Crocodile II - Louis-Claude de Saint

Transcription

Crocodile II - Louis-Claude de Saint
Le Crocodile
ou
La guerre du bien et du mal
arrivée sous le règne de Louis XV
Poème épico-magique en 102 chants
IIe partie
An VII de la République [1799]
CHANT 43
Les académiciens tourmentés par une poussière fine
Cet accident provenait de cette même bouillie dont ils
s’étaient remplis. Le feu de leur dispute en avait fait évaporer tout l’humide radical, et l’avait transformée dans
leurs estomacs en petits grains durs comme du sable.
L’agitation qu’ils s’étaient donnée avait servi de véhicule à ces petits grains durs, et les avait expulsés, par la
transpiration, avec une violence qui les avait expulsés,
par la transpiration, avec une violence qui les avait encore
atténués dans le passage et qui les avait lancés presque
tous à la fois dans l’atmosphère. Voilà pourquoi cette
poudre était si fine, et pourquoi, en arrivant si subitement, elle mit nos docteurs dans un si grand embarras.
Que n’ai-je, disait l’un, les dons secrets du Sphinx,
Les pattes de la taupe, ou bien les yeux du lynx !
Mais, hélas, l’insensé sera pris dans son piège.
L’autre disait : Je crois que c’est un sortilège.
Sois humble : le savoir, malgré tout son éclat,
Met l’esprit et le corps dans un piteux état.
Un troisième disait : N’aurais-je aucune issue,
Pour jouir à la fois de l’air et de la vue ?
Mais, lamentations inutiles ! Il fallait qu’ils sentissent
quelle est la puissance des ténèbres.
CHANT 44
Les académiciens secourus, mais sous une condition
Quand les ténèbres eurent duré vingt-cinq minutes et
demie, une main bienfaisante, mais juste, qui agissait sur
la surveillance de la société des Indépendants, voulut bien
s’employer à rendre la vue à ces malheureux académiciens ; mais elle s’y prit de manière à ce que leur amourpropre eût peu à se glorifier de l’événement ; elle fit donc
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LE CROCODILE
en sorte que tous ces grains de poussière dure qui remplissaient la salle, s’agglomérassent en petites pyramides
quadrangulaires qui s’élevèrent sur le plancher, et dont
les faces ne répondaient point aux quatre points cardinaux du monde, comme celles d’Égypte ; et ces masses
doivent rester dans cet état pendant un temps pour indiquer combien les sciences se sont écartées de leur véritable direction par l’inadvertance de ceux qui ont voulu les
soumettre à leur administration, sans avoir percé euxmêmes dans aucune des profondeurs de la nature.
La même main bienfaisante laissa au contraire circuler, en fluides subtils, les ingrédients des vérités qui, au
moyen de cette même bouillie des livres, avaient passé
par la bouche de l’orateur et des autres académiciens ; et
ce sont ces ingrédients-là qui, un jour, aideront aux
sciences immortelles à sortir de l’esclavage où les retient
l’ennemi de toute science vraie, et apprendront aux
hommes les éléments réels de la grammaire, qui s’offrent
en nature et en action à leurs yeux dans toutes les parties
de l’univers.
La clarté reparut alors dans la salle ; mais cela ne
dissipa point l’irritation interne que les fibres scientifiques
de nos docteurs avaient éprouvée par l’espèce de nourriture qu’ils avaient prise ; et ils sentaient une sorte de titillation loquace, qu’ils ne pouvaient surtout soulager qu’en
donnant cours à ce flux de paroles dont ils s’étaient remplis, et à l’envie qu’ils avaient de faire part à tout le
monde des merveilleuses aventures dont ils avaient été
les témoins et les acteurs.
Ils les auraient sûrement consignées dans leurs mémoires académiques, si la plaie qui avait tombé sur les livres et sur le papier, leur en avait laissé les moyens ;
mais ne pouvant écrire, ils eurent au moins la ressource
de se répandre çà et là pour parler de ces prodiges à tous
ceux qu’ils rencontraient ; et cela, dans le même langage
qu’avait employé l’orateur de la commission, en présence
de l’Académie assemblée ; de façon que le peuple, qui attendait de ces hommes si éminents en science, quelque
éclaircissement et quelque rayon d’espérance, ne recevant de leur part ni l’un ni l’autre, et ne se trouvant pas,
après leur récit, plus avancé qu’auparavant, se livra
d’autant plus à ses murmures.
Aussi on n’entendait dans les rues que gémissements,
lamentations et complaintes :
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LE CROCODILE
Indigence, malheur, aveuglement, disette,
Jusqu’à quand viendrez-vous, d’une main indiscrète,
Transpercer de vos traits nos tristes citoyens ?
Pourquoi multiplier les effrayants moyens
Dont vous vous amusez à tourmenter nos âmes ?
Et pourquoi tout d’un coup n’allumez pas des flammes,
Ne pas ouvrir un gouffre, et nous y plongeant tous,
Ne pas, d’un seul coup, rassembler tous vos coups ?
CHANT 45
Fureurs du peuple contre le contrôleur général
Le peuple, que la faim travaille de plus en plus, et
que les discours des savants ne soulagent point, cherche
enfin à connaître l’auteur de tous ces désastres ; ou plutôt, il cherche à assouvir sur lui sa vengeance : car il ne
lui était point inconnu. On court en foule à son hôtel,
qu’on entoure ; on enfonce la porte, et l’on entre : que
trouve-t-on ?
Dans ce temps désastreux, dans ce temps d’indigence,
Où chacun, malgré soi, fait entière abstinence,
Le ministre est à table, entouré de perdrix,
De pain frais, de gâteaux, de vins les plus exquis ;
Et pour mieux oublier la misère publique,
Il appelle au festin le Dieu de la musique.
Mais sa joie est bientôt troublée par les tumultueuses
visites qui lui arrivent : les uns brisent les vitres et les
meubles ; les autres se jettent sur les mets qui sont sur la
table, et vont chercher dans toute la maison s’il n’y a pas
quelques provisions en réserve : les plus furieux poursuivent le maître du logis, qui se sauve au plus vite, et leur
échappe par une fenêtre qui donnait sur une petite cour
de derrière, sans qu’ils puissent le découvrir.
Mais la terreur l’accompagnant partout, il croit voir à
chaque instant tout Paris armé contre lui ; et il est obligé
de renoncer à prendre la moindre part à la lumière du
jour : aussi n’a-t-on jamais su depuis ce qu’il était devenu.
Les furieux se voyant ainsi privés de leur proie, prennent la résolution de sa venger sur la maison même : et
après en avoir enlevé toutes les provisions, ils mettent le
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LE CROCODILE
feu à tous les étages, et s’en vont, en regrettant de
n’avoir pu jeter le ministre au milieu des flammes. La cour
nomma bientôt un autre à sa place ; mais les maux qu’il
avait attirés sur Paris avaient fait trop de progrès, pour se
guérir par ce médiocre remède ; et il fallait de plus grands
moyens pour contenir les grands ressorts que faisaient
jouer les ennemis du repos public.
CHANT 46
Réunion de Sédir et d’Éléazar contre le crocodile
Honnête Sédir, il est temps de te dévoiler les sources
de ces événements extraordinaires, qui au lieu de calmer
les besoins et la disette de la patrie, ne font que la plonger de plus en plus dans l’abîme, et la tourmenter par les
angoisses de la frayeur. Ton cher et digne Éléazar arrive ;
il gémit comme toi sur la situation horrible de la capitale,
et sur l’inutilité de toutes les démarches des académiciens, quoiqu’il s’y fût bien attendu. Il a recommandé à sa
fille Rachel, qui est restée au logis, de ne rien négliger de
tout ce qui est en son pouvoir, pour le seconder dans
l’œuvre particulière qu’il va entreprendre, et surtout
d’être bien tranquille sur son compte ; et c’est avec sa sérénité ordinaire qu’il se présente à toi.
« Soyez le bienvenu, lui dit Sédir ; vous êtes le seul
dont je puisse recevoir des consolations et des éclaircissements sur ce qui se passe et j’espère que le moment
est arrivé où vous ne me refuserez pas vos secours.
— Je suis sorti de chez moi avec cette intention, répondit Éléazar ; et sachant par mes moyens ordinaires
votre détresse, je n’ai pas attendu vos ordres pour venir.
Remplissez-vous de confiance et prenez courage :
« L’impie verra venir sur lui ce qu’il craint, et le juste verra venir sur lui ce qu’il désire ; parce que celui qui ne
moissonne que dans le vent ne peut recueillir que des
tempêtes, tandis que celui qui sème dans la justice moissonnera les consolations.
« Je ne vous ai point trompé, vous le voyez, quand je
vous ai dit que ces bruits de crocodile qui se répandaient
n’étaient point si indifférents ; tout ce que vous avez vu
par vous-même et tout ce que la voix publique vous en a
appris depuis que vous avez quitté le lieu de la scène doit
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LE CROCODILE
vous convaincre qu’il y a là-dessous de très grands secrets. Ils se développeront successivement. Pour aujourd’hui, contentez-vous de savoir que ce crocodile est
un être cruel, mais fourbe comme les méchants, et timide
comme les fourbes ; il a en horreur le safran, parce que
cette plante est un soufre exalté comme lui et qui lui rappelle son origine.
« Mais afin de ne pas anticiper sur les époques, trempez pour le moment votre petit doigt dans cette boîte, et
respirez le peu de poudre qui s’y sera attaché ; par la
suite vous en ferez un autre usage. Je ne peux lever le
voile pour vous que par degrés. » Sédir obéit.
Éléazar se recueille une minute dans un coin de la
chambre, et dit à Sédir : « Actuellement, regardez dans la
flamme de cette bougie que je viens d’allumer à votre insu. Que voyez-vous ? — C’est une chose bien singulière :
j’y vois plusieurs figures en mouvement, à peu près
comme les ombres chinoises. — Fixez-les, suivez-les avec
attention, et rendez-moi exactement tout ce qui va se
présenter à vos yeux. »
Sédir, frappé d’étonnement et s’armant de tout son
courage, lui rend ainsi le compte le plus fidèle de tout ce
qu’il aperçoit.
CHANT 47
Ce que voit Sédir dans la flamme d’une bougie
« Je vois d’abord par terre, au fond d’un cabinet obscur, un vase de fonte, large d’un empan. Je vois au fond
de ce cabinet, qui n’est éclairé que par le feu de la cheminée, trois personnes vêtues de longues robes noires. De
ces trois personnes il me semble que j’en connais une, et
que c’est précisément la femme de poids dont nous avons
déjà parlé ensemble ; elle s’agite beaucoup, elle est toujours en mouvement, et paraît avoir dans les yeux la colère et la rage. Je crois voir aussi ce grand homme sec,
qu’elle a fait venir d’Égypte. Il paraît plus posé, mais il a
l’air bien affecté et bien triste. Quant au troisième personnage, je n’ai aucune idée de ce qu’il peut être. Il est
basané, et il me semble employé là au service des deux
autres ; car il tient à la main un bassin et une aiguière
comme pour leur donner à laver. En effet, les voilà qui se
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LE CROCODILE
lavent les mains. L’eau en fait sortir une fumée bien
noire, dans laquelle je vois jaillir quelques flammes de feu
et qui répand une violente odeur de soufre. Le domestique jette cette eau sale dans le vase de fonte qui est au
milieu de la place ; et cette eau le remplit jusqu’aux deux
tiers. Il sort du cabinet. Nos deux personnages restent
seuls, et ils s’assoient comme pour faire la conversation.
— Écoutez bien ce qu’ils disent, interrompit Éléazar,
et écrivez d’après eux. Vous en avez les moyens ; car j’ai
préservé par ma présence votre cabinet du fléau qui a
tombé sur les bibliothèques ; et vous en aurez la facilité ;
car ils ne parleront pas plus vite que je ne voudrai et je
les ferai s’arrêter exprès entre chaque phrase. C’est le
grand homme sec qui va parler. »
CHANT 48
Sédir écrit le discours du grand homme sec
Sédir prend un papier et une plume ; il suit exactement l’instruction d’Éléazar, et écrit ainsi le discours du
grand homme sec à la femme de poids :
« Vous me voyez triste, Madame, et rempli d’idées
bien importunes, au moment où j’aurais si grand besoin
d’être à moi pour mener à bien l’entreprise qui nous réunit. C’est une chose inconcevable que ce qui se passe en
moi depuis quelques instants. J’ai eu quelquefois des remords de la vie que j’ai menée depuis ma jeunesse ; mais
jamais d’aussi violents que ceux qui me rongent. Qu’ils
doivent être heureux et tranquilles, ceux qui n’ont pas,
comme moi, négligé les occasions de s’avancer dans la
vérité ! Ma mère, qui était Coptos, a fait tout ce qui était
en elle pour me maintenir dans des voies utiles et salutaires ; et elle avait pour cela des avantages que n’ont pas
bien d’autres mères. Elle possédait à la fois les lumières
les plus sublimes, les vertus les plus rares et les dons les
plus extraordinaires ; ce qui la rendait chère et recommandable à tous ceux qui la connaissaient. Elle ne cessait
de m’engager, par toutes sortes de moyens, à marcher
sur ses traces ; elle m’avoua même qu’elle tenait à une
société qui se nommait la société des Indépendants, et
que c’était par sa fidélité à en suivre les instructions et les
préceptes, qu’elle jouissait de si grands privilèges ; et
pour me prouver qu’elle ne m’en imposait pas, elle me
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LE CROCODILE
donnait tous les jours les preuves les plus signalées de
ses pouvoirs, de ses connaissances et de ses dons surnaturels ; et cela, sans aucun autre moyen que celui de sa
prière, de sa confiance entière dans le principe suprême,
et de l’exercice de toutes les vertus : aussi me recommandait-elle, sur toute chose, de ne point livrer ma
confiance à tous ces gens à secrets dont mon pays est
couvert ; et de ne rien recevoir, en fait de moyens puissants et extraordinaires, que de la providence, ou de ceux
qui, par leur conduite et par tous les signes qu’elle me
donnait, seraient évidemment au nombre de ses fidèles
serviteurs, et qui, pour récompense de leurs vertus et de
leurs services, auraient été mis en possession de la clef
de la nature. Mais, plus séduit par l’appât de toutes ces
merveilles, que dévoué à la sagesse qui devait y conduire,
j’écoutai d’autres maîtres que cette respectable mère.
D’autant que ces maîtres me promettaient les mêmes
prodiges, sans y mettre les mêmes conditions : pour me
convaincre, ils me donnèrent aussi des preuves, que je ne
pris pas même la peine d’examiner de très près. Ils
m’eurent bientôt entraîné dans leur carrière, par l’espoir
de disposer à mon tour de leurs moyens. Et en effet, depuis les simples diseurs de bonne aventure jusqu’aux possesseurs des recettes les plus compliquées en fait de
sciences occultes ou ténébreuses, il n’y a presque pas de
porte qui ne m’ait été ouverte en ce genre, et où je n’aie
trouvé à satisfaire, en partie, mon penchant. Ma pauvre
mère faisait des efforts continuels pour me ramener à
elle ; mais ses efforts ne réussissaient point, parce que je
m’étais laissé subjuguer ; et aujourd’hui même, que je
me sens si fort combattu, et que c’est sûrement sa voix
qui me poursuit, je n’ai pas la force de l’écouter et de m’y
rendre ; je n’ai que celle de me déchirer moi-même dans
les horribles combats que j’éprouve. Il est donc bien terrible, l’empire de ces cérémonies secrètes par où ces maîtres m’ont fait passer, puisque, dès que j’y ai eu mis le
pied, le joug s’est posé sur moi, et ne m’a laissé, depuis,
aucune relâche. Au lieu de la paix qu’ils m’avaient promise, je n’ai que du trouble ; et au lieu des lumières que
j’ai cru pouvoir acquérir par des voies qui m’ont été présentées comme plus commodes, je n’ai qu’une incertitude
universelle, et qui est telle, que si vous m’en croyez, Madame, nous remettrons notre œuvre à une autre fois ; car
je ne me sens point pour le moment, en état de
l’entreprendre. »
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LE CROCODILE
La femme de poids, en fronçant le sourcil, lui dit :
« Ce n’est pas là ce que vous m’aviez promis. Si vous
ne me tenez pas parole, je vous dénoncerai au parlement
comme perturbateur du repos public, et même, s’il le
faut, comme magicien ; car quoiqu’il ne croie pas à la
magie, j’ai cependant assez de crédit pour vous faire
condamner par lui quand je le voudrai, comme je le voudrai et pour ce que je voudrai. »
Alors un sifflement part du côté de la porte ; une voix
de tonnerre se fait entendre : et, apostrophant l’homme
sec, elle lui dit d’un ton de colère : « Égyptien, Égyptien,
oubliez-vous les serments que vous avez faits à notre
maître commun ? Oubliez-vous les dons merveilleux qui
vous ont été accordés, vos nombreux succès, et les avantages inexprimables qui vous attendent ? Oubliez-vous
enfin que si vous ne tenez votre engagement tout à
l’heure, vous n’aurez pas une minute à vivre ? Car si je
suis votre ami, je suis aussi l’exécuteur des ordres de
mon maître, qui, comme vous le savez, ne relâche rien de
ses droits. »
La voix se tait. La femme de poids, toute étonnée,
cherche d’où peut venir cette voix : Sédir ne le sait pas
davantage ; mais il fait bonne contenance, et il continue :
« Je vois l’homme sec se ranimer : l’orgueil,
l’ambition et les menaces opèrent sur lui ; ses yeux
s’enflamment ; il se tourne vers la femme de poids, et lui
dit : Pardon, Madame, de ma faiblesse ; je n’étais pas à
moi quant je me suis lamenté comme je l’ai fait ;
j’oubliais même toutes les grandes choses que nous avons
déjà opérées, et qui nous promettent de si brillants succès. Oui, Madame, oui, j’ai assez bien rempli vos vues, et
vous n’avez pas lieu de regretter ce qu’il vous en coûte
pour m’avoir fait venir d’Égypte. Un ministre, votre ennemi mortel, entièrement humilié, et plongé dans le plus
grand embarras ; une révolte des plus décidées ; un crocodile de mes compatriotes venant avaler tout un champ
de bataille ; la force avec laquelle j’ai contraint toute une
députation académique d’écouter les leçons d’un reptile ;
la destruction de tous les livres convertis en bouillie ; les
académiciens eux-mêmes se perdant dans leur propre
science, et professant d’une manière si peu favorable à
leur gloire ; enfin la disette la plus entière, et Paris livré à
la fois à la famine et aux horreurs du brigandage : il semble que tout cela serait suffisant pour vous payer de vos
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LE CROCODILE
bienfaits ; mais je me croirais ingrat, si je ne portais pas
plus loin la reconnaissance. Nous avons un adversaire redoutable à combattre. Tant qu’il existera, ce que nous aurons fait peut se regarder comme rien, parce qu’il lui
serait possible de le détruire, et de réparer tous les maux
que nous avons versés sur Paris.
Ce terrible ennemi se nomme Éléazar.
Il faut, sur cet hébreu, que j’épuise mon art.
Autrefois ses pareils m’auraient prêté main forte ;
Mais aujourd’hui, sur nous, à lui seul il l’emporte ;
Seul, il pourrait nous perdre, et pour le renverser,
Madame, c’est ici le cas de tout forcer.
« Ah, monsieur, dit Sédir, se retournant vers Éléazar,
qu’est-ce que je vois paraître auprès de ces deux interlocuteurs ! J’y aperçois deux écrivains qui se tiennent
comme en l’air et auprès de leur bouche ; et l’un d’eux
écrit à mesure que l’homme sec parle, l’autre est près de
la dame de poids, tenant la plume à la main, mais
n’écrivant point. »
CHANT 49
Explication des sténographes
Continuation du discours du grand homme sec
« Monsieur, reprit Éléazar, puisque vous voyez ce
prodige dont je ne vous aurais peut-être pas encore parlé,
je ne puis vous en refuser l’explication : chacun de nous a
ainsi un sténographe près de lui, qui écrit fidèlement, non
seulement tout ce que nous disons, mais aussi tout ce
que nous faisons, et qui en tient le compte le plus exact.
Ces sténographes nous suivent partout, jusqu’au tombeau : là ils nous présentent nos annales, qui seules deviennent nos juges et nos pièces de conviction.
« Parmi ces pièces de conviction se trouveront spécialement celles qui accuseront les hommes légers et imprudents d’avoir couru après les prodiges et les faits
merveilleux sans en avoir sondé la source, et plutôt pour
nourrir leur ignorante curiosité que pour rechercher la sagesse qui marche par des voies plus simples. La vraie
science tient à la clef des merveilles éternelles et naturelles ; or cette clef ne se trouve que dans la lumière de
l’intelligence ; et la lumière de l’intelligence ne se trouve
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LE CROCODILE
que dans les humbles et vivifiantes vertus de l’âme,
comme nous voyons que la clarté que l’huile nous procure
n’est si brillante et si pure que parce que cette huile est la
substance la plus douce et la plus bienfaisante de la terre.
Et c’est à cet heureux terme que tout devrait conduire.
Mais tandis que les hommes prudents cherchent la sagesse, les autres en plus grand nombre, ne cherchent absolument que les prodiges : c’est ce qui force la vérité à
mettre en usage tous ces moyens sensibles que vous me
voyez employer, et qui sans cela seraient inutiles, parce
que la voie simple aurait suffi pour le travail primitif et
naturel de l’homme ; c’est donc par une suite de la corruption des hommes imprudents, et de la vigilante surveillance de leur principe, que tant de faits extraordinaires
se sont déjà passés et se passeront encore dans cette
grande cité.
« Néanmoins, ces sténographes que vous voyez, ne
sont qu’un signe que la vérité a bien voulu prendre dans
l’ordre des choses où vous vivez, et où l’on a des écrivains ; car les annales en question se tiennent encore
d’une manière plus simple, et s’étendent encore plus loin
que l’on ne vous le montre, comme vous pourrez
l’apprendre par la suite. Pour le présent, continuons notre
œuvre. LE grand homme sec, qui s’est interrompu par votre question, va continuer. Écrivez :
« Ce n’est pas d’aujourd’hui, madame, que j’ai à me
garantir des pouvoirs de ce juif ; et avant de commencer
l’œuvre qui doit lui donner la mort, il faut que je vous
fasse connaître combien j’ai à me plaindre de lui. J’ai recueilli dans ces planches gravées tous les tours qu’il m’a
joués. Ils sont représentés sous des caractères emblématiques que je vous expliquerai.
« Celui-ci est une tête de Méduse pétrifiée elle-même
par la présence d’un javelot fait d’une branche de frêne.
Le bey d’Alger voulut m’employer il y a quelque temps
dans une entreprise secrète contre le grand Seigneur.
Une fortune immense m’était promise, et je mis en œuvre
tout ce que mon art put me fournir de ressources ; mais
Éléazar fit manquer le coup ; et le bey d’Alger mécontent,
et croyant que je l’avais trompé, me fit donner, au lieu de
la fortune que j’attendais, trois cents coups de bâton sous
la plante des pieds. Je ne sus pas d’abord que c’était ce
juif qui m’avait combattu avec tant d’avantages ; je n’en
fus instruit que quand un de mes familiers m’apporta une
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LE CROCODILE
flèche de frêne qu’il avait reçue au travers du corps sans
voir personne, tandis qu’il était en chemin pour accomplir
mes desseins contre le grand Seigneur ; car sur cette flèche était écrit le nom d’Éléazar : en outre elle était à moitié couverte d’une poudre végétale à moi inconnue, et que
je n’ai jamais pu décomposer.
« Ce second tableau représente une cage d’or au milieu d’une prison ; un seigneur d’importance dans les
États du grand Mogol avait déjà immolé plusieurs victimes
pour la conservation d’un trésor considérable, enfoui dans
la forêt voisine ; un avide rival en avait encore immolé
davantage, et par là semblait s’en assurer la possession.
Le seigneur d’importance eut recours à moi pour le rendre
à jamais possesseur de ce trésor, en y plaçant des gardes
sûrs. J’arrive, je fais le tour de la forêt ; j’entre, et je vais
prendre connaissance du local, j’appelle deux de mes plus
fidèles serviteurs, pour les poser en sentinelles auprès du
trésor ; mais au moment où ils se disposent à prendre
leur poste, il se forme à la place du trésor un gouffre immense. Je reçois aussitôt, par le pouvoir de mon ennemi,
un coup semblable à un coup de massue ; et, dans
l’instant, je me sens plonger, avec une vitesse incroyable,
dans ce gouffre, dont l’horreur en saurait se peindre ; je
me trouve sur-le-champ enfermé avec le seigneur Mogol
dans une cage d’or, où je me rappelle que nous souffrîmes beaucoup de la faim, et où on nous disait sans
cesse : « L’or est pur, il ne s’obtient point avec des souillures et des crimes, et surtout avec le sang. Car l’or et le
sang sont amis, et on ne doit pas les acheter l’un par
l’autre, comme les hommes le font tous les jours. » Je ne
comprenais pas trop ces paroles ; je ne puis vous dire
non plus combien de temps nous sommes restés dans ce
gouffre ; nous n’avions aucun moyen d’en faire le calcul.
Enfin, un jour, après un sommeil très agité, je me réveille, voyant très clair, n’étant plus enfermé dans ce
gouffre, ni dans la cage, n’ayant plus le seigneur Mogol
avec moi, et me trouvant dans mon pays et dans ma maison, sans que j’aie jamais su qui m’y avait ramené.
« Le troisième emblème que vous apercevez, est une
tasse de chocolat, c’est celle que je fis avaler à un fameux
souverain d’Italie, et qui lui causa la maladie dont il est
mort. Pour cette fois-là la science de mon ennemi fut en
défaut. Mais à peine eus-je rempli mon objet, que j’eus
des preuves certaines qu’il cherchait de toutes ses forces
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LE CROCODILE
à se venger, et je puis dire que depuis ce moment je n’ai
pas été un seul jour sans m’apercevoir de ses poursuites
opiniâtres. Il vient de m’en donner une preuve frappante
dans l’aventure de la bouillie des livres : c’était une facétie que j’avais employée par ordre supérieur pour me moquer un peu des docteurs académiques, et à l’ombre de
laquelle je ne tendais qu’à avancer mes desseins. Mais ce
terrible juif a été plus adroit que moi. Il a aperçu que je
cherchais bien à peindre aux docteurs académiques leur
illusions et leur ignorance ; mais que je cherchais encore
plus à les tenir loin de la vérité, parce que, comme je ne
règne que dans un zéro, je fais ce que je peux pour retenir les hommes dans mon royaume ; il a donc trouvé,
dans ma facétie même, le moyen d’en retirer un fruit opposé à celui que je me proposais, puisqu’il a pu employer
contre moi des éléments de science et de sagesse qui se
trouvaient aussi dans le deliquium des livres, et faire dire
à l’orateur des vérités qui, grâce à mes soins, n’étaient
pas jusqu’à présent très familières aux académiciens, et
ne se trouvent pas communément dans leur bouche :
c’est ainsi qu’il ne cesse de me contrarier.
« Tous les autres emblèmes sont autant de témoignages de son acharnement contre moi ; et si ce n’était
pas la force de mon art, il y aurait longtemps que j’aurais
succombé. J’ai parmi le monde des camarades qui ont
également à s’en plaindre. J’en ai trouvé en Afrique qui
l’accusaient d’avoir anéanti la puissance de leurs fétiches ; nos Arabes disent hautement que c’est le plus
grand ennemi qu’ils aient jamais rencontré dans toutes
les entreprises de géomancie ; ce sont surtout les juifs
qui lui en veulent ; car la plupart de ceux d’entre eux qui
s’occupent de sciences secrètes sont tellement contrecarrés, qu’ils ne peuvent presque plus réussir à rien. J’ai vu
même à Venise un fameux rabbin, qui a été obligé
d’abandonner totalement cette carrière occulte et lucrative qu’il avait suivie longtemps avec un grand succès.
C’est à ce rabbin que je dois le plus pour mon avancement dans la science ; mais il m’a dit que rien ne manquera à mes connaissances quand j’aurai pu joindre un
autre rabbin qui demeure à Goa, et qui est en état de me
rendre si savant, que le crocodile lui-même et le génie
puissant qui le gouverne, seront obligés de baisser la
lance devant moi ; et que le destin, tout puissant qu’il
est, ne pourra plus rien ordonner sans moi : car je présiwww.philosophe-inconnu.com
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LE CROCODILE
derai non seulement aux horoscopes de tous les hommes,
mais même aussi à l’horoscope de l’univers. Oh ! si j’avais
pu déjà voit ce rabbin de Goa, combien notre œuvre aujourd’hui eût été simplifiée, combien j’aurais déjà molesté
mon ennemi, et même je n’aurais pas attendu jusqu’à ce
moment pour le faire périr. Mais espérons qu’il n’aura rien
perdu pour attendre.
« Vous savez en effet, Madame, que ce n’est point
assez des ingrédients que nous avons employés jusqu’à
présent dans toutes nos œuvres précédentes, pour résister à cet ennemi ; tous ces mêmes ingrédients me seront
nécessaires pour lui résister encore, puisqu’il peut combattre mes entreprises dans tous les points. Mais outre
ces ingrédients, qui ne sont que des armes défensives, il
m’en faut qui me tiennent lieu d’armes offensives pour attaquer directement sa personne. Voici donc ce que j’ai
préparé : un fer de lance, dissous dans du jus de coloquinte ; trois têtes d’aspic infusées dans une décoction de
tytimale ; cinq ergots de renard arrachés, l’animal vivant ; de la suie de cheminée où l’on a brûlé du houx et
des orties ; de la crasse de la tête d’un juif caraïte qui
n’ait pas été peigné depuis deux quartiers de la dernière
lune ; enfin de la fumée de pipe d’un renégat chrétien.
Mais quoique tous ces ingrédients soient indispensables
pour mon entreprise, je ne pourrais par moi-même en tirer aucun parti ; et j’ai été obligé d’employer les secrets
de mon art, pour me procurer les secours dont j’ai besoin.
J’ai su, par ce moyen, obtenir l’assistance d’un bon ami,
qui
va
bientôt
mettre
tout
en
œuvre
pour
l’accomplissement de mes désirs. Ce bon ami ne vous est
pas encore bien connu quoiqu’il ait souvent paru en votre
présence, et que ce soit lui dont la voix tout à l’heure m’a
rendu le courage et vous a un peu étonnée. Sachez que
ce bon ami est un génie puissant qui, comme tous les génies, a le pouvoir de prendre telle forme qu’il lui plait ;
c’est lui qui s’est distingué à l’assemblée du cas Horn sous
le nom du génie de l’Éthiopie. Enfin, puisqu’il faut vous
dire, ce génie est ce même homme qui vient de nous
donner à laver ; ce préliminaire de propreté est de rigueur
dans les œuvres que nous entreprenons. J’ai écarté ce
génie pour un instant, afin de vous préparer à son apparition sous une autre forme ; car il faut vous attendre à le
voir revenir dans un moment. »
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13
LE CROCODILE
CHANT 50
Sédir voit un génie vêtu en guerrier
et plusieurs autres prodiges
« Le voilà qui arrive, dit Sédir à Éléazar ; il est vêtu
en guerrier, ayant un grand sabre dans la main droite, et
deux baguettes noires dans la gauche.
— Suivez ce qui se passera, et rendez-m’en compte,
répond Éléazar. Cette séance est destinée particulièrement à votre instruction. C’est pourquoi je puis me dispenser de contempler cette œuvre en personne. Je me
réserve pour des moments où j’aurai un autre rôle à remplir.
— Le guerrier, dit Sédir, commence par saluer avec le
sabre le grand homme sec et la femme de poids ; il leur
donne à chacun une des baguettes noires. À présent, il
plonge son sabre dans le vase de fonte et s’en retourne
sans sabre au fond du cabinet. Les deux autres en font
autant de leurs baguettes noires, et s’en retournent de
même ; ils s’assoient tous les trois : oh, Monsieur, voici
un singulier prodige ! je vois sortir du coin du cabinet une
multitude de végétaux de toute espèce qui passent auprès du vase de fonte ; ils sont d’une beauté ravissante.
Mais il sort du vase comme une nuée de vers, qui sautent
sur ces végétaux et s’y attachent à mesure qu’ils passent
auprès de lui ; et je les vois, ces végétaux, devenir tout
secs après qu’ils l’ont dépassé. Je vois une multitude
d’animaux sortir à leur tour du coin du cabinet d’où
étaient sortis les végétaux, et se jeter dessus pour s’en
nourrir. Mais je vois encore un plus grand nombre
d’insectes de toutes les formes sortir du vase et se jeter
sur les animaux et les tourmenter d’une manière effroyable ; enfin je vois sortir du même coin du cabinet un lion
d’une grande beauté, qui avance vers le vase de fonte :
les trois assistants paraissent endormis, et ne pas
s’apercevoir de tout ce qui se passe. Le lion écrase avec
ses pieds les vers et les insectes qui sortent du vase ; les
végétaux reprennent leurs belles couleurs, et les animaux
leur tranquillité : le lion prend le sabre et les deux baguettes qui sont dans le vase ; il les brise en mille morceaux et les jette au feu ; il revient auprès du vase qui
s’élargit à mes yeux presque de la grandeur d’une cuve,
et qui néanmoins reste toujours plein jusqu’aux deux
tiers. Ah ! chose singulière ! Le lion prend un des hommes
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LE CROCODILE
endormis, et vient le plonger, la tête en bas, dans cette
cuve. Il va prendre le second, et le plonge de même. Il en
fait autant du troisième : ces trois personnages ne se sont
point réveillés, quoique le lion les ait ainsi transportés ; ils
ne s’agitent point dans cette cuve, comme je m’y serais
attendu, vu qu’ils y sont la tête dans l’eau, et surtout
dans une eau qui doit avoir un goût et des qualités si désagréables ! »
— Je vais suspendre un instant ces prodiges partiels,
dit Éléazar, car puisqu’ils sont pour votre instruction, il
faut vous donner sur-le-champ un petit éclaircissement
sur ces choses singulières que vous venez de voir.
« Vous présumerez bien d’abord que ces animaux et
ces végétaux gâtés et ravagés par les insectes vous montrent le triste état où sont les sciences de tout genre par
le pouvoir de l’ennemi que nous combattons. (Oui,
s’écrient alors plusieurs voix à la fois, sans qu’il y eût rien
de visible, nous sommes toutes captives sous son pouvoir, et nous attendons de vous notre délivrance). Après
un moment de recueillement, où Éléazar et Sédir furent
touchés jusqu’au fond du cœur, Éléazar continue et dit :
« Ces signes ont un sens plus directement relatif à
cet ennemi lui-même. Ils peignent les nombreuses phalanges qu’il traîne à sa suite et qui sont sans cesse occupées à ronger les bases universelles et particulières de
la nature. Il recrute partout ces phalanges dans les gouffres qui les resserrent par l’ordre et le pouvoir de la puissance suprême. Il est continuellement à fouiller dans la
mer Rouge, dans le lac Asphaltite, dans tous les lieux de
la terre et de la mer, où ont été engloutis des malfaiteurs ; le tout pour en retirer les légions qui y ont été
précipitées avec eux, et cela afin de les faire servir à de
nouvelles séductions, et à de nouveaux engloutissements
pour les mortels qu’il peut gagner. Si les moments urgents où nous nous trouvons nous laissaient le temps de
parcourir en détail ces grands tableaux, je pourrais vous
faire passer comme une véritable revue de toutes ces
phalanges dont cet ennemi cherche à s’environner. Vous y
verriez non seulement celles qui ont été englouties avec
les habitants de Sodome, avec l’armée de Pharaon, avec
Coré, Dathan et Abiron ; non seulement celles qu’il avait
enfermées dans le veau d’or, dans le rocher de contradiction, dans le sépulcre de concupiscence, dans Jéricho,
dans Haï et dans toutes les villes de Chanaan ; mais celles
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15
LE CROCODILE
même qui ont été englouties avec le genre humain, lors
du déluge. Enfin, s’il faut vous le dire, vous y verriez celles qui ont été englouties dans l’univers entier et dans
tous les éléments, lorsque cet ennemi a reçu le prix de
son iniquité ; ce que l’histoire naturelle nous indique en
nous montrant qu’il n’y a pas sur la terre une seule production qui n’ait son insecte. Vous y verriez donc passer
en revue les phalanges qui ont été englouties dans l’eau,
celles qui ont été englouties dans le feu, celles qui l’ont
été dans la terre et dans l’air ; et c’est là le vrai sens de
ces nombreux insectes que vous avez aperçus. Elles sont
innombrables, ces phalanges que l’ennemi recrute de son
mieux, mais telle est sa faiblesse personnelle, qu’il ne
peut rien opérer d’un peu considérable dans ce monde,
sans les avoir rassemblées toutes : voilà pourquoi il est si
fort en mouvement dans ce monde-ci. La puissance qui lui
est opposée, au contraire, est si grande, qu’elle n’a pas
besoin que d’un seul acte pour dissiper toutes ces phalanges comme de la poussière ; et c’est là ce que vous a indiqué le lion que vous avez vu.
« Lorsque nous aurons plus de loisir, nous nous occuperons de ces sortes d’études : je vous mettrai à même
également de considérer et de reconnaître les correspondances cachées de tous ces faits avec l’histoire de ma nation ; et vous verrez par là quels étaient les plans et les
desseins de la Providence. Si nous avons si peu répondu à
ses vues, ce n’était pas un titre pour les autres nations de
nous décrier comme elles l’ont fait. L’espèce entière est
dégradée, la sagesse divine prend les hommes tels qu’elle
les rencontre ; et si elle eût manifesté ses volontés à
quelque autre peuple que ce fût, y en a-t-il beaucoup qui
lui eussent été plus fidèles ?
« Quant à ces trois hommes endormis qui ne se point
réveillés lorsque le lion les a apportés de leur place, et qui
ne s’agitent point étant plongés dans une eau bourbeuse,
ils vous peignent quel est le degré d’aveuglement de ceux
qui se livrent aux fausses sciences ; puisqu’au milieu de
leurs prestiges les plus illusoires, il leur semble être dans
leur état naturel ; et puisqu’au milieu des dangers les plus
propres à leur donner une mort certaine, ils dorment dans
la sécurité ; au reste ces tableaux qui n’ont eu que vous
pour objet, n’ont eu lieu en effet que pour vous, et rien
n’a changé, dans le cabinet, à tout ce que vous y aviez vu
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16
LE CROCODILE
précédemment. Regardez dans la flamme de la bougie
pour vous en convaincre.
— En effet, dit Sédir, tout m’y paraît dans le même
état qu’auparavant : les animaux, les végétaux, le lion,
les insectes, tout est disparu. Le vase est ce qu’il était, et
nos trois personnages sont assis sur leur chaise.
— Écoutez attentivement, dit Éléazar, le guerrier va
parler à l’homme sec. » Sédir obéit, et copie ainsi ce qu’il
entend :
CHANT 51
Manœuvres du guerrier contre Éléazar
« J’ai jeté dans l’égout de la rue Montmartre toutes
les drogues que vous m’avez fait rassembler pour notre
entreprise contre Éléazar. Cet égout passe près de sa
maison ; et je ne doute point qu’au moyen des conjurations que j’ai jointes à tous ces ingrédients, la maison ne
saute avant peu ; mais pour assurer la réussite de notre
grand projet, voici ce qu’il nous faut faire, afin d’attaquer
radicalement la vie de notre adversaire. Mon sabre et les
deux baguettes ont assez infusé dans l’eau de ce vase,
pour l’avoir amenée au point de corruption nécessaire. Il
nous faut y jeter maintenant autant de charbons de feu,
qu’il y a de lettres dans le nom de notre ennemi ; c’est un
coup auquel il ne résistera pas. Reprenez vos baguettes
comme je vais reprendre mon sabre, et suivez-moi à tous
les pas que je vais faire. »
« Je vois le guerrier », dit Sédir, qui reprend son sabre et marche vers la cheminée ; les deux autres prennent leur baguette et le suivent. Il prend un charbon de
feu sur le bout de son sabre et vient le jeter dans l’au du
vase. Il retourne une seconde fois à la cheminée, et prend
un second charbon sur le bout de son sabre qu’il apporte
encore dans l’eau du vase ; il en fait de même une troisième fois : ses deux compagnons le suivent toujours, et
ainsi jusqu’à sept fois. À chaque charbon qu’il jette dans
l’eau, il se fait un violent frémissement dans le vase ;
mais au septième charbon le frémissement est si fort que
les trois compagnons paraissent grandement s’en réjouir.
« À présent, dit le guerrier, nous pouvons nous regarder comme étant sûrs d’avoir remporté la victoire ; et
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LE CROCODILE
nous pouvons faire venir le crocodile lui-même, afin qu’il
dévore les restes d’Éléazar, et qu’il le fasse si bien disparaître que personne ne puisse trouver son cadavre, ni remonter à la source de la cause qui l’a fait mourir ; car ne
doutons pas qu’il ne vienne d’expirer. »
— Monsieur, dit Sédir, je vois que vous vous portez
bien, malgré la persuasion où ils sont que vous êtes mort
de leur façon, et je pressens que nous n’aurons pas davantage à redouter de l’apparition du crocodile.
— J’aime à vous voir sans inquiétude, répondit Éléazar ; en effet, la sagesse qui veille sur vous et sur moi est
assise sur un plan fixe et inébranlable ; aussi est-elle
mille fois plus stable que ces solides réguliers qui ne peuvent cesser d’être d’aplomb, puisqu’ils reposent toujours
sur une de leurs faces. C’est pourquoi il ne nous arrivera
pas plus de mal à cette seconde tentative qu’il ne m’en
est arrivé à la première. »
CHANT 52
Apparition manquée du crocodile
Il m’eut pas proféré cette dernière parole, que Sédir
s’écrie : « Je l’entends, je l’entends s’avancer. Enfin nous
allons en avoir raison.
— Oui, répliqua Éléazar, et pour vous prouver que
nous n’avons rien à craindre, et que je puis disposer de
cet événement particulier selon mon gré, je vous préviens
que le crocodile ne se montrera point, et que seulement
vous l’entendrez parler : continuez d’être attentif, et de
me rendre compte de tout ce que vous observerez, afin
que je me dirige en conséquence ».
(Et moi cher lecteur, je vous dirai qu’indépendamment des
moyens qui étaient au pouvoir d’Éléazar, une main bienfaisante,
liée à la société des Indépendants, fit passer invisiblement à ce
digne et courageux Israélite, un ingrédient actif et sur-matériel,
qui dans l’ordre naturel correspond à l’esprit de safran.)
Sédir poursuit : « Les trois personnages ont l’air fort
impatients et forts inquiets de ne pas voir paraître le crocodile ; les voilà qui avalent chacun une pincée de cendres, les voilà qui tournent comme des derviches, puis ils
paraissent tous écouter bien attentivement.
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18
LE CROCODILE
« Je suis le croc… croc… croc… crocodile, que vous
avez ap… ap… ap… appelé. Je ne puis me mont… mont…
mont… montrer ; il y a quelqu’un qui m’en emp… emp…
emp… empêche ; j’ai même de la dif… dif… dif… difficulté
à rem… rem… rem… remuer la langue. J’avais beau…
beau… beau… beaucoup de choses à vous dire ; je n’en
puis ven… ven… ven… venir à bout. Bons… bons… bonsoir. »
(Ami lecteur, je n’ai pas besoin de vous faire observer quelle
puissance s’opposait ainsi à ce que le crocodile donnât jour à
tout ce qu’il avait à vous apprendre. JE sens cependant qu’il est
triste pour vous de ne savoir encore ce qu’est devenu ce crocodile, et d’être venu si près de l’apprendre de lui-même, pour voir
sur-le-champ renverser vos espérances. Mais, si l’on a loué
l’invention de ce peintre qui couvrit d’un voile la figure
d’Agamemnon, pourquoi me blâmeriez-vous aussi de mettre un
voile sur la face de mon crocodile ? L’un est bien plus malaisé à
peindre que l’autre. Néanmoins pour que vous ne m’accusiez pas
de couper le nœud gordien au lieu de le dénouer, vous serez
bientôt à portée d’apprendre ce que vous désirez, et vous
m’aurez une obligation de plus, de vous l’avoir fait raconter par
une bouche moins effrayante que la gueule d’un crocodile.)
Le crocodile, en disant bonsoir aux trois associés, fit
souffler un vent qui éteignit le feu de la cheminée, et Sédir ne vit plus rien ; le crocodile répandit aussi une odeur
qui infecta les trois associés. Il donna une telle secousse à
la maison, qu’elle en fut à moitié renversée, et que deux
de ces associés se trouvant ensevelis sous les débris eurent beaucoup de peine à se tirer de cette périlleuse situation ; pour le troisième, qui était le génie transformé
en homme, il n’était point formé d’une substance à pouvoir être ainsi retenu sous des débris matériels, et il disparut aussitôt, en laissant ses deux compagnons dans
l’embarras.
Il jaillit aussi dans les souterrains de cette maison,
une fontaine d’eaux noires et bourbeuses, qu’on n’a jamais vu tarir depuis, et qui rendent cette maison inhabitable par les odeurs insupportables que ces eaux y
répandent.
Quand ce tableau magique, qui n’était que la présentation de ce qui se passait réellement dans la maison de
la rue Montmartre, fut à sa fin, Sédir voulut approfondir
les merveilles qui venaient de s’offrir à ses yeux ; et Éléawww.philosophe-inconnu.com
19
LE CROCODILE
zar lui donna rapidement sur tous ces objets les instructions que les circonstances pouvaient permettre.
Madame Jof présenta aussi dans ce même temps à la
société des Indépendants, un tableau touchant de
l’incommensurable pouvoir supérieur, qui préserve journellement les mortels de la fureur de leur ennemi, tandis
qu’ils ne s’en aperçoivent seulement pas, et qu’ils n’y font
pas plus d’attention que les enfants n’en font à tous les
soins conservateurs de leurs nourrices : elle exposa que
les tendres surveillances de ce pouvoir suprême étaient si
continuelles et les dangers si imposants, que les hommes
frissonneraient à la fois de frayeur et de reconnaissance,
si leurs yeux s’ouvraient un instant sur la situation de
l’espèce humaine dans ce bas-monde.
Mais c’est là tout l’extrait que nous avons pour le présent de cette conférence ; et nous en sommes vraiment
affligés, car nous aimerions bien mieux nourrir amplement les hommes de toutes ces grandes vérités, qui devraient être leur aliment naturel et journalier, que de les
accompagner comme nous le faisons dans des sentiers si
coupés et si épineux. Mais de trop vastes événements
nous rappellent hors de l’enceinte de nos trois malfaiteurs, pour nous livrer en ce moment à ces réflexions.
Lève-toi donc, ma Muse, expose aux yeux du monde.
Ce que peut opérer ta science profonde ;
Promène mon esprit jusqu’au sein des enfers ;
Tu le pourras après promener dans les airs ;
Dans ces divers pays, aidé de ton courage,
Il a le ferme espoir de faire un bon voyage.
CHANT 53
Arrivée inopinée d’un voyageur
par l’égout de la rue Montmartre
Près de l’égout de la rue Montmartre, non loin de la
maison d’Éléazar, on entend un bruit souterrain, comme
celui d’un chariot qui roule ; on sent de violentes secousses de tremblements de terre, qui agitent horriblement
tout le quartier ; les vents soufflent, les animaux mugissent ; on voit même le ciel s’obscurcir dans toute
l’étendue de l’horizon, et l’on crut remarquer en l’air
comme des corps étrangers lancés en haut avec une
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20
LE CROCODILE
grande force : enfin tout paraît être en convulsion, lorsqu’on voit soudain un ruisseau bourbeux sortir de
l’égout ; et un homme en habit vert nager dans ce ruisseau pour gagner la terre.
Tous les yeux se fixent sur cet homme vert. Sitôt qu’il
est sorti de l’eau, tout le monde l’entoure. « Ah ! c’est le
volontaire Ourdeck », dit quelqu’un qui le reconnut ; on
se presse encore plus autour de lui, et c’est à qui lui demandera d’où il vient. « J’arrive de l’armée, » répondit-il
brièvement. Puis il se tait, et on ne peut en tirer un mot
de plus. Le malheureux est si mouillé, si crotté, si affamé,
qu’on pouvait bien lui pardonner son silence, ayant tant
de besoins pressants à satisfaite. Il est vrai que quelques
amis s’empressent de l’essuyer, de le nettoyer, même de
lui prêter des vêtement. Mais comment soulager sa faim ?
Cela n’empêche pas que la curiosité étouffant dans le
peuple tous sentiments de compassion, on le serre, on
s’en empare, et on veut le forcer de rendre un compte
exact de son voyage, depuis la disparition des deux armées ; cependant, comme dans les plus grands tumultes,
il se trouve toujours quelque tête froide qui rappelle les
autres au bon sens et à la raison, un homme s’avance au
milieu du peuple, et le harangue ainsi :
« Chers concitoyens, compagnons de ma misère, et
qui me la rendez moins dure dès que je la partage avec
vous, j’éprouve comme vous l’empressement de savoir ce
que vous demandez à ce malheureux, avant tant
d’insistance ; mais quand même il vous ferait en ce moment tous les récits que vous désirez, il faudrait encore
qu’il les recommençât devant les chefs qui ont votre
confiance, et qui sûrement sont au moins aussi intéressés
que vous à apprendre ce qu’il a à raconter. Or, jugez,
d’après l’état où vous le voyez, s’il lui serait possible de
remplir plusieurs fois une pareille tâche ; je crois donc,
sauf meilleur avis, qu’il conviendrait mieux que nous allassions avec lui chez le respectable Sédir, et que là nous
écoutassions tous ensemble ce qu’il aurait à nous dire.
— Il a raison, dit quelqu’un de la troupe », et la
troupe répétant après lui : « il a raison », on emmène le
nouveau débarqué chez le lieutenant de police, qui fut
surpris de cette visite, d’autant qu’Éléazar ne l’en avait
pas prévenu. Nombre de curieux viennent en hâte pour
entendre le voyageur ; car dans l’instant le bruit de son
arrivée fut répandu.
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LE CROCODILE
Il n’est pas jusqu’à la sensible, mais curieuse Rachel,
qui, agitée par l’explosion de l’égout de la rue de Montmartre, attirée par la nouvelle qui courait, et inquiète
pour son père, ne se fût mise aussi en chemin pour être
au fait de tout ce qui se passait, et pour donner à chacun,
autant qu’elle pourrait, des paroles d’encouragement ou
de félicitation, selon l’occurrence.
« Prêtons-nous au désir de ce peuple, dit Éléazar à
Sédir. Il vous chérit, il sait l’impossibilité où vous êtes de
lui procurer des subsistances, et l’aventure du moment
sert à le distraire de ses besoins ; j’ai contribué plus que
vous ne pensez à l’arrivée de ce volontaire, qui doit vous
instruire des choses assez peu connues, et je contribuerai
de tout mon pouvoir aux événements qui pourront suivre : mais je ne veux point vous flatter d’avance ; la paix
et l’abondance ne renaîtront pas dans Paris, qu’il n’y ait
eu trois personnages d’arrêtés. C’est au temps à les faire
connaître. Je vous préviens aussi que les sciences captives ne recouvreront leur liberté que quand le crocodile
lui-même sera entièrement privé de ses moyens de nuire.
Ne me demandez pas pourquoi ces heureuses époques ne
s’accélèrent pas davantage. La grande sagesse laisse à
toutes ces puissances bonnes et mauvaises, le temps et la
liberté de remplir chacune leur mesure, pour servir de
matière à la résipiscence encore plus qu’au jugement.
Pour le moment encore plus qu’au jugement. Pour le moment, faites ranger tant de monde qu’il ne pourra tenir
dans la pièce voisine ; mettez le voyageur au milieu, je lui
ferai prendre une pincée de ma poudre saline, qui le soutiendra pendant son récit. Pour moi, lorsqu’il s’acquittera
ainsi de sa fonction, je me retirerai un peu à l’écart, afin
de suivre la mienne qui devient plus urgente à chaque
moment ; je sais ce qu’il a à dire, et j’ai besoin d’être tout
entier à mon œuvre ; quand il cessera de parler, nous
nous approcherons, vous et moi. »
Sédir exécute fidèlement ce que dit Éléazar, et le
voyageur Ourdeck, après avoir mis un peu de ce sel sur
sa langue, parle ainsi au peuple assemblé, parmi lequel se
trouvent nos académiciens, espérant entendre de la part
de ce nouvel historien, des choses plus conformes à leur
doctrine que celles qu’ils avaient apprises du crocodile.
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LE CROCODILE
CHANT 54
Récit du volontaire Ourdeck
« Vous voyez devant vous, cher concitoyens, le fidèle
volontaire Ourdeck qui, naturalisé chez vous, a cru de son
devoir de vous prêter le secours de son bras, dans les
combats qui se sont donnés dans les différents quartiers
de Paris. Si nos premiers efforts n’ont pas eu tout le succès que j’aurais désiré, vous savez que nos armes ont fini
par être plus heureuses, et qu’elles nous promettaient
une victoire complète : j’avais lieu de le croire d’après un
événement extraordinaire qui avait changé mes idées un
peu incrédules. Dans cet espoir, j’avais suivi les combattants à la plaine des Sablons, surtout ayant eu le bonheur
de voir tomber devant moi l’épée de Roson. Mais, là, j’ai
été avalé avec les deux armées, par un monstre dont one
ne pourrait vous exprimer la grandeur.
« D’abord nous nous trouvâmes pêle-mêle les uns et
les autres, et il y eut entre nous tous un choc effroyable,
tant de nos personnes que de nos armes et de la terre
que le monstre avait avalée.
« Dans le premier moment, nous fûmes plongés dans
une obscurité profonde ; mais peu de temps après, soit
que le monstre eût d’espace en espace des soupiraux, soit
qu’il y ait une lumière affectée aux ténèbres et qui fait
qu’on s’habitue même à leur épouvantable séjour, nous
commençâmes à apercevoir quelques crépuscules et bientôt assez de clarté, pour pouvoir discerner les objets qui
nous environnait, et surtout les différents organes et viscères de ce monstre qui nous avalait sans nous digérer ;
et je remarquai avec surprise que ces viscères et les organes intérieurs de cet animal portaient chacun une inscription où se voyait le nom d’un de ces génies qui
avaient figuré dans la relation du cap Horn ; ce qui me fit
pressentir en quel lieu et en quelle compagnie je me trouvais.
« Je le sus bien mieux encore quand je me sentis tirer
dans tous les sens et dans tous les points de mon existence, par toutes les puissances diverses attachées à ces
noms qui tapissaient l’intérieur du monstre ; il faut que
tout ce qui constitue cet être, et tous les ingrédients qui
le composent soient ensemble dans une séparation et une
dissolution continuelle, puisqu’ils opéraient sur mes propres éléments le sentiment effroyable d’une pareille sépawww.philosophe-inconnu.com
23
LE CROCODILE
ration,
et
d’une
pareille
dissolution.
Telle
est
l’épouvantable impression que l’on éprouve d’abord en
entrant dans ce monstre ; elle n’a jamais cessé tant que
j’y ai demeuré ; et si je n’y ai pas perdu la vie, il faut
qu’une puissance supérieure ait mis sa main protectrice
sur nos corps mortels.
« Bientôt on nous dépouilla de nos vêtements et on
les remplaça par des habits extrêmement étroits et d’une
étoffe dont la rudesse est inimaginable ; et tous ces habits étaient marqués au timbre de l’un de ces génies. Cela
fait, les deux armées reçurent ordre de faire route l’une
devant l’autre, sans qu’il leur fût permis de s’approcher.
L’armée des bons français marchait la dernière et semblait chasser l’autre devant elle, comme par suite de la
victoire que nous avions déjà remportée dans la plaine.
Nous avions même une ardeur extrême de continuer la
bataille et de nous mesurer corps à corps ; mais le pouvoir de l’animal semblait vouloir nous faire souffrir par notre colère même, en la comprimant, et en ne lui laissant
prendre aucun essor.
« Après neuf stations dans différents viscères de cet
animal, je fus comme entraîné avec les deux armées jusque dans un grand gouffre que je pris avec raison pour
être le bas-ventre du monstre, et dont la capacité semblait s’étendre jusqu’au bas de sa queue ; et bientôt nous
apprîmes avec surprise une tradition qui régnait dans ces
abîmes : c’est que cette queue elle-même était clouée
dans le souterrain d’une pyramide d’Égypte, sans qu’elle
pût s’en détacher, quelques efforts qu’elle fît, mais que le
corps de l’animal avait le pouvoir de s’étendre à son gré
dans toutes les parties de l’univers. Autrefois je n’aurais
jamais cru tout ce que je venais de voir et toute ce que je
voyais, quand mille témoins l’auraient attesté. Ainsi je ne
me flatte pas, Messieurs, que vous me croyiez sur tous
mes récits : mais vous avez souhaité de m’entendre, je
vais répondre à vos désirs. » (À ce début, mille claquements de mains, mille cris : c’est là en effet ce que le crocodile nous a dit lui-même.)
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24
LE CROCODILE
CHANT 55
Suite du récit d’Ourdeck. Entrée des armées
dans les profondeurs du crocodile
« En entrant dans ce gouffre, ou dans le bas-ventre
de l’animal, qui était éclairé, comme le reste de son
corps, par une lumière que vous pourriez appeler ténébreuse, je le trouvai rempli d’êtres vivants hommes et
femmes, de toutes nations et de toutes professions.
Quoique vivants, tous ces êtres n’étaient point palpables
comme nous ; ils n’avaient que la forme d’êtres, et ils
n’en avaient pas la substance. Cependant nous, quoique
nous fussions vivants corporellement, nous n’éprouvions
point la faim, parce que toutes nos facultés digestives
étaient suspendues.
« Les hommes et les femmes de différentes nations
étaient partagés en familles, ou petites sociétés particulières ; et quoique nous fussions plus matériels que cette
nouvelle espèce d’homme, on nous attacha cependant à
leurs diverses sociétés ; on distribua dans un instant les
individus des deux armées entre ces diverses familles impalpables. Cette distribution se fit, non seulement d’après
les différentes professions ou habitudes que nous avions
eues, auparavant sur la terre, mais encore selon les signes que les génies avaient attachés sur nous, parce
qu’on ne nous plaçait que dans les familles qui étaient régies par le même génie que nous.
« Comme voyageur dans le Nord et par la nature de
mon signe, je tombai dans une famille tartare, qui avait
été attachée à la nouvelle doctrine de Fo. Le but des génies, en nous distribuant ainsi, était de tâcher de tirer de
nous par le moyen de ceux avec qui ils nous associaient,
tous les secrets qu’ils pouvaient, relativement à tout ce
qui se passe sur la terre, soit dans la politique, soit dans
la nature, soit dans les sciences.
« Aussi la famille tartare avec qui j’étais lié ne négligea rien pour me faire parler ; et le génie qui la gouvernait, elle et moi, ne cessait de la presser là-dessus. Mais
dans la situation où je me trouvais, et persuadé comme je
l’étais que cette classe d’êtres n’avait que de mauvais
desseins, je n’ouvrais pas la bouche ; et je ne l’aurais pas
ouverte quand même j’aurais eu plus de choses à leur
apprendre que j'e n’en avais réellement.
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LE CROCODILE
« Notre génie s’apercevant de ma résistance, voulut
se charger lui-même de me questionner ; et il commença
par me menacer de toute sa rigueur, si je ne le satisfaisais point ; et voyant que je tenais ferme : « Regarde, me
dit-il, comment les autres génies traitent tes compagnons
qui, sûrement, auront été aussi récalcitrants que toi.
« En effet, je vis combien on les maltraitait pour les
faire parler. Il me semblait qu’on exerçait sur eux les
mêmes tourments, que les malfaiteurs de notre monde
exercent quelquefois sur des malheureux, pour leur faire
avouer où ils ont déposé leur argent. « Veux-tu bien
m’apprendre, disait un génie à mes tristes compagnons
d’infortune, comment est-ce qu’on fait de l’or ? » « Veuxtu m’apprendre, disait l’autre, l’état actuel des cabinets
politiques d’Europe ? » « Veux-tu m’apprendre, disait un
troisième, quel est le secret auquel tient l’étonnante propriété de l’aimant ? » Et puis, ils redoublaient de supplices
à mesure que mes compagnons s’obstinaient au silence,
soit qu’ils ne voulussent pas parler, soit qu’ils n’eussent
rien à dire.
« Quand le génie qui me questionnait, eut vu que,
malgré cet horrible spectacle, je ne persistais pas moins à
rester muet, il se prépara tout de bon à me traiter comme
mes camarades ; ce fut alors que me revinrent dans la
pensée les paroles frappantes d’une personne qui vous
est inconnue. Ce souvenir ranima ma confiance, et ma
confiance ranimant mon courage, je lançai sur ce génie
un regard si fier et si imposant, qu’il se calma et ne me
questionna pas davantage ; j’entendis seulement quelques mot qu’il marmottait en dessous, et qui me semblaient dire que s’ils n’avaient jamais rencontré que des
gens aussi têtus que moi, ils n’auraient jamais rien appris
de ce qui se passe dans l’univers et qu’ils ne sauraient
comment gouverner le monde.
« Je compris par là combien il est important d’être sur
ses gardes, lorsqu’on se livre à la carrière des sciences,
puisque par l’envie et les exactions où cela nous expose
de la part de ces génies malfaisants, on peut devenir, un
jour, par faiblesse, le contribuable de l’iniquité, comme les
savants le sont si souvent ici-bas par leur amour-propre ;
car, même sans parler les savants, par leur seul orgueil,
doivent ouvrir en eux la porte à ces mauvais génies, et
leur communiquer une partie de leurs sciences. »
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26
LE CROCODILE
CHANT 56
Suite du récit d’Ourdeck. La femme tartare
« Me trouvant moins obsédé, et aussi libre que je
pouvais l’être dans un pareil lieu, je liai conversation avec
une femme tartare qui m’avait paru être ce qu’il y avait
de moins mauvais dans la famille à laquelle j’étais attaché. Elle avait pris intérêt à moi, en voyant comme j’avais
résisté au génie, et surtout quand elle sut que j’avais parcouru son pays, en allant à la Chine, en qualité de secrétaire d’ambassade : elle me parlait d’une manière
beaucoup moins brusque que les autres ; et voici l’abrégé
de ce que j’appris d’elle.
« Je suis venue ici, me dit-elle, plusieurs siècles avant
le temps où vivait Confucius ; c’est de notre famille que
descend la dynastie tartare qui, la première, a renversé le
trône de la Chine. Le destin nous punit d’avance, parce
qu’il connut l’esprit d’ambition et de cupidité que nous
transmettrions à nos descendants ; il s’aperçut même que
dès le temps que nous existions encore sur la terre, nous
étions si remuants et si gênants pour nos voisins que
nous ne pouvions vivre en paix avec aucun d’eux. Aussi,
au milieu d’une révolte que nous occasionnâmes, pour
nous emparer d’un royaume limitrophe du nôtre, nous pérîmes tous, et nous fûmes transférés ici, pour y rester
aussi longtemps qu’il plaira à ce puissant destin qui nous
maîtrise, et dont nous ne pouvons nous défendre ; ce
n’est pas que, comme femme, j’aie pu agir bien fortement
dans cette révolution-là, mais j’ai suivi le sort de ma famille, et je me trouve condamnée avec elle, pour ne
l’avoir pas contenue autant que j’aurais pu le faire.
« Toutes les autres familles que vous apercevez ici,
sont, comme la nôtre, sous le joug de la même puissance
qui nous maîtrise, et nous fait servir au tourment les uns
des autres ; car il nous arrive souvent d’avoir entre nous
de rudes combats, où nous nous faisons plus de mal, et
où nous nous portons des coups plus cruels que ceux que
les corps de matière peuvent se porter entre eux.
« Vous voyez devant vous la famille chinoise, que la
nôtre a renversée du trône ; et depuis de moment, nous
sommes presque toujours en état de guerre, d’autant plus
affreux, que nous avons beau nous frapper et nous couvrir de blessures, nous ne pouvons jamais mourir ; plus
loin vous voyez la famille d’Agamemmon et celle du malwww.philosophe-inconnu.com
27
LE CROCODILE
heureux Priam. De ce côté, la famille de César, et en face,
celle de Pompée, qui sont également aux prises continuellement. De l’autre côté, sont les familles d’Auguste et
d’Antoine, et entr’elles deux, la belle Cléopâtre, pour leur
servir continuellement de pomme de discorde. »
(Vous ne serez pas surpris, ami lecteur, qu’à tous ces récits
historiques et à tous ceux de ce genre qui pourront suivre, une
grande partie des auditeurs s’ennuyant et n’y comprenant rien,
l’assemblée ne se dégarnît un peu.)
« Vous voyez dans l’enfoncement les familles
d’Alexandre et de Darius, les familles de Marius et de Sylla, les familles de Sapor et de Valérien, les familles d’Ali
et d’Omar, les familles de Bajazet et de Tamerlan, les familles d’York et de Lancastre, les familles d’Orléans et
d’Armagnac, enfin celle des Fiesque et des Doria, de
Stuart et d’Orange, des Pizarre et d’Atahualpa, de Charles
douze et de Patkul, et de quantité d’autres illustres ennemis qui se sont dévorés sur la terre. Ici, toutes les familles sont toujours en opposition une contre une, comme
elles l’ont été dans votre monde, afin que le tableau de
leurs passions ne s’efface point.
« Le destin dépose ici, selon la même loi, tous les autres célèbres adversaires qui se sont disputés sur la terre
pour d’autres ambitions que celles des conquêtes. Les savants, les docteurs, les zélateurs fanatiques des religions
y sont tous en disputes les uns contre les autres, et leur
fureur surpasse encore celle des anciens conquérants et
celle des usurpateurs. Tous ceux qui y arrivent, sont mis
sur-le-champ à la question, pour en tirer toutes les
connaissances, et toutes les lumières qu’ils peuvent avoir,
comme vous avez vu qu’on y a mis vos compagnons, et
qu’on a été prêt de vous y mettre vous-même ; et nous y
avons été mis, ma famille et moi, comme les autres ;
mais cette question est bien plus rude pour nous que pour
ceux qui ont encore leur corps de matière, parce que les
coups qu’on nous porte frappent dans le vif. Une autre
conséquence fâcheuse de notre destin, quand nous avons
mérité de venir dans ces abîmes, c’est qu’étant plus intimement liés à ce monstre par notre mort que ne le sont
les hommes vivants, nous n’avons pas, comme vous
l’avez eu, le pouvoir de lui résister longtemps, et il finit
toujours par nous arracher tous nos secrets. Enfin ce qui
fait qu’il gagne aussi plus avec nous, c’est que par notre
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LE CROCODILE
mort nos connaissances se développent infiniment plus
qu’elles ne le sont pendant la vie mortelle ; et c’est là ce
que le monstre ramasse soigneusement et journellement,
afin de pouvoir ensuite avec ces biens dérobés aller se
glorifier sur la terre, régir le monde, éblouir et égarer les
malheureux mortels. C’est pour cela aussi que quand il ne
trouve plus parmi nous à puiser de nouvelles lumières, et
que les hommes vivants dans votre monde sont trop récalcitrants ou trop prudents pour se prêter à ses desseins,
il suscite des troubles, des guerres, des maladies, ou
même occasionne de violentes catastrophes dans la nature qui ôtent la vie à nombre de mortels, et les précipitent ici-bas, où le monstre cherche bien vite à épuiser sur
eux la soif et l’ardeur qu’il a d’acquérir des connaissances ; d’autant que sa mémoire n’étant pas fidèle, ses
connaissances ne lui servent de rien, et que c’est toujours
à recommencer : ce qui est la véritable source du proverbe qui dit que le bien dérobé ne profite jamais.
« Je ne puis vous dire quelle est la profondeur de ces
abîmes que nous habitons ; personne ne peut les parcourir, parce que chaque famille est condamnée à rester dans
son enceinte avec la famille adverse. Tout ce que nous
savons, c’est que dans les plus basses de ces profondeurs, résident ceux des hommes qui, sur la terre, ont
fait profession des sciences iniques et de la magie perverse, par laquelle ils se sont rendus les ministres du
monstre, qui les tient à présent dans des chaînes bien
plus étroites encore que les nôtres ; et voilà comme il récompense ses sectateurs. On dit que quelques-fois il y a
de ces malheureux qui s’échappent de leur prison et viennent augmenter le désordre de la nôtre ; mais depuis
mon séjour ici, je n’en ai pas encore vu d’exemple.
« Quant aux autres mortels, tout ce que nous savons,
c’est qu’à mesure qu’il arrive ici de nouvelles familles de
dessus la terre, ces abîmes s’étendent à proportion, de
façon que nous n’avons pas sujet de croire qu’ils puissent
jamais se remplir, et que la place manque pour emprisonner les malfaiteurs.
« Comme le même esprit qui a gouverné toutes ces
différentes familles que vous voyez, gouverne encore celles qui sont sur la terre, et les gouvernera jusqu’à la fin
des siècles, toutes les agitations qu’il occasionne parmi
les hommes, se font ressentir jusqu’à nous, le tout selon
des lois de correspondances et de similitudes ; ainsi il ne
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29
LE CROCODILE
se passe là-haut aucun mal auquel nous ne soyons liés, et
dont nous ne souffrions mille fois plus que les hommes
qui sont encore mortels.
« Il faut même que les maux qui vous ont fait descendre jusqu’ici soient bien grands, car nous n’avons jamais tant souffert que depuis quelques temps : l’enfer
entier a semblé déchaîné : les feux ardents ont paru embrasser tous ces lieux, et ont menacé à tout moment de
nous dévorer par leur chaleur : nous avons éprouvé des
secousses extraordinaires, nous nous sommes frappés de
mille coups ; tous ces abîmes ont tremblé, et dans ce
chaos nous avons cru un moment que toutes ces cavernes allaient se rompre, que nous allions recouvrer la liberté, ou que l’univers allait finir. Nous n’entendions que des
hurlements et des imprécations ; nous entendions proférer des noms inconnus pour nous, et parmi lesquels il s’en
trouvait qui paraissaient avoir un empire absolu sur ces
tristes régions et sur celui qui les dirige. »
CHANT 57
Suite du récit d’Ourdeck. Confidences de la femme tartare
« Si j’étais sûre, me dit-elle, en me regardant fixement, que vous sussiez garder le secret, et que vous ne
m’exposassiez pas à toutes les corrections que pourrait
m’attirer mon indiscrétion, je vous ferais connaître par
quel moyen, indépendamment des correspondances naturelles de votre monde avec celui-ci, l’animal qui nous tient
enfermés entretient des relations avec tout l’univers, et
gouverne tous les cabinets, toute la politique et toutes les
autorités de la terre. »
— Oh ! comptez sur moi, lui jurai-je avec empressement ; je n’ai jamais su payer une complaisance par une
trahison.
— Quand vous ne seriez pas aussi bon que vous me
le paraissez, répondit-elle, je n’ai pas encore été à portée,
depuis que je suis ici, de confier un secret à un être vivant corporellement ; car de tous les guerriers que le
monstre a avalés depuis que je suis ici, soit ceux de
l’armée de Cambyse, soit ceux de mille autre troupes de
terre et de mer, vous êtes les premiers, qui à ma
connaissance, y soyez descendus en vie , tous les autres
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LE CROCODILE
y viennent suffoqués. Je suis donc tentée de profiter de
l’occasion ; au reste mon indiscrétion, si c’en est une, sera mitigée, en ce que vous n’aurez qu’à regarder, et que
je n’aurai rien à dire. Figurez-vous en outre que les images sous lesquelles les objets se peindront à vous, ne
sont que pour se proportionner à votre manière d’être ; et
que, pour nous, il nous est donné de voir les choses plus
intimement. »
« Alors elle me fit approcher d’un enfoncement qui
n’était séparé d’elle que par une membrane de l’animal,
assez transparente pour me laisser voir au travers ce qui
se passait dans ce réduit ; et ce réduit, d’après l’anatomie
comparée, me parut répondre à ce qu’on appelle dans
l’homme la vésicule du fiel, et il portait pour inscription le
nom du génie du soufre : j’y aperçus dans un des côtés
plusieurs niches renfermant chacune une statue. Ces statues étaient toutes estropiées ou mutilées, et en outre elles étaient couvertes de chaînes. Au-dessus de chaque
niche, il y avait écrit le nom d’une science : telle que la
métaphysique, la politique, la physique, etc., et audessous de chacune de ces même niches il y avait un de
ces meubles de basse-cour, dans lequel on tient renfermées de la volaille pour l’engraisser ; mais au lieu de volaille, je voyais dans les différentes cases de ces meubles
autant de figures humaines, un peu pâles, mais bouffies
d’embonpoint. L’on m’ouvrit l’intelligence, et l’on m’apprit
que ces différentes figures représentaient celles des faux
savants de la terre, qui se repaissaient aveuglément et
avec orgueil de toutes ces sciences mutilées, avec lesquelles ils trompaient les hommes ; que les sciences qui
avaient perdu depuis longtemps leur principe de vie,
étaient restées sous la main du maître de cette ménagerie
qui ne les employait qu’à ses desseins perfides et destructeurs, que ce maître retenait ainsi dans sa ménagerie ces
partisans de ces sciences tronquées jusqu’à ce qu’il les
eût engraissés, et qu’il les jugeât propres à être égorgés
pour le service de sa table ; et qu’en attendant, c’est par
le moyen des connaissances qu’il tirait d’eux, qu’il correspond avec toutes les sociétés savantes de la terre.
« J’y aperçus ensuite dans le côté opposé un grand
clavecin dont chaque touche était marquée d’un caractère
différent, et représentant, l’un un lézard, l’autre un crapaud, l’autre la foudre enflammée, et ainsi de toute sorte
d’objets, tels que des étoiles, des plantes, des comètes :
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LE CROCODILE
une main invisible faisait sans cesse jouer ces touches et
en tirait des sons d’une telle discordance et d’une telle
disharmonie, que mes oreilles étaient au supplice ; et je
présumai de là ce que devait souffrir l’univers par de pareilles correspondances.
« Je vis dans ce même réduit trois personnes assises
autour d’une table, et jouant à la « triomphe » avec des
cartes sur lesquelles, au lieu des figures ordinaires,
étaient peints les différents royaumes, souverainetés, et
autres établissements de toute la terre : les chances de
leur jeu étaient ce qui réglait le sort des souverainetés de
ce monde ; et comme le jeu ne cessait point, et que la
variété des chances était continuelle, je compris par là
d’où venait le perpétuel bouleversement des empires de
la terre.
« À côté de ces trois personnes, j’en voyais plusieurs
occupées à recevoir des lettres et à en faire partir
d’autres en réponse ; et cela si promptement, que mon
œil avait peine à suivre ce mouvement rapide. Cependant
je pus lire, à la dérobée, trois ou quatre de ces adresses,
pendant qu’on les écrivait ; une en tartare, au grand Lama, une en français, sous le nom à moi inconnu de la
femme de poids à Paris, une en allemand, à l’université
de Groningue, et une en latin, à la diète de Ratisbonne.
« Mais après ce que la femme tartare m’avait déjà
révélé, je ne doutai plus que ce ne fût là le bureau général d’où partaient les avis et les instructions qui réglaient
le monde ; et j’eus la preuve que l’animal qui nous avait
avalés avait en effet avec la terre des relations qu’on ne
pouvait nombrer, et qu’il devait être bien instruit de tout
ce qui s’y passait.
« Cependant j’aurais eu de la peine à croire qu’il ne
manquait rien à ses connaissances en ce genre et que les
instructions qu’il envoyait remplissent toujours infailliblement ses desseins. En effet, je vis quelques-unes de ces
lettres, soit partantes, soit arrivantes, se consumer en
l’air, et disparaître en fumée ; ce qui me prouva qu’il devait y avoir des lacunes dans le commerce de cet animal
avec le monde.
« Satisfait de ce que je venais d’apprendre, je me
rapprochai de celle qui m’avait mis sur la voie, et je lui
renouvelai les assurances de ma discrétion. »
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LE CROCODILE
CHANT 58
Suite du récit d’Ourdeck. Tableau de correspondance
« Mais, Messieurs, à peine eûmes-nous renoué notre
conversation, que nous fûmes détournés par un spectacle
auquel nous ne pûmes rien comprendre, et dont, peutêtre, avez-vous seuls la clef, ainsi que celle de toutes les
énigmes que je viens de vous rapporter.
« Sachez donc qu’en ce moment, nous vîmes paraître
une immense chaudière que l’on posa par terre, à peu de
distance de nous. Après l’avoir considérée quelques instants, nous attendions pour savoir l’usage qu’on ne allait
faire, ce qu’on allait mettre dedans, et comment on mettrait le bois et le feu par-dessous, puisqu’elle était posée
sur la terre : mais bientôt nous aperçûmes et entendîmes
tomber dedans, sans que nous sussions d’où ils venaient,
des livres de toute grandeurs, et de toute espèce
d’écriture, qui s’entassèrent pêle-mêle dans cette chaudière, jusqu’à ce qu’elle fût comble.
« Au lieu du feu que nous nous attendions à voir allumer, nous vîmes passer au-dessus de la chaudière, plusieurs étoiles pâles, et d’un blanc mat. L’atmosphère
devint plus froide qu’auparavant, et se chargea de vapeurs épaisses ; et en peu de moments, nous vîmes cette
masse de livres tomber en deliquium : et même, pour en
hâter la dissolution et la mixtion, plusieurs femmes parurent autour de la chaudière, ayant de grandes perches,
avec lesquelles elles retournaient et remuaient les livres
dans tous les sens, jusqu’à ce qu’elles les eussent réduits
en une pâte molle, telle que de la véritable bouillie.
« Cela fait, la scène changea et nous offrit un tableau
singulier ; ces mêmes femmes qui venaient de travailler à
ce deliquium des livres parurent tout à coup assises, et
ayant chacune, sur leurs genoux, un grand enfant emmailloté : elles puisèrent alors de cette bouillie dans la
chaudière, avec une cuiller, et en donnèrent abondamment à chacun de leurs nourrissons.
(Ici ceux de nos académiciens qui étaient présents,
ne purent s’empêcher de froncer le bec, et le peuple de
sourire un peu ; et le lecteur s’en rappellera bien la raison, quoique l’orateur lui-même ne fût pas dans le secret
du prodige qu’il avait vu.)
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LE CROCODILE
« Quand cet extraordinaire repas fut fini, chaudière,
femmes, nourrissons, tout disparut, l’air reprit sa chaleur
ordinaire, et il n’y eut plus aucune trace de ce qui venait
de ses passer, si ce n’est que nous entendîmes à plusieurs reprises de grands éclats de rire.
« Je demandai à la femme tartare si elle pouvait
m’expliquer le sens de ce prodige ; elle me dit qu’elle
n’avait jamais rien vu de cette espèce ; qu’elle n’y comprenait rien du tout, et que ce ne serait probablement que
sur la terre que l’on ne aurait l’explication. »
CHANT 59
Suite du récit d’Ourdeck.
Commotions dans les profondeurs du crocodile
« Cette femme malheureuse et complaisante ne
m’avait parlé que trop vrai, en me racontant toutes les
commotions qui arrivaient de temps en temps dans ces
sombres demeures ; et je ne tardai pas à en avoir la
preuve. Je vis arriver différentes troupes d’hommes, qui
venaient de mourir dans diverses parties de la terre. À
mesure qu’ils descendaient, on les plaçait parmi les différents groupes qui remplissaient les diverses distributions
de ces souterrains ; et sur-le-champ on les mettait à la
question, pour tirer d’eux tout ce qu’ils pouvaient savoir
de relatif au monde qu’ils venaient de quitter. Je ne puis
vous peindre les contorsions effroyables que je leur voyais
faire, et qui m’annonçaient l’excès des supplices qu’on
leur faisait souffrir. Car ils avaient beau, pour la plupart,
raconter tout ce qu’ils savaient, et même tout ce qu’ils ne
savaient pas, afin d’obtenir du relâche, on ne les tourmentait pas moins, parce que, dans ce lieu où le mensonge seul est dominant, on les soupçonnait toujours ou
de mentir, ou de ne pas dire tout ce qui était à leur
connaissance.
« Au milieu de ces scènes d’horreur, je vis s’avancer
un vieillard qui arrivait de votre monde, où il venait de
mourir. Il dit tout haut à ceux qui se disposaient à le mettre à la question : « Il est inutile que vous usiez de violences, pour me faire parler ; je vais vous dire, de bonne
volonté, une nouvelle qui vous surprendra : c’est que j’ai
appris sur la terre, peu de temps avant de la quitter, que
toutes les personnes graciables qui se trouvent ici, en sewww.philosophe-inconnu.com
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LE CROCODILE
ront bientôt délivrées ; que peu de temps après, les
sciences recouvreront aussi leur liberté, parce que le
moule du temps sera brisé, et que l’empire des mauvais
génies sera aboli. »
« À ces mots tous ces génies mauvais s’enflamment :
non seulement ils martyrisent ce malheureux vieillard,
mais ils se donnent le mot pour exercer de nouvelles fureurs sur toutes les ombres et les autres êtres qui étaient
en leur puissance ; et dans l’instant, tout fut en combustion dans ces abîmes, parce que quantités d’ombres,
remplies d’espérance, se défendaient d’autant plus contre
leurs bourreaux, et que les autres ombres ne cherchaient
qu’à prendre le parti de leurs maîtres. Aussi je
n’entreprendrai pas de vous faire la peinture des épouvantables commotions dont j’ai été le témoin.
« Elles ne firent que s’augmenter encore par l’envie
qu’il prit aux mauvais génies de consulter, dans un cas si
urgent, les iniques magiciens qui étaient détenus dans les
plus basses profondeurs de ces abîmes, et en même
temps, de les appeler comme un renfort, pour contenir
plus aisément les ombres rebelles.
« Il faut, en effet, que ces plus basses profondeurs,
dont m’avait parlé la femme tartare, se soient ouvertes
dans ce moment-là, et qu’il en soit sorti quelques-uns de
ces iniques magiciens qu’elle m’avait dit y être détenus.
Car je vis paraître, au milieu du chaos où nous étions, des
personnages plus effrayants encore que les autres, et
mille fois plus redoutables, puisque c’était un feu réel qui
sortait, à l’un de ses mains, à l’autre de ses pieds, à
l’autre de toute la surface de sa tête. Ils parcouraient tout
ce champ de bataille avec une rapidité et une fureur inconcevables ; ils prononçaient hautement des noms barbares à moi inconnus, et tout ce qu’ils touchaient, brûlait
sur-le-champ, de ce feu réel dont ils brûlaient eux-mêmes
sans se consumer.
« Tous ces tableaux horribles devinrent bientôt si
confus, que je ne distinguai plus ni formes ni figures, dans
tout ce qui m’environnait. Je cherchais en vain de tous
mes yeux cette excellente femme tartare à qui
j’appartenais, et pour le bonheur de qui je me sentis vivement intéressé. Tout me paraissait une seule masse de
feu, se portant toute entière d’un côté de ces abîmes à
l’autre, presque dans le même moment ; et tout me faisait craindre à chaque instant un embrasement qui réduiwww.philosophe-inconnu.com
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LE CROCODILE
sît en poudre et l’enceinte qui formait tous ces abîmes et
nous autres, pauvres mortels, qui y étions renfermés, et
qui n’étions pas impalpables comme les ombres. Je tâchais de me rappeler les bons avis de cette même personne que vous ne connaissez point, mais dont le
souvenir m’avait déjà été si utile dans cet horrible séjour,
et qui m’avait annoncé le voyage que je viens de faire.
« Aussi le sort m’a protégé d’une manière signalée au
milieu de ces funestes catastrophes. Il a voulu que par
l’effet de ces puissantes commotions, je me trouvasse
placé à l’origine d’un vaisseau capillaire du monstre qui
nous avait tous avalés : je profitai de l’occasion, j’entrai
dans ce vaisseau capillaire, j’y marchai fort à mon aise,
pendant un temps qui me parut bien long, quoiqu’il soit
impossible dans ces lieux ténébreux de mesurer la durée,
parce que, malgré la lumière ténébreuse qui y règne, cependant le jour ne s’y lève point et ne s’y couche point.
« J’y trouvai une température douce et rafraîchissante, en comparaison de celle que je venais de quitter :
je sentis même que naturellement on me défaisait des
habits nouveaux et gênants qu’on nous avait donnés à
tous, et qu’on me rendait mon premier habit. Quant aux
deux armées, je ne sais absolument rien sur le sort
qu’elles auront subi dans cette secousse ; et il m’est bien
dur de ne pouvoir rien vous en apprendre ; enfin j’arrivai
à l’extrémité extérieure de ce vaisseau capillaire qui
m’avait été si salutaire ; et il se trouva déboucher dans
un grand souterrain où j’eus lieu de faire des observations
qui sont dignes d’attention, et qui se sont terminées par
un tremblement de terre auquel je dois tout mon salut. »
(Ici Ourdeck se tut. Mais alors une voix se fit entendre au-dessus de l’assemblée, et dit : « Ce ne sera pas
par sa bouche que vous entendrez les choses dignes
d’attention, qu’il vous annonce. Vous les apprendrez par
le psychographe. » )
CHANT 60
Subsistance passagère procurée par Éléazar
Personne ne comprit ce que c’était que le psychographe ; mais les plus proches voisins d’Ourdeck se hâtèrent,
en parlant tous à la fois, de lui raconter ce qui s’était paswww.philosophe-inconnu.com
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LE CROCODILE
sé à Paris depuis qu’il s’en était absenté ; et ce ne fut pas
sans surprise qu’il entendit parler du cours scientifique du
crocodile, de la bouillie des livres, du rapport à
l’Académie, et surtout des dons particuliers dont était
pourvu Éléazar, et qui lui avaient déjà été si utiles. Ce
qu’il put entendre ne fit qu’augmenter l’envie qu’il avait
d’aller se jeter au col de ce bon Israélite ; il voulait aussi
voler vers Rachel qu’il reconnut, pour lui avoir adressé, en
courant, quelques paroles, dans la rue Montmartre, et
qu’on lui montra comme étant un digne appui de son
père, Éléazar, dans toutes ses entreprises, et qui en effet
était occupée à donner aux uns et aux autres quelques
bonnes idées sur tout ce qu’on venait d’entendre.
Mais l’assemblée ne lui donna pas le temps de suivre
le penchant qui le pressait. Comme elle avait écouté
d’assez longs discours, pendant lesquels il s’était fait une
sorte de diversion à son besoin dévorant, l’horrible faim
renouvela dans cet intervalle tous ses assauts. On
n’entendit bientôt plus que des cris et des hurlements.
Quelques-uns de ces affamés se roulaient par terre,
d’autres erraient çà et là, suivant leurs forces ; on ne
voyait que des groupes se formant, se rompant, se reformant de nouveau, et n’offrant partout que l’image de la
couleur et de la confusion.
Ces malheureux auraient succombé dès l’instant, si le
puissant Éléazar, suspendant son propre travail, n’eût
étendu jusqu’à eux les secours salutaires dont ses
moyens cachés étaient la source. Hélas, il ne pouvait pas
en agir avec chacun des assistants comme il en avait agi
avec l’orateur ; c’est-à-dire donner à chacun d’eux une
prise de sa poudre saline, parce qu’en supposant qu’elle
eût eu la propriété de ne se point diminuer et de suffire à
cette multitude, il aurait consommé un temps considérable à faire ainsi le tour de l’assemblée.
Il préféra un moyen plus court, mais qui, à la vérité,
était inférieur en efficacité ; ce fut de jeter sur la terre
une prise de cette poudre saline, en prenant la précaution
de la disperser le plus possible.
À peine eut-il fait cette espèce d’aspersion, que chacun vit naître, à ses pieds, comme des touffes de verdure,
où il semblait même, par-ci, par-là, se former quelques
épis. Dans toute autre circonstance, la surprise et
l’admiration auraient été les seules impressions que cet
événement extraordinaire eût occasionnées ; mais dans
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LE CROCODILE
l’état d’inanition où l’assemblée se trouvait, l’avidité d’une
faim dévorante fut le seul effet qui en résulta dans les assistants, et ils se jetèrent tous, avec une fureur qui ne se
peut peindre, sur ces mets inattendus : en un instant
toute la verdure fut rasée ou broutée, et le besoin qui
n’était sûrement pas encore calmé par cette première réfection, continua à se faire sentir avec plus d’ardeur.
C’est ainsi qu’un penchant beaucoup plus dangereux
N’en devient que plus vif, si, dans nos premiers feux,
Par quelques doux regards une âme nous amorce ;
Une force toujours attire une autre force.
CHANT 61
Événement surnaturel. Les armées sorties de leur abîmes
Une merveille inattendue vint au moins les distraire
de leurs souffrances, pour un instant ; et cette merveille,
valeureux Ourdeck, vous n’y étiez sûrement pas préparé ;
mais vous étiez fait pour les aventures surprenantes. Il
faut donc savoir que l’on vit paraître subitement dans les
airs une étoile brillante au-dessus de l’assemblée, et qu’il
sortit, du milieu de cette étoile, une voix douce et argentine, qui dit ces paroles consolantes :
« Je suis la femme tartare dont Ourdeck s’est occupé,
en sortant du monstre ; ce simple mouvement intérieur
de sa part m’a procuré ma délivrance : je suis libre, moi
et toute ma famille, et nous voulons désormais, autant
qu’il nous sera permis, concourir de tout notre pouvoir à
la défense de sa patrie adoptive, par reconnaissance pour
lui. Je sais aussi que nombre d’autres familles ont été entraînées par notre atmosphère, et qu’en nous arrachant à
notre prison, notre attraction leur a fait également recouvrer leur liberté : tant un bienfait et un bon désir sont féconds et engendrent des fruits innombrables. Ces familles
se sont répandues dans diverses régions, où elles vont
opérer d’heureux effets, comme ma famille et moi nous
nous proposons d’en opérer dans ce pays ; et c’est le désir d’Ourdeck qui aura produit tous ces biens. Il n’est resté dans le sein du monstre que ceux qui sont détenus
dans les plus basses profondeurs de son corps, comme
ayant atteint sur la terre les derniers degrés du crime ; et
comme ne pouvant pas être délivrés par les désirs de
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LE CROCODILE
l’homme. J’ai encore à vous apprendre que les deux armées sont aussi sorties de leurs abîmes, et qu’elles respirent actuellement un air très libre ; mais il ne m’est pas
permis de vous rien dire de plus sur leur sort. » La voix se
tut, et l’étoile disparut.
Un spectacle si extraordinaire, des nouvelles si inattendues, un mot si rassurant, quoique si court, sur les
deux armées, suffisaient pour étonner à la fois, et transporter de joie les auditeurs. Mais, hélas, il leur fallut payer
cette joie, puisque pour les mortels il n’y a point de bonheur qui ne s’achète. On ne sera donc pas surpris que le
secours passager de la légère verdure, qui avait restauré
l’assemblée pour quelques moments, eût un peu mis la
ville en mouvement.
En effet, sitôt que les premiers bruits s’en répandirent, on vit affluer de tout côté une foule de peuple beaucoup plus grande que celle qui avait couru après
Ourdeck ; et, dans ce nombre, il faut compter ceux qui,
s’étant en allés par ennui, revenaient pressés par l’espoir
de trouver quelque nourriture. Ceux au contraire qui
avaient déjà occupé la place, et qui avaient goûté de ce
salutaire aiment, ne voulaient point désemparer.
Ici le même esprit qui avait occasionné la révolte, et
toutes les catastrophes que nous avons vues, ranima ses
forces, pour faire payer chèrement le bienfait d’Éléazar ;
et quoiqu’il n’y eût plus d’armées dans Paris, il se trouva
cependant, sur le terrain de l’auditoire, autant d’ennemis
que d’individus, c’est-à-dire autant que la place en pouvait contenir.
Ce n’étaient plus, il est vrai, ces guerriers armés de
toutes pièces qui se sont tant distingués à la halle aux
blés ; les formes et les méthodes militaires étaient mises
à part, et étaient remplacées par des manières de ses
battre moins distinguées, mais aussi moins imposantes.
En outre, des puissances plus qu’humaines, mais aveugles et méchantes, ne craignirent point même de
s’employer dans le combat ; car on vit en l’air des nuages
sombres, d’où sortaient des traits enflammés qui se lançaient indistinctement sur tous les combattants des deux
partis, les renversaient et les faisaient beaucoup souffrir,
à la mort près qu’il ne leur donnaient point.
Mais qui doute que l’homme venu d’Égypte, que la
femme de poids qui l’employait, et que le crocodile qui les
employait tous les deux, ne fussent les principaux mobiles
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LE CROCODILE
et les premiers agents de ce nouveau désastre, comme ils
l’étaient de tous ceux que Paris avait essuyés depuis le
commencement de la révolte, et surtout depuis leur peu
de succès dans leur dernière entreprise contre Éléazar.
CHANT 62
Éléazar s’oppose sensiblement
aux ennemis invisibles des Parisiens
C’est alors que se développa la grande puissance et la
grande vertu de cet Israélite ; car dans l’affliction que lui
cause l’état où est réduit ce malheureux peuple qu’il a
sous les yeux, il se sent enflammé d’une vive indignation
contre les ennemis aériens qui occasionnent tant de ravages ; il s’élance au milieu de la place, tire de nouveau sa
boîte, prend trois prises de sa poudre, qu’il jette en l’air,
l’une après l’autre, en proférant chaque fois des paroles
menaçantes que l’histoire ne nous a point conservées.
Mais ce que l’histoire nous a conservé, c’est qu’à chacune
de ces paroles, Rachel était comme élevée de terre, et
qu’elle portait les yeux au ciel, avec l’ardeur la plus vive ;
c’est aussi qu’à chacune de ces paroles et de ces démonstrations de la foi la plus vive, le calme se rétablissait, les
ennemis aériens disparaissaient, non sans murmurer et
sans faire de nouvelles menaces ; la verdure renaissait, et
le peuple pouvait prendre ce léger repas sans être exposé
à périr par les armes de ses adversaires.
Ourdeck, pressé par la foule, frappé de ces prodiges,
cherchant toujours à s’approcher de Rachel et d’Éléazar,
se souvenant aussi sans cesse de Madame Jof, était agité
de mille sentiments divers. Hélas, comment se fait-il que
les merveilles les plus éclatantes existent ainsi près des
hommes et les environnent, et cependant, restent si profondément cachées pour eux !
Dans ce moment même où Éléazar venait de déployer
ses pouvoirs, et où le brave Ourdeck s’occupait de Madame Jof, elle était là sans qu’il la vît. La société toute entière des Indépendants avait aussi les yeux ouverts sur
les grands événements qui se passaient ; chacun des
membres de cette société éclatait dans les transports de
joie, de voir ainsi s’accélérer le règne d’une juste puissance, et le triomphe de la vérité. Il y eut parmi eux de
saints cantiques chantés d’avance, et de nouvelles annonwww.philosophe-inconnu.com
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LE CROCODILE
ces prophétiques sur le succès encore plus considérables
qui devaient suivre et couronner la bonne cause. Voici
même un des cantiques de triomphe qui fut chanté entre
eux à cette occasion, et qui nous est parvenu.
« Bientôt, bientôt les ennemis de la vérité seront renversés, ils ne pourront résister à la puissance qui a pour
titre l’Invincible ; les sciences captives seront rendues à
leur primitive liberté. Une clarté plus brillante que le soleil
est réservée à cette grande cité, qui l’achète par si fortes
épreuves.
« Heureux, heureux, ceux qui en seront les témoins,
et qui participeront à sa splendeur ! Ils seront comme
embrassés d’une douce joie que le cœur de l’homme ne
peut connaître qu’autant que par ses désirs, il devient luimême semblable à cette splendeur. Elle est telle, cette
joie, que celui qui l’éprouve est toujours prêt à gémir de
douleur sur ceux qui ont le malheur d’en être privés. »
Ces cantiques étaient accompagnés d’une musique
ravissante, et dont nos musiques humaines ne pourraient
nous offrir l’idée. Mais, et ces cantiques, et ces sons harmonieux qui les accompagnaient, étaient comme perdus
pour Ourdeck, et pour tous ceux qui se trouvaient auprès
de lui ; le moment où ils devaient en avoir connaissance
n’était pas encore venu.
Ils étaient bien plus perdus encore pour ces ennemis
aériens, qui en s’éloignant du champ de bataille, avaient
déclaré qu’ils ne renonçaient que pour un temps à leurs
projets hostiles, malgré les bienfaisantes promesses de la
femme tartare, et qu’ils ne se retiraient que pour préparer
au peuple et à la capitale de plus grands malheurs ; et en
effet, ils eurent encore le pouvoir de porter par la suite un
si grand coup à la chose publique, qu’un vaisseau qui descendrait au fond de la mer ne serait pas en plus grand
danger.
Ce terrible malheur, qui menace la capitale, ne sera
point cependant un nouveau déluge ; ce ne sera point la
peste ; ce ne sera point une nouvelle guerre, mais ce sera
plus que tous ces maux ensemble, et ce désastre est tel
que pour travailler à le connaître d’avance, à le prévenir,
s’il était possible, ou au moins pour se disposer à n’en
être pas renversé, Éléazar est obligé d’user de ce moyen
qu’il avait déjà employé en présence de Sédir, et qui à sa
volonté le rendait invisible à la multitude. Seulement il
voulut envelopper cette fois-ci Sédir avec lui dans
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LE CROCODILE
l’atmosphère qu’il se forma, et cela afin de le fortifier
d’autant contre le choc qui se préparait.
CHANT 63
Explication du psychographe
La foule n’ayant plus rien à attendre d’Ourdeck, ne
voyant plus ni Éléazar ni Sédir, et n’apercevant plus de
prodiges ni de verdure, ne tarda pas à s’écouler successivement, par les rues adjacentes. Quant à Ourdeck, il découvre de loin la fille d’Éléazar, occupée à relever deux
malheureuses femmes culbutées par la foule ; et comme
les importants personnages auxquels il s’intéressait aussi
sont voilés pour lui comme pour tout le reste des spectateurs, il vole avec d’autant plus d’empressement auprès
de la vertueuse Rachel.
« Enfin, Madame, lui dit-il en l’abordant, il m’est donc
permis de m’approcher de vous, et de vous renouveler les
assurances de tout l’intérêt que vous m’avez inspiré, la
première fois que j’ai eu le bonheur de vous rencontrer.
Cet intérêt n’a fait que s’accroître par toutes les choses
surprenantes que l’on m’a dites de vous et de votre respectable père, que je cherche en vain de tous mes yeux.
Mes pensées, mes opinions, tout mon être a tellement
changé, depuis je regarde comme une félicité réelle de
pouvoir conférer sur tout ceci avec une personne aussi
instruite que vous l’êtes, et qui joint à ses dons et à ses
connaissances une âme comme la vôtre.
« Car il est temps, Madame, de vous ouvrir la
mienne ; je ne puis m’expliquer à moi-même ce qui se
passe en elle, surtout depuis le moment où j’ai eu terminé
mon discours à la multitude assemblée. Quoique vous ne
fussiez point près de moi, quoique nous ne nous disions
rien, je sentais que vous agissiez en moi d’une manière
aussi douce qu’incompréhensible ; j’ose dire avoir acquis
par là une idée véritable des liaisons célestes. Une femme
extraordinaire m’a étonné en se montrant à moi et en
disparaissant comme par magie ; mais vous, Madame,
sans le secours de tous ces prodiges, vous avez pénétré
jusque dans le fond le plus intime de mon cœur. C’est à
vous à me rendre compte de ce phénomène.
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LE CROCODILE
– Monsieur, lui répondit Rachel, je commencerai par
vous rassurer sur le sort de mon père. Je sais qu’il est
très occupé pour le moment, et qu’il le sera encore davantage dans peu ; mais j’espère tout de la main qui le
dirige. Quant à vous, Monsieur, c’est parce que j’ai eu lieu
de connaître la beauté de votre âme à vous-même, que
j’ai eu le désir de pénétrer dans les profondeurs de votre
être ; et c’est en effet parce qu’elle est bonne, qu’elle a
bien voulu m’ouvrir un accès libre ; je ne pourrais rien
opérer sur des méchants. Si la femme extraordinaire qui
vous a étonné n’a pas pénétré si avant dans vous, c’est
que vous n’étiez pas alors au point de développement où
vous êtes à présent, et qu’elle n’avait eu d’autre objet en
s’approchant de vous que de vous avertir. Oui, Monsieur,
votre âme convient à la mienne, je ne crains point d’en
faire l’aveu. Je suis charmée que vous ayez éprouvé
l’impression de ce qui se passait en moi, et que vous me
donniez par là une preuve évidente des rapports qui existent entre nous. Je veux à mon tour vous donner des témoignages qui augmentent votre attachement pour la
vérité et votre croyance dans le pouvoir des désirs de
l’âme humaine. Ce ne sont point nos langues et nos plumes, ce sont nos âmes qui parlent et qui écrivent ; les
êtres célestes le savent encore bien mieux que nous. Prenez ce papier qui vient de m’être apporté par un domestique de la maison de Sédir, et qui a été écrit dans son
cabinet ; il vous donnera la clef du mot psychographe que
vous avez entendu prononcer, et qui, comme vous ne
l’ignorez pas, veut dire : écriture de l’âme. »
Ourdeck, prenant le papier, le parcourt rapidement.
Quelle fut sa surprise, quand il vit sur ce papier toutes ces
choses étonnantes qu’il avait annoncées, et même une
réponse prophétique et provisoire qu’il n’avait point indiquée et qu’il ne connaissait pas lui-même. Il reste stupéfait d’étonnement. Rachel lui dit : « Monsieur, cessez
d’être surpris, puisque vous croyez. Les hommes auraient-ils pu trouver l’art d’écrire aussi vite que la parole,
s’il n’existait pas auparavant un art d’écrire aussi vite que
la pensée ? J’ai vu que vous désiriez vous entretenir avec
moi ; j’ai vu la fatigue que vous éprouviez à parler ; j’ai
désiré de vous l’épargner, en formant des vœux pour que
tout ce que vous aviez à dire, et même tout ce que vous
ne pouviez pas dire, se trouvât écrit : et mes désirs ont
été accomplis sur-le-champ, aussi aisément que mon âme
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LE CROCODILE
les avait conçus. C’est une main secourable qui a tout
écrit dans le cabinet de Sédir, sur le peu de papier qui s’y
trouvait conservé ; on en a même fait plusieurs copies, et
différentes personnes sont allées en donner lecture en divers endroits de Paris. » Ourdeck, transporté, continue à
s’entretenir avec Rachel.
(Et vous, ami lecteur, en attendant que nous nous occupions
des grands événements auxquels se prépare Éléazar, il est juste
de ne pas vous priver des fruits du psychographe.)
CHANT 64
Description de la ville d’Atalante
« Le souterrain dans lequel j’entrai, me conduisit devant une grande porte bâtie en marbre, et sur le frontispice de laquelle il y avait une inscription grecque que je
lus et qui signifiait la ville d’Atalante. Je me rappelai, en
voyant cette inscription, que l’histoire parle d’un tremblement de terre arrivé 425 ans avant l’ère chrétienne, et
que ce tremblement de terre renversa la ville d’Atalante,
dans l’Eubée, qui de presqu’île qu’elle était auparavant,
devint une île par cet accident. Je reconnus bientôt que
cette ville avait été engloutie et non renversée ; car en y
entrant, j’aperçus toutes les maisons sur pied, les rues
même entièrement libres, et je remarquai qu’il s’était
formé au-dessus de la vielle comme une voûte de rochers
bruts qui sans doute s’étant entrouverts sous la ville lors
de la secousse, s’étaient rapprochés et se soutenaient en
l’air après l’avoir engloutie, comme on ne a quelques
exemples dans la écroulement de carrières, et c’est ce qui
fait que, quoiqu’elle fût au-dessous de la mer, elle n’était
cependant point submergée.
« Vous êtes sans doute étonnés de ce que je vous dis
avoir vu cette ville sur pied, puisque dans un pareil souterrain, il semble qu’on ne peut rien voir. Votre étonnement augmentera bien davantage, quand je vous dirai
qu’en parcourant les rues, les places, les édifices publics
de cette malheureuse ville, j’y ai vu encore existants tous
les ustensiles, tous les meubles, tout ce qui peut servir à
l’agrément et à l’utilité de l’esprit et du corps ; les monuments et les instruments de métiers, des arts et des
sciences, les armes, les livres, les bijoux, les animaux, les
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LE CROCODILE
chars ; enfin les personnes mêmes de tout âge, de tout
sexe, de tout rang, de toute profession, et chacun d’elles,
quoique privée de la vie et immobile, ayant néanmoins
conservé toutes les attitudes des diverses occupations
qu’elles avaient à l’heure fatale qui les surprit ; et ce sont
là ces choses intéressantes dont je ne peux refuser le récit à votre curiosité.
« Je voudrais bien auparavant vous tirer d’embarras
sur les deux difficultés qui vous arrêtent, et d’abord sur ce
phénomène de la conservation de tout ce qui était renfermé dans Atalante, au moment de son désastre. Ce
phénomène est en effet plus surprenant que ceux
d’Herculanum et de Pompéi, où le temps n’a conserver
que ce qu’il n’a pu ronger. Mais comment vous contenteriez-vous pour cela de la simple physique ordinaire de nos
différents professeurs ? Cependant je ne puis vous en offrir une autre. Or, elle nous apprend que l’action de l’air
est ce qui corrode et détruit tout ; que par conséquent,
les corps qui sont préservés de l’action de l’air doivent se
conserver : et puisque la ville d’Atalante se trouva comme
enfermée hermétiquement par la voûte de rochers qui
s’était formée au-dessus d’elle, il n’est donc pas étonnant
que tout ce qu’elle contient, ait conservé sa forme et
toute son apparence extérieure. Cet avantage n’a pu se
trouver à Herculanum ni à Pompéi, et ne se trouvera dans
aucune des villes qui périrent lors de la fameuse éruption
du Vésuve, parce que la lave et la cendre ont été en
contact avec tout ce qu’il y avait dans ces villes, et ont dû
dissoudre tout ce qui n’était pas de nature à opposer de la
résistance.
« Quant à cette clarté dont j’ai joui en parcourant la
ville d’Atalante, je ne pourrais non plus vous l’expliquer
autrement qu’en vous rappelant que j’avais les yeux encore pleins de cette sombre lumière que j’avais rapportée
de mon séjour dans le corps de l’animal qui nous avait
dévorés ; d’ailleurs les physiciens seraient peut-être encore plus hardis que moi à lever cette difficulté : ils nous
diraient que la lumière est un corps ; que, comme j’ai
trouvé tout le monde occupé à ses fonctions dans la ville
d’Atalante, il est sûr que le tremblement de terre qui l’a
engloutie arriva le jour et non la nuit ; et qu’ainsi il est
naturel de penser que la portion de lumière qui l’éclaircit
alors, a été engloutie avec la ville, et a pu s’y conserver
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LE CROCODILE
comme les autres substances et les autres corps, ayant
été comme eux préservée du contact de l’air.
« N’a-t-on pas trouvé, diraient-ils, des lampes encore
allumées dans les tombeaux de quelques vestales, qui,
comme leurs lampes, avaient été enfermées hermétiquement depuis nombre de siècles ? Ils vous diraient qu’il
n’en est pas de même de l’air, puisqu’il est tellement
chargé de parties humides qu’il ne peut être renfermé
sans tomber en dissolution. Ainsi, concluraient-ils, ne
pouvant être conservés dans ce gouffre, comme la lumière, les animaux et les hommes y durent périr, quoiqu’ils y aient gardé leurs formes.
« Mais vous me demanderez peut-être comment j’ai
pu ne pas mourir de suffocation, dans ce lieu où il n’y
avait point d’air, puisque ce défaut d’air y avait fait périr
tout ce qui était animé. Cette difficulté est plus pressante ; et cependant il n’y a que moi qui puisse vous y
répondre, puisque les savants n’ont pas sur cela les mêmes données que moi. Je vous dirai donc que l’animal qui
nous avait tous engloutis, avait une libre communication
avec l’air de l’atmosphère, puisqu’il était venu nous avaler
à la surface de la terre ; que cet air se rendait de cette
surface jusqu’aux régions inférieures de l’animal, qui nous
tenait lieu de prison ; que ce même air s’introduisait dans
le vaisseau capillaire qui m’avait servi de conduit, et de là
passait dans le souterrain où la ville était engloutie. En
outre, cet air était préparé tellement, en passant par ces
différentes filières, qu’il pouvait suffire à ma respiration
dans ce souterrain, mais n’était cependant pas assez actif
pour faire tomber en poussière tout ce qui était dans la
ville d’Atalante ; ce qui n’eût pas manqué d’arriver, si
tous ces objets eussent été exposés à l’air libre. »
CHANT 65
Suite de la description d’Atalante
Paroles conservées
« La merveille la plus étonnante, parmi toutes celles
que je vous ai annoncées, c’est que, non seulement tous
les objets dont je vous ai parlé se sont trouvés conservés
là dans toutes leurs formes et leurs apparences extérieures, mais que j’ai ai aperçu aussi tout ce qui pouvait me
donner connaissance du caractère, des mœurs, de
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LE CROCODILE
l’esprit, des passions, des vices et des vertus des habitants. Car la même loi de physique qui a fait que toutes
les substances et les corps renfermés hermétiquement
dans cette ville, n’ont point souffert à l’extérieur, a étendu
son pouvoir conservateur sur les paroles mêmes des citoyens d’Atalante, et a fait que les traces en sont corporisées et sensibles, comme le sont tous les autres objets
renfermés dans cette malheureuse enceinte.
« Il ne faut point accuser de plagiat le curé de Meudon, pour avoir montré, dans son roman, des paroles se
dégelant sur un champ de bataille, et exprimant les cris et
les souffrances des champions et des mourants, longtemps après que le combat s’était donné.
« Premièrement, il n’avait point été a Atalante comme
moi, et il ne pouvait connaître le phénomène dont j’ai été
témoin. Secondement, le phénomène qui a frappé ses
oreilles ingénieuses, n’aurait pas pu avoir lieu dans le
gouffre hermétiquement fermé d’Atalante, puisqu’il faut
de l’air libre pour entendre des paroles : par la même raison, il ne pouvait voir comme moi les traces sensibles des
paroles des guerriers dont il parle, puisqu’il était dans une
atmosphère libre, et que ces traces ne peuvent se trouver
dans une atmosphère hermétiquement fermée.
« Je ne m’arrêterai point à vous faire la description
des différents objets, ustensiles et autres choses inanimées, que je rencontrai dans cette ville si curieuse. Il y
aurait peu à gagner pour l’accroissement de vos connaissances, puisque toutes ces choses sont les mêmes partout : mais je vous entretiendrai de choses plus utiles et
plus neuves pour vous.
« Le premier édifice où je m’arrêtai était la demeure
d’un professeur de morale : je le sus, parce que son titre
était écrit sur le frontispice de sa porte d’entrée ; usage
qui était commun pour toutes les maisons de la ville. Je
trouvai à la porte une foule de gens estropiés, borgnes,
aveugles, boiteux, qui entraient dans la maison, et une
foule de gens qui en sortaient bien portants, jouissant de
tous leurs membres, et sains dans tout leur corps. Cela
piqua ma curiosité. J’entrai donc tout de suite dans la
cour, où je vis le dogue du portier, la gueule ouverte, et
comme voulant arrêter un malfaiteur, qui probablement
s’était introduit avec de mauvais desseins ; et je n’en pus
douter, quand je vis en l’air les paroles menaçantes que le
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LE CROCODILE
portier disait à ce malfaiteur, comme le connaissant parfaitement.
« Je cherchai en vain autour de la gueule du chien,
les traces caractéristiques de son aboiement ; je n’en pus
apercevoir, et cela me fit comprendre combien nos philosophes nous ont abusés, quand ils nous ont dit que les
animaux avaient une langue comme nous. Car s’ils
avaient une langue comme nous, ils auraient des paroles,
et je les aurais vues congelées dans l’air comme les paroles des hommes ; or c’est ce que je ne voyais point. Je ne
voyais autour de la gueule du dogue que des masses informes.
« En parcourant les différentes pièces de l’intérieur, je
vis, sur tous les visages des personnes que j’y rencontrai,
les marques d’une sérénité étonnante, dans la catastrophe où ces personnes s’étaient trouvées ; et ce spectacle
me donna une excellente idée de cette maison. Je perçai
jusque dans le cabinet du professeur, dont a physionomie
annonçait la même sérénité. Je le trouvai debout, la tête
un peu inclinée, la main droite sur son cœur, et la gauche
sur son front.
« Je fus bien étonné, en regardant partout dans son
cabinet, de n’y trouver ni livres ni papiers ; ce qui, joint à
son attitude, me fit soupçonner qu’il puisait sa morale
dans des voies plus actives que celles où puisent les profondeurs ordinaires. J’eus lieu de croire aussi que les
fruits qu’il en retirait étaient plus puissants ; car j’aperçus
plusieurs tableaux encadrés, attachés aux murs de
l’appartement ; et au bas de ces divers tableaux, je trouvai écrit : « Un tel, guéri de l’incrédulité, un tel, guéri de
la superstition, un tel, guéri de la colère, une telle, guérie
de l’avarice, une telle guérie de ses infidélités maritales,
un tel, guéri de son goût pour les sortilèges. » J’eus lieu
même de penser qu’il ne se bornait point aux cures morales, et qu’il s’occupait aussi des cures corporelles ; car je
lus sous quelques-uns de ces tableaux : « Un tel, guéri de
la cécité, un tel, de la surdité, un tel, du mutisme, un tel,
de la goutte, un tel, de la pierre », et ainsi des diverses
maladies qui affligent le corps humain ; ce qui me donna
l’explication de ces deux foules que j’avais vues en entrant. Je vis bien plusieurs paroles qui étaient congelées
autour de la bouche du professeur ; mais comme elles
n’étaient point tracées dans une langue qui me fût
connue, il m’est impossible de vous les rapporter. Je vous
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LE CROCODILE
apporte au moins l’extrême vénération que j’ai conçue
pour lui, et je ne doute point que vous ne la partagiez :
Oh, digne professeur, merveille d’Atalante,
Ta sublime vertu, ta science étonnante
Auraient de quoi frapper les plus vastes esprits,
Et tes pareils seraient d’un grand prix à Paris.
CHANT 66
Suite de la description d’Atalante
Le gouverneur. Quelques malfaiteurs
« Près de sa maison, était celle du gouverneur de la
ville, qui ne m’inspira pas, à beaucoup près, la même vénération. J’entrai chez lui, et je le trouvai environné de
plusieurs personnes, les yeux hagards, l’air menaçant, et
toutes étant armées de pied en cap. Je vis bien dans leurs
paroles, tracées en l’air, qu’il s’agissait de quelques projets sinistres ; je ne pouvais comprendre parfaitement ce
dont il s’agissait, parce que je ne voyais que des mots
coupés, et qui se croisaient les uns et les autres ; mais je
vis sur son secrétaire un papier où était écrit le plan d’une
conjuration qui ne tendait à rien moins qu’à livrer la ville
et toute l’Eubée au roi de Perse. Celui qui l’avait engagé à
cette trahison, s’annonçait à lui comme un émissaire du
grand Odin, et lui avait promis, pour récompense, les
moyens d’évoquer les morts à sa volonté, surtout ceux
qui avaient vécu dans l’opulence et dans les grands emplois politiques, afin de savoir par eux, et les secrets
d’état, et s’ils n’ont point laissé des trésors cachés. Il lui
avait dit même que sur tous ces objets, il tirerait meilleur
parti des morts que des vivants ; qu’ainsi, quand il serait
pressé, et qu’il trouverait des difficultés… Mais je veux
taire cet article.
« Je ne puis douter que le gouverneur n’eût déjà fait
usage des moyens qu’on lui avait promis, parce que je vis
plusieurs noms écrits en l’air, tels que ceux de Crésus, de
Périandre, et même celui de la fameuse Pythonisse
d’Endor, et quelques phrases qui m’indiquaient que ces
ombres avaient été évoquées par le gouverneur, et lui
avaient parlé. Mais je ne voyais point leurs personnes,
parce que le gouverneur n’existant plus, n’avait pas pu les
retenir sous sa puissance ; ou bien, parce qu’étant mortes
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LE CROCODILE
elles-mêmes à l’air libre, l’air concentré n’avait puy avoir
prise sur les larves, tandis que leurs paroles étaient restées visibles, comme ayant été surprises par l’air concentré.
« Ce gouverneur ne fut pas le seul malfaiteur que je
trouvai ainsi en flagrant délit ; j’en rencontrai de toutes
les espèces en différents lieux ; tels que des voleurs, des
assassins, des empoisonneurs, des gens occupés à des
œuvres secrètes, qui feraient frissonner si je les rapportais. La catastrophe de leur ville a conservé ainsi tous
leurs forfaits, qu’ils croyaient ne pouvoir jamais être
connus, dès qu’ils les commettaient hors de la vue des
hommes. Mais quand je n’aurais pas eu ce nouveau témoignage contre l’abusive sécurité des mortels coupables,
ce que j’avais appris pendant mon séjour dans le crocodile aurait suffi pour me faire concevoir que les hommes
criminels qui se laissaient surprendre par la mort, restaient ainsi dans ce même état où ils se trouvaient, afin
qu’un jour leurs abominations fussent connues de tous les
yeux auxquels ils avaient cru les dérober, et que par ce
moyen l’hypocrisie, qui dévore la terre, fût couverte de
confusion, et ne pût avoir aucun triomphe.
« Je pouvais également comprendre que la même
chose arrivait dans l’ordre inverse pour ceux qui mouraient dans l’humble vertu, afin qu’ils reçussent ainsi un
jour les dédommagements de leurs sacrifices, et de l’oubli
où le monde les avait laissés, ou des mépris dont il les
avait accablés. »
CHANT 67
Suite de la description d’Atalante. Le philosophe
« Quand j’eus quitté ces malfaiteurs, j’entrai dans
une maison dans laquelle demeurait un philosophe, ami
intime du professeur de morale, qui, comme vous le savez, avait été ma première visite. Je sus qu’ils étaient
amis, parce que je vis sur la table de ce philosophe, un
rouleau portant pour titre : Précis de mes conférences
avec mon ami le professeur de morale.
« Je reconnus dans cet écrit, sur quoi le professeur et
lui fondaient leur union. C’était une conformité de goût
pour les hautes sciences qui les avait liés. Le philosophe
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LE CROCODILE
connaissait, ainsi que le professeur, tous les événements
extraordinaires que la famine a occasionnés à Paris. Il
connaissait de plus toutes les prédictions que nous avons
tous vues dans la relation du Cap Horn ; et elles étaient
exposées dans plusieurs passages rapportés sous le nom
de Phérécyde qui, comme l’on sait, a été le maître de Pythagore.
« Malgré les connaissances que notre philosophe avait
puisées dans les écrits, et même, à ce qu’il me parut,
dans les lettres de Phérécyde, il semble que son maître ce
croyait bien loin d’avoir atteint le degré de développement
nécessaire pour remplir l’esprit de l’homme ; et il avouait
lui-même dans un de ces passages, que ses lumières lui
indiquaient pour dans quelques siècles, une époque importante et sacrée, qu’il aurait désiré de voir en réalité,
mais qu’il ne pouvait voir qu’en spéculation.
« Il lui annonçait que ceux qui viendraient après cette
époque, auraient l’avantage de voir ouvrir devant eux des
sentiers beaucoup plus vastes que ceux qui les précéderaient, parce que, pendant leur vie, le moule du temps
commencerait à se briser ; et parmi ces hommes privilégiés, il désignait, sans le nommer, un homme de bien qui,
nombre de siècles après l’époque en question, devait, selon lui, jouer à Paris un rôle des plus considérable dans la
crise où serait un jour cette capitale, par la rapacité d’un
cupide ministre, et la méchanceté d’une femme de poids.
« Je n’ai pas besoin de vous indiquer plus clairement
l’homme de bien annoncé dans ces prédictions ; ce que
nous venons de voir opérer dans la scène de la verdure
vous le désigne assez clairement ; et la poudre saline qu’il
m’a fait prendre, est pour moi l’explication la plus positive
des privilèges qui lui ont été prédits depuis tant de siècles.
« Toutefois, ce qui donnait aux connaissances du philosophe un grand degré d’importance et un grand poids,
c’est qu’elles étaient appuyées sur des calculs plus exacts
et plus fixes que de simples calculs politiques.
« Je trouvai entre autres, dans les écrits du philosophe, une démonstration naturelle, qu’il ne peut y avoir
que dix bases de numération dans le calcul, et que ceux
qui les augmentent ou les diminuent, peuvent bien avec
le nombre de caractères qu’ils se choisissent opérer exactement sur les résultats extérieurs des choses, mais non
pas s’écarter pour cela du principe de ces mêmes choses,
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51
LE CROCODILE
qui est dénaire ; parce que, quelque système de numération qu’ils adoptent, ils ne peuvent s’empêcher par là
d’indiquer eux-mêmes une de ces dix bases, soit sous la
forme multiple, soit sous la forme sous-multiple.
« Tout occupé de cette découverte, je sortis machinalement ; et bientôt apercevant sur la place voisine la maison d’un médecin qui me paraissait avoir été celle d’un
homme en crédit, à en juger par son étendue et par sa
beauté, je me laissai aller à l’envie d’y entrer.
CHANT 68
Suite de la description d’Atalante. Le médecin mourant
« Je ne tardai pas à parvenir à la chambre du médecin ; je le trouvai au lit, malade, et défiguré comme je n’ai
jamais vu de créature humaine. Près de lui étaient plusieurs de ses confrères, qui s’efforçaient de lui donner
leurs soins. Mais je compris, en lisant ses paroles, qu’il ne
comptait guère sur le succès de leurs services, et que
même les discours qu’il leur tenait les étonnaient un peu :
« Non, mes chers confrères, leur disait-il, vous ne me tirerez point de l’état où je suis, par les sciences médicinales que l’on enseigne dans nos écoles. Mon mal tient à
des choses cachées, auxquelles vous ne pourrez rien opposer, puisque même tout notre doctorat nous mène à ne
pas croire que ces causes aient la moindre réalité ; cependant, si l’aveu d’un confrère qui est prêt à terminer
ses jours, et qui n’a plus aucun intérêt à se proposer dans
ce monde, peut vous paraître de quelque poids, écoutezmoi. Nous avons eu grand tort de croire, comme nous le
faisons, avec une opiniâtreté si tenace et si générale, que
notre être ne soit que l’assemblage et le résultat de simples causes physiques et passives. En abaissant journellement nos regards sur le mécanisme des corps, nous
nous accoutumons à ne pas apercevoir en nous une autre
source de vie, ni d’autres ressorts que ceux des muscles,
des nerfs, des fluides nerveux, sanguins et autres. Mais
indépendamment de ces ressorts qui sont la base de
toute l’économie animale, je dois vous attester hautement
qu’il y a aussi par rapport à notre pensée, des ressorts
secrets, analogues à elle, vivants comme elle, et dont le
jeu est entièrement inconnu à l’ordre sensible et matériel.
L’usage attentif et prudent de ces ressorts, est ce qui met
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LE CROCODILE
de la différence entre les esprits des hommes. Nous ne
jugeons que les résultats ; tandis que les mobiles de ces
résultats agissant dans le silence et comme à part de tout
ce qui nous frappe extérieurement, demeurent nuls pour
notre persuasion, et même nous croyons sages en les
proscrivant de la liste des choses. Nous nous croyons bien
plus sages encore, quand nous nions que, de ces prétendus mobiles, il puisse résulter des effets autres que ceux
qui touchent nos sens matériels, ni que par conséquent il
existe des forces occultes dont il soit dangereux de
s’approcher. Je l’ai cru comme vous, mes chers confrères,
jusqu’au moment où j’ai fréquenté l’hiérophante qui demeure dans la rue des Singes ; et je le croirais peut-être
encore, si par une orgueilleuse curiosité, je n’avais assisté
chez lui à des cérémonies secrètes, où par sa criminelle
audace, il faisait mouvoir ces mêmes forces occultes, dont
je ne soupçonnais pas seulement l’existence. Je suis puni
de mon imprudence ; c’est du moment où je cédai à ces
prestigieuses suggestions, que je fus saisi dans tout mon
corps de la maladie qui me conduit au tombeau, et qui,
comme vous l’avez expérimenté, est entièrement étrangère aux profondes connaissances que vous avez tous
dans l’art de la médecine. Changez d’opinion sur ces objets, si vous voulez ne pas vous éloigner de la vérité ;
mais surtout préservez-vous des cérémonies de
l’hiérophante. »
« Je ne vis plus de paroles après ces dernières. Ce
médecin avait grandement piqué ma curiosité en parlant
de l’hiérophante ; et il m’avait donné l’espérance de trouver sa maison, en la disant située dans la rue des Singes,
parce qu’au coin de chaque rue on en voyait le nom écrit
comme dans la plupart de nos grandes villes. Je sortis
avec l’intention de lire le nom de toutes les rues, jusqu’à
ce que j’eusse trouvé celle qui m’occupait. »
CHANT 69
Suite de la description d’Atalante. Société scientifique
« Après avoir parcouru quelque espace, je me trouvai
vis-à-vis d’un grand bâtiment qui portait pour inscription :
Société scientifique. Je cédai au désir d’y entrer. Il y avait
nombre de savants assemblés autour d’une table, et un
plus grand nombre de spectateurs rangés autour d’eux, et
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LE CROCODILE
les regardant avec beaucoup d’attention. Je vis bien sur
les figures de ces savants que pendant leur vie, ils avaient
été un peu comme des âmes en peine, et que les sciences
qu’ils avaient suivies ne les avaient pas complètement satisfaits ; cependant leur teint était plus animé et moins
mat que celui des savants que j’avais vus dans le corps
du monstre. Je présumai de là que, de leur temps, les
sciences n’étaient pas encore aussi altérées qu’elles le
sont devenues depuis, attendu qu’ils avaient vécu dans
une époque plus voisine de l’origine.
« Je vis sur le registre qui était sur la table, qu’il
s’agissait de la distribution de plusieurs prix proposés par
la Société scientifique.
« La première des questions était de savoir pourquoi
les étoiles scintillaient, et pourquoi le soleil ne scintillait
pas. Le mémoire couronné avait dit que c’était parce que
les étoiles étaient composées d’un feu et d’une eau qui
n’étaient point unis comme ces éléments le sont dans le
soleil, et que c’était pour cela qu’on ne pouvait sans erreur regarder les étoiles comme autant de soleils, parce
que l’action du soleil est pleine, complète et libre, et que
celle des étoiles ne l’est pas.
« La seconde question était de savoir si les preuves
tirées de la nature étaient les plus propres à démontrer
l’existence de l’être supérieur. Le mémoire couronné affirmait que non, et que c’était la pensée de l’homme dépouillée de ses préjugés et de ses nuages qui était le vrai
témoin de l’existence du principe des êtres, parce que
c’était elle seule qui pût avoir de l’affinité avec lui, et faire
à son sujet des dépositions qui fussent valables.
« Enfin une troisième question était de déterminer
l’influence des signes sur la formation des idées. Je ne vis
aucun mémoire couronné sur cette question, et je vis en
marge du registre une note du philosophe qui avait sans
doute du crédit dans l’assemblée, et qui annonçait que la
réponse à cette question ne serait pas faite de sitôt, parce
que le patron des signes qui devait servir de terme de
comparaison n’était pas encore dans on complément ;
que bien des siècles après qu’il y serait parvenu, cette réponse serait écrite en français provisoirement et comme
prophétiquement par le psychographe, sous le règne de
Louis XV, mais qu’elle ne serait cependant composée et
publiée par son véritable auteur que plusieurs années
après qu’elle aurait été écrite provisoirement et prophétiwww.philosophe-inconnu.com
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LE CROCODILE
quement par le psychographe ; que le véritable auteur de
cette réponse serait un petit cousin de Madame Jof ; qu’il
naîtrait deux fois, l’une au propre, la même année que sa
cousine, l’autre au figuré, vingt-deux ans et demi après
elle ; que grâce à cette bonne cousine, il espérerait bien
de mourir à 1 473 ans, car en naissant il n’en aurait déjà
plus que 1 734 ; qu’enfin il changerait sept fois de peau
en nourrice, afin que le transparent qui est donné aux
hommes pendant leur vie terrestre, fût pour lui plus diaphane.
« C’est cette réponse écrite provisoirement et prophétiquement que le psychographe veut bien vous communiquer d’avance, et sans attendre l’époque où la question
elle-même sera proposée par une société savante qui
s’appellera l’Institut national de France. »
CHANT 70
De la nature des signes
NOTE : Ce chant, extérieur au roman, a fait l’objet d’une publication
indépendante. Il s’agit d’une longue dissertation où Saint-Martin répond à une question de l’Institut. (A voir sur le site Philosopheinconnu.com)
CHANT 71
Suite de la description d’Atalante. Chaire de silence
« Cherchant toujours ma rue des Singes et la maison
de l’hiérophante, j’arrive à une place isolée et circulaire,
dans le milieu de laquelle j’aperçois un édifice de forme
carrée, et ayant pour inscription : Cours de silence. Ce titre excite ma curiosité, j’entre. Je trouve nombre de personnes des deux sexes assises, et un professeur debout
au milieu. Je ne vois aucune parole en l’air ; alors je cherche partout quelque papier ou quelque livre, pour me
mettre au fait des matières que le professeur traitait dans
son cercle. Je n’en trouve point, j’en découvris bientôt la
raison.
« Le professeur avait, comme Harpocrate, le premier
doigt de sa main droite appuyé sur sa bouche ; ce qui
m’indiquait qu’en effet il ne professait que le silence, et
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55
LE CROCODILE
qu’il ne parlait pas plus que ses disciples, n’offrant ainsi
que l’exemple pour précepte.
« Après avoir réfléchi quelques instants sur cette singularité, j’étais prêt de m’en aller, puisque là je ne pouvais rien lire, ni sur des papiers, ni en l’air. Mais au
moment où j’allais me retirer, je commençai à apercevoir,
en nature effective, des choses très extraordinaires qui
fixèrent mon attention. Plus je les regardais, plus elles se
développaient et devenaient vives devant moi ; de façon
que je vis bientôt l’appartement tout rempli de ces prodiges inouïs pour moi jusqu’alors, et sur lesquels les yeux
des assistants me paraissaient tellement fixés, que sûrement le sommeil n’avait aucun accès dans cette sublime
école, comme cela arrive si souvent dans les auditoires où
l’on parle.
« Ces prodiges ouvrirent de nouveau mon esprit à des
connaissances dont les discours des savants, et les leçons
de tous les professeurs que j’avais entendus, ne
m’avaient jamais laissé soupçonner la moindre trace, car
elles m’apprenaient en réalité des principes et des vérités
actives, que ces discours et ces leçons scientifiques semblent au contraire avoir bannis de l’entendement ; aussi
j’appris dans le même instant à évaluer le prix de ces
abusives et mensongères instructions.
« Je vous rapporterai point ici quelles sont ces merveilles, et quelles sont ces connaissances, parce que pour
vous les rapporter il faudrait parler ; et comme je ne les
ai apprises que par le silence, je crois aussi que ce n’est
que par le silence que vous pouvez les apprendre.
« Je crois que si les hommes, au lieu de ses livrer à la
profusion de leurs paroles, comme ils le font tous les
jours, se livraient soigneusement à ce silence qui a été si
instructif pour moi, ils seraient naturellement environnés
des mêmes prodiges ; je crois enfin que, s’ils ne parlaient
pas, c’est alors qu’ils exprimeraient les choses les plus
magnifiques du monde ; et si les nations voulaient avancer le règne des sciences et des lumières parmi elles, je
crois qu’au lieu de tous ces cours scientifiques qu’elles accumulent chez elles, elles devraient uniquement établir
partout des chaires de silence.
« Car je suis sûr à présent que les harpocrates
n’étaient point, ainsi que tant de gens l’ont dit, une ruse
sacerdotale qui eût pour objet d’empêcher que l’on annonçât, pour être des hommes, les divinités mythologiwww.philosophe-inconnu.com
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LE CROCODILE
ques et les idoles ; la source d’où ils dérivent est infiniment plus profonde.
« Je me trouvai bientôt si rempli de ce que je voyais,
que peu familier encore à ces prodiges, je fus obligé d’y
mettre un terme. Je sortis nourri dans tout mon être, des
charmes incompréhensibles de cette nouvelle existence,
me proposant de revenir bientôt dans cette école ; et je
me remis en marche pour chercher ma rue des Singes,
sans faire beaucoup d’attention à tout ce que je rencontrai, tels que des bateleurs, des enterrements, des
voitures, des boutiques de toute espèce, et autres choses
qui se voient dans toutes les grandes villes, avec cette
différence qu’au lieu d’entendre les paroles, j’étais réduit
à les lire, et que l’atmosphère en était semée. »
CHANT 72
Suite de la description d’Atalante
Prédicateur dans un temple
« À une assez longue distance du lieu que je quittais,
j’aperçois un édifice assez vaste, oblong, et ayant
l’apparence d’un temple. J’approche, je vois par
l’inscription que c’est en effet un temple, et qu’il est dédié
à la Vérité. J’entre, je trouve un grand concours de peuple
assemblé, et paraissant écouter un homme qui était assis
dans une chaire et qui leur parlait. Je pus, à mon aise, lire
toutes les paroles de son discours, parce que, comme il
parlait seul, elles s’étaient conservées d’une manière très
distincte, et je puis dire que ce discours renfermait tout ce
que la plus sage philosophie du Portique et du Pirée a jamais enseigné de plus pur et de plus imposant, quant à la
sévérité des principes et à la sainteté de la doctrine.
« Mais, chose étonnante ! indépendamment de ces
paroles visibles, et qui étaient sorties de la bouche de
l’orateur, j’en apercevais dans son intérieur qui étaient un
peu moins marquées, mais qui l’étaient assez pour que je
pusse les lire et les discerner ; c’était comme des germes
de paroles, dont les uns étaient presque entièrement développés, d’autres à moitié, d’autres au tiers. Ce qui me
confondit et me remplit d’indignation, ce fut de voir que
ces paroles que j’apercevais dans l’intérieur du corps de
l’orateur, avaient un sens absolument opposé à celles qui
étaient sorties de sa bouche ; autant celles-ci étaient senwww.philosophe-inconnu.com
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LE CROCODILE
sées, sages et édifiantes, autant les autres étaient impies,
extravagantes et blasphématoires, de façon que je ne pus
douter alors que cet orateur en avait imposé audacieusement à son auditoire, et qu’il ne croyait pas un mot de ce
qu’il lui avait débité.
(C’est tout comme chez nous, diront les assistants ;
Paroles de dehors, paroles de dedans
Chez les prédicateurs sont chose assez commune,
Et deux langues leur sont bien plus commodes qu’une.)
« Vous me demanderez, peut-être, comment j’ai pu
discerner ces paroles internes de l’orateur, tandis que je
n’avais pas fait la même remarque chez les autres personnes dont j’avais observé les paroles. J’ai eu moi-même
beaucoup de peine à m’en rendre compte ; cependant j’ai
fini par me l’expliquer, ce me semble, assez clairement.
« Comme cet orateur traitait des matières saintes et
divines, et qu’il les traitait publiquement, il fallait qu’il fît
tous ses efforts non seulement pour ne pas scandaliser
son monde, mais encore pour l’édifier ; d’un autre côté,
ces efforts eux-mêmes contrariant ses sentiments intérieurs, il redoublait aussi d’efforts en dedans, pour faire le
contrepoids de ce qu’il était obligé de débiter tout haut ;
et ce sont ces efforts secrets qui, donnant à ses pensées
sacrilèges un plus grand degré de fermentation, donnaient en même temps aux paroles internes qui en naissaient, une forme plus déterminée et un caractère plus
marqué.
« Peut-être aussi ces mêmes efforts, soit externes,
soit internes que l’orateur avait faits, étaient-ils violents
pour avoir agi sur son physique et pour avoir rendu son
corps plus maigre, plus transparent et plus diaphane que
les corps des autres personnes que j’avais déjà vues et
qui n’étaient pas si outrageusement criminelles que lui ;
et, en effet, il n’avait que la peau sur les os. »
CHANT 73
Suite de la description d’Atalante
Double courant de paroles
« Mon étonnement eut lieu de s’accroître encore
d’une manière qui vous surprendra vous-mêmes, quand
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LE CROCODILE
je vous dirai que non seulement je voyais ainsi, dans
l’intérieur de l’orateur, des paroles opposées à celles qui
sortaient de sa bouche, mais qu’à force de l’examiner
avec attention, je remarquai encore qu’il sortait de son
cœur comme un courant de ces mêmes paroles impies et
sacrilèges.
« Ce courant était d’une couleur sombre et bronzée ;
il était double, c’est-à-dire qu’il y en avait un rentrant et
l’autre sortant ; et le cœur de l’orateur était à la fois
comme le foyer et le terme de ce double courant : ces effluves se succédaient avec rapidité, et s’étendaient dans
le temple, et même au-delà, car elles passaient outre, par
la grande porte d’entrée, mais comme je les voyais aussi
rentrer par cette même porte, je présumai qu’il devait y
avoir un second foyer à l’autre extrémité de ce courant, et
je résolus de le chercher à l’instant, en suivant les traces
très sensibles de cet extraordinaire phénomène.
« Je parcours donc, non sans souffrir, cette longue
chaîne de paroles impies sortant du cœur de l’orateur ; je
détourne mes yeux de tout autre objet, tant j’avais envie
de satisfaire ma curiosité ; la faim commençait, à la vérité, à me travailler un peu, vu que mes facultés corporelles
m’étaient rendues ; mais le désir d’en venir à mes fins me
travaillait encore davantage ; et puis, les promesses de la
femme extraordinaire que j’avais vue avant d’être englouti soutenaient mon courage par l’espérance que nous
n’étions pas séparés pour toujours.
« En sortant de la grande porte du temple, je vis ce
courant infect tourner à gauche dans une grande rue, au
bout de laquelle se trouvait une place elliptique assez
vaste ; il la traversait par le milieu, et de là entrait dans
une petite rue sombre, malpropre, mal alignée, et d’une
longueur à m’ennuyer ; au bout de cette rue, il en enfilait
une autre, qui me parut encore plus désagréable, plus
sale et plus tortueuse.
« Mais ces dégoûts furent tempérés en partie par la
joie et l’espoir de trouver ce que je désirais avec tant
d’ardeur ; car enfin en regardant l’inscription de cette vilaine rue, je vis qu’elle s’appelait la rue des Singes ; et je
n’eus pas atteint la vingtième maison de cette rue, que ce
double courant de paroles qui m’y avait conduit entra
dans une porte au-dessus de laquelle je vis écrit :
l’Hiérophante.
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LE CROCODILE
« Jugez de ma satisfaction. Je ne doutai point que cet
hiérophante ne fût ce même personnage dont les paroles
du médecin mourant m’avaient donné quelques indices, et
qu’ainsi il ne fût le même que je venais de voir prêchant
dans le temple. »
CHANT 74
Suite de la description d’Atalante
Demeure de l’Hiérophante
« J’entre précipitamment dans cette porte ; je traverse, toujours à la
lumière sombre du double courant, une petite allée obscure, au fond de laquelle se
trouvait un escalier, dont une partie montait à des appartements supérieurs ; mais dont l’autre, recouverte seulement par une trappe, descendait dans une cave. Le
courant se dirigeait sur cette trappe, je la lève, et je le
suis jusque dans la cave, où j’arrive après avoir descendu
cinquante marches.
« Là je trouve un grand emplacement de forme pentagonale. Quatorze personnes étaient rangées tout autour
sur des sièges de fer, ayant chacune au-dessus de leur
tête un nom écrit, qui indiquait leur fonction et leur emploi dans cette assemblée ; au fond de cette cave et sur
une estrade élevée de deux gradins, était un autre siège
de fer plus ample que les autres et mieux travaillé, mais
vide ; et au-dessus de ce siège était écrit en grande lettre : l’Hiérophante. J’eus alors une pleine conviction que
j’avais trouvé ce qui était l’objet de mes recherches.
« Indépendamment de ce courant de paroles qui
m’avait conduit jusqu’à cette cave, et qui avait précisément le fauteuil de l’hiérophante pour second centre, il y
avait de semblables courants qui allaient depuis ce fauteuil de l’hiérophante jusqu’à la bouche de chacun des
quatorze assistants, et qui retournaient de leur bouche à
ce fauteuil ; de façon que je jugeai que cet hiérophante
était comme l’âme de leurs paroles, et qu’ils n’en étaient
que les organes et les instruments.
« Au milieu de la place était une grande table de fer,
ayant la forme pentagonale comme la cave, et sur cette
table une espèce de lanterne de papier, transparente,
également pentagonale, et dont les côtés de la table et à
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LE CROCODILE
ceux de la cave ; au centre de cette lanterne, il y avait
une pierre brune, mais luisante, et qui laissait voir à chaque assistant des mots et des phrases tout entières, écrites sur les faces du papier qui lui étaient
correspondantes ; et ces phrases répondaient aux paroles
que j’avais lues dans l’intérieur de l’hiérophante.
« Devant son fauteuil, il y avait une autre table
oblongue, aussi de fer, et sur cette table deux singes de
fer qui avaient chacun à chaque patte et au col une
chaîne de fer rivée sur cette table, ce qui faisait dix chaînes ; devant ces deux singes de fer il y avait un gros livre
dont tous les feuillets étaient aussi de fer, et que je pouvais remuer et lire à mon gré.
« J’y lus clairement les traités de différents émissaires
des docteurs occultes avec plusieurs conquérants de la
terre, et les horribles conditions sous lesquelles ils leur livraient les nations de ce monde. J’y lus celui qu’un de ces
émissaires avait fait avec l’hiérophante lui-même, les
abominables moyens qui lui avaient été confiés par cet
émissaire, et les promesses qui lui avaient été faites, s’il
se conformait à ses paroles. Mai j’y lus de fortes imprécations contre Phérécyde, qui avait grandement contrarié
les entreprises de cet hiérophante, et avait empêché plusieurs personnes d’y prendre part.
« J’y lus que ces entreprises avaient pour but de faire
anéantir l’ordre de toutes choses, et d’établir à sa place
un ordre fictif, quine fût qu’une fausse figure de la vérité.
On devait renverser tous les calculs connus depuis sous le
nom de calculs de Pythagore, et tellement les confondre
que l’esprit le plus simple et le mieux conservé ne pût jamais en retrouver les traces.
« On devait ramener par cette même loi tous les règnes de la nature et de l’esprit à un seul règne ; toutes
les substances, soit élémentaires, soit spirituelles, à une
seule substance ; toutes les actions visibles ou occultes
des êtres, à une seule action ; toutes les qualités bonnes
ou mauvaises, vivantes ou mortes, à une seule qualité ;
et ce seul règne, cette seule substance, cette seule action, cette seule propriété devait résider dans ce chef de
l’assemblée, ou dans cet hiérophante qui allait bientôt
lancer hautement dans le monde cette doctrine, et exiger
pour récompense, dès son vivant, les honneurs de
l’apothéose et sa divinisation, à l’exclusion de tout autre
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LE CROCODILE
Dieu. Je ne pense point sans frémir à l’horreur que cette
lecture m’occasionna.
« Je lus ensuite dans ce même livre l’histoire de notre
famine actuelle ; mais j’y lus aussi le signalement d’un
homme saint et respectable qui devait renverser tous les
projets de nos ennemis, et qui paraissait être, pour
l’hiérophante même, un adversaires les plus redoutables :
cet homme respectable qui maintenant nous est con,nu,
je désirais ardemment alors d’en savoir le nom ; et cela
non pas seulement par curiosité, mais aussi par intérêt
pour la France, et par le besoin que j’avais de remplir
mon esprit d’espérances pour le salut de mon pays ;
quoique à dire le vrai, me trouvant dans un lieu qui n’était
rempli que de la mort et qui ne m’offrait aucune issue, je
n’aurais jamais pu, sans les promesses que je gardais
dans mon cœur, me flatter de partager à l’avenir le sort
heureux ou malheureux de ma patrie. »
CHANT 75
Suite de la description d’Atalante
Fin tragique de l’Hiérophante
« Ce désir s’empara tellement de moi, qu’il devint
comme un feu brûlant dans mon sein. Mais bientôt ce feu
ne pouvant plus se contenir en moi, il en sortit une lumière d’une blancheur ravissante, au milieu de laquelle je
vis clairement le nom d’Éléazar, et cela par trois fois
consécutives.
« Ma joie fut égale à ma surprise en voyant un semblable phénomène ; mais ce phénomène en produisit un
autre si effrayant et si extraordinaire que je n’aurais pu
en soutenir le spectacle, s’il avait duré plus longtemps.
« Sachez donc qu’à l’instant où ce nom d’Éléazar fut
ainsi manifesté dans cette enceinte souterraine, les quatorze hommes qui étaient assis sur des sièges de fer reprirent la vie, en faisant des grimaces et des contorsions
épouvantables ; sachez que les courants particuliers qui
les liaient au fauteuil de l’hiérophante se détachèrent de
ce fauteuil et rentrèrent dans ces quatorze hommes, ce
qui sembla rendre leur état plus violent : sachez que les
deux singes de fer qui étaient enchaînés sur la petite table furent détachés à l’instant ; qu’ils devinrent vivants et
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LE CROCODILE
engendrèrent aussitôt chacun six autres singes vivants
comme eux ; que ces quatorze singes se jetèrent comme
des éperviers, chacun sur un des quatorze hommes, et les
dévorèrent tous.
« Sachez que l’hiérophante même, par une violente
attraction, fut amené en un clin d’œil, depuis le temple
jusque sur son fauteuil, où il me parut à lui seul plus
tourmenté que les quatorze autres ; sachez que les quatorze singes se précipitèrent aussitôt sur lui, et le dévorèrent après lui avait arraché les yeux ; sachez que les
quatorze singes, après avoir mangé tout le monde, finirent par se manger les uns les autres, sans qu’il restât
vestige devant mes yeux, et sans que je pusse savoir ce
qu’ils étaient devenus.
« Sachez que tous ces événements se passèrent avec
une rapidité aussi prompte que celle de la pensée.
« Sachez enfin qu’il se fit un tremblement de terre si
violent, que tout sembla prêt à s’écrouler sur moi. Mais au
milieu de ces scènes si effrayantes, une main invisible
s’est emparée de moi ; et sans me laisser aucun usage de
mes facultés, elle m’a transporté je ne sais par où, ni par
quel moyen, jusqu’à cet égout de la rue Montmartre, où
vous savez que j’ai pris terre. »
CHANT 76
Préparatifs hostiles contre la capitale et contre Éléazar
L’entretien que Rachel et Ourdeck eurent ensemble,
après qu’il eut reçu d’elle l’écrit du psychographe, ne fut
pas long. Bientôt ils aperçurent Éléazar et Sédir , dont
l’atmosphère environnante venait de se dissiper, et ils
voulaient se porter aussitôt vers eux. Mais le moment de
la grande catastrophe approchait, et les ennemis secrets
de la vérité auraient trop perdu à une semblable réunion
pour ne pas s’y opposer de toutes leurs forces, comme
s’ils l’avaient fait précédemment.
Ces ennemis secrets, qui avaient déjà joué de si
cruels tours à l’auditoire, se préparent à verser sur la capitale la coupe toute entière de leurs poisons, afin de tirer
la vengeance la plus éclatante des coups que leur avait
portés Éléazar. Ils ne viennent plus en qualité de génies
délibérants, comme à l’assemblée du cap Horn, mais ils
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LE CROCODILE
se rassemblent comme des guerriers furieux, de toutes
les parties du monde, et se mettent en marche comme
des nuées de ces sauterelles, qui, dans certains pays, ravagent des contrées tout entières.
Ils veulent ôter aux habitants affamés toute espèce
d’espérance. Ils veulent rendre leur supplice effroyable,
en tarissant tout d’un coup la source d’où ces bons parisiens venaient de retirer quelque soulagement passager ;
enfin c’est sur les jours même d’Éléazar que tous leurs efforts vont se porter, ne doutant pas que s’ils peuvent réussir à le faire périr, la capitale ne soit perdue sur-lechamp et à jamais.
Mais pour que leurs coups soient plus sûrs, ils ne veulent pas tenter de faire sauter et brûler sa maison,
comme le grand homme sec l’a déjà entrepris inutilement ; ils veulent l’attaquer corps à corps par leurs
agents les plus déterminés.
C’est ainsi, cher lecteur, que Clément autrefois
Vint trancher les beaux jours du dernier des Valois ;
Les Guise se flattant, dans leur impatience,
De se rendre aussitôt les maîtres de la France.
CHANT 77
Rassemblement des génies aériens
Trois d’entre eux transformés en soldats
On voit donc se former en l’air es amas énormes de
nuages grisâtres, qui ne semblent pas être dirigés par un
seul vent, ni se porter d’un même côté, comme cela arrive dans les temps ordinaires ; mais on les voit venir de
tous les points de l’horizon, et se rendre tous vers Paris
avec une vitesse incroyable. L’orient, l’occident, le nord,
le midi, ouvrent chacun leurs cavernes nébuleuses, et envoient à l’envi leur armée aérienne sur la capitale.
En un instant le ciel est couvert d’un voile épais et
sombre. L’orage se forme, les éclairs brillent, le tonnerre
gronde ; des torrents de grêle et de pluie tombent sur les
parisiens, et les forcent de ses sauver dans leurs maisons.
C’est ce moment-là que les ennemis aériens choisissent
pour mettre fin à leur entreprise.
Trois d’entre eux se transforment en soldats du guet
à pied ; et sous prétexte de demander des ordres au lieuwww.philosophe-inconnu.com
64
LE CROCODILE
tenant de police, qui se trouvait auprès d’Éléazar, ils
s’approchent et les séparent tous deux, afin de pouvoir
mieux agir contre Éléazar quand il sera seul.
L’un des trois se présente, le chapeau bas, à Sédir et
lui parle à l’oreille ; les deux autres investissent Éléazar et
veulent le renverser par terre, mais c’est lui, au contraire
qui, d’un simple regard, commence par les remplir d’effroi
et les faire tomber à la renverse. Feignant alors d’être
soumis, ils se glissent en rampant jusqu’à lui, pendant
qu’il tournait la tête d’un autre côté, et s’entrelacent si
bien dans ses jambes, que dans un instant ils le renversent par terre et se redressent sur leurs pieds.
Sédir, averti par le bruit, se retourne, et voyant l’état
où est son ami, il vole à son secours, appelant à lui les
deux soldats, qu’il était bien loin de soupçonner, tant
l’homme retombe dans les manières de voir ordinaires,
quand la sagesse se plaît à le laisser remis à lui-même :
or, ces deux soldats étant eux-mêmes au nombre des
trois conjurés, que pouvait-il en attendre ?
En effet, ces deux hommes se servent contre luimême des pouvoirs qu’ils ont, en qualité d’êtres surmatériels ; et la première chose qu’ils font, est de tellement
troubler la vue au pauvre Sédir, qu’il ne voit plus du tout :
ils lui ôtent par les mêmes pouvoirs l’ouïe et la parole, et
ne lui laissent que l’usage des jambes ; mais ne sachant
où se diriger, il laisse son ami Éléazar exposé aux plus
grands dangers, sans avoir aucun moyen de lui être utile.
La bonne Rachel elle-même, qui avait voulu
s’approcher de son père, se trouve si interdite de
l’événement, que les forces lui manquent, et elle ne peut
lui apporter aucun secours.
Le volontaire Ourdeck, qui est avec elle et qui n’aurait
pas moins envie d’agir dans cette conjoncture, est comme
paralysé par l’état affligeant où il voit Rachel, et aussi un
peu par l’influence maligne qua les trois champions corporisés ont soin de verser sur lui, et il ne peut remuer aucun
de ses membres.
Ces trois conjurés se trouvant libres, réunissent toutes leurs forces contre Éléazar ; c’est à qui portera sur lui
les coups les plus rudes, et il n’est rien qu’ils n’emploient
pour massacrer ce redoutable adversaire des méchants.
Mais ces êtres ténébreux, quoique étant des êtres surmatériels, sont trop aveugles eux-mêmes pour savoir à qui
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65
LE CROCODILE
ils s’adressent, sans quoi ils n’auraient sûrement pas cette
folle audace.
En effet, si, dans un moment de surprise, ils ont pu
renverser Éléazar, qui, alors occupé d’éviter la pluie et le
mauvais temps, pouvait n’être pas entièrement sur ses
gardes, il ne tardera pas à reprendre ses droits sur eux ;
et c’est ici que vont se montrer des témoignages non
équivoques de sa puissance.
CHANT 78
Éléazar renversé se relève
Ce n’est pas une choses sans exemple que d’avoir vu
des villageois entreprendre de courber un arbre flexible ;
et après l’avoir fait pencher, s’attacher précipitamment à
ses branches, croyant l’avoir entièrement renversé ou déraciné ; mais il n’est pas sans exemple non plus que cet
arbre, qui n’était que courbé, se soit redressé par les lois
de son élasticité, et qu’il ait enlevé dans les airs ces mêmes villageois, au risque de leur faire payer cher leur imprudence.
(Ami lecteur, c’est la plus juste comparaison que je puisse
trouver pour vous faire comprendre ce qui se passe entre Éléazar et ses trois assassins.)
Éléazar avait une écharpe nouée autour de son corps,
en forme de ceinture. Les trois assassins qui, par leurs
corps redoublés, ne doutent pas de lui avoir ôté la vie, le
saisissent par la rosette de son écharpe, et se disposent à
l’emporter avec eux, pour le montrer à leurs chefs, et
faire voir avec quel succès ils s’étaient acquittés de leur
entreprise.
Mais par le secours de la puissance qui veillait sur lui,
et qui ne voulait que lui faire subir quelques fortes épreuves, les trois assassins se trouvent pris chacun par les
deux mains, dans le nœud de cette écharpe, qui se resserre par leurs propres efforts. Alors Éléazar, ainsi que le
plus nerveux des arbres, reprend bientôt toute sa vigueur ; il se redresse sur ses pieds, et saisissant de sa
main gauche le nœud de son écharpe, il le serre si bien,
que ses trois adversaires ne peuvent se dégager, et qu’il
les traîne forcément après lui, avec la plus grande facilité.
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66
LE CROCODILE
Phénomène étonnant, mais facile à comprendre,
Quand en réfléchissant, l’on voudra bien m’entendre.
Quoique six soient plus qu’un, dans nos calculs humains,
Une main juste est plus que six méchantes mains.
De l’autre main, Éléazar saisit sa miraculeuse boîte.
Comme il ne s’agit point ici de faire rien produire à la nature, mais seulement de contenir des malfaiteurs, et de
repousser les maux qu’ils opèrent, il lui suffit de tenir
dans sa main cette boîte : ce seul contact empêche nos
trois champions de quitter la forme qu’ils avaient prise, et
de s’envoler dans les airs vers leurs compagnons. Il a
aussi la propriété de tempérer la pluie qui tombait alors,
ainsi que de rendre à Sédir l’usage de tous ses sens.
Quant à Rachel et au volontaire qui étaient plus loin
d’Éléazar et qui étaient affectés de deux manières, ils ne
purent éprouver aussi, par ce seul contact, qu’une légère
partie de l’effet du remède, et ils auraient eu besoin que
la puissante poudre les approchât elle-même, pour leur
procurer un secours plus efficace ; aussi, à leur grand regret, se trouvent-ils à peu près dans le même état.
Cela n’empêche pas que le triomphant Éléazar, traînant après lui ses trois prisonniers, ne reparaisse auprès
de son ami Sédir, et qu’il ne présente ainsi aux yeux du
peuple qui commence à revenir dans les rues, ces signes
merveilleux de sa victoire, aussi glorieuse pour lui,
qu’humiliante pour ses adversaires.
Hélas, courte victoire, et gloire passagère,
Vous n’offrez au vainqueur qu’une paix éphémère !
Et nous allons bientôt voir ses fiers ennemis,
Pour se venger, porter le deuil dans tout Paris.
CHANT 79
Délibérations et décisions des ennemis aériens
Les ennemis aériens, restés dans les nuages, ne perdaient
point
de
vue
leurs
compagnons ;
ils
s’enflammèrent d’une nouvelle fureur, en voyant leur désastre et leur honte, et mille serments sont proférés à la
fois, de ne pas désemparer qu’ils n’aient exercé en leur
faveur la vengeance la plus éclatante.
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67
LE CROCODILE
Dans l’instant, l’un d’eux, nommé Haridelle, s’avance
et dit : « Puissants compagnons, il n’est aucun de vous
qui ne soit rempli d’indignation à la vue du triste sort de
ceux de nos frères qui s’étaient dévoués à notre commune gloire. Je vous prie de croire que je partage avec
vous ces justes sentiments, et que si je pouvais mourir,
et qu’en mourant je pusse sauver l’honneur de tous mes
confrères, la mort ne serait absolument rien pour moi, et
que je ferais le sacrifice de ma vie avec un véritable
transport de joie ; mais puisque ce sacrifice est impossible de notre part, et puisque étant esprits, notre arme
principale est dans l’esprit, je vais vous faire part des observations que me fournit mon esprit, et je les soumettrai
à votre jugement.
« Voilà déjà deux tentatives inutiles que le crocodile
et nous, avons faites contre la vie d’Éléazar, et nous devons frissonner de crainte, en nous rappelant les prédictions merveilleuses qui ont été faites de lui à Atalante, il y
a plus de deux mille ans, et qui nous l’annoncent comme
étant notre plus redoutable adversaire. Jusqu’au moment
où il a déployé les puissances de sa poudre saline, pour
forcer la terre à fournir de la subsistance à tout un auditoire, nous ignorions en quoi consistaient ses dons si redoutables ; mais depuis lors, et surtout depuis qu’en
tenant seulement sa fatale boîte dans sa main, il traite
nos trois compagnons comme autant de pantins qu’il
promène à son gré, nous ne devons plus douter que ce ne
soit dans ce redoutable talisman que réside toute la magie de ses pouvoirs. Nous n’avons plus besoin d’aller
chercher une nouvelle Dalila, pour découvrir par son
moyen en quoi réside la force de ce nouveau Samson.
Nous savons où réside cette force, et nous savons par
conséquent où doivent tendre nos coups pour la détruire ;
mon avis est donc que nous mettions en usage tout ce
que nous avons d’intelligence et de ruse pour lui dérober
ce trésor, qui est pour lui comme un arsenal, comme une
citadelle, ou plutôt comme un monde tout entier ; étant
bien sûrs que quand ce talisman sera en notre puissance,
nous n’aurons plus rien à craindre et que nous ferons
d’Éléazar tout ce que nous voudrons. Et vous, mes chers
compagnons, si le zèle peut déterminer votre confiance, si
l’honneur que j’ai eu d’être le génie qui a présidé
l’assemblée du cap Horn, vous engage à croire que cette
confiance ne sera point mal placée ; enfin si l’envie exwww.philosophe-inconnu.com
68
LE CROCODILE
trême que j’ai de vous être utile à tous peut vous paraître
un titre suffisant pour que votre choix tombe sur moi
dans cette périlleuse entreprise, prononcez, vous n’en
trouverez aucun parmi vous qui se dévoue avec plus
d’ardeur à votre gloire et à votre utilité. »
Haridelle ayant fini son discours, tous ses compagnons le félicitent sur son zèle et sur son courage ; ils
adoptent les propositions qu’il a faites, et le nomment leur
délégué, d’une voix unanime. Bien plus, tous ses compagnons lui donnent carte noire, pour s’acquitter de sa
commission et lui recommandent seulement de ne pas
perdre un instant, puisque le danger est aussi urgent.
(Peut-être cher lecteur aurez-vous du soupçon,
Qu’ici, sans y penser, j’offense la raison,
En mettant carte noire, au lieu de carte blanche ;
Je répondrai que non, d’une manière franche.
Aux ennemis de l’air, à ces cruels agents
Dont l’unique pouvoir est d’être malfaisants,
On ne saurait jamais donner que carte noire,
Et si vous en doutez, consultez le G……).
CHANT 80
Le désastre au comble
Haridelle n’ pas plus tôt reçu sa commission, qu’il se
met en devoir de la remplir. Il commence par agiter tous
les trônes de ses confrères ; il les fait tellement rouler les
uns sur les autres, que ces trônes, qui ne sont que des
nuages, parviennent bientôt à s’échauffer et à reprendre
leur qualité fulminante, d’autant que ses frères et amis
l’aident avec ardeur à cette besogne, afin d’en accélérer
les effets.
Quand Haridelle voit ces nuages parvenus à leur degré convenable d’inflammation, il se transforme sur-lechamp en éclair, rompt l’enveloppe que forment les nuages, et se précipite tout en feu, vers le lieu où ses trois
compagnons étaient menés en triomphe par Éléazar.
L’éclair approche jusqu’auprès de la poitrine de cet
israélite, mais il ne peut l’atteindre, tant il sens une force
irrésistible qui s’y oppose : soudain l’éclair fait un crochet,
et s’en va frapper la basque de l’habit de Sédir, qui se
trouvait près de son ami, et écoutait un très bref récit du
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69
LE CROCODILE
combat soutenu contre les trois champions qu’il n’avait
point vu. L’éclair ne frappe que son habit, parce qu’il
n’avait pas le pouvoir de frapper sa personne. L’habit
s’enflamme, Sédir veut éteindre le feu, et en s’agitant il
ne fait qu’enflammer son habit davantage. Éléazar, entraîné par l’envie d’être utile à Sédir et de le tirer du danger qui le menace, s’élance vers lui, et d’un seul
mouvement de la main qui tient la boîte, il éteint le feu de
son habit et lui rend la tranquillité.
Mais bientôt Haridelle revient à la charge. Un second
éclair, vingt fois plus terrible que le premier, vient mettre
en feu toute l’atmosphère. Les trois chamions qui sont liés
à l’écharpe d’Éléazar, excités par le soufre qui s’exhale de
toutes parts, s’agitent de toutes leurs forces ; et par cette
agitation ils font tellement remuer le nœud de l’écharpe
dans la main d’Éléazar, qu’ils allaient peut-être lui échapper, s’il ne se fût servi promptement de sa main droite
pour le resserrer.
Mais hélas ! l’heure fatale approchait où Paris allait
être précipité dans l’abîme. C’était avec la main qui tenait
la précieuse boîte qu’Éléazar s’empressa de contenir ce
nœud vacillant : malheureusement il met tant de vitesse
dans ce mouvement, que la boîte se heurte contre sa
main gauche, s’échappe et tombe ! ! !
Soudain Haridelle présente ses mains au génie de Saturne qui les revêt à l’instant d’une couche de plomb dont
il est le génie, et cela pour leur servir de préservatif ; Haridelle revêt avec la même promptitude cette couche de
plomb d’une couche de mercure qui est compris spécialement dans son département, et le tout pour pouvoir
mieux se saisir de la précieuse boîte ; il la saisit, en effet,
comme un vautour, il s’envole avec elle dans les nuages,
et annonce son triomphe par de nouveaux éclats de tonnerre.
En arrivant parmi ses confrères aériens, il est reçu
avec mille fois plus d’honneurs qu’on n’en rendit jamais à
aucun guerrier de ce monde, après les plus brillantes
conquêtes. Chacun le comble de louanges, chacun
s’empresse de s’approcher de lui, et surtout de voir ce redoutable talisman qui a opéré des prodiges si merveilleux.
On décide qu’à l’avenir Haridelle aura parmi les siens le
rang le plus honorable ; puis d’une commune voix, on
prononce qu’on promènera en pompe dans tout l’empyrée
cette glorieuse dépouille qu’il a enlevée à Éléazar, et
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70
LE CROCODILE
qu’on la placera ensuite à demeure au nombre des astres
comme une nouvelle constellation.
Mais il ne faut pas croire que le fier Haridelle, malgré
les précautions qu’il a prises, puisse tenir si aisément
cette boîte dans ses mains. Elle avait en elle-même une si
grande activité, et un si grand feu, qu’elle aurait eu bientôt volatilisé le mercure, et fondu le plomb dont il s’était
armé, et enfin l’aurait violemment brûlé lui-même, s’il
l’eût tenue longtemps de suite dans la même main. Aussi
était-il obligé de la transporter continuellement d’une
main dans l’autre, de l’agiter même, et de la faire sautiller
quand il la tenait, comme on le voit faire à ceux qui veulent porter dans leur main des charbons ardents.
C’est même pour cela qu’il ne put jamais l’ouvrir,
quoiqu’il y essayât de son mieux, afin de s’emparer de la
poudre qui était dedans et de la jeter au vent ; ce qui
l’eût garanti lui et les siens pour jamais, à ce qu’ils
croyaient, de toute défaite et de toute danger.
CHANT 81
Triomphe d’Éléazar
Pendant que ces choses se passent dans l’empyrée,
Éléazar qui n’a plus ses forces, fait tout ce qui est en lui
pour n’être point abattu. Le volontaire et Rachel se trouvent encore plus affaiblis. Le volontaire pensait bien intérieurement à Madame Jof, et à tous les prodiges qu’il a vu
opérer antérieurement par Éléazar ; mais il ne pouvait
prononcer aucune parole. Rachel est saisie, et a tout au
plus la force de lever les yeux au ciel. Quant à Sédir, il est
toujours tout éperdu, se débattant contre le feu qui avait
repris à son habit.
Les trois champions n’étant plus contenus, se détachent du nœud de l’écharpe et se tiennent ferme sur leurs
pieds. Un voile plus sombre que le premier s’étend sur
toute la capitale : au lieu de pain, dont les tristes habitants avaient si grand besoin, ce sont des pierres qui
tombent du ciel sur eux et qui les écrasent ; et s’ils veulent se réfugier dans leurs maisons, ils y trouvent dans
chacune, sous des formes de crocodiles, quelques-uns de
ces ennemis aériens qui composent l’armée d’Haridelle, et
qui, démolissant à l’envi ces maisons, ensevelissant les
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71
LE CROCODILE
malheureux parisiens sous leurs ruines ; la peste, les incendies, tous les maux les menacent à la fois ; et le désespoir devient leur unique affection et comme leur
unique existence.
Quoique la situation du vertueux et sensible Éléazar
devienne par là encore épouvantable, il garde néanmoins
la sérénité qui convient à la dignité de son caractère. On
voyait bien percer en lui une douleur secrète, mais c’était
plutôt son attendrissement pour les malheureux et son
zèle pour la gloire de la vérité, que la honte de sa voir
humilié par ses redoutables ennemis.
En effet, son cœur déchiré en voyant combien la vérité pourrait perdre, dans l’esprit des impies, par le désastreux triomphe de ses adversaires aériens ; et cette
douleur l’affectait tellement qu’il ne lui venait dans l’esprit
aucune idée, aucune clarté, et son génie ne lui suggérait
ni moyen, ni ressource pour l’aider à ranimer ses forces ;
tant est certaine cette vérité, que la pensée ni la lumière
ne sont à nous, et qu’aussitôt que la source qui nous les
communique se retire de nous, l’aveuglement et
l’impuissance sont notre partage.
Mais cet état de ténèbres et d’angoisses ne pouvait
avoir qu’une durée limitée, parce que l’homme juste ne
peut jamais être abandonné pour toujours, et que si la
sagesse permet qu’il fasse quelquefois la triste expérience
de sa misère, et des dangers dont il est environné, elle
désire encore plus ardemment de le dédommager au centuple, en lui rendant tous les charmes de sa douceur divine, et de ses virtuelles consolations.
En effet, les désirs d’Éléazar étaient si purs, qu’il sentit bientôt renaître en lui un germe d’espérance. Cet heureux changement lui fut annoncé par l’étoile, ou la femme
tartare, qui se montra dans les airs pour le soutenir et lui
faire voir qu’elle était fidèle à sa promesse. Ce témoignage sensible et ce germe d’espérance qu’il sentait renaître en lui, raniment son courage et donnent une
nouvelle force à ses désirs. Il se concentre alors dans son
être intérieur le plus intime, et rassemblant toutes ses facultés, il représente à l’invisible sagesse, par les doux
mouvements de son âme, combien la gloire de la vérité
est intéressée à le faire triompher de ses ennemis, et à lui
rendre le puissant talisman qui jusqu’alors l’a préservé de
tant de dangers.
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72
LE CROCODILE
Cette violente concentration remplit d’énergie les facultés qui sont en lui, et qui sont le vrai modèle de ces
trois substances, dont le savant arabe lui avait donné la
recette. Cette vertueuse ardeur, soutenue par les vœux
les plus touchants, fut couronnée par un heureux succès ;
tel à peu près que ce qui était arrivé au volontaire dans le
souterrain d’Atalante, lorsqu’il découvrit le nom d’Éléazar
d’une manière si peu attendue.
Il sortit d’Éléazar comme un effluve d ses désirs qu’il
avait fortifiés en les concentrant. Cet effluve, plus actif
encore que la poudre saline renfermée dans la boîte, eut
un effet subit et si prodigieux, que si les ennemis aériens
avaient eu un moment de triomphe, ils le payèrent bien
cher par l’humiliation dont ces triomphes furent suivis.
Car cet effluve sorti de l’intérieur d’Éléazar, attira
bientôt, par les lois de l’affinité, cette même boîte dont ils
s’étaient emparés, et dont ils s’étaient flattés de se faire à
jamais un monument glorieux parmi les astres. Elle revint, comme d’elle-même et dans un instant, se replacer
dans les mains d’Éléazar ; et même cela s’opéra d’une
manière si douce, que les ennemis aériens ne s’en aperçurent pas d’abord, et qu’ils se crurent encore pendant
quelques moments en possession de ce trésor qu’ils ne
possédaient plus, parce qu’ils ne connaissent que les
mouvements brusques et bruyants, ce qui fait qu’il n’y a
pas d’illusions dont ils ne soient susceptibles.
CHANT 82
Éléazar marche à d’autres travaux
Éléazar ne pouvait recouvrer ce puissant trésor, sans
redevenir sur-le-champ maître de ses adversaires. Il prit
lui-même une prise de son précieux sel, pour procurer du
soulagement à sa propre personne qui, épuisée par les
grands efforts qu’il avait faits, n’aurait pu résister à de
plus longues fatigues. Il jeta ensuite dans les airs trois
fortes prises de sa poudre. Rachel et le volontaire reprennent par là l’usage de leurs facultés ; et unissant leurs
vœux aux œuvres d’Éléazar, ils portent leurs yeux et leurs
mains vers la demeure céleste, Sédir, qui, par le même
moyen, se trouve aussi délivré, en fait autant.
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73
LE CROCODILE
Par le concours de ces âmes vertueuses, aidées des
grands pouvoirs d’Éléazar, soudain les nuages se dissipent, la clarté du jour reparaît, les ennemis aériens
s’enfuient dans d’autres régions, en maudissant celui qui
renverse ainsi tous leurs projets.
Haridelle seul, l’audacieux Haridelle, ose encore faire
une dernière tentative ; il s’élance du haut des airs vers
les trois champions qui s’étaient dégagés de la ceinture
d’Éléazar, lorsque la boîte lui avait été enlevée ; il vient
s’unir à eux, pour reprendre ensemble cette boîte qui
était pour lui objet d’une si ardente ambition.
Mais tel qu’un canon à double charge dissipe en un
clin d’œil un petit nombre de pusillanimes assaillants, tel
le moyen puissant d’Éléazar anéantit tous les efforts de
ces malfaiteurs : il ne fait que les menacer en ouvrant
seulement devant eux cette redoutable boîte ; et dans
l’instant les trois champions quittant tous la forme humaine qu’ils avaient prise, sont dispersés dans les airs
avec Haridelle, comme de la poussière ; et depuis ce
moment-là, il leur est impossible même de rentrer dans
les nuages d’où ils sont descendus et de rejoindre leurs
compagnons.
En terminant ces glorieuses entreprises, Éléazar se
trouve environné de Sédir, de Rachel et du volontaire, qui
le félicitent à l’envi de ses succès. Pour lui, que d’autres
travaux attendent, il rend promptement l’hommage le
plus sincère à celui qui conduit tout ; puis, s’adressant à
Rachel :
« Ne me suivez point pour ce moment, lui dit-il ; ce
qui me reste à faire demande des forces que je ne dois
point exiger de vous : d’ailleurs votre présence devient
encore plus utile à Paris, pendant le moment que je m’en
absenterai ; c’est pendant ce moment-là qu’il aura le plus
besoin de préservatif, et c’est à vos prières à lui en servir.
Vous lui nuiriez beaucoup si vous en sortiez. Je ne puis
également, intéressant voyageur (en parlant à Ourdeck),
me permettre encore de vous exposer à d’aussi grands
travaux que ceux qui m’attendent. Mais je n’ai point non
plus de limites à vous prescrire, ni d’ordres particuliers à
vous donner ; seulement je vous engage à me soutenir
comme vous l’avez fait par tous vos moyens intérieurs.
Pour vous, Monsieur (en parlant à Sédir), vous qui avez
déjà été admis dans la carrière, venez la poursuivre ; elle
nous apprendra elle-même si elle vous permettra de la
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74
LE CROCODILE
remplir jusqu’au bout, ou bien quand il faudra vous arrêter. »
Sur-le-champ, il se sépare de Rachel et du volontaire
qui le quittent avec de vifs et tendres regrets, et il emmène avec lui le vertueux Sédir.
Rachel et le volontaire, qui souscrivent en soupirant à
cette séparation, sont cependant satisfaits de ses trouver
ensemble, ayant tant de motifs réciproques de
s’intéresser l’un à l’autre ; motifs qui s’étaient tant accrus
par l’événement du psychographe, et par le peu
d’entretiens qu’ils avaient déjà eus sur ce qui s’était passé
sous leurs yeux, et sur l’histoire souterraine d’Atalante.
Ourdeck, toujours plein du souvenir de Madame Jof,
ne peut s’empêcher de demander à Rachel ce qu’elle en
pense ; d’autant que depuis sa très extraordinaire apparition, il n’en avait plus entendu parler.
Rachel fait un petit sourire et lui dit : « Heureux mortel ! vous avez fui ce qui vous cherchait, maintenant cherchez ce qui vous fuit. Cette personne est allée se cacher
dans votre cœur, et vous la verrez difficilement ailleurs. »
Et sur-le-champ prenant un crayon, elle remet les lettres
de ce nom dans leur ordre naturel, ce qui ouvrit les yeux
au volontaire Ourdeck et le remplit d’une joie inexprimable.
Puis elle ajouta : « Il faut que vous cherchiez bien
soigneusement cette intéressante personne dans votre
cœur, si vous désirez de m’y trouver aussi, car je n’y puis
demeurer qu’avec elle.
— Vous m’offrez là, Madame, lui répondit-il, un puissant moyen d’encouragement. Quelles sont donc ces
voies impénétrables de la sagesse, où rien n’est ordonné
ni promis qui ne soit délicieux, et où le bonheur est luimême le prix du bonheur ?
— Monsieur, lui dit-elle, il n’y aurait rien de ravissant
comme les découvertes où vos sages réflexions pourraient nous conduire. Mais malgré le plaisir que j’aurais à
approfondir avec vous ces hautes connaissances, l’idée de
mon père m’occupe trop, et mon esprit n’est point assez
libre pour que nous nous livrions à de semblables spéculations. Je voudrais même, je ne vous le cache point,
qu’en évitant de contrarier les volontés de ce bon père,
vous fissiez tout ce que vous pourrez pour le suivre de
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75
LE CROCODILE
loin, et veiller au moins à sa sûreté, en cas que l’occasion
se présentât de lui être de quelque secours. »
Ô divine Rachel, c’est votre tendresse filiale qui vous
fait oublier pour le moment la confiance que, d’après tant
de prodiges, vous devez avoir aux dons d’Éléazar.
Ourdeck s’éloigne donc sans répliquer ; cette séparation lui paraît néanmoins excessivement pénible ; tant il
sent augmenter son solide attachement pour cette intéressante femme. Mais il est payé de retour, c’est là ce qui
le soutient ; il part avec l’intention de faire de son mieux
pour répondre aux tendres sollicitations de Rachel ; et
Rachel reste constamment dans Paris pour y remplir les
vues de son respectable père.
CHANT 83
Instruction d’Éléazar à Sédir
Déjà Éléazar est rendu avec Sédir à la plaine des Sablons, à l’endroit même où le crocodile avait avalé les
deux armées ; là, Éléazar qui avait des yeux ad hoc, souffle deux fois fortement sur la terre et jette ensuite, dans
cette même place où il a soufflé, deux pincées de sa poudre saline, et aussitôt un frémissement souterrain se fait
entendre avec un fracas épouvantable.
« Ce n’est là qu’un commencement, dit-il à Sédir, et
nous devons nous attendre à de plus grandes secousses,
si mes désirs ont le bonheur de pouvoir s’accomplir. Éloignons-nous quelques pas pour laisser aux moyens que j’ai
employés le temps de détruire entièrement le foyer qui a
été la première source de tous nos maux. » Et en
s’éloignant, ils ne cessent de se pénétrer de plus en plus
des grands projets qui les occupent.
« Vertueux Sédir, c’est ici que vous allez recevoir
l’effet des promesses que vous a faites Éléazar, au sujet
de sa merveilleuse poudre. Touché du zèle que vous avez
témoigné pour lui, touché surtout des maux et des dangers que vous avez soufferts près de lui lors de l’éclair, il
ne peut choisir une plus favorable circonstance pour satisfaire vos désirs.
« Vous voyez, lui dit-il, quels sont les étonnants
avantages du secret que mon Arabe m’a confiés ; je ne
veux plus vous en faire un mystère. Ce secret est en vous
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LE CROCODILE
comme il est en moi et dans tous les hommes ; et si, à
l’exemple du maître qui m’a instruit, je n’avais employé
tous mes efforts pour faire fructifier en moi ce germe qui
est donné à l’homme, pour être la base de toutes ses sagesses et de toutes ses puissances, jamais cette poudre
ne m’eût servi de rien ; car de même que c’est du principe souverain que nous recevons toutes nos propriétés,
de même c’est de moi que cette poudre reçoit sa vertu ;
et après en avoir été pénétrée, elle me soulage dans mes
œuvres et devient un appui pour moi. S’il n’en était ainsi,
nos ennemis aériens ne l’eussent pas tenue si inutilement
entre leurs mains, et ils auraient pu, à leur gré, nous
plonger dans des maux sans remèdes.
« Je n’ai dons pas besoin de m’étendre davantage
pour vous faire comprendre la vraie source de mon secret ; et cependant je n’attends que le moment où je serai dispensé de le mettre en usage, et où je pourrai agir
moi-même directement par ce don naturel qui est dans
tous les hommes. Car je ne pourrai sans cela terminer les
énormes travaux qui nous restent à faire pour sauver la
capitale. J’ai bien pu, au moyen de mes dons accessoires,
combattre en votre présence les projets sinistres et occultes du grand homme sec et de ses compagnons ; j’ai
pu arracher le volontaire Ourdeck du sein du crocodile et
le faire revenir sain et sauf d’Atalante dans le même moment où il a éprouvé une si grande secousse dans la cave
de l’hiérophante ; j’ai pu forcer le crocodile à vomir les
deux armées, quoique ni le volontaire, ni vous ne sachiez
encore ce qu’elles sont devenues, et que j'e n’aie pu tout
de suite les rendre à leur patrie, puisque le crocodile a eu
encore une retraite à leur fournir malgré moi ; j’ai pu détruire les pièges de nos ennemis aériens à plusieurs reprises, et leur arracher ce qu’ils auraient eu tant de désir de
conserver.
« Mais toutes ces choses ne sont que de faibles entreprises, en comparaison de ce qui nous reste à faire ;
car tous ces obstacles que nous avons surmontés ne sont
que des obstacles secondaires et inférieurs ; tant que
nous n’aurons pas vaincu et subjugué non seulement le
crocodile lui-même, mais encore les hommes malfaisants
qui se sont rendus ses organes, nous n’aurons point couronné notre œuvre.
« Or nous ne pouvons y parvenir qu’en les séparant
d’avec lui, et en le séparant d’avec eux. Par leurs méwww.philosophe-inconnu.com
77
LE CROCODILE
chancetés, ils se sont rendus ses organes ; et lui, par son
avidité à percer dans leur intelligence, il est devenu leur
organe à son tour, en se prêtant à toutes leurs volontés
perverses, et en les favorisant de tout son pouvoir. Il s’est
formé ainsi entre eux et lui une double alliance, dans laquelle ils sont devenus à la fois sa langue et sa pensée, et
où lui est devenu leur pensée et leur langue. Cela forme
comme deux cautères qui se vident continuellement l’un
dans l’autre et ne se remplissent mutuellement que de
leur sanie respective ; et même sans être méchants, les
hommes qui parlent trop établissent, sans s’en douter, de
semblables cautères entre eux et l’ennemi universel du
genre humain qui épie sans cesse nos paroles, pour y
pomper le fruit qu’elles renferment, pour en faire son profit, et pour nous transmettre en retour son infection. C’est
ce qu’Ourdeck a vu dans le crocodile ; c’est ce qui est
cause que les sciences sont en esclavage, et c’est de là
que parmi les sages le silence est si recommandé. Sachez
donc que je ne pourrai rompre cette double alliance qu’en
lui opposant des forces du même genre que les moyens
qui l’ont formée ; et c’est cet heureux terme où j’aspire.
— Ah ! cher Éléazar répondit Sédir, combien il me
tarde que vous puissiez accomplir vos sages désirs, et
soumettre ce furieux monstre qui répand tant d’alarmes
dans ma patrie ! Car c’est une chose bien surprenante
que le pouvoir dont ses criminels adhérents sont revêtus.
Quand même je n’aurais pas les connaissances que vous
m’avez données de leurs secrets, je ne pourrais me dispenser de croire qu’ils sont sûrement dirigés et protégés
par une puissance extraordinaire. Depuis le commencement de la révolte, tous mes espions ont été mis en campagne contre eux ; ils les ont vus, ils leur ont parlé, et
jamais ils n’ont pu parvenir à les arrêter.
« Dites-moi en quoi je puis vous aider dans votre
grande entreprise, cher Éléazar, parlez. Faut-il traverser
les mers ? Faut-il parcourir le globe entier ? Faut-il,
comme l’ont fait nos deux armées, pénétrer de nouveau
au centre de la terre ? Je suis prêt à tout, il n’est rien que
je n’entreprenne pour être utile à mon pays, et pour renverser les projets iniques des méchants. D’ailleurs, c’est
le seul moyen qui me reste de rendre quelque service à la
capitale, dont le soin m’est confié ; ma présence lui est
comme inutile puisque je n’ai point d’aliments à lui procurer pour apaiser sa faim, ni de soldats à faire marcher
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78
LE CROCODILE
pour prévenir ses désordres. Faut-il que nous voyions ainsi périr nos chers concitoyens sans pouvoir les soulager ?
Non, non, cet état cruel ne peut plus durer sans nous avilir, et dussé-je périr dans mon entreprise, j’aime mieux
chercher la mort que de l’attendre ; vous avez réveillé en
moi des principes dont les germes étaient semés dans
mon cœur dès mon enfance. J’ai aimé la vérité avant de
la connaître ; en m’en donnant la connaissance, vous
n’avez fait qu’augmenter mon amour pour elle ; et je serais indigne de ses faveurs et de vos lumières, si je ne
cherchais pas à les employer dans une circonstance qui
est sûrement la plus importante de toutes celles qui se
rencontreront dans ma vie.
— Vous le voulez donc, reprit Éléazar, pour le bien
même, et non point par une vaine curiosité. Eh bien :
vous serez satisfait. On ne peut point feindre les élans du
cœur. J’avais besoin d’un fidèle compagnon comme vous ;
mais je devais attendre que la Providence me l’envoyât,
et je ne pouvais pas me permettre de lui demander. Ma
fille Rachel m’a été utile jusqu’à ce moment, et ne cessera
de me l’être encore. Mais ce qui nous reste à faire exige
des forces que l’on n’a pas le droit d’attendre de son sexe.
Voilà pourquoi j’attendais un homme. Quant au volontaire
Ourdeck, je n’ai point eu le temps de préparer et de graduer son instruction comme j’ai fait la vôtre. Je ne pouvais savoir, il est vrai, si ce ne serait pas lui qui me serait
envoyé ; mais il a douté autrefois ; et vous, vous avez eu
le bonheur de croire : c’est ce qui fait que votre avancement est plus prompt que le sien.
« Oui, vous pourrez travailler avec moi à la délivrance
de votre patrie ; mais je vous préviens que la tâche sera
rude et que vous aurez de grands obstacles à surmonter.
Que la confiance ne vous abandonne point, et nous ne
pourrons manquer de couronner notre œuvre par les succès les plus glorieux ; car, depuis vos dernières paroles,
j’en sens naître en moi tous les indices. Il n’est point nécessaire que vous parcouriez le globe, ni que vous passiez
les mers : du lieu où nous sommes, nous pouvons accélérer notre entreprise, et peut-être même commencer à en
recueillir des fruits. »
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79
LE CROCODILE
CHANT 84
Sédir séparé d’Éléazar par un ouragan
À ces mots Éléazar s’arrête, prend de sa main droite
la précieuse boîte, il en touche doucement trois fois la
poitrine, trois fois le front et trois fois la bouche de Sédir :
« Allez maintenant, lui dit-il, souffler deux fois sur le foyer
d’iniquité, comme vous me l’avez vu faire tout à l’heure. »
Sédir obéit.
(Ami lecteur, souvenez-vous que nos paroles ne sont vraiment
bonnes qu’autant qu’elles sont engendrées par notre cœur et par
notre esprit. Je voudrais pouvoir vous en dire davantage : mais
les détails de tout ce qui se passa dans cette cérémonie ne me
sont pas confiés d’une manière assez circonstanciée, pour que je
puisse les livrer à votre curiosité. Je n’ai le pouvoir que de vous
en peindre les résultats.)
Sitôt que cette cérémonie est finie, il s’élève une
tempête épouvantable ; un vent furieux descend subitement du ciel et tombe comme un torrent impétueux sur
Éléazar et sur Sédir, et les renverse tous les deux ; ils se
relèvent, ils sont renversés de nouveau ; ils se relèvent
encore, et pour la troisième fois, ils sont renversés : Éléazar seul se relève pour la troisième fois, mais il est emporté par le tourbillon assez loin de son ami, pour ne
pouvoir le rejoindre aussitôt qu’il l’aurait désiré, pour le
bonheur de l’un et de l’autre ; et il fut au moins une
grande heure à le chercher avant de pouvoir le trouver.
Le pauvre Sédir est étendu au pied d’un arbre, si
étourdi de ses trois chutes, qu’il ne sait absolument où il
en est, meurtri dans plusieurs parties de son corps, et
n’ayant pas à sa disposition le remède si efficace et si
merveilleux d’Éléazar ; dans cet état extraordinaire, que
quelques-uns appelleraient étourdissement, que d’autres
appelleraient assoupissement, et que nous n’oserions pas
nommer du tout, de peur de nous tromper, dans cet état,
dis-je, Sédir est accosté par un homme qui lui fait des récits au-dessus de toute croyance ; tellement que, quand il
les rapporta ensuite à Éléazar, il ne pouvait encore dire si
c’était en songe qu’il avait entendu ces récits, ou si c’était
une personne véritable qui les lui avait faits, car il s’est
trouvé tout seul au sortir de cet état indéfinissable.
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LE CROCODILE
CHANT 85
Observation
(Pour moi, cher lecteur, je ne puis pas vous assurer non plus si
c’est en songe ou en réalité que lui ont été faits ces récits que
vous verrez dans les chants suivants.
Car je suis trop soumis, trop fidèle à ma muse,
Pour dire, sous son nom, un mot qui vous abuse ;
D’autant que sur l’article, elle convient tout bas,
Avec sincérité, qu’elle ne le sait pas.
Écoutez donc tout bonnement ce que cette figure humaine, réelle ou non, vint dire à Sédir, pendant qu’il était endormi, ou
pendant qu’il était éveillé, ou pendant qu’il n’était ni l’un ni
l’autre.)
CHANT 86
Discours instructif d’un inconnu
Annonce des deux armées
« Les deux armées seront bientôt rendues dans la
plaine des Sablons ; je suis venu en avant-garde pour
vous en prévenir ; car je vous parle comme étant un des
combattants, quoique je sois d’une profession très pacifique. Sachez seulement, pour ce moment, que je puis tout
voir sans changer de place ; et que soit dans les astres,
soit sur la terre, rien n’est interdit à mes regards.
« Après le long séjour que les deux armées ont fait
d’abord dans le corps du crocodile, il a été forcé par Éléazar de les vomir hors de son sein ; d’autant que si parmi
elles il y avait des hommes très coupables, il y avait aussi
des hommes très méritants, et que dans les grandes catastrophes la sagesse permet que les choses soient ainsi
disposées, afin que ces seuls purificateurs et conservateurs préservent la masse d’une entière dissolution et
d’une ruine absolue ; mais comme le crocodile ne voulait
pas que ces deux armées revinssent sitôt à Paris, où il a
un si terrible adversaire, il a encore eu le pouvoir de les
vomir avec tant de violence, qu’il les a lancées jusque
dans la région des planètes et des étoiles. En même
temps, il a conservé dans les divers champions de ces
deux armées, toute l’ardeur dont ils étaient animés avant
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81
LE CROCODILE
qu’il les eût avalées, et qui n’a fait que devenir encore
plus impétueuse, par leur séjour dans ses entrailles.
« Ces divers champions, lancés avec tant de force, se
sont accrochés partout où ils ont pu, sur les diverses planètes, comètes, étoiles, qui se rencontraient à leur portée ; de là, se menaçant les uns et les autres avec des
yeux enflammés de colère, ils se préparent à se livrer de
nouveaux combats. La même puissance qui les a vomis
sur ces globes, leur donne le moyen de faire mouvoir à
leur gré ces corps immenses qui nagent dans les plaines
de l’air. Soudain on voit les deux armées rangées en bataille l’une devant l’autre, et déployant les plus savantes
manœuvres. Bientôt même elles se déterminent à en venir à l’abordage ; dans l’instant on voit ces énormes sphères s’approcher et se choquer avec un bruit épouvantable.
« Mais ce moyen remplit mal l’objet et la vengeance
des combattants ; car ces astres étant élastiques et remplis d’air, comme tous les corps qui nagent, il arrivait de
leur choc un résultat tout contraire à celui qu’en attendaient les deux armées ; en effet, en s’abordant avec violence, ils développaient mutuellement leur élasticité, et se
renvoyaient les uns les autres à des distances incommensurables. C’est sans doute cette élasticité, que vos physiciens n’ont jamais pu pénétrer, qui conserve la forme de
tous les corps de l’univers, puisque sans elle ils se détruiraient ; et c’est elle qui a su mettre ici une borne à la fureur des mortels. Aussi a-t-elle donné le temps à Éléazar
de suspendre encore pour un moment les desseins meurtriers des deux armées.
CHANT 87
Suite du discours instructif d’un inconnu
Les sphères
« Pendant ces divers chocs, j’eus soin, à votre intention, d’observer très attentivement toutes ces sphères qui
ont paru assez belles à quelques écrivains pour leur faire
dire que c’était d’elles, et notamment du soleil, qu’étaient
sortis tous les cultes et tous les dogmes religieux de la
terre. Ces écrivains si prompts à juger auraient dû au
moins excepter de leurs décisions les cultes et les dogmes
qui condamnaient ces cultes et ces dogmes astronomiques, comme étant réprouvés de la part de la part de la
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82
LE CROCODILE
sagesse et vous pouvez leur citer le quatrième chapitre du
Deutéronome, en faveur des cultes et des dogmes qu’il
faut excepter de leurs décisions, et qui prouvent combien
elles sont mensongères. Le temps n’est pas venu pour
eux que vous leur en disiez davantage.
« Je fis relevé de tout ce que je voyais de tracé à la
surface de toutes ces vastes sphères ; il y avait une quantité innombrable de diverses figures empreintes, sur lesquelles se fixèrent mes regards ; et j’eus le loisir de les
observer, non seulement sur mon astre, pendant les longs
mouvements que lui faisaient faire les chocs violents de
toutes ces légions célestes, mais encore sur les autres astres, planètes ou étoiles, lorsque nous en venions à
l’abordage.
« Je voyais tracés sur ces sphères divers caractères
et divers hiéroglyphes, tels que des animaux, des plantes,
des lettres alphabétiques, des instruments de musique,
des trônes, des armes, des phénomènes naturels, des incendies, des inondations, des champs de bataille, des cadavres égorgés, des couronnes de diamant, des chars de
triomphe, des livres, des diplômes, des cordons, des instruments pour les arts et les métiers, enfin des signes pris
dans toute la nature et parmi toutes les inventions des
humains.
« J’y voyais non seulement tous ces emblèmes, mais
j’y voyais des hommes occupés aux divers emplois et aux
divers travaux que ces emblèmes indiquaient. J’y voyais
des guerriers, des artistes de tout genre, des docteurs à
sciences secrètes que des curieux venaient consulter, espérant en apprendre le sort de leur vie matérielle, tandis
que l’homme d’un vrai désir a en lui le pouvoir de connaître et de fixer la vie de son esprit.
« J’y voyais des somnambules, et même aussi des
personnes dont l’esprit était aliéné, et je voyais que leur
état pouvait tenir à deux causes : l’une le dérangement
physique de leurs organes qui occasionnait à leur être
pensant, ou une privation, ou une contraction ; l’autre qui
tenait à la prédominance que ces personnes laissaient
prendre en elles à une affection déréglée. Car, s’il y a des
démences involontaires, il y en a encore plus qui sont le
fruit du faux usage de la liberté de l’homme. Voilà pourquoi, toute proportion gardée, on voit moins de fols dans
la classe humble et laborieuse des hommes que dans la
classe élevée et oisive.
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83
LE CROCODILE
« J’y voyais des mathématiciens tracer continuellement des figures et des chiffres, pour percer par euxmêmes dans des vérités scientifiques, dans lesquelles ils
ne pourront jamais pénétrer, sans le guide caché qui est
en eux-mêmes. Je les voyais abuser des plus belles lois
de cette belle science, pour l’étendre à des régions qu’ils
s’interdisent les premiers, en voulant substituer leurs propres moyens à ceux qu’ils devaient se contenter
d’observer et d’attendre. Je les voyais passer leur vie à
n’être que comme les arpenteurs de la nature, je les
voyais toiser la partie extérieure de ce vaste édifice, et
mesurer les dimensions externes des diverses pierres
dont ses murs sont composés, mais ne jamais entrer dans
cet édifice, et même tellement l’encombrer de leurs innombrables échafauds, qu’ils en dérobaient la vue à tous
les yeux et à eux-mêmes.
« Je les voyais s’élancer par leurs découvertes jusqu’auprès des plus sublimes clartés, et plonger ensuite
ces flambeaux dans la vase, comme s’il n ‘étaient propres
qu’à jeter pour un instant des lueurs sur un tas de boue.
Les sciences mathématiques sont faites pour conduire
l’homme dans sa route moyenne et entre les deux extrêmes ; voilà pourquoi, d’un côté, il ne connaît pas la base
positive de la science mathématique, et de l’autre, pourquoi il s’égare quand il veut sans la vraie lumière qu’il a
en lui, excéder la portée de cette science. S’il observait
prudemment et soigneusement comment cette base gouverne elle-même les vérités fondamentales dont il abuse
tant, elle développerait peut-être devant lui jusqu’à ces
vérités mêmes, et jusqu’à ces résultats positifs qu’il cherche, et qui seraient plus exacts et plus justes, que tous
ceux qu’il peut se procurer par les manipulations qu’il
emploie.
« J’y voyais des personnes représentées auprès d’un
fourneau d’alchimiste, et se donnant beaucoup de soin
autour de leur vaisseau. J’y voyais tous les instruments
qui entrent dans un laboratoire ; mais à côté de ces alchimistes grossiers, qui ne passent que pour être des
ignorants parmi leurs confrères, j’en voyais qui
s’annonçaient pour être des alchimistes de la classe la
plus instruite et la seule qui fût dans la vérité, parce qu’ils
ne se servaient pas de charbon. J’y voyais des hommes
avides environner ces savants alchimistes, et dévorer des
yeux les trésors qui leur étaient promis ; pendant que la
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84
LE CROCODILE
seule alchimie et les seuls trésors qui soient véritablement
utiles pour nous, c’est la transmutation ou le renouvellement de notre être.
« J’y voyais des foules d’auteurs qui, n’écrivant pas
pour la gloire de la vérité, et ayant cessé de la prendre
pour guide, n’avaient plus laissé leur esprit ouvert qu’à
leur gloire personnelle, et à tous les tableaux mêlés et
confus qui pouvaient se présenter pour le remplir. Aussi
je voyais toutes ces sources secondaires ou étrangères à
cette vérité entrer comme une inondation dans leur pensée.
« J’y voyais toutes les notions qui sont éparses et
subdivisées en mille manières dans la région des étoiles
et dans tout l’univers entrer à la fois en eux, et se transformer en une masse informe, d’où ces mêmes notions
sortaient ensuite sans ordre de leur esprit, et delà passaient dans leurs livres ; c’est là ce qui a été présenté
physiquement aux académiciens dans la scène de la
bouillie des livres, afin de leur faire comprendre que les
choses ont toujours un terme analogue à leur commencement ; c’est aussi ce qui a été représenté surphysiquement au volontaire Ourdeck pendant son séjour
dans le crocodile, pour l’instruire des correspondances, et
pour lui montrer quels sont les agents qui se chargent de
faire passer tous ces mélanges universels depuis les étoiles jusque dans l’esprit des hommes, et par conséquent
pour lui montrer les services que la foule des penseurs et
des faiseurs de livres rend à la terre, et combien ils sont
dupes de leur orgueil, quand ils vous les donnent pour
être le fruit de leur invention.
« J’y voyais des hommes fanatiques professer impérieusement leurs doctrines sanguinaires, massacrer inhumainement leurs semblables au nom d’un Dieu de paix, et
porter pour signe de meurtre et de bataille les emblèmes
de la piété. Enfin j’y voyais toutes les passions des hommes représentées chacune avec des traits qu’on ne pouvait méconnaître.
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LE CROCODILE
CHANT 88
Suite du discours instructif d’un inconnu
Correspondances
« Ce ne serait rien si j’avais été réduit à considérer
tous ces objets sans en avoir l’intelligence ; vous savez
que je puis tout voir. Je puis également tout comprendre.
Je viens donc non seulement comme avant-garde des
deux armées, mais aussi pour vous communiquer
l’intelligence de ce que j’ai vu dans les astres ; ce sont là
les prémices des bienfaits que vous recevrez à l’avenir, en
récompense du zèle que vous avez témoigné à Éléazar
pour la vérité, et pour le salut de votre patrie.
« Sachez donc qu’en effet tout ce qui se passe ici-bas
parmi les hommes dans l’ordre des choses externes, est
figuré sur la surface de toutes les sphères qui circulent
dans les cieux, et que tout ce que les hommes opèrent
avec tant de soin, tant d’importance et tant d’orgueil, est
représenté depuis le commencement des temps sur
l’enveloppe de ces mêmes sphères qui sont véritablement
recouvertes de tous ces signes, comme votre peau est
couverte de petits sillons et de petites étoiles dont
l’arrangement et la symétrie se varient à l’infini.
« Ces sphères roulant continuellement dans les cieux,
pressent le cerveau des hommes et y gravent l’espèce
d’impression dont la figure tracée sur l’astre se trouve dirigée vers eux pour le moment ; puis, en continuant leurs
cours, elles y gravent une autre impression, parce que
c’est une autre figure qui se présente par une suite de la
rotation de l’astre.
« Par cette même loi de la rotation des astres, il arrive que les mêmes points de pression reviennent à des
époques fixes et opèrent les mêmes impressions périodiquement parmi les hommes ; aussi sont-ils habituellement dans un flux et reflux des mêmes idées et des
mêmes mouvements, et cela aussi constamment et avec
des périodes presque aussi marquées que celles du flux et
du reflux de votre océan.
« Toutes les merveilles dont les hommes se vantent
sur la terre, ne doivent donc plus autant flatter leur
amour-propre, puisqu’ils n’en sont point les inventeurs, et
qu’ils ne font que répéter servilement et machinalement
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86
LE CROCODILE
ce que les surfaces des astres leur impriment en passant
sur eux.
« Ils ne doivent pas non plus se glorifier des prédictions qu’ils peuvent faire sur les événements inférieurs et
particuliers de leur globe, puisque ces événements sont
tracés comme de grands plans sur ces astres, qui roulent
sur leur tête, et qui leur en impriment simplement le résultat.
« Ils ne doivent point tirer tant de vanité de leurs découvertes scientifiques, de tous leurs secrets, de toutes
leurs sciences et de tous leurs arts, puisque toutes ces
choses sont écrites avant qu’ils les connaissent, sur les
sphères célestes, et qu’ils ne font pas répéter les leçons
que ces sphères leur inculquent journellement, en y ajoutant cependant les influences qu’une puissance plus maligne encore et plus ténébreuse que ces astres, ne cesse de
souffler là-haut dans cette vaste atmosphère, et ici-bas
dans l’esprit des hommes ; vérités que le crocodile a laissé percer malgré lui, au milieu de toutes les allégories
qu’il vous a débitées.
« Quand même on ne compterait pas ces influences
pour ce qu’elles sont, on devrait peut-être avoir plus
d’indulgence que l’on n’en a pour les vices et les passions
des hommes, puisque ces mêmes vices et ces mêmes
passions se trouvent également écrites sur les surfaces
des corps célestes, et que c’est par ces mêmes empreintes que se dirigent les révolutions des empires et les désordres des individus ; ce qui fait que, pour peu qu’on
jette les yeux sur ces sphères, on peut lire, comme dans
des annales très suivies, toute l’histoire des peuples, depuis le commencement du monde jusqu’à sa fin, les guerres, les massacres, les bouleversements des nations, les
œuvres cachées que les magiciens, les astrologues, les alchimistes ont opérées et opèrent tous les jours en secret
chez les rois, les empereurs, même chez ceux qui, par
leur loi religieuse, sont tenus d’abjurer ces sortes de
sciences : toutes choses qui ne sont que comme des paroxysmes naturels de la fièvre morale à laquelle tous les
humains sont en proie.
« Mais si les hommes se servaient un peu davantage
de leur intelligence, et qu’ils écoutassent un peu plus attentivement ce qui se passe en eux, ils ne seraient plus
fondés à réclamer cette indulgence, car non seulement on
ne pourrait plus excuser leurs vices et leurs passions,
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87
LE CROCODILE
mais même on ne pourrait plus excuser leurs méprises et
leurs erreurs. Je vais vous en donner la raison.
CHANT 89
Suite du discours instructif d’un inconnu
Oppositions
« Ces astres sont en si grand nombre et chacun d’eux
a une telle ardeur pour opérer ses propres plans, qu’ils se
croisent et se combattent les uns et les autres encore plus
qu’ils ne se soutiennent mutuellement pour concourir à la
grande harmonie. Il arrive de là que journellement les
plans des uns sont contrariés par les plans des autres, et
qu’à moins que l’homme ne s’unisse à une autre lumière
par une transmutation totale de lui-même, il lui est presque de toute impossibilité de compter avec certitude sur
le succès de la chose annoncée, puisqu’un autre point de
contact va peut-être la déranger.
« C’est là ce qui a introduit tant d’obscurité dans les
différents oracles qui ont paru sur la terre, et qui n’ont
marché que par ces voies troubles.
« C’est là ce qui a si souvent déconcerté les projets
des conquérants et des ambitieux ; et c’est là ce qui devrait tenir en garde contre ces prodiges et ces révolutions
annoncés par des voies mixtes ou simplement astronomiques, puisque toutes les annonces doivent être combattues le moment d’après par des annonces et des plans
contraires, et qu’on ne peut savoir avant l’événement, laquelle de toutes ces annonces aura l’avantage.
« On ne peut pas non plus excuser les hommes sur
leurs vices et sur leurs désordres, quoique ces mêmes vices et ces mêmes désordres soient également tracées sur
la surface des sphères célestes, parce que les mesures,
les perfections et les vertus, sont aussi représentées en
partie sur ces mêmes surfaces, et que les hommes sont
par là à portée d’en faire un juste discernement. Ainsi ils
sont inexcusables lorsqu’ils ne profitent pas sur cela de
leurs avantages, et bien plus coupables encore, quand
après avoir fait ce discernement, ils ne se conduisent pas
d’une manière qui y soit conforme.
« Cette vérité est d’autant plus certaine, que les
hommes ont en eux la répétition de toutes ces sphères
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88
LE CROCODILE
astrales qui ornent les cieux, et qu’ils ont aussi en eux
une répétition de toutes ces figures et de tous ces caractères qui sont tracés sur les surfaces célestes : ainsi pour
peu qu’ils voulussent y faire attention, ils seraient perpétuellement dans le cas de faire en eux-mêmes toutes les
observations qui leur seraient nécessaires pour leur sûreté et pour leur instruction.
« Car en qualité d’hommes, ils ont en outre un pouvoir supérieur à celui des astres mêmes, attendu qu’ils
sont nés et qu’ils tiennent de la région fixe, au lieu que
les astres ont pris naissance dans la région inférieure,
mixte et remplie d’incertitude. Aussi les hommes auraient-ils au-dessus de ces sphères le privilège de pouvoir
transposer tous ces signes sui sont écrits en eux,
d’effacer ceux qui sont faux ou qui pourraient leur être
préjudiciables, et d’étendre tellement l’action de ceux que
par là ils n’eussent plus rien à craindre de la part de ceux
des plans et empreintes célestes qui n’auraient pas le caractère de la vérité, et qui pourraient les égarer, soit dans
les choses qui tiennent au cœur et aux vertus, soit dans
les choses qui tiennent à l’intelligence et à l’esprit.
« Je dois ajouter pour votre instruction personnelle
que c’est dans la rectification de tous ces signes dans
l’homme, que consiste sa véritable transmutation ; que
c’est là ce qui caractérise la vraie victoire que les hommes
devraient tous remporter sur la terre, et qu’il n’y a que
cette voie étroite par laquelle ils puissent parvenir à la
conquête des domaines de la paix, de la lumière et de la
vérité.
« Travaillez-y constamment le reste de vos jours. Si
vous vous livrez avec courage à cette œuvre, vous en recueillerez bientôt des fruits ; et le principal de ces fruits
sera de vous affranchir de toutes les entraves de la région
des destinées qui sont ces régions astrales, et de tellement vous élever au-dessus d’elles, que vous rentriez en
esprit dans la région sans temps et sans destin, de laquelle vous êtes sorti, et dans laquelle seule vous pouvez
trouver le repos, la vie et la science qui sont vos éléments
primitifs et votre nature originelle.
« Ce point est suffisant pour votre instruction particulière, si vous savez mettre à profit ce que je viens de vous
apprendre. Mais j’y dois joindre encore de nouvelles
connaissances, en vous achevant le récit de ce qui s’est
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89
LE CROCODILE
passé par rapport aux deux armées, dans les régions astrales d’où je suis censé descendu.
CHANT 90
Suite du discours instructif d’un inconnu
Commotions. Les deux armées en route
« Au moment où la commotion était la plus vive et où
tout l’empyrée semblait prêt à voler en éclats, une force
secrète et inconnue aux combattants est venue changer
de nouveau la marche de ces deux armées et purger les
astres de ces deux corps si étrangers pour eux. La cérémonie qu’Éléazar a faite devant vous à la plaine des Sablons avait préparé l’œuvre ; mais c’est ce que vous et lui
venez d’opérer ensemble qui l’a consommée.
« Ce sont ces cérémonies qui ont forcé le crocodile à
aspirer fortement son haleine. Comme c’était son souffle
qui avait porté les deux armées jusque sur les astres,
c’est son même souffle qui vient de retirer malgré lui ces
deux armées de dessus les astres où elles s’étaient réfugiées.
« Rien n’est comparable à l’agitation où la région des
astres s’est trouvée au moment que cette force inconnue
s’est fait sentir, parce que le crocodile, voyant qu’il lui
restait peu de moments à triompher, employait toute sa
puissance pour les prolonger.
« Aussi les violents tourbillons que vous avez sentis
sur la terre étaient-ils une suite de ses fureurs ; jugez par
cette loi des correspondances que je vous ai exposée,
quel devait être le trouble et le désordre dans les régions
supérieures ; maintenant le calme y est rétabli, les deux
armées sont en route dans les airs, pour revenir ici-bas
décider de leurs destinées.
CHANT 91
Suite du discours instructif d’un inconnu
Effet du séjour des deux armées dans les astres
« Mais le pouvoir de cette force inconnue ne s’est pas
borné à arracher des astres ces deux armées ; il a opéré
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LE CROCODILE
sur les individus dont elles sont composées, un effet qui
n’est pas moins extraordinaire.
« Leur séjour antérieur dans le sein du crocodile vous
a offert des vérités très importantes relativement à
l’homme, soit depuis qu’il demeure sur cette surface terrestre, soit avant qu’il y fît son habitation. Ces vérités
sont que l’homme ne saurait veiller avec trop de soin sur
le maintien de son être essentiel, et sur la culture et le
développement de ses facultés supérieures et régulières,
puisque la négligence à laquelle il peut se livrer sur ce
point a tant d’influence sur ceux qui habitent le même
cercle que lui, qu’il lui est possible de les entraîner dans
les funestes suites de son aveuglement.
« C’est ce qui vous a été montré par cet étonnant
prodige, où le crocodile a non seulement avalé l’armée
des révoltés, mais même a avalé aussi l’armée qui cherchait à défendre la bonne cause, et c’est ce que vous
voyez se répéter tous les jours sur la terre.
« Mais c’est dans cette loi même que se trouve aussi
le remède à tant de maux, puisque c’est elle qui fait sortir
en même temps toutes les bonnes qualités des hommes
de bien, et qui sont avides de la justice.
« C’est ainsi que si le premier homme coupable fut
englouti dans un abîme avec ses vices, il y fut englouti
aussi avec ses vertus, et que l’éternelle raison des choses
trouva moyen par là de faire filtrer jusqu’à li un universel
régulateur, qui le remit dans les voies passagères de la
rectification, ou dans les voies astrales, en attendant qu’il
montât plus haut.
« Éléazar a retracé cette primitive délivrance de
l’homme, en arrachant les deux armées du sein du crocodile, et en les lui laissant lancer jusque dans les astres,
qui depuis le séjour de l’homme sur la terre sont en effet
pour lui comme un régulateur provisoire, quand il en suit
la loi avec une patiente résignation, et qu’il se tient en
garde contre les dangers sans nombre dont ces voies
d’une rectification préparatoire sont continuellement accompagnées.
« En laissant le crocodile lancer les deux armées jusque dans les astres, Éléazar a su par ce moyen tirer le
bien du mal, tandis que le crocodile au contraire n’eût su
que tirer le mal du bien : en effet, si dans le sein du crocodile, les innocents ont été tourmentés avec les coupables, il se peut que dans les régions astrales, quand elles
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LE CROCODILE
sont surveillées par un bon guide, les coupables mêmes
soient compris dans la délivrance et la rectification des
innocents ; et c’est cette délivrance que les hommes
pourraient opérer sur eux-mêmes à tous les instants de
leur vie, puisque leurs pensées vraies, comme leurs pensées fausses, sont journellement aux prises en eux dans
cette même région astrale qui constitue aujourd’hui leur
enveloppe.
« Cet heureux effet était plus commun dans les
temps anciens et primitifs qu’il ne l’est devenu par le
cours des siècles, parce que les vertus des astres étaient
plus libres qu’elles ne le sont à présent, et qu’à leur tour
les hommes avaient moins eu le temps d’être infectés du
poison de leur ennemi, que dans les époques avancées de
l’âge du monde ; car maintenant la masse de ces poisons
accumulés est si énorme, que c’est un prodige aujourd’hui
quand, sur des millions d’hommes, il en échappe un à la
main désastreuse qui s’est étendue sur toutes les puissances astrales, par lesquelles la nature est gouvernée.
« Aussi vous voyez sur la terre à quel petit nombre se
réduisent ceux qui se conservent intacts parmi les hommes ; quel est au contraire le nombre immense de ceux
qui, au lieu de faire tourner à leur profit et à leur restauration ces mêmes puissances astrales et régulatrices de
votre globe, ne les emploient qu’à leur propre perte, ou
s’en laissent dominer comme des esclaves aveugles et insensés, ou même se rendent le jouet méprisable et honteux de l’avide et cruel ennemi qui cherche sans cesse à
neutraliser ces puissances, pour y substituer les siennes,
et qui n’y a que trop souvent et trop bien réussi.
« Quoique les heureux effets de ces puissances astrales et restauratrices fussent plus communs autrefois qu’ils
ne le sont devenus depuis, je ne vous cacherai pas que
les pouvoirs d’Éléazar leur ont rendu dans la circonstance
actuelle une partie de leur efficacité primitive, dont les favorables résultats se sont fait sentir dans les deux armées.
« Mais par une suite de ce droit imprescriptible que la
liberté des hommes leur laisse en partage, les individus
de ces deux armées n’ont pas fait tous un égal usage de
ces avantages que les pouvoirs d’Éléazar leur procuraient ; néanmoins, les fruits en ont été assez abondants,
pour qu’il ait lieu de ses féliciter de son entreprise. La
femme tartare n’a pas laissé de lui être de quelque utilité
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92
LE CROCODILE
dans ce vaste projet. Il a été spécialement secondé par la
puissante assistance d’une société inconnue des hommes,
mais qui ne l’est pas de lui, quoiqu’il ne soit pas encore au
nombre de ses membres.
« C’est cette société que je vous annonce comme
étant la seule de la terre qui soit une image réelle de la
société divine, et dont je vous préviens maintenant que je
suis le fondateur.
« Elle a pour principal conducteur une femme dont
Rachel a fait connaître à Ourdeck la véritable nom, et qu’il
avait prise jusque là pour être l’épouse d’un joaillier. Il est
vrai que son mari est joaillier, mais il ne taille que des
diamants que le feu élémentaire ne puisse pas dissoudre ;
et ce joaillier est la personne même qui vous parle, et
dont le secours sera bientôt indispensable à Éléazar et à
vous. Je ne vous en dis pas davantage. Adieu, Sédir, levez-vous. »
CHANT 92
Sédir se retrouve auprès d’Éléazar
Effets de la puissance d’Éléazar
Sédir se lève et se trouve, à son grand contentement,
à côté de son ami Éléazar, à qui il rapporte avec un empressement inouï, mais en bref, tout ce qui vient de ses
passer, et dont il est lui-même si surpris ; Éléazar, ravi de
revoir son ami et ravi de tout ce qu’il entend, lui dit :
« Sédir, nous venons d’éprouver, vous et moi, un rude
assaut ; cependant le moment approche où nous allons
avoir de plus grands maux encore à supporter ; mais aussi nous devons nous attendre à recueillir le fruit de tous
ces travaux, si nous ne cessons de mettre notre confiance
dans celui qui nous a déjà délivrés de tant de dangers. »
À l’instant où Éléazar venait de prononcer ces dernières paroles, on vit descendre avec rapidité dans les plaines de l’air un globe d’une couleur rouge et brune, jetant
feu et flamme et dirigeant sa route vers la plaine des Sablons ; au-dessus et tout près de ce globe, on en voyait
quelques autres un peu moins gros, de couleur gris moucheté ; descendant avec la même rapidité et suivant la
même direction ; enfin, on en voyait descendre de plus
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93
LE CROCODILE
haut encore, mais en plus grand nombre et d’une couleur
moins sombre.
Ce phénomène transporta de joie Éléazar et Sédir,
sans toutefois les surprendre infiniment, après tous les
avertissements qu’ils avaient reçus ; mais il étonna grandement toutes les autres personnes qui le purent apercevoir, et, sans doute tous ceux qui étaient restés dans la
ville, et qui ne pouvaient savoir, ni quelle était la source
de ce phénomène, ni quel en serait le résultat. Ils ne pouvaient pas même savoir que la plaine des Sablons était le
rendez-vous de tout ce cortège.
Rachel admira ce spectacle tout comme eux ; et
quoiqu’elle n’en connût pas le véritable objet, cela ne fit
cependant que redoubler son zèle et ses vœux pour la sûreté de son père, souhaitant ardemment qu’il pût heureusement terminer ses grandes entreprises, et qu’il revînt
au plus tôt leur apporter lui-même de ses nouvelles.
Elle était bien loin aussi d’être indifférente sur le sort
du volontaire Ourdeck qu’elle avait chargé de veiller à sa
défense en cas d’événements. Et ces différentes agitations affectaient assez fort son âme, pour qu’elle désirât
d’y voir un terme. Mais fidèle aux ordres positifs de son
père, elle restait toujours dans Paris, pour y porter par sa
présence et ses prières toutes les consolations et tous les
préservatifs qui étaient en son pouvoir, d’autant que,
toute curieuse qu’elle fût de savoir ce que c’étaient que
ces globes ou ces ballons, elle ne savait pas plus que
d’autres où ils se dirigeaient ni où ils descendraient.
Quant au grand homme sec et à ses associés, ils
n’ignoraient pas le lieu de la scène, ni les grands prodiges
qui s’y préparaient ; le crocodile leur en avait donné avis,
et leur en avait appris le peu qu’il ne savait lui-même. Car
il s’en fallait beaucoup qu’il en connût clairement d’avance
toutes les suites.
CHANT 93
Sédir rempli de joie par un signe inattendu
À la vue de ces globes, Éléazar serre la main de Sédir, et lui dit : « Vous voyez commencer la confirmation
de tout ce qui vous a été dit, il n’y a qu’un moment, pendant qu’a duré votre état extraordinaire. Bientôt vous auwww.philosophe-inconnu.com
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LE CROCODILE
rez des témoignages authentiques que ce qui vous a été
dit, n’est ni une illusion, ni un mensonge. Oui, nos forces
et notre pouvoir ne seraient rien, si une main plus puissante que la mienne et que tout ce qui vous est connu, ne
venait nous appuyer et nous assister tous ; c’est cette
main qui nous fera combattre, ou plutôt c’est elle qui saura combattre et vaincre pour nous.
— Le voilà, le voilà, s’écrie Sédir à l’instant, comme
hors de lui-même, et notamment du doigt un personnage : voilà celui qui m’a parlé tout à l’heure ; ou plutôt,
au feu que j’éprouve, je présume que c’est cette puissance elle-même dont il n’était que l’organe et l’envoyé.
Éléazar, Éléazar, qu’ai-je fait pour mériter tant de faveurs ? »
Éléazar avait vu ce personnage tout aussi bien que
Sédir, et il savait mieux que lui quel était l’objet de sa venue.
En effet, ce personnage, mille fois plus radieux que
ne le sont les astres, s’avance majestueusement jusqu’à
la distance de trois ou quatre pas ; puis, s’arrêtant, il dit à
haute voix : « Éléazar, Éléazar, approchez-vous de moi. »
Sédir, pénétré à la fois de respect et d’admiration, n’ose
pas remuer de sa place, et il se contente de regarder de
tous ses yeux. Mais Éléazar marche aussitôt vers celui qui
l’appelle, et il lui dit, avec l’élan du ravissement, et toute
la douceur de l’humilité, qu’il est prêt à obéir à ses commandements.
« Éléazar, Éléazar, lui répondit le personnage, vous
êtes admis à la société des Indépendants. Les travaux qui
vous restent à accomplir, et dans lesquels vous devez agir
en chef, demandaient que ce rang vous fût accordé, et
ceux que vous avez subis jusqu’à présent sont les titres
qui vous l’ont fait obtenir ; car dans cette société, ce sont
les œuvres qui font toute la sollicitation, de même que
c’est la sagesse qui, en se faisant sentir intérieurement,
et annonçant que ces œuvres sont récompensées, fait
tout le cérémonial de l’administration. Je n’ai pas d’autre
instruction à vous donner. Votre nouvelle dignité porte
avec elle-même toutes les clartés, et la connaissance de
tout ce que vous aurez à faire à chaque moment. » À ces
mots, le personnage disparaît.
Le premier usage qu’Éléazar fait de son nouvel état,
est de se retourner promptement vers Sédir en lui disant : « Sédir, me voilà appelé à marcher désormais par
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LE CROCODILE
le véritable mobile et la voie primitive de l’homme. Tous
les autres moyens qui jusqu’à présent m’ont été si utiles,
ne doivent plus me servir d’appui ; et il ne me convient
plus de les employer. Mais puisque vous et moi sommes
unis pour travailler, chacun selon nos moyens, à la plus
glorieuse des entreprises, je ne peux pas recevoir de
l’avancement, sans vous y faire participer, selon la mesure qui vous est propre ; recevez donc de ma main cette
boîte précieuse. Vous avez vu les prodiges nombreux qui
se sont opérés par cette poudre plus précieuse encore
qu’elle renferme. Vous en connaissez la composition. Vous
connaissez en grande partie la manière de vous en servir.
Plus vous vous exercerez, plus vous vous perfectionnerez
dans cette connaissance. Quoique j’aie à agir secrètement
en chef dans l’œuvre qui se prépare, vous avez à agir plus
ostensiblement que moi par votre place ; et le présent
que je vous fais est en même temps la récompense de
votre zèle, et un puissant appui pour vous dans le combat. »
Sédir, au comble de joie, est attendri jusqu’aux larmes, en recevant cet incomparable trésor, sur lequel il
était loin de former même le moindre projet. Touché de
reconnaissance, tout rempli encore de la vue du majestueux personnage qui venait de disparaître, mais brûlant
d’ardeur de poursuivre l’œuvre qui les appelle, il embrasse Éléazar. Puis tous deux serrent le pas, et sont
bientôt arrivés dans ce lieu déjà si fameux par les grands
faits que le crocodile y a opérés.
CHANT 94
Les deux armées paraissent dans les airs
C’étaient, en effet, les deux armées qui descendaient
des astres par le moyen de ces globes. L’armée des révoltés descendit la première, son général à la tête. À mesure
que chacun de ces globes touchait la terre, il déposait un
guerrier sur le terrain, et puis, se tournant en eau, il se
perdait dans le sable. Cette armée des révoltés prit terre
dans l’endroit même de la plaine des Sablons où le crocodile avait paru pour la première fois. L’armée fidèle descendit quelques moments après, et à quelque distance, et
suivit les mêmes moyens pour prendre terre ; si ce n’est
que les globes qui l’avaient apportée se résolvaient bien
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96
LE CROCODILE
en eau, à la vérité, mais en une eau qui, au lieu de
s’écouler dans le sable, s’élevait en vapeurs légères et si
brillantes, qu’on pourrait les comparer à une rosée
d’argent.
CHANT 95
Le crocodile met son armée en bataille
La femme de poids, toujours habillée en homme, et le
grand homme sec, s’étaient déjà rendus dans cet endroit
important et si célèbre, sur l’avis qu’ils avaient reçu du
crocodile. Ils y furent témoins de l’arrivée de l’armée des
révoltés qu’ils soutenaient, et ils y virent prendre pied à
tous les individus qui la composaient.
Mais aucun d’eux, ni de tous ces individus, ne s’était
aperçu de l’arrivée de l’armée patriote ; tant était grande
et puissante la main qui veillait sur la bonne cause. Celui
d’entre ces individus qui sortit du globe rouge et brun
était le fameux Roson, ce général rebelle, dont le nom signifie chef d’iniquité, et qui à lui seul avait peut-être fait
plus de maux à la capitale, que l’armée toute entière.
Les deux mauvais personnages et lui resserrèrent
plus étroitement que jamais leur union ; et dans l’instant
ils le mirent au fait de toutes les merveilles qui s’étaient
passées pendant son absence. D’ailleurs ils se trouvèrent
bientôt liés par les mêmes fonctions et par le même esprit
qui soufflait tous ces désastres : car à peine Roson eut-il
mis pied à terre, lui et sa troupe, que le crocodile parut
lui-même sur le terrain, sous la figure d’un général
d’armée, avec un superbe uniforme, chapeau orné d’un
grand panache, le bâton de commandant à la main, et
monté sur un magnifique coursier.
Il appelle à lui ses trois agents ; il se les attache
comme aides de camp, et leur fait promettre par serment
de ne le jamais abandonner ; il les laissa à pied, et ne
leur fournit point de monture, quoiqu’il fût lui-même sur
un très beau cheval. Mais pour qu’ils puissent aisément le
suivre dans tous ses mouvements, il leur transmet une
agilité étonnante, et la propriété d’avancer, de reculer, de
s’élever, de s’élancer avec lui, toutes les fois qu’il aurait à
avancer, à reculer, à s’élever, à s’élancer ; de façon que,
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97
LE CROCODILE
quoiqu’ils fussent distincts de lui, on peut dire que réellement ils ne faisaient qu’un avec lui.
Quand il eut ainsi disposé ses trois aides de camp, il
dit : « Dignes coopérateurs de mes glorieux travaux, le
moment est venu de remporter la plus éclatante victoire.
Si un ennemi redoutable m’a empêché de consommer
mes projets hostiles sur sa personne, en mettant comme
une puissante barrière, même sur ma parole, il n’aura pas
les mêmes succès ici : car cette parole m’a été rendue
malgré lui, par le triomphe, quoique momentané,
d’Haridelle. Je sais que mon redoutable adversaire n’est
pas loin d’ici. Aussitôt qu’il paraîtra, ne manquons pas de
l’exterminer ; c’est le seul moyen que nous ayons de recouvrer notre empire. Profitons du moment favorable qui
nous est offert, puisque l’armée des patriotes n’est pas
encore descendue. »
Ayant fini cette courte harangue, il range en bataille
toute son armée, augmentée de tous les malveillants qui
se trouvaient sur les lieux, et avec qui les révoltés avaient
déjà assez conversé pour que réciproquement leurs projets fussent concertés, et que leur curiosité réciproque fût
à peu près satisfaite. Il se tient au centre, n’attendant que
le moment d’agir. Il avait eu raison de dire que son ennemi Éléazar n’était pas loin ; mais il ne soupçonnait pas
qu’il s’était en effet porté jusqu’auprès de lui, jusqu’au
nez de son cheval, et que dans un moment il allait éprouver la puissance de ce redoutable adversaire ; car ses
yeux étaient frappés de l’aveuglement qui devait le
conduire à sa perte.
En effet, pendant que le nouveau général avait ainsi
préparé l’armée rebelle, l’armée des bons français avait
d’abord été jointe par Sédir et Éléazar. De tant loin que
cette armée patriote avait aperçu Sédir, elle avait jeté des
cris de joie et fait voler ses chapeaux en l’air. Lorsque Sédir s’approcha, les cris de joie redoublèrent ; et il ne put
lui-même s’empêcher de laisser paraître toute sa satisfaction, et en même temps beaucoup d’attendrissement, en
voyant de braves citoyens qui, par une suite de leur dévouement à la patrie, ont éprouvé tant de fatigues, et
toutes ces aventures extraordinaires, que chacun à l’envi
veut s’empresser de lui raconter.
« Vous pouvez vous en dispenser, leur dit-il, en leur
montrant Éléazar ; voilà un ami précieux, qui par son entremise m’a fait connaître tout ce qui vous est arrivé, dewww.philosophe-inconnu.com
98
LE CROCODILE
puis le moment où vous avez été avalés ici par un crocodile, jusqu’à celui où vous avez été aspirés par ce monstre, de dessus les astres, dont vous descendez dans
l’instant. Cet ami ne me quitte plus ; et il vient m’aider
lui-même à couronner tous vos travaux ; vous ne pouvez
avoir sur la terre un appui plus solide, et un ami plus essentiel. Je n’ajouterai rien de plus pour le moment : le
temps presse ; vous n’en avez point à perdre pour ranger
vos bataillons et vous préparer au combat. Vous voyez
que l’ennemi est en présence et commandé par un terrible général. Nous irons, Éléazar et moi, faire la première
attaque, et vous ne vous mettrez en mouvement que
quand nous vous ne donnerons le signal. »
À ces dernières phrases arrive le volontaire Ourdeck,
qui s’était guidé par le spectacle des ballons descendant
des nues. Nouveaux embrassements, et de plus vifs encore, tant ces guerriers et lui sont ravis de se revoir après
les périls qu’ils ont partagés, et après l’intervalle de
temps pendant lequel ils ont été séparés. Il désirait bien
retourner vers Rachel, pour lui annoncer ces heureuses
nouvelles, et la tranquilliser sur le compte d’Éléazar ;
mais l’honneur et le salut de la patrie le retiennent ; et
dans l’instant il reprend son rang parmi ses camarades,
ne voulant pas perdre la part des lauriers qui les attendent. Combien de choses ils ont à se dire respectivement ! et combien ils s’en disent en effet, malgré la
brièveté des moments que leur laissent les circonstances !
CHANT 96
Transformation du crocodile
C’est au cours de ces épanchements confidentiels
qu’Éléazar avec Sédir se porte invisiblement jusqu’auprès
de l’armée rebelle, à l’insu de son orgueilleux général, et
cela peu de temps après l’instant où il venait de se vanter
d’avoir recouvré la parole. Éléazar, sans se laisser voir
encore, lui dit : « Si tu as recouvré la parole, tu ne la
conserveras pas longtemps ; et il est aussi vrai que tu vas
la perdre, qu’il est vrai que cette main va se fermer devant toi. »
À l’instant, l’orgueilleux général recouvre la vue ;
Éléazar et Sédir avancent leur main ouverte, et la ferment
devant ses yeux. Sur-le-champ les lèvres du général se
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99
LE CROCODILE
trouvent closes sans pouvoir les ouvrir. La rage se peint
sur sa figure, et la fureur s’empare de tous ses mouvements. Ses aides de camp participent à sa rage, à sa fureur, ainsi qu’à sa honte, et sont tous aussi muets que lui
parce qu’il les a liés à son sort, en les liant à sa personne.
Dans son transport, il veut s’élancer avec son cheval sur
ses deux adversaires. Il fait des gestes à son armée pour
lui ordonner de les envelopper ; en effet le général fait un
mouvement en avant, et les ailes de l’armée s’ébranlent
pour s’avancer en demi-cercle.
Mais Éléazar et Sédir lui disent à la fois, et cela sans
parler : « Tu te trompes si tu crois l’emporter sur nous et
sur l’œil vigilant qui nous sert de guide. Tu n’es pas encore au terme de tes humiliations. Ce n’est point assez
que nous t’ayons ôté la parole, il faut aussi que nous
t’ôtions ton déguisement : car ne crois pas nous en imposer par ta forme d’homme et par ta pompeuse parure ;
nous savons ce qui est renfermé sous cette apparence ;
nous avons le pouvoir de te mettre à découvert ; et pour
te le prouver, il est aussi vrai que ta forme fausse et
trompeuse va t’être ôtée, qu’il est vrai que notre main
fermée va s’ouvrir devant toi. »
À l’instant ils ouvrent leur main devant lui, et par
l’effet de ce seul acte, l’audacieux et imprudent général
change de forme en un clin d’œil, et on ne voit plus, à la
place de l’homme et du cheval, qu’un vilain et dégoûtant
crocodile d’une longueur inouïe, et ouvrant une gueule
d’une grandeur inimaginable.
Les aides de camp ne changent point de forme, mais
restent toujours attachés aux mouvements de l’animal,
comme ils l’étaient à ceux du général.
L’armée épouvantée de cette soudaine transmutation
commence à reculer. Le crocodile court d’une aile à l’autre
pour l’engager à tenir ferme, et ses aides de camp courent avec lui ; mais cette forme hideuse effraie encore
plus ses guerriers. Plus il fait d’efforts pour exciter
l’ardeur de son armée, plus il la remplit de terreur, et elle
se replie jusqu’à dépasser cet endroit remarquable qui
avait reçu de si importantes préparations, par les mystérieuses cérémonies d’Éléazar et de Sédir ; de façon que
cet endroit se trouve alors en-deçà de l’armée rebelle,
tandis qu’auparavant il était au-delà : le crocodile s’en
trouve aussi beaucoup plus près, attendu qu’il suivait les
mouvements de son armée.
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100
LE CROCODILE
L’armée patriote admire tous ces prodiges et brûle
d’envie de s’approcher ; mais, fidèle aux ordres de Sédir,
elle attend qu’il lui en donne le signe ; et le moment n’est
point encore venu que ce signe se donne, d’autant que le
principal ennemi qu’il s’agit de réduire, en se combat pas
avec les simples armes des guerriers.
En effet, le crocodile, à force de s’agiter, jette par
tous ses pores une écume épaisse qui répand une odeur
infecte. En outre, il sort de sa gueule des torrents de feu,
qui auraient intimidé les plus intrépides. Cette écume et
ce feu s’amalgament ensemble et se transforment en une
multitude innombrable d’animaux malfaisants de toute
espèce, qui circulent en masse dans l’atmosphère, et
l’obstruent tellement qu’on ne peut plus rien discerner du
tout, et qu’il ne reste pas la moindre particule d’air pour
respirer.
Dans ce moment-là Sédir, au lieu d’être découragé,
se sent porté à faire usage du trésor que lui a donné Éléazar ; il prend sa boîte précieuse ; il lance quelques pincées de poudre dans les divers points de l’horizon sur ces
masses d’animaux malfaisants et informes ; mais ce n’est
qu’après avoir répété quatre fois cette cérémonie qu’il
parvient à les faire disparaître et à éclaircir l’atmosphère.
Encore ne peut-il empêcher le crocodile de jeter du feu
par sa gueule, et de l’écume par ses pores ; il n’a que le
pouvoir d’exterminer les résultats de leur horrible amalgame et de le rendre stérile.
Mais
que
voit-il
après
avoir
ainsi
éclairci
l’atmosphère ? Il voit Éléazar lui-même debout dans la
gueule ouverte et enflammée du crocodile, et y marchant
aussi serein et aussi calme que s’il était loin de toute espèce de danger, et qu’il ne fût pas au milieu de la plus
épouvantable infection.
En mettant le pied dans cette gueule enflammée et
assez grande pour contenir un homme debout, Éléazar,
par ce seul acte, avait rendu le monstre immobile et
comme paralysé. Quand il y fut entré, il fit quinze pas,
pour atteindre jusqu’à sa langue que l’on sait être fort
courte. Et à peine eut-il fait le quinzième pas, que le
monstre ne jeta plus ni feu ni écume ; alors Éléazar se retire avec le même calme ; et en sortant de la gueule du
monstre, il le laisse reprendre son mouvement par lequel
il doit se conduire lui-même à sa perte.
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101
LE CROCODILE
CHANT 97
Mouvements convulsifs du crocodile
Le crocodile, commençant à voir le danger qui le menace, et sentant l’effet de ce qu’Éléazar et Sédir viennent
d’opérer, fait des contorsions épouvantables ; tantôt il se
donne des haut-le-corps de la tête à la queue, capables
de remplir de terreur la bravoure même, et cependant les
trois aides le camp tiennent bon, et ne l’abandonnent
point ; tantôt il fait des sauts en l’air de vingt pieds de
haut, et retombe à terre avec un fracs horrible, et cependant les trois aides le camp s’élèvent avec lui et ne
l’abandonnent point ; tantôt il tourne comme n’ayant plus
ses sens, autour de cet endroit si redoutable pour lui et
qu’il a tant différé d’approcher, et cependant au milieu de
ces tournoiements, les trois aides le camp le suivent partout et ne l’abandonnent point ; et l’on peut dire que jamais combattants n’ont porté plus loin la constance et la
sérénité contre la mauvaise fortune et un sort aussi menaçant.
Mais enfin l’heure fatale avance ; Éléazar, Sédir et
l’homme invisible dirigent de loin tous trois ensemble un
violent souffle vers l’endroit préparé. Ourdeck, brûlant
d’impatience, mais plein de docilité pour les respectables
personnages qu’il voit à l’œuvre, fait intérieurement des
vœux ardents pour leur succès. Rachel, qui est toujours
dans Paris pour concourir à sa préservation, éprouve un
mouvement secret, occasionné par ce puissant souffle ;
son courage et son zèle prennent encore par là un nouvel
accroissement ; la femme tartare se montre sous sa figure d’étoile, comme elle avait déjà fait deux fois ; et on
ne peut douter que la société des Indépendants, ayant à
sa tête la fameuse Madame Jof, ne fût aussi en activité.
Comment la bonne cause, aidée de tous ces moyens,
pourrait-elle manquer de prendre de plus en plus un favorable aspect ?
En effet, dans l’instant, l’endroit préparé s’ouvre, l’air
de l’atmosphère s’y précipite avec une force et un bruit
impétueux ; le crocodile effrayé se donne un dernier élan,
mais si violent, si subit et avec une telle secousse, que le
lien secret qui unissait à lui les trois aides le camp venant
à se rompre, ils sont jetés rudement par terre loin de leur
chef, et restent étendus, tous brisés et sans connaissance. Sur le champ, on les met à la garde d’un détachewww.philosophe-inconnu.com
102
LE CROCODILE
ment, avec ordre de ne leur faire aucun mal, jusqu’à ce
que les lois aient décidé de leur sort ; et les convulsions
du monstre ne font que redoubler par ce désastre.
CHANT 98
Vomissement extraordinaire du crocodile
Ce n’était point assez que le crocodile eût vomi précédemment les deux armées, ainsi que tous les humains
graciables qui avaient été détenus dans son sein. Il fallait
encore qu’il vomit jusqu’à l’espèce de poison avec lequel il
avait versé tant de maux sur la terre, et qu’il ne gardât
que le venin qui constitue sa propre existence, et dont il
ne peut pas se séparer.
Il vomit donc, par l’effet de ses violentes secousses,
deux grandes lettres de l’alphabet, dont on nous a laissé
ignorer le nom. Seulement on nous a dit que ces deux lettres n’en faisaient réellement qu’une car elles étaient jumelles ; qu’elles avaient commencé par être une espèce
de perpendiculaire ; qu’ensuite elles avaient ajouté à
cette perpendiculaire la forme d’une bouche ouverte
ayant une langue ; mais que bientôt après, elles avaient
pris pour forme une bouche fermée et sans langue, et que
finalement cette bouche fermée et sans langue qu’elles
avaient prise, était devenue double.
Ces deux lettres, en sortant du monstre, répandirent
une forte odeur arsenicale, et produisirent sur le champ
un être vivant qui avait premièrement deux têtes humaines, dont l’une était immobile, et dont l’autre tournait
toujours ; secondement un corps tout velu, dont chaque
poil était un insecte ou un vers ; et troisièmement une
queue composée d’un mélange confus de tous les métaux, ce qui fit croire que ces deux lettres étaient à la fois
le moulinet et le coagulateur des pensées des hommes,
l’ennemi né de toute corporisation régulière, et le minéralisateur métallique universel. Cet être vivant qu’elles
avaient produit, et qui n’était formé que de vapeurs, passa rapidement sur le gouffre ouvert, et s’évapora dans
l’atmosphère.
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103
LE CROCODILE
CHANT 99
Punition du crocodile
Le monstre privé de toutes ses correspondances avec
ses aides le camp, avec la nature et avec les pensées des
hommes, veut enfin faire un dernier effort ; et il se porte
jusqu’à cinquante pieds d’élévation. Mais en descendant il
ne peut résister au courant d’air qui l’entraîne dans le
gouffre ouvert, et le précipite par cette ouverture jusqu’au
fond de l’Égypte, pour y être écroué plus que jamais sous
sa pyramide ; et désormais il ne pourra il ne pourra plus
circuler dans l’univers : car nos trois opérants soufflent de
nouveau, mais si puissamment qu’ils ferment et le gouffre
dans lequel leur cruel ennemi vient d’être englouti, et
tous les autres gouffres de la terre qui pourraient lui laisser la moindre issue. Alors on entendit au-dessus du
gouffre ces paroles : « Notre règne est passé, toutes nos
espérances sont évanouies. »
CHANT 100
Fruits de la victoire
Dans le moment, soit par l’effet naturel de la disparition du monstre, soit par une suite des influences salutaires que les deux armées avaient apportées de leur séjour
dans les astres, ces deux armées à la fois, et comme par
un mouvement spontané, jettent là leurs armes, et volant
aussi rapidement qu’un éclair l’une au-devant de l’autre,
c’est à qui se donnera le plus de signes d’amitié. Chacun
embrasse son adversaire ; il n’y a plus d’ennemis entre
eux, ce n’est plus qu’une famille de frères. Après avoir
donné cours à ces doux mouvements de leur cœur, chacun reprend ses armes, et les deux armées n’en font plus
qu’une ; car l’armée ci-devant rebelle ne veut plus qu’on
la distingue de l’autre, et elle ne reprend ses armes que
pour les porter dans les dépôts qu’on lui désignera.
Les trois aides le camp se réveillent dans le même
instant ; ils sont remplis d’effroi de ne plus voir le crocodile, et couverts de honte en se voyant abandonnés par
leurs propres partisans, et livrés au pouvoir de leurs ennemis.
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104
LE CROCODILE
Ces tableaux joints à la défaite du monstre, pénètrent
Éléazar et Sédir d’une sincère reconnaissance pour l’être
puissant qui les a si bien assistés dans les travaux qu’ils
viennent de supporter ; et par un accord tacite de leur foi,
ils satisfont à ce que la piété de leur cœur exige. L’homme
invisible leur donne même secrètement à l’un et à l’autre
de nouveaux signes de sa présence, et insinue à Sédir intérieurement que, depuis qu’il avait si bien montré sa
confiance et son dévouement à la bonne cause, il ne cesserait de multiplier ses faveurs pour lui, comme il l’avait
fait depuis longtemps pour Éléazar.
Le volontaire Ourdeck ne tarda pas à venir se joindre
à eux, et à leur peindre de son mieux toutes les satisfactions qu’il éprouve, de les avoir vu triompher si glorieusement ; il n’a qu’un regret, c’est que sa chère et
respectable Rachel ne soit pas témoin de ces scènes touchantes qui seraient si bien faites pour sa belle âme.
Il se disposait même à aller d’avance lui rendre
compte de la merveilleuse victoire qui vient d’être remportée, et de l’heureux état des choses, lorsqu’il est retenu par un spectacle auquel il ne s’attendait pas, et auquel
tout le monde prit part, excepté les trois aides le camp
qui n’en n’étaient pas dignes et pour qui il resta voilé.
Voici quel fut ce spectacle :
Toutes ces sciences qui, peu de temps après l’origine
des choses, avaient été en députation chez le crocodile, et
en avaient reçu des conditions si fâcheuses, se montrèrent dans les airs, au-dessus du champ de bataille, sous
la forme de jeunes vierges, radieuses de beauté, vêtues
de robes blanches comme de l’albâtre, ayant chacune une
clef d’or passée dans leur ceinture, se tenant toutes par la
main, avec les signes de la plus vive allégresse.
« Enfin, disaient-elles, d’une voix argentine, le moule
du temps est brisé ; nous sommes délivrées des entraves
qui nous ont retenues pendant tant de siècles, enchaînées
et comme privées du principe de notre vie ; désormais
nous vivrons toutes avec lui dans une alliance éternelle.
Grâces soient rendues au respectable mortel qui a été notre libérateur. »
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105
LE CROCODILE
CHANT 101
Les désirs d’Ourdeck accomplis
Dès l’instant que cet étonnant spectacle avait commencé à paraître, la première impression qu’il avait faite
sur Ourdeck, après celle de la surprise, avait été
d’augmenter encore le désir qu’il avait que Rachel fût sur
les lieux. Il cherchait aussi de tous ses yeux, parmi ces
brillantes figures, celle de Madame Jof, et il ne la trouvait
point. Mais il entendit de nouveau, au fond de son cœur,
ces douces paroles que Rachel lui avait dites : « Je n’y
puis demeurer qu’avec elle. »
Cette réminiscence le réactionne tellement, et par là
ses souhaits à l’égard de Rachel deviennent si ardents et
si efficaces, qu’au grand étonnement de chacun cette digne amie se trouve près de lui subitement, avant même
que le cantique ne fût fini ; de façon qu’elle eut le plaisir
d’entendre prononcer les dernières paroles. Elle avait été
transportée en un instant par le pouvoir magique du désir
d’Ourdeck. Elle apportait pour nouvelle que la plaie des livres avait cessé, que la paix et l’abondance venaient de
renaître dans Paris, et que depuis un moment la joie y
était universelle ; et il serait difficile de peindre les transports d’Ourdeck, et le ravissement d’Éléazar et de Sédir à
l’arrivée inopinée de Rachel parmi eux.
Mais on nous assure que le bonheur qu’elle eut
d’entendre les dernières paroles du cantique, si flatteuses
pour Éléazar, ne fut pas la seule satisfaction qu’elle
éprouva au sujet de son vertueux père. On dit qu’elle, et
tous les assistants, eurent le plaisir de voir, sinon ce respectable israélite lui-même, au moins sa représentation,
paraître dans les airs, au milieu de ces jeunes vierges, et
recevoir d’elles pour récompense de ses glorieux travaux,
une palme si brillante, que les yeux avaient de la peine à
en soutenir l’éclat.
On nous assure encore que tout auprès de ce tableau
intéressant, il parut subitement un temps, portant pour
inscription : Le Temple de Mémoire ; et qu’une des vierges dit tout haut : « Voilà ce Temple auquel aspirent tous
les savants de la terre. »
Les portes de ce temple s’ouvrirent, et laissèrent
apercevoir une grande salle fort mal tenue, et personne
dedans ; et la jeune vierge dit : « Apprenez par là, comwww.philosophe-inconnu.com
106
LE CROCODILE
bien après leur mort, les savants ont à rabattre de l’idée
qu’ils se font tous de leur temple de mémoire. »
On vit que les toits de ce temple étaient en mauvais
état, et la jeune vierge dit : « Ce sont les astronomes qui
les ont ainsi dégradés, en y établissant sans précaution
leur observatoire ; et les astronomes ne peuvent plus
même y continuer leurs observations. Au reste, cette
perte serait plus grande, si ces hommes distingués par
leurs talents, ne se fussent pas bornés à vous tracer régulièrement la marche des courriers célestes, et qu’ils
vous eussent mis au fait des dépêches dont ces courriers
sont chargés ; car vous savez que l’homme est encore
plus curieux de nouvelles, que de l’itinéraire de ceux qui
les portent. »
On vit, au sommet des cheminées, quelques fêtes un
peu couvertes de suie, et chantant les chansons d’usage
parmi nos savoyards en pareille circonstance, et la jeune
vierge dit : « Ce sont quelques poètes qui, n’ayant pas pu
trouver de place dans le temple de mémoire, ont mieux
aimé y servir comme ramoneurs et s’y faire entendre en
cette qualité, que de rester ignorés, et dans le silence. »
On vit dans les caves, par les soupiraux, quelques
personnages en longues robes, enseignant à des oiseaux
en cage à prononcer des noms très fameux, et la jeune
vierge dit : « Ce sont des philosophes qui n’ont pas eu par
eux-mêmes le moyen d’obtenir des places dans le temple
de l’immortalité, et qui ont mieux aimé se faire célébrer
par des êtres sans intelligence, que de demeurer inconnus, et de ne pas faire parler d’eux. »
On vit que les murs de ce temple étaient pleins de
crevasses, par les eaux que la dégradations des toits y
laissait parvenir, et on vit en même temps des hommes
portant du mortier sur leurs épaules, et montant à de
longues échelles pour aller remplir ces crevasses ; mais
ils montaient si lentement que le mortier était sec avant
qu’ils fussent arrivés, et il retombait à terre lorsqu’on
voulait l’employer, et la jeune vierge dit : « Ce sont des
docteurs, qui ayant passé leur vie dans les vaines sciences des hommes, croient encore être utiles ici, par cet
humble et stérile emploi, plutôt que d’ouvrir les yeux sur
leurs abusives occupations ; ils s’étaient persuadés qu’ils
auraient une place importante dans le temple de
l’immortalité, et ils sont réduits à ne travailler qu’à sa surface, et même à n’y travailler qu’en qualité de manœuwww.philosophe-inconnu.com
107
LE CROCODILE
vres et à n’y faire que des réparations continuellement infructueuses. » Et à ces derniers mots tout disparut.
Après que toutes ces scènes, dont les unes avaient
excité le ravissement, et les autres la surprise, furent
passées, Sédir, Éléazar, Rachel et Ourdeck, ainsi que
l’armée entière, rentrèrent à Paris aux acclamations de
tous les habitants, qui s’empressèrent de faire à ces dignes personnages, et aux braves guerriers qui les accompagnaient, l’accueil le plus flatteur.
L’histoire dit que quand Éléazar fut rendu à sa vie
paisible, il ne se cacha plus de son dévouement à la foi
des véritables chrétiens, dévouement qu’il avait suffisamment fait connaître à Sédir, lors de leur première entrevue, et dont il ne crut pas pouvoir différer plus
longtemps de faire profession.
L’histoire dit aussi, qu’il ne tarda pas à faire part au
volontaire Ourdeck, de ses plus sublimes connaissances,
ayant reconnu qu’il ne pouvait pas mieux les placer.
Elle dit encore qu’Éléazar voyant s’accroître
l’attachement d’Ourdeck pour Rachel, et celui de Rachel
pour le volontaire, leur permit de s’unir par le lien conjugal ; que cette union, fondée sur la vertu la plus pure et
sur la piété la plus éclairée, fut pour lui comme pour eux
une source inépuisable de félicités inconnues aux alliances
vulgaires ; que le vertueux Sédir, en cultivant soigneusement la connaissance de ses délicieux amis, sut à la fois
augmenter et partager le bonheur dont ils jouissaient, et
qu’enfin lui, Rachel et Ourdeck furent aussi admis par la
suite dans la société des Indépendants, qu’ils en furent un
des principaux ornements, et qu’ils y vécurent dans une
liaison intime et habituelle avec Madame Jof, et même
avec le Joaillier ou l’homme invisible qui était son époux.
CHANT 102
Condamnation des trois malfaiteurs. Leur peine commuée
(Ainsi donc, ami lecteur, tout ce qui me reste à vous apprendre,
c’est que Sédir, par sa charge, fut obligé de poursuivre le jugement des trois malfaiteurs ; que, selon les lois de l’État, ils furent condamnés au dernier supplice ; mais que ce même Sédir,
qui avait sollicité leur jugement auprès des tribunaux, sollicita
ensuite leur grâce auprès du gouvernement,
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108
LE CROCODILE
Qui, voulant modérer leur sentence cruelle,
Mais s’assurer de ces fripons,
Fixa la plaine des Sablons,
Pour leur prisons perpétuelle,
Et faute d’une citadelle,
Y fit construire trois donjons.)
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109
LE CROCODILE
SOMMAIRE
Chant 1
– Signes effrayants dans les astres. Sécurité
des savants. Alarmes du peuple.
Chant 2
– Relation du Cap Horn.
Chant 3
– Suite de la relation du Cap Horn. Discours du
président.
Chant 4
– Suite de la relation du Cap Horn. Opinion du
génie du Fond de la Mer.
Chant 5
– Suite de la relation du Cap Horn. Opinion du
génie de la Lune.
Chant 6
– Suite de la relation du Cap Horn. Opinion du
génie de l’Éthiopie.
Chant 7
– Suite de la relation du Cap Horn. Opinion du
génie du Pic-de-Ténériffe.
Chant 8
– Suite de la relation du Cap Horn. Manœuvres
des génies.
Chant 9
– Inquiétude des Parisiens.
Chant 10 – Rencontre de Rachel et de Roson.
Chant 11 – Histoire de Roson.
Chant 12 – Rencontre du volontaire Ourdeck.
Chant 13 – Vigilance du lieutenant de police. Rencontre
d’Ouderck et de Madame Jof.
Chant 14 – Histoire de Madame Jof.
Chant 15 – Discours de Madame Jof à la société des Indépendants.
Chant 16 – Pouvoirs de la société des Indépendants. Histoire d’un professeur de rhétorique.
Chant 17 – Histoire d’un colonel de dragons.
Chant 18 – Espérances de quelques habitants. Histoire
d’un académicien.
Chant 19 – Entrevue de l’émissaire Stilet et d’Éléazar, juif
espagnol.
Chant 20 – Stilet et Rachel voient défiler la révolte.
Chant 21 – Précautions prises par Sédir contre la révolte.
Chant 22 – Éléazar va chez Sédir. Poudre de pensée double.
Chant 23 – Entrevue d’Éléazar et de Sédir. Doctrine
d’Éléazar.
Chant 24 – Éléazar découvre à Sédir les ennemis de
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110
LE CROCODILE
l’État.
Chant 25 – Sédir apprend de fâcheuses nouvelles par ses
émissaires.
Chant 26 – Courage audacieux de Roson. Son armure. Sa
fuite.
Chant 27 – Les révoltés se portent à la plaine des Sablons. Ils sont chargés par les troupes réglées.
Chant 28 – Prodige inattendu. Les académiciens examinent ce prodige.
Chant 29 – Décision des commissaires de l’Académie.
Leur étonnement.
Chant 30 – Cours scientifique du crocodile. Origine des
choses.
Chant 31 – Suite du cours scientifique du crocodile. Développement du système du monde.
Chant 32 – Suite du cours scientifique du crocodile. Formation des êtres particuliers. La pyramide.
Chant 33 – Suite du cours scientifique du crocodile. Députation des sciences.
Chant 34 – Suite du cours scientifique du crocodile. État
de l’espèce humaine.
Chant 35 – Suite du cours scientifique du crocodile. Histoire du genre humain.
Chant 36 – Projets audacieux du crocodile renversés.
Chant 37 – Stupeur des Parisiens. Décret académique.
Chant 38 – Plaie des livres.
Chant 39 – Résultat de la plaie des livres.
Chant 40 – Courte invocation à ma Muse.
Chant 41 – Rapport de la commission scientifique à
l’Académie.
Chant 42 – Bouillie des livres donnée aussi pour restaurant à l’Académie.
Chant 43 – Les académiciens tourmentés par une poussière fine.
Chant 44 – Les académiciens secourus, mais sous une
condition.
Chant 45 – Fureurs du peuple contre le contrôleur général.
Chant 46 – Réunion de Sédir et d’Éléazar contre le crocowww.philosophe-inconnu.com
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LE CROCODILE
dile.
Chant 47 – Ce que voit Sédir dans la flamme d’une bougie.
Chant 48 – Sédir écrit le discours du grand homme sec.
Chant 49 – Explication des sténographes. Continuation du
discours du grand homme sec.
Chant 50 – Sédir voit un génie vêtu en guerrier et plusieurs autres prodiges.
Chant 51 – Manœuvres du guerrier contre Éléazar.
Chant 52 – Apparition manquée du crocodile.
Chant 53 – Arrivée inopinée d’un voyageur par l’égout de
la rue Montmartre.
Chant 54 – Récit du volontaire Ourdeck.
Chant 55 – Suite du récit d’Ourdeck. Entrée des armées
dans les profondeurs du crocodile.
Chant 56 – Suite du récit d’Ourdeck. La femme tartare.
Chant 57 – Suite du récit d’Ourdeck. Confidences de la
femme tartare.
Chant 58 – Suite du récit d’Ourdeck. Tableau de correspondance.
Chant 59 – Suite du récit d’Ourdeck. Commotions dans
les profondeurs du crocodile.
Chant 60 – Subsistance passagère procurée par Éléazar.
Chant 61 – Événement surnaturel. Les armées sorties de
leurs abîmes.
Chant 62 – Éléazar s’oppose sensiblement aux ennemis
invisibles des Parisiens.
Chant 63 – Explication du psychographe.
Chant 64 – Description de la ville d’Atalante.
Chant 65 – Suite de la description d’Atalante. Paroles
conservées.
Chant 66 – Suite de la description d’Atalante. Le gouverneur. Quelques malfaiteurs.
Chant 67 – Suite de la description d’Atalante. Le philosophe.
Chant 68 – Suite de la description d’Atalante. Le médecin
mourant.
Chant 69 – Suite de la description d’Atalante. Société
scientifique.
Chant 70 – De la nature des signes (ce chant a été supwww.philosophe-inconnu.com
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LE CROCODILE
primé dans cette version).
Chant 71 – Suite de la description d’Atalante. Chaire de
silence.
Chant 72 – Suite de la description d’Atalante. Prédicateur
dans un temple.
Chant 73 – Suite de la description d’Atalante . Double
courant de paroles.
Chant 74 – Suite de la description d’Atalante . Demeure
de l’Hiérophante.
Chant 75 – Suite de la description d’Atalante. Fin tragique
de l’Hiérophante.
Chant 76 – Préparatifs hostiles contre la capitale et contre
Éléazar.
Chant 77 – Rassemblement des génies aériens. Trois
d’entre eux transformés en soldats.
Chant 78 – Éléazar renversé se relève.
Chant 79 – Délibérations et décisions des ennemis aériens.
Chant 80 – Le désastre au comble.
Chant 81 – Triomphe d’Éléazar.
Chant 82 – Éléazar marche à d’autres travaux.
Chant 83 – Instruction d’Éléazar à Sédir.
Chant 84 – Sédir séparé d’Éléazar par un ouragan.
Chant 85 – Observation.
Chant 86 – Discours instructif d’un inconnu. Annonce des
deux armées.
Chant 87 – Suite du discours instructif d’un inconnu. Les
sphères.
Chant 88 – Suite du discours instructif d’un inconnu. Correspondances.
Chant 89 – Suite du discours instructif d’un inconnu. Oppositions.
Chant 90 – Suite du discours instructif d’un inconnu.
Commotions. Les deux armées en route.
Chant 91 – Suite du discours instructif d’un inconnu. Effet
du séjour des deux armées dans les astres.
Chant 92 – Sédir se retrouve auprès d’Éléazar. Effets de
la puissance d’Éléazar.
Chant 93 – Sédir rempli de joie par un signe inattendu.
Chant 94 – Les deux armées paraissent dans les airs.
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LE CROCODILE
Chant 95 – Le crocodile met son armée en bataille.
Chant 96 – Transformation du crocodile.
Chant 97 – Mouvements convulsifs du crocodile.
Chant 98 – Vomissement extraordinaire du crocodile.
Chant 99 – Punition du crocodile.
Chant 100 – Fruits de la victoire.
Chant 101 – Les désirs d’Ourdeck accomplis.
Chant 102 – Condamnation des trois malfaiteurs. Leur
peine commuée.
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