faire l"amour - Comédie de Clermont

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faire l"amour - Comédie de Clermont
revue de presse
JEAN-PHILIPPE TOUSSAINT
FAIRE L"AMOUR
rOlnan
LES ÉDITIONS DE MINUU
30 AOÜT 2002
La géométrie
du vertige amoureux
Dans cc roman de la pleine maturité -~. son sixième -. Jean-Philippe Toussaint
métamorphose j'éternelle histoire du désamour
en une épure parfbitc ct rigoureuse. Non pour réduire l'émotion,
mais pour la porter à une puissance inattendue
Une suite de séquences brèves el saturées,
presque autonomes, rattachées les ulles aux
autres par les liens aléatoires de la chronologie ct scion un ordre fragile que la moindre
crise, le plus petit grain de sable est suscep-
tible de faire voler en éclats< Alors, tout sc
mélange, les liens sc rompent, le passé
remaille, le présent est en fuite, Si l'on vou-
lait déduire des romans de Jean-Philippe
Toussaint, ct aussi de ses films, une définition simple de la vic, cc pourrait être cclle
quc nous venons, sans autorité ni certitude,
d'avancer. Mais réduite ù elle-même elle
reste superficielle, élémentaire, guère apte ù
nous faire progresser, par ses seuls moyens,
sur les chemins de la connaissance ou de la
sagesse.
Les définitions, cependant, ne sont pas la
première nJTnÎre des romnncÎers. Lcu!' tÎlchc
est d'observer ct d'imaginer (selon des
dosages qui varient considérablement), puis
d'écrirc, de trouver la forme adéquate et
belle où l'idée du roman (comme celle dc la
vic qui lui est tout de même attachée) se perd
heureusement au profit dc l'o:;uvre accomplie.
A propos d'accomplissement rcvcnons un
instant sur le parcours qui a conduit, si 1'011
en croit la chronologie, Jean-Philippe Toussaint ù Faire l'all/our, son sixième roman, le
plus abouti.
t'écrivain belge, figé de 45 ans, originaire
ct citoycn dc Bruxelles, cntra en littérature
en 1985 avec La Sulle de baill ct connut
immédiatement le succès. Salué comme on
dit par la critique, il publia dellx autres
romans (Monsieur en 1986 et L 'Appa~
ré/-photo trois ans plus lHrd) dans la même
veine on qualifia son art de « posl-model'lle»·- c'était asscz vaguc pour n'être pas
contesté. Puis, il réalisa trois films après
avoir participé, en 1989, il J'adaptation de
son premier livre. A la lecture des deux
romans qui suivirent, La Réticel/ce en ! 991
et La Tdél'ision en 1997 (1), on resta sur
l'idée d'un écrivain rigoureux qui exploite
avec talent une veine minimaliste ct sèche
où l'absurdité ct Je nOll-sens constatés dans
le monde ct dans le cœur de j'homme offrcnt
des sujets d'observation infinis. fi. l'intention
de qui souhaiterait le classer quelque part,
on peut dire qu'il y a chez Toussaint du
Kafka ct du Tati, mais fondu dans un univers décalé et très personnel. N'oublions pas
en 2000 lin court et beau récit de voyage,
Autoportrait (à l'étranger), qui mOlltrail un
écrivain pas du tout figé dans UIlC posture et
une méthode, mais mobile, curieux etl1lélallcolique. Rappelons que ces livn.:s, ainsi que
le dernier en datc, sont publiés chez Minuit,
maison où ils ont évideml11ent toute leur
place.
Une fois quc l'on a écarté deux hypothèses.
cellc d'une description ({ sciel//Uique)) et utilitaire dc l'acte érotiquc, ct celle de l'injonction quasi sanitaire, j'infinitif du lilre.
3
Faire l '({II/our, :-;onnc COlllllle unc requête
plnintive, une question \'aguemen! angoissée, Comille si on tournait cn rond d<îlls cc
désir sans IX\lycnir Ù l'assoU\'ir. Commc si
celui (ou cellc) qui prononçait ces deux mots
cherchait ù résoudre une douloureuse tension
physiquc ct mcntale tout cn él,lllt assuré de
n'y parvcnirjamais. C'est le récit d'ulle rup!ure dont on ignorent tout au long du roman
Je motiL On saura seulement qu'elle sc si LUC
sep! ans après la rencontre ù Paris ct le premier ,-lcte amOUrelL'\. Une rupture certaine,
décidée de part ct d'mltre, arec chagrin mais
déter11lination. « Feil ill/pone qui é!ai! dtllls
SOli lort persollne StlllS dOl/le.
!VOII.<; 1I01f5
mais IIOIIS I/e IIOIiS slfpportions
plus. /1.1' m.'o;1 ceci, /lWillfe/wlIl, dalls lIotre
(fil/our, que, II/è/lle si /lOUS cOl/lillUiollS â
l/Ol/S /àirl! dmls l 'ellse/llble pll/.)· de biell qlle
de mal, le pell de /liaI qlfe /lOI/S l/o/ls./ùisioi1.,,'
nous était dei 'el/II illsllppoJ'lable. ))
({ill/ioIlS,
L1ê TEMPS DES AMOURS MORTES
COlllnle rien n'est simple C!JllS Je monde de
Toussaint, ct pas da\"lliltage d'ailleurs clans
le nôtre, cettc rupture comlllence par un
Yoynge COl11llHlll de iv'1arie ct du J](lITaleur Ù
Tokyo, où la jeune femllle, ( â la Ibis S(l'Iisle et 1)laSliciel/llc »), est in\'ilée à présenter
ses œuvres, Soulignons que Toussaint
eonll<lît bien le Japon où il a séjourné, cc qui
nous vaut d'admirables vues, nocturnes ou
crépusculaires, sur le paysage urbain de
Tokyo puis de KyolO. Le temps de la narralion est donc redoublé d'un aUlre temps qui
sert d'assise invisible - rien n'est raconté de
ces sept annécs heureuses ou supposées
tcllcs au présent: celui des amours mortes.
« FI à cflaque fois, à Paris el cl Tokyo, IIOIIS
(Ivions filil l '(fll/ollr. la prcl/I/()re fois, PO/II'
la première làis
et, /(1 demière. pOlir la
demiûre. )
L'unité d'action, comme on dit au thb:îlre,
est respectée, Il n'y a pas de profondeur de
champ. Ln durée est brè\'e; comllle une
séquence. elle est sans rupture: les quelques
jours de fatigue et de décalage horairc après
le voyage, « ,liais mil/pre, je cO/lll/lcllçais â
iii 'Cil rendre CO/llpte, c'élait plutô! Ill/ élal
(jll'/lile (/Clio/l, 11/1 deuil Cfu 'ulle agollie. N Les
deux <lmants \'Ollt sc heurter, sc blesser l'un
l'mItre, en équilibre sur la fine lame inlHlbitable de l'amour. lis feront l'amour. violemment. ct cct acte sera comme l'expression paradoxale de la $olitude qui les attend
et les alleint déjà, i ( . AU/(IlIt la proximité
Ù
1I0US déchirait, aU(({lIt l'doigneil/cllf IIOUS
(I/lroit mpp/'Ochès.)) Sur le visage de la
jeune lèlllllle, qui n'est pas une créature
éthérée, coulent sans cesse des lannes. Quant
au narrateur, il ne lâche pas le flacon d'acide
chlorhydrique que, depuis la prcmière lignc
du roman, il tient à la main. CC! objet, le
danger qu'il représente, contribuent ù dramatiser le récit, sans peser sur lui. Car chel
Toussaint, même la gravité sait se faire
légère.
Livre de la pleine maturité, Faire l'ailloli/'
dessine Ulle scrupuleuse géométrie du vertige d'aimer. Et l'instant d'après de nc plus
aimer, Géométrie infiniment precaire dans
un monde menacé, physiquement, de tremblement. Loin de toute psychologie convenue ct aussi, cela va sans dire, de tout selltimentalisllK désucl. Un critique parla jadis
d'un pont jeté entre Mondrian ct Pascal.
Quelque part entre la blancheur impassible
CI la fureur, ct les misères humaines, Avee
une impressionnante ct magnifique maîtrise,
Toussaint a londu ensemble tous ses dons.
Du grand art qui devrait assurer sa consécration.
Patricl< Kéchichian
{t)
Repris d,H1S hl collectioll de poche des [:,ditio!1s
de Îvlil1uil.
EXTRAIT
« .le regardais l'immense étendue de la ville
derrière la baie \'itréc. ct j'avais le semimcnt
que c'était la terre elle-même que j'a\'ais sous
les yeux, dans sa courbe convexe cL sa nudité
intemporelle. comme si c'était depuis l'cspaee
que j'étais en 11<1il1 de découvrir ce relief enténébré, ct j'eus alors fugitivement conscience de
ma présence il la surface de la terre, impression fugace Cl intuitive qui, dans le douccàtre
\'ertige métaphysique où je vacillais, mc lit me
représenter eonerètemenL que je me trouvais ù
l'instant quclque par! dans j'univers,}) (p. 47).
Il SEPTEMBRE 2002
Récit tonique d'une rupture infiniment triste, Faire l'alllolir est un bijou
de simplicité mélancolique, où Jean-Philippe Toussaint excelle dans la
description des pauses ct des atmosphères. Rencontre autour de quatre
images du texte, cadrées tout en finesse.
l'ar FnbrkC' Cahrid
,
INSTANTANES
D'AMOUR
Prégénérique : UII son ..Juste un son, la
sonnerie d'un téléphone qui sc perd, régulière, dans un vide d'abord sans image. Puis
le plan s'élargit, cl le vide sc voit: c'est une
cabine, J'été, sur une île qui ne sc laisse pas
déranger comme ça. Le téléphone sonne sans
fin ct le paysage sc hli! panoramique, sauvage : nous SOlllllles en Corse, personne ne
répondra+il donc? Une silhouette entre
enfin dans le cadre, d'un homme au cnînc
un peu rougi par le soleil de J'endroit. Il n'a
pas J'air corse, cc long Belge au pas leste:
c'est Jean-Philippe Toussaint. Et J'histoire
peut commencer, puisque ! 'holllllle répond,
ça y est, sans s'essouffler, il accepte de nous
rencontrer, plus tard, ailleurs, pOlir parler de
Faire l'aillour, son nouveau livre, peut~êtrc
le plus beau (on ne lui dit pas encore), Un
nouveau livre, cinq ans après La Télévision,
et le premier moment, sans doute, d'une
période neuve et plus gravement contemplative (il le dira bientôt).
L'histoire commence, la scène n'est pas
inventée Toussaint passe ses vacances en
Corse, sans téléphone, et il hwt pour le
joindre appeler l'unique cabine du village,
en espérant que quelqu'un veuille bien
décrocher. Cette cabine apparaissait d'ailleurs dans La Rc:'ticellce, le roman le moins
drôle ct le plus secret, le plus douloureux
aussi du concepteur de La ,S'olle de !Jain. On
y pense un peu en découvrant Faire l'all/our,
récit paradoxalement tonique d'une rupture
infiniment triste, ct pur sommet de simpli~
cité mélancolique. Non pas qLle Faire
j'all/our soit un roman corse
l'action, si
J'on peut définir ainsi Je fil ténu d'une somp~
tueuse dérive atmosphérique, est presque
entièrement située au Japon. Mais, comllle
le faisait remarquer le narrateur facétieux
d'A IIfoporfmif (à l'étranger), le précédent
petit livre ~ de voyage .- de Toussaint, (( 011
arri\'(> à Tokyo
COIIIII/(?
ri Bastia, pa}' le ciel ».
Dans Faire j'(lmolll', il y a beaucoup de ciels
ct des brumes photographiques, de faux instantanés très travaillés. une lumière d'hi"cr
pour dire le deuil qui commence d'un amour
déjù fini. Et il y H une cabine téléphonique,
aussi, comme pOUl' nous rappeler que nous
sommes encore dans le même film, même
s'il est peut~être plus déchirant qu'autrefois:
le narrateur appelle de Kyoto la femme qu'il
aime, qu'il quitte. Elle répond par ses larmes
proches, ils sont venus ensemble au Japon
5
faire l'amour une dernière fois, et toute la
premiè re partie du livre tient dans leur dérive
d ' une nuit ù To kyo. Tokyo/ Kyoto ; le roman
est ce diptyque qui fait chiasme, qui fai t mal.
«Ali )'011 lIeed is love - love - love is ail )'011
need J>, fredon ne, ironique et désespéré, le
«je» ma lade d ' un Toussaint sous tension.
Son narrateur transporte tout au long du livre
un fla con d ' ncide chl orh ydrique , soumettant
sa prose à la vio lence tOlljo urs possib le du
meurtre ou du suicide, de l' humour par foi s
corrosif. Attention
Faire ' 'amo/ll' est Ull
livre fau ssemen t zen, fin eme nt oriental , mais
fu rieuscment inflammable. Un li vre assez
sex uel , aussi.
mée « MoMA », est ulle créatrice de mode;
venue prése nter ses modèles au Contcmpory
Art Space de Sh inagawa , elle déambul era
dans Tokyo vêtue de la robe la plus somptueuse de sa co ll cct ion, panoplie branchée de
princesse pcrdue, éga rée tout au bout de son
histoire, qu i fi nira en pleurs ct en chaussellcs, dans unc chambre d ' hôtel suspendue
sur le seul v ide de la vi lle illuminée. Et ce
n 'cst pas non plus par hasard si Toussa int
nous donne rendeZ-VOlis au Belga, un nouveau café de la place Fl agey à Bruxelles
l'ancienne Mai son de la radio, inaugurée
dan s les an nées 30, est destinée à y devenir
une « us ine à sons» du XX le siècle et Ull pôle
C'est encore un livre de voyage, à sa façon.
Un réc it fait de coul eurs et d 'images, en tout
cas, qui joue avec les motifs contemporains pou r di re l'essent iel du plu s si mpl e
sentiment humain ~ du p lus vieil amour,
enfi n. Ce n'est pa s pa r hasard que Marie, la
fUlure ex-co mpagne du narra teur, surnom-
actif de la créa tion con tcmporai ne. Certes, il
est diffi cile de se croi rc à Tokyo; le sole il
est vif, presque corse, et l' hiver japonais de
Faire l'amOllI' sem ble bien loi n. Mai s quand
l'écri vai n arrive et sourit , on n'a pas trop de
peine à sc refaire le film on imagine une
cabi ne, ailleurs, peut -être à Kyoto, du vi de
6
cl le SOI1 soudain des IllOts, pour COllllllenter
des paysilgcs tremblants. des sentiments
acides. Toussaint sourît cl tourne !cs pages
de son histoire, retourne sur les lieux cl les
lumières de son roman. On j'écoule on
regarde.
« Le jour se lemit Sil/' Tokyo. ) lAI phrase
commence qmllld slachhc hl première
IlUit'
du récit! au bout de j'errance épique
d'un couple dans les rues de la ville
c'est
comme une légende, au bas d'un cliché grave,
presque inaugural. Comlllc le signe aussi
qu'avec cc récit de rupture nocturne, si dan-
gereusement beau. Jean-Philippe Toussaint
entame ù sü façOlllll1C Ilomelle ère,japonaise
peut-être, mais surtout plus explicitement
tournée
YCI"S
les paysages, urbains ou inté-
rieurs. Un autre jour sc lèverait-il sur sa
prose? « Je Il!.! voulais pus n:f{lin' La
Télé\'islon, qlli étail 1/11 peu /1// o!Jo/iliss('lIIelll
c 'cst le Ii'Te de lI/!!S 40 ({IlS, et 1//011
mmwl le pllls drôle, je crois. EII plus,j 'ai/àir
/11/ .Ii/III, La Patinoire, qui cltuif oussi, à sa
IIIOlliè}"(!, le hi/ail d'lIl1 qlladmgél/uir('. Faire
l'amour (.'()rre.~polld dOliC cl IIlIe /loul'elle
étape, 01/.1 'al 'ais envie de retl'Olfl'I!I' qlle/(flle
cliose de plus gr(IlY!, de pllls dOl/gereu.\", de
plus acide peu/-l>tre. )) On a em'ie d'ajouter
de plus chlorhydrique, sans savoir si cette
tonalité nouvclle vient du Japon, ou si c'est
le décor de Tokyo qui il imposé sa mél<lllCOlic propre.
Toussaint lui-mêmc hésite, sùr seulement
qu'il l'origine de son livre il y avait le désir
d'attendre la "enue du matin dans un pays
qu'il aime. « Les premières images qui Ille
SOllt l'I!l/III:S solll des iII/ages de /lliit dans
Tokyo, Je pel/sais à IIl1e his/oit!.! d 'aJ//our (fui
cOlJ/lilellcer(/it ci Paris I!I .)' 'ac!/(>\'I!rait ail
Japo/l :je Foulais lIIellre en parallèle 1(/ prl!lIIière el la dernière III/if d'oI/lOUI", et puis
Paris a di.sparu, .i 'ai Cil ClIl'ic de rester â
Tokyo, de décrire la \"il/c. )) Décrire le soleil
levant ct les néons de la nuit, sc donller aussi
cc défi de répondre d'une filçon neuve ù la
question «QII 'est-ce que la lillh·(!tllre ? N
l, 'iml1lodestie du projet bit fbnchement rire
l'auteuL qui s'est senti Cil éeriyant son
roman dans un état d'e:\altalion proche de
celui qu'il éprouvait pour La Salle de boill,
son premier li\Tc. Foire l'alIIou/', réponse
japonaise il la question ( Qlle Iàire ?)) 11
j~llll lire la phrase en entie!"' pour ne pas trop
trahir la suggestion du livre «( Le soleil se
levait Sil!" Tokyo, erje Illi ell/iJl/rais I!II doigt
dans le t/"OII du clil. ))
« Les imperceptibles l'({ri({tiol/s de couleur
et de lumière sur les foul's de J'erre bleutées dl! Shh~juf(f{.)) Cest ulle deuxième
image, une autre légende. Si Faire l'oli/ollr
est un roman japonais., c'est pour son refus
du folklore fileile, son got'h des pauses ct du
regard posé sur l'infime de l'atlllosphère,
commc infusée dans la prose de Toussainl.
Un nouvel Hutoportrait ci l'étranger, peutêtre. mais surtout pHS d'un touriste. « J'ai
Plil /I/Ie di~(lille de \'O.l'ages 011 Japon, ra]1pclle-t-il. ef Fr ai s~jourl/(! quatre li/ois ell
f 996. Ce!le expérience dll pa)"s est 1111(' des
choses les plus belles de II/a vie, et .le sm'ais
qu'il en sor/irail quclque chose
lm Il1n:,
1111 ji/m, des photos .. -- lIIais il/idlait qlle
lout se dépose, qu'il y air 11/1(;' digeSTion.
sinol/ je relldais I/"Op ,.-f/c.)) Rendre, c'est
aussi savoir restituer le monde en le lransformant: partir du réel, COlllme on quitte une
personne ou un lieu. Dc l'ail, Toussaint n'a
pas écrit son roman «sur place », mais en
Corsc ct il Ostende. « J'ai tout recollstruit cl
parlir de lieu.\" rée/s, ell travail/allt (/l'ec /In
ploll de Tokyo Irès détaillé, destill(> ail.\"
cl!tII(!lùuJ's de faxi, Et quand .le SlIis retol/lm)
ail Japon ell jllil/ dernier, après avoirjlni le
lil're, je me suis aperçll que Irès pell d '(;'11d/"Oits cOl"re.~polld(liell/
ils élaiell/ tous
déc('l'{fl//s cl côlé de ce qllej'en al'Oisfait.'))
i"vlagie malicieuse de la littérature, gravité
gracile de la lumière «Celle de ShiJ(jllkll
esl
lllle
matière lI102,n{/iqlle, et smls l'ouloir
vexer persollne, .le /roIlW: ses possihilités
expressives il(/illimellt supérieures ci cc/le de
Clermon/-Ferrand. .. ») Toussaint plaisante,
muis insiste sur
roman. Et même
au cinéma, il lui
métaphorc
« Je
la part visuelle de SOIl
s'il dit n'avoir pas pensé
empruilte volontiers ulle
passais /III temps jOli cl
1II('((re les scènes t'II pIC/ce, âfain: la IIIII/ù>rc,
COIlI/I/(! on dit, .1'/11' /III fOI/mage. Ça Il 'esf pas
jàrcémellf ù'idel/r â la lectllre, II/ais .le pel/se
que ça apporte (>lIol"ll/('ment â l 'I!/lsemble. ))
iVlais si, cela se \'oit Faire l '({IIIOlir est
aussi Ull li\'1"c beml à rCf:!<lrder.
7
«.le 1/ 'a l'ais jamais l'li Ifne telle IIl/allCe de
/'ouge, cette {'ou/eu/' il1d~fil1issalJle, Ili rose
IIi l'J'ail1lellf orallge, ce l'ouge dissous, c/'émeux, exténué. N Au JaporL le soleil se
couche aussi. 1'vlênlc cn hiver, il sc fatigue
du ciel il est comme le narrateur de Faire
l '(II/Will", à l'instant de ceHe scènc, près d'un
pOllt de Kyoto, qui lui rappelle une photo ù
Paris, <l\'ec la femme qu'il aime ou aimait.
Exténuation du sou\"Cllir. quand l'amour
rejoint dans ses contradictions les nuances
iJlfïnies de la lumière, naissante, couchée.
Pour en parler, Toussaint livre une clé inattendue, cn racontant que sa seule découverte
littéraire marquante depuis vingt am; rut
celle, récellte, du QI/alI/or d'A!e.\"{/}u!rie de
Lawrence Durrell. «( 011 m 'avail illl-'ité cl I/n
lèslim! de cinhJ1a â Alex(ff/(Irie, ce qui 1/1'(/
'dol/né clIl'ie de lire le romall de D/ll'l'e//, ql/e
je ne connais.vais lH/S . .il mon gral/d I"egrel
le/èsliv{/! {/ étâ (/!lilI/lé, maisj'ai ell ce hOl/hel/r d '1/11 el/thollsiasme que je n '(lvals pas
éprO/{\'() dep/lis Hecke/{ .' La lumii're esl rrès
illlporf(/I/te da/ls I.e Quatuor er il r a quelque
chose d(IIIS l 'hisroire dl! Juslille (jlli /ll'a aide;
cl y alla 1)llIsjl'allc!wlllent, si) 'ose dire, pOil/'
pu/'Ier d '(1/1/0111'. » On sc demande alors si
l'énigmatique mention« Hiver >l, au seuil de
l'amour,
n'annonce pas chez
Toussaint Ull «Quatuor des saisons »..
L 'intércssé ne dément pas, ct préfère s'alllusel' de ses projets - bicn réels - eomme d'une
menace (( il l'O/IS de deviner de ql/oi je SI/is
copahle ! » s'esclafre-t-il. Du meilleur, bien
Self: cc rouge violent, aussi, d'un amour qui
tremble encore.
{{ Le t/'emblemellf de terre éflfit mai11lCfUlI1t
il1dissoCÎablemellllié pOli/' ItOUS à la fill de
notre amOllI'. » La photo cette rois est /loue,
L 'histoire entière est secouée, comme Uil flacon d'acide chlorhydrique: c'est l'image du
danger. La terre trembk ù Tokyo ct la
i'cmme plcure, mais de ces larmes, l'auteur
refuse de parler: clics sont dans le livre, bien
sûr, mais clics lui échappellt, elles sont l'envers - la vérité? - de sa fiction .. A cct insFoire
tnnl, le scul, Toussaint sc trouble, lllême SI
on Je croit volontiers lorsqu'il dit que l'essentiel de sa trame est inventé. « ç'(/ me platr
qll '0/1 puisse croire que t01i1 es"! l'I'(/i el Ulltobiogl'Uphitll/e
ç'a Il 'csr Ims le ('os, mais
j'aime celfe olllhigllÏ!/>. E'lje FOIII(/is que le
l'o!llan n'pOl/de (1 la quesrion : qll 'esl-ce qlle
C'cst aussi compliqué que de
savoir cc qu'est hl lillénlture, l11<1is ccla fait
au moins autant rire j'auteur. Surtout lorsqu'on lui nlit rcmarquer que la rupture qu'il
raconte est trop parfaite pour <'l\'oil' été vécue
ainsi. ( Ce JI 'est Fas 11/1 Ih'f'e spù'iajelllelll
gai, lIIai.<; je ! 'al t'crir (!l'('(' /III selllimel/{ de
1'(1///01l1'? J'
bOllhe/l1' jJeJ'/JIwlel/l : il (/ qlfelque chose que
je ne ré/lssis pas à (h~f;lIil', IIlIe SOl"le de tonicit(', liée (1 l '('.wcer!Jalioll des cOlllraires qlli
s'opère dan,. l'all1olll'. TO/{f le /}/ollde a (Iii
resselllir cerre il/croyable opposition des
pôles', qlli cOl/diriollne all.<;si la COJ/lj)osilio/l
dll lil'I'e. N Faire l 'mllOl/l' est en crret un
modèle de partition sismique ct sensuelle
ù la violence extrême d'une scène de couple
succède un moment d'absolue sérénité métaphysique, baignade déjù <lnthologique dans
unc piscine, au sommet d'un hôtel comme
égaré dans Je ciel de Tokyo. La pro rondeur
de la pcnsée en équilibre avec les frivolités
de la mode c'est coml1le l'onde d'un petit
miracle, dont on dcvine qu'il sera forcément
traduit en japonais. Le problème, et la
blague, c'est que «filire l'amour ». ça
n'existe pas en japonais ... Il n'y a plIS d'équivalent lexical pour celle image ù peine bougée entre le corps ct le cœur, le sexe ct le
rien, Pas une image juste, juste un tremblement. (( Ce Il 'est pas 1/1/ livre de l'ujJture.
conclut Toussaint, C 'esl /ll/e histoire
d'amour. ») Une histoire. ou son très beau
générique de fin.
P:1nIII<ln al"" ('~II,' '~1\l"11l~ dl' La Tdé'\·ISI<lIl. ~II il''''h,' dl''!
,\!inllli. n4 l'a1!~~. (,.70 C
Télérama
18 SEPTEMBRE 2002
La critique de Michèle Gazier
Il neige à Tokyo
Depuis son premier livre La S'aile dr! baÎII.
Jcal1 Pllilippc Toussaint explore il sa manière
désinvolte ct sérieuse les dédales de la vic
intime. Pas celle que l'on étale dans les magazines à SC<llldalc, ou qu'on livre au creux dc
récits plus salés que sulfureux. mais celle
d'un narr<ltcur poète, rêveur, qui lui ressemble comme un frère. Cct homme-I,l a sensiblement son <Îgc, ct vit cOl1lme lui !es choses
H
ordinaires de la vie, parfois déconcertantes,
drolatiques ou douloureuses ... On j'a déjù vu
faire des photos, veiller sur de jeunes enfants,
vivre Cil Corse, voyager à Berlin; on le
retrouve plus funambule que jamais, Ù Tokyo
où il accompagne Marie, sa lemme. Celle-ci,
styliste de renom, est invitée au Japon, où elle
doit présenter sa collection ct exposer des
prototypes de ses modèles dans un musée. Le
décalage horaire ajouté aux longues heures
du \'oyagc nlit que le couple est passablement
dans les nuages. D'autant plus qu'entre eux
les relations sont tendues. A dire vrai, ils sont
encore unC fois sur le point de rompre. Cc
voyage est peut-être le prétexte qu'ils sc sont
choisi pour consommer une rupture sans
cesse rejouée, sans cesse différée, ct qui les
hante. li a emporté avec lui un /laeon d'acide
chlorhydrique, cOlllme d'autres glissent un
couteau ou un revolver dans leurs valises.
L'acide qui blesse contre l'amour qui meurt?
Le programme de i'vlarie est bouclé ct lourd.
Le temps presse, le jour va sc lever, ct il ne
lui reste que quelques heures pour sc reposer avant que les Japonais ne prennent son
séjour en main. Mais le sommeil ne vient
pas cl. dans la chambre d'un hôtel de luxe,
l'homme ct la femme sc déchirent ct font
l'amour comme on nlit la guerre, avec passion ct désespoir. Puis ils sc séparent all bord
de la haine, pour partir dans Tokyo sous la
neige. Alors commence, tantôt rêve ct tantôt cauchemar, une longue équipée de rupture ct dc tendresse, d'agressivité ct de désir,
au cours de laquelle la ville étrange ct étrangère, glacée ct secouée par un soudain tremblement de terre, devient peu à peu la métaphore de leur amour.
Ces pages où l'oll voit ces deux êtres épuisés, au bout du mondc ct de leur passion,
errant dans la ville endormie sont d'une poésie, d'une beauté sensuelles nlscinantes. Ici
le roman devient théâtre, mime. Pierrot et
Colombine, qui n'en finissent pas de s'aimer
ct de rompre, ont troqué leurs habits couleur
de lune pour d'étranges costumes noirs. Ils
ont perdu leur nord, cl dérivent telles des
marionnettes dans un monde dont ils ignorent les codes. Plus rien ù quoi sc raccrocher. L'univers tangue ct bascule. Jusqu'au
vertige, jusqu'ù la folie.
L'écriture de Toussaint, d'une précision chirurgicale, d'une transparence de cristal, évite
tous les écueils, Les gestes de l'amour qu'il
décrit simplement dans leur crudité, leur violence, leur tendresse ont la vérité, la pureté
des gravures érotiques orientales. Car dans
cc roman de la rupture, de la perte de j'autre
ct de la perte de soi, tout est image. On voit
le grand manteau noir du narrateur, la robe
l'olle de Marie, la buée sur les vitres de la
piscine où l'holllllle s'est réfugié, la neige
dans les rues encombrées de Tokyo <lUX premières lueurs de l'aube.. Entre froid et
fièvre, entre séparation et fusion, entre
beauté ct destruction, le roman déploie ses
séductions, ses fantasmes, ses pièges. Et l'on
est surpris ct troublé d'en sortir comme
d'ulle nuit de sommeil agité, rescapé.
comme le narrateur, d'un véritable séisme
intime, (( d '/fil (/c'>saSfl'e ù!/i/l;tésil//u! N.
JEUDI 19 SEPTEMBRE 2002
Un temps de Toussaint
Rencontre avec Jean-Philippe Toussaint pour « Faire l'amour »,
effeuillé page après page,
Bruxelles envoyé- spécial
Lorsque nous nous sommes enfin retrouvés au café Bclga ~ Bruxelles, qu'il nous n fnllu n\Um
pel" j'heure perdue à tourner autour de la place Flagey, on a silnplifié !cs questions: «( Dile.Hlloi
fouI ». Jean-Philippe Toussaint n'a pas trouvé cela exagéré, il n sorti de sa poche une lèuillc
pliée en quatre, ct il a dil « Voyez, !Olll es! là », On pouvait y lire un bout de phrase recopiée
page 102 de son second roman, !\4ol/.\:ieul' (Minuit, 1986):« .. CI/core (ju'aux moI:,;, il pr~/érail
la IUlllière ». ]] voulait dire qu'il y a lrop de mots dans les livres, que cc qui compte cc sonl les
blancs, qu'il faudrait pouvoir écrire entre les lignes, tant de gens prétendent y lire, cl que voilù,
dans ce livre-ci il y a assez de hlll1ièrc pour qu'on y \'oie clair. Bon, s'il veut jOller il cc petit
jeu, cc n'est pas les citations qui manquent li commencer par la première phrase du livre
e
Page 11. «J'av,lis t'tilt remplir un flacon
d'acide chlorhydrique, ct je le gardais sur moi
en permanence, avec l'idée de le jeter llll jour
ù ln gueule de quelqu'un ».
Après La Tdél,'isioll (lVlinuit, 1997, !leilr),
.ïavais rait le tour des choses légères, j'm,lis
besoin de quelque chose de plus acide, ct plus
corrosif, moins d'humour, un peu plus de
Faulkner. de Dostoïevski, alors, je me suis
pris <lU mot: la bouteille d'acide. Cest la première phrase que j'ai écrite. je ne savais pas
encore que le livre se passerait au Japon, dans
la première \'ersio11 je sortais (tiens \'oilù que
je me prends pour mon llnrratcur), je lui n!isais sortir le flacon toutes les trois minutes,
après, jc rne suis calmé.
Page 23, « Incarnadines »,
C'est une nuance de rouge. lorsque j'ai C0111mencé à vistlaliscr mon li\Te, la tonalité était
rouge, il baignait dans le rouge, aussi je me
suis procuré un dictionnaire élèlbli par le
CNRS entièrement consacré au vocabulaire
du rouge, .i 'y ai trouvé mon nuancier, ct cc
beau mot « incarnadine ». Oui, je \'ois sep!
lignes plus bas « toutes ces robes désincarnées », je ne sais pas si cette résonance est
\'olol1taire, en tout cas elle me convient.
Page 25. « Nous étions en efIC! si 11,lgiles ct
désorientés ,lffectivel1lcllt que l'absence de
l'autre était sans doute la seule chose qui pùt
cncore nous mpprocher, tandis que sa présellce Ù nos côtés, al! contraire, ne pouvait
qu'accélérer le déchirement en cours ct sceller notre rupture »,
C'cst Ulle notation psychologique, il y en a
deux ou trois dans le line, Hlites \'oir. oui .
\'oilù, page 82, rorcément, \'ous j'a\,el. soulignée aussi (({ Pell ill/po}'/e qui l'tait dtll/s SOI/
tort, perS01l111! saliS dOl/te, NOliS 1I0llS ({ill/iollS,
mais nOlis I/e I/OIIS supportiolls plus N, page
82)
Jusqu'il cc livre, je me \cs interdisais, c'était
un peu comme un conseil aux débutants
«( pas trop d'adjectifs », je me disais. «pas
de psychologie », il y a cu trop d',lbus, au
mépris de la forme, Jc n'ai plus peur de la
psychologie. COIl11lle un type qui n'aurait
jamais écrit un seul adjectiC ct qui soudain en
me! deux dans un livre, ça sc remarque, ct
cela portc d'autant plus que le liwe s'en
méfIe, Mais voyez, cc sont des phrases en
équilibre précaire. elles laissent ou\'ertc la
possibilité de leur contraire, ct cet imparfait
du subjonctiJ: c'est compliqué, on peut s'en
penncllre un ou deux, ù la troisième personne
du singulier, plus, ça Ile passe pas, Quant ù
« sceller une rupture .. , »
Page 25, « (pour de multiples raisons, mais
pour une, surtout, dont je n'ai pas ellvie de
parler) »,
10
Cette parenthèse a la même fonction que page
14 le « je ne sai s plus» ((. rue de /a Roql/elfe. 0/1 rue Aille/of. rue du Pas-de-/o-Mule,
je Ile sois pll/s » , page 14), je l'ai rajoute ft la
cinqu ième relec lure, c'cst pour êlargi r, dOIl ner de l'air, du blanc, de !' Încclt illlde, un os
pour le lecteu f, les dess in s d'enfants so nt toujours nu ls parce qu' ils on1 trop de détail s, pour
atteind re Matisse il faut aj outer de l'espace,
de l' imprécision.
l' age 46. « Andropogon ».
« Relents d 'olldl'opogol/. d '(Il1//J/ol/iaque et
d 'agmmes », Uil alexandrin, non ? le vocabulaire de Baudela ire, 0 11 croyait que cc n'était
pas IllO Il genre, non, n'éc rivez pas Baudelaire,
on va se demander pour qui il sc prend. Le
mot est dans le Petit Roberl, mai s il faui le
chercher Ù « lemon-grass», il n'a pas d'entrée , j'espère que mes traducteurs liront votre
article, c'est une famille de plante monocotylédone, une pla nte herbacée vivace, c'est surtout un j oli mot que j 'ai presque l' impression
(presque la fie rté) d' avoir inventé, mais non.
Page 54. « Ma rie s' appelait de Montaltc,
Marie de Mon la lte, Ma rie Madeleine Marguerite de Monta lle (elle aurait pu signer ses
collect ions COllllll e ça, M.M. M. M, en hom-
mage sibyllin il la ma ison du docteur Angus
Kill ieran kie). Mari e, c'était son prénom,
;"'!Iarguerile, celu i de sa grand-mére, de
Monta lte, le nom de son père (el Madel eine,
je ne sai s pas, elle ne l'avait pas volé, personne n'avai t comme elle un tel tal ent lacrymal, ce don inné des lannes). Lorsque je l' ai
conn ue, elle se fa isai t appeler Marie de
Montalt e, parfois seul ement MOll tatte, sa ns la
part icul e, ses amis et coll aborateurs la surnomma it Mamo, que j'avais transformé en
la MA au moment de ses prem ières ex positions d'a l1 contemporain. Puis j 'avais laissé
tomber MoMA pou r Marie, lout simplemen t
Ma rie (tout ça pour ça) ~).
C'est puremen t de la littérature dans le ton de
mes li vres précédcnts, ee que vous appelez
« des blagues », mais il fa ut trouver sa pl aee il
une page camille cell e-ci, cela ne peut pas être
grat uit. Je vois que vous avez aussi coc hé la
page 103, « j e Il 'étais pas el/core vraimel/t
l'ieux, j 'alla;s avoir quanlllte ails (/al/s
quelques Illois », on cst obligé de donner un
nom aux personnages Ge n' en donne pas aux
narrateurs, c' est déjà ça) ct un âge, alors, pour
m' en sortir, j e fa is une bl ague, dans La Salle
de baill il ava it « 27 ailS, biell/ô! 29 H , dans La
Il
Rc;/i('('II('e « 33 (lIIS, l'âge oli .finit /'(/(1011'.1'», ici, c'cs! la première rois que ,ie me
rajeunis. e'esl mall\'ilis signe. De i'dontalle.
c'éwit le pseudonyme dc 131aise Pasc,11 pour
Les P"OI'illeiales.
Pages 63, 64. « Tako-yaki n. «udol1 ou
ramell »
Des brochettes dl' poulpe, c'est tako qui \'eul
dire poulpe. les deux autres sont dcs sortes de
nouilles.
Page 65, «;\ll<1rÎe qui avait ôté scs luncHes
noircs qu'clic <1\'ait posées sur la table. me
regardait. les yeux rougis de sommeil, pùles
ct nnigués, comme des éloi les éteintes fragilisées par la nuit, CI elle me souriait gentiment, apparcmment plus llt.'un.'usc dans la
fumée de cc boui-boui que dans les ors et le
luxe de tous les palaces du monde, dont les
nlstcs inutiles n'étaient que la p{i!c redondance de sa propre splendeur».
CetLe phrase est représelltative du style du
li\"1"e, moins léger que les précédents, au
vocabulairc, je me répète, plus baudelairiell.
Oui, il y a deux Cois « pùle n, d'accord.
Page 67. {( ... un couple qui s'encourait»
S'cncourir signifie p<lrtir en courant, c'cst un
bclgicisme, les Français y verront pcut-être
une préciosité liée il mes origines mais e\.~st
un mol 'lue j'employai.'> enfant dans la cour
dc récn:'atioll.
Page 77. « Katakanas ll. ({ VIVRE II
Les katakan<ls ct les hiraoganas sont les caractères des dellX alphabets ~.iaponais, la langue
s'écrit égalemcllt en kanji, les caractères chinois. VIVRE. dans le li\Te est une injonction,
au Japon c'est ulle chaîne de grands mngasins
ct ça sc prononce n'importe comment.
P,lge 83, (1 Nous élÎons arrêtés sur un pOIll, ct
je regardais le jour se lever clc\"il1lt 111oi. Lc
jour sc levait, ct je songeais que s'cn était Jini
dl' notre amour».
J'aiOle bien cc genre dc répétition, ça montre
que j'ai de la suite dans les idées, dès !a page
71 j'ai prévenu (1 (j/{'{f\'C'c lu.fi}) de lu /luit se
terminerait I/otre mllO/l/" », c'cst UIlC rdance.
On nc les recopie pas, mais les trois pages qui
précèdent discnt la rupture des amants, lcur
disputc, cc 11' est pas ricn dc rompre Ù Tokyo.
hl nuit. sous la pluie, dans une tenue ridicule,
il mc Odlait donner de l'uni\"Crsalité il cette
rupture. aussi sc dispulCllt-ils pour un taxi.
pour un parapluie, coml1le Ù Paris. Les trois
pagcs qui suivent cc que \"ous citez (ct qui
cOlltÎennentla plus longue phrase dulivrc, plus
c('l/('e
d'une pagl'. Ù laquelle 01111e pouvait pas lllellre
de point final il cause du tremblement dl' terre
qui secouait tout), ces trois pages p,lrallèles
au., précédentes montrent que l'agacement ct
la tcndrl:ssl' réciproque s'égalent. il n'y a pas
de discours sur <ll1lour-haine.
Page 91. I( Lc .JOUI" sc b'ait sur Tokyo, ct je
lui enfonçais lIll doigt dans le trou du cul ».
C'est la dcrnière phrase de 1,1 première partic.
Je l'ai écrite ,\\"lmt de comprendre qu'il yaurait
deux panics, mais après cette phrase. 011 a
besoin de trois pages de blanc pour soufller un
peu . .l'ai quil1/e brouillons de cette phrasc, .le
ne la trom'ais pas. je l'ai tournée ct retoUrtll'e
en tous scns ,I\'ant de comprcndre qu'il j~lllait
ln séparer dl: la prècédel11c, très longue: « .
dalls les cl(/I"IJs dll .lOI//" /laissllllt, je c(/ressais
SOli sexe. je pc)/rissais ses!()sses. (Point. voilù,
point, c'est cc point qui Ille manquait). ',ejour
se lend/ ..
Page 108. ({ ... une mystérieuse mal lelle rigide
en toile ù monogramme glacée couleur gun
l11etal sky ll1ctallic l,.
C'est une couleur, in\·entée. je crois, par Andy
\V,lrl1ol, il m'ait ulle \'oiture de ceHe couleur-lù.
Page 134. \( Je regardnis par la \'itre sans pcnsel' Ù rien. témoin passif de celle compression
de l'esp,lcc ct du temps qui donne le sentiment que c'est ù l'écoulement dutcmps qu'on
assiste de la fenêtre des trains pendant que
défile Je paysagc l>.
Celle-Iù. je l'ai beé\Ucollp travaillée, rongée
jusqu'ô l'os, je sentais quelque chose sous la
langue, je ll'(::tais jamais sùr de l'a\"oir trouvé,
je suis contcnt que nlllS l'ayC7 soulignée.
Lorsque .ie doute de la f(:ml1ldation. j'essaie
de mieux penser le sens. Je retl"Ou\"e la formule juste en pensant juste.
Page 138, « Il raisaill1l1it. il pleu\'inait ".
Vous pensez que le mot n'existe pas'? Si, en
tout CilS il sc comprend, \'OllS diriC/ plutôt
pleu\'oter"? Cc n 'cst pas la même chose, pleu\'iner, c'est unc sorte de bruine. alors que
pleu\'ioter, quc je ne connais pas, paraît plus
fOl"t, une légère pluie, je n'in\'ente )Jas beaucoup de mots, j'ai il1\'cnté eOllillufnrmc dans
l'ApjJareil-ph%. IIllj)erlllanent, page 155
n'existe pas, mais impermanence existe. on ne
peut pas parler d'LIlle audace. (Vérification
j~lile.
pleuviner, plell\'ioter, lmpermancl1t
existent, ct même pleuvoter, ndlr).
JŒCI.'Ell.l.1 l'.\l~ JE.\\:-B_\I'TISTE IIAR·\\:G
17 OCTOBRE 2002
AU FIL DES PAGES
Sur le vide
Dans scs histoires minimales, au style rigoureusement épuré, Jean-Philippe Toussaint
prntiquc tille manière dcjansénislllc littéraire.
Son précédent roman. La Tr)/âl'isio/l (1997),
déjù témoignait d'une é\'idclltc familiarité
avec j'univers pascalien. Une impression de
délié, de souplesse
cl
de fluidité s'cn déga-
geait. tandis Cjlle montait ulle «douleur
impalpable cl diffuse », manifestation parfaitement retenue de ln sensation de \'idc inhérente il hl condition humaine. Par la télévision. obscl'\'ait en effet J'écrivain bruxellois,
le vide pouvait prendre forme cl imposer
désormais sa présence concrète. Quand
! 'écran reste éteint, quand défilent des images
qui Ile touchent plus. Alors que j'homme pascalien pounlit que l'imaginer, j'homme
moderne s'est donc donné le 1l10ven de hlire
apparaître celui-ci dans sa vic (luotidienne.
Un considérable progrès, suggérnÎt l'impavide élllule de Samuel Bcckel!.
C'est précisément cc vide que Je narrateur
de FaÎre l'amour ne ccsse pareillement il son
tour de frôler ct. d'une certaine hlçon aussi,
de palper. Alors même que le monde alentour paraît avoir aueint un niveau maximal
de saturation. Que des voies de communication partout couturent l'espace, que des entremêlements de constructions s'étendent ù j'infini sous le rcgard, que des multitudes de
signes et d'cnseignes nuit ct jour aj'fichent
leur présence. Un avion vient en cffet de le
déposer ù Tokyo, au côté d'une felllllle aimée
depuis maintenant plus de sept ans. Celle-ci
est ,"enlie y présenter une collection de robes
ct de ({ vêtements expérimentaux ». Elle a
souhaité qu'il l'accompagne, malgré une rupture en t1<lin de s'amorcer. Un dernier espoir
irraisonné? De lui,on sait seulement qu'i! lui
arrive sur les photos d'avoir un ({ sourire de
médecin légiste» ct qu'il franchira bicntôtle
cap de la quarantaine. On comprend aussi que
Marie, sa compagne, en a magnifiquement
rempli le vide. Les voici donc, arrivés en
pleine nuit, perturbés par le décalage horaire,
dans une suite d'tllî palace de Tokyo, Au
milieu cl 'un encombrement de valises, de portants de vêtements. Bien calé dans ln trousse
de toilette du narrateur, se caehe un petit flacon d'acide chlorhydrique. Fn cas. Pour en
finir soi-même un jour ayec la vue du
monde? Pour en lancer sur quelqu'un d'autre
le contenu? On a trndilionnellclllent accoutumé de vitrioler il l'acide sul l'urique. rVlais le
narrateur ne sc situe pas dans un tel excès, il
sc contente d'un. acide ménager \'endu
COlllme décapant. A cela aussi on reconnaît
Jean-Philippe Toussaint, toujours un ton plutôt en dessous, souvent pas très loin de l'ascèse dans l'écriture.
C'est d'ailleurs quasiment en spectateur, ou
en légiste, que le narrateur évoque le désir
d'éloignement réciproque récemillent apparu, qu'il parle de la séparation ù \'enir, au
lllotirù la rois inllme ct considérable:« Nous
nous aimions, mais nOliS Ile nous supportions
plus ». F(/irc l '01ll01i/', titre paradoxal dans ce
contexte, pourrait alors s'entendre comme un
désir de construire il nouveau cc qui est en
passe de s'écrouler. Tandis que sans répit
quelque larme glisse sur l'une ou l'autre joue
de Marie. et que celle nuit-là une secousse
sismique ébranle Tokyo, variation sur le
thème des deux Îllfïllis, l'on devine, sous
l'impassibilité de principe, des mouvements
douloureux qui refusent de sc clin::, Le jansé-
13
nisme ne se tient jamais très loin. Alors on
se détourne, on se tient derrière la fenêl re à
la vitre vcrrouillée et l'on rcgarde la ville saLIs
lcs éclairages, « endormie au cœur de l'univcrs », tcl un astre perdu « dans l' infini dcs
espaces cosmiques ». Ou bicn l'on descend,
sous la neige, avec aux pieds encore les Illulcs
de l'hôtel , cl l'on s'enfonce, avec Marie qui
ne peu l dormir, dans une ruc agi tée du Tokyo
nocturne , el dans un restaurant l'on cho isi t
« les idéogrammes les plus appétissants }).
Les scènes ainsi se succèdent, non pas selon
le principe d'une monlée dramatique , mai s
commc une juxtaposit ion de tab leaux aux
ambiances glacia les, tandi s qu e l'on identifie, à de brutales échappées, cc qui bouillonne
encore en Marie et dans le narrateur. Comme
si une fatalité se jouait dc ces deux dcstins.
La passion, la violence des sent im ents ne
sont j a ma is déc rites, elles surgissent de
celle écriture qui pousse l'a I'l de la suggestion à un point rarement atteint. Qui sa it en
quelques lignes magistrales aussi bien saisir
un paysage urbain que restituer le grouillement montant de la vic au petit matin. Qui
met su rtout conlinüment à nu la misère imlividucllc et la so litude. Avec à la fin cet acte
dérisoire, version moderne aseptisée et édulcorée des désespoirs d'antan l'acide versé
sur une neur, au milieu d ' une pelouse.
L'écriture fait donc tcnir tou t cela ensem ble,
portée pa r une vision douloureusement
lucide, sorte de traduction contemporaine de
l'angoisse dévo lue il« l'homme sans Dieu ».
Dans Ic fou ill is des vêtements ct des accessoi res dc luxe de la chambre surchaufféc,
alors qu ' un somptueux bouquct dans un coin
déjà se dessèche, c'est en rait il une vertigineuse descente en so i-même que l'on assiste.
Malgré les ex pédi ents, les « divertissements », pour tenter d'y échapper: le voyage
en Shinkansen, le bref séjour du narrateur
chez un ami il Kyoto, les coups de fil il
Marie, le retour il Tokyo CI la pulsion de
violence, détournée contre la neur.
Jean-Philippe Toussaint n'en finit pas de
creuser, d'explorer ce qu i se joue sous le
matérialisme du monde ambiant Avec Paire
l'amour, il a incontestablement atteint un
premier apogée, dans cet art délicat.
LE SOIR
MERCRFDI
n
Aoür 2002
PROMOTION ET MANIFESTATIONS EXTERIEURES
Toussaint
que c'est triste, Tokyo ...
fait remplir un flacon d'acide
chlorhydrique, ct je le gardais sur moi cn
pcrmHlIclH'c, a"cc l'idée de le jeter un jour
ù la gueule de quelqu'un .
,J'~lY<ljs
.IACQn:s DI-: n!:ClŒR
De !' (Imam, 011 a beaucoup conté les commenCements, ct il en est de mémorables
récits, qui fOlll de grandes pages de ]il1craturc. A-l-011 Hussi sou\'cnl dépcim les
conclusions ;lmourcuscs ? Elles ne sonl pas
très édifiantes, aussi jCllc-l-on SOllYClll un
roile pudique sur ces misérables fins de
comètes. Ou alors, il nlllt beaucoup de talent
pour transformer Cil objets d'art cc qui coCne
si cher aux ÙJHCS ct aux corps. li est quelques
notoires exceptions il cette discrl:tioll. chez
les meilleurs.
Les considérations désabusées de Swann au
terme de sa passion pour Odeue, par
exemple, Ou la magnifique {{ Fin d'une liaison» de (jraham Cireene qui, récemment, il
j'écran, n'avait rien perdu dc sa poignante
gnlv!té, Il v a désormais Ic nouveau roman
de Jean-Philippe Toussaint, intitulé par antiphrase {{ Faire j'amour ». puisque c'est très
exactement du contraire qu'il s'agit, d'un
amour qui sc déhlit. que l'on déj~lit, d'ulle
déhllte Cil somme. Toussaint nous rait ja description parfaite d'un désaccord, d'un
désastre, infinitésimal ct gigantesque.
L',wteur de « La salle de bain» nous avait
déjà donné un li\Te sur cc ton, cl dans ce
registre, « L[l réticcnce ». Toul v était cn
(lc~ni-tcin[e, entre chien et louI;, effleuré
d'une plume dcs plus fines, salls ruptures.
presque sans coutures. « Faire l'amour» a
cette même Iluidité, cc drapé, comme un
long solo de saxophone dans la nuit, d'une
mélancolic Cjui scmble ne pas pouvoir
s'éteindre. Une note qui sc tient. au-delù de
la limite du sou me, on a peur que cela se
brise, mais non, jusqu'au point final. la
ll1ême intensité, la même densité sont 1<\.
Quand le rideau tombe, on s'aperçoit qu'on
a été capté de bout en bOllt. en un suspense
dont seuls les mots sont les gages, sOll\'er<linelllent placés comme les pierres dans ces
jardins secs dont les Japonais ont le sccre!.
Or, l'histoire sc passe tIU Japon. Toussaint
connaît ce pays où il a beaucoup séjourné,
dont il parle notamment dans son li\Te
{{ Autoportrait (ù l'étranger) ». On comprend
qu'il aÎi choisi de situer son roman dans cc
que Roland Barthes appelait {{ L'empire des
signes ». C'était une façon de pousser plus
loin le défi, de s'imposer une plus grande
précision des trails el des indices. Dans cet
univers de la ligne claire, le nou, approximalif' ne pnrdollnent pas, C'est comme de
jouer du xylophone (hms une cathédrale: pas
question dc l'rappel' à côté, les vitraux en
trembleraient. La réussite dc l'entreprise se
situe hl dans la hardiesse des conditions
mises ù son accomplissement, et dans la IlHIÎtrise HYee laquelle elles sont remplies.
Il s'agit de cc dont 011 ne sait pas si ce rut
jamais un couple. Elle est Ulle conceptrice de
mode, elle a une boutique il Paris, Ù l'enseigne
dérisoire de Allol/s-y. aJ/ollz-o, suf'f'îsammcllt
réputée pour qu'on Itli organise une exposition au Japon, Lui, c'est son prince consort,
il n'est même pas son garde du corps ni son
chaurICur. Il sc trouve qu'il relève de son intimité, disons qu'il est son amant. D'ailleurs,
il a a\'cc clic des privautés qui J'attestent.
ivlai:-; si iamai:-; cela a un jour bien vibré entre
eux, ce 'temps semble ré'yolu. Lui en ressent
une agressi\'ité vague, concrétisée Cil un fla-
15
con d'acide chlorhydrique qu'il garde ell
poche comme un e grenade qu'i l pourrait
dégoupi 11er il tout instant. Dès la première
ligne, cette Illcn<lce cst là, elle pèsera sur tout
le livrc, ct cll e le bouclera en une sorte d'estampe finale, cruell e et décalée.
Ell e, cl Ic pleure comme UIl C Madeleine, elle
vit très mal cette fin de règne, ce lui de
l'amour, c11 e est épuisée, comme si elle était
tront pas le po int final à ce qui, Uil temps,
les rapprocha, sans effus ions ext rêmcs au
demeurant. Ca r l'amour, si dans ce réci t il
est concevable qu'on le fasse, ne s'éprouve
pas, ou alors par son manque. irrémédiabl e.
Jean-Philippe Toussaint est de ces écrivains
qu i concen trent en eux l'humeur d'uil temps,
le voici qui nous montre une sorte de déclin
affectif du monde actuel , où Occ idcn t ct
bruta lement privée de son énergie. On a le
sentiment , fréquen t chez Toussai nt depuis
ses débuts, qu 'on est dan s lm monde qui sc
délite. Il est, en cc sens, un éc rivain typique
d ' un tournant d'époque, cadastrant un présent qui ne sai t pas où il va, qui ne pose plus
de gestes , qui de toute manière ne les achève
jama is. Ici Ma ri e et le narrateur erren t dans
cette c ité démesurée qu'cst Tokyo ct ne parvien nent pas à ponctuer leur histoire, en ce
sens qu 'une ultime étre inte leur est refusée ,
par un effet d' interl1lption constan t ct
comme iné luc table. Il est éc rit qu ' ils ne met-
Orient sc confondent en une éga le désappétence de vic, ct un semblabl e désencha nt eme nt. Le plus curieux, c'est que l'on so it
subj ugu é à ce poi nt par cette description
d'un plaq uage oll l'homme, forcément, est
od ieux , et la femme muette ct désarmée.
C'est dû il une adéquation totale entre un
propos ct son expression, comme on la
constate devant certains paysages, de grands
artistes nippons: cette chute d' eau, cc héron
il l'avant-plan, celte pagode dans le loin tain
n'auraient pas pu être autrement disposés.
C'est bien ct c'est tout ce qu ' il fallait di re.
JEAN-PHILIPPE TOU SSAINT
a publié
aux Edition s de Minuit .'
LA SALLE DE BAIN , 1985
MONSIEUR,1986
L'APPARE IL-PHOTO , 1989
LA RÉTICENCE , 1991
LA TÉ LÉVISION , 1997
AUTOPORTRAIT (A L'ÉTRANGER), 2000
1/ a réalisé trois film s .'
Monsieur,1989
La Sévillane (L'Appareil-photo), 1992
La Patinoire, 1999
Les plJotographies en couleur sont de Jean-Philippe Toussaint.
".
!
REVUE DE PRESSE
JEAN-PHILIPPE TOUSSAINT
FUIR
rOI1Utlt
o Jean-Philippe Toussaint. Chill~ lOOJ
LES ÉDITIONS DE MINUIT
17 aotÎt, n° 507 i 14 septembre, n') 511
,
Ecrivain contemporain
Fuir, après Faire l'alllollr, assène l'éviw
dence
JeanwPhilippe Toussaint offre
depuis deux livres la réponse la plus forte
que la littérature pouvait apporter à ce que
le cinéma produit de plus contemporain ~
les films d'Hou l-Isiaowhsien, de \\Tong
Kar-wai, d'Edward Yang ..
Il y a vingt ans, Jean-Philippe Toussaint a
fait irruption avec un premier texte comme
il n'en paraît que très rarement, de ceux
qui s'imposent en donnant le sentiment
qu'une nouvelle génération accède au
roman· du côté de l'écrivain comme de
celui de ses lecteurs. La Salle de baill a
marqué son époque et fait basculer en lit w
térature nombre d'entre nous, comme plus
tard Extensioll dl! domaine de la lutte,
Baisewllloi ou Tmisll/es le fera pour
d'autres, plus jeunes.
En vingt ans, Toussaint a su ne publier que
huit livres, demeurant un auteur relativement rare, toujours attendu, souvent inattendu. Avec Faire l'amour en 2002, il faisait le récit d'une triste séparation
amoureuse en rompant joyeusement avec
une part de son univers littéraire ~ se
défaisant notamment d'un usage quasi
scientifique de son sens de l'humour. Plus
que les mots (aussi bons soient~ils) les
images faisaient désormais la matière de
son écriture. Fuir prolonge Faire l'amour.
Après le Japon, la Chine -- ct une autre
destination qu'il convient sans doute de
garder secrète pour ne pas entamer le plaisir de lecture de cc nouveau roman
éblouissant de beauté simplissime. Audelà de toutes leurs différences, s'il y a un
romancier auquel peut faire songer
Toussaint c'est Patrick Modiano. Sauf
qu'ici, à la place de j'histoire, ce serait la
géographie. Là où Modiano travaille en
profondeur Je passé, Toussaint cadre le
contemporain. Les deux pourtant procèdent par le mouvement, le déplacement.
Voilù la littérature qui bouge, se frotte aux
arts plastiques, au cinéma pour s'inventer
d'aujourd'hui.
Jcan~Philippe Toussaint, joint brièvement
clans la cabine téléphonique qui le relie au
monde lorsqu'il est, comme cet été, en
Corse. Avant de revenir, dans les pro~
chaines semaines, plus longuement avec
lui sur Fuir. « Avant de cOll1mencer I/n
livre, la question est !Ol!iours qu'est-ce
que je peux écrire maintenant? Ce qui
vellt dire aussi que peut la litférature
actuellement? Et notamment que peut-elle
dans 1111 monde d'images.lIy a trente ans,
Wl écrivain 11 'était pas baigné COlllme
m!iO/m/'hui d'images. Pour 1I10i, c'est très
naturel. Je Ile suis absolument pas jaloux
ni cm'ie/lx du cinéma. Je ne dirai pas 11011
plus que la liftérafUre est supérieure au
cinéma. Afais je suis de plus en plus
convaincu par la force de la littérature ef
presque sceptique qllant cl celle du cinéma.
Ce qui va un peu cl l'encontre de l'époque.
En fait, je n'ai aucun complexe viswcl-vi.\'
du cinéma, ni d'i/!fériorité ni de supériorité. Avec Fuir, j'ai essayé d'({joutel' de la
cohérence à ce que j'ai commencé avec
Faire l'amour mais .'HlI1S rien fermer.
Chaque élément, chaque partie doit apporter une ligne d'ouverture supplémellfaire.
Les deux livres SOlI! indépendants, mais la
tmisième partie de Fuir répond (lufanl aux
deux première.)· qll 'à Faire j'amour - don!
les événements se siruent chro/lologiquement après, l 'hiver qui suit l'été de Fuir.
Avec ces illdices, hiver placé al/ début de
Faire l'amour, été all début de Fuir, 011
peut deviner lin ensemble de quatre Ih'}'(~s.
Afais cela reste Ollvert. )
3
II y a vingt ans, Jean-Philippe Toussaint publiait La Salle de bain,
premier roman de toute une génération. Depuis, il écrit la littérature
au présent - Fuir, son nouveau /ivre, es! une urgence, lin pur
moment de bonheur de notre temps. Par Syll'Clin Bourllleau
La puissance du cinéma est souvent déso~
lante pour la littérature. Pourquoi üludrait-il
Cil effet qu'un gentil petit r!lm de rien du tout
comme Losr in 7hmslarion soit vu (ct apprécié) par tant de gens quand, sur un thème ct
des lieux si similaires, j'éblouissant roman
de Jean-Philippe Toussaint Faire j'amollr,
n'avait pas connu le triomphe qu'il méritait,
alors même 'lu 'au plan des images, soit sur son
propre terrain, il venait laminer la production
cinématographique la plus chic? Entre les
deux, pas photo on savait lequel éwit vraiment fils cie cinéaste, héritier d'Antonioni,
n'ère d'Hou Hsiao-hsicn et de Wong Kar-wai.
Romancier (et cinéaste d'occasion). JeanPhilippe Toussaint a résolument pris llll tournant visuel avec Faire / 'amour. li prolonge
avec Fuir, accentuant cette envie non pas de
cinéma, non pas de concurrence du cinéma.
mais plus simplement de littérature ail temps
du cil/éll/a - er de l'art C'ol/tempomil/.
Fuir (été) peut se lire seul, mais il se présente
aussi comme la deuxième installation d'un
probable quadriptyque entamé avec Faire
l'alllou!" (hiver). Plutôt que d'agencer un système clos ct trop parfait, Toussaint imagine,
à la manière de Lawrencc Durrell pour Le
Quatuor d'Alexal/drie, un édifice qui ouvre
les perspectives ct dégage les possibles. Le
caractère en chantier de cette œuvre vient renforcer le sentiment de contemporanéité qu'en
dégage chaquc page, Toussaint est l'un des
très rares écrivains contemporains ... de ceux
qui, avec les moyens de la littérature, juste les
mots, produisent les mêmes ctforts que
d'autres artistes au même moment, notre présent, pour dire le mon cie. En cela, il fàit exactement le même travail ct produit rigoureusement le même plaisir que Bill Viola. David
Lynch ou Jan Lauwcrs.
ENTRETIEN _. Pourquoi avoir situé l'essentiel de vos deux derniers livres en Asie, au
Japon, puis en Chine '?
Jea/l~Pllilippe
TOllssaill1 Je suis allé souvent
au Japon où mes livres som traduits depuis longtemps. Et il s'est trouvé qu'en 2001, mon éditeur chinois m'a invité. 11 m'a demandé ce que
je souhaitais, si je voulais des hôtels quatre
étoiles, "cnir accompagné ou en business class,
ct jc lui ai répondu que je voulais justc rester
longtemps. Il s'est arrangé en bricolant, avec des
mécènes et des étudiants chez lesquels j'ai logé.
ct j'ai passé trois semaines à Pékin, trois
semaines à Shangai et trois semaines li Callton.
Mais pour la Chi~1e comme pour le Japon, c'est
le goùt ct le plaisir qui m'ont après coup rait
écrire. L'envie d'y être, parce que quand j'écris,
j'y suis en esprit. J'ai écrit Fllir en quatre sessions intensives de dcux ou trois mois, autant de
temps qu'en imagination j'ai passé en Chine. Et
puis, il me semblait qu'il y avait Jit quelque
chose de très intéressant pour un écrivain du
début du xx!'· siècle, la Chine représente le
monde qui est en train de sc transformer, Je
monde qui bouge, qui évolue. Pour moi, la
CJline, c'est le contemporain. Et quand j'écris,
iJ s'agit toujours pour moi de parler de mon
époque, du présent. La Chine m'est ainsi apparue comme une urgence.
On peut effectivement vous qualifier d'écrivain contemporain comme on parle d'artiste
contemporain. C'est lin adjectif dont on a le
sentiment qu~i1 ne s'applique pas à beaucoup
d'auteurs, tant la littérature reste prisonnière
d'une histoire pesante qui la maintient dans
des formes convenues.
J'ai souvent, en effet, le sentiment que la littérature contemporaine est plus liltéralUre que
contemporaine. Je ne suis pas sùr que les écrivains actuels aient une bonne connaissance de
l '(Ir! eOlltemporain. Prenei: par exemple la queslion de J'intime, du banal, du quotidien que travaille l'art contemporain. C'est un thème que j'ai
abordé dès mon premier roman, J.a Salle de baill,
sans même savoir cc qu'en faisait l'an contemporain. Mais celte leçon de l'art contemporain,
l'utilisation très travaillée formellement des
Polaroïd, des souvenirs de vacances, la littérature
ne l'a pas souvent tirée. Ce qu'on appelle l'autoflction est très éloignée de tout cela. Cc qui m'a
conduit ù répondre cn quelque sorte il l'autoflction avec AUIOpOrl/'(li! (à !'é!mllger), en prenant
le parti de J'art contemporain. Les barrières sont
encore très rigides . .le n'ai pas non plus l'impression que les plasticiens lisent beaucoup la littérature contemporaine, pas plus que !cs
cinéastes. Chacun vit dans son monde. Pourtant.
les rares curieux enrichissent considérablement
lellr travail.
4
Vos deux derniers romans peuvent appanlÎtl'c
comllle ulle réponse magnilÏquc de la litU'rature à cc qui sc fait de plus fort dans le cinéma
contemporain. En vous lisant, on en arrive
presque li. sC' dire: à quoi bon le cinéma '!
.raime cette formule. Je le prends comme un très
joli compliment. On Ille di! som'cm que mes
romans SOIl! tres cinématogmplliqucs. mais il
I~lllt distinguer le cinématographique du visuel.
Mes livres som éminemment lilléraircs
les
images qui surgissent sonl fnites de mots. Au
cinéma, 011 Ile j~\il pas d'images (I\"CC des moIS.
E! si cc que j'écris est très visuel. cela ne me
"cmhle pns vraiment cincnwlographiqllc. Pour
moi, un li\TC cinématographique est Ull livre
dont un meneur en scène pourrait sc servir
pour créer lui-même des images, c'est-à-dire Uil
li\TC avec une histoire. Or. la l'oree de mes livres,
cc n'est pas l"intriguc l11f1is les images déjù
construites. Cette impression cinématographique
vient peut-être du fait qu'il y a pcu de romans
aussi radicalcment \'isuels. C'est vrai que dans
Fair!:' / '(//1I0IIr lai consciemment 1:1it de la
lumière un élJment aussi imponant qu'au
cinema. Lorsque j'écrivais, il lll'arri\'ait de pellscr que je « faisais» la lumière comme un cher
op . .le stlis de plus cn plus visuel. f~crire le rêve
est par exemple une chose qui lll'intéresse
aujourd'hui. AV<1n1. je me méfi,lis de l'onirisme.
Aujourd'hui, hl strtlcture purement visuelle du
rêve, très intime ct solipsiste, la transcription de
cc monologue intérieur visuel, avec ses emotions
ct ses angoisses, cela me passionne. David
Lynch recrée magniflqucment cette matière au
cinéma. On pcnse il la très belle formule oxymore de Baudelaire, « /Ill rên! de pierre ».
Vous parliez de la lumière, on pourrait évoquer, de la même façon, les couleurs. Vous
êtes un coloriste comme Matisse ou plutôt le
photographe William Egglestoll,
Dans Ull paragraphe, j'affiche noir sur blanc si
.le peux dirc, cette mnbition. Un paragraphe sur
le vert CI ln Chine. ,le pars du "ert de la lumière,
ct j'ajoute quelques touches de m,lUve, des
Iléons, ct puis du bl<lllc Slll" les visages. Je \"oyais
Van Dongen, alors j'ai commencé il chercher Uil
peu de doc, ct puis j'ai hésité. Je ne !,khc pas
un nom propre camille ça ! Et, Ilnalemcnt, je ne
l'ai pas l<îché, parce que je me suis dit Vall
Dongell ça fait lin XL\:" ct cela brisera le contemporain. Même si 1110i je voyais très justement
d,ms mon image Ull tableau de Van Dongen, je
Ile pOllvais pas me perme1!re cette notation XIX".
Chaque nom propre a un poids incroyable, je les
lfichc avcc parcimonie. Si .le cite Mapplethorpe
d<llls Fai)"e !'([II/OIII", c'est ù dessein, j'ai bien calculé Illon coup. Cet autoportrait il 1<1 canne il tête
de mort donnait Ulle esthétique photographique
très contempornine, 110ir ct blanc, contrastee, qui
pCtlt S'Cil mêler aux néons de Tokyo. Van
Dongen, le p,lU\Te, ça n'allait pas ..
La notion de's noms propres renvoie au
contemporain, mais comment ne pà5 non plus
trop dater UI1 texte, cOlllmeut atteindre l'uni"el'sel?
TOUl le monde sait qu'on est plus facilement
universel lorsqu'on va vers l'intérieur de 50imême. lll1e faut surtout pas chercher il être universel. J'ai pu constater qu'une phobie toute persOllnelle du téléphone peut prendre une
dimension universelle alors même qu'elle n'est
visiblement pas partagée par grand monde si l'on
Cil juge par l'essor du marché du portable!
Dans cette' belle' scène du télépholle, vous soulignez le lien très étroit entre téléphone' ct sus·
pe'llse ! la conversation est littéralement sus·
pendue à Ull fil.
II Y a cinq ans, il aurait été impossible d'écrire
celle scène. Cette qualité d'ubiquité est totalement contemporaine. Marie est au Louvre ù Paris
ct parle au narrateur qui est dans un train en
Chine. J'ai réussi cette scène d'être ù la fois en
Chine ct cl Paris . .le traite les dellx lieux sm le
même pl<ln. On est il la fois dans le ,le et dans le
II. La troisième persollile fait son apP<lrition alors
que le livrc a coml1lencé à la première. C'est une
exploitation littéraire de cette extraordinaire qualité d'ubiquité que permet désormais le téléphone
portable. Cela m'a saisi, j'ai cu conscience Cil
écrivant cela d'avoir trouv6 quelque chose qu'aucun écrivain ne pounlit avoir réalisé auparavant.
Voilù comment la litterature pcut être contemporaine, en trouvant des réponses très littéraires il
des situations nouycllcs.
Eu PocculTenee ulle situation dynamique
aussi: le narrateur parle depuis son portable
vers Paris tout eJl se dirigeant, en train, ,'crs
Pékin. Le mouvement traverse Fuir, on s'y
déplace quasi pcrpétuellemcnt, à l'hol'izOll'~
talc, en train, à moto, à cheval..,
Le mouvement. c'est f(mdamental. L.a priorité
pOlir cc li\Tc, ce n'était pas la vision du mondc,
l'humour ou les idées, et même pas seulement
la recherche de la beauté. J'ai eon~tallllJ1ent
pensé Cil écrivant que la priorite était la
nxherehe de l'énergie romanesque. L'energie
romanesque est une chose invisible, brülante ct
presque électrique, qui peUl surgir parfois des
lignes immobiles d'un livre. lndépendammcn(
de l'histoire, de l'anecdote. C'est en la découvrant chez Dostoïe\"ski que j'ai commenté ù
écrire. Plus récemmcnt, je l'ai ressentie Cil relisant Faulkner. C'est probablcmcnt l'une des
5
raisons du néchisscl11cnt opéré avec Faire
pour retrouver Ulle sorte d"acidité. Je
l'avais simplemcnt pressenti en écrivant Paire
{'alilour, avec Fuir je l'ai consciemment recherché cn permanellcè, Cest biz,lrre parce qu'il
s'agit de quelque chose d'invisiblc, de ténu, Cc
n'esl pas materiallsablc mais cela existe
qu'est-cc qui j~lit qu'à un moment la pupille du
lecteur sc dilate?
Le moment où Jérôme Lindon a décidé de le
publier rut l'une des choses les plus fOrles que
j'id \'écu commc écriv,lin. El puis le fait qu'il en
a l'<1it dès la prcmière année un succès, cc qui
n"était jam,lis c1rrÎ\'é pour un premier roman aux
éditions de ivlinuit. Je vis de ça depuis \!ingt ans,
Cc fut un accès immédiat au statut social d'écrivain, J'était très !laïC mais avec le rccul je mc
rends mieux compte de pourquoi ct COll'l111Cl1t
Vous parlez (Pénergie romanesque, et d'une
écriture qui aurait évacué toute vision du
monde, mais cela pourrait allssi s'appeler
poésie.
Je suis né en 1957, l'cens au xx)" siècle, Cl la
poésie, ce n'est plus" cc qu'on fait. Comme on
ne fait plus de peinture à l'huile mais de la vidéo,
Quand j'ai commencé à écrire en 1985, plus personne ne faisait de la poésie, Le romall est parfait, il permet tout. ,le n'ai aucune nost,llgic de
la poésie, même si je lis beaucoup Baudelaire,
Du coup, je ne me suis jamais posé la question
de la poésie. J'en fais peut-être, comme
IVfonsieur Jourdain de la prose ..
Jérôme Lindon a pu présenter cc roman comme
quelque chose d'important. Lc rclisant récem~
ment pour corriger les épreuves de l'édition de
poche, je me suis rendu compte qu'on y trouve
déjà cc qui nlit J'esscntiel de mes livres aujourd'hui, même si je suis sans doute meilleur tcchniquement, plus" il l'aise '" là, les phrases étaient
courtes, je ne j~lisais pas de triple saut périlleux,
Pour un lecteur qui n'a pas UIlC grande eünnaissanœ de la lillératurc. c'est un livre plus im111é(liaI, plus abordable quc Fuir. Et puis, chose
assez rare, c'est UI1 livre qui peut toucher lm
public très jeune - cc qui s'est d'ailleurs passé,
Cela émerveillait beaucoup Lindon: \ln livrc que
les icunes achètent. C'est resté mon ambition,
mêll1c si les jeunes pcuvcnt avoir jusqu'à 50
ans! Il m'importe d'écrirc pour les gens de mon
temps. Encore l'idée du contcmporain,
{'(//i/OIII"-
Votre premier roman, La SlIlIe de bain, a paru
il y a vingt ans. Quel regard rétrospectif por-
tez-Volis sur ce livre,
tion?
SOlI
succès et sa
récep~
9 septembre 2005
La mesure noire du temps
Shanghai, Pékin, l'iÏe d'Elbe. Jean-Philippe Toussaint se joue de l'e.space,
resserre le temps, croise les hasards ef le,)' .Iient/ments. Il démontre surtOl/t,
cl nouveau, sail (/1'/ de rendre le monde à sa densité, à ses mystères,
à sa contingence
A une littérature saturee de messages et
d'idées, toute pleine d'avis péremptoires sur
le monde, sur le présent ct sur le devenir de
nos sociétés, il est loisible de préférer des
approches plus dépouillées et libres de la
réalité. Ce n'est pas à une évasion tapageuse
que l'on est alors convié. Le monde n'est
pas refait à la convenance du romancier,
embelli, « poétisé », ou repeint plus noir
qu'il n'est. Il est simplement là, dans sa densité impénétrable, rendu à ses mystères, à ses
hasards, en même temps qu'à son prosaïsme
ct à sa contingence. L'imagination n'est pas
un prétexte pour s'éloigner de cette alchimie
qui est notre condition même, mais pOlir
trouver l'un des chemins qui y ramènent.
Jean-Philippe Toussaint, avec Faire / 'amoll/'
(l)? avait démontré, d'une manière éclatante, magnifique, son art de restituer une
telle densité, de faire se croiser !es êtrcs et
les circonstances, les lieux ct les sentiments.
Tout cela avec une gravité et une hauteur qui
marquaient un vrai enrichissement de sa
manière initiale. Fuir se situe exactement au
même niveau. Les deux livres formant une
sorte de diptyque asiatique. Le Japon en
vedette du premier, la Chine comme partenaire principale du second. L'hiver là, ici
l'été - cc qui laisse donc aux lecteurs l'heureuse perspective de deux autres volets.
Comme le Japon, mais différemment, la
Chine of'll'e au romancier l'avantage d'un
cadre parfaitement étranger, exotique, et la
possibilité d'isoler son héros dans une bulle
invisible, de la confronter à des codes, à une
langue et des usages illisibles. Et donc à une
multitude de malentendus. Il y a cinq ans,
Toussaint, explorant les agréments du
dépaysement, soulignait: « ... je sais qu'aux
voyages s'associe toujours la possibilité de
la mort -- ou du sexe» (2). Les channes
éventuels ct surtout les angoisses d'une tclle
association constituent la matière des deux
romans.
Faire l'amour. Fuir ... Dans les dcux cas, un
titre infinitif tente désespérément d'objectiver cc qui ne saurait l'être, tant le désir ct
l'inquiétude sont présents, tant ils agissent et
perturbent. On dirait des impératifs empêchés, ou figés clans une même sidération, des
lignes de conduite que l'on est impuissant à
maintenir droites. Tous les éléments et détails
des deux romans, même ceux qui semblent
surgis de nulle part, sont à leur place. Car l'art
de Toussaint est d'une précision impeccable,
géométrique --- son premier roman, en 1985.
La Salle de bain (3), s'ouvrait sur la définition pythagoricienne du carré de ! 'hypoténuse - alors même que tout échappe à notre
prise, ct même il notre entendement, fuyant
comme du sable entre les doigts.
Résumer Fuir, ce court, dense ct cependant
aérien roman, reviendrait pratiquement à en
réécrire chaque page. Car tous les détails ct
les épisodes s'enchaînent, s'emboîtent, non
du tout pour former un séduisant ensemble,
le dessin harmonieux d'un fragment d'existence, mais pOLir mettre en lumière un très
étrange ct hétéroclite appareillage, une sorte
d'entrechoquement des choses et des circonstances. Mais, justement, toute existence,
dès lors qu'elle est déplacée, comme déboîtée de son axe, rendue, par telle circonstance,
étrangère à cHe-même, ne présente-t-elle pas
7
cette apparence? C'es! la face sombre,
angoissante, peut-être mortelle, de l' exot isme
qui est ici visitée. Toussaint excelle à introduire Je trouble; il sait faire régner une fatale
anarchie dans l'esprit de son narrateur mais
une anarchie qui, bizarrement, ne contredit
pas l'esprit d'ordre ct cie géométrie.
Shanghai, Pékin, l'He d'Elbe. Trois parties,
trois lieux. Quatre personnages: le nalTateur,
Marie sa compagne, créatrice de mode pour
la maison «Allons-.1' .4l1ons-o », Zhang
Xiangzhi, guide chinois et « relation d'aj:
faires de Marie », ct Li Qi, accorte reprtsent ante de cette virtualité érotique que l'on
croise, si l'on en croit Toussaint, lors des
voyages. Mais d'emblée tout cloche,
flanche, menace. Sans réponse, !cs questions
restent suspendues au-dessus du vide.
Première phrase du livre: «Serait-ce ja!l1ais
fini avec Afarie ? »
.
Lc temps du récit est bref, trois jours si l'on
a bien compté, fuseaux horaires inclus. {( Je
Il 'avais pas dormi depuis quarante-huit
heures, 011 plutôt j'avais sommeillé en permanence pendant celte intCl'minable dude
brumeuse de voyage ininterrompu, où, da/ls
de5 heure5 égales, les jours ne se diffi!renciaient pas des /luits. »
"
L'esscntiel de la première partie sc passe de
nuit, dans un train qui mène de Shanghai cl
Pékin, où le narrateur, Zhang Xiangzhi et Li
Qi vont voir une vague exposition d'art
contemporain. Il fait chaud dans les couchcttes. Tout le roman poisse d'ailleurs de
chaleur; la sueur colle les vêtements, fixe la
poussière. Tandis que l'Européen et la
Chinoise font plus intimement connaissance
dans les toilettcs du train, le téléphonc portable - celui que lui a remis son guide dès
son arrivée
vient déranger de sa sonnerie
les ébats inconfortables du couple. C'est
Marie. Son père vient de mourir.
Dans la deuxième partie, on arrive en gare
de Pékin, le matin. Mais rien ne va plus, et
les événements, violents, inquiétants, incompréhensibles vont s'accélérer. Le narrateur
n'arrive pas il suivre, cl coller à cette accélération, il est submergé, son trouble grandit. « Depllis celle !luit, depuis le coup de
téléphone de Marie dans le train, je percevai:.,· le monde cOlllme si j'étais cn décalage
horaire perll/ancnt, avec IIlIe légère distorsion dam l'ordre dll réel, /(n à'art, /lne
enTOrse, I/ne minl/scule i!ladéqutltù)}) el/tre /e
II/onde pOl/riant .fàmi/ier (J/( 'on a SOIIS /es
yel/x ef la façon /oillfaille, vaporeuse et distal1ciée, dont O!l le perçoit. ))
Dc Pékin, après une escale à Paris, notre
hOlllme arrive sur l'île d'Elbe, juste pour
l'enterrement du père de Marie. « La
Méditerranée était ca/me COll/ille 1//1 lac, ( .. .)
j'avais /e sentiment d'étre hors du temps,
j'étais dm/s le silence - /III silence dont je
Il 'avais plus idée. »
Mais iJ n'assiste pas aux obsèques, ou plutôt il choisit de disparaître de la vue de
Marie. A la vacance du narrateur répond
alors l'angoisse de lajeu!1e femme. Les deux
attachés (ou séparés) par une brutale ambivalence amoureuse ct sexuelle, ( COli/me si
nous Ile pouvions désormais plus IIOIIS
approcher, et 1I0llS aimer, q/le dans le héris.vell/ell! ct la brusquerie )). Et toujours ce
temps impalpable, accablant, lourd cie chaleur ct de menace. « Je sentais le tell/ps
passer avec 1(l/e acuité particulière depuis le
(Mbu! de cC> l'o)'age, les heures égales, semblables les III/es aux autres, (Jui ~. 'écoulaient
dans le ronronnement conlilill des moteurs,
le temps ample et jllIide qui m'emportait
ilia/gré II/on imlllobilité, et dOllt la II/ort _. et
ses violelltes grUlifres - était la mesure
110ire. ))
Des détails incon!..!,l'lls ou obscènes sun.dssent, participant à~la parfaite économie~du
récit. Le fortuit prend la valeur d'une nécessité.
La fin du roman mais pas seulement la fin
- est tout simplement admirable, lumineuse,
surprenante. On nc sait rien, le trouble n'cs!
pas levé, et pourtant la réalité est comme
étendue, enrichie, libérée. Que demander de
mieux, de plus, il la littérature?
Patrick Kéchichian
(1) Ed. de Milluit (" Lc !vlondc dcs lines}) dll 30
<loùt 2002).
(2) AlIlopol'lrail (â rém/llgcl) (Ee!. de lVlinuit).
(3) Repris Cil poehe dans hl collection" Double }),
a\'cc Uil COUr! lextc inédit de l'écrivain rclatant sa rcncontrc avec Jérômc Lindon (l40 p., 5,30 €).
I ..eJoul"nal
du DiJnanclt(~
1 J septembre 2005
Pour qui sonne le portable?
Le téléphone portable est l'invention la plus
romanesque depuis J'invention du train, de
la voiture ct de 1'avion. C'est le moyen de
transport absolu n'importe où, Il 'importe
quand. COlllment s'étonner que SOIl utilisation soit déconseillée ou réglementée dans
les trains, interdite dans les voitures ct les
avions? Ils ne veulent pas de cc rival si commode.
Depuis que le téléphone existe, les romanclers cl les cinéastes s'en sont beaucoup
servi pour introduire brutalement des rebondissements, des coups de lhé<Îlrc, des digressions, des histoires dans 1'histoire. Mais
c'est le plus souvent au domicile des personnages. Ils sont chez eux pour recevoir le
choc. Avec le portable, cc peut être dans un
lieu ct ù un moment où ils ne s'y Jllendent
pas, vraiment pas. Cette irruption cxotique
ct incongrue d'une sonnerie, d'un appel,
d'un tiers, du destin, quoi, en cfTct, de plus
romanesque?
En voici un exemple.
Aussitôt débarqué de l'avion à Shangai, le
narrateur reçoit de 7.hang Xiangzhi, son correspondant en aff<ùres très chinoises, un portable. Pour le surveiller'? Pour l'appeler il
toute heure du jour ct cie la nuit? Il n'a
jamais aimé le téléphone. Trop de connivence avec la mort, a-t-il toujours pensé. Il
fourre l'appareil dans son sac el il n'y songe
plus. li lie très vite connaissance avec la
douce Li Qi. Elle lui demande de l'accompagner Cil train ù Pékin. Pourquoi refuser un
voyage aussi prometteur? Mais il a la désagréable surprise cie constater que Zhang
Xiangzhi les accompagne. Ils parviennent ù
lui fausser compagnie pendant la nuit ct ù se
réfugier dans le cabinet de toilette du \'lagon
couchelles où, enfin, ils s'embrassent ct sc
caressent. Ils commencent ù se déshabiller
quand le téléphone sonne. Cc ne peut être
que l'inquiétant, secret ct pervers Zhang
Xiangzhi. Non, c'est Marie, son employeuse,
qu'il a aimée, qu'il aime encore. « Serait-cc
jamais fini avec Marie? » Oc Paris elle lui
apprend que son père cst mort ct qu'il sera
enterré à l'île d'Elbe où il vivait. Le portable
a gagné. Le charme est rompu. Pauvre Li
Qi. la maldonne des sleepings.
Fuir, le septième roman de Jean-Philippe
Toussaint (La Salle de baill, L'Appureilphoto, Fai}'(;' l'amour, etc.), est le récit d'une
course entre la pensée vagabonde ct le corps
itinérant. li contient une scènc d'anthologie:
la poursuite par la police dans les rues cie
Pékin de la moto sur laquelle sont serrés,
arc-boutés, les deux hommes ct la femme.
Les personnages, et donc Je lecteur, sont toujours en mouvement: à l'avion, au train, à
la moto déjà cités, s'ajoutent le bateau, le
cheval, le corbillard, la voiture, ct même la
nage. Fuir, toujours fuir. Mais qui? Mais
quoi? Pour sc retrouver? Pour revenir ù
celle que l'on n'aurait jamais dù quitter?
Aller el retour. Bougeotle ct accélération. Le
cœur ne connaît pas les décalages horaires.
Le narrateur arrivera-t-il à temps il l'île
d'Elbe pour participer aux obsèques du père
de Marie? Il transpire souvent. Rendez-vous
ratés, attentes, disparitions, filatures. Ah, on
ne s'ennuie pas!
Jeall~Philippe Toussaint a écrit un endiablé
roman d'amour ct d'aventures. Sauf que ..
9
Sauf que l'on n'est pas du tout dans un récit
classique, avec explications,justifications, et
tout le saint-frusquin de l'analyse psychologique, On embarque avec des énigmes, on
débarque avec d'autres. Les personnages ont
des attitudes bizarres, des comportements
imprévus. Par exemple, le narrateur, que ce
soit à Shangai ou à Pékin, est étonné, dérouté
par cc qui lui arrive. 11 se laisse faire. Il ne
Impossible de ne pas sc demander comment
Jean-Philippe Toussaint s'y prend pour réussir à mêler si bien la f~ll1taisie ct la romance.
le rire ct le blues, le mouvement perpétuel
ct les arrêts sur images, Un art tranquille de
ln description. Il prend son temps, el pourtant, quel conteur! Ça filocbe ! Il a un clan.
Plus sérieusement, il a une écriture vive,
simple, concrète, précise, sensuelle, efficace.
sait jamais où il va, ce qui va sc passer. Nous
non plus. Qu'est-ce qu'il fiche sur cette moto
lancée dans la nuit pékinoise? Et pourquoi
Marie, qui n'est pas cavalière, précède-t-elle
à cheval le corbillard? Tout cela est très
divertissant. C'est fou et c'est charmant Un
charme fou. Sauf que.
Sallf qu'il ya place aussi pour le sentiment
et le ressentiment amoureux, pour la souffrance, pour la tendresse, pour les l(lrmes.
Cinématographique? Il est tentant de le dire
puisqu'il fait aussi des films.
Arrivé à l'île d'Elbe, le narrateur appelle
Marie sur son portable. D'une voix chuchotée, très sourde, cHe lui dit qu'elle ne peut
pas lui parler. C'est alors qu'il entend en
même temps dans l'appareil ct dans la rue
le bruit lent et lugubre des cloches. Pour qui
sonne le portable?
Bernard Pivot
la Croix
J
5 scptcnlbrc 2005
Jean-Philippe Toussaint
d'amour et de mort
Avec Fuir, second va/et d'un diptyque commencé i/ y a trois ans
par Faire l'amour, / 'écrivain livre une magnifique variation sur
/ 'amour, le temps, l'absence et la simultanéité
Il ne se laisse pas facilement saisir, ce
roman de Jean-Philippe Toussaint. Il
fuit. Il fugue. Il s'évade. Il échappe
des mains, feint la légèreté. II caracole
puis bifurque soudain à angle droit,
comme pour mieux échapper aux
hypothèses ct aux intuitions, et sc
révéler finalement rétif aux tentatives
de résumé, aux analyses. Roman
d'amour et ct' aventures : pour tenter
de le définir, on peut après tout s'en
tirer ainsi. À condition de ne pas laisser entendre par là qu'on aurait
affaire, avec Fuir, à quelque pastiche,
füt-il habile, de ces genres. Roman
d'amour et de mort serait peut-être
mieux dire, l'un et l'autre mêlés . - cela
va de soi.
Roman d'aventures donc, mais on ne
sait pas très bicn laquelle. Lc narrateur de Fuir est à Shanghaï : « Ce
n'élah pas vraiment un déplacement
pr(?(essiol1ncl, plutôt un voyage
d'agrément, même si Alaric 111 'avait
COl?fié une sorte de mission (mais je
n'ai pas envie d'entrer dans les
détails). » Là-dessus l on n'en connaîtra pas davantage. Il y a bien cette
enveloppe en papier kraft que Marie,
la compagne styliste du narrateur, lui
a confiée. Vingt-cinq mille dollars en
liquide, à remettre à l'énigmatique
Zhang Xiangzhi - ce qui est fait dès
la troisième page du livre, alors quc
Zhang Xiangzhi est venu accueillir
notre narrateur à l'aéroport.
Et si l'on suit quelque temps encore
l'enveloppe des yeux, si l'on assiste
même plus tard - on sera alors non
plus à Shanghaï, mais à Pékin - à la
conversion des billets en « un petit
paquet compact pas plus grand qu'un
paquet de farine, de matière blanche
ou grise, compressée dans du plastique transparent )), cc n'est là qu'une
fausse piste, un leurre : l'aventure, la
vraie, n'est pas là. Elle n'est pas non
plus dans la présence sensuclle, auprès
du narrateur, de l'attirante Li Qi. Elle
n'est pas davantagc dans la fuite cffré-
11
née
devant quoi? quelle menace
invisible? .- où s'engagent ces troi8là, le narrateur, Li Qi, Zhang
Xiangzhi, dans la nuit pékinoise.
L'aventure, c'est ailleurs qu'elle se
joue.
Ailleurs, avec Marie. Marie, unique
objet des pensées du narrateur, ce premier soir en Chine, alors qu'il est
accoudé au parapet du pont qui
enjambe le fleuve. Marie, à qui il
songe « avec cette mélancolie rêveuse
que'-' suscite la pensée de l'anwur
quand elle est jointe au spectacle des
eaux noires dans la nuit »). Et puisque
Marie est demeurée à Paris, et que
notre narrateur est en Chine, disons
que le lieu où se noue le roman de
Jean-Philippe Toussaint est quelque
part entre les deux. Non pas en un
point précis du globe, qui pourrait être
défini par une latitude ct une longitude, mais dans l'espace incertain et
abstraitoù circulent les pensées profondes, où évoluent et se transforment
les sentiments. Un endroit fluide et
mouvant qui, dans l'univers romanesque pleinement contemporain de
Jean-Philippe Toussaint, sc confond
avec les flux immatériels des voix qui
transitent par le téléphone portable.
Car le narrateur de Fuir, plutôt réticent face à cet objet, s'en est néanmoins vu confier un exemplaire par
l'omniprésent Zhang Xiangzhi, dès
son arrivée en Chine. Il sonnera, la
seconde nuit, alors que l 'homme se
trouve~ un peu malgré lui, embarqué à
bord d'un train qui l'emmène de
Shanghaï à Pékin: « J'avais /()l{jours
plus ou moins su inconsciemment que
cette peur du téléphone était liée à la
mort - mais, jamai.)· avant ceUe nuit,
je n 'allais a~!oir l'aussi implacable
confirmation Cjl! 'il V ({ bien une alchimi; secrète qui unit le téléphone et la
morl. ) Car au bout du téléphone, il y
a la voix de Marie, qui vient d'apprendre la mort de son père - magnifique scène où, comme deux images
projetées simultanément sur le même
écran, se superposent l'errance ferroviaire nocturne de l'homme et l'errance désespérée de la femme ivre de
chagrin, égarée dans les allées et les
galeries du Louvre.
On les retrouvera bientôt -- le roman se
joue en quelques jours, quelques
heures -l'un et l'autre sur l'île d'Elbe,
où vivait le père de Marie, où il doit
être enterré. Là encore, Jean-Philippe
Toussaint orchestre superbement entre
les deux amants un jeu grave et subtil
autour de la distance et de l'absence.
Autour du temps aussi, de la marque
qu'imprime aux corps et aux esprits le
déroulement imperturbable des heures
- le temps qui se moque bien des distances, comme du mouvement ou de
l'immobilité. Le temps « donl la morl
et ,'ies violentes gr([(ures - était
comme la mesure noire »).
Fuir, roman d'amour, se clôt sur une
scène de retrouvailles qui constitue un
authentique chef-d'œuvre vjsuel~, en
plus qu'un sommet d'émotion. Epilogue tout provisoire cependant: Fuir
ne constitue-t-il pas le premier volet
chronologique d'un diptyque romanesque commencé il y a trois ans par
Faire l'amour (1) - roman d'amour
aussi, mais d'un amour défunt, Jrrémédiablement froissé, déchiré, sans
espoir de retour '?
Nathalie Crom
(1) Lire La Craix du 26 septembre 2002.
3 scptembre 2005
Les caresses, le téléphone et la mort
En 1985, quand parut J.a Salle de bain, pre~
mier roman de Jean-Philippe Toussaint,
commençait d'être en voguc Jean-Pierre
Raynaud, sculpteur et décorateur qui avait
elllprunté, précisément, aux salles d'cau la
beauté abstraite, immaculée, des carreaux de
faïence. On cherchait les couleurs vives des
serviettes, les flaques d'eau, et ces nostalgies, résolutions, amertumes qu'éprouve quiconque se voit nu entre des murs blancs et
se juge. Il me semble que Toussaint est très
habile cl révéler cette vulnérabilité. En tout
cas; vingt ans, huit romans -- son œuvre s'affirme.
Il existe un arl romanesque, ou plutôt un art
poétique dcs Editions de Minuit. Un tour de
main COlllmun aux écrivains qui ne répugnent pas à publier des récits d'un ton blanc,
neutre, formatés selon une morale ct une
expérience éditoriales estimées. «Minuit »,
c'cst parfois dans le courant de la mode, par~
fois non, ce n'est jamais «à côté ».
C'est le septième ou huitième roman de
Toussaint. En vingt ans, une œuvre a commencé d'exister. Fuir est le bel exemple de
ceUe réussite en train de s'épanouir. La
construction du récit est He Ile classique,
déroutante, « moderne)} (style Minuit, juste~
ment) ? Pour moi, ce roman reste énigmatique. Cette incertitude où il nous laisse ne
nuit en rien à la qualité de littérature pratiquée au contraire, peut-être. Regardons de
plus près.
Shanghai, Pékin, île d'Elbe: cc sont non pas
les trois lieux et décors où sc développe le
roman, mais trois façons de marquer, diviser et s'approprier l'espace. A dire vrai, on
flotte un peu, le récit est allusif, parfois
insaisissable. Le narrateur arrive en Chine.
Sa compagne en Europe, Marie, l'a chargé
de remettre une lourde enveloppe à ses
« correspondants J) (elle mène en Orient,
elle, des affaires imlllobilières). Vague, toul
cela. On pense, mais paresseusement, au
«crime organisé », à la «neige », puis on
n'y pense plus. Le voyageur n'y comprend
rien. L'attendent il Shanghai un factotum, ou
un courrier - comment dire? Il offre au nar~
rateur un téléphone portable usagé. Veut-on
j'écouter, ou ses interlocuteurs? Dès l'instant où apparaît Li Qi, une jeune femme
douce, une femme ù la peau douce (on en
rencontre ainsi dans les trains), qui pourraient bien avoir pour mission de séduire le
voyageur français. Alors tout change. On
comprend que Fuir est une sorte d'improvisation romanesque destinée à raconter deux
rapports amoureux, deux qualités de désir,
d'impudeur. Au moment où il va glisser à la
tentation offerte, le narratcur est tiré de son
rêve par la sonnerie du portable; Marie l'appelle, de Paris, pour annoncer quc son père
son pèrc à clle - est mort. A l'île d'Elbe.
y partir? Bien sÙr. Mais quoi dire il Li Qi ?
Elle offre en vain la peau à ses baisers. Ah,
il Y a aussi la grande scène du bowling, !cs
sirènes de la police, cette chevauchée à trois
sur une moto. Quel roman llsons~nous?
.le crois avoir compris le secret de JcanPhilippe Toussaint: il déteste tirer à la ligne,
enfiler des mots. Ce qu'il aime, c'est raconter. c'CSI-iHlire se taire. L'essentiel. dans un
bon récit, tient en quelques pages
les
caresses que Li Qi demande et onJ'c au petit
Français; celles, plus violcntes et brutales,
que Marie lui arrache ct lui donne à son
retour, en pleurant son père. Cavalière, elle
porte, pour enterrer son père, des bottes
qu'elle doit rctirer, cl grand-peine, avant les
caresses. C0111me Toussaint raconte bien! Je
vois mal « comment c'est fait» mais suis
sous Je charme
François Nourissicr
LA UBRE BELGIQUE
16 septembre 2005
Ne fuyez pas ce Toussaint !
Fuir est un des meilleurs livres de Jean~
Ph!!ippc Toussaint. Avec Faire !'all/Ollr, son
précédent opus paru en 2002, il avait déjà
amorcé un virage vers plus de narration.
davantage de linéarité, sans perdre pour
autélnl son écriture si particulière ct si proche
de j'étrangeté du quotidien.
Fuir a une trame romanesque forle, surprc-
l1<1nlc ct prenante pour Je lecteur: un voyage
Cil train, une ébauche de liaison amoureuse
ct puis une fuite éperdue en moto dans la
Chine d'aujourd'hui avec deux étranges
Chinois pourvoyeurs apparellllllent de
drogue. Et puis, après une coupure nette, un
enterrement à j'île d'Elbe, sous le soleil de
la Méditerranée, un peu fc!!inicn, avec la
fille du défunt. à cheval sur les chcmins dc
poussière.
Le narrateur ne comprend guère ce qui lui
arrive. Jl subit plus les événements qu'il nc
les maîtrise. Il semble étranger à sa propre
existencc, plongé dans les petits détails de
l'immédiat, dans l'instant qui devient éter~
nité, dans les sentiments qui se dévident au
fil des sensations. Toussaint n'explique pas
les J'essorts de cette Cuite. Pourquoi Marie lui
a+elle confié cette enveloppe bourrée de
billets qui pourrait être le prix de la droguc?
Pourquoi n'assiste-t-il pas à l'enterrement du
père de Marie? Sa course éperdue est aussi
l'allégorie d'un homme qui semble fuir les
réalités qui j'assaillent.
On pense, en lisant le l'Oman, à certains photographes contemporains commc Sophie
Calle qui, dans Exquise douleur, raconte
aussi un voyage en Extrêmc-Orient qui
créera la douleur, pour la dissoudre ensuite,
ou certaines photos de Nan Goldin ou Jeff
Wall qui ont cette beauté subtile et qui
témoignent de cette mêmc incompréhension
de notre être-au-monde.
Fuir contient des passages emblématiques,
comme celui où le narrateur, enfermé dans
les toilettes du train avec Li Qi, la belle
Chinoise, se voit rappeler à l'ordre par un
appel inopiné de son gSl1l. C'est Marie, sa
compagne, qui lui apprend la marI de son
père. Le gsm, comme l'ange de l'amour ct
de la marI, comme l'œil de Moscou, comme
le grand perturbateur de notre liberté.
«J'avais 100y'ours su inconsciemment que
m(/ peut du téléphone étail liée cl /a mort·
peut-être au sexe et cl la II/or!, mais jamais
avanl ceffe lIlfit de Imin elltre Shanghai et
FéAil/, je n'al/ais en (lvoil' l'aussi implacable
cOl(firmatiol/ », écrit-il.
La scène finale du cap à j'île d'Elbe a cette
même force symbolique. Ce cap, lancé dans
les eaux de la Méditerranée et qu'il s'agira
de franchir pour renaître. li faut s'y noyer
pour mieux chasser ses névroses.
La force de Toussaint cst de parvenir, par
une analyse fine de nos sensations et par une
absorption des vibrations mêmes de notre
banal quotidien, à témoigner de notre vic
d'aujourd'hui. Il le réussit dans une langue
contemporaine, mais avec des phrases
voluptueuses. On nc résiste pas à l'envic de
citer un extrait de Fuir' (( Ma chemise plaquée contrt! !/Ion torse, je gardais les yeux
ouverts â la face du vellf qlli 111 'assaillait,
des grains de sable el de poussière pénétraiellf dans mes yeux, des éclats d'argile et
d'iI(fÎmes gravillon.)', ma vue cOll/mel/ça de
se brouiller, et, dans 1//1 brouillard aqueux,
liquide, tremblé et/àiblemel1tlumineux, lIIes
yeux embués cOllçurent dans la /luit /Ioite
des larmes avellgl(/lIIes ».
Le livre de Jean-Philippe Toussaint décrit
ces moments-là avec beaucoup de simplicité
et de justesse. La ligne est claire, très simple
en apparence comme peuvent l'être ces dessins asiatiques qui cachent si bien les efforts
de leurs créateurs pour réussir la pure épure.
Un livre de Toussaint repose parfois sur trois
fois rien, mais ces riens ont la beauté et la
force des grands romans. Toussaint pourrait
reprendre la phrase de Rimbaud dans ({ Le
bateau ivre» ; « J'ai l'Il quelques fois ce que
/ '/Joli/ille {/ cru l'oir ».
Guy Duplat
LE POINT
! 5 septembre 2005
Une femme disparaît
De /a Chine cl l'i1e d'Elbe, 1111 cœur bat, chavire .. Un hOll1me pleure.
Dans « Fuir », Jcan-Phi/ljJpe TOllssaint .<,uggère le désarroi, le manque.
Tous les grands roman.,,' possèdent leur lumière, celui-hl chatoie.
Les baHcmcnts du cœur, voilà le sujet du
récit de lean-Philippe Toussaint. Sans
cesse, dans son dernier livre qui se présente comme un carnet de voyage, le cœur
bat, chavire, panique, s'arrête, repart.
Comme dans Musset. .. avec lequel il partage un mélange de désespoir, de virginité,
cie nostalgie, de vaillance fêlée, d'affole-
ment, de brusquerie narquoise.
Nous sommes à Shanghai, ct le narrateur
sc demande au milieu de la foule chinoise
«Etait-cc perdu d'avance avec
Marie? ».
puis train de nuit pour
Pékin ... Une jolie dragueuse ù la voix fragile, Li Qi, se frotte contre lui dans des
toilettes tandis que passe le grelot des
petites gares nocturnes. Ajoute? un confident énigmatique, obsédé: de portable, ct
vous aurez les personnages de cette tragédie racinienne.
La dernière partie, sur l'île d'Elbe,
superbe, craquante de soleil et de chagrin,
arrîne cette analyse du désarroi sentimental. Une île saisie par un regard net à la
Antonioni.
11 y a un «style» Toussaint frémissant,
glacé, distingué, écorché, décalé, au
charme d'autant plus douloureux qu'il
s'infiltre au milieu de pages d'une beauté
aux nuances subtiles. Il y a un chatoiement Toussaint, avec des vues de rues, de
chambres. de couloirs. de vitrines. de ca1'-
relage, de silhouettes, d'cau; beaucoup
d'eau, calme, ridée, salée, sucrée, tout un
ondoiement de sensations; l'auteur donne
à voir un monde d'illusion llottant qui
forme piège. Ce monde cache, sous ses
nappes lumineuses, douleurs, coups de
foudre, panique, attentes, fébrilité.
Sous ces instantanés brillants apparaît le
désœuvrement passif des princes raciniens. Rien ne s'arrime. Les mauvaises
nouvelles font sonner des portables, mais,
au fond, on reconnaît de loin ces personnages en sandalettes ct tunique porteurs de
présages ils viennent des vestibules de
« Bérénice» ou de « Phèdre» et sont bercés par la même anxiété. Même isolement
couvé, mêmes lannes retenues, même
chant sous un ciel vide. Il cache un point
secret, là où intervient un Dicu caché. Les
personnages ont beau rouler sur des autoroutes, somnoler dans l'entrepont d'un
ferry, lancer une boule sous les néons d'un
bowling, poser leur sac dans des chambres
climatisées, ils sont toujours dans un
palais vide, propre, dallé, glacé, où l' OJl
cherche l'absente. Bérénice s'appelle
Marie, claire, blanche, ardente. Elle vit sur
l'île d'Elbe, enterre son père; et le narrateur, prince des solitudes, la cherche.
comme dans toute tragédie, un homme
pleure, J'absence devient brü]ure, la présence mélodie, la douleur vibration.
15
Des ampoules bleutées d'un train déglingué il la piazza Cili de Portoferraio, Toussaint explore le même sournois désamour.
En fin décorateur, l'auteur place des poissons dans des seaux en plastique, prolonge
des Iremblés lumineux, dispose une serviette blanche dans un sentier, des collines
son! «écorchées» par les ruines d'une
vi !la romaine.
Peu savent suggérer comme lui la réverbération sur des dalles, fraîcheur des
églises, odeurs de cierges brülés.
Jc~I\·l'ililippc
TOlb,aint. Chili" Jillil
Livre étroit, austère, habité, serti dans une
simplicité qui étonne face ci la lourde quincaillerie des « romans» de la rentrée. On
sc dit que tous les grands romans possèdent leur lumière, ct celui-là chatoie, intelligent et fraternel, désabusé et aristocratique.
Forme, style, rigueur, ponctuation, psychologie c'est parfait.
Jacques-Pierre Amette
JEAN-PHILIPPE TOUSSAINT
a publié aux Éditions de Minuit:
LA SALLE DE BAIN , 1985
MONSIEUR,1986
L'APPAREIL-PHOTO , 1989
LA RÉTICENCE , 1991
LA TÉLÉVISION , 1997
AUTOPORTRAIT (À L'ÉTRANGER), 2000
FAIRE L'AMOUR , 2002
fi a réalisé trois films :
Monsieur,1989 - La Sévillane,1992 - La Palinoire,1999
NRI u,. 612S0 l OM"
(Impn~JI
fn
Fnlllu)
REVUE DE PRESSE
JEAN-PHILIPPE TOUSSAINT
~
~
LA VERITE
SUR MARIE
LES ÉDITIONS DE MINU IT
ftlR~ndt
Vend redi 18 septembre 2009
Jean-Philippe Toussaint
« Je cherche une énergie
romanesque pure»
L'écrivai n Marie Despl echin a rencontré ,'auteur
de La Vérité sur Marie e n Corse, dans son « biotope méditerranéen »,
Il s'explique sur sa concept ion de la littérature.
S ' il avait eu le perm is de co nduire, il
sera it venu Ille cherche r à l' aéroport.
Mais il a déjà te llement de mal à se
servir de son tél éphone portab le que
je suis plutôt co ntente, dans le fo nd,
de m 'être lapé le trajet en taxi. Et puis,
qu ' il prenne la peine de s'en excuser,
cOlllme s ' il le reg rettait, c'est gent il.
J ean~ Philippe Toussaint est prévenant,
poli , réservé, éto nn é parfoi s, courto is.
Il pousse l'obligeance jusqu ' à an ti ci~
pel' les questions qu ' oll ne comptait
pas lui poser. Cell es qui peuvent
exp liquer pa r exemple qu 'on aille jusqu ' à lui , à Erba lunga, dernier bourg
avant le cap Corse, fin juillet, alors
qu ' on aurait pu attendre Pari s, septembre, et la so rti e du livre, tranq uill e.
C ' est de cette v iei lle poste, raconte-Iii en indiquant la direction d ' un mouvcmen l du bras, qu ' il a rappelé, la pre~
mière fois, Jérôme Lindon qui cherchait à le joindre. Ap rès que les autres
maiso ns l' eurent refusé, el que le
manuscrit de La Salle de bain se fut
égaré quelques moi s dans les bureaux
de Minuit, après que sa compagne eut
entamé une formation de maraîchère
(elle cultivait des concombrcs), après
qu'il eut songé à l'imiter, en tln de
compte, pour le roman, c'était oui.
C'était il y a vingt-quatrc ans ct ça
tombait bien. On imaginc mal Toussaint ailleurs que chez Minuit. Les lecteurs des autres maisons s'en sont
peut-être avisés. Ils se sont abstenus,
moins par réticence que par raison,
conscients que ce type de prose,
c'était pour Lindon. Du coup, je m'en
voudrais d'avouer que l'épopée des
débuts, je n'y avais même pas pensé.
Cc que j'espérais, c'était approcher
d'un peu plus près quelques pages de
l'Autoportrait (à l'étranger). Les voir
mieux, les voir dans leur lumière.
Contempler l'eau lustrale dans laquelle on sc baigne si bicn (entre
autres) dans les trois livres du cycle
de Marie (Faire l'amollI', Fuir, La
Vérité sur Marie). Assistcr à l'apparition de l'auteur dans son biotope
méditerranéen.
J'aurais pu repartir après l'avoir vu
travcrser la petite placc éblouie de
soleil, pantalon grège, chemise bleue
assortie à ses yeux. Mais nous nous
étions à peine salués sous le parasol
que je posais des questions vagues
auxquelles il apportait des réponses
précises, en guide chevronné de son
histoire. Ulle biell belle biographie,
semblable au mot près à celle 'lu 'il
donnait à ses débuts, augmentée des
nouveaux livres et des quelques anecdotes af'f'Crclltes (ici l'auteur étudie à
Paris, là il renonce au cinéma, puis il
y revient, il séjourne au Japon, on le
retrouve en Chine, l'Asie l'adule, il
écrit à Ostende, expose à Canton, le
voilà qui lit maintenant Faulkner et
Durrell ... ). Tracé impeccable, parcours
sans faute.
C'est peut-être une chose qu'on
apprend, à s'en tenir là. Loin de la
confession. De toute façon, tout cc
qu'on peut savoir sur Toussaint sc
trouve sur le site qui lui est consacré.
11 s'explique par aillcurs clairement
sur l'expérience ct l'écriture dans un
article intitulé «Comment j'ai construit ccrtains dc mes hôtels », aeecssible lui aussi sur le Net. Pour fairc
court, Madame BovaI')', c'est moi. Il
insiste, que les choses soient claires:
Marie, c'est lui. Pour preuve, elle
expose au Japon. Le narrateur est un
autre. Pour preuve : il sait conduire.
On approuve trop vite. 11 tempère.
Bien sftr, le narrateur, c'est lui. Un
peu. Et Marie, sa femme. Beaucoup.
D'ailleurs, l'île d'Elbe, c'est la Corse.
Mais l'île d'Elbe en même temps.
Pour prcuve : il a les plans. Et le cheval, Zahir, dans son dernier livre?
J'avance Marie, mais de l'avis général c'est plutôt lui, qui n'a pas vraiment d'avis sur la question. Et si
c'était un cheval? Pour la mer, c'est
réussi, clic miroite à nos pieds. Pour
lc reste, on rame gentiment. Et puis il
dit plus tard, au détour d'une phrase:
«Proust est le plus grand écrivain
ji-ançais.» Biell sûr. C'est la clé. Ellc
'ouvre le cycle de Marie: «Le livre,
dit Toussaint, est fait de temps et de
lumière, cl 'amour et de mélancolie. ))
Des clés, chez Toussaint, il y en a tout
un trousseau. C'est son côté serrurier.
On a la clé Pascal, la clé Musil,
Beckett, Borges ... Il en installe un peu
partout, qu'il planque plus ou moins.
Et 'lu 'il truque à l'occasion (le
"Zahir» vient de Borges). Cette
dimension savante, cette aisance aussi
à parler du labeur (inspiration, construction, correction), lui valent la
reconnaissance éperdue des experts.
Pour l'université, c'est un client en or.
Pour les autres, c'est presque intimidant. Le mieux serait encore de s'abs-
tenir de lire les analyses qui lui sont
consacrées. Tant de maîtrise dans son
art, on n'est pas sÎlr d'être ù la hauteur. A force, on sc sent coupable de
n'avoir rien VLl. Rien d'autre que de
la lumière, de la couleur, de la crainte
ct de la douceur. D'être si incurablement émotif. Madame 13ovary, quoi.
Mais lui qui déclarait tout à l'heure:
« On peut travailler sur ce ql! 'on
contrôle et je ne m'en prive pa.)' », dit
maintenant: ({J'aimerais que quelque
chose d'heureux, ef même de tonique,
émane de mes /ivres. Une /àis qU'O/1
a admis Zlne sorte de dése5jJoir lié à
la conditioll humaine, on a atteint une
forme d'équilibre. On peut être hellreu:r.» Alors on se dit que le charme
très particulier de ses livres prend sa
source là, dans une mélancolie travaillée, et qu'apaise {( le bonheur
simple d'une phrœ.;e ou d'un mot».
Après tout, c'était déjà Je thème de
son premier livre. Sans même revenir
sur les serrures Pascal-Musil, un type
qui vit dans une baignoire a forcément
quelque chose de saturnien. De La
Salle de bain à l'explicite Mélancolie
de Zidane, le compas n'a pas bougé.
Même La 7ëlév;siol1 sonne en creux
comme la chronique d'une dépression
larvée. Seulement, c'était drôle. Très
écrit ct très drôle.
L'humour n'a pas disparu du cycle de
Marie. On rit, souvent, clans La Vérité,
L'auteur n'a pas renoncé, mais il a
({ changé ses priorités» : ({ Sans intrigue, sans personnages, qu'est-ce
qui fàit tcnir un livre? 11 lui faut ZInc
énergie intérieure. L 'hulllour en était
une. Désonnais, je chcrche une énergie romanesque pure.» Un précipité
créé à pmiir, dit-il, de la lecture du
Quatuor d'Alexandrie ct de Faulkner.
Il théorise, on aurait tort de se méfier.
L'énergie est là, et c'est assez magique. Elle galvanise ces romans sans
intrigue (une rupture, c'est mince) que
gouvernent pourtant les lois du genre:
passion, sexe, mort, trafics, périls,
voyages, fuites ct poursuites, continents, mers, villes et campagnes,
détails mémorables ct scènes grandioses, ct de l'amour, en continu.
Sur un canevas en deux ou trois parties
(un lieu, une action qui se démultiplie),
Toussaint construit une grande chambre d'éeho où résonnent des pleurs, des
cris, des rires~ des halètements, des chuchotements, le craquement du feu dans
les arbres et la caresse du vent sur la
mer. Il a le génie de faire entendre ce
qu'il choisit de taire. Pour du roman,
c'est du roman tout le bonheur du
genre, et rien de débraillé.
Le troisième volet du cycle est une
composition nocturne, zébrée de lumières violentes, ambulances, miradors ct incendies, et un l'Oman des
catastrophes et de l'amour (({J'ai
essayé que l'amollI' soit sensible, présent, visible »). Un livre dans lequel la
Vérité compte moins quc Marie,
Marie splendide en Vérité, plus ou
moins nue d'un bout à l'autre du livre.
A la vérité romanesque, Toussaint
consacre une alcôve proustienne, un
sanctuaire de quelques pages qui en
appellent au rêve plutôt qu'à la
mémoire, pour établir une ({ vérité
nouvelle q1li s'inspirerai! de ce
qu'avait été la vie et la transcenderait», une ({ vérité proche de l'invention, ou ./umelle du mensonge, la
vérité idéale », On aimerait que La
Vérité ne soit pas le dernier du cycle,
On reviendrait à Erbalunga. Ou on
irait à Ostende, avec un peu de
chance. Toussaint sourit: «( Ce qui me
plaÎt, c'est qu '011 ne sache pas. Ça
reste ollvert. j\1011 jeu es! caché. »
MARIE DESPLECHIN
JEUDI 17 SEPTEiVlJ3IŒ 2009
Marie a tout pris . .lean-Philippe Toussaint met le feu au troisième
épisode de ses amours impossibles
La vérité sur Mariç, c'est qu\:11c n'existe
pas. Ni Mnrjç ni la vérité. C'c:-;t~ù-dirc aussi
qu'dle existe ù l'olle!, Ù plein régime ficlionnel. Cc n'est pas écrit dans le livre
c'est cc qu'on ressent après s'être Elit piétiner par cc bolide l'Il l'l'li qU'l'SI le nouveau
Jean-Philippe Toussaint, li peu près aussi
jouissif'qu'un déluge de météorites dans les
reins, si les reins étaient les lobes du ('cr\'call (par exemple).
Commencé dalls Lille « IIlIit ('ulliclI/aire».
cc troisième \'oICl de", alllOlirs du narrateur
ct de Marie, aprés Faire! 'lili/Our cl FI/ir,
oblique très vite vers une longue hallucination ténébreuse, tnl\'Crséc par un pursan\.!.. sous la foudre cl descendant allx
cnJ"frs cn plcill cieL d,ms !cs soutes d'un
a\"ion-cargo. Le roman traditionnel f()ut le
camp, le narrateur ayec (<< !JUS(U (/l'CC lIIoi
lIIuimel/{/l/( Ji. prévient-il obligeamment), ct
nous voilà précipités dans une tl..'rreur
secrète, un nouvcl ordre de choses qui n'est
autre que {( lu /)()/"sis/i/llct! d/( réd », un truc
il sc COQllcr la têle cl ù hlirc vomir lIll cheval n0l111llé Zahir. celui de ivlaric, mêmc si
les chc\'allx, on l'apprend au passngc, ne
peuvent physiologiquement pas vomir, Peu
importe, puisqu'il s'agit de pousser au max
la puissance de l'imaginaire, jusqu'il éclabousser en «jidglll"(ll/ces de lal/glle» el
refondre le réel au creuset de l'écriture. Un
peu avant d'ôter le tabouret narratifde sous
nos pieds ct d'y glisser un tapis volant ù
300 l'\' (ct non Ô un seul comme notre
résumé pourrait le laisser croire). Toussaint
avait déjù sorti Ic déllbrillateur dans le premier chapitrc ct nOlis avait hypcrventil0s
avec ulle crise cardiaque aussi urgcnte
qu'hystérique. C'était le hors-d'œu\Te, bientôt sui\'Î de coups de foudre totalement horsbord.
Peinture, Il y cul un temps Oll iv1<lrie existait un peu plus, Lùsait mieux semblant dc
réalisme passif, dans Faire 1'(/1110111" el Fllir,
textes moins volcaniques que celui-ci, On
pas besoin de le savoir. mais rilarie ct
le narrateur vivent depuis deux \'OIUllles
une histoire de séparation impossible, de
Pékin ù Tokyo en passant par l'île d'Elbe,
où Marie ,1 enterré son père. L'ordre spatio-temporel, appareillmenl v,lporellx, est
en fait (lSSeZ strict Fllir se déroule l'été
précéd1l11t l'hiver de Faire l'all/ollr ct !-a
Vài!é sur -"Iurie s'ouvre l'été SUI\"<lllt, puis
remonte en flash-back vers le printemps ct
s'achève sur la même île d'Elbe que FI/ir.
Mais la mer finale de cc dernier est remplacée par le feu, el la \'érité, pas sur i\i1arie
mais sur ccs trois lines, est qu'Ils som
composes chacun d'un clément clirfcrent,
el1 plus de jouer avec les saisons. L'cau
pour le premier, dans lequel Marie pleure
ù nOlS continus, l'air pour le seeond (cbns
Ulle cavale ù moto anthologique) ct cette
rois, dOlle, le l'cu. Toussaint a également
pris soin de quier les figures amoureuses:
le narr<îteur ct :\l1arie, le narnlteur ct une
jeune fCllllllC de hasard ct, dans cc troi'sièmc épisode, Marie ct son amant
;\ prelllière lecture, cependant. /,[/ /l(>ri/ë
sllr Marie nli! passer de l'autre côté du
pllpier ct c'est comme si, dé\'oré d'images,
on assistait Ù Ulle peinlure baroque: « 1/11 'y
Il 'a
({l'(li! plus trace de 2ahir SlIr le porking, il
s 'hoi/ dissous d({lIs I({ IIlIit, il s'étai! (>v({poré, il s 'hai/ fOI/du, noir sur lIoir, d({ns
les /,>nèhres. La III/Ir pn>sellfai/ son ohscurilé Iwhi(ue/!e, COll/ille si le jJllr-sang élair
/)(lI"l'enli à s 'introdllire dalls S{{ J}w/iè/"e, el
qll 'elle / 'e!l/ iIlS/W!/illl(>lIIel1/ el/glol/ti e(
dig(>ré. Les l'oi/ures jhnç({ien/ â !ollle
Fi/esse vers 1 ïlOri::,o/l, les \'i!res jhl/ellées
pOl' 1(1 pll/ie, les ("(I/To,';series //"(!ssall/(I/11
SOIiS les à-collps du r(,\,(}(,III(,II/.» C'est
Rembwndt cl Turner ù la rois, mais qu'il
fuut imagincr poudroyant sur deux cents
pages. L.a l'oree de Toussaint est <l'<I\'oil' su
instiller dans ses visions la présomption
d'abse nce sans laquelle il n'est pas d' image
rée ll e: il savoir en da nger, menaçan t de d isparaître, pu issa nce ce ntr ifuge.
Encrg ic. « C 'est fOi qlli inventes )), rappelait Marie dans Faire l'alllour. Le narrateur
invente cette fois si bien qu ' il pa rvient à se
mourir pour ga lvan iser Ma ri e « J 'avais
SOifS les yeux /Ille image saisissalIIe de mOIl
(/bsellce. C 'élOil COll/ille si je prenais SOIfdain cOI/science visuellelllellt que, depl/is
qllelques jours. j 'amis dispafll de la vie de
Marie, et que je Ille rendais compte qll 'elle
cOIllÎlllfait à vivre qual/d je 1/ 'étais pas là,
{fil 'elle vivail ell 11/01/ absellce - el d'auIOlIt plus intensément salis dOUle qlle je
pel/sais à elle salis arrêt. )) Toussa int a souvent d ît son dés ir de purifier J'énergie
roma nesque « illdépendamment de l'anecdOle 011 de /'il1ll'iglfe». Encore un pas ct
c'est la fi ssio n nucléa ire.
ÉRI C LO RET
22 SEPTEMBRE, W 721
« LE PLUS FORT DANS UN ROMAN
C'EST CE QUI MANQUE»
Après Faire l'amour el Fui/'. Jcan~Philippc Toussaint poursuit magnifiquement
sa série sur j'amour compliqué. La Vérité slIr Marie omc
une leçon de littérature, sous influence Nouveau Roman.
Ça fail sept ans qu'ils sc séparent. Dans l'histoire de
1',111l0\lr Cil OccidcllI à la fin du xx'> cl au dêbut du
xxI" siècle, c'est la plus longue rupture jamais enregistrée. Après Faire l'all/ollr (2002) Cl Fllir (2005),
Jean-Philippe Toussaint livre le plus bcatl vo!ct de
son triptyque de l'amour compliqué. La Vèrilé .l'III'
Marie, tendu par un suspense intenable: Marie ct le:
narralclII" vOJlI·ils ou pas sc réconcilier? «( La .1111 du
fiFre eSI extréml!menl ouw?r/e. Après IOIlf. pou/" ellX,
fàire {'UIIIOUI" Ile signijÎe pas fàrcémcllI {fil 'ils VOIII
revil're ellsemble. Ce (//1 "ils \'i\'elll, c'esl une ruplure
(II'ec des 1II0lllel1fS d'amour. DOliC riell Il 'esl cfo.l", il
y (/ encol"e lIIalière. el il y (lur(/ ellcore, proh(lhle~
melll, d'al/Ires livres que j'écrirai (fl/loUI" d'el/.\".»
Longue silhouette vêtue de noir, petit sourire malicieux, Jean-Philippe Toussaint, le Belge le plus
célèbre de la littérature française, a gardé ù 52 ans
toute sa grâce juvénile et son hU]\loU!:-ludiquc. Celui
qui, dès le succès de son premier roman, La SI/!le de
/;aill en 1985, transposait le style ({ ligne claire»
d'Hergé il la littérature a fait du chemin' exit l'objcetalité de ses textes (La 7ëlévisioll, L'ApparâlphOlO), pour !csquels il clamait que ces objets ne l'envoyaient qu'à eux-mêmes. Bienvenus l'émotion, les
sentiments, le sens et la quête, cI\ez le lecteur, d'une
interprétation possible. « I.e travail dll temps esl
pourlalll le même que dalls La Salle de bain, explique
Toussaint. L'illllllobifilé el le I/IOUI'('mellt SOli! des
thèmes que Jai touiOI/l".,· lravaillés. !ci, le temps
paSse, ils .1'0111 tOl!iO/;r,\' el/ traill de mmpre, lIIais e/1
même temps de faire l'amollr il y (/ dOliC que/que
dlO.\"(! qui cloche, el c'est ça qui crée de /a tellsion
IWrr(/tÎlIe. Un couple installé Ile m '(fI/rait pas du tOUI
illléressé. »
llnc tcnsÎon narnltÊvc parcc qu'ullc teJlsion éro~
tiquc inouïc, qui déch<lÎnc les catastrophes autour de
Marie et du narrateur, comme si nous baignions dnns
la menace permanente propre aux thrillers. Le livre
s'ouVI"e sur une Iluit de canicule et d'orage, Ù Paris.
Le narrateur passe la nuit avec une fcmmc~ tandis {jl.IC
Marie, au !\leme moment, fait l'amOlli" che!: elle avec
un certain Jean-Christophe de Ci., qui Ile va pas tarder à avoir une attaque. A.ffolée, Marie appelle son
ex il l'aide, qui arrive au moment où le malade est
emmené par le Samu.
II suffit au narrateur de monter chez Marie, de la deviner nue sous son T-shirt, de déplacer avec elle lill
meuble, pOUf que le désir réapparaisse entre ces deuxlà ct électrise tout le roman. déréglant les éléments
autour d'eux (orages, trombes d'emlx. incendies) et
la vic de ceux qui les entnl\'ent
morts subites ou
disparitions, c'est fou ce que Jean-Philippe Toussaint
est prêt au melll"lre pour réunir ses protagonistes.
Non seulement l'amant de ;ovlarie claque mais, de
plus, la jeune fell1me avec qui le narrateur passait la
nuit a disparu ù son retour, laissant du sang sur le
drap"' elle aurait cu ses règles, nous explique-t-on.
Mais Il 'aurait-elle pas plutôt été tuée, ou blessée?
li Je 1/1 'aulorise il I/e pas (01/1 expliquer, cl faire el/
.l'orle ql/e cel"/a[l1es .l'chies /liaI/quel/l, COl/lille je m 'au/Ori,l'el"(/i S(I/iS dOl//(' â .\' /"el'l'I/ir ('/ il (h,\'e!opper Ii!l
01/ te! poinl dans 1/11 de !Iles .lit/lIJ:\" !ivres. Je pariage
la théorie d';/Iaill RoMI'-Grille! Se/Oll laque!/e ce
(j/l 'il Y (1 de plus fi:JI"I dml.'>" 1111 I"OI/UIII, c'esl CI' qui
1I1I/1l1f/1{'. ii
Le nom cst lâché: Alain Robbe~Gl'illèt est pC\lf~
être l'influence Il laque.lle on pense le plus, davantage que pour ses précèdents romans, Cil lisant La
Vérilé su/" ,Harie. A.UClI\l dé1"il ne manque dans
chaque description Oll a d'ailleurs longtemps qualifié l'écriture de Toussaint de visuelle, ou carrément
de cinématographique. ( Le dm'ma .li/it des iII/ages
(lFeC de la pellicule ('1 de la lumière; ell littéral/m!,
on filit des iII/ages (/\'et" des I/IOIS. C 'esi pourquoi je
Il 'aill/e pas qu '011 qu(/Iifie 111011 écritu/"e dl' cinématographique. r:1/ re\"al/cllC'. oui. Robbe-Grillet es! I/I/e
vraie ;,?/IIlC'l/cC' pOli/" /IIoi. Je suis d'accord m'ec tOliles
l'es lhéorie.l· dll rOIll(/1I S(ll~j" celle dl/ pe}"sol1lwge. fi
.li/lll des élémellls de J"OIIIIIIIC'sqlle ... Lafaçoll qu 'm'ail
Rohhe-Grillet de dés/mmalli.l·er le persollilage ne Ille
semb/e pas iméressallle. 011 perd /111 I"IIppOrl SeliSl/eI,
hnol{((Iuelqlle ("hose qui passe l'litre l'('cril"llill et II'
lecleur. fi lIeji/Ut pas qlll' II/ 1i1lh"(llIIre soil tmp ahstrl/ill'. Cela di!. je suis ,Olllre l'ù/('e que li- .\'0/1\"('(//(
ROlllall allrail fiâl dll mal â {a lillémtllre .li"ill/ç·uise.
t'II cela qI/ "elle III' raCOilie plus d'histoires. ToutrhilubIe écrivain sail Nell quc 1'histoirl' Il 'est qll '1/1/ des
dhnellis de SOli livre. El puis Beckell, .HIII:!!,lIerile
DI/HIS, Alaill Robhe-Gril/e/, C/(lude Simol1, CI' .1'0111
les p/IIS grallds écril'(/ills./i"llllç{/is de III seconde moi·
fié du xx sh'c/e. POIIl" moi, le.l· {I\'{IIII-gardes 1/ '0111 été
1'11 al/cl/l/ cas UII poids' 11111' slilllulatioll. pl/IIÔI. il
Une stimulation qui l'aide ù accomplir ce que peu sc
permellraicnl. Comme ce chapitrc gonf1é, où le narrateur raconte comme s'il y était une scène li laquelle
il n'a pas pu assi~tcf le retour de Marie du Japon
Hvec Jean-Christophe de (J. (un nom ù la Duras, autrc
influcncc de Toussaint), collectionneur d'art ct dc
clle\aUX de coursc. Tous dcu:.; prennent l'avion avec
Ic pur-sang noir dc JCG, accompagnés par deux
gardes jal>onais (Iookés yakuza). C'est rune <tes
scènes les plus fantasmagoriques. les plus puissantes
qu'on n'ait jamais lues, ct qui restera longtcmps
comllle scéne d' alllhologic.
Sur le tarmac. le cheval fOIl s'échappe. sc blesse,
blesse I"un des Japonais, le tout de nuit Ct sous une
pluie banat1lc - plus tard, Toussaint provoquera lIll
ineell<lie ct rell<lra fOlls d',lUtres chevtlux, blessés ou
morts - caleinés, histoire de jeter ses deux protagonistes dans tes bras l'un de l'autre. Une scène d'une
telle sauvagerie. d'une telle beauté convulsi"c qu'on
sc detlltlnde si cc n'est pas la fru stration du désir de
ivlaric 1>OIIT son ex. fraichemelll <luiIlC, qui la déchaÎnc, s'v incame.
CClle scélie qu ï ln'a pas vécue, donc, le narrateur la
décri t pounant avec une foule dc détails maniaques,
qui renvoient ail style de Robbe-Grillet. Et rOll sc
souvient quc le viellx barbu a écrit des livres il1litulès La .lalol/xie et Le Voyel/r la Il jalousie » désignant tlllssi une fenêtrc, celle ouvCr!ure par Inqlle lle
on peut voir, surveiller même. sans être vu. 11 y a
bien ainsi quelquc chose du jaloux dans la voix du
narratellT de Toussailll, ct dans l'écriture de To ussa int
lui-même
comme si l'écrivain Illellnit lOut son
savoir-faire lilléraire au service de son Ilarmteur l>our
l'aider ~ \·oir cc qui lui échappe. Or. la seule chose
qu'oll ait cm ie de voir et <l ui nous échappe, c'cst
l'autre. L'autre quand il n'est plus dans la possession
<le celui qui l'aime. L'autre avec tl11 autrc. L'autre
quand 011 a rompu et qu'il n'Cst plus là.
Ainsi le titre lui-même. et sa dcfinitÎon. sont <les
Icurr('s dont le jaloux se sert pour mieux sc rassurer:
«J(' II/t' Il'0lll/mis p/'/lf-(;'re pmfois .mr Jea/lChrisrophe lIe G.. mais jamais je ///' Ille rrompai.\· S/fl'
Marie. je sm'ais l'II rO/(fes cir("oIlS/(II/Cf!s ('0111/11('111
Marie .H' cOlIIl'or/(/il. je .l'lwais cOII/J/Iel/l Marie
réagissait. je cOllllaissais Marie d'inslinCI, j"umis
d'elle 11111' COII//{/i.uallce iIlJi/se. /fil savoir inlle. l"il/tellige/lce ahsolue : je sflmis la rhit(; slIr Marie. JI
l\'lais la vhit é sur un être Il 'ex isl{' pas, Seul l'ceri·
vH in maîtrise 1:1 ,,(- ri t('. non pas sur des étres, mais
sur ses personnages. Le narrateur jaloux de L(I Vérit(;
Slll' Marie n'est peut-être <lue Toussai11l lui-même
dans SOli rappon a\'ec ses protagonistes, démiurgf:
rcgnam en maître absolu sur sa littérature: « Ct' !il.,.e
e.fl ll'ail!elll:ç. lie 10lfS mes rOll/am. le pillS reJerCII-
JOlld ql/(' (le lillèrat/fre. C 'esi la
ce /1Oilll Sl/r
de.ç ql/esliolls lie Ihêories lillèmil'e.ç. /I/(;/l/e si ce/a Ile
se l'oit pas. El hel/r(,lI~l'melll l///e cela I/e se roil pas.
1. 'essellliei eSI. (l1"{1II1 111/11. de rél/ssir /III lil"rc>. La
Ihêorie dal/s 1111 lilH' ralé, (a 1/(' seri li l'ie/l. VII !il"/"('
ré/lssi lJui 1/(' l'ose (I/IC/III(' lJl/estio/l tlteorique. c '('SI
1111 peu pal/l'rel. " La Vél'ilé Sllr Marie est. en cela,
lid. qui I/e traif('
(1//
prellliêrefoi.~ ql/e j ·écri.\· 1/1/ leXie JOlldé li
une réussite. Un grand livre ell\"ollla11l qui lie inextricablement le dési r érotique, celui de voir ct celui
d'écri re comme p,u1icipallt d'une méme pulsion,
NELL Y KAPRIÈLlAN
ELLE
Marie à tout prix
Avec La Vérité SlIr Marie, Jean-Philippe Toussaint
livre le plus grand roman d'amour de la rentrée.
Et peut être le plus grand roman de la rentrée tout simplement.
«Je me suis rendu compte que nous avions
fait l'amour au même moment, Marie ct
moi, mais pas ensemble». Evidemment,
lu comme ça, il est paradoxal de parler
d'amour puisque lorsque le livre s'ouvre,
Marie ct le narrateur ont rompu après une
histoire compliquée. Voilà même deux
romans (f--uire ,'amollI' ct Fuir) qu'ils
s'acharnent avec passion cl se séparer, ct
puis basta. Peu importe qu'on les ait lus,
comme le dit joliment Jean-Philippe
Toussaint, La Vérité sur ;\1arie n'en est
pas la suite, mais un prolongement. Alors,
donc, les voilà chacun avec une autre moitié, une nuit de canicule ct d'orage, quand
le nouvel mllant de Marie cst terrassé par
une attaque ct que, dans la panique, la
jeune femme appelle son ex. Marie cst
presque nue comme le vculent les événe~
l11ents _.u clle faisait l'amour. Le narrateur
l'est aussi, camille le veut la pluie qui
vient de lui tomber dessus ct le conduit cl
enlever ses vêtements trempés. Entre ces
deux corps, traînent, trônent, C0111111e un
cadavre, les chaussures du malheureux qui
viellt d'être emmené ell urgence, une paire
de richelieux dont J'auteur fait une description quasi clinique.
Jean-Philippe Toussaint est un écrivain
maniaque, aucun détail n'échappe à son
acuité, aucun sentiment non plus, ct c'est
pour cela qu'il est immense. Là où RobbeGri !IcI, dont l'ombre flottc sur le roman.
déshumanisait ses personnages, lui, excelle
au contraire à les rendre dans toute leur
humanité, ici en pleine confusion éro-
tique. Le . lire est unc expérience jubilataire, au cours de laquelle on éprouve ce
sentiment si rare de jamais~lu. On est sans
arrêt saisi par une phrase, seié par une
scène. Dans la seconde partie, Toussaint
s'envole pour le Japon et imagine une his~
taire hallucinante: trois Japonais aux
allures cie mafieux doivent, sans le toucher,
faire entrer un pur-sang dans un Boeing
747. La mission impossible tourne à
l'échappée, cinq cents kilos de fureur
épouvantée disparaissent dans la nuit noire
d'un aéroport, sous les yeux de Marie.
La Vérité SUI" Marie sonne aussi insolite
que drôle, parce que tout le livre est raconté
par un narrateur qui a été quitté et qui commente les mésaventures de son successeur.
d'où forcément ironie, jalousie, mauvaise
foi très durassienne qui, par exemple, le fait
toujours se tromper dans le prénom du nOU
vel amant.
Par cette voix-là, d'une écriture élégante
ct énergique, d'une allure incroyable,
Jean-Philippe Toussaint signe un livre
inouï sur l'amour, ce sentiment qui hésite
toujours entre le sublime et le dérisoire, qui
prend toute la place, alors même qu'il est
toujours au bord de rompre. On n'en finit
jamais de se quitter. Et d'ailleurs, le
presque mais pas tout à fait happy end,
ouvert comme un jour nouveau, laisse
espérer qu'on n'en a pas terminé avec
Marie.
M
OLIVIA DE LAMBERTERIE
I~C'- Jrflilloll:tl
Dhnnllch(~
llu
4 OCTOBRE 2009
A la recherche du pur-sang perdu
Un cinquième du roman
de la page 84 Ù la
page 138 cs! occupé par une scène d'anthologie qu'aucull lecteur ne pourra oublier.
L'embarquement ù Nariw. aéroport de Tokyo,
ù bord d'un I30cing 747 cargo de la Lufthansa,
d'un pur-sang. Il filil nuit, il pleut fi seaux.
Zahir, arColé. ClHrc le van qui l'a amené ct la
stalle dnns laquelle il doit prendre place. a semé
ses gardes du corps japonais,
S011
propriétaire
français, les avocat:> de celui-ci. son amie ct sa
montagne de valises ct de paquets .. Le cheval
s'est enfoncé au galop clans l'obscurité ruisselante de l'aéroport. Trois véhicules sc sont lances il sa poursuite. Le tralic des avions esl paralysé. Comment retrouver, cerner. apaiser ct
dompter un pur-sang furieux dom on a cu tort,
la veille, de licencier le lad ct. \'u sa renommée ct son prix, qu'on ne saurait éliminer ni
blesser ,) Epiquc ct jouissif. C'est de
j'Alexandrc Dumas revisité par le Nou\"Cau
Roman. C'est du Flaubert qui narrerait un
grave incideJlt dans la zone du fret de Nmita.
Jean-Philippe Toussaint est coutumier de ces
passionnants morceaux de bravoure (terme
qU11 doit probablement délester). Je me souViens, Cil particulier. d'une extraordinaire
c,n'alcade ù travers Pékin de trois fugitifs sur
ulle llloto poursuivie par la police "chinoisc
(Fuir, Les Editions de Minuit). La Vérité SI/I"
;\f"I"ie est la suite, ou le prolongemcnt ou la
reprise, ou un nouveau chapitre de l'histoire
d'amour qui, depuis Fain! /'(/1/10/11" (2002), puis
FI/i,. (2005), unit ct sépare, rapproche ct
éloigne la fantasque ct séduisante Marie ct le
très épris narrateur.
Quand le roman commence, ib font l'amour.
lvlais pas ensemble. Tous les deux ù Paris, pas
très loin l'uil de l'autre. La chaleur est aceabhmte, un orage énorme tombe sur la dlc.
Comme Zeus, .lean-Philippe Toussaint adore
mettre le ciel en furie. L'amant de Marie, qui
décidément auire la foudre puisqu'il est le propriétaire du fameux che\"al Zahir, eSI victimc
d'une crise cardiaque. Marie appelle le Samu.
L'arrivée de cinq secouristes, les premiers
soins, la dénbri!latioll sont minutieusement
racontés. L'éeri\"ain est bien renseigné, ct 1'011
peut penser qu'il a fait le même em;rt de docu-
mel1lation sur les courses hippiques ù Tokyo ct
l'embarquement du fret vivant ct piaffant dans
un 130eing 747 cargo. Quand l'équipe du Samu
emporte le corps ù l 'hôpital, arrive le narrateur
que Marie <l également appelé au secours ..
Chez .lean-Philippe Toussaint, les personnages
déploient une puissante énergie romanesque.
Ils sont toujours en voyage, toujours cn mouvement. toujours en danger. lis dépensent beaucoup de CO, . Ils ont appris à vivre cl à aimer
sans sc soucïer du décalage horaire. Le monde
n'est pas si grand que ça ils finissent par sc
rencontrer par hasard ou sc retrouver pHI' nécessité. Ainsi, ivlarie ct le narrateur, de rctour sur
l'île d'Elbe, Oll la jeune femme possède une
belle maison de famille proche de la 111er. Jours
heureux jusqu'ù celte nuit - toujours la l1uit
où de nouveau frappent les éléments le feu
dévale la 1l1Ol1tagne.
Il y a de 1<\ fatalité antique dans celle lilléraIlIre si moderne par son écriture ct dans ses ressorts. On sent que le romancier apprécie les
contrastes, les oppositions, les symboles antinomiques, ct que, comme Marie, il ne ferme
rien. ({ C'était tuant. même les lincs, elle ne
les fermait pas, elle les retournait, ouverts, Ù
côté d'elle sur la table de nuit quand elle interrompait sa lecture_ )l De même, Jean-Philippe
Toussaint, quand il interrompt quelque part son
écriture, ici ù l'île d'Elbe, laisse ouvert ses
livres pour en écrire d'autres.
I.es romans ne ressemblent il rien de connu. Ils
décoiffent autant le lecteur que le narratcur.
ivlarie est d'humeur aussi imprévisible qU'lin
pur-sang. A l'exemple d'une musique qui tient
licu de I"ond sonore, la sensualité, tantôt en
sommeil, tantôt éclatante, court tout au long du
roman. L'humour aussi. Une sorte de dist~l1ce
ironique. Plus l'angoisse permanente de la
mort.
Oui, .lean-Philippe Toussaint est un dieu de
l'Olympe qui, avec bicllveillancc ou il\"ec
rureur, manipule quelques créatures bien choisies et les projette dans des aventures planétaires sous les signes d'Eros ct de la Lu!îhansH,
BERNARD PIVOT
de l'académie Goncourt
Télérama
16 SEPTEM B RE 2009
Une foi s encore, l'auteur de
Faire l'amol/r et de FI/ir sublime
les affres d ' une passion exclusive.
Prése nte r La Vérité S li r Ma rie co mm e le
troisième volet d ' uI! trip tyqu e romanesqu e serait un e mauvaise action , Ull e
telte in troducti on ri squant de déco urager, à
tort, ccux qui n' ont pas cu entre les mains
les deux premiers jalons de l'e nsemble ct
seraient ft bon droit tentés de renoncer ft
commencer l' histoire pa r la lin. Cc sera it en
outre un mensonge, pui sque nul ne peul
affi rmer - J'au teur lu i-même, Jean -Phi lippe
Toussaint, ne s' y ri sque pas - qu' un dé-
ve loppement ult érieur est incil visagcablc,
qu ' avec ce li vre. on cn
fi
déso rmais bel ct
bien fini avec Ma ri e. En somme, La Vérité
sur Marie rcJèvc be l ct bi en de la présentalion qu i figure cn qu atrième de cOllvcrlll rc
du roman « pas ri propremellt parler ulle
sllite, mais /III prolongemem )J. une varimion
disent les mu siciens, de Faire l 'amollr
(2002) et de Fllir (2005), romans d' amour ct
de dés ir - mais d ' un amo ur incessamment
empêché, qui aim ant e aut ant qu ' il éca rte l' un
de ['au tre le narrateur ct Ma rie.
Ils ne sont d 'a ill eurs pas côte il côte, aux premières pages de La Vérité sl/r Marie. (( Plus
tard, ell repellsallt aux heures sombres de
celte IIlfit calliculaire, je me sllis rendu
compte qlle I/O/IS al'iOIlS f ait l'amollI' ail
même lIIomellf. mais pas ellsemble.» Un
kilomètre à pein e, il vol d 'oiseau, sépa re
l' appart ement où sc trouve Mari e - l'ancien
appartement du cou pl e, désormais séparé de celui où vît à présent son ancien com pagnon. Lui est ce soir-là Cil com pagni e d' ulle
fe mme - ell e auss i s'appelle Mari e, cela
semble un peu co mpliquer la situation, mais
pas vra imen t. en fai t, car ce tte Marie-là, très
vite, on n'en pa rl era plus. Quant à Marie
- celle qui nOliS intéresse, la seule qui
compte, pour lui, donc pour nous -, ell e partage sa nuit , so n lit avec un homme, JeanChristophe de G. ; du mo ins est-ce ainsi que
le narrateu r croi t qu ' il s' appe lle, mais c'est
une erreur, en réal ité c'est Jean-Baptiste de
Ganay, il l' apprendra bi entôt - et celte désin voltu re avec les noms dit bien à quel poi nt
importent peu ici les personnages secondaires, combien tout se passe stri ctement
entre eux deux Ma ri e et lui, le narrateur,
l'éternel amoureux.
Lequel tantôt recon stitue, fantasme ou
in vente, avec une précision maniaque et
rêveuse, avec aussi une tend resse mêlée de
douce autodéri sion, les épisodes de la vie de
Ma ric san s lui ; tantôt fait irrupt ion de plainpied dans l' int rigue, acteur soudain, accourant dès que l'appelle la fan tasque, imprèvisiblc, insai sissab le jeunc fem me.
C'est le cas en celle \luit d 'orage, nuit de
déluge et d'apocalypse, qui voi t l' amant de
Marie frap pé par une crise cardiaque et les
urgent istes débarquer dan s l'appartement.
Scéne inaugurHle spectaculaire, affolée, haletallle, il laquelle répondront, comme en
écho, au fil du récit, d'autres moments de
furie. de désast re, de terreur, to ujours nocturnes, auxque ls la plume si nette de Jea nPhili ppe Tou ssaint confère un e énergie et lm
lyri sme inouïs: la fuite éperdue d 'un cheval
e ffaré sur le tarmac de l'aéroport de Tokyo,
l'embarquement de l'animal dans les soutes
d ' un Boe ing 747 cargo, un incendie qu i
dévore les lum ineux paysages de l' île
d 'E lbe. Des lieux géographiques qu i renvoient aux deux précédents opus de To ussa int. mai s dont l'évocation insta ll e cette
fois. autour de Mari e et du narrateur, autour
des continue ls allers-retours de leur relation
amoureuse perturbée, un elimat d'orage, de
déb<icle, d 'épouva nte presque, de nuit incandescente.
C'esllrès beau. D' un e beauté stupéfiante par
in stants, à laquelle prenn ent part tout il la
foi s la clarté et Ja vigueur de J'écriture de
Toussa int , sa puissance d 'évocation qui rappe lle eelle d ' un plasticien , la rigueur de son
architecture romanesque mill imétrée, la di screte méd itati on sur la di stance, le réel et
l' imagination qui court en filigrane de l' intrigue, la sensua lité qui préside au portra it
de Marie tel qu ' il se dessin e - celle« vérité
sur Marie}) que promettai t le titre du roma n,
ct qui sc confond final ement avee l' amour
qu 'e lle in spire.
NATHALIE CROM
17 SEPTEMllRE 2009
Toussaint, le feu, la terreur et l'amour
Aprè,)' Faire l'amour et Fuir, le romancier poursuit ,s'a des'cnjJfiol1 de la crisc,
du couple d'abord, mais aussi de la réalité qui l'entoure
L'unité de base romanesque de Jean-Philippe
Toussaint, dans cc qu'on pourrait appeler le
«cycle de Marie », c'est Je couple. Mais il y a
belle lurette que le mot n'est plus gage de stabilité. La norme, ç'csl1c tremblement, la crise,
la rupture, le divorce ..
Comme dans Faire / 'amour (2002) ct dans
Fuir (2005, prix Médicis), Marie, jeune créatrice de mode, cst le centre du présent roman.
avec son « il1so/(ciallce ravie, IlilIIinelise et
ellChal/fée (1) >J. Autour d'clIc, comme un
papillon déboussolé, gravite le narrateur, plus
très sùr de lui ni de ses sentiments. Désormais
séparé de la jeune femme, il subit encore son
attraction. La question lancinante qui fut posée
par j'amoureux tourmenté au seuil de Flli,.
(<< Serail-ce jamais fil/i avec klm·ie? ») est
reprise ici, sous une forme plus subtile el paradoxale, page 57 ." « Je / 'aimais, oui. fi est peutêlre très imprécis de dire !fue je l'aimais, mais
riell lU! pourrait ëtre pllls précis. »
De multiples indicateurs relient les trois récits.
Ils s'cmboÎtent ct semblent sc l'aire signe ù travers des prolongements inattendus. Le tropisme
<lsiatiqlle de Marie japonais ici cOl11l11e dans
Faire l'omO/ll"
demeure. D'ailleurs, il est
aussi celui de l'auteur. Son père. qui venait de
mourir il la lin de Fuir, lui il laissé sa maison
dans l'île d'Elbe. Quelques autres ehe\":lUx
entrent en scène. Et e·est 1<1, exposés aux feux
ct pas seulement de l'amour
de ramollr
nageant dans la méme cau scintillante, que
l'histoire, un an plus tard, va trouver son épilogue. Provisoire?
Ne nous attardons pas sur le cours sinueux
d'une intrigue riche en hasards ct rebondissements. Nous parlions {femboîtel1lelll.. indiquons-en quelques-unes des ligures. Il y a
d'abord Jean-Christophe de G. qui, aux premiéres pages du livre, sc trouve dans rapparIement parisien dc rVlarie, près de la Banque de
France. Ccst l'été, la nuit est torride. Les corps
sont moites. Très vite, après avoir quitté les
bras de Marie, J'homme a un malaise et meurt.
Le décès semble naturel. mais le mystère
demeure. Jean-Christophe de Ci. n'est pas le
vrai 110m de celui dont Marie soutiendra qu'il
nc fut pas son amant, plongeant le narrateur
dans un puits de perplexité. Et pourquoi cette
arme, dans sa poche ( dans les derniers jours
de sa vie J>?
Il Y a aussi un cheval de course, Zahir, dont
Jean-Christophe de G. était le propriétaire. À
la suite d'obscures « il/sillu(liiol/S N, la béte doit
être «( e:"\filtrée discrètement »), de Tokyo à
Paris. Nuit d'averse sur j'aéroport de Narita.
On tente d'embarquer l'animal. Scènes de
panique Cl d'anthologie. Comme ceHes de terreur dans la dernière partie du livre, Ù l'instant
où tout ne sera plus « tf.ue fillllée.,·, éblouissemenls et tênèbres». A côté des créatures
vivantes, certains accessoires ont une présence
insistante, comme les longs de Marie, « asse::
kitsch, avec IIl/e lIIarguerite en plastique qui
s'épal/ouissait ci /a cOlI/missure des gros
oneil.\" »). À la fin, l'incendie des cœurs ct des
lieux progressant, l'une des marguerites ya
même tomber..
L 'hétéroclite étrangeté des situations, le brlc-àbrac des objets ct ~des sentiments, contribuent
à créer lin efficace climat de vacillement amoureux et existentiel. Mais il hmt dire plus. (jrâce
ù sa remarquable maîtrise, Jean-Philippe Toussaint parvient à mettre en crise. au-delà du
couple de ses héros, la réalité elle-même dans
laquelle ils sont immergés. L'échec qui laisse
cette réalité « hors de por/(;" de (1') ill/aginatioll el inhlllctible ({II 1(ll/gage)) sc retourne. Il
devient voie royale et modeste pour approcher
la « /IIoel/e sellsihle, vivollie ef sensl/elle » du
réel, pour laisser apparaître cette désirable
vérité romanesque, toujours « proche de l'il/l'enfiol/, ou jUlllelle dll lIIell.wmge .. »)
PATRICK KÜlliCHIAN
(1) FI/il' ct Faire l'amOllI' viennent d'être repris
dans la collection {{ Double» aux mêmes Editions de Minuit.
Ooselvoteur
24 SEPTEMBRE 2009
Un roman d'amour et de mort
Temps de Toussaint
L'auteur de Fuir prolonge de Paris à l'île d'Elbe en passant par le
Japon les aventures sentimentales de son héroïne fétiche
Oc tous les écrivains belges, Jean-Philippe
Toussaint est le plus aveni. Il n'ignore
rien de la savante plomberie d'une salle
de bains, des multiples usages d'un appa-
reil photo Nikon, de la construction d'ulle
patinoire flamande ou d'une piscine berlinoise. On voit par là que ccl ancien
champion du monde junior de Scrabble est
un manuel contrarié.
À son talent d'écrivain, qui n'est plus à
démontrer, il ajoute aujourd'hui deux
vocations celle du médecin ul"I.;cntistc
qui, en pleine canicule, vient en aide aux
victimes d'infarctus ct celle clu pilote aux
cOJllmandes, par gros temps, d'un Bocing
747 cargo. En perfectionniste, il connaît
les mots, les gestes, les instrulllents pour
soigner ct voler. JI sait aussi bien appliquer des électrodes sur le torse d'un
homme que des protections de transport à
un cheval sur le départ. Car il a également
appris oÙ entraîner, panser, préparer, accompagner les chevaux cie course. Ce
romancier n'est pas seulement curieux de
tout, il est compétent en tout C'est vraiment Toussaint l'ouverture. Dans La
Vérité SUI' Marir!, il y a trois chapitres, ct
trois scènes nocturnes déjà inoubliables
(car en plus, le bonhomme cst un metteur
en scène). L'intervention, dans un Paris
torride, du Samu pour tenter de réanimer
un hOlllllle frappé par une crise cardiaque.
La course folle ct affolée d'un pur-sang.
Zahir, sur le tarmac de l'aéroport de
Narita, qui a tiré au renard alors qu'il allait
être embarqué dans un avion. Et les
ravages d'un incendie de garrigue sur j'île
d'Elbe qui menace un centre équestre. On
ne dira jamais assez ce qui caractérise l'art
si puissant et si peu visible de Toussaint:
atteindre la folie avec des mots simples,
faire du spectaculaire dans une prose sage,
dissimuler l'exceptionnel sous le bana!.
Le lien entre ces trois chapitres, c'est
évidemment Marie. Les fidèles de l'auteur
de Faire / 'amollr ct de Fuir la retrouveront avec un plaisir un peu exaspéré. Les
néophytes la découvriront avec une curiosité amusée. Femme d'afj~1ires et de luxc
entourée d'avocats, elle est ultratendanee,
très place des Victoires, toujours jctlaguée ct, même ù poil, arrogante. Au
début du roman, elle a largué le narrateur,
qui l'aime encore, pour lui préférer un
courtier d'art ct propriétaire d'une écurie
de courses casaque jaune, toque verte?
qu'elle a rencontré à Tokyo au cours d'un
vernissage. Le nouvel amant a les mêmes
gestes pour calmer les chevaux effrayés et
faire j'amour aux femmes specdées. Il a
pHr ailleurs une particule, une épouse, des
chaussures italiennes, un haras dans la
Manche ct, on 1'a compris, le cœur fragile.
La vérité sur r"bric, on ne la connaîtra
encore dans ce roman, et c'esl tanl
mieux. Reste l'insidieux bonheur de lire
Toussaint, seul capable de mêler, sans
grandiloquence, le désir <l la panique, le
sexe à la mort, le burlesque au tragique.
Et de savoir qu'un cheval ne vomit jamais.
Enfin, jamais ..
IHiS
JÉRÔME GAReIN
Politis
17 SEPTEMI3RF 2009
Comme dans un rêve
Avec La Vérité sur Marie, Jean-Philippe Toussaint propose 1111 l'écit
hypnotique doté d'une fôrl71idab/e énergie romanesque.
La Vérilé
S'III'
Marie est le troisième
« 10111e» d'un cycle romanesque que Jcall-
Philippe Toussaint a entaillé avec Faire
l'amour ct poursuivi avec Fuil' (1). Mais,
pour
CCLIX
qui ne connaîtraient pas j'uni-
vers de J'écrivain, précisons qu'il ne peu!
s'agir d'une suite
feuilletonesque,
ni
même d'ulle suite tout court. Un exemple:
Fail'I! l'amollI'
s'ouvre sur l'indication
d'une saison, « Hiver », Fllir sur (( L,é»
mais son action sc déroule avant celle
de Faire l'ali/our -, ct, histoire de brouilIcI' les pistes,' La Vérité sur Morle SUI'
« Printemps-Eh"».
Inutile de dire, par conséquent, que La
Vérité Sil/' Marie peut se lire indépendamJ11ent des deux autres, même si ce
serait se priver des jeux de correspondances entre les trois romans, qui tournent
autour de la séparation difficile de Marie
et du narrateur, séparation dont celui-ci
donne la raison dans Faire l'amour (( Il
Y aW/i! ceci, dam I/o!re (lil/Our, que même
si 1/OltS cOl/tinuions cl nOliS jàire plus de
bien que de mal, le peu de ~Jl({1 que l101lS
nOlls/àisions I/OUS é/ait devenu illsuppor/(fb!e. »
Mais moins encore que les deux précédents ce roman-ci ne s'attarde sur l'évo-
ltllion des relations du couple désuni.
Marie ct le narrateur sont d'ailleurs peu
souvent ell présence j'un de l'autre, sauf
ù la fin du roman, sur l'île d'Etbe. On a
surtout l'impression qu'à partir de cc fil
narratif~ assez rc!üché et on ne peut plus
classique, Jean-Philippe Toussaint travaille des motifs, ct que dans ces motifs
il cherche ù puiser cc qu'il appelle
«/'i!J1(!Ip,ie /'o!/UlIIesqlle N, qu'il définit
al1lS1 {( Ce ljuclqlle chose cl 'invisible, de
brlÎ/allt e! ljuasiment électr/(jl/(!, qui surgi! pm/oiS des lignes ill/mohiles d '1111 livre.
Celfe énergie romanesque qu'oH trol/ve
par exemple (II/ plus hall! point che:
Faulkl/er, ceffe électrici!é (fui lài! /i!gèrelI/el1f éc(/rquiller /0 pupille (II/ gré de /(1
lecture, indépendalllmel/t de
! 'anecdote
el
de / 'intrigue )).
Dans 1.(/ Vérité slir Marie, Jean-Philippe
Toussaint atteint souvent son but. Par
exemple, au long des pages extrêmement
saisissantes où il Illet en seene un cheval
de compétition échappant à ses maîtres
alors qu'on s'apprête 11 J'installer dans les
soutes d'un avion, Ù l'aéroport de Tokyo.
Lc cheval appartient à l'homme qui est
alors l'amant de Marie, quc le narrateur
nomme Jean-Christophe de Ci., tous deux
s'étant rencontrés au Japon. Mais lù n'est
pas l'essentiel.
L'essentiel, c'est l'intensité que JeanPhilippe Toussaint parvient à insu mer aux
images d'un pur-sang fougueux ct apeure
qui s'évanouit dans la nuit noire ct la pluie
battante, sur le tarmac de l'aéroport de
Tokyo. Images enténébrées ct quasi nlJ)tastiques d'une force de la nature livrée ù
clic-même, à la lois musculcuse et gracile,
qui font penser aux chevaux enfiévrés que
Géricault a peints et sculptés. Ces instants
volés de liberté sont comme la fugace
résurgence de puissances archaïques dans
un univers ultra-sophistiqué, l'animal étant
sorti par surprise de la modernité de l'aéroport avant de devoir la réintégrer. Le
moment où Jean-Christophe de (J. réussit
il capturer son cheval, sallS autres recours
que ses mains ouvertes et la douceur de
sa voix, cst tout aussi éblouissant.
On échangerait cette « énergie rO/l/(J-
nesql/e» là co nt re (presque) tQute la rentrée littéra ire, ce ll e du mo ins qu i tourne de
média cn médi a com llle auta nt d'exhibi tions fo rai nes, ces Beigbeder, Not homb ct
co nso rt s, ou ces pensums qu i nous raconte nt, sans éc ri ture mais en 700 pages (!),
les an nées 1960. Jean -P hi lippe Toussaint
est, lui, un arti ste qui rait vi brer la langue,
avee un rie n de fleg me narquois et un sens
aigu du rythme, des coul eurs ct des réso nances.
De la même maniè re, l'a uteur rait le réc it
d'une co urse éperdue sa ns visi bi lité, que
ce soit, au début du roman , qua nd le narrateur traverse Pari s sous une plui e de
déluge, vo ul an t rejoind re au plus vit e l'apparte ment de Ma rie, ou, avec cel le-ci , au
volant d' une voi ture, quand ils foncent sur
les chem in s de l'î le d ' Elbe envahis par le
fe u. Les rideaux de pl uie réponde nt à la
densité du broui ll ard de fumée, la déformation du paysage urbain impressionne
aut ant que l' hostil it é souda ine des élé-
me nts nature ls. Il y a là quelque chose du
prod ige.
Il n ' est p ~'s anod in qu e le nar r ateur
évoque fréq uem ment les pouvoirs de
l' imag in ation ou les poss ibili tés du rève, et
le ur capac ité à toucher « la qI/iII/essence du
réel. sa moelle sensible. vivallle el seI/SI/elle. I/ue vérité jJl'Oche de l'invention. 011
j um elle dl/mensonge. la vérité idéale ». La
Vérité SI/r I\I/w'ie est un roman hypnot ique,
qui allie poés ie cOlllemplative et ex tase
oni rique. Un genre de drogue douce, dont
on Ile se refusera pas l'add iction .
CHR ISTOPH E KANTCHEF F
(1) Les deux romans sont simu ltancment rccditcs dans la collection de poche des éditions de
Minuit. « Double n. Faire l'omoll/' y est
accompagne d'une post race de Laurent
Del1loulin ( 159 p.. 6 euros), CI Fllil' d'lin cnt retien ent re Jean- Philippe To ussa int et son editClI l' chinois. Chen Tong (185 p. , 6,80 curos).
TRANSFUCE
0 32, SE PTEMBR E 2009
Lire Toussaint, c'est éprouver ce que
peut le style. No n pas le besoin de certain s auteurs de nous en mettre plein
la vue en multipliant les acrobaties et
cn klaxonnant à chaque bon mot. Non,
le v rai sty le, celu i qui ne fait pas d'esbroufe mais se fa it oublier en épou-
sant les reliefs de la réa lité.
Après les superbes Faire 1'01110"1' et
F"ir, on attendait beaucoup de La
Vérité sur Marie, que le romancier
qualifie lui-même de « prolollge-
ment. ». De fait, comme dans les deux
précédents textes, on retrouve cette
structure impressionniste en quatre ou
cinq scènes fortes, davantage reliées
par l'ambiance que par la continuité
d ' un récit ; ce pont sentimental entre
la France et l'Asie (o ù Marie fait des
affa ires) et ces fin s en queue de
comète dans la moiteur de l'îl e d'Elbe
(où les ex-amants se retrouvent). El
surtout ces phra ses qui avancent au
cœur et au rythme de ,'i nstant vécu,
mt-il extraordinaire.
Prenez la première scène, magnifique,
où l ' amant de Marie, co nvié chez elle
pour la nuit, fait une cr ise card iaque.
L' électricité sex uelle, la peur, l'attirance et le dégoùt pour cet homme
qu'elle co nnaît peu mais qui gît par
terre dans sa cham bre, le récon fort el
les rire s nerveux quand le narrateu r,
son ex-amant appelé au secours, la
rejoin t: toute la pa lette des sentiments
et sensations qu e ce genre de scène
ferait naître en nou s sont là, faço nn és
Idem pour ce lte autre scène extraordinaire où l ' aman t embarque l' un de ses
pur-sang dan s un 747 cargo et, suite à
une fausse manœu vre , laisse échapper
son ch eval de course dans la nuit
Tou ssaint el son génie pour trou ver le
humide de l'aé roport de Na ri ta. L'ambiance électrique, la sensualité de
dét ail qui dit tout.
l ' anima l, le stress de l 'amant, la légère
par l' incroyab le justesse des mots de
distance de Marie, tout est encore là,
comme si - la formul e est banale ma is
elle es t juste - nous y étions. Toussaint
ne décrit pas les choses. Il nous les fa it
vivre . Et c'est cela qui nous fait nous
sentir si proches de Marie, du narrateur, et des événements extraordinaires
qui j alonnent leur hi stoi re d'amour.
O u plutôt la fin de leur histoi re car,
depui s tro is roma ns, Tou ssaint racon te
un amour qui n'en fi nit pas de finir.
Peut-être une défi nition de ce qu 'est
vraiment l 'amour.
GUILLAUME AL LARY
LE TEMPS
19 SEPTEMBRE 2009
Jean-Philippe Toussaint, tisseur de temps
L'écrivain belge raconte ses livres, son
écriture Cil quête cl'« énergie romanesque », son succès au Japon ct en
Chine, ;;l J'occasion de la sonie de son
nou\'cau rolllall La Vérité slIr AlariC',
« Un pur-sang dans un Bocillg 747 cargo
à 10000 mètres d'altitude, c'est le point
de départ du livre. J'avais cette image
poétique Cl, comme écrivain, je Ille suis
demandé comment en arriver là. » JcanPhilippe Toussaint rèvc-t-il ses livres
avant de les écrire? Il les voit sans doute,
comme le lecteur est ensuite amené fi
\'oir Cil les lisant. Lo Vérité slIr Alarie,
son dernier roman qui paraît en cette
toute fin d'été, tout comme Fuir (Minuit,
2005) ct Fllire 1'111110/11' (Milluit, 20(2)
qui s'inscrivent dans Je même cycle
romanesque, est il voir, ù éprouver, ù toucher presque, tant J'écrivain excelle il
transcrire le réel ct il vous y plonger.
Un rée! transcendé pourtant. qui demeure toujours aux frontières du rêve;
un réel romanesque comme il y a, pour
Jean-Philippe Toussaint, une «vérité
romanesque» et une « énergie romanesque» qu'il s'agit de capter ct de restituer.
Tout cela il l'explique, volubile, détendu, drôle souvent, dans lin petit bureau
gris, perché tout en haut de la maison
des Editions de Minuit, son éditeur
depuis toujours. Il est comme chez lui
dans cette maison parisienne, mais c'est
Ù 8ruxe!les qu'il habite, ville qu'il s'apprête d'ailleurs, juste après notre rencontre, ù rejoindre par le train.
Les 1110tS, les phrases de J'écrivain belge,
souvent longues, enveloppantes, insistantes même, vous transposent, vous
emportent dans l'espace du livre; elles
vous font traverser la chaleur d'une
chambre avant l'orage, une pluie qui
s'abat, drue, compacte sur le tarmac
d'un aéroport japonais, les flammes qui
embrasent des collines en halic, l'été.
Son écriture s'étire dans l'instant, creuse
le temps fi force de lllotS, se répète,
revient pour vous débarquer d'un coup,
ébloui, haletant. sur un rivage improbable, vous plantant soudain lù, pour passer brusquement ù autre chose: de la nuit
au soleil, d'une île d'Asie à une île
d'Europe, de la rupture ù l'amour, du sarcasme ;;\ la compassion, de la vic ù la
mort.
Le temps passé ù lire ra Vérité .<.;II/" k/urie?
possède donc une qualité particulière. Et
on a cnvie d'en savoir le secret. Or, tisser du temps, le fabriquer, c'est bien lù
cc que cherche l'écrivain: «L'idée est
de 111 'attarder sur des instants, de les
diluer d'une certaine façon. J'ai l'ambition de créer du tcmps. Je choisis de
mettre l'accent sur une scène en particulier, quitte ù laisser des scènes voisines,
importantes, dans l'ombre, dans les
blancs du livre, à ne pas dire pourquoi
ccci ou comment cela. Dans ces blancs,
le lecteur imagine cc qu'il vcut, cela Ile
me regarde plus. »
Est-cc cela qui fascine ses lecteursjaponais, chinois ou européens? Ces blancs
qui enJ1amlllent l'imagination, qui \'OUS
laissent libre dc respirer'? Cc temps
sculpté qui s'écoule dillèrcmment '?
Quoi qu'il en soit, Jean-Philippe Toussaint est un cas ù part sur le marché de
la littérature 1hl11çaise. Depuis La Salle
de b([ill, paru en J985 chez Minuit,
l'écrivain n'a plus quitté le monde de
l'art. Cinéma, photographie, Jean-Phi-
lippe Toussaint a cette chancc rare de
vivre de scs œuvres, l'écriture restant
son tcrrain de prédilection. Un Médicis
cn 2005 pour Fuir, tandis que La {''()l'ilé
sur Alal'ie figurc sur la prcmièrc liste
des Goncourt cette annéc.
Non seulement. Jean-Philippe Toussaint
vil de sa plume, mais ceHe-ci j'a Illené
vcrs de nouveaux territoircs, vcrs lc
Japon ct la Chinc, lieux avec l'italie el
Paris, oll sc nouent Fail'e "({li/Olfl', FI/il'
ct aujourd'hui encore La I/érit(i SIf/'
A4arie. «La Salle de bain a été traduit
au début des années 1990 en japonais et
il a connu un succès spontané, spectaculaire, énorllle, sans cfrort éditorial
particulicr. Ça s'est poursuivi avec
A4ollsieur. Les ventcs tournaient autour
de 100000, 150000 exemplaires, 011 les
imprimait en poche, etc. C'est ullC des
choses les plus extraordinaires qui Ille
soient arrivées », raconte-t-il.
C'est ainsi qu'a cOllllllencé son aventure
japonaise. Des conférences ù l'invitation
de son éditeur, un séjour de plusieurs
mois il Kyoto, ct ceHe en vic « de rendre
cc que le Japollm'avait apporté dans un
livre, Faire ,'omour ». Puis, après le
succès japonais, c'est la Chine qui le
découvre gràce à un éditeur c<lntonais,
Chen Tong -- ct qui l'invite à son tour.
« JI ne s'agit pas du grand public -- dOlllmage, p!aisante-t-il, parce qu'il y a
beaucoup de Chinois ! ~ mais du milieu
artistique chinois. J'ai donc pu nùre Ull
long voyage en Chine en 2001. » FI/il'
se déroule pour partie entre Shanghai ct
Pékin, tandis que
Vérité SIf/' ,H(/rie
retrouve le Japon ct ses pluies, ct ses
nuits. La météo, le temps qu'il fait hante
son écriture: « C'est instinctif cc n'est
pas délibéré, Mais la météo me semble
une donnée essentielle, On dit que les
conversations les plus stupidcs seraient
sur la pluie ct le beau temps. En même
temps, clics révèlent quelque chose
d'absolument rondamental. »
ru
S'il y a un exotisme chez Jean-Philippe
Toussaint, c'est moins dans la diversité
géographique de ses lieux d'écriture
qui témoigne plutôt d'un mode de vic
contemporain où les antipodes se tou~
chellt que dans sa capacité ù sc. distancier ou au contraire ù s'approcher <lU plus
près des choses. Son cxotisme, son étrangeté sont d,H1S celte distance qui déplace
le regard porté sur les choses: dans
ccs rapprochcments ces ( mélanges »,
comme il dit
qu'il opère, accolant
l'universel ù l'anecdotique, la technologie au mythologique. (( J'aime les fondamentaux: lc yin ct le yang, les quatrc éléments. le sexe ct la mort, cc sont des
données universelles. J'aime affronter ck
face ces grandes choses ct les mélanger
avcc des ~iétails infimes, une description
de chaussures par exemple, comme celles
de Jean-Christophe de G. que je décris
longuement. 11 a disparu, foudroyé, et il
ne reste que ses chaussures ... »
Outre les «( mélanges», le rapport au
temps, cc qui compte, dit-il, c'est (( la
ligne» du livre. (( J'ai fini La Vi'ri!() S/I!'
A!([l'ie, il y a pratiqucment un an ct
demi . .le ne laisse pas partir Ull livre si
1~lCiJe1l1ent.
II ya énormément de traYHil même une fois fini. Il faul raccourcir, simplifier, élaguer. Les premiers
manuscrits raisaient presque un tiers de
plus . .le travaille ù cc qu'il y ait L1llC
ligne que je peux voir mentalement,
ayec des crescendos ct des descentes,
a\'ec des points d'orgue, »
Avec r([ S'aile de h(/in, L'Apparei!photo, La T()f('visioll, Jeal1~Philippe
Toussnint avait accepté le qualifkatif
d'écrivain mil1imaliste. Depuis, son
écriture a évolué, quelque chose dc plus
tendu, de tragique aussi s'est installé.
«.l'aime les oxymorcs, s'amuse-t-il.
Aujourd'hui. on pourrait dire: minimaliste baroque. »
ELI~ON()RE SULSER
LE SOIR
IX SEI'T1éiVIIlRE 2009
Un opéra en trois actes,
un triptyque en trois tons
Le nouveau
fort
Ulle
rO!11nll
de Toussaint démarre
deux scènes d'amour en parallèle,
1110rt d'homme, les retrouvailles d'un
couple <i la nl\'cur, si l'on peut dire, de cc
décès. Le rythme de ces premières pages
esl échevelé, comme un cheval au galop,
qui est l'image emblématique de La VrlrÎ{(;
sur "\1arie, son point d'intégration, incroyablement spectaculaire, destine <i imprégner pour longtemps nos mémoires.
Tel est Je paradoxe de cc livre éminemment littéraire
il est intensément
physique, les corps s'étreignent, sc surpassent, s'effondrent, les peaux, qu'clics
soient humaines ou animales, sont inondées de pluie ct de sueur. ct la mort, celte
inéluctable force de destruction, esl la
grande ct tenace adversaire qu'il faut, tanl
que faire sc peUl, tenir Cil respect.
L'étrangeté de l'entreprise, c'est que ces
images, nous en sommes, nous lecteurs,
les créateurs, au départ des mots que l'auteur nous décoche. Jean-Philippe Toussaint est un visueL il a fait des films, il est
photographe aussi, c'est entendu, mais ici
son seul médium est le langage, et il sc
sert de ses prodiges pour nous faire vivre
trois grands concentrés d'émotion terriblement intense l'aimantation retrouvée du
narrateur et de sa partenaire d'élection
(l'insaisissable Marie avec laquelle vivait
la même détestation passionnée dans
F"r.lÎrc a!J/oul" el Fuil) par-dessus le cadavre d'un Jean-Baptiste qu'il s'obstine
à appeler Jean-Christophe: l'exfiltratioll
d'un cheval de course de ce dernier du
Japon, où il il été exclu d'une compétition
pour dopage, moment de bravoure qui
cloue le bec <cl quiconque douterait encore
r
des prouesses dont la littérature est
capable; les nouvelles noces du couple
dans leur biotope de l'île d'Elbe où cette
fois ils ne fusionnent pas dans les flots
mais dans les flammes.
Trois scènes si puissantes qu'on est tenté
de les comparer il des actes d'opéra, avec
chaque fois leur registre, leur couleur, leur
rythmc proprc. La manière dont les soins
sont prodigués au défunt dans l'appartement où, longtemps, Marie ct le narrateur
ont vécu ensemble, répond aux impératifs
d'urgence programmés pour cc genre d'intervention. La course t'olle du pur-sang qui
refuse, sur 18 piste de l'aéroport de Tokyo,
d'embarquer dans l'avion-cargo qui doit
le ramener en France, est, elle, comme unc
libération anarchique de forces que seuls
le regard ct la main (autre leitmotiv du
roman) peuvent apaiser. Enfin, sur cette
île d'Elbe, lieu dc toutes les cOlleiliations,
s'accomplit, en un superbe largo, une
catharsis inespérée.
Il est possible, on le voit, de parler de cc
livre comme d'une pièce musicale, ou
d\!ll triptyque pictural, on en ressent j'impact de semblable façon. C'est que cct édifice de mots, dont l'auteur nOLIs éclaire
quelques techniques d'élaboration par ailleurs, est tout simplement, toutes disciplines confondues, une œuvre d'art accomplie ct spontanément originale.
JACQUES DE DECKER
Jean-Philippe Toussaint mot à mot
ENTRETIEN - Propos d'atelier autour de La Vérité
.l'III'
Marie.
Si le nouveau livre de Jean-Philippe Toussaint exerce une tcllc séduction, c'est que le
style en est souverainement maîtrisé. Avec cc huitième roman, il atteint un tcl degré
de connaissance de son art que la tentation était grande de J'interroger sur sa conception des diverses unités de langage. Il s'y est prêté de bonne grflce. Une façon de livrer
quelques secrets de fabrication, de
sorte.
nOliS
introduire dans son atelier d'écriture en quelque
L'aveu sc glisse, il un moment du liue, de
« Pimpossihilité de recouvrir de mots cc qui
avait été la vic même». Dans La Vérité .";f//'
Jlarie on sent, plus que jamais, une
recherche terriblement précise du mot juste,
dans les domaines les plus divers: aéronautique, médecine, horticulture, hippisme ...
DejJuis qllej '(;cri.\\je silis atlel& â ce souci d'e.\'-
priJ/lI!!" les choses (I\'ec le plus de prhisioll pO,\'siNe. A1aisj!! I)('I/se 1/ 'àrejall/ais allé aussi loi!l
que cetle fois-ci, ,le ne silis pas si jàmi!iarisé
que ce/a an>c les /3oeing 747 el les crises cardiaques, je Ille suis dOliC ilfài'/lIé auprès de
médecins, j'ai i//tel'rog(> III/ pilote de ligne, qui
esl devenu 11// {llI/i. Et Pllis, de //os jOllrs, (Il'ec
1ï//lemel el lout le {lllx de dOCUIII/'Jitatioll dOI//
01/ dispose, le mot' impropre est del'eill! il/ex('usaNe. Cela dit, 11/(/1/1 encol'f:' que ce mOI SOif
digéré, il/tégré, (JII 'il Il 'appo/'{/issl? pas comme
trop précieux, qll'ilfàsse partie illfrinsèque dll
fexle : e 'esf IIlle questioll de "igilal/ce,
Venons-en à la phrase: clic est souvent très
ample, mélodique, sc permet des circonvolutions, au I}oint que l'on se demande où elle
va « atterrir »,
,Ha phrase // 'a cessi' de s'allonger, c'es! l'mi,
Ali déblll, elle éwil sèche, COlll'te, mainll'nan!
elle se déploie, Mais e!le ne le {àll pas de
I/wJ/ièl'e a/'hifmire, elle dépelld d~{ I:l'Ihme el
de l'acliOIl, Elle peu! s'emlw!ler, mais parce
qu'elle esl entrrd}/(>e par [III pl/r-sallg, cOll/me
(' 'est le cas ici, derrière lequel elle ga/ope, Il
j'alll aussi qll 'e/le puisse se calmer, pou/' pouvoir se réemballer enVl/ili", Dans cl 'ol/fres
momenls, elle cherche ri épouser le li/O/Il'('men{
d '/(lle pensée, el /â, il)' a la leçon de Pml/s!,
qui onive li rendre de la plus simple des
manières les a/'{/besql/es des sentimenlS les
pllls complexes, C'esr quelque chose ri quoi je
lII'ej!à/'ce
Au-delà de la phrase, il y II le paragraphe:
il occupe une place essentielle dans 1'00'ga-
nisatioll du texte, Dans La Salle de bain. les
paragraphes étaient même numérotés,
S'i ce/a .!i'appc ff'!lcmcm, c'esl f01l1 simplenwllf
p(1J'Ce que, depuis quej 'écris, je I/e suisjm!lais
allé â la 1('i!.JJe. Apn:'s le point /lnal du puragraphe, je laisse IfII Malle el je repars, J'oime
heal/coup t/'{/miller (Il'ec /e blanc, lanl de
choses se passent dal/s les blal/cs, Jls SOllf
COJllJlle /Ille loupe grossissante. IIIfllI! travailler
sur les }}I(/nques, disail Rohhe-Grillet, ils
appOl'fenl heaucoup. Jls slimllll!llt l'imaginaire
dit leeleur, ils créent I/ne ((l'IIaJIIlque.
Et puis, il y a la division du texte, pas "miment en chapitn~s,
Je dirais en parties, pllltû/. Dans ('(! dernier
Ill'/'(?, elles se l'aient, "Hais dans Fuir, elles
haienr c(/rl'hllellt d/>.w)quilihrées. Les deux première,l', très longues, se passaient al/ Japon, la
dernière, hien plus /;rèl'e, li l'Île d'Elbe. Celfe
sone de dJséquilibre harmonique m 'jllléresse,
.i:r .Ii1isais d<jli allusion dans La Salle de bain,
où il y {/ celfe jbrmule
« déséquilibre el
rigueur' e.\'actilllde )),
Plein d'indices (l'écurrence de persollnages,
d'espllces, de thèmes) font penser que Ics
trois dcrniers romans forment une trilogie:
c'était l'intention 11U départ '?
Non, C'est l'Olll dl/ fait que ,Harie est le per-
,wllllage fémil/in le plus forl auquel j'aie Cil
qf/âire jll.l'qll 'û présellt, el que j '({vais plaisir â
la relrOIll'('r, D '({I/fre pan, j'ul'ais gardé la
scène .IiI/aIe de Faire l'amour ell ré,,'eny', er je
/JI 'el/ SlIis SCJ'\'i pour clore Fuir. Depuis, j '(fi
pris gO/if â ces lex/fS ill(Ù'pendallts qui cepel/dan/ /àrlllellt III/ el/semble, f) '(fllfw/I que
chaque lirre fait ré,wlIl/cr les autres d'ulle
Iàçol/ dU/hellll?, Je gaglle Sl/I' les deux
fableaux, fOIif cOII/p/e .fàil,
PROPOS RECUEILLIS PAR
JACQUES DE IlECKER
~ineLittéraire
OCTOBRE 2009
Jean-Philippe Toussaint
« Construire
des rêves
de pierre»
L'auteur de La Salle de bain clôt son triptyque dévolu à la
mystérieuse Marie. L'occasion d'évoquer avec lui son art
de la variation, tour à tour aquatique et minérale.
PI'Oj!os l'cclieillis pal' MINH TRAN HUY
Point d'orgue du triptyque romanesque
de Jean-Philippe "Toussaint, SOI1 dernier
ouvrage. enchaînant les scènes C01llllle
<lutant de tableaux . de compositions, ù
la rois picturales CI musicales ,pcut égaIement sc lire comme LIlle clé de \'ollle
de son œuvre. Si j'écran dc r(( I(~h'Tisioll
ou l'objectif de L ''''/p}Joreil-jJho!o faisaient le ponl entre le monde tc! qu'on le
\;il cl le monde tel qu'on le cadre, le res-
titue, le recrée, La Vérilé SIII' Morie. au
titre des plus éloquents. !cs fait sc COI1fronter sallS aucune médiation. C'CSl bien
parce que la \'0rilé objective des événements est hors d'nlleinte pour l'intelligence ct j'imagination du narrateur
que lui est substituée celle des mots.
Qu'importe si le rl\'<ll du narrateur se
nOll1me ell fait .Jean-Baptiste
il n'en
continuera pas moins il répondre au nom
de Jean-Christophe de G .. car ainsi le
veul la fiction, qui toujours l'emporte sur
le réel.. Réflexion non pas théorisée
mais «en action» sur le pouvoir du
verbe, ra Iféri/(; sur ,Huri!! est. commc
tous ceux qui l'ont précédée, Ull I"Oman
« infinitésimalistc »
le mot, 1.1 encore.
est de Toussaint il s'intéresse ù la fois
ù j'infiniment petit (le quotidien, le
détail. les petits riens, la \'ie dans tout ee
qu'clic a d'anodin) ct ù l'infiniment
grand (le temps. la mort, l'amour, la vic
dans tout cc qu'clic a de métaphysique).
On y retrouve les motif" chers cl son
auteur, tels que la nuit, la lumière ct l'cau
(ici couplée avec le feu), ou encore des
éléments au diapason des événements
après la rupture sur fond de tremblement
de terre de Foire / 'olllo//r. voici la crise
cardiaque par tcmps d'orage.. Chez
Toussaint, l'humour absurde et désin\"olte de La S'olle de !Juin, la digressionprocrastination poussée jusqu'au (génial)
délire de La J(~h)1'isiol1, ont laissé place,
ù partir de L'Appareil-photo, Ù davantage
de gravité ct de poésie mais une poésie dynamique, mouvante ct en mouvement, qui trouve ici son plein épanouissement.
[) 'où est l'enu le besoiu de jJolll'.\"llÏvre
l'histoi/'e avec /Hal'Ïe, commeucée dalls
Faire l'nmonr et Fuir '?
Jean-Philippe Toussaint. Peu de temps
après avoir fini l'écriture de Faire
l'all/ollr, j'ai envisagé pour la première
fois un prolongement ù l'histoire de
Marie. J'étais en Chine ù cc moment-là_
.le I~lis<.lis un long voyage cie plusieurs
mois. EL Ull matin. Ù Sh;:mghai. dans le
hall clu Cro\\'lle Plaza. le plan d'ensemble
de FI/il' m'est soudain apparu dans ses
grandes lignes. depuis ln scène du train
de Iluit entre Shanghai et Pékin jusqu'ù
la fin du li\Te, il l'île d'Elbe. Je n'avais
pas encore remis le manuscrit de Faire
l 'OIIIO/ll' ,0'1 mon éditeur que .le comlllellçais déjù ù réfléchir au livre suivant. Ce
n'est qu'ensuite, progressivement, que .le
me suis rendu compte des H\"l1l1tages qu'il
y ,wait de travailler ,l\'ec les mêmes personnages. C'est passionnant celle idée
de travailler Ù lIll ensemble romanesque
ell construction. Chacull des livres est à
la fois indépendant --- cela ne pose aucull
problème de les lire séparémcnt, sans
référence a\'cc les autrcs ct I~lit partie
d'un ensemble plus large. Ils se complètent l'un j'autre, s'enrichissent mutuellement. il y a des résonances CJui
vibrcnt de livre ell livre. Au début de
Foire' l '{{!lIolfr. Je narrateur ct Marie font
! 'amour pour la dernière fois dans un
hôtel de Tokyo, c'cst une scène déchinmte. Trois livres plus tard, !cur séparation est clTective, ils habitent séparémcnt,
ils ont chacun d'autres H\'entures sentimentales, mais ils passent l'été ensemble
ù l'île d'Elbe, ct, <1 la fin du livre, ils se
retrouvent ct font de nouveau l'amour,
c'est la dernière scène de La Vérité Sil!'
.Ha!'ie. La boucle cst bouclée. mais ricn
n'est réglé, le narrateur ct Maric sont ù
la rois séparés ct sont toujours ensemble,
le narrateur se ü\it même la réncxion suivaille «Nous n'avions peut-être jamais
été aussi unis quc depuis que nous étions
séparés. »
Quelle place occupe l'ensemble fOJ'mé
pllr Faire l'amOllI', Fuir et La Vérité
SUI' IVlaric dllns votre œUl're, et quelles
« périodes )), plus généralemellt, distill-
guerieZ-I'OIlS aIl sein de l'otl'e tnûecfoil'e
littéraire?
.le n'aime pas beaucoup l'idée de pé~
riode. Mais c'est vrai. il y a une grande
unité de ton dans mes premiers romHns,
on retrouve ù chaque fais la même vision
du monde. Au moment de La Salle (/(!
huill, je proposais une littérature centrée
sur l'insignifiant, le banal, le quotidien,
que j'essayais de traiter sur un mode
décalé ct humoristique, Il y a aussi une
grandc cohérence de tonalité dans les
trois derniers livres, plus sombres, plus
mélancoliques. Maisje n'aime pas l'idée
de période, ça IllC ülÎt penser ù des tiroirs,
ù une volonté dc classement. Et personne
n'a tellement envie d'être enfermé dans
des tiroirs. ,le préfère l'idée, plus sinucuse, clc courant, des caux qui se mélangent, chaCJue li\Te interagissant avec les
autres. Il me semble qu'il y avait déjù,
en puissance, beaucoup d'éléments cie La
Vérité slfr .Marie dans mcs premiers
livres, et en particulier dans La Salle de
!Jain
l'obsession de l'cau, la nuit, la
mélancolie, le temps qui passe, invisible,
ct en même temps destructeur.
VOliS aimez à inscrire dall.'; vos textes
des passages décrivallt leu/' art poétique
!lOIl ri la façon d'ult l1ulIl(f'este, mais en
l'assaut, que ce soit dès la première
phrase dans L'Appareil-photo ou
presque à /a Jill, comme avec cette
J'~flexion SUI' la «J'érité idéale» daus La
Vérité sur Marie. Pourquoi?
Je suis très sensible li la théorie en littérature, aux structures, aux enjeux littéraires. Mais j'ai renoncé cl l'exprimer
explicitement dans dcs essais. Je préfère
une théorie invisible, une théorie ell
aetioll, qui trouve son application immédiate dans les livres. Dans 1.0 Vérité sur
,Ha rie, le personnage cie Marie prend de
plus en plus cI'ampleur, clIc devient Je
personnage principal, le narrateur s'ef~
face, disparaît même une grande partie
du livre. Il ya là, de façon sous-jacen te,
unc interrogation sur la troi s ième personne en littérature, sur la poss ibilité
mêmc d 'éc rire à la troisième person ne.
VO liS cite:. A'l olldriall dall s La Salle de
ba in, /{Illdis qu e le lI arrateur de La
Tél évi sion a 1111 projet d 'élllde sur
Titien, Quel rôle joue la peillture ,Ialls
)'otre imaginaire?
J 'a i toujours été pass ion né par la peinture ct lcs art s plastiq ues. En mêmc
temps qu 'écri re des li vres, je fai s des
films l: t je rai s des expositions, de photos, de vidéos, d ' installati ons lumineuses.
Depu is une di za ine d'a nnées, tout mOI1
travail plastique tourn e autour du thème
du livre, mais sa ns jama is passe r par
l'éc rit. Il s'ag it d ' un hommage visuel aux
li vres, comme dan s l'œ uvre La Bibliothèque. une insta llatio n de néons acq uise
en 2008 par la librairie du Parvis 3 à Pau,
qui est une décl inai son du 1110t « liv re))
en une dizaine de langues, o u bien La
Bibliothèque de Cal/toll. que j'ai ex posée
cette année dans le centre d ' art de mail
ami Chen Tong, qui es t également mon
éditeur en Chine, où j'ai repris tous les
titres de mes livres en néons de tout es les
co ul eurs, Cil rrançais et en chin ois. À
chaque roi s, ccla compose une so rt e de
peti te bibliothèque de Babel multi co lore
et Illultili ngue.
VOU.\· aile:. dit que, en faislIllt un autoportrait, 1111 peillfl'e par/ait lIIoill S de lu;
'Ill 'il Il e parlait de peillture. Eu écri)l(lI1t
- presqu e toujours il la première p erSOllll e - f aite.\·-vous moins lin portrait de
l'olls-même 'Ille l'OIIS Il e parlez de liltératllre? Ou bien cherchez-volis il
atteilldre ull e certaille « )Iérité» su,.
vous-m êm e il travers la j ictioll.
De façon un peu provocatrice, o n pourrait dire que tou t est autobiographiqu e
dans mes livres, absolument tout, à
chaque ro is, toujo urs, parce que, chaq ue
scè ne, je l' ai vécue; peut-être pas dans
l' ordre clu rée l, peu t-ê tre pas clans ma
prop re vic - quoiq ue - , mai s au nioins
en imagination, en rê ve ou en falllasme.
Je rai véc ue, par l'écriture, co mllle personne ne l'a véc ue, avec une intensi té
incomparable. La ruit e éperdue du cheva l dans l'aéroport ci e Na rita, que le lecteur va lire en quelques minutes, je l' ai
véc ue des jours entiers, des semai nes, des
mois.. Lorsque le pur-sang, enrermé
cla ns les so ut es d ' un Boeing 747 cargo,
parc ourt les airs à dix mi ll e mètres d 'altitude. j 'é tai s mo i-même dans les so utes
de l'avion, j 'y éta is pendant plus ieurs
se maines, la nuit, le jour. Po ur le lec teur,
ce n'cst qu'une impression rugace, ma is
moi je l' ai véc u de l'intérieur. Quand j'en
éta is à ce momen t du li vre, j'étai s moimême enre rmé dans les so ut es de l'avio n,
j'étais clans le noir, avec nul autre horizon qu e les parois de ma stalle. J'avnis
mal au cœ ur, j'étai s nausée ux, malade,
claustrophobe. J'étais vraiment 11101même ce cheval abandonné. Pendant
quelques jours, je mangeais du foin (mais
bon, ça, c' est peut-être la légende).
Dans La Vérité sur Marie, VOliS parlez
du rêve et semblez suggérer qu'écrire,
c'est, pre.\·que littéralement, rêver...
Ce qui m'intéresse dans le rêve, plus que
son contenu, c'est sa tessiture, sa matière.
La matière des rêves: fluide, diaphane,
immédiatement éternelle. Mail ambition,
quand j'écris, c'est de construire, selon
la magistrale formule de Baudelaire, des
({ rêves de pierre» ({ ,le suis belle, ô mortels! comme un rêve de pierre »). J'aime
l'idée que l'on puisse définir un livre
comme un « rêve de pierre» : «rêve »,
par la liberté qu'il exige, l'inconnu,
j'audace, le risque, le fantasme; «de
pierre », par sa consistance, minérale, qui
s'obtient ù force de travaiL le travail
inlassable sur la langue, les 11101S, la
grammaire.
011 Ilote une multiplicité d'écrans dans
vos livres - de télél!isùm, de surveillance... DéfinirieZ-I'ous l "écriture
comme lifl a/'t du regard awmt tout?
,Te vois toujours ce que j'écris, comme si
j'écrivais les yeux fermés. Ccla participe
du rêve et du fantasme. Mon écriture est
visuelle; en même temps elle est essentiellement littéraire, car c'est avec les
mots que .le travaille, toutes mes images
sont constituées de lllotS. Je construis des
images avec les mots, des ill1élgcs en
mouvement qui constituent une sorte de
monologue intérieur visuel. Parfois, si
j'ai un doute sur un geste, je me lève, je
mime le geste et je me regarde l'accomplir avant de le décrire. Je Ille dédouble
assez nlcilement dans ces cas-là.
C'est aus.",·i une (~[fàire de ITthmique
vos phrases se SOl1t allollgées depuis La
Salle de bain, et 1'011 sellt Ull trm!ail SUl'
la musicalité des mots, pour que tout
coule et «glisse» au mieux...
Il y a parfois une contradiction entre Je
désir que j'ai d'écrire des phnlses qui
peuvent durer, qui sont proches de
J'aphorisme (<< On ne donne pas d'ordre
cl Marie, au mieux on l'incite, au pire on
lui suggère»), et la nécessité que de
telles phrases n'arrêtent pas la lecture, ne
la 1l-einent même pas. 11 faut que ces
phrases se fondent clans le roman, sans
nuire ù sa lluidité, qu'elles s'enfouissent
dans le texte, presque camouflées, de
façon à briller sans trop attirer l'attention
.,- comme la nacre fugitive d'une oreille
de Vénus au fond dc la mer.
C'est ainsi que vous Ile vous intéressez
guère à l'histoire et que vous qualifiez,
dans Autoportrait (à l'étranger), la
lIlatière de vos livres de « téllue» et
d'« ironique» ?
Depuis quelques livres, la priorité, pour
moi, ce n'est pas l'histoire que le livre
raconte ni les idées qu'il développe, ce
n'est pas ou pas seulemcnt - la beauté,
la lumière ou la poésie; la priorité, dans
mes derniers livres, c'est ce que j'appelle
l' « énergie romanesque », cc quelque
chose d'invisible, de brùlant ct de quasi
électrique qui surgit parfois des lignes
imlllobiles d'un livre, cette énergie romanesque qu'on trouve par exemple au plus
haut point chez Faulkner, qui fait légèrement écarquiller la pupille au gré de la
lecture, indépendamment de l'anecdote
ou de 1'histoire.
l:,~st-ce p01l1' cette raison qu'il y a autallt
de déplacements dalls vos romalls (Fuir
étant le pllls emblématique), déplacements qui nous mènent jusqu 'ell Chille
ou au Japoll, mais où lelolklore et l'exotisme touristique Il 'out Ilulle place?
Dès lors qu'une de mes priorités est la
recherche d'énergie, mes livres ne peu-
ven t plus êt re sta tiques (diffi cile de
raconter l' histoire d'un type qui passe ses
après-midi da ns sa salle de bai ns, par
exe mple, simple exemple), ils doivent
être dy nam iq ues, je dois êt re dans le
mou vement , la po ursuite, l'affo lement.
L'em ballement du cheval qui s'éc happe
dans la nui t sur les pistes de l'aéropo rt
de Na rita est à cet éga rd emblémati que.
La scansion dans le rythme qui s' installe
alors, les mots qui s'e mballent, qui foncent , sur les traces du cheval, le rythm e
heurté, saccadé, de la phrase, calqué sur
le galop du cheval, a quelque chose à voir
avec le so uffle qui ma nque; on es t - moi,
le lecteur, les poursu iva nts, la phrase littéra lement à bo ut de souffle.
JI y a alls.si du mouvemellt d'Ills la
lallgue, avec l'incursion d'lIll registre
familier ,"ms UIJ autre plus soutellll ;
,llIllS la tonalité, lIvec l'irruption d 'ull
,Iétait trivial dans ulle ambiance poétique, ou du l'ire daJls la gravité; voire
dans la tenue d 'ull persollllage (M,trie
vêtue d 'une robe haute couture et de
chaussettes dalls Faire l'amour). Est-ce
que tous ces contrastes ressortissellf li la
même Ilécessité, celle de créer ,les pôles
elltre lesquels faire circuler u" « courallt 1) ?
La coexiste nce d'extrêmes opposés est
une des plus grandes richesses de la li ttérature. La Iiltérature permet cette ambivalence. Dans un livre, on peut être à la
fois éminemmen t mascul in et éminemment fémi nin, à la fois germani que ct
lat in, à la fois grave et insolent, à la fois
sérieux et désinvolte. Mais c'est un véri tab le autoportrait, 111011 Dieu!
UnleitmotÎlI est symbolique de cettefluidité que l'OUS semblez rech ercher: celui
de l'eau, 'lu '011 retrOll)le sous forme de
pluie, de larllles, de mer, de piscille ou de
lac. Quand )IOS persollnages Ile s'isolellf
pas puremellf et simplemellf dans la salle
de bains, its n 'Ollt de cesse de se baigner...
C'est \Tai, l'cau est un thème récurrent
dans mes li\Tes. J\.·1<lis je Ile cherche pas
Ù l'o:pliquer. il n'a pas de signilication
cachée. ou secrète. L'cau ne représente
qu'elle-même. L'cau cs1 l'cau. si j'ose
dire. C'est une simple obsession. une
caresse. une douceur cl une promesse . .le
repense ù cette phrase de Fairc l'all/ollr
quand le narrateur est alité, fiévreux. Ù
Kyoto «Je (fichais d'extraire de mon
corps anllibli et souffrant des voluptés
inconnues. des sensations inédites, même
si, en matière d'agréments des sens, je
continuais de préférer les caresses de
l'CHU ou les douceurs des felllilles aux
subtils raffinements du rhume ct de la
fièvre auxquels j'essayais vainement
d'initier mon corps endolori. »
La nuit est lilt autre élémeut réclil'J'e11t.
i\-1onsicur Olt L'Appareil-photo s'achèvent dalls la l1uit, tal1dis que Faire
J'mllour ou La V('rité sur 'tarie débutent apec elle...
L 'C<lU cl la Iluit. nous restons dans le
domaine de mes obsessions majeures. En
cc qui concerne )<1 nui!. il y a quand
même unc raison plus objec!i\·e. c'est
que. quand on s'intéresse ù la lumi0re. !il
nuit permet plus de \·'lriations. Au
cinéma, avant de tourner un pl<1n, on
« l:ùt la IUlllière ». D,ms Illes li\TèS. c'es!
moi qui nùs la lumière. ivlais. quand
j'écris. je n'ai P,IS de projecteurs. pas de
calques. pas de \·olcts. je ne dispose que
subdes Illots pour !:lil"\:- la lumière
stantifs, \'erbes. adjectifs . je f:1ÎS de 1<1
lumière <lyee des lllotS.
""'ous décririe;'-I'oliS comme 11/1 écrivain
sériel. de la même façol1 qu'ol1 parle
d'artiste sériel? Che;. VOl/S, il .J' a des
eflets d'échos marqués dalls 1111 ml'me
Iivl'e, f/ulÎ."'· au.';si el1trt! les livres ...
J'aime beaucoup cette idée d'écho, m'ec
la réciprocité de ronde. i1l\·Îsiblc. immatérielle, qui serait pertinente aussi bien
dans un sens que dans !'autre. C'est peut~
être Ulle idée ù la Pierre Bayard (je pense
Ù S011 dernier !i\Tc. re Plagia! par (fl/ficipa!ion), mais il nll\! bien reconlwÎtrc
que ra Solle de /)0;11 est quand même
assez visiblement influencée par La
Véri!/'
SI!I'
;\flol"ie.
Vos r~tlexious sur /'« éllel1Jie rOl11auesque» Olt l'utilisatiou de lexiques
,,,,péc{fiques (la 111inél'lllogie et les allllsious li la physique quautique dans
Monsieur, par exemple) 111 'ont fait pel1sel' fi Jeall [:,:cht!llo;,. COl1lmel1t VOltS
sitllez-w)f{S par rapport aux auteurs dt!
chez i"l1hlllit ?
Plus que la manière ou les thématiques.
je partage. avec les auteurs de Minuit.
! 'exigence IiHérairc. ccllc-lù même que
rccherchnit Jérôme Lindon ct que recherche maintenant Irènc Lindon, qui n
pris sa succession à la tête des l~~ditions
de Minuit. Mais cela me plaît aussi de
raire partie de la petite communaute
informelle d\lLIleur~ de différentes maiSOIlS d'édition réunie par Olivier Rolill
pour son livre Roo/lls ou pour le cycle de
lecture « Aimer la littérature» qu'il a
entamé il l<l Villa Médicis. Même si nous
nous \'oyol1~ assez peu. j 'ai toujours
entretenu des relations très cordiales avec
Jean Echenoz. ct je lis toujours ses livres
avec grand plaisir. Ln OU\T<lnt ses li\Tes.
il ya immédiatement quelque chose d'invisible. ulle énergic. quelque cho~e de
très rare. qui pOlisse irrésistiblement ù
poursui \Te. On retrouve ça aussi chez
Hcr\"l~ C.iuibert (dans ses demiers li\Tes).
ou chez Emmanuel Carrère.
On a évoqué /Justa !(ealo11 t!t Jacques
Tati e/1 parlaut de l'OS p/'entit!l's héros.
Vous ftl't!Z II1t!UtiOl1l1é Wo(}((r Alleu.
Al'ie-;'-l'OllS égalt!me111 pensé {(ll persol1nage de Bartleby ?
.le préfërerais Ile pas ell parler. C'est
curieux. cet été, j'ai emporté a\"ec moi
Barl/eby avcc l'idée de le rel ire, ct fi llalcment je ne ['a i pas fait. Ah,cnfin, une réticence.
De L~l Salle de bai n li La Vé rit é sur
Ma ri e, /a m é/an colie Il 'a-t-elle pa.\" Jil1 i
pal' l'emporter SlIr / 'hllmoul' '!
J'ai l'imp ression que ce sont toujours les
mêmes obscssions, mais peut-être dosées
di ffé rcmlllcnt. Dans La l\t/é/al/colie de
lidone, j'écrivais « II n'a jamais été
qucstion quc de forme ct de mélancolie
le soir de celte fina le.» J'évoquais
Zidane, mais, cn fail", je parl ais de moi,
naturell emcnt depuis vingt ans, il n'a
jamai s été question que de forme ct de
mélancolie da ns mes li vres. De temps
auss i, de lumière et d'amOlli".
A LIR E
DE J EAN- I'HILlI'P E TOUSSA INT
S /II' Marie, éd. de Minuit, 206 p.,
14,50 euros. Faire l '(III/our, éd. de Minuit,
« Doubl e », 160 p., 6 euros. Fu;r, éd. de
Minuit, « Doubl e », 188 p., 6,80 euros .
La Vérirc!
Reoères
29 no\ cmbre 1957. Naissance ù Bruxelles.
1970. Suit son père a Pm·i s.
1976-19 79. In stitut d'études politiques de
Pari s.
1982-1984. Professeur de leures frança ises fi
Médéa (A lgérie).
1985. Publ ication de La Salle de /x,in·.
1986. Publication de MOI/sieur.
1987-1988. Ecriwre du scénario du film La
Salle de !Jaill. en collaboration avec Joh n
Lvofr. Écri ture du scénario du film MOI/sieur.
1989. Publ ication de L ·Appareil-p/lOlO.
Réa lisa ti on d u film MOI/.ç;ellr.
1990. Séjou r d'un an à Madrid (bourse Vi ll a
Médicis hors les mu rs).
1991. Pu blication de La Réricel/ce.
1992 . Réa li sati on dll film La Sé l'il/al/e
(a vcc Mireille Perrier et Jean Vanne).
1993 . Séjou r d'Lm an il Berlin (bourse du
DAA D).
1996. Séjour dc quatre Illois au Japon . fi Kyoto
(Vi lla Kujoyama).
1997. Publication de La Télévision. Réalisation
du film La Patil/oire (a vec TOIll Novembre,
Dol ores Chap lin , Marie-France Pi sier. JcanPi errc CasseL).
1999. Sortie du lihn LlI Paril/oire.
2000. Pu blication (I"Allropol"rraiJ (fi / 'érrangel).
2002. Publication de Faire l'aIllOIll".
Exposition dc photos « Tokyo, la nuit n il la
librairic d'arc hi tccture du C iva il Bruxe lles.
200 5. Public<ltiotl de FII ;r (prix Médicis 2005).
2006 . Exposition « Book») ù la Fondation
Espace Ecurcui l pour l'art con tem porain
(Toulousc).
Rétrospec ti ve:i la C inémathèque de Toulouse .
Publicat ion dc La Mi-lal1coliede Zidal/e.
2008. Tournage du fi lm FI/ir dans le cad re de
l'exposition « Travclling 1), Espacc Loui s
Vu illon, Pari s.
2009 . Exposition « Book)l fi la librairie Borges
Institut d 'art contemporain, a Can ton .
Pub lication de La Vél"ire Sllr Marie.
• Les romans de Jean-Philippe Toussaint. aujourd'hui
tradui ts dans une trell1aine de langues. ell onl failune
eélcbritê tanl en Chine qu'au Jal>Oll. Tous ses li vres
SOIll publics aux Ê<litiolls de Minuit.
JEAN-PHILIPPE TOUSSAINT
a publié
aux Éditions de Minuit :
LA SALLE DE BAIN, 1985, «< double », n° 32)
MONSIEUR,1986
L'APPARE IL-PH OTO , 1989, (<< double », n° 45)
LA RÉTICENCE , 1991
LA TÉLÉVIS ION , 1997, (<< double », n° 19)
AUTOPORTRA IT (À L'ÉTRANGER) , 2000
FAIRE L'AMOUR , 2002 , (<< double », n° 61)
FUIR , 2005, (<< double », n° 62)
LA MÉLANCOLIE DE ZIDANE, 2006
" a réalisé trois films :
Monsi eur,1989 - La Sévi liane, 1992 - La Patinoire , 1999
www.jptoussaint.com
133387_if_presse_nue_052513_Presse_Fuir.qxd 20/09/13 12:05 Page1
REVUE DE PRESSE
JEAN-PHILIPPE TOUSSAINT
© Roland Allard
NUE
LES ÉDITIONS DE MINUIT
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29 AOÛT 2013
« Je suis très connu, mais personne ne le sait »
Un entretien avec Jean-Philippe Toussaint
Avec Nue, Jean-Philippe Toussaint, 55 ans, au sommet de son art,
clôt son cycle amoureux commencé il y a plus de dix ans.
Il en explique la genèse à Jérôme Garcin.
Bénie soit Marie, qui aura inspiré à JeanPhilippe Toussaint une tétralogie romanesque aussi passionnelle que passionnante.
Voici en effet que paraît, avec Nue, le dernier volume d’un cycle commencé il y a
onze ans avec Faire l’amour, prolongé avec
Fuir et La Vérité sur Marie. On y aura vu,
saison après saison, un couple s’aimer, se
séparer, se regretter, se retrouver – le narrateur toujours dans l’ombre, et Marie, la créatrice de mode, l’artiste performeuse, la
femme d’affaires, souvent dans la lumière.
Lui, tellement grave et comme empêché.
Elle, légère, liquide, insoucieuse, et si heureuse quand elle peut se promener nue. L’un
néo-proustien, l’autre nouvelle tendance.
Avec eux, on aura beaucoup voyagé, de la
Chine au Japon et de l’île d’Elbe à Paris,
entre la rue de la Vrillière et la rue des FillesSaint-Thomas.
Évidemment, on ne dévoilera pas l’épilogue
de cette grande histoire d’amour sans cesse
exaltée et contrariée, mais la réussite de Nue
est telle qu’on peut lire ce roman sans
connaître les trois précédents. Il s’ouvre par
une scène inaugurale époustouflante : le
défilé, intitulé « Maquis d’automne », dans
un grand hôtel de Tokyo, d’une top-modèle
nue, recouverte de miel corse, et suivie d’un
vrombissant essaim d’abeilles. Et il se termine sur l’île d’Elbe, où, après l’incendie
d’une chocolaterie, d’écœurantes vapeurs de
cacao montent de la pierre mouillée d’un
cimetière. Autant de scènes inoubliables dont
cet écrivain-cinéaste a le secret (qu’on se
souvienne notamment du pur-sang emballé
sur un tarmac japonais). Entre les deux îles,
le roman fait escale à Paris, dans des lieux
qui nous sont désormais familiers. Marie et
le narrateur, qui étaient séparés, se donnent
rendez-vous place Saint-Sulpice et décident,
à l’occasion d’un enterrement (pas de sexe
sans mort), de retourner sur l’île d’Elbe. À
la fois lumineux et crépusculaire, trépidant
et assagi, ironique et poignant, horizontal et
vertigineux, superposant plus que jamais le
passé, le présent et le futur, et coulé dans
une langue d’une éclatante sobriété, Nue est
vraiment le point d’orgue de la collection
printemps-été-automne-hiver de Jean-Philippe Toussaint. Écrire, prétendait-il dans
L’Urgence et la Patience, c’est « fermer les
yeux en les gardant ouverts ». Le lire, aussi.
J. G.
Le Nouvel Observateur. Saviez-vous, en
écrivant Faire l’amour, que ce roman
inaugurerait un cycle de quatre volumes,
quatre saisons de la vie de Marie 4xM,
Marie Madeleine Marguerite de Montalte ?
Jean-Philippe Toussaint. Je ne le savais pas
consciemment, mais peut-être de façon subliminale. J’ai toujours rêvé d’écrire un livre
de 700 pages, une « somme », j’en plaisantais il y a plus de vingt ans avec Jérôme Lin-
2
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décris pas Marie physiquement pour que
chacun puisse se l’approprier, mais cela ne
m’empêche pas de donner des détails très
précis sur ses gestes, ses attitudes ou sa
démarche – son échevellement, ses flamboyances et ses extravagances –, qui en
disent bien plus long sur elle que la couleur
de ses yeux ou de ses cheveux.
don. Eh bien, voilà, c’est fait. C’est très stimulant d’écrire des livres qui sont à la fois
autonomes, mais qui s’inscrivent dans un
ensemble romanesque plus large, avec les
mêmes personnages, et des lieux qui reviennent à chaque fois et créent un véritable
espace littéraire et mental, à la fois réel et
imaginaire : l’appartement de la rue de la
Vrillière, le petit deux-pièces de la rue des
Filles-Saint-Thomas, le Contemporary Art
Space de Shinagawa ou la Rivercina, la maison du père de Marie à l’île d’Elbe. Les
quatre romans se complètent, s’enrichissent
mutuellement. Chaque livre fait partie d’un
ensemble, mais on peut très bien les lire
séparément, et dans l’ordre qu’on souhaite.
Je pourrais même, pour chacun d’eux, trouver une bonne raison de dire que c’est
par celui-là qu’il faut commencer : Faire
l’amour, parce que c’est le premier que j’ai
écrit, Fuir, parce que c’est le premier dans
la chronologie de l’histoire du narrateur et
de Marie, La Vérité sur Marie, parce qu’il
offre la structure romanesque la plus complexe et qu’il ravira les amateurs de chevaux,
et Nue, parce que c’est le dernier et que j’apporte un élément narratif déterminant qui
s’apparente à un dénouement au regard de
l’ensemble du cycle.
Êtes-vous étonné si je vous dis que je vous
imagine davantage dans la tête de Marie,
capable d’« agir sur ce qui échappe »,
que dans celle du narrateur ? C’est elle,
d’ailleurs, la créatrice qui est dans la
lumière, c’est elle qui a le pouvoir, qui est
dominante dans le couple...
Marie, comme moi, est une artiste un peu
secrète, qui n’aime pas trop les mondanités
ni apparaître à la télévision. J’avais même
envisagé un moment de lui prêter une phrase
que j’avais imaginée pour moi : « Je suis très
connu, mais personne ne le sait. » Ce qui est
la pure vérité, d’ailleurs, c’est exactement
mon cas. Mais, curieusement, cette formule,
pourtant assez drôle et fondée, j’ai essayé
plusieurs fois de la placer dans la bouche de
Marie, mais je l’ai à chaque fois supprimée
en me relisant. En réalité, les influences sont
toujours multiples quand on construit un personnage. Marie est très proche de moi par
bien des aspects, mais elle est également
très proche de ma femme, proche d’autres
femmes aussi, proche de personnages de fiction, proche du rêve et de l’imagination. Je
le dis explicitement dans L’Urgence et la
Patience : « Ce réseau d’influences multiples, de sources autobiographiques variées,
qui se mêlent, se superposent, se tressent et
s’agglomèrent jusqu’à ce qu’on ne puisse
plus distinguer le vrai du faux, le fictionnel
de l’autobiographique, se nourrit autant de
rêve que de mémoire, de désir que de réalité. »
La fin de Nue, qu’on ne racontera
pas, n’empêcherait d’ailleurs pas l’hypothèse d’un cinquième volume. Y avez-vous
pensé ?
Oui. Lorsque j’ai envoyé le manuscrit à Irène
Lindon, je lui ai écrit : « Mais j’espère que
Nue, s’il se confirme qu’il est bien le dernier livre du cycle de Marie, a quand même
d’autres vertus que le simple mérite d’avoir
su m’arrêter à temps. »
Désormais on sait presque tout de Marie,
et pourtant on peine à se la représenter
physiquement. Pourquoi ce choix de ne
pas la décrire, est-ce pour laisser le lecteur libre de l’imaginer et, peut-être, de
l’aimer à son tour ?
Oui, c’est la force de la littérature de laisser
une grande place à l’imagination. Je ne
Comment définiriez-vous la « disposition
océanique » dont vous écrivez deux fois
qu’elle caractérise Marie ?
J’ai forgé cette notion de « disposition océanique » à partir du concept de sentiment
3
133387_if_presse_nue_052513_Presse_Fuir.qxd 20/09/13 12:05 Page4
océanique, que Romain Rolland définit,
dans une lettre à Freud, comme la volonté
de faire un avec le monde hors de toute
croyance religieuse. Marie possède ce don,
cette capacité singulière de trouver intuitivement un accord spontané avec les éléments
naturels, avec la mer, dans laquelle elle se
fond avec délices, avec l’air, avec la terre.
nements immémoriaux de la nature (tremblement de terre, incendie de forêt, pluies,
orages). Une autre façon pour moi de mettre
cet amour à l’épreuve est d’intégrer des éléments qui s’apparentent au roman policier,
comme tout ce qui concerne l’épisode de
l’incendie criminel de la chocolaterie dans
Nue. Il y a là un énorme pan secret du livre,
enfoui, non divulgué, qui est comme la partie invisible de sa structure. C’est la même
chose avec l’épisode du trafic de drogue
dans Fuir, qui n’est jamais explicitement
abordé, mais qui renforce la dramatisation
du récit. J’attache en général une grande
importance aux détails romanesques, qui
peuvent s’apparenter à ce qu’au cinéma on
appelle les accessoires. Les frères Dardenne
expliquent que c’est toujours de l’accessoire
qu’il faut partir, que c’est l’accessoire qui va
amener l’arrière-plan psychologique, historique ou philosophique. Il ne faut pas commencer par chercher une signification symbolique à une scène pour ensuite trouver
l’accessoire qui conviendrait le mieux à la
C’est un étrange amour que celui du narrateur et de Marie. Commencé de manière
fulgurante dans un hôtel de Tokyo, il est
fait ensuite de séparations et de retrouvailles, d’éloignements et de fusion, il
jongle avec les fuseaux horaires et tous les
moyens de communication, et pourtant
c’est un grand amour. On dirait que vous
vous ingéniez à sans cesse le mettre à
l’épreuve...
C’est un amour d’aujourd’hui, du début du
XXIe siècle, ce qui explique la multiplicité des
voyages et des fuseaux horaires, mais c’est
aussi un amour intemporel, que bercent les
saisons et que mettent à l’épreuve les déchaî-
4
© Jean-Philippe Toussaint
133387_if_presse_nue_052513_Presse_Fuir.qxd 20/09/13 12:05 Page5
situation, il faut au contraire partir d’un élément concret, ponctuel, qui sera porteur de
significations qui le dépassent. Il y a toujours, dans mes livres, la présence d’éléments inquiétants, parfois très simples, très
anodins, des bidons d’essence dans le coffre
d’une voiture dans le cas de Nue, une enveloppe d’argent liquide dans Fuir. Ces éléments ont une double fonction. D’abord, et
simplement, ils participent au plaisir de la
lecture, au suspense, à la volonté de tourner
les pages pour voir comment cela se termine.
Mais aussi, ils créent un contexte d’insécurité, d’inquiétude, autour des personnages,
qui exacerbe leurs sentiments et les
« dénude » face au danger ou aux déchaînements de la nature.
Il est vrai que mes livres semblent se dérouler en dehors de tout contexte politique et
social, mais ils sont clairement situés au
début des années 2000. Pour moi, c’est une
nécessité que les écrivains parlent du monde
contemporain, l’observent et le restituent. Le
choix de situer Fuir en Chine, par exemple,
révèle une volonté d’aller vers le monde
contemporain tel qu’il est en train de se
construire aujourd’hui, le monde qui bouge,
qui vit et se transforme. La Chine, pour moi,
c’est le contemporain.
Je reviens à La Vérité sur Marie. À propos de chevaux, auxquels j’ai compris
qu’il convenait de « parler en français »,
vous faites délibérément vomir Zahir dans
l’avion en plein vol. Or vous rappelez à
juste titre que les chevaux ne peuvent pas
vomir. Ce détail très révélateur n’exprime-t-il pas la primauté de la littérature
sur la réalité ? N’est-ce pas là pour rappeler que le cycle de Marie est, finalement, de pure imagination ?
Rien, dans Nue comme dans les trois
romans précédents, ne permet d’identifier
précisément l’époque à laquelle cette
chronique amoureuse se déroule. Pourquoi le choix de se placer en dehors de
l’Histoire ?
5
133387_if_presse_nue_052513_Presse_Fuir.qxd 20/09/13 12:05 Page6
Oui. Dans la postface à l’édition de poche
de La Vérité sur Marie, qui paraît en même
temps que Nue, Pierre Bayard signe avec
moi une enquête littéraire appelée « L’Auteur, le narrateur et le pur-sang », où nous
abordons précisément ces questions. Pierre
Bayard fait par exemple remarquer que, dans
La Vérité sur Marie, deux scènes importantes sont racontées avec force détails par
un narrateur qui n’est pas présent. Il y est
beaucoup question de Borges, de Daniel
Arasse et même de Woody Allen. Mais permettez-moi de ne pas dévoiler les conclusions de notre enquête...
Louis Vuitton, ou le Musée du Louvre, où
j’ai présenté Trois Fragments de Fuir, pendant la durée de mon exposition. En
novembre dernier, en Chine, j’ai adapté une
scène de La Vérité sur Marie, la scène de
l’embarquement du pur-sang dans un aéroport. Le film s’appelle Zahir, il dure six
minutes, avec une musique envoûtante du
groupe Delano Orchestra, et sera présenté en
avant-première au MAC/VAL le 15 septembre, dans le cadre de l’exposition d’Ange
Leccia.
Où et comment passez-vous votre été ?
En Corse et en bermuda, je le crains, et une
semaine à Venise, pour un projet dans le
cadre de la Biennale off.
Vous vivez à Bruxelles, mais semblez toujours être ailleurs, de Tokyo à Paris en
passant par Shanghai et la Corse. Pouvezvous imaginer écrire sans « fuir » ? Et l’île
d’Elbe est-elle seulement une métaphore
de la Corse ou la connaissez-vous bien ?
L’île d’Elbe que je décris est en effet largement inspirée de la Corse, vous avez raison.
Cette Méditerranée brumeuse, automnale et
humide que je décris dans Nue, je la connais
très bien. Mais, naturellement, à cette Corse
intime, dont je me suis inspiré pour les
détails du paysage – les sentiers, les criques,
la végétation – s’ajoute un véritable travail
de documentation sur l’île d’Elbe (j’ai
consulté beaucoup de livres, des guides touristiques et de nombreuses cartes). En novembre 2010, j’ai même fait un voyage de
repérage à l’île d’Elbe spécialement pour
Nue. J’ai pris une chambre à l’hôtel Ape
Elbana et je me suis promené sous la pluie
dans Portoferraio désert.
Attendez-vous la sortie de Nue avec émotion, curiosité ou indifférence ?
Avec sérénité...
À l’exception de La Main et le Regard,
vous avez toujours été fidèle aux Éditions
de Minuit et aux Lindon, de père en fille.
Peut-on comparer cette fidélité littéraire à
une histoire d’amour ?
Euh... Disons que j’attache beaucoup d’importance à la loyauté. C’est une valeur précieuse, souvent bafouée, avec laquelle je ne
transige pas. Jérôme Lindon a découvert La
Salle de bain, que personne ne voulait publier,
et il en a fait un succès. Irène Lindon poursuit
son œuvre, avec courage, avec rigueur, avec
ténacité. Je me sens très bien aux Éditions de
Minuit, et je me réjouis de voir de nouveaux
auteurs y publier leur premier roman : Julia
Deck ou Vincent Almendros.
Vous aviez vous-même porté à l’écran
deux de vos livres, Monsieur et L’Appareilphoto. Pourriez-vous envisager d’adapter
le cycle de Marie ?
Oui, pourquoi pas. Mais ce n’est pas d’actualité. Depuis quelque temps, comme ma
priorité allait à ce cycle de Marie qui occupait toute mon énergie, je me suis contenté
de réaliser quelques films courts, plutôt
expérimentaux, destinés à des centres d’art
ou des musées, comme l’Espace culturel
Dans la notice du Dictionnaire des écrivains par eux-mêmes, que j’avais dirigé en
1989, vous écriviez de vous : « Il fut champion du monde junior de Scrabble
(Cannes, 1973). Un massacre. » Je n’ai
jamais su si c’était la vérité... Pouvez-vous
me la dire, aujourd’hui ?
La vérité, toute la vérité, rien que la vérité !
Propos recueillis par JÉRÔME GARCIN
6
133387_if_presse_nue_052513_Presse_Fuir.qxd 20/09/13 12:05 Page7
28 SEPTEMBRE 2013
Rêvée, tendre, indifférente...
Marie, l’insaisissable, réapparaît dans le quatrième volet
d’un grand roman d’amour à la grâce limpide.
« Suis-je amoureux ? – Oui, puisque j’attends. » Le principe, posé par Barthes dans
ses Fragments d’un discours amoureux, se
vérifie pour le narrateur de Nue, le nouveau
roman de Jean-Philippe Toussaint. Rentré à
l’instant de voyage, les bagages non défaits
abandonnés sur le sol à côté de lui, il est
posté à la fenêtre, d’où il regarde partir le
taxi qui vient de le déposer chez lui. Dans
lequel est restée Marie. Et le voilà à attendre,
déjà, que sonne le téléphone, que se fasse
entendre à l’autre bout du fil la voix de
Marie, avec qui il était en voyage et qu’il
vient tout juste de quitter – « Et cette interminable demi-heure que je passai là devant
la fenêtre à attendre vainement le coup de
téléphone de Marie fut comme un condensé
des deux mois d’attente que j’allais vivre en
attendant un signe de sa part ». Car oui,
décidément, « l’identité fatale de l’amoureux
n’est rien d’autre que : je suis celui qui
attend », insistait Roland Barthes...
L’insaisissable Marie, les lecteurs de JeanPhilippe Toussaint la connaissent, qui suivent depuis une dizaine d’années le récit
de cet amour incessamment empêché, qui
aimante autant qu’il écarte l’un de l’autre le
narrateur et ladite Marie. Il y eut, en 2002,
Faire l’amour ; en 2005, Fuir ; et, quatre ans
plus tard, La Vérité sur Marie – composant,
avec le présent Nue, un ensemble romanesque intitulé Marie Madeleine Marguerite
de Montalte. Mais que le lecteur qui commencerait par la fin, et rencontrerait Marie
pour la première fois aujourd’hui, dans cet
ultime volet de la fugue en quatre moments
que Toussaint lui consacre, n’en soit pas
alarmé : il en est dit assez sur elle pour qu’il
ne soit pas désorienté – étourdi certes, et
même chamboulé, mais cela par la fluidité
des phrases de Toussaint, par le mouvement
qu’il imprime à son récit, par la limpide
grâce qui irradie de ce nouvel épisode du
grand roman d’amour qu’est Marie Madeleine Marguerite de Montalte.
Amour contrarié : par l’humeur changeante
de Marie, par les distances qui s’imposent
aux deux amants, souvent les séparent, allers
et retours – ballet géographique entre Tokyo
et Paris, passant par l’île d’Elbe... Amour
qui, donc, souvent, rime avec absence, défection, manque. Mais il faut bien qu’il en soit
ainsi, afin que, de Marie, le narrateur de
Nue, l’amant en souffrance, fasse son obsession, son tourment. Qu’elle habite ses pensées, sa mémoire, ses fantasmes, ses projets.
Que les images d’elle se multiplient sans
cesse et à l’infini, changeantes, complémentaires, contradictoires. Marie scrutée à travers un hublot, ou dans le reflet amplifié
d’un jeu de miroirs. Marie rêvée ou Marie
concrète et prosaïque. Marie tendre ou indifférente. « Marie, femme de son temps, active,
débordée et urbaine, qui vivait dans des
grands hôtels et traversait en coup de vent
des halls d’aéroport en trench-coat mastic
dont la ceinture pendouillait au sol », mais
aussi Marie et sa « disposition océanique »,
sa faculté à atteindre « d’instinct la dimension cosmique de l’existence ».
Marie qui, quoi qu’il en soit, présente ou
absente – attendue, espérée –, occupe tout
l’espace. Mais « tout véritable amour [...],
et, plus largement, tout projet, toute entreprise, fût-ce l’éclosion d’une fleur, la maturation d’un arbre ou l’accomplissement
d’une œuvre, n’ayant qu’un seul objet et
pour unique dessein de persévérer dans son
être, n’est-il pas toujours, nécessairement,
un ressassement ? »
NATHALIE CROM
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30 SEPTEMBRE 2013
Ni tout sucre ni tout miel
Jean-Philippe Toussaint clôt en beauté
sa tétralogie sur Marie.
Une bouteille d’acide chlorhydrique. C’est
sur cette image que s’ouvrait Faire l’amour
(Minuit, 2002) et, avec lui, l’ensemble romanesque dit « Marie Madeleine Marguerite
de Montalte », consacré à la rupture toujours recommencée entre cette dernière, créatrice de mode, artiste, femme d’affaires, et le
narrateur. Avec le dangereux flacon, que
celui-ci gardait à portée de main, JeanPhilippe Toussaint annonçait que son cycle
sur l’amour, qui nous emmènerait de Tokyo
(Faire l’amour) à l’île d’Elbe (La Vérité sur
Marie, 2009), en passant par la Chine (Fuir,
2005) et Paris, se plaçait sous l’égide du corrosif et de la menace.
Et voici que Nue, le dernier tome de sa tétralogie superbe – dont chacun peut se lire isolément –, débute sur du miel. Dans la scène
inaugurale, sans lien direct avec les aventures amoureuses en cours depuis onze ans,
Marie s’est mis en tête de créer une robe
composée de cette matière (« Une robe en
lévitation, légère, fluide, fondante, lentement
liquide et sirupeuse ») et de faire défiler un
mannequin ainsi enduit, suivi par un essaim
d’abeilles.
Est-ce à dire que ce roman de clôture est
tissé de sucre, doublé de guimauve ? Que
nenni. Prends garde à la douceur, semble
avertir Jean-Philippe Toussaint : il suffit d’un
pas légèrement hésitant, d’un temps de retard, pour que les abeilles fondent ensemble sur la jeune femme tout emmiellée.
Dans ce basculement, dans la magie qui
se rompt, Jean-Philippe Toussaint dit quelque chose du pacte de lecture passé avec
nous, qui l’autorise à inventer cette robe impossible et sublime, et nous à y croire,
même si le danger de voir s’effondrer l’édifice fictionnel est là, tout près. En quoi ce
moment rappelle une scène frappante de La
Vérité sur Marie, où un pur-sang vomissait
dans un avion, alors que le narrateur affirmait qu’une telle réaction était physiologiquement impossible à un cheval (l’auteur
revient sur ce coup de force narratif dans un
entretien avec Pierre Bayard, ajouté à la
réédition en poche de La Vérité...).
Mais reprenons : nous avions laissé les deux
personnages sur l’île d’Elbe, où se trouve la
maison familiale de Marie, occupés à faire
l’amour après avoir échappé à un incendie.
Fallait-il en déduire que leur histoire avait
repris ? Pas du tout : à peine rentré à Paris,
le narrateur se retrouve à attendre un coup
de fil qui ne viendra pas avant deux mois.
Le temps de se remémorer des événements
advenus à Tokyo, et qui avaient été tenus
hors champ de La Vérité sur Marie, en une
cascade temporelle et un jeu avec les perspectives épatants.
Effluves écœurants
Après être revenu en pensée sur les lieux
tokyoïtes de leur (dés)amour, le narrateur va
retourner avec Marie sur l’île d’Elbe, quand
elle lui aura demandé de l’y accompagner
pour assister à des obsèques. Ils y seront
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© Jean-Philippe Toussaint
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accueillis par un nouvel incendie, celui
d’une chocolaterie, dont les effluves écœurants viennent définitivement annihiler l’idée
que Nue pourrait être un roman sucré. Arpenter les mêmes lieux, refaire les mêmes
gestes... «Tout véritable amour (...) n’est-il
pas toujours, nécessairement, un ressassement ? », demande le narrateur. Un ressassement ou une « continuelle reprise » qui est
le cœur de la démarche de Jean-Philippe
Toussaint dans ce cycle, et l’une des caractéristiques du personnage de Marie, avec sa
« disposition océanique », qui saute soudain
aux yeux de son (ex- ou pas) amant, disposition qui tient à sa « forme d’exaltation particulière », mais aussi au ressac de ses sentiments pour lui.
La dimension miraculeuse de l’amour tient,
elle, peut-être, à ce que cette alternance de
marées sentimentales hautes et basses ne
repousse pas plus le narrateur qu’ils ne lassent le lecteur.
Car l’océan change sans cesse. Et Marie
aussi, qui reste certes « tuante », mais qui,
dans la scène liminaire du miel, révèle un
nouvel aspect de sa personnalité. À la fin
du défilé, en pleine catastrophe, la créatrice
vient saluer, « comme si c’était elle qui
était à l’origine de ce tableau vivant ».
L’obsessionnelle de « la perfection, l’excellence, l’harmonie » a « apposé sa signature
sur la vie même, ses accidents, ses hasards,
ses imperfections ». Connu pour faire naître
l’apparente simplicité de ses textes d’un
long travail, comme il le détaillait dans
L’Urgence et la Patience (Minuit, 2012),
Jean-Philippe Toussaint, au moment de
clore ce cycle extraordinairement travaillé,
intriqué, dit la part de hasard dans la création. C’est comme si cet aveu le libérait,
l’autorisait à tenter de nouvelles expériences avec sa phrase – plus libre, plus
rythmée. Et à glisser quelques gouttes de
miel dans son flacon d’acide.
RAPHAËLLE LEYRIS
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5 SEPTEMBRE 2013
Marie pleine de classe
Le dernier volet de la tétralogie amoureuse
de Jean-Philippe Toussaint.
pouvoir vraiment la définir, commença à se
préciser dans mon esprit depuis que j’avais
appris que c’était une usine à chocolat qui
avait brûlé, et mon cerveau, aidé par cet
indice, parvint à en prendre la mesure et à
la reconstituer, à l’affiner, à la cerner complètement, je commençai moi-même à lui
trouver des nuances plus douces, presque
sucrées, pour faire naître dans mon imagination une vraie odeur de chocolat subjective et veloutée. » C’est l’odeur de Nue, « un
livre qui commence dans le miel et qui finit
dans le chocolat ». De ce qui a brûlé remonte
le temps amoureux perdu, puis revécu.
Les quatre « saisons » de Marie, c’est l’histoire d’un homme qui court assez lentement
derrière une femme – ou qui l’attend, ou qui
ne fait pas grand-chose pour la retrouver.
Marie apparaît, disparaît. Elle est styliste,
classe internationale. On ne saura ni la couleur de ses yeux, ni celle de ses cheveux :
«“Elle avait le nez aquilin”, etc., c’est le
roman du XIXe siècle, je ne peux pas écrire
comme ça, dit Toussaint. Ma vision de Marie
est mentale, c’est comme une esquisse de
Matisse en trois traits. Je cherche à la saisir, à l’incarner, c’est toujours mieux que de
la décrire. » La voici, telle que le narrateur
la vit : « La dernière inconstance de Marie
de m’inviter ainsi à passer deux semaines
avec elle à l’île d’Elbe pour me négliger
ensuite et ne plus me faire aucun signe,
n’était que l’ultime manifestation de sa radicale désinvolture. » La désinvolture : une
trace d’amour, lorsqu’il vous menace. Le
narrateur porte là-dessus un regard d’une
bienveillance chic et anémiée.
Dans Nue, Marie crée une robe de miel. Elle
donne à Toussaint l’occasion de se « fantasmer en créateur de haute couture », à tra-
En 1708, Roger de Piles publie des Cours
de peinture par principes qui vont marquer
leur siècle. « Entre les choses qui donnent
de l’âme au paysage, écrit-il, il y en a cinq
qui sont essentielles : les figures, les animaux, les eaux, les arbres agités du vent, et
la légèreté du pinceau. On pourrait y ajouter les fumées, quand le Peintre a l’occasion
d’en faire paraître. » C’est une bonne critique des derniers livres de Jean-Philippe
Toussaint : le cycle « Marie Madeleine Marguerite de Montalte » – quatre romans dont
le dernier, Nue, clôt la tétralogie –, c’est de
la peinture, cette peinture-là, mais à l’encre.
Il y a les figures, les animaux (le désormais
célèbre cheval en avion à la Géricault peutêtre empoisonné dans La Vérité sur Marie,
dans Nue un furieux essaim d’abeilles), les
eaux, les arbres agités du vent, la légèreté du
pinceau et, en guise de « fumées », deux formidables incendies sur l’île d’Elbe, l’un
naturel, l’autre criminel, tous deux inspirés
par des feux vus en Corse, où Toussaint
réside volontiers : « La documentation, c’est
l’île d’Elbe. L’expérience, c’est la Corse. »
Chocolaterie. Le premier incendie, dans La
Vérité sur Marie, on l’a lu tandis qu’il se
répandait : l’histoire de l’héroïne et du narrateur prenait alors feu, elle aussi. Quand on
découvre le second, à la fin de Nue, il a eu
lieu. Une vieille chocolaterie a été détruite,
peut-être par des mafieux. On lit les vestiges
fumant dans l’histoire qui s’achève. S’exprime dans les deux cas par le récit des
odeurs et de l’atmosphère, tout l’art du
peintre écrivain, qui profite de ce qu’il décrit
pour préciser sa manière de décrire : « Mais
cette odeur de brûlé, au départ indifférenciée, que j’avais simplement constatée sans
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vers une scène tout en virtuosité – l’une des
rares du livre à se hausser du col, et dont la
grammaire correspond à l’esprit de performance du défilé. La mannequin est enduite
de miel comme une James Bond girl est
peinte à l’or dans Goldfinger. La James
Bond girl en mourait. La mannequin est
ravagée par l’essaim qui la suit – comme
l’est un cœur par l’excès de sentiments qui
l’assaillent, ou un artiste par les conséquences inattendues de sa création. Toussaint
n’est jamais allé à un défilé : « C’est ma collection, mais c’est une robe de mots, avec
un effet de réel. Ma mode est la littérature. »
« accompagné » pendant ces douze ans de
vie imaginaire avec Marie, c’est Le Quatuor
d’Alexandrie, de Lawrence Durrell, deux
fois lu. Il l’a ouvert à 40 ans ; parce qu’il
était invité au festival de cinéma d’Alexandrie, où il n’est pas allé.
Nue évolue, comme les trois autres volets,
dans des espaces vidés par l’élégance. Marie
est parfaite dans ses moindres gestes, ses
absences, ses caprices. Le narrateur est le
chevalier un peu mou qui lui sert d’écrin.
Dans le monde de Toussaint, on tient la porte
aux femmes qui regardent ailleurs, on attend
qu’elles vous rappellent et on caresse leur
parfum quand elles ont disparu. Il ne faut
attendre de personne la moindre trivialité. Et,
quand Marie demande des olives noires à un
serveur du café de la place Saint-Sulpice,
c’est si beau que la prose semble les avoir
dénoyautées.
Biche. Comme dans les trois précédents
livres, on est à Tokyo, Shanghai, Paris, sur
l’île d’Elbe – trois des quatre livres s’achèvent dans ce lieu d’où Napoléon s’enfuit. Ni
sans Marie ni avec, le narrateur continue
d’aller d’hôtels asiatiques en bords de mer
méditerranéens, de cadre d’exception en
cadre d’exception, avec son long manteau
gris noir, « qui est un autoportrait et qui
vient de La Salle de bain », premier roman
de l’auteur. C’est son côté lonesome cowboy sans exploit et tout le charme discret de
sa bourgeoisie. Une scène rappelle Mission
impossible. Votre mission, si vous l’acceptez, est de surveiller Marie et de la convaincre de l’amour qu’elle vous inspire. Ce
qui compte, c’est l’approche initiatique et
non chronologique de cette femme fantôme,
ébauchée par couleurs et par mouvements,
de cette biche au fond du bois. De cette
œuvre à « facettes », elle est la ligne de fuite.
La maison de couture de Marie s’appelle
Allons-y, Allons-o. C’est ce que répète Belmondo à Anna Karina dans Pierrot le fou,
lorsqu’elle le secoue pour qu’ils bougent.
Marie, la ligne de fuite, a une grande ligne
de chance, et le narrateur aime son imperceptible ligne de hanche. Les parents de
Toussaint disaient souvent la phrase de Belmondo : « Dans mon univers, elle a toujours
existé, j’aime son allant et son énergie. Mais
le réalisateur qui m’a influencé, c’est Antonioni : cette Méditerranée brumeuse, ces
énigmes elliptiques, ces petites choses dont
j’essaie d’obtenir, avec très peu de matière,
le maximum d’effet. » L’autre œuvre qui l’a
Tombeau. Toussaint a un art efficace et discret de la composition : des scènes pâles,
d’une texture presque transparente, partant
des « petites choses » ou d’observations
communes, forment le fond d’où se détachent deux ou trois morceaux de bravoure
qui, d’un tableau, seraient les centres nerveux. Ici, l’essaim d’abeilles fondant sur le
top-model, la recherche d’un enterrement
qu’on ne trouve pas, la chocolaterie incendiée, qui donne au sucre amoureux l’ombre
d’une destruction et cette odeur de brûlé.
Lues de près, comme en gros plan, les descriptions semblent banales, presque mièvres.
À légère distance, elles ne le sont plus. L’ordinaire se fond dans le tableau qu’il tisse –
dans le motif et la matière.
Le livre s’achève à la Toussaint – comme
si l’écrivain, en quelque sorte, fleurissait
son propre tombeau. Le mot, Toussaint, apparaît deux fois. Puis vient la dernière phrase,
dite par Marie, ce fantôme muet. C’est un
cri éperdu, enfantin : « Mais tu m’aimes,
alors ? » Quatre livres et tout ça pour ça ?
Bien sûr. Les obstacles à l’amour font partie des rares haies qui méritent, sans fin,
d’être sautées.
PHILIPPE LANÇON
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13 SEPTEMBRE 2013
« Le sexe et la mort font la force des livres »
Entretien avec Jean-Philippe Toussaint.
il y a l’idée de fenêtre juste derrière. C’est une
figure géométrique à quatre facettes et on peut la
regarder dans tous les sens. Normalement, un
livre, c’est une ligne chronologique avec un début,
un milieu, une fin. Ici, tout est sur le même plan,
et chaque livre répond aux autres.
C’est l’un des événements de la rentrée littéraire :
le Belge Jean-Philippe Toussaint (La Salle de bain,
L’Appareil-Photo) livre le dernier volet d’un
ensemble romanesque qui l’aura occupé plus de
dix ans. Entamé à l’aube du XXIe siècle avec Faire
l’amour, poursuivi avec Fuir et La Vérité sur
Marie, le cycle trouve aujourd’hui en Nue sa
sublime résolution. Soit l’histoire d’une lente rupture traversée de moments d’amour, et le portrait
en forme de tentative d’épuisement de Marie,
créatrice de haute couture et insaisissable amante
du narrateur. Une partition littéraire d’une maîtrise
et d’une beauté envoûtantes qui devrait compter à
l’heure de la grande distribution des prix littéraires
d’automne...
Marie et le narrateur n’en finissent pas de (ne
pas) se quitter. Au final, s’agit-il d’une histoire
d’amour ou de rupture ?
J’ai choisi l’angle d’une rupture, parce que c’est
autrement plus romanesque, plus porteur. Faire
l’histoire d’un amour que rien ne menace aurait
manqué d’énergie, aurait été extrêmement
ennuyeux et guimauve. Alors que l’idée de séparation permettait d’entrevoir un amour plus émouvant. Cela ne s’est dessiné que petit à petit combien, dans le fond, c’était une histoire d’amour. Je
ne le savais pas moi-même, au départ... Il y a dix
ans, quand j’ai commencé, je n’aurais d’ailleurs
jamais osé revendiquer écrire une histoire
d’amour, en plusieurs tomes a fortiori (sourire).
Le Vif/L’Express : Quand vous vous êtes lancé
dans la rédaction de Nue, aviez-vous conscience
qu’il serait le dernier volet de l’ensemble romanesque Marie Madeleine Marguerite de Montalte ?
Jean-Philippe Toussaint : Non, et de m’en tenir là a
été une décision extrêmement difficile à prendre,
j’ai passé un mois à y réfléchir. Ma conclusion, dans
un premier temps, c’était que ce n’était pas fini,
qu’après Nue il y aurait encore deux livres – au
moins deux. Puis, en janvier dernier, quand j’ai relu
le manuscrit de Nue, et alors que je préparais la lettre
qui accompagnerait l’envoi du livre à Irène Lindon,
je me suis dit que ce n’était pas satisfaisant d’être au
milieu de quelque chose. Ça commençait à faire
légèrement fonctionnaire... (sourire). Je trouvais
que s’il fallait un roman pour clore l’ensemble, ce
devait être Nue, que je venais de terminer. J’ai alors
donné un titre à ce qui devenait une tétralogie – ou
un quatuor. Ce titre, Marie Madeleine Marguerite
de Montalte, soit le nom de l’héroïne, a célébré la
résolution de mes doutes.
Dans Nue, vous développez une idée magnifique, et assez inédite, celle d’une faille venant
menacer non pas l’amour de vos personnages,
mais leur rupture. D’où vous est venue cette
idée ?
J’ai toujours adoré le décalage. C’est un lieu commun de dire qu’il y a une faille qui s’insinue dans
l’amour d’un couple. Une fêlure, une lézarde qui
commence et dont on pressent qu’elle ne va faire
que s’agrandir et mener à une séparation. Comme
je n’écrivais pas une histoire d’amour mais une
histoire de rupture, j’ai imaginé que la faille se
situait dans la rupture, avec l’idée que cette faille
allait grandir et que, si ça continuait comme ça,
elle viendrait menacer jusqu’au principe même de
leur séparation, avec le risque de les voir se
remettre à s’aimer. C’était amusant de présenter
ça comme une menace (sourire).
Vous avez conçu votre tétralogie comme un
ensemble souple, chaque livre pouvant être lu
indépendamment des trois autres...
L’idée, c’est qu’on n’y perd pas si on n’a pas suivi
l’ensemble depuis le début. Il n’y a pas une seule
entrée possible, il y a plusieurs portes. On pourrait en fait dire qu’il y a quatre portes, puisqu’il
y a quatre volets – j’aime bien le terme de volet,
Vous êtes publié chez Minuit, une maison d’édition exigeante, qui a notamment publié Beckett,
Alain Robbe-Grillet et toute l’école du Nouveau
Roman. Vous sentez-vous leur héritier?
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je suis extrêmement généreux en détails, en informations, comme si j’épuisais la réalité de ce que
j’écris, mais ensuite, je peux laisser des périodes
de deux ou trois mois dont je ne dis absolument
rien, où on ne sait rien de ce qu’ont fait Marie ou
le narrateur. Je laisse beaucoup de blancs, de
manques. J’aime bien que ce vide puisse être complété – c’est de l’air pour le lecteur. Je n’envisagerais pas de tout décrire, c’est pour ça que ces
scènes doivent être paroxystiques et isolées. C’est
vraiment une question de stratégie...
Je suis bien sûr de fait rattaché à ce courant littéraire. Minuit est un très grand éditeur, avec une
tradition littéraire très intéressante – celle du Nouveau Roman. C’est une littérature exigeante qui a
conscience des vrais enjeux littéraires, et c’est dans
cette tradition-là que je m’inscris, c’est sûr. Mais
en même temps, je n’ai pas envie d’en paraître l’héritier strict. Mon travail s’inscrit dans un chemin
complètement solitaire. Pour Fuir, le deuxième
tome du cycle, je me souviens que j’avais accompagné l’envoi de mon manuscrit d’une citation
à l’intention d’Irène Lindon. Il s’agissait d’une
phrase de Faulkner qui disait quelque chose
comme : « Ne pas se préoccuper de ses contemporains ou de ses prédécesseurs, tâcher d’être
meilleur que soi-même. » Et c’est exactement ça :
ce qui m’importe, c’est de me dépasser moi-même.
A fortiori dans un cycle, où les romans que j’écrivais reprenaient les mêmes ingrédients et les
mêmes personnages, j’avais à être meilleur que
moi-même. Cette consigne est forcément devenue
de plus en plus difficile à tenir au fil des livres...
À un moment donné, je me suis dit que je ne parviendrais plus à être meilleur que moi-même, et ça
a participé de l’idée d’en rester là.
Avez-vous parfois le fantasme, exprimé par
Flaubert en son temps, de faire un livre « sur
rien », qui ne tienne que par la force de son
style?
L’histoire en tant que telle ne m’intéresse pas.
Raconter des histoires, c’est juste un outil. Pour
moi, les grands livres créent avant tout du temps
et de l’espace. Selon moi, c’est l’enjeu même de
la littérature. J’essaie de faire des livres qui donnent beaucoup de plaisir, mais je voudrais que ce
soit un plaisir très raffiné, très subtil, parce que je
ne m’appuie sur aucune des béquilles classiques
qui seraient l’histoire ou les personnages. J’essaie
de faire des romans qui procurent un plaisir uniquement littéraire. C’est d’une très grande ambition : s’enlever tous les ingrédients habituels et
vouloir écrire des livres qu’on ne quitte pas, des
livres qui soient prenants.
Votre cycle romanesque s’est ouvert en même
temps que le XXIe siècle. Cela a-t-il joué dans le
projet d’inscrire vos romans dans l’ultracontemporain?
Je pense que c’est fondamental que les livres interrogent le présent, parlent du contemporain. Mon
histoire d’amour est une histoire d’amour du début
du XXIe siècle par le monde qui l’entoure – les
Boeing 747, les fuseaux horaires, les téléphones
portables. Et en même temps, mon histoire est
remplie d’éléments intemporels : il y a des choses
de l’amour qui étaient les mêmes à la Renaissance
– dans Nue, je mets en exergue une citation de
Dante – « Dire d’elle ce qui jamais ne fut dit d’aucune.» Et c’est ça qui est intéressant : mélanger
l’universel (le sexe et la mort, les saisons, l’eau,
le feu, les éléments) et le temps présent. Ce temps
présent, je ne le surplombe pas, je n’en fais pas
une analyse sociologique ou journalistique, je le
perçois de l’intérieur, par moi et en moi. C’est
assez solipsiste, mais en même temps il y a une
ouverture.
Vous écrivez la plupart de vos livres dans des
lieux récurrents, en Corse et à Ostende notamment. Comment les investissez-vous?
Je choisis avant tout des lieux agréables et confortables, mais le plus important, c’est d’être isolé.
Je loue par exemple régulièrement des appartements à Ostende avec vue sur mer – les hivers y
sont d’un calme absolu. J’y suis complètement
isolé mentalement. Et je procède alors par superposition d’espaces. J’ai passé plusieurs hivers à la
mer du Nord pendant lesquels mentalement j’étais
complètement à Tokyo... Je me souviens qu’un
jour je me baladais à Ostende, un fait divers s’était
déroulé près de la Poste, il y avait des éclaboussures de sang sur une planche. J’étais en plein
dans le processus d’écriture : ce sang séché, je l’ai
utilisé, je l’ai mis dans la scène du train de nuit
en Chine de Fuir.
Vous avez un vrai sens de l’image. On pourrait
à chacun des quatre livres rattacher deux, trois
scènes marquantes, de vraies scènes d’anthologie...
J’aime que l’action de mes livres procède à coups
de grandes scènes. Aller chercher le quotidien, le
banal, et, à force de le faire macérer, de le travailler,
en tirer une scène réellement littéraire, qui aura un
poids beaucoup plus grand qu’elle n’avait dans la
vie réelle. Dans ces scènes auxquelles je m’attèle,
Comment appréhende-t-on un arc romanesque
sur dix ans de vie?
Dix ans, ce n’est pas si long. En dix ans, je n’ai
pas changé – et en tout cas pas comme écrivain.
Même si c’est toujours améliorable, je comprends
en tout cas toujours très bien ce que j’ai voulu
faire. Il y a des œuvres qui ont été écrites sur vingt
ou trente ans, prenez L’Homme sans qualités, par
exemple : Musil devait y corriger des choses qu’il
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© Jean-Philippe Toussaint
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lement naturel. Il y a quelque chose de l’ordre du :
« C’est fait, maintenant.» Il ne m’arrive plus de
m’interroger là-dessus. Il y a le jour où j’ai commencé à écrire, un peu brusquement. Depuis, il
n’y a pas d’alternative.
avait écrites vingt ans plus tôt. Je peux reprendre
des phrases que j’ai écrites il y a dix ans pour
Faire l’amour, elles ne sont pas loin...
Vous alternez régulièrement les scènes de sexe
et les scènes de catastrophe – ou de mort.
Qu’allez-vous chercher dans cette confrontation?
Écrire des scènes de sexe, c’était assez nouveau
pour moi. Il y avait bien eu quelques pages de sexe
très joyeux dans mon roman La Télévision, mais
ici je mets en scène un sexe beaucoup plus grave
et explicite. J’avais envie de travailler des images
crues, pudiques et retenues tout à la fois, je souhaitais qu’on puisse trouver ces scènes très belles.
En les mêlant à cette sorte de menace, de violence
potentielle, de mort qui plane sur chacun de mes
livres, ça donnait une force très particulière. Les
scènes de sexe, autant que celles de mort, font la
force des livres. Ce sont les scènes qui marquent.
C’est la rencontre d’Eros et Thanatos, depuis la nuit
des temps, et c’est une constante fondamentale de
la nature humaine.
Comment appréhendez-vous la suite?
Le fait de finir ce cycle, ça va être un peu compliqué pour moi, parce que je ne vais pas pouvoir
enchaîner sur un nouveau tome avec tout cet espace
romanesque déjà installé. Je vais devoir reconstruire quelque chose entièrement. Je vous avoue
que les dix prochaines années sont floues. Je n’ai
aucune idée. Là, je suis en pleine promotion, j’en
parle partout, je suis en plein dans le bénéfice...
(sourire). Après, on verra (silence).
C’est une perspective qui vous angoisse ?
Disons qu’elle ne me rassure pas complètement
(rires).
Propos recueillis
par YSALINE PARISIS
Pourquoi êtes-vous devenu écrivain ?
Ça, si vous voulez, c’est une question qui n’est
plus d’actualité pour moi (long silence). C’est tel-
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19 SEPTEMBRE 2013
Un confiseur proustien
L’écrivain met un point final à son feuilleton
sur la dépendance amoureuse.
qui résume chez Toussaint une esthétique
bienvenue de l’adjectif sottement banni par
la vulgate.
Mais Proust, c’est du lourd ! Or dans le ballet amoureux des deux partenaires, sans
cesse unis et séparés, il y a quelque chose
des amours de Swann. Dans les chichis, la
mélancolie aussi, certaines tournures de
phrase, la jalousie, le voyeurisme, la hantise de la perte. Toussaint confiseur proustien, cela s’enrichit ! Et on assiste à un de
ces retournements dont il est friand. Le
ludique le cède à son contraire. Un climat
de deuil assombrit le roman, avec la mort
de Maurizio, le gardien du domaine de l’île
d’Elbe qui appartient à la famille de Marie.
Pourtant, le comique ne disparaît pas complètement, les amants se trompent de cimetière, une usine de chocolat explose dans
des circonstances mafieuses.
Jean-Philippe Toussaint en finit avec le
cycle de Marie, son feuilleton assez charmant de la dépendance amoureuse. Marie
qui soigne ses dépressions avec un œuf à
la coque ! D’abord, l’auteur atteint un sommet de dandysme quintessencié quand, au
début du roman, Marie exhibe une robe de
miel moulée sur sa nudité, lors d’un défilé
de mode à Tokyo. Un essaim d’abeilles
qu’on dirait cornaqué par Konrad Lorenz
accompagne la prestation ailée. Cette histoire inaugurée dans le miel finira dans le
chocolat. Toussaint entame une carrière de
confiseur.
Une scène de vaudeville non moins extravagante succède au défilé, il s’agit d’un
vernissage dont l’éclectique Marie est
encore la vedette. Mais les amants se sont
fâchés entre-temps et le narrateur est
condamné à assister à la manifestation,
grimpé sur le toit, posté derrière un hublot.
Le capiteux Tokyo de Toussaint dans le halo
de Marie Madeleine Marguerite de Montalte (s’il vous plaît !), c’est l’inverse de
l’Yvetot d’Annie Ernaux et de son fameux
café-épicerie qui bientôt fera partie d’un
tour-opérateur littéraire avec Illiers-Combray !
Justement, on constate ici l’invasion d’adjectifs de tonalité très proustienne : « immatérielle, onctueuse, laiteuse et vanillée, une
envoûtante odeur de chocolat », et la récurrence de « fluide, ondoyant, ambré ». Cette
préciosité crée un monde en apesanteur,
caractéristique d’une certaine marque
Minuit. « ... un ruban de vie éphémère,
aérien, torsadé, vain et momentané ». Voilà
Toute Marie est promesse de crèche
Ce qui est intéressant chez Toussaint, c’est
qu’il ne se confine pas, comme certains de
ses collègues, dans la bulle protectrice et
dorée du second degré, de l’évitement phobique et de l’ironie française. Ses volutes,
son élégance ne l’empêchent jamais d’affronter le premier degré de l’amour, de la
mort et ici de la naissance. Toute Marie est
promesse de crèche. Toussaint ne recule
pas devant le lyrisme de l’aveu et de la
romance. C’est en ne craignant pas d’être
bête que Toussaint ne l’est jamais. En art,
il faut oser mettre les pieds dans le plat.
PATRICK GRAINVILLE
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1-15 SEPTEMBRE 2013
L’imprévu vivifie
À la fin de Nue, qui clôt le cycle de Marie, une question faussement naïve
(à moins qu’elle le soit vraiment) est posée par l’héroïne au narrateur.
Entretemps, des surprises et rebondissements auront confirmé
que cette femme a quelque chose de bien singulier, voire d’exceptionnel.
ment reconstruite dans l’esprit du narrateur,
à partir de souvenirs réels, de témoignages,
de rêves et de fantasmes. » Et c’est ainsi, par
le jeu entre la proximité et la distance, par la
relation entre ce qui est vu, senti, entendu, et
ce qui est construit par l’imagination, que
s’élabore Nue, et, partant, tout le cycle.
Nous connaissons Marie depuis Faire
l’amour, paru en 2002. Alors, c’était l’hiver,
elle se séparait du narrateur à Tokyo au terme
d’une dernière nuit amoureuse. L’été était la
deuxième saison de Marie, mais on la voyait
peu dans Fuir, qui se déroulait en Chine,
entre Shanghai et Pékin, dans une atmosphère étrange, tissée d’événements énigmatiques. Puis dans La Vérité sur Marie, printemps-été, les ex-amants se retrouvaient pour
l’enterrement du père de Marie sur l’île
d’Elbe, après un épisode à Tokyo, raconté
mais pas vécu par le narrateur. Il relatait la
mort soudaine de Jean-Christophe de G.,
amant de Marie. Nue ramène le lecteur à
Tokyo et à Elbe, mais en des moments différents, l’un situé juste après la rupture
racontée dans Faire l’amour, l’autre deux
mois après la mort du père de Marie. Ces
rappels ne sont pas inutiles. Non qu’il faille
avoir lu le cycle pour apprécier Nue. Mais
cette construction montre comment le narrateur remplit le « programme » annoncé par la
citation de Dante en ouverture : « Dire d’elle
ce qui jamais ne fut dit d’aucune. » L’une des
beautés de ce roman tient à la vision kaléidoscopique que nous avons de l’héroïne. Vue
par le narrateur – et l’on verra que le verbe
voir est important –, Marie s’offre sous toutes
ses dimensions, en diverses strates temporelles. Elle s’imagine aussi bien. Dans une
intéressante postface à La Vérité sur Marie,
Toussaint explique à son interlocuteur, Pierre
Bayard, comment les épisodes mettant en
scène Marie et Jean-Christophe de G. sont
conçus, le narrateur n’étant plus témoin ou
acteur : « La réalité extérieure est entière-
Tout commence ici par une scène incroyable.
Marie organise un défilé dont le clou est la
présentation d’une robe en miel. Les préparatifs de l’événement sont minutieux, précis.
Pour confectionner cet objet qui ne déparerait pas dans la collection de Peau d’Âne,
Marie convoque des apiculteurs, un dermatologue, un allergologue, des assureurs et
avocats, met au point une chorégraphie qui
ne souffre pas le moindre écart. Bref, elle travaille sur les « détails de détail », comme elle
l’a toujours fait. Une nuée d’abeilles suit sa
reine, entoure le jeune mannequin qui défile.
Une erreur de sortie provoque la catastrophe
et l’hallali. Marie sauve son œuvre en transformant l’accident imprévu en volonté : « La
conclusion inattendue du défilé du Spiral lui
fit alors prendre conscience que, dans cette
dualité inhérente à la création – ce qu’on
contrôle, ce qui échappe –, il est également
possible d’agir sur ce qui échappe, et qu’il y
a place, dans la création artistique, pour
accueillir le hasard, l’involontaire, l’inconscient, le fatal et le fortuit. » Les lecteurs de
L’Urgence et la Patience, de Jean-Philippe
Toussaint, auront retrouvé là l’une des dualités qui lui sont chères. Mais cet événement
qui ouvre le roman trouvera des échos dans
la suite aussi bien à Tokyo qu’à l’île d’Elbe.
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Deux mois s’écoulent entre le retour de l’île,
après la mort du père, une nouvelle étreinte
entre des amants qu’on croyait séparés, et ce
feu ravageur qui a failli détruire la propriété
familiale. On est en septembre et chacun a
rejoint son appartement parisien. Le narrateur est à sa fenêtre et il contemple l’immeuble nu qui lui fait face, ressassant les
moments passés, attendant que Marie le rappelle, souffrant autant de son absence qu’il
se sent agacé par la jeune femme. Il se rappelle alors la fin du séjour à Tokyo, l’exposition « Maquis » que proposait Marie au
musée de Shinagawa. Il n’était pas entré dans
la salle où les invités allaient et venaient,
mais observait de haut la scène. La comédie
sociale qui se jouait prenait des airs de vaudeville, avec un quiproquo qui donne à
connaître Jean-Christophe de G. et son ami
Pierre Signorelli. Le premier se vante de sortir de l’exposition au bras de Marie sans la
connaître. Il rencontre une Marie qui commente les œuvres avec le ton snob propre à
ces circonstances et le lecteur découvre ainsi
un homme qu’il a vu mort dans le tome précédent. Voir à distance mais ne jamais perdre
de vue, épier, chercher du regard, voilà ce qui
reste au narrateur après la rupture. Marie se
prête au jeu puisqu’elle se distingue des
autres par sa distance, se tenant à l’écart,
comme si elle n’était qu’une spectatrice
parmi d’autres : « Marie était là, je l’avais
sous les yeux maintenant, je l’apercevais
dans la foule, et il émanait d’elle quelque
chose de lumineux, une grâce, une élégance,
une évidence. » Marie se dégage du « réel
ankylosé », de la « réalité ouatée » que percevait jusque-là le narrateur, et dans toutes
les circonstances, il en ira de même. Les
retrouvailles place Saint-Sulpice, un soir
d’octobre, dans une atmosphère de bord de
mer où il la contemple « elle, dehors, en
figure de proue, devant l’océan invisible »
annonce le voyage à Elbe, pour les obsèques
de Maurizio, le gardien de la propriété paternelle. Les imprévus se multiplient, liés entre
autres au comportement étrange de Giuseppe, le très antipathique fils du défunt.
L’automne à Elbe est sinistre, froid et pluvieux. Marie et le narrateur arrivent après
qu’un incendie a détruit la chocolaterie.
D’abord « immatérielle, onctueuse, laiteuse
et vanillée, une envoûtante odeur de chocolat » imprègne les lieux. Elle devient bientôt
écœurante, envahissante. La pluie ou la
brume enveloppe les êtres, les choses. L’incendie était d’origine criminelle et le roman
prend des allures d’énigme policière, la véritable énigme tenant au comportement de
Marie qui retarde depuis le début un aveu.
Nous le tairons.
Roman d’amour, roman à rebondissements,
Nue tient pour partie son titre de l’habitude
qu’a Marie d’aller et venir sans aucun vêtement sur elle. C’est aussi une allusion à sa
« disposition océanique », « cette faculté
miraculeuse, de parvenir dans l’instant à ne
faire qu’un avec le monde, de connaître l’harmonie entre soi et l’univers, dans une dissolution absolue de sa propre conscience ».
Nue, elle l’est alors par son indifférence
totale aux codes sociaux, aux hiérarchies et
aux conventions, pour devenir pure sensation.
Nue est aussi le roman de révélations retardées. Les parenthèses qui émaillent le texte
mettent la distance ironique dont le romancier Jean-Philippe Toussaint est familier. On
s’amuse pas mal à noter ce que le narrateur
dit de lui-même ou des autres. Parfois, une
simple virgule suffit. Ainsi, quand le narrateur dresse le portrait de son rival : « Son
charme était irrésistible, c’était exactement le
genre d’hommes dont Marie disait : “Je
déteste ce genre de mecs”. » Mais plus souvent on sera émerveillé par l’écriture de
Toussaint, par ses cascades d’adjectifs aux
sonorités accordées qui retardent, comme les
sujets inversés et les incises, digressions ou
subordonnées, le moment de la révélation. La
forme s’accorde pleinement à ce qui est dit,
de même que, dans telle Annonciation, l’attente se lit entre l’esprit qui vient et la Vierge
qui l’accueille.
Comme dans les meilleurs romans d’amour
et dans les contes de fées, le cycle de Marie
se termine bien (si l’on se place en lecteur
naïf et heureux de l’être). Quant à savoir si
avec Marie quelque chose peut se conclure,
nous en laisserons le lecteur juge.
NORBERT CZARNY
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5 SEPTEMBRE 2013
Toussaint ou l’émotion nue
Dans Nue, l’écrivain poursuit sa peinture
d’une relation amoureuse
tout en explorant les mystères de la création
Marie et le narrateur sont à la recherche
d’un enterrement alors que l’endroit est
envahi par les odeurs suaves d’une chocolaterie dévastée par un incendie.
Mais on y perçoit aussi une inflexion
différente, une attention envers Marie que
le narrateur n’avait jamais eue, ou alors
fugacement, une attention d’une lucidité
modérée ou d’une justesse cristalline,
mais toujours profondément empathique.
Il décrit par exemple ce qu’il appelle la
« disposition océanique » de la jeune
femme : « Marie avait ce don, cette capacité singulière, cette faculté miraculeuse,
de parvenir, dans l’instant, à ne faire
qu’un avec le monde, de connaître l’harmonie entre soi et l’univers, dans une dissolution absolue de sa propre conscience. » Ce qui confère à ce roman une
couleur particulière, où l’émotion est
moins distanciée, moins tempérée par les
pointes d’ironie. En vérité, elle s’offre, ici,
nue comme jamais.
L’humour n’a pourtant pas déserté l’auteur
de La Salle de bain. Celui-ci se manifeste
souvent sous forme de brefs commentaires, traits de métadiscours désinvoltes,
placés entre parenthèses. Ou dans certaines situations, comme celle qui ouvre
le livre, long chapitre narrativement indépendant du reste, qui raconte un défilé
de nouveaux modèles confectionnés par
Dans Faire l’amour (2002), qui ouvrait un
cycle de quatre romans – ce que nous
ignorions alors, nous, lecteurs, et peut-être
tout autant Jean-Philippe Toussaint luimême –, le narrateur donnait la raison de
sa séparation d’avec Marie : « Le peu de
mal que nous nous faisions nous était
devenu insupportable. » Cette séparation
douloureuse fut l’aiguillon de cette œuvre
dans l’œuvre. Mais pas sa justification.
Sur ce point, en disent davantage le surtitre qui, dans la page « Du même
auteur », réunit désormais l’ensemble –
« Marie Madeleine Marguerite de Montalte » – mais surtout le titre de l’avantdernier opus, La Vérité sur Marie, et celui
du roman qui clôt aujourd’hui le cycle,
Nue. Il s’agissait d’approcher cette jeune
femme séduisante et moderne, styliste à
la peau claire, de s’approcher tout près
d’elle, de la comprendre, et finalement,
comme le narrateur, de l’aimer.
En tant que dernier mouvement de cette
« ode à Marie » en quatre parties, Nue est
une véritable coda. Il reprend des motifs
déjà connus sous un angle différent, en
développe de nouvelles variations, avec
toujours ses états de conscience brumeux
et ses morceaux de bravoure. Comme ces
pages où, se retrouvant de nouveau sur
l’île d’Elbe (cf. La Vérité sur Marie),
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© Roland Allard
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Cette phrase constitue plus qu’un indice
pour saisir ce que recouvre aussi l’amour
du narrateur pour Marie. La dévoiler et la
comprendre, c’est pénétrer les mystères de
la création. Non seulement parce que
Marie, artiste elle-même, est partie prenante de ces mystères. Mais parce que le
fait même de l’invoquer de l’imaginer, de
la concevoir – l’auteur et le narrateur ne
faisant alors plus qu’un – relève du geste
de création. Quelques pages de Nue, aux
accents proustiens, en mettent au jour sans
ambiguïté le processus. Marie est donc là
bien davantage qu’une muse, mais l’objet
métaphorisé, qui parfois se dérobe, poursuivi par tout écrivain : la littérature. On
ne s’étonnera donc pas que ce superbe
roman soit le fruit d’une relation finalement féconde entre Marie et le narrateur...
Marie, avec pour clou du spectacle une
robe de miel, portée par un mannequin
suivi par un essaim d’abeilles.
Cette entrée en matière est emblématique de ce nouveau roman. Il reste fidèle
à la marque de fabrique Toussaint. En
l’occurrence, le doux burlesque tourne à
la farce tragique, car un incident grave
survient lors de ce défilé. Il est aussi l’occasion de découvrir un nouveau pan de la
personnalité de Marie, qui, dans cette
situation, feint d’avoir organisé l’imprévu.
« La conclusion inattendue du défilé, dit
le narrateur, lui fit alors prendre conscience que, dans cette dualité inhérente
à la création – ce qu’on contrôle, ce qui
échappe –, il est également possible d’agir
sur ce qui échappe, et qu’il y a place, dans
la création artistique, pour accueillir le
hasard, l’involontaire, l’inconscient, le
fatal et le fortuit. »
CHRISTOPHE KANTCHEFF
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14 SEPTEMBRE 2013
LE TEMPS
Jean-Philippe Toussaint, maître en jeux de piste
Nue vient achever un cycle de quatre romans
autour de la figure fascinante de Marie. Les livres du romancier
belge s’emboîtent et évoquent un objet tridimensionnel et translucide.
Place de Brouckère à Bruxelles. D’un côté, un multiplexe gris, de l’autre, la belle façade de l’hôtel
Métropole. Il pleut par intermittence. Il pleut,
comme souvent dans les romans de Jean-Philippe
Toussaint qui aime développer les métaphores
aqueuses, aquatiques, océaniques.
Jean-Philippe Toussaint vient de publier Nue. Le
dernier volet d’un cycle de quatre romans qui a
commencé en 2002 avec Faire l’amour, qui s’est
prolongé avec Fuir en 2005, puis par La Vérité sur
Marie en 2009. Dans Nue, qui paraît en cette rentrée 2013, on retrouve la pluie qui cingle la place
Saint-Sulpice à Paris et celle chargée d’effluves de
chocolat brûlé qui s’abattra sur l’île d’Elbe. On y
retrouve, aussi et surtout, un narrateur, déjà héros
des trois romans précédents, et une femme, Marie,
qui obsède ce narrateur et vers laquelle il ne cesse
de revenir.
Le Japon, la Chine, Paris et l’île d’Elbe, voilà les
lieux où Jean-Philippe Toussaint a tissé son jeu de
piste, a bâti son histoire et inventé la très lente rupture amoureuse qui occupe le narrateur et Marie,
une femme fascinante, capricieuse, merveilleuse,
qu’il aime probablement. […]
un troisième jusqu’à une sorte de résolution finale
où se retrouvent les quatre thèmes. Dans Nue, on
retrouve les quatre thèmes, ce qui signifie que cela
peut être le dernier des romans du cycle de Marie.
Ça « peut » ? Ce n’est donc pas sûr ?
Ce n’est pas sûr. Mais on y trouve une sorte de résolution. Il y a ce motif du ressassement : j’ai repris
tous les motifs précédents. Il y a aussi le fait que
j’ai choisi un titre à l’ensemble du cycle. Il s’agit
du nom complet de Marie : « Marie Madeleine Marguerite de Montalte ». La décision semble donc
prise que je m’arrête là. Mais ensuite, ce que je vais
faire ? Je n’en sais rien.
Ce livre-là, Nue, on voit bien comment il s’inscrit
dans le cycle de Marie, mais comment est-il né ?
Nue, je l’ai construit en suivant une thématique
facile à repérer. Cela commence dans le miel, cela
finit dans le chocolat. La façon dont j’ai créé et
inventé cette usine de chocolat vient de plusieurs
éléments. Le thème du chocolat lui-même m’intéressait. À partir de là, j’ai inventé l’usine, j’ai
inventé l’incendie et supposé qu’il pouvait être criminel. Petit à petit, j’y ajoute des éléments.
Le chocolat précède le miel ?
En l’occurrence, non. Le miel m’a donné une première image. Un titre provisoire du roman était
d’ailleurs La Robe en miel. Mais l’image du chocolat est finalement devenue très importante pour
la suite et même pour l’équilibre du livre. Je le dis
un peu comme si j’avais tout pensé depuis très longtemps, mais ce n’est pas aussi clair que ça, bien sûr.
J’ai eu envie de traiter toutes les facettes de l’odeur
du chocolat : l’odeur du chocolat comme un ravissement, comme une sorte de délice – ça sent bon
–, puis cela se met à sentir le brûlé – c’est déjà plus
mystérieux – et puis, finalement, l’odeur devient
horrible, il pleut une espèce de mélasse chocolatée
qui va se mêler aux odeurs de fer de l’île d’Elbe,
de Portoferraio, des sucs des défunts et cela devient
totalement écœurant.
C’est le premier de vos romans où l’odeur et le
goût occupent autant de place ?
Oui. C’est vraiment un élément nouveau. Il y a dû
y avoir quelques petites touches, des odeurs au
Japon, à l’île d’Elbe, mais c’est en effet une attention nouvelle à l’olfaction.
Le Temps : Comment voyez-vous ces quatre
livres aujourd’hui ? On a le sentiment qu’ils se
déploient de façon palpable dans l’espace…
Jean-Philippe Toussaint : Je vois une sorte de
figure géométrique à quatre facettes, mais à quatre
facettes transparentes. L’idéal serait qu’il n’y ait pas
de début, qu’on puisse commencer par n’importe
lequel des romans et que chacun ait des résonances
avec les trois autres. C’est comme un objet en trois
dimensions, qu’on peut tourner pour avoir des éclairages différents, selon où on est, ce qu’on a lu, ce
dont on se souvient… Ce qui compte le plus pour
moi, ce sont les échos, les résonances de livre en
livre… Je pense que chacun de ces romans se suffit à lui-même. Mais qu’ils gagnent tous à être complétés par les autres.
Les thèmes s’entrelacent…
Dans une construction musicale, dans une symphonie, des thèmes sont traités, puis se rejoignent.
Disons qu’il y a quatre thèmes majeurs, que deux
se rejoignent, puis deux autres et qu’on en ajoute
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sent de celui qui les observe. Il se passe un peu la
même chose dans La Jetée de Chris Marker, où le
héros va être témoin de son propre assassinat. C’est
un peu un thème de science-fiction mais qui peut
avoir une portée poétique très forte. La littérature
permet cette superposition de présents, plusieurs présents en même temps. On peut penser être à la fois
ici à l’hôtel Métropole à Bruxelles et en même temps
à Tokyo. C’est une grande force du littéraire, du
romanesque, du rêve aussi. Mais dans les romans,
on est téléportés d’une certaine façon.
[…]
Saviez-vous, en écrivant Faire l’amour, que
c’était le début d’un cycle ?
Non. C’est venu en cours de route. Mais écrire des
livres autonomes qui s’inscrivent dans un ensemble
plus vaste, le côté chambre des échos, m’a rapidement intéressé. Du coup, je n’ai jamais construit
d’espace romanesque, de lieux aussi forts. Cela fait
dix ans que je construis ce même espace. Le fait
que des thèmes, des lieux reviennent induit un rapport particulier au temps. J’ai eu envie, par exemple,
de jouer consciemment avec la perception du temps
par le lecteur. Ceux qui ont lu Faire l’amour en
2002 quand il est paru et qui lisent Nue, aujourd’hui, lisent, onze ans plus tard, des événements qui
se produisent trois jours après ce qu’ils ont lu, onze
ans plus tôt, dans Faire l’amour. Cela donne, il me
semble une densité au temps… Je me sers du temps
réel, de la perception réelle du temps par le lecteur
pour donner de l’épaisseur à mon temps romanesque.
[…]
Vous retrouvez dans Nue une composante récurrente des livres qui ont précédé le cycle de
Marie : l’humour.
Dans Nue, il y a un comique de situation avec le
personnage de Jean-Christophe de G. qui se trompe
de Marie. Et le narrateur se moque de lui. Lorsque
Jean-Christophe de G. s’en rend compte, il veut
quitter les lieux, et même quitter le récit, un récit
où manifestement on se fiche de lui ! Tout à fait
consciemment, j’ai eu envie de retrouver la veine
de La Télévision (Minuit, 1997). Dans le cycle de
Marie, le thème de la rupture amoureuse induit une
plus grande gravité et j’avais envie d’une scène
drôle. Je m’en suis donné à cœur joie, j’avais un
personnage dont je pouvais me moquer. C’est le
genre d’amateur d’art qui s’intéresse à la cote des
œuvres et qui n’a pas besoin de les regarder… Je
lui trouve quand même du charme.
De roman en roman, vous avez finalement bâti
tout un jeu de piste…
Oui, et je laisse le lecteur le compléter. Je donne
beaucoup, mais je crois aussi qu’il y a de la place
pour le lecteur. Il n’est pas exclu des livres, il est,
au contraire, mis à contribution. S’il ne les complète pas, cela ne tient pas. Mes livres ont besoin
de lecteurs…
[…]
Propos recueillis par ELEONORE SULSER
Dans Nue, vous dites beaucoup plus de vérités
sur Marie que dans La Vérité sur Marie…
C’est vrai, le développement sur la « disposition
océanique » de Marie peut apparaître comme « La »
vérité sur Marie. Mais vous avez remarqué que dans
Faire l’amour, ils ne font pas tellement l’amour, que
dans La Vérité sur Marie, on n’en apprend pas tant
que ça, etc. Je ne dirai pas que dans Nue, ils sont
toujours habillés, mais ils gardent tout le temps leur
manteau…
Dans Nue, n’est-ce pas la vérité qui est toute
nue ?
Marie permet une réflexion sur l’amour qui dure et
qui devient un ressassement. À un moment, dans
Nue, le narrateur est à la fenêtre et se rend compte
que toutes ses pensées en reviennent toujours à
Marie. Le narrateur est proche de moi : finalement,
on en revient tous deux toujours à Marie. On pourrait me reprocher comme écrivain d’en revenir toujours à Marie. Mais cette idée du ressassement me
semble intéressante puisqu’elle est finalement essentielle ou consubstantielle de l’amour qui dure. On
peut le regretter, mais il n’y a pas d’autre possibilité. Ou alors il faut renouveler l’amour. Une des
vérités sur Marie pourrait être ce que le narrateur
découvre, isole, cette « disposition océanique » chez
Marie.
La « disposition océanique », qu’est-ce que
c’est ?
Romain Rolland dans une lettre à Freud définit le
« sentiment océanique » qui serait celui de faire un
avec le monde, indépendamment de tout sentiment
religieux. Ce concept m’a toujours fasciné. Romain
Rolland n’en dit pas beaucoup plus. On sait simplement qu’il en a parlé à Freud et que cela ne l’a pas
beaucoup intéressé. Ce qui me plaît, c’est l’intuition
poétique, le mot « océanique », magnifiquement
trouvé. Comme je suis assez obsédé par tout ce qui
est eau, je me suis approprié le concept et j’ai poussé
cette métaphore. Le mot « océanique » réapparaît
dans Nue, dans l’épisode de la place Saint-Sulpice à
Paris, où la place est vue, sous la pluie, de façon
assez océanique comme si elle était au bord de la
mer, comme si le café dans lequel sont Marie et le
narrateur était la passerelle d’un navire…
Vous convoquez une autre métaphore : la physique quantique…
La métaphore quantique me paraît pertinente parce
qu’on ne peut pas déterminer la position des particules à un moment donné du temps. Les particules
sont à la fois ici et là. Cela me semblait intéressant.
En termes plus littéraires, je cite L’Invention de
Morel de Bioy Casares, dont l’histoire est extraordinaire. Morel invente une machine qui enregistre le
passé en trois dimensions. Un homme arrive dans
une île et il est confronté à des personnages en trois
dimensions qui parlent, vivent. Il doit se cacher, mais
il les observe tout le temps et finit par tomber amoureux d’un des personnages. Mais ils ne sont qu’une
projection. Le livre fait coexister un passé révolu, les
personnages projetés sont déjà tous morts, et le pré-
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15 SEPTEMBRE 2013
Dégustation d’un roman sucré
Nue est le quatrième et dernier volet des
aventures très romanesques de Marie
Madeleine Marguerite de Montalte,
appelée simplement Marie par son
amant, le narrateur, et par Jean-Philippe
Toussaint. De son imagination fertile et
malicieuse, l’écrivain a sorti ce couple
imprévisible dont, imité de quelques
dizaines de milliers de lecteurs, je suis
le parcours commencé avec Faire
l’amour (2002). Puis Fuir (2005), La
Vérité sur Marie (2009). Il est probable
que les Éditions de Minuit réuniront, un
jour, les quatre romans dans un coffret,
offrant ainsi la possibilité à ceux qui
n’ont pas encore approché la fantasque
Marie et son amant jamais découragé de
suivre en continu leurs zigzags sur la
carte du monde et la carte du Tendre.
De retour de l’île d’Elbe, où ils vivaient
ensemble mais charnellement séparés,
ils ont gagné leurs domiciles respectifs
à Paris. Il attend maintenant que Marie
l’appelle au téléphone. Il est toujours en
train de l’attendre, de la chercher, de
l’espérer. Il s’est habitué à son inconstance, à sa « radicale désinvolture ». Il
a le temps de recenser tous ses défauts,
et ils sont nombreux. Mais il l’admire
tellement pour le don qui est le sien et
qui est très rare d’être toujours en harmonie avec l’univers. Il appelle cela
une « disposition océanique ». Ainsi,
nue dans la mer ou dans son jardin de
l’île d’Elbe, elle lui offrait le gracieux
spectacle d’un exquis naturel, d’une évidente simplicité qu’elle montre aussi
avec les personnes qu’elle est amenée à
rencontrer dans ses activités de créatrice
de haute couture comme dans ses relations avec des gens modestes.
Marie ne l’appelant décidément pas, et
comme il ne pense qu’à elle, il a tout le
loisir d’évoquer longuement comment,
à son insu, il avait assisté, à Tokyo, au
vernissage de son exposition au Contemporary Art Space de Shinagawa.
Pourquoi et comment il avait déjoué le
système de sécurité pour se hisser sur le
toit du bâtiment et épier Marie par un
hublot. Comment il avait appris qu’un
type riche, fanfaron et joueur, avait
décidé de la draguer, la confondant finalement avec une autre éblouissante
Marie.
C’est dans ce genre de scène que JeanPhilippe Toussaint montre toute son
habileté et son grand talent. Car plus il
est précis et rigoureux dans ses descriptions des décors, des personnages, de
leurs mouvements, plus il est divertissant. Son humour rocambolesque mais
distancié, ébouriffant mais tenu, est un
régal.
Chacun de ses romans contient au
moins une inoubliable scène d’anthologie. Ainsi, dans Fuir, la folle randonnée
dans Pékin de trois fugitifs sur une moto
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poursuivie par la police chinoise. Dans
La Vérité sur Marie, la cavalcade d’un
pur-sang sur l’aéroport de Tokyo noyé
de pluie et bientôt paralysé par l’animal.
Dans Nue, le dernier mannequin de l’exposition automne-hiver de Marie se présente entièrement recouvert de miel,
tandis qu’un essaim d’abeilles l’accompagne en bourdonnant. Pour qualifier
cet épisode, « morceau de bravoure »
est l’expression qui convient.
Le monde de Jean-Philippe Toussaint est
juste un peu décalé par rapport au
monde réel. Il lui ajoute une touche de
fantaisie, un rien de sophistication, ou
bien il lui retire un brin de logique, à
moins qu’il ne joue avec certains de ses
codes et usages.
Le narrateur a attendu pendant deux
mois le coup de fil de Marie. Enfin, ça
y est, elle l’a appelé. Elle lui a fixé rendez-vous dans le café de la place SaintSulpice. Elle l’informe que le gardien de
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la propriété de son père, à l’île d’Elbe,
est mort, et qu’elle compte sur lui pour
l’accompagner aux obsèques. Aucun
lecteur ne peut imaginer qu’il refusera.
Quand ils débarquent, ils sont assaillis
par l’odeur douceâtre et oppressante
d’une chocolaterie en feu. La « disposition océanique » de Marie est troublée
par des mystères de l’île. Mais le narrateur et ex-amant n’a pas tort de penser que le vrai mystère, le plus inattendu, c’est Marie qui le détient.
Nue commence par le défilé du mannequin à la robe de miel. Le roman
s’achève dans l’épaisse fumée chocolatée de l’incendie. Sucre au début, sucre
à la fin.
Mais le chef Toussaint sait bien que la
pâtisserie moderne utilise aussi sel et
poivre. Le dosage est parfait.
BERNARD PIVOT
de l’académie Goncourt
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JEAN-PHILIIPPE
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JEAN-PHILIPPE
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© Roland Allard
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LA SALLE DE BAIN, roman, 1985, (« double », n° 32)
MONSIEUR, roman, 1986
L’APPAREIL-PHOTO, roman, 1989, (« double », n° 45)
LA RÉTICENCE, roman, 1991
LA TÉLÉVISION, roman, 1997, (« double », n° 19)
AUTOPORTRAIT (À L’ÉTRANGER), 2000, (« double », n° 78)
LA MÉLANCOLIE DE ZIDANE, 2006
L’URGENCE ET LA PATIENCE, 2012
MARIE MADELEINE MARGUERITE
DE
MONTALTE
I. FAIRE L’AMOUR, hiver ; 2002, (« double », n° 61)
II. FUIR, été ; 2005, (« double », n° 62)
III. LA VÉRITÉ SUR MARIE, printemps-été ; 2009, (« double », n° 92)
IV. NUE, automne-hiver ; 2013
www.jptoussaint.com
NRIs.a.s., 61250 Lonrai (Imprimé en France)
JEAN-PHILIPPE TOUSSAINT
a publié
aux Éditions de Minuit :
© Texte et photos Jean-Philippe Toussaint
Pascal Auger (de dos) et Jean-Philippe Toussaint. Autoportrait, Tokyo, 2005
Mardi 31 mai 2005
Pascal Auger vient d’arriver à Tokyo, il me téléphone d’une cabine téléphonique, un peu
perdu, décalé, désorienté, avec sa lourde valise métallique pleine de câbles et de micros et sa
caméra numérique. Il vient de descendre du Narita Express et se retrouve à Shinjuku au
sixième étage de l’immeuble LUMINE 2. Je lui demande de m’attendre, et je quitte aussitôt
ma chambre d’hôte à l’université, je vais prendre le métro de la ligne Keio jusqu’à Shibuya,
puis la ligne Yamanote, je connais bien le chemin, j’ai maintenant mes habitudes dans Tokyo,
je passe les panneaux sans réfléchir, je pourrais faire le trajet les yeux fermés, j’achète les
tickets aux distributeurs automatiques (120 yens Komaba Todaïmae-Shibuya, 150 yens
Shibuya-Shinjuku), je descends les escaliers mécaniques, je passe les tourniquets, je marche
dans les couloirs, je prends la sortie Sud à Shinjuku, je suis un vrai Tokyo-jin.
Sortie Sud de la gare J.R. de Shinjuku (à gauche) Pascal Auger, de dos, qui m’attend dans un
café au sixième étage de l’immeuble LUMINE 2 (au centre) Pascal Auger avec sa caméra (à
droite)
Lorsque à la fin du mois d’avril, à Paris, je propose à Pascal Auger de faire une vidéo de la
lecture de mon livre Faire l’amour, il me dit qu’il faut la faire à Tokyo, dans les lieux mêmes
où se déroule le roman. Je lui dis que je serai au Japon au mois de mai, et nous décidons de
faire la vidéo ensemble au Japon. Moins de trois semaines plus tard, nous nous retrouvons à
la terrasse ensoleillée du restaurant Levez son verre de l’Université Todaï Komaba, et nous
sommes en train de parler du film sous un parasol beige, nous échangeons des considérations
esthétiques et établissons un programme de tournage. Grâce à Kan Nozaki, mon traducteur,
deux étudiants se sont joints à nous, c’est maintenant une équipe de haut vol (Pascal Auger a
une formation de philosophe, il a suivi les cours de philosophie de Gilles Deleuze et de
François Chatelet à Paris, je suis diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, Tetsuya
Miura a fait une maîtrise sur l’oeuvre de Robert Bresson et Kiyomi Ishibashi vient de
terminer une thèse à Censier sur l’imaginaire numérique au cinéma). Mais, bon, évidemment,
cela ne nous aide pas beaucoup pour porter des caisses. Qu’importe, nous partons en métro à
Shinjuku vers le premier lieu de tournage, et nous nous apprêtons à tourner la première scène
du film devant les portes du Century Hyatt, où la réalité va rejoindre la fiction.
Pascal Auger, Kiyomi Ishibashi ,Tetsuya Miura, pendant l’installation du steadycam devant
l’entrée du Century Hyatt
Pascal Auger installe autour de sa taille le steadycam qu’il a apporté de Paris pour
l’occasion, fait quelques derniers essais, et nous voilà partis en cortège dans les rues de
Shinjuku, Pascal au centre du convoi, moi à sa gauche, une main sur son épaule, qui le guide
comme un aveugle, et Tetsuya à sa droite, qui nous ouvre la voie dans la foule compacte de
Shinjuku. Pendant près d’une heure, nous marchons ainsi de front dans la nuit pour réaliser un
long travelling-avant en plan subjectif dans les rues de Shinjuku
Vendredi 3 juin 2005
Pascal Auger filme dans la voiture de location
La nuit du vendredi ressemblera à une vraie nuit de tournage, avec des horaires, des délais à
respecter, une pluie fine et tenace qui nous accompagnera constamment. Nous avons loué une
voiture, et Pascal filme la ville derrière le pare-brise mouillé de pluie, que le bras d’un essuieglace grinçant vient balayer régulièrement. C’est Tetsuya qui conduit, guidé par le programme
de guidage automatique de la voiture de location, qui berce notre course de précises indications
d’itinéraire énoncées en japonais d’une voix mécanique et monocorde : Bientôt vous arrivez au
croisement X, vous devez prendre à droite, vous devez tourner à gauche (à supposer que je
comprenne le japonais, évidemment). Le plus surprenant, c’est que, malgré cette aide
technologique ininterrompue, nous nous perdons assez vite. A un moment, sortant mon vieux
plan de métro tout chiffonné de ma poche, je jette un coup d’oeil sur la carte et me rends
compte que, alors que devions descendre vers le Sud pour rejoindre Shimbashi, nous avons
pris plein Nord et que nous nous trouvons bientôt dans les grandes artères de Shinjuku. Après
quelques nouveaux détours, nous finissons par atteindre Ginza et les embouteillages de la nuit.
J’ai le sentiment que notre voiture est la seule voiture particulière de tout le quartier et que
nous nous sommes englués dans la circulation, comme pris dans les glaces d’une mer de taxis
multicolores qui attendent le coup de feu de minuit. Je m’inquiète un peu, car nous devons
encore tourner une séquence dans la ligne du métro Yurikamome, et l’heure du dernier métro
approche. Finalement, Tetsuya nous dépose devant la gare et nous grimpons quatre à quatre
les escaliers du métro en courant pour prendre la dernière rame de la ligne Yurikamome, déjà
déserte et endormie.
Un couple endormi (à gauche), Pascal (au fond) et Kiyomi Ishibashi dans le Yurikamome
Samedi 4 juin 2005
La chambre du Century Hyatt
Pour la dernière journée de tournage, j’ai réservé une chambre au Century Hyatt. C’est là,
dans le silence de la chambre 2006 (un hommage à la date de sortie du film ?), pendant dix
heures d’affilée, de 14 heures à minuit, que je lirai presque intégralement mon livre devant la
caméra. Dehors, tous les climats se succèdent derrière les vitres, toutes les saisons, un ciel gris
d’abord, pendant que je lis un passage qui évoque “une grisaille affreuse de lendemain de nuit
blanche”, puis un orage, brutal, violent, avec des lueurs mauves qui entrent dans la chambre
sur le coup de seize heures, puis la nuit, la vraie, la belle, la sublime nuit de Tokyo, quand, un
à un, les immeubles s’illuminent en face de nous et composent lentement le féérique
assemblage des lumières de la nuit de Tokyo.
Triptyque vertical de la vue de la chambre du Century Hyatt