Jean-Marie Lustiger – prédicateur de la Parole
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Jean-Marie Lustiger – prédicateur de la Parole
Andreas Wollbold (Munich) Jean-Marie Lustiger – serviteur de la Parole La prédication judéo-chrétienne se trouve en face d’une dialectique. Elle transmet la parole divine par des paroles humaines. D’un part, elle ne veut que mettre présent la parole divine. Prononcer le logos, c’est témoigner sa présence. Le Christ, dit Sacrosanctum concilium, est présent dans la parole liturgique « en y parlant lui-même » (SC 7). « Dans la liturgie, Dieu parle à son peuple; le Christ y proclame encore la Bonne Nouvelle » (SC 33). C’est pourquoi, l’homélie eucharistique est « pars ipsius liturgiae » (SC 52). 1 L’homélie eucharistique n’interrompt pas la liturgie, elle ne se restreint pas à un commentaire, voire un essai pastoral de faire le pont entre le spectacle imposant, mais si loin de la liturgie et la vie quotidienne de l’assemblée. Le logos luimême parle dans l’Esprit dans cette action liturgique. Mais en m ême temps, cet Esprit donne la liberté au prédicateur de parler en parrhesia, c’est-à-dire avec la confiance que sa parole humaine correspond à ce que l’Esprit veut dire aux églises (cf. Ap ocalypse 2,7.11). Le prédicateur ne répète pas des formules sans apport personnel, mais en ce moment, il est un témoin privilégié, autorisé par l’Eglise, qui fait résonner la Parole dans le contexte de cette assemblée. Le cardinal Lustiger était particulièrement attentif à cette dialectique come ce colloque sur « La Promesse » rend bien évident. Notre contribution se veut pratique. Donc, e ntrons dans le vif de sa prédication et choisissons deux exemples d’homélies vraiment significatives de sa prédication comme archevêque, suffisamment brèves pour êtres diffusées, même en entier, perme ttant d’entrer dans sa manière de prêcher, dans ses gestes, sa lecture de l ’Ecriture, sa relation à l’assemblée, les deux lieux où il prêchait chaque dimanche (une paroisse et la cathédrale), et beaucoup d’autres éléments encore : - homélie du 27 octobre 1991 à la paroisse St Vincent de Paul, à propos de Bartimée (Jérémie XXXI,7-9 ; Hébreux V,1-6 ; Marc X,46-52) - homélie du 4 avril 1999 à Notre-Dame de Paris, jour de Pâques (Actes 10,34.37-43 ; Psaume 117 ; Colossiens 3,1-4 ; Jean 20,1-9) 1 « Homilia, qua per anni liturgici cursum ex textu sacro fidei mysteria et normae vitae chri stianae exponuntur, ut pars ipsius liturgiae valde commendatur » (SC 52). 2 L’homélie – témoignage de la présence de la Parole dans l’assemblée liturgique Tous les deux exemples nous montrent la manière authentique de prêcher du card inal. Il y fait renaître l’ancienne « homilia » si connue dans l’ancienne synagogue où chaque juif avait le droit à prendre la parole après la lecture de l’Ecriture. Après les lectures bibliques „suivaient les expositions des textes lus et les exhortations de suivre la Loi et de poursuivre une grandeur morale. Cette manière de prêcher plutôt informel et spontanée était partagée entre de divers membres da la communauté. Elle est l’ancêtre de l’homélie, la prédic ation informelle de la jeune église chrétienne. » 1 Nous connaissons le fameux exemple d’une homélie de Jésus dans la synagogue de Nazareth (Luc 4,16-30) ou bien la demande des juifs d’Antioche en Pisidie à Paul et Barnabe après la lecture de la loi et des prophètes: « Si vous avez une parole de consolation pour le peuple, parlez » (Actes 13,15). Cette forme de prédication n’est pas à confondre avec une prise de position d’un membre de la communauté, une expression du droit à la parole libre. Elle réalise la structure foncière de la révélation comme di alogue salvifique entre Dieu et son peuple (DV 21 ; cf. GS 19). Mais elle n’est pas aussi la grande rhétorique. C’est un colloque familial, informel en famille. Elle présu ppose une vraie communauté de foi. Tous sont des auditeurs de la Parole. Celui qui parle n’a pas besoin de se présenter ou de gagner l’attention et la sympathie des aud iteurs. En fait, le grec „homilia“ (cf. Actes 20,11) signifie colloque, entretien informel, dialogue. 2 1 Cf. George A. Kennedy, A New History of Classical Rhetoric, Princeton 1994, 125s.; id., Classical Rhetoric and its Christian and Secular Tradition from Ancient to Modern Times, London 1980; Hartwig Thyen, Der Stil der jüdisch-christlichen Homilie, Göttingen 1955; Saul Lieberman, Hellenism in Jewish Palestine. Studies in the Literature Transmission B eliefs and Manners of Palestine in the Century B.C.E. IV Century C.E., New York . Cf. Ludwig Mödl, Art. „Homilie. II. Liturgisch. III. Kirchenrechtlich“, in: LThK 3 V,249s; Alexandre Olivar, La predicación antigua (= Biblioteca Herder. Sección de teología y filosofía 189), Barcelona 1991, 62-69 (Origène) et ibid. 487-514 (terminologie); Johann Baptist Schneyer, Geschichte der katholischen Predigt, Freiburg 1969; Werner Schütz, Geschichte der christlichen Predigt, Berlin - New York 1972. 2 3 Bartimée et la vue profonde du Seigneur L’homélie commence par une surprise. Pas de portail, pas de captatio benevolentiae, pas de trucs rhétoriques pour ouvrir les oreilles des auditeurs. Pas d’auto-mise enscène si bien à la mode aujourd’hui : absence totale de toute jovialité et d’une bonne humeur prétendue enseignées dans tout cours de communication moderne. Cette hom élie ne guide pas à l’évangile comme un texte mort (ou bien tant pis à la personne de l’orateur), mais elle y entre, elle y vit, elle l’écoute. En témoigne l’ usage du présent dans tous les passages qui traitent de ce que s’est passé il y a 2000 ans à l’entour de la ville de Jéricho : « Jésus sort... et monte... » L’évangile lui-même est présent dans l’homélie. Cette présence est tellement forte que le cardinal n’hésite pas à inviter les auditeurs à s’identifier, à être Bartimée eux-mêmes : « Vous, mes frères, où que vous soyez, si votre vie est blessée par la souffrance, les échecs, les peines, les péchés, si votre vie en est obscurcie, quelle que soit la manière dont vous mendiez auprès de Dieu, criez avec Bartimée... » Deuxième surprise : Ce présent inclut aussi l’écriture prophétique de l’Ancien Testament. Le passé de la prophétie de Jérémie (la joie « qui saisit le prophète Jérémie ») devient le présent dans l’écho de l’évangile : « Il prophétise... », parce que Jésus « inaugure cette marche décisive pour toute l’histoire de l’humanité ». Ce n’est pas un seul jeu d’allusion, une correspondance littéraire entre la lecture de Jérémie et de l’évangile de saint Marc, c’est une réalité ou mieux encore : la réalité « décisive pour toute l’histoire ». Troisième surprise : La sociologie se transforme en mystère. Bartimée est le symbole d’un marginalisé. Il y a cette confrontation foncière entre le groupe et l’individu exclus, entre les disciples et la foule et cet aveugle mendiant. Je me rappelle bien de tous ces textes des années 70 qui y entrevoyaient la dialectique des injustices sociales à l’origine d’une création interminable de marginalisés. Ce n’est pas faux, mais ce n’est pas tout. Y manque la décision de Jésus : « L'Évangile, c’est Jésus lui-même. Jésus qui s’arrête. Jésus qui décide entre ces deux initiatives : ‘Faites-le venir.’ » La rédemption ne se réalise pas par la révolution sociale, par des mécanism es d’inclusion sociale en faveur des marginalisés. C’est bien intentionné, mais tout essai d’auto-rédemption aboutit à cette dynamique aveugle de la foule et des 4 disciples « qui veulent ouvrir la route à Jésus » - action sans écoute du Seigneur et aberrant dans la voie de l’antéchrist. La décision de Jésus et la volonté du Père, c’est le mystère de rédemption : Dieu a pris l’initiative, Dieu agit pour le salut de son peuple. Et y manque la clairvoyance de Jésus qui guérit nos yeux aveugles qui s’imaginent tout de même de voire et de comprendre si bien ce qu’est nécessaire pour le monde et pour l’Eglise d’aujourd’hui : « Jésus, lui, voit ce que les hommes ne voient pas; i1 voit dans le cœur de l’aveugle. Il ne lui dit pas : ‘Recouvre la vue.‘ Il lui dit : ‘Va, la foi t’a sauvé.‘ Jésus voit ce qui est invisible aux yeux des hommes, il voit le secret de chacun de nous. » Ainsi, notre évangile aboutit à la quatrième surprise : Le mystère de la rédemption est le mystère de l’Eglise. Cette conversion à la volonté de Dieu, cette conversion de tout essai humain aveugle et faussé, cette conversion aux voies de Jésus au milieu de ce peuple, c’est l’Eglise et rien d’autre. Elle ne peut retomber à un seul regroupement religieux ou à une communauté de convictions partagé es. Elle est liée par la torah de Dieu le Père, la torah qui est personnifiée en son Fils unique Jésus-Christ – voilà le sujet central de « La Promesse » au cœur de cette homélie ! (3) Mystère de Pâques, mystère de l’Eglise Il y a une brève statio au début de la messe qui condense d’une manière merveilleuse tout l’esprit de l’homélie à l’écoute de la parole de Dieu : « A nouveau le Christ nous prend dans sa vie pour que nous vivions par lui. A nouveau, aujourd’hui, nous le croyons, la vie qui vient de Dieu est plus forte que notre mort. Faisons silence un instant pour demander au Seigneur d'ouvrir notre cœur, nos esprits, nos libertés à l’amour qu'il nous porte, à la vie qu'il veut nous donner. Reconnaissons-nous pécheurs. » L’homélie même est bien chargée de pensées profondes. N’essayons donc pas à faire une homélie sur l’homélie, mais restreignons -nous à reprendre les quatre surprises qui se sont révélées à propos des paroles du cardinal sur Bartimée. 5 1. Encore une fois, nous y rencontrons le père de son diocèse en colloque familial avec ses fidèles. Encore plus exprès y est l’insistance sur l’ « entendre » : « Cette nuit, nous avons entendu St Paul... A l’instant, nous venons d’entendre l’un des récits de la résurrection de Jésus... nous l’avons entendue il y a quelques instants: ‘Vous êtes morts avec le Christ’. » L’Eglise ne se crée que par l’écoute de la Parole. La présence de l’évangile de la résurrection est si forte qu’elle devient la pierre sur lequel est construite la maison de notre existence : être morts avec le Christ et vivre avec le Christ. Et ce qu’est encore plus, le cardinal y inclut même la perspective eschatolog ique : « ‘Quand paraîtra le Christ, votre vie, alors, vous aussi, vous paraîtrez avec lui en pleine gloire’ c’est-à-dire dans la- plénitude de la vie de Dieu. Ressuscites dans le Christ, vivant en plénitude de la vie des enfants de Dieu. » 2. La deuxième surprise, l’enjeu des deux testaments, semble absente: Par évidence, il n’y a pas de lectures vétérotestamentaires pendant le temps liturgique pascal. Est-ce qu’il n’y a que la rupture, la nouveauté absolue de la résurrection ? Oui et non. Oui : « Et pour nous, cet acte de foi est tellement extraordinaire que nous avons du mal à nous le représenter; nous ne pouvons pas nous le r eprésenter. » Non : Il y a une présence fondamentale du catéchuménat du peuple juif indispensable pour chaque chrétien – un autre sujet essentiel de « La Promesse ». Car le cardinal Lustiger y fait un long excursus sur les désirs et les images humains d’un messie purement humain, pas purifié par l’attente patiente du messie au sein de son peuple élu. D’ailleurs, on y retrouve la réfutation des spéculations gnostiques par s. Irénée de Lyon. L’attente d’un sauveur est une constante anthropologique : « Beaucoup en notre siècle sont touchés par le mystère d'amour que représente Jésus, celui qu’il prêche: un amour désintéressé, plein de compassion, de tendresse, de pitié pour la détresse des hommes, de sens de la dignité et de la justice. Nous voyons en Jésus l’homme tel que nous le rêvons ». Mais c’est un rêve, une idole, une seule idée. Le scandale, c’est le corps : « Mais nous avons du mal à croire que la vie de l'homme ne s'achève pas avec la vie de son corps; et qu'au fond nous ne sommes qu'un accident dans l a nature, un animal un peu différent des autres. » C’est pourquoi c’est la résurrection du corps crucifié qui fait la diff érence chrétienne. 3. Ainsi, notre troisième surprise reprend une nouvelle profondeur: La sociologie se transforme en mystère, oui, et encore plus radicalement, l’anthropologie se transforme en christologie. L’homme ne se comprend qu’en face du Christ incarné (cf. 6 GS 22), en face de ce corps qui a porté tous les péchés du monde sur la croix et qui est ressuscité à une vie nouvelle, divine. Jean-Marie Lustiger rappelle l’anthropologie de la Genèse, la création de l’homme en vue de Dieu. La philosophie enseigne que l’homme est l’ animal rationale, mais la bible dit bien plus : Il est l’animal qui porte en soi (et bien aussi dans sa chair !) l’image et la ressemblance de Dieu : « L’être humain, c’est un animal, mais un animal à l’image et à la ressemblance de Dieu, fait pour Dieu, capable de transformer sa propre mort en source de vie parce que, nous dit St Paul et cette formule est saisissante, nous l'avons entendue il y a quelques instants: ‘Vous êtes morts avec le Christ’. » 4. Et la quatrième surprise, le mystère de la rédemption est le mystère de l’Eglise ? Eh bien, l’Eglise est rien d’autre que ce peuple, cette assemblée transformée par l’intervention unique de Dieu dans notre histoire : la résurrection de son Fils. Ou bien plus simple, plus pratique : Les fidèles ont une nouvelle manière de vivre, et il faut se convertir à tout prix à cette manière d’existence, parce que ailleurs tou te peine serait en vain. Notre étude ne se veut qu’une excursion exploratoire d’une terre abondant et riche ce qu’est la prédication de Jean-Marie Lustiger. Déjà cette exploration modeste est rémunérée par des découvertes. Avant tout, elle révèle la conscience constante et fondatrice du prédicateur d’être le serviteur d’une parole qui ne peut jamais être expl iquée ou même analysée comme un texte humain, mais dans laquelle le Christ lui -même est présent et nous interpelle constamment. Résumé : La prédication de Jean-Marie Lustiger est caractérisée par des traits très pe rsonnelles, mais en même temps, elle n’est que l’essai constant de faire résonner la p arole de Dieu dans l’aujourd’hui de l’assemblée. On y trouve la réalisation moderne de l’ancienne homilia judéo-chrétienne, le colloque familial du père d’une église avec sa famille spirituelle. A partir de l’analyse de deux homélies du cardinal, on constate quatre points caractéristiques : pas de mots introductoires comme dans une captatio benevolentiae ; la présence des mots et des faits bibliques de l’Ancien et du Nouveau Testament comme vivants; la transformation de l’humain en drame du salut ou bien de la sociologie en mystère ; le caractère foncièrement ecclésial de ce drame.