l`éducation - En quête de terre

Transcription

l`éducation - En quête de terre
[l’éducation]
« Quand on était enfant, il fallait écouter, obéir et ne pas se plaindre,
marcher droit et croire tout ce qu’on nous dit,
et ne pas poser de questions. »
Adrienne Delente
Adrienne est née en 1915 à Ingelmunster, entre Courtrai et Bruges, en Flandre occidentale.
Elle avait 4 ans quand elle est arrivée en France avec ses parents, en Eure-et-Loir, entre Chartres
et Vanves, avant de s’installer en Normandie en 1932, près de Lisieux.
Le pensionnat
Adrienne Delente (née Veraest)
dans sa ferme à Varaville
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J’avais 4 ans et demi – ça devait être en 1920, à
Pâques – quand on est parties ma sœur et moi au
pensionnat en Belgique. Mon père avait une cousine
qui était religieuse là-bas. En Eure-et-Loir, l’école était
loin de chez nous. Nos parents ne voulaient pas nous
laisser traîner le long des routes, c’était trop risqué.
Mes parents, catholiques pratiquants, tenaient aussi à
ce que l’on reçoive une éducation religieuse à l’école,
ce qui n’était pas le cas dans les écoles françaises – il
y avait du catéchisme une fois par semaine et c’était
tout. Je suis restée au pensionnat pendant neuf ans
et demi, jusqu’à l’âge de 13 ans et demi. Pour mes
parents, c’était une sécurité. Ma mère me racontait
que la première fois où nous sommes parties en
pension, nous étions pressées et très contentes de
partir ; mais, quand il a fallu repartir les vacances
d’après, on hurlait.
Mon père venait nous voir pendant les vacances
de Noël et maman pour celles de Pâques. Et on
rentrait chez nous aux grandes vacances. On allait
voir parfois nos grands-parents en Belgique, mais on
allait surtout chez une tante, une sœur de ma mère,
qui tenait une épicerie. Son mari était peintre dans
le bâtiment. On jouait avec nos cousines.
Les bonnes sœurs n’étaient pas commodes. Certaines étaient très gentilles, mais pas beaucoup. Un
jour, j’avais fait pipi dans ma culotte : elles m’ont
menacée de faire le tour de la cour de récréation
avec la culotte sur le dos, si je recommençais. J’avais
seulement 5-6 ans… Elles étaient dures. Je veillais
bien aussi à ne pas perdre mes gants en les mettant
dans la poche de ma combinaison (entre la robe et
le corsage boutonné) car elles m’avaient dit un jour :
« Si vous perdez vos gants, le jour où votre maman
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viendra vous chercher, eh bien, vous resterez ici et
votre maman partira sans vous ! ». Méchanceté !
J’en avais marre des bonnes sœurs… La Semaine
sainte, on n’avait pas le droit de sourire. « Jésus est
mort, il a tant souffert ! ». À mes 11 ans, je me disais,
intérieurement, qu’il n’avait pas vraiment dû souffrir,
qu’il avait très bien pu faire quelque chose pour ne
rien sentir et se rendre ainsi invulnérable puisque
que c’était le Tout-Puissant, et que, si il a souffert,
c’est qu’il l’a bien voulu. Mais ça, il ne fallait surtout
pas le dire, on n’avait pas le droit à la parole, pas
le droit de s’exprimer, alors on pensait beaucoup.
Quand on était enfant, il fallait écouter, obéir et
ne pas se plaindre, marcher droit et croire tout ce
qu’on nous dit, et ne pas poser de questions. C’était
facile d’élever les enfants en ce temps-là ! Douter,
c’est un péché. Et poser une question, c’est passer
pour une effrontée ! Les enfants se taisent. Ça fait
le caractère, j’ai été élevée comme ça. On encaisse
beaucoup plus facilement, on pardonne beaucoup
plus facilement, on n’est pas susceptible. Moi, j’ai été
élevée comme ça.
l’éloignement, de l’absence de nos parents. Nos cousines venaient de temps en temps nous rendre visite,
mais ce n’était pas pareil. À 12-13 ans, en Belgique,
je ne me sentais pas chez moi.
Depuis toute petite, j’étais au pensionnat avec ma
sœur, qui a deux ans de plus que moi. Elle y est restée jusqu’à ses 14 ans. Mais, moi, je n’avais pas fini,
j’avais encore deux ans à faire. Finalement, je n’ai fait
qu’un an et deux trimestres, je ne supportais plus
le fait d’être seule et commençais à me sentir mal
à l’aise dans la famille de ma mère, à être de trop.
J’étais contente de revenir en France.
« Travailler et ne pas se plaindre »
Au pensionnat, à cette époque, on n’apprenait que
le français, on avait seulement une heure de flamand
par semaine. J’ai donc appris à lire en français, et tous
les cours étaient dispensés en français. Avec papa et
maman, on parlait le flamand, mais entre frères et
sœurs, on parlait le français ; d’ailleurs, j’aimais mieux
parler français que flamand. Pendant la récréation, on
n’avait même pas le droit de parler flamand et celui
qui avait le malheur de sortir un mot flamand était
tout de suite dénoncé par un camarade : ce dernier
notait son nom dans un carnet qu’il lui remettait et
qu’il devait garder jusqu’à ce qu’il dénonce quelqu’un
d’autre.
À cette époque, la tradition voulait que l’aînée des
filles s’occupe de la maison et que la deuxième travaille aux champs avec les hommes. J’ai donc beaucoup travaillé avec les ouvriers de la ferme. Tous
les matins, comme tous les hommes, je trayais les
vaches, lavais le fourbi et, l’après-midi, j’allais arracher du lin en plein soleil. J’avais tout de suite plein
d’ampoules. C’était affreux. Les larmes me roulaient
sur le visage, mais je ne le montrais pas, je ne disais
rien.Toutefois, au bout d’un certain temps, je me suis
quand même un peu rebiffée et j’ai dit : « Écoutez,
tant que je devrais arracher du lin, je ne ferais plus
la lessive. » Arracher du lin, c’était ce qu’il y avait de
plus dur. J’avais tellement mal que je m’en relevais la
nuit. Mais jamais on se plaignait, on n’avait pas le droit
de se plaindre. Je serrais les dents. En ce temps-là, il
fallait souffrir avant de mourir.
J’en avais marre du pensionnat. Quand on est tout
petit, on ne se rend pas vraiment compte, mais quand
on arrive à 9, 10 ans, on commence à réfléchir… On
voyait nos camarades partir chez eux le week-end
ou leurs parents venir leur rendre visite. Quelque
chose nous manquait, on commençait à souffrir de
J’ai arraché du lin avant que les arracheuses n’existent, brouetter le foin, les gerbes de blé, mais ce n’est
pas ça qui tue. J’ai toujours trimé énormément, mais
je suis encore là… à 95 ans. On mange encore de
mes légumes que je sème, que je plante, que je bine
et que j’arrache.
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