feuilletez le journal

Transcription

feuilletez le journal
lefigaro.fr/livres
littéraire
JAVIER CERCAS
JEAN-CHRISTOPHE
GRANGÉ
LLUIS GENE/AFP
LA PASSIONNANTE
HISTOIRE D’UN IMPOSTEUR
DE LA DEUXIÈME GUERRE
MONDIALE PAGE 32
LE PREMIER FLIC DE FRANCE
DANS LA TOURMENTE PAGE 35
FRANÇOIS BOUCHON/LE FIGARO
jeudi 10 septembre 2015 LE FIGARO - N° 22 110 - Cahier N° 3 - Ne peut être vendu séparément - www.lefigaro.fr
Les nouveaux visages de la
JEAN-CHRISTOPHE MARMARA/LE FIGARO
rentrée
Nos dix auteurs coups de cœur
photographiés sur le toit
des Galeries Lafayette Haussmann.
DOSSIER 68 premiers romans paraissent ces jours-ci. Voici nos dix coups de cœur. PAGES 30 ET 31
AURENT BINET a fait irruption
en 2010 avec un audacieux roman intitulé HHhH et consacré à
l’assassinat du dignitaire nazi
Reinhard Heydrich. Cet incontestable succès de librairie, prolongé par un
autre livre sur la campagne de François
Hollande et quelques judicieuses prises de
position politiques lui ont assuré une place
au soleil dans le microcosme parisien, du
côté des écrivains qui pensent. Rien d’étonnant donc que le sujet de son nouveau roman tourne autour d’un prestigieux intellectuel dont on célèbre ces jours-ci le
centenaire : Roland Barthes.
Qui l’ignore ? L’auteur de Mythologies est
mort des suites d’un accident causé par une
camionnette de blanchisserie en 1980. Binet
imagine qu’il a été assassiné. Pourquoi pas ?
Reste à trouver le coupable. Un amoureux
transi rencontré au Palace ? Un rival écarté
du Collège de France ?
Pour les besoins de son roman, l’auteur
épouse résolument tous les codes du film
policier : flics de répertoire, course-poursuite, assassinats rocambolesques, reparties
lourdes de signification. Son commissaire
Bourrel s’appelle Jacques Bayard. Il est flanqué d’un jeune universitaire, Simon Herzog.
Vous aviez aimé OSS 117, Le Caire nid d’espions ? Binet vous propose La Septième
Fonction du langage. Sous-titre : Paris, nid
d’intellos. Et c’est parti pour 500 pages. Un
roman sur le langage et l’on voudrait que
l’auteur adopte le genre laconique ? Ce serait lui faire injure que de prétendre qu’il se
contente de divertir. S’adonnant à la pochade, Binet n’en reste pas moins un sachant. Il est pénétré de la mission d’édifier,
car il connaît le sens caché des mots : de la
réalité derrière les apparences, du signifiant
niché derrière le signe ; on est dans l’orbite
de Barthes, ne l’oublions pas…
LA CHRONIQUE
d’Étienne
de Montety
Aussi n’est-on pas étonné, au milieu de
scènes où l’on croise un Foucault d’opérette
ou un Derrida de contrebande, de voir accourir à la rescousse Umberto Eco et son
Lector in fabula et Roman Jakobson (et ses
six fonctions du langage), dont le professeur Binet ne se prive pas d’exposer longuement les thèses. Fragments d’un discours ennuyeux…
Il recompose même in extenso un colloque
de l’université de Cornell, aux États-Unis,
avec authentiques tenants de la french
theory et échanges en anglais, non traduits
bien sûr. Dans une rentrée littéraire, ça fait
très, très chic.
Patatras, Binet n’évite pas l’ornière qu’est le
biopic. On oublie vite l’infortuné Barthes et
sa mort mystérieuse pour plonger en Cinémascope dans ce qu’on appelle sur les radios périphériques « le meilleur des années
1980 ». Michel Foucault, l’eussiez-vous cru,
est accompagné d’éphèbes, Sollers a évidemment un fume-cigarette. Althusser et
sa femme, Hélène, jouent un jeu dangereux
qui pourrait bien mal finir… Et selon vous,
quelle est la couleur de la chemise blanche
de Bernard-Henri Lévy croqué par Binet ?
Barthes écrivait volontiers sur la photo (La
Chambre claire), lui ne dédaigne pas le cliché, n’oubliant ni la DS noire de nos
dix ans, ni le gâteau Savane, ni le Pastis 51,
ni l’attentat de la gare de Bologne.
On est injuste ; on trouve en effet çà et là
quelques scènes qu’on peut croire fictives :
p. 291, Sollers et Julia Kristeva assistent à
un spectacle de marionnettes au jardin du
Luxembourg. Voilà un assez bon résumé du
roman raté de Binet : des pantins pour personnages, et de bout en bout du Grand
Guignol. ■
LA SEPTIÈME FONCTION
DU LANGAGE
De Laurent Binet,
Grasset, 495 p., 22 €.
Philippe
DELERM
Rentrée littéraire
A
L
Fragments d’un discours ennuyeux
jeudi 10 septembre 2015 LE FIGARO
30
LE CONTEXTE
L'ÉVÉNEMENT
PHOTOS : JEAN-CHRISTOPHE MARMARA/LE FIGARO. REMERCIEMENTS : GALERIES LAFAYETTE HAUSSMANN
littéraire
68
«
C’est le nombre de premiers
romans à paraître entre août
et octobre 2015,
soit 7 de moins qu’en 2014
pour la même période.
Cela fait des années que
je rêvais d’écrire un premier
roman, une histoire intime,
autobiographique…
»
XAVIER DURRINGER, 51 ANS, RÉALISATEUR
DE « LA CONQUÊTE », AUTEUR DE « SFUMATO »
(INTERVIEW VIDÉO DE LA LIBRAIRIE MOLLAT).
Premiers romans :
ANNE
DUFOURMANTELLE
Anne
Dufourmantelle
La fille de feu
« Cette nuit, ma vie s’est détachée
de moi. » C’est la confession d’Alexeï,
un jeune New-Yorkais d’origine russe,
après la défenestration d’une femme
dont il ne connaissait que le regard
plein de mystère. Le suicide de Natalia,
la belle inconnue, au cours d’une party
à Brooklyn Heights, l’obsède jusqu’au
délire. S’y mêlent des cauchemars qui
le torturent, des rêves régentés par
le feu et l’incendie. Il décide alors
de mener l’enquête, avec l’aide d’un
ami hacker, membre du DDD’s Club,
une société secrète russo-américaine
dont les membres doivent tenir les
shots de vodka, aimer le cinéma italien
des années 1960 et réciter des poèmes
de Rimbaud ou de Lermontov. Ses
investigations le mènent à Paris. Il faut
qu’il parle, exprime l’inexprimable ;
parler, dit-il, « pour conjurer le pire ».
Il se confie à Fleur, une psychanalyste
du Quartier latin (il entend
parfaitement le français grâce
à sa mère, fille de Russes blancs née
à Paris). Elle le reçoit plusieurs fois
par jour. Angoisses, mystères, peurs…
Alexeï essaie de comprendre. Il lui
relate sa quête à travers l’Europe pour
retrouver des témoignages sur Natalia,
de Rotterdam à Moscou et Tbilissi
en passant par cette petite ville
du Caucase, où, enfant, il passait l’été
en famille. Outre le feu, plusieurs
leitmotive rythment ce roman
haletant, plein de rebondissements,
de fausses pistes : la photo d’une fillette
du ghetto de Varsovie, un film
soviétique sur les enfants abandonnés
(Bouge pas, meurs, ressuscite
de Kanevski)… Grâce aux éléments
collectés par Alexeï, le personnage
de Natalia prend de l’épaisseur
et le puzzle se reconstitue : un frère
mort d’overdose, une maison close
spécialisée dans les « raffinements
de la torture et du plaisir », le feu
dans une grange… C’est Fleur,
qui va permettre à Alexeï de percer
le mystère qui le hante. Nous laissons
au lecteur le soin de découvrir,
au terme de ce roman
mené avec maestria,
l’épilogue, renversant.
Thierry Clermont
A
Pas de rentrée littéraire sans premiers
romans. Comme chaque année, les
éditeurs lancent dans l’arène quelques
dizaines de « primoromanciers » en
espérant trouver parmi eux les grands
noms de demain. Comme chaque année,
Le Figaro littéraire propose sa sélection.
L’ENVERS DU FEU,
d’Anne Dufourmantelle,
Albin Michel,
352 p., 20,90 €.
ANTOINE
DE MEAUX
Antoine
de Meaux
Il était une fois
la Révolution
ELENA
COSTA
Elena Costa
L’enfant du Lutetia
Un écrivain est un magicien
d’un genre un peu particulier, capable
d’imposer à ses lecteurs son temps
propre, ses fidélités secrètes
et sa musique intérieure.
Voyez Antoine de Meaux.
Né en 1972, ce biographe remarqué
de Michel Vieuchange publie
un premier roman touffu ayant pour
cadre la Révolution française. Il faut
y entrer sans lenteur afin de se laisser
étourdir. Les 50 premières pages
forment un splendide morceau
de bravoure. Elles peignent
la sanglante journée du 10 août 1792
à Paris, au cours de laquelle le grand
mouvement né en 1789 bascula
définitivement dans la Terreur.
Aristocrates aux yeux clairs brûlés
par les ténèbres de l’Histoire, Louis
du Torbeil et Jean de Pierrebelle
assistent, impuissants, à la chute
de la monarchie française, l’un
et l’autre épouvantés par les capacités
criminelles de « la bête humaine
emballée ». On les retrouve dans
le Forez, le Lyonnais et le Velay,
régions auxquelles leurs familles
sont attachées. Là-bas, la pièce
en train de se jouer à Paris révolte
les consciences. Au printemps 1793,
l’antique Lugdunum se soulève
contre la Convention nationale
et sa politique terroriste.
Un à un, Antoine de Meaux jette
dans la mêlée tous les personnages
qu’il a patiemment introduits
dans son récit : les anges
et les démons, les loups et les brebis,
les égarés, les humiliés, les désespérés.
Toute cette noirceur ne l’empêche
cependant pas de surprendre
ses lecteurs en exerçant ses dons
de pastelliste. Il y a des pages
lumineuses et délicates,
dans Le Fleuve guillotine.
Une trame, des caractères,
le souffle de la Grande Histoire :
de la très belle ouvrage.
Sébastien Lapaque
Après Les Voyages de Daniel Ascher,
de Déborah Lévy-Bertherat,
qui fut l’une des bonnes surprises
de la rentrée littéraire 2013, voici
un autre premier roman au titre assez
proche : Daniel Avner a disparu. Il est
signé d’une jeune femme de 28 ans.
C’est un livre court par son format
(135 pages) mais dense par sa structure
et son sujet. Daniel Avner raconte
son histoire, celle d’un jeune Juif qui
a échappé par miracle à une rafle qui
envoya sa grand-mère, ses parents
et sa sœur dans les camps de la mort.
Il a été élevé par un grand-père qui
l’obligea, des années durant, tous
les jours, à se rendre devant le Lutetia,
là où les familles attendaient
que rentrent leurs proches de l’enfer
nazi. L’enfant est frappé par son
grand-père qui veut lui enseigner
la douleur et l’interdiction d’oublier.
Le récit de Daniel est construit
sur différentes périodes de sa vie.
Le temps est tout sauf linéaire. Éclaté,
fragmentaire, il connaît de fulgurantes
accélérations. Les zones d’ombre
et les questions sont légion. La réalité
est fragile, traversée de moments
de doute. Daniel s’affame, dort
à même le sol, se mortifie. « J’ai
des moments d’absence pendant
lesquels je demeure confiné dans
ma mémoire, à tel point que je ne sais
plus en quelle année nous sommes,
que je ne distingue plus ce qui relève
du passé et du présent. » Et puis
il y a la rencontre avec Dora devant
le Lutetia. Une histoire d’amour
qui est consolation et culpabilité
à la fois. Comment être heureux
quand les siens ne sont plus que fumée
et qu’on aurait dû être auprès d’eux ?
Au chapitre 8, le récit change de voix.
C’est son fils qui s’exprime et dit
son malaise face à ce père qui refuse
de le voir et de lui parler.
Une autre façon de voir la Shoah
s’exprime ici. Une autre manière
de dire que les comptes ne sont pas
soldés. Un refus de banaliser le sujet.
On n’est pas près d’oublier
Daniel Avner.
Bruno Corty
LE FLEUVE
GUILLOTINE,
d’Antoine de Meaux,
Phébus, 438 p., 23 €.
DANIEL AVNER
A DISPARU,
d’Elena Costa,
Gallimard, 144 p., 13,50 €.
LAURENT
CARPENTIER
SÉVERINE
WERBA
Laurent
Carpentier
L’exil est
leur royaume
Par commodité, on pourrait dire que
Les Bannis est un roman familial, mais
ce premier opus de Laurent Carpentier
va bien au-delà du genre ; ou bien
il le renouvelle. En remontant son arbre
généalogique, en convoquant
les fantômes, en remuant l’opacité
déformée des souvenirs, les « terres
gelées de la mémoire », le romancier
a composé un récit étrange et poétique,
aux tonalités multiples. Un camaïeu
de gris tendre traversé par ses aïeuls,
sur pratiquement cinq générations ;
la plupart d’entre eux ont été des exilés,
des déplacés, des déclassés, des exclus,
voire des fusillés, des déportés ou des
morts-nés. « Je suis venu de partout »,
nous confie-t-il au début de ce roman
marqué du « sceau rouge » des bannis.
Ce livre est leurs histoires, et quelles
histoires ! Tout commence dans un
hameau breton proche de Guingamp,
berceau de la branche paternelle. Par
la suite, nous nous retrouvons dans une
bourgade des Alpes-Maritimes, au camp
polonais de Sobibor, à Bucarest, au siège
du PCF, à Corbeil-Essonnes et au PlessisRobinson, en Catalogne française
où l’oncle Mathis, gardien de brebis,
a choisi d’« épouser le temps des champs
et des saisons ». Carpentier déroule avec
habilité sa quête émotionnelle qui nous
mène jusqu’à La Réunion, « île
fourmillante et gaie », où a échoué un
des frères de sa mère, Michel, bricoleur
et touche-à-tout. Apparaissent au gré
des pages, les uns après les autres : ses
parents médecins, ses oncles, ses grandstantes, ses arrière-grands-mères…
Le portrait le plus réussi et le plus
poignant est celui du père, Jean, exclu
du PC en 1966 et réhabilité en… 2008.
On y ajoutera celui d’un grand-oncle,
le résistant Jacques Solomon, fusillé par
les Allemands. Carpentier fait revivre
son arrestation et sa condamnation.
Le narrateur confesse : « Tous
ces personnages qui me racontent,
comme un puzzle, dessinent le portrait
de cet être laissé seul face
au monstre dévorateur
de la nuit. » Un portrait
particulièrement réussi.
T. C.
LES BANNIS,
de Laurent Carpentier,
Stock,
277 p., 19,50 €.
Séverine Werba
Boris cet inconnu
« Je ne viens pas d’une famille joyeuse »,
glisse Séverine Werba à un moment de
son récit. Ce n’est pas un avertissement
mais une manière pudique, encore
voilée, de signaler la gravité de son sujet.
Séverine Werba appartient
à la troisième génération des victimes
de la Shoah. De son grand-père Boris,
Babar pour ses petits-enfants, qui
le chérissaient, elle ne perçut longtemps
qu’un sentiment de mystère. L’homme
semblait être né à Paris où il n’avait
pourtant habité qu’à partir de 1924 après
avoir vécu en Russie puis à Berlin. Seuls
signes tangibles et exotiques, Babar avait
« un imperceptible accent », il se rendait
une fois par semaine chez Goldenberg
acheter du hareng et un odorant pain
au cumin. Longtemps, la fillette n’a
connu que cette version de l’histoire :
« Boris avait une famille. Ils étaient morts
en Russie. » La douleur contenue dans
ces quelques mots avait anesthésié
sa curiosité enfantine, mais l’indicible
s’était ancré dans son esprit. Un jour,
il faudrait qu’elle sache. À l’âge de
vingt ans, Séverine, étudiante, s’installe
un temps dans l’appartement parisien
de ses grands-parents, désormais
décédés. Elle se sépare de la bibliothèque
remplie d’ouvrages en yiddish
et en hébreu. Quelque chose de pesant
s’en dégage. Elle ne se le pardonnera pas,
car, devenue épouse et mère, le passé
la rattrape et l’empêche d’avancer.
Des rêves persistants lui livrent des
bribes tragiques de la mémoire familiale.
Commence alors la quête des disparus
qu’elle raconte dans ce premier roman
libérateur. La jeune femme épluche
les archives, le dossier de naturalisation
de Boris, retrouve la trace d’une grandtante et de sa fille arrêtées lors de la rafle
du Vel’ d’Hiv et déportées. Elle se rend
en Ukraine, sur les traces de ses arrièregrands-parents, de ses grands-oncles
et tantes, de leurs enfants assassinés
par balle et enterrés dans des fosses
communes. Elle s’échine à retrouver
leur trace, avec cette promesse
de les conserver en elle, « à l’abri
de l’oubli et du vacarme du monde ».
Avec ce livre, ils sont à la maison.
Françoise Dargent
APPARTENIR,
de Séverine Werba,
Fayard,
258 p., 18 €.
■ Le facteur est passé
À l’heure du tout numérique,
il arrive encore que des manuscrits
arrivent chez l’éditeur
dans une enveloppe timbrée.
La Poste a décidé de le faire savoir
en créant, par l’intermédiaire
de sa fondation, le prix
Envoyé par La Poste.
Cette distinction vise
à récompenser « un manuscrit
(roman ou récit) adressé par courrier,
sans recommandation particulière,
à un éditeur ». Pour cette première
édition, présidée par Olivier
Poivre d’Arvor, sept auteurs
de la rentrée littéraire étaient en lice.
C’est Alexandre Seurat (notre photo)
qui l’a remportée avec La Maladroite
(Le Rouergue). Pour son premier
roman, ce professeur d’université
s’est inspiré d’un fait divers récent.
Il évoque le calvaire d’une fillette
maltraitée et battue à mort
par ses parents en faisant
intervenir à tour de rôle
tous les protagonistes de l’affaire.
RENAUD MONFOURNY
À SAVOIR
LE FIGARO
jeudi 10 septembre 2015
31
L'ÉVÉNEMENT
littéraire
10
écrivains au sommet
NATHALIE
CÔTE
Frédéric Viguier
Au bonheur
de la dame
Nathalie Côte
Le désarroi des
petits-bourgeois
Il faudrait inventer un mot pour
qualifier ce livre envoûtant. Un mot
pour décrire ce personnage de femme,
jamais nommée, à la fois héroïne
et anti-héroïne, agaçante
et attachante. Le titre donne
le ton : Ressources inhumaines.
Dans la première partie, une fille
de vingt-deux ans débarque comme
stagiaire dans une grande surface
commerciale. En moins d’un
trimestre, elle devient chef du secteur
textile. Mais ses méthodes laissent
à désirer : elle dénonce un cadre
et use de ce qu’on appelle
la « promotion canapé ».
Le personnage n’est pas franchement
sympathique, mais on ne sait par
quelle magie l’auteur, Frédéric
Viguier, fait en sorte que le lecteur
n’abandonne jamais cette histoire.
Son récit ne cesse de résonner.
À la fin de chaque chapitre,
il y a une voix intérieure, celle
de cette femme. « Je n’ai peut-être
pas de caractère, mais j’ai une poche
à remplir, et ça me donne tous
les courages », pense-t-elle.
Elle comble un vide abyssal. Plutôt
susciter la haine que l’indifférence.
Je suis détestée, donc j’existe.
Dans la deuxième partie,
on la retrouve vingt ans plus tard.
Sa vie est passée sans saveur.
Au magasin, on propose à un stagiaire
rebelle – l’exact contraire de ce qu’elle
est - une promotion. Est-ce une
menace pour elle ? Une chance,
peut-être ? L’essentiel est ailleurs :
dans la relation qu’elle va nouer
avec ce jeune homme. On passe
alors de Ressources inhumaines
à relations humaines.
Frédéric Viguier décrit la grande
distribution et les petites gens avec
force et justesse. C’est son premier
roman, mais il est rare de lire
un premier livre aussi mature : la vie,
les êtres, les espoirs et les frustrations,
l’humanité… Tout cela sent
l’expérience, la chair.
Mohammed Aïssaoui
La résidence de vacances avec piscine
est un laboratoire idéal pour étudier
les dysfonctionnements du rêve petitbourgeois. C’est au cours d’un séjour
de ce genre, au contact de ses voisins
de table et de baignade, que Nathalie
Côte, scientifique de formation
et compositeur de musique,
douée donc d’une oreille très fine
et d’un sens aigu de l’observation,
a eu l’idée de ce roman. Deux couples
de trentenaires déjà mûrs, qui
voisinent pendant une semaine
dans un village estival, se partagent
la vedette de ce vaudeville qui oscille
entre Flaubert et Houellebecq.
Chacune dans son genre, les deux
femmes sont des activistes
du développement personnel.
L’une est bien en chair et, à défaut
de parvenir à maîtriser son poids et ses
états d’âme, contrôle d’une manière
excessivement maternelle son mari
et ses enfants. Comme une petite fille
qui jouerait encore à la dînette
et à la poupée, elle rêve de cuisine
chromée et d’enfants bien élevés,
reproche à son mari de ne jamais
demander d’augmentation, ce qui
le conduira à faire quelques bêtises.
L’autre est un avatar contemporain
de Mme Bovary, une femme que toutes
les autres envient, bodybuildée,
pratiquant l’aqua-training après
le bureau ; elle est mariée à un homme
que tout le monde lui envie, qui donne
les bains, fait la cuisine, attentionné
et fantaisiste – mais qu’elle n’aime
pas. Son drame est que ses parents ont
divorcé quand elle était adolescente
et qu’elle s’était juré de ne jamais
en faire autant. Les hommes, eux,
sont des bons gars, qui prennent la vie
comme elle est. Ils sont gentiment
amoureux de leur épouse qu’ils
supportent avec humour. Le spectacle
de ces couples en vacances prête à rire
souvent, pas toujours. En tout cas,
il est irrésistible et remarquablement
mis en scène, reconstitué avec une
précision et une distance froides mais
non dépourvues d’une
pitié tendre.
Astrid de Larminat
RESSOURCES
INHUMAINES ,
de Frédéric Viguier,
Albin Michel, 281 p., 19 €.
LE RENVERSEMENT
DES PÔLES ,
de Nathalie Côte,
Flammarion, 190 p., 16 €.
PASCAL
MANOUKIAN
Pascal Manoukian
Rester vivant
Il y a des romans dont la parution
résonne terriblement avec l’actualité,
le sentiment que le texte a été écrit
sous le feu des événements.
Les Échoués, première fiction
de Pascal Manoukian, pourrait être
le livre consacré à ces réfugiés que
l’on voit tous les jours sur nos écrans.
Toutes ces femmes, ces hommes
et ces enfants qui tentent de fuir
un pays en guerre en rêvant à un sort
meilleur et rencontrent le plus
souvent la mort. Oui, on pourrait
reprendre des pages et des phrases
entières, elles ne parlent que de ça,
comme le titre, d’ailleurs. Un extrait,
au hasard - « Conserver de bonnes
dents pour se nourrir de tout, avoir
des pieds en bon état pour être toujours
en mouvement, se protéger du froid
et de la pluie pour rester vivant.
Le reste est superflu. »
Mais il y en a beaucoup d’autres
qui concernent ce qu’on a appelé
les « migrants », qui évoquent
les passeurs véreux, les humiliations,
les violences, la solitude et les petits
espoirs… Sauf que Les Échoués
n’est pas le récit de ce qui se passe
aujourd’hui. Ce roman se déroule
il y a vingt-trois années !
L’étonnant – pouvoir extraordinaire
de la littérature - est qu’il faudrait
ne changer aucun mot pour
comprendre ce qui se passe sous
nos yeux. Tout est dit avec
une extrême précision et justesse.
Par quelle force ? Pascal Manoukian
donne des noms à ces personnes,
et cela change tout. Récit choral
où l’on retrouve Assan, qui a quitté
la Somalie ; Chanchal, le vendeur
de roses bangladais dont le prénom
signifie « sans repos » ; ou Virgil,
le Moldave. Tous ces porteurs d’espoir
d’une famille demeurée ailleurs.
L’histoire est racontée à hauteur
d’homme. De l’intérieur.
Ce qu’aucune caméra ou un reportage
ne peut faire.
M. A.
LES ÉCHOUÉS,
de Pascal Manoukian,
Don Quichotte,
298 p., 18,90 €.
EMMANUELLE
PIROTTE
JEAN-PIERRE
MONTAL
Emmanuelle
Pirotte
Un Américain
peu tranquille
Jean-Pierre
Montal
Dans un Paris
modianesque
Renée n’a que sept ans, mais elle n’est
une enfant qu’en apparence. La fillette
qui apparaît à la première page
du roman d’Emmanuelle Pirotte
ne se souvient plus de son vrai
prénom. Elle est juive et a appris
à cacher son identité. Ses sentiments
aussi. En décembre 1944, lorsque
sa famille d’accueil la confie sans
ménagement au curé du village car
les Allemands arrivent, elle ne moufte
pas. Lorsque le curé croise deux
soldats américains en maraude et leur
abandonne la fillette, elle ne réagit pas
plus. Et lorsque les deux soldats, qui
sont en fait des Allemands, la mettent
en joue, elle prend le temps de porter
une poignée de neige à sa bouche pour
se désaltérer. Ce geste et le fait qu’elle
ait regardé dans les yeux l’un d’eux
vont modifier son destin. Le SS tue
son compagnon et garde la fillette.
S’ensuit une cavale biaisée
par le secret et le mensonge.
Il y a une sorte d’urgence dans
ce roman nerveux, dictée en partie
par la situation qu’il décrit. Mais
Emmanuelle Pirotte est hardie :
elle s’en va-t-en guerre contre
les apparences. L’auteur belge
emprunte à l’histoire de son pays
un épisode précis : la contre-offensive
allemande dans les Ardennes,
notamment l’opération Greif qui vit
des SS maquillés en Américains tenter
d’infiltrer le pays. L’auteur s’attache
à montrer que la frontière entre
courage et couardise, honneur
et infamie est mince. Son héros
allemand est un salaud, mais elle
le place dans une situation impossible
pour s’intéresser aux fêlures qui vont
modifier son comportement. Il n’est
pas plus sympathique pour autant.
Le personnage le plus étonnant est
Renée, dont elle adopte la position.
Bringuebalée depuis toujours, Renée
observe le monde autour d’elle sans
reproche, ni colère. Petit animal
intuitif et curieux,
elle porte ce premier
roman, qui se dévore.
F. D.
Ce n’est pas avec l’ambition sociale
d’un Rastignac que Pierre arrive
à Paris à l’âge de vingt ans. Le jeune
homme est à la recherche de son amie
d’enfance, Anne, qui, aux dernières
nouvelles, travaillait avenue Foch.
Nous sommes en 1995, quelque chose
est en train de se passer, « l’argent
et l’élégance avaient divorcé, et pour
de bon. Le monde semblait bien décidé
à redevenir plus injuste sans pour
autant s’avérer beaucoup plus beau ».
Au fil de ses pérégrinations, Pierre
rencontre une étrange humanité
de dandys fortunés, de prostituées
de luxe, de voyous russes, de doux
rêveurs… Les frontières, comme les
identités, sont floues sur cette avenue
aux allures de triangle des Bermudes
où les mystères et les secrets distillent
leurs sortilèges. Et Anne dans tout
cela ? Que s’est-il passé ?
Auteur d’un essai sensible sur Maurice
Ronet, cofondateur de la maison
d’édition Rue Fromentin, Jean-Pierre
Montal signe un roman aux accents
modianesques, mais impose
un ton et un regard très personnels,
notamment quand son héros, bien
plus tard, éprouvera la nostalgie
de cette époque soumise
à un équarrissage « complet,
radical, parfait dans son genre ».
Si l’on sait depuis longtemps que
la forme d’une ville change plus vite
que le cœur d’un mortel, certaines
âmes sensibles ne s’en remettent pas
et songent aux éclats du monde
d’avant, aux ravages du temps,
en se répétant : « Toutes les années
ne se valent pas. »
Christian Authier
TODAY WE LIVE,
d’Emmanuelle Pirotte,
Éd. du Cherche Midi,
240 p., 16,50 €.
LES ANNÉES FOCH ,
de Jean-Pierre Montal,
Éd. Pierre-Guillaume
de Roux, 191 p., 20,90 €.
+@
» Retrouvez la séance photo
des premiers romans sur
www.lefigaro.fr
A
FRÉDÉRIC
VIGUIER
jeudi 10 septembre 2015 LE FIGARO
32
EN TOUTES
confidences
Lowry retrouvé
Longtemps on l’a cru perdu à jamais, parti en
flammes en compagnie du manuscrit de Sous
le volcan, en 1944 à Vancouver. In Ballast to the
White Sea avait depuis nourri les fantasmes des
passionnés de Malcolm Lowry. Miracle en 2001 :
le manuscrit de ce deuxième roman (inachevé) est
littéraire
Millet à la loupe
Lire Richard Millet est le titre d’un ouvrage collectif consacré à l’œuvre de Richard Millet.
Laurence Plazenet et Mathias Rambaud, le maître d’œuvre, figurent parmi les contributeurs.
Leur intention : aller « à la rencontre de son rapport profond au temps et à la mémoire, du dialogue fécond qu’il entretient avec les morts, de
son lien avec l’Orient, de son amour fou pour la
musique… ». L’ouvrage paraîtra chez PierreGuillaume de Roux le 17 septembre.
DR
CRITIQUE
retrouvé dans les papiers de sa première
épouse, Jan Gabriel. Véritable matrice de
Sous le volcan, ce roman fourmille de
thèmes récurrents et cardinaux de
Lowry : la fascination pour la mer et les
lointains, le frère comme figure du
double, l’alcool… Il vient d’être traduit
chez Buchet Chastel par Martine Chardoux et Jacques Darras, sous le titre
Le Voyage infini vers la mer blanche. Il
sera en librairie le 1er octobre.
Le mensonge, c’est la vie
AFFAIRES ÉTRANGÈRES
JAVIER CERCAS À partir de l’histoire réelle d’un imposteur,
le romancier espagnol ausculte les démons de l’Espagne au XXe siècle.
Remarquable.
Un Éthiopien
dans le Midwest
L’IMPOSTEUR
De Javier Cercas,
traduit de l’espagnol
par E. Beyer
et A. Grujucic,
Actes Sud,
404 p., 23,50 €.
PAR ALICE FERNEY
O
N LIT le nouveau roman de Javier Cercas
comme on regardait
enquêter l’inspecteur
Columbo dans cette
série policière qui s’ouvrait sur le
crime. Connaissant le coupable, au
lieu de le chercher, nous voici libres de le comprendre : sa personnalité et sa vie, la richesse de ses
motifs, les modalités, les conséquences et le déroulé de son acte.
Le crime qui captive ici l’écrivain
espagnol est une imposture dont la
découverte en 2005 a fait le tour de
la planète, celle d’Enric Marco, ce
vieux monsieur de Barcelone qui,
pendant des années, s’est fait passer pour un ancien déporté, survivant des camps nazis, alors qu’il
était en réalité engagé volontaire
pour travailler en Allemagne. Démasqué par l’historien Benito Bermejo, Marco est devenu le Grand
Maudit après avoir été une vedette
de la « mémoire historique ».
À partir de cette histoire vraie
qui le fascine et lui répugne,
Javier Cercas a composé ce qu’il
définit comme un roman sans fiction et qui est aussi un roman total. Car L’Imposteur, qu’il s’est
longtemps refusé à écrire (pourquoi cet affreux personnage serait-il un sujet pour moi ?), enchâsse l’histoire de Marco dans
celle de l’Espagne, et celle de ce
livre dans l’œuvre de Cercas,
dans l’idée qu’il entretient de son
travail et dans sa vie familiale. On
conçoit la formidable densité du
texte, qui brasse le passé d’un
pays et la vie démultipliée d’un
fabulateur, la conception d’un roman, les réflexions de son auteur
sur son objet et sur l’ambition de
la littérature.
Concernant Marco, Cercas a
enquêté avec une minutie d’historien, consultant les archives,
rencontrant l’homme et les témoins de sa vie. Il s’agit là de distinguer dans le tissu des mensonges la biographie réelle et sa part
fictive, d’apercevoir l’élaboration
de la tromperie (qu’est-ce que
mentir ? quelle est la recette de
fabrication d’un bon mensonge ?).
L’histoire de l’Espagne, de la
guerre civile au franquisme puis à
la démocratie, avec ou sans oubli
des victimes de la dictature,
constitue le cadre du destin de
Marco. L’auteur pose un regard
sans concession sur les accommodements individuels et collectifs
avec les faits et la vérité. Enfin,
l’esprit analytique de Cercas fait
proliférer le roman. Sa répulsionattirance, ses doutes, ses craintes,
sa passion du non salvateur, son
identification avec son héros, son
autocritique, il les écrit aussi.
Tempête sous un crâne
Peut-on sans mentir raconter
l’histoire d’un menteur ? À quelle
vérité parvient-on ? Se compromet-on en écrivant sur une crapule ? Écrire, est-ce finalement
justifier ? Le monde littéraire accepte-t-il les nuances qu’apporte
l’écriture au destin d’un salaud ?
Marco est-il une figure de Don
Quichotte ? Comment s’y sont pris
Cervantes, Capote, Carrère ?
Autant de questions qui habitent Cercas. Cette tempête sous
son crâne façonne au moins quatre
vérités fécondes. Le passé est une
dimension du présent. L’Histoire
doit se séparer de la mémoire.
Même si nous le détestons, le
mensonge a partie liée avec la vie.
Comprendre est l’obligation de
l’écrivain.
À la manière des grands romans, L’Imposteur fracasse des
certitudes, envisage le pire, déconstruit, avec une intensité qui
croît jusqu’à la dernière page. Il
est une transfusion d’intelligence
qu’il ne faut pas manquer. ■
L’imposteur Enric Marco,
qui s’est longtemps fait
passer pour un déporté,
pose en mai 2003
devant le camp
de Mauthausen
(Autriche).
Par Éric Neuhoff [email protected]
P
LACER UN CORPS
monde les regarde de travers ?
étranger dans un
La serveuse leur demande s’ils
milieu hostile. Obne préfèrent pas des plats à
server les réactions.
emporter. Isaac insiste pour
Dinaw
Mengestu
rester. On leur donne des aspratique l’expérience. Il ne fait
siettes en carton, des couverts
pas ça en scientifique. Adopter
en plastique. En quelques
la position du romancier, voilà
paragraphes, voici le racisme
la bonne méthode. Muni d’un
au quotidien. L’auteur évite
visa d’un an, Isaac fuit l’Afriles grands mots, les discours
que pour se réfugier
appuyés.
Il
fait
dans le Midwest,
confiance à son tadans le cadre d’un
lent. Les narrateurs
échange entre étuse répondent malgré
diants. Une assiseux. Le lecteur comtante
sociale
le
ble les vides. Le couprend en charge. Il
ple choisit de se caest perdu. Helen
cher. Les rencontres
tombe amoureuse.
ont lieu dans des
Cela ne va pas sans
chambres de motel
problème, dans cet
anonymes, loin du
État où la ségrégacentre-ville.
tion a laissé des
Il y a là-dedans une
traces. Isaac évite de
gravité jamais peL’exil
parler de son passé.
sante. Ton retenu,
est dans
Il est plein de
détails marquants,
les têtes.
mystères.
D’où
brusques irruptions
vient son accent
de violence, moOn ne
presque
anglais ?
ments de tendresse
tourne
Helen ne s’entend
et d’incertitude, le
jamais
pas très bien avec sa
quotidien des immimère. Un vieux progrés est constitué de
vraiment
fesseur l’écoute se
tout cela. Tous nos
le
dos
à
sa
plaindre. Mengestu
noms est un livre sur
jeunesse
alterne les deux voix
le mal du pays,
de ses héros.
même quand celui-ci
Drôle de type, cet Éthiopien
est à feu et à sang. L’exil est
qui, à sa naissance, avait treize
dans les têtes. On ne tourne
noms. C’est beaucoup. Cela lui
jamais vraiment le dos à sa
permet de brouiller les pistes.
jeunesse. Simplement, on
D’ailleurs, s’appelle-t-il vraiabandonne derrière soi des
ment Isaac ? N’aurait-il pas
amitiés piétinées. Isaac est
volé ce patronyme à un ami
obligé de tricher. À une éporévolutionnaire rencontré en
que, c’était une question de
Ouganda ? Cela bardait, là-bas,
survie. La mélancolie plane sur
dans les années 1970. L’unices chapitres qui résonnent
versité bouillonnait. Les insurlongtemps dans le silence de
gés n’allaient pas tarder à se
l’Amérique profonde. Les
transformer en bourreaux.
noms ? Un seul à retenir :
Éternelle histoire. Page après
Dinaw Mengestu.
page, Mengestu soulève les
pans du voile. Sa biographie,
Isaac la considère comme une
ardoise magique. Il voudrait
repartir à zéro. Helen, de son
TOUS NOS NOMS
côté, commet des impairs.
De Dinaw Mengestu,
Quelle mouche l’a piquée
traduit de l’anglais (États-Unis)
d’emmener son compagnon
par Michèle Albaret-Maatsch,
dans un restaurant où tout le
Albin Michel, 318 p., 21,50 €.
«
»
LLUIS GENE/AFP
Une aube étrange se lève à l’Est
DARRAGH McKEON Avril 1986, un accident survient à la centrale de Tchernobyl,
ravage la région et bouleverse les destins.
A
TOUT CE QUI
EST SOLIDE
SE DISSOUT
DANS L’AIR
De Darragh McKeon,
traduit de l’anglais
(Irlande) par
Carine Chichereau,
Belfond,
432 p., 22 €.
FRANÇOISE DARGENT
[email protected]
«Q
UE DOIT-ON
mettre pour se
rendre sur les
lieux
d’une
catastrophe
nucléaire ? »
C’est la première question qui
vient à l’esprit de Grigory devant
sa valise ouverte. Le médecin
moscovite va être envoyé en urgence sur le lieu d’un accident
dans une centrale en Ukraine.
Personne n’a encore entendu
parler de Tchernobyl. Il sera l’un
des premiers. En arrivant sur place, le brillant chirurgien est abasourdi : dans la ville voisine de
Pripiat, les habitants vaquent à
leurs occupations comme si de rien
n’était. Qu’il hurle et s’agite ne
ralentit en rien le processus en
marche qui voit une nation communiste à l’agonie cracher son
dernier souffle en un puissant nuage radioactif.
C’est étrangement un Irlandais
intrépide et ambitieux, un auteur
inconnu du nom de Darragh McKeon, qui nous livre en cette rentrée un bouleversant roman russe.
Titre emprunté au Manifeste du
Parti communiste, Tout ce qui est solide se dissout dans l’air, et citation
de H. G. Wells en exergue, qui disait
au sujet de la radioactivité : « C’est à
l’échelle de la matière la même chose
que la décadence de notre culture
ancienne au sein de la société : une
perte des traditions, des distinctions
et des réactions attendues. »
Tchernobyl fut le début de la fin.
Alors que Grigory s’escrime à
alerter les autorités sur la dangerosité des radiations, Artym, à
quelques kilomètres de là, accompagne son père fermier à la chasse.
Après s’être étonnés des couleurs
de « cette aube étrange », ils découvrent que du sang s’écoule des
oreilles du bétail. Ils ne ramasseront pas les oies qu’ils viennent de
tirer. Les hommes ont passé
« presque toute leur vie sur ce petit
morceau de terre » et ils sentent ce
matin-là une rupture. Bientôt des
camions arriveront pour les arracher à leurs champs et les parquer
dans des camps. Les animaux domestiques seront abattus devant
leur maître, et le père d’Artym, recruté comme nettoyeur de la zone
polluée, mourra dans d’atroces
souffrances.
Empathique en diable
Darragh McKeon décrit avec un
réalisme pétri de sensibilité la vie
des hommes se heurtant au système comme les papillons à la
vitre. Au monde rural de la campagne autour de Pripiat, il joint le
monde des villes à travers deux
autres personnages. Maria, l’exfemme de Grigory, était journaliste ; elle a été réduite au silence
La catastrophe
de Tchernobyl,
survenue le 26 avril
1986, sert de toile
de fond à la fresque
tragique écrite par
Darragh McKeon.
I. KOSTIN/RIA NOVOSTI/
AFP
pour contestation et se retrouve
désormais derrière une machineoutil dans une usine de la banlieue
moscovite. Elle semble s’être
éteinte. Sa seule lumière est Yvgeni, son neveu, petit pianiste prodige que son professeur voue à l’excellence, l’innocence incarnée.
Mais Yvgeni, empêtré dans son
adolescence, ne sait pas quoi faire
de son talent et pourrait bien le gâcher. Les nouvelles de Tchernobyl
ne les ont pas encore atteints.
Empathique en diable avec ses
personnages, l’auteur relie subtilement leurs destins pour humaniser cette fresque tragique. Sa plume restitue avec force les scènes
que l’on pourrait croire fantasmagoriques de la centrale en feu et du
déplacement tardif mais néanmoins massif des populations
autochtones. Ces descriptions saisissantes et un lyrisme discret font
de ce premier roman une révélation de la rentrée littéraire. ■
LE FIGARO
&
ÇA
LÀ
Gourmont retrouvé
À l’occasion des cent ans de la
disparition de Remy de Gourmont, « Les Cahiers rouges »
vont publier une anthologie de
ses textes, puisée dans ses
meilleurs ouvrages (Le Livre
des masques, Promenades
littéraires…). Parution prévue le
30 septembre, sous le titre
Le téléphone a-t-il autant que
cela augmenté notre bonheur ?
Entre-temps, les éditions du
Sandre auront publié le troisième volume de sa correspondance.
Quand Rolin voit petit
dans la collection
& Cie » (Seuil).
Après avoir arpenté la planète,
Olivier Rolin s’est essayé au
« portrait de menues choses et
des chétivités ». Dans À y
regarder de près, l’auteur du
Météorologue s’est attardé sur
douze objets « décrits avec la
plus grande précision ». Le livre
est illustré par Érik Desmazières. Parution le 29 octobre,
« Fiction
Gallienne et les poètes
Un an après un volume consacré
à Hugo, à Proust et à la Princesse de Clèves, le comédien
Guillaume Gallienne s’attaque à
la poésie en publiant le 22 octobre chez Gallimard Ça peut pas
faire de mal, une sélection de
textes d’Apollinaire, de Baudelaire et d’Aragon qu’il lit et commente dans deux CD.
Buchet Chastel va rassembler la
totalité des nouvelles de MarieHélène Lafon, dont celles des recueils Liturgie et Organes, sous
le titre Histoires. Parution prévue pour le 8 octobre prochain.
CRITIQUE
littéraire
ET AUSSI
L’autre Enard
CHRISTOPHE BOLTANSKI Le journaliste met en scène sa brillante et anticonformiste
lignée dans son « kibboutz » de la rue de Grenelle. Un formidable récit.
PHILIPPE GÉLIE
[email protected]
C’
EST UNE FAMILLE
d’intellectuels qui
n’a cessé de s’illustrer depuis trois
générations dans
la littérature, les arts et la recherche. Tout a commencé avec le
grand-père Étienne Boltanski,
membre de l’Académie de médecine, et sa femme, Myriam, romancière sous le pseudonyme d’Annie
Lauran. Cela s’est poursuivi avec
leurs enfants : Jean-Élie, linguiste
de haute volée, Luc, sociologue de
renom, Christian, peintre et plasticien célèbre. Cela continue avec les
petits-enfants : Christophe, journaliste et écrivain, Ariane, historienne… À eux tous, ils remplissent
quelques rayons de bibliothèque.
On imagine qu’il fallait appartenir à cette lignée pour oser s’y
frotter, sans quoi l’on risquait
d’être intimidé. Mais là n’est pas la
clef du roman de Christophe Boltanski, et celui qui attend le portrait fanfaron d’une antichambre
de l’élitisme français sera déçu.
La Cache est l’exact opposé d’une
autocélébration : une plongée dans
l’intime, le secret, le noyau, la mémoire d’un clan qui vit pelotonné
autour de ses cicatrices et de ses
codes, sans jamais les dévoiler.
Pour raconter cette saga, il fallait
en faire partie parce que c’est la
seule façon de la connaître.
La genèse des Boltanski tourne
autour d’un lieu et d’un moment.
Le moment n’est pas tant celui du
commencement, l’exil de Juifs
d’Odessa vers la France au
XIXe siècle. De cela il ne reste dans
la famille qu’un samovar et l’écho
Avec un autre Jean-Pierre
(Martinet, 1944-1993), Enard
(1943-1987) fut une comète
qui traversa notre ciel et s’en fut
très tôt sans demander son reste.
Ces deux écrivains se retrouvent
aujourd’hui - bonheur ! au catalogue des Éditions Finitude.
L’auteur du Dernier dimanche
de Sartre et de La Reine
du Technicolor se présente à nous
avec un recueil de neuf textes
publiés dans la presse entre 1982
et 1987 mais jamais réunis
en volume. Cinq d’entre eux
composent un feuilleton délirant
intitulé « Rassemblement ».
Où l’on voit l’auteur s’amuser
avec des personnages loufoques,
inquiétants, obsédés. Moins
ludiques, plus poignantes sont
les quatre nouvelles intercalées
entre chaque épisode
du feuilleton. Un vigile au grand
cœur fatigué par la vie,
une jeune femme obsédée
par les vespasiennes, un garagiste
persuadé d’être le sosie
d’un comique… Le style Enard est
là. Phrases courtes, sens du détail,
dialogues au cordeau. Encore !
B. C.
de l’accent russe de l’aïeule Niania.
Le tournant de l’histoire a lieu
pendant la Seconde Guerre mondiale, et il est étroitement connecté au territoire du livre, dont procède son architecture.
Élitisme trompeur
L’hôtel particulier de la rue de
Grenelle, dans le VIIe arrondissement de Paris, constitue bien plus
qu’un décor. Là encore, la façade
porte les signes d’un élitisme
trompeur : quartier huppé, au
cœur de la vie intellectuelle et artistique française. Mais c’est un
univers clos, protégé, fortifié. Un
palais sans luxe, biscornu, un peu
décati, dont les habitants ne franchissent la porte qu’en grappe, entassés dans une Fiat 500. Un ventre
maternel où les enfants se serrent,
dorment à même le sol dans la
chambre des parents, se lavent
peu, passent leur temps à d’étranges et complexes divertissements.
La grand-mère se fait appeler
Mère-Grand. Frappée de poliomyélite, elle s’acharne à traiter
son handicap par le mépris. Ses
enfants sont ses béquilles, mais
c’est sa force à elle qui tient la maisonnée. Chez Myriam Boltanski,
on voyage sans sortir de la voiture
et on n’appréhende le monde extérieur qu’à l’âge adulte. D’école,
d’éducation même il n’est jamais
question, un paradoxe lorsqu’on
voit la trajectoire des rejetons. Le
« kibboutz » de Grenelle suffit à
former les caractères.
Le livre de Christophe Boltanski
suit le plan de la maison, chaque
chapitre ouvre la porte d’une nouvelle pièce. On avance ainsi pas à
pas vers le cœur du mystère, un
faux palier de quelques marches
33
Tout Lafon chez Buchet
Au nom de tous les miens
LA CACHE
De Christophe
Boltanski,
Stock,
335 p., 20 €.
jeudi 10 septembre 2015
Christophe Boltanski, dans son appartement parisien, le 31 mars 2015.
JULIEN FALSIMAGNE
dissimulant « la cache ». Pendant
la guerre, le grand-père, menacé
par la traque des Juifs, organise sa
propre disparition. Il divorce de sa
femme et s’en va, une nuit, en faisant assez de bruit pour que les voisins le remarquent. Mais où seraitil plus à l’abri qu’en plein cœur de
ce huis clos, de sa propre maison ?
Un retrait du monde qui va affecter
toute la famille, et pour longtemps.
L’histoire est vraie, les personnages existent, mais ce récit ne
pouvait tenir que dans un roman.
Les souvenirs d’un enfant, ajoutés
à ceux de ses aînés, composent un
tableau impressionniste, subjectif, riche aussi de ses zones d’ombre et de ses pièces manquantes.
D’une plume délicate et prudente,
Christophe Boltanski a écrit le roman vrai de sa tribu comme on
revisite une maison fantôme.
L’hôtel de la rue de Grenelle est
encore debout, mais son âme vit
aujourd’hui dans un livre. ■
L’EXISTENCE PRÉCAIRE
DES HÉROS DE PAPIER
De Jean-Pierre Enard,
Finitude, 126 p., 13,50 €.
JUGAN
De Jérôme Leroy,
La Table Ronde,
220 p., 17 €.
PAR BENOÎT DUTEURTRE
S
ES ROMANS se succèdent
un peu comme ceux de
Simenon : variés dans les
sujets, constants dans la tonalité, parfaits dans la forme. À cinquante ans, Jérôme Leroy
montre une telle maîtrise de l’art romanesque qu’on s’étonne seulement
qu’il n’ait pas encore obtenu un
grand prix littéraire, ni les applaudissements bruyants que la critique
réserve à d’autres. Peut-être justement parce que ses livres, comme
ceux de Simenon, ont cette simplicité du grand art, que d’aucuns
confondent avec la facilité. Leroy
n’en continue pas moins de produire, régulièrement, des romans réalistes, des romans politiques, des
romans sociaux, des romans d’anticipation qui dressent le tableau
d’une époque sombre, sans horizon,
totalitaire à sa façon, où les êtres tentent de vivre et de s’aimer au risque
de se faire piéger. L’extraordinaire
fluidité de son écriture atténue toutefois ce sentiment de noirceur,
comme si le rythme du récit, la force
des personnages, l’irrésistible envie
de connaître la page suivante nous
rappelaient que le plaisir de la littérature est aussi vrai que les plus sombres intrigues.
Jugan, titre de ce nouveau roman,
est le nom du personnage principal :
Joël Jugan, l’un de ces jeunes gens
qui, au temps d’Action directe,
rêvaient d’imiter leurs aînés de la
Gauche prolétarienne en se montrant plus violents encore, plus intransigeants dans leur combat révo-
lutionnaire. Son jusqu’au-boutisme
l’a conduit au meurtre et à la prison.
Le récit commence vingt ans plus
tard, au moment de sa libération
conditionnelle. Revenu dans sa ville
natale de Noirbourg, Cotentin, ce
personnage horriblement défiguré
(on comprendra pourquoi) retrouve
ses anciens camarades de lutte devenus médecins ou professeurs, tous
apeurés par ce meneur qui n’a rien
renié de ses pulsions mégalomaniaques. Recruté dans un centre social, il
va dès lors entraîner dans de sombres
projets une petite Beurette en mal
d’émancipation familiale, envoûtée
par son « magnétisme effrayant ».
Distance et proximité
Pour donner au drame le mélange de
distance et de proximité qui fait les
bons romans, Leroy nous le fait raconter par un autre habitant de
Noirbourg, témoin de cette tragédie.
Séjournant sous le soleil méditerranéen où il espérait « oublier des mois
de ciel gris et de crachin », il se remémore ce drame qui ramène ses pensées en Normandie. Le texte impeccablement mené ne vaut pas
seulement par l’intrigue, mais aussi
par son tableau de la province et des
décennies successives : du gauchisme des seventies à celui des années
1980 ; du décor des banlieues poussées en pleine campagne à la décomposition d’« un paysage frappé par la
fin du monde » ; du temps de l’immigration à celui des communautés,
comme celle dont Assia voudrait
s’échapper – quitte à tomber entre
les griffes d’un personnage vraiment
diabolique. ■
HÉDI KADDOUR
LES
PRÉPONDÉRANTS
rom a n
GALLIMARD
Rentrée littéraire Gallimard
Hédi
Kaddour
Les Prépondérants
« Un livre merveilleusement romanesque, l’un des grands textes
de la rentrée. »
Raphaëlle Leyris, Le Monde des Livres
« Les Prépondérants est un récit d’aventures, de politique
et de désir. Hédi Kaddour sème des héros saisis par la grâce
et la tristesse, inoubliables. »
Olivier Mony, Le Figaro Magazine
gallimard.fr/rentreelitteraire I facebook.com/gallimard
A
JÉRÔME LEROY Un ex-leader d’extrême gauche sort
de prison et retrouve, vingt ans après, ses anciens camarades.
Dessin Artus de Lavilléon d’après photo Catherine Hélie © Gallimard
Magicien du noir
jeudi 10 septembre 2015 LE FIGARO
34
La Tunisie décernera son prix Goncourt
ON EN
parle
LE 27 OCTOBRE, LA DERNIÈRE
SÉLECTION SERA ANNONCÉE
AU MUSÉE DU BARDO, À TUNIS,
EN MÊME TEMPS QUE LE LANCEMENT
DU « GONCOURT TUNISIEN ».
HISTOIRE
littéraire
La dernière sélection du prix
Goncourt sera annoncée le mardi 27 octobre. On connaîtra alors
les quatre finalistes. Mais cette
année, l’académie a voulu marquer le coup et quitter le salon
du restaurant Drouant, rue
Gaillon, pour faire cette annonce.
Bernard Pivot, le président, accompagné de certains membres
du jury, se rendra pour l’occasion en… Tunisie. Trois raisons à
cette communication exceptionnelle. D’abord, la solidarité
avec le peuple tunisien - la liste
sera donc dévoilée au Musée du
Bardo, à Tunis, là même où un
groupe djihadiste a commis un
attentat. Ensuite, ce sera l’occasion de lancer, après les Goncourt polonais, italien, roumain,
serbe, suisse, le « Goncourt tunisien » (le lauréat sera désigné
parmi les quinze de la première
liste du Goncourt par un groupe
d’universitaires et d’étudiants).
Enfin, troisième raison, la création de ce prix doit montrer à
quel point l’académie effectue
« un travail immense autour de
la francophonie ».
MOHAMMED AÏSSAOUI
Les Barbares dans la Ville éternelle
ESSAI À travers l’histoire des sacs successifs de Rome, une réflexion sur la fragilité des civilisations.
JACQUES DE SAINT VICTOR
ROME FACE
AUX BARBARES.
D’Umberto Roberto,
traduit de l’italien
par Yann Rivière,
Seuil, 448 p., 24 €.
E
N 410 APRÈS J.-C., le
roi barbare Alaric
s’empare de Rome.
C’est un séisme. Les
citoyens de l’Urbs
étaient convaincus que ce chefd’œuvre de la civilisation antique
était une Ville éternelle. Lorsqu’il
apprendra le sac de Rome, saint
Jérôme s’effondrera : « Elle est
prise, la ville qui a pris l’univers
entier. » L’aristocratie sénatoriale
accusa les chrétiens. Ce désastre
était une vengeance des dieux.
Saint Augustin, de sa lointaine
province d’Afrique, décida de
prendre la plume pour répondre à
ces graves accusations : la Cité de
Dieu n’est pas une cité terrestre.
Même la plus grande des cités,
celle des Césars et des divinités
païennes, est destinée à la ruine.
Seule la cité céleste est le lieu de
l’éternité.
Pendant des siècles, les réflexions sur le sac de Rome ont
servi aux auteurs à méditer sur le
sort de la civilisation. L’historien
Umberto Roberto, qui revient dans
cette passionnante histoire des
sacs de Rome sur cet événement
de 410, apporte de subtiles nuances par rapport aux récits classiques. Ce « sac d’Alaric » n’a pas,
selon lui, « changé le visage » de
Rome. Ou plutôt, si la cité a changé, c’est parce qu’elle est devenue
plus chrétienne encore. Les lieux
saints ont été protégés par les
Barbares, d’obédience arienne,
tandis que les temples païens ont
été incendiés et pillés. Les papes
vont renforcer la présence du
christianisme et les historiens anglais ont pu parler de « Renaissance du Ve siècle ». Au fond, le sac
d’Alaric a profité au christianisme
à Rome, jadis « Vatican du paganisme », selon le mot de Peter
Brown.
Épisodes sanglants
Ce bel essai historique sur les sacs
de Rome, depuis celui des Gaulois, au IVe siècle avant J.-C., jusqu’à celui du connétable de Bourbon en 1527, qui marque la fin de
l’indépendance de la péninsule
jusqu’au XIXe siècle, ne reprend
cependant pas entièrement la vision irénique d’un Peter Brown,
selon laquelle une « Antiquité
tardive » aurait conduit, par une
longue transition sans heurts profonds, de la cité antique à la cité
médiévale.
Cette étude des sacs de Rome
souligne l’ambiguïté de ces tragédies. Certes, les Barbares qui se répandaient dans l’Empire romain
après le percement du limes en 378
à Andrinople n’étaient pas tous
des « envahisseurs », comme le dit
Umberto Roberto ; ce furent
même, selon ce dernier, des
« masses de réfugiés » qui fuyaient
des Barbares encore plus brutaux,
comme les Huns d’Attila. Pour-
Sir Winston Churchill
et le général
de Gaulle, le 12 janvier
1944 à Marrakech..
« L’autocrate »
respecté
RUE DES ARCHIVES
vachard : « De Gaulle est bien mieux
depuis qu’il a perdu une bonne partie
de son complexe d’infériorité. »
L’aversion de Roosevelt
DOCUMENT Les relations entre de Gaulle
et les Anglais ont toujours été difficiles.
Des documents inédits exhumés des archives
britanniques le confirment.
JEAN-MARC BASTIÈRE
DE GAULLE VU
PAR LES ANGLAIS
De François Malye,
Calmann-Lévy,
250 p., 19,50 €.
L
ES RELATIONS tumultueuses – sinon acrimonieuses – du général de
Gaulle avec les Anglais
ont duré près de trente
ans, de son arrivée à Londres le
9 juin 1940 jusqu’à sa démission
de la présidence de la République,
en 1969.
De fait, plusieurs milliers de dépêches ou de rapports, conservés
aux archives nationales britanniques à Kews, lui ont été consacrés
par les agents des services secrets
ou les diplomates de la Couronne.
Ces documents, exhumés et mis
en perspective par François
Malye, permettent de comprendre
le point de vue de nos voisins
d’outre-Manche. Rédigés dans le
vif de l’action, ils échappent à la
fadeur elliptique du langage diplomatique officiel et peuvent se
révéler très piquants.
Toute la culture et l’éducation
du général de Gaulle le poussent à
détester ceux auprès desquels il
vient quémander un soutien. Pas
facile ! Son caractère anguleux
n’arrange pas non plus les choses :
« Je n’ai aucune confiance dans les
Anglais : ils prennent et gardent une
attitude hypocrite », confie-t-il. Sa
stratégie vis-à-vis d’eux est simple : « Il faut taper sur la table, ils
s’aplatissent. » Aussi étrange que
cela puisse paraître, cela marchera. Les Britanniques finiront par le
respecter. Duff Cooper : « Sa superbe intransigeance avait une noblesse que je finissais, malgré moi,
par admirer. » Churchill : « Je
comprenais et j’admirais, tout en
m’en irritant, son attitude arrogante. » Harold Macmillan évoque
dans ses Mémoires « un homme
dont la personnalité était plus puissante que celle d’aucun autre Français ». Spears, qui se fâchera à
mort avec lui, nourrit malgré tout
à son égard « un respect et une
admiration que les événements
ultérieurs n’ont en aucune manière
atténués ».
tant, en vaguant dans l’Empire, ils
ont contribué à sa désarticulation.
Si Rome a pu supporter le sac de
410, elle ne s’est pas remise des
autres sacs des Ve et VIe siècles,
celui des Vandales en 455, puis celui des Ostrogoths et des Burgondes de 472, enfin celui de Totila
en 546. Ces épisodes sanglants
ont mis fin à la civilisation antique,
qui n’a pas voulu entendre un Cassandre chrétien comme Jérôme.
Romanus orbit ruit ! Rome court à
sa perte… Umberto Roberto rappelle en conclusion que tout cet
enchaînement de malheurs repose
sur l’absence de maîtrise de Mare
Nostrum : « La splendeur de Rome
reposait tout entière sur la sécurité
des voies maritimes. » ■
Il y a bien sûr des réserves. Selon
Antony Eden, « il donnait cependant […] l’impression d’avoir appris
la diplomatie à l’école de César Borgia ». Pour Macmillan, qui le compare à Louis XIV ou à Napoléon,
« c’est un autocrate de nature ».
Malgré leurs premiers accrochages, Churchill et de Gaulle se jaugent et s’estiment rapidement. Les
relations des deux hommes oscilleront entre démonstrations d’amitié
et violents coups de froid. Le premier ministre de retour dans Paris
libéré se laisse ainsi submerger par
l’émotion : « Winston n’a pas cessé
de pleurer un instant, et c’est avec un
déluge de larmes qu’il a reçu la
citoyenneté d’honneur de la Ville de
Paris. » Quelques semaines plus tôt,
il déclarait pourtant : « De Gaulle est
l’ennemi mortel de l’Angleterre. »
Peu après, dans un message top
secret, Churchill redevient plus
Un jour, dans un moment d’exaspération, Churchill lança à de Gaulle qu’il lui préférerait toujours Roosevelt. La réalité est plus nuancée.
Les Britanniques, malgré les apparences, ont toujours défendu
de Gaulle et le rôle futur de la France. Cela, non par sentimentalisme
mais pour des raisons stratégiques.
Une France indépendante représentait un verrou contre les visées
hégémoniques des Américains qui
menaçaient à terme leur empire
colonial. Roosevelt, on le sait,
détestait de Gaulle, qu’il traitait de
« prima donna ». Il pesa de tout son
poids sur Churchill pour qu’il rompe avec lui. Les diplomates britanniques s’y sont toujours opposés. Ils
démentirent notamment l’allégation récurrente selon laquelle le
général de Gaulle était fasciste. Ce
qui inquiétait les Américains, audelà de l’aversion personnelle de
Roosevelt, c’est l’obstacle, même
modeste, que la France aurait pu
constituer à leurs visées.
Quand en 1946 le général
de Gaulle claque la porte, c’est le
soulagement. Les diplomates sont
persuadés qu’il est fini. Son retour
en 1958 est une très mauvaise
nouvelle pour les Britanniques.
L’ambassadeur Pierson Dixon
écrit en 1960 qu’il va falloir s’entendre avec lui, « ce qui ne s’annonce pas facile ». En effet. ■
Flamboyante Espagne catholique
ESSAI Un tableau magistral et complexe de l’hyperpuissance espagnole au XVIe siècle.
PAUL FRANÇOIS PAOLI
A
LE SIÈCLE D’OR
DE L’ESPAGNE
De Michèle Escamilla,
Tallandier,
846 p., 29,90 €.
Q
UEL FUT le secret de
la grandeur et du
rayonnement espagnols au XVIe siècle ?
Voilà la question à laquelle tente de répondre l’historienne Michèle Escamilla dans cet essai en forme de
synthèse magistralement écrit,
mais difficile d’accès pour qui n’est
pas familier de l’histoire de l’Espagne. On a parfois l’impression que
Michèle Escamilla, qui a publié voilà
quinze ans avec Pierre Chaunu une
biographie de Charles Quint faisant
autorité (1), ne s’adresse qu’aux initiés, et c’est dommage tant le sujet
est passionnant.
À travers quatre figures qui se
sont succédé à la tête de l’Espagne,
Isabelle de Castille et son mari, Ferdinand d’Aragon, puis Charles
Quint et son fils Philippe II, l’auteur
embrasse les principaux conflits
stratégiques et dynastiques, mais
aussi théologiques et religieux, qui
ont mobilisé l’Espagne des rois catholiques.
Dites-moi qui sont vos ennemis,
je vous dirai qui vous êtes ! Dans le
Sud, les ennemis de l’Espagne, qui
vient d’achever la Reconquista avec
la prise de Grenade en 1492, sont les
Barbaresques qui emmènent en
captivité les chrétiens pour en faire
des esclaves, et, plus à l’est, les
Turcs de l’Empire ottoman qui seront vaincus à la bataille de Lépante
en 1571. Victoire fêtée dans la liesse
au sein d’une Chrétienté dont l’Espagne est perçue comme le fer de
lance face à l’infidèle musulman,
même après les divisions engendrées par la Réforme. Car qui dit Espagnol, Michèle Escamilla insiste
sur ce point, dit catholique. Un catholicisme qui n’est pas une
croyance comme une autre mais
constitue la manière d’être et de
respirer de tout un peuple, depuis
les nobles jusqu’aux paysans.
Pour l’historienne il ne fait pas de
doute que la puissance de l’Espagne
est liée à sa ferveur religieuse.
Michèle Escamilla consacre de belles pages à l’affrontement entre
Charles Quint et Luther où elle tente
d’appréhender le destin de ces
hommes pour lesquels Dieu n’est
pas un sujet de conversation mais
une raison de vivre et de mourir.
Figures saillantes
Isabelle Ire de Castille, reine
d’Espagne de 1451 à 1504. Détail
d’un retable espagnol, vers 1500.
GRANGER NYC/RUE DES ARCHIVES
Une des forces du livre réside
d’ailleurs dans ses portraits. Ainsi
de celui de Jeanne la Folle, la mère
de Charles Quint, ou du moine
franciscain
Cisneros,
proche
conseiller d’Isabelle de Castille,
personnages dont s’inspira Montherlant pour sa pièce Le Cardinal
d’Espagne. Ou encore Alonso
de Contreras, va-nu-pieds qui
s’engage à treize ans dans les troupes royales parties combattre les
protestants aux Pays-Bas. « Héros
de la guerre de Trente Ans, il fréquente les plus hauts personnages et
finit chevalier de Malte », écrit
l’auteur qui tente de saisir l’âme
d’un peuple à travers ces figures
saillantes que sont les aventuriers,
les mystiques ou les chefs de guerre.
Le XVIe siècle espagnol ? Un excès de force et de vitalité qui n’était
pas fait pour durer. « Nous avons
voulu être le glaive de Dieu sur la terre, ce qui était naturellement vouloir
trop. Mais ce fut un vouloir très différent du vouloir être des maîtres du
monde à la manière perse, macédonienne, romaine, française, anglaise,
allemande ou moscovite », écrivait le
philosophe Miguel de Unamuno. Il
concluait : « Espagne, ton royaume
n’est pas de ce monde. » ■
(1) Chez Fayard.
LE FIGARO
L’histoire
du christianisme
ressemble à un récit
de science-fiction »
EMMANUEL CARRÈRE AU QUOTIDIEN MADRILÈNE
« EL MUNDO », À L’OCCASION DE LA TRADUCTION
DU « ROYAUME » EN ESPAGNOL.
FRANÇOIS BOUCHON/LE FIGARO
Retrouvez sur Internet,
chaque mardi,
la chronique
« Livres pour
la jeunesse ».
@
SUR
WWW.LEFIGARO.FR/
LIVRES
LE CHIFFRE DE LA SEMAINE
920
de pages de la réédition, aux Éditions Motifs,
d’Une tragédie américaine (1925),
l’un des cinq grands romans
de l’écrivain américain Theodore Dreiser (1871-1945).
THRILLER Le premier flic de France face à son passé de barbouze en Afrique
et aux meurtres rituels d’un tueur en série effrayant.
J
doit garder un œil sur sa petite
sœur, Gaëlle, pseudo-actrice prête à
toutes les provocations pour nuire à
la famille. Ce qui nous vaut quelques
scènes enlevées dans des communautés échangistes et sado-maso…
BRUNO CORTY
[email protected]
EAN-CHRISTOPHE Grangé,
le roi du thriller français, est
de retour, trois ans après
Kaïken, avec un pavé de
800 pages intitulé Lontano.
Un roman coup-de-poing dans
lequel il est question des péchés du
premier flic de France, Grégoire
Morvan. Cet homme de fer capable
de grande violence est l’incarnation
de la « Françafrique », de ses secrets
les plus troubles et le bras armé de la
République. C’est aussi un héros qui
a mis fin, dans les années 1980 au
Zaïre, à une série de meurtres rituels
particulièrement atroces commis par
un Blanc.
Alors que « l’Homme-clou » est
mort depuis longtemps, des cadavres mutilés sont retrouvés en
France, notamment sur une base
militaire en Bretagne et à Paris, juste en face des locaux du Quai des
Orfèvres. Pour résoudre au plus
vite l’énigme de ces corps transformés en fétiches, vidés de leurs organes et maquillés de clous et de
tessons, Morvan confie l’affaire à
un flic de la Crime qui n’est autre
que son fils Erwan !
Il lui demande aussi de surveiller
son autre fils, Loïc, trader qui se noie
dans la drogue au lieu de surveiller
les actions paternelles en Afrique,
dont le cours s’envole sans raison
logique. Enfin, le costaud Erwan
Moments de bravoure
Grangé, au sommet de sa forme,
réussit à boucler son affaire sans
nous perdre en route. Il multiplie les
moments de bravoure et les images
chocs. Son flic, Erwan, est un personnage connu dans son univers :
solitaire, torturé et tenace. La grande nouveauté, c’est que le romancier ne se limite plus, cette fois, à un
face-à-face tueur-flic mais s’amuse
à mettre en scène une famille à michemin des Atrides et des Borgia…
Arrivé à la dernière page, quand
Erwan annonce à son père son intention de partir pour l’Afrique, on
comprend que tout n’est pas réglé.
Ce que nous confirme l’auteur des
Rivières pourpres et de L’Empire des
loups. « J’ai déjà remis à mon éditeur
la deuxième partie de ce roman. Elle
devrait sortir chez Albin Michel au
premier trimestre 2016. Ce sera un
roman dont l’action sera aux deux
tiers située en Afrique, sur les terres
de “l’Homme-clou”. Il fera encore
800 pages. » Le cauchemar ne fait
donc que commencer ! ■
Jean-Christophe Grangé dans le studio du Figaro.fr, à Paris, le 18 juin 2015.
FRANÇOIS BOUCHON/LE FIGARO
+
» Retrouvez l’interview
de Jean-Christophe Grangé
sur www.lefigaro.fr
« Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur » Beaumarchais
Les livres donnent le goût de la France
HAFID AGGOUNE Un professeur de collège écrit à Anne Frank pour lui confier son désarroi.
ASTRID DE LARMINAT
[email protected]
C’
EST UN ROMAN
sous forme de
lettre, une unique et longue
lettre adressée à
Anne Frank par un professeur de
français. Il veut mettre fin à ses
jours mais auparavant il a besoin
de se confesser.
S’il choisit d’écrire à Anne
Frank, c’est parce que l’un de ses
élèves a brûlé ostensiblement en
classe le Journal que cette jeune
Juive avait tenu pendant la guerre
avant de mourir en déportation.
Or ce B. Jahrel n’était pas n’importe quel collégien. Le narrateur
lui avait donné des cours bénévolement pendant deux ans. Le mau-
vais élève était devenu un garçon
prometteur, ouvert, curieux, avide
de lectures. Son professeur en était
fier. Jusqu’à ce jour où il sortit son
briquet et mit feu aux pages du
Journal de la petite Anne. Tout ce
en quoi l’enseignant croyait,
l’émancipation par les livres et
l’éducation, s’écroula. La violence
de la déception le poussa à demander l’expulsion immédiate de
l’adolescent. Six mois plus tard,
B. Jahrel commettait un attentat
meurtrier. Le professeur de lettres,
qui « ne croit pas en Dieu mais en
l’Homme et en la Femme seuls responsables du bien et du mal de notre
monde », est écrasé de culpabilité :
il a échoué dans sa mission.
L’intérêt de ce livre ne réside pas
tant dans ce que l’auteur de la lettre dit d’Anne Frank que dans ce
POCHE
Le salut par la littérature
« Il a suffi de quelques livres pour
que je me sente français », note-til. Ce texte est une ode à la lecture,
qui agrandit le monde, et aux écrivains qui furent autant de pères de
substitution pour ce garçon que les
coups, les hurlements, les insultes
et les crachats reçus du sien
avaient plongé dans le mutisme. Il
est devenu enseignant pour transmettre et « contribuer à changer le
monde à la racine ». La dérive cri-
minelle de son élève a tué ses rêves. Il ne peut plus croire au salut
par la littérature.
Mais ce qu’il y a de plus touchant
et singulier dans ce texte de Hafid
Aggoune, c’est la reconnaissance et
l’amour que le narrateur exprime
pour son père, cet homme qui le
terrorisait et dont il avait si souvent
souhaité la mort. Avec le recul des
ans, il comprend que ce père a fait
ce qu’il a pu, lui qui craignait pardessus tout que ses fils ne deviennent ouvriers comme lui. Même
dans ses coups et ses injures, il y
avait de l’amour, écrit-il. Il rend
hommage à celui qui lui a fait aimer
la France, qui n’a pensé qu’à sa
femme et à ses enfants, n’a jamais
flanché devant les duretés de l’existence, a hissé ses fils au plus haut
qu’il pouvait. C’était un homme. ■
littéraire
JEUNESSE
Survivre
C’est une première qui fait figure
d’événement dans le monde
débordant d’idées de la littérature
jeunesse. Quatre auteurs
de Nathan et de Syros se sont
associés pour proposer une série
écrite à huit mains, à raison
d’un volume chacun. Voici donc
U4, dont les quatre premiers
titres sortent simultanément.
L’intrigue ? Apocalyptique !
Un virus mortel a décimé
la population mondiale.
Seule une partie des 15-18 ans
en a réchappé, ainsi que certains
adultes, hostiles, que
l’on ne distingue guère sous leur
combinaison étanche. Eux veillent
à l’approvisionnement
et vont bientôt employer la force
contre les plus rétifs. L’histoire
est racontée par la voix de quatre
adolescents d’emblée
très attachants. Anciens adeptes
d’un jeu vidéo, ils ont reçu,
avant que les ordinateurs
ne s’éteignent définitivement,
un message les enjoignant
à rallier la capitale pour
un rendez-vous qui leur donnera
peut-être la possibilité
de reprendre en main leur destin
ravagé. Voici donc la Bretonne
Koridwen, sous la plume
d’Yves Grevet, qui rejoint Paris
en tracteur, Yannis, imaginé
par Florence Hinckel, qui quitte
Marseille en proie aux bandes
de pillards et rejoint bientôt
à Lyon Stéphane, l’héroïne
de Vincent Villeminot. Elle
a découvert que les survivants
devaient leur salut à un vaccin
contre la méningite. À Paris, où ils
seront réunis, Jules, le personnage
de Carole Trebor, va faire le lien.
Sa mécanique bien huilée
et l’extrême maîtrise du dispositif
narratif font indéniablement
de cette série très incarnée une
réussite. Elle est néanmoins
à réserver aux lecteurs plus âgés
en raison de sa violence que les
auteurs n’édulcorent jamais. F. D.
U4
D’Yves Grevet,
Florence Hinckel, Carole Trebor
et Vincent Villeminot,
Nathan/Syros, 16,90 € le volume
(à partir de 14 ans).
CURIOSITÉ
Entre capoeira et cachaça
LA BOUTIQUE
AUX MIRACLES
De Jorge Amado,
traduit du portugais
(Brésil) par Alice Raillard,
J’ai Lu , 448 p., 8,40 €.
qu’il raconte de sa propre éducation. Né en France mais originaire
d’Afrique du Nord, avec du sang
kabyle, berbère, andalou, juif, il
s’était jeté à corps perdu dès l’enfance dans la lecture. En effet, lorsqu’il le voyait plongé dans un roman, son père le laissait tranquille.
EN VUE
Il est bon, de temps à autre,
de se retourner vers la littérature
baroque contemporaine, constituée
de romans luxuriants, foisonnant
de personnages pittoresques
au lyrisme délirant. Paru en 1969,
La Boutique aux miracles fait partie
de cette famille de livres, où se
coudoient Le Royaume de ce monde
d’Alejo Carpentier et Cent ans
de solitude de García Márquez,
notamment. Le protagoniste est
Pedro Archanjo, un métis poète,
philosophe au grand cœur,
ethnologue des gens de peu
et figure populaire de Salvador
de Bahia. Au début du XXe siècle,
ce « franc buveur » rebelle,
grand coureur de jupons a écrit
quatre livres tirés à très peu
d’exemplaires, dont La Vie
populaire à Bahia, tous oubliés
depuis longtemps. En 1968,
vingt-cinq ans après sa mort,
un Prix Nobel américain, fictif
Roland Barthes pour les nuls
lui aussi, exhume l’œuvre d’Archanjo,
en affirmant qu’elle a exercé
une influence déterminante sur ses
travaux. Le Brésil et le monde entier
se ruent sur ses quatre petits livres
réédités qui lui assurent une gloire
post mortem. En brefs chapitres,
Amado revient sur le destin
de cet homme et de sa « boutique
aux miracles », accompagné de son
ami Lídio Corró qui illustre en peinture
des récits de miracles. Le roman
est un hymne la culture populaire
de Bahia, sous toutes ses formes,
sous tous ses métissages : musiques,
contes, cérémonies et offrandes
du candomblé… Défile ici tout
un peuple de santonniers, de maîtres
de capoeira, de prostituées,
de babalaos. Ce « Mendiants
et orgueilleux » version brésilienne
s’achève dans une apothéose festive,
en un délire des corps dansants
sur fond de samba. À (re) découvrir
absolument. ■
T. C.
LE ROLAND-BARTHES
SANS PEINE
De Michel-Antoine Burnier
et Patrick Rambaud,
Chiflet & Cie,
116 p., 13,50 €.
En ce début de 1978, Roland Barthes
est une intouchable sommité
de la sémiologie littéraire, auteur
des déjà classiques universitaires
que sont Le Degré Zéro de l’écriture,
S/Z ou Le Plaisir du texte.
Un tandem de plaisantins (Patrick
Rambaud et Michel-Antoine Burnier),
qui avait déjà parodié quelques
stars des lettres (Aragon, Beckett,
Sollers, Deleuze et Guattari), publie
Le Roland-Barthes sans peine,
sorte de méthode Assimil pour
aider à comprendre sa langue.
Un an auparavant, dans
sa « leçon inaugurale »
de la chaire de sémiologie,
Barthes avait déclaré, avec
le tollé (ou l’admiration)
que l’on sait : « La langue,
comme performance de tout
langage, n’est ni réactionnaire,
ni progressiste ; elle est tout
simplement. » Ici nos deux
comparses s’en donnent
à cœur joie, parodiant le discours
de R. B., faux exemples à l’appui,
tirant à vue sur le lexique employé
(« le fumeux du texte ») ou les tics
typographiques (abus de l’italique
et du signe slash). Le tout est
agrémenté de résumés, d’exercices,
et complété par des « Devoirs
de gymnastique textuelle ».
Quelques illustrations : « Comment
t’énonces-tu, toi ? », traduction
française : « Quel est votre nom ? » ;
« Quelle “stipulation” verrouille,
clôture, organise, agence l’économie
de ta pragma comme l’occultation
et/ou l’exploitation de ton
ek-sistence », soit : « Que faitesvous dans la vie ? » ; ou encore :
« (J’) expulse des petits bouts
de code », c’est-à-dire : « Je suis
dactylo »… Une réédition
(même si le texte est « daté »)
qui détonne au cœur
de la célébration du centenaire
de Roland Barthes. ■
T. C.
A
ANNE F.
De Hafid Aggoune,
Plon,
148 p., 15,90€.
35
c’est le nombre
Grangé au cœur des ténèbres
LONTANO
De Jean-Christophe
Grangé,
Albin Michel,
777 p., 24,90 €.
jeudi 10 septembre 2015
jeudi 10 septembre 2015 LE FIGARO
36
L’HISTOIRE
de la
semaine
EN MARGE
littéraire
LE JURY A DÉVOILÉ SA PREMIÈRE
SÉLECTION COMPOSÉE
DE 18 ROMANS ET DE 8 ESSAIS.
SEULS DE VIGAN, LIBERATI ET SANSAL
SONT AUSSI SUR CELLE DU GONCOURT.
Prix Renaudot : 18 romans dans la course
Après l’académie Goncourt, le
jury du prix Renaudot s’est réuni
le 8 septembre pour établir sa
première sélection. Les délibérations furent longues, très longues. Ce qui a abouti à une… longue sélection composée de dixhuit romans et de huit essais
(voir lefigaro.fr/livres). GeorgesOlivier Châteaureynaud, secrétaire général, nous avait prévenus : « Les premières sélections
sont des “listes de courtoisie”. »
On fait une petite place à des
amis, on met en avant des découvertes, on n’élimine pas trop.
Et on marque sa différence. Cette
liste du Renaudot se distingue de
celle du Goncourt. Les Renaudot
ont retoqué Christine Angot,
mais ils ont distingué Grasset
(trois titres contre zéro). Ils ont
aimé Laurent Binet. Seuls
Delphine de Vigan, Simon Liberati
et Boualem Sansal figurent dans
les deux sélections. Mais avec les
jurés du Renaudot, rien n’est
jamais fixé. Ils pourraient tout
chambouler lors de la deuxième
sélection. « On ne s’interdit rien »,
dit Georges-Olivier Châteaureynaud.
MOHAMMED AÏSSAOUI
Christophe Malavoy : « Cette BD
aurait fait rire Céline »
ENTRETIEN L’acteur, qui est aussi
réalisateur et auteur, a écrit le scénario
d’un album adapté des trois livres de Céline
qui racontent sa fuite en Allemagne en 1944.
PROPOS RECUEILLIS PAR
LA CAVALE
DU DR DESTOUCHES
De Christophe
Malavoy (scénario)
et Paul et Gaëtan
Brizzi (dessin),
Futuropolis,
94 p., 17 €.
ASTRID DE LARMINAT
[email protected]
LE FIGARO. – Est-ce la guerre
de 14 et le livre que vous avez écrit
sur votre grand-père mort au front
qui vous ont conduit à vous
intéresser à Céline ?
Christophe MALAVOY. – En réalité, c’est après avoir adapté au cinéma une pièce de Jean-Claude
Grumberg, l’histoire d’une famille juive pendant la guerre,
alors que je me demandais ce que
j’allais faire ensuite, que j’ai pensé
à écrire sur Céline. Céline n’a
jamais été adapté au cinéma. De
grands réalisateurs ont essayé
– Fellini, Sergio Leone, Audiard,
François Dupeyron – mais tous
leurs projets ont échoué. L’œuvre
de Céline me procure le même
plaisir que celle de Fellini. Il y a
chez l’un et l’autre une dimension
poétique et comique qui donne à
voir la réalité mieux qu’une
œuvre réaliste, comme d’ailleurs
chez les plus grands auteurs : Shakespeare, Cervantès, Swift…
La réputation sulfureuse de Céline
ne vous a donc pas rebuté ?
Les paradoxes et les contradictions du personnage m’ont attiré.
J’ai voulu en savoir plus, dépasser
les idées reçues. J’ai lu son œuvre
intégralement, ainsi que son
épaisse correspondance et une
soixantaine de livres sur lui.
Céline interviewé
par deux journalistes
dans le jardin
de sa propriété
de Meudon.
Extrait d’une planche
de la bande dessinée
La Cavale
du Dr Destouches.
CHRISTOPHE MALAVOY,
PAUL ET GAËTAN
BRIZZI/FUTUROPOLIS
Même les livres antisémites ?
J’ai réussi à me procurer à l’étranger les pamphlets publiés entre
1937 et 1941, dont Céline avait interdit en 1945 qu’ils soient réédités. Ses invectives antisémites délirantes ne sont évidemment pas
ce qui m’intéresse. Elles sont lassantes, et leur excès même les
rend insignifiantes. Pourtant,
même dans l’outrance haineuse, il
a des éclairs de génie, des formules, des drôleries. Bagatelles pour
un massacre est un pot-pourri : au
milieu des diatribes contre les
Juifs, il y a des textes anticléricaux, antibourgeois, anti-impé-
rialistes, des critiques violentes de
l’école et du pouvoir, qui disent
des vérités. C’est un mélange effrayant, drôle et touchant. On ne
peut pas juger une œuvre littéraire
selon des critères moraux, me
semble-t-il. Et il faut se rappeler
que, comme beaucoup de grands
génies, Céline était un homme
malade, qui souffrait beaucoup
physiquement et était atteint
d’une sorte de folie.
Pourquoi avez-vous choisi
d’adapter ses trois derniers livres,
la trilogie que composent D’un
château l’autre, Nord et Rigodon ?
Parce qu’il y raconte de façon rocambolesque son voyage de neuf
mois à travers l’Allemagne nazie
jusqu’au Danemark, où il avait
caché son argent et dont il ne rentrera qu’en 1951 après avoir été
amnistié. Il quitte donc Paris le
17 juin 1944, par le train, avec Lucette, sa femme, et leur chat Bébert, direction Sigmaringen, où se
réfugient toutes les huiles de Vichy qu’au demeurant il détestait,
comme il détestait les Allemands
et Hitler. Céline, qui se considérait comme un chroniqueur, pas
comme un littérateur, observe un
monde qui s’écroule : c’est apocalyptique. Son récit est halluciné. Mais comme disait Gide, « ce
n’est pas la réalité que peint Céline,
c’est l’hallucination que provoque
cette réalité ».
Votre idée initiale était de réaliser
une adaptation pour le cinéma,
n’est-ce pas ?
Oui, et c’est toujours mon projet.
Au départ, j’ai écrit un scénario
dont j’aimerais faire un film d’animation, un film ludique qui traduirait l’aspect burlesque du récit célinien. J’ai ensuite écrit un livre
d’entretiens fictifs avec Céline,
Céline. Même pas mort !, dans lequel un personnage contemporain
l’interroge sur l’affaire Kerviel,
l’affaire Bettencourt, etc. Imaginer
Céline exprimer ce qu’il pense du
monde actuel, un monde policé où
l’on n’ose plus rien dire, où l’on
n’ose plus prononcer certains mots
sur les plateaux de télévision ou
même au restaurant, est salutaire.
Céline n’avait pas peur de déplaire.
Houellebecq a des points communs avec lui. Dans La Carte et le
Territoire, les Chinois sont dans la
Creuse ; chez Céline, qui pensait
que la race jaune supplanterait la
race blanche, ils débarquent à
Brest. Céline a été prophétique. Il
avait peu ou prou annoncé la « Star
Academy » par exemple. Il était
fou mais disait des choses vraies,
comme le bouffon shakespearien.
Votre BD commence par ces mots :
« Tout pour la danse, rien que pour
la danse. »
Céline a toujours aimé la danse et
les danseuses. La danse, c’est l’art
de la légèreté qui lutte contre la pesanteur des hommes alourdis par
leur bêtise. C’est le domaine de la
grâce. Il a écrit de nombreux arguments de ballets qui, à son grand
regret, n’ont jamais été mis en scène. Il n’est peut-être pas anodin
d’ailleurs que l’un de ceux qui lui
ont barré cette voie ait été juif. Il a
eu aussi des ennuis dans l’exercice
de son métier avec un médecin juif.
Pourtant, il admirait les Juifs et leur
intelligence, bien davantage que les
Aryens bêtes et butés.
Vous le présentez dans cet album
comme un type un peu fou mais
assez brave, pris dans une tornade
de figures bouffonnes qu’il observe
en retrait. N’avez-vous pas lissé
le personnage ?
Céline était comme ça. À côté
d’une profonde méchanceté, il y
avait en lui une vraie tendresse, et
même de la douceur et de la délicatesse. Sauf quand on l’échauffait ; alors il se lançait dans des
soliloques interminables. C’était
un observateur, il préférait rester
dans son coin, disparaître. Pendant la guerre, il n’a jamais commis de dénonciations personnelles. Comme le raconte la BD, il
habitait à Montmartre au-dessus
d’un couple de résistants, Robert
Champfleury et Simone Mabille,
qui lui demandaient de soigner
des résistants blessés ou torturés.
Ce qu’il a fait. Il savait qu’il y avait
des réunions du CNR dans cet appartement. Il n’a jamais rien dit.
Avez-vous pris des libertés
avec le récit de Céline ?
Quelques-unes, en essayant de
rester fidèle à son esprit. La scène
de dispute avec l’acteur collabo
qui l’accompagnait, Le Vigan, a eu
lieu, mais les dessinateurs, les frères Brizzi, l’ont imaginée à leur
manière, comme une bagarre de
dessin animé. L’esprit même de
Céline nous a autorisés à nous
amuser. D’ailleurs, sa veuve,
Lucette, à laquelle j’ai montré les
planches, m’a dit que cette BD
aurait fait rire Céline. Il faut dire
qu’elle est très positive…
A
Les obscénités proférées par écrit
peuvent-elles être transposées
en images sans tomber dans
la vulgarité ? Je pense à la scène
où un vieux Prussien à quatre
pattes et pantalon baissé se fait
fouetter par une petite fille.
Cette scène est décrite par Céline
dans Nord. D’ailleurs, la famille
qui est décrite dans ce passage et
dont il avait donné le patronyme a
porté plainte.
Pourquoi avez-vous choisi
pour illustrer votre scénario des
dessinateurs de dessins animés ?
De même que le style de Céline essaie de reproduire la beauté de
l’art chorégraphique, je voulais
des dessinateurs qui aient le sens
du mouvement et de la féerie. En
outre, le talent de caricaturiste des
frères Brizzi est parfaitement
adapté au burlesque célinien. Leur
dessin est aussi très réaliste et
fourmille de détails authentiques
sur les habitudes de Céline et les
événements historiques. ■
Pour sa première bande
dessinée en tant
que scénariste,
Christophe Malavoy
a choisi d’adapter
les trois derniers
ouvrages de l’auteur
de Voyage
au bout de la nuit :
D’un château l’autre,
Nord et Rigodon.
FRANÇOIS BOUCHON/
LE FIGARO
Bio EXPRESS
1952
Naît en Allemagne, où son
père, officier, est en poste.
1985
Son rôle dans le film de Michel
Deville, Péril en la demeure,
le révèle au grand public.
Il enchaîne avec La Femme
de ma vie de Régis Wargnier.
1990
Incarne Rodolphe dans
Madame Bovary de Chabrol
avec Isabelle Huppert.
1994
Joue l’abbé dans la pièce
de Montherlant La Ville
dont le prince est un enfant,
qu’il adaptera ensuite
pour la chaîne Arte.
1996
Publie un roman inspiré
de l’histoire de son grandpère mort en Champagne
en 1915, Parmi tant d’autres
(Flammarion).
2008-2009
Joue Romain Gary
seul en scène au théâtre.
2011
Parution de Céline. Même
pas mort ! (Balland), un livre
d’entretiens imaginaires
avec l’auteur de Mort à crédit.
2012
Participe au livre collectif
consacré à Lucette
Destouches, la veuve
de Céline : Madame Céline.
Route des Gardes.
2015
Publie la bande dessinée
La Cavale du Dr Destouches
(Futuropolis). S’est lancé
dans l’écriture d’un scénario
sur Voltaire.