Risque, fraction étiologique et probabilité de causalité en cas d

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Risque, fraction étiologique et probabilité de causalité en cas d
© Masson, Paris, 2003
Arch. mal. prof., 2003, 64, n° 6, 363-374
MÉMOIRE
Risque, fraction étiologique et probabilité de causalité
en cas d’expositions multiples
II : les tentatives d’application
D. CHOUDAT
Centre hospitalier universitaire Cochin, AP-HP, Université Paris 5, 24, rue du faubourg Saint-Jacques, 75014 Paris.
SUMMARY: Risk, etiologic fraction and causation probability in case of multiple exposures. II: practical attempts.
Aim of the study
To determine the respective role of each of multiple exposures in
the occurrence of a disease such as bronchial cancer. Are the probability of causation and apportionment useful when occupational
exposure is associated to non-professional exposure?
Method
From uses in several countries for various exposures, the method
of probability is applied to bronchial cancer and asbestos exposure
taking into account smoking habits. For multiple exposures, the
apportionment of the risks had to be calculated.
Results
The apportionment is necessary to analyse the respective risks
related to multiple exposures taking into account the dose-response
relationships and the interactions. Smoking plays a major role in the
occurrence of lung cancer. Thus the risks induced by smoking cannot
be neglected nor be an automatic reason to exclude an occupational
origin. The probability of causation for multiple exposure and apportionment for multiple exposures are based on scientific knowledge
and can be used to establish guidelines of consistent criteria for
recognition of occupational disease. In France, stepwise decision tree
and apportionment might be useful for the Comités régionaux de
reconnaissance des maladies professionnelles. However, these statistical methods arise theoretical, practical, ethical problems. They may
be used in only few cases because of the uncertainties of the doseresponse relationships, of the interactions between substances and of
the quantifications of individual exposures.
La probabilité de causalité est la seule méthode
scientifique pour déterminer des critères d’imputabilité entre un facteur et une maladie. Elle exige au
Tirés à part : D. Choudat, à l’adresse ci-dessus
Mots clés : Imputabilité. Exposition. Risque.
professionnelle. Reconnaissance. Amiante. Tabagisme.
Maladie
RÉSUMÉ
Objectif
Déterminer la part de responsabilité de chacune des nuisances en
cas d’expositions multiples, comme nuisance professionnelle et tabagisme. La notion de probabilité de causalité pour une exposition
peut-elle être étendue à celle de la probabilité pondérée pour plusieurs expositions ?
Méthode
A partir d’exemples d’utilisation dans différents pays, la méthode
de la probabilité de causalité est appliquée au cancer bronchique
secondaire à des expositions à l’amiante, compte tenu du tabagisme
associé. En cas d’expositions multiples, la probabilité est pondérée
par chacun des risques.
Résultats
L’utilisation de la probabilité pondérée permet d’analyser les rôles
respectifs des différentes expositions en fonction des relations doseeffet et des interactions entre nuisances. Le rôle du tabagisme est
majeur. Aussi les risques induits par le tabagisme ne peuvent pas être
négligés ni servir d’argument pour une exclusion systématique de
l’origine professionnelle. La probabilité de causalité en cas d’exposition unique et la probabilité pondérée en cas d’expositions multiples permettent de s’appuyer sur des connaissances scientifiques
pour l’élaboration cohérente de critères de reconnaissance des maladies professionnelles. En France, un algorithme de décision et une
utilisation pragmatique de la probabilité pondérée pourraient servir
aux Comités régionaux de reconnaissance des maladies professionnelles.
Cependant, cette approche statistique soulève des questions théoriques, éthiques et pratiques. Elle n’est applicable qu’à de rares
expositions. Les incertitudes des relations dose-réponse, des interactions entre nuisances et des quantifications des expositions individuelles sont autant de limitations à l’utilisation pratique.
préalable l’établissement d’une relation causale sur
des arguments expérimentaux et épidémiologiques.
Elle comporte d’importantes limitations théoriques et
pratiques car les critères d’imputabilité d’une pathologie à un facteur sont incertains et probabilistes (1, 2).
Or, souvent les affections ne sont pas provoquées par
une cause unique, mais résultent de l’intrication ou de
la succession de plusieurs facteurs. L’utilisation de
probabilités pondérées se heurte à des difficultés
364
D. CHOUDAT
encore plus grandes pour quantifier l’imputabilité de la
pathologie à chacun des facteurs (1, 3-7).
En cas d’expositions multiples, deux types de pondération peuvent être effectués : la pondération peut
porter sur la probabilité de survenue et la reconnaissance en maladie professionnelle (apportionment by
cause) et/ou sur la réparation du dommage (apportionment by impairment) (3). En effet, d’une part le risque
est défini par deux éléments : la probabilité de survenue d’un dommage et d’autre part les pathologies sont
définies soit par des critères qualitatifs (par exemple,
des cellules cancéreuses sont présentes ou absentes),
soit par des critères quantitatifs (déficit auditif,
broncho-pneumopathie chronique obstructive...) (1,
2). Ainsi :
— pour les affections secondaires à des expositions
multiples et définies par des critères qualitatifs, l’augmentation des doses accroît la probabilité de survenue
mais n’influence pas la gravité. La pondération porte
sur la seule probabilité de survenue car la gravité du
dommage est indépendante de l’origine professionnelle ou non ;
— pour les affections secondaires à des expositions
multiples et définies par des critères quantitatifs,
l’approche est plus complexe car l’augmentation des
doses accroît la probabilité de survenue ainsi que la
gravité de l’atteinte (1). Il faut fixer les critères de
reconnaissance en maladie professionnelle puis établir
les règles de pondération de la déficience.
Cet article n’aborde que les maladies définies par
des critères qualitatifs en rapport avec deux facteurs
environnementaux : l’approche théorique de la probabilité de causalité pour une substance peut-elle être
étendue à des probabilités pondérées pour deux substances ? Quand il existe deux expositions, par exemple
professionnelle et non-professionnelle, la probabilité
pondérée peut-elle quantifier le rôle respectif de chacun des facteurs à l’origine d’une maladie telle qu’un
cancer ?
Trois aspects sont examinés : les applications
actuelles pour certaines nuisances dans quelques
pays ; l’utilisation pour le cancer bronchique en cas
d’exposition à l’amiante et tabagisme associé ; l’adaptation éventuelle au système français pour renforcer
l’équité et la cohérence de la reconnaissance des maladies professionnelles.
LES APPLICATIONS DE LA PROBABILITÉ
DE CAUSALITÉ
Certains pays et juridictions utilisent la probabilité
de causalité pour reconnaître, voire indemniser, des
maladies dont la survenue est favorisée par une expo-
sition professionnelle. Quelques applications tiennent
compte d’expositions associées. Le recours à la probabilité de causalité est variable en fonction des nuisances, des données disponibles, des connaissances scientifiques, mais aussi en fonction de la législation en
vigueur dans les différents pays.
Cancers bronchiques et rayonnements ionisants
Les premières applications de la probabilité de causalité à visée de reconnaissance en maladie professionnelle ont porté sur le lien entre de nombreux types de
cancers et les expositions aux rayonnements ionisants
pour deux raisons : 1) les relations dose-réponse sont
mieux connues que pour les autres expositions, 2) les
doses individuelles peuvent être estimées. L’Agence
internationale de l’énergie atomique a proposé des
modèles mathématiques pour calculer la probabilité de
causalité en cas de survenue de cancer après exposition
aux rayonnements ionisants (8).
Les utilisations les plus élaborées ont été développées aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. En effet, la
reconnaissance et l’indemnisation sont fonction de la
probabilité de causalité calculée pour la victime. Ce
calcul de la probabilité tient compte du type de cancer,
du temps écoulé entre l’exposition et la survenue de la
maladie, du sexe, du tabagisme éventuel...
— Le gouvernement américain, sur avis du NIOSH,
utilise le calcul d’une probabilité de causalité pour de
nombreux types de cancers chez les sujets ayant été
exposés aux rayonnements ionisants (9). Le programme de calcul est proposé au public, sur Internet,
sur le site www.cdc.gov/niosh/ocas/ocasirep.html. Il
tient compte du tabagisme pour la survenue de cancer
bronchique. En fonction du modèle retenu, additif ou
multiplicatif, un coefficient est introduit pour pondérer
la probabilité de causalité. La valeur est majorée ou
minorée en fonction du sexe et de l’intensité du tabagisme : ce coefficient de pondération varie de 4,7 chez
l’homme non-fumeur à 0,16 chez la femme tabagique
à plus de 40 cigarettes par jour. Quand le tabagisme
n’est pas quantifié, le coefficient est de 0,42 chez
l’homme, de 0,35 chez la femme. De plus la valeur de
la probabilité sert pour le calcul de l’indemnisation.
— Au Royaume-Uni, la reconnaissance des cancers
bronchiques chez les salariés des centres nucléaires de
production d’électricité (British Nuclear Fuels) tient
également compte du tabagisme selon une méthode
analogue (10, 11). Un facteur de générosité est introduit dans le calcul des probabilités de causalité. La
valeur de la probabilité de causalité permet de reconnaître l’origine professionnelle de l’affection et de
moduler son indemnisation. Ainsi, la maladie est com-
IMPUTABILITÉ EN CAS D’EXPOSITIONS MULTIPLES
plètement indemnisée pour une probabilité de causalité supérieure à 50 %, partiellement entre 20 et 50 %,
et non reconnue si la probabilité de causalité est inférieure à 20 %.
Cancers bronchiques
et hydrocarbures aromatiques polycycliques
Au Québec, pour les cancers bronchiques chez les
sujets ayant été exposés aux hydrocarbures aromatiques polycycliques dans certains secteurs professionnels, Armstrong et al. ont proposé deux modèles principaux de calcul de la probabilité de causalité (12). Un
modèle ne tient pas compte du tabagisme. Le
deuxième modèle introduit le tabagisme moyen de la
population étudiée comme constante, le tabagisme du
sujet (Dt) et sa dose d’exposition cumulée aux hydrocarbures aromatiques polycycliques (Da), les coefficients d’accroissement des risques pour l’exposition
professionnelle (a) et le tabagisme (b). Le tabagisme
moyen de la population étudiée permet le calcul de
l’accroissement moyen du risque de cancer par rapport
à des non-fumeurs (k = 9,05 dans le modèle linéaire
proposé). La probabilité (P) pour la survenue d’un
cancer bronchique est alors calculée selon une formule
du type
akDa
P共 Da 兲 =
akDa + bDt + 1
Ce modèle a été retenu par la province du Québec
pour calculer la probabilité à 50 % et sa limite supérieure dans l’intervalle de confiance à 95 %.
Utilisation de la probabilité de causalité
pour la détermination d’une dose-seuil
Si l’exposition professionnelle est quantifiée, une
dose minimale peut être requise pour obtenir une
reconnaissance de l’origine professionnelle. Cette
dose minimale correspond souvent à une probabilité
de causalité supérieure à 50 %, parfois à la limite
supérieure d’un intervalle de confiance. Cette utilisation de la probabilité de causalité pour déterminer une
dose-seuil comme critère de reconnaissance de maladie professionnelle dépend de la législation en place
dans les différents pays. Elle permet de fixer un critère
de présomption d’origine. Mais cette utilisation ne
tient pas compte des associations à d’autres expositions, du facteur temps... Elle limite l’approche à un
seul facteur : la dose cumulée d’exposition.
— Au Québec, la probabilité de causalité a permis
de déterminer des doses-seuil pour la présomption
d’origine pour les cancers de vessie chez les sujets
exposés aux amines aromatiques et pour les cancers
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bronchiques lors d’expositions à l’amiante (13, 14). La
dose individuelle de l’exposition cumulée est comparée à la dose-seuil d’amine aromatique ou d’amiante.
Le tabagisme n’est pas retenu dans le calcul de la
probabilité de causalité.
— En Belgique et en Allemagne, en cas de cancer
bronchique et d’exposition à l’amiante, le tabagisme
n’est pas pris en compte (15, 16). L’exposition professionnelle à l’amiante est retenue si elle dépasse 25
fibres ml–1 année. Cette dose-seuil, limite pour la
présomption d’origine, a été choisie car elle correspond à une probabilité de causalité de 20 % pour un
accroissement du risque de 1 % par fibre ml–1 année
(15).
Ces applications au Québec, en Belgique et en Allemagne comportent un calcul de la dose individuelle
pour déterminer si le seuil de la présomption d’origine
est franchi. Elles tentent une quantification des expositions en vue de la reconnaissance. Elles imposent
donc une meilleure caractérisation de l’exposition que
les tableaux français avec la simple notion d’exposition habituelle.
Au total, l’utilisation des probabilités de causalité et
probabilités pondérées, quelles que soient les modalités de calcul, soulève des questions de principe, y
compris éthiques, et se heurte à de nombreuses difficultés d’application (3, 4). Elles ne concernent que
quelques affections qui comportent à la fois des mesures précises des expositions individuelles et des relations dose-effet établies. Cette restriction entraîne des
difficultés d’application et une inégalité de prise en
charge par rapport aux secteurs professionnels et aux
maladies ne disposant pas d’un tel dispositif. Les choix
des modèles et du seuil de reconnaissance ne dépendent pas seulement de considérations scientifiques
mais d’arguments économiques, juridiques, sociaux,
en particulier des modalités de reconnaissance des
maladies professionnelles.
TENTATIVE D’APPLICATION AU CANCER
BRONCHIQUE, EXPOSITION A L’AMIANTE
ET TABAGISME
Le cas du cancer bronchique avec tabagisme et
exposition à un cancérogène en milieu professionnel
est fréquent. Ainsi, environ 27 000 nouveaux cas de
cancer bronchique surviennent chaque année en
France et le rapport d’expertise collective de
l’INSERM avait estimé à 1 250 les cas de cancer
bronchique supplémentaires liés à l’amiante en 1996
(17). Or la prévalence du tabagisme est élevée dans la
population française, et un quart de la population masculine partant à la retraite serait susceptible d’avoir été
366
D. CHOUDAT
exposé à l’amiante. Peut-on identifier les cas liés à
l’amiante et quelle est la part respective d’une exposition à l’amiante et du tabagisme dans la survenue d’un
cancer bronchique ?
Il existe en effet une relation causale entre le tabagisme et la survenue de cancer bronchique, ainsi
qu’une relation causale entre une exposition à
l’amiante chez les non-fumeurs et le cancer bronchique, enfin une interaction entre ces deux nuisances a
été démontrée. Mais peut-on quantifier l’augmentation
du risque de cancer bronchique en fonction des intensités respectives du tabagisme et de l’exposition à
l’amiante ? En corollaire, chez un sujet atteint d’un
cancer bronchique, quels sont les rôles respectifs de
son tabagisme et de son exposition ? Ainsi que nous
l’avons vu dans un article précédent, l’extension de la
probabilité de causalité aux expositions multiples
nécessite plusieurs étapes (1) :
— déterminer l’augmentation du risque en fonction
de la dose de chacune des substances prise isolément et
connaître l’effet conjoint des substances sur le risque ;
— fixer les modèles de calcul de la probabilité de
causalité ou de la probabilité pondérée à partir des
résultats épidémiologiques ci-dessus ;
— quantifier les expositions individuelles et calculer les probabilités de causalité et probabilités pondérées en fonction des modèles choisis.
Soit RR = 1 + a f d
Plusieurs valeurs du coefficient a ont été déterminées lors d’enquêtes épidémiologiques selon la nature
des expositions professionnelles. Ces valeurs sont très
différentes d’une étude à l’autre. Les valeurs extrêmes
sont + 0,01 et + 6,7 par fibre ml–1 année. La discussion
de ces valeurs est développée dans le rapport d’expertise collective de l’INSERM (référence 17, p 199207). Cette dispersion et la difficulté de prendre en
compte le tabagisme doivent rendre prudent dans
l’interprétation des données mentionnées dans le rapport pour lesquelles une valeur moyenne a été retenue
(a = + 1,0 par fibre ml–1 année).
En appliquant cette valeur, une exposition continue
à 10 fibres ml–1, 40 heures par semaine 48 semaines
par an, pendant 20 ans, entraîne un risque relatif de 3
(Fig. 1 et 2). Ce risque, formulé en terme de probabilité de causalité, revient à dire que « dans un groupe de
sujets exposés de façon continue à 10 fibres ml–1,
Relation entre la dose cumulée d’amiante
et la survenue de cancer bronchique
L’estimation du risque de cancer bronchique après
de fortes expositions à l’amiante, compte tenu du tabagisme, a été précisée par de nombreuses études épidémiologiques. Le rapport d’expertise collective de
l’INSERM est une remarquable synthèse des enquêtes
disponibles sur les relations doses d’amiante-survenue
de cancer bronchique (17). Certaines données ont été
précisées par des études plus récentes. Elles restent
incertaines, mais elles peuvent être utilisées comme
base de travail.
Sous couvert de certaines hypothèses (notamment
linéarité sans seuil), des modèles mathématiques ont
été élaborés à partir du nombre de cas observés de
cancers bronchiques dans des cohortes d’ouvriers
d’usines d’amiante-textile ou de fibrociment.
Le risque relatif de décès par cancers bronchiques,
(RR = nombre de cas observés/nombre de cas attendus) est fonction de l’exposition cumulée. Celle-ci est
la somme des durées d’exposition (d en année) à une
concentration atmosphérique (f en fibres ml–1). Le
coefficient a représente l’accroissement du risque pour
une unité de dose cumulée (1 fibre ml–1 année).
Fig. 1. — Risque relatif de cancer bronchique en fonction de la durée
d’exposition à l’amiante (concentration de 10 f/ml, exposition continue, 8
heures/jour ; 40 heures/semaine ; population masculine française)
(d’après 17).
Fig. 2. — Risque relatif de cancer bronchique en fonction de la durée
d’exposition à l’amiante (valeurs extrapolées pour une concentration de
0,1 f/ml, exposition continue, 8 heures/jour ; 40 heures/semaine ;
population masculine française) (d’après 17).
IMPUTABILITÉ EN CAS D’EXPOSITIONS MULTIPLES
40 heures par semaine 48 semaines par an, pendant 20
ans, la survenue d’un cancer bronchique est dans 2/3
des cas liée à l’amiante ».
Relation entre le tabagisme
et la survenue de cancer bronchique
L’augmentation du risque relatif de cancer bronchique en fonction du tabagisme est connue (18-22). Les
relations entre le tabagisme et l’incidence du cancer
bronchique ont été estimées chez 34439 médecins
suivis pendant 40 ans en Angleterre, chez 26000 sujets
suivis pendant 28 ans en Norvège (18, 19). L’augmentation du risque varie en fonction de l’intensité du
tabagisme ainsi que du type histologique, du sexe. Le
risque décroît après l’arrêt du tabagisme (11, 23). Dans
les exemples ci-après, un coefficient de 0,33 par
paquet année a été retenu pour simplifier (12). Un
risque relatif de 3 est atteint par un fumeur à un paquet
par jour pendant six ans seulement. Un tabagisme de
20 cigarettes par jour à partir de l’âge de 20 ans
pendant 45 ans entraîne un RR de 15 environ (Fig. 3).
Ce risque, formulé en terme de probabilité de causalité, revient à dire que « dans un groupe de sujets
tabagiques à 45 paquets années, la survenue d’un cancer bronchique est dans 93 % des cas liée au tabac ».
Effet conjoint amiante-tabac
sur le risque de cancer bronchique
En l’absence d’interaction entre nuisances, le nombre total de cas en excès est la somme des nombres en
excès dus à chacune des nuisances, si la prévalence de
la maladie est faible (1). Cela est équivalent à un effet
additif. Or, en cas d’exposition conjointe amiantetabac, le nombre de cas observés est plus élevé que la
simple addition des cas attendus pour chacune des
nuisances (Fig. 4). Un effet multiplicatif de l’exposi-
Fig. 3. — Risque relatif (RR) de cancer bronchique en fonction du
tabagisme (d’après 18 et 19).
367
tion conjointe tabac-amiante a été suspecté. Dans ce
cas, le risque relatif de la double exposition est égal au
produit de chacun des risques relatifs. En fait, des
travaux récents font état d’un effet conjoint moindre
qu’un effet multiplicatif et plus élevé qu’un effet additif (24, 25).
Choix des modèles pour le calcul
de la probabilité de causalité
ou la probabilité pondérée
En cas d’exposition à plusieurs nuisances pouvant
être responsables de la même pathologie, il faut tenir
compte de l’existence d’une éventuelle interaction
pour calculer une probabilité pondérée pour chacune
des nuisances (1, 5, 6). Les différentes options théoriques ont été discutées dans un précédent article.
L’application à l’amiante et au tabagisme est présentée
ci-après.
A titre d’exemple, si dans une population donnée de
sujets non exposés, non fumeurs, un cancer bronchique peut survenir (nombre attendu = 1), les expositions
aux cancérogènes accroissent ce nombre (nombre
observé).
— En cas d’exposition continue pendant 20 ans à 10
fibres ml–1 année, sans tabagisme associé, trois cancers bronchiques sont observés. Mais les deux cancers
supplémentaires sont indiscernables du cas qui serait
survenu spontanément. Pour cette intensité d’exposition, les deux tiers des cancers sont liés à l’exposition
professionnelle : la probabilité de causalité qu’un cancer soit lié à l’amiante est de 67 %.
— En cas de tabagisme à un paquet/jour, pendant 20
ans, sans exposition professionnelle, huit cancers sont
observés. Donc sept cancers sont liés au tabac, sans
que l’on puisse déterminer lesquels. La probabilité
qu’un cancer soit lié au tabac est de 87 %.
— En cas d’association des deux expositions
ci-dessus, plusieurs valeurs de probabilités peuvent
être calculées (1). Selon les modèles retenus :
• s’il n’y avait aucune interaction entre tabac et
amiante ou dans un modèle additif, le nombre total
observé est de dix (1 + 7 + 2). Le nombre de cancers
liés à l’amiante est inchangé (soit 2) mais la probabilité
de causalité pour l’amiante diminue à 20 %. Pour le
tabagisme, elle passe à 70 % ;
• pour des risques multiplicatifs, le nombre total
observé est de vingt-trois, soit treize cas supplémentaires par rapport au modèle additif. Certains auteurs
proposent d’attribuer à l’amiante tous les cas en excès
par rapport au modèle additif ci-dessus (soit 2 + 13).
Cela revient à prendre comme population de référence
le groupe des fumeurs ou à ne pas tenir compte du
tabagisme. La probabilité pour l’amiante reste alors à
368
D. CHOUDAT
Fig. 4. — Excès de risque relatif (ERR) de cancer bronchique en fonction de la durée d’exposition à l’amiante (concentration de 10 f/ml, exposition
continue, 8 heures/jour ; 40 heures/semaine ; population masculine française) et du tabagisme, en cas de relations linéaires sans seuil. Dans l’exemple
figuré, si l’effet conjoint est multiplicatif, l’ERR est égal à 44 ; pour un effet additif, il serait de 16. L’effet amiante-tabac est probablement intermédiaire
entre additif et multiplicatif.
67 %. De même, si tous les cas en excès par rapport au
modèle additif sont attribués au tabagisme, la probabilité pour le tabagisme est de 87 %. Mais la somme des
probabilités ainsi calculées dépasse 100 %. De plus,
cette méthode aboutit à une valeur de probabilité illogique car plus élevée qu’en cas de nuisances sans
interaction entre elles, qu’en cas d’effet additif. Enfin
l’interaction entre amiante et tabac semble suivre un
modèle intermédiaire entre additif et multiplicatif, ce
qui remet en cause ce mode de calcul ;
• si une pondération est introduite, cela revient à
répartir les treize cas entre l’amiante et le tabac selon
les risques respectifs de chaque nuisance (1, 5, 6). Les
probabilités pondérées pour un modèle multiplicatif
sont d’environ 22 % liés à l’amiante, 73 % liés au
tabac et 4 % de survenue indépendante de ces deux
facteurs (sans que l’on puisse définir lesquels).
Pour un tabagisme et des expositions croissants, le
Tableau I mentionne les valeurs de probabilité selon
les différents modèles ci-dessus avec des coefficients
d’augmentation de risque de 0,01 par fibre ml–1 année
pour l’amiante et de 0,33 par paquet année pour le
tabagisme. Les valeurs de probabilité en rapport avec
l’exposition à l’amiante correspondent à :
— la probabilité de causalité pour des expositions
isolées à l’amiante, sans tabagisme (première ligne).
En cas d’association amiante tabac selon un modèle
multiplicatif, cette valeur correspond également à la
probabilité calculée sans tenir compte du tabagisme
(1) ;
— la probabilité de causalité pour un modèle additif
ou sans interaction entre tabac et amiante ;
— la probabilité pondérée pour un modèle multiplicatif.
La probabilité pondérée peut être utilisée pour tout
type d’interaction (1, 6). En fait, les valeurs de probabilité de causalité pour un effet additif et de probabilité
pondérée sont très voisines. Elles sont fortement
influencées par le tabagisme.
Dans cet exemple, si l’on tient compte des deux
expositions, la probabilité pour relier le cancer au
tabagisme est largement supérieure à celle rapportée à
IMPUTABILITÉ EN CAS D’EXPOSITIONS MULTIPLES
TABLEAU I. — Probabilité qu’un cancer bronchique soit lié à une
exposition à l’amiante en fonction de la durée d’exposition et du
tabagisme. Un tabagisme même minime entraîne une décroissance
rapide des probabilités par rapport à la probabilité calculée sans
tabagisme (PC). Les valeurs de PCadd et PP sont voisines.
Durée d’exposition continue à 10 fibres/ml (années)
Tabagisme
PA
0
5
10
20
30
40
0
PC
0%
33 %
50 %
67 %
75 %
80 %
5
PCadd
0%
16 %
27 %
43 %
53 %
60 %
PP
0%
17 %
31 %
48 %
58 %
65 %
PCadd
0%
10 %
19 %
32 %
41 %
48 %
PP
0%
11 %
21 %
35 %
45 %
52 %
34 %
10
20
30
PCadd
0%
6%
12 %
21 %
28 %
PP
0%
6%
12 %
22 %
30 %
37 %
PCadd
0%
4%
8%
16 %
22 %
27 %
PP
0%
5%
9%
16 %
23 %
28 %
Probabilité de causalité pour une exposition à l’amiante seule
(PC) ;
Probabilité de causalité pour des risques additifs (PCadd) ;
Probabilité pondérée pour des risques multiplicatifs (PP) ;
Les probabilités sont calculées pour un accroissement de risque
de 0,01 par fibre/ml année (référence 17) et 0,33 par paquet
année (PA).
l’exposition professionnelle : pour 100 patients
atteints d’un cancer bronchique, ayant été exposés de
façon continue pendant 20 ans à 10 fibres ml–1 année et
tabagiques à un paquet/jour, 70 cancers sont liés au
tabac et environ 20 sont liés à l’amiante (sans que l’on
puisse définir lesquels). Dans cet exemple, l’exposition à l’amiante est prolongée et forte. En dépit de cette
exposition massive, le rôle du tabac est majeur dans la
survenue du cancer (Fig. 4).
Ce modèle permet d’estimer les durées d’exposition
aux deux nuisances pour observer une probabilité pondérée de 50 %. Celle-ci est atteinte :
— chez un non-fumeur avec dix ans d’exposition à
l’amiante à 10 fibres ml–1 année ;
— en cas de tabagisme à seulement 10 paquets
année, l’exposition professionnelle doit être prolongée
pendant 40 ans.
De nombreuses hypothèses ont été formulées pour
aboutir aux résultats ci-dessus. Les modèles utilisés,
les coefficients retenus pourraient être affinés. Il est
alors aisé de recalculer les valeurs de probabilité de
causalité et de probabilité pondérée.
Quantification des expositions individuelles
L’évaluation rétrospective de l’exposition professionnelle d’un sujet est souvent très approximative. Il
s’agit en fait d’une double évaluation qui aboutit à
l’appréciation de la probabilité d’exposition et à une
369
quantification de l’exposition. En pratique cette évaluation est difficile, peu précise. Pour rester pragmatique :
— la probabilité d’exposition peut être classée en
trois ou quatre catégories (improbable, possible, certaine) ;
— la quantification de la dose cumulée (concentration x durée) se résume souvent à quelques catégories
d’exposition (faible, moyenne, forte).
Cette évaluation repose sur trois types d’informations et doit s’appuyer non pas sur une suspicion
d’exposition mais sur des preuves de l’exposition à
l’amiante en fonction du type de poste exercé, de
l’association à des pathologies asbestosiques et de la
biométrologie.
1. Type et niveau d’exposition d’après la reconstitution de la carrière professionnelle
Les activités professionnelles exercées peuvent
faire suspecter des expositions à l’amiante, leur fréquence, des expositions continues ou par pics, certains
types de matériaux et d’intervention... Les dates de
début et de fin d’activité permettent non seulement de
calculer la durée d’exposition, mais aussi de suspecter
les intensités d’exposition. En effet, les mesures des
concentrations atmosphériques des fibres d’amiante
au poste de travail sont exceptionnelles. Les attestations d’expositions individuelles mentionnant les
périodes de travail et les concentrations atmosphériques ne sont remplies que pour quelques salariés de
l’industrie de l’amiante. L’accroissement du risque
dépend de la dose, mais aussi de la nature des fibres et
du secteur professionnel, ainsi les risques sont plus
élevés dans le secteur de l’amiante-textile que dans
celui de l’amiante-ciment ou des mines (17). Les expositions peuvent être évaluées par comparaison aux
situations mentionnées dans les tableaux 30 et 30 bis
du régime général de la Sécurité sociale, par comparaison aux données publiées dans le rapport d’expertise collective de l’INSERM, par appréciation de
l’exposition par la base de données Evalutil, par comparaison à des données internationales (16, 17, 26).
2. Existence de pathologies asbestosiques associées
Une association éventuelle à des plaques pleurales
ou à une asbestose doit être recherchée (examen tomodensitométrique, compte rendu opératoire, de thoracoscopie ou anatomo-pathologique).
— L’existence de plaques pleurales fait suspecter
une exposition très probable, mais ne permet pas de
statuer sur le niveau faible, moyen ou fort. De plus,
elles ne témoignent pas d’un sur-risque de cancer
bronchique : le risque relatif de cancer bronchique est
fonction de l’intensité de l’exposition à l’amiante,
mais pas de l’existence ou non de plaques pleurales.
370
D. CHOUDAT
— L’existence d’une asbestose caractérisée correspond à une exposition certaine et forte. Mais le diagnostic même d’asbestose n’est en général retenu que
sur une notion d’exposition intense, retrouvée à
l’interrogatoire.
3. Biométrologie
La recherche de corps asbestosiques (CA) dans des
prélèvements biologiques peut donner de précieuses
indications sur les niveaux d’exposition, en particulier
quand les données sur la carrière professionnelle ne
permettent pas de conclure (point 1 ci-dessus). Cette
recherche peut être effectuée dans les expectorations,
dans le liquide de lavage alvéolaire (LBA) ou dans le
parenchyme pulmonaire (27). Celle-ci peut être déjà
faite et les résultats contenus dans le dossier médical.
Dans certains cas, elle peut être demandée a posteriori
par les Comités régionaux de reconnaissance des
maladies professionnelles (CRRMP) sur des prélèvements déjà effectués (analyse minéralogique de blocs
conservés par les services d’anatomo-pathologie après
intervention chirurgicale ou autopsie).
— Si moins de 1 CA est détecté dans une expectoration ou moins de 1 CA/ml de LBA, aucune conclusion ne peut être fournie (expectoration salivaire, dilution...).
— Si un ou des CA sont mis en évidence dans une
expectoration ou le LBA, une exposition très probable
ou certaine, moyenne ou forte peut être suspectée.
— Si moins de 1 000 CA/g dans le parenchyme
pulmonaire sont mis en évidence, l’exposition professionnelle est improbable ou faible.
Les trois étapes ci-dessus sont successivement
recherchées dans une démarche pas-à-pas (Fig. 5). La
confrontation des données issues de ces trois étapes
doit faire retenir la probabilité d’exposition et le
niveau les plus élevés. Bien souvent, il faut se contenter d’une quantification grossière des expositions,
voire d’une estimation qualitative (Tableau II). Quelques grandes classes pourraient être proposées sans
tenter une quantification en fibre ml-1 année comme en
Belgique et en Allemagne (15, 16).
La quantification du tabagisme repose sur relativement peu d’informations par rapport à l’évaluation de
l’exposition professionnelle : date de début et de fin du
tabagisme, quantité journalière. Cependant, les informations sont parfois très incertaines voire inexistantes
ou peu fiables pour certains dossiers. L’attitude est à
définir : considérer le sujet comme un non-fumeur ou
retenir un tabagisme moyen (9) ?
Prise en compte d’autres cancérogènes
L’exposition associée à d’autres cancérogènes professionnels peut favoriser l’apparition d’un cancer
bronchique.
Dans ces cas, il faut préciser :
— la nature de l’agent ;
— la probabilité d’exposition ;
— l’intensité de l’exposition.
Une co-exposition à certains cancérogènes (en particulier benzo(a)pyrène) peut augmenter la probabilité
de causalité calculée pour l’ensemble des expositions
professionnelles. Ainsi l’entretien de fours industriels
peut entraîner des expositions à l’amiante et à des
produits de combustion cancérogènes, de plus dans
des espaces confinés.
Prise en compte du facteur temps
Le temps interfère dans la relation dose-réponse
selon plusieurs modalités.
— L’évolution des risques après le début des expositions doit être comparée à la chronologie d’apparition du cancer (2). Un délai d’apparition, c’est-à-dire
une durée séparant le début des expositions de la date
d’apparition du cancer, inférieure à 10-15 ans rend
improbable le rôle de l’amiante dans la survenue du
cancer. Mais ce délai pourrait être raccourci en cas
d’exposition intense, en cas d’exposition associée à
d’autres cancérogènes. Certains travaux font état de
latences plus courtes, en particulier pour des expositions intenses (25).
— Ce délai d’apparition incite à ne pas tenir compte
d’expositions qui seraient survenues quelques années
avant l’apparition de la maladie. Les expositions les
plus récentes ne rentrent pas dans le calcul de la dose
cumulée du fait de la latence d’apparition des maladies
(5).
— Le risque de cancer bronchique décroît après
l’arrêt du tabagisme. En revanche, l’évolution de ce
risque après la fin des expositions à l’amiante est mal
connue. Certains travaux font état d’une décroissance
du risque de cancer bronchique à distance des dernières expositions (25).
— Le calcul de la dose cumulée est fonction du
temps mais ne tient pas compte des pics d’exposition.
Or le rôle du débit de dose est bien connu pour les
rayonnements ionisants : le fractionnement de la dose
entraîne une diminution des effets. Il a été récemment
démontré pour la silicose (28). Mais le rôle des pics
d’exposition est inconnu pour l’amiante et le risque de
cancer bronchique.
— Enfin, il ne faut pas oublier que les données
épidémiologiques sont toujours en retard sur l’évolu-
IMPUTABILITÉ EN CAS D’EXPOSITIONS MULTIPLES
371
Fig. 5. — Arbre décisionnel pour l’estimation des expositions à l’amiante et au tabagisme.
TABLEAU II. — Probabilité de causalité, en quatre classes, en
fonction des intensités de l’exposition à l’amiante et du tabagisme.
Exposition
Faible
Moyenne
Forte
APPLICATIONS EN FRANCE
Tabagisme
Faible < 10 PA
tion des procédés industriels. Elles reposent sur des
enquêtes comportant des expositions anciennes souvent massives par rapport aux expositions actuelles.
— Par ailleurs, Chase avait proposé de calculer une
probabilité pondérée en fonction de la date à laquelle
le public a été informé des effets cancérogènes du
tabac (5).
Peu probable
Probable
Très probable
Moyen
Improbable
Peu probable
Probable
Fort > 30 PA
Improbable
Peu probable
Probable
Du fait de la législation française, la probabilité de
causalité pourrait aider à fixer les critères de reconnaissance des maladies professionnelles mais elle ne
372
D. CHOUDAT
peut pas servir à évaluer l’indemnisation. Si une maladie est reconnue, elle est actuellement totalement
indemnisée sans pondération par un éventuel coefficient.
L’utilisation de la probabilité de causalité ne peut
être envisagée que pour de rares nuisances pour lesquelles on dispose de relations dose-réponse à peu près
établies : les rayonnements ionisants, l’amiante, le
benzène, les HAP. Ces relations restent cependant très
incertaines. Elles peuvent varier en fonction des populations étudiées. Surtout, la quantification de l’exposition individuelle est loin d’être aisée. Elle n’est à peu
près disponible que pour les rayonnements ionisants,
car les postes de travail des sujets sont connus et les
dosimétries individuelles sont réalisées et archivées
depuis 1967 en France (film-dosimètres, radiotoxicologie urinaire, anthropogammamétrie). L’application
pratique doit donc rester prudente. En fait, même si
cette utilisation pour la reconnaissance n’est pas formalisée, elle est implicite pour déterminer le seuil de la
présomption d’origine dans le cadre des tableaux de
maladie professionnelle et pour les avis des Comités
régionaux de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP).
Les tableaux de maladie professionnelle
Pour certaines nuisances, le calcul de la probabilité
de causalité pourrait être une aide lors de la création ou
de la modification des tableaux. Mais la structure
même des tableaux ne permet pas une estimation précise de l’exposition. Celle-ci n’est appréciée que par le
libellé du métier dans le cadre de la liste limitative
voire indicative des principaux travaux. Pour quelques
nuisances, notamment l’amiante, cette estimation est
pondérée par une durée minimale d’exposition. Ainsi
le tableau 30 bis concernant le cancer bronchique
mentionne une liste limitative de travaux avec une
durée minimale d’exposition de 10 ans, sans tenir
compte du tabagisme. Sous couvert de certaines hypothèses, une exposition continue à 10 fibres/ml pendant
10 ans entraîne un doublement du risque relatif, soit
une probabilité de causalité de 50 %. Mais l’effet
conjoint de deux expositions ne peut pas être envisagé,
comme des expositions aux suies de ramonage et à
l’amiante chez un chauffagiste. Cette double exposition, même de durée inférieure à 10 ans, pourrait
favoriser l’apparition d’un cancer bronchique avec une
probabilité de causalité supérieure à 50 %. Un tel cas
relève des CRRMP.
Aide à la décision pour les CRRMP
Les CRRMP sont amenés à examiner de nombreux
dossiers de cancer bronchique chez des sujets ayant été
exposés à l’amiante lorsque les critères administratifs
des tableaux 30 ou 30 bis ne sont pas remplis. Leur
mission est d’établir l’existence d’une éventuelle
« relation directe » entre l’exposition à l’amiante d’un
sujet et la survenue d’un cancer bronchique. Cette
relation s’appuie sur un faisceau d’arguments. Cet avis
motivé nécessite : 1) de recueillir de nombreux renseignements sur les expositions afin d’essayer de les
quantifier et sur la maladie du sujet, 2) d’estimer le
degré de probabilité de l’origine professionnelle de la
maladie. Même si aucune probabilité de causalité n’est
calculée, cette notion est implicite dans la prise de
décision.
Recueil d’informations et vérifications préalables
De nombreux renseignements, techniques sur
l’exposition et médicaux sur la maladie, doivent être
recherchés (29, 30). Certains renseignements font déjà
partie du dossier constitué par la Caisse de sécurité
sociale, notamment pour vérifier l’acceptabilité en alinéa 2, par présomption d’origine. D’autres informations peuvent être obtenues par des enquêtes complémentaires, techniques ou médicales, demandées par le
CRRMP pour étayer la notion de relation directe. Mais
certaines de ces informations peuvent faire requalifier
le dossier en alinéa 2 ou modifier la saisine du CRRMP
au titre du tableau 30 ou du tableau 30 bis.
Analyse de la relation causale :
étude de la probabilité de causalité
L’idéal serait de calculer une probabilité de causalité à partir des informations individuelles ci-dessus et
des données épidémiologiques sur les relations expositions à l’amiante-cancer. Des réflexions sont en cours
sur ce thème et sur l’utilisation du théorème de Bayes
(3, 29). En fait, les CRRMP utilisent de façon intuitive
la notion de probabilité de causalité pour rendre un
avis sur le lien entre exposition professionnelle et
maladie (1, 2). Motiver l’existence ou l’absence d’un
lien direct avec les expositions professionnelles est
souvent difficile, et les avis rendus, même s’ils
s’appuient sur les mêmes publications scientifiques,
risquent de différer selon les régions, voire de fluctuer
au cours du temps. Sans remettre en cause la décision
au cas par cas, l’objectif est d’aider les CRRMP à
étayer un lien direct entre l’exposition et la maladie.
L’élaboration d’un arbre décisionnel permettrait
d’accroître la cohérence des avis rendus au sein d’un
même CRRMP pour des cas analogues, et entre des
IMPUTABILITÉ EN CAS D’EXPOSITIONS MULTIPLES
CRRMP de régions différentes (Fig. 5). Quels sont
donc les éléments les plus pertinents à prendre en
compte ? Existe-il d’autres facteurs que la dose ?
Quelle pondération donner à chacun des facteurs étiologiques ?
La quantification du tabagisme et l’estimation des
expositions professionnelles sont les étapes préliminaires. A l’issue de cette analyse, les dossiers d’exposition improbable sont écartés. Les dossiers retenus
correspondent à des expositions possibles ou certaines, à des niveaux faibles, moyens ou forts.
Mais les données individuelles sont souvent imprécises voire absentes, et nous avons vu que les relations
dose-réponse et les interactions étaient incertaines et
probabilistes. De ce fait, la probabilité de causalité
n’est pas quantifiée mais la relation entre l’exposition
professionnelle et la survenue du cancer pourrait être
indiquée en 4 classes : très probable, probable, peu
probable, exclue (Tableau II).
Du fait de l’importance de ces incertitudes, Burdorf
et Swuste pensent que l’utilisation de la probabilité de
causalité et l’élaboration d’un tel arbre de décision
sont inapplicables pour les cancers bronchiques et les
expositions à l’amiante (31). Ils ne proposent aucune
solution, aucun critère de reconnaissance. Guidotti
conclut que rattacher un cancer bronchique à l’amiante
revient presque toujours à écarter le rôle des autres
expositions professionnelles et à estimer quelle est la
contribution la plus probable entre l’exposition professionnelle à l’amiante et le tabagisme (3, 4). En se
fondant sur un risque multiplicatif, il considère que le
cancer d’un sujet, fumeur ou non, peut être attribué
totalement à l’amiante à partir d’un « substantial level
of exposure ». Des débats avaient porté sur les rayonnements ionisants et les limites de la probabilité de
causalité, notamment sur son utilisation inadaptée en
cas d’expositions multiples avec interactions (32, 33).
Certains modèles sont très sophistiqués et n’apportent
peut être qu’une illusion de précision (3-6). Cependant, des règles de reconnaissance doivent être établies
pour garantir une cohérence des avis rendus (1). Elles
doivent être fondées sur les connaissances scientifiques en tenant compte des incertitudes, être d’application pratique et acceptées.
Les propositions ci-dessus sont très simplifiées et
seulement données à titre indicatif, car les CRRMP
peuvent pondérer certains renseignements, au cas par
cas. Elles ont pour but d’aider les CRRMP à formuler
un avis motivé dans un objectif de cohérence. Il faut
donc les considérer comme une base de réflexion,
d’autant que les intensités d’exposition (faible,
moyenne et forte) ne sont pas définies. Elles nécessi-
373
teraient des études complémentaires économiques,
juridiques et sociales.
CONCLUSION
— La probabilité de causalité en cas d’exposition
unique et la probabilité pondérée en cas d’expositions
multiples sont des approches intellectuellement très
intéressantes. Ces concepts théoriques sont des bases
indispensables pour l’élaboration des critères de
reconnaissance des maladies professionnelles.
— Les apports de l’épidémiologie sur les relations
dose-effet et sur les interactions entre nuisances sont
fondamentaux. Les résultats épidémiologiques sur les
niveaux de risque des différentes expositions, qu’elles
soient professionnelles ou non, doivent être pris en
compte, même s’ils sont limités et incertains. Les
risques induits par le tabagisme ne peuvent pas être
systématiquement négligés ni servir d’argument pour
une exclusion automatique de l’origine professionnelle.
— L’utilisation pratique doit s’appuyer sur ces
concepts avec un objectif de cohérence. Le calcul
d’une probabilité de causalité ou d’une probabilité
pondérée n’est cependant applicable qu’à de rares
expositions. Au total, les critères de reconnaissance
doivent rester pragmatiques du fait des incertitudes des
données individuelles et des incertitudes des relations
dose-effet.
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