Creative Alternative Montréal (Québec)

Transcription

Creative Alternative Montréal (Québec)
L’auteur du présent texte conserve tous les droits d’auteur et le texte ne peut être reproduit sans
le consentement explicite par écrit de l’auteur.
Creative Alternative
Montréal (Québec)
Favoriser la démocratie par le théâtre
par Nisha Sajnani, M.A, CCC, doctorat (en cours)
En mai 2004, Creative Alternatives, centre de thérapies artistiques créatives à but non lucratif à
Montréal, a invité M. Augusto Boal, auteur, praticien du théâtre et éducateur de renommée
internationale, comme invité spécial d’une série courante intitulée Fostering Democracy through
Theatre. La série a pour but de transférer la connaissance et les compétences requises pour utiliser le
théâtre participatif dans l’éducation, l’activisme, et la thérapie auprès des individus et des organismes
engagés dans des activités de promotion de la justice sociale. Le programme vise aussi à donner aux
individus et aux groupes communautaires oeuvrant à Montréal et dans les environs les moyens
d’explorer et d’examiner d’un œil critique et sur une base continue l’utilisation du théâtre et notre
compréhension du « changement social ». Augusto Boal est tombé malade trois jours avant le début
de la formation. Par conséquent, son fils, Julian Boal, a accepté de bonne grâce de prendre sa place et
d’offrir trois journées de formation intensive sur l’oeuvre de son père, appelée le Théâtre de
l’opprimé.
Le théâtre de l’opprimé (TO)
De nombreux universitaires et praticiens ont consacré beaucoup de temps à l’analyse des possibilités
qu’offre le théâtre comme outil pour renforcer l’autonomie des citoyens et les motiver à lutter contre
l’injustice et l’iniquité dans leur vie, afin de mieux comprendre ces possibilités. (Moreno, 1924; Boal,
1979; Schutzman et Cohen-Cruz, 1994; Fox, 1994; Emunah, 1994; James, 1998; Little, 1999; Selman
et Prentki, 2000; Salverson, 2001; Van Erven, 2001) Dans un article intitulé Theatre For the People
By the People, Edward Little, chef du programme de théâtre et de développement à l’université
Concordia, à Montréal, reconnaît le théâtre populaire comme moyen de réaliser la démocratie
culturelle. « La démocratie culturelle se produit à l’échelle locale et appelle la participation directe
d’individus et de communautés à la création de représentations de la culture qui est la leur. »(1999,
10) La réorientation du pouvoir de créer des images et de s’exprimer vers les réalités du vécu des
individus et de la communauté est au cœur de la pratique du Théâtre de l’opprimé.
Le Théâtre de l’opprimé désigne une série de techniques de théâtre axées sur l’utilisation
systématique et intentionnelle de processus dramatiques pour effectuer des changements
progressistes. Augusto Boal a développé le Théâtre de l’opprimé pendant une période d’instabilité
politique au Brésil, au début des années 1960. Son œuvre visait à favoriser la démocratie par le
théâtre et l’activisme politique comme moyens de survivre et de contester collectivement les pénibles
conditions imposées par la dictature. Dans leur anthologie intitulée Playing Boal (1994), Cohen Cruz
et Schutzman ont présenté un relevé historique détaillé de l’évolution de l’œuvre de Boal au Brésil et
en Europe. La vision de Boal a été fortement influencée par la philosophie dialogique de l’éducation
de Paulo Friere (Pedagogy of the Oppressed, 1970), et est incarnée dans des techniques dramatiques
qui font appel aux spectateurs passifs et les amènent à devenir des spect-acteurs, ou participants
1
engagés qui pratiquent des stratégies de transformation personnelle et sociale. Bien qu’ancrées dans
l’exploration théâtrale, les techniques, toutes basées sur l’apprentissage expérimental et l’acquisition
d’une autonomie collective, ne sont pas limitées à la scène. Les éducateurs, les activistes politiques,
les thérapeutes et les travailleurs sociaux adeptes de la pensée et de l’action critique ont adapté les
techniques à l’exploration de dossiers allant du racisme et du sexisme jusqu’à la solitude et à
l’impuissance politique. Schutzman et Cohen Cruz soutiennent que « le T.O. expose l’aspect
insoutenable de politiques lourdes et dogmatiques, le caractère présomptueux de l’art sans conscience
personnelle ou collective, et l’absolue futilité (voire la dangereuse ethnocentricité) de thérapies vides
de sens du jeu et de contextualisation culturelle. » (1994, 2)
Julian, notre hôte, nous a fait part de sa perception du Théâtre de l’opprimé :
« La structure du théâtre de l’opprimé repose sur le concept que nous faisons tous
continuellement du théâtre. Nous nous adaptons sans cesse à la situation dans laquelle
nous nous trouvons. Nous ne naissons pas comme hommes ou femmes, mais nous
apprenons à agir comme hommes, femmes, enseignants, apprentis, patrons, ou
ouvriers. Vous faites déjà du théâtre. Il n’y a pas de démarcation entre la scène et la
vie courante, le quotidien. Il y a une continuité dans le jeu de rôles et, si nous jouons
toujours un rôle, nous avons bien plus de possibilités que celles auxquelles nous
faisons appel. Nous pouvons explorer les possibilités qui nous sont offertes de
transformer les rapports que nous entretenons, non seulement sur scène, mais aussi
dans notre vie quotidienne. Nous pouvons transformer notre manière de jouer le rôle
de femme, d’étranger, d’ouvrier. Cela signifie aussi que nous pouvons influencer
l’oppresseur dans n’importe quelle situation et transformer ses actions en transformant
les nôtres. On peut transformer la société par le théâtre, puisque la société est déjà une
forme de théâtre. Les choses ne sont pas comme elles devraient l’être, mais nous
agissons comme si elles l’étaient…Il y a bien plus de possibilités que celles que nous
utilisons réellement (Julian Boal). [Trad.]
Cet énoncé reflète la conviction d’Augusto Boal que le corps est l’un des outils les plus essentiels
dans la transformation du physique en langue de communications et dans la modification de notre
espace quotidien en tribune de théâtre, ou espace esthétique. Julian a aussi souligné l’importance et
les limites du Théâtre de l’opprimé :
« Le théâtre est un endroit ou les gens se rassemblent pour voir quelque chose. Ce sont les
spectateurs qui créent le théâtre, mais aucun éclairage n’est orienté vers eux. Dans le Théâtre
de l’opprimé, l’éclairage est tourné vers le spectateur : il a le droit d’entrer sur scène, de
prendre la parole et de jouer. Cette relation existe aussi à l’extérieur du théâtre, où certaines
personnes se voient attribuer le droit de parler et de jouer, alors que d’autres n’ont que le droit
de regarder ou d’applaudir. En brisant le monopole de la scène, nous brisons le monopole de
la parole. La libération du spectateur ne veut pas seulement dire que nous voulons libérer les
gens à l’intérieur de la salle de théâtre. À l’extérieur, dans la société, ces structures
d’oppression qui existent doivent aussi être transformées. Le théâtre est une répétition pour la
révolution, une répétition pour le changement et la transformation, mais n’est pas une
transformation en soi. Nous travaillerons ici (dans le théâtre) à changer les choses à l’extérieur
des murs, mais l’histoire ne s’arrête pas là. »
À l’atelier, nous avons cherché à créer un espace où le groupe pourrait explorer l’utilité du T.O.
comme méthode de contestation des structures et valeurs hiérarchiques et de compréhension du sens
2
du terme « oppression » pour des activistes de classe moyenne dans une démocratie capitaliste. Nous
avons cherché à créer un espace où nous pourrions nous familiariser avec les techniques et poser des
questions sur leur application dans les contextes sociaux et politiques qui nous sont propres. Nous
avons tenté, pendant l’atelier, de favoriser la démocratie, en invitant les participants à aborder les
idées, questions et préoccupations que chacun d’entre eux avait au début de l’atelier et, après l’atelier,
à encourager le recours au théâtre appliqué comme moyen de contester les forces qui limitent et
circonscrivent la totalité de ce que nous pouvons imaginer, ressentir et produire dans notre vie
quotidienne.
L’atelier
L’atelier était divisé en deux parties : trois journées de formation et un forum public. Pendant la
première tranche de l’atelier, les participants ont eu l’occasion de mettre en application les techniques
qui font partie du Théâtre de l’opprimé et de raffiner et d’accroître leurs connaissances et
compétences dans l’application de ces techniques à leur propre contexte social et politique. À la fin
des trois journées de formation, les participants ont présenté à un public montréalais une courte pièce
qui examinait certains thèmes liés à la démocratie.
Les participants
L’atelier était offert aux individus et aux groupes souhaitant développer leurs compétences sur le plan
du théâtre à dimension sociale et politique. Il a été offert aux communautés anglophone et
francophone, grâce à une collaboration entre la Fédération d’art dramatique du Québec, l’Institut de
développement communautaire à l’Université Concordia, et le Centre St-Pierre. Au total, il y a eu 40
inscriptions de personnes aux antécédents diversifiés : enseignement, services sociaux, counselling et
défense des droits. L’atelier a réuni des membres et du personnel de plusieurs organismes à but non
lucratif du Québec et de l’Ontario, incluant Filles d’action, le projet Genesis, Literacy in Action,
Portage (soutien aux jeunes à risque), Développement et paix, le Black Theatre Workshop, et Latin
American Canadian Solidarity Association. Nous avons aussi souhaité la bienvenue à des membres
des secteurs parapublic et privé : l’hôpital gériatrique Mainonides, le Musée canadien des
civilisations, la Fondation canadienne des droits de la personne, l’Université McMaster, l’Université
Concordia (programmes d’art dramatique thérapeutique et de développement) et l’Université York,
Evangel Hall et l’église épiscopale.
Le forum public
Inventé (ou découvert) par Augusto Boal au début des années 1970, le théâtre-forum est une forme
interactive de théâtre qui fait partie de l’arsenal du Théâtre de l’opprimé. Une courte pièce est
présentée au public : un personnage principal (protagoniste) est aux prises avec une forme
d’oppression ou un obstacle qu’il ne peut surmonter. Le sujet évoqué est habituellement d’importance
immédiate aux spectateurs et revêt souvent la forme d’une expérience partagée. Deux courtes pièces
ont été sélectionnées pour le théâtre-forum : une œuvre axée sur les défis que les citoyens doivent
relever dans une économie politique dictée par le consommateur; ainsi qu’une œuvre explorant les
défis qui se posent aux mères et à leurs enfants dans les lieux publics.
Après la représentation, il y a généralement une brève discussion parmi les spectateurs, discussion
dirigée par un médiateur, appelé « joker » (comme dans un jeu de cartes, il n’est associé à aucune des
3
couleurs, à aucune des parties). Julian Boal était le joker à cette occasion. Il a défini le théâtre-forum
et a expliqué les règles d’engagement. Puis la pièce est reprise, habituellement depuis le début, et se
déroule comme la fois précédente, mais cette fois-ci, lorsqu’un spect-acteur (membre actif du public)
pense que le protagoniste aurait avantage à essayer une stratégie différente, il fait arrêter le jeu, prend
la place du protagoniste et met en œuvre son idée. Pendant une séance de théâtre-forum, de
nombreuses personnes montent sur scène et illustrent de nombreuses idées différentes. Ainsi,
l’événement est transformé en débat théâtral, et permet de mettre en pratique et de partager des
expériences et des idées, ce qui favorise l’éclosion de la solidarité et d’un sentiment de prise en
charge. « Le but n’est pas d’apporter une solution au public, mais de créer une solution avec le
public, c’est-à-dire avec les comédiens et ceux qui sont venus voir le spectacle. » (Julian Boal)
Le « forum » public a rassemblé les participants à l’atelier et les membres intéressés du public qui ont
vu comment nous pouvons utiliser le théâtre pour créer des aires de démocratie qui favorisent le
développement de citoyens créatifs et faisant preuve d’un engagement éclairé. Après la prestation, ils
ont partagé leurs réflexions. Bon nombre d’entre eux ont fait des commentaires sur la qualité du jeu
et ont déclaré que les scènes présentées étaient bien conçues et captivantes à regarder. Certains ont
attribué cela à la pertinence de chaque scène pour les spectateurs qui pouvaient établir un rapport
avec les situations exposées. Voici une sélection des commentaires de spectateurs :
« Ce fut une expérience amusante et enrichissante… rassembler tout le groupe et
trouver des idées pour voir les questions sous un angle nouveau. C’est vraiment
positif. J’aimerais assister à une autre de ces présentations si j’en ai l’occasion. »
« C’est merveilleux de sensibiliser les gens à différentes solutions. Ici, on peut voir
si les solutions sont viables avant de décider. »
« L’expérience d’aujourd’hui était touchante parce que j’ai pris conscience des
nombreuses variations dans la réaction d’une personne à une situation dont elle est
témoin… et cela a fait naître l’espoir dans mon coeur. »
« J’ai trouvé la séance intéressante et parfois frustrante, parce qu’il y a tant de
solutions que l’on peut trouver et que l’on peut voir toutes ces solutions.
Cependant, en fin de compte, tout se résume à la question de ce que l’on fera de
notre vie quotidienne. Cela m’a amené à réfléchir à ce que je peux faire dans ma
vie quotidienne. »
« Je prendrai l’autobus pour retourner chez moi et je parlerai de ces questions
jusqu’à ce qu’on aille se coucher. »
Résultats de la formation
La formation a inspiré plusieurs initiatives lancées par des participants à l’atelier. Une base croissante
de données en ligne rassemble de l’information sur les praticiens et les membres de la communauté
au Québec, en Ontario et dans la région avoisinante. La base a été créée par un participant; elle est
encore consultée fréquemment et sert de forum pour partager l’information sur les occasions de
formation à venir, ainsi que les références et les occasions de créer ensemble du travail. Chaque
participant a aussi reçu une copie de la vidéo produite pendant l’atelier, comme outil de référence et
de formation qui pourrait l’aider à transmettre les compétences acquises pendant l’atelier.
4
Les participants se sont aussi engagés à poursuivre l’exploration amorcée sous forme d’une série de
laboratoires montréalais de théâtre de l’opprimé (Montreal Theatre of the Oppressed Laboratories,
ou TOPLAB). Le premier TOPLAB de Montréal a eu lieu le 20 octobre 2004, et le second, le 30 avril
2005.
Les participants à l’atelier initial et aux TOPLAB qui ont suivi se sont affairés à préparer des pièces
de théâtre-forum abordant les préoccupations et les défis dans leurs communautés respectives.
Pendant l’atelier et à la fin de notre expérience comme groupe, nous avons réfléchi
collectivement aux hypothèses et aux limitations de la promotion de la démocratie par le
théâtre. De nombreux participants ont souligné la variété de définitions et d’expressions de la
justice sociale utilisées pendant l’atelier et ont notamment relevé que celles-ci ne mènent pas
toutes à la réforme démocratique. La démocratie est aussi un terme largement contesté qui
évoque différentes images chez différents individus et groupes, selon leurs antécédents, leur
rang social et le contexte politique. À mon avis, les participants se sont entendus sur la
nécessité d’une responsabilisation et de mesures créatives et collectives, dans le but d’inspirer
le genre de changements que nous souhaitons voir dans nos communautés. « Le théâtre peut
nous aider à bâtir notre avenir, plutôt que de simplement attendre qu’il arrive. » (Augusto
Boal, 1992 xxxi)
Références
Boal, A. (1979) Theatre of the Oppressed, trans. C.A. et M,L McBride. New
York:Urizen Books
Boal,A. (1992) Games for Actors and Non-Actors, London:Routledge
Cohen-Cruz,J, Schutzman,M.(1994) Playing Boal: Theatre, therapy, and activism,
London, Routledge
Emunah,R.(1994) Acting for Real: Drama Therapy Process, Technique, and
Performance USA, Brunner/Mazel
Fox, J.(1994) Acts of service: Spontaneity, commitment, tradition in the
Nonscripted theatre, New York, Tusitala
James, S. (1998) South Asian Women: Creating Theatre of Resistance and
Resilience, Canadian Theatre Review. N°.94, University of Guelph, 45-50
Little, E. (1999) Theatre for the people by the people, Alt. Theatre; Cultural
diversity and the stage, 1, 3, Teesri Duniya, Montréal,10-11
Moreno, J.L. (1924) Das Stegreiftheatre. Postdam: Gustav Keipenheuer Verlag.
[English: (1973) the Theatre of Spontaneity. New York. Beacon]
Salverson,J.(2001) Questioning as aesthetic of injury: Notes from the
development of BOOM, Canadian Theatre Review, 106, University of Guelph,66-69
Selman,J. Prentki, T.(2000) Popular theatre in political culture: Britain and
Canada in focus, Intellect
Van Erven,Eugene (2001), Community Theatre: Global Perspectives, New York,
Routledge
5