Taiwan : la guerre du Détroit n`aura pas lieu

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Taiwan : la guerre du Détroit n`aura pas lieu
21/06/01
Article publié dans « Les cahiers de Mars »
Taiwan : la guerre du Détroit n’aura pas lieu
Depuis plus de 50 ans se joue à la limite des deux mers de Chine un étrange jeu dont les
règles ne paraissent pas nécessairement très claires à un observateur occidental. Conflit entre
une province rebelle et sa métropole ? Soubresauts d’une révolution qui n’a pas encore réussi
à s’étendre à l’ensemble du pays ? Confrontation de deux systèmes idéologiques opposés ?
Rien de tout cela ne rend vraiment compte de ce qui est en jeu, des sentiments et des intérêts
des acteurs.
Si l’on veut aborder le différend d’un point de vue chinois, on ne manque pas d’établir
un parallèle avec le légendaire Koxinga, au XVII° s., défiant les Qing depuis Taiwan et
prétendant revenir sur le continent pour rétablir la dynastie Ming. À Taipei, on se montre
volontiers attaché à ce mythe, dont on gomme prudemment deux éléments. Premièrement,
Koxinga mort, les Qing se sont emparés de l’île et l’ont conservée jusqu’en 1895.
Deuxièmement, si Koxinga a bénéficié de la complicité des Hollandais pour mettre pied à
Taiwan, il n’a rien eu de plus pressé que de les en chasser, alors que les Chinois nationalistes
dépendent, pour leur sécurité, d’autres « diables étrangers », les Américains.
Cette seconde différence est capitale. Koxinga était en quelque sorte un patriote, pour
autant que ce mot ait un sens à cette époque et dans cette région du monde, sa détestation des
Mandchous prenant racine dans l’humiliation culturelle que subissait son pays. Certes, la
Chine avait bien déjà subi le joug d’une dynastie étrangère aux XIII° et XIV° s. Du moins ces
Mongols qu’étaient les Yuan s’étaient-ils sinisés et n’avaient-ils guère modifié l’ordre
assurant l’harmonie entre le ciel et la terre. Les Qing, eux, tout en maintenant en place
l’essentiel de l’administration chinoise, imposaient le port du costume et de la coiffure
mandchous, crâne rasé sur le devant et longue natte1. Pour Koxinga et ses partisans, restaurer
la dynastie Ming était rendre à la Chine son âme et chasser les Hollandais de Taiwan était la
preuve de la pureté de ses intentions : c’est au nom de la dynastie chinoise, au nom de la
Chine qu’il s’emparait de l’île.
Ce mythe tient au cœur des Chinois nationalistes, et pourtant son inadéquation avec la
réalité est la source de leurs déchirements. Là-bas, de l’autre côté du détroit de Formose, ce
n’est pas une dynastie étrangère qui règne sur le pays : les gong fei, « bandits communistes »,
sont tout de même des Chinois. Quant à chasser les étrangers de Taiwan, ce sont, au contraire,
les Américains qui ont rendu l’île à la Chine après leur victoire sur le Japon, et ce sont eux
encore qui les protègent dans le cadre de leur croisade contre le communisme.
Humiliés de devoir leur sécurité aux Américains, les Taiwanais ? Voilà bien qui va à
l’encontre d’une idée reçue. L’image d’une province américanisée est totalement trompeuse.
Pour autant, celle d’une population adhérant d’un bloc à l’idéologie nationaliste est tout aussi
illusoire. En fait, il existe un hiatus au sein des habitants de l’île. Ne parlons pas des
populations aborigènes d’origine malaise et polynésienne, désignées collectivement comme
les « montagnards », qui vivent protégés dans des réserves. La majorité de la population est
constituée de Chinois venus aux XII° et XVI° s. du Fujian, de l’autre côté du détroit, auxquels
se sont ajoutés au XIX° s. des Hakkas de la région de Canton.
Ceux-là se définissent comme Taiwanais. Chinois, ils le sont, certes, mais ils se
distinguent résolument de « ceux du continent » arrivés en masse en 1949 (plus de 2 millions,
soit 10 % de la population de l’île). Ces derniers parlent plus volontiers le mandarin que les
Taiwanais, ils restent attachés à leur province d’origine et visitent leur famille sur le
continent. Même la loi martiale (levée en 1988) ne les empêchait pas de s’y rendre
clandestinement via Manille, avec la complicité de la police des frontières du continent qui
1
Ceci était d’autant plus humiliant pour les Chinois que les nobles et guerriers des « bannières » mandchoues
étaient en fait des Mongols qui n’avaient que récemment conquis la Mandchourie. Ils imposaient donc aux
Chinois ce qu’ils avaient hérité d’un peuple conquis.
appliquait obligeamment le timbre d’entrée et de sortie sur une feuille volante. Ce sont ces
mêmes réfugiés du continent et leurs enfants qui, dans le milieu des années 1980,
applaudissaient la signature de l’accord sur la restitution de Hongkong à la République
populaire. Foin de considérations idéologiques, une terre chinoise retournait à la Chine.
Les Taiwanais de souche, eux, n’ont pas pour la Chine continentale un attachement
aussi sentimental. Jusqu’en 1987, parler d’indépendance était puni de prison : s’il fallait sévir,
c’est bien que l’idée était dans l’air. La propagande du Kuo Min Tang peut bien s’époumoner,
cela fait plus d’un siècle que l’île est séparée de la métropole. Après avoir été pendant 50 ans
rattachée au Japon, elle a été restituée en 1945 à une Chine plus préoccupée par ses guerres
intestines que par l’administration de ce territoire oublié, puis a vu débarquer ces continentaux
qui prétendaient incarner le pouvoir central.
L’indépendance ? Mais la République de Chine en dispose de fait ! Un peuple, un
territoire, un gouvernement, une monnaie, des relations extérieures, une défense… que faut-il
encore pour faire un État indépendant ? C’est là précisément que réside l’ambiguïté : qui croit
encore à la fiction de ce gouvernement de toute la Chine résidant provisoirement à Taipei, de
cette Assemblée nationale prétendant représenter toutes les provinces chinoises ? Elle n’a
même plus valeur de monnaie d’échange dans une éventuelle négociation. D’ailleurs, c’en est
fait. Les indépendantistes sont désormais au pouvoir. Et pourtant, à Taipei, on hésite à
enfourcher le tigre : qi hu nan xia, à qui chevauche un tigre il est difficile d’en descendre.
« Une Chine, deux systèmes » : ainsi sont résumées les propositions avancées de Pékin
en direction de Taipei depuis 1992. Que la province rebelle reconnaisse la souveraineté du
gouvernement de Pékin, et il lui est promis que son système économique et ses libertés
politiques lui seront conservés. On est bien loin de la volonté d’étendre la révolution au
dernier bastion du capitalisme, mais on reste dans l’optique de la reconquête : ce qui est
chinois doit retourner à la Chine, même au prix de compromis idéologiques. Il s’y ajoute une
approche très particulière de la mer : longtemps, les Chinois l’ont crainte. Si l’on peut
toujours arriver à se comprendre entre Chinois et barbares d’au-delà des frontières, il n’en va
pas de même avec les « démons de l’océan », en particulier ceux de l’océan du sud, Malais et
Vietnamiens d’abord, puis, bien pires, Européens.
La mer, les Chinois ont bien su l’apprivoiser suffisamment pour aller commercer au
loin, mais elle restait une frontière ouverte, vulnérable. C’en est fini : désormais, la mer de
Chine dans son ensemble est considérée comme une marche maritime de la Chine. Dans une
conception juridique toute simple mais totalement inacceptable pour les pays tiers, le territoire
chinois s’arrête à la limite de la mer territoriale du Japon, du Vietnam, de la Corée, des
Philippines et de la Malaisie. Il ne faut sans doute pas chercher ailleurs l’acharnement de la
Chine (des deux Chine, en fait) à s’emparer des îlots parsemant la mer de Chine, en particulier
les Paracelse et les Spratley dont l’intérêt économique médiocre ne justifie pas les combats
qui s’y sont déroulés : il s’agit d’une revendication de souveraineté sur la mer et sur toutes les
terres qui en émergent.
On est tenté de considérer la Chine comme une puissance continentale en voie de
mutation en puissance maritime. Cela sera confirmé le jour où la marine chinoise constituera
un réel instrument de projection de puissance. Dans l’attente, la Chine conserve les attributs
d’une puissance continentale qui étendrait son territoire à un espace maritime adjacent. Or cet
espace est articulé en deux bassins, la mer de Chine orientale et la mer de Chine méridionale,
à la charnière desquels se trouve Taiwan : dans cette optique, l’intérêt stratégique de l’île
apparaît évident.
Est-ce à dire que la Chine continentale est susceptible de lancer une offensive contre la
province rebelle ? Rien n’est moins sûr. Le problème n’est pas tant sa capacité à le faire
(quand des experts prédisent qu’elle ne disposera pas d’un potentiel suffisant avant dix ans, ce
délai de grâce ne semble en fait guère rassurant) que sa volonté d’entrer en guerre avec
Taiwan. Du côté taiwanais, on le sait et on évite soigneusement toute provocation. Si les
bombardements de Quemoy de 1958 à 1960 semblent anciens, l’émotion créée à Taipei par
les manœuvres d’intimidation de la marine chinoise dans la seconde moitié des années 1990
reste vive. Aussi, même si les indépendantistes sont aujourd’hui aux affaires, le mot tabou n’a
pas été prononcé.
De leur côté, les dirigeants de Pékin ont-ils bien intérêt à se lancer dans une aventure
militaire dont l’aboutissement reste incertain ? Outre les pertes que subirait leur pays, qu’ontils à gagner à détruire leur quatrième partenaire commercial et premier bailleur de capitaux ?
Et puis il existe un troisième acteur dans ce jeu : les États-Unis.
Après avoir constitué pendant près de trente ans le bouclier de la République de Chine
dans le cadre de leur croisade mondiale contre le communisme, les Américains ont adopté une
attitude plus ambiguë depuis qu’ils ont reconnu la souveraineté de la République populaire de
Chine. Ils se gardent bien de prendre parti dans le différend et se limitent à constater que les
Chinois, tant du continent que de l’île, considèrent que Taiwan fait partie intégrante de la
Chine. Ils désignent la Chine nationaliste comme « la République de Chine à Taiwan », ce qui
constitue une reconnaissance de facto de l’existence d’un État mais nie la souveraineté de cet
État sur le continent. Il y a là une première contradiction.
Bien que ne s’engageant pas dans la querelle entre Chinois (les Présidents américains
successifs l’ont tous répété), Washington continue à assurer à Taiwan une assistance militaire.
Le Taiwan Relations Act voté après la rupture des relations diplomatiques entre Washington
et Taipei garantit à la Chine nationaliste la fourniture « d’articles et services de défense
[…] d’un volume permettant à Taiwan de maintenir une capacité d’autodéfense suffisante ».
Quant à la nature et au volume de cette aide, bien entendu, seuls le Président américain et le
Congrès en sont juges. En tout état de cause, il s’agit bien d’assurer un équilibre stratégique
régional afin d’éviter une guerre, sans que la protection des investissements américains soit
oubliée pour autant.
Cette aide militaire à Taipei, Pékin est bien obligé de la tolérer. Du moins s’efforce-t-il
d’en limiter la portée en provoquant épisodiquement des crises diplomatiques. Ainsi en est-il
à propos du projet de fourniture à Taiwan de systèmes antimissiles contrebalançant ce qui
constitue le fer de lance du dispositif déployé face à l’île. Au-delà de l’affaire taiwanaise,
c’est la politique de défense américaine dans la région qui est en cause, notamment le projet
de système de défense antimissiles (T.M.D.). Les dirigeants communistes ne croient pas un
mot à l’argumentation des Américains affirmant que le T.M.D. vise les « rogue states2 »
insensibles aux arguments de la dissuasion et plus particulièrement, dans la région, la Corée
du Nord. On ne les en fera pas démordre : c’est l’arsenal nucléaire balistique de la Chine
populaire qui est visé.
La question posée, en fait, est la limite de l’engagement militaire américain dans la
région. Les États-Unis entreront-ils en guerre pour défendre Taiwan ? Jusqu’à quel point ?
Existe-t-il un seuil d’agression en deçà duquel ils ne pourront pas réagir ? Toute réponse
apaisante à ces questions amplifierait le risque de guerre dans le détroit de Formose, tandis
que des propos déclamatoires nuiraient au rapprochement américano-chinois. Mais ce
rapprochement figure-t-il parmi les priorités du président Bush ?
Si le risque d’une guerre entre les deux Chine ne peut être écarté, il demeure
improbable. Même la proclamation de l’indépendance de la République de Chine ne
déclencherait pas sûrement les hostilités : une crise grave s’ensuivrait, mais pas une invasion
de l’île. D’ailleurs, si le président taiwanais veut faire une telle proclamation, c’est maintenant
qu’il le peut. Mais est-ce bien l’intérêt de l’île ? Son économie est désormais ancrée à l’essor
du continent.
Un accord sur la réunification du pays n’est toujours pas à portée de main. Le principe
« une Chine, deux systèmes » n’est pas en cause. Surréaliste aux yeux d’un Occidental (mais
la situation actuelle l’est-elle moins ?), il répond assez bien au double souci de pragmatisme et
de « face » des Chinois. Il est possible de lui donner un contenu : reconnaissance de la
2
États voyous. Les Américains ne recourent plus à ce terme, mais l’idée de gouvernements irresponsables et
dangereux qu’il implique reste dans tous les esprits.
souveraineté de la Chine populaire sur l’île contre le maintien à Taiwan… des attributs de la
souveraineté : armée, monnaie, politique étrangère, sous la condition expresse de ne pas
appeler les choses par leur nom. Les Taiwanais n’y sont pas prêts : cela leur paraît trop risqué,
ils exigent d’abord des réformes politiques sur le continent. C’est pourtant probablement vers
une solution de ce genre que l’on marche prudemment, de crise en crise, de rapprochement en
rapprochement.
En attendant ? Le statu quo demeure, deux pays se font face les armes à la main parce
qu’ils sont d’accord sur tout ou presque, et les Américains demeurent les arbitres d’un jeu
qu’ils déclarent ne pas vouloir arbitrer. Cette situation perdurera-t-elle à jamais ? Le souci des
Taiwanais de préserver leur prospérité économique est légitime : être riche est pour un
Chinois une vertu. Pourtant, la protection américaine constitue une douloureuse humiliation :
la Chine n’a besoin de personne, un pays qui se place sous la protection d’un suzerain n’est
pas la Chine. Tel est le dilemme taiwanais. Qu’en sortira-t-il ? Shi mu yi dai3.
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Frotte-toi les yeux et attends de voir.