Amélie Dubois
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Amélie Dubois
AU LYCÉE Lycéens et apprentis au cinéma Auteur Amélie Dubois Date 2013 Descriptif A N A LY S E D E S T R O I S F I L M S A U PROGRAMME 2013-2014 Synthèse des formations menées dans le cadre de « Lycéens et apprentis au cinéma » par Amélie Dubois et consacrées à « To be or not to be » de Ernst Lubitsch, à « L'Exercice de l'Etat » de Pierre Schoeller et à « Daratt, saison sèche » de Mahamat Saleh Haroun. Cette formation a eu lieu les 7, 12, 14 et 21 novembre 2013 dans divers établissements scolaires partenaires dans le cadre de l’opération « Lycéens et apprentis au cinéma » 2013-2014. La formatrice Amélie Dubois, critique de cinéma, rédactrice de documents pédagogiques et intervenante en milieu scolaire, propose ici une analyse de chacun des films au programme. « To Be or Not to Be » (Jeux dangereux, 1942) d'Ernst Lubitsch Présentation d' Ernst Lubitsch : Ernst Lubitsch est un cinéaste d'origine juive allemande né à Berlin en 1892. Son père était tailleur pour hommes. Il fait ses débuts en tant qu'acteur sous la direction de Max Reinhardt, directeur du Deutsches Theater et metteur en scène à l'origine du Kammerspie, genre désignant les pièces de théâtre ou film s'inscrivant dans un registre intimiste et social. Lubitsch jouera sous sa direction un des fossoyeurs de « Hamlet », que l'on retrouve incarné par le personnage de Greenberg dans « To Be or Not to B »e. Il signe ses propres films à partir de 1916. Son talent et son succès attirent l'attention d'Hollywood. Suite à l'invitation de Mary Pickford, il s'installe aux Etats-Unis en 1922. Il n'a donc pas quitté l'Allemagne pour des raisons politiques, comme on pourrait le croire, Hitler n'étant pas encore arrivé au pouvoir au moment où il s'exile à Hollywood. Lubitsch devient l'un des représentants les plus brillants de la comédie classique américaine et impose un style bien à lui, la fameuse « Lubitsch's touch ». Soit un art de la suggestion, essentiellement sexuelle, qui passe par des dialogues raffinés et audacieux et lui permet de transgresser avec jubilation les règles imposées par le code Hays, appliqué à Hollywood de 1934 à 1966, (qui refusait par exemple que l'adultère soit représenté de manière explicite). Il use ainsi abondamment de divers procédés de contournement : double discours, hors-champ, ellipse, métaphore, sous-entendus. Le style de Lubitsch ne se caractérise pas seulement par son art de jouer avec les mots (véritables armes de guerre conjugale et instruments d'excitation du désir) mais par sa manière de faire du décor un élément important de ponctuation et de montage des dialogues. Ce style, il le met au service d'un jeu autour du désir souvent rattaché à la question du pouvoir, de l'argent et de la classe sociale. « Sérénade à trois » (1933), « Ninotchka » (1939), « The Shop around the corner » (1940), « To Be or Not to Be » (1942) figurent parmi ses films les plus connus. 1/20 Le film et son contexte historique : « To Be or Not to Be » a un statut un peu particulier dans l'œuvre de Lubitsch puisqu'il s'inscrit dans un contexte dramatique, celui de la Seconde Guerre Mondiale, ce qui est très exceptionnel dans son cinéma. Le tournage du film se déroula du 6 novembre 1941 au 23 décembre 1941, période pendant laquelle eut lieu l'attaque de Pearl Harbor (le 7 décembre 41). Si le film commence en 1939, il se termine en 1941, l'année de son tournage. Mais ce contexte n'influence pas particulièrement le ton du film qui s'inscrit principalement dans le registre de la comédie, malgré un passage (juste après l'annonce de l'invasion des nazis) qui relève du drame et plus précisément du film de guerre. Cet ancrage comique sera reproché à Lubitsch à la sortie du film. La question soulevée, à travers le genre du film, est celle de la cohabitation du rire et du drame. Peut-on rire de tout ? Comment s'articulent rire et drame dans « To Be or Not to Be « ? Rit-on tout le temps durant le film ? I. UNE COMÉDIE GUERRIÈRE A. Cohabitation des genres Dans sa réponse aux critiques négatives Lubitsch écrivait : « J'avais décidé de faire un film sans aucune tentative de soulager qui que ce soit, de quoi que ce soit, à aucun moment : dramatique quand la situation l'exigeait, satirique ou comique quand il y en avait besoin. On peut appeler cela une farce tragique ou une tragédie farceuse – je m'en moque et le public aussi » (New York Times, 29 mars 1942). Cette réponse de Lubitsch donne une première indication sur le lien entretenu dans le film entre le rire et la tension dramatique, car la comédie n'évince pas totalement certains enjeux plus graves liés à la mort, au contraire. Pour mieux saisir cette cohabitation, on peut dans un premier temps citer les différents registres abordés par le film : la comédie noire, la comédie sentimentale (il est même question ici de comédie du remariage) qui donne lieu a une première forme de guerre, la guerre des sexes (au sein du couple d'acteurs Maria et Joseph Tura), le vaudeville, la « screwball comedy », sous-genre de la comédie hollywoodienne qui caractérise une forme de comédie loufoque, déjantée (genre dont Carole Lombard était emblématique), le film d'espionnage et la satire politique. Comment ces différents genres se croisent-ils et s'éclairent-ils ? Qu'est-ce que ce mélange nous dit des enjeux du film ? B- Changements de registre EXTRAIT 1 : Scène d'ouverture et d'exposition (fin générique 1min31s → 7min) : Cette séquence d'ouverture est capitale car elle met déjà à plat certains enjeux du film et permet de comprendre comment Lubitsch passe d'un registre à un autre. Le début du film relève clairement de la comédie et pourtant quelques éléments annoncent la confusion à venir entre comédie et drame. Des éléments comiques se donnent à voir progressivement, les élèves pourront les repérer, ce qui leur permettra d'identifier certains aspects propres à la mise en scène de Lubitsch. 1. Un faux Hitler à Varsovie Les premiers plans du film sont totalement centrés sur les mots. Mots de la voix off du commentateur de la scène, qui plante le décor. Mots qui apparaissent à l'image : les noms de commerçants polonais au-dessus de leurs boutiques. La mise en scène l'expose clairement, les mots, les noms sont des fétiches pour Lubitsch, ils pré-existent à tout et constituent la base de sa mise en scène. Ils sont étroitement liés au décor. Que se cache-t-il derrière les mots, les noms ? Dès cette ouverture, Lubitsch nous invite à se poser cette question qui traverse tout le film via notamment le double langage et le double jeu instaurés par les acteurs-espions. Les mots, les noms sont des masques qui invitent d'emblée au jeu. La répétition créée par cette énumération de noms se terminant tous par « ski » crée un premier effet comique, qui est aussi 2/20 un véritable effet de signature de Lubitsch. Cela annonce son goût des répétitions (« Schultz ! ») et les jeux sur les noms à venir (le lieutenant Sobinski, le professeur Siletsky). Soit une autre manière de jouer avec les mots. Suivent les visages effarés des passants. La réaction des personnages apparaît avant que nous en connaissions la cause, la mise en scène préparant ainsi l'effet de surprise à venir. Cette expression de sidération – dont l'exagération est renforcée par la voix off – traversera tout le film, sur un mode souvent comique mais parfois dramatique aussi (lorsque Maria Tura croit que son mari est mort). Car c'est bien cet effet de surprise que le cinéaste entend chercher, provoquer tout au long du film chez ses personnages mais aussi chez le spectateur, en leur donnant régulièrement une longueur d'avance (via une anticipation comique de l'histoire) ou de retard sur ce qui se joue. Et tout l'art des acteurs devenus espions sera de gérer les mauvaises surprises et de camoufler si possible leur étonnement. L'effet de sidération laisse place à un effet de contraste, également comique : apparaît Hitler, « l'homme à la petite moustache ». Toute cette stupéfaction pour un homme avec une petite moustache. Mais aussi dérisoire qu'il puisse paraître, il peut avaler des pays entiers. Une scène de théâtre se dessine autour d'Hitler entouré de tous ces passants spectateurs. La boutique en arrière-plan devient une métaphore de la Pologne : derrière les noms du pays, se cache, se devine un pays entier. Tout comme plus tard, derrière les listes des noms de résistants se cachent des hommes. L'art de la suggestion, de la synthèse et de la métonymie de Lubitsch apparaît ainsi en quelques plans. La dimension théâtrale de la scène se confirme lorsque l'épicier baisse son rideau, en arrière-plan, et que la voix off du commentateur nous invite à passer à une autre scène, explicative. Le rideau laisse place à une porte qui s'ouvre. 2. Gestapo La scène débute par un nouveau jeu de répétition autour d'un nom. Ce jeu met en évidence le ridicule de la hiérarchie nazie et révèle aussi que chaque porte cache un hors-champ, associée à une réalité humaine. Aux mots-fétiches se substituent les mots-pièges de l'interrogatoire. Dans les deux cas, les mots apparaissent comme des masques, des façades derrière laquelle se cache une autre réalité plus dramatique. Les mots apparaissent comme un piège qui peut se refermer aussi bien sur l'interrogé que sur les nazis : l'un d'eux se laisse prendre au jeu de la blague sur Hitler qui deviendra un « running gag » (gag à répétition) dans le film. Dans ce passage, Lubitsch désigne l'exercice du pouvoir des nazis comme une mise en scène et met d'emblée en évidence que c'est sur ce terrain-là – celui de la mise en scène, des mots – qu'il va les attaquer. Ainsi ridiculise-t-il les automatismes protocolaires et leurs répétitions, pour mieux révéler ce qui déborde de ces règles, c'est-à-dire le naturel qui revient au galop : automatisme comique (« piece of cheese ») ou salut hitlérien mou. Soit une manière de vider de sens des codes de la dictature pour mieux la réduire à néant. Le salut hitlérien, mis à toutes les sauces, est à ce titre révélateur. Ainsi, à travers le « Heil myself » prononcé par le faux Hitler, Lubitsch pousse le plus loin possible une certaine mécanique de la dictature - ses automatismes et le culte de la personne - pour la transformer en mécanique comique et révéler une logique gestuelle et verbale absurde. 3. « That's not in the script ! » Le metteur en scène Dobosch interrompt la répétition. Se confirme alors qu'il s'agit d'une pièce de théâtre et non de la réalité. On change donc une troisième fois de niveau de représentation et cela passe une nouvelle fois par un glissement d'un espace à un autre, comme ce sera le cas tout au long du film : chaque changement de pièce indique un changement de niveau de représentation. Ici apparaît l'espace de la salle, les sièges des spectateurs vides. Ce glissement est intéressant pour ce qu'il nous raconte sur la troupe. Le geste de Dobosch fait écho au salut hitlérien et présente d'emblée le personnage du metteur en scène comme une figure rigide et autoritaire. Au culte de la personnalité se substitue l'égocentrisme des acteurs. La première guerre est là : une guerre d'ego au sein de la troupe, chacun voulant s'imposer face aux autres en se souciant uniquement de l'effet qu'il produira. Le dialogue entre Dobosch et les comédiens expose aussi clairement l'une des problématiques qui nous intéresse : peut-on rire dans un contexte dramatique ? Deux points de vue apparaissent et s'opposent, celui du metteur en scène qui ne tolère aucun changement de ton et entend jouer la pièce sur un mode réaliste et dramatique, et celui des acteurs aux idées farfelues et improvisées qui selon Greenberg donnent de bons gags. Difficile de ne pas entendre à travers lui la voix de Lubitsch, dont Greenberg apparaît comme le double. Le film prendra davantage parti pour le point de vue des acteurs sans 3/20 pour autant négliger totalement Dobosch. L'improvisation sera indispensable quand ils deviendront des espions, à condition qu'ils ne négligent pas pour autant la gravité de la situation. L'apparition de Carole Lombard relève totalement de la « screwball comedy ». Il est important de situer la scène dans son contexte : vu l'année à laquelle le film a été tourné, les camps de concentration auxquels elle fait allusion sont forcément des camps de travail et non des camps d'extermination. Si elle avait évoqué les camps d'extermination, sa blague aurait sans doute été déplacée, ce qui invite à réfléchir sur les limites du rire. Maria Tura est pour l'effet de contraste, effet qui décrit bien un des principes comiques dont Lubitsch use. 4. Guerre des sexes Un dernier glissement s'opère quand on passe de la scène aux coulisses en suivant Maria et Joseph Tura. Il marque un nouveau changement de registre - on est désormais dans le vaudeville - et une nouvelle forme de guerre, une guerre conjugale qui aura un lien étroit avec l'engagement de Joseph Tura dans la résistance : c'est davantage par jalousie que par conviction politique que le comédien devient espion. C. Rire et drame Une comparaison entre « To Be or Not to Be » et « Le Dictateur » de Chaplin (1940) permet de creuser cette interrogation sur la place du rire dans un contexte dramatique. Ce rire est-il obscène ? Quelle fonction peut-il avoir ? Le film de Chaplin se situe légèrement plus tôt dans l'histoire et impressionne par sa dimension totalement prophétique concernant l'extermination de juifs (le magasin du barbier qui explose, la fumée noire qui sort d'une cheminée du camp de concentration où le barbier est enfermé). Le partage du film entre comédie et drame est bien plus net chez Chaplin que chez Lubitsch. EXTRAIT 2, Le Dictateur : Hynkel grimpe au rideau et le barbier rase en rythme. On constate que Chaplin fait de Hynkel un personnage totalement burlesque qui se laisse prendre lui aussi dans la logique absurde des mots de la dictature en rêvant à un monde où il n'y aurait que des blonds alors que lui-même est brun. Chaplin ne fait pas que ridiculiser le dictateur, il prend sa place et reprend sa moustache que l'on a souvent comparé à celle d'Hitler (Cf., « Pourquoi les coiffeurs ? » de Jean Narboni, Ed. Cappricci). Ce n'est certainement pas un hasard si le personnage du juif est un barbier. Le rire apparaît non seulement comme un moyen de ridiculiser et de critiquer Hitler, il permet aussi de le tuer symboliquement. A travers certains choix comiques comme le détournement du salut hitlérien, qu'il vide de son sens, Lubtisch semble fidèle à l'esprit de Chaplin. Le cinéaste passe aussi par un jeu sur les apparences (les postiches) pour priver les nazis de leur pouvoir. Comme chez Chaplin, on peut se substituer à eux et c'est sur le terrain de l'apparence et de la mise en scène que ce jeu de substitution se produit. Une phrase du critique de cinéma Serge Daney à propos de « To Be or Not to Be » et de Chaplin reformule (idéalement) cette idée du rire comme expression d'une résistance : « La meilleure réponse à la terreur, ce n'est pas la vertu mais le non-renoncement au plaisir ». II. DOUBLE JEU A. Inversion des scènes, basculement A partir de l'invasion de la Pologne par les nazis, Lubitsch met en place un jeu d'inversion des scènes (inversion anticipée par la scène d'ouverture et l'entrée en scène dans la rue du faux Hitler, comme si l'art avait toujours une longueur d'avance) : le théâtre devient le lieu où se joue la réalité, c'est-à-dire des questions de vie et de mort, et la rue devient le 4/20 lieu où les nazis jouent leur mise en scène (lorsque la sirène d'alarme sonne, les spectateurs quittent le théâtre pour aller dans la rue). « Il n'y a pas de censure pour les arrêter » commente alors Greenberg. La véritable obscénité n'est pas dans le rire mais dans la guerre. Cette inversion apparaît d'abord dans la scène où les rues de Varsovie apparaissent totalement détruites : aux affiches des pièces de théâtre se substituent les ordres du colonel Erhardt, comme si se jouait la pièce dramatique que Dobosch voulait mettre en scène. Ce basculement est aussi clairement visible dans la scène où le vrai Siletsky rencontre le faux colonel Erhardt. EXTRAIT 3, rencontre entre Siletsky & le faux Erhahrdt (début chap.6, de 49min17s à 59min46s). Le théâtre est transformé en gestapo et devient le lieu d'enjeux tout aussi comiques que dramatiques. A la fin de la séquence, Siletsky est tué sur la scène de théâtre. Il meurt de manière très théâtrale sous le regard des comédiens et du metteur en scène qui semblent prendre une leçon de théâtre face à cette chute parfaite. Le corps de Siletsky sera retrouvé par les nazis dans un faux décor, détail révélateur qui met en évidence l'idée que derrière un décor, une scène – un mur, une porte – la mort guette. Dès lors, les mots qui circulent ne sont pas à prendre tant que ça à la légère. Un mot mal placé, mal joué peut être fatal. B. Mots-clés EXTRAIT 4, scène entre Maria Tura et Siletsky (44min17s → 48min40s). Le film met en évidence le lien étroit qu'il y a entre les acteurs et les espions. Un espion doit savoir jouer et improviser pour se tirer d'une situation. Le personnage qui brille d'emblée dans cet exercice est Maria Tura qui manie mieux que personne l'art très lubitschien du double langage. En témoigne sa visite chez le professeur Siletsky, où ses répliques, qui ne sont que des allusions sexuelles, montrent qu'elle excelle dans l'art du double langage et du double jeu (en témoignait déjà son stratagème très maîtrisé pour retrouver son amant au début du film). La scène met clairement en évidence la place centrale occupée par les mots qui sont de véritablement clés qui permettent au personnage de se tirer d'une situation, c'est-à-dire d'une pièce et d'une scène à jouer. Si le mot est bien joué, bien placé, il devient une sorte de sésame, sinon la pièce se transforme en un piège potentiel qui peut se refermer sur le personnage. Le mot clé est ici le nom de Siletsky, que celui-ci écrit sur une page blanche à la demande de Maria Tura et qui permet à l'espionne d'écrire une fausse lettre de suicide quand elle se retrouve seule dans la chambre d'hôtel du professeur. Le plan où elle apparaît assise derrière un bureau, en train de taper à la machine (tel un auteur-metteur en scène écrivant une pièce) met bien en évidence les deux issues possibles d'une telle scène : un côté du cadre est bouché et évoque l'idée d'un piège qui peut se refermer sur elle et l'arrière-plan met en évidence la porte, c'est-à-dire une échappée possible pour le personnage. Entre les deux, il y a les mots qu'elle tape à la machine et qui seront déterminants. III. SORTIES DE SCÈNE A. Le pièce, le piège, la scène Comment faire en sorte de sortir indemne d'une pièce qui est aussi un piège ? Comment devenir maître de la scène qui se joue pour s'extraire d'une situation a priori inextricable ? Cet enjeu est particulièrement fort dans la scène où le faux professeur Siletsky, joué par Joseph Tura, est piègé par les nazis qui le confrontent au vrai professeur Siletsky mort. EXTRAIT 5, Scène du postiche (début chap.7, de 1h13min52s à 1h20min19s « Schultz ! »). C'est l'une des scènes du film où la tension dramatique et la comédie sont le plus étroitement liées au point d'être presque indissociables. 5/20 Les élèves pourront chercher dans un premier temps à repérer les éléments qui relèvent de la comédie et ceux qui contribuent à créer une véritable tension. Ils pourront également s'interroger sur le rapport de force qui s'instaure entre Tura et les nazis. Qui a le pouvoir au début de la séquence ? A quel moment cela bascule-t-il en faveur de Tura ? Par quels choix de mise en scène cela passe-t-il ? Au début de la séquence, c'est le colonel Erhardt qui domine la situation. D'emblée, il est présenté comme celui qui maîtrise l'espace (le grand espace de son bureau) et qui dirige le personnage en lui demandant d'attendre dans une autre pièce. Les ombres qui se dessinent sur les murs semblent dessiner des barreaux ou un filet qui soulignent l'enfermement possible du personnage dans le piège qui lui est tendu. Quand Tura déguisé en Siletsky entre dans l'autre pièce, la situation est à la fois comique et dramatique. Comique car il met beaucoup de temps à voir le cadavre de Siletsky alors que la mise en scène d'Ehradt et celle de Lubitsch ont pour but de mettre en évidence le mort. L'ombre projetée sur le mur dirige le regard du spectateur vers le cadavre. Lorsque Tura se relève, après s'être assis sur le canapé, cette même ombre dessine un lien entre le faux et le vrai Siletsky, une trajectoire menaçante qui va de Tura debout au fauteuil du mort et semble nous donner une idée précise de ce qui l'attend. Le plan qui suit montre Tura face au cadavre : il offre une parfaite synthèse des enjeux de mise en scène du film. En amorce, sur la gauche, le haut du fauteuil du mort ferme l'espace et renvoie à l'idée de piège : pas de sortie possible du cadre. Cet enfermement est renforcé par la présence dans l'arrière-plan, sur la gauche, d'un autre fauteuil, vide celui-ci, qui crée un jeu de miroir avec le fauteuil de Siletsky et nous invite à imaginer Tura occuper cette autre place du mort. Mais la composition du plan ne fait pas seulement de cette pièce un piège possible. Elle met aussi en évidence une issue (théâtrale et comique) possible. Apparaît dans l'arrière-plan, sur la gauche, un porte ouverte. C'est spontanément vers cette porte-là que Tura se dirige quand il réalise qu'il a un autre postiche dans la poche. Cette porte donne sur la salle de bains, qui devient une loge d'acteur pour Tura. De piège potentiel, la pièce devient scène de théâtre potentielle, et c'est bien comme cela qu'elle va être investie par Tura. C'est au moment où le comédien ouvre la porte pour signaler aux nazis qu'il est en compagnie d'un mort que la situation bascule et qu'il prend le pouvoir. C'est lui qui maîtrise la situation, en prenant les initiatives, en dirigeant les nazis dans l'espace (il les invite à le rejoindre) et en menant l'enquête sur le cadavre. Il fait les questions et les réponses. Au moment où il inspecte le mort, la composition du plan est partagée entre le piège (une partie du cadre fermée, bouchée par le fauteuil) et une possible ouverture, indiquée par la porte ouverte qui apparaît juste derrière Tura. De quoi nous laisser penser que le comédien est sur la bonne voie pour s'en sortir. Mais une certaine tension demeure, qui transparaît à travers les rires nerveux des personnages. Un mot mal placé, un geste mal interprété et tout peut basculer, comme le souligne la mise en scène au moment où Schultz émet des réserves sur les déductions de Tura (le plan change et Tura n'est plus associé dans le cadre à la porte ouverte). Le jeu de Tura devient une question de vie et de mort et le comédien qui a jusqu'ici brillé par la médiocrité de son jeu, devient subitement bon. On peut imaginer sans peine que ce sera sans doute le meilleur rôle de toute sa carrière. Un rôle improvisé qu'il interprète en tout petit comité. Ironie du sort, le premier spectateur et partenaire de sa prestation est un mort. Tura joue avec la mort et joue avec un mort, de quoi nous renvoyer à certains enjeux d' « Hamlet » la célèbre pièce de Shakespeare dont il interprétait le personnage titre. La réussite de la scène lui permet de sortir de la pièce et du piège qui lui était tendu, mais les membres de la troupe n'ayant pas trouvé encore une véritable unité entre eux gâchent cette sortie de scène pour en proposer une nouvelle, nettement moins en phase avec la situation. Ce n'est qu'à la toute fin du film que les comédiens égocentriques arriveront à trouver une véritable unité de groupe, autour du personnage de Greenberg et de son interprétation du célèbre monologue de Shylock tiré du « Marchand de Venise » de Shakespeare. Ce n'est sans doute pas un hasard si c'est ce personnage secondaire pour qui « un bon gag n'est jamais à dédaigner » qui finalement prend en charge le moment le plus émouvant du film. Ce personnage, double du réalisateur, incarne parfaitement l'idée d'une compatibilité possible entre le rire et la tragédie, qui lui tiennent toutes les deux à cœur. Cette scène nous permet de mesurer l'évolution des comédiens cabots au cours du film : ils finissent par apprendre à s'effacer pour se mettre au service de la scène à jouer. La réalité leur donne une leçon de théâtre... 6/20 B. L'art salvateur … et le théâtre les sauve de ce contexte dramatique. Car au-delà du rire, c'est l'art tout entier qui devient une arme de résistance et un instrument de réflexion face à l'ennemi nazi. Un film plus récent reprend à sa manière - plus musclée et directe - cette idée, il s'agit d'« Inglorious Basterds » de Quentin Tarantino. Le film se situe encore différemment par rapport à l'Histoire puisqu'il s'agit d'une uchronie : Tarantino réécrit l'Histoire et fait tuer Hitler par un de ses personnages. Le lieu où Hitler meurt n'est pas anodin puisqu'il s'agit d'un cinéma. Plus largement, Tarantino désigne tout au long du film le cinéma comme une arme de guerre en multipliant les références cinématographiques. Ainsi, cite-t-il « Le Dictateur » de Chaplin mais aussi « To Be or Not to Be », notamment à la fin du film, au moment où est organisée l'avant-première d'un film nazi dans un cinéma dont la propriétaire, une jeune femme juive ayant changé d'identité, est bien déterminée à venger sa famille, tuée par les nazis. Elle n'est pas la seule à vouloir se venger. Un certain Aldo Raine (Brad Pitt) est lui aussi déterminé à tuer Hitler. Il se rend à cette avant-première en compagnie de quelques membres de son commando. Ils ont l'intention de se faire passer pour des techniciens de cinéma italiens qui accompagnent une actrice allemande, également espionne, qui a pu leur obtenir des places. L'actrice en question (Diane Kruger) ressemble beaucoup à Carole Lombard et la situation de double jeu dans laquelle les personnages se trouvent évoque immanquablement « To Be or Not to Be ». EXTRAIT 6, Inglorious Basterds de Quentin Tarantino, 2009 (fin du chap.20, de 1h40min18s à 1h45min25s). Chez Tarantino aussi, les mots peuvent être de véritables pièges. Cela passe par ici le jeu instauré par le cinéaste autour des différentes langues parlées par les personnages. Chaque passage d'une langue à une autre permet de passer d'un niveau de représentation à un autre (comme le passage d'une scène à une autre chez Lubitsch). Dans cet extrait-là, le mauvais italien des mauvais acteurs que sont Aldo Raine et ses hommes confirme le colonel nazi Hans Landa dans ses soupçons. Si ce personnage excelle dans l'art sadique de l'interrogatoire et du double jeu, c'est en grande partie parce qu'il parle parfaitement plusieurs langues et aussi parce qu'il est un observateur redoutable. 7/20 « L'Exercice de l'Etat » de Pierre Schoeller Présentation de Pierre Schoeller : « L'Exercice de L'Etat » est le deuxième long métrage de Pierre Schoeller, qui avant de réaliser des films pour le cinéma, a écrit des scénarios de téléfilms qui portent pour la plupart sur des sujets d'actualité ou des questions politiques. Récemment, il a tourné pour Canal plus la série « Les Anonymes », sur l'assassinant du préfet Claude Erignac. Son travail témoigne d'un souci de parler de sujets politiques contemporains, chose plutôt rare dans le cinéma français qui met peu en scène des figures d'hommes politiques, malgré quelques exceptions récentes (« La Conquête » de Xavier Durringer, « Quai d'Orsay » de Bertrand Tavernier). Le cinéma anglo-saxon s'empare beaucoup plus facilement de ce type de sujet. Le premier long métrage de Pierre Schoeller, « Versailles » (l'un des derniers films de Guillaume Depardieu) s'écarte un peu de ses thèmes de prédilection mais pas complètement puisque le film garde une dimension politique à travers son personnage principal, un marginal vivant dans les bois. Mais le film tend vers le conte (via le personnage d'un petit garçon recueilli par le vagabond) et s'inscrit dans un registre un peu hybride. Ce mélange des genres est également présent dans « L'Exercice de l'Etat » qui évoque au moins deux genres cinématographiques - le thriller politique et le cinéma fantastique -, si ce n'est trois puisque le film revêt aussi une dimension quasiment documentaire sur la réalité du quotidien d'un ministre. Produit par les frères Dardenne, le film a pour interprète principal Olivier Gourmet, l'acteur fétiche des deux cinéastes belges. I. POUVOIR DE REPRÉSENTATION A. Le titre Il pourra être précieux de distribuer avant la séance quelques pistes de réflexion et questions qui pourront aider les élèves à s'interroger sur les partis pris de mise en scène et les aider à mieux les comprendre. Parmi elles, le titre du film sur lequel les élèves seront amenés à réfléchir. Pourquoi le film s'intitule-t-il « L'Exercice de l'Etat » et non « L'Exercice du pouvoir ? » Pourquoi la notion de pouvoir est-elle évincée du titre ? Comment sont représentés ces deux mots – l'exercice et l'Etat – dans le film ? Pierre Schoeller nous invite tout au long du film à nous interroger sur le réel pouvoir de Bertrand Saint-Jean en tant que ministre des transports. Que fait-il concrètement ? Quelle prise a-t-il sur la réalité ? Josepha, la femme du nouveau chauffeur du ministre, Martin Kuypers, déclare à Saint-Jean : « Vous ne connaissez rien de la réalité, en tout cas pas de la mienne. Vous brassez du vent, vous n'avez rien dans les mains à part votre petite ambition. Alors vous occupez l'espace, la radio. Et je te vends une petite réforme hospitalière... ». L'action de Bertrand Saint-Jean semble entièrement tournée vers la communication et donc se développer sur une sphère plus virtuelle que réelle, qui se limite à des enjeux gouvernementaux et ministériels internes. Même quand Bertrand SaintJean fait engager Kuypers, on a le sentiment que c'est davantage par souci de communication sur l'aide aux chômeurs en cours, que par désir réel de solidarité, qu'il l'accepte comme chauffeur. Pierre Schoeller transforme ainsi la formulation première « l'exercice du pouvoir » pour mettre en évidence l'absence de pouvoir du personnage principal et par extension d'autres hommes politiques, tels que Woessner qui accepte de devenir directeur de l'entreprise ferroviaire Vinci car il pense qu'il n'a pas de réel pouvoir (« c'est quoi du pouvoir sans puissance d'agir ? » dit-il à Gilles). Le mot « Etat » induit quelque chose de plus figé, de plus abstrait aussi que le pouvoir. Il s'oppose au mot « exercice » qui induit le mouvement. Cette association des deux mots peut ainsi renvoyer à l'idée d'un mouvement dans le vide. Par ailleurs, le titre évoque aussi une forme de jeu presque enfantin : comme s'il s'agissait de s'exercer dans le sens d'essayer, de « jouer », comme si tout cela n'était pas sérieux et comme si les personnages concernés n'étaient pas compétents. On 8/20 peut voir aussi dans le titre un lien avec le travail du comédien : à la fois l'acteur et le personnage de fiction qui l'un comme l'autre sont amenés à passer par des états très différents en l'espace d'une seconde. De quoi soulever aussi à travers cette autre lecture, la question de l'identité dont les contours semblent être floutés dans l'exercice de la fonction ministérielle. B. La scène médiatique et ses coulisses Les élèves seront invités au cour de la projection à repérer les éléments du film touchant à la représentation du monde politique qui leur sont familiers. Ils pourront ainsi identifier des mises en scène médiatiques bien connues mais aussi percevoir la manière dont la mise en scène s'en démarque pour nous montrer les coulisses de cette représentation. Que voit-on que l'on n'a pas l'habitude de voir ? Qu'est-ce que cela nous raconte du monde politique ? Cette distance révèle-telle un regard critique, un jugement ? Les élèves pourront également s'interroger sur ce qu'ils ne comprennent pas. Pourquoi tout n'est pas immédiatement compréhensible, notamment concernant la fonction de certains personnages ? Pourquoi ça va aussi vite ? Quelle place le film donne-t-il au spectateur ? La séquence du passage à la radio de Bertrand Saint-Jean apporte plusieurs éléments de réponse. EXTRAIT 1 : passage à la radio de Bertrand Saint-Jean de 12min12 (vomissements) à 17min46s (« ce n'est pas un débat, c'est une brève de comptoir »). - En représentation : Cet extrait nous montre une scène médiatique et politique qui nous est familière : un entretien radiophonique où chacun joue son rôle. Avant même que Bertrand Saint-Jean réponde à la première question qui lui est posée, on a déjà pu déjà lire trois expressions sur son visage : on le voit d'abord regarder autour de lui et sourire aux gens dans le studio, comme si il était une star. Puis au moment où Marc-Olivier Fogiel le salut, on lit sur son visage une expression polie et lisse et enfin quand le journaliste lui pose une première question sur l'accident d'autocar qui vient d'avoir lieu, Saint-Jean affiche un air particulièrement grave. Dans la scène qui précède cet entretien, on le voit se mettre de la glace sur son visage après avoir vomi sur le bord de la route, comme pour figer son expression et gommer de son visage toute émotion violente. On le voit déjà faire ce geste dès le début du film, juste avant qu'il quitte son appartement pour rejoindre le lieu de l'accident. Ce début de séquence met clairement en évidence le lien entre l'homme politique et l'acteur : une fois entré sur la scène médiatique, il joue un rôle. Cette compartimentation-là signale une forme de fausseté qui ne témoigne pas pour autant de l'absence de sincérité du personnage : quand Saint-Jean déclare qu'il est profondément attristé par l'accident, il semble penser ce qu'il dit. On relève juste que son visage, mais aussi son langage ne sont pas les mêmes lorsqu'il passe d'un niveau de représentation à un autre. - Différents niveaux de langage : Ainsi, lorsqu'il quitte Europe 1 après avoir entendu Peralta faire une déclaration contraire à la sienne, on note que les événements sont reformulés d'une manière plus violente. Saint-Jean déclare : « Peralta, il va pleurer sa mère ». Phrase qui est sur le champ reformulée par Gilles, son secrétaire de cabinet, qui traduit par : « Vous voulez un démenti de Matignon ? ». A la violence succède le jargon du haut fonctionnaire qui reformule les choses sur un mode aseptisé, clinique. - La parole comme terrain d'action : Cette description de ce qui se passe dans les coulisses de la scène médiatique nous permet aussi de voir la place centrale des mots dans le « jeu politique ». En effet, au début de l'entretien, Bertrand Saint-Jean semble suivre la feuille de route établie avec sa chargée de communication, Pauline, tel un parfait pantin : ses réponses suscitent l'approbation silencieuse de celle-ci, en coulisses, et des membres de son cabinet, devant leur télé. Leur réaction n'est pas la même quand le journaliste insistant oblige Saint-Jean à se positionner, à s'avancer sur la question de la privatisation des gares. Un mot de trop et, comme dans « To Be or Not to Be », tout peut basculer. Son positionnement en défaveur de la privatisation des 9/20 gares le fait sortir du cadre établi et lui fait prendre des risques notamment par rapport à sa carrière. Ce sera la parole de Peralta contre la sienne. La parole devient le principal terrain d'action du film, ce qui se traduit en terme de mise en scène par des dialogues associés à un mouvement presque permanent (marche, trajets en voiture) qui donne le vertige. A travers elle, se met en place un certain rapport au temps et à la vitesse : seul semble compter le temps de la parole. Une parole qui va plus vite que la musique et semble témoigner d'une autre réalité, d'un monde presque virtuel. - Une course de vitesse : A travers cette séquence, on mesure que l'action politique est une course de vitesse qui passe essentiellement par les mots et se joue sur un champ purement politico-médiatique. Le choix du ministère des transports n'est évidemment pas anodin, il renforce cette idée de course, qui est une course contre la montre et contre les mots, qui peut aussi provoquer des accidents : accidents politiques (collision entre Saint-Jean et Peralta) et accidents d'autocar ou de voiture, au début et à la fin du film. Yan, un des conseiller de Saint-Jean, incarne parfaitement aussi cette idée de course à travers ses déplacements (la première fois qu'on le voit, il traverse une pièce en courant), mais aussi parce qu'on lui demande de réfléchir et d'écrire vite. Il a même parfois une longueur d'avance : lorsqu'il rencontre Kuypers dans un café, il lui dit ce qu'il sait de lui alors qu'il le rencontre pour la première fois. Cette idée de course passe aussi par l'utilisation qui est faite des différents outils de communication : le téléphone, les textos, etc. Il y a le temps de la communication médiatique, ultra rapide, mais il y aussi le temps en coulisses de l'anticipation et de la préparation de la communication, qui semble aller encore plus vite encore, car il faut sans cesse prendre les devants, anticiper la moindre réaction. - Autre exemple de regard distancé posé sur le monde politique EXTRAIT 2, 1974, Une partie de campagne de Raymond Depardon (1974). Il s'agit d'un film documentaire commandé par Valérie Giscard d'Estaing à Raymond Depardon au moment de sa campagne présidentielle en 1974. VGE interdit pendant plusieurs années la sortie du film qui donne une image de lui pas aussi flatteuse qu'il aurait souhaité. Dans l'extrait choisi, on le découvre d'abord à travers le regard d'une femme visiblement éblouie par lui comme s'il était une star de cinéma. Puis on le découvre dans un salon, lors d'un dîner en compagnie, entre autres de Michel Poniatiwski, son directeur de campagne. Les convives, réunis autour d'un repas, attendent la diffusion à la télévision d'un message électoral de VGE. Quand celui-ci arrive, Depardon réunit dans un même cadre les visages, concentrés sur le poste de télévision, et les allers et venus de la domestique qui sert le repas. Cet ouverture du cadre à ce qui se passe en périphérie de la scène nous donne à mesurer un contraste, voir un écart entre les propos de VGE qui se dit particulièrement sensible au quotidien des français et son attitude auto-centrée : concrètement, son premier objet d'attention apparaît être lui-même. Les commentaires positifs abondent après son allocutions télévisuelles et tout le monde le félicite pour sa prestation, comme si encore une fois il était un acteur en représentation. Un acteur politique visiblement coupé d'une certaine réalité dont il se dit proche. C. Le P.R. Puisque le film ne se concentre pas, contrairement à beaucoup de films sur la politique, sur la figure du Président de la République, on pourra s'interroger sur la place qu'il occupe dans le film et sur la manière dont il est représenté. Avant d'être montré à l'image, le Président est nommé d'une manière déroutante pour le spectateur puisque les membres du gouvernement l'appellent le P.R. et que l'on entend inévitablement à la place le mot « père ». Lorsqu'il apparaît pour la première fois, le PR n'est pas particulièrement mis en valeur par la mise en scène. On le distingue à peine de ses conseillers lors d'une réunion : tous sont rassemblés dans un même cadre. Seul élément soulignant une hiérarchie : le PR est assis seul sur un canapé alors que les autres personnages sont assis sur un fauteuil. Le PR apparaît comme un personnage mou, effacé, qui ne semble pas s'intéresser à la discussion en cours sur la nomination du futur 10/20 président de Vinci. Plusieurs noms sont proposés par les conseillers dont celui de Woessner, qui est immédiatement balayé par l'un d'entre eux qui le juge trop mou. Personne n'insiste. Certains paraissent peu concentrés : le premier ministre et le PR ont le nez sur leurs téléphones portables, ce qui donne à la scène une dimension comique. C'est sur un mode inattendu que le PR impose finalement son autorité, en tranchant à la surprise générale pour Woessner, comme s'il n'avait pas du tout pris en compte la discussion qui venait d'avoir lieu, ou qu'au contraire, comme si il s'était mis en tête de prendre le contrepied de ce qui s'était dit, pour imposer gratuitement son pouvoir. Il assied son autorité de manière sournoise car imprévisible, chose qui se confirmera à travers certaines décisions qui marqueront la carrière de Bertrand Saint-Jean. II. UNE IDENTITÉ FLOUE Qui est Bertrand Saint-Jean ? Quelle image nous est donnée de cet homme et de la fonction qu'il occupe ? Les élèves pourront décrire ce personnage en relevant les éléments qui le rendent sympathique et ceux qui le rende antipathique. At- il des idéaux politiques ? Est-il cynique ou sincère, un homme fidèle ou un traitre ? Quelle rapport entretient-il avec son entourage et avec le monde extérieur ? Pour mieux comprendre Saint-Jean et la dimension tragique de sa trajectoire, notre intérêt se portera d'abord sur les deux principaux « hommes de l'ombre » qui l'accompagnent dans son quotidien : à savoir Gilles et Martin Kuypers. A . L'ombre qui soutient la lumière - Pouvoir et dépendances « Parfois c'est l'ombre qui soutient la lumière », cette phrase prononcée par Saint-Jean lors de son interview à la radio pourrait très bien s'appliquer à lui. Comme on a pu déjà le voir, il occupe sa fonction de ministre entouré des membres de son cabinet qui écrivent et lui soufflent tout ce qu'il va dire, à commencer par sa chargée de communication Pauline, qui rédige ses interventions publiques. Dans les coulisses, deux hommes occupent une place très importante et apparaîtront comme des figures révélatrices de la personnalité et du parcours de Bertrand Saint-Jean : son secrétaire de cabinet, Gilles, et son nouveau chauffeur, Martin Kuypers. Ce sont ces deux personnages qui nourrissent la dimension tragique du film. Ces deux hommes sont à la fois très différents et très proches. Chacun à leur manière incarne une forme de sacrifice inhérent au parcours du ministre. Pour que la carrière de Saint-Jean puisse se poursuivre, celui-ci doit renoncer à Gilles, mis hors du jeu et de la course politique qui aspire Saint-Jean parce qu'il ne veut pas renoncer à ses idéaux. C'est d'une manière beaucoup plus violente et horrible encore que Martin Kuypers devient la victime de ce mouvement politique vertigineux et dangereux suivi par le ministre. L'accident qui provoque sa mort est lié au choix de Saint-Jean de gagner du temps en prenant un couloir d'autoroute encore en travaux. Ces deux personnages discrets nous révèlent ainsi le caractère cruel mais aussi dangereux de cette addiction de SaintJean au pouvoir. Car il s'agit bien ici d'une drogue, on le constate notamment lorsque Saint-Jean dit à sa femme qu'il arrêtera bientôt. Ses propos résonne comme une promesse de décrocher de cette drogue qu'est le pouvoir. Son rapport à l'alcool (« je ne suis pas un buveur d'eau ») peut être interprété comme un détail révélateur de son addiction. - Gilles : Le personnage de Gilles, le secrétaire de cabinet, apparaît comme un point de repère pour le ministre. La manière dont il est mis en scène met en évidence le caractère immuable de ce serviteur de l'Etat, figé dans sa position de haut fonctionnaire. 11/20 EXTRAIT 3, Scène après l'accident d'autocar, de 9min 30s à 11min48s. Contrairement à Saint-Jean, Gilles apparaît rarement en mouvement à l'image. La mise en scène met en évidence le caractère immobile, immuable du personnage en le filmant bien souvent derrière son bureau, comme c'est le cas dans cette scène. Le resserrement du cadre sur lui met en évidence une certaine solennité et gravité dans l'exercice de sa fonction. Si Saint-Jean est bien souvent filmé en déplacement, Gilles apparaît comme un « homme d'intérieur », rivé à son bureau et à sa fonction. Même quand il est montré chez lui, dans un cadre privé, il apparaît toujours rattaché à sa fonction de secrétaire de cabinet, obsédé par ses idéaux politiques, comme s'il n'avait pas de vie privée, pas d'autres centres d'intérêt. Il se démarque aussi de Saint-Jean en ne montrant pas ses émotions et en refusant de situer sa relation avec lui sur un plan amical, sans doute par conscience de la perversion du jeu politique qui induit d'inévitables trahisons. Ainsi, quand Saint-Jean lui demandera son soutient au moment de la privatisation des gares en le tutoyant, Gilles continuera à le vouvoyer et refusera de s'impliquer plus personnellement auprès de lui en se positionnant en tant qu'ami. Son refus d'exprimer ses émotions passe par un certain rapport aux mots et à l'écrit. En témoigne sa traduction permanente des propos du ministre sur un mode neutre (un jargon de haut fonctionnaire) : dans son bureau, sous sa plume, les victimes de l'accident d'autocar deviennent une liste de noms, des identités avalés, classés par la machine étatique. Mais tout aussi rentrée soit-elle, l'émotion de ce personnage et son attachement à Saint-Jean, proche de la dévotion, transparaissent en creux à travers le jeu subtil de Michel Blanc et certains détails comme cette scène où Gilles se met subitement à courir derrière la voiture du ministre pour lui donner un dossier qu'il a oublié de lui remettre. Ce mouvement, alors que Gilles apparaît toujours immobile, témoigne de l'attachement viscéral qu'il a pour l'exercice de sa fonction mais aussi de sa difficulté voire de son impossibilité à suivre un mouvement politique, une nouvelle génération qui le dépasse. Sa constance contraste avec une pratique plus changeante, plus indécise de la politique. Une pratique à laquelle cet homme d'une autre génération, qui fait figure de dinosaure (comme le dit Woessner), ne peut adhérer et qu'il ne peut suivre comme la fin du film en témoigne. - Martin Kuypers : EXTRAIT 4, naissance du bébé du chauffeur - photo du groupe des chômeurs - essais de conduite de Kuypers (de 26min54s à 28min46s). Comme Gilles, Kuypers est un homme effacé et dévoué. Mais contrairement à lui, il n'est pas protégé par le cadre feutré d'un bureau mais est exposé à une réalité plus dangereuse. Cela est d'emblée annoncé par cette scène qui suit son embauche, où il le voit faire des essais de conduite le visage couvert par une cagoule noire (cagoule qui fait écho aux personnages en noir du rêve). Cette scène préfigure l'accident à venir et met d'emblée en évidence la menace qui plane sur ce personnage. Elle résume aussi parfaitement la trajectoire de Saint-Jean tout au long du film et son rapport au temps. L'idée de sacrifice est ici doublement présente à travers ces images du bébé du chauffeur officiel de Saint-Jean. En effet, la manière dont est porté le nouveau né et la musique qui accompagne ces plans renvoient à une image d'agneau sacrifié. Cette impression se prolonge à travers la courte scène qui suit où l'on voit les chômeurs bénéficiant du plan solidarité emploi photographiés devant l'Elysée. L'agressivité des photographes à leur égard donne l'impression là aussi qu'ils sont des cibles, des victimes innocentes et impuissantes, pris dans les filets d'un destin qui leur échappe. B . Un homme dans tous ses états Il est difficile de cerner Bertrand Saint-Jean, dont l'identité semble floue, comme lui fait remarquer sa chargée de communication. C'est un personnage qui semble avoir des convictions (son refus de la privatisation), une sorte de chevalier Saint-Jean, mais qui capitulera sous la pression du premier ministre. Pauline lui reproche de mettre « trop de fond » mais, par ailleurs, on sent que son désir de rester dans la course pèse également fortement sur ses choix. Convictions et ambition ne font pas toujours bon ménage. 12/20 - Saint-Jean et ses costumes : On peut saisir les différentes facettes de la personnalité du ministre et les états qu'il traverse à travers la façon dont il porte son costume. - Le personnage apparaît pour la première fois à l'image en pyjama, puis on le voit s'habiller devant son miroir, tel un acteur revêtant un costume de scène. On passe ainsi du personnage saisi dans son intimité (renforcée par le rêve qui précède) à l'homme politique en s'interrogeant sur ce qui reste de cette intimité dévoilée dans sa vie publique. - Lorsqu'il arrive sur le lieu de l'accident d'autocar, Saint-Jean échange sa cravate avec celle du préfet car la couleur de sa cravate est trop criarde : les couleurs qu'il porte doivent être en accord avec l'événement. Etre ministre, ce n'est pas seulement choisir les bons mots, c'est savoir aussi porter un costume de circonstance. C'est l'image qu'il renvoie qui passe avant tout. - Une scène met particulièrement en évidence son attachement à son costume de ministre : lorsqu'il est chahuté par des manifestants qui arrêtent sa voiture, l'un d'eux le bouscule, il s'écrie alors : « Ah non, pas le costume », comme si ses habits de ministre étaient sacrés et que son apparence, son image, faisait sa fonction. - Ce n'est pas le seul moment où son image est menacée, à travers son costume : le matin de l'anniversaire de sa femme, celle-ci le retient au lit et lui déchire sa chemise. Ce geste et sa conséquence, étonnante et disproportionnée, évoque le rêve du début et la dévoration qu'il met en scène. Le rappel à une intimité apparaît là aussi comme une menace pour le personnage. La scène, par son étrangeté, peut être perçue comme un rêve. - Lorsqu'il s'arrête en bord de route pour vomir, après avoir découvert les victimes de l'accident d'autocar, il dénoue sa cravate comme si celle-ci l'étouffait, et donc comme si sa fonction l'étouffait. - Lorsque Bertrand Saint-Jean passe la soirée chez Kuypers, il finit par tomber la chemise : totalement ivre, il décide de faire couler du béton, torse nu, pour aider son chauffeur à avancer dans ses travaux. Cette mise à nue du personnage met en évidence non seulement son désir sincère d'aider des gens dans le besoin – Saint-Jean n'est pas un cynique – mais illustre aussi le fait que pour mettre la main à la patte et se rendre réellement utile il n'a pas besoin de son costume de ministre et doit même s'en débarrasser. - Lors d'une réunion avec les membres de son cabinet, on le voit s'habiller devant eux, comme s'il n'y avait plus de cloison entre sa vie privée et sa vie professionnelle. - Suite à son accident, Saint-Jean avance sur la route. Cette fois-ci, son costume, taché de sang, n'a pas été épargné. Lorsqu'on le retrouve à l'hôpital, il porte un vêtement blanc de malade, comme s'il faisait peau neuve. De quoi s'interroger alors sur l'impact possible de cet événement dramatique sur sa manière d'envisager la politique. - Faiblesses, refoulement et obscénité Ces variations autour du costume de Saint-Jean révèlent autant son attachement à sa fonction que les débordements, craquements et ruptures liés à ses changements d'états. A travers elles, se devinent la tension et la menace inhérente à sa vie ministérielle qui semble induire un rapport presque surnaturel aux autres, à l'espace et au temps, comme s'il vivait dans une sphère virtuelle, une quatrième dimension. A plusieurs reprises, le corps du ministre traduit des états de faiblesse, comme s'il exprimait ses limites ou son rejet face à certaines situations : ainsi, juste après un point fait dans son cabinet sur les victimes de l'accident, il avale de travers un biscuit, comme si son corps réagissait à ce drame. Mais ce genre de faiblesse fait l'objet de peu de considération et est souvent prise à la légère comme s'il était interdit de s'arrêter sur les sentiments des uns et des autres. De ce refoulement découle une forme d'obscénité : une rigolade générale sur la « fausse route » du ministre des transports. Autre exemple de cette obscénité : lorsque Pauline dit à Saint-Jean que l'accident d'autocar a fait treize victimes, celui-ci répond, « treize, les Bouches-du-Rhône ». 13/20 III. LE MÂLE DES TRANSPORTS Une menace est palpable dès le début du film et met d'emblée le personnage sous tension. De quelle nature est-elle ? Que nous raconte-t-elle des enjeux du film ? A. Cet obscur objet du désir Le rythme soutenu du film contribue à plonger les personnages et certaines situations dans le flou et à créer un état d'urgence et d'inquiétude qui renvoie tout autant au genre du thriller qu'au cinéma fantastique. Ce mystère et cette inquiétude sont palpables dès la scène de rêve qui ouvre le film et résonne comme une invitation à rentrer dans les coulisses de l'Etat par une voie énigmatique et intime, celle dessinée par l'inconscient du personnage principal et par son désir. EXTRAIT 5, le rêve, scène d'ouverture, de 10 s à 1min46s. Comment relier la scène de rêve au reste du film ? Quel sont les éléments du rêve que l'on retrouve par la suite au cours du film ? Le rêve de Saint-Jean pose d'abord un décor, très théâtral (les rideaux rouges) qui sera celui d'une partie du film et qui fait apparaître l'Etat comme un lieu d'abord vide, une scène qui préexiste à tout, puis comme un lieu de rituels, de protocoles occupé par des serviteurs de l'ombre (inspirés du théâtre de marionnettes japonais bunraku). Plusieurs personnages évoquent ces serviteurs dans le film, à commencer par le chauffeur Martin Kuypers (qui porte une cagoule noire au moment des tests de conduite qu'on lui fait passer) et Gilles. La mise en scène attirera brièvement mais fortement notre attention sur d'autres serviteurs de l'ombre : par exemple Kenza, la secrétaire de Gilles, dont le présence discrète, bien souvent en bord de cadre, met en évidence le caractère aussi indispensable qu'effacé de ce personnage. Le face-à-face entre la femme nue et le crocodile laisse penser que le film traitera de la question du pouvoir et du sexe, c'est plus largement à la question du désir de dévoration et de son ambivalence que ce tableau érotique et inquiétant nous renvoie. Car, contrairement à ce que l'on pouvait imaginer, ce n'est pas le crocodile qui se jette sur sa proie pour la manger, mais la femme qui entre délibérément dans la gueule grande ouverte de la bête. La dévoration est donc désirée par la proie. Plusieurs situations nous renvoient à cette scène. Qui mange qui ? Qui aura la peau de qui ? Ces questions traversent sans cesse le film, notamment à travers le conflit qui oppose Saint-Jean et Peralta. Le plan final sur Gilles disparaissant au bout d'un couloir, s'effaçant derrière Bertrand Saint-Jean, qui s'impose à sa place dans le cadre, comme s'il en chassait son ami, évoque lui aussi ce moment du rêve. Le ministre des transports apparaît autant comme une victime consentante que celui qui engloutit les autres, même involontairement. L'image du cadavre de Martin Kuypers, dont une jambe a été arrachée, renvoie elle aussi à l'idée de dévoration : sa jambe arrachée semble avoir été dévorée par une bête sauvage. La suite du film confirme cette interprétation, puisqu'au moment où l'on retrouve Saint-Jean à l'hôpital, un gros plan est fait sur son œil qui s'ouvre et fait écho au gros plan sur l'œil du crocodile. A la fin du rêve, on entend une alarme de voiture. Ce son fera la transition entre le rêve et la réalité puisque cette alarme retentit dans la rue de Saint-Jean au moment où il se réveille. Il prolonge ainsi cette impression d'inquiétude, de menace donnée par le rêve dans la réalité et nous présente le personnage de Bertrand Saint-Jean dans un état à la fois de désir et d'alerte. B. Etat d'urgence EXTRAIT 6 : annonce de l'accident d'autocar, de 1min46s → 3min35s. La vitesse et l'urgence dominent le film qui s'apparente bien souvent par son rythme et sa tension à un véritable thriller. En témoigne la scène qui suit le rêve et nous montre comment l'information concernant l'accident d'autocar circule d'un plan 14/20 à un autre et arrache les personnages à leur intimité pour les propulser dans une autre dimension temporelle et spatiale : tout va très vite et les personnages, sans cesse au téléphone, semblent toujours être ici et déjà ailleurs, aspiré dans une autre dimension. Là encore, le son sert d'élément de raccord entre les plans, il met en évidence la rapidité avec laquelle circule l'information mais aussi certains troubles dans la communication. La musique techno couvre le bruit du téléphone mais elle semble aussi impulser une dynamique forte et rythmer les mouvements de Yan. Elle dissone avec la situation dramatique tout autant quelle raccorde avec une certaine montée d'adrénaline : un sourire se lit sur les lèvres du jeune conseiller de Saint-Jean après qu'il ait appris la terrible nouvelle de l'accident. C. Collisions fantastiques et horrifiques Saint-Jean est sans cesse en déplacement mais il ne semble pas pour autant aller à la rencontre du monde extérieur et encore moins avoir une quelconque prise sur la réalité. Ses expériences sur le terrain témoignent plutôt d'une forme de déconnexion et semblent nous entraîner dans un univers inquiétant, proche du fantastique. En témoignent les images des corps ensanglantés quand il arrive sur les lieux de l'accident d'autocar : ces visions cauchemardesques semblent tout droit sorties d'un film d'horreur fantastique. Idem quand la voiture de Saint-Jean est stoppée par des manifestants sur la route : la neige qui tombe crée autour des personnages une lumière un peu irréelle et les mots que les grévistes écrivent sur la vitre de la voiture ressemblent à des taches de sang. Les sorties de Saint-Jean, ses rencontres avec l'extérieur, appellent un imaginaire fantastique et horrifique et semblent dangereuses pour le ministre. La scène de l'accident de voiture va au bout de cette idée et devient le moment d'un retour à la réalité aussi violent que surnaturel : le couloir d'autoroute désert traversé par la voiture du ministre évoque un univers post-apocalytique (type « La Route » de Cormac McCarthy). La découverte du cadavre de Kuypers puis l'avancée de Saint-Jean effondré et hébété sur la route sont des images fortes qui semblent sortir d'un film de genre et rappellent certains films de zombies. Le ministre apparaît alors comme un survivant, ce qu'il sera en partie puisqu'il survit non seulement à cet accident mais aussi à l'affront de Peralta. A un malheureux hasard succède un heureux hasard : bien malgré lui, parce qu'il est nommé à un autre ministère, il tiendra parole et ne sera pas le ministre de la privatisation. 15/20 « Daratt, saison sèche » de Mahamat-Saleh Haroun (2006) Présentation de Mahamat-Saleh Haroun : « Daratt » est le troisième long métrage de ce cinéaste tchadien et sa deuxième fiction. Comme dans « Abouna », son film précédent, et « Un homme qui crie », son film suivant, « Daratt » s'interroge sur la place des pères et l'héritage qu'ils laissent à leurs enfants : qu'est-ce que les pères, qu'ils soient absents ou présents, transmettent à leurs fils ? Dans « Abouna », deux enfants sont abandonnés par leur père qui quitte son foyer pour partir à l'étranger. Leur mère, qui perd progressivement la raison, les place dans un orphelinat. Lorsqu'ils vont au cinéma, ils croient voir leur père sur l'écran, à la place de l'acteur du film. Dans « Un Homme qui crie », le père est présent mais s'inscrit dans un rapport de rivalité avec son fils. L'homme âgé d'une soixantaine d'années est renvoyé de l'hôtel de luxe où il travaille parce qu'il est trop vieux. Il est remplacé par son fils. Pour se venger, le père envoie son garçon à la guerre. « Daratt » articule les problématiques de ces deux films puisqu'il y est question de l'absence d'un père et de vengeance. Plutôt que de donner lieu à un règlement de compte, cette absence de la figure du père entraîne la recherche inconsciente d'un père de substitution pour Atim à travers le personnage de Nassara. A l'origine du film, il y a un événement dramatique dont le cinéaste a été témoin. Alors qu'il visitait des amis dans un village tchadien, il a entendu des coups de feu. Il s'agissait d'un jeune garçon venu venger son père mort durant la guerre civile. Les vendettas liées à la guerre civile sont nombreuses au Tchad. Ce sont bien souvent les ancêtres, les grand-pères, qui sont à l'origine de ces actes de violence, puisque comme on le voit dans « Daratt », ils ordonnent à leurs petit-fils de venger la mort de leurs fils. « Daratt, saison sèche » est-il un film de vengeance ? Comment se positionne-t-il par rapport à ce genre cinématographique ? Nous verrons comme le film compose avec cette thématique et joue avec certains de ses codes cinématographiques pour mieux finalement s'en détacher. I. INCARNER UNE IDÉE FIXE A l'origine de la vengeance d'Atim, il y a la voix de son grand-père qui ordonne à son petit-fils de tuer le meurtrier de son père. Afin de mesurer l'importance de la place occupée par l'ancêtre, nous reviendrons sur la scène d'ouverture du film et la manière dont le vieil aveugle impose son autorité à l'image. Comment cette scène pose-t-elle les enjeux du film ? Comment Atim se positionne-t-il par rapport à la voix autoritaire de son grand-père ? A. Une voix toute-puissante EXTRAIT 1, scène d'ouverture, du début jusqu'à 5min. Le premier plan du film, dans lequel on voit apparaître le grand-père d'Atim révèle une composition très épurée où la maison du vieil homme, couleur sable, se confond avec le désert. Sa silhouette qui se détache du décor et sa voix semblent sortir directement du paysage, de ce décor originel et ancestral, et prend d'emblée une dimension mythique. La frontalité du plan tout comme la stature du vieux sage participent à ce hiératisme et contribuent à imposer cette présence comme une figure d'autorité. La portée qui est donnée à sa voix, lorsqu'il appelle Atim, confirme cette impression. Son appel retentit dans tout le village et le garçon l'entend alors qu'il était assez éloigné de la maison de son grand-père : il traverse plusieurs rues avant de le retrouver. C'est cette voix quasi divine et toute-puissante, qui fait naître Atim à l'image, qui guide ses pas. L'apparition de l'adolescent est révélatrice de l'ascendant de son grand-père sur lui. A cette premier voix se substitue une autre voix, celle de la radio. Elle aussi se caractérise par son pouvoir d'aimantation : les villageois se regroupent autour des postes et l'on perd de vue un court instant Atim pour observer leur attente de l'annonce radiophonique concernant les résultats de la commission « justice et vérité ». Si le grand-père est rattaché à une scène ancestrale, presque abstraite et coupée du monde, Atim est associé à un environnement plus actuel et réaliste : les rues du 16/20 villages, les déchets qui jonchent le sol, un âne qui braie. On constate également cette différence lorsque le garçon se retrouve assis dans la cour de son grand-père, à ses côtés : le vieil homme apparaît de profil, devant un mur nu. Impassible, il ressemble à une statue. Atim, dont le visage est nettement plus expressif, est cadré devant la porte de la maison, son ancrage dans le décor semble plus concret. Après l'annonce de l'amnistie générale des criminels de guerre, des explosions de violence retentissent hors-champ. Atim part voir ce qui se passe dans la rue et sort du cadre. Comme le grand-père, qui cherche son petit-fils dans la rue, nous ne voyons plus Atim, et nous ne pouvons pas le situer par rapport à cette violence qui explose. Notre impossibilité à le situer précisément sur cette scène de la violence et de la vengeance (quelle expression affiche son visage à ce moment-là ? Que fait-il ? Que voit-il ?) est importante car tout l'enjeu du film sera justement pour ce personnage de trouver sa place face à la violence et de se positionner par rapport à elle : devra-t-il être un acteur, comme beaucoup d'autres, de la vengeance et participer à cette spirale infernale ou prendra-t-il ses distances ? S'interroger sur sa place au milieu de ce chaos revient à s'interroger sur la manière dont il se positionnera physiquement et moralement, le moment du passage à l'acte venu, par rapport à l'ordre imposé par son grand-père. Dans un premier temps, il obéit docilement à son grand-père et ne conteste pas la mission qu'il lui confie. Pourtant lorsqu'il dirige son regard vers le ciel, après avoir reçu l'arme de son père des mains de son grand-père, celui-ci est chargé d'interrogation et d'inquiétude. La transmission de l'arme et donc de la violence se fait la nuit, moment qui sera associé tout au long du film à une forme de transgression morale : c'est la nuit qu'Atim volera des ampoules avec son nouvel ami. C'est aussi la nuit que Nassara se saoule et qu'Atim laisse exploser, à la fin du film, la violence qu'il a retenue. B. Se donner un genre La mission que le grand-père confie à son petit-fils impose au film un genre : celui du film de vengeance. Atim a donc un rôle à tenir, à jouer, comme un acteur. En s'appuyant sur deux extraits mettant en scène des personnages de vengeurs, on pourra se demander si l'adolescent correspond à ces représentations. Analyse de la séquence d'ouverture de « Que la bête meure » de Claude Chabrol (1969). Le tout début de ce drame de Claude Chabrol montre parfaitement comment naît une figure de vengeur au cinéma. Il s'agit avant tout d'un personnage marqué par un drame, ici la mort d'un petit garçon renversé par une voiture dont le conducteur prend la fuite. Cette marque indélébile qu'il porte - marque de sa douleur et de sa haine - est d'ordre temporel : pour le vengeur, le temps s'est arrêté au moment de l'accident, arrêt marqué ici par le silence de mort qui règne à la mort de l'enfant (les cloches ne sonnent plus). Le temps, son temps, est suspendu à ce drame. Cette cristallisation devient aussi celle d'une idée fixe - la vengeance - et apparaît ici à travers des éléments visuels : la tache de sang rouge, la silhouette du cadavre de l'enfant dessinée sur le sol, puis les mots écrits à l'encre rouge par le père de l'enfant dans son carnet. Ces marques du drame deviennent un scénario - « je vais tuer un homme » écrit-il - et fige le programme du film dans une ligne rouge fatale, un récit tragique : la vengeance. Le vengeur en est le scénariste, le metteur en scène et l'acteur principal. Au moment où il écrit ces lignes dans son carnet, le personnage joué par Michel Duchaussoy apparaît de profil, dans une voiture. Son expression figée, sa détermination, rappelle le personnage du grand-père dans « Daratt » : tous les deux ressemblent à une statue et donnent l'impression qu'ils sont en partie morts. Le vengeur n'aurait-il pas déjà un pied dans la tombe ? Car incarner une idée fixe, celle de la vengeance, c'est d'une certaine manière renoncer au mouvement que la vie appelle et enfermer son destin dans un acte définitif. On peut dès lors se demander si Atim affiche le même genre d'expression au cours du film en revenant notamment sur son regard, d'abord buté, fixé lui aussi, puis de plus en plus ouvert. Extrait d' « Impitoyable » (Unforgiven), de Clint Eastwood, Chap.26 de 1h38min40s à jusqu'à 1h48 « je ne suis pas comme toi ». 17/20 Dans ce western crépusculaire, Eastwood met en évidence deux manières de vivre la vengeance et le passage à l'acte. Tout au long du film, le personnage du Kid joue, et surjoue même, les durs, comme Atim au moment de son arrivée à N'Djamena. Mais au moment où il doit tuer un homme, sa main tremble, comme celle de l'adolescent tchadien. On peut très bien imaginer que si Atim passait à l'acte, comme le Kid finit par le faire, il serait aussi bouleversé que lui. Après avoir tué, le jeune cowboy s'effondre et réalise la portée de son acte. A côté de lui, le personnage interprété par Eastwood affiche une autre expression : il reste figé comme une statue. Sa silhouette se découpe devant un ciel gris et revêt ainsi une dimension mythique. Parce que dans son passé il a beaucoup tué, parce qu'il va être amené à venger par la suite la mort de son ami, ce vieux cowboy est tout autant une légende qu'un fantôme. Il incarne le vengeur type des westerns alors que le Kid incarne un tueur d'un nouveau genre qui mesure la dimension morale de son geste. Ces deux visages de la vengeance renvoie aux deux pistes ouvertes par le film : l'une tragique (la fixité et la mort) et l'autre humaine et morale (le mouvement). Comment Atim passe-t-il de l'une à l'autre ? Au début du film, son attitude évoque la figure du cowboy, notamment à son arrivée à N'Djamena, son regard buté et aveugle (il ne voit pas l'inscription interdit d'uriner) met en évidence sa détermination. Mais lorsque l'adolescent se retrouve face à son ennemi, il en est tout autrement. II. APPRENTISSAGE Pourquoi Atim ne passe-t-il pas à l'acte ? Qu'est-ce qui le détourne de sa mission ? Pour mieux saisir son évolution, on peut repérer les éléments qui dans le film nous renvoient à certains motifs du western, genre dans lequel les personnages de vengeurs, de justiciers abondent et genre auquel Mahamat-Saleh Haroun se réfère de nombreuses fois. Le cinéaste s'approprie le motif du duel, emblématique du genre, pour mieux le détourner de sa fonction première. A. Détournement d'un geste et d'un motif EXTRAIT 4, le premier face-à-face entre Atim et Nassara (chap.2, de 20min47s à 23min55s). Atim attend Nassara dans la rue, devant sa boulangerie. Il a déjà vu son ennemi mais n'a pas osé l'affronter, préférant le suivre dans la rue, jusqu'à la mosquée. Le duel ne peut pas véritablement se concrétiser pour plusieurs raisons. La mise en scène n'opte pas pour la frontalité attendue : Atim regarde sur le côté et non pas devant lui. Se dessine ainsi par son regard une première ligne de fuite. L'absence de Nassara et l'attente du garçon devant sa porte contribuent à suspendre le moment du duel. Le timing comme la mise en scène ne sont pas propices au face-à-face. Puis, lorsque Nassara arrive, d'autres obstacles surgissent qui détournent Atim de son intention première. S'interposent entre son ennemi et lui des enfants : le champ ne se vide pas immédiatement autour d'eux. Par ailleurs, Nassara n'a pas l'apparence d'un adversaire, il se présente comme un personnage généreux, bienfaisant. Lorsque le face-à-face peut enfin avoir lieu, ce n'est pas le garçon mais le boulanger qui dégaine le premier, substituant à l'arme, une baguette de pain. L'instrument de mort est remplacé par un symbole de vie. Ligne de fuite, désynchronisation et jeu de substitution nous détournent du motif du duel pour donner lieu à un début d'échange, certes silencieux, entre les deux personnages. Le défi lancé par Atim à Nassara lorsqu'il recrache un morceau du pain qui lui a été donné reste purement symbolique et totalement inoffensif. EXTRAIT 5, le deuxième faux duel (chap.3, de 27min02s à 29min27s). Le deuxième face-à-face entre Nassara et Atim se différencie du précédent en reprenant de manière plus marquée le motif du duel. Le vengeur apparaît plus déterminé que jamais, en témoigne son expression qui semble directement inspirée des personnages de cowboys. Par ailleurs, il est filmé de manière frontale et n'apparaît plus sur le côté du cadre. Un mouvement de caméra en direction de l'arme qu'il cache dans sa poche et tient fermement, confirme qu'il est prêt à passer à l'acte. Nassara entre en scène plus rapidement et l'espace autour d'eux se vide immédiatement à partir du 18/20 moment où les deux personnages se regardent. La tension se resserre en même temps que le cadre. Le face-à-face entre les deux hommes a bien lieu mais il se transforme vite en une étrange chorégraphie à la fois électrique et charnelle. Mahamat-Saleh Haroun avait interdit à ses deux acteurs de se parler pendant le tournage du film afin qu'au moment de l'enregistrement des scènes on ressente une forte tension entre les deux personnages. C'est à nouveau Nassara qui dégaine le premier : à l'arme se substitue non pas une baguette de pain, mais le micro du boulanger. L'arme est remplacée par la parole, et la rupture annoncée (le meurtre) par un nouvel échange entre les personnages. Dans les deux cas, c'est la vie qui prend le dessus. En témoigne la suite de la séquence : l'attention des deux personnages est détournée par l'arrivée de la camionnette de boulanger et, sans doute en réaction à cette concurrence, Nassara propose à Atim de travailler pour lui. L'apprenti vengeur accepte de devenir apprenti boulanger. La rue, lieu supposé de la violence, comme on a pu le voir au début du film, se transforme en lieu de partage et d'échange (la distribution, la boulangerie). Le film ne donne pas d'explication précise au non-passage à l'acte d'Atim mais l'on peut à travers ces deux scènes, imaginer que c'est en partie ce mouvement de vie qui détourne le garçon de son intention première. EXTRAIT 6, « Le Fils » des frères Dardenne (2002) : de 3min31s à 7min46s. Les enjeux soulevés par « Le Fils » des frères Dardenne sont très proches de ceux de « Daratt ». Les cinéastes belges interrogent aussi pleinement le sens moral d'un geste de vengeance à travers le personnage d'un professeur de menuiserie qui a pour nouvel élève l'assassin de son fils. Durant tout le film, il semble prêt à sauter sur l'apprenti pour le tuer, mais l'apprentissage prend le pas sur le désir de vengeance et l'aide à mesurer et à contrôler autant que son élève la portée de ses gestes. Le passage à l'acte se transforme là aussi en mouvement de vie. B. Un nouveau regard Plusieurs autres explications au non-passage à l'acte d'Atim peuvent être avancées. Parmi elles, la relation ambiguë que l'apprenti entretient avec son ennemi devenu son professeur. Tout en restant une figure dont Atim se méfie et qu'il semble haïr, Nassara devient une sorte de père de substitution pour le garçon. Il l'invite à détourner son geste vers quelque chose de constructif : par l'enseignement et le travail qu'il lui donne, il lui apprend à toucher, regarder et comprendre le monde autrement. Il lui dit notamment que pour faire du bon pain, il faut savoir aimer. Il fait occuper à l'adolescent une place (dans son guichet) où il peut observer le monde, mettre à distance sa violence et même devenir le spectateur amusé de scènes comiques du quotidien (la jeune femme qui fait tomber ses fruits). Cet apprentissage marche dans les deux sens : Nassara apprend aussi au contact d'Atim à être un autre homme, à sortir de la violence pour transmettre un savoir. Le jeune apprenti devient pour lui un fils de substitution au point qu'il émet le désir de l'adopter. Autres explications possibles au non-passage à l'acte d'Atim : - Le garçon sait ce que ça fait d'être visé par une arme : il a été menacé par un militaire lors de son voyage pour N'Djamena. Il n'a d'ailleurs pas répondu à sa violence (là aussi le duel attendu n'a pas eu lieu), le garçon préférant détourner son regard vers la route. - Par la suite, son renoncement à la vengeance peut aussi s'expliquer par son attachement pour Aïcha, la femme de Nassara, dont il semble amoureux. - On peut également imaginer qu'il ne passe pas à l'acte parce qu'au fond, cette histoire de vengeance n'est pas vraiment la sienne (il n'a jamais connu son père) mais celle de son grand-père. III. MISE À DISTANCE ET ÉMANCIPATION Ainsi, progressivement et presque malgré lui, Atim s'éloigne de son but. Lorsque plus tard dans le film, une nouvelle occasion de présente à lui de tuer Nassara, il semble plus tremblant que jamais alors que les conditions sont idéales pour passer à l'acte : Nassara est de dos, il ne le voit pas, il n'a pas à affronter son regard. 19/20 A. Prise de conscience EXTRAIT 7, Atim face au miroir (chap.5, de 47min23s à 48min55s). Dans ce court plan séquence, Atim doit néanmoins soutenir un autre regard, le sien. Dans le vestiaire où il met ses habits de boulanger, le garçon répète l'acte de vengeance que son grand-père l'a sommé d'accomplir. Peut-être qu'il attend de cette répétition du geste (tel un acteur répétant une scène), qu'elle l'aide à passer enfin à l'acte. Mais plutôt que de lui donner de l'assurance, ce face-à-face entre lui et lui-même le fait transpirer et lui fait baisser les yeux. Un son hors-champ annonce la présence dans la cour de Nassara et semble l'encourager à surmonter sa peur, comme si la réalité l'appelait et l'invitait à passer à l'acte. Au miroir se substitue un autre écran, et l'on passe de la projection d'un geste à sa possible concrétisation. Mais les mouvements de caméra allant de son visage à sa main tremblante mettent en évidence une impossibilité pour Atim à accorder sa pensée, ses émotions et son geste. Son visage et sa main ne peuvent être réunis dans un même cadre au moment de tirer et ne peuvent tendre vers un but commun. On perd alors de vue la cible, Nassara, pour se concentrer sur l'expression de douleur qui se lit sur le visage de l'adolescent. Lorsque l'apprenti relève la tête, le boulanger ne figure plus dans son champ de vision. Les hésitations d'Atim semblent avoir provoqué la disparition de sa cible, comme si elle n'avait été qu'une image mentale effacée par ses doutes, ses réticences. Le voile fin posé comme un filtre entre le vestiaire et l'extérieur évoque comme le miroir, un écran, celui d'une projection (celle de la vengeance) de plus en plus irréelle et impossible pour Atim. B. Maîtrise du geste, affirmation de soi EXTRAIT 8, séquence finale (chap.7, de 1h25min42s à 1h28min54s). Cette séparation entre ce que ressent le personnage et son geste est rejouée autrement dans la dernière séquence du film. L'attention du spectateur se porte dans un premier temps sur ce qui, au sein de la séquence, met en évidence le dilemme d'Atim. Lorsqu'il s'approche de son grand-père qui l'attend dans le désert, le garçon se retrouve au milieu du vieil aveugle et de Nassara, comme pris au piège. Détail troublant : les deux hommes portent des habits de même couleur au point qu'on pourrait presque les confondre. Ainsi, sont-ils mis sur le même plan, comme si tous les deux incarnaient des figures similaires à la fois paternelles et violentes : la couleur vert kaki qu'ils portent rappelle la couleur des vêtements militaires et évoque la guerre. Comment Atim peut-il choisir entre ces deux êtres finalement presque identiques ? Comment peut-il trouver ses marques et maîtriser la situation alors qu'il semble totalement coincé ? Les élèves pourront porter leur attention sur la manière dont le cadre relie et sépare alternativement la main et le visage d'Atim au moment de répondre à l'ordre de son grand-père de tuer Nassara. Le grand-père apparaît dans un premier temps comme le metteur en scène de la scène et Atim son acteur. La scène coïncide en apparence avec la volonté du vieil homme, mais se met en place un jeu autour du cadre qui nous indique que le véritable metteur en scène de cet acte de vengeance, c'est Atim. Car le garçon joue avec le cadre imposé par le grand-père et par la mise en scène et parvient par la maîtrise de son geste et de ses émotions à s'en émanciper. Ainsi, les deux fois où il tire, il sort (et libère) sa main du cadre et tire hors-champ. Non seulement sa main ne tremble pas mais on remarque que l'apprenti maîtrise parfaitement son geste et assume de se démarquer de l'ordre de son ancêtre. Son apprentissage du regard, des gestes et plus largement de la vie, au fil de son travail auprès de Nassara, lui ont appris à mesurer la portée d'un acte, à se positionner face à la violence, contrairement au début du film où on ne sait pas quelle place il occupe au milieu du chaos. Ainsi mise à distance, la vengeance est considérée pour ce qu'elle est au fond, une fiction, une histoire que l'on se raconte (et non une fatalité) : elle s'exécute non pas dans la réalité mais dans le cadre d'un film d'action purement sonore destiné au grand-père, spectateur aveuglé par sa passion vengeresse. 20/20
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