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lefigaro.fr/livres littéraire JAVIER CERCAS JEAN-CHRISTOPHE GRANGÉ LLUIS GENE/AFP LA PASSIONNANTE HISTOIRE D’UN IMPOSTEUR DE LA DEUXIÈME GUERRE MONDIALE PAGE 32 LE PREMIER FLIC DE FRANCE DANS LA TOURMENTE PAGE 35 FRANÇOIS BOUCHON/LE FIGARO jeudi 10 septembre 2015 LE FIGARO - N° 22 110 - Cahier N° 3 - Ne peut être vendu séparément - www.lefigaro.fr Les nouveaux visages de la JEAN-CHRISTOPHE MARMARA/LE FIGARO rentrée Nos dix auteurs coups de cœur photographiés sur le toit des Galeries Lafayette Haussmann. DOSSIER 68 premiers romans paraissent ces jours-ci. Voici nos dix coups de cœur. PAGES 30 ET 31 AURENT BINET a fait irruption en 2010 avec un audacieux roman intitulé HHhH et consacré à l’assassinat du dignitaire nazi Reinhard Heydrich. Cet incontestable succès de librairie, prolongé par un autre livre sur la campagne de François Hollande et quelques judicieuses prises de position politiques lui ont assuré une place au soleil dans le microcosme parisien, du côté des écrivains qui pensent. Rien d’étonnant donc que le sujet de son nouveau roman tourne autour d’un prestigieux intellectuel dont on célèbre ces jours-ci le centenaire : Roland Barthes. Qui l’ignore ? L’auteur de Mythologies est mort des suites d’un accident causé par une camionnette de blanchisserie en 1980. Binet imagine qu’il a été assassiné. Pourquoi pas ? Reste à trouver le coupable. Un amoureux transi rencontré au Palace ? Un rival écarté du Collège de France ? Pour les besoins de son roman, l’auteur épouse résolument tous les codes du film policier : flics de répertoire, course-poursuite, assassinats rocambolesques, reparties lourdes de signification. Son commissaire Bourrel s’appelle Jacques Bayard. Il est flanqué d’un jeune universitaire, Simon Herzog. Vous aviez aimé OSS 117, Le Caire nid d’espions ? Binet vous propose La Septième Fonction du langage. Sous-titre : Paris, nid d’intellos. Et c’est parti pour 500 pages. Un roman sur le langage et l’on voudrait que l’auteur adopte le genre laconique ? Ce serait lui faire injure que de prétendre qu’il se contente de divertir. S’adonnant à la pochade, Binet n’en reste pas moins un sachant. Il est pénétré de la mission d’édifier, car il connaît le sens caché des mots : de la réalité derrière les apparences, du signifiant niché derrière le signe ; on est dans l’orbite de Barthes, ne l’oublions pas… LA CHRONIQUE d’Étienne de Montety Aussi n’est-on pas étonné, au milieu de scènes où l’on croise un Foucault d’opérette ou un Derrida de contrebande, de voir accourir à la rescousse Umberto Eco et son Lector in fabula et Roman Jakobson (et ses six fonctions du langage), dont le professeur Binet ne se prive pas d’exposer longuement les thèses. Fragments d’un discours ennuyeux… Il recompose même in extenso un colloque de l’université de Cornell, aux États-Unis, avec authentiques tenants de la french theory et échanges en anglais, non traduits bien sûr. Dans une rentrée littéraire, ça fait très, très chic. Patatras, Binet n’évite pas l’ornière qu’est le biopic. On oublie vite l’infortuné Barthes et sa mort mystérieuse pour plonger en Cinémascope dans ce qu’on appelle sur les radios périphériques « le meilleur des années 1980 ». Michel Foucault, l’eussiez-vous cru, est accompagné d’éphèbes, Sollers a évidemment un fume-cigarette. Althusser et sa femme, Hélène, jouent un jeu dangereux qui pourrait bien mal finir… Et selon vous, quelle est la couleur de la chemise blanche de Bernard-Henri Lévy croqué par Binet ? Barthes écrivait volontiers sur la photo (La Chambre claire), lui ne dédaigne pas le cliché, n’oubliant ni la DS noire de nos dix ans, ni le gâteau Savane, ni le Pastis 51, ni l’attentat de la gare de Bologne. On est injuste ; on trouve en effet çà et là quelques scènes qu’on peut croire fictives : p. 291, Sollers et Julia Kristeva assistent à un spectacle de marionnettes au jardin du Luxembourg. Voilà un assez bon résumé du roman raté de Binet : des pantins pour personnages, et de bout en bout du Grand Guignol. ■ LA SEPTIÈME FONCTION DU LANGAGE De Laurent Binet, Grasset, 495 p., 22 €. Philippe DELERM Rentrée littéraire A L Fragments d’un discours ennuyeux jeudi 10 septembre 2015 LE FIGARO 30 LE CONTEXTE L'ÉVÉNEMENT PHOTOS : JEAN-CHRISTOPHE MARMARA/LE FIGARO. REMERCIEMENTS : GALERIES LAFAYETTE HAUSSMANN littéraire 68 « C’est le nombre de premiers romans à paraître entre août et octobre 2015, soit 7 de moins qu’en 2014 pour la même période. Cela fait des années que je rêvais d’écrire un premier roman, une histoire intime, autobiographique… » XAVIER DURRINGER, 51 ANS, RÉALISATEUR DE « LA CONQUÊTE », AUTEUR DE « SFUMATO » (INTERVIEW VIDÉO DE LA LIBRAIRIE MOLLAT). Premiers romans : ANNE DUFOURMANTELLE Anne Dufourmantelle La fille de feu « Cette nuit, ma vie s’est détachée de moi. » C’est la confession d’Alexeï, un jeune New-Yorkais d’origine russe, après la défenestration d’une femme dont il ne connaissait que le regard plein de mystère. Le suicide de Natalia, la belle inconnue, au cours d’une party à Brooklyn Heights, l’obsède jusqu’au délire. S’y mêlent des cauchemars qui le torturent, des rêves régentés par le feu et l’incendie. Il décide alors de mener l’enquête, avec l’aide d’un ami hacker, membre du DDD’s Club, une société secrète russo-américaine dont les membres doivent tenir les shots de vodka, aimer le cinéma italien des années 1960 et réciter des poèmes de Rimbaud ou de Lermontov. Ses investigations le mènent à Paris. Il faut qu’il parle, exprime l’inexprimable ; parler, dit-il, « pour conjurer le pire ». Il se confie à Fleur, une psychanalyste du Quartier latin (il entend parfaitement le français grâce à sa mère, fille de Russes blancs née à Paris). Elle le reçoit plusieurs fois par jour. Angoisses, mystères, peurs… Alexeï essaie de comprendre. Il lui relate sa quête à travers l’Europe pour retrouver des témoignages sur Natalia, de Rotterdam à Moscou et Tbilissi en passant par cette petite ville du Caucase, où, enfant, il passait l’été en famille. Outre le feu, plusieurs leitmotive rythment ce roman haletant, plein de rebondissements, de fausses pistes : la photo d’une fillette du ghetto de Varsovie, un film soviétique sur les enfants abandonnés (Bouge pas, meurs, ressuscite de Kanevski)… Grâce aux éléments collectés par Alexeï, le personnage de Natalia prend de l’épaisseur et le puzzle se reconstitue : un frère mort d’overdose, une maison close spécialisée dans les « raffinements de la torture et du plaisir », le feu dans une grange… C’est Fleur, qui va permettre à Alexeï de percer le mystère qui le hante. Nous laissons au lecteur le soin de découvrir, au terme de ce roman mené avec maestria, l’épilogue, renversant. Thierry Clermont A Pas de rentrée littéraire sans premiers romans. Comme chaque année, les éditeurs lancent dans l’arène quelques dizaines de « primoromanciers » en espérant trouver parmi eux les grands noms de demain. Comme chaque année, Le Figaro littéraire propose sa sélection. L’ENVERS DU FEU, d’Anne Dufourmantelle, Albin Michel, 352 p., 20,90 €. ANTOINE DE MEAUX Antoine de Meaux Il était une fois la Révolution ELENA COSTA Elena Costa L’enfant du Lutetia Un écrivain est un magicien d’un genre un peu particulier, capable d’imposer à ses lecteurs son temps propre, ses fidélités secrètes et sa musique intérieure. Voyez Antoine de Meaux. Né en 1972, ce biographe remarqué de Michel Vieuchange publie un premier roman touffu ayant pour cadre la Révolution française. Il faut y entrer sans lenteur afin de se laisser étourdir. Les 50 premières pages forment un splendide morceau de bravoure. Elles peignent la sanglante journée du 10 août 1792 à Paris, au cours de laquelle le grand mouvement né en 1789 bascula définitivement dans la Terreur. Aristocrates aux yeux clairs brûlés par les ténèbres de l’Histoire, Louis du Torbeil et Jean de Pierrebelle assistent, impuissants, à la chute de la monarchie française, l’un et l’autre épouvantés par les capacités criminelles de « la bête humaine emballée ». On les retrouve dans le Forez, le Lyonnais et le Velay, régions auxquelles leurs familles sont attachées. Là-bas, la pièce en train de se jouer à Paris révolte les consciences. Au printemps 1793, l’antique Lugdunum se soulève contre la Convention nationale et sa politique terroriste. Un à un, Antoine de Meaux jette dans la mêlée tous les personnages qu’il a patiemment introduits dans son récit : les anges et les démons, les loups et les brebis, les égarés, les humiliés, les désespérés. Toute cette noirceur ne l’empêche cependant pas de surprendre ses lecteurs en exerçant ses dons de pastelliste. Il y a des pages lumineuses et délicates, dans Le Fleuve guillotine. Une trame, des caractères, le souffle de la Grande Histoire : de la très belle ouvrage. Sébastien Lapaque Après Les Voyages de Daniel Ascher, de Déborah Lévy-Bertherat, qui fut l’une des bonnes surprises de la rentrée littéraire 2013, voici un autre premier roman au titre assez proche : Daniel Avner a disparu. Il est signé d’une jeune femme de 28 ans. C’est un livre court par son format (135 pages) mais dense par sa structure et son sujet. Daniel Avner raconte son histoire, celle d’un jeune Juif qui a échappé par miracle à une rafle qui envoya sa grand-mère, ses parents et sa sœur dans les camps de la mort. Il a été élevé par un grand-père qui l’obligea, des années durant, tous les jours, à se rendre devant le Lutetia, là où les familles attendaient que rentrent leurs proches de l’enfer nazi. L’enfant est frappé par son grand-père qui veut lui enseigner la douleur et l’interdiction d’oublier. Le récit de Daniel est construit sur différentes périodes de sa vie. Le temps est tout sauf linéaire. Éclaté, fragmentaire, il connaît de fulgurantes accélérations. Les zones d’ombre et les questions sont légion. La réalité est fragile, traversée de moments de doute. Daniel s’affame, dort à même le sol, se mortifie. « J’ai des moments d’absence pendant lesquels je demeure confiné dans ma mémoire, à tel point que je ne sais plus en quelle année nous sommes, que je ne distingue plus ce qui relève du passé et du présent. » Et puis il y a la rencontre avec Dora devant le Lutetia. Une histoire d’amour qui est consolation et culpabilité à la fois. Comment être heureux quand les siens ne sont plus que fumée et qu’on aurait dû être auprès d’eux ? Au chapitre 8, le récit change de voix. C’est son fils qui s’exprime et dit son malaise face à ce père qui refuse de le voir et de lui parler. Une autre façon de voir la Shoah s’exprime ici. Une autre manière de dire que les comptes ne sont pas soldés. Un refus de banaliser le sujet. On n’est pas près d’oublier Daniel Avner. Bruno Corty LE FLEUVE GUILLOTINE, d’Antoine de Meaux, Phébus, 438 p., 23 €. DANIEL AVNER A DISPARU, d’Elena Costa, Gallimard, 144 p., 13,50 €. LAURENT CARPENTIER SÉVERINE WERBA Laurent Carpentier L’exil est leur royaume Par commodité, on pourrait dire que Les Bannis est un roman familial, mais ce premier opus de Laurent Carpentier va bien au-delà du genre ; ou bien il le renouvelle. En remontant son arbre généalogique, en convoquant les fantômes, en remuant l’opacité déformée des souvenirs, les « terres gelées de la mémoire », le romancier a composé un récit étrange et poétique, aux tonalités multiples. Un camaïeu de gris tendre traversé par ses aïeuls, sur pratiquement cinq générations ; la plupart d’entre eux ont été des exilés, des déplacés, des déclassés, des exclus, voire des fusillés, des déportés ou des morts-nés. « Je suis venu de partout », nous confie-t-il au début de ce roman marqué du « sceau rouge » des bannis. Ce livre est leurs histoires, et quelles histoires ! Tout commence dans un hameau breton proche de Guingamp, berceau de la branche paternelle. Par la suite, nous nous retrouvons dans une bourgade des Alpes-Maritimes, au camp polonais de Sobibor, à Bucarest, au siège du PCF, à Corbeil-Essonnes et au PlessisRobinson, en Catalogne française où l’oncle Mathis, gardien de brebis, a choisi d’« épouser le temps des champs et des saisons ». Carpentier déroule avec habilité sa quête émotionnelle qui nous mène jusqu’à La Réunion, « île fourmillante et gaie », où a échoué un des frères de sa mère, Michel, bricoleur et touche-à-tout. Apparaissent au gré des pages, les uns après les autres : ses parents médecins, ses oncles, ses grandstantes, ses arrière-grands-mères… Le portrait le plus réussi et le plus poignant est celui du père, Jean, exclu du PC en 1966 et réhabilité en… 2008. On y ajoutera celui d’un grand-oncle, le résistant Jacques Solomon, fusillé par les Allemands. Carpentier fait revivre son arrestation et sa condamnation. Le narrateur confesse : « Tous ces personnages qui me racontent, comme un puzzle, dessinent le portrait de cet être laissé seul face au monstre dévorateur de la nuit. » Un portrait particulièrement réussi. T. C. LES BANNIS, de Laurent Carpentier, Stock, 277 p., 19,50 €. Séverine Werba Boris cet inconnu « Je ne viens pas d’une famille joyeuse », glisse Séverine Werba à un moment de son récit. Ce n’est pas un avertissement mais une manière pudique, encore voilée, de signaler la gravité de son sujet. Séverine Werba appartient à la troisième génération des victimes de la Shoah. De son grand-père Boris, Babar pour ses petits-enfants, qui le chérissaient, elle ne perçut longtemps qu’un sentiment de mystère. L’homme semblait être né à Paris où il n’avait pourtant habité qu’à partir de 1924 après avoir vécu en Russie puis à Berlin. Seuls signes tangibles et exotiques, Babar avait « un imperceptible accent », il se rendait une fois par semaine chez Goldenberg acheter du hareng et un odorant pain au cumin. Longtemps, la fillette n’a connu que cette version de l’histoire : « Boris avait une famille. Ils étaient morts en Russie. » La douleur contenue dans ces quelques mots avait anesthésié sa curiosité enfantine, mais l’indicible s’était ancré dans son esprit. Un jour, il faudrait qu’elle sache. À l’âge de vingt ans, Séverine, étudiante, s’installe un temps dans l’appartement parisien de ses grands-parents, désormais décédés. Elle se sépare de la bibliothèque remplie d’ouvrages en yiddish et en hébreu. Quelque chose de pesant s’en dégage. Elle ne se le pardonnera pas, car, devenue épouse et mère, le passé la rattrape et l’empêche d’avancer. Des rêves persistants lui livrent des bribes tragiques de la mémoire familiale. Commence alors la quête des disparus qu’elle raconte dans ce premier roman libérateur. La jeune femme épluche les archives, le dossier de naturalisation de Boris, retrouve la trace d’une grandtante et de sa fille arrêtées lors de la rafle du Vel’ d’Hiv et déportées. Elle se rend en Ukraine, sur les traces de ses arrièregrands-parents, de ses grands-oncles et tantes, de leurs enfants assassinés par balle et enterrés dans des fosses communes. Elle s’échine à retrouver leur trace, avec cette promesse de les conserver en elle, « à l’abri de l’oubli et du vacarme du monde ». Avec ce livre, ils sont à la maison. Françoise Dargent APPARTENIR, de Séverine Werba, Fayard, 258 p., 18 €. ■ Le facteur est passé À l’heure du tout numérique, il arrive encore que des manuscrits arrivent chez l’éditeur dans une enveloppe timbrée. La Poste a décidé de le faire savoir en créant, par l’intermédiaire de sa fondation, le prix Envoyé par La Poste. Cette distinction vise à récompenser « un manuscrit (roman ou récit) adressé par courrier, sans recommandation particulière, à un éditeur ». Pour cette première édition, présidée par Olivier Poivre d’Arvor, sept auteurs de la rentrée littéraire étaient en lice. C’est Alexandre Seurat (notre photo) qui l’a remportée avec La Maladroite (Le Rouergue). Pour son premier roman, ce professeur d’université s’est inspiré d’un fait divers récent. Il évoque le calvaire d’une fillette maltraitée et battue à mort par ses parents en faisant intervenir à tour de rôle tous les protagonistes de l’affaire. RENAUD MONFOURNY À SAVOIR LE FIGARO jeudi 10 septembre 2015 31 L'ÉVÉNEMENT littéraire 10 écrivains au sommet NATHALIE CÔTE Frédéric Viguier Au bonheur de la dame Nathalie Côte Le désarroi des petits-bourgeois Il faudrait inventer un mot pour qualifier ce livre envoûtant. Un mot pour décrire ce personnage de femme, jamais nommée, à la fois héroïne et anti-héroïne, agaçante et attachante. Le titre donne le ton : Ressources inhumaines. Dans la première partie, une fille de vingt-deux ans débarque comme stagiaire dans une grande surface commerciale. En moins d’un trimestre, elle devient chef du secteur textile. Mais ses méthodes laissent à désirer : elle dénonce un cadre et use de ce qu’on appelle la « promotion canapé ». Le personnage n’est pas franchement sympathique, mais on ne sait par quelle magie l’auteur, Frédéric Viguier, fait en sorte que le lecteur n’abandonne jamais cette histoire. Son récit ne cesse de résonner. À la fin de chaque chapitre, il y a une voix intérieure, celle de cette femme. « Je n’ai peut-être pas de caractère, mais j’ai une poche à remplir, et ça me donne tous les courages », pense-t-elle. Elle comble un vide abyssal. Plutôt susciter la haine que l’indifférence. Je suis détestée, donc j’existe. Dans la deuxième partie, on la retrouve vingt ans plus tard. Sa vie est passée sans saveur. Au magasin, on propose à un stagiaire rebelle – l’exact contraire de ce qu’elle est - une promotion. Est-ce une menace pour elle ? Une chance, peut-être ? L’essentiel est ailleurs : dans la relation qu’elle va nouer avec ce jeune homme. On passe alors de Ressources inhumaines à relations humaines. Frédéric Viguier décrit la grande distribution et les petites gens avec force et justesse. C’est son premier roman, mais il est rare de lire un premier livre aussi mature : la vie, les êtres, les espoirs et les frustrations, l’humanité… Tout cela sent l’expérience, la chair. Mohammed Aïssaoui La résidence de vacances avec piscine est un laboratoire idéal pour étudier les dysfonctionnements du rêve petitbourgeois. C’est au cours d’un séjour de ce genre, au contact de ses voisins de table et de baignade, que Nathalie Côte, scientifique de formation et compositeur de musique, douée donc d’une oreille très fine et d’un sens aigu de l’observation, a eu l’idée de ce roman. Deux couples de trentenaires déjà mûrs, qui voisinent pendant une semaine dans un village estival, se partagent la vedette de ce vaudeville qui oscille entre Flaubert et Houellebecq. Chacune dans son genre, les deux femmes sont des activistes du développement personnel. L’une est bien en chair et, à défaut de parvenir à maîtriser son poids et ses états d’âme, contrôle d’une manière excessivement maternelle son mari et ses enfants. Comme une petite fille qui jouerait encore à la dînette et à la poupée, elle rêve de cuisine chromée et d’enfants bien élevés, reproche à son mari de ne jamais demander d’augmentation, ce qui le conduira à faire quelques bêtises. L’autre est un avatar contemporain de Mme Bovary, une femme que toutes les autres envient, bodybuildée, pratiquant l’aqua-training après le bureau ; elle est mariée à un homme que tout le monde lui envie, qui donne les bains, fait la cuisine, attentionné et fantaisiste – mais qu’elle n’aime pas. Son drame est que ses parents ont divorcé quand elle était adolescente et qu’elle s’était juré de ne jamais en faire autant. Les hommes, eux, sont des bons gars, qui prennent la vie comme elle est. Ils sont gentiment amoureux de leur épouse qu’ils supportent avec humour. Le spectacle de ces couples en vacances prête à rire souvent, pas toujours. En tout cas, il est irrésistible et remarquablement mis en scène, reconstitué avec une précision et une distance froides mais non dépourvues d’une pitié tendre. Astrid de Larminat RESSOURCES INHUMAINES , de Frédéric Viguier, Albin Michel, 281 p., 19 €. LE RENVERSEMENT DES PÔLES , de Nathalie Côte, Flammarion, 190 p., 16 €. PASCAL MANOUKIAN Pascal Manoukian Rester vivant Il y a des romans dont la parution résonne terriblement avec l’actualité, le sentiment que le texte a été écrit sous le feu des événements. Les Échoués, première fiction de Pascal Manoukian, pourrait être le livre consacré à ces réfugiés que l’on voit tous les jours sur nos écrans. Toutes ces femmes, ces hommes et ces enfants qui tentent de fuir un pays en guerre en rêvant à un sort meilleur et rencontrent le plus souvent la mort. Oui, on pourrait reprendre des pages et des phrases entières, elles ne parlent que de ça, comme le titre, d’ailleurs. Un extrait, au hasard - « Conserver de bonnes dents pour se nourrir de tout, avoir des pieds en bon état pour être toujours en mouvement, se protéger du froid et de la pluie pour rester vivant. Le reste est superflu. » Mais il y en a beaucoup d’autres qui concernent ce qu’on a appelé les « migrants », qui évoquent les passeurs véreux, les humiliations, les violences, la solitude et les petits espoirs… Sauf que Les Échoués n’est pas le récit de ce qui se passe aujourd’hui. Ce roman se déroule il y a vingt-trois années ! L’étonnant – pouvoir extraordinaire de la littérature - est qu’il faudrait ne changer aucun mot pour comprendre ce qui se passe sous nos yeux. Tout est dit avec une extrême précision et justesse. Par quelle force ? Pascal Manoukian donne des noms à ces personnes, et cela change tout. Récit choral où l’on retrouve Assan, qui a quitté la Somalie ; Chanchal, le vendeur de roses bangladais dont le prénom signifie « sans repos » ; ou Virgil, le Moldave. Tous ces porteurs d’espoir d’une famille demeurée ailleurs. L’histoire est racontée à hauteur d’homme. De l’intérieur. Ce qu’aucune caméra ou un reportage ne peut faire. M. A. LES ÉCHOUÉS, de Pascal Manoukian, Don Quichotte, 298 p., 18,90 €. EMMANUELLE PIROTTE JEAN-PIERRE MONTAL Emmanuelle Pirotte Un Américain peu tranquille Jean-Pierre Montal Dans un Paris modianesque Renée n’a que sept ans, mais elle n’est une enfant qu’en apparence. La fillette qui apparaît à la première page du roman d’Emmanuelle Pirotte ne se souvient plus de son vrai prénom. Elle est juive et a appris à cacher son identité. Ses sentiments aussi. En décembre 1944, lorsque sa famille d’accueil la confie sans ménagement au curé du village car les Allemands arrivent, elle ne moufte pas. Lorsque le curé croise deux soldats américains en maraude et leur abandonne la fillette, elle ne réagit pas plus. Et lorsque les deux soldats, qui sont en fait des Allemands, la mettent en joue, elle prend le temps de porter une poignée de neige à sa bouche pour se désaltérer. Ce geste et le fait qu’elle ait regardé dans les yeux l’un d’eux vont modifier son destin. Le SS tue son compagnon et garde la fillette. S’ensuit une cavale biaisée par le secret et le mensonge. Il y a une sorte d’urgence dans ce roman nerveux, dictée en partie par la situation qu’il décrit. Mais Emmanuelle Pirotte est hardie : elle s’en va-t-en guerre contre les apparences. L’auteur belge emprunte à l’histoire de son pays un épisode précis : la contre-offensive allemande dans les Ardennes, notamment l’opération Greif qui vit des SS maquillés en Américains tenter d’infiltrer le pays. L’auteur s’attache à montrer que la frontière entre courage et couardise, honneur et infamie est mince. Son héros allemand est un salaud, mais elle le place dans une situation impossible pour s’intéresser aux fêlures qui vont modifier son comportement. Il n’est pas plus sympathique pour autant. Le personnage le plus étonnant est Renée, dont elle adopte la position. Bringuebalée depuis toujours, Renée observe le monde autour d’elle sans reproche, ni colère. Petit animal intuitif et curieux, elle porte ce premier roman, qui se dévore. F. D. Ce n’est pas avec l’ambition sociale d’un Rastignac que Pierre arrive à Paris à l’âge de vingt ans. Le jeune homme est à la recherche de son amie d’enfance, Anne, qui, aux dernières nouvelles, travaillait avenue Foch. Nous sommes en 1995, quelque chose est en train de se passer, « l’argent et l’élégance avaient divorcé, et pour de bon. Le monde semblait bien décidé à redevenir plus injuste sans pour autant s’avérer beaucoup plus beau ». Au fil de ses pérégrinations, Pierre rencontre une étrange humanité de dandys fortunés, de prostituées de luxe, de voyous russes, de doux rêveurs… Les frontières, comme les identités, sont floues sur cette avenue aux allures de triangle des Bermudes où les mystères et les secrets distillent leurs sortilèges. Et Anne dans tout cela ? Que s’est-il passé ? Auteur d’un essai sensible sur Maurice Ronet, cofondateur de la maison d’édition Rue Fromentin, Jean-Pierre Montal signe un roman aux accents modianesques, mais impose un ton et un regard très personnels, notamment quand son héros, bien plus tard, éprouvera la nostalgie de cette époque soumise à un équarrissage « complet, radical, parfait dans son genre ». Si l’on sait depuis longtemps que la forme d’une ville change plus vite que le cœur d’un mortel, certaines âmes sensibles ne s’en remettent pas et songent aux éclats du monde d’avant, aux ravages du temps, en se répétant : « Toutes les années ne se valent pas. » Christian Authier TODAY WE LIVE, d’Emmanuelle Pirotte, Éd. du Cherche Midi, 240 p., 16,50 €. LES ANNÉES FOCH , de Jean-Pierre Montal, Éd. Pierre-Guillaume de Roux, 191 p., 20,90 €. +@ » Retrouvez la séance photo des premiers romans sur www.lefigaro.fr A FRÉDÉRIC VIGUIER jeudi 10 septembre 2015 LE FIGARO 32 EN TOUTES confidences Lowry retrouvé Longtemps on l’a cru perdu à jamais, parti en flammes en compagnie du manuscrit de Sous le volcan, en 1944 à Vancouver. In Ballast to the White Sea avait depuis nourri les fantasmes des passionnés de Malcolm Lowry. Miracle en 2001 : le manuscrit de ce deuxième roman (inachevé) est littéraire Millet à la loupe Lire Richard Millet est le titre d’un ouvrage collectif consacré à l’œuvre de Richard Millet. Laurence Plazenet et Mathias Rambaud, le maître d’œuvre, figurent parmi les contributeurs. Leur intention : aller « à la rencontre de son rapport profond au temps et à la mémoire, du dialogue fécond qu’il entretient avec les morts, de son lien avec l’Orient, de son amour fou pour la musique… ». L’ouvrage paraîtra chez PierreGuillaume de Roux le 17 septembre. DR CRITIQUE retrouvé dans les papiers de sa première épouse, Jan Gabriel. Véritable matrice de Sous le volcan, ce roman fourmille de thèmes récurrents et cardinaux de Lowry : la fascination pour la mer et les lointains, le frère comme figure du double, l’alcool… Il vient d’être traduit chez Buchet Chastel par Martine Chardoux et Jacques Darras, sous le titre Le Voyage infini vers la mer blanche. Il sera en librairie le 1er octobre. Le mensonge, c’est la vie AFFAIRES ÉTRANGÈRES JAVIER CERCAS À partir de l’histoire réelle d’un imposteur, le romancier espagnol ausculte les démons de l’Espagne au XXe siècle. Remarquable. Un Éthiopien dans le Midwest L’IMPOSTEUR De Javier Cercas, traduit de l’espagnol par E. Beyer et A. Grujucic, Actes Sud, 404 p., 23,50 €. PAR ALICE FERNEY O N LIT le nouveau roman de Javier Cercas comme on regardait enquêter l’inspecteur Columbo dans cette série policière qui s’ouvrait sur le crime. Connaissant le coupable, au lieu de le chercher, nous voici libres de le comprendre : sa personnalité et sa vie, la richesse de ses motifs, les modalités, les conséquences et le déroulé de son acte. Le crime qui captive ici l’écrivain espagnol est une imposture dont la découverte en 2005 a fait le tour de la planète, celle d’Enric Marco, ce vieux monsieur de Barcelone qui, pendant des années, s’est fait passer pour un ancien déporté, survivant des camps nazis, alors qu’il était en réalité engagé volontaire pour travailler en Allemagne. Démasqué par l’historien Benito Bermejo, Marco est devenu le Grand Maudit après avoir été une vedette de la « mémoire historique ». À partir de cette histoire vraie qui le fascine et lui répugne, Javier Cercas a composé ce qu’il définit comme un roman sans fiction et qui est aussi un roman total. Car L’Imposteur, qu’il s’est longtemps refusé à écrire (pourquoi cet affreux personnage serait-il un sujet pour moi ?), enchâsse l’histoire de Marco dans celle de l’Espagne, et celle de ce livre dans l’œuvre de Cercas, dans l’idée qu’il entretient de son travail et dans sa vie familiale. On conçoit la formidable densité du texte, qui brasse le passé d’un pays et la vie démultipliée d’un fabulateur, la conception d’un roman, les réflexions de son auteur sur son objet et sur l’ambition de la littérature. Concernant Marco, Cercas a enquêté avec une minutie d’historien, consultant les archives, rencontrant l’homme et les témoins de sa vie. Il s’agit là de distinguer dans le tissu des mensonges la biographie réelle et sa part fictive, d’apercevoir l’élaboration de la tromperie (qu’est-ce que mentir ? quelle est la recette de fabrication d’un bon mensonge ?). L’histoire de l’Espagne, de la guerre civile au franquisme puis à la démocratie, avec ou sans oubli des victimes de la dictature, constitue le cadre du destin de Marco. L’auteur pose un regard sans concession sur les accommodements individuels et collectifs avec les faits et la vérité. Enfin, l’esprit analytique de Cercas fait proliférer le roman. Sa répulsionattirance, ses doutes, ses craintes, sa passion du non salvateur, son identification avec son héros, son autocritique, il les écrit aussi. Tempête sous un crâne Peut-on sans mentir raconter l’histoire d’un menteur ? À quelle vérité parvient-on ? Se compromet-on en écrivant sur une crapule ? Écrire, est-ce finalement justifier ? Le monde littéraire accepte-t-il les nuances qu’apporte l’écriture au destin d’un salaud ? Marco est-il une figure de Don Quichotte ? Comment s’y sont pris Cervantes, Capote, Carrère ? Autant de questions qui habitent Cercas. Cette tempête sous son crâne façonne au moins quatre vérités fécondes. Le passé est une dimension du présent. L’Histoire doit se séparer de la mémoire. Même si nous le détestons, le mensonge a partie liée avec la vie. Comprendre est l’obligation de l’écrivain. À la manière des grands romans, L’Imposteur fracasse des certitudes, envisage le pire, déconstruit, avec une intensité qui croît jusqu’à la dernière page. Il est une transfusion d’intelligence qu’il ne faut pas manquer. ■ L’imposteur Enric Marco, qui s’est longtemps fait passer pour un déporté, pose en mai 2003 devant le camp de Mauthausen (Autriche). Par Éric Neuhoff [email protected] P LACER UN CORPS monde les regarde de travers ? étranger dans un La serveuse leur demande s’ils milieu hostile. Obne préfèrent pas des plats à server les réactions. emporter. Isaac insiste pour Dinaw Mengestu rester. On leur donne des aspratique l’expérience. Il ne fait siettes en carton, des couverts pas ça en scientifique. Adopter en plastique. En quelques la position du romancier, voilà paragraphes, voici le racisme la bonne méthode. Muni d’un au quotidien. L’auteur évite visa d’un an, Isaac fuit l’Afriles grands mots, les discours que pour se réfugier appuyés. Il fait dans le Midwest, confiance à son tadans le cadre d’un lent. Les narrateurs échange entre étuse répondent malgré diants. Une assiseux. Le lecteur comtante sociale le ble les vides. Le couprend en charge. Il ple choisit de se caest perdu. Helen cher. Les rencontres tombe amoureuse. ont lieu dans des Cela ne va pas sans chambres de motel problème, dans cet anonymes, loin du État où la ségrégacentre-ville. tion a laissé des Il y a là-dedans une traces. Isaac évite de gravité jamais peL’exil parler de son passé. sante. Ton retenu, est dans Il est plein de détails marquants, les têtes. mystères. D’où brusques irruptions vient son accent de violence, moOn ne presque anglais ? ments de tendresse tourne Helen ne s’entend et d’incertitude, le jamais pas très bien avec sa quotidien des immimère. Un vieux progrés est constitué de vraiment fesseur l’écoute se tout cela. Tous nos le dos à sa plaindre. Mengestu noms est un livre sur jeunesse alterne les deux voix le mal du pays, de ses héros. même quand celui-ci Drôle de type, cet Éthiopien est à feu et à sang. L’exil est qui, à sa naissance, avait treize dans les têtes. On ne tourne noms. C’est beaucoup. Cela lui jamais vraiment le dos à sa permet de brouiller les pistes. jeunesse. Simplement, on D’ailleurs, s’appelle-t-il vraiabandonne derrière soi des ment Isaac ? N’aurait-il pas amitiés piétinées. Isaac est volé ce patronyme à un ami obligé de tricher. À une éporévolutionnaire rencontré en que, c’était une question de Ouganda ? Cela bardait, là-bas, survie. La mélancolie plane sur dans les années 1970. L’unices chapitres qui résonnent versité bouillonnait. Les insurlongtemps dans le silence de gés n’allaient pas tarder à se l’Amérique profonde. Les transformer en bourreaux. noms ? Un seul à retenir : Éternelle histoire. Page après Dinaw Mengestu. page, Mengestu soulève les pans du voile. Sa biographie, Isaac la considère comme une ardoise magique. Il voudrait repartir à zéro. Helen, de son TOUS NOS NOMS côté, commet des impairs. De Dinaw Mengestu, Quelle mouche l’a piquée traduit de l’anglais (États-Unis) d’emmener son compagnon par Michèle Albaret-Maatsch, dans un restaurant où tout le Albin Michel, 318 p., 21,50 €. « » LLUIS GENE/AFP Une aube étrange se lève à l’Est DARRAGH McKEON Avril 1986, un accident survient à la centrale de Tchernobyl, ravage la région et bouleverse les destins. A TOUT CE QUI EST SOLIDE SE DISSOUT DANS L’AIR De Darragh McKeon, traduit de l’anglais (Irlande) par Carine Chichereau, Belfond, 432 p., 22 €. FRANÇOISE DARGENT [email protected] «Q UE DOIT-ON mettre pour se rendre sur les lieux d’une catastrophe nucléaire ? » C’est la première question qui vient à l’esprit de Grigory devant sa valise ouverte. Le médecin moscovite va être envoyé en urgence sur le lieu d’un accident dans une centrale en Ukraine. Personne n’a encore entendu parler de Tchernobyl. Il sera l’un des premiers. En arrivant sur place, le brillant chirurgien est abasourdi : dans la ville voisine de Pripiat, les habitants vaquent à leurs occupations comme si de rien n’était. Qu’il hurle et s’agite ne ralentit en rien le processus en marche qui voit une nation communiste à l’agonie cracher son dernier souffle en un puissant nuage radioactif. C’est étrangement un Irlandais intrépide et ambitieux, un auteur inconnu du nom de Darragh McKeon, qui nous livre en cette rentrée un bouleversant roman russe. Titre emprunté au Manifeste du Parti communiste, Tout ce qui est solide se dissout dans l’air, et citation de H. G. Wells en exergue, qui disait au sujet de la radioactivité : « C’est à l’échelle de la matière la même chose que la décadence de notre culture ancienne au sein de la société : une perte des traditions, des distinctions et des réactions attendues. » Tchernobyl fut le début de la fin. Alors que Grigory s’escrime à alerter les autorités sur la dangerosité des radiations, Artym, à quelques kilomètres de là, accompagne son père fermier à la chasse. Après s’être étonnés des couleurs de « cette aube étrange », ils découvrent que du sang s’écoule des oreilles du bétail. Ils ne ramasseront pas les oies qu’ils viennent de tirer. Les hommes ont passé « presque toute leur vie sur ce petit morceau de terre » et ils sentent ce matin-là une rupture. Bientôt des camions arriveront pour les arracher à leurs champs et les parquer dans des camps. Les animaux domestiques seront abattus devant leur maître, et le père d’Artym, recruté comme nettoyeur de la zone polluée, mourra dans d’atroces souffrances. Empathique en diable Darragh McKeon décrit avec un réalisme pétri de sensibilité la vie des hommes se heurtant au système comme les papillons à la vitre. Au monde rural de la campagne autour de Pripiat, il joint le monde des villes à travers deux autres personnages. Maria, l’exfemme de Grigory, était journaliste ; elle a été réduite au silence La catastrophe de Tchernobyl, survenue le 26 avril 1986, sert de toile de fond à la fresque tragique écrite par Darragh McKeon. I. KOSTIN/RIA NOVOSTI/ AFP pour contestation et se retrouve désormais derrière une machineoutil dans une usine de la banlieue moscovite. Elle semble s’être éteinte. Sa seule lumière est Yvgeni, son neveu, petit pianiste prodige que son professeur voue à l’excellence, l’innocence incarnée. Mais Yvgeni, empêtré dans son adolescence, ne sait pas quoi faire de son talent et pourrait bien le gâcher. Les nouvelles de Tchernobyl ne les ont pas encore atteints. Empathique en diable avec ses personnages, l’auteur relie subtilement leurs destins pour humaniser cette fresque tragique. Sa plume restitue avec force les scènes que l’on pourrait croire fantasmagoriques de la centrale en feu et du déplacement tardif mais néanmoins massif des populations autochtones. Ces descriptions saisissantes et un lyrisme discret font de ce premier roman une révélation de la rentrée littéraire. ■ LE FIGARO & ÇA LÀ Gourmont retrouvé À l’occasion des cent ans de la disparition de Remy de Gourmont, « Les Cahiers rouges » vont publier une anthologie de ses textes, puisée dans ses meilleurs ouvrages (Le Livre des masques, Promenades littéraires…). Parution prévue le 30 septembre, sous le titre Le téléphone a-t-il autant que cela augmenté notre bonheur ? Entre-temps, les éditions du Sandre auront publié le troisième volume de sa correspondance. Quand Rolin voit petit dans la collection & Cie » (Seuil). Après avoir arpenté la planète, Olivier Rolin s’est essayé au « portrait de menues choses et des chétivités ». Dans À y regarder de près, l’auteur du Météorologue s’est attardé sur douze objets « décrits avec la plus grande précision ». Le livre est illustré par Érik Desmazières. Parution le 29 octobre, « Fiction Gallienne et les poètes Un an après un volume consacré à Hugo, à Proust et à la Princesse de Clèves, le comédien Guillaume Gallienne s’attaque à la poésie en publiant le 22 octobre chez Gallimard Ça peut pas faire de mal, une sélection de textes d’Apollinaire, de Baudelaire et d’Aragon qu’il lit et commente dans deux CD. Buchet Chastel va rassembler la totalité des nouvelles de MarieHélène Lafon, dont celles des recueils Liturgie et Organes, sous le titre Histoires. Parution prévue pour le 8 octobre prochain. CRITIQUE littéraire ET AUSSI L’autre Enard CHRISTOPHE BOLTANSKI Le journaliste met en scène sa brillante et anticonformiste lignée dans son « kibboutz » de la rue de Grenelle. Un formidable récit. PHILIPPE GÉLIE [email protected] C’ EST UNE FAMILLE d’intellectuels qui n’a cessé de s’illustrer depuis trois générations dans la littérature, les arts et la recherche. Tout a commencé avec le grand-père Étienne Boltanski, membre de l’Académie de médecine, et sa femme, Myriam, romancière sous le pseudonyme d’Annie Lauran. Cela s’est poursuivi avec leurs enfants : Jean-Élie, linguiste de haute volée, Luc, sociologue de renom, Christian, peintre et plasticien célèbre. Cela continue avec les petits-enfants : Christophe, journaliste et écrivain, Ariane, historienne… À eux tous, ils remplissent quelques rayons de bibliothèque. On imagine qu’il fallait appartenir à cette lignée pour oser s’y frotter, sans quoi l’on risquait d’être intimidé. Mais là n’est pas la clef du roman de Christophe Boltanski, et celui qui attend le portrait fanfaron d’une antichambre de l’élitisme français sera déçu. La Cache est l’exact opposé d’une autocélébration : une plongée dans l’intime, le secret, le noyau, la mémoire d’un clan qui vit pelotonné autour de ses cicatrices et de ses codes, sans jamais les dévoiler. Pour raconter cette saga, il fallait en faire partie parce que c’est la seule façon de la connaître. La genèse des Boltanski tourne autour d’un lieu et d’un moment. Le moment n’est pas tant celui du commencement, l’exil de Juifs d’Odessa vers la France au XIXe siècle. De cela il ne reste dans la famille qu’un samovar et l’écho Avec un autre Jean-Pierre (Martinet, 1944-1993), Enard (1943-1987) fut une comète qui traversa notre ciel et s’en fut très tôt sans demander son reste. Ces deux écrivains se retrouvent aujourd’hui - bonheur ! au catalogue des Éditions Finitude. L’auteur du Dernier dimanche de Sartre et de La Reine du Technicolor se présente à nous avec un recueil de neuf textes publiés dans la presse entre 1982 et 1987 mais jamais réunis en volume. Cinq d’entre eux composent un feuilleton délirant intitulé « Rassemblement ». Où l’on voit l’auteur s’amuser avec des personnages loufoques, inquiétants, obsédés. Moins ludiques, plus poignantes sont les quatre nouvelles intercalées entre chaque épisode du feuilleton. Un vigile au grand cœur fatigué par la vie, une jeune femme obsédée par les vespasiennes, un garagiste persuadé d’être le sosie d’un comique… Le style Enard est là. Phrases courtes, sens du détail, dialogues au cordeau. Encore ! B. C. de l’accent russe de l’aïeule Niania. Le tournant de l’histoire a lieu pendant la Seconde Guerre mondiale, et il est étroitement connecté au territoire du livre, dont procède son architecture. Élitisme trompeur L’hôtel particulier de la rue de Grenelle, dans le VIIe arrondissement de Paris, constitue bien plus qu’un décor. Là encore, la façade porte les signes d’un élitisme trompeur : quartier huppé, au cœur de la vie intellectuelle et artistique française. Mais c’est un univers clos, protégé, fortifié. Un palais sans luxe, biscornu, un peu décati, dont les habitants ne franchissent la porte qu’en grappe, entassés dans une Fiat 500. Un ventre maternel où les enfants se serrent, dorment à même le sol dans la chambre des parents, se lavent peu, passent leur temps à d’étranges et complexes divertissements. La grand-mère se fait appeler Mère-Grand. Frappée de poliomyélite, elle s’acharne à traiter son handicap par le mépris. Ses enfants sont ses béquilles, mais c’est sa force à elle qui tient la maisonnée. Chez Myriam Boltanski, on voyage sans sortir de la voiture et on n’appréhende le monde extérieur qu’à l’âge adulte. D’école, d’éducation même il n’est jamais question, un paradoxe lorsqu’on voit la trajectoire des rejetons. Le « kibboutz » de Grenelle suffit à former les caractères. Le livre de Christophe Boltanski suit le plan de la maison, chaque chapitre ouvre la porte d’une nouvelle pièce. On avance ainsi pas à pas vers le cœur du mystère, un faux palier de quelques marches 33 Tout Lafon chez Buchet Au nom de tous les miens LA CACHE De Christophe Boltanski, Stock, 335 p., 20 €. jeudi 10 septembre 2015 Christophe Boltanski, dans son appartement parisien, le 31 mars 2015. JULIEN FALSIMAGNE dissimulant « la cache ». Pendant la guerre, le grand-père, menacé par la traque des Juifs, organise sa propre disparition. Il divorce de sa femme et s’en va, une nuit, en faisant assez de bruit pour que les voisins le remarquent. Mais où seraitil plus à l’abri qu’en plein cœur de ce huis clos, de sa propre maison ? Un retrait du monde qui va affecter toute la famille, et pour longtemps. L’histoire est vraie, les personnages existent, mais ce récit ne pouvait tenir que dans un roman. Les souvenirs d’un enfant, ajoutés à ceux de ses aînés, composent un tableau impressionniste, subjectif, riche aussi de ses zones d’ombre et de ses pièces manquantes. D’une plume délicate et prudente, Christophe Boltanski a écrit le roman vrai de sa tribu comme on revisite une maison fantôme. L’hôtel de la rue de Grenelle est encore debout, mais son âme vit aujourd’hui dans un livre. ■ L’EXISTENCE PRÉCAIRE DES HÉROS DE PAPIER De Jean-Pierre Enard, Finitude, 126 p., 13,50 €. JUGAN De Jérôme Leroy, La Table Ronde, 220 p., 17 €. PAR BENOÎT DUTEURTRE S ES ROMANS se succèdent un peu comme ceux de Simenon : variés dans les sujets, constants dans la tonalité, parfaits dans la forme. À cinquante ans, Jérôme Leroy montre une telle maîtrise de l’art romanesque qu’on s’étonne seulement qu’il n’ait pas encore obtenu un grand prix littéraire, ni les applaudissements bruyants que la critique réserve à d’autres. Peut-être justement parce que ses livres, comme ceux de Simenon, ont cette simplicité du grand art, que d’aucuns confondent avec la facilité. Leroy n’en continue pas moins de produire, régulièrement, des romans réalistes, des romans politiques, des romans sociaux, des romans d’anticipation qui dressent le tableau d’une époque sombre, sans horizon, totalitaire à sa façon, où les êtres tentent de vivre et de s’aimer au risque de se faire piéger. L’extraordinaire fluidité de son écriture atténue toutefois ce sentiment de noirceur, comme si le rythme du récit, la force des personnages, l’irrésistible envie de connaître la page suivante nous rappelaient que le plaisir de la littérature est aussi vrai que les plus sombres intrigues. Jugan, titre de ce nouveau roman, est le nom du personnage principal : Joël Jugan, l’un de ces jeunes gens qui, au temps d’Action directe, rêvaient d’imiter leurs aînés de la Gauche prolétarienne en se montrant plus violents encore, plus intransigeants dans leur combat révo- lutionnaire. Son jusqu’au-boutisme l’a conduit au meurtre et à la prison. Le récit commence vingt ans plus tard, au moment de sa libération conditionnelle. Revenu dans sa ville natale de Noirbourg, Cotentin, ce personnage horriblement défiguré (on comprendra pourquoi) retrouve ses anciens camarades de lutte devenus médecins ou professeurs, tous apeurés par ce meneur qui n’a rien renié de ses pulsions mégalomaniaques. Recruté dans un centre social, il va dès lors entraîner dans de sombres projets une petite Beurette en mal d’émancipation familiale, envoûtée par son « magnétisme effrayant ». Distance et proximité Pour donner au drame le mélange de distance et de proximité qui fait les bons romans, Leroy nous le fait raconter par un autre habitant de Noirbourg, témoin de cette tragédie. Séjournant sous le soleil méditerranéen où il espérait « oublier des mois de ciel gris et de crachin », il se remémore ce drame qui ramène ses pensées en Normandie. Le texte impeccablement mené ne vaut pas seulement par l’intrigue, mais aussi par son tableau de la province et des décennies successives : du gauchisme des seventies à celui des années 1980 ; du décor des banlieues poussées en pleine campagne à la décomposition d’« un paysage frappé par la fin du monde » ; du temps de l’immigration à celui des communautés, comme celle dont Assia voudrait s’échapper – quitte à tomber entre les griffes d’un personnage vraiment diabolique. ■ HÉDI KADDOUR LES PRÉPONDÉRANTS rom a n GALLIMARD Rentrée littéraire Gallimard Hédi Kaddour Les Prépondérants « Un livre merveilleusement romanesque, l’un des grands textes de la rentrée. » Raphaëlle Leyris, Le Monde des Livres « Les Prépondérants est un récit d’aventures, de politique et de désir. Hédi Kaddour sème des héros saisis par la grâce et la tristesse, inoubliables. » Olivier Mony, Le Figaro Magazine gallimard.fr/rentreelitteraire I facebook.com/gallimard A JÉRÔME LEROY Un ex-leader d’extrême gauche sort de prison et retrouve, vingt ans après, ses anciens camarades. Dessin Artus de Lavilléon d’après photo Catherine Hélie © Gallimard Magicien du noir jeudi 10 septembre 2015 LE FIGARO 34 La Tunisie décernera son prix Goncourt ON EN parle LE 27 OCTOBRE, LA DERNIÈRE SÉLECTION SERA ANNONCÉE AU MUSÉE DU BARDO, À TUNIS, EN MÊME TEMPS QUE LE LANCEMENT DU « GONCOURT TUNISIEN ». HISTOIRE littéraire La dernière sélection du prix Goncourt sera annoncée le mardi 27 octobre. On connaîtra alors les quatre finalistes. Mais cette année, l’académie a voulu marquer le coup et quitter le salon du restaurant Drouant, rue Gaillon, pour faire cette annonce. Bernard Pivot, le président, accompagné de certains membres du jury, se rendra pour l’occasion en… Tunisie. Trois raisons à cette communication exceptionnelle. D’abord, la solidarité avec le peuple tunisien - la liste sera donc dévoilée au Musée du Bardo, à Tunis, là même où un groupe djihadiste a commis un attentat. Ensuite, ce sera l’occasion de lancer, après les Goncourt polonais, italien, roumain, serbe, suisse, le « Goncourt tunisien » (le lauréat sera désigné parmi les quinze de la première liste du Goncourt par un groupe d’universitaires et d’étudiants). Enfin, troisième raison, la création de ce prix doit montrer à quel point l’académie effectue « un travail immense autour de la francophonie ». MOHAMMED AÏSSAOUI Les Barbares dans la Ville éternelle ESSAI À travers l’histoire des sacs successifs de Rome, une réflexion sur la fragilité des civilisations. JACQUES DE SAINT VICTOR ROME FACE AUX BARBARES. D’Umberto Roberto, traduit de l’italien par Yann Rivière, Seuil, 448 p., 24 €. E N 410 APRÈS J.-C., le roi barbare Alaric s’empare de Rome. C’est un séisme. Les citoyens de l’Urbs étaient convaincus que ce chefd’œuvre de la civilisation antique était une Ville éternelle. Lorsqu’il apprendra le sac de Rome, saint Jérôme s’effondrera : « Elle est prise, la ville qui a pris l’univers entier. » L’aristocratie sénatoriale accusa les chrétiens. Ce désastre était une vengeance des dieux. Saint Augustin, de sa lointaine province d’Afrique, décida de prendre la plume pour répondre à ces graves accusations : la Cité de Dieu n’est pas une cité terrestre. Même la plus grande des cités, celle des Césars et des divinités païennes, est destinée à la ruine. Seule la cité céleste est le lieu de l’éternité. Pendant des siècles, les réflexions sur le sac de Rome ont servi aux auteurs à méditer sur le sort de la civilisation. L’historien Umberto Roberto, qui revient dans cette passionnante histoire des sacs de Rome sur cet événement de 410, apporte de subtiles nuances par rapport aux récits classiques. Ce « sac d’Alaric » n’a pas, selon lui, « changé le visage » de Rome. Ou plutôt, si la cité a changé, c’est parce qu’elle est devenue plus chrétienne encore. Les lieux saints ont été protégés par les Barbares, d’obédience arienne, tandis que les temples païens ont été incendiés et pillés. Les papes vont renforcer la présence du christianisme et les historiens anglais ont pu parler de « Renaissance du Ve siècle ». Au fond, le sac d’Alaric a profité au christianisme à Rome, jadis « Vatican du paganisme », selon le mot de Peter Brown. Épisodes sanglants Ce bel essai historique sur les sacs de Rome, depuis celui des Gaulois, au IVe siècle avant J.-C., jusqu’à celui du connétable de Bourbon en 1527, qui marque la fin de l’indépendance de la péninsule jusqu’au XIXe siècle, ne reprend cependant pas entièrement la vision irénique d’un Peter Brown, selon laquelle une « Antiquité tardive » aurait conduit, par une longue transition sans heurts profonds, de la cité antique à la cité médiévale. Cette étude des sacs de Rome souligne l’ambiguïté de ces tragédies. Certes, les Barbares qui se répandaient dans l’Empire romain après le percement du limes en 378 à Andrinople n’étaient pas tous des « envahisseurs », comme le dit Umberto Roberto ; ce furent même, selon ce dernier, des « masses de réfugiés » qui fuyaient des Barbares encore plus brutaux, comme les Huns d’Attila. Pour- Sir Winston Churchill et le général de Gaulle, le 12 janvier 1944 à Marrakech.. « L’autocrate » respecté RUE DES ARCHIVES vachard : « De Gaulle est bien mieux depuis qu’il a perdu une bonne partie de son complexe d’infériorité. » L’aversion de Roosevelt DOCUMENT Les relations entre de Gaulle et les Anglais ont toujours été difficiles. Des documents inédits exhumés des archives britanniques le confirment. JEAN-MARC BASTIÈRE DE GAULLE VU PAR LES ANGLAIS De François Malye, Calmann-Lévy, 250 p., 19,50 €. L ES RELATIONS tumultueuses – sinon acrimonieuses – du général de Gaulle avec les Anglais ont duré près de trente ans, de son arrivée à Londres le 9 juin 1940 jusqu’à sa démission de la présidence de la République, en 1969. De fait, plusieurs milliers de dépêches ou de rapports, conservés aux archives nationales britanniques à Kews, lui ont été consacrés par les agents des services secrets ou les diplomates de la Couronne. Ces documents, exhumés et mis en perspective par François Malye, permettent de comprendre le point de vue de nos voisins d’outre-Manche. Rédigés dans le vif de l’action, ils échappent à la fadeur elliptique du langage diplomatique officiel et peuvent se révéler très piquants. Toute la culture et l’éducation du général de Gaulle le poussent à détester ceux auprès desquels il vient quémander un soutien. Pas facile ! Son caractère anguleux n’arrange pas non plus les choses : « Je n’ai aucune confiance dans les Anglais : ils prennent et gardent une attitude hypocrite », confie-t-il. Sa stratégie vis-à-vis d’eux est simple : « Il faut taper sur la table, ils s’aplatissent. » Aussi étrange que cela puisse paraître, cela marchera. Les Britanniques finiront par le respecter. Duff Cooper : « Sa superbe intransigeance avait une noblesse que je finissais, malgré moi, par admirer. » Churchill : « Je comprenais et j’admirais, tout en m’en irritant, son attitude arrogante. » Harold Macmillan évoque dans ses Mémoires « un homme dont la personnalité était plus puissante que celle d’aucun autre Français ». Spears, qui se fâchera à mort avec lui, nourrit malgré tout à son égard « un respect et une admiration que les événements ultérieurs n’ont en aucune manière atténués ». tant, en vaguant dans l’Empire, ils ont contribué à sa désarticulation. Si Rome a pu supporter le sac de 410, elle ne s’est pas remise des autres sacs des Ve et VIe siècles, celui des Vandales en 455, puis celui des Ostrogoths et des Burgondes de 472, enfin celui de Totila en 546. Ces épisodes sanglants ont mis fin à la civilisation antique, qui n’a pas voulu entendre un Cassandre chrétien comme Jérôme. Romanus orbit ruit ! Rome court à sa perte… Umberto Roberto rappelle en conclusion que tout cet enchaînement de malheurs repose sur l’absence de maîtrise de Mare Nostrum : « La splendeur de Rome reposait tout entière sur la sécurité des voies maritimes. » ■ Il y a bien sûr des réserves. Selon Antony Eden, « il donnait cependant […] l’impression d’avoir appris la diplomatie à l’école de César Borgia ». Pour Macmillan, qui le compare à Louis XIV ou à Napoléon, « c’est un autocrate de nature ». Malgré leurs premiers accrochages, Churchill et de Gaulle se jaugent et s’estiment rapidement. Les relations des deux hommes oscilleront entre démonstrations d’amitié et violents coups de froid. Le premier ministre de retour dans Paris libéré se laisse ainsi submerger par l’émotion : « Winston n’a pas cessé de pleurer un instant, et c’est avec un déluge de larmes qu’il a reçu la citoyenneté d’honneur de la Ville de Paris. » Quelques semaines plus tôt, il déclarait pourtant : « De Gaulle est l’ennemi mortel de l’Angleterre. » Peu après, dans un message top secret, Churchill redevient plus Un jour, dans un moment d’exaspération, Churchill lança à de Gaulle qu’il lui préférerait toujours Roosevelt. La réalité est plus nuancée. Les Britanniques, malgré les apparences, ont toujours défendu de Gaulle et le rôle futur de la France. Cela, non par sentimentalisme mais pour des raisons stratégiques. Une France indépendante représentait un verrou contre les visées hégémoniques des Américains qui menaçaient à terme leur empire colonial. Roosevelt, on le sait, détestait de Gaulle, qu’il traitait de « prima donna ». Il pesa de tout son poids sur Churchill pour qu’il rompe avec lui. Les diplomates britanniques s’y sont toujours opposés. Ils démentirent notamment l’allégation récurrente selon laquelle le général de Gaulle était fasciste. Ce qui inquiétait les Américains, audelà de l’aversion personnelle de Roosevelt, c’est l’obstacle, même modeste, que la France aurait pu constituer à leurs visées. Quand en 1946 le général de Gaulle claque la porte, c’est le soulagement. Les diplomates sont persuadés qu’il est fini. Son retour en 1958 est une très mauvaise nouvelle pour les Britanniques. L’ambassadeur Pierson Dixon écrit en 1960 qu’il va falloir s’entendre avec lui, « ce qui ne s’annonce pas facile ». En effet. ■ Flamboyante Espagne catholique ESSAI Un tableau magistral et complexe de l’hyperpuissance espagnole au XVIe siècle. PAUL FRANÇOIS PAOLI A LE SIÈCLE D’OR DE L’ESPAGNE De Michèle Escamilla, Tallandier, 846 p., 29,90 €. Q UEL FUT le secret de la grandeur et du rayonnement espagnols au XVIe siècle ? Voilà la question à laquelle tente de répondre l’historienne Michèle Escamilla dans cet essai en forme de synthèse magistralement écrit, mais difficile d’accès pour qui n’est pas familier de l’histoire de l’Espagne. On a parfois l’impression que Michèle Escamilla, qui a publié voilà quinze ans avec Pierre Chaunu une biographie de Charles Quint faisant autorité (1), ne s’adresse qu’aux initiés, et c’est dommage tant le sujet est passionnant. À travers quatre figures qui se sont succédé à la tête de l’Espagne, Isabelle de Castille et son mari, Ferdinand d’Aragon, puis Charles Quint et son fils Philippe II, l’auteur embrasse les principaux conflits stratégiques et dynastiques, mais aussi théologiques et religieux, qui ont mobilisé l’Espagne des rois catholiques. Dites-moi qui sont vos ennemis, je vous dirai qui vous êtes ! Dans le Sud, les ennemis de l’Espagne, qui vient d’achever la Reconquista avec la prise de Grenade en 1492, sont les Barbaresques qui emmènent en captivité les chrétiens pour en faire des esclaves, et, plus à l’est, les Turcs de l’Empire ottoman qui seront vaincus à la bataille de Lépante en 1571. Victoire fêtée dans la liesse au sein d’une Chrétienté dont l’Espagne est perçue comme le fer de lance face à l’infidèle musulman, même après les divisions engendrées par la Réforme. Car qui dit Espagnol, Michèle Escamilla insiste sur ce point, dit catholique. Un catholicisme qui n’est pas une croyance comme une autre mais constitue la manière d’être et de respirer de tout un peuple, depuis les nobles jusqu’aux paysans. Pour l’historienne il ne fait pas de doute que la puissance de l’Espagne est liée à sa ferveur religieuse. Michèle Escamilla consacre de belles pages à l’affrontement entre Charles Quint et Luther où elle tente d’appréhender le destin de ces hommes pour lesquels Dieu n’est pas un sujet de conversation mais une raison de vivre et de mourir. Figures saillantes Isabelle Ire de Castille, reine d’Espagne de 1451 à 1504. Détail d’un retable espagnol, vers 1500. GRANGER NYC/RUE DES ARCHIVES Une des forces du livre réside d’ailleurs dans ses portraits. Ainsi de celui de Jeanne la Folle, la mère de Charles Quint, ou du moine franciscain Cisneros, proche conseiller d’Isabelle de Castille, personnages dont s’inspira Montherlant pour sa pièce Le Cardinal d’Espagne. Ou encore Alonso de Contreras, va-nu-pieds qui s’engage à treize ans dans les troupes royales parties combattre les protestants aux Pays-Bas. « Héros de la guerre de Trente Ans, il fréquente les plus hauts personnages et finit chevalier de Malte », écrit l’auteur qui tente de saisir l’âme d’un peuple à travers ces figures saillantes que sont les aventuriers, les mystiques ou les chefs de guerre. Le XVIe siècle espagnol ? Un excès de force et de vitalité qui n’était pas fait pour durer. « Nous avons voulu être le glaive de Dieu sur la terre, ce qui était naturellement vouloir trop. Mais ce fut un vouloir très différent du vouloir être des maîtres du monde à la manière perse, macédonienne, romaine, française, anglaise, allemande ou moscovite », écrivait le philosophe Miguel de Unamuno. Il concluait : « Espagne, ton royaume n’est pas de ce monde. » ■ (1) Chez Fayard. LE FIGARO L’histoire du christianisme ressemble à un récit de science-fiction » EMMANUEL CARRÈRE AU QUOTIDIEN MADRILÈNE « EL MUNDO », À L’OCCASION DE LA TRADUCTION DU « ROYAUME » EN ESPAGNOL. FRANÇOIS BOUCHON/LE FIGARO Retrouvez sur Internet, chaque mardi, la chronique « Livres pour la jeunesse ». @ SUR WWW.LEFIGARO.FR/ LIVRES LE CHIFFRE DE LA SEMAINE 920 de pages de la réédition, aux Éditions Motifs, d’Une tragédie américaine (1925), l’un des cinq grands romans de l’écrivain américain Theodore Dreiser (1871-1945). THRILLER Le premier flic de France face à son passé de barbouze en Afrique et aux meurtres rituels d’un tueur en série effrayant. J doit garder un œil sur sa petite sœur, Gaëlle, pseudo-actrice prête à toutes les provocations pour nuire à la famille. Ce qui nous vaut quelques scènes enlevées dans des communautés échangistes et sado-maso… BRUNO CORTY [email protected] EAN-CHRISTOPHE Grangé, le roi du thriller français, est de retour, trois ans après Kaïken, avec un pavé de 800 pages intitulé Lontano. Un roman coup-de-poing dans lequel il est question des péchés du premier flic de France, Grégoire Morvan. Cet homme de fer capable de grande violence est l’incarnation de la « Françafrique », de ses secrets les plus troubles et le bras armé de la République. C’est aussi un héros qui a mis fin, dans les années 1980 au Zaïre, à une série de meurtres rituels particulièrement atroces commis par un Blanc. Alors que « l’Homme-clou » est mort depuis longtemps, des cadavres mutilés sont retrouvés en France, notamment sur une base militaire en Bretagne et à Paris, juste en face des locaux du Quai des Orfèvres. Pour résoudre au plus vite l’énigme de ces corps transformés en fétiches, vidés de leurs organes et maquillés de clous et de tessons, Morvan confie l’affaire à un flic de la Crime qui n’est autre que son fils Erwan ! Il lui demande aussi de surveiller son autre fils, Loïc, trader qui se noie dans la drogue au lieu de surveiller les actions paternelles en Afrique, dont le cours s’envole sans raison logique. Enfin, le costaud Erwan Moments de bravoure Grangé, au sommet de sa forme, réussit à boucler son affaire sans nous perdre en route. Il multiplie les moments de bravoure et les images chocs. Son flic, Erwan, est un personnage connu dans son univers : solitaire, torturé et tenace. La grande nouveauté, c’est que le romancier ne se limite plus, cette fois, à un face-à-face tueur-flic mais s’amuse à mettre en scène une famille à michemin des Atrides et des Borgia… Arrivé à la dernière page, quand Erwan annonce à son père son intention de partir pour l’Afrique, on comprend que tout n’est pas réglé. Ce que nous confirme l’auteur des Rivières pourpres et de L’Empire des loups. « J’ai déjà remis à mon éditeur la deuxième partie de ce roman. Elle devrait sortir chez Albin Michel au premier trimestre 2016. Ce sera un roman dont l’action sera aux deux tiers située en Afrique, sur les terres de “l’Homme-clou”. Il fera encore 800 pages. » Le cauchemar ne fait donc que commencer ! ■ Jean-Christophe Grangé dans le studio du Figaro.fr, à Paris, le 18 juin 2015. FRANÇOIS BOUCHON/LE FIGARO + » Retrouvez l’interview de Jean-Christophe Grangé sur www.lefigaro.fr « Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur » Beaumarchais Les livres donnent le goût de la France HAFID AGGOUNE Un professeur de collège écrit à Anne Frank pour lui confier son désarroi. ASTRID DE LARMINAT [email protected] C’ EST UN ROMAN sous forme de lettre, une unique et longue lettre adressée à Anne Frank par un professeur de français. Il veut mettre fin à ses jours mais auparavant il a besoin de se confesser. S’il choisit d’écrire à Anne Frank, c’est parce que l’un de ses élèves a brûlé ostensiblement en classe le Journal que cette jeune Juive avait tenu pendant la guerre avant de mourir en déportation. Or ce B. Jahrel n’était pas n’importe quel collégien. Le narrateur lui avait donné des cours bénévolement pendant deux ans. Le mau- vais élève était devenu un garçon prometteur, ouvert, curieux, avide de lectures. Son professeur en était fier. Jusqu’à ce jour où il sortit son briquet et mit feu aux pages du Journal de la petite Anne. Tout ce en quoi l’enseignant croyait, l’émancipation par les livres et l’éducation, s’écroula. La violence de la déception le poussa à demander l’expulsion immédiate de l’adolescent. Six mois plus tard, B. Jahrel commettait un attentat meurtrier. Le professeur de lettres, qui « ne croit pas en Dieu mais en l’Homme et en la Femme seuls responsables du bien et du mal de notre monde », est écrasé de culpabilité : il a échoué dans sa mission. L’intérêt de ce livre ne réside pas tant dans ce que l’auteur de la lettre dit d’Anne Frank que dans ce POCHE Le salut par la littérature « Il a suffi de quelques livres pour que je me sente français », note-til. Ce texte est une ode à la lecture, qui agrandit le monde, et aux écrivains qui furent autant de pères de substitution pour ce garçon que les coups, les hurlements, les insultes et les crachats reçus du sien avaient plongé dans le mutisme. Il est devenu enseignant pour transmettre et « contribuer à changer le monde à la racine ». La dérive cri- minelle de son élève a tué ses rêves. Il ne peut plus croire au salut par la littérature. Mais ce qu’il y a de plus touchant et singulier dans ce texte de Hafid Aggoune, c’est la reconnaissance et l’amour que le narrateur exprime pour son père, cet homme qui le terrorisait et dont il avait si souvent souhaité la mort. Avec le recul des ans, il comprend que ce père a fait ce qu’il a pu, lui qui craignait pardessus tout que ses fils ne deviennent ouvriers comme lui. Même dans ses coups et ses injures, il y avait de l’amour, écrit-il. Il rend hommage à celui qui lui a fait aimer la France, qui n’a pensé qu’à sa femme et à ses enfants, n’a jamais flanché devant les duretés de l’existence, a hissé ses fils au plus haut qu’il pouvait. C’était un homme. ■ littéraire JEUNESSE Survivre C’est une première qui fait figure d’événement dans le monde débordant d’idées de la littérature jeunesse. Quatre auteurs de Nathan et de Syros se sont associés pour proposer une série écrite à huit mains, à raison d’un volume chacun. Voici donc U4, dont les quatre premiers titres sortent simultanément. L’intrigue ? Apocalyptique ! Un virus mortel a décimé la population mondiale. Seule une partie des 15-18 ans en a réchappé, ainsi que certains adultes, hostiles, que l’on ne distingue guère sous leur combinaison étanche. Eux veillent à l’approvisionnement et vont bientôt employer la force contre les plus rétifs. L’histoire est racontée par la voix de quatre adolescents d’emblée très attachants. Anciens adeptes d’un jeu vidéo, ils ont reçu, avant que les ordinateurs ne s’éteignent définitivement, un message les enjoignant à rallier la capitale pour un rendez-vous qui leur donnera peut-être la possibilité de reprendre en main leur destin ravagé. Voici donc la Bretonne Koridwen, sous la plume d’Yves Grevet, qui rejoint Paris en tracteur, Yannis, imaginé par Florence Hinckel, qui quitte Marseille en proie aux bandes de pillards et rejoint bientôt à Lyon Stéphane, l’héroïne de Vincent Villeminot. Elle a découvert que les survivants devaient leur salut à un vaccin contre la méningite. À Paris, où ils seront réunis, Jules, le personnage de Carole Trebor, va faire le lien. Sa mécanique bien huilée et l’extrême maîtrise du dispositif narratif font indéniablement de cette série très incarnée une réussite. Elle est néanmoins à réserver aux lecteurs plus âgés en raison de sa violence que les auteurs n’édulcorent jamais. F. D. U4 D’Yves Grevet, Florence Hinckel, Carole Trebor et Vincent Villeminot, Nathan/Syros, 16,90 € le volume (à partir de 14 ans). CURIOSITÉ Entre capoeira et cachaça LA BOUTIQUE AUX MIRACLES De Jorge Amado, traduit du portugais (Brésil) par Alice Raillard, J’ai Lu , 448 p., 8,40 €. qu’il raconte de sa propre éducation. Né en France mais originaire d’Afrique du Nord, avec du sang kabyle, berbère, andalou, juif, il s’était jeté à corps perdu dès l’enfance dans la lecture. En effet, lorsqu’il le voyait plongé dans un roman, son père le laissait tranquille. EN VUE Il est bon, de temps à autre, de se retourner vers la littérature baroque contemporaine, constituée de romans luxuriants, foisonnant de personnages pittoresques au lyrisme délirant. Paru en 1969, La Boutique aux miracles fait partie de cette famille de livres, où se coudoient Le Royaume de ce monde d’Alejo Carpentier et Cent ans de solitude de García Márquez, notamment. Le protagoniste est Pedro Archanjo, un métis poète, philosophe au grand cœur, ethnologue des gens de peu et figure populaire de Salvador de Bahia. Au début du XXe siècle, ce « franc buveur » rebelle, grand coureur de jupons a écrit quatre livres tirés à très peu d’exemplaires, dont La Vie populaire à Bahia, tous oubliés depuis longtemps. En 1968, vingt-cinq ans après sa mort, un Prix Nobel américain, fictif Roland Barthes pour les nuls lui aussi, exhume l’œuvre d’Archanjo, en affirmant qu’elle a exercé une influence déterminante sur ses travaux. Le Brésil et le monde entier se ruent sur ses quatre petits livres réédités qui lui assurent une gloire post mortem. En brefs chapitres, Amado revient sur le destin de cet homme et de sa « boutique aux miracles », accompagné de son ami Lídio Corró qui illustre en peinture des récits de miracles. Le roman est un hymne la culture populaire de Bahia, sous toutes ses formes, sous tous ses métissages : musiques, contes, cérémonies et offrandes du candomblé… Défile ici tout un peuple de santonniers, de maîtres de capoeira, de prostituées, de babalaos. Ce « Mendiants et orgueilleux » version brésilienne s’achève dans une apothéose festive, en un délire des corps dansants sur fond de samba. À (re) découvrir absolument. ■ T. C. LE ROLAND-BARTHES SANS PEINE De Michel-Antoine Burnier et Patrick Rambaud, Chiflet & Cie, 116 p., 13,50 €. En ce début de 1978, Roland Barthes est une intouchable sommité de la sémiologie littéraire, auteur des déjà classiques universitaires que sont Le Degré Zéro de l’écriture, S/Z ou Le Plaisir du texte. Un tandem de plaisantins (Patrick Rambaud et Michel-Antoine Burnier), qui avait déjà parodié quelques stars des lettres (Aragon, Beckett, Sollers, Deleuze et Guattari), publie Le Roland-Barthes sans peine, sorte de méthode Assimil pour aider à comprendre sa langue. Un an auparavant, dans sa « leçon inaugurale » de la chaire de sémiologie, Barthes avait déclaré, avec le tollé (ou l’admiration) que l’on sait : « La langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement. » Ici nos deux comparses s’en donnent à cœur joie, parodiant le discours de R. B., faux exemples à l’appui, tirant à vue sur le lexique employé (« le fumeux du texte ») ou les tics typographiques (abus de l’italique et du signe slash). Le tout est agrémenté de résumés, d’exercices, et complété par des « Devoirs de gymnastique textuelle ». Quelques illustrations : « Comment t’énonces-tu, toi ? », traduction française : « Quel est votre nom ? » ; « Quelle “stipulation” verrouille, clôture, organise, agence l’économie de ta pragma comme l’occultation et/ou l’exploitation de ton ek-sistence », soit : « Que faitesvous dans la vie ? » ; ou encore : « (J’) expulse des petits bouts de code », c’est-à-dire : « Je suis dactylo »… Une réédition (même si le texte est « daté ») qui détonne au cœur de la célébration du centenaire de Roland Barthes. ■ T. C. A ANNE F. De Hafid Aggoune, Plon, 148 p., 15,90€. 35 c’est le nombre Grangé au cœur des ténèbres LONTANO De Jean-Christophe Grangé, Albin Michel, 777 p., 24,90 €. jeudi 10 septembre 2015 jeudi 10 septembre 2015 LE FIGARO 36 L’HISTOIRE de la semaine EN MARGE littéraire LE JURY A DÉVOILÉ SA PREMIÈRE SÉLECTION COMPOSÉE DE 18 ROMANS ET DE 8 ESSAIS. SEULS DE VIGAN, LIBERATI ET SANSAL SONT AUSSI SUR CELLE DU GONCOURT. Prix Renaudot : 18 romans dans la course Après l’académie Goncourt, le jury du prix Renaudot s’est réuni le 8 septembre pour établir sa première sélection. Les délibérations furent longues, très longues. Ce qui a abouti à une… longue sélection composée de dixhuit romans et de huit essais (voir lefigaro.fr/livres). GeorgesOlivier Châteaureynaud, secrétaire général, nous avait prévenus : « Les premières sélections sont des “listes de courtoisie”. » On fait une petite place à des amis, on met en avant des découvertes, on n’élimine pas trop. Et on marque sa différence. Cette liste du Renaudot se distingue de celle du Goncourt. Les Renaudot ont retoqué Christine Angot, mais ils ont distingué Grasset (trois titres contre zéro). Ils ont aimé Laurent Binet. Seuls Delphine de Vigan, Simon Liberati et Boualem Sansal figurent dans les deux sélections. Mais avec les jurés du Renaudot, rien n’est jamais fixé. Ils pourraient tout chambouler lors de la deuxième sélection. « On ne s’interdit rien », dit Georges-Olivier Châteaureynaud. MOHAMMED AÏSSAOUI Christophe Malavoy : « Cette BD aurait fait rire Céline » ENTRETIEN L’acteur, qui est aussi réalisateur et auteur, a écrit le scénario d’un album adapté des trois livres de Céline qui racontent sa fuite en Allemagne en 1944. PROPOS RECUEILLIS PAR LA CAVALE DU DR DESTOUCHES De Christophe Malavoy (scénario) et Paul et Gaëtan Brizzi (dessin), Futuropolis, 94 p., 17 €. ASTRID DE LARMINAT [email protected] LE FIGARO. – Est-ce la guerre de 14 et le livre que vous avez écrit sur votre grand-père mort au front qui vous ont conduit à vous intéresser à Céline ? Christophe MALAVOY. – En réalité, c’est après avoir adapté au cinéma une pièce de Jean-Claude Grumberg, l’histoire d’une famille juive pendant la guerre, alors que je me demandais ce que j’allais faire ensuite, que j’ai pensé à écrire sur Céline. Céline n’a jamais été adapté au cinéma. De grands réalisateurs ont essayé – Fellini, Sergio Leone, Audiard, François Dupeyron – mais tous leurs projets ont échoué. L’œuvre de Céline me procure le même plaisir que celle de Fellini. Il y a chez l’un et l’autre une dimension poétique et comique qui donne à voir la réalité mieux qu’une œuvre réaliste, comme d’ailleurs chez les plus grands auteurs : Shakespeare, Cervantès, Swift… La réputation sulfureuse de Céline ne vous a donc pas rebuté ? Les paradoxes et les contradictions du personnage m’ont attiré. J’ai voulu en savoir plus, dépasser les idées reçues. J’ai lu son œuvre intégralement, ainsi que son épaisse correspondance et une soixantaine de livres sur lui. Céline interviewé par deux journalistes dans le jardin de sa propriété de Meudon. Extrait d’une planche de la bande dessinée La Cavale du Dr Destouches. CHRISTOPHE MALAVOY, PAUL ET GAËTAN BRIZZI/FUTUROPOLIS Même les livres antisémites ? J’ai réussi à me procurer à l’étranger les pamphlets publiés entre 1937 et 1941, dont Céline avait interdit en 1945 qu’ils soient réédités. Ses invectives antisémites délirantes ne sont évidemment pas ce qui m’intéresse. Elles sont lassantes, et leur excès même les rend insignifiantes. Pourtant, même dans l’outrance haineuse, il a des éclairs de génie, des formules, des drôleries. Bagatelles pour un massacre est un pot-pourri : au milieu des diatribes contre les Juifs, il y a des textes anticléricaux, antibourgeois, anti-impé- rialistes, des critiques violentes de l’école et du pouvoir, qui disent des vérités. C’est un mélange effrayant, drôle et touchant. On ne peut pas juger une œuvre littéraire selon des critères moraux, me semble-t-il. Et il faut se rappeler que, comme beaucoup de grands génies, Céline était un homme malade, qui souffrait beaucoup physiquement et était atteint d’une sorte de folie. Pourquoi avez-vous choisi d’adapter ses trois derniers livres, la trilogie que composent D’un château l’autre, Nord et Rigodon ? Parce qu’il y raconte de façon rocambolesque son voyage de neuf mois à travers l’Allemagne nazie jusqu’au Danemark, où il avait caché son argent et dont il ne rentrera qu’en 1951 après avoir été amnistié. Il quitte donc Paris le 17 juin 1944, par le train, avec Lucette, sa femme, et leur chat Bébert, direction Sigmaringen, où se réfugient toutes les huiles de Vichy qu’au demeurant il détestait, comme il détestait les Allemands et Hitler. Céline, qui se considérait comme un chroniqueur, pas comme un littérateur, observe un monde qui s’écroule : c’est apocalyptique. Son récit est halluciné. Mais comme disait Gide, « ce n’est pas la réalité que peint Céline, c’est l’hallucination que provoque cette réalité ». Votre idée initiale était de réaliser une adaptation pour le cinéma, n’est-ce pas ? Oui, et c’est toujours mon projet. Au départ, j’ai écrit un scénario dont j’aimerais faire un film d’animation, un film ludique qui traduirait l’aspect burlesque du récit célinien. J’ai ensuite écrit un livre d’entretiens fictifs avec Céline, Céline. Même pas mort !, dans lequel un personnage contemporain l’interroge sur l’affaire Kerviel, l’affaire Bettencourt, etc. Imaginer Céline exprimer ce qu’il pense du monde actuel, un monde policé où l’on n’ose plus rien dire, où l’on n’ose plus prononcer certains mots sur les plateaux de télévision ou même au restaurant, est salutaire. Céline n’avait pas peur de déplaire. Houellebecq a des points communs avec lui. Dans La Carte et le Territoire, les Chinois sont dans la Creuse ; chez Céline, qui pensait que la race jaune supplanterait la race blanche, ils débarquent à Brest. Céline a été prophétique. Il avait peu ou prou annoncé la « Star Academy » par exemple. Il était fou mais disait des choses vraies, comme le bouffon shakespearien. Votre BD commence par ces mots : « Tout pour la danse, rien que pour la danse. » Céline a toujours aimé la danse et les danseuses. La danse, c’est l’art de la légèreté qui lutte contre la pesanteur des hommes alourdis par leur bêtise. C’est le domaine de la grâce. Il a écrit de nombreux arguments de ballets qui, à son grand regret, n’ont jamais été mis en scène. Il n’est peut-être pas anodin d’ailleurs que l’un de ceux qui lui ont barré cette voie ait été juif. Il a eu aussi des ennuis dans l’exercice de son métier avec un médecin juif. Pourtant, il admirait les Juifs et leur intelligence, bien davantage que les Aryens bêtes et butés. Vous le présentez dans cet album comme un type un peu fou mais assez brave, pris dans une tornade de figures bouffonnes qu’il observe en retrait. N’avez-vous pas lissé le personnage ? Céline était comme ça. À côté d’une profonde méchanceté, il y avait en lui une vraie tendresse, et même de la douceur et de la délicatesse. Sauf quand on l’échauffait ; alors il se lançait dans des soliloques interminables. C’était un observateur, il préférait rester dans son coin, disparaître. Pendant la guerre, il n’a jamais commis de dénonciations personnelles. Comme le raconte la BD, il habitait à Montmartre au-dessus d’un couple de résistants, Robert Champfleury et Simone Mabille, qui lui demandaient de soigner des résistants blessés ou torturés. Ce qu’il a fait. Il savait qu’il y avait des réunions du CNR dans cet appartement. Il n’a jamais rien dit. Avez-vous pris des libertés avec le récit de Céline ? Quelques-unes, en essayant de rester fidèle à son esprit. La scène de dispute avec l’acteur collabo qui l’accompagnait, Le Vigan, a eu lieu, mais les dessinateurs, les frères Brizzi, l’ont imaginée à leur manière, comme une bagarre de dessin animé. L’esprit même de Céline nous a autorisés à nous amuser. D’ailleurs, sa veuve, Lucette, à laquelle j’ai montré les planches, m’a dit que cette BD aurait fait rire Céline. Il faut dire qu’elle est très positive… A Les obscénités proférées par écrit peuvent-elles être transposées en images sans tomber dans la vulgarité ? Je pense à la scène où un vieux Prussien à quatre pattes et pantalon baissé se fait fouetter par une petite fille. Cette scène est décrite par Céline dans Nord. D’ailleurs, la famille qui est décrite dans ce passage et dont il avait donné le patronyme a porté plainte. Pourquoi avez-vous choisi pour illustrer votre scénario des dessinateurs de dessins animés ? De même que le style de Céline essaie de reproduire la beauté de l’art chorégraphique, je voulais des dessinateurs qui aient le sens du mouvement et de la féerie. En outre, le talent de caricaturiste des frères Brizzi est parfaitement adapté au burlesque célinien. Leur dessin est aussi très réaliste et fourmille de détails authentiques sur les habitudes de Céline et les événements historiques. ■ Pour sa première bande dessinée en tant que scénariste, Christophe Malavoy a choisi d’adapter les trois derniers ouvrages de l’auteur de Voyage au bout de la nuit : D’un château l’autre, Nord et Rigodon. FRANÇOIS BOUCHON/ LE FIGARO Bio EXPRESS 1952 Naît en Allemagne, où son père, officier, est en poste. 1985 Son rôle dans le film de Michel Deville, Péril en la demeure, le révèle au grand public. Il enchaîne avec La Femme de ma vie de Régis Wargnier. 1990 Incarne Rodolphe dans Madame Bovary de Chabrol avec Isabelle Huppert. 1994 Joue l’abbé dans la pièce de Montherlant La Ville dont le prince est un enfant, qu’il adaptera ensuite pour la chaîne Arte. 1996 Publie un roman inspiré de l’histoire de son grandpère mort en Champagne en 1915, Parmi tant d’autres (Flammarion). 2008-2009 Joue Romain Gary seul en scène au théâtre. 2011 Parution de Céline. Même pas mort ! (Balland), un livre d’entretiens imaginaires avec l’auteur de Mort à crédit. 2012 Participe au livre collectif consacré à Lucette Destouches, la veuve de Céline : Madame Céline. Route des Gardes. 2015 Publie la bande dessinée La Cavale du Dr Destouches (Futuropolis). S’est lancé dans l’écriture d’un scénario sur Voltaire.