faire l"amour - Comédie de Clermont
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faire l"amour - Comédie de Clermont
revue de presse JEAN-PHILIPPE TOUSSAINT FAIRE L"AMOUR rOlnan LES ÉDITIONS DE MINUU 30 AOÜT 2002 La géométrie du vertige amoureux Dans cc roman de la pleine maturité -~. son sixième -. Jean-Philippe Toussaint métamorphose j'éternelle histoire du désamour en une épure parfbitc ct rigoureuse. Non pour réduire l'émotion, mais pour la porter à une puissance inattendue Une suite de séquences brèves el saturées, presque autonomes, rattachées les ulles aux autres par les liens aléatoires de la chronologie ct scion un ordre fragile que la moindre crise, le plus petit grain de sable est suscep- tible de faire voler en éclats< Alors, tout sc mélange, les liens sc rompent, le passé remaille, le présent est en fuite, Si l'on vou- lait déduire des romans de Jean-Philippe Toussaint, ct aussi de ses films, une définition simple de la vic, cc pourrait être cclle quc nous venons, sans autorité ni certitude, d'avancer. Mais réduite ù elle-même elle reste superficielle, élémentaire, guère apte ù nous faire progresser, par ses seuls moyens, sur les chemins de la connaissance ou de la sagesse. Les définitions, cependant, ne sont pas la première nJTnÎre des romnncÎers. Lcu!' tÎlchc est d'observer ct d'imaginer (selon des dosages qui varient considérablement), puis d'écrirc, de trouver la forme adéquate et belle où l'idée du roman (comme celle dc la vic qui lui est tout de même attachée) se perd heureusement au profit dc l'o:;uvre accomplie. A propos d'accomplissement rcvcnons un instant sur le parcours qui a conduit, si 1'011 en croit la chronologie, Jean-Philippe Toussaint ù Faire l'all/our, son sixième roman, le plus abouti. t'écrivain belge, figé de 45 ans, originaire ct citoycn dc Bruxelles, cntra en littérature en 1985 avec La Sulle de baill ct connut immédiatement le succès. Salué comme on dit par la critique, il publia dellx autres romans (Monsieur en 1986 et L 'Appa~ ré/-photo trois ans plus lHrd) dans la même veine on qualifia son art de « posl-model'lle»·- c'était asscz vaguc pour n'être pas contesté. Puis, il réalisa trois films après avoir participé, en 1989, il J'adaptation de son premier livre. A la lecture des deux romans qui suivirent, La Réticel/ce en ! 991 et La Tdél'ision en 1997 (1), on resta sur l'idée d'un écrivain rigoureux qui exploite avec talent une veine minimaliste ct sèche où l'absurdité ct Je nOll-sens constatés dans le monde ct dans le cœur de j'homme offrcnt des sujets d'observation infinis. fi. l'intention de qui souhaiterait le classer quelque part, on peut dire qu'il y a chez Toussaint du Kafka ct du Tati, mais fondu dans un univers décalé et très personnel. N'oublions pas en 2000 lin court et beau récit de voyage, Autoportrait (à l'étranger), qui mOlltrail un écrivain pas du tout figé dans UIlC posture et une méthode, mais mobile, curieux etl1lélallcolique. Rappelons que ces livn.:s, ainsi que le dernier en datc, sont publiés chez Minuit, maison où ils ont évideml11ent toute leur place. Une fois quc l'on a écarté deux hypothèses. cellc d'une description ({ sciel//Uique)) et utilitaire dc l'acte érotiquc, ct celle de l'injonction quasi sanitaire, j'infinitif du lilre. 3 Faire l '({II/our, :-;onnc COlllllle unc requête plnintive, une question \'aguemen! angoissée, Comille si on tournait cn rond d<îlls cc désir sans IX\lycnir Ù l'assoU\'ir. Commc si celui (ou cellc) qui prononçait ces deux mots cherchait ù résoudre une douloureuse tension physiquc ct mcntale tout cn él,lllt assuré de n'y parvcnirjamais. C'est le récit d'ulle rup!ure dont on ignorent tout au long du roman Je motiL On saura seulement qu'elle sc si LUC sep! ans après la rencontre ù Paris ct le premier ,-lcte amOUrelL'\. Une rupture certaine, décidée de part ct d'mltre, arec chagrin mais déter11lination. « Feil ill/pone qui é!ai! dtllls SOli lort persollne StlllS dOl/le. !VOII.<; 1I01f5 mais IIOIIS I/e IIOIiS slfpportions plus. /1.1' m.'o;1 ceci, /lWillfe/wlIl, dalls lIotre (fil/our, que, II/è/lle si /lOUS cOl/lillUiollS â l/Ol/S /àirl! dmls l 'ellse/llble pll/.)· de biell qlle de mal, le pell de /liaI qlfe /lOI/S l/o/ls./ùisioi1.,,' nous était dei 'el/II illsllppoJ'lable. )) ({ill/ioIlS, L1ê TEMPS DES AMOURS MORTES COlllnle rien n'est simple C!JllS Je monde de Toussaint, ct pas da\"lliltage d'ailleurs clans le nôtre, cettc rupture comlllence par un Yoynge COl11llHlll de iv'1arie ct du J](lITaleur Ù Tokyo, où la jeune femllle, ( â la Ibis S(l'Iisle et 1)laSliciel/llc »), est in\'ilée à présenter ses œuvres, Soulignons que Toussaint eonll<lît bien le Japon où il a séjourné, cc qui nous vaut d'admirables vues, nocturnes ou crépusculaires, sur le paysage urbain de Tokyo puis de KyolO. Le temps de la narralion est donc redoublé d'un aUlre temps qui sert d'assise invisible - rien n'est raconté de ces sept annécs heureuses ou supposées tcllcs au présent: celui des amours mortes. « FI à cflaque fois, à Paris el cl Tokyo, IIOIIS (Ivions filil l '(fll/ollr. la prcl/I/()re fois, PO/II' la première làis et, /(1 demière. pOlir la demiûre. ) L'unité d'action, comme on dit au thb:îlre, est respectée, Il n'y a pas de profondeur de champ. Ln durée est brè\'e; comllle une séquence. elle est sans rupture: les quelques jours de fatigue et de décalage horairc après le voyage, « ,liais mil/pre, je cO/lll/lcllçais â iii 'Cil rendre CO/llpte, c'élait plutô! Ill/ élal (jll'/lile (/Clio/l, 11/1 deuil Cfu 'ulle agollie. N Les deux <lmants \'Ollt sc heurter, sc blesser l'un l'mItre, en équilibre sur la fine lame inlHlbitable de l'amour. lis feront l'amour. violemment. ct cct acte sera comme l'expression paradoxale de la $olitude qui les attend et les alleint déjà, i ( . AU/(IlIt la proximité Ù 1I0US déchirait, aU(({lIt l'doigneil/cllf IIOUS (I/lroit mpp/'Ochès.)) Sur le visage de la jeune lèlllllle, qui n'est pas une créature éthérée, coulent sans cesse des lannes. Quant au narrateur, il ne lâche pas le flacon d'acide chlorhydrique que, depuis la prcmière lignc du roman, il tient à la main. CC! objet, le danger qu'il représente, contribuent ù dramatiser le récit, sans peser sur lui. Car chel Toussaint, même la gravité sait se faire légère. Livre de la pleine maturité, Faire l'ailloli/' dessine Ulle scrupuleuse géométrie du vertige d'aimer. Et l'instant d'après de nc plus aimer, Géométrie infiniment precaire dans un monde menacé, physiquement, de tremblement. Loin de toute psychologie convenue ct aussi, cela va sans dire, de tout selltimentalisllK désucl. Un critique parla jadis d'un pont jeté entre Mondrian ct Pascal. Quelque part entre la blancheur impassible CI la fureur, ct les misères humaines, Avee une impressionnante ct magnifique maîtrise, Toussaint a londu ensemble tous ses dons. Du grand art qui devrait assurer sa consécration. Patricl< Kéchichian {t) Repris d,H1S hl collectioll de poche des [:,ditio!1s de Îvlil1uil. EXTRAIT « .le regardais l'immense étendue de la ville derrière la baie \'itréc. ct j'avais le semimcnt que c'était la terre elle-même que j'a\'ais sous les yeux, dans sa courbe convexe cL sa nudité intemporelle. comme si c'était depuis l'cspaee que j'étais en 11<1il1 de découvrir ce relief enténébré, ct j'eus alors fugitivement conscience de ma présence il la surface de la terre, impression fugace Cl intuitive qui, dans le douccàtre \'ertige métaphysique où je vacillais, mc lit me représenter eonerètemenL que je me trouvais ù l'instant quclque par! dans j'univers,}) (p. 47). Il SEPTEMBRE 2002 Récit tonique d'une rupture infiniment triste, Faire l'alllolir est un bijou de simplicité mélancolique, où Jean-Philippe Toussaint excelle dans la description des pauses ct des atmosphères. Rencontre autour de quatre images du texte, cadrées tout en finesse. l'ar FnbrkC' Cahrid , INSTANTANES D'AMOUR Prégénérique : UII son ..Juste un son, la sonnerie d'un téléphone qui sc perd, régulière, dans un vide d'abord sans image. Puis le plan s'élargit, cl le vide sc voit: c'est une cabine, J'été, sur une île qui ne sc laisse pas déranger comme ça. Le téléphone sonne sans fin ct le paysage sc hli! panoramique, sauvage : nous SOlllllles en Corse, personne ne répondra+il donc? Une silhouette entre enfin dans le cadre, d'un homme au cnînc un peu rougi par le soleil de J'endroit. Il n'a pas J'air corse, cc long Belge au pas leste: c'est Jean-Philippe Toussaint. Et J'histoire peut commencer, puisque ! 'holllllle répond, ça y est, sans s'essouffler, il accepte de nous rencontrer, plus tard, ailleurs, pOlir parler de Faire l'aillour, son nouveau livre, peut~êtrc le plus beau (on ne lui dit pas encore), Un nouveau livre, cinq ans après La Télévision, et le premier moment, sans doute, d'une période neuve et plus gravement contemplative (il le dira bientôt). L'histoire commence, la scène n'est pas inventée Toussaint passe ses vacances en Corse, sans téléphone, et il hwt pour le joindre appeler l'unique cabine du village, en espérant que quelqu'un veuille bien décrocher. Cette cabine apparaissait d'ailleurs dans La Rc:'ticellce, le roman le moins drôle ct le plus secret, le plus douloureux aussi du concepteur de La ,S'olle de !Jain. On y pense un peu en découvrant Faire l'all/our, récit paradoxalement tonique d'une rupture infiniment triste, ct pur sommet de simpli~ cité mélancolique. Non pas qLle Faire j'all/our soit un roman corse l'action, si J'on peut définir ainsi Je fil ténu d'une somp~ tueuse dérive atmosphérique, est presque entièrement située au Japon. Mais, comllle le faisait remarquer le narrateur facétieux d'A IIfoporfmif (à l'étranger), le précédent petit livre ~ de voyage .- de Toussaint, (( 011 arri\'(> à Tokyo COIIIII/(? ri Bastia, pa}' le ciel ». Dans Faire j'(lmolll', il y a beaucoup de ciels ct des brumes photographiques, de faux instantanés très travaillés. une lumière d'hi"cr pour dire le deuil qui commence d'un amour déjù fini. Et il y H une cabine téléphonique, aussi, comme pOUl' nous rappeler que nous sommes encore dans le même film, même s'il est peut~être plus déchirant qu'autrefois: le narrateur appelle de Kyoto la femme qu'il aime, qu'il quitte. Elle répond par ses larmes proches, ils sont venus ensemble au Japon 5 faire l'amour une dernière fois, et toute la premiè re partie du livre tient dans leur dérive d ' une nuit ù To kyo. Tokyo/ Kyoto ; le roman est ce diptyque qui fait chiasme, qui fai t mal. «Ali )'011 lIeed is love - love - love is ail )'011 need J>, fredon ne, ironique et désespéré, le «je» ma lade d ' un Toussaint sous tension. Son narrateur transporte tout au long du livre un fla con d ' ncide chl orh ydrique , soumettant sa prose à la vio lence tOlljo urs possib le du meurtre ou du suicide, de l' humour par foi s corrosif. Attention Faire ' 'amo/ll' est Ull livre fau ssemen t zen, fin eme nt oriental , mais fu rieuscment inflammable. Un li vre assez sex uel , aussi. mée « MoMA », est ulle créatrice de mode; venue prése nter ses modèles au Contcmpory Art Space de Sh inagawa , elle déambul era dans Tokyo vêtue de la robe la plus somptueuse de sa co ll cct ion, panoplie branchée de princesse pcrdue, éga rée tout au bout de son histoire, qu i fi nira en pleurs ct en chaussellcs, dans unc chambre d ' hôtel suspendue sur le seul v ide de la vi lle illuminée. Et ce n 'cst pas non plus par hasard si Toussa int nous donne rendeZ-VOlis au Belga, un nouveau café de la place Fl agey à Bruxelles l'ancienne Mai son de la radio, inaugurée dan s les an nées 30, est destinée à y devenir une « us ine à sons» du XX le siècle et Ull pôle C'est encore un livre de voyage, à sa façon. Un réc it fait de coul eurs et d 'images, en tout cas, qui joue avec les motifs contemporains pou r di re l'essent iel du plu s si mpl e sentiment humain ~ du p lus vieil amour, enfi n. Ce n'est pa s pa r hasard que Marie, la fUlure ex-co mpagne du narra teur, surnom- actif de la créa tion con tcmporai ne. Certes, il est diffi cile de se croi rc à Tokyo; le sole il est vif, presque corse, et l' hiver japonais de Faire l'amOllI' sem ble bien loi n. Mai s quand l'écri vai n arrive et sourit , on n'a pas trop de peine à sc refaire le film on imagine une cabi ne, ailleurs, peut -être à Kyoto, du vi de 6 cl le SOI1 soudain des IllOts, pour COllllllenter des paysilgcs tremblants. des sentiments acides. Toussaint sourît cl tourne !cs pages de son histoire, retourne sur les lieux cl les lumières de son roman. On j'écoule on regarde. « Le jour se lemit Sil/' Tokyo. ) lAI phrase commence qmllld slachhc hl première IlUit' du récit! au bout de j'errance épique d'un couple dans les rues de la ville c'est comme une légende, au bas d'un cliché grave, presque inaugural. Comlllc le signe aussi qu'avec cc récit de rupture nocturne, si dan- gereusement beau. Jean-Philippe Toussaint entame ù sü façOlllll1C Ilomelle ère,japonaise peut-être, mais surtout plus explicitement tournée YCI"S les paysages, urbains ou inté- rieurs. Un autre jour sc lèverait-il sur sa prose? « Je Il!.! voulais pus n:f{lin' La Télé\'islon, qlli étail 1/11 peu /1// o!Jo/iliss('lIIelll c 'cst le Ii'Te de lI/!!S 40 ({IlS, et 1//011 mmwl le pllls drôle, je crois. EII plus,j 'ai/àir /11/ .Ii/III, La Patinoire, qui cltuif oussi, à sa IIIOlliè}"(!, le hi/ail d'lIl1 qlladmgél/uir('. Faire l'amour (.'()rre.~polld dOliC cl IIlIe /loul'elle étape, 01/.1 'al 'ais envie de retl'Olfl'I!I' qlle/(flle cliose de plus gr(IlY!, de pllls dOl/gereu.\", de plus acide peu/-l>tre. )) On a em'ie d'ajouter de plus chlorhydrique, sans savoir si cette tonalité nouvclle vient du Japon, ou si c'est le décor de Tokyo qui il imposé sa mél<lllCOlic propre. Toussaint lui-mêmc hésite, sùr seulement qu'il l'origine de son livre il y avait le désir d'attendre la "enue du matin dans un pays qu'il aime. « Les premières images qui Ille SOllt l'I!l/III:S solll des iII/ages de /lliit dans Tokyo, Je pel/sais à IIl1e his/oit!.! d 'aJ//our (fui cOlJ/lilellcer(/it ci Paris I!I .)' 'ac!/(>\'I!rait ail Japo/l :je Foulais lIIellre en parallèle 1(/ prl!lIIière el la dernière III/if d'oI/lOUI", et puis Paris a di.sparu, .i 'ai Cil ClIl'ic de rester â Tokyo, de décrire la \"il/c. )) Décrire le soleil levant ct les néons de la nuit, sc donller aussi cc défi de répondre d'une filçon neuve ù la question «QII 'est-ce que la lillh·(!tllre ? N l, 'iml1lodestie du projet bit fbnchement rire l'auteuL qui s'est senti Cil éeriyant son roman dans un état d'e:\altalion proche de celui qu'il éprouvait pour La Salle de boill, son premier li\Tc. Foire l'alIIou/', réponse japonaise il la question ( Qlle Iàire ?)) 11 j~llll lire la phrase en entie!"' pour ne pas trop trahir la suggestion du livre «( Le soleil se levait Sil!" Tokyo, erje Illi ell/iJl/rais I!II doigt dans le t/"OII du clil. )) « Les imperceptibles l'({ri({tiol/s de couleur et de lumière sur les foul's de J'erre bleutées dl! Shh~juf(f{.)) Cest ulle deuxième image, une autre légende. Si Faire l'oli/ollr est un roman japonais., c'est pour son refus du folklore fileile, son got'h des pauses ct du regard posé sur l'infime de l'atlllosphère, commc infusée dans la prose de Toussainl. Un nouvel Hutoportrait ci l'étranger, peutêtre. mais surtout pHS d'un touriste. « J'ai Plil /I/Ie di~(lille de \'O.l'ages 011 Japon, ra]1pclle-t-il. ef Fr ai s~jourl/(! quatre li/ois ell f 996. Ce!le expérience dll pa)"s est 1111(' des choses les plus belles de II/a vie, et .le sm'ais qu'il en sor/irail quclque chose lm Il1n:, 1111 ji/m, des photos .. -- lIIais il/idlait qlle lout se dépose, qu'il y air 11/1(;' digeSTion. sinol/ je relldais I/"Op ,.-f/c.)) Rendre, c'est aussi savoir restituer le monde en le lransformant: partir du réel, COlllme on quitte une personne ou un lieu. Dc l'ail, Toussaint n'a pas écrit son roman «sur place », mais en Corsc ct il Ostende. « J'ai tout recollstruit cl parlir de lieu.\" rée/s, ell travail/allt (/l'ec /In ploll de Tokyo Irès détaillé, destill(> ail.\" cl!tII(!lùuJ's de faxi, Et quand .le SlIis retol/lm) ail Japon ell jllil/ dernier, après avoirjlni le lil're, je me suis aperçll que Irès pell d '(;'11d/"Oits cOl"re.~polld(liell/ ils élaiell/ tous déc('l'{fl//s cl côlé de ce qllej'en al'Oisfait.')) i"vlagie malicieuse de la littérature, gravité gracile de la lumière «Celle de ShiJ(jllkll esl lllle matière lI102,n{/iqlle, et smls l'ouloir vexer persollne, .le /roIlW: ses possihilités expressives il(/illimellt supérieures ci cc/le de Clermon/-Ferrand. .. ») Toussaint plaisante, muis insiste sur roman. Et même au cinéma, il lui métaphorc « Je la part visuelle de SOIl s'il dit n'avoir pas pensé empruilte volontiers ulle passais /III temps jOli cl 1II('((re les scènes t'II pIC/ce, âfain: la IIIII/ù>rc, COIlI/I/(! on dit, .1'/11' /III fOI/mage. Ça Il 'esf pas jàrcémellf ù'idel/r â la lectllre, II/ais .le pel/se que ça apporte (>lIol"ll/('ment â l 'I!/lsemble. )) iVlais si, cela se \'oit Faire l '({IIIOlir est aussi Ull li\'1"c beml à rCf:!<lrder. 7 «.le 1/ 'a l'ais jamais l'li Ifne telle IIl/allCe de /'ouge, cette {'ou/eu/' il1d~fil1issalJle, Ili rose IIi l'J'ail1lellf orallge, ce l'ouge dissous, c/'émeux, exténué. N Au JaporL le soleil se couche aussi. 1'vlênlc cn hiver, il sc fatigue du ciel il est comme le narrateur de Faire l '(II/Will", à l'instant de ceHe scènc, près d'un pOllt de Kyoto, qui lui rappelle une photo ù Paris, <l\'ec la femme qu'il aime ou aimait. Exténuation du sou\"Cllir. quand l'amour rejoint dans ses contradictions les nuances iJlfïnies de la lumière, naissante, couchée. Pour en parler, Toussaint livre une clé inattendue, cn racontant que sa seule découverte littéraire marquante depuis vingt am; rut celle, récellte, du QI/alI/or d'A!e.\"{/}u!rie de Lawrence Durrell. «( 011 m 'avail illl-'ité cl I/n lèslim! de cinhJ1a â Alex(ff/(Irie, ce qui 1/1'(/ 'dol/né clIl'ie de lire le romall de D/ll'l'e//, ql/e je ne connais.vais lH/S . .il mon gral/d I"egrel le/èsliv{/! {/ étâ (/!lilI/lé, maisj'ai ell ce hOl/hel/r d '1/11 el/thollsiasme que je n '(lvals pas éprO/{\'() dep/lis Hecke/{ .' La lumii're esl rrès illlporf(/I/te da/ls I.e Quatuor er il r a quelque chose d(IIIS l 'hisroire dl! Juslille (jlli /ll'a aide; cl y alla 1)llIsjl'allc!wlllent, si) 'ose dire, pOil/' pu/'Ier d '(1/1/0111'. » On sc demande alors si l'énigmatique mention« Hiver >l, au seuil de l'amour, n'annonce pas chez Toussaint Ull «Quatuor des saisons ».. L 'intércssé ne dément pas, ct préfère s'alllusel' de ses projets - bicn réels - eomme d'une menace (( il l'O/IS de deviner de ql/oi je SI/is copahle ! » s'esclafre-t-il. Du meilleur, bien Self: cc rouge violent, aussi, d'un amour qui tremble encore. {{ Le t/'emblemellf de terre éflfit mai11lCfUlI1t il1dissoCÎablemellllié pOli/' ItOUS à la fill de notre amOllI'. » La photo cette rois est /loue, L 'histoire entière est secouée, comme Uil flacon d'acide chlorhydrique: c'est l'image du danger. La terre trembk ù Tokyo ct la i'cmme plcure, mais de ces larmes, l'auteur refuse de parler: clics sont dans le livre, bien sûr, mais clics lui échappellt, elles sont l'envers - la vérité? - de sa fiction .. A cct insFoire tnnl, le scul, Toussaint sc trouble, lllême SI on Je croit volontiers lorsqu'il dit que l'essentiel de sa trame est inventé. « ç'(/ me platr qll '0/1 puisse croire que t01i1 es"! l'I'(/i el Ulltobiogl'Uphitll/e ç'a Il 'csr Ims le ('os, mais j'aime celfe olllhigllÏ!/>. E'lje FOIII(/is que le l'o!llan n'pOl/de (1 la quesrion : qll 'esl-ce qlle C'cst aussi compliqué que de savoir cc qu'est hl lillénlture, l11<1is ccla fait au moins autant rire j'auteur. Surtout lorsqu'on lui nlit rcmarquer que la rupture qu'il raconte est trop parfaite pour <'l\'oil' été vécue ainsi. ( Ce JI 'est Fas 11/1 Ih'f'e spù'iajelllelll gai, lIIai.<; je ! 'al t'crir (!l'('(' /III selllimel/{ de 1'(1///01l1'? J' bOllhe/l1' jJeJ'/JIwlel/l : il (/ qlfelque chose que je ne ré/lssis pas à (h~f;lIil', IIlIe SOl"le de tonicit(', liée (1 l '('.wcer!Jalioll des cOlllraires qlli s'opère dan,. l'all1olll'. TO/{f le /}/ollde a (Iii resselllir cerre il/croyable opposition des pôles', qlli cOl/diriollne all.<;si la COJ/lj)osilio/l dll lil'I'e. N Faire l 'mllOl/l' est en crret un modèle de partition sismique ct sensuelle ù la violence extrême d'une scène de couple succède un moment d'absolue sérénité métaphysique, baignade déjù <lnthologique dans unc piscine, au sommet d'un hôtel comme égaré dans Je ciel de Tokyo. La pro rondeur de la pcnsée en équilibre avec les frivolités de la mode c'est coml1le l'onde d'un petit miracle, dont on dcvine qu'il sera forcément traduit en japonais. Le problème, et la blague, c'est que «filire l'amour ». ça n'existe pas en japonais ... Il n'y a plIS d'équivalent lexical pour celle image ù peine bougée entre le corps ct le cœur, le sexe ct le rien, Pas une image juste, juste un tremblement. (( Ce Il 'est pas 1/1/ livre de l'ujJture. conclut Toussaint, C 'esl /ll/e histoire d'amour. ») Une histoire. ou son très beau générique de fin. P:1nIII<ln al"" ('~II,' '~1\l"11l~ dl' La Tdé'\·ISI<lIl. ~II il''''h,' dl''! ,\!inllli. n4 l'a1!~~. (,.70 C Télérama 18 SEPTEMBRE 2002 La critique de Michèle Gazier Il neige à Tokyo Depuis son premier livre La S'aile dr! baÎII. Jcal1 Pllilippc Toussaint explore il sa manière désinvolte ct sérieuse les dédales de la vic intime. Pas celle que l'on étale dans les magazines à SC<llldalc, ou qu'on livre au creux dc récits plus salés que sulfureux. mais celle d'un narr<ltcur poète, rêveur, qui lui ressemble comme un frère. Cct homme-I,l a sensiblement son <Îgc, ct vit cOl1lme lui !es choses H ordinaires de la vie, parfois déconcertantes, drolatiques ou douloureuses ... On j'a déjù vu faire des photos, veiller sur de jeunes enfants, vivre Cil Corse, voyager à Berlin; on le retrouve plus funambule que jamais, Ù Tokyo où il accompagne Marie, sa lemme. Celle-ci, styliste de renom, est invitée au Japon, où elle doit présenter sa collection ct exposer des prototypes de ses modèles dans un musée. Le décalage horaire ajouté aux longues heures du \'oyagc nlit que le couple est passablement dans les nuages. D'autant plus qu'entre eux les relations sont tendues. A dire vrai, ils sont encore unC fois sur le point de rompre. Cc voyage est peut-être le prétexte qu'ils sc sont choisi pour consommer une rupture sans cesse rejouée, sans cesse différée, ct qui les hante. li a emporté avec lui un /laeon d'acide chlorhydrique, cOlllme d'autres glissent un couteau ou un revolver dans leurs valises. L'acide qui blesse contre l'amour qui meurt? Le programme de i'vlarie est bouclé ct lourd. Le temps presse, le jour va sc lever, ct il ne lui reste que quelques heures pour sc reposer avant que les Japonais ne prennent son séjour en main. Mais le sommeil ne vient pas cl. dans la chambre d'un hôtel de luxe, l'homme ct la femme sc déchirent ct font l'amour comme on nlit la guerre, avec passion ct désespoir. Puis ils sc séparent all bord de la haine, pour partir dans Tokyo sous la neige. Alors commence, tantôt rêve ct tantôt cauchemar, une longue équipée de rupture ct dc tendresse, d'agressivité ct de désir, au cours de laquelle la ville étrange ct étrangère, glacée ct secouée par un soudain tremblement de terre, devient peu à peu la métaphore de leur amour. Ces pages où l'oll voit ces deux êtres épuisés, au bout du mondc ct de leur passion, errant dans la ville endormie sont d'une poésie, d'une beauté sensuelles nlscinantes. Ici le roman devient théâtre, mime. Pierrot et Colombine, qui n'en finissent pas de s'aimer ct de rompre, ont troqué leurs habits couleur de lune pour d'étranges costumes noirs. Ils ont perdu leur nord, cl dérivent telles des marionnettes dans un monde dont ils ignorent les codes. Plus rien ù quoi sc raccrocher. L'univers tangue ct bascule. Jusqu'au vertige, jusqu'ù la folie. L'écriture de Toussaint, d'une précision chirurgicale, d'une transparence de cristal, évite tous les écueils, Les gestes de l'amour qu'il décrit simplement dans leur crudité, leur violence, leur tendresse ont la vérité, la pureté des gravures érotiques orientales. Car dans cc roman de la rupture, de la perte de j'autre ct de la perte de soi, tout est image. On voit le grand manteau noir du narrateur, la robe l'olle de Marie, la buée sur les vitres de la piscine où l'holllllle s'est réfugié, la neige dans les rues encombrées de Tokyo <lUX premières lueurs de l'aube.. Entre froid et fièvre, entre séparation et fusion, entre beauté ct destruction, le roman déploie ses séductions, ses fantasmes, ses pièges. Et l'on est surpris ct troublé d'en sortir comme d'ulle nuit de sommeil agité, rescapé. comme le narrateur, d'un véritable séisme intime, (( d '/fil (/c'>saSfl'e ù!/i/l;tésil//u! N. JEUDI 19 SEPTEMBRE 2002 Un temps de Toussaint Rencontre avec Jean-Philippe Toussaint pour « Faire l'amour », effeuillé page après page, Bruxelles envoyé- spécial Lorsque nous nous sommes enfin retrouvés au café Bclga ~ Bruxelles, qu'il nous n fnllu n\Um pel" j'heure perdue à tourner autour de la place Flagey, on a silnplifié !cs questions: «( Dile.Hlloi fouI ». Jean-Philippe Toussaint n'a pas trouvé cela exagéré, il n sorti de sa poche une lèuillc pliée en quatre, ct il a dil « Voyez, !Olll es! là », On pouvait y lire un bout de phrase recopiée page 102 de son second roman, !\4ol/.\:ieul' (Minuit, 1986):« .. CI/core (ju'aux moI:,;, il pr~/érail la IUlllière ». ]] voulait dire qu'il y a lrop de mots dans les livres, que cc qui compte cc sonl les blancs, qu'il faudrait pouvoir écrire entre les lignes, tant de gens prétendent y lire, cl que voilù, dans ce livre-ci il y a assez de hlll1ièrc pour qu'on y \'oie clair. Bon, s'il veut jOller il cc petit jeu, cc n'est pas les citations qui manquent li commencer par la première phrase du livre e Page 11. «J'av,lis t'tilt remplir un flacon d'acide chlorhydrique, ct je le gardais sur moi en permanence, avec l'idée de le jeter llll jour ù ln gueule de quelqu'un ». Après La Tdél,'isioll (lVlinuit, 1997, !leilr), .ïavais rait le tour des choses légères, j'm,lis besoin de quelque chose de plus acide, ct plus corrosif, moins d'humour, un peu plus de Faulkner. de Dostoïevski, alors, je me suis pris <lU mot: la bouteille d'acide. Cest la première phrase que j'ai écrite. je ne savais pas encore que le livre se passerait au Japon, dans la première \'ersio11 je sortais (tiens \'oilù que je me prends pour mon llnrratcur), je lui n!isais sortir le flacon toutes les trois minutes, après, jc rne suis calmé. Page 23, « Incarnadines », C'est une nuance de rouge. lorsque j'ai C0111mencé à vistlaliscr mon li\Te, la tonalité était rouge, il baignait dans le rouge, aussi je me suis procuré un dictionnaire élèlbli par le CNRS entièrement consacré au vocabulaire du rouge, .i 'y ai trouvé mon nuancier, ct cc beau mot « incarnadine ». Oui, je \'ois sep! lignes plus bas « toutes ces robes désincarnées », je ne sais pas si cette résonance est \'olol1taire, en tout cas elle me convient. Page 25. « Nous étions en efIC! si 11,lgiles ct désorientés ,lffectivel1lcllt que l'absence de l'autre était sans doute la seule chose qui pùt cncore nous mpprocher, tandis que sa présellce Ù nos côtés, al! contraire, ne pouvait qu'accélérer le déchirement en cours ct sceller notre rupture », C'cst Ulle notation psychologique, il y en a deux ou trois dans le line, Hlites \'oir. oui . \'oilù, page 82, rorcément, \'ous j'a\,el. soulignée aussi (({ Pell ill/po}'/e qui l'tait dtll/s SOI/ tort, perS01l111! saliS dOl/te, NOliS 1I0llS ({ill/iollS, mais nOlis I/e I/OIIS supportiolls plus N, page 82) Jusqu'il cc livre, je me \cs interdisais, c'était un peu comme un conseil aux débutants «( pas trop d'adjectifs », je me disais. «pas de psychologie », il y a cu trop d',lbus, au mépris de la forme, Jc n'ai plus peur de la psychologie. COIl11lle un type qui n'aurait jamais écrit un seul adjectiC ct qui soudain en me! deux dans un livre, ça sc remarque, ct cela portc d'autant plus que le liwe s'en méfIe, Mais voyez, cc sont des phrases en équilibre précaire. elles laissent ou\'ertc la possibilité de leur contraire, ct cet imparfait du subjonctiJ: c'est compliqué, on peut s'en penncllre un ou deux, ù la troisième personne du singulier, plus, ça Ile passe pas, Quant ù « sceller une rupture .. , » Page 25, « (pour de multiples raisons, mais pour une, surtout, dont je n'ai pas ellvie de parler) », 10 Cette parenthèse a la même fonction que page 14 le « je ne sai s plus» ((. rue de /a Roql/elfe. 0/1 rue Aille/of. rue du Pas-de-/o-Mule, je Ile sois pll/s » , page 14), je l'ai rajoute ft la cinqu ième relec lure, c'cst pour êlargi r, dOIl ner de l'air, du blanc, de !' Încclt illlde, un os pour le lecteu f, les dess in s d'enfants so nt toujours nu ls parce qu' ils on1 trop de détail s, pour atteind re Matisse il faut aj outer de l'espace, de l' imprécision. l' age 46. « Andropogon ». « Relents d 'olldl'opogol/. d '(Il1//J/ol/iaque et d 'agmmes », Uil alexandrin, non ? le vocabulaire de Baudela ire, 0 11 croyait que cc n'était pas IllO Il genre, non, n'éc rivez pas Baudelaire, on va se demander pour qui il sc prend. Le mot est dans le Petit Roberl, mai s il faui le chercher Ù « lemon-grass», il n'a pas d'entrée , j'espère que mes traducteurs liront votre article, c'est une famille de plante monocotylédone, une pla nte herbacée vivace, c'est surtout un j oli mot que j 'ai presque l' impression (presque la fie rté) d' avoir inventé, mais non. Page 54. « Ma rie s' appelait de Montaltc, Marie de Mon la lte, Ma rie Madeleine Marguerite de Monta lle (elle aurait pu signer ses collect ions COllllll e ça, M.M. M. M, en hom- mage sibyllin il la ma ison du docteur Angus Kill ieran kie). Mari e, c'était son prénom, ;"'!Iarguerile, celu i de sa grand-mére, de Monta lte, le nom de son père (el Madel eine, je ne sai s pas, elle ne l'avait pas volé, personne n'avai t comme elle un tel tal ent lacrymal, ce don inné des lannes). Lorsque je l' ai conn ue, elle se fa isai t appeler Marie de Montalt e, parfois seul ement MOll tatte, sa ns la part icul e, ses amis et coll aborateurs la surnomma it Mamo, que j'avais transformé en la MA au moment de ses prem ières ex positions d'a l1 contemporain. Puis j 'avais laissé tomber MoMA pou r Marie, lout simplemen t Ma rie (tout ça pour ça) ~). C'est puremen t de la littérature dans le ton de mes li vres précédcnts, ee que vous appelez « des blagues », mais il fa ut trouver sa pl aee il une page camille cell e-ci, cela ne peut pas être grat uit. Je vois que vous avez aussi coc hé la page 103, « j e Il 'étais pas el/core vraimel/t l'ieux, j 'alla;s avoir quanlllte ails (/al/s quelques Illois », on cst obligé de donner un nom aux personnages Ge n' en donne pas aux narrateurs, c' est déjà ça) ct un âge, alors, pour m' en sortir, j e fa is une bl ague, dans La Salle de baill il ava it « 27 ailS, biell/ô! 29 H , dans La Il Rc;/i('('II('e « 33 (lIIS, l'âge oli .finit /'(/(1011'.1'», ici, c'cs! la première rois que ,ie me rajeunis. e'esl mall\'ilis signe. De i'dontalle. c'éwit le pseudonyme dc 131aise Pasc,11 pour Les P"OI'illeiales. Pages 63, 64. « Tako-yaki n. «udol1 ou ramell » Des brochettes dl' poulpe, c'est tako qui \'eul dire poulpe. les deux autres sont dcs sortes de nouilles. Page 65, «;\ll<1rÎe qui avait ôté scs luncHes noircs qu'clic <1\'ait posées sur la table. me regardait. les yeux rougis de sommeil, pùles ct nnigués, comme des éloi les éteintes fragilisées par la nuit, CI elle me souriait gentiment, apparcmment plus llt.'un.'usc dans la fumée de cc boui-boui que dans les ors et le luxe de tous les palaces du monde, dont les nlstcs inutiles n'étaient que la p{i!c redondance de sa propre splendeur». CetLe phrase est représelltative du style du li\"1"e, moins léger que les précédents, au vocabulairc, je me répète, plus baudelairiell. Oui, il y a deux Cois « pùle n, d'accord. Page 67. {( ... un couple qui s'encourait» S'cncourir signifie p<lrtir en courant, c'cst un bclgicisme, les Français y verront pcut-être une préciosité liée il mes origines mais e\.~st un mol 'lue j'employai.'> enfant dans la cour dc récn:'atioll. Page 77. « Katakanas ll. ({ VIVRE II Les katakan<ls ct les hiraoganas sont les caractères des dellX alphabets ~.iaponais, la langue s'écrit égalemcllt en kanji, les caractères chinois. VIVRE. dans le li\Te est une injonction, au Japon c'est ulle chaîne de grands mngasins ct ça sc prononce n'importe comment. P,lge 83, (1 Nous élÎons arrêtés sur un pOIll, ct je regardais le jour se lever clc\"il1lt 111oi. Lc jour sc levait, ct je songeais que s'cn était Jini dl' notre amour». J'aiOle bien cc genre dc répétition, ça montre que j'ai de la suite dans les idées, dès !a page 71 j'ai prévenu (1 (j/{'{f\'C'c lu.fi}) de lu /luit se terminerait I/otre mllO/l/" », c'cst UIlC rdance. On nc les recopie pas, mais les trois pages qui précèdent discnt la rupture des amants, lcur disputc, cc 11' est pas ricn dc rompre Ù Tokyo. hl nuit. sous la pluie, dans une tenue ridicule, il mc Odlait donner de l'uni\"Crsalité il cette rupture. aussi sc dispulCllt-ils pour un taxi. pour un parapluie, coml1le Ù Paris. Les trois pagcs qui suivent cc que \"ous citez (ct qui cOlltÎennentla plus longue phrase dulivrc, plus c('l/('e d'une pagl'. Ù laquelle 01111e pouvait pas lllellre de point final il cause du tremblement dl' terre qui secouait tout), ces trois pages p,lrallèles au., précédentes montrent que l'agacement ct la tcndrl:ssl' réciproque s'égalent. il n'y a pas de discours sur <ll1lour-haine. Page 91. I( Lc .JOUI" sc b'ait sur Tokyo, ct je lui enfonçais lIll doigt dans le trou du cul ». C'est la dcrnière phrase de 1,1 première partic. Je l'ai écrite ,\\"lmt de comprendre qu'il yaurait deux panics, mais après cette phrase. 011 a besoin de trois pages de blanc pour soufller un peu . .l'ai quil1/e brouillons de cette phrasc, .le ne la trom'ais pas. je l'ai tournée ct retoUrtll'e en tous scns ,I\'ant de comprcndre qu'il j~lllait ln séparer dl: la prècédel11c, très longue: « . dalls les cl(/I"IJs dll .lOI//" /laissllllt, je c(/ressais SOli sexe. je pc)/rissais ses!()sses. (Point. voilù, point, c'est cc point qui Ille manquait). ',ejour se lend/ .. Page 108. ({ ... une mystérieuse mal lelle rigide en toile ù monogramme glacée couleur gun l11etal sky ll1ctallic l,. C'est une couleur, in\·entée. je crois, par Andy \V,lrl1ol, il m'ait ulle \'oiture de ceHe couleur-lù. Page 134. \( Je regardnis par la \'itre sans pcnsel' Ù rien. témoin passif de celle compression de l'esp,lcc ct du temps qui donne le sentiment que c'est ù l'écoulement dutcmps qu'on assiste de la fenêtre des trains pendant que défile Je paysagc l>. Celle-Iù. je l'ai beé\Ucollp travaillée, rongée jusqu'ô l'os, je sentais quelque chose sous la langue, je ll'(::tais jamais sùr de l'a\"oir trouvé, je suis contcnt que nlllS l'ayC7 soulignée. Lorsque .ie doute de la f(:ml1ldation. j'essaie de mieux penser le sens. Je retl"Ou\"e la formule juste en pensant juste. Page 138, « Il raisaill1l1it. il pleu\'inait ". Vous pensez que le mot n'existe pas'? Si, en tout CilS il sc comprend, \'OllS diriC/ plutôt pleu\'oter"? Cc n 'cst pas la même chose, pleu\'iner, c'est unc sorte de bruine. alors que pleu\'ioter, quc je ne connais pas, paraît plus fOl"t, une légère pluie, je n'in\'ente )Jas beaucoup de mots, j'ai il1\'cnté eOllillufnrmc dans l'ApjJareil-ph%. IIllj)erlllanent, page 155 n'existe pas, mais impermanence existe. on ne peut pas parler d'LIlle audace. (Vérification j~lile. pleuviner, plell\'ioter, lmpermancl1t existent, ct même pleuvoter, ndlr). JŒCI.'Ell.l.1 l'.\l~ JE.\\:-B_\I'TISTE IIAR·\\:G 17 OCTOBRE 2002 AU FIL DES PAGES Sur le vide Dans scs histoires minimales, au style rigoureusement épuré, Jean-Philippe Toussaint prntiquc tille manière dcjansénislllc littéraire. Son précédent roman. La Tr)/âl'isio/l (1997), déjù témoignait d'une é\'idclltc familiarité avec j'univers pascalien. Une impression de délié, de souplesse cl de fluidité s'cn déga- geait. tandis Cjlle montait ulle «douleur impalpable cl diffuse », manifestation parfaitement retenue de ln sensation de \'idc inhérente il hl condition humaine. Par la télévision. obscl'\'ait en effet J'écrivain bruxellois, le vide pouvait prendre forme cl imposer désormais sa présence concrète. Quand ! 'écran reste éteint, quand défilent des images qui Ile touchent plus. Alors que j'homme pascalien pounlit que l'imaginer, j'homme moderne s'est donc donné le 1l10ven de hlire apparaître celui-ci dans sa vic (luotidienne. Un considérable progrès, suggérnÎt l'impavide élllule de Samuel Bcckel!. C'est précisément cc vide que Je narrateur de FaÎre l'amour ne ccsse pareillement il son tour de frôler ct. d'une certaine hlçon aussi, de palper. Alors même que le monde alentour paraît avoir aueint un niveau maximal de saturation. Que des voies de communication partout couturent l'espace, que des entremêlements de constructions s'étendent ù j'infini sous le rcgard, que des multitudes de signes et d'cnseignes nuit ct jour aj'fichent leur présence. Un avion vient en cffet de le déposer ù Tokyo, au côté d'une felllllle aimée depuis maintenant plus de sept ans. Celle-ci est ,"enlie y présenter une collection de robes ct de ({ vêtements expérimentaux ». Elle a souhaité qu'il l'accompagne, malgré une rupture en t1<lin de s'amorcer. Un dernier espoir irraisonné? De lui,on sait seulement qu'i! lui arrive sur les photos d'avoir un ({ sourire de médecin légiste» ct qu'il franchira bicntôtle cap de la quarantaine. On comprend aussi que Marie, sa compagne, en a magnifiquement rempli le vide. Les voici donc, arrivés en pleine nuit, perturbés par le décalage horaire, dans une suite d'tllî palace de Tokyo, Au milieu cl 'un encombrement de valises, de portants de vêtements. Bien calé dans ln trousse de toilette du narrateur, se caehe un petit flacon d'acide chlorhydrique. Fn cas. Pour en finir soi-même un jour ayec la vue du monde? Pour en lancer sur quelqu'un d'autre le contenu? On a trndilionnellclllent accoutumé de vitrioler il l'acide sul l'urique. rVlais le narrateur ne sc situe pas dans un tel excès, il sc contente d'un. acide ménager \'endu COlllme décapant. A cela aussi on reconnaît Jean-Philippe Toussaint, toujours un ton plutôt en dessous, souvent pas très loin de l'ascèse dans l'écriture. C'est d'ailleurs quasiment en spectateur, ou en légiste, que le narrateur évoque le désir d'éloignement réciproque récemillent apparu, qu'il parle de la séparation ù \'enir, au lllotirù la rois inllme ct considérable:« Nous nous aimions, mais nOliS Ile nous supportions plus ». F(/irc l '01ll01i/', titre paradoxal dans ce contexte, pourrait alors s'entendre comme un désir de construire il nouveau cc qui est en passe de s'écrouler. Tandis que sans répit quelque larme glisse sur l'une ou l'autre joue de Marie. et que celle nuit-là une secousse sismique ébranle Tokyo, variation sur le thème des deux Îllfïllis, l'on devine, sous l'impassibilité de principe, des mouvements douloureux qui refusent de sc clin::, Le jansé- 13 nisme ne se tient jamais très loin. Alors on se détourne, on se tient derrière la fenêl re à la vitre vcrrouillée et l'on rcgarde la ville saLIs lcs éclairages, « endormie au cœur de l'univcrs », tcl un astre perdu « dans l' infini dcs espaces cosmiques ». Ou bicn l'on descend, sous la neige, avec aux pieds encore les Illulcs de l'hôtel , cl l'on s'enfonce, avec Marie qui ne peu l dormir, dans une ruc agi tée du Tokyo nocturne , el dans un restaurant l'on cho isi t « les idéogrammes les plus appétissants }). Les scènes ainsi se succèdent, non pas selon le principe d'une monlée dramatique , mai s commc une juxtaposit ion de tab leaux aux ambiances glacia les, tandi s qu e l'on identifie, à de brutales échappées, cc qui bouillonne encore en Marie et dans le narrateur. Comme si une fatalité se jouait dc ces deux dcstins. La passion, la violence des sent im ents ne sont j a ma is déc rites, elles surgissent de celle écriture qui pousse l'a I'l de la suggestion à un point rarement atteint. Qui sa it en quelques lignes magistrales aussi bien saisir un paysage urbain que restituer le grouillement montant de la vic au petit matin. Qui met su rtout conlinüment à nu la misère imlividucllc et la so litude. Avec à la fin cet acte dérisoire, version moderne aseptisée et édulcorée des désespoirs d'antan l'acide versé sur une neur, au milieu d ' une pelouse. L'écriture fait donc tcnir tou t cela ensem ble, portée pa r une vision douloureusement lucide, sorte de traduction contemporaine de l'angoisse dévo lue il« l'homme sans Dieu ». Dans Ic fou ill is des vêtements ct des accessoi res dc luxe de la chambre surchaufféc, alors qu ' un somptueux bouquct dans un coin déjà se dessèche, c'est en rait il une vertigineuse descente en so i-même que l'on assiste. Malgré les ex pédi ents, les « divertissements », pour tenter d'y échapper: le voyage en Shinkansen, le bref séjour du narrateur chez un ami il Kyoto, les coups de fil il Marie, le retour il Tokyo CI la pulsion de violence, détournée contre la neur. Jean-Philippe Toussaint n'en finit pas de creuser, d'explorer ce qu i se joue sous le matérialisme du monde ambiant Avec Paire l'amour, il a incontestablement atteint un premier apogée, dans cet art délicat. LE SOIR MERCRFDI n Aoür 2002 PROMOTION ET MANIFESTATIONS EXTERIEURES Toussaint que c'est triste, Tokyo ... fait remplir un flacon d'acide chlorhydrique, ct je le gardais sur moi cn pcrmHlIclH'c, a"cc l'idée de le jeter un jour ù la gueule de quelqu'un . ,J'~lY<ljs .IACQn:s DI-: n!:ClŒR De !' (Imam, 011 a beaucoup conté les commenCements, ct il en est de mémorables récits, qui fOlll de grandes pages de ]il1craturc. A-l-011 Hussi sou\'cnl dépcim les conclusions ;lmourcuscs ? Elles ne sonl pas très édifiantes, aussi jCllc-l-on SOllYClll un roile pudique sur ces misérables fins de comètes. Ou alors, il nlllt beaucoup de talent pour transformer Cil objets d'art cc qui coCne si cher aux ÙJHCS ct aux corps. li est quelques notoires exceptions il cette discrl:tioll. chez les meilleurs. Les considérations désabusées de Swann au terme de sa passion pour Odeue, par exemple, Ou la magnifique {{ Fin d'une liaison» de (jraham Cireene qui, récemment, il j'écran, n'avait rien perdu dc sa poignante gnlv!té, Il v a désormais Ic nouveau roman de Jean-Philippe Toussaint, intitulé par antiphrase {{ Faire j'amour ». puisque c'est très exactement du contraire qu'il s'agit, d'un amour qui sc déhlit. que l'on déj~lit, d'ulle déhllte Cil somme. Toussaint nous rait ja description parfaite d'un désaccord, d'un désastre, infinitésimal ct gigantesque. L',wteur de « La salle de bain» nous avait déjà donné un li\Te sur cc ton, cl dans ce registre, « L[l réticcnce ». Toul v était cn (lc~ni-tcin[e, entre chien et louI;, effleuré d'une plume dcs plus fines, salls ruptures. presque sans coutures. « Faire l'amour» a cette même Iluidité, cc drapé, comme un long solo de saxophone dans la nuit, d'une mélancolic Cjui scmble ne pas pouvoir s'éteindre. Une note qui sc tient. au-delù de la limite du sou me, on a peur que cela se brise, mais non, jusqu'au point final. la ll1ême intensité, la même densité sont 1<\. Quand le rideau tombe, on s'aperçoit qu'on a été capté de bout en bOllt. en un suspense dont seuls les mots sont les gages, sOll\'er<linelllent placés comme les pierres dans ces jardins secs dont les Japonais ont le sccre!. Or, l'histoire sc passe tIU Japon. Toussaint connaît ce pays où il a beaucoup séjourné, dont il parle notamment dans son li\Te {{ Autoportrait (ù l'étranger) ». On comprend qu'il aÎi choisi de situer son roman dans cc que Roland Barthes appelait {{ L'empire des signes ». C'était une façon de pousser plus loin le défi, de s'imposer une plus grande précision des trails el des indices. Dans cet univers de la ligne claire, le nou, approximalif' ne pnrdollnent pas, C'est comme de jouer du xylophone (hms une cathédrale: pas question dc l'rappel' à côté, les vitraux en trembleraient. La réussite dc l'entreprise se situe hl dans la hardiesse des conditions mises ù son accomplissement, et dans la IlHIÎtrise HYee laquelle elles sont remplies. Il s'agit de cc dont 011 ne sait pas si ce rut jamais un couple. Elle est Ulle conceptrice de mode, elle a une boutique il Paris, Ù l'enseigne dérisoire de Allol/s-y. aJ/ollz-o, suf'f'îsammcllt réputée pour qu'on Itli organise une exposition au Japon, Lui, c'est son prince consort, il n'est même pas son garde du corps ni son chaurICur. Il sc trouve qu'il relève de son intimité, disons qu'il est son amant. D'ailleurs, il a a\'cc clic des privautés qui J'attestent. ivlai:-; si iamai:-; cela a un jour bien vibré entre eux, ce 'temps semble ré'yolu. Lui en ressent une agressi\'ité vague, concrétisée Cil un fla- 15 con d'acide chlorhydrique qu'il garde ell poche comme un e grenade qu'i l pourrait dégoupi 11er il tout instant. Dès la première ligne, cette Illcn<lce cst là, elle pèsera sur tout le livrc, ct cll e le bouclera en une sorte d'estampe finale, cruell e et décalée. Ell e, cl Ic pleure comme UIl C Madeleine, elle vit très mal cette fin de règne, ce lui de l'amour, c11 e est épuisée, comme si elle était tront pas le po int final à ce qui, Uil temps, les rapprocha, sans effus ions ext rêmcs au demeurant. Ca r l'amour, si dans ce réci t il est concevable qu'on le fasse, ne s'éprouve pas, ou alors par son manque. irrémédiabl e. Jean-Philippe Toussaint est de ces écrivains qu i concen trent en eux l'humeur d'uil temps, le voici qui nous montre une sorte de déclin affectif du monde actuel , où Occ idcn t ct bruta lement privée de son énergie. On a le sentiment , fréquen t chez Toussai nt depuis ses débuts, qu 'on est dan s lm monde qui sc délite. Il est, en cc sens, un éc rivain typique d ' un tournant d'époque, cadastrant un présent qui ne sai t pas où il va, qui ne pose plus de gestes , qui de toute manière ne les achève jama is. Ici Ma ri e et le narrateur erren t dans cette c ité démesurée qu'cst Tokyo ct ne parvien nent pas à ponctuer leur histoire, en ce sens qu 'une ultime étre inte leur est refusée , par un effet d' interl1lption constan t ct comme iné luc table. Il est éc rit qu ' ils ne met- Orient sc confondent en une éga le désappétence de vic, ct un semblabl e désencha nt eme nt. Le plus curieux, c'est que l'on so it subj ugu é à ce poi nt par cette description d'un plaq uage oll l'homme, forcément, est od ieux , et la femme muette ct désarmée. C'est dû il une adéquation totale entre un propos ct son expression, comme on la constate devant certains paysages, de grands artistes nippons: cette chute d' eau, cc héron il l'avant-plan, celte pagode dans le loin tain n'auraient pas pu être autrement disposés. C'est bien ct c'est tout ce qu ' il fallait di re. JEAN-PHILIPPE TOU SSAINT a publié aux Edition s de Minuit .' LA SALLE DE BAIN , 1985 MONSIEUR,1986 L'APPARE IL-PHOTO , 1989 LA RÉTICENCE , 1991 LA TÉ LÉVISION , 1997 AUTOPORTRAIT (A L'ÉTRANGER), 2000 1/ a réalisé trois film s .' Monsieur,1989 La Sévillane (L'Appareil-photo), 1992 La Patinoire, 1999 Les plJotographies en couleur sont de Jean-Philippe Toussaint. ". ! REVUE DE PRESSE JEAN-PHILIPPE TOUSSAINT FUIR rOI1Utlt o Jean-Philippe Toussaint. Chill~ lOOJ LES ÉDITIONS DE MINUIT 17 aotÎt, n° 507 i 14 septembre, n') 511 , Ecrivain contemporain Fuir, après Faire l'alllollr, assène l'éviw dence JeanwPhilippe Toussaint offre depuis deux livres la réponse la plus forte que la littérature pouvait apporter à ce que le cinéma produit de plus contemporain ~ les films d'Hou l-Isiaowhsien, de \\Tong Kar-wai, d'Edward Yang .. Il y a vingt ans, Jean-Philippe Toussaint a fait irruption avec un premier texte comme il n'en paraît que très rarement, de ceux qui s'imposent en donnant le sentiment qu'une nouvelle génération accède au roman· du côté de l'écrivain comme de celui de ses lecteurs. La Salle de baill a marqué son époque et fait basculer en lit w térature nombre d'entre nous, comme plus tard Extensioll dl! domaine de la lutte, Baisewllloi ou Tmisll/es le fera pour d'autres, plus jeunes. En vingt ans, Toussaint a su ne publier que huit livres, demeurant un auteur relativement rare, toujours attendu, souvent inattendu. Avec Faire l'amour en 2002, il faisait le récit d'une triste séparation amoureuse en rompant joyeusement avec une part de son univers littéraire ~ se défaisant notamment d'un usage quasi scientifique de son sens de l'humour. Plus que les mots (aussi bons soient~ils) les images faisaient désormais la matière de son écriture. Fuir prolonge Faire l'amour. Après le Japon, la Chine -- ct une autre destination qu'il convient sans doute de garder secrète pour ne pas entamer le plaisir de lecture de cc nouveau roman éblouissant de beauté simplissime. Audelà de toutes leurs différences, s'il y a un romancier auquel peut faire songer Toussaint c'est Patrick Modiano. Sauf qu'ici, à la place de j'histoire, ce serait la géographie. Là où Modiano travaille en profondeur Je passé, Toussaint cadre le contemporain. Les deux pourtant procèdent par le mouvement, le déplacement. Voilù la littérature qui bouge, se frotte aux arts plastiques, au cinéma pour s'inventer d'aujourd'hui. Jcan~Philippe Toussaint, joint brièvement clans la cabine téléphonique qui le relie au monde lorsqu'il est, comme cet été, en Corse. Avant de revenir, dans les pro~ chaines semaines, plus longuement avec lui sur Fuir. « Avant de cOll1mencer I/n livre, la question est !Ol!iours qu'est-ce que je peux écrire maintenant? Ce qui vellt dire aussi que peut la litférature actuellement? Et notamment que peut-elle dans 1111 monde d'images.lIy a trente ans, Wl écrivain 11 'était pas baigné COlllme m!iO/m/'hui d'images. Pour 1I10i, c'est très naturel. Je Ile suis absolument pas jaloux ni cm'ie/lx du cinéma. Je ne dirai pas 11011 plus que la liftérafUre est supérieure au cinéma. Afais je suis de plus en plus convaincu par la force de la littérature ef presque sceptique qllant cl celle du cinéma. Ce qui va un peu cl l'encontre de l'époque. En fait, je n'ai aucun complexe viswcl-vi.\' du cinéma, ni d'i/!fériorité ni de supériorité. Avec Fuir, j'ai essayé d'({joutel' de la cohérence à ce que j'ai commencé avec Faire l'amour mais .'HlI1S rien fermer. Chaque élément, chaque partie doit apporter une ligne d'ouverture supplémellfaire. Les deux livres SOlI! indépendants, mais la tmisième partie de Fuir répond (lufanl aux deux première.)· qll 'à Faire j'amour - don! les événements se siruent chro/lologiquement après, l 'hiver qui suit l'été de Fuir. Avec ces illdices, hiver placé al/ début de Faire l'amour, été all début de Fuir, 011 peut deviner lin ensemble de quatre Ih'}'(~s. Afais cela reste Ollvert. ) 3 II y a vingt ans, Jean-Philippe Toussaint publiait La Salle de bain, premier roman de toute une génération. Depuis, il écrit la littérature au présent - Fuir, son nouveau /ivre, es! une urgence, lin pur moment de bonheur de notre temps. Par Syll'Clin Bourllleau La puissance du cinéma est souvent déso~ lante pour la littérature. Pourquoi üludrait-il Cil effet qu'un gentil petit r!lm de rien du tout comme Losr in 7hmslarion soit vu (ct apprécié) par tant de gens quand, sur un thème ct des lieux si similaires, j'éblouissant roman de Jean-Philippe Toussaint Faire j'amollr, n'avait pas connu le triomphe qu'il méritait, alors même 'lu 'au plan des images, soit sur son propre terrain, il venait laminer la production cinématographique la plus chic? Entre les deux, pas photo on savait lequel éwit vraiment fils cie cinéaste, héritier d'Antonioni, n'ère d'Hou Hsiao-hsicn et de Wong Kar-wai. Romancier (et cinéaste d'occasion). JeanPhilippe Toussaint a résolument pris llll tournant visuel avec Faire / 'amour. li prolonge avec Fuir, accentuant cette envie non pas de cinéma, non pas de concurrence du cinéma. mais plus simplement de littérature ail temps du cil/éll/a - er de l'art C'ol/tempomil/. Fuir (été) peut se lire seul, mais il se présente aussi comme la deuxième installation d'un probable quadriptyque entamé avec Faire l'alllou!" (hiver). Plutôt que d'agencer un système clos ct trop parfait, Toussaint imagine, à la manière de Lawrencc Durrell pour Le Quatuor d'Alexal/drie, un édifice qui ouvre les perspectives ct dégage les possibles. Le caractère en chantier de cette œuvre vient renforcer le sentiment de contemporanéité qu'en dégage chaquc page, Toussaint est l'un des très rares écrivains contemporains ... de ceux qui, avec les moyens de la littérature, juste les mots, produisent les mêmes ctforts que d'autres artistes au même moment, notre présent, pour dire le mon cie. En cela, il fàit exactement le même travail ct produit rigoureusement le même plaisir que Bill Viola. David Lynch ou Jan Lauwcrs. ENTRETIEN _. Pourquoi avoir situé l'essentiel de vos deux derniers livres en Asie, au Japon, puis en Chine '? Jea/l~Pllilippe TOllssaill1 Je suis allé souvent au Japon où mes livres som traduits depuis longtemps. Et il s'est trouvé qu'en 2001, mon éditeur chinois m'a invité. 11 m'a demandé ce que je souhaitais, si je voulais des hôtels quatre étoiles, "cnir accompagné ou en business class, ct jc lui ai répondu que je voulais justc rester longtemps. Il s'est arrangé en bricolant, avec des mécènes et des étudiants chez lesquels j'ai logé. ct j'ai passé trois semaines à Pékin, trois semaines à Shangai et trois semaines li Callton. Mais pour la Chi~1e comme pour le Japon, c'est le goùt ct le plaisir qui m'ont après coup rait écrire. L'envie d'y être, parce que quand j'écris, j'y suis en esprit. J'ai écrit Fllir en quatre sessions intensives de dcux ou trois mois, autant de temps qu'en imagination j'ai passé en Chine. Et puis, il me semblait qu'il y avait Jit quelque chose de très intéressant pour un écrivain du début du xx!'· siècle, la Chine représente le monde qui est en train de sc transformer, Je monde qui bouge, qui évolue. Pour moi, la CJline, c'est le contemporain. Et quand j'écris, iJ s'agit toujours pour moi de parler de mon époque, du présent. La Chine m'est ainsi apparue comme une urgence. On peut effectivement vous qualifier d'écrivain contemporain comme on parle d'artiste contemporain. C'est lin adjectif dont on a le sentiment qu~i1 ne s'applique pas à beaucoup d'auteurs, tant la littérature reste prisonnière d'une histoire pesante qui la maintient dans des formes convenues. J'ai souvent, en effet, le sentiment que la littérature contemporaine est plus liltéralUre que contemporaine. Je ne suis pas sùr que les écrivains actuels aient une bonne connaissance de l '(Ir! eOlltemporain. Prenei: par exemple la queslion de J'intime, du banal, du quotidien que travaille l'art contemporain. C'est un thème que j'ai abordé dès mon premier roman, J.a Salle de baill, sans même savoir cc qu'en faisait l'an contemporain. Mais celte leçon de l'art contemporain, l'utilisation très travaillée formellement des Polaroïd, des souvenirs de vacances, la littérature ne l'a pas souvent tirée. Ce qu'on appelle l'autoflction est très éloignée de tout cela. Cc qui m'a conduit ù répondre cn quelque sorte il l'autoflction avec AUIOpOrl/'(li! (à !'é!mllger), en prenant le parti de J'art contemporain. Les barrières sont encore très rigides . .le n'ai pas non plus l'impression que les plasticiens lisent beaucoup la littérature contemporaine, pas plus que !cs cinéastes. Chacun vit dans son monde. Pourtant. les rares curieux enrichissent considérablement lellr travail. 4 Vos deux derniers romans peuvent appanlÎtl'c comllle ulle réponse magnilÏquc de la litU'rature à cc qui sc fait de plus fort dans le cinéma contemporain. En vous lisant, on en arrive presque li. sC' dire: à quoi bon le cinéma '! .raime cette formule. Je le prends comme un très joli compliment. On Ille di! som'cm que mes romans SOIl! tres cinématogmplliqucs. mais il I~lllt distinguer le cinématographique du visuel. Mes livres som éminemment lilléraircs les images qui surgissent sonl fnites de mots. Au cinéma, 011 Ile j~\il pas d'images (I\"CC des moIS. E! si cc que j'écris est très visuel. cela ne me "cmhle pns vraiment cincnwlographiqllc. Pour moi, un li\TC cinématographique est Ull livre dont un meneur en scène pourrait sc servir pour créer lui-même des images, c'est-à-dire Uil li\TC avec une histoire. Or. la l'oree de mes livres, cc n'est pas l"intriguc l11f1is les images déjù construites. Cette impression cinématographique vient peut-être du fait qu'il y a pcu de romans aussi radicalcment \'isuels. C'est vrai que dans Fair!:' / '(//1I0IIr lai consciemment 1:1it de la lumière un élJment aussi imponant qu'au cinema. Lorsque j'écrivais, il lll'arri\'ait de pellscr que je « faisais» la lumière comme un cher op . .le stlis de plus cn plus visuel. f~crire le rêve est par exemple une chose qui lll'intéresse aujourd'hui. AV<1n1. je me méfi,lis de l'onirisme. Aujourd'hui, hl strtlcture purement visuelle du rêve, très intime ct solipsiste, la transcription de cc monologue intérieur visuel, avec ses emotions ct ses angoisses, cela me passionne. David Lynch recrée magniflqucment cette matière au cinéma. On pcnse il la très belle formule oxymore de Baudelaire, « /Ill rên! de pierre ». Vous parliez de la lumière, on pourrait évoquer, de la même façon, les couleurs. Vous êtes un coloriste comme Matisse ou plutôt le photographe William Egglestoll, Dans Ull paragraphe, j'affiche noir sur blanc si .le peux dirc, cette mnbition. Un paragraphe sur le vert CI ln Chine. ,le pars du "ert de la lumière, ct j'ajoute quelques touches de m,lUve, des Iléons, ct puis du bl<lllc Slll" les visages. Je \"oyais Van Dongen, alors j'ai commencé il chercher Uil peu de doc, ct puis j'ai hésité. Je ne !,khc pas un nom propre camille ça ! Et, Ilnalemcnt, je ne l'ai pas l<îché, parce que je me suis dit Vall Dongell ça fait lin XL\:" ct cela brisera le contemporain. Même si 1110i je voyais très justement d,ms mon image Ull tableau de Van Dongen, je Ile pOllvais pas me perme1!re cette notation XIX". Chaque nom propre a un poids incroyable, je les lfichc avcc parcimonie. Si .le cite Mapplethorpe d<llls Fai)"e !'([II/OIII", c'est ù dessein, j'ai bien calculé Illon coup. Cet autoportrait il 1<1 canne il tête de mort donnait Ulle esthétique photographique très contempornine, 110ir ct blanc, contrastee, qui pCtlt S'Cil mêler aux néons de Tokyo. Van Dongen, le p,lU\Te, ça n'allait pas .. La notion de's noms propres renvoie au contemporain, mais comment ne pà5 non plus trop dater UI1 texte, cOlllmeut atteindre l'uni"el'sel? TOUl le monde sait qu'on est plus facilement universel lorsqu'on va vers l'intérieur de 50imême. lll1e faut surtout pas chercher il être universel. J'ai pu constater qu'une phobie toute persOllnelle du téléphone peut prendre une dimension universelle alors même qu'elle n'est visiblement pas partagée par grand monde si l'on Cil juge par l'essor du marché du portable! Dans cette' belle' scène du télépholle, vous soulignez le lien très étroit entre téléphone' ct sus· pe'llse ! la conversation est littéralement sus· pendue à Ull fil. II Y a cinq ans, il aurait été impossible d'écrire celle scène. Cette qualité d'ubiquité est totalement contemporaine. Marie est au Louvre ù Paris ct parle au narrateur qui est dans un train en Chine. J'ai réussi cette scène d'être ù la fois en Chine ct cl Paris . .le traite les dellx lieux sm le même pl<ln. On est il la fois dans le ,le et dans le II. La troisième persollile fait son apP<lrition alors que le livrc a coml1lencé à la première. C'est une exploitation littéraire de cette extraordinaire qualité d'ubiquité que permet désormais le téléphone portable. Cela m'a saisi, j'ai cu conscience Cil écrivant cela d'avoir trouv6 quelque chose qu'aucun écrivain ne pounlit avoir réalisé auparavant. Voilù comment la litterature pcut être contemporaine, en trouvant des réponses très littéraires il des situations nouycllcs. Eu PocculTenee ulle situation dynamique aussi: le narrateur parle depuis son portable vers Paris tout eJl se dirigeant, en train, ,'crs Pékin. Le mouvement traverse Fuir, on s'y déplace quasi pcrpétuellemcnt, à l'hol'izOll'~ talc, en train, à moto, à cheval.., Le mouvement. c'est f(mdamental. L.a priorité pOlir cc li\Tc, ce n'était pas la vision du mondc, l'humour ou les idées, et même pas seulement la recherche de la beauté. J'ai eon~tallllJ1ent pensé Cil écrivant que la priorite était la nxherehe de l'énergie romanesque. L'energie romanesque est une chose invisible, brülante ct presque électrique, qui peUl surgir parfois des lignes immobiles d'un livre. lndépendammcn( de l'histoire, de l'anecdote. C'est en la découvrant chez Dostoïe\"ski que j'ai commenté ù écrire. Plus récemmcnt, je l'ai ressentie Cil relisant Faulkner. C'est probablcmcnt l'une des 5 raisons du néchisscl11cnt opéré avec Faire pour retrouver Ulle sorte d"acidité. Je l'avais simplemcnt pressenti en écrivant Paire {'alilour, avec Fuir je l'ai consciemment recherché cn permanellcè, Cest biz,lrre parce qu'il s'agit de quelque chose d'invisiblc, de ténu, Cc n'esl pas materiallsablc mais cela existe qu'est-cc qui j~lit qu'à un moment la pupille du lecteur sc dilate? Le moment où Jérôme Lindon a décidé de le publier rut l'une des choses les plus fOrles que j'id \'écu commc écriv,lin. El puis le fait qu'il en a l'<1it dès la prcmière année un succès, cc qui n"était jam,lis c1rrÎ\'é pour un premier roman aux éditions de ivlinuit. Je vis de ça depuis \!ingt ans, Cc fut un accès immédiat au statut social d'écrivain, J'était très !laïC mais avec le rccul je mc rends mieux compte de pourquoi ct COll'l111Cl1t Vous parlez (Pénergie romanesque, et d'une écriture qui aurait évacué toute vision du monde, mais cela pourrait allssi s'appeler poésie. Je suis né en 1957, l'cens au xx)" siècle, Cl la poésie, ce n'est plus" cc qu'on fait. Comme on ne fait plus de peinture à l'huile mais de la vidéo, Quand j'ai commencé à écrire en 1985, plus personne ne faisait de la poésie, Le romall est parfait, il permet tout. ,le n'ai aucune nost,llgic de la poésie, même si je lis beaucoup Baudelaire, Du coup, je ne me suis jamais posé la question de la poésie. J'en fais peut-être, comme IVfonsieur Jourdain de la prose .. Jérôme Lindon a pu présenter cc roman comme quelque chose d'important. Lc rclisant récem~ ment pour corriger les épreuves de l'édition de poche, je me suis rendu compte qu'on y trouve déjà cc qui nlit J'esscntiel de mes livres aujourd'hui, même si je suis sans doute meilleur tcchniquement, plus" il l'aise '" là, les phrases étaient courtes, je ne j~lisais pas de triple saut périlleux, Pour un lecteur qui n'a pas UIlC grande eünnaissanœ de la lillératurc. c'est un livre plus im111é(liaI, plus abordable quc Fuir. Et puis, chose assez rare, c'est UI1 livre qui peut toucher lm public très jeune - cc qui s'est d'ailleurs passé, Cela émerveillait beaucoup Lindon: \ln livrc que les icunes achètent. C'est resté mon ambition, mêll1c si les jeunes pcuvcnt avoir jusqu'à 50 ans! Il m'importe d'écrirc pour les gens de mon temps. Encore l'idée du contcmporain, {'(//i/OIII"- Votre premier roman, La SlIlIe de bain, a paru il y a vingt ans. Quel regard rétrospectif por- tez-Volis sur ce livre, tion? SOlI succès et sa récep~ 9 septembre 2005 La mesure noire du temps Shanghai, Pékin, l'iÏe d'Elbe. Jean-Philippe Toussaint se joue de l'e.space, resserre le temps, croise les hasards ef le,)' .Iient/ments. Il démontre surtOl/t, cl nouveau, sail (/1'/ de rendre le monde à sa densité, à ses mystères, à sa contingence A une littérature saturee de messages et d'idées, toute pleine d'avis péremptoires sur le monde, sur le présent ct sur le devenir de nos sociétés, il est loisible de préférer des approches plus dépouillées et libres de la réalité. Ce n'est pas à une évasion tapageuse que l'on est alors convié. Le monde n'est pas refait à la convenance du romancier, embelli, « poétisé », ou repeint plus noir qu'il n'est. Il est simplement là, dans sa densité impénétrable, rendu à ses mystères, à ses hasards, en même temps qu'à son prosaïsme ct à sa contingence. L'imagination n'est pas un prétexte pour s'éloigner de cette alchimie qui est notre condition même, mais pOlir trouver l'un des chemins qui y ramènent. Jean-Philippe Toussaint, avec Faire / 'amoll/' (l)? avait démontré, d'une manière éclatante, magnifique, son art de restituer une telle densité, de faire se croiser !es êtrcs et les circonstances, les lieux ct les sentiments. Tout cela avec une gravité et une hauteur qui marquaient un vrai enrichissement de sa manière initiale. Fuir se situe exactement au même niveau. Les deux livres formant une sorte de diptyque asiatique. Le Japon en vedette du premier, la Chine comme partenaire principale du second. L'hiver là, ici l'été - cc qui laisse donc aux lecteurs l'heureuse perspective de deux autres volets. Comme le Japon, mais différemment, la Chine of'll'e au romancier l'avantage d'un cadre parfaitement étranger, exotique, et la possibilité d'isoler son héros dans une bulle invisible, de la confronter à des codes, à une langue et des usages illisibles. Et donc à une multitude de malentendus. Il y a cinq ans, Toussaint, explorant les agréments du dépaysement, soulignait: « ... je sais qu'aux voyages s'associe toujours la possibilité de la mort -- ou du sexe» (2). Les channes éventuels ct surtout les angoisses d'une tclle association constituent la matière des deux romans. Faire l'amour. Fuir ... Dans les dcux cas, un titre infinitif tente désespérément d'objectiver cc qui ne saurait l'être, tant le désir ct l'inquiétude sont présents, tant ils agissent et perturbent. On dirait des impératifs empêchés, ou figés clans une même sidération, des lignes de conduite que l'on est impuissant à maintenir droites. Tous les éléments et détails des deux romans, même ceux qui semblent surgis de nulle part, sont à leur place. Car l'art de Toussaint est d'une précision impeccable, géométrique --- son premier roman, en 1985. La Salle de bain (3), s'ouvrait sur la définition pythagoricienne du carré de ! 'hypoténuse - alors même que tout échappe à notre prise, ct même il notre entendement, fuyant comme du sable entre les doigts. Résumer Fuir, ce court, dense ct cependant aérien roman, reviendrait pratiquement à en réécrire chaque page. Car tous les détails ct les épisodes s'enchaînent, s'emboîtent, non du tout pour former un séduisant ensemble, le dessin harmonieux d'un fragment d'existence, mais pOLir mettre en lumière un très étrange ct hétéroclite appareillage, une sorte d'entrechoquement des choses et des circonstances. Mais, justement, toute existence, dès lors qu'elle est déplacée, comme déboîtée de son axe, rendue, par telle circonstance, étrangère à cHe-même, ne présente-t-elle pas 7 cette apparence? C'es! la face sombre, angoissante, peut-être mortelle, de l' exot isme qui est ici visitée. Toussaint excelle à introduire Je trouble; il sait faire régner une fatale anarchie dans l'esprit de son narrateur mais une anarchie qui, bizarrement, ne contredit pas l'esprit d'ordre ct cie géométrie. Shanghai, Pékin, l'He d'Elbe. Trois parties, trois lieux. Quatre personnages: le nalTateur, Marie sa compagne, créatrice de mode pour la maison «Allons-.1' .4l1ons-o », Zhang Xiangzhi, guide chinois et « relation d'aj: faires de Marie », ct Li Qi, accorte reprtsent ante de cette virtualité érotique que l'on croise, si l'on en croit Toussaint, lors des voyages. Mais d'emblée tout cloche, flanche, menace. Sans réponse, !cs questions restent suspendues au-dessus du vide. Première phrase du livre: «Serait-ce ja!l1ais fini avec Afarie ? » . Lc temps du récit est bref, trois jours si l'on a bien compté, fuseaux horaires inclus. {( Je Il 'avais pas dormi depuis quarante-huit heures, 011 plutôt j'avais sommeillé en permanence pendant celte intCl'minable dude brumeuse de voyage ininterrompu, où, da/ls de5 heure5 égales, les jours ne se diffi!renciaient pas des /luits. » " L'esscntiel de la première partie sc passe de nuit, dans un train qui mène de Shanghai cl Pékin, où le narrateur, Zhang Xiangzhi et Li Qi vont voir une vague exposition d'art contemporain. Il fait chaud dans les couchcttes. Tout le roman poisse d'ailleurs de chaleur; la sueur colle les vêtements, fixe la poussière. Tandis que l'Européen et la Chinoise font plus intimement connaissance dans les toilettcs du train, le téléphonc portable - celui que lui a remis son guide dès son arrivée vient déranger de sa sonnerie les ébats inconfortables du couple. C'est Marie. Son père vient de mourir. Dans la deuxième partie, on arrive en gare de Pékin, le matin. Mais rien ne va plus, et les événements, violents, inquiétants, incompréhensibles vont s'accélérer. Le narrateur n'arrive pas il suivre, cl coller à cette accélération, il est submergé, son trouble grandit. « Depllis celle !luit, depuis le coup de téléphone de Marie dans le train, je percevai:.,· le monde cOlllme si j'étais cn décalage horaire perll/ancnt, avec IIlIe légère distorsion dam l'ordre dll réel, /(n à'art, /lne enTOrse, I/ne minl/scule i!ladéqutltù)}) el/tre /e II/onde pOl/riant .fàmi/ier (J/( 'on a SOIIS /es yel/x ef la façon /oillfaille, vaporeuse et distal1ciée, dont O!l le perçoit. )) Dc Pékin, après une escale à Paris, notre hOlllme arrive sur l'île d'Elbe, juste pour l'enterrement du père de Marie. « La Méditerranée était ca/me COll/ille 1//1 lac, ( .. .) j'avais /e sentiment d'étre hors du temps, j'étais dm/s le silence - /III silence dont je Il 'avais plus idée. » Mais iJ n'assiste pas aux obsèques, ou plutôt il choisit de disparaître de la vue de Marie. A la vacance du narrateur répond alors l'angoisse de lajeu!1e femme. Les deux attachés (ou séparés) par une brutale ambivalence amoureuse ct sexuelle, ( COli/me si nous Ile pouvions désormais plus IIOIIS approcher, et 1I0llS aimer, q/le dans le héris.vell/ell! ct la brusquerie )). Et toujours ce temps impalpable, accablant, lourd cie chaleur ct de menace. « Je sentais le tell/ps passer avec 1(l/e acuité particulière depuis le (Mbu! de cC> l'o)'age, les heures égales, semblables les III/es aux autres, (Jui ~. 'écoulaient dans le ronronnement conlilill des moteurs, le temps ample et jllIide qui m'emportait ilia/gré II/on imlllobilité, et dOllt la II/ort _. et ses violelltes grUlifres - était la mesure 110ire. )) Des détails incon!..!,l'lls ou obscènes sun.dssent, participant à~la parfaite économie~du récit. Le fortuit prend la valeur d'une nécessité. La fin du roman mais pas seulement la fin - est tout simplement admirable, lumineuse, surprenante. On nc sait rien, le trouble n'cs! pas levé, et pourtant la réalité est comme étendue, enrichie, libérée. Que demander de mieux, de plus, il la littérature? Patrick Kéchichian (1) Ed. de Milluit (" Lc !vlondc dcs lines}) dll 30 <loùt 2002). (2) AlIlopol'lrail (â rém/llgcl) (Ee!. de lVlinuit). (3) Repris Cil poehe dans hl collection" Double }), a\'cc Uil COUr! lextc inédit de l'écrivain rclatant sa rcncontrc avec Jérômc Lindon (l40 p., 5,30 €). I ..eJoul"nal du DiJnanclt(~ 1 J septembre 2005 Pour qui sonne le portable? Le téléphone portable est l'invention la plus romanesque depuis J'invention du train, de la voiture ct de 1'avion. C'est le moyen de transport absolu n'importe où, Il 'importe quand. COlllment s'étonner que SOIl utilisation soit déconseillée ou réglementée dans les trains, interdite dans les voitures ct les avions? Ils ne veulent pas de cc rival si commode. Depuis que le téléphone existe, les romanclers cl les cinéastes s'en sont beaucoup servi pour introduire brutalement des rebondissements, des coups de lhé<Îlrc, des digressions, des histoires dans 1'histoire. Mais c'est le plus souvent au domicile des personnages. Ils sont chez eux pour recevoir le choc. Avec le portable, cc peut être dans un lieu ct ù un moment où ils ne s'y Jllendent pas, vraiment pas. Cette irruption cxotique ct incongrue d'une sonnerie, d'un appel, d'un tiers, du destin, quoi, en cfTct, de plus romanesque? En voici un exemple. Aussitôt débarqué de l'avion à Shangai, le narrateur reçoit de 7.hang Xiangzhi, son correspondant en aff<ùres très chinoises, un portable. Pour le surveiller'? Pour l'appeler il toute heure du jour ct cie la nuit? Il n'a jamais aimé le téléphone. Trop de connivence avec la mort, a-t-il toujours pensé. Il fourre l'appareil dans son sac el il n'y songe plus. li lie très vite connaissance avec la douce Li Qi. Elle lui demande de l'accompagner Cil train ù Pékin. Pourquoi refuser un voyage aussi prometteur? Mais il a la désagréable surprise cie constater que Zhang Xiangzhi les accompagne. Ils parviennent ù lui fausser compagnie pendant la nuit ct ù se réfugier dans le cabinet de toilette du \'lagon couchelles où, enfin, ils s'embrassent ct sc caressent. Ils commencent ù se déshabiller quand le téléphone sonne. Cc ne peut être que l'inquiétant, secret ct pervers Zhang Xiangzhi. Non, c'est Marie, son employeuse, qu'il a aimée, qu'il aime encore. « Serait-cc jamais fini avec Marie? » Oc Paris elle lui apprend que son père cst mort ct qu'il sera enterré à l'île d'Elbe où il vivait. Le portable a gagné. Le charme est rompu. Pauvre Li Qi. la maldonne des sleepings. Fuir, le septième roman de Jean-Philippe Toussaint (La Salle de baill, L'Appureilphoto, Fai}'(;' l'amour, etc.), est le récit d'une course entre la pensée vagabonde ct le corps itinérant. li contient une scènc d'anthologie: la poursuite par la police dans les rues cie Pékin de la moto sur laquelle sont serrés, arc-boutés, les deux hommes ct la femme. Les personnages, et donc Je lecteur, sont toujours en mouvement: à l'avion, au train, à la moto déjà cités, s'ajoutent le bateau, le cheval, le corbillard, la voiture, ct même la nage. Fuir, toujours fuir. Mais qui? Mais quoi? Pour sc retrouver? Pour revenir ù celle que l'on n'aurait jamais dù quitter? Aller el retour. Bougeotle ct accélération. Le cœur ne connaît pas les décalages horaires. Le narrateur arrivera-t-il à temps il l'île d'Elbe pour participer aux obsèques du père de Marie? Il transpire souvent. Rendez-vous ratés, attentes, disparitions, filatures. Ah, on ne s'ennuie pas! Jeall~Philippe Toussaint a écrit un endiablé roman d'amour ct d'aventures. Sauf que .. 9 Sauf que l'on n'est pas du tout dans un récit classique, avec explications,justifications, et tout le saint-frusquin de l'analyse psychologique, On embarque avec des énigmes, on débarque avec d'autres. Les personnages ont des attitudes bizarres, des comportements imprévus. Par exemple, le narrateur, que ce soit à Shangai ou à Pékin, est étonné, dérouté par cc qui lui arrive. 11 se laisse faire. Il ne Impossible de ne pas sc demander comment Jean-Philippe Toussaint s'y prend pour réussir à mêler si bien la f~ll1taisie ct la romance. le rire ct le blues, le mouvement perpétuel ct les arrêts sur images, Un art tranquille de ln description. Il prend son temps, el pourtant, quel conteur! Ça filocbe ! Il a un clan. Plus sérieusement, il a une écriture vive, simple, concrète, précise, sensuelle, efficace. sait jamais où il va, ce qui va sc passer. Nous non plus. Qu'est-ce qu'il fiche sur cette moto lancée dans la nuit pékinoise? Et pourquoi Marie, qui n'est pas cavalière, précède-t-elle à cheval le corbillard? Tout cela est très divertissant. C'est fou et c'est charmant Un charme fou. Sauf que. Sallf qu'il ya place aussi pour le sentiment et le ressentiment amoureux, pour la souffrance, pour la tendresse, pour les l(lrmes. Cinématographique? Il est tentant de le dire puisqu'il fait aussi des films. Arrivé à l'île d'Elbe, le narrateur appelle Marie sur son portable. D'une voix chuchotée, très sourde, cHe lui dit qu'elle ne peut pas lui parler. C'est alors qu'il entend en même temps dans l'appareil ct dans la rue le bruit lent et lugubre des cloches. Pour qui sonne le portable? Bernard Pivot la Croix J 5 scptcnlbrc 2005 Jean-Philippe Toussaint d'amour et de mort Avec Fuir, second va/et d'un diptyque commencé i/ y a trois ans par Faire l'amour, / 'écrivain livre une magnifique variation sur / 'amour, le temps, l'absence et la simultanéité Il ne se laisse pas facilement saisir, ce roman de Jean-Philippe Toussaint. Il fuit. Il fugue. Il s'évade. Il échappe des mains, feint la légèreté. II caracole puis bifurque soudain à angle droit, comme pour mieux échapper aux hypothèses ct aux intuitions, et sc révéler finalement rétif aux tentatives de résumé, aux analyses. Roman d'amour et ct' aventures : pour tenter de le définir, on peut après tout s'en tirer ainsi. À condition de ne pas laisser entendre par là qu'on aurait affaire, avec Fuir, à quelque pastiche, füt-il habile, de ces genres. Roman d'amour et de mort serait peut-être mieux dire, l'un et l'autre mêlés . - cela va de soi. Roman d'aventures donc, mais on ne sait pas très bicn laquelle. Lc narrateur de Fuir est à Shanghaï : « Ce n'élah pas vraiment un déplacement pr(?(essiol1ncl, plutôt un voyage d'agrément, même si Alaric 111 'avait COl?fié une sorte de mission (mais je n'ai pas envie d'entrer dans les détails). » Là-dessus l on n'en connaîtra pas davantage. Il y a bien cette enveloppe en papier kraft que Marie, la compagne styliste du narrateur, lui a confiée. Vingt-cinq mille dollars en liquide, à remettre à l'énigmatique Zhang Xiangzhi - ce qui est fait dès la troisième page du livre, alors quc Zhang Xiangzhi est venu accueillir notre narrateur à l'aéroport. Et si l'on suit quelque temps encore l'enveloppe des yeux, si l'on assiste même plus tard - on sera alors non plus à Shanghaï, mais à Pékin - à la conversion des billets en « un petit paquet compact pas plus grand qu'un paquet de farine, de matière blanche ou grise, compressée dans du plastique transparent )), cc n'est là qu'une fausse piste, un leurre : l'aventure, la vraie, n'est pas là. Elle n'est pas non plus dans la présence sensuclle, auprès du narrateur, de l'attirante Li Qi. Elle n'est pas davantagc dans la fuite cffré- 11 née devant quoi? quelle menace invisible? .- où s'engagent ces troi8là, le narrateur, Li Qi, Zhang Xiangzhi, dans la nuit pékinoise. L'aventure, c'est ailleurs qu'elle se joue. Ailleurs, avec Marie. Marie, unique objet des pensées du narrateur, ce premier soir en Chine, alors qu'il est accoudé au parapet du pont qui enjambe le fleuve. Marie, à qui il songe « avec cette mélancolie rêveuse que'-' suscite la pensée de l'anwur quand elle est jointe au spectacle des eaux noires dans la nuit »). Et puisque Marie est demeurée à Paris, et que notre narrateur est en Chine, disons que le lieu où se noue le roman de Jean-Philippe Toussaint est quelque part entre les deux. Non pas en un point précis du globe, qui pourrait être défini par une latitude ct une longitude, mais dans l'espace incertain et abstraitoù circulent les pensées profondes, où évoluent et se transforment les sentiments. Un endroit fluide et mouvant qui, dans l'univers romanesque pleinement contemporain de Jean-Philippe Toussaint, sc confond avec les flux immatériels des voix qui transitent par le téléphone portable. Car le narrateur de Fuir, plutôt réticent face à cet objet, s'en est néanmoins vu confier un exemplaire par l'omniprésent Zhang Xiangzhi, dès son arrivée en Chine. Il sonnera, la seconde nuit, alors que l 'homme se trouve~ un peu malgré lui, embarqué à bord d'un train qui l'emmène de Shanghaï à Pékin: « J'avais /()l{jours plus ou moins su inconsciemment que cette peur du téléphone était liée à la mort - mais, jamai.)· avant ceUe nuit, je n 'allais a~!oir l'aussi implacable confirmation Cjl! 'il V ({ bien une alchimi; secrète qui unit le téléphone et la morl. ) Car au bout du téléphone, il y a la voix de Marie, qui vient d'apprendre la mort de son père - magnifique scène où, comme deux images projetées simultanément sur le même écran, se superposent l'errance ferroviaire nocturne de l'homme et l'errance désespérée de la femme ivre de chagrin, égarée dans les allées et les galeries du Louvre. On les retrouvera bientôt -- le roman se joue en quelques jours, quelques heures -l'un et l'autre sur l'île d'Elbe, où vivait le père de Marie, où il doit être enterré. Là encore, Jean-Philippe Toussaint orchestre superbement entre les deux amants un jeu grave et subtil autour de la distance et de l'absence. Autour du temps aussi, de la marque qu'imprime aux corps et aux esprits le déroulement imperturbable des heures - le temps qui se moque bien des distances, comme du mouvement ou de l'immobilité. Le temps « donl la morl et ,'ies violentes gr([(ures - était comme la mesure noire »). Fuir, roman d'amour, se clôt sur une scène de retrouvailles qui constitue un authentique chef-d'œuvre vjsuel~, en plus qu'un sommet d'émotion. Epilogue tout provisoire cependant: Fuir ne constitue-t-il pas le premier volet chronologique d'un diptyque romanesque commencé il y a trois ans par Faire l'amour (1) - roman d'amour aussi, mais d'un amour défunt, Jrrémédiablement froissé, déchiré, sans espoir de retour '? Nathalie Crom (1) Lire La Craix du 26 septembre 2002. 3 scptembre 2005 Les caresses, le téléphone et la mort En 1985, quand parut J.a Salle de bain, pre~ mier roman de Jean-Philippe Toussaint, commençait d'être en voguc Jean-Pierre Raynaud, sculpteur et décorateur qui avait elllprunté, précisément, aux salles d'cau la beauté abstraite, immaculée, des carreaux de faïence. On cherchait les couleurs vives des serviettes, les flaques d'eau, et ces nostalgies, résolutions, amertumes qu'éprouve quiconque se voit nu entre des murs blancs et se juge. Il me semble que Toussaint est très habile cl révéler cette vulnérabilité. En tout cas; vingt ans, huit romans -- son œuvre s'affirme. Il existe un arl romanesque, ou plutôt un art poétique dcs Editions de Minuit. Un tour de main COlllmun aux écrivains qui ne répugnent pas à publier des récits d'un ton blanc, neutre, formatés selon une morale ct une expérience éditoriales estimées. «Minuit », c'cst parfois dans le courant de la mode, par~ fois non, ce n'est jamais «à côté ». C'est le septième ou huitième roman de Toussaint. En vingt ans, une œuvre a commencé d'exister. Fuir est le bel exemple de ceUe réussite en train de s'épanouir. La construction du récit est He Ile classique, déroutante, « moderne)} (style Minuit, juste~ ment) ? Pour moi, ce roman reste énigmatique. Cette incertitude où il nous laisse ne nuit en rien à la qualité de littérature pratiquée au contraire, peut-être. Regardons de plus près. Shanghai, Pékin, île d'Elbe: cc sont non pas les trois lieux et décors où sc développe le roman, mais trois façons de marquer, diviser et s'approprier l'espace. A dire vrai, on flotte un peu, le récit est allusif, parfois insaisissable. Le narrateur arrive en Chine. Sa compagne en Europe, Marie, l'a chargé de remettre une lourde enveloppe à ses « correspondants J) (elle mène en Orient, elle, des affaires imlllobilières). Vague, toul cela. On pense, mais paresseusement, au «crime organisé », à la «neige », puis on n'y pense plus. Le voyageur n'y comprend rien. L'attendent il Shanghai un factotum, ou un courrier - comment dire? Il offre au nar~ rateur un téléphone portable usagé. Veut-on j'écouter, ou ses interlocuteurs? Dès l'instant où apparaît Li Qi, une jeune femme douce, une femme ù la peau douce (on en rencontre ainsi dans les trains), qui pourraient bien avoir pour mission de séduire le voyageur français. Alors tout change. On comprend que Fuir est une sorte d'improvisation romanesque destinée à raconter deux rapports amoureux, deux qualités de désir, d'impudeur. Au moment où il va glisser à la tentation offerte, le narratcur est tiré de son rêve par la sonnerie du portable; Marie l'appelle, de Paris, pour annoncer quc son père son pèrc à clle - est mort. A l'île d'Elbe. y partir? Bien sÙr. Mais quoi dire il Li Qi ? Elle offre en vain la peau à ses baisers. Ah, il Y a aussi la grande scène du bowling, !cs sirènes de la police, cette chevauchée à trois sur une moto. Quel roman llsons~nous? .le crois avoir compris le secret de JcanPhilippe Toussaint: il déteste tirer à la ligne, enfiler des mots. Ce qu'il aime, c'est raconter. c'CSI-iHlire se taire. L'essentiel. dans un bon récit, tient en quelques pages les caresses que Li Qi demande et onJ'c au petit Français; celles, plus violcntes et brutales, que Marie lui arrache ct lui donne à son retour, en pleurant son père. Cavalière, elle porte, pour enterrer son père, des bottes qu'elle doit rctirer, cl grand-peine, avant les caresses. C0111me Toussaint raconte bien! Je vois mal « comment c'est fait» mais suis sous Je charme François Nourissicr LA UBRE BELGIQUE 16 septembre 2005 Ne fuyez pas ce Toussaint ! Fuir est un des meilleurs livres de Jean~ Ph!!ippc Toussaint. Avec Faire !'all/Ollr, son précédent opus paru en 2002, il avait déjà amorcé un virage vers plus de narration. davantage de linéarité, sans perdre pour autélnl son écriture si particulière ct si proche de j'étrangeté du quotidien. Fuir a une trame romanesque forle, surprc- l1<1nlc ct prenante pour Je lecteur: un voyage Cil train, une ébauche de liaison amoureuse ct puis une fuite éperdue en moto dans la Chine d'aujourd'hui avec deux étranges Chinois pourvoyeurs apparellllllent de drogue. Et puis, après une coupure nette, un enterrement à j'île d'Elbe, sous le soleil de la Méditerranée, un peu fc!!inicn, avec la fille du défunt. à cheval sur les chcmins dc poussière. Le narrateur ne comprend guère ce qui lui arrive. Jl subit plus les événements qu'il nc les maîtrise. Il semble étranger à sa propre existencc, plongé dans les petits détails de l'immédiat, dans l'instant qui devient éter~ nité, dans les sentiments qui se dévident au fil des sensations. Toussaint n'explique pas les J'essorts de cette Cuite. Pourquoi Marie lui a+elle confié cette enveloppe bourrée de billets qui pourrait être le prix de la droguc? Pourquoi n'assiste-t-il pas à l'enterrement du père de Marie? Sa course éperdue est aussi l'allégorie d'un homme qui semble fuir les réalités qui j'assaillent. On pense, en lisant le l'Oman, à certains photographes contemporains commc Sophie Calle qui, dans Exquise douleur, raconte aussi un voyage en Extrêmc-Orient qui créera la douleur, pour la dissoudre ensuite, ou certaines photos de Nan Goldin ou Jeff Wall qui ont cette beauté subtile et qui témoignent de cette mêmc incompréhension de notre être-au-monde. Fuir contient des passages emblématiques, comme celui où le narrateur, enfermé dans les toilettes du train avec Li Qi, la belle Chinoise, se voit rappeler à l'ordre par un appel inopiné de son gSl1l. C'est Marie, sa compagne, qui lui apprend la marI de son père. Le gsm, comme l'ange de l'amour ct de la marI, comme l'œil de Moscou, comme le grand perturbateur de notre liberté. «J'avais 100y'ours su inconsciemment que m(/ peut du téléphone étail liée cl /a mort· peut-être au sexe et cl la II/or!, mais jamais avanl ceffe lIlfit de Imin elltre Shanghai et FéAil/, je n'al/ais en (lvoil' l'aussi implacable cOl(firmatiol/ », écrit-il. La scène finale du cap à j'île d'Elbe a cette même force symbolique. Ce cap, lancé dans les eaux de la Méditerranée et qu'il s'agira de franchir pour renaître. li faut s'y noyer pour mieux chasser ses névroses. La force de Toussaint cst de parvenir, par une analyse fine de nos sensations et par une absorption des vibrations mêmes de notre banal quotidien, à témoigner de notre vic d'aujourd'hui. Il le réussit dans une langue contemporaine, mais avec des phrases voluptueuses. On nc résiste pas à l'envic de citer un extrait de Fuir' (( Ma chemise plaquée contrt! !/Ion torse, je gardais les yeux ouverts â la face du vellf qlli 111 'assaillait, des grains de sable el de poussière pénétraiellf dans mes yeux, des éclats d'argile et d'iI(fÎmes gravillon.)', ma vue cOll/mel/ça de se brouiller, et, dans 1//1 brouillard aqueux, liquide, tremblé et/àiblemel1tlumineux, lIIes yeux embués cOllçurent dans la /luit /Ioite des larmes avellgl(/lIIes ». Le livre de Jean-Philippe Toussaint décrit ces moments-là avec beaucoup de simplicité et de justesse. La ligne est claire, très simple en apparence comme peuvent l'être ces dessins asiatiques qui cachent si bien les efforts de leurs créateurs pour réussir la pure épure. Un livre de Toussaint repose parfois sur trois fois rien, mais ces riens ont la beauté et la force des grands romans. Toussaint pourrait reprendre la phrase de Rimbaud dans ({ Le bateau ivre» ; « J'ai l'Il quelques fois ce que / '/Joli/ille {/ cru l'oir ». Guy Duplat LE POINT ! 5 septembre 2005 Une femme disparaît De /a Chine cl l'i1e d'Elbe, 1111 cœur bat, chavire .. Un hOll1me pleure. Dans « Fuir », Jcan-Phi/ljJpe TOllssaint .<,uggère le désarroi, le manque. Tous les grands roman.,,' possèdent leur lumière, celui-hl chatoie. Les baHcmcnts du cœur, voilà le sujet du récit de lean-Philippe Toussaint. Sans cesse, dans son dernier livre qui se présente comme un carnet de voyage, le cœur bat, chavire, panique, s'arrête, repart. Comme dans Musset. .. avec lequel il partage un mélange de désespoir, de virginité, cie nostalgie, de vaillance fêlée, d'affole- ment, de brusquerie narquoise. Nous sommes à Shanghai, ct le narrateur sc demande au milieu de la foule chinoise «Etait-cc perdu d'avance avec Marie? ». puis train de nuit pour Pékin ... Une jolie dragueuse ù la voix fragile, Li Qi, se frotte contre lui dans des toilettes tandis que passe le grelot des petites gares nocturnes. Ajoute? un confident énigmatique, obsédé: de portable, ct vous aurez les personnages de cette tragédie racinienne. La dernière partie, sur l'île d'Elbe, superbe, craquante de soleil et de chagrin, arrîne cette analyse du désarroi sentimental. Une île saisie par un regard net à la Antonioni. 11 y a un «style» Toussaint frémissant, glacé, distingué, écorché, décalé, au charme d'autant plus douloureux qu'il s'infiltre au milieu de pages d'une beauté aux nuances subtiles. Il y a un chatoiement Toussaint, avec des vues de rues, de chambres. de couloirs. de vitrines. de ca1'- relage, de silhouettes, d'cau; beaucoup d'eau, calme, ridée, salée, sucrée, tout un ondoiement de sensations; l'auteur donne à voir un monde d'illusion llottant qui forme piège. Ce monde cache, sous ses nappes lumineuses, douleurs, coups de foudre, panique, attentes, fébrilité. Sous ces instantanés brillants apparaît le désœuvrement passif des princes raciniens. Rien ne s'arrime. Les mauvaises nouvelles font sonner des portables, mais, au fond, on reconnaît de loin ces personnages en sandalettes ct tunique porteurs de présages ils viennent des vestibules de « Bérénice» ou de « Phèdre» et sont bercés par la même anxiété. Même isolement couvé, mêmes lannes retenues, même chant sous un ciel vide. Il cache un point secret, là où intervient un Dicu caché. Les personnages ont beau rouler sur des autoroutes, somnoler dans l'entrepont d'un ferry, lancer une boule sous les néons d'un bowling, poser leur sac dans des chambres climatisées, ils sont toujours dans un palais vide, propre, dallé, glacé, où l' OJl cherche l'absente. Bérénice s'appelle Marie, claire, blanche, ardente. Elle vit sur l'île d'Elbe, enterre son père; et le narrateur, prince des solitudes, la cherche. comme dans toute tragédie, un homme pleure, J'absence devient brü]ure, la présence mélodie, la douleur vibration. 15 Des ampoules bleutées d'un train déglingué il la piazza Cili de Portoferraio, Toussaint explore le même sournois désamour. En fin décorateur, l'auteur place des poissons dans des seaux en plastique, prolonge des Iremblés lumineux, dispose une serviette blanche dans un sentier, des collines son! «écorchées» par les ruines d'une vi !la romaine. Peu savent suggérer comme lui la réverbération sur des dalles, fraîcheur des églises, odeurs de cierges brülés. Jc~I\·l'ililippc TOlb,aint. Chili" Jillil Livre étroit, austère, habité, serti dans une simplicité qui étonne face ci la lourde quincaillerie des « romans» de la rentrée. On sc dit que tous les grands romans possèdent leur lumière, ct celui-là chatoie, intelligent et fraternel, désabusé et aristocratique. Forme, style, rigueur, ponctuation, psychologie c'est parfait. Jacques-Pierre Amette JEAN-PHILIPPE TOUSSAINT a publié aux Éditions de Minuit: LA SALLE DE BAIN , 1985 MONSIEUR,1986 L'APPAREIL-PHOTO , 1989 LA RÉTICENCE , 1991 LA TÉLÉVISION , 1997 AUTOPORTRAIT (À L'ÉTRANGER), 2000 FAIRE L'AMOUR , 2002 fi a réalisé trois films : Monsieur,1989 - La Sévillane,1992 - La Palinoire,1999 NRI u,. 612S0 l OM" (Impn~JI fn Fnlllu) REVUE DE PRESSE JEAN-PHILIPPE TOUSSAINT ~ ~ LA VERITE SUR MARIE LES ÉDITIONS DE MINU IT ftlR~ndt Vend redi 18 septembre 2009 Jean-Philippe Toussaint « Je cherche une énergie romanesque pure» L'écrivai n Marie Despl echin a rencontré ,'auteur de La Vérité sur Marie e n Corse, dans son « biotope méditerranéen », Il s'explique sur sa concept ion de la littérature. S ' il avait eu le perm is de co nduire, il sera it venu Ille cherche r à l' aéroport. Mais il a déjà te llement de mal à se servir de son tél éphone portab le que je suis plutôt co ntente, dans le fo nd, de m 'être lapé le trajet en taxi. Et puis, qu ' il prenne la peine de s'en excuser, cOlllme s ' il le reg rettait, c'est gent il. J ean~ Philippe Toussaint est prévenant, poli , réservé, éto nn é parfoi s, courto is. Il pousse l'obligeance jusqu ' à an ti ci~ pel' les questions qu ' oll ne comptait pas lui poser. Cell es qui peuvent exp liquer pa r exemple qu 'on aille jusqu ' à lui , à Erba lunga, dernier bourg avant le cap Corse, fin juillet, alors qu ' on aurait pu attendre Pari s, septembre, et la so rti e du livre, tranq uill e. C ' est de cette v iei lle poste, raconte-Iii en indiquant la direction d ' un mouvcmen l du bras, qu ' il a rappelé, la pre~ mière fois, Jérôme Lindon qui cherchait à le joindre. Ap rès que les autres maiso ns l' eurent refusé, el que le manuscrit de La Salle de bain se fut égaré quelques moi s dans les bureaux de Minuit, après que sa compagne eut entamé une formation de maraîchère (elle cultivait des concombrcs), après qu'il eut songé à l'imiter, en tln de compte, pour le roman, c'était oui. C'était il y a vingt-quatrc ans ct ça tombait bien. On imaginc mal Toussaint ailleurs que chez Minuit. Les lecteurs des autres maisons s'en sont peut-être avisés. Ils se sont abstenus, moins par réticence que par raison, conscients que ce type de prose, c'était pour Lindon. Du coup, je m'en voudrais d'avouer que l'épopée des débuts, je n'y avais même pas pensé. Cc que j'espérais, c'était approcher d'un peu plus près quelques pages de l'Autoportrait (à l'étranger). Les voir mieux, les voir dans leur lumière. Contempler l'eau lustrale dans laquelle on sc baigne si bicn (entre autres) dans les trois livres du cycle de Marie (Faire l'amollI', Fuir, La Vérité sur Marie). Assistcr à l'apparition de l'auteur dans son biotope méditerranéen. J'aurais pu repartir après l'avoir vu travcrser la petite placc éblouie de soleil, pantalon grège, chemise bleue assortie à ses yeux. Mais nous nous étions à peine salués sous le parasol que je posais des questions vagues auxquelles il apportait des réponses précises, en guide chevronné de son histoire. Ulle biell belle biographie, semblable au mot près à celle 'lu 'il donnait à ses débuts, augmentée des nouveaux livres et des quelques anecdotes af'f'Crclltes (ici l'auteur étudie à Paris, là il renonce au cinéma, puis il y revient, il séjourne au Japon, on le retrouve en Chine, l'Asie l'adule, il écrit à Ostende, expose à Canton, le voilà qui lit maintenant Faulkner et Durrell ... ). Tracé impeccable, parcours sans faute. C'est peut-être une chose qu'on apprend, à s'en tenir là. Loin de la confession. De toute façon, tout cc qu'on peut savoir sur Toussaint sc trouve sur le site qui lui est consacré. 11 s'explique par aillcurs clairement sur l'expérience ct l'écriture dans un article intitulé «Comment j'ai construit ccrtains dc mes hôtels », aeecssible lui aussi sur le Net. Pour fairc court, Madame BovaI')', c'est moi. Il insiste, que les choses soient claires: Marie, c'est lui. Pour preuve, elle expose au Japon. Le narrateur est un autre. Pour preuve : il sait conduire. On approuve trop vite. 11 tempère. Bien sftr, le narrateur, c'est lui. Un peu. Et Marie, sa femme. Beaucoup. D'ailleurs, l'île d'Elbe, c'est la Corse. Mais l'île d'Elbe en même temps. Pour prcuve : il a les plans. Et le cheval, Zahir, dans son dernier livre? J'avance Marie, mais de l'avis général c'est plutôt lui, qui n'a pas vraiment d'avis sur la question. Et si c'était un cheval? Pour la mer, c'est réussi, clic miroite à nos pieds. Pour lc reste, on rame gentiment. Et puis il dit plus tard, au détour d'une phrase: «Proust est le plus grand écrivain ji-ançais.» Biell sûr. C'est la clé. Ellc 'ouvre le cycle de Marie: «Le livre, dit Toussaint, est fait de temps et de lumière, cl 'amour et de mélancolie. )) Des clés, chez Toussaint, il y en a tout un trousseau. C'est son côté serrurier. On a la clé Pascal, la clé Musil, Beckett, Borges ... Il en installe un peu partout, qu'il planque plus ou moins. Et 'lu 'il truque à l'occasion (le "Zahir» vient de Borges). Cette dimension savante, cette aisance aussi à parler du labeur (inspiration, construction, correction), lui valent la reconnaissance éperdue des experts. Pour l'université, c'est un client en or. Pour les autres, c'est presque intimidant. Le mieux serait encore de s'abs- tenir de lire les analyses qui lui sont consacrées. Tant de maîtrise dans son art, on n'est pas sÎlr d'être ù la hauteur. A force, on sc sent coupable de n'avoir rien VLl. Rien d'autre que de la lumière, de la couleur, de la crainte ct de la douceur. D'être si incurablement émotif. Madame 13ovary, quoi. Mais lui qui déclarait tout à l'heure: « On peut travailler sur ce ql! 'on contrôle et je ne m'en prive pa.)' », dit maintenant: ({J'aimerais que quelque chose d'heureux, ef même de tonique, émane de mes /ivres. Une /àis qU'O/1 a admis Zlne sorte de dése5jJoir lié à la conditioll humaine, on a atteint une forme d'équilibre. On peut être hellreu:r.» Alors on se dit que le charme très particulier de ses livres prend sa source là, dans une mélancolie travaillée, et qu'apaise {( le bonheur simple d'une phrœ.;e ou d'un mot». Après tout, c'était déjà Je thème de son premier livre. Sans même revenir sur les serrures Pascal-Musil, un type qui vit dans une baignoire a forcément quelque chose de saturnien. De La Salle de bain à l'explicite Mélancolie de Zidane, le compas n'a pas bougé. Même La 7ëlév;siol1 sonne en creux comme la chronique d'une dépression larvée. Seulement, c'était drôle. Très écrit ct très drôle. L'humour n'a pas disparu du cycle de Marie. On rit, souvent, clans La Vérité, L'auteur n'a pas renoncé, mais il a ({ changé ses priorités» : ({ Sans intrigue, sans personnages, qu'est-ce qui fàit tcnir un livre? 11 lui faut ZInc énergie intérieure. L 'hulllour en était une. Désonnais, je chcrche une énergie romanesque pure.» Un précipité créé à pmiir, dit-il, de la lecture du Quatuor d'Alexandrie ct de Faulkner. Il théorise, on aurait tort de se méfier. L'énergie est là, et c'est assez magique. Elle galvanise ces romans sans intrigue (une rupture, c'est mince) que gouvernent pourtant les lois du genre: passion, sexe, mort, trafics, périls, voyages, fuites ct poursuites, continents, mers, villes et campagnes, détails mémorables ct scènes grandioses, ct de l'amour, en continu. Sur un canevas en deux ou trois parties (un lieu, une action qui se démultiplie), Toussaint construit une grande chambre d'éeho où résonnent des pleurs, des cris, des rires~ des halètements, des chuchotements, le craquement du feu dans les arbres et la caresse du vent sur la mer. Il a le génie de faire entendre ce qu'il choisit de taire. Pour du roman, c'est du roman tout le bonheur du genre, et rien de débraillé. Le troisième volet du cycle est une composition nocturne, zébrée de lumières violentes, ambulances, miradors ct incendies, et un l'Oman des catastrophes et de l'amour (({J'ai essayé que l'amollI' soit sensible, présent, visible »). Un livre dans lequel la Vérité compte moins quc Marie, Marie splendide en Vérité, plus ou moins nue d'un bout à l'autre du livre. A la vérité romanesque, Toussaint consacre une alcôve proustienne, un sanctuaire de quelques pages qui en appellent au rêve plutôt qu'à la mémoire, pour établir une ({ vérité nouvelle q1li s'inspirerai! de ce qu'avait été la vie et la transcenderait», une ({ vérité proche de l'invention, ou ./umelle du mensonge, la vérité idéale », On aimerait que La Vérité ne soit pas le dernier du cycle, On reviendrait à Erbalunga. Ou on irait à Ostende, avec un peu de chance. Toussaint sourit: «( Ce qui me plaÎt, c'est qu '011 ne sache pas. Ça reste ollvert. j\1011 jeu es! caché. » MARIE DESPLECHIN JEUDI 17 SEPTEiVlJ3IŒ 2009 Marie a tout pris . .lean-Philippe Toussaint met le feu au troisième épisode de ses amours impossibles La vérité sur Mariç, c'est qu\:11c n'existe pas. Ni Mnrjç ni la vérité. C'c:-;t~ù-dirc aussi qu'dle existe ù l'olle!, Ù plein régime ficlionnel. Cc n'est pas écrit dans le livre c'est cc qu'on ressent après s'être Elit piétiner par cc bolide l'Il l'l'li qU'l'SI le nouveau Jean-Philippe Toussaint, li peu près aussi jouissif'qu'un déluge de météorites dans les reins, si les reins étaient les lobes du ('cr\'call (par exemple). Commencé dalls Lille « IIlIit ('ulliclI/aire». cc troisième \'oICl de", alllOlirs du narrateur ct de Marie, aprés Faire! 'lili/Our cl FI/ir, oblique très vite vers une longue hallucination ténébreuse, tnl\'Crséc par un pursan\.!.. sous la foudre cl descendant allx cnJ"frs cn plcill cieL d,ms !cs soutes d'un a\"ion-cargo. Le roman traditionnel f()ut le camp, le narrateur ayec (<< !JUS(U (/l'CC lIIoi lIIuimel/{/l/( Ji. prévient-il obligeamment), ct nous voilà précipités dans une tl..'rreur secrète, un nouvcl ordre de choses qui n'est autre que {( lu /)()/"sis/i/llct! d/( réd », un truc il sc COQllcr la têle cl ù hlirc vomir lIll cheval n0l111llé Zahir. celui de ivlaric, mêmc si les chc\'allx, on l'apprend au passngc, ne peuvent physiologiquement pas vomir, Peu importe, puisqu'il s'agit de pousser au max la puissance de l'imaginaire, jusqu'il éclabousser en «jidglll"(ll/ces de lal/glle» el refondre le réel au creuset de l'écriture. Un peu avant d'ôter le tabouret narratifde sous nos pieds ct d'y glisser un tapis volant ù 300 l'\' (ct non Ô un seul comme notre résumé pourrait le laisser croire). Toussaint avait déjù sorti Ic déllbrillateur dans le premier chapitrc ct nOlis avait hypcrventil0s avec ulle crise cardiaque aussi urgcnte qu'hystérique. C'était le hors-d'œu\Te, bientôt sui\'Î de coups de foudre totalement horsbord. Peinture, Il y cul un temps Oll iv1<lrie existait un peu plus, Lùsait mieux semblant dc réalisme passif, dans Faire 1'(/1110111" el Fllir, textes moins volcaniques que celui-ci, On pas besoin de le savoir. mais rilarie ct le narrateur vivent depuis deux \'OIUllles une histoire de séparation impossible, de Pékin ù Tokyo en passant par l'île d'Elbe, où Marie ,1 enterré son père. L'ordre spatio-temporel, appareillmenl v,lporellx, est en fait (lSSeZ strict Fllir se déroule l'été précéd1l11t l'hiver de Faire l'all/ollr ct !-a Vài!é sur -"Iurie s'ouvre l'été SUI\"<lllt, puis remonte en flash-back vers le printemps ct s'achève sur la même île d'Elbe que FI/ir. Mais la mer finale de cc dernier est remplacée par le feu, el la \'érité, pas sur i\i1arie mais sur ccs trois lines, est qu'Ils som composes chacun d'un clément clirfcrent, el1 plus de jouer avec les saisons. L'cau pour le premier, dans lequel Marie pleure ù nOlS continus, l'air pour le seeond (cbns Ulle cavale ù moto anthologique) ct cette rois, dOlle, le l'cu. Toussaint a également pris soin de quier les figures amoureuses: le narr<îteur ct :\l1arie, le narnlteur ct une jeune fCllllllC de hasard ct, dans cc troi'sièmc épisode, Marie ct son amant ;\ prelllière lecture, cependant. /,[/ /l(>ri/ë sllr Marie nli! passer de l'autre côté du pllpier ct c'est comme si, dé\'oré d'images, on assistait Ù Ulle peinlure baroque: « 1/11 'y Il 'a ({l'(li! plus trace de 2ahir SlIr le porking, il s 'hoi/ dissous d({lIs I({ IIlIit, il s'étai! (>v({poré, il s 'hai/ fOI/du, noir sur lIoir, d({ns les /,>nèhres. La III/Ir pn>sellfai/ son ohscurilé Iwhi(ue/!e, COll/ille si le jJllr-sang élair /)(lI"l'enli à s 'introdllire dalls S{{ J}w/iè/"e, el qll 'elle / 'e!l/ iIlS/W!/illl(>lIIel1/ el/glol/ti e( dig(>ré. Les l'oi/ures jhnç({ien/ â !ollle Fi/esse vers 1 ïlOri::,o/l, les \'i!res jhl/ellées pOl' 1(1 pll/ie, les ("(I/To,';series //"(!ssall/(I/11 SOIiS les à-collps du r(,\,(}(,III(,II/.» C'est Rembwndt cl Turner ù la rois, mais qu'il fuut imagincr poudroyant sur deux cents pages. L.a l'oree de Toussaint est <l'<I\'oil' su instiller dans ses visions la présomption d'abse nce sans laquelle il n'est pas d' image rée ll e: il savoir en da nger, menaçan t de d isparaître, pu issa nce ce ntr ifuge. Encrg ic. « C 'est fOi qlli inventes )), rappelait Marie dans Faire l'alllour. Le narrateur invente cette fois si bien qu ' il pa rvient à se mourir pour ga lvan iser Ma ri e « J 'avais SOifS les yeux /Ille image saisissalIIe de mOIl (/bsellce. C 'élOil COll/ille si je prenais SOIfdain cOI/science visuellelllellt que, depl/is qllelques jours. j 'amis dispafll de la vie de Marie, et que je Ille rendais compte qll 'elle cOIllÎlllfait à vivre qual/d je 1/ 'étais pas là, {fil 'elle vivail ell 11/01/ absellce - el d'auIOlIt plus intensément salis dOUle qlle je pel/sais à elle salis arrêt. )) Toussa int a souvent d ît son dés ir de purifier J'énergie roma nesque « illdépendamment de l'anecdOle 011 de /'il1ll'iglfe». Encore un pas ct c'est la fi ssio n nucléa ire. ÉRI C LO RET 22 SEPTEMBRE, W 721 « LE PLUS FORT DANS UN ROMAN C'EST CE QUI MANQUE» Après Faire l'amour el Fui/'. Jcan~Philippc Toussaint poursuit magnifiquement sa série sur j'amour compliqué. La Vérité slIr Marie omc une leçon de littérature, sous influence Nouveau Roman. Ça fail sept ans qu'ils sc séparent. Dans l'histoire de 1',111l0\lr Cil OccidcllI à la fin du xx'> cl au dêbut du xxI" siècle, c'est la plus longue rupture jamais enregistrée. Après Faire l'all/ollr (2002) Cl Fllir (2005), Jean-Philippe Toussaint livre le plus bcatl vo!ct de son triptyque de l'amour compliqué. La Vèrilé .l'III' Marie, tendu par un suspense intenable: Marie ct le: narralclII" vOJlI·ils ou pas sc réconcilier? «( La .1111 du fiFre eSI extréml!menl ouw?r/e. Après IOIlf. pou/" ellX, fàire {'UIIIOUI" Ile signijÎe pas fàrcémcllI {fil 'ils VOIII revil're ellsemble. Ce (//1 "ils \'i\'elll, c'esl une ruplure (II'ec des 1II0lllel1fS d'amour. DOliC riell Il 'esl cfo.l", il y (/ encol"e lIIalière. el il y (lur(/ ellcore, proh(lhle~ melll, d'al/Ires livres que j'écrirai (fl/loUI" d'el/.\".» Longue silhouette vêtue de noir, petit sourire malicieux, Jean-Philippe Toussaint, le Belge le plus célèbre de la littérature française, a gardé ù 52 ans toute sa grâce juvénile et son hU]\loU!:-ludiquc. Celui qui, dès le succès de son premier roman, La SI/!le de /;aill en 1985, transposait le style ({ ligne claire» d'Hergé il la littérature a fait du chemin' exit l'objcetalité de ses textes (La 7ëlévisioll, L'ApparâlphOlO), pour !csquels il clamait que ces objets ne l'envoyaient qu'à eux-mêmes. Bienvenus l'émotion, les sentiments, le sens et la quête, cI\ez le lecteur, d'une interprétation possible. « I.e travail dll temps esl pourlalll le même que dalls La Salle de bain, explique Toussaint. L'illllllobifilé el le I/IOUI'('mellt SOli! des thèmes que Jai touiOI/l".,· lravaillés. !ci, le temps paSse, ils .1'0111 tOl!iO/;r,\' el/ traill de mmpre, lIIais e/1 même temps de faire l'amollr il y (/ dOliC que/que dlO.\"(! qui cloche, el c'est ça qui crée de /a tellsion IWrr(/tÎlIe. Un couple installé Ile m '(fI/rait pas du tOUI illléressé. » llnc tcnsÎon narnltÊvc parcc qu'ullc teJlsion éro~ tiquc inouïc, qui déch<lÎnc les catastrophes autour de Marie et du narrateur, comme si nous baignions dnns la menace permanente propre aux thrillers. Le livre s'ouVI"e sur une Iluit de canicule et d'orage, Ù Paris. Le narrateur passe la nuit avec une fcmmc~ tandis {jl.IC Marie, au !\leme moment, fait l'amOlli" che!: elle avec un certain Jean-Christophe de Ci., qui Ile va pas tarder à avoir une attaque. A.ffolée, Marie appelle son ex il l'aide, qui arrive au moment où le malade est emmené par le Samu. II suffit au narrateur de monter chez Marie, de la deviner nue sous son T-shirt, de déplacer avec elle lill meuble, pOUf que le désir réapparaisse entre ces deuxlà ct électrise tout le roman. déréglant les éléments autour d'eux (orages, trombes d'emlx. incendies) et la vic de ceux qui les entnl\'ent morts subites ou disparitions, c'est fou ce que Jean-Philippe Toussaint est prêt au melll"lre pour réunir ses protagonistes. Non seulement l'amant de ;ovlarie claque mais, de plus, la jeune fell1me avec qui le narrateur passait la nuit a disparu ù son retour, laissant du sang sur le drap"' elle aurait cu ses règles, nous explique-t-on. Mais Il 'aurait-elle pas plutôt été tuée, ou blessée? li Je 1/1 'aulorise il I/e pas (01/1 expliquer, cl faire el/ .l'orle ql/e cel"/a[l1es .l'chies /liaI/quel/l, COl/lille je m 'au/Ori,l'el"(/i S(I/iS dOl//(' â .\' /"el'l'I/ir ('/ il (h,\'e!opper Ii!l 01/ te! poinl dans 1/11 de !Iles .lit/lIJ:\" !ivres. Je pariage la théorie d';/Iaill RoMI'-Grille! Se/Oll laque!/e ce (j/l 'il Y (1 de plus fi:JI"I dml.'>" 1111 I"OI/UIII, c'esl CI' qui 1I1I/1l1f/1{'. ii Le nom cst lâché: Alain Robbe~Gl'illèt est pC\lf~ être l'influence Il laque.lle on pense le plus, davantage que pour ses précèdents romans, Cil lisant La Vérilé su/" ,Harie. A.UClI\l dé1"il ne manque dans chaque description Oll a d'ailleurs longtemps qualifié l'écriture de Toussaint de visuelle, ou carrément de cinématographique. ( Le dm'ma .li/it des iII/ages (lFeC de la pellicule ('1 de la lumière; ell littéral/m!, on filit des iII/ages (/\'et" des I/IOIS. C 'esi pourquoi je Il 'aill/e pas qu '011 qu(/Iifie 111011 écritu/"e dl' cinématographique. r:1/ re\"al/cllC'. oui. Robbe-Grillet es! I/I/e vraie ;,?/IIlC'l/cC' pOli/" /IIoi. Je suis d'accord m'ec tOliles l'es lhéorie.l· dll rOIll(/1I S(ll~j" celle dl/ pe}"sol1lwge. fi .li/lll des élémellls de J"OIIIIIIIC'sqlle ... Lafaçoll qu 'm'ail Rohhe-Grillet de dés/mmalli.l·er le persollilage ne Ille semb/e pas iméressallle. 011 perd /111 I"IIppOrl SeliSl/eI, hnol{((Iuelqlle ("hose qui passe l'litre l'('cril"llill et II' lecleur. fi lIeji/Ut pas qlll' II/ 1i1lh"(llIIre soil tmp ahstrl/ill'. Cela di!. je suis ,Olllre l'ù/('e que li- .\'0/1\"('(//( ROlllall allrail fiâl dll mal â {a lillémtllre .li"ill/ç·uise. t'II cela qI/ "elle III' raCOilie plus d'histoires. ToutrhilubIe écrivain sail Nell quc 1'histoirl' Il 'est qll '1/1/ des dhnellis de SOli livre. El puis Beckell, .HIII:!!,lIerile DI/HIS, Alaill Robhe-Gril/e/, C/(lude Simol1, CI' .1'0111 les p/IIS grallds écril'(/ills./i"llllç{/is de III seconde moi· fié du xx sh'c/e. POIIl" moi, le.l· {I\'{IIII-gardes 1/ '0111 été 1'11 al/cl/l/ cas UII poids' 11111' slilllulatioll. pl/IIÔI. il Une stimulation qui l'aide ù accomplir ce que peu sc permellraicnl. Comme ce chapitrc gonf1é, où le narrateur raconte comme s'il y était une scène li laquelle il n'a pas pu assi~tcf le retour de Marie du Japon Hvec Jean-Christophe de (J. (un nom ù la Duras, autrc influcncc de Toussaint), collectionneur d'art ct dc clle\aUX de coursc. Tous dcu:.; prennent l'avion avec Ic pur-sang noir dc JCG, accompagnés par deux gardes jal>onais (Iookés yakuza). C'est rune <tes scènes les plus fantasmagoriques. les plus puissantes qu'on n'ait jamais lues, ct qui restera longtcmps comllle scéne d' alllhologic. Sur le tarmac. le cheval fOIl s'échappe. sc blesse, blesse I"un des Japonais, le tout de nuit Ct sous une pluie banat1lc - plus tard, Toussaint provoquera lIll ineell<lie ct rell<lra fOlls d',lUtres chevtlux, blessés ou morts - caleinés, histoire de jeter ses deux protagonistes dans tes bras l'un de l'autre. Une scène d'une telle sauvagerie. d'une telle beauté convulsi"c qu'on sc detlltlnde si cc n'est pas la fru stration du désir de ivlaric 1>OIIT son ex. fraichemelll <luiIlC, qui la déchaÎnc, s'v incame. CClle scélie qu ï ln'a pas vécue, donc, le narrateur la décri t pounant avec une foule dc détails maniaques, qui renvoient ail style de Robbe-Grillet. Et rOll sc souvient quc le viellx barbu a écrit des livres il1litulès La .lalol/xie et Le Voyel/r la Il jalousie » désignant tlllssi une fenêtrc, celle ouvCr!ure par Inqlle lle on peut voir, surveiller même. sans être vu. 11 y a bien ainsi quelquc chose du jaloux dans la voix du narratellT de Toussailll, ct dans l'écriture de To ussa int lui-même comme si l'écrivain Illellnit lOut son savoir-faire lilléraire au service de son Ilarmteur l>our l'aider ~ \·oir cc qui lui échappe. Or. la seule chose qu'oll ait cm ie de voir et <l ui nous échappe, c'cst l'autre. L'autre quand il n'est plus dans la possession <le celui qui l'aime. L'autre avec tl11 autrc. L'autre quand 011 a rompu et qu'il n'Cst plus là. Ainsi le titre lui-même. et sa dcfinitÎon. sont <les Icurr('s dont le jaloux se sert pour mieux sc rassurer: «J(' II/t' Il'0lll/mis p/'/lf-(;'re pmfois .mr Jea/lChrisrophe lIe G.. mais jamais je ///' Ille rrompai.\· S/fl' Marie. je sm'ais l'II rO/(fes cir("oIlS/(II/Cf!s ('0111/11('111 Marie .H' cOlIIl'or/(/il. je .l'lwais cOII/J/Iel/l Marie réagissait. je cOllllaissais Marie d'inslinCI, j"umis d'elle 11111' COII//{/i.uallce iIlJi/se. /fil savoir inlle. l"il/tellige/lce ahsolue : je sflmis la rhit(; slIr Marie. JI l\'lais la vhit é sur un être Il 'ex isl{' pas, Seul l'ceri· vH in maîtrise 1:1 ,,(- ri t('. non pas sur des étres, mais sur ses personnages. Le narrateur jaloux de L(I Vérit(; Slll' Marie n'est peut-être <lue Toussai11l lui-même dans SOli rappon a\'ec ses protagonistes, démiurgf: rcgnam en maître absolu sur sa littérature: « Ct' !il.,.e e.fl ll'ail!elll:ç. lie 10lfS mes rOll/am. le pillS reJerCII- JOlld ql/(' (le lillèrat/fre. C 'esi la ce /1Oilll Sl/r de.ç ql/esliolls lie Ihêories lillèmil'e.ç. /I/(;/l/e si ce/a Ile se l'oit pas. El hel/r(,lI~l'melll l///e cela I/e se roil pas. 1. 'essellliei eSI. (l1"{1II1 111/11. de rél/ssir /III lil"rc>. La Ihêorie dal/s 1111 lilH' ralé, (a 1/(' seri li l'ie/l. VII !il"/"(' ré/lssi lJui 1/(' l'ose (I/IC/III(' lJl/estio/l tlteorique. c '('SI 1111 peu pal/l'rel. " La Vél'ilé Sllr Marie est. en cela, lid. qui I/e traif(' (1// prellliêrefoi.~ ql/e j ·écri.\· 1/1/ leXie JOlldé li une réussite. Un grand livre ell\"ollla11l qui lie inextricablement le dési r érotique, celui de voir ct celui d'écri re comme p,u1icipallt d'une méme pulsion, NELL Y KAPRIÈLlAN ELLE Marie à tout prix Avec La Vérité SlIr Marie, Jean-Philippe Toussaint livre le plus grand roman d'amour de la rentrée. Et peut être le plus grand roman de la rentrée tout simplement. «Je me suis rendu compte que nous avions fait l'amour au même moment, Marie ct moi, mais pas ensemble». Evidemment, lu comme ça, il est paradoxal de parler d'amour puisque lorsque le livre s'ouvre, Marie ct le narrateur ont rompu après une histoire compliquée. Voilà même deux romans (f--uire ,'amollI' ct Fuir) qu'ils s'acharnent avec passion cl se séparer, ct puis basta. Peu importe qu'on les ait lus, comme le dit joliment Jean-Philippe Toussaint, La Vérité sur ;\1arie n'en est pas la suite, mais un prolongement. Alors, donc, les voilà chacun avec une autre moitié, une nuit de canicule ct d'orage, quand le nouvel mllant de Marie cst terrassé par une attaque ct que, dans la panique, la jeune femme appelle son ex. Marie cst presque nue comme le vculent les événe~ l11ents _.u clle faisait l'amour. Le narrateur l'est aussi, camille le veut la pluie qui vient de lui tomber dessus ct le conduit cl enlever ses vêtements trempés. Entre ces deux corps, traînent, trônent, C0111111e un cadavre, les chaussures du malheureux qui viellt d'être emmené ell urgence, une paire de richelieux dont J'auteur fait une description quasi clinique. Jean-Philippe Toussaint est un écrivain maniaque, aucun détail n'échappe à son acuité, aucun sentiment non plus, ct c'est pour cela qu'il est immense. Là où RobbeGri !IcI, dont l'ombre flottc sur le roman. déshumanisait ses personnages, lui, excelle au contraire à les rendre dans toute leur humanité, ici en pleine confusion éro- tique. Le . lire est unc expérience jubilataire, au cours de laquelle on éprouve ce sentiment si rare de jamais~lu. On est sans arrêt saisi par une phrase, seié par une scène. Dans la seconde partie, Toussaint s'envole pour le Japon et imagine une his~ taire hallucinante: trois Japonais aux allures cie mafieux doivent, sans le toucher, faire entrer un pur-sang dans un Boeing 747. La mission impossible tourne à l'échappée, cinq cents kilos de fureur épouvantée disparaissent dans la nuit noire d'un aéroport, sous les yeux de Marie. La Vérité SUI" Marie sonne aussi insolite que drôle, parce que tout le livre est raconté par un narrateur qui a été quitté et qui commente les mésaventures de son successeur. d'où forcément ironie, jalousie, mauvaise foi très durassienne qui, par exemple, le fait toujours se tromper dans le prénom du nOU vel amant. Par cette voix-là, d'une écriture élégante ct énergique, d'une allure incroyable, Jean-Philippe Toussaint signe un livre inouï sur l'amour, ce sentiment qui hésite toujours entre le sublime et le dérisoire, qui prend toute la place, alors même qu'il est toujours au bord de rompre. On n'en finit jamais de se quitter. Et d'ailleurs, le presque mais pas tout à fait happy end, ouvert comme un jour nouveau, laisse espérer qu'on n'en a pas terminé avec Marie. M OLIVIA DE LAMBERTERIE I~C'- Jrflilloll:tl Dhnnllch(~ llu 4 OCTOBRE 2009 A la recherche du pur-sang perdu Un cinquième du roman de la page 84 Ù la page 138 cs! occupé par une scène d'anthologie qu'aucull lecteur ne pourra oublier. L'embarquement ù Nariw. aéroport de Tokyo, ù bord d'un I30cing 747 cargo de la Lufthansa, d'un pur-sang. Il filil nuit, il pleut fi seaux. Zahir, arColé. ClHrc le van qui l'a amené ct la stalle dnns laquelle il doit prendre place. a semé ses gardes du corps japonais, S011 propriétaire français, les avocat:> de celui-ci. son amie ct sa montagne de valises ct de paquets .. Le cheval s'est enfoncé au galop clans l'obscurité ruisselante de l'aéroport. Trois véhicules sc sont lances il sa poursuite. Le tralic des avions esl paralysé. Comment retrouver, cerner. apaiser ct dompter un pur-sang furieux dom on a cu tort, la veille, de licencier le lad ct. \'u sa renommée ct son prix, qu'on ne saurait éliminer ni blesser ,) Epiquc ct jouissif. C'est de j'Alexandrc Dumas revisité par le Nou\"Cau Roman. C'est du Flaubert qui narrerait un grave incideJlt dans la zone du fret de Nmita. Jean-Philippe Toussaint est coutumier de ces passionnants morceaux de bravoure (terme qU11 doit probablement délester). Je me souViens, Cil particulier. d'une extraordinaire c,n'alcade ù travers Pékin de trois fugitifs sur ulle llloto poursuivie par la police "chinoisc (Fuir, Les Editions de Minuit). La Vérité SI/I" ;\f"I"ie est la suite, ou le prolongemcnt ou la reprise, ou un nouveau chapitre de l'histoire d'amour qui, depuis Fain! /'(/1/10/11" (2002), puis FI/i,. (2005), unit ct sépare, rapproche ct éloigne la fantasque ct séduisante Marie ct le très épris narrateur. Quand le roman commence, ib font l'amour. lvlais pas ensemble. Tous les deux ù Paris, pas très loin l'uil de l'autre. La chaleur est aceabhmte, un orage énorme tombe sur la dlc. Comme Zeus, .lean-Philippe Toussaint adore mettre le ciel en furie. L'amant de Marie, qui décidément auire la foudre puisqu'il est le propriétaire du fameux che\"al Zahir, eSI victimc d'une crise cardiaque. Marie appelle le Samu. L'arrivée de cinq secouristes, les premiers soins, la dénbri!latioll sont minutieusement racontés. L'éeri\"ain est bien renseigné, ct 1'011 peut penser qu'il a fait le même em;rt de docu- mel1lation sur les courses hippiques ù Tokyo ct l'embarquement du fret vivant ct piaffant dans un 130eing 747 cargo. Quand l'équipe du Samu emporte le corps ù l 'hôpital, arrive le narrateur que Marie <l également appelé au secours .. Chez .lean-Philippe Toussaint, les personnages déploient une puissante énergie romanesque. Ils sont toujours en voyage, toujours cn mouvement. toujours en danger. lis dépensent beaucoup de CO, . Ils ont appris à vivre cl à aimer sans sc soucïer du décalage horaire. Le monde n'est pas si grand que ça ils finissent par sc rencontrer par hasard ou sc retrouver pHI' nécessité. Ainsi, ivlarie ct le narrateur, de rctour sur l'île d'Elbe, Oll la jeune femme possède une belle maison de famille proche de la 111er. Jours heureux jusqu'ù celte nuit - toujours la l1uit où de nouveau frappent les éléments le feu dévale la 1l1Ol1tagne. Il y a de 1<\ fatalité antique dans celle lilléraIlIre si moderne par son écriture ct dans ses ressorts. On sent que le romancier apprécie les contrastes, les oppositions, les symboles antinomiques, ct que, comme Marie, il ne ferme rien. ({ C'était tuant. même les lincs, elle ne les fermait pas, elle les retournait, ouverts, Ù côté d'elle sur la table de nuit quand elle interrompait sa lecture_ )l De même, Jean-Philippe Toussaint, quand il interrompt quelque part son écriture, ici ù l'île d'Elbe, laisse ouvert ses livres pour en écrire d'autres. I.es romans ne ressemblent il rien de connu. Ils décoiffent autant le lecteur que le narratcur. ivlarie est d'humeur aussi imprévisible qU'lin pur-sang. A l'exemple d'une musique qui tient licu de I"ond sonore, la sensualité, tantôt en sommeil, tantôt éclatante, court tout au long du roman. L'humour aussi. Une sorte de dist~l1ce ironique. Plus l'angoisse permanente de la mort. Oui, .lean-Philippe Toussaint est un dieu de l'Olympe qui, avec bicllveillancc ou il\"ec rureur, manipule quelques créatures bien choisies et les projette dans des aventures planétaires sous les signes d'Eros ct de la Lu!îhansH, BERNARD PIVOT de l'académie Goncourt Télérama 16 SEPTEM B RE 2009 Une foi s encore, l'auteur de Faire l'amol/r et de FI/ir sublime les affres d ' une passion exclusive. Prése nte r La Vérité S li r Ma rie co mm e le troisième volet d ' uI! trip tyqu e romanesqu e serait un e mauvaise action , Ull e telte in troducti on ri squant de déco urager, à tort, ccux qui n' ont pas cu entre les mains les deux premiers jalons de l'e nsemble ct seraient ft bon droit tentés de renoncer ft commencer l' histoire pa r la lin. Cc sera it en outre un mensonge, pui sque nul ne peul affi rmer - J'au teur lu i-même, Jean -Phi lippe Toussaint, ne s' y ri sque pas - qu' un dé- ve loppement ult érieur est incil visagcablc, qu ' avec ce li vre. on cn fi déso rmais bel ct bien fini avec Ma ri e. En somme, La Vérité sur Marie rcJèvc be l ct bi en de la présentalion qu i figure cn qu atrième de cOllvcrlll rc du roman « pas ri propremellt parler ulle sllite, mais /III prolongemem )J. une varimion disent les mu siciens, de Faire l 'amollr (2002) et de Fllir (2005), romans d' amour ct de dés ir - mais d ' un amo ur incessamment empêché, qui aim ant e aut ant qu ' il éca rte l' un de ['au tre le narrateur ct Ma rie. Ils ne sont d 'a ill eurs pas côte il côte, aux premières pages de La Vérité sl/r Marie. (( Plus tard, ell repellsallt aux heures sombres de celte IIlfit calliculaire, je me sllis rendu compte qlle I/O/IS al'iOIlS f ait l'amollI' ail même lIIomellf. mais pas ellsemble.» Un kilomètre à pein e, il vol d 'oiseau, sépa re l' appart ement où sc trouve Mari e - l'ancien appartement du cou pl e, désormais séparé de celui où vît à présent son ancien com pagnon. Lui est ce soir-là Cil com pagni e d' ulle fe mme - ell e auss i s'appelle Mari e, cela semble un peu co mpliquer la situation, mais pas vra imen t. en fai t, car ce tte Marie-là, très vite, on n'en pa rl era plus. Quant à Marie - celle qui nOliS intéresse, la seule qui compte, pour lui, donc pour nous -, ell e partage sa nuit , so n lit avec un homme, JeanChristophe de G. ; du mo ins est-ce ainsi que le narrateu r croi t qu ' il s' appe lle, mais c'est une erreur, en réal ité c'est Jean-Baptiste de Ganay, il l' apprendra bi entôt - et celte désin voltu re avec les noms dit bien à quel poi nt importent peu ici les personnages secondaires, combien tout se passe stri ctement entre eux deux Ma ri e et lui, le narrateur, l'éternel amoureux. Lequel tantôt recon stitue, fantasme ou in vente, avec une précision maniaque et rêveuse, avec aussi une tend resse mêlée de douce autodéri sion, les épisodes de la vie de Ma ric san s lui ; tantôt fait irrupt ion de plainpied dans l' int rigue, acteur soudain, accourant dès que l'appelle la fan tasque, imprèvisiblc, insai sissab le jeunc fem me. C'est le cas en celle \luit d 'orage, nuit de déluge et d'apocalypse, qui voi t l' amant de Marie frap pé par une crise cardiaque et les urgent istes débarquer dan s l'appartement. Scéne inaugurHle spectaculaire, affolée, haletallle, il laquelle répondront, comme en écho, au fil du récit, d'autres moments de furie. de désast re, de terreur, to ujours nocturnes, auxque ls la plume si nette de Jea nPhili ppe Tou ssaint confère un e énergie et lm lyri sme inouïs: la fuite éperdue d 'un cheval e ffaré sur le tarmac de l'aéroport de Tokyo, l'embarquement de l'animal dans les soutes d ' un Boe ing 747 cargo, un incendie qu i dévore les lum ineux paysages de l' île d 'E lbe. Des lieux géographiques qu i renvoient aux deux précédents opus de To ussa int. mai s dont l'évocation insta ll e cette fois. autour de Mari e et du narrateur, autour des continue ls allers-retours de leur relation amoureuse perturbée, un elimat d'orage, de déb<icle, d 'épouva nte presque, de nuit incandescente. C'esllrès beau. D' un e beauté stupéfiante par in stants, à laquelle prenn ent part tout il la foi s la clarté et Ja vigueur de J'écriture de Toussa int , sa puissance d 'évocation qui rappe lle eelle d ' un plasticien , la rigueur de son architecture romanesque mill imétrée, la di screte méd itati on sur la di stance, le réel et l' imagination qui court en filigrane de l' intrigue, la sensua lité qui préside au portra it de Marie tel qu ' il se dessin e - celle« vérité sur Marie}) que promettai t le titre du roma n, ct qui sc confond final ement avee l' amour qu 'e lle in spire. NATHALIE CROM 17 SEPTEMllRE 2009 Toussaint, le feu, la terreur et l'amour Aprè,)' Faire l'amour et Fuir, le romancier poursuit ,s'a des'cnjJfiol1 de la crisc, du couple d'abord, mais aussi de la réalité qui l'entoure L'unité de base romanesque de Jean-Philippe Toussaint, dans cc qu'on pourrait appeler le «cycle de Marie », c'est Je couple. Mais il y a belle lurette que le mot n'est plus gage de stabilité. La norme, ç'csl1c tremblement, la crise, la rupture, le divorce .. Comme dans Faire / 'amour (2002) ct dans Fuir (2005, prix Médicis), Marie, jeune créatrice de mode, cst le centre du présent roman. avec son « il1so/(ciallce ravie, IlilIIinelise et ellChal/fée (1) >J. Autour d'clIc, comme un papillon déboussolé, gravite le narrateur, plus très sùr de lui ni de ses sentiments. Désormais séparé de la jeune femme, il subit encore son attraction. La question lancinante qui fut posée par j'amoureux tourmenté au seuil de Flli,. (<< Serail-ce jamais fil/i avec klm·ie? ») est reprise ici, sous une forme plus subtile el paradoxale, page 57 ." « Je / 'aimais, oui. fi est peutêlre très imprécis de dire !fue je l'aimais, mais riell lU! pourrait ëtre pllls précis. » De multiples indicateurs relient les trois récits. Ils s'cmboÎtent ct semblent sc l'aire signe ù travers des prolongements inattendus. Le tropisme <lsiatiqlle de Marie japonais ici cOl11l11e dans Faire l'omO/ll" demeure. D'ailleurs, il est aussi celui de l'auteur. Son père. qui venait de mourir il la lin de Fuir, lui il laissé sa maison dans l'île d'Elbe. Quelques autres ehe\":lUx entrent en scène. Et e·est 1<1, exposés aux feux ct pas seulement de l'amour de ramollr nageant dans la méme cau scintillante, que l'histoire, un an plus tard, va trouver son épilogue. Provisoire? Ne nous attardons pas sur le cours sinueux d'une intrigue riche en hasards ct rebondissements. Nous parlions {femboîtel1lelll.. indiquons-en quelques-unes des ligures. Il y a d'abord Jean-Christophe de G. qui, aux premiéres pages du livre, sc trouve dans rapparIement parisien dc rVlarie, près de la Banque de France. Ccst l'été, la nuit est torride. Les corps sont moites. Très vite, après avoir quitté les bras de Marie, J'homme a un malaise et meurt. Le décès semble naturel. mais le mystère demeure. Jean-Christophe de Ci. n'est pas le vrai 110m de celui dont Marie soutiendra qu'il nc fut pas son amant, plongeant le narrateur dans un puits de perplexité. Et pourquoi cette arme, dans sa poche ( dans les derniers jours de sa vie J>? Il Y a aussi un cheval de course, Zahir, dont Jean-Christophe de G. était le propriétaire. À la suite d'obscures « il/sillu(liiol/S N, la béte doit être «( e:"\filtrée discrètement »), de Tokyo à Paris. Nuit d'averse sur j'aéroport de Narita. On tente d'embarquer l'animal. Scènes de panique Cl d'anthologie. Comme ceHes de terreur dans la dernière partie du livre, Ù l'instant où tout ne sera plus « tf.ue fillllée.,·, éblouissemenls et tênèbres». A côté des créatures vivantes, certains accessoires ont une présence insistante, comme les longs de Marie, « asse:: kitsch, avec IIl/e lIIarguerite en plastique qui s'épal/ouissait ci /a cOlI/missure des gros oneil.\" »). À la fin, l'incendie des cœurs ct des lieux progressant, l'une des marguerites ya même tomber.. L 'hétéroclite étrangeté des situations, le brlc-àbrac des objets ct ~des sentiments, contribuent à créer lin efficace climat de vacillement amoureux et existentiel. Mais il hmt dire plus. (jrâce ù sa remarquable maîtrise, Jean-Philippe Toussaint parvient à mettre en crise. au-delà du couple de ses héros, la réalité elle-même dans laquelle ils sont immergés. L'échec qui laisse cette réalité « hors de por/(;" de (1') ill/aginatioll el inhlllctible ({II 1(ll/gage)) sc retourne. Il devient voie royale et modeste pour approcher la « /IIoel/e sellsihle, vivollie ef sensl/elle » du réel, pour laisser apparaître cette désirable vérité romanesque, toujours « proche de l'il/l'enfiol/, ou jUlllelle dll lIIell.wmge .. ») PATRICK KÜlliCHIAN (1) FI/il' ct Faire l'amOllI' viennent d'être repris dans la collection {{ Double» aux mêmes Editions de Minuit. Ooselvoteur 24 SEPTEMBRE 2009 Un roman d'amour et de mort Temps de Toussaint L'auteur de Fuir prolonge de Paris à l'île d'Elbe en passant par le Japon les aventures sentimentales de son héroïne fétiche Oc tous les écrivains belges, Jean-Philippe Toussaint est le plus aveni. Il n'ignore rien de la savante plomberie d'une salle de bains, des multiples usages d'un appa- reil photo Nikon, de la construction d'ulle patinoire flamande ou d'une piscine berlinoise. On voit par là que ccl ancien champion du monde junior de Scrabble est un manuel contrarié. À son talent d'écrivain, qui n'est plus à démontrer, il ajoute aujourd'hui deux vocations celle du médecin ul"I.;cntistc qui, en pleine canicule, vient en aide aux victimes d'infarctus ct celle clu pilote aux cOJllmandes, par gros temps, d'un Bocing 747 cargo. En perfectionniste, il connaît les mots, les gestes, les instrulllents pour soigner ct voler. JI sait aussi bien appliquer des électrodes sur le torse d'un homme que des protections de transport à un cheval sur le départ. Car il a également appris oÙ entraîner, panser, préparer, accompagner les chevaux cie course. Ce romancier n'est pas seulement curieux de tout, il est compétent en tout C'est vraiment Toussaint l'ouverture. Dans La Vérité SUI' Marir!, il y a trois chapitres, ct trois scènes nocturnes déjà inoubliables (car en plus, le bonhomme cst un metteur en scène). L'intervention, dans un Paris torride, du Samu pour tenter de réanimer un hOlllllle frappé par une crise cardiaque. La course folle ct affolée d'un pur-sang. Zahir, sur le tarmac de l'aéroport de Narita, qui a tiré au renard alors qu'il allait être embarqué dans un avion. Et les ravages d'un incendie de garrigue sur j'île d'Elbe qui menace un centre équestre. On ne dira jamais assez ce qui caractérise l'art si puissant et si peu visible de Toussaint: atteindre la folie avec des mots simples, faire du spectaculaire dans une prose sage, dissimuler l'exceptionnel sous le bana!. Le lien entre ces trois chapitres, c'est évidemment Marie. Les fidèles de l'auteur de Faire / 'amollr ct de Fuir la retrouveront avec un plaisir un peu exaspéré. Les néophytes la découvriront avec une curiosité amusée. Femme d'afj~1ires et de luxc entourée d'avocats, elle est ultratendanee, très place des Victoires, toujours jctlaguée ct, même ù poil, arrogante. Au début du roman, elle a largué le narrateur, qui l'aime encore, pour lui préférer un courtier d'art ct propriétaire d'une écurie de courses casaque jaune, toque verte? qu'elle a rencontré à Tokyo au cours d'un vernissage. Le nouvel amant a les mêmes gestes pour calmer les chevaux effrayés et faire j'amour aux femmes specdées. Il a pHr ailleurs une particule, une épouse, des chaussures italiennes, un haras dans la Manche ct, on 1'a compris, le cœur fragile. La vérité sur r"bric, on ne la connaîtra encore dans ce roman, et c'esl tanl mieux. Reste l'insidieux bonheur de lire Toussaint, seul capable de mêler, sans grandiloquence, le désir <l la panique, le sexe à la mort, le burlesque au tragique. Et de savoir qu'un cheval ne vomit jamais. Enfin, jamais .. IHiS JÉRÔME GAReIN Politis 17 SEPTEMI3RF 2009 Comme dans un rêve Avec La Vérité sur Marie, Jean-Philippe Toussaint propose 1111 l'écit hypnotique doté d'une fôrl71idab/e énergie romanesque. La Vérilé S'III' Marie est le troisième « 10111e» d'un cycle romanesque que Jcall- Philippe Toussaint a entaillé avec Faire l'amour ct poursuivi avec Fuil' (1). Mais, pour CCLIX qui ne connaîtraient pas j'uni- vers de J'écrivain, précisons qu'il ne peu! s'agir d'une suite feuilletonesque, ni même d'ulle suite tout court. Un exemple: Fail'I! l'amollI' s'ouvre sur l'indication d'une saison, « Hiver », Fllir sur (( L,é» mais son action sc déroule avant celle de Faire l'ali/our -, ct, histoire de brouilIcI' les pistes,' La Vérité sur Morle SUI' « Printemps-Eh"». Inutile de dire, par conséquent, que La Vérité Sil/' Marie peut se lire indépendamJ11ent des deux autres, même si ce serait se priver des jeux de correspondances entre les trois romans, qui tournent autour de la séparation difficile de Marie et du narrateur, séparation dont celui-ci donne la raison dans Faire l'amour (( Il Y aW/i! ceci, dam I/o!re (lil/Our, que même si 1/OltS cOl/tinuions cl nOliS jàire plus de bien que de mal, le peu de ~Jl({1 que l101lS nOlls/àisions I/OUS é/ait devenu illsuppor/(fb!e. » Mais moins encore que les deux précédents ce roman-ci ne s'attarde sur l'évo- ltllion des relations du couple désuni. Marie ct le narrateur sont d'ailleurs peu souvent ell présence j'un de l'autre, sauf ù la fin du roman, sur l'île d'Etbe. On a surtout l'impression qu'à partir de cc fil narratif~ assez rc!üché et on ne peut plus classique, Jean-Philippe Toussaint travaille des motifs, ct que dans ces motifs il cherche ù puiser cc qu'il appelle «/'i!J1(!Ip,ie /'o!/UlIIesqlle N, qu'il définit al1lS1 {( Ce ljuclqlle chose cl 'invisible, de brlÎ/allt e! ljuasiment électr/(jl/(!, qui surgi! pm/oiS des lignes ill/mohiles d '1111 livre. Celfe énergie romanesque qu'oH trol/ve par exemple (II/ plus hall! point che: Faulkl/er, ceffe électrici!é (fui lài! /i!gèrelI/el1f éc(/rquiller /0 pupille (II/ gré de /(1 lecture, indépendalllmel/t de ! 'anecdote el de / 'intrigue )). Dans 1.(/ Vérité slir Marie, Jean-Philippe Toussaint atteint souvent son but. Par exemple, au long des pages extrêmement saisissantes où il Illet en seene un cheval de compétition échappant à ses maîtres alors qu'on s'apprête 11 J'installer dans les soutes d'un avion, Ù l'aéroport de Tokyo. Lc cheval appartient à l'homme qui est alors l'amant de Marie, quc le narrateur nomme Jean-Christophe de Ci., tous deux s'étant rencontrés au Japon. Mais lù n'est pas l'essentiel. L'essentiel, c'est l'intensité que JeanPhilippe Toussaint parvient à insu mer aux images d'un pur-sang fougueux ct apeure qui s'évanouit dans la nuit noire ct la pluie battante, sur le tarmac de l'aéroport de Tokyo. Images enténébrées ct quasi nlJ)tastiques d'une force de la nature livrée ù clic-même, à la lois musculcuse et gracile, qui font penser aux chevaux enfiévrés que Géricault a peints et sculptés. Ces instants volés de liberté sont comme la fugace résurgence de puissances archaïques dans un univers ultra-sophistiqué, l'animal étant sorti par surprise de la modernité de l'aéroport avant de devoir la réintégrer. Le moment où Jean-Christophe de (J. réussit il capturer son cheval, sallS autres recours que ses mains ouvertes et la douceur de sa voix, cst tout aussi éblouissant. On échangerait cette « énergie rO/l/(J- nesql/e» là co nt re (presque) tQute la rentrée littéra ire, ce ll e du mo ins qu i tourne de média cn médi a com llle auta nt d'exhibi tions fo rai nes, ces Beigbeder, Not homb ct co nso rt s, ou ces pensums qu i nous raconte nt, sans éc ri ture mais en 700 pages (!), les an nées 1960. Jean -P hi lippe Toussaint est, lui, un arti ste qui rait vi brer la langue, avee un rie n de fleg me narquois et un sens aigu du rythme, des coul eurs ct des réso nances. De la même maniè re, l'a uteur rait le réc it d'une co urse éperdue sa ns visi bi lité, que ce soit, au début du roman , qua nd le narrateur traverse Pari s sous une plui e de déluge, vo ul an t rejoind re au plus vit e l'apparte ment de Ma rie, ou, avec cel le-ci , au volant d' une voi ture, quand ils foncent sur les chem in s de l'î le d ' Elbe envahis par le fe u. Les rideaux de pl uie réponde nt à la densité du broui ll ard de fumée, la déformation du paysage urbain impressionne aut ant que l' hostil it é souda ine des élé- me nts nature ls. Il y a là quelque chose du prod ige. Il n ' est p ~'s anod in qu e le nar r ateur évoque fréq uem ment les pouvoirs de l' imag in ation ou les poss ibili tés du rève, et le ur capac ité à toucher « la qI/iII/essence du réel. sa moelle sensible. vivallle el seI/SI/elle. I/ue vérité jJl'Oche de l'invention. 011 j um elle dl/mensonge. la vérité idéale ». La Vérité SI/r I\I/w'ie est un roman hypnot ique, qui allie poés ie cOlllemplative et ex tase oni rique. Un genre de drogue douce, dont on Ile se refusera pas l'add iction . CHR ISTOPH E KANTCHEF F (1) Les deux romans sont simu ltancment rccditcs dans la collection de poche des éditions de Minuit. « Double n. Faire l'omoll/' y est accompagne d'une post race de Laurent Del1loulin ( 159 p.. 6 euros), CI Fllil' d'lin cnt retien ent re Jean- Philippe To ussa int et son editClI l' chinois. Chen Tong (185 p. , 6,80 curos). TRANSFUCE 0 32, SE PTEMBR E 2009 Lire Toussaint, c'est éprouver ce que peut le style. No n pas le besoin de certain s auteurs de nous en mettre plein la vue en multipliant les acrobaties et cn klaxonnant à chaque bon mot. Non, le v rai sty le, celu i qui ne fait pas d'esbroufe mais se fa it oublier en épou- sant les reliefs de la réa lité. Après les superbes Faire 1'01110"1' et F"ir, on attendait beaucoup de La Vérité sur Marie, que le romancier qualifie lui-même de « prolollge- ment. ». De fait, comme dans les deux précédents textes, on retrouve cette structure impressionniste en quatre ou cinq scènes fortes, davantage reliées par l'ambiance que par la continuité d ' un récit ; ce pont sentimental entre la France et l'Asie (o ù Marie fait des affa ires) et ces fin s en queue de comète dans la moiteur de l'îl e d'Elbe (où les ex-amants se retrouvent). El surtout ces phra ses qui avancent au cœur et au rythme de ,'i nstant vécu, mt-il extraordinaire. Prenez la première scène, magnifique, où l ' amant de Marie, co nvié chez elle pour la nuit, fait une cr ise card iaque. L' électricité sex uelle, la peur, l'attirance et le dégoùt pour cet homme qu'elle co nnaît peu mais qui gît par terre dans sa cham bre, le récon fort el les rire s nerveux quand le narrateu r, son ex-amant appelé au secours, la rejoin t: toute la pa lette des sentiments et sensations qu e ce genre de scène ferait naître en nou s sont là, faço nn és Idem pour ce lte autre scène extraordinaire où l ' aman t embarque l' un de ses pur-sang dan s un 747 cargo et, suite à une fausse manœu vre , laisse échapper son ch eval de course dans la nuit Tou ssaint el son génie pour trou ver le humide de l'aé roport de Na ri ta. L'ambiance électrique, la sensualité de dét ail qui dit tout. l ' anima l, le stress de l 'amant, la légère par l' incroyab le justesse des mots de distance de Marie, tout est encore là, comme si - la formul e est banale ma is elle es t juste - nous y étions. Toussaint ne décrit pas les choses. Il nous les fa it vivre . Et c'est cela qui nous fait nous sentir si proches de Marie, du narrateur, et des événements extraordinaires qui j alonnent leur hi stoi re d'amour. O u plutôt la fin de leur histoi re car, depui s tro is roma ns, Tou ssaint racon te un amour qui n'en fi nit pas de finir. Peut-être une défi nition de ce qu 'est vraiment l 'amour. GUILLAUME AL LARY LE TEMPS 19 SEPTEMBRE 2009 Jean-Philippe Toussaint, tisseur de temps L'écrivain belge raconte ses livres, son écriture Cil quête cl'« énergie romanesque », son succès au Japon ct en Chine, ;;l J'occasion de la sonie de son nou\'cau rolllall La Vérité slIr AlariC', « Un pur-sang dans un Bocillg 747 cargo à 10000 mètres d'altitude, c'est le point de départ du livre. J'avais cette image poétique Cl, comme écrivain, je Ille suis demandé comment en arriver là. » JcanPhilippe Toussaint rèvc-t-il ses livres avant de les écrire? Il les voit sans doute, comme le lecteur est ensuite amené fi \'oir Cil les lisant. Lo Vérité slIr Alarie, son dernier roman qui paraît en cette toute fin d'été, tout comme Fuir (Minuit, 2005) ct Fllire 1'111110/11' (Milluit, 20(2) qui s'inscrivent dans Je même cycle romanesque, est il voir, ù éprouver, ù toucher presque, tant J'écrivain excelle il transcrire le réel ct il vous y plonger. Un rée! transcendé pourtant. qui demeure toujours aux frontières du rêve; un réel romanesque comme il y a, pour Jean-Philippe Toussaint, une «vérité romanesque» et une « énergie romanesque» qu'il s'agit de capter ct de restituer. Tout cela il l'explique, volubile, détendu, drôle souvent, dans lin petit bureau gris, perché tout en haut de la maison des Editions de Minuit, son éditeur depuis toujours. Il est comme chez lui dans cette maison parisienne, mais c'est Ù 8ruxe!les qu'il habite, ville qu'il s'apprête d'ailleurs, juste après notre rencontre, ù rejoindre par le train. Les 1110tS, les phrases de J'écrivain belge, souvent longues, enveloppantes, insistantes même, vous transposent, vous emportent dans l'espace du livre; elles vous font traverser la chaleur d'une chambre avant l'orage, une pluie qui s'abat, drue, compacte sur le tarmac d'un aéroport japonais, les flammes qui embrasent des collines en halic, l'été. Son écriture s'étire dans l'instant, creuse le temps fi force de lllotS, se répète, revient pour vous débarquer d'un coup, ébloui, haletant. sur un rivage improbable, vous plantant soudain lù, pour passer brusquement ù autre chose: de la nuit au soleil, d'une île d'Asie à une île d'Europe, de la rupture ù l'amour, du sarcasme ;;\ la compassion, de la vic ù la mort. Le temps passé ù lire ra Vérité .<.;II/" k/urie? possède donc une qualité particulière. Et on a cnvie d'en savoir le secret. Or, tisser du temps, le fabriquer, c'est bien lù cc que cherche l'écrivain: «L'idée est de 111 'attarder sur des instants, de les diluer d'une certaine façon. J'ai l'ambition de créer du tcmps. Je choisis de mettre l'accent sur une scène en particulier, quitte ù laisser des scènes voisines, importantes, dans l'ombre, dans les blancs du livre, à ne pas dire pourquoi ccci ou comment cela. Dans ces blancs, le lecteur imagine cc qu'il vcut, cela Ile me regarde plus. » Est-cc cela qui fascine ses lecteursjaponais, chinois ou européens? Ces blancs qui enJ1amlllent l'imagination, qui \'OUS laissent libre dc respirer'? Cc temps sculpté qui s'écoule dillèrcmment '? Quoi qu'il en soit, Jean-Philippe Toussaint est un cas ù part sur le marché de la littérature 1hl11çaise. Depuis La Salle de b([ill, paru en J985 chez Minuit, l'écrivain n'a plus quitté le monde de l'art. Cinéma, photographie, Jean-Phi- lippe Toussaint a cette chancc rare de vivre de scs œuvres, l'écriture restant son tcrrain de prédilection. Un Médicis cn 2005 pour Fuir, tandis que La {''()l'ilé sur Alal'ie figurc sur la prcmièrc liste des Goncourt cette annéc. Non seulement. Jean-Philippe Toussaint vil de sa plume, mais ceHe-ci j'a Illené vcrs de nouveaux territoircs, vcrs lc Japon ct la Chinc, lieux avec l'italie el Paris, oll sc nouent Fail'e "({li/Olfl', FI/il' ct aujourd'hui encore La I/érit(i SIf/' A4arie. «La Salle de bain a été traduit au début des années 1990 en japonais et il a connu un succès spontané, spectaculaire, énorllle, sans cfrort éditorial particulicr. Ça s'est poursuivi avec A4ollsieur. Les ventcs tournaient autour de 100000, 150000 exemplaires, 011 les imprimait en poche, etc. C'est ullC des choses les plus extraordinaires qui Ille soient arrivées », raconte-t-il. C'est ainsi qu'a cOllllllencé son aventure japonaise. Des conférences ù l'invitation de son éditeur, un séjour de plusieurs mois il Kyoto, ct ceHe en vic « de rendre cc que le Japollm'avait apporté dans un livre, Faire ,'omour ». Puis, après le succès japonais, c'est la Chine qui le découvre gràce à un éditeur c<lntonais, Chen Tong -- ct qui l'invite à son tour. « JI ne s'agit pas du grand public -- dOlllmage, p!aisante-t-il, parce qu'il y a beaucoup de Chinois ! ~ mais du milieu artistique chinois. J'ai donc pu nùre Ull long voyage en Chine en 2001. » FI/il' se déroule pour partie entre Shanghai ct Pékin, tandis que Vérité SIf/' ,H(/rie retrouve le Japon ct ses pluies, ct ses nuits. La météo, le temps qu'il fait hante son écriture: « C'est instinctif cc n'est pas délibéré, Mais la météo me semble une donnée essentielle, On dit que les conversations les plus stupidcs seraient sur la pluie ct le beau temps. En même temps, clics révèlent quelque chose d'absolument rondamental. » ru S'il y a un exotisme chez Jean-Philippe Toussaint, c'est moins dans la diversité géographique de ses lieux d'écriture qui témoigne plutôt d'un mode de vic contemporain où les antipodes se tou~ chellt que dans sa capacité ù sc. distancier ou au contraire ù s'approcher <lU plus près des choses. Son cxotisme, son étrangeté sont d,H1S celte distance qui déplace le regard porté sur les choses: dans ccs rapprochcments ces ( mélanges », comme il dit qu'il opère, accolant l'universel ù l'anecdotique, la technologie au mythologique. (( J'aime les fondamentaux: lc yin ct le yang, les quatrc éléments. le sexe ct la mort, cc sont des données universelles. J'aime affronter ck face ces grandes choses ct les mélanger avcc des ~iétails infimes, une description de chaussures par exemple, comme celles de Jean-Christophe de G. que je décris longuement. 11 a disparu, foudroyé, et il ne reste que ses chaussures ... » Outre les «( mélanges», le rapport au temps, cc qui compte, dit-il, c'est (( la ligne» du livre. (( J'ai fini La Vi'ri!() S/I!' A!([l'ie, il y a pratiqucment un an ct demi . .le ne laisse pas partir Ull livre si 1~lCiJe1l1ent. II ya énormément de traYHil même une fois fini. Il faul raccourcir, simplifier, élaguer. Les premiers manuscrits raisaient presque un tiers de plus . .le travaille ù cc qu'il y ait L1llC ligne que je peux voir mentalement, ayec des crescendos ct des descentes, a\'ec des points d'orgue, » Avec r([ S'aile de h(/in, L'Apparei!photo, La T()f('visioll, Jeal1~Philippe Toussnint avait accepté le qualifkatif d'écrivain mil1imaliste. Depuis, son écriture a évolué, quelque chose dc plus tendu, de tragique aussi s'est installé. «.l'aime les oxymorcs, s'amuse-t-il. Aujourd'hui. on pourrait dire: minimaliste baroque. » ELI~ON()RE SULSER LE SOIR IX SEI'T1éiVIIlRE 2009 Un opéra en trois actes, un triptyque en trois tons Le nouveau fort Ulle rO!11nll de Toussaint démarre deux scènes d'amour en parallèle, 1110rt d'homme, les retrouvailles d'un couple <i la nl\'cur, si l'on peut dire, de cc décès. Le rythme de ces premières pages esl échevelé, comme un cheval au galop, qui est l'image emblématique de La VrlrÎ{(; sur "\1arie, son point d'intégration, incroyablement spectaculaire, destine <i imprégner pour longtemps nos mémoires. Tel est Je paradoxe de cc livre éminemment littéraire il est intensément physique, les corps s'étreignent, sc surpassent, s'effondrent, les peaux, qu'clics soient humaines ou animales, sont inondées de pluie ct de sueur. ct la mort, celte inéluctable force de destruction, esl la grande ct tenace adversaire qu'il faut, tanl que faire sc peUl, tenir Cil respect. L'étrangeté de l'entreprise, c'est que ces images, nous en sommes, nous lecteurs, les créateurs, au départ des mots que l'auteur nous décoche. Jean-Philippe Toussaint est un visueL il a fait des films, il est photographe aussi, c'est entendu, mais ici son seul médium est le langage, et il sc sert de ses prodiges pour nous faire vivre trois grands concentrés d'émotion terriblement intense l'aimantation retrouvée du narrateur et de sa partenaire d'élection (l'insaisissable Marie avec laquelle vivait la même détestation passionnée dans F"r.lÎrc a!J/oul" el Fuil) par-dessus le cadavre d'un Jean-Baptiste qu'il s'obstine à appeler Jean-Christophe: l'exfiltratioll d'un cheval de course de ce dernier du Japon, où il il été exclu d'une compétition pour dopage, moment de bravoure qui cloue le bec <cl quiconque douterait encore r des prouesses dont la littérature est capable; les nouvelles noces du couple dans leur biotope de l'île d'Elbe où cette fois ils ne fusionnent pas dans les flots mais dans les flammes. Trois scènes si puissantes qu'on est tenté de les comparer il des actes d'opéra, avec chaque fois leur registre, leur couleur, leur rythmc proprc. La manière dont les soins sont prodigués au défunt dans l'appartement où, longtemps, Marie ct le narrateur ont vécu ensemble, répond aux impératifs d'urgence programmés pour cc genre d'intervention. La course t'olle du pur-sang qui refuse, sur 18 piste de l'aéroport de Tokyo, d'embarquer dans l'avion-cargo qui doit le ramener en France, est, elle, comme unc libération anarchique de forces que seuls le regard ct la main (autre leitmotiv du roman) peuvent apaiser. Enfin, sur cette île d'Elbe, lieu dc toutes les cOlleiliations, s'accomplit, en un superbe largo, une catharsis inespérée. Il est possible, on le voit, de parler de cc livre comme d'une pièce musicale, ou d\!ll triptyque pictural, on en ressent j'impact de semblable façon. C'est que cct édifice de mots, dont l'auteur nOLIs éclaire quelques techniques d'élaboration par ailleurs, est tout simplement, toutes disciplines confondues, une œuvre d'art accomplie ct spontanément originale. JACQUES DE DECKER Jean-Philippe Toussaint mot à mot ENTRETIEN - Propos d'atelier autour de La Vérité .l'III' Marie. Si le nouveau livre de Jean-Philippe Toussaint exerce une tcllc séduction, c'est que le style en est souverainement maîtrisé. Avec cc huitième roman, il atteint un tcl degré de connaissance de son art que la tentation était grande de J'interroger sur sa conception des diverses unités de langage. Il s'y est prêté de bonne grflce. Une façon de livrer quelques secrets de fabrication, de sorte. nOliS introduire dans son atelier d'écriture en quelque L'aveu sc glisse, il un moment du liue, de « Pimpossihilité de recouvrir de mots cc qui avait été la vic même». Dans La Vérité .";f//' Jlarie on sent, plus que jamais, une recherche terriblement précise du mot juste, dans les domaines les plus divers: aéronautique, médecine, horticulture, hippisme ... DejJuis qllej '(;cri.\\je silis atlel& â ce souci d'e.\'- priJ/lI!!" les choses (I\'ec le plus de prhisioll pO,\'siNe. A1aisj!! I)('I/se 1/ 'àrejall/ais allé aussi loi!l que cetle fois-ci, ,le ne silis pas si jàmi!iarisé que ce/a an>c les /3oeing 747 el les crises cardiaques, je Ille suis dOliC ilfài'/lIé auprès de médecins, j'ai i//tel'rog(> III/ pilote de ligne, qui esl devenu 11// {llI/i. Et Pllis, de //os jOllrs, (Il'ec 1ï//lemel el lout le {lllx de dOCUIII/'Jitatioll dOI// 01/ dispose, le mot' impropre est del'eill! il/ex('usaNe. Cela dit, 11/(/1/1 encol'f:' que ce mOI SOif digéré, il/tégré, (JII 'il Il 'appo/'{/issl? pas comme trop précieux, qll'ilfàsse partie illfrinsèque dll fexle : e 'esf IIlle questioll de "igilal/ce, Venons-en à la phrase: clic est souvent très ample, mélodique, sc permet des circonvolutions, au I}oint que l'on se demande où elle va « atterrir », ,Ha phrase // 'a cessi' de s'allonger, c'es! l'mi, Ali déblll, elle éwil sèche, COlll'te, mainll'nan! elle se déploie, Mais e!le ne le {àll pas de I/wJ/ièl'e a/'hifmire, elle dépelld d~{ I:l'Ihme el de l'acliOIl, Elle peu! s'emlw!ler, mais parce qu'elle esl entrrd}/(>e par [III pl/r-sallg, cOll/me (' 'est le cas ici, derrière lequel elle ga/ope, Il j'alll aussi qll 'e/le puisse se calmer, pou/' pouvoir se réemballer enVl/ili", Dans cl 'ol/fres momenls, elle cherche ri épouser le li/O/Il'('men{ d '/(lle pensée, el /â, il)' a la leçon de Pml/s!, qui onive li rendre de la plus simple des manières les a/'{/besql/es des sentimenlS les pllls complexes, C'esr quelque chose ri quoi je lII'ej!à/'ce Au-delà de la phrase, il y II le paragraphe: il occupe une place essentielle dans 1'00'ga- nisatioll du texte, Dans La Salle de bain. les paragraphes étaient même numérotés, S'i ce/a .!i'appc ff'!lcmcm, c'esl f01l1 simplenwllf p(1J'Ce que, depuis quej 'écris, je I/e suisjm!lais allé â la 1('i!.JJe. Apn:'s le point /lnal du puragraphe, je laisse IfII Malle el je repars, J'oime heal/coup t/'{/miller (Il'ec /e blanc, lanl de choses se passent dal/s les blal/cs, Jls SOllf COJllJlle /Ille loupe grossissante. IIIfllI! travailler sur les }}I(/nques, disail Rohhe-Grillet, ils appOl'fenl heaucoup. Jls slimllll!llt l'imaginaire dit leeleur, ils créent I/ne ((l'IIaJIIlque. Et puis, il y a la division du texte, pas "miment en chapitn~s, Je dirais en parties, pllltû/. Dans ('(! dernier Ill'/'(?, elles se l'aient, "Hais dans Fuir, elles haienr c(/rl'hllellt d/>.w)quilihrées. Les deux première,l', très longues, se passaient al/ Japon, la dernière, hien plus /;rèl'e, li l'Île d'Elbe. Celfe sone de dJséquilibre harmonique m 'jllléresse, .i:r .Ii1isais d<jli allusion dans La Salle de bain, où il y {/ celfe jbrmule « déséquilibre el rigueur' e.\'actilllde )), Plein d'indices (l'écurrence de persollnages, d'espllces, de thèmes) font penser que Ics trois dcrniers romans forment une trilogie: c'était l'intention 11U départ '? Non, C'est l'Olll dl/ fait que ,Harie est le per- ,wllllage fémil/in le plus forl auquel j'aie Cil qf/âire jll.l'qll 'û présellt, el que j '({vais plaisir â la relrOIll'('r, D '({I/fre pan, j'ul'ais gardé la scène .IiI/aIe de Faire l'amour ell ré,,'eny', er je /JI 'el/ SlIis SCJ'\'i pour clore Fuir. Depuis, j '(fi pris gO/if â ces lex/fS ill(Ù'pendallts qui cepel/dan/ /àrlllellt III/ el/semble, f) '(fllfw/I que chaque lirre fait ré,wlIl/cr les autres d'ulle Iàçol/ dU/hellll?, Je gaglle Sl/I' les deux fableaux, fOIif cOII/p/e .fàil, PROPOS RECUEILLIS PAR JACQUES DE IlECKER ~ineLittéraire OCTOBRE 2009 Jean-Philippe Toussaint « Construire des rêves de pierre» L'auteur de La Salle de bain clôt son triptyque dévolu à la mystérieuse Marie. L'occasion d'évoquer avec lui son art de la variation, tour à tour aquatique et minérale. PI'Oj!os l'cclieillis pal' MINH TRAN HUY Point d'orgue du triptyque romanesque de Jean-Philippe "Toussaint, SOI1 dernier ouvrage. enchaînant les scènes C01llllle <lutant de tableaux . de compositions, ù la rois picturales CI musicales ,pcut égaIement sc lire comme LIlle clé de \'ollle de son œuvre. Si j'écran dc r(( I(~h'Tisioll ou l'objectif de L ''''/p}Joreil-jJho!o faisaient le ponl entre le monde tc! qu'on le \;il cl le monde tel qu'on le cadre, le res- titue, le recrée, La Vérilé SIII' Morie. au titre des plus éloquents. !cs fait sc COI1fronter sallS aucune médiation. C'CSl bien parce que la \'0rilé objective des événements est hors d'nlleinte pour l'intelligence ct j'imagination du narrateur que lui est substituée celle des mots. Qu'importe si le rl\'<ll du narrateur se nOll1me ell fait .Jean-Baptiste il n'en continuera pas moins il répondre au nom de Jean-Christophe de G .. car ainsi le veul la fiction, qui toujours l'emporte sur le réel.. Réflexion non pas théorisée mais «en action» sur le pouvoir du verbe, ra Iféri/(; sur ,Huri!! est. commc tous ceux qui l'ont précédée, Ull I"Oman « infinitésimalistc » le mot, 1.1 encore. est de Toussaint il s'intéresse ù la fois ù j'infiniment petit (le quotidien, le détail. les petits riens, la \'ie dans tout ee qu'clic a d'anodin) ct ù l'infiniment grand (le temps. la mort, l'amour, la vic dans tout cc qu'clic a de métaphysique). On y retrouve les motif" chers cl son auteur, tels que la nuit, la lumière ct l'cau (ici couplée avec le feu), ou encore des éléments au diapason des événements après la rupture sur fond de tremblement de terre de Foire / 'olllo//r. voici la crise cardiaque par tcmps d'orage.. Chez Toussaint, l'humour absurde et désin\"olte de La S'olle de !Juin, la digressionprocrastination poussée jusqu'au (génial) délire de La J(~h)1'isiol1, ont laissé place, ù partir de L'Appareil-photo, Ù davantage de gravité ct de poésie mais une poésie dynamique, mouvante ct en mouvement, qui trouve ici son plein épanouissement. [) 'où est l'enu le besoiu de jJolll'.\"llÏvre l'histoi/'e avec /Hal'Ïe, commeucée dalls Faire l'nmonr et Fuir '? Jean-Philippe Toussaint. Peu de temps après avoir fini l'écriture de Faire l'all/ollr, j'ai envisagé pour la première fois un prolongement ù l'histoire de Marie. J'étais en Chine ù cc moment-là_ .le I~lis<.lis un long voyage cie plusieurs mois. EL Ull matin. Ù Sh;:mghai. dans le hall clu Cro\\'lle Plaza. le plan d'ensemble de FI/il' m'est soudain apparu dans ses grandes lignes. depuis ln scène du train de Iluit entre Shanghai et Pékin jusqu'ù la fin du li\Te, il l'île d'Elbe. Je n'avais pas encore remis le manuscrit de Faire l 'OIIIO/ll' ,0'1 mon éditeur que .le comlllellçais déjù ù réfléchir au livre suivant. Ce n'est qu'ensuite, progressivement, que .le me suis rendu compte des H\"l1l1tages qu'il y ,wait de travailler ,l\'ec les mêmes personnages. C'est passionnant celle idée de travailler Ù lIll ensemble romanesque ell construction. Chacull des livres est à la fois indépendant --- cela ne pose aucull problème de les lire séparémcnt, sans référence a\'cc les autrcs ct I~lit partie d'un ensemble plus large. Ils se complètent l'un j'autre, s'enrichissent mutuellement. il y a des résonances CJui vibrcnt de livre ell livre. Au début de Foire' l '{{!lIolfr. Je narrateur ct Marie font ! 'amour pour la dernière fois dans un hôtel de Tokyo, c'cst une scène déchinmte. Trois livres plus tard, !cur séparation est clTective, ils habitent séparémcnt, ils ont chacun d'autres H\'entures sentimentales, mais ils passent l'été ensemble ù l'île d'Elbe, ct, <1 la fin du livre, ils se retrouvent ct font de nouveau l'amour, c'est la dernière scène de La Vérité Sil!' .Ha!'ie. La boucle cst bouclée. mais ricn n'est réglé, le narrateur ct Maric sont ù la rois séparés ct sont toujours ensemble, le narrateur se ü\it même la réncxion suivaille «Nous n'avions peut-être jamais été aussi unis quc depuis que nous étions séparés. » Quelle place occupe l'ensemble fOJ'mé pllr Faire l'amOllI', Fuir et La Vérité SUI' IVlaric dllns votre œUl're, et quelles « périodes )), plus généralemellt, distill- guerieZ-I'OIlS aIl sein de l'otl'e tnûecfoil'e littéraire? .le n'aime pas beaucoup l'idée de pé~ riode. Mais c'est vrai. il y a une grande unité de ton dans mes premiers romHns, on retrouve ù chaque fais la même vision du monde. Au moment de La Salle (/(! huill, je proposais une littérature centrée sur l'insignifiant, le banal, le quotidien, que j'essayais de traiter sur un mode décalé ct humoristique, Il y a aussi une grandc cohérence de tonalité dans les trois derniers livres, plus sombres, plus mélancoliques. Maisje n'aime pas l'idée de période, ça IllC ülÎt penser ù des tiroirs, ù une volonté dc classement. Et personne n'a tellement envie d'être enfermé dans des tiroirs. ,le préfère l'idée, plus sinucuse, clc courant, des caux qui se mélangent, chaCJue li\Te interagissant avec les autres. Il me semble qu'il y avait déjù, en puissance, beaucoup d'éléments cie La Vérité slfr .Marie dans mcs premiers livres, et en particulier dans La Salle de !Jain l'obsession de l'cau, la nuit, la mélancolie, le temps qui passe, invisible, ct en même temps destructeur. VOliS aimez à inscrire dall.'; vos textes des passages décrivallt leu/' art poétique !lOIl ri la façon d'ult l1ulIl(f'este, mais en l'assaut, que ce soit dès la première phrase dans L'Appareil-photo ou presque à /a Jill, comme avec cette J'~flexion SUI' la «J'érité idéale» daus La Vérité sur Marie. Pourquoi? Je suis très sensible li la théorie en littérature, aux structures, aux enjeux littéraires. Mais j'ai renoncé cl l'exprimer explicitement dans dcs essais. Je préfère une théorie invisible, une théorie ell aetioll, qui trouve son application immédiate dans les livres. Dans 1.0 Vérité sur ,Ha rie, le personnage cie Marie prend de plus en plus cI'ampleur, clIc devient Je personnage principal, le narrateur s'ef~ face, disparaît même une grande partie du livre. Il ya là, de façon sous-jacen te, unc interrogation sur la troi s ième personne en littérature, sur la poss ibilité mêmc d 'éc rire à la troisième person ne. VO liS cite:. A'l olldriall dall s La Salle de ba in, /{Illdis qu e le lI arrateur de La Tél évi sion a 1111 projet d 'élllde sur Titien, Quel rôle joue la peillture ,Ialls )'otre imaginaire? J 'a i toujours été pass ion né par la peinture ct lcs art s plastiq ues. En mêmc temps qu 'écri re des li vres, je fai s des films l: t je rai s des expositions, de photos, de vidéos, d ' installati ons lumineuses. Depu is une di za ine d'a nnées, tout mOI1 travail plastique tourn e autour du thème du livre, mais sa ns jama is passe r par l'éc rit. Il s'ag it d ' un hommage visuel aux li vres, comme dan s l'œ uvre La Bibliothèque. une insta llatio n de néons acq uise en 2008 par la librairie du Parvis 3 à Pau, qui est une décl inai son du 1110t « liv re)) en une dizaine de langues, o u bien La Bibliothèque de Cal/toll. que j'ai ex posée cette année dans le centre d ' art de mail ami Chen Tong, qui es t également mon éditeur en Chine, où j'ai repris tous les titres de mes livres en néons de tout es les co ul eurs, Cil rrançais et en chin ois. À chaque roi s, ccla compose une so rt e de peti te bibliothèque de Babel multi co lore et Illultili ngue. VOU.\· aile:. dit que, en faislIllt un autoportrait, 1111 peillfl'e par/ait lIIoill S de lu; 'Ill 'il Il e parlait de peillture. Eu écri)l(lI1t - presqu e toujours il la première p erSOllll e - f aite.\·-vous moins lin portrait de l'olls-même 'Ille l'OIIS Il e parlez de liltératllre? Ou bien cherchez-volis il atteilldre ull e certaille « )Iérité» su,. vous-m êm e il travers la j ictioll. De façon un peu provocatrice, o n pourrait dire que tou t est autobiographiqu e dans mes livres, absolument tout, à chaque ro is, toujo urs, parce que, chaq ue scè ne, je l' ai vécue; peut-être pas dans l' ordre clu rée l, peu t-ê tre pas clans ma prop re vic - quoiq ue - , mai s au nioins en imagination, en rê ve ou en falllasme. Je rai véc ue, par l'écriture, co mllle personne ne l'a véc ue, avec une intensi té incomparable. La ruit e éperdue du cheva l dans l'aéroport ci e Na rita, que le lecteur va lire en quelques minutes, je l' ai véc ue des jours entiers, des semai nes, des mois.. Lorsque le pur-sang, enrermé cla ns les so ut es d ' un Boeing 747 cargo, parc ourt les airs à dix mi ll e mètres d 'altitude. j 'é tai s mo i-même dans les so utes de l'avion, j 'y éta is pendant plus ieurs se maines, la nuit, le jour. Po ur le lec teur, ce n'cst qu'une impression rugace, ma is moi je l' ai véc u de l'intérieur. Quand j'en éta is à ce momen t du li vre, j'étai s moimême enre rmé dans les so ut es de l'avio n, j'étais clans le noir, avec nul autre horizon qu e les parois de ma stalle. J'avnis mal au cœ ur, j'étai s nausée ux, malade, claustrophobe. J'étais vraiment 11101même ce cheval abandonné. Pendant quelques jours, je mangeais du foin (mais bon, ça, c' est peut-être la légende). Dans La Vérité sur Marie, VOliS parlez du rêve et semblez suggérer qu'écrire, c'est, pre.\·que littéralement, rêver... Ce qui m'intéresse dans le rêve, plus que son contenu, c'est sa tessiture, sa matière. La matière des rêves: fluide, diaphane, immédiatement éternelle. Mail ambition, quand j'écris, c'est de construire, selon la magistrale formule de Baudelaire, des ({ rêves de pierre» ({ ,le suis belle, ô mortels! comme un rêve de pierre »). J'aime l'idée que l'on puisse définir un livre comme un « rêve de pierre» : «rêve », par la liberté qu'il exige, l'inconnu, j'audace, le risque, le fantasme; «de pierre », par sa consistance, minérale, qui s'obtient ù force de travaiL le travail inlassable sur la langue, les 11101S, la grammaire. 011 Ilote une multiplicité d'écrans dans vos livres - de télél!isùm, de surveillance... DéfinirieZ-I'ous l "écriture comme lifl a/'t du regard awmt tout? ,Te vois toujours ce que j'écris, comme si j'écrivais les yeux fermés. Ccla participe du rêve et du fantasme. Mon écriture est visuelle; en même temps elle est essentiellement littéraire, car c'est avec les mots que .le travaille, toutes mes images sont constituées de lllotS. Je construis des images avec les mots, des ill1élgcs en mouvement qui constituent une sorte de monologue intérieur visuel. Parfois, si j'ai un doute sur un geste, je me lève, je mime le geste et je me regarde l'accomplir avant de le décrire. Je Ille dédouble assez nlcilement dans ces cas-là. C'est aus.",·i une (~[fàire de ITthmique vos phrases se SOl1t allollgées depuis La Salle de bain, et 1'011 sellt Ull trm!ail SUl' la musicalité des mots, pour que tout coule et «glisse» au mieux... Il y a parfois une contradiction entre Je désir que j'ai d'écrire des phnlses qui peuvent durer, qui sont proches de J'aphorisme (<< On ne donne pas d'ordre cl Marie, au mieux on l'incite, au pire on lui suggère»), et la nécessité que de telles phrases n'arrêtent pas la lecture, ne la 1l-einent même pas. 11 faut que ces phrases se fondent clans le roman, sans nuire ù sa lluidité, qu'elles s'enfouissent dans le texte, presque camouflées, de façon à briller sans trop attirer l'attention .,- comme la nacre fugitive d'une oreille de Vénus au fond dc la mer. C'est ainsi que vous Ile vous intéressez guère à l'histoire et que vous qualifiez, dans Autoportrait (à l'étranger), la lIlatière de vos livres de « téllue» et d'« ironique» ? Depuis quelques livres, la priorité, pour moi, ce n'est pas l'histoire que le livre raconte ni les idées qu'il développe, ce n'est pas ou pas seulemcnt - la beauté, la lumière ou la poésie; la priorité, dans mes derniers livres, c'est ce que j'appelle l' « énergie romanesque », cc quelque chose d'invisible, de brùlant ct de quasi électrique qui surgit parfois des lignes imlllobiles d'un livre, cette énergie romanesque qu'on trouve par exemple au plus haut point chez Faulkner, qui fait légèrement écarquiller la pupille au gré de la lecture, indépendamment de l'anecdote ou de 1'histoire. l:,~st-ce p01l1' cette raison qu'il y a autallt de déplacements dalls vos romalls (Fuir étant le pllls emblématique), déplacements qui nous mènent jusqu 'ell Chille ou au Japoll, mais où lelolklore et l'exotisme touristique Il 'out Ilulle place? Dès lors qu'une de mes priorités est la recherche d'énergie, mes livres ne peu- ven t plus êt re sta tiques (diffi cile de raconter l' histoire d'un type qui passe ses après-midi da ns sa salle de bai ns, par exe mple, simple exemple), ils doivent être dy nam iq ues, je dois êt re dans le mou vement , la po ursuite, l'affo lement. L'em ballement du cheval qui s'éc happe dans la nui t sur les pistes de l'aéropo rt de Na rita est à cet éga rd emblémati que. La scansion dans le rythme qui s' installe alors, les mots qui s'e mballent, qui foncent , sur les traces du cheval, le rythm e heurté, saccadé, de la phrase, calqué sur le galop du cheval, a quelque chose à voir avec le so uffle qui ma nque; on es t - moi, le lecteur, les poursu iva nts, la phrase littéra lement à bo ut de souffle. JI y a alls.si du mouvemellt d'Ills la lallgue, avec l'incursion d'lIll registre familier ,"ms UIJ autre plus soutellll ; ,llIllS la tonalité, lIvec l'irruption d 'ull ,Iétait trivial dans ulle ambiance poétique, ou du l'ire daJls la gravité; voire dans la tenue d 'ull persollllage (M,trie vêtue d 'une robe haute couture et de chaussettes dalls Faire l'amour). Est-ce que tous ces contrastes ressortissellf li la même Ilécessité, celle de créer ,les pôles elltre lesquels faire circuler u" « courallt 1) ? La coexiste nce d'extrêmes opposés est une des plus grandes richesses de la li ttérature. La Iiltérature permet cette ambivalence. Dans un livre, on peut être à la fois éminemmen t mascul in et éminemment fémi nin, à la fois germani que ct lat in, à la fois grave et insolent, à la fois sérieux et désinvolte. Mais c'est un véri tab le autoportrait, 111011 Dieu! UnleitmotÎlI est symbolique de cettefluidité que l'OUS semblez rech ercher: celui de l'eau, 'lu '011 retrOll)le sous forme de pluie, de larllles, de mer, de piscille ou de lac. Quand )IOS persollnages Ile s'isolellf pas puremellf et simplemellf dans la salle de bains, its n 'Ollt de cesse de se baigner... C'est \Tai, l'cau est un thème récurrent dans mes li\Tes. J\.·1<lis je Ile cherche pas Ù l'o:pliquer. il n'a pas de signilication cachée. ou secrète. L'cau ne représente qu'elle-même. L'cau cs1 l'cau. si j'ose dire. C'est une simple obsession. une caresse. une douceur cl une promesse . .le repense ù cette phrase de Fairc l'all/ollr quand le narrateur est alité, fiévreux. Ù Kyoto «Je (fichais d'extraire de mon corps anllibli et souffrant des voluptés inconnues. des sensations inédites, même si, en matière d'agréments des sens, je continuais de préférer les caresses de l'CHU ou les douceurs des felllilles aux subtils raffinements du rhume ct de la fièvre auxquels j'essayais vainement d'initier mon corps endolori. » La nuit est lilt autre élémeut réclil'J'e11t. i\-1onsicur Olt L'Appareil-photo s'achèvent dalls la l1uit, tal1dis que Faire J'mllour ou La V('rité sur 'tarie débutent apec elle... L 'C<lU cl la Iluit. nous restons dans le domaine de mes obsessions majeures. En cc qui concerne )<1 nui!. il y a quand même unc raison plus objec!i\·e. c'est que. quand on s'intéresse ù la lumi0re. !il nuit permet plus de \·'lriations. Au cinéma, avant de tourner un pl<1n, on « l:ùt la IUlllière ». D,ms Illes li\TèS. c'es! moi qui nùs la lumière. ivlais. quand j'écris. je n'ai P,IS de projecteurs. pas de calques. pas de \·olcts. je ne dispose que subdes Illots pour !:lil"\:- la lumière stantifs, \'erbes. adjectifs . je f:1ÎS de 1<1 lumière <lyee des lllotS. ""'ous décririe;'-I'oliS comme 11/1 écrivain sériel. de la même façol1 qu'ol1 parle d'artiste sériel? Che;. VOl/S, il .J' a des eflets d'échos marqués dalls 1111 ml'me Iivl'e, f/ulÎ."'· au.';si el1trt! les livres ... J'aime beaucoup cette idée d'écho, m'ec la réciprocité de ronde. i1l\·Îsiblc. immatérielle, qui serait pertinente aussi bien dans un sens que dans !'autre. C'est peut~ être Ulle idée ù la Pierre Bayard (je pense Ù S011 dernier !i\Tc. re Plagia! par (fl/ficipa!ion), mais il nll\! bien reconlwÎtrc que ra Solle de /)0;11 est quand même assez visiblement influencée par La Véri!/' SI!I' ;\flol"ie. Vos r~tlexious sur /'« éllel1Jie rOl11auesque» Olt l'utilisatiou de lexiques ,,,,péc{fiques (la 111inél'lllogie et les allllsious li la physique quautique dans Monsieur, par exemple) 111 'ont fait pel1sel' fi Jeall [:,:cht!llo;,. COl1lmel1t VOltS sitllez-w)f{S par rapport aux auteurs dt! chez i"l1hlllit ? Plus que la manière ou les thématiques. je partage. avec les auteurs de Minuit. ! 'exigence IiHérairc. ccllc-lù même que rccherchnit Jérôme Lindon ct que recherche maintenant Irènc Lindon, qui n pris sa succession à la tête des l~~ditions de Minuit. Mais cela me plaît aussi de raire partie de la petite communaute informelle d\lLIleur~ de différentes maiSOIlS d'édition réunie par Olivier Rolill pour son livre Roo/lls ou pour le cycle de lecture « Aimer la littérature» qu'il a entamé il l<l Villa Médicis. Même si nous nous \'oyol1~ assez peu. j 'ai toujours entretenu des relations très cordiales avec Jean Echenoz. ct je lis toujours ses livres avec grand plaisir. Ln OU\T<lnt ses li\Tes. il ya immédiatement quelque chose d'invisible. ulle énergic. quelque cho~e de très rare. qui pOlisse irrésistiblement ù poursui \Te. On retrouve ça aussi chez Hcr\"l~ C.iuibert (dans ses demiers li\Tes). ou chez Emmanuel Carrère. On a évoqué /Justa !(ealo11 t!t Jacques Tati e/1 parlaut de l'OS p/'entit!l's héros. Vous ftl't!Z II1t!UtiOl1l1é Wo(}((r Alleu. Al'ie-;'-l'OllS égalt!me111 pensé {(ll persol1nage de Bartleby ? .le préfërerais Ile pas ell parler. C'est curieux. cet été, j'ai emporté a\"ec moi Barl/eby avcc l'idée de le rel ire, ct fi llalcment je ne ['a i pas fait. Ah,cnfin, une réticence. De L~l Salle de bai n li La Vé rit é sur Ma ri e, /a m é/an colie Il 'a-t-elle pa.\" Jil1 i pal' l'emporter SlIr / 'hllmoul' '! J'ai l'imp ression que ce sont toujours les mêmes obscssions, mais peut-être dosées di ffé rcmlllcnt. Dans La l\t/é/al/colie de lidone, j'écrivais « II n'a jamais été qucstion quc de forme ct de mélancolie le soir de celte fina le.» J'évoquais Zidane, mais, cn fail", je parl ais de moi, naturell emcnt depuis vingt ans, il n'a jamai s été question que de forme ct de mélancolie da ns mes li vres. De temps auss i, de lumière et d'amOlli". A LIR E DE J EAN- I'HILlI'P E TOUSSA INT S /II' Marie, éd. de Minuit, 206 p., 14,50 euros. Faire l '(III/our, éd. de Minuit, « Doubl e », 160 p., 6 euros. Fu;r, éd. de Minuit, « Doubl e », 188 p., 6,80 euros . La Vérirc! Reoères 29 no\ cmbre 1957. Naissance ù Bruxelles. 1970. Suit son père a Pm·i s. 1976-19 79. In stitut d'études politiques de Pari s. 1982-1984. Professeur de leures frança ises fi Médéa (A lgérie). 1985. Publ ication de La Salle de /x,in·. 1986. Publication de MOI/sieur. 1987-1988. Ecriwre du scénario du film La Salle de !Jaill. en collaboration avec Joh n Lvofr. Écri ture du scénario du film MOI/sieur. 1989. Publ ication de L ·Appareil-p/lOlO. Réa lisa ti on d u film MOI/.ç;ellr. 1990. Séjou r d'un an à Madrid (bourse Vi ll a Médicis hors les mu rs). 1991. Pu blication de La Réricel/ce. 1992 . Réa li sati on dll film La Sé l'il/al/e (a vcc Mireille Perrier et Jean Vanne). 1993 . Séjou r d'Lm an il Berlin (bourse du DAA D). 1996. Séjour dc quatre Illois au Japon . fi Kyoto (Vi lla Kujoyama). 1997. Publication de La Télévision. Réalisation du film La Patil/oire (a vec TOIll Novembre, Dol ores Chap lin , Marie-France Pi sier. JcanPi errc CasseL). 1999. Sortie du lihn LlI Paril/oire. 2000. Pu blication (I"Allropol"rraiJ (fi / 'érrangel). 2002. Publication de Faire l'aIllOIll". Exposition dc photos « Tokyo, la nuit n il la librairic d'arc hi tccture du C iva il Bruxe lles. 200 5. Public<ltiotl de FII ;r (prix Médicis 2005). 2006 . Exposition « Book») ù la Fondation Espace Ecurcui l pour l'art con tem porain (Toulousc). Rétrospec ti ve:i la C inémathèque de Toulouse . Publicat ion dc La Mi-lal1coliede Zidal/e. 2008. Tournage du fi lm FI/ir dans le cad re de l'exposition « Travclling 1), Espacc Loui s Vu illon, Pari s. 2009 . Exposition « Book)l fi la librairie Borges Institut d 'art contemporain, a Can ton . Pub lication de La Vél"ire Sllr Marie. • Les romans de Jean-Philippe Toussaint. aujourd'hui tradui ts dans une trell1aine de langues. ell onl failune eélcbritê tanl en Chine qu'au Jal>Oll. Tous ses li vres SOIll publics aux Ê<litiolls de Minuit. JEAN-PHILIPPE TOUSSAINT a publié aux Éditions de Minuit : LA SALLE DE BAIN, 1985, «< double », n° 32) MONSIEUR,1986 L'APPARE IL-PH OTO , 1989, (<< double », n° 45) LA RÉTICENCE , 1991 LA TÉLÉVIS ION , 1997, (<< double », n° 19) AUTOPORTRA IT (À L'ÉTRANGER) , 2000 FAIRE L'AMOUR , 2002 , (<< double », n° 61) FUIR , 2005, (<< double », n° 62) LA MÉLANCOLIE DE ZIDANE, 2006 " a réalisé trois films : Monsi eur,1989 - La Sévi liane, 1992 - La Patinoire , 1999 www.jptoussaint.com 133387_if_presse_nue_052513_Presse_Fuir.qxd 20/09/13 12:05 Page1 REVUE DE PRESSE JEAN-PHILIPPE TOUSSAINT © Roland Allard NUE LES ÉDITIONS DE MINUIT 133387_if_presse_nue_052513_Presse_Fuir.qxd 20/09/13 12:05 Page2 29 AOÛT 2013 « Je suis très connu, mais personne ne le sait » Un entretien avec Jean-Philippe Toussaint Avec Nue, Jean-Philippe Toussaint, 55 ans, au sommet de son art, clôt son cycle amoureux commencé il y a plus de dix ans. Il en explique la genèse à Jérôme Garcin. Bénie soit Marie, qui aura inspiré à JeanPhilippe Toussaint une tétralogie romanesque aussi passionnelle que passionnante. Voici en effet que paraît, avec Nue, le dernier volume d’un cycle commencé il y a onze ans avec Faire l’amour, prolongé avec Fuir et La Vérité sur Marie. On y aura vu, saison après saison, un couple s’aimer, se séparer, se regretter, se retrouver – le narrateur toujours dans l’ombre, et Marie, la créatrice de mode, l’artiste performeuse, la femme d’affaires, souvent dans la lumière. Lui, tellement grave et comme empêché. Elle, légère, liquide, insoucieuse, et si heureuse quand elle peut se promener nue. L’un néo-proustien, l’autre nouvelle tendance. Avec eux, on aura beaucoup voyagé, de la Chine au Japon et de l’île d’Elbe à Paris, entre la rue de la Vrillière et la rue des FillesSaint-Thomas. Évidemment, on ne dévoilera pas l’épilogue de cette grande histoire d’amour sans cesse exaltée et contrariée, mais la réussite de Nue est telle qu’on peut lire ce roman sans connaître les trois précédents. Il s’ouvre par une scène inaugurale époustouflante : le défilé, intitulé « Maquis d’automne », dans un grand hôtel de Tokyo, d’une top-modèle nue, recouverte de miel corse, et suivie d’un vrombissant essaim d’abeilles. Et il se termine sur l’île d’Elbe, où, après l’incendie d’une chocolaterie, d’écœurantes vapeurs de cacao montent de la pierre mouillée d’un cimetière. Autant de scènes inoubliables dont cet écrivain-cinéaste a le secret (qu’on se souvienne notamment du pur-sang emballé sur un tarmac japonais). Entre les deux îles, le roman fait escale à Paris, dans des lieux qui nous sont désormais familiers. Marie et le narrateur, qui étaient séparés, se donnent rendez-vous place Saint-Sulpice et décident, à l’occasion d’un enterrement (pas de sexe sans mort), de retourner sur l’île d’Elbe. À la fois lumineux et crépusculaire, trépidant et assagi, ironique et poignant, horizontal et vertigineux, superposant plus que jamais le passé, le présent et le futur, et coulé dans une langue d’une éclatante sobriété, Nue est vraiment le point d’orgue de la collection printemps-été-automne-hiver de Jean-Philippe Toussaint. Écrire, prétendait-il dans L’Urgence et la Patience, c’est « fermer les yeux en les gardant ouverts ». Le lire, aussi. J. G. Le Nouvel Observateur. Saviez-vous, en écrivant Faire l’amour, que ce roman inaugurerait un cycle de quatre volumes, quatre saisons de la vie de Marie 4xM, Marie Madeleine Marguerite de Montalte ? Jean-Philippe Toussaint. Je ne le savais pas consciemment, mais peut-être de façon subliminale. J’ai toujours rêvé d’écrire un livre de 700 pages, une « somme », j’en plaisantais il y a plus de vingt ans avec Jérôme Lin- 2 133387_if_presse_nue_052513_Presse_Fuir.qxd 20/09/13 12:05 Page3 décris pas Marie physiquement pour que chacun puisse se l’approprier, mais cela ne m’empêche pas de donner des détails très précis sur ses gestes, ses attitudes ou sa démarche – son échevellement, ses flamboyances et ses extravagances –, qui en disent bien plus long sur elle que la couleur de ses yeux ou de ses cheveux. don. Eh bien, voilà, c’est fait. C’est très stimulant d’écrire des livres qui sont à la fois autonomes, mais qui s’inscrivent dans un ensemble romanesque plus large, avec les mêmes personnages, et des lieux qui reviennent à chaque fois et créent un véritable espace littéraire et mental, à la fois réel et imaginaire : l’appartement de la rue de la Vrillière, le petit deux-pièces de la rue des Filles-Saint-Thomas, le Contemporary Art Space de Shinagawa ou la Rivercina, la maison du père de Marie à l’île d’Elbe. Les quatre romans se complètent, s’enrichissent mutuellement. Chaque livre fait partie d’un ensemble, mais on peut très bien les lire séparément, et dans l’ordre qu’on souhaite. Je pourrais même, pour chacun d’eux, trouver une bonne raison de dire que c’est par celui-là qu’il faut commencer : Faire l’amour, parce que c’est le premier que j’ai écrit, Fuir, parce que c’est le premier dans la chronologie de l’histoire du narrateur et de Marie, La Vérité sur Marie, parce qu’il offre la structure romanesque la plus complexe et qu’il ravira les amateurs de chevaux, et Nue, parce que c’est le dernier et que j’apporte un élément narratif déterminant qui s’apparente à un dénouement au regard de l’ensemble du cycle. Êtes-vous étonné si je vous dis que je vous imagine davantage dans la tête de Marie, capable d’« agir sur ce qui échappe », que dans celle du narrateur ? C’est elle, d’ailleurs, la créatrice qui est dans la lumière, c’est elle qui a le pouvoir, qui est dominante dans le couple... Marie, comme moi, est une artiste un peu secrète, qui n’aime pas trop les mondanités ni apparaître à la télévision. J’avais même envisagé un moment de lui prêter une phrase que j’avais imaginée pour moi : « Je suis très connu, mais personne ne le sait. » Ce qui est la pure vérité, d’ailleurs, c’est exactement mon cas. Mais, curieusement, cette formule, pourtant assez drôle et fondée, j’ai essayé plusieurs fois de la placer dans la bouche de Marie, mais je l’ai à chaque fois supprimée en me relisant. En réalité, les influences sont toujours multiples quand on construit un personnage. Marie est très proche de moi par bien des aspects, mais elle est également très proche de ma femme, proche d’autres femmes aussi, proche de personnages de fiction, proche du rêve et de l’imagination. Je le dis explicitement dans L’Urgence et la Patience : « Ce réseau d’influences multiples, de sources autobiographiques variées, qui se mêlent, se superposent, se tressent et s’agglomèrent jusqu’à ce qu’on ne puisse plus distinguer le vrai du faux, le fictionnel de l’autobiographique, se nourrit autant de rêve que de mémoire, de désir que de réalité. » La fin de Nue, qu’on ne racontera pas, n’empêcherait d’ailleurs pas l’hypothèse d’un cinquième volume. Y avez-vous pensé ? Oui. Lorsque j’ai envoyé le manuscrit à Irène Lindon, je lui ai écrit : « Mais j’espère que Nue, s’il se confirme qu’il est bien le dernier livre du cycle de Marie, a quand même d’autres vertus que le simple mérite d’avoir su m’arrêter à temps. » Désormais on sait presque tout de Marie, et pourtant on peine à se la représenter physiquement. Pourquoi ce choix de ne pas la décrire, est-ce pour laisser le lecteur libre de l’imaginer et, peut-être, de l’aimer à son tour ? Oui, c’est la force de la littérature de laisser une grande place à l’imagination. Je ne Comment définiriez-vous la « disposition océanique » dont vous écrivez deux fois qu’elle caractérise Marie ? J’ai forgé cette notion de « disposition océanique » à partir du concept de sentiment 3 133387_if_presse_nue_052513_Presse_Fuir.qxd 20/09/13 12:05 Page4 océanique, que Romain Rolland définit, dans une lettre à Freud, comme la volonté de faire un avec le monde hors de toute croyance religieuse. Marie possède ce don, cette capacité singulière de trouver intuitivement un accord spontané avec les éléments naturels, avec la mer, dans laquelle elle se fond avec délices, avec l’air, avec la terre. nements immémoriaux de la nature (tremblement de terre, incendie de forêt, pluies, orages). Une autre façon pour moi de mettre cet amour à l’épreuve est d’intégrer des éléments qui s’apparentent au roman policier, comme tout ce qui concerne l’épisode de l’incendie criminel de la chocolaterie dans Nue. Il y a là un énorme pan secret du livre, enfoui, non divulgué, qui est comme la partie invisible de sa structure. C’est la même chose avec l’épisode du trafic de drogue dans Fuir, qui n’est jamais explicitement abordé, mais qui renforce la dramatisation du récit. J’attache en général une grande importance aux détails romanesques, qui peuvent s’apparenter à ce qu’au cinéma on appelle les accessoires. Les frères Dardenne expliquent que c’est toujours de l’accessoire qu’il faut partir, que c’est l’accessoire qui va amener l’arrière-plan psychologique, historique ou philosophique. Il ne faut pas commencer par chercher une signification symbolique à une scène pour ensuite trouver l’accessoire qui conviendrait le mieux à la C’est un étrange amour que celui du narrateur et de Marie. Commencé de manière fulgurante dans un hôtel de Tokyo, il est fait ensuite de séparations et de retrouvailles, d’éloignements et de fusion, il jongle avec les fuseaux horaires et tous les moyens de communication, et pourtant c’est un grand amour. On dirait que vous vous ingéniez à sans cesse le mettre à l’épreuve... C’est un amour d’aujourd’hui, du début du XXIe siècle, ce qui explique la multiplicité des voyages et des fuseaux horaires, mais c’est aussi un amour intemporel, que bercent les saisons et que mettent à l’épreuve les déchaî- 4 © Jean-Philippe Toussaint 133387_if_presse_nue_052513_Presse_Fuir.qxd 20/09/13 12:05 Page5 situation, il faut au contraire partir d’un élément concret, ponctuel, qui sera porteur de significations qui le dépassent. Il y a toujours, dans mes livres, la présence d’éléments inquiétants, parfois très simples, très anodins, des bidons d’essence dans le coffre d’une voiture dans le cas de Nue, une enveloppe d’argent liquide dans Fuir. Ces éléments ont une double fonction. D’abord, et simplement, ils participent au plaisir de la lecture, au suspense, à la volonté de tourner les pages pour voir comment cela se termine. Mais aussi, ils créent un contexte d’insécurité, d’inquiétude, autour des personnages, qui exacerbe leurs sentiments et les « dénude » face au danger ou aux déchaînements de la nature. Il est vrai que mes livres semblent se dérouler en dehors de tout contexte politique et social, mais ils sont clairement situés au début des années 2000. Pour moi, c’est une nécessité que les écrivains parlent du monde contemporain, l’observent et le restituent. Le choix de situer Fuir en Chine, par exemple, révèle une volonté d’aller vers le monde contemporain tel qu’il est en train de se construire aujourd’hui, le monde qui bouge, qui vit et se transforme. La Chine, pour moi, c’est le contemporain. Je reviens à La Vérité sur Marie. À propos de chevaux, auxquels j’ai compris qu’il convenait de « parler en français », vous faites délibérément vomir Zahir dans l’avion en plein vol. Or vous rappelez à juste titre que les chevaux ne peuvent pas vomir. Ce détail très révélateur n’exprime-t-il pas la primauté de la littérature sur la réalité ? N’est-ce pas là pour rappeler que le cycle de Marie est, finalement, de pure imagination ? Rien, dans Nue comme dans les trois romans précédents, ne permet d’identifier précisément l’époque à laquelle cette chronique amoureuse se déroule. Pourquoi le choix de se placer en dehors de l’Histoire ? 5 133387_if_presse_nue_052513_Presse_Fuir.qxd 20/09/13 12:05 Page6 Oui. Dans la postface à l’édition de poche de La Vérité sur Marie, qui paraît en même temps que Nue, Pierre Bayard signe avec moi une enquête littéraire appelée « L’Auteur, le narrateur et le pur-sang », où nous abordons précisément ces questions. Pierre Bayard fait par exemple remarquer que, dans La Vérité sur Marie, deux scènes importantes sont racontées avec force détails par un narrateur qui n’est pas présent. Il y est beaucoup question de Borges, de Daniel Arasse et même de Woody Allen. Mais permettez-moi de ne pas dévoiler les conclusions de notre enquête... Louis Vuitton, ou le Musée du Louvre, où j’ai présenté Trois Fragments de Fuir, pendant la durée de mon exposition. En novembre dernier, en Chine, j’ai adapté une scène de La Vérité sur Marie, la scène de l’embarquement du pur-sang dans un aéroport. Le film s’appelle Zahir, il dure six minutes, avec une musique envoûtante du groupe Delano Orchestra, et sera présenté en avant-première au MAC/VAL le 15 septembre, dans le cadre de l’exposition d’Ange Leccia. Où et comment passez-vous votre été ? En Corse et en bermuda, je le crains, et une semaine à Venise, pour un projet dans le cadre de la Biennale off. Vous vivez à Bruxelles, mais semblez toujours être ailleurs, de Tokyo à Paris en passant par Shanghai et la Corse. Pouvezvous imaginer écrire sans « fuir » ? Et l’île d’Elbe est-elle seulement une métaphore de la Corse ou la connaissez-vous bien ? L’île d’Elbe que je décris est en effet largement inspirée de la Corse, vous avez raison. Cette Méditerranée brumeuse, automnale et humide que je décris dans Nue, je la connais très bien. Mais, naturellement, à cette Corse intime, dont je me suis inspiré pour les détails du paysage – les sentiers, les criques, la végétation – s’ajoute un véritable travail de documentation sur l’île d’Elbe (j’ai consulté beaucoup de livres, des guides touristiques et de nombreuses cartes). En novembre 2010, j’ai même fait un voyage de repérage à l’île d’Elbe spécialement pour Nue. J’ai pris une chambre à l’hôtel Ape Elbana et je me suis promené sous la pluie dans Portoferraio désert. Attendez-vous la sortie de Nue avec émotion, curiosité ou indifférence ? Avec sérénité... À l’exception de La Main et le Regard, vous avez toujours été fidèle aux Éditions de Minuit et aux Lindon, de père en fille. Peut-on comparer cette fidélité littéraire à une histoire d’amour ? Euh... Disons que j’attache beaucoup d’importance à la loyauté. C’est une valeur précieuse, souvent bafouée, avec laquelle je ne transige pas. Jérôme Lindon a découvert La Salle de bain, que personne ne voulait publier, et il en a fait un succès. Irène Lindon poursuit son œuvre, avec courage, avec rigueur, avec ténacité. Je me sens très bien aux Éditions de Minuit, et je me réjouis de voir de nouveaux auteurs y publier leur premier roman : Julia Deck ou Vincent Almendros. Vous aviez vous-même porté à l’écran deux de vos livres, Monsieur et L’Appareilphoto. Pourriez-vous envisager d’adapter le cycle de Marie ? Oui, pourquoi pas. Mais ce n’est pas d’actualité. Depuis quelque temps, comme ma priorité allait à ce cycle de Marie qui occupait toute mon énergie, je me suis contenté de réaliser quelques films courts, plutôt expérimentaux, destinés à des centres d’art ou des musées, comme l’Espace culturel Dans la notice du Dictionnaire des écrivains par eux-mêmes, que j’avais dirigé en 1989, vous écriviez de vous : « Il fut champion du monde junior de Scrabble (Cannes, 1973). Un massacre. » Je n’ai jamais su si c’était la vérité... Pouvez-vous me la dire, aujourd’hui ? La vérité, toute la vérité, rien que la vérité ! Propos recueillis par JÉRÔME GARCIN 6 133387_if_presse_nue_052513_Presse_Fuir.qxd 20/09/13 12:05 Page7 28 SEPTEMBRE 2013 Rêvée, tendre, indifférente... Marie, l’insaisissable, réapparaît dans le quatrième volet d’un grand roman d’amour à la grâce limpide. « Suis-je amoureux ? – Oui, puisque j’attends. » Le principe, posé par Barthes dans ses Fragments d’un discours amoureux, se vérifie pour le narrateur de Nue, le nouveau roman de Jean-Philippe Toussaint. Rentré à l’instant de voyage, les bagages non défaits abandonnés sur le sol à côté de lui, il est posté à la fenêtre, d’où il regarde partir le taxi qui vient de le déposer chez lui. Dans lequel est restée Marie. Et le voilà à attendre, déjà, que sonne le téléphone, que se fasse entendre à l’autre bout du fil la voix de Marie, avec qui il était en voyage et qu’il vient tout juste de quitter – « Et cette interminable demi-heure que je passai là devant la fenêtre à attendre vainement le coup de téléphone de Marie fut comme un condensé des deux mois d’attente que j’allais vivre en attendant un signe de sa part ». Car oui, décidément, « l’identité fatale de l’amoureux n’est rien d’autre que : je suis celui qui attend », insistait Roland Barthes... L’insaisissable Marie, les lecteurs de JeanPhilippe Toussaint la connaissent, qui suivent depuis une dizaine d’années le récit de cet amour incessamment empêché, qui aimante autant qu’il écarte l’un de l’autre le narrateur et ladite Marie. Il y eut, en 2002, Faire l’amour ; en 2005, Fuir ; et, quatre ans plus tard, La Vérité sur Marie – composant, avec le présent Nue, un ensemble romanesque intitulé Marie Madeleine Marguerite de Montalte. Mais que le lecteur qui commencerait par la fin, et rencontrerait Marie pour la première fois aujourd’hui, dans cet ultime volet de la fugue en quatre moments que Toussaint lui consacre, n’en soit pas alarmé : il en est dit assez sur elle pour qu’il ne soit pas désorienté – étourdi certes, et même chamboulé, mais cela par la fluidité des phrases de Toussaint, par le mouvement qu’il imprime à son récit, par la limpide grâce qui irradie de ce nouvel épisode du grand roman d’amour qu’est Marie Madeleine Marguerite de Montalte. Amour contrarié : par l’humeur changeante de Marie, par les distances qui s’imposent aux deux amants, souvent les séparent, allers et retours – ballet géographique entre Tokyo et Paris, passant par l’île d’Elbe... Amour qui, donc, souvent, rime avec absence, défection, manque. Mais il faut bien qu’il en soit ainsi, afin que, de Marie, le narrateur de Nue, l’amant en souffrance, fasse son obsession, son tourment. Qu’elle habite ses pensées, sa mémoire, ses fantasmes, ses projets. Que les images d’elle se multiplient sans cesse et à l’infini, changeantes, complémentaires, contradictoires. Marie scrutée à travers un hublot, ou dans le reflet amplifié d’un jeu de miroirs. Marie rêvée ou Marie concrète et prosaïque. Marie tendre ou indifférente. « Marie, femme de son temps, active, débordée et urbaine, qui vivait dans des grands hôtels et traversait en coup de vent des halls d’aéroport en trench-coat mastic dont la ceinture pendouillait au sol », mais aussi Marie et sa « disposition océanique », sa faculté à atteindre « d’instinct la dimension cosmique de l’existence ». Marie qui, quoi qu’il en soit, présente ou absente – attendue, espérée –, occupe tout l’espace. Mais « tout véritable amour [...], et, plus largement, tout projet, toute entreprise, fût-ce l’éclosion d’une fleur, la maturation d’un arbre ou l’accomplissement d’une œuvre, n’ayant qu’un seul objet et pour unique dessein de persévérer dans son être, n’est-il pas toujours, nécessairement, un ressassement ? » NATHALIE CROM 7 133387_if_presse_nue_052513_Presse_Fuir.qxd 20/09/13 12:05 Page8 30 SEPTEMBRE 2013 Ni tout sucre ni tout miel Jean-Philippe Toussaint clôt en beauté sa tétralogie sur Marie. Une bouteille d’acide chlorhydrique. C’est sur cette image que s’ouvrait Faire l’amour (Minuit, 2002) et, avec lui, l’ensemble romanesque dit « Marie Madeleine Marguerite de Montalte », consacré à la rupture toujours recommencée entre cette dernière, créatrice de mode, artiste, femme d’affaires, et le narrateur. Avec le dangereux flacon, que celui-ci gardait à portée de main, JeanPhilippe Toussaint annonçait que son cycle sur l’amour, qui nous emmènerait de Tokyo (Faire l’amour) à l’île d’Elbe (La Vérité sur Marie, 2009), en passant par la Chine (Fuir, 2005) et Paris, se plaçait sous l’égide du corrosif et de la menace. Et voici que Nue, le dernier tome de sa tétralogie superbe – dont chacun peut se lire isolément –, débute sur du miel. Dans la scène inaugurale, sans lien direct avec les aventures amoureuses en cours depuis onze ans, Marie s’est mis en tête de créer une robe composée de cette matière (« Une robe en lévitation, légère, fluide, fondante, lentement liquide et sirupeuse ») et de faire défiler un mannequin ainsi enduit, suivi par un essaim d’abeilles. Est-ce à dire que ce roman de clôture est tissé de sucre, doublé de guimauve ? Que nenni. Prends garde à la douceur, semble avertir Jean-Philippe Toussaint : il suffit d’un pas légèrement hésitant, d’un temps de retard, pour que les abeilles fondent ensemble sur la jeune femme tout emmiellée. Dans ce basculement, dans la magie qui se rompt, Jean-Philippe Toussaint dit quelque chose du pacte de lecture passé avec nous, qui l’autorise à inventer cette robe impossible et sublime, et nous à y croire, même si le danger de voir s’effondrer l’édifice fictionnel est là, tout près. En quoi ce moment rappelle une scène frappante de La Vérité sur Marie, où un pur-sang vomissait dans un avion, alors que le narrateur affirmait qu’une telle réaction était physiologiquement impossible à un cheval (l’auteur revient sur ce coup de force narratif dans un entretien avec Pierre Bayard, ajouté à la réédition en poche de La Vérité...). Mais reprenons : nous avions laissé les deux personnages sur l’île d’Elbe, où se trouve la maison familiale de Marie, occupés à faire l’amour après avoir échappé à un incendie. Fallait-il en déduire que leur histoire avait repris ? Pas du tout : à peine rentré à Paris, le narrateur se retrouve à attendre un coup de fil qui ne viendra pas avant deux mois. Le temps de se remémorer des événements advenus à Tokyo, et qui avaient été tenus hors champ de La Vérité sur Marie, en une cascade temporelle et un jeu avec les perspectives épatants. Effluves écœurants Après être revenu en pensée sur les lieux tokyoïtes de leur (dés)amour, le narrateur va retourner avec Marie sur l’île d’Elbe, quand elle lui aura demandé de l’y accompagner pour assister à des obsèques. Ils y seront 8 © Jean-Philippe Toussaint 133387_if_presse_nue_052513_Presse_Fuir.qxd 20/09/13 12:05 Page9 accueillis par un nouvel incendie, celui d’une chocolaterie, dont les effluves écœurants viennent définitivement annihiler l’idée que Nue pourrait être un roman sucré. Arpenter les mêmes lieux, refaire les mêmes gestes... «Tout véritable amour (...) n’est-il pas toujours, nécessairement, un ressassement ? », demande le narrateur. Un ressassement ou une « continuelle reprise » qui est le cœur de la démarche de Jean-Philippe Toussaint dans ce cycle, et l’une des caractéristiques du personnage de Marie, avec sa « disposition océanique », qui saute soudain aux yeux de son (ex- ou pas) amant, disposition qui tient à sa « forme d’exaltation particulière », mais aussi au ressac de ses sentiments pour lui. La dimension miraculeuse de l’amour tient, elle, peut-être, à ce que cette alternance de marées sentimentales hautes et basses ne repousse pas plus le narrateur qu’ils ne lassent le lecteur. Car l’océan change sans cesse. Et Marie aussi, qui reste certes « tuante », mais qui, dans la scène liminaire du miel, révèle un nouvel aspect de sa personnalité. À la fin du défilé, en pleine catastrophe, la créatrice vient saluer, « comme si c’était elle qui était à l’origine de ce tableau vivant ». L’obsessionnelle de « la perfection, l’excellence, l’harmonie » a « apposé sa signature sur la vie même, ses accidents, ses hasards, ses imperfections ». Connu pour faire naître l’apparente simplicité de ses textes d’un long travail, comme il le détaillait dans L’Urgence et la Patience (Minuit, 2012), Jean-Philippe Toussaint, au moment de clore ce cycle extraordinairement travaillé, intriqué, dit la part de hasard dans la création. C’est comme si cet aveu le libérait, l’autorisait à tenter de nouvelles expériences avec sa phrase – plus libre, plus rythmée. Et à glisser quelques gouttes de miel dans son flacon d’acide. RAPHAËLLE LEYRIS 9 133387_if_presse_nue_052513_Presse_Fuir.qxd 20/09/13 12:05 Page10 5 SEPTEMBRE 2013 Marie pleine de classe Le dernier volet de la tétralogie amoureuse de Jean-Philippe Toussaint. pouvoir vraiment la définir, commença à se préciser dans mon esprit depuis que j’avais appris que c’était une usine à chocolat qui avait brûlé, et mon cerveau, aidé par cet indice, parvint à en prendre la mesure et à la reconstituer, à l’affiner, à la cerner complètement, je commençai moi-même à lui trouver des nuances plus douces, presque sucrées, pour faire naître dans mon imagination une vraie odeur de chocolat subjective et veloutée. » C’est l’odeur de Nue, « un livre qui commence dans le miel et qui finit dans le chocolat ». De ce qui a brûlé remonte le temps amoureux perdu, puis revécu. Les quatre « saisons » de Marie, c’est l’histoire d’un homme qui court assez lentement derrière une femme – ou qui l’attend, ou qui ne fait pas grand-chose pour la retrouver. Marie apparaît, disparaît. Elle est styliste, classe internationale. On ne saura ni la couleur de ses yeux, ni celle de ses cheveux : «“Elle avait le nez aquilin”, etc., c’est le roman du XIXe siècle, je ne peux pas écrire comme ça, dit Toussaint. Ma vision de Marie est mentale, c’est comme une esquisse de Matisse en trois traits. Je cherche à la saisir, à l’incarner, c’est toujours mieux que de la décrire. » La voici, telle que le narrateur la vit : « La dernière inconstance de Marie de m’inviter ainsi à passer deux semaines avec elle à l’île d’Elbe pour me négliger ensuite et ne plus me faire aucun signe, n’était que l’ultime manifestation de sa radicale désinvolture. » La désinvolture : une trace d’amour, lorsqu’il vous menace. Le narrateur porte là-dessus un regard d’une bienveillance chic et anémiée. Dans Nue, Marie crée une robe de miel. Elle donne à Toussaint l’occasion de se « fantasmer en créateur de haute couture », à tra- En 1708, Roger de Piles publie des Cours de peinture par principes qui vont marquer leur siècle. « Entre les choses qui donnent de l’âme au paysage, écrit-il, il y en a cinq qui sont essentielles : les figures, les animaux, les eaux, les arbres agités du vent, et la légèreté du pinceau. On pourrait y ajouter les fumées, quand le Peintre a l’occasion d’en faire paraître. » C’est une bonne critique des derniers livres de Jean-Philippe Toussaint : le cycle « Marie Madeleine Marguerite de Montalte » – quatre romans dont le dernier, Nue, clôt la tétralogie –, c’est de la peinture, cette peinture-là, mais à l’encre. Il y a les figures, les animaux (le désormais célèbre cheval en avion à la Géricault peutêtre empoisonné dans La Vérité sur Marie, dans Nue un furieux essaim d’abeilles), les eaux, les arbres agités du vent, la légèreté du pinceau et, en guise de « fumées », deux formidables incendies sur l’île d’Elbe, l’un naturel, l’autre criminel, tous deux inspirés par des feux vus en Corse, où Toussaint réside volontiers : « La documentation, c’est l’île d’Elbe. L’expérience, c’est la Corse. » Chocolaterie. Le premier incendie, dans La Vérité sur Marie, on l’a lu tandis qu’il se répandait : l’histoire de l’héroïne et du narrateur prenait alors feu, elle aussi. Quand on découvre le second, à la fin de Nue, il a eu lieu. Une vieille chocolaterie a été détruite, peut-être par des mafieux. On lit les vestiges fumant dans l’histoire qui s’achève. S’exprime dans les deux cas par le récit des odeurs et de l’atmosphère, tout l’art du peintre écrivain, qui profite de ce qu’il décrit pour préciser sa manière de décrire : « Mais cette odeur de brûlé, au départ indifférenciée, que j’avais simplement constatée sans 10 133387_if_presse_nue_052513_Presse_Fuir.qxd 20/09/13 12:05 Page11 vers une scène tout en virtuosité – l’une des rares du livre à se hausser du col, et dont la grammaire correspond à l’esprit de performance du défilé. La mannequin est enduite de miel comme une James Bond girl est peinte à l’or dans Goldfinger. La James Bond girl en mourait. La mannequin est ravagée par l’essaim qui la suit – comme l’est un cœur par l’excès de sentiments qui l’assaillent, ou un artiste par les conséquences inattendues de sa création. Toussaint n’est jamais allé à un défilé : « C’est ma collection, mais c’est une robe de mots, avec un effet de réel. Ma mode est la littérature. » « accompagné » pendant ces douze ans de vie imaginaire avec Marie, c’est Le Quatuor d’Alexandrie, de Lawrence Durrell, deux fois lu. Il l’a ouvert à 40 ans ; parce qu’il était invité au festival de cinéma d’Alexandrie, où il n’est pas allé. Nue évolue, comme les trois autres volets, dans des espaces vidés par l’élégance. Marie est parfaite dans ses moindres gestes, ses absences, ses caprices. Le narrateur est le chevalier un peu mou qui lui sert d’écrin. Dans le monde de Toussaint, on tient la porte aux femmes qui regardent ailleurs, on attend qu’elles vous rappellent et on caresse leur parfum quand elles ont disparu. Il ne faut attendre de personne la moindre trivialité. Et, quand Marie demande des olives noires à un serveur du café de la place Saint-Sulpice, c’est si beau que la prose semble les avoir dénoyautées. Biche. Comme dans les trois précédents livres, on est à Tokyo, Shanghai, Paris, sur l’île d’Elbe – trois des quatre livres s’achèvent dans ce lieu d’où Napoléon s’enfuit. Ni sans Marie ni avec, le narrateur continue d’aller d’hôtels asiatiques en bords de mer méditerranéens, de cadre d’exception en cadre d’exception, avec son long manteau gris noir, « qui est un autoportrait et qui vient de La Salle de bain », premier roman de l’auteur. C’est son côté lonesome cowboy sans exploit et tout le charme discret de sa bourgeoisie. Une scène rappelle Mission impossible. Votre mission, si vous l’acceptez, est de surveiller Marie et de la convaincre de l’amour qu’elle vous inspire. Ce qui compte, c’est l’approche initiatique et non chronologique de cette femme fantôme, ébauchée par couleurs et par mouvements, de cette biche au fond du bois. De cette œuvre à « facettes », elle est la ligne de fuite. La maison de couture de Marie s’appelle Allons-y, Allons-o. C’est ce que répète Belmondo à Anna Karina dans Pierrot le fou, lorsqu’elle le secoue pour qu’ils bougent. Marie, la ligne de fuite, a une grande ligne de chance, et le narrateur aime son imperceptible ligne de hanche. Les parents de Toussaint disaient souvent la phrase de Belmondo : « Dans mon univers, elle a toujours existé, j’aime son allant et son énergie. Mais le réalisateur qui m’a influencé, c’est Antonioni : cette Méditerranée brumeuse, ces énigmes elliptiques, ces petites choses dont j’essaie d’obtenir, avec très peu de matière, le maximum d’effet. » L’autre œuvre qui l’a Tombeau. Toussaint a un art efficace et discret de la composition : des scènes pâles, d’une texture presque transparente, partant des « petites choses » ou d’observations communes, forment le fond d’où se détachent deux ou trois morceaux de bravoure qui, d’un tableau, seraient les centres nerveux. Ici, l’essaim d’abeilles fondant sur le top-model, la recherche d’un enterrement qu’on ne trouve pas, la chocolaterie incendiée, qui donne au sucre amoureux l’ombre d’une destruction et cette odeur de brûlé. Lues de près, comme en gros plan, les descriptions semblent banales, presque mièvres. À légère distance, elles ne le sont plus. L’ordinaire se fond dans le tableau qu’il tisse – dans le motif et la matière. Le livre s’achève à la Toussaint – comme si l’écrivain, en quelque sorte, fleurissait son propre tombeau. Le mot, Toussaint, apparaît deux fois. Puis vient la dernière phrase, dite par Marie, ce fantôme muet. C’est un cri éperdu, enfantin : « Mais tu m’aimes, alors ? » Quatre livres et tout ça pour ça ? Bien sûr. Les obstacles à l’amour font partie des rares haies qui méritent, sans fin, d’être sautées. PHILIPPE LANÇON 11 133387_if_presse_nue_052513_Presse_Fuir.qxd 20/09/13 12:05 Page12 13 SEPTEMBRE 2013 « Le sexe et la mort font la force des livres » Entretien avec Jean-Philippe Toussaint. il y a l’idée de fenêtre juste derrière. C’est une figure géométrique à quatre facettes et on peut la regarder dans tous les sens. Normalement, un livre, c’est une ligne chronologique avec un début, un milieu, une fin. Ici, tout est sur le même plan, et chaque livre répond aux autres. C’est l’un des événements de la rentrée littéraire : le Belge Jean-Philippe Toussaint (La Salle de bain, L’Appareil-Photo) livre le dernier volet d’un ensemble romanesque qui l’aura occupé plus de dix ans. Entamé à l’aube du XXIe siècle avec Faire l’amour, poursuivi avec Fuir et La Vérité sur Marie, le cycle trouve aujourd’hui en Nue sa sublime résolution. Soit l’histoire d’une lente rupture traversée de moments d’amour, et le portrait en forme de tentative d’épuisement de Marie, créatrice de haute couture et insaisissable amante du narrateur. Une partition littéraire d’une maîtrise et d’une beauté envoûtantes qui devrait compter à l’heure de la grande distribution des prix littéraires d’automne... Marie et le narrateur n’en finissent pas de (ne pas) se quitter. Au final, s’agit-il d’une histoire d’amour ou de rupture ? J’ai choisi l’angle d’une rupture, parce que c’est autrement plus romanesque, plus porteur. Faire l’histoire d’un amour que rien ne menace aurait manqué d’énergie, aurait été extrêmement ennuyeux et guimauve. Alors que l’idée de séparation permettait d’entrevoir un amour plus émouvant. Cela ne s’est dessiné que petit à petit combien, dans le fond, c’était une histoire d’amour. Je ne le savais pas moi-même, au départ... Il y a dix ans, quand j’ai commencé, je n’aurais d’ailleurs jamais osé revendiquer écrire une histoire d’amour, en plusieurs tomes a fortiori (sourire). Le Vif/L’Express : Quand vous vous êtes lancé dans la rédaction de Nue, aviez-vous conscience qu’il serait le dernier volet de l’ensemble romanesque Marie Madeleine Marguerite de Montalte ? Jean-Philippe Toussaint : Non, et de m’en tenir là a été une décision extrêmement difficile à prendre, j’ai passé un mois à y réfléchir. Ma conclusion, dans un premier temps, c’était que ce n’était pas fini, qu’après Nue il y aurait encore deux livres – au moins deux. Puis, en janvier dernier, quand j’ai relu le manuscrit de Nue, et alors que je préparais la lettre qui accompagnerait l’envoi du livre à Irène Lindon, je me suis dit que ce n’était pas satisfaisant d’être au milieu de quelque chose. Ça commençait à faire légèrement fonctionnaire... (sourire). Je trouvais que s’il fallait un roman pour clore l’ensemble, ce devait être Nue, que je venais de terminer. J’ai alors donné un titre à ce qui devenait une tétralogie – ou un quatuor. Ce titre, Marie Madeleine Marguerite de Montalte, soit le nom de l’héroïne, a célébré la résolution de mes doutes. Dans Nue, vous développez une idée magnifique, et assez inédite, celle d’une faille venant menacer non pas l’amour de vos personnages, mais leur rupture. D’où vous est venue cette idée ? J’ai toujours adoré le décalage. C’est un lieu commun de dire qu’il y a une faille qui s’insinue dans l’amour d’un couple. Une fêlure, une lézarde qui commence et dont on pressent qu’elle ne va faire que s’agrandir et mener à une séparation. Comme je n’écrivais pas une histoire d’amour mais une histoire de rupture, j’ai imaginé que la faille se situait dans la rupture, avec l’idée que cette faille allait grandir et que, si ça continuait comme ça, elle viendrait menacer jusqu’au principe même de leur séparation, avec le risque de les voir se remettre à s’aimer. C’était amusant de présenter ça comme une menace (sourire). Vous avez conçu votre tétralogie comme un ensemble souple, chaque livre pouvant être lu indépendamment des trois autres... L’idée, c’est qu’on n’y perd pas si on n’a pas suivi l’ensemble depuis le début. Il n’y a pas une seule entrée possible, il y a plusieurs portes. On pourrait en fait dire qu’il y a quatre portes, puisqu’il y a quatre volets – j’aime bien le terme de volet, Vous êtes publié chez Minuit, une maison d’édition exigeante, qui a notamment publié Beckett, Alain Robbe-Grillet et toute l’école du Nouveau Roman. Vous sentez-vous leur héritier? 12 133387_if_presse_nue_052513_Presse_Fuir.qxd 20/09/13 12:05 Page13 je suis extrêmement généreux en détails, en informations, comme si j’épuisais la réalité de ce que j’écris, mais ensuite, je peux laisser des périodes de deux ou trois mois dont je ne dis absolument rien, où on ne sait rien de ce qu’ont fait Marie ou le narrateur. Je laisse beaucoup de blancs, de manques. J’aime bien que ce vide puisse être complété – c’est de l’air pour le lecteur. Je n’envisagerais pas de tout décrire, c’est pour ça que ces scènes doivent être paroxystiques et isolées. C’est vraiment une question de stratégie... Je suis bien sûr de fait rattaché à ce courant littéraire. Minuit est un très grand éditeur, avec une tradition littéraire très intéressante – celle du Nouveau Roman. C’est une littérature exigeante qui a conscience des vrais enjeux littéraires, et c’est dans cette tradition-là que je m’inscris, c’est sûr. Mais en même temps, je n’ai pas envie d’en paraître l’héritier strict. Mon travail s’inscrit dans un chemin complètement solitaire. Pour Fuir, le deuxième tome du cycle, je me souviens que j’avais accompagné l’envoi de mon manuscrit d’une citation à l’intention d’Irène Lindon. Il s’agissait d’une phrase de Faulkner qui disait quelque chose comme : « Ne pas se préoccuper de ses contemporains ou de ses prédécesseurs, tâcher d’être meilleur que soi-même. » Et c’est exactement ça : ce qui m’importe, c’est de me dépasser moi-même. A fortiori dans un cycle, où les romans que j’écrivais reprenaient les mêmes ingrédients et les mêmes personnages, j’avais à être meilleur que moi-même. Cette consigne est forcément devenue de plus en plus difficile à tenir au fil des livres... À un moment donné, je me suis dit que je ne parviendrais plus à être meilleur que moi-même, et ça a participé de l’idée d’en rester là. Avez-vous parfois le fantasme, exprimé par Flaubert en son temps, de faire un livre « sur rien », qui ne tienne que par la force de son style? L’histoire en tant que telle ne m’intéresse pas. Raconter des histoires, c’est juste un outil. Pour moi, les grands livres créent avant tout du temps et de l’espace. Selon moi, c’est l’enjeu même de la littérature. J’essaie de faire des livres qui donnent beaucoup de plaisir, mais je voudrais que ce soit un plaisir très raffiné, très subtil, parce que je ne m’appuie sur aucune des béquilles classiques qui seraient l’histoire ou les personnages. J’essaie de faire des romans qui procurent un plaisir uniquement littéraire. C’est d’une très grande ambition : s’enlever tous les ingrédients habituels et vouloir écrire des livres qu’on ne quitte pas, des livres qui soient prenants. Votre cycle romanesque s’est ouvert en même temps que le XXIe siècle. Cela a-t-il joué dans le projet d’inscrire vos romans dans l’ultracontemporain? Je pense que c’est fondamental que les livres interrogent le présent, parlent du contemporain. Mon histoire d’amour est une histoire d’amour du début du XXIe siècle par le monde qui l’entoure – les Boeing 747, les fuseaux horaires, les téléphones portables. Et en même temps, mon histoire est remplie d’éléments intemporels : il y a des choses de l’amour qui étaient les mêmes à la Renaissance – dans Nue, je mets en exergue une citation de Dante – « Dire d’elle ce qui jamais ne fut dit d’aucune.» Et c’est ça qui est intéressant : mélanger l’universel (le sexe et la mort, les saisons, l’eau, le feu, les éléments) et le temps présent. Ce temps présent, je ne le surplombe pas, je n’en fais pas une analyse sociologique ou journalistique, je le perçois de l’intérieur, par moi et en moi. C’est assez solipsiste, mais en même temps il y a une ouverture. Vous écrivez la plupart de vos livres dans des lieux récurrents, en Corse et à Ostende notamment. Comment les investissez-vous? Je choisis avant tout des lieux agréables et confortables, mais le plus important, c’est d’être isolé. Je loue par exemple régulièrement des appartements à Ostende avec vue sur mer – les hivers y sont d’un calme absolu. J’y suis complètement isolé mentalement. Et je procède alors par superposition d’espaces. J’ai passé plusieurs hivers à la mer du Nord pendant lesquels mentalement j’étais complètement à Tokyo... Je me souviens qu’un jour je me baladais à Ostende, un fait divers s’était déroulé près de la Poste, il y avait des éclaboussures de sang sur une planche. J’étais en plein dans le processus d’écriture : ce sang séché, je l’ai utilisé, je l’ai mis dans la scène du train de nuit en Chine de Fuir. Vous avez un vrai sens de l’image. On pourrait à chacun des quatre livres rattacher deux, trois scènes marquantes, de vraies scènes d’anthologie... J’aime que l’action de mes livres procède à coups de grandes scènes. Aller chercher le quotidien, le banal, et, à force de le faire macérer, de le travailler, en tirer une scène réellement littéraire, qui aura un poids beaucoup plus grand qu’elle n’avait dans la vie réelle. Dans ces scènes auxquelles je m’attèle, Comment appréhende-t-on un arc romanesque sur dix ans de vie? Dix ans, ce n’est pas si long. En dix ans, je n’ai pas changé – et en tout cas pas comme écrivain. Même si c’est toujours améliorable, je comprends en tout cas toujours très bien ce que j’ai voulu faire. Il y a des œuvres qui ont été écrites sur vingt ou trente ans, prenez L’Homme sans qualités, par exemple : Musil devait y corriger des choses qu’il 13 © Jean-Philippe Toussaint 133387_if_presse_nue_052513_Presse_Fuir.qxd 20/09/13 12:05 Page14 lement naturel. Il y a quelque chose de l’ordre du : « C’est fait, maintenant.» Il ne m’arrive plus de m’interroger là-dessus. Il y a le jour où j’ai commencé à écrire, un peu brusquement. Depuis, il n’y a pas d’alternative. avait écrites vingt ans plus tôt. Je peux reprendre des phrases que j’ai écrites il y a dix ans pour Faire l’amour, elles ne sont pas loin... Vous alternez régulièrement les scènes de sexe et les scènes de catastrophe – ou de mort. Qu’allez-vous chercher dans cette confrontation? Écrire des scènes de sexe, c’était assez nouveau pour moi. Il y avait bien eu quelques pages de sexe très joyeux dans mon roman La Télévision, mais ici je mets en scène un sexe beaucoup plus grave et explicite. J’avais envie de travailler des images crues, pudiques et retenues tout à la fois, je souhaitais qu’on puisse trouver ces scènes très belles. En les mêlant à cette sorte de menace, de violence potentielle, de mort qui plane sur chacun de mes livres, ça donnait une force très particulière. Les scènes de sexe, autant que celles de mort, font la force des livres. Ce sont les scènes qui marquent. C’est la rencontre d’Eros et Thanatos, depuis la nuit des temps, et c’est une constante fondamentale de la nature humaine. Comment appréhendez-vous la suite? Le fait de finir ce cycle, ça va être un peu compliqué pour moi, parce que je ne vais pas pouvoir enchaîner sur un nouveau tome avec tout cet espace romanesque déjà installé. Je vais devoir reconstruire quelque chose entièrement. Je vous avoue que les dix prochaines années sont floues. Je n’ai aucune idée. Là, je suis en pleine promotion, j’en parle partout, je suis en plein dans le bénéfice... (sourire). Après, on verra (silence). C’est une perspective qui vous angoisse ? Disons qu’elle ne me rassure pas complètement (rires). Propos recueillis par YSALINE PARISIS Pourquoi êtes-vous devenu écrivain ? Ça, si vous voulez, c’est une question qui n’est plus d’actualité pour moi (long silence). C’est tel- 14 133387_if_presse_nue_052513_Presse_Fuir.qxd 20/09/13 12:05 Page15 19 SEPTEMBRE 2013 Un confiseur proustien L’écrivain met un point final à son feuilleton sur la dépendance amoureuse. qui résume chez Toussaint une esthétique bienvenue de l’adjectif sottement banni par la vulgate. Mais Proust, c’est du lourd ! Or dans le ballet amoureux des deux partenaires, sans cesse unis et séparés, il y a quelque chose des amours de Swann. Dans les chichis, la mélancolie aussi, certaines tournures de phrase, la jalousie, le voyeurisme, la hantise de la perte. Toussaint confiseur proustien, cela s’enrichit ! Et on assiste à un de ces retournements dont il est friand. Le ludique le cède à son contraire. Un climat de deuil assombrit le roman, avec la mort de Maurizio, le gardien du domaine de l’île d’Elbe qui appartient à la famille de Marie. Pourtant, le comique ne disparaît pas complètement, les amants se trompent de cimetière, une usine de chocolat explose dans des circonstances mafieuses. Jean-Philippe Toussaint en finit avec le cycle de Marie, son feuilleton assez charmant de la dépendance amoureuse. Marie qui soigne ses dépressions avec un œuf à la coque ! D’abord, l’auteur atteint un sommet de dandysme quintessencié quand, au début du roman, Marie exhibe une robe de miel moulée sur sa nudité, lors d’un défilé de mode à Tokyo. Un essaim d’abeilles qu’on dirait cornaqué par Konrad Lorenz accompagne la prestation ailée. Cette histoire inaugurée dans le miel finira dans le chocolat. Toussaint entame une carrière de confiseur. Une scène de vaudeville non moins extravagante succède au défilé, il s’agit d’un vernissage dont l’éclectique Marie est encore la vedette. Mais les amants se sont fâchés entre-temps et le narrateur est condamné à assister à la manifestation, grimpé sur le toit, posté derrière un hublot. Le capiteux Tokyo de Toussaint dans le halo de Marie Madeleine Marguerite de Montalte (s’il vous plaît !), c’est l’inverse de l’Yvetot d’Annie Ernaux et de son fameux café-épicerie qui bientôt fera partie d’un tour-opérateur littéraire avec Illiers-Combray ! Justement, on constate ici l’invasion d’adjectifs de tonalité très proustienne : « immatérielle, onctueuse, laiteuse et vanillée, une envoûtante odeur de chocolat », et la récurrence de « fluide, ondoyant, ambré ». Cette préciosité crée un monde en apesanteur, caractéristique d’une certaine marque Minuit. « ... un ruban de vie éphémère, aérien, torsadé, vain et momentané ». Voilà Toute Marie est promesse de crèche Ce qui est intéressant chez Toussaint, c’est qu’il ne se confine pas, comme certains de ses collègues, dans la bulle protectrice et dorée du second degré, de l’évitement phobique et de l’ironie française. Ses volutes, son élégance ne l’empêchent jamais d’affronter le premier degré de l’amour, de la mort et ici de la naissance. Toute Marie est promesse de crèche. Toussaint ne recule pas devant le lyrisme de l’aveu et de la romance. C’est en ne craignant pas d’être bête que Toussaint ne l’est jamais. En art, il faut oser mettre les pieds dans le plat. PATRICK GRAINVILLE 15 133387_if_presse_nue_052513_Presse_Fuir.qxd 20/09/13 12:05 Page16 1-15 SEPTEMBRE 2013 L’imprévu vivifie À la fin de Nue, qui clôt le cycle de Marie, une question faussement naïve (à moins qu’elle le soit vraiment) est posée par l’héroïne au narrateur. Entretemps, des surprises et rebondissements auront confirmé que cette femme a quelque chose de bien singulier, voire d’exceptionnel. ment reconstruite dans l’esprit du narrateur, à partir de souvenirs réels, de témoignages, de rêves et de fantasmes. » Et c’est ainsi, par le jeu entre la proximité et la distance, par la relation entre ce qui est vu, senti, entendu, et ce qui est construit par l’imagination, que s’élabore Nue, et, partant, tout le cycle. Nous connaissons Marie depuis Faire l’amour, paru en 2002. Alors, c’était l’hiver, elle se séparait du narrateur à Tokyo au terme d’une dernière nuit amoureuse. L’été était la deuxième saison de Marie, mais on la voyait peu dans Fuir, qui se déroulait en Chine, entre Shanghai et Pékin, dans une atmosphère étrange, tissée d’événements énigmatiques. Puis dans La Vérité sur Marie, printemps-été, les ex-amants se retrouvaient pour l’enterrement du père de Marie sur l’île d’Elbe, après un épisode à Tokyo, raconté mais pas vécu par le narrateur. Il relatait la mort soudaine de Jean-Christophe de G., amant de Marie. Nue ramène le lecteur à Tokyo et à Elbe, mais en des moments différents, l’un situé juste après la rupture racontée dans Faire l’amour, l’autre deux mois après la mort du père de Marie. Ces rappels ne sont pas inutiles. Non qu’il faille avoir lu le cycle pour apprécier Nue. Mais cette construction montre comment le narrateur remplit le « programme » annoncé par la citation de Dante en ouverture : « Dire d’elle ce qui jamais ne fut dit d’aucune. » L’une des beautés de ce roman tient à la vision kaléidoscopique que nous avons de l’héroïne. Vue par le narrateur – et l’on verra que le verbe voir est important –, Marie s’offre sous toutes ses dimensions, en diverses strates temporelles. Elle s’imagine aussi bien. Dans une intéressante postface à La Vérité sur Marie, Toussaint explique à son interlocuteur, Pierre Bayard, comment les épisodes mettant en scène Marie et Jean-Christophe de G. sont conçus, le narrateur n’étant plus témoin ou acteur : « La réalité extérieure est entière- Tout commence ici par une scène incroyable. Marie organise un défilé dont le clou est la présentation d’une robe en miel. Les préparatifs de l’événement sont minutieux, précis. Pour confectionner cet objet qui ne déparerait pas dans la collection de Peau d’Âne, Marie convoque des apiculteurs, un dermatologue, un allergologue, des assureurs et avocats, met au point une chorégraphie qui ne souffre pas le moindre écart. Bref, elle travaille sur les « détails de détail », comme elle l’a toujours fait. Une nuée d’abeilles suit sa reine, entoure le jeune mannequin qui défile. Une erreur de sortie provoque la catastrophe et l’hallali. Marie sauve son œuvre en transformant l’accident imprévu en volonté : « La conclusion inattendue du défilé du Spiral lui fit alors prendre conscience que, dans cette dualité inhérente à la création – ce qu’on contrôle, ce qui échappe –, il est également possible d’agir sur ce qui échappe, et qu’il y a place, dans la création artistique, pour accueillir le hasard, l’involontaire, l’inconscient, le fatal et le fortuit. » Les lecteurs de L’Urgence et la Patience, de Jean-Philippe Toussaint, auront retrouvé là l’une des dualités qui lui sont chères. Mais cet événement qui ouvre le roman trouvera des échos dans la suite aussi bien à Tokyo qu’à l’île d’Elbe. 16 133387_if_presse_nue_052513_Presse_Fuir.qxd 20/09/13 12:05 Page17 Deux mois s’écoulent entre le retour de l’île, après la mort du père, une nouvelle étreinte entre des amants qu’on croyait séparés, et ce feu ravageur qui a failli détruire la propriété familiale. On est en septembre et chacun a rejoint son appartement parisien. Le narrateur est à sa fenêtre et il contemple l’immeuble nu qui lui fait face, ressassant les moments passés, attendant que Marie le rappelle, souffrant autant de son absence qu’il se sent agacé par la jeune femme. Il se rappelle alors la fin du séjour à Tokyo, l’exposition « Maquis » que proposait Marie au musée de Shinagawa. Il n’était pas entré dans la salle où les invités allaient et venaient, mais observait de haut la scène. La comédie sociale qui se jouait prenait des airs de vaudeville, avec un quiproquo qui donne à connaître Jean-Christophe de G. et son ami Pierre Signorelli. Le premier se vante de sortir de l’exposition au bras de Marie sans la connaître. Il rencontre une Marie qui commente les œuvres avec le ton snob propre à ces circonstances et le lecteur découvre ainsi un homme qu’il a vu mort dans le tome précédent. Voir à distance mais ne jamais perdre de vue, épier, chercher du regard, voilà ce qui reste au narrateur après la rupture. Marie se prête au jeu puisqu’elle se distingue des autres par sa distance, se tenant à l’écart, comme si elle n’était qu’une spectatrice parmi d’autres : « Marie était là, je l’avais sous les yeux maintenant, je l’apercevais dans la foule, et il émanait d’elle quelque chose de lumineux, une grâce, une élégance, une évidence. » Marie se dégage du « réel ankylosé », de la « réalité ouatée » que percevait jusque-là le narrateur, et dans toutes les circonstances, il en ira de même. Les retrouvailles place Saint-Sulpice, un soir d’octobre, dans une atmosphère de bord de mer où il la contemple « elle, dehors, en figure de proue, devant l’océan invisible » annonce le voyage à Elbe, pour les obsèques de Maurizio, le gardien de la propriété paternelle. Les imprévus se multiplient, liés entre autres au comportement étrange de Giuseppe, le très antipathique fils du défunt. L’automne à Elbe est sinistre, froid et pluvieux. Marie et le narrateur arrivent après qu’un incendie a détruit la chocolaterie. D’abord « immatérielle, onctueuse, laiteuse et vanillée, une envoûtante odeur de chocolat » imprègne les lieux. Elle devient bientôt écœurante, envahissante. La pluie ou la brume enveloppe les êtres, les choses. L’incendie était d’origine criminelle et le roman prend des allures d’énigme policière, la véritable énigme tenant au comportement de Marie qui retarde depuis le début un aveu. Nous le tairons. Roman d’amour, roman à rebondissements, Nue tient pour partie son titre de l’habitude qu’a Marie d’aller et venir sans aucun vêtement sur elle. C’est aussi une allusion à sa « disposition océanique », « cette faculté miraculeuse, de parvenir dans l’instant à ne faire qu’un avec le monde, de connaître l’harmonie entre soi et l’univers, dans une dissolution absolue de sa propre conscience ». Nue, elle l’est alors par son indifférence totale aux codes sociaux, aux hiérarchies et aux conventions, pour devenir pure sensation. Nue est aussi le roman de révélations retardées. Les parenthèses qui émaillent le texte mettent la distance ironique dont le romancier Jean-Philippe Toussaint est familier. On s’amuse pas mal à noter ce que le narrateur dit de lui-même ou des autres. Parfois, une simple virgule suffit. Ainsi, quand le narrateur dresse le portrait de son rival : « Son charme était irrésistible, c’était exactement le genre d’hommes dont Marie disait : “Je déteste ce genre de mecs”. » Mais plus souvent on sera émerveillé par l’écriture de Toussaint, par ses cascades d’adjectifs aux sonorités accordées qui retardent, comme les sujets inversés et les incises, digressions ou subordonnées, le moment de la révélation. La forme s’accorde pleinement à ce qui est dit, de même que, dans telle Annonciation, l’attente se lit entre l’esprit qui vient et la Vierge qui l’accueille. Comme dans les meilleurs romans d’amour et dans les contes de fées, le cycle de Marie se termine bien (si l’on se place en lecteur naïf et heureux de l’être). Quant à savoir si avec Marie quelque chose peut se conclure, nous en laisserons le lecteur juge. NORBERT CZARNY 17 133387_if_presse_nue_052513_Presse_Fuir.qxd 20/09/13 12:05 Page18 5 SEPTEMBRE 2013 Toussaint ou l’émotion nue Dans Nue, l’écrivain poursuit sa peinture d’une relation amoureuse tout en explorant les mystères de la création Marie et le narrateur sont à la recherche d’un enterrement alors que l’endroit est envahi par les odeurs suaves d’une chocolaterie dévastée par un incendie. Mais on y perçoit aussi une inflexion différente, une attention envers Marie que le narrateur n’avait jamais eue, ou alors fugacement, une attention d’une lucidité modérée ou d’une justesse cristalline, mais toujours profondément empathique. Il décrit par exemple ce qu’il appelle la « disposition océanique » de la jeune femme : « Marie avait ce don, cette capacité singulière, cette faculté miraculeuse, de parvenir, dans l’instant, à ne faire qu’un avec le monde, de connaître l’harmonie entre soi et l’univers, dans une dissolution absolue de sa propre conscience. » Ce qui confère à ce roman une couleur particulière, où l’émotion est moins distanciée, moins tempérée par les pointes d’ironie. En vérité, elle s’offre, ici, nue comme jamais. L’humour n’a pourtant pas déserté l’auteur de La Salle de bain. Celui-ci se manifeste souvent sous forme de brefs commentaires, traits de métadiscours désinvoltes, placés entre parenthèses. Ou dans certaines situations, comme celle qui ouvre le livre, long chapitre narrativement indépendant du reste, qui raconte un défilé de nouveaux modèles confectionnés par Dans Faire l’amour (2002), qui ouvrait un cycle de quatre romans – ce que nous ignorions alors, nous, lecteurs, et peut-être tout autant Jean-Philippe Toussaint luimême –, le narrateur donnait la raison de sa séparation d’avec Marie : « Le peu de mal que nous nous faisions nous était devenu insupportable. » Cette séparation douloureuse fut l’aiguillon de cette œuvre dans l’œuvre. Mais pas sa justification. Sur ce point, en disent davantage le surtitre qui, dans la page « Du même auteur », réunit désormais l’ensemble – « Marie Madeleine Marguerite de Montalte » – mais surtout le titre de l’avantdernier opus, La Vérité sur Marie, et celui du roman qui clôt aujourd’hui le cycle, Nue. Il s’agissait d’approcher cette jeune femme séduisante et moderne, styliste à la peau claire, de s’approcher tout près d’elle, de la comprendre, et finalement, comme le narrateur, de l’aimer. En tant que dernier mouvement de cette « ode à Marie » en quatre parties, Nue est une véritable coda. Il reprend des motifs déjà connus sous un angle différent, en développe de nouvelles variations, avec toujours ses états de conscience brumeux et ses morceaux de bravoure. Comme ces pages où, se retrouvant de nouveau sur l’île d’Elbe (cf. La Vérité sur Marie), 18 © Roland Allard 133387_if_presse_nue_052513_Presse_Fuir.qxd 20/09/13 12:05 Page19 Cette phrase constitue plus qu’un indice pour saisir ce que recouvre aussi l’amour du narrateur pour Marie. La dévoiler et la comprendre, c’est pénétrer les mystères de la création. Non seulement parce que Marie, artiste elle-même, est partie prenante de ces mystères. Mais parce que le fait même de l’invoquer de l’imaginer, de la concevoir – l’auteur et le narrateur ne faisant alors plus qu’un – relève du geste de création. Quelques pages de Nue, aux accents proustiens, en mettent au jour sans ambiguïté le processus. Marie est donc là bien davantage qu’une muse, mais l’objet métaphorisé, qui parfois se dérobe, poursuivi par tout écrivain : la littérature. On ne s’étonnera donc pas que ce superbe roman soit le fruit d’une relation finalement féconde entre Marie et le narrateur... Marie, avec pour clou du spectacle une robe de miel, portée par un mannequin suivi par un essaim d’abeilles. Cette entrée en matière est emblématique de ce nouveau roman. Il reste fidèle à la marque de fabrique Toussaint. En l’occurrence, le doux burlesque tourne à la farce tragique, car un incident grave survient lors de ce défilé. Il est aussi l’occasion de découvrir un nouveau pan de la personnalité de Marie, qui, dans cette situation, feint d’avoir organisé l’imprévu. « La conclusion inattendue du défilé, dit le narrateur, lui fit alors prendre conscience que, dans cette dualité inhérente à la création – ce qu’on contrôle, ce qui échappe –, il est également possible d’agir sur ce qui échappe, et qu’il y a place, dans la création artistique, pour accueillir le hasard, l’involontaire, l’inconscient, le fatal et le fortuit. » CHRISTOPHE KANTCHEFF 19 133387_if_presse_nue_052513_Presse_Fuir.qxd 20/09/13 12:05 Page20 14 SEPTEMBRE 2013 LE TEMPS Jean-Philippe Toussaint, maître en jeux de piste Nue vient achever un cycle de quatre romans autour de la figure fascinante de Marie. Les livres du romancier belge s’emboîtent et évoquent un objet tridimensionnel et translucide. Place de Brouckère à Bruxelles. D’un côté, un multiplexe gris, de l’autre, la belle façade de l’hôtel Métropole. Il pleut par intermittence. Il pleut, comme souvent dans les romans de Jean-Philippe Toussaint qui aime développer les métaphores aqueuses, aquatiques, océaniques. Jean-Philippe Toussaint vient de publier Nue. Le dernier volet d’un cycle de quatre romans qui a commencé en 2002 avec Faire l’amour, qui s’est prolongé avec Fuir en 2005, puis par La Vérité sur Marie en 2009. Dans Nue, qui paraît en cette rentrée 2013, on retrouve la pluie qui cingle la place Saint-Sulpice à Paris et celle chargée d’effluves de chocolat brûlé qui s’abattra sur l’île d’Elbe. On y retrouve, aussi et surtout, un narrateur, déjà héros des trois romans précédents, et une femme, Marie, qui obsède ce narrateur et vers laquelle il ne cesse de revenir. Le Japon, la Chine, Paris et l’île d’Elbe, voilà les lieux où Jean-Philippe Toussaint a tissé son jeu de piste, a bâti son histoire et inventé la très lente rupture amoureuse qui occupe le narrateur et Marie, une femme fascinante, capricieuse, merveilleuse, qu’il aime probablement. […] un troisième jusqu’à une sorte de résolution finale où se retrouvent les quatre thèmes. Dans Nue, on retrouve les quatre thèmes, ce qui signifie que cela peut être le dernier des romans du cycle de Marie. Ça « peut » ? Ce n’est donc pas sûr ? Ce n’est pas sûr. Mais on y trouve une sorte de résolution. Il y a ce motif du ressassement : j’ai repris tous les motifs précédents. Il y a aussi le fait que j’ai choisi un titre à l’ensemble du cycle. Il s’agit du nom complet de Marie : « Marie Madeleine Marguerite de Montalte ». La décision semble donc prise que je m’arrête là. Mais ensuite, ce que je vais faire ? Je n’en sais rien. Ce livre-là, Nue, on voit bien comment il s’inscrit dans le cycle de Marie, mais comment est-il né ? Nue, je l’ai construit en suivant une thématique facile à repérer. Cela commence dans le miel, cela finit dans le chocolat. La façon dont j’ai créé et inventé cette usine de chocolat vient de plusieurs éléments. Le thème du chocolat lui-même m’intéressait. À partir de là, j’ai inventé l’usine, j’ai inventé l’incendie et supposé qu’il pouvait être criminel. Petit à petit, j’y ajoute des éléments. Le chocolat précède le miel ? En l’occurrence, non. Le miel m’a donné une première image. Un titre provisoire du roman était d’ailleurs La Robe en miel. Mais l’image du chocolat est finalement devenue très importante pour la suite et même pour l’équilibre du livre. Je le dis un peu comme si j’avais tout pensé depuis très longtemps, mais ce n’est pas aussi clair que ça, bien sûr. J’ai eu envie de traiter toutes les facettes de l’odeur du chocolat : l’odeur du chocolat comme un ravissement, comme une sorte de délice – ça sent bon –, puis cela se met à sentir le brûlé – c’est déjà plus mystérieux – et puis, finalement, l’odeur devient horrible, il pleut une espèce de mélasse chocolatée qui va se mêler aux odeurs de fer de l’île d’Elbe, de Portoferraio, des sucs des défunts et cela devient totalement écœurant. C’est le premier de vos romans où l’odeur et le goût occupent autant de place ? Oui. C’est vraiment un élément nouveau. Il y a dû y avoir quelques petites touches, des odeurs au Japon, à l’île d’Elbe, mais c’est en effet une attention nouvelle à l’olfaction. Le Temps : Comment voyez-vous ces quatre livres aujourd’hui ? On a le sentiment qu’ils se déploient de façon palpable dans l’espace… Jean-Philippe Toussaint : Je vois une sorte de figure géométrique à quatre facettes, mais à quatre facettes transparentes. L’idéal serait qu’il n’y ait pas de début, qu’on puisse commencer par n’importe lequel des romans et que chacun ait des résonances avec les trois autres. C’est comme un objet en trois dimensions, qu’on peut tourner pour avoir des éclairages différents, selon où on est, ce qu’on a lu, ce dont on se souvient… Ce qui compte le plus pour moi, ce sont les échos, les résonances de livre en livre… Je pense que chacun de ces romans se suffit à lui-même. Mais qu’ils gagnent tous à être complétés par les autres. Les thèmes s’entrelacent… Dans une construction musicale, dans une symphonie, des thèmes sont traités, puis se rejoignent. Disons qu’il y a quatre thèmes majeurs, que deux se rejoignent, puis deux autres et qu’on en ajoute 20 133387_if_presse_nue_052513_Presse_Fuir.qxd 20/09/13 12:05 Page21 sent de celui qui les observe. Il se passe un peu la même chose dans La Jetée de Chris Marker, où le héros va être témoin de son propre assassinat. C’est un peu un thème de science-fiction mais qui peut avoir une portée poétique très forte. La littérature permet cette superposition de présents, plusieurs présents en même temps. On peut penser être à la fois ici à l’hôtel Métropole à Bruxelles et en même temps à Tokyo. C’est une grande force du littéraire, du romanesque, du rêve aussi. Mais dans les romans, on est téléportés d’une certaine façon. […] Saviez-vous, en écrivant Faire l’amour, que c’était le début d’un cycle ? Non. C’est venu en cours de route. Mais écrire des livres autonomes qui s’inscrivent dans un ensemble plus vaste, le côté chambre des échos, m’a rapidement intéressé. Du coup, je n’ai jamais construit d’espace romanesque, de lieux aussi forts. Cela fait dix ans que je construis ce même espace. Le fait que des thèmes, des lieux reviennent induit un rapport particulier au temps. J’ai eu envie, par exemple, de jouer consciemment avec la perception du temps par le lecteur. Ceux qui ont lu Faire l’amour en 2002 quand il est paru et qui lisent Nue, aujourd’hui, lisent, onze ans plus tard, des événements qui se produisent trois jours après ce qu’ils ont lu, onze ans plus tôt, dans Faire l’amour. Cela donne, il me semble une densité au temps… Je me sers du temps réel, de la perception réelle du temps par le lecteur pour donner de l’épaisseur à mon temps romanesque. […] Vous retrouvez dans Nue une composante récurrente des livres qui ont précédé le cycle de Marie : l’humour. Dans Nue, il y a un comique de situation avec le personnage de Jean-Christophe de G. qui se trompe de Marie. Et le narrateur se moque de lui. Lorsque Jean-Christophe de G. s’en rend compte, il veut quitter les lieux, et même quitter le récit, un récit où manifestement on se fiche de lui ! Tout à fait consciemment, j’ai eu envie de retrouver la veine de La Télévision (Minuit, 1997). Dans le cycle de Marie, le thème de la rupture amoureuse induit une plus grande gravité et j’avais envie d’une scène drôle. Je m’en suis donné à cœur joie, j’avais un personnage dont je pouvais me moquer. C’est le genre d’amateur d’art qui s’intéresse à la cote des œuvres et qui n’a pas besoin de les regarder… Je lui trouve quand même du charme. De roman en roman, vous avez finalement bâti tout un jeu de piste… Oui, et je laisse le lecteur le compléter. Je donne beaucoup, mais je crois aussi qu’il y a de la place pour le lecteur. Il n’est pas exclu des livres, il est, au contraire, mis à contribution. S’il ne les complète pas, cela ne tient pas. Mes livres ont besoin de lecteurs… […] Propos recueillis par ELEONORE SULSER Dans Nue, vous dites beaucoup plus de vérités sur Marie que dans La Vérité sur Marie… C’est vrai, le développement sur la « disposition océanique » de Marie peut apparaître comme « La » vérité sur Marie. Mais vous avez remarqué que dans Faire l’amour, ils ne font pas tellement l’amour, que dans La Vérité sur Marie, on n’en apprend pas tant que ça, etc. Je ne dirai pas que dans Nue, ils sont toujours habillés, mais ils gardent tout le temps leur manteau… Dans Nue, n’est-ce pas la vérité qui est toute nue ? Marie permet une réflexion sur l’amour qui dure et qui devient un ressassement. À un moment, dans Nue, le narrateur est à la fenêtre et se rend compte que toutes ses pensées en reviennent toujours à Marie. Le narrateur est proche de moi : finalement, on en revient tous deux toujours à Marie. On pourrait me reprocher comme écrivain d’en revenir toujours à Marie. Mais cette idée du ressassement me semble intéressante puisqu’elle est finalement essentielle ou consubstantielle de l’amour qui dure. On peut le regretter, mais il n’y a pas d’autre possibilité. Ou alors il faut renouveler l’amour. Une des vérités sur Marie pourrait être ce que le narrateur découvre, isole, cette « disposition océanique » chez Marie. La « disposition océanique », qu’est-ce que c’est ? Romain Rolland dans une lettre à Freud définit le « sentiment océanique » qui serait celui de faire un avec le monde, indépendamment de tout sentiment religieux. Ce concept m’a toujours fasciné. Romain Rolland n’en dit pas beaucoup plus. On sait simplement qu’il en a parlé à Freud et que cela ne l’a pas beaucoup intéressé. Ce qui me plaît, c’est l’intuition poétique, le mot « océanique », magnifiquement trouvé. Comme je suis assez obsédé par tout ce qui est eau, je me suis approprié le concept et j’ai poussé cette métaphore. Le mot « océanique » réapparaît dans Nue, dans l’épisode de la place Saint-Sulpice à Paris, où la place est vue, sous la pluie, de façon assez océanique comme si elle était au bord de la mer, comme si le café dans lequel sont Marie et le narrateur était la passerelle d’un navire… Vous convoquez une autre métaphore : la physique quantique… La métaphore quantique me paraît pertinente parce qu’on ne peut pas déterminer la position des particules à un moment donné du temps. Les particules sont à la fois ici et là. Cela me semblait intéressant. En termes plus littéraires, je cite L’Invention de Morel de Bioy Casares, dont l’histoire est extraordinaire. Morel invente une machine qui enregistre le passé en trois dimensions. Un homme arrive dans une île et il est confronté à des personnages en trois dimensions qui parlent, vivent. Il doit se cacher, mais il les observe tout le temps et finit par tomber amoureux d’un des personnages. Mais ils ne sont qu’une projection. Le livre fait coexister un passé révolu, les personnages projetés sont déjà tous morts, et le pré- 21 133387_if_presse_nue_052513_Presse_Fuir.qxd 20/09/13 12:05 Page22 15 SEPTEMBRE 2013 Dégustation d’un roman sucré Nue est le quatrième et dernier volet des aventures très romanesques de Marie Madeleine Marguerite de Montalte, appelée simplement Marie par son amant, le narrateur, et par Jean-Philippe Toussaint. De son imagination fertile et malicieuse, l’écrivain a sorti ce couple imprévisible dont, imité de quelques dizaines de milliers de lecteurs, je suis le parcours commencé avec Faire l’amour (2002). Puis Fuir (2005), La Vérité sur Marie (2009). Il est probable que les Éditions de Minuit réuniront, un jour, les quatre romans dans un coffret, offrant ainsi la possibilité à ceux qui n’ont pas encore approché la fantasque Marie et son amant jamais découragé de suivre en continu leurs zigzags sur la carte du monde et la carte du Tendre. De retour de l’île d’Elbe, où ils vivaient ensemble mais charnellement séparés, ils ont gagné leurs domiciles respectifs à Paris. Il attend maintenant que Marie l’appelle au téléphone. Il est toujours en train de l’attendre, de la chercher, de l’espérer. Il s’est habitué à son inconstance, à sa « radicale désinvolture ». Il a le temps de recenser tous ses défauts, et ils sont nombreux. Mais il l’admire tellement pour le don qui est le sien et qui est très rare d’être toujours en harmonie avec l’univers. Il appelle cela une « disposition océanique ». Ainsi, nue dans la mer ou dans son jardin de l’île d’Elbe, elle lui offrait le gracieux spectacle d’un exquis naturel, d’une évidente simplicité qu’elle montre aussi avec les personnes qu’elle est amenée à rencontrer dans ses activités de créatrice de haute couture comme dans ses relations avec des gens modestes. Marie ne l’appelant décidément pas, et comme il ne pense qu’à elle, il a tout le loisir d’évoquer longuement comment, à son insu, il avait assisté, à Tokyo, au vernissage de son exposition au Contemporary Art Space de Shinagawa. Pourquoi et comment il avait déjoué le système de sécurité pour se hisser sur le toit du bâtiment et épier Marie par un hublot. Comment il avait appris qu’un type riche, fanfaron et joueur, avait décidé de la draguer, la confondant finalement avec une autre éblouissante Marie. C’est dans ce genre de scène que JeanPhilippe Toussaint montre toute son habileté et son grand talent. Car plus il est précis et rigoureux dans ses descriptions des décors, des personnages, de leurs mouvements, plus il est divertissant. Son humour rocambolesque mais distancié, ébouriffant mais tenu, est un régal. Chacun de ses romans contient au moins une inoubliable scène d’anthologie. Ainsi, dans Fuir, la folle randonnée dans Pékin de trois fugitifs sur une moto 22 133387_if_presse_nue_052513_Presse_Fuir.qxd 20/09/13 12:05 Page23 poursuivie par la police chinoise. Dans La Vérité sur Marie, la cavalcade d’un pur-sang sur l’aéroport de Tokyo noyé de pluie et bientôt paralysé par l’animal. Dans Nue, le dernier mannequin de l’exposition automne-hiver de Marie se présente entièrement recouvert de miel, tandis qu’un essaim d’abeilles l’accompagne en bourdonnant. Pour qualifier cet épisode, « morceau de bravoure » est l’expression qui convient. Le monde de Jean-Philippe Toussaint est juste un peu décalé par rapport au monde réel. Il lui ajoute une touche de fantaisie, un rien de sophistication, ou bien il lui retire un brin de logique, à moins qu’il ne joue avec certains de ses codes et usages. Le narrateur a attendu pendant deux mois le coup de fil de Marie. Enfin, ça y est, elle l’a appelé. Elle lui a fixé rendez-vous dans le café de la place SaintSulpice. Elle l’informe que le gardien de Page1 1 13:52 Page 1 la propriété de son père, à l’île d’Elbe, est mort, et qu’elle compte sur lui pour l’accompagner aux obsèques. Aucun lecteur ne peut imaginer qu’il refusera. Quand ils débarquent, ils sont assaillis par l’odeur douceâtre et oppressante d’une chocolaterie en feu. La « disposition océanique » de Marie est troublée par des mystères de l’île. Mais le narrateur et ex-amant n’a pas tort de penser que le vrai mystère, le plus inattendu, c’est Marie qui le détient. Nue commence par le défilé du mannequin à la robe de miel. Le roman s’achève dans l’épaisse fumée chocolatée de l’incendie. Sucre au début, sucre à la fin. Mais le chef Toussaint sait bien que la pâtisserie moderne utilise aussi sel et poivre. Le dosage est parfait. BERNARD PIVOT de l’académie Goncourt 1 JEAN-PHILIIPPE AINT TOUSSA JEAN-PHILIPPE TOUSSAINT JEAN-PHIL LIPPE TOUSS SAINT FAIRE FA F AIR RE L L’ L’AMOUR ’AMO OUR FUIR LA VÉ VÉRITÉ ÉRITÉ R É SUR MARIE MA ARIE C 23 © Roland Allard 133387_if_presse_nue_052513_Presse_Fuir.qxd 20/09/13 12:05 Page24 LA SALLE DE BAIN, roman, 1985, (« double », n° 32) MONSIEUR, roman, 1986 L’APPAREIL-PHOTO, roman, 1989, (« double », n° 45) LA RÉTICENCE, roman, 1991 LA TÉLÉVISION, roman, 1997, (« double », n° 19) AUTOPORTRAIT (À L’ÉTRANGER), 2000, (« double », n° 78) LA MÉLANCOLIE DE ZIDANE, 2006 L’URGENCE ET LA PATIENCE, 2012 MARIE MADELEINE MARGUERITE DE MONTALTE I. FAIRE L’AMOUR, hiver ; 2002, (« double », n° 61) II. FUIR, été ; 2005, (« double », n° 62) III. LA VÉRITÉ SUR MARIE, printemps-été ; 2009, (« double », n° 92) IV. NUE, automne-hiver ; 2013 www.jptoussaint.com NRIs.a.s., 61250 Lonrai (Imprimé en France) JEAN-PHILIPPE TOUSSAINT a publié aux Éditions de Minuit : © Texte et photos Jean-Philippe Toussaint Pascal Auger (de dos) et Jean-Philippe Toussaint. Autoportrait, Tokyo, 2005 Mardi 31 mai 2005 Pascal Auger vient d’arriver à Tokyo, il me téléphone d’une cabine téléphonique, un peu perdu, décalé, désorienté, avec sa lourde valise métallique pleine de câbles et de micros et sa caméra numérique. Il vient de descendre du Narita Express et se retrouve à Shinjuku au sixième étage de l’immeuble LUMINE 2. Je lui demande de m’attendre, et je quitte aussitôt ma chambre d’hôte à l’université, je vais prendre le métro de la ligne Keio jusqu’à Shibuya, puis la ligne Yamanote, je connais bien le chemin, j’ai maintenant mes habitudes dans Tokyo, je passe les panneaux sans réfléchir, je pourrais faire le trajet les yeux fermés, j’achète les tickets aux distributeurs automatiques (120 yens Komaba Todaïmae-Shibuya, 150 yens Shibuya-Shinjuku), je descends les escaliers mécaniques, je passe les tourniquets, je marche dans les couloirs, je prends la sortie Sud à Shinjuku, je suis un vrai Tokyo-jin. Sortie Sud de la gare J.R. de Shinjuku (à gauche) Pascal Auger, de dos, qui m’attend dans un café au sixième étage de l’immeuble LUMINE 2 (au centre) Pascal Auger avec sa caméra (à droite) Lorsque à la fin du mois d’avril, à Paris, je propose à Pascal Auger de faire une vidéo de la lecture de mon livre Faire l’amour, il me dit qu’il faut la faire à Tokyo, dans les lieux mêmes où se déroule le roman. Je lui dis que je serai au Japon au mois de mai, et nous décidons de faire la vidéo ensemble au Japon. Moins de trois semaines plus tard, nous nous retrouvons à la terrasse ensoleillée du restaurant Levez son verre de l’Université Todaï Komaba, et nous sommes en train de parler du film sous un parasol beige, nous échangeons des considérations esthétiques et établissons un programme de tournage. Grâce à Kan Nozaki, mon traducteur, deux étudiants se sont joints à nous, c’est maintenant une équipe de haut vol (Pascal Auger a une formation de philosophe, il a suivi les cours de philosophie de Gilles Deleuze et de François Chatelet à Paris, je suis diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, Tetsuya Miura a fait une maîtrise sur l’oeuvre de Robert Bresson et Kiyomi Ishibashi vient de terminer une thèse à Censier sur l’imaginaire numérique au cinéma). Mais, bon, évidemment, cela ne nous aide pas beaucoup pour porter des caisses. Qu’importe, nous partons en métro à Shinjuku vers le premier lieu de tournage, et nous nous apprêtons à tourner la première scène du film devant les portes du Century Hyatt, où la réalité va rejoindre la fiction. Pascal Auger, Kiyomi Ishibashi ,Tetsuya Miura, pendant l’installation du steadycam devant l’entrée du Century Hyatt Pascal Auger installe autour de sa taille le steadycam qu’il a apporté de Paris pour l’occasion, fait quelques derniers essais, et nous voilà partis en cortège dans les rues de Shinjuku, Pascal au centre du convoi, moi à sa gauche, une main sur son épaule, qui le guide comme un aveugle, et Tetsuya à sa droite, qui nous ouvre la voie dans la foule compacte de Shinjuku. Pendant près d’une heure, nous marchons ainsi de front dans la nuit pour réaliser un long travelling-avant en plan subjectif dans les rues de Shinjuku Vendredi 3 juin 2005 Pascal Auger filme dans la voiture de location La nuit du vendredi ressemblera à une vraie nuit de tournage, avec des horaires, des délais à respecter, une pluie fine et tenace qui nous accompagnera constamment. Nous avons loué une voiture, et Pascal filme la ville derrière le pare-brise mouillé de pluie, que le bras d’un essuieglace grinçant vient balayer régulièrement. C’est Tetsuya qui conduit, guidé par le programme de guidage automatique de la voiture de location, qui berce notre course de précises indications d’itinéraire énoncées en japonais d’une voix mécanique et monocorde : Bientôt vous arrivez au croisement X, vous devez prendre à droite, vous devez tourner à gauche (à supposer que je comprenne le japonais, évidemment). Le plus surprenant, c’est que, malgré cette aide technologique ininterrompue, nous nous perdons assez vite. A un moment, sortant mon vieux plan de métro tout chiffonné de ma poche, je jette un coup d’oeil sur la carte et me rends compte que, alors que devions descendre vers le Sud pour rejoindre Shimbashi, nous avons pris plein Nord et que nous nous trouvons bientôt dans les grandes artères de Shinjuku. Après quelques nouveaux détours, nous finissons par atteindre Ginza et les embouteillages de la nuit. J’ai le sentiment que notre voiture est la seule voiture particulière de tout le quartier et que nous nous sommes englués dans la circulation, comme pris dans les glaces d’une mer de taxis multicolores qui attendent le coup de feu de minuit. Je m’inquiète un peu, car nous devons encore tourner une séquence dans la ligne du métro Yurikamome, et l’heure du dernier métro approche. Finalement, Tetsuya nous dépose devant la gare et nous grimpons quatre à quatre les escaliers du métro en courant pour prendre la dernière rame de la ligne Yurikamome, déjà déserte et endormie. Un couple endormi (à gauche), Pascal (au fond) et Kiyomi Ishibashi dans le Yurikamome Samedi 4 juin 2005 La chambre du Century Hyatt Pour la dernière journée de tournage, j’ai réservé une chambre au Century Hyatt. C’est là, dans le silence de la chambre 2006 (un hommage à la date de sortie du film ?), pendant dix heures d’affilée, de 14 heures à minuit, que je lirai presque intégralement mon livre devant la caméra. Dehors, tous les climats se succèdent derrière les vitres, toutes les saisons, un ciel gris d’abord, pendant que je lis un passage qui évoque “une grisaille affreuse de lendemain de nuit blanche”, puis un orage, brutal, violent, avec des lueurs mauves qui entrent dans la chambre sur le coup de seize heures, puis la nuit, la vraie, la belle, la sublime nuit de Tokyo, quand, un à un, les immeubles s’illuminent en face de nous et composent lentement le féérique assemblage des lumières de la nuit de Tokyo. Triptyque vertical de la vue de la chambre du Century Hyatt