, dépose à Londres le brevet d’un tube métallique souple en étain pur ou en plomb,
fermé hermétiquement à l’aide d’une pince, permettant de conserver les peintures à l'huile. En
1842, le premier mécanisme de bouchon vissé pour des tubes métalliques souples est breveté
par l’anglais William Winsor. Le brevet n’étant pas déposé en France, la maison Lefranc le
reprend en 1859, en améliorant le principe du bouchon à pas de vis, pour le commercialiser en
France.
La préparation du support
Recouvrir une toile ou un panneau de bois de peinture à l’huile suppose de préparer ce
support. Si on trouve aujourd’hui des toiles prêtes à peindre dans le commerce, les peintres
durent longtemps se charger eux-mêmes de cette opération. Ils purent trouver des toiles
préparées dans le commerce à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle.
Pour préparer un support, il faut d’abord l’enduire d’une fine couche de colle (de la colle de
peau de lapin, pour la méthode traditionnelle). En effet, l’huile de lin (ou autre) contenue dans
la peinture est acide et attaque la cellulose de la toile ou du bois. En outre, un support non
encollé s’oxyde et noircit. D’autre part, la colle imperméabilise le support. Enfin, l’encollage
assure la liaison entre le support et la couche de peinture et augmente la tension de la toile sur
le châssis.
La préparation proprement dite intervient après
l’encollage, lorsqu’il est parfaitement sec. Le rôle de
la préparation est d’ordre esthétique (choix de
l’aspect de la surface, réflexion de la lumière).
D’autre part, l’apprêt ou enduit protège le support et
permet de mieux « accrocher » la peinture. La
préparation peut être maigre (il n’y a pas d’huile
dedans) ou grasse (contenant de l’huile, elle ne peut
recevoir que des peintures grasses). Elle peut être
colorée dans la masse ou posée en fine couche sur
une préparation blanche ou claire.
Gustave Fraipont, L’église de Cernay, l’auberge des peintres
Estampe, La République illustrée, 1886
28
Selon les époques, différentes couleurs ont été à l’honneur pour la préparation, en fonction de
la tonalité d’ensemble que l’on souhaitait donner au tableau. La seconde moitié du XIXe siècle
voit la réapparition des préparations blanches. Les impressionnistes utilisaient des préparations claires
(ocres, rosées, grisées, ivoire) afin de réfléchir la lumière.
Le matériel du peintre sur le motif au milieu du XIXe siècle
Lorsqu’ils partaient pour la journée peindre en plein air, les peintres emportaient avec eux le
matériel nécessaire :
-
un chevalet portatif (à trois pieds, léger et pliable). Ce chevalet est très différent du chevalet
d’atelier, lourd et stable.
-
un support, en général de petite dimension : carton, panneau de bois, toile tendue sur un cadre
en bois (le châssis), voire papier qui sera ensuite marouflé (collé) sur toile… Les peintres de
Barbizon emportaient couramment deux toiles, l'une pour l'effet du matin, l'autre pour celui
du soir.
-
une palette de bois
La palette des peintres utilisant des peintures à l’huile doit être en bois massif, huilé à l’huile
de lin. La palette classique, munie d’un trou pour le pouce, repose sur l’avant-bras du peintre.
Il y dispose les couleurs et y effectue les mélanges.
-
des pinceaux et brosses
Ils sont de tailles et de formes variées, et fabriqués à l’époque en poil d’animaux. Le pinceau
en poil de martre (petit animal proche de la fouine) est le plus apprécié des peintres. Le petitgris (queue d’écureuil), marron foncé, moins cher que le poil de martre, est aussi de moins
bonne qualité. La soie de porc est utilisée pour la plupart des brosses.
-
des couteaux
Les couteaux à peindre servent à mélanger et étaler les couleurs sur le support. Leur manche
coudé évite de se salir les mains. Les couteaux à palette permettent de faire les mélanges de
couleur, de racler les palettes et de gratter la peinture fraîche sur le tableau.
-
une boîte de couleurs, contenant les tubes de peinture.
-
un parasol, qui peut éventuellement faire office de parapluie, permet d’atténuer la lumière
naturelle afin d’avoir une plus juste perception des couleurs appliquées sur la toile.
-
un petit tabouret pliant, le pinchard.
-
un pochon (petit sac de toile) pour le pique-nique.
29
LE PINCEAU
LE PARASOL
LA TOILE
LA PALETTE
LE PINCHARD
LE CHEVALET
Auguste Lepère, Les peintres en forêt de Fontainebleau (détail), 1888,
gravure sur bois, MDDS.
30
ÉTUDES
D’OEUVRES
Saint-Cloud et la Seine vus de la hauteur de Brimborion à Sèvres,
Alexandre-Hyacinthe Dunouy – 1820
p. 32
Intérieur d’un parc, Paysage avec figures, Paul Huet – 1830
p. 35
Barbizon sous la neige, Eugène Lavieille – 1855
p. 37
Allée de peupliers aux environs de Moret-sur-Loing,
Alfred Sisley – 1890
p. 41
La Seine à Nanterre, Pierre-Emmanuel Damoye – vers 1885-1890
p. 45
Le ballon qui descend. Dimanche au Pré Saint-Gervais, Paris,
Auguste Lepère – 1912
p. 49
Vous trouverez dans le dossier Parcours « La peinture de paysages » réalisé par le musée des
Beaux-Arts de Caen et disponible en ligne (voir la webographie) une excellente définition,
p.11 et suiv., des termes composition, plans, perspective linéaire, perspective atmosphérique.
31
Saint-Cloud et la Seine vus de la hauteur de Brimborion à Sèvres,
Alexandre-Hyacinthe Dunouy - 1820
Alexandre-Hyacinthe Dunouy, Saint-Cloud et la Seine vus de la hauteur de Brimborion à Sèvres,
vers 1815-1820, huile sur toile, 37,2 x 54 cm, MDDS.
Le peintre
Alexandre-Hyacinthe Dunouy, Le château Saint Elme depuis Chiaia,
Naples, 1813, huile sur papier marouflé sur toile, MET, New York.
Alexandre-Hyacinthe Dunouy
(1757-1841), formé par un
peintre d’histoire, s’attacha
pourtant d’emblée à l’art du
paysage. Il renonça à une
carrière
officielle
à
l’Académie pour se rendre en
Italie, patrie du paysage
classique, sans-doute dès
1783. Il y séjourna ensuite de
1787 à 1790, puis y retourna
en 1810, dans le sillage de son
protecteur Joachim Murat,
beau-frère de l’Empereur et
roi de Naples.
32
De retour en France à la chute de l’Empire, il poursuivit une carrière officielle sous la
Restauration, travaillant à la demande de Louis XVIII au décor des palais de Compiègne,
Saint-Cloud et Trianon. Il voyagea en Île-de-France, du côté de Sèvres - d’où il réalisa
plusieurs vues de la Seine - à Montmorency, Rambouillet et jusqu’à Fontainebleau. Il fixa
également les environs de Jouy-en-Josas, où il vécut à partir de 1823, jusqu’à sa mort.
Le sujet
La vue est prise depuis le parc de Brimborion à Sèvres, situé sur un coteau dominant la Seine,
en contrebas de l’ancien domaine de Bellevue. Le peintre porte son regard sur les coteaux
boisés de Saint-Cloud, descendant en pente douce vers le fleuve. Au-delà du premier plan,
animé par des détails pittoresques - un élégant couple de promeneurs, un dessinateur au
travail, des chevaux dans une prairie – apparaît à gauche, entre les troncs d’arbres, le Pavillon
de Breteuil, construit en 1743 (conservé, il abrite depuis 1875 le Bureau international des
poids et mesures). Plus loin, derrière les arbres, on distingue la Lanterne de Démosthène, qui
surmontait une tour construite à la demande de Napoléon Ier au point culminant du parc de
Saint-Cloud. Un peu plus bas, le château du domaine est visible derrière les frondaisons (au
dessus d’une branche de l’arbre du premier plan). On aperçoit enfin le village et le pont de
Saint-Cloud, devant le Mont Valérien qui se détache sur le ciel.
Perspective linéaire, perspective atmosphérique
À l’instar de Pierre-Henri de
Valenciennes (1750-1819) et JeanVictor Bertin (1767-1842), Dunouy
est un représentant du courant
néoclassique, inspiré de la tradition
italienne, dans la peinture de
paysage. Ces artistes prirent pour
modèles les paysages peints en Italie
au XVIIe siècle, dont Nicolas Poussin
(1594-1665)
fut
un
illustre
représentant : le paysage est conçu
comme une scène de théâtre, avec
des arbres au premier plan, comme
des rideaux.
Outre ce motif traditionnel, d’autres éléments viennent renforcer l’effet de profondeur : le
chemin au premier plan, le fleuve qui serpente vers les lointains.
33
La composition est basée sur des lignes
obliques qui mènent le regard vers un
point correspondant à la première boucle
de la Seine, sous le sommet du Mont
Valérien. Le rendu de la perspective n’est
pas seulement le fait des lignes de
composition, mais aussi des couleurs
employées : on parle alors de perspective
atmosphérique.
Le premier plan (en rouge sur
l’image ci-contre) est sombre, avec
une tache de lumière de part et
d’autre, attirant l’attention sur
animaux et personnages. Le second
plan (en bleu), baigné d’une lumière
douce, est peint dans des tons plus
clairs. Ils s’éclaircissent davantage
encore dans les lointains, jusqu’au
rose pâle du Mont Valérien, au
troisième plan.
La technique de l’artiste
La figure du dessinateur en redingote et chapeau haut de forme, le carton à dessin sur les
genoux, permet de comprendre comment travaillait Dunouy, qui dessinait en plein air et
même réalisait des études à l’huile sur le motif, de façon à se constituer un répertoire
d’éléments qu’il utilisait pour composer ses paysages en atelier. Notons qu’à l’Académie,
autour de 1800, les maîtres du paysage néoclassique comme Pierre-Henri de Valenciennes
encourageaient déjà leurs élèves à copier fidèlement, sur le motif, le paysage qu’ils auraient
sous les yeux. Valenciennes introduit ainsi la nouvelle notion de paysage-portrait.
Alexandre-Hyacinthe Dunouy était apprécié pour l’exactitude topographique des vues dont il
se fit une spécialité, dédaignant le paysage historique. Une mention de son inventaire après
décès laisse à penser qu’il employait une camera oscura, à la manière des vedutistes italiens,
c’est-à-dire une chambre noire portable lui permettant de reporter sur une feuille de papier les
contours de l'image projetée. Dunouy appartient à une génération de transition, celle des
paysagistes qui ne réalisent pas encore leurs œuvres en plein air, mais participent d’une vision
renouvelée du paysage.
34
Intérieur d’un parc, Paysage avec figures, Paul Huet - 1830
Paul Huet, Intérieur d’un parc, Paysage avec figures, 1830, huile sur toile, 98 x 119 cm, MDDS.
Le peintre
Paul Huet (1803-1869) a commencé sa formation dans
l’atelier du peintre néoclassique Guérin, mais il considérait
Rubens comme son véritable maître. Dans l’atelier de Gros, il
rencontra le peintre anglais Bonington, installé en France
depuis 1816, qui l’initia au plein air et l’invita à le suivre sur
les bords de Seine. La découverte au Salon de 1824 des
œuvres de Constable, qui peignait la nature avec un grand
souci d’exactitude et une vive attention portée au rendu de
l’instant, fut décisive. L’admiration qu’éprouvait Huet pour ce
paysagiste le poussa à copier ses tableaux, d’après les
originaux ou des gravures, mais aussi à assombrir sa palette,
tandis qu’il adoptait une technique caractérisée par de forts
empâtements. Il visait alors les grands effets en négligeant les
détails et le dessin. Son interprétation romantique de la nature
lui valut à l’époque le titre de Delacroix du paysage.
Auguste Préault, Médaillon contenant
le profil du peintre Paul Huet, 1869,
bronze, Paris,
Cimetière du Montparnasse.
35
David Lucas, d’après John Constable, Un vallon, Helmingham Park, Suffolk,
1830, gravure, National Gallery of Art, Washington
Le sujet
L’artiste, familier des bois et forêts, en particulier des futaies de Compiègne et Fontainebleau,
aurait représenté ici les bois de Chaville, en bordure desquels il acheta un pavillon en 1863.
Dans une clairière ou en lisière de forêt (on distingue une chaumière au centre, derrière les
frondaisons), le peintre a représenté quelques personnages assis sur l’herbe : un couple, à
droite, et trois femmes au centre, dont l’une joue avec deux chiens, tandis que les deux autres
paraissent converser avec un enfant entouré de poules. Une septième figure sort du bois sur la
gauche. Ces personnages disparaissent presque dans la forêt, qui semble les engloutir : les
arbres démesurés se penchent au-dessus d’eux comme une immense vague. La végétation a
envahi toute la surface de la toile : on voit à peine le ciel… Intérieur d’un parc, Paysage avec
figures a figuré au Salon de 1831. Il suscita l’admiration de Victor Hugo, que Paul Huet avait
rencontré peu de temps avant par l’intermédiaire de son ami Eugène Delacroix. Selon une
anecdote, le poète voulut l’acheter mais ne put s’acquitter du prix proposé par l’artiste.
Couleurs, touche, lumière
La manière du peintre – tons sombres et forts empâtements – est caractéristique de la
technique que Paul Huet adopte après sa découverte des tableaux de John Constable en 1824.
Les critiques évoquant les œuvres qu’il présente au Salon de 1831, dont notre toile, lui
reprochent l’aspect compact de sa peinture : ses paysages manquent d’air, tout y est sur le
même plan ; les masses sont adhérentes les unes aux autres15. Il y a de la lourdeur, de la
15
L’Artiste, cité par P. Miquel, p. 205.
36
dureté, de l’uniformité dans tous ses tableaux et avec cela une profondeur, un sentiment, une
richesse d’imagination qui étonnent16. Pourtant, les fonds sombres comme la touche chargée
de pigment mettent en valeur des parcelles d’or et des détails de couleurs vives, ainsi, sur
notre tableau, de la lumière sur l’herbe et la chaumière et des vêtements des personnages 17.
Cette lumière dorée qui vient éclairer les arbres en bordure de clairière crée, par contraste
avec les feuillages sombres de l’arrière-plan, un effet de profondeur.
Il voit tout au travers de ce prisme qui noircit le ciel, la verdure et l’eau ; la forme le touche
peu ; (…) ses prés, ses arbres sont étincelants d’escarboucles et d’or18. (…) ses tableaux sont
brodés de pierres précieuses ; chaque touche est un rubis, un saphir ou une émeraude19.
Romantisme
Le tableau de Paul Huet n’est en aucun cas réaliste : l’artiste romantique a peint une forêt de
contes de fées. À l’époque où il réalise cette œuvre, la similitude de ses paysages et de ceux
d’Antoine Watteau (1684-1721) est mentionnée à plusieurs reprises. Il est intéressant de
comparer notre œuvre à L’Assemblée dans un parc de ce dernier (vers 1716-1717, musée du
Louvre), où des personnages aux costumes clairs devisent devant de hautes et sombres
frondaisons. L’inspiration poétique en est assez proche. Peut-être Paul Huet renouvelle-t-il
avec Intérieur d’un parc le genre de la fête galante qui est, selon le dictionnaire de Furetière
de 1690, une " réjouissance d’honnêtes gens ". Ses contemporains ont souligné que l’artiste
faisait de la poésie en peinture, pour susciter une émotion chez le spectateur. Les sentiments
que l’on ressent devant cette toile sont assez ambivalents : à la douce sérénité des personnages
répond l’inquiétante étrangeté des bois.
Composition
Les arbres surdimensionnés saturent le paysage de leur masse compacte. Le feuillage serré
autour des troncs souligne leur position penchée au-dessus des personnages minuscules,
lesquels semblent perdus au fond d’une nasse. Les couleurs sombres et l’épaisseur de la
matière picturale renforcent l’impression de forêt dense et étouffante. Les lignes fortes de la
composition accentuent l’effet d’enfermement et soulignent le peu de place laissé au ciel.
Étude d’une œuvre : Allée de peupliers aux environs de Moret-sur-Loing
d’Alfred Sisley, 1890
16
JAL, Salon de 1831, p. 219, cité par P. Miquel, p. 204-205.
L’Artiste, cité par P. Miquel, p. 205.
18
Ibid.
19
L’Artiste, cité par P. Miquel, p. 205.
17
37
Barbizon sous la neige, Eugène Lavieille - 1855
Eugène Lavieille, Barbizon sous la neige, 1855, huile sur toile, 62 x 100 cm, Musée départemental des peintres
de Barbizon
Le peintre
Peintre décorateur, fils d’un tapissier, Eugène Lavieille (1818-1862) se présenta en 1841 à
l’atelier parisien de Corot, lequel l’accepta comme élève, avant de devenir son ami. Lavieille
délaissa ensuite la carrière d’artisan pour celle d’artiste, en dépit des difficultés financières qui
jalonnèrent son existence. Au Salon de 1845, il fut remarqué par Charles Baudelaire comme
un bon et sérieux élève de Corot. En 1852, Eugène Lavieille s’installa à Barbizon dans une
chaumière de la Grande Rue. Il fut de ceux qui « laissèrent, comme souvenir de leur passage,
sur les panneaux et les murailles de l’auberge Ganne, quelque vive et spirituelle esquisse20».
En 1856, la famille Lavieille élut domicile à La Ferté-Milon, dans l’Aisne, chez le
collectionneur Adolphe Masson, qui l’hébergea dans les dépendances de sa maison. Séduit
par les environs, le peintre représenta le village, la vie paysanne, avec une prédilection pour
les paysages de neige. Baudelaire admira sa toile Effet de neige. Le hameau de Buchez au
Salon de 1859 : « Depuis quelques années, les paysagistes ont plus fréquemment appliqué leur
esprit aux beautés pittoresques de la saison triste. Mais personne, je crois, ne les sent mieux
que M. Lavieille. Quelques-uns des effets qu’il a souvent rendus me semblent des extraits du
bonheur de l’hiver. Dans la tristesse de ce paysage, qui porte la livrée obscurément blanche et
rose des beaux jours d’hiver à leur déclin, il y a une volupté élégiaque irrésistible que
connaissent tous les amateurs de promenades solitaires21 ».
20
21
Frédéric Henriet, Le paysagiste aux champs : croquis d'après nature, Paris, 1876, p.14
Charles Baudelaire, Salon de 1859, VIII- Le Paysage (https://fr.wikisource.org/wiki/Salon_de_1859)
38
Corot vint lui rendre visite à plusieurs reprises et partager ses expéditions sur le motif. Vers
1859, Lavieille s’installa à Montmartre et peignit la proche banlieue parisienne. Il présenta au
Salon de 1861 une Inondation de Saint-Ouen qui retint encore une fois l’attention de
Baudelaire. De son côté, Théophile Gautier décrivit, en prose et en vers, la Soirée de janvier,
souvenir du chemin de Pierrecourt à Nelles Normandeuses (1864) :
« Au bord d'une route saupoudrée de neige, une chaumière au toit blanc, à demi cachée par les
arbres, envoie au ciel sa spirale de fumée bleue. Le chemin fait une courbe, et, à travers le
tronc svelte et la ramure grêle des ormes et des peupliers, s'éteignent, sous la nuit qui vient,
les rougeurs du crépuscule. Tout est froid, silencieux et solitaire dans cette toile où la présence
de l'homme ne se trahit que par un flocon de fumée22 ».
Eugène Lavieille continua à travailler régulièrement aux côtés de Corot. En 1863, ils
peignaient de concert à Auvers-sur-Oise, où Daubigny les rejoignit l’année suivante.
Quelques-unes de ses toiles furent achetées par l’État pour les musées de province ; en 1878,
l’artiste fut nommé chevalier de la Légion d’honneur, après la présentation du tableau La Nuit
à La-Celle-sous-Moret, conservé au musée d’Art et d’Histoire de Melun. Il devint alors
membre du jury du Salon et dirigea un atelier. Il mourut pendant l’hiver 1889 des suites d’une
angine de poitrine.
Le sujet
Barbizon sous la neige a été peint en 1855, alors que Lavieille demeurait dans le village. Le
fait de s'y installer à demeure permit à l’artiste de représenter des paysages de neige et des
vues de nuit, dont il se fit une spécialité, comme en témoignent les textes cités précédemment.
Le peintre acquit ainsi la réputation de travailler sur le motif à toute heure et par tous les
temps, y compris les plus glaciaux, ce dont se font écho les propos d'Henriet :
« Les frimas chassent, en novembre, l'hirondelle et le paysagiste. Mais il est des cœurs
vaillants que ne sauraient décourager les chutes les plus soudaines du centigrade. Eugène
Lavieille a toujours été un des plus intrépides parmi ces chevaliers sans peur de la palette et de
la brosse. Aussi à la Ferté-Milon, où il conquit ses chevrons de paysagiste, ne le désignait-on
pas autrement que par ce sobriquet peu charitable, le fou, tant on trouvait insensée son
impassibilité à braver les froids les plus sibériens23. »
De fait, Eugène Lavieille eut à souffrir toute sa vie de bronchites, d’angines et de
rhumatismes, et sa témérité eut finalement raison de sa santé.
Le paysage hivernal appartient à la tradition hollandaise. Selon Alexis Metzger 24, il est
devenu un thème pictural au début du XVIIe siècle, même si l’on trouve des exemples plus
22
Théophile Gautier, cité par Firmin Javel dans Catalogue de tableaux par Eugène Lavieille, Vente à
l’Hôtel Drouot, Paris, 24 et 25 avril 1889.
23
Frédéric Henriet, op.cit., p.69
24
Alexis Metzger, Plaisir de glace. Essai sur la peinture hollandaise hivernale du Siècle d’or, Paris,
Herman, 2012.
39
anciens dans la peinture flamande, chez Brueghel le Jeune en particulier (Paysage hivernal à
la trappe pour oiseaux). Le Paysage d’hiver d'Hendrick Avercamp (1608, Rijksmuseum
d’Amsterdam) inaugure ainsi une suite de tableaux évoquant les contraintes mais aussi les
plaisirs de l'hiver. Le Paysage d’hiver de Jacob Van Ruysdael (1670, Museo ThyssenBornemisza, Madrid) présente une vue de village sous la neige, dans de beaux camaïeux de
gris et de bruns.
Jean-Ferdinand Chaigneau, lui aussi résident de Barbizon partir de 1858, dessina pour une
lithographie une vue du village à sous la neige25 dont la composition évoque celle du tableau
de Lavieille, peint quelques années auparavant. Notons que la présence d'oiseaux, dans le ciel
ou à terre, dans un buisson ou un arbre dépouillé, est un invariant du paysage d'hiver. Un
rapace, des corbeaux ou corneilles sont déjà visibles sur le tableau de Brueghel le jeune...
L'Arbre aux corbeaux est le titre d'une estampe à l'eau forte de Charles François Daubigny
(1867), où les volatiles sont encore une fois associés à l'hiver. Le peintre en a repris le sujet en
1873 pour une grande composition à l'huile, La Neige. D'autres peintres ont traité ce motif à
Barbizon, ainsi de Jean-François Millet et son Hiver aux corbeaux. La célèbre Pie de Claude
Monet (1868-1869) fait ainsi figure de clin d’œil, moins lugubre, à la tradition.
Charles-François Daubigny, L’Arbre aux corbeaux, 1867, eau-forte et brin, 22x30 cm, MDDS
25
Jean-Ferdinand Chaigneau (1830-1906), Barbizon sous la neige, lithographie - Musée des peintres
de Barbizon, http://www.musee-peintres-barbizon.fr/export/print/barbizon-et-ses-habitants-au-19emesiecle/albums/140.
40
Composition, couleurs
À l'image des tableaux hollandais, le tableau d'Eugène Lavieille fait la part belle au ciel, qui
occupe les deux tiers de la hauteur de la toile. Le paysage est traité par bandes horizontales
alternativement claires et sombres : au premier plan, une bande faite d'une variation de blancs
bleutés, heurtée à gauche par la tâche du buisson, puis une bande aux tons doux d'ocres et de
bruns correspondant aux maisons, meules de foin et frondaisons, surmontée d'une bande
teintée de rose, dont la lumière vient éclairer la neige ; enfin, une zone où les bleus et gris se
mêlent pour obscurcir le ciel.
Ces couleurs douces et assourdies et ces lignes horizontales ajoutent à l’impression de calme
qui se dégage de l’œuvre. Contrairement à Chaigneau, qui a placé un paysan poussant une
brouette à droite de sa composition et une nuée d’oiseaux dans le ciel, Eugène Lavieille a
peint un paysage dont la figure humaine est absente et où rien n’évoque un quelconque
mouvement. Tout semble assoupi dans ce village enseveli sous la neige, où l’on imagine que
même les oiseaux se taisent, immobiles.
41
Allée de peupliers aux environs de Moret-sur-Loing, Alfred Sisley - 1890
Alfred Sisley, Allée de peupliers aux environs de Moret-sur-Loing, huile sur toile, 1890, 65x81 cm,
Musée d’Orsay, Paris.
Le peintre
Fils d'un riche négociant anglais établi à Paris,
Alfred Sisley (1839-1899) était de nationalité
britannique, bien qu’il ait effectué sa carrière en
France, après une formation commerciale à Londres.
Avec l’accord de ses parents, il décida de se
consacrer à la peinture plutôt qu’aux affaires et entra
à l’École des beaux-arts de Paris, dans l’atelier de
Charles Gleyre, où il fit la connaissance de Renoir,
Monet et Bazille. Avec ses amis, Sisley se rendait en
forêt de Fontainebleau pour peindre en plein-air, sur
les traces de Corot, Millet et Daubigny. Installé à
Paris, il séjourna à Chailly-en-Bière puis à Marlotte,
en lisière de forêt, afin de se consacrer à la peinture
de paysage, avec le soutien matériel de son père.
Pierre-Auguste Renoir, Alfred Sisley, 1876, huile sur toile,
66,2 x 54,8 cm, Art Institute, Chicago.
42
Cependant, la faillite de ce dernier
après la guerre de 1870 modifia
considérablement ses conditions de
vie : en 1872, il quitta Paris pour
Louveciennes. Il y représenta les
rives de la Seine au rythme des
saisons, réalisant également un
grand nombre de vues de Marly et
Bougival. En 1874, il présentait
cinq toiles à la première exposition
« impressionniste » chez Nadar.
Alfred Sisley, Inondation à Port-Marly, 1872,
huile sur toile, 46,4 x 61 cm, National Gallery
of Art, Washington.
En 1880, pour des raisons financières, le peintre dut emménager avec sa famille près de
Moret-sur-Loing. Jusqu’en 1897, il explora sans-cesse les paysages des bords du Loing,
travaillant comme Claude Monet sur des séries de tableaux. Sisley entreprit en 1898 des
démarches pour acquérir la nationalité française, lesquelles n’aboutirent qu’après sa mort,
l’année suivante. Son corps repose au cimetière de Moret, sous un rocher en grès de la forêt
de Fontainebleau.
Le sujet
Sisley a trouvé à Moret-sur-Loing en Seine-etMarne une source d’inspiration inépuisable,
représentant la bourgade et ses principaux
édifices, les ponts et les moulins, les berges du
Loing à toute heure du jour… Entre 1882 et
1892, il peint à plusieurs reprises les rangées
de peupliers qui longent le canal et l’Orvanne,
affluent du Loing, reprenant le même angle de
vue pour deux œuvres datées de 1888 : L’allée
de peupliers à Moret, temps couvert, le
matin26 (collection particulière) et Allée des
peupliers à Moret-sur-Loing27 (collection
particulière).
26
27
Moret, bords du Loing, 1892, 60,5 x 73,5 cm,
Musée d’Orsay, Paris.
http://www.lesarbres.fr/peinture-600-1146-huile----911-1133.html
http://www.inter-coproprietes.com/portail/Arts/peintres/sisley.htm
43
L’allée des peupliers à Moret28 (collection particulière), datée elle aussi de 1888, offre un
point de vue différent sur le même site. Deux autres toiles passées récemment en salle des
ventes (Les bords du Loing près de Moret, de 1892, vendue chez Sotheby’s en 2013, Allée de
peupliers sur les rives du Loing29, 1892, collection particulière) reprennent le motif de la
double rangée de peupliers.
Le paysage représenté sur Allée de peupliers
aux environs de Moret-sur-Loing est
précisément localisé au nord de Moret, entre
le canal et l’Orvanne, affluent du Loing dont
le cours est parallèle au canal à cet endroit, au
niveau de l’écluse. L’orientation du peintre est
indiquée par la flèche. Le cours d’eau visible
sur le tableau à gauche est l’Orvanne, tandis
que le canal est à droite de l’allée. Au même
niveau que le pont sur l’Orvanne, on distingue
à droite l’arche du pont sur le canal.
Composition
La perspective linéaire, qui fait converger toutes les lignes directrices vers un point de fuite
décentré, est rigoureusement construite. Le motif central n’est pas l’allée sur laquelle
cheminent des promeneurs, mais la berge gazonnée longeant l’Orvanne, encadrée des deux
rangées de peupliers.
Comme sur Le Chemin de la Machine,
Louveciennes (1873, musée d’Orsay),
cette allée verte perpendiculaire à la
surface de la toile creuse l’espace,
créant l’illusion d’une troisième
dimension. La succession des troncs
participe de l’effet de perspective. Le
principe de la route bordée d’arbres
faisant face au spectateur évoque la
célèbre toile de Meindert Hobbema,
L’Allée de Middelharnis, datée de 1689
et conservée à la National Gallery de
Londres, que Sisley avait pu voir lors
de ses séjours dans la capitale anglaise.
28
29
http://www.lesarbres.fr/peinture-600-1151-huile----916-1133.html
http://www.lesarbres.fr/peinture-600-1007-huile----772-1133.html
44
Couleurs, touche, lumière
Sisley prônait « la diversité de facture dans le même tableau »30 pour rendre les effets de
lumière. Les touches sont en effet de tailles et de formes différentes : en virgules pour l’eau et
l’herbe des berges, plus allongées pour l’herbe sous les arbres, enfin brèves, juxtaposées et
superposées pour les frondaisons. Les contrastes ainsi obtenus modèlent les formes et leur
donnent une texture particulière. Le mouvement des feuilles est rendu sensible par la division
de la touche : le peintre multiplie les points de couleurs variées (verts, ocres, violets…), pour
restituer, vu de loin, un feuillage parcouru par le vent et la lumière.
La lumière, dont la source est placée à droite de la composition, vient frapper les troncs des
peupliers et génère de longues ombres sur l’herbe. Elle éclaire les tons roses et orangés de la
partie gauche, exaltant par cette couleur complémentaire le pan de ciel bleu visible sous les
arbres. Pour Sisley, les objets doivent être « enveloppés de lumière, comme, ils le sont dans la
nature »31. Aussi commence-t-il toujours ses toiles par le ciel : « C’est le ciel qui doit être le
moyen (le ciel ne peut pas n’être qu’un fond). Il contribue au contraire non seulement à
donner de la profondeur par ses plans, il donne aussi le mouvement par sa forme, par son
arrangement en rapport avec l’effet ou la composition du tableau »32.
Un tableau très convoité
Les tribulations de l’Allée de peupliers aux environs de Moret-sur-Loing au cours du XXe
siècle sont dignes d’un roman. Le tableau fit partie des œuvres spoliées par les Nazis pendant
la seconde Guerre mondiale, avant d’être retrouvé en 1949 chez un paysan, en Bavière, où il
avait été caché. Il est ensuite attribué au Louvre, qui le dépose en 1953 dans un musée de la
ville de Nice. Cependant, entre 1978 et 2008, l’œuvre est volée et retrouvée à trois reprises !
Elle est désormais déposée au musée d’Orsay à Paris.
30
Alfred Sisley, lettre à son ami Adolphe Tavernier, le 19 janvier 1892, in Alfred Sisley, musée des Beaux-Arts,
Lyon, 2002, p.28
31
32
Ibid., p.282.
Ibid.
45
La Seine à Nanterre, Pierre-Emmanuel Damoye - vers 1885-1890
La Seine à Nanterre, vers 1885-1890, huile sur bois, 30 x 60 cm, signé en bas à gauche : E. Damoye, MDDS.
Le peintre
Pierre-Emmanuel Damoye (1847 - 1916) est aujourd’hui peu connu, mais il était considéré en
son temps comme un maître du paysage, qu’il avait étudié auprès de Jean-Baptiste Corot et
Charles Daubigny. Sur une toile du musée d’Orsay (déposée au musée de Picardie à Amiens),
datant de 1886, son ami le peintre Alfred Roll l’a représenté sur un quai de gare, portant en
bandoulière son matériel de peintre sur le motif33.
La Seine à Nanterre n’est pas représentative de l’œuvre de l’artiste, qui a surtout peint des
paysages vides de toute présence humaine, avec une prédilection pour les formats allongés (la
largeur double la hauteur) adaptés à ses sujets : paysages lacustres ou côtiers, marécages,
bords de rivières, prairies, donnant une large place au ciel.
Damoye n’est pas un peintre impressionniste. Il appartient au courant naturaliste qui se
développe dans les années 1875-1890, dans la continuité des peintres de Barbizon, aux côtés
desquels il a travaillé.
33
Le tableau est visible à l’adresse suivante :
http://www.magnoliabox.com/search?type=product&q=tag:artist%20alfred_roll
46
Le sujet
Ce tableau n’est pas un paysage mais ce que l’on appelle en peinture une scène de genre : la
représentation d’une scène de la vie quotidienne, dont les personnages (au travail, jouant ou
au repos) sont des types humains anonymes. Une jeune bourgeoise, assise dans une salle de
restaurant dominant la Seine, à droite d’une table non encore desservie, observe une yole
(embarcation légère propulsée à l’aviron) passant sur le fleuve. À l’arrière-plan s’étend la
berge avec des bâtiments industriels, dont une usine dotée de deux cheminées. Le visage du
modèle, représenté de trois-quarts dos, est à peine visible. Il ne s’agit donc pas d’un portrait
(au contraire par exemple des protagonistes du célèbre Déjeuner des Canotiers d’Auguste
Renoir, peint en 1880 au restaurant Fournaise à Chatou34)
Le sujet du tableau est proche des thèmes chers aux peintres impressionnistes : à la suite de
leur prédécesseur Édouard Manet, ces derniers aimaient représenter des scènes de la vie
moderne. Pierre-Auguste Renoir, Berthe Morisot, Gustave Caillebotte et Edgar Degas en
particulier s’illustrèrent dans cette veine.
Le
Déjeuner
des
Rameurs de Renoir
reprend le thème du
repas
dans
une
guinguette avec vue sur
le fleuve et canotiers,
dans un esprit et avec
une
facture
très
différents cependant du
tableau de Damoye.
Pierre-Auguste Renoir,
Le Déjeuner des Rameurs,
1875, huile sur toile,
Art Institute of Chicago
Couleurs, touche, lumière
La confrontation de l’œuvre de Damoye avec le tableau de Renoir est éclairante : la palette
restreinte et assourdie utilisée par l’artiste n’est pas celle qui caractérise les impressionnistes,
même si elle évoque certaines œuvres de Degas ou Caillebotte. Le peintre joue
34 The Phillips Collection, Washington (États-Unis)
47
essentiellement de la gamme des gris, des bruns et des bleus, avec quelques pointes de rouge
brique. On sait qu’il aimait la lumière et les tons des saisons intermédiaires : l’eau du fleuve
reflète la lumière douce d’un après-midi de printemps ou de début d’automne, qui s’accroche
sur la nappe blanche, les carafes et bouteilles. La touche large et apparente modèle les
formes ; horizontale pour suivre le mouvement de l’eau, elle court dans le sens du bois sur les
panneaux et le sol de la terrasse. Elle crée d’étonnants reflets sur le pan de nappe du premier
plan : pris isolément, ce morceau de peinture évoque une œuvre abstraite.
Cadrage, composition
Le peintre a coupé en hauteur et en largeur la table du restaurant, renforçant l’impression d’un
cadrage de type photographique. L’artiste s’est placé en léger surplomb par rapport à son
modèle. Il a construit son tableau de façon très rigoureuse.
Une ligne oblique, passant le long de
l’arête de la table, de la coque d’un
bateau et de la pente du toit du
bateau-lavoir en haut à gauche,
délimite deux espaces, plein (la table
et les bateaux) et vide, accentuant
l’isolement du personnage. Le motif
du modèle représenté de trois-quarts
dos, regardant par une fenêtre, se
retrouve
dans
des
œuvres
impressionnistes contemporaines35.
Une autre ligne oblique suit le bord de la
rambarde à droite. Ces deux lignes se croisent
à l’intersection du mât jaune et de la ligne
d’horizon. Ce sont des lignes de fuite, qui
permettent au peintre de construire la
perspective. En outre, elles attirent l’attention
du spectateur sur les rameurs, vers lesquels se
dirige aussi le regard de la femme.
35
Gustave Caillebotte, Homme au balcon, boulevard Haussmann, 1880, Suisse, collection particulière ;
Berthe Morisot, Eugène Manet à l’île de Wight, 1875, musée Marmottan-Monet, Paris.
48
Enfin, le tableau est scandé de
lignes horizontales et verticales,
qui renforcent l’impression de
calme et de stabilité. La
composition et les couleurs
utilisées concourent à teinter cette
œuvre de Damoye d’une douce
mélancolie.
Datation et site
L’œuvre de Damoye n’est pas datée, mais les vêtements de la dame - jaquette ajustée, à
basque dans le dos, jupe à drapés horizontaux et tournure - permettent de situer la scène vers
1885. La tournure, armature qui gonfle la jupe à l’arrière, est portée pendant les années 1880
et disparaît après 1890. Un tableau de Jean Béraud daté de 1889, La Pâtisserie Gloppe au
Champs-Élysées (musée Carnavalet, Paris), montre une femme vêtue d’une tenue similaire, au
premier plan à droite.
Le modèle de Damoye est placé face à la berge de Nanterre, sur laquelle s’élève une usine qui
pourrait être celle du Moulin Noir, première usine de la ville, dotée de deux cheminées. Elle
produisit de l’aluminium de 1857 à 1892, puis du charbon pour l’électricité.
L’artiste a pu poser son
chevalet sur l’Île Fleurie,
en face de Nanterre, dans
le restaurant de la Maison
Lemaire (ouverte en 1886,
elle comprenait également
une salle de bal, un lieu de
baignade et de canotage).
Bords de Seine vers Nanterre - L' Île Fleurie, carte postale, MDDS.
49
Le ballon qui descend. Dimanche au Pré Saint-Gervais, Paris,
Auguste Lepère - 1912
Auguste Lepère, Le ballon qui descend. Dimanche au Pré Saint-Gervais, Paris,
huile sur toile, 1912, 92 x 129,5 cm, signé en bas à gauche : A. Lepère.
Le peintre
Auguste Lepère (1849-1918), célébré pour avoir renouvelé le bois gravé en France, se
destinait à la peinture. Néanmoins, il apprend le métier rémunérateur de graveur sur bois de
bout, à une époque où se multiplient livres et périodiques illustrés. Devenu un technicien
virtuose, Lepère consacre ses loisirs au dessin et à la peinture sur le motif, son admiration
allant aux peintres de Barbizon et aux impressionnistes. Dès 1872, il travaille à son compte et,
à ses moments de loisir, parcourt Paris et ses environs, attiré par les sites pittoresques
fréquentés par la foule des dimanches. Lepère expose comme peintre jusqu'en 1876, date à
laquelle il commence à graver d'après ses dessins : d'ouvrier, le graveur devient artiste. A
partir de 1889, il redécouvre avec succès une technique oubliée en France, la gravure au canif
sur bois de fil. Comblé d'honneurs, Lepère se remet à la peinture, sans abandonner la gravure.
En 1892, il s’établit en Vendée et forme avec d’autres peintres un mouvement artistique où la
lumière joue un rôle fondamental (groupe de Saint-Jean-de-Monts).
50
Le sujet
Dans ce grand tableau peint en 1912, année où Lepère fut nommé officier de la Légion
d’honneur, l’artiste brosse un paysage champêtre servant de cadre à un sujet pittoresque :
l’atterrissage d’une montgolfière. Cet événement probablement vécu par l’artiste donne lieu à
une scène très vivante. Dévalant la pente de la colline, une foule des promeneurs court vers le
ballon qui s'apprête à atterrir, attraction offerte à l'occasion du 14 juillet par la municipalité du
Pré Saint-Gervais. En contrebas, on aperçoit les usines de la commune. Le peintre s’est placé
sur les hauteurs qui dominent la ville du côté de Paris, à l’emplacement de ce que l’on
appelait « la zone » - bande de terre précédant l’enceinte défensive construite autour de Paris
par Thiers en 1844 - que Lepère a souvent gravée et peinte. Non constructible, elle était
couverte de masures mais offrait un espace d'agrément en périphérie de la capitale. « La
zone » occupait ainsi plus d'un tiers du territoire de la commune du Pré Saint-Gervais.
Le point de vue panoramique est peut-être pris de
la Butte du Chapeau-Rouge qui était laissée à
l’état sauvage dans les années 1910. Au loin, on
distingue les falaises de Pantin et des usines aux
cheminées fumantes pouvant correspondre aux
fours à plâtre, très développés dans ce quartier de
carrières de gypse.
Détail d’une carte des fortifications de Paris (en rouge),
encre noire et aquarelle sur papier, vers 1870, MDDS.
La composition
Le cadrage « photographique » avec une
vue en plongée, l'équilibre des masses, la
construction dynamique, renforcée par les
diagonales des corps et de la butte
conduisant le regard vers le ballon,
témoignent de la maîtrise de Lepère en
matière de composition et rappellent que
l'artiste fut, comme les Nabis, influencé par
les estampes japonaises. Le traitement par
aplats décoratifs n'est pas sans évoquer l'art
d’Édouard Vuillard.
Il se dégage de cette toile une franche allégresse, portée par la hâte des curieux, les couleurs
tendres et lumineuses, la touche enlevée, le ciel limpide.
51
Littérature et paysage, quelques textes
1789 - François-René de Chateaubriand
La Forêt
Forêt silencieuse, aimable solitude,
Que j'aime à parcourir votre ombrage ignoré !
Dans vos sombres détours, en rêvant égaré,
J'éprouve un sentiment libre d'inquiétude !
Prestiges de mon cœur ! je crois voir s'exhaler
Des arbres, des gazons une douce tristesse :
Cette onde que j'entends murmure avec mollesse,
Et dans le fond des bois semble encor m'appeler.
Oh ! que ne puis-je, heureux, passer ma vie entière
Ici, loin des humains !... Au bruit de ces ruisseaux,
Sur un tapis de fleurs, sur l'herbe printanière,
Qu'ignoré je sommeille à l'ombre des ormeaux !
Tout parle, tout me plaît sous ces voûtes tranquilles ;
Ces genêts, ornements d'un sauvage réduit,
Ce chèvrefeuille atteint d'un vent léger qui fuit,
Balancent tour à tour leurs guirlandes mobiles.
Forêts, dans vos abris gardez mes vœux offerts !
A quel amant jamais serez-vous aussi chères ?
D'autres vous rediront des amours étrangères ;
Moi de vos charmes seuls j'entretiens les déserts.
François-René de Chateaubriand (1768-1848) - Tableaux de la nature, 1789
1804 - Étienne Pivert de Senancour
Lettre XXV
Fontainebleau, 6 novembre, II.
Vous me demandez ce que je pense de Fontainebleau, indépendamment et des souvenirs qui
pouvaient me le rendre plus intéressant, et de la manière dont j’y ai passé ces moments-ci.
52
Cette terre-là est peu de chose en général, et il faut aussi fort peu de chose pour en gâter les
meilleurs recoins. Les sensations que peuvent donner les lieux auxquels la nature n’a point
imprimé un grand caractère sont nécessairement variables et en quelque sorte précaires. Il faut
vingt siècles pour changer une Alpe. Un vent du nord, quelques arbres abattus, une plantation
nouvelle, la comparaison avec d’autres lieux, suffisent pour rendre des sites ordinaires trèsdifférents d’eux-mêmes. Une forêt remplie de bêtes fauves perdra beaucoup si elle n’en
contient plus ; et un endroit qui n’est qu’agréable perdra plus encore si on le voit avec les
yeux d’un autre âge.
J’aime ici l’étendue de la forêt, la majesté des bois dans quelques parties, la solitude des
petites vallées, la liberté des landes sablonneuses ; beaucoup de hêtres et de bouleaux ; une
sorte de propreté et d’aisance extérieure dans la ville ; l’avantage assez grand de n’avoir
jamais de boues, et celui non moins rare de voir peu de misère ; de belles routes, une grande
diversité de chemins, et une multitude d’accidents, quoique, à la vérité, trop petits et trop
semblables. Mais ce séjour ne saurait convenir réellement qu’à celui qui ne connaît et
n’imagine rien de plus. Il n’est pas un site d’un grand caractère auquel on puisse sérieusement
comparer ces terres basses, qui n’ont ni vagues, ni torrents, rien qui étonne ou qui attache ;
surface monotone, à qui il ne resterait plus aucune beauté si l’on en coupait les bois ;
assemblage trivial et muet de petites plaines de bruyère, de petits ravins et de rochers
mesquins uniformément amassés ; terre des plaines dans laquelle on peut trouver beaucoup
d’hommes avides du sort qu’ils se promettent, et pas un satisfait de celui qu’il a.
La paix d’un lieu semblable n’est que le silence d’un abandon momentané ; sa solitude n’est
point assez sauvage. Il faut à cet abandon un ciel pur du soir ; un ciel incertain mais calme
d’automne, le soleil de dix heures entre les brouillards. Il faut des bêtes fauves errantes dans
ces solitudes : elles sont intéressantes et pittoresques, quand on entend des cerfs bramer la nuit
à des distances inégales, quand l’écureuil saute de branches en branches dans les beaux bois
de Tillas avec son petit cri d’alarme. Sons isolés de l’être vivant ! vous ne peuplez point les
solitudes, comme le dit mal l’expression vulgaire, vous les rendez plus profondes, plus
mystérieuses ; c’est par vous qu’elles sont romantiques.
Étienne Pivert de Senancour (1770-1846), Oberman (1804)
2e édition, tirage de 1863, p.104-105.
1855 - Théodore de Banville
À la Forêt de Fontainebleau
Ô forêt adorée encor, Fontainebleau !
Dis-moi, le gardes-tu sur le tronc d'un bouleau,
Ce nom que j'appelais mon espoir et mes forces,
Et que j'avais gravé partout dans tes écorces ?
Elle, enfant comme moi, nous allions, le matin,
Respirer les odeurs de verdure et de thym,
Et voir tes rochers gris s'éveiller dans la flamme.
Puis, quand se reposait celle qui fut mon âme,
53
Lorsque tes horizons brûlent, que, vers midi,
Le serpent taché d'or se relève engourdi,
Je contemplais, effroi d'une âme sérieuse,
Cette heure du soleil, blanche et mystérieuse !
N'est-ce pas, n'est-ce pas que vous étiez vivant,
Noir feuillage, immobile et triste sous le vent,
Comme une mer qu'un dieu rend docile à ses chaînes ?
Et vous, colosses fiers, arbres noueux, grands chênes,
Rien n'agitait vos fronts, par le temps centuplés !
Pourtant vos bras tordus et vos muscles gonflés,
Ces poses de lutteurs affamés de carnage
Que vous conserviez, même à cette heure où tout nage
Dans la vive lumière et l'atmosphère en feu,
Laissaient voir qu'autrefois, sous ce ciel vaste et bleu,
Vous aviez dû combattre, ô géants centenaires !
Au milieu des Titans vaincus par les tonnerres.
Et vous, rochers sans fin, suspendus et croulants,
Sur qui l'oiseau sautille, et qui, depuis mille ans,
Gardez, sans être las, vos effroyables poses,
La mousse et le lichen et les bruyères roses
Ont beau vivre sur vous comme un jardin en fleur,
Ne devine-t-on pas dans quelle âpre douleur
Un volcan souterrain, contre le jour qu'il brave,
Jadis vous a vomis avec un flot de lave !
Les sauvages buissons de mûres diaprés,
Aux rayons du soleil montraient leurs fruits pourprés.
A peine si parfois, parmi les branches hautes,
Un léger mouvement me révélait des hôtes ;
Et pourtant, si ma main, écartant leur fouillis,
Eût fait entrer le jour dans ces vivants taillis,
J'aurais vu s'y tapir dans les ombres fumeuses
L'épouvantable essaim des bêtes venimeuses !
Or, je disais devant ce spectacle divin :
Poëte, voile-toi pour le vulgaire vain !
Qu'il ne puisse à ta Muse enlever sa ceinture,
Et souris-leur, pareil à la grande Nature !
Sous ta sérénité cache aussi ton secret !
Réponds, ai-je tenu ma parole, ô forêt ?
Et n'ai-je pas rendu mon âme et mon visage
Silencieux et doux comme un beau paysage ?
Théodore de Banville (1823-1891) – A la forêt de Fontainebleau – Hommage à ClaudeFrançois Denecourt, 1855
54
1856 -Victor Hugo
Aux arbres
Arbres de la forêt, vous connaissez mon âme !
Au gré des envieux, la foule loue et blâme ;
Vous me connaissez, vous! - vous m'avez vu souvent,
Seul dans vos profondeurs, regardant et rêvant.
Vous le savez, la pierre où court un scarabée,
Une humble goutte d'eau de fleur en fleur tombée,
Un nuage, un oiseau, m'occupent tout un jour.
La contemplation m'emplit le cœur d'amour.
Vous m'avez vu cent fois, dans la vallée obscure,
Avec ces mots que dit l'esprit à la nature,
Questionner tout bas vos rameaux palpitants,
Et du même regard poursuivre en même temps,
Pensif, le front baissé, l'œil dans l'herbe profonde,
L'étude d'un atome et l'étude du monde.
Attentif à vos bruits qui parlent tous un peu,
Arbres, vous m'avez vu fuir l'homme et chercher Dieu !
Feuilles qui tressaillez à la pointe des branches,
Nids dont le vent au loin sème les plumes blanches,
Clairières, vallons verts, déserts sombres et doux,
Vous savez que je suis calme et pur comme vous.
Comme au ciel vos parfums, mon culte à Dieu s'élance,
Et je suis plein d'oubli comme vous de silence!
La haine sur mon nom répand en vain son fiel ;
Toujours, - je vous atteste, ô bois aimés du ciel ! J'ai chassé loin de moi toute pensée amère,
Et mon cœur est encor tel que le fit ma mère!
Arbres de ces grands bois qui frissonnez toujours,
Je vous aime, et vous, lierre au seuil des autres sourds,
Ravins où l'on entend filtrer les sources vives,
Buissons que les oiseaux pillent, joyeux convives !
Quand je suis parmi vous, arbres de ces grands bois,
Dans tout ce qui m'entoure et me cache à la fois,
Dans votre solitude où je rentre en moi-même,
Je sens quelqu'un de grand qui m'écoute et qui m'aime !
Aussi, taillis sacrés où Dieu même apparaît,
Arbres religieux, chênes, mousses, forêt,
Forêt! c'est dans votre ombre et dans votre mystère,
C'est sous votre branchage auguste et solitaire,
Que je veux abriter mon sépulcre ignoré,
Et que je veux dormir quand je m'endormirai.
Victor Hugo (1802-1885), Les Contemplations (1856)
55
1859 – Charles Baudelaire
LE PAYSAGE
Si tel assemblage d’arbres, de montagnes, d’eaux et de maisons, que nous appelons un
paysage, est beau, ce n’est pas par lui-même, mais par moi, par ma grâce propre, par l’idée ou
le sentiment que j’y attache. C’est dire suffisamment, je pense, que tout paysagiste qui ne sait
pas traduire un sentiment par un assemblage de matière végétale ou minérale n’est pas un
artiste. Je sais bien que l’imagination humaine peut, par un effort singulier, concevoir un
instant la nature sans l’homme, et toute la masse suggestive éparpillée dans l’espace sans un
contemplateur pour en extraire la comparaison, la métaphore et l’allégorie. Il est certain que
tout cet ordre et toute cette harmonie n’en gardent pas moins la qualité inspiratrice qui y est
providentiellement déposée ; mais, dans ce cas, faute d’une intelligence qu’elle pût inspirer,
cette qualité serait comme si elle n’était pas. Les artistes qui veulent exprimer la nature, moins
les sentiments qu’elle inspire, se soumettent à une opération bizarre qui consiste à tuer en eux
l’homme pensant et sentant, et malheureusement, croyez que, pour la plupart, cette opération
n’a rien de bizarre ni de douloureux. Telle est l’école qui, aujourd’hui et depuis longtemps, a
prévalu. J’avouerai, avec tout le monde, que l’école moderne des paysagistes est
singulièrement forte et habile ; mais dans ce triomphe et cette prédominance d’un genre
inférieur, dans ce culte niais de la nature, non épurée, non expliquée par l’imagination, je vois
un signe évident d’abaissement général. Nous saisirons sans doute quelques différences
d’habileté pratique entre tel et tel paysagiste ; mais ces différences sont bien petites. Elèves de
maîtres divers, ils peignent tous fort bien, et presque tous oublient qu’un site naturel n’a de
valeur que le sentiment actuel que l’artiste y sait mettre. La plupart tombent dans le défaut que
je signalais au commencement de cette étude : ils prennent le dictionnaire de l’art pour l’art
lui-même ; ils copient un mot du dictionnaire, croyant copier un poème. Or un poème ne se
copie jamais : il veut être composé. Ainsi ils ouvrent une fenêtre, et tout l’espace compris
dans le carré de la fenêtre, arbres, ciel et maison, prend pour eux la valeur d’un poème tout
fait. Quelques-uns vont plus loin encore. À leurs yeux, une étude est un tableau. (…)
Salon de 1859, VIII, Le paysage, Œuvres complètes de Charles Baudelaire
Michel Lévy frères, 1868 (II. Curiosités esthétiques, pp. 325-338).
1868 - Émile Zola
(…) Personne n'oserait dire aujourd'hui que la nature a besoin d'être idéalisée, que les cieux et
les eaux sont vulgaires, et qu'il est nécessaire de rendre les horizons harmonieux et corrects, si
l'on veut faire de belles œuvres. Nous avons accepté le naturalisme sans grande lutte, parce
que près d'un demi-siècle de littérature et de goût personnel nous avait préparés à l'accepter.
Plus tard, j'en ai la conviction, la foule admettra les vérités du corps humain, les tableaux de
figures pris dans le réel exact, comme elle a déjà admis les vérités de la campagne, les
paysages contenant de vraies maisons et de vrais arbres.
Aucune école, si ce n'est l'école hollandaise, n'a aimé, interrogé et compris la nature à ce
point. Simple question de milieu et de circonstances. Au temps de Poussin, sous le grand roi,
on trouvait la campagne sale et de mauvais goût ; on avait inventé, dans les jardins royaux,
56
une campagne officielle dont la belle ordonnance et la correction magistrale répondait à l'idéal
du temps. À peine La Fontaine osait-il s'égarer dans les champs humides de rosée. Les
paysagistes composaient un paysage comme on bâtit un édifice. Les arbres représentaient les
colonnes, le ciel était le dôme du temple. Pas la moindre sympathie pour les aurores nacrées,
pour les couchers sanglants du soleil, pas le moindre souci de la vérité et de la vie. Un simple
besoin de grandeur, un idéal d'architecture majestueuse.
Aujourd'hui, les temps sont bien changés. Nous souhaiterions d'avoir des forêts vierges pour
pouvoir nous y égarer. Nous promenons dans les champs notre système nerveux détraqué,
impressionnés par le moindre souffle d'air, nous intéressant aux petits flots bleuâtres d'un lac,
aux teintes roses d'un coin de ciel. Nous sommes les fils de Rousseau et de Chateaubriand, de
Lamartine et de Musset. La campagne vit pour nous, d'une vie poignante et fraternelle, et c'est
pour cela que la vue d'un grand chêne, d'une haie d'aubépine, d'une tache de mousse nous
émeut souvent jusqu'aux larmes.
Nos paysagistes partent dès l'aube, la boîte sur le dos, heureux comme des chasseurs qui
aiment le plein air. Ils vont s'asseoir n'importe où, là-bas à la lisière de la forêt, ici au bord de
l'eau, choisissant à peine leurs motifs, trouvant partout un horizon vivant, d'un intérêt humain
pour ainsi dire. Tous, les petits et les grands, les excellents et les médiocres, suivent les
mêmes sentiers, obéissent au même instinct qui les amène dans la campagne et leur dit de
l'interpréter telle qu'elle est. Ce respect et cette adoration de la nature sont à cette heure dans
notre sang. Mais si tous ont renoncé au paysage d'invention classique, si tous se placent
devant les horizons vrais, combien peu les voient et les rendent d'une façon franche et
personnelle. Là est la misère de l'école. Le Salon, chaque année, est plein de copies fausses ou
vulgaires. Certains paysagistes ont créé une nature au goût du jour, qui a un aspect suffisant
de vérité, et qui possède en même temps les grâces piquantes du mensonge. La foule adore
ces petits plats-là. Elle n'a point l'œil assez juste pour constater la fausseté de l'ensemble, elle
se laisse prendre aux notes tapageuses, aux tons adoucis et charmants, au dessin élégant des
arbres, et elle crie : "Comme c'est bien cela, comme c'est vrai!" parce que, effectivement, au
bond de ses rêveries langoureuses, elle revoit la campagne pomponnée et attifée de la sorte. Je
ne citerai aucun artiste, le nombre en est trop grand.(…)
Émile Zola (1840-1902), « Les Paysagistes », in L'Evénement illustré, le 1er juin 1868
1869 - Gustave Flaubert
Debout, l'un près de l'autre, sur quelque éminence du terrain, ils sentaient, tout en humant le
vent, leur entrer dans l’âme comme l'orgueil d'une vie plus libre, avec une surabondance de
forces, une joie sans cause.
La diversité des arbres faisait un spectacle changeant. Les hêtres, a l'écorce blanche et lisse,
entremêlaient leurs couronnes ; des frênes courbaient mollement leurs glauques ramures ;
dans les cépées de charmes, des houx pareils à du bronze se hérissaient ; puis venait une file
de minces bouleaux, inclinés dans des attitudes élégiaques ; et les pins, symétriques comme
57
des tuyaux d'orgue, en se balançant continuellement, semblaient chanter. Il y avait des chênes
rugueux, énormes, qui se convulsaient, s'étiraient du sol, s'étreignaient les uns les autres, et,
fermes sur leurs troncs, pareils a des torses, se lançaient avec leurs bras nus des appels de
désespoir, des menaces furibondes, comme un groupe de Titans immobilisés dans leur colère.
Quelque chose de plus lourd, une langueur fiévreuse planait au-dessus des mares, découpant
la nappe de leurs eaux entre des buissons d'épines; les lichens, de leur berge, où les loups
viennent boire, sont couleur de soufre, brûlés comme par le pas des sorcières, et le coassement
ininterrompu des grenouilles répond au cri des corneilles qui tournoient. Ensuite, ils
traversaient des clairières monotones, plantées d'un baliveau çà et là. Un bruit de fer, des
coups drus et nombreux sonnaient : c'était au flanc d'une colline, une compagnie de carriers
battant les roches. Elles se multipliaient de plus en plus, et finissaient par emplir tout le
paysage, cubiques comme des maisons, plates comme des dalles, s'étayant se surplombant, se
confondant, telles que les ruines méconnaissables et monstrueuses de quelque cité disparue.
Mais la furie même de leur chaos fait plutôt rêver à des volcans, a des déluges, aux grands
cataclysmes ignorés. Frédéric disait qu'ils étaient là depuis le commencement du monde et
resteraient ainsi jusqu’à la fin. Rosanette détournait la tête, en affirmant que « ça la rendrait
folle », et s'en allait cueillir des bruyères.
Gustave Flaubert (1821-1857), L’Éducation sentimentale, G. Charpentier et Cie, Paris, 1888,
p.396-367
1920 - Marcel Proust
Les gens de goût nous disent aujourd’hui que Renoir est un grand peintre du XVIIIe siècle.
Mais en disant cela ils oublient le Temps et qu’il en a fallu beaucoup, même en plein XIXe,
pour que Renoir fût salué grand artiste. Pour réussir à être ainsi reconnus, le peintre original,
l’artiste original procèdent à la façon des oculistes. Le traitement par leur peinture, par leur
prose, n’est pas toujours agréable. Quand il est terminé, le praticien nous dit : Maintenant
regardez. Et voici que le monde (qui n’a pas été créé une fois, mais aussi souvent qu’un artiste
original est survenu) nous apparaît entièrement différent de l’ancien, mais parfaitement clair.
Des femmes passent dans la rue, différentes de celles d’autrefois, puisque ce sont des Renoir,
ces Renoir où nous nous refusions jadis à voir des femmes. Les voitures aussi sont des Renoir,
et l’eau, et le ciel : nous avons envie de nous promener dans la forêt pareille à celle qui le
premier jour nous semblait tout excepté une forêt, et par exemple une tapisserie aux nuances
nombreuses mais où manquaient justement les nuances propres aux forêts. Tel est l’univers
nouveau et périssable qui vient d’être créé. Il durera jusqu’à la prochaine catastrophe
géologique que déchaîneront un nouveau peintre ou un nouvel écrivain originaux.
Marcel Proust (1871-1922), Le côté de Guermantes, p.184-185, À la recherche du temps
perdu, édition 1920
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BIBLIOGRAPHIE / WEBOGRAPHIE
Monographies
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Dossier pédagogique enseignants, Exposition Nature et idéal – Le paysage à Rome, 16001640 - Carrache, Poussin, Le Lorrain, Grand-Palais.
http://www.grandpalais.fr/sites/default/files/spip/4505.pdf
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http://www.musee-peintres-barbizon.fr/library/Livret-2-malle-multi-sensorielle
Dossier de presse « Hommage à la forêt », exposition 20 octobre 2012 - 28 janvier 2013,
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http://www.musee-chateau-fontainebleau.fr/IMG/pdf/DP_Hommage_a_la_Foret-3.pdf
Simon Mathurin-Lantara, précurseur de l’école de Barbizon ? Dossier du Musée
départemental des peintres de Barbizon
http://www.musee-peintres-barbizon.fr/simon-mathurin-lantara-precurseur-de-l-ecole-debarbizon
Étude du Détail de tronc d’arbre en forêt de Jean-Baptiste Camille Corot (1796 - 1875),
Musée départemental des peintres de Barbizon
http://www.musee-peintres-barbizon.fr/jean-baptiste-camille-corot-detail-de-tronc-d-arbre-enforet
Edwige Motte, "L’art d’inventer le climat : l’hiver hollandais au 17e siècle",
EspacesTemps.net, Livres, 25.08.2013
http://www.espacestemps.net/articles/lart-dinventer-le-climat-lhiver-hollandais-au-17e-siecle/
Dossier pédagogique L’impressionnisme au fil de la Seine, 1er avril-18 juillet 2010, Musée des
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http://www.mdig.fr/sites/default/files/pdf/dossierpedagogique_la_seinebd2.pdf
Un siècle de paysages – Les choix d’un amateur, dossier en ligne sur l’exposition, Musée des
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http://www.mba-lyon.fr/mba/sections/fr/expositions-musee/expositions-dossier/archive-expodossier/paysages-19e-siecle1815/
Dossier « Analyse de l'impact de l'invention du tube de peinture sur l’histoire de l’art »
http://www.des.pf/itereva/clgtaaone/IMG/pdf/analyse_de_l_impact_de_l_invention_du_tube_
de_peinture_1_.pdf
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Crédits photographiques
Photos réputées libres de droits :
p.1/a, p.1/b (The John Paul Getty Museum, Los Angeles) ; p.12 (The John Paul Getty
Museum, Los Angeles) ; p.13 (National Gallery of Art, Washington) ; p.18/a (National
Gallery of Art, Washington) ; p.19/b (National Gallery of Art, Washington) ; p.20/a (National
Gallery of Art, Washington) ; p.31/b (Metropolitan Museum , New York, Thaw
Collection, Jointly Owned by The Metropolitan Museum of Art and The Morgan
Library & Museum) ; p.35 (National Gallery of Art, Washington, Paul Mellon Collection) ;
p.41/b (Art Institute, Chicago, Mr. and Mrs. Lewis Larned Coburn Memorial Collection) ;
p.46 (Art Institute, Chicago).
Musée du Domaine départemental de Sceaux (M DDS) :
Photos Benoît Chain : p.3/a ; 4/b ; p.10 ; p.11 ; p.12 ; p.14 ; p.20/b ; p.21 ; p.22 ; p.23 ; p.24 ;
p.25 ; p.27 ; p.29 ; p.49 et 50/b.
Photos Pascal Lemaître : p. 31/a ; p.34 ; p.45 ; p. 47 et p.48/a
Stéphane Dumas : p.50/a
Photographies anciennes : p.17 ; p.48/b
Couverture : détail de Vue prise de la terrasse de Bellevue de François-Edme Ricois, 1823.
Huile sur carton marouflé sur toile, 31,5 x 46,5 cm, MDDS, photo Jean-Louis Leibovitch
et détail (peintre de dos) d’une gravure sur bois de bout d’Auguste Anastasi, Forêt de
Fontainebleau, la Gorge aux Loups, 1858, MDDS, photo Benoît Chain.
Réunion des Musées Nationaux : p.41/a, 43/b
Musée départemental des peintres de Barbizon : p.15, p. 37.
Musée des Beaux-Arts d’Angers : p.6
Musée des Beaux-Arts de Rouen : p.16/a
Photos David Beaurain :
p.3/b ; 4/a ; p.5 ; p.7 ; p.8 ; p.9 ; p.16/b et 16/c ; p.19/a ; p.26 ; p.34/b ; p.42/b.
Photo Delphine Courtial : p.18/b
Service des Publics du Musée du Domaine départemental de Sceaux, 92
CONTACTS : David Beaurain ([email protected]) et Marie-Noëlle Mathieu
([email protected]). Réservations par téléphone : 01 41 87 29 71