Françoise Huguier : United Colors
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Françoise Huguier : United Colors
Françoise Huguier UNITED COLORS Son studio est le décor de la vie. Pour photographier la mode, Françoise Huguier montre les femmes dans un univers réel. Une cuisine, un champ de canne à sucre, un café. Journaliste de terrain, elle est aussi metteur en scène de ses images. Double page précédente FRANÇOISE HUGUIER LA MARTINIQUE, 1986 Pour cette série de mode à la Martinique, Françoise Huguier avait fait un casting dans la rue. Alors qu’elle repère un chemin de traverse dans un champ d’ananas, elle croise des hommes rentrant d’un enterrement. Pour la photo, elle leur demande de revêtir leurs costumes de deuil. La tenue de la femme en jaune est signée Claire Dupont, la célèbre styliste décédée en 2007. FRANÇOISE HUGUIER PARIS, 1999 Interprétation de «Femmes au bord de la crise de nerfs», de Pedro Almodovar. 52 I polka magazine #7 hiver 2009 - 2010 I 53 FRANÇOISE HUGUIER PARIS, 1999 «La lumière d’une ampoule africaine [qui] éclaire le secret d’un échange sans le dévoiler» (Frédéric Mitterrand). Page de droite, en haut FRANÇOISE HUGUIER PARIS, 1997 Au premier étage du bar L’Etoile de Belleville (Paris XXe). Sur cette photographie, on retrouve Fatim, la muse de Françoise Huguier. Une mise en scène simple, nourrie de cette « esthétique de la récupération (Françoise Huguier). Je travaille avec une lumière naturelle, qui vient dans un sens, un seul sens.» FRANÇOISE HUGUIER PARIS, 1999 La photographe doit sa fascination pour le Japon à un reportage qui la contraignit un jour à vivre dans un monastère au nord de l’archipel durant plusieurs semaines. Sur la photo, la femme n’a pour seul vêtement qu’un obi, ceinture de kimono, et porte des getas, souliers traditionnels japonais. Le travail fut réalisé dans un hôtel de passe, près des Champs-Elysées. Photo à gauche FRANÇOISE HUGUIER PARIS, 2000 Série de mode sur le thème de la beauté en l’an 2000. La couronne portée par la jeune fille de droite rappelle que cette photographie fut commandée pour les fêtes de fin d’année. hiver 2009 - 2010 I 55 FRANÇOISE HUGUIER MAROC, 1999 La photographe a fait des voyages son sujet de mode. Ici dans un studio à Marrakech. 56 I polka magazine #7 FRANÇOISE HUGUIER PARIS, 1997 «Venue du reportage, Françoise Huguier a transporté son baluchon sur cette planète mode pas moins exotique à ses yeux que le fin fond du Mali ou les grands froids de Sibérie» (Gérard Lefort). hiver 2009 - 2010 I 57 58 I polka magazine #7 FRANÇOISE HUGUIER OBERKAMPF, PARIS, 1997 Fatim, la muse de Françoise Huguier. «C’était alors les débuts des bars d’Oberkampf [Paris 11e] et de leur esthétique de la récupération.» hiver 2009 - 2010 I 59 FRANCOISE HUGUIER Elle a fait des voyages son sujet de mode. Françoise Huguier, journaliste, écrivain, photographe, cinéaste, est une femme de terrain par J e a n - K e n t a G a u t h i e r L a rédaction de « Libération » est sous tension : Gérard Lefort et Michel Cressole, sous l’impulsion du rédacteur en chef photo Christian Caujolle, invitent la mode dans les pages du quotidien. Sont publiés des repor- tages backstage, et des séries de mode. Parmi les photographes conviés, Françoise Huguier, photographe reporter. L’histoire remonte à 1983. C’est « Libération », mais c’est aussi « Marie Claire Bis » pour lequel Françoise Huguier parcourt le monde et compose ses mises en scène. L’expérience est nouvelle, et les rédactions ont les moyens de leurs ambitions : « Dans les années 80, pour une prise de vues, les journaux dépêchaient un styliste, un coiffeur, un maquilleur, des assistants, et un photographe. Aujourd’hui, un photographe ne part plus qu’avec un assistant. » Un travail d’équipe, mûrement préparé. « Je voyais le portant » – comprendre : le photographe, avant le départ, échangeait avec le styliste, ils choisissait les créations, les vêtements qu’ils allaient photographier. « A l’époque, dans la photo de mode, on ne voyait jamais le pays. » Journaliste, écrivain, photographe, cinéaste, elle est avant tout une grande voyageuse. En 1993, elle se voyait décerner un World Press Photo pour « En route pour Behring » *, journal de bord d’un voyage solitaire en Sibérie, dans le détroit qui relie l’Alaska à la Russie. Aussi, qu’il s’agisse de reportage ou de photographie de mode, c’est toujours un pays, un lieu, une région que la photographe met à l’honneur. William Klein avait fait de la rue son studio de mode, Françoise Huguier a fait des voyages son sujet de mode. En véritable journaliste, elle prépare son périple : « Pour chaque série, on passait deux jours de reportage... pardon, de repérages. » Beau lapsus, le mot est lâché. L’univers des séries de mode de Françoise Huguier est dense, les inspirations 60 I polka magazine #7 vont de la Russie à l’Afrique de l’Ouest. En 1994, la photographe créait la première Biennale de la photographie africaine, à Bamako, au Mali. Elle avait déjà suivi la vie quotidienne des musiciens mandingues comme Salif Keita, désormais, c’était la photographie qu’elle mettait à l’honneur en présentant le travail de Seydou Keita ou encore de Malick Sidibé. « Dans le cadrage, le premier plan est fondamental, c’est lui qui donne la dimension et le mouvement. » Principe de reporter que la photographe applique à ses séries de mode. Dans une photographie intitulée « Retour d’enterrement » faite à la Martinique en 1986, dans une scénographie organisée, c’est l’homme au chapeau au tout premier plan qui engage l’œil, introduit le sujet et soutient la scène ; à l’arrière-plan, deux hommes élégants qui ferment une marche dans un champ d’ananas ; et cette femme en jaune qui feint d’ignorer l’objectif. Des mises en scène puissamment inspirées de plans cinématographiques. « Je prends toujours mes photos en étant à la bonne hauteur.» Françoise Huguier n’aime pas les plongées, les contre-plongées. Aparté sur le cinéma d’Ozu, le réalisateur japonais qui filmait en « plan tatami », la caméra au ras du sol : elle admire son travail, tout comme celui de Kurosawa, de Mizoguchi. Elle évoque d’autres réalisateurs, des films, car le cinéma a toujours été une référence dans sa photographie. Une série de mode à Palerme ? Pour « Le Guépard » de Visconti, pour la splendeur du palais du prince Salina. Pourquoi une série de mode à Calcutta? A la mémoire du palais du «Salon de musique», de Satyajit Ray, le grand cinéaste indien avec qui Françoise Huguier a maintes fois collaboré après 1985. En 1983, la photographe partait à Hongkong pour un reportage sur le cinéma chinois. Depuis, elle a sillonné le monde, souvent en compagnie de son ami Serge Daney, le grand critique des « Cahiers du Cinéma » puis de « Libération ». Jeune, elle voulait étudier le cinéma à l’Idhec, l’aînée de La Fémis. « CartierBresson voulait faire de la peinture, moi je voulais faire du cinéma. » Souhait depuis exaucé : en cette fin 2009, Françoise Huguier prépare son sixième film, après « Kommunalka » sorti en salles en 2008. « Kommunalka » est un huis clos dans un appartement communautaire de SaintPétersbourg. Après avoir consacré un ouvrage photographique à ces résurgences du soviétisme, à ces hommes et femmes, tout à fait étrangers les uns aux autres et contraints à la colocation dans des appartements vétustes, elle a poursuivi son enquête en réalisant ce documentaire. L’œuvre d’un sociologue que la photographe ne cesse d’alimenter : après les habitations russes, elle a séjourné durant deux mois au printemps dernier à Singapour pour montrer l’habitat de cette vaste classe moyenne. A la veille du second millénaire, un magazine commandait à la photographe une série de mode sur le thème de l’an 2000. Sur une photographie : deux femmes, comme dans un cachot, qui se nourrissent de la faible lumière d’une ampoule. Vision pessimiste, du moins angoissée, du nouveau millénaire ? Les enjeux climatiques, l’énergie, la fragilité de l’humain, « … enfin, c’est “Stalker”, de Tarkowski. Ce monde déserté, surveillé, et ses abris antiatomiques». Au centre, l’ampoule est la seule source d’éclairage : « Je travaille avec une lumière naturelle, qui vient dans un sens, un seul sens.» Contrairement à un certain cinéma où tout est parfaitement éclairé. Françoise Huguier aime les mises en scène simples, elle aime le naturel, jusque dans les moindres détails. « Je n’aime pas beaucoup les ciels bleus, voyez-vous... » Françoise Hughier est photographe à l’agence Rapho/Eyedea. * Aux éditions Maeght. « Kommunalki », éditions Actes Sud, 2008. Lire l’article publié dans Polka Magazine #6, édition d’automne. • 1951 Françoise Huguier aime l’Histoire, les archives, les images d’antan. Dans son splendide atelier, elle emmagasine les revues japonaises d’avant-guerre, les archives soviétiques sur l‘architecture du régime. Sur une table, un livre dont la quatrième de couverture reproduit la « une » d’un journal daté de janvier 1951 : « Attaque dans une plantation de caoutchouc: le Viêt-minh enlève deux enfants. Un grand reportage.» Françoise Huguier a une histoire. Sa tendre enfance, elle l’a passée dans la plantation familiale, en Indochine. A huit ans, elle était enlevée avec son grand frère par les indépendantistes : elle passe les huit prochains mois dans des camps. Ce livre est «J’avais huit ans», paru en 2005. Elle y fait le récit, photos à l’appui, de cette histoire des liens sentimentaux et des relations douloureuses entre des familles, des colonies et des populations. A la lumière de ce passé, on pressent l’attention toute particulière que la photographe apporte, dans ses séries de mode, à raconter les pays, les gens, les histoires. J . - K . G . FRANÇOISE HUGUIER PARIS, 2004 Les liaisons dangereuses. Une mise en scène et une prise de vues qui rappellent que Françoise Huguier a aussi travaillé comme photographe de plateau. hiver 2009 - 2010 I 61