Le père, le fils et la mère Russie : un portrait psycho

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Le père, le fils et la mère Russie : un portrait psycho
L’évolution psychiatrique 72 (2007) 289–301
http://france.elsevier.com/direct/EVOPSY/
Littérature
Le père, le fils et la mère Russie :
un portrait psycho-social de l’intelligentsia Russe
dans le roman d’Andreï Bitov :
La Maison Pouchkine ☆,☆☆
Fathers, Sons and Mother Russia:
a psychosocial portrait of the Russian intelligensia
in Andrei Bitov’s novel, The Pushkin House
Ekaterina Sukhanova*
Director, Academic Programs, Review, Articulation and Transfer, City University of New York, USA, Secretary,
WPA Section of Literature and Psychiatry, Secretary, WPA Section of Art and Psychiatry: CUNY Central Office,
535 E. 80th St., Rm.635, New York, NY 10021, États-Unis
Reçu le 29 septembre 2006 ; accepté le 21 mars 2007
Disponible sur internet le 22 mai 2007
Résumé
Le roman d’Andreï Bitov, « La Maison Pouchkine », qui figure parmi les romans russes les plus
importants du XXe siècle, nous offre un portrait psychosocial de l’Intelligentsia Russe sous le régime
communiste totalitaire. Celui-ci s’attaque à l’Intelligentsia non seulement par l’extermination mais aussi
en étouffant tout esprit critique. Bitov dépeint une société où les relations d’un sujet à l’histoire de son
pays, à la tradition littéraire et même à ce qui lui a été transmis dans sa propre famille sont massivement
faussés. La mémoire et le langage perdent leur sens sous la pression des dernières prescriptions gouver-
☆
Cet article a été traduit par M. le Dr Yves Thoret.
Toute référence à cet article doit porter mention : Sukhanova E. Le père, le fils et la mère Russie : un portrait
psycho-social de l’intelligentsia Russe dans le roman d’Andreï Bitov : La Maison Pouchkine. Evol psychiatr 2007;72.
* Auteur correspondant. (E. Sukhanova)
Adresse e-mail : [email protected] (E. Sukhanova).
☆☆
0014-3855/$ - see front matter © 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
doi:10.1016/j.evopsy.2007.03.004
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nementales. La continuité avec le passé est rompue. Ne pouvant plus se nourrir de son passé, la société
cesse d’évoluer et son développement est dans l’impasse. « L’homme nouveau » que le programme promeut se réduit à une identité diffuse, à une labilité émotionnelle et à une dépendance extrême vis-à-vis
d’autrui. Le héros de « La Maison Pouchkine », présenté comme un cas clinique approfondi, reflète
l’immaturité de la société parrainée étroitement par le régime politique en place. Par ironie, on observe
que c’est quand le protagoniste devient capable de se regarder d’un œil critique et d’essayer d’assumer
la responsabilité de ses actes que son insertion dans cette société est menacée.
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Abstract
Andrei Bitov’s seminal novel “The Pushkin House” provides a psychosocial portrait of the Russian
intelligentsia under the totalitarian Communist regime. The attack on the intelligentsia comes not simply
in the form of physical extermination, but also in stamping out critical mentality as such. Bitov depicts a
society in which the relationship to the country’s history, the literary tradition and even to one’s own
family legacy are all seriously distorted. Memory and language lose their meaning since it is subject to
change as per latest governmental mandate. Continuity with the past is severed. Not being able to come
to terms with its past, the society ceases to evolve, and its development stops. The “new man” promised
by social engineering turns out to experience identity diffusion, emotional lability and intense dependence on others. The protagonist of “The Pushkin House,” described in a way not unlike an extended
case study, reflects the immaturity of his society that is fostered by the existing political order. Ironically,
it is when the protagonist of the novel is finally able to look at himself critically and attempts to assume
responsibility of his actions, that his functioning within that society is threatened.
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Mots clés : Littérature et Psychiatrie ; Société ; Culture ; Saint-Pétersbourg ; Troubles de la Personnalité ;
Psychopathologie
Keywords: Literature and Psychiatry; Society; Culture; St. Petersburg; Personality Disorders; Psychopathology
Et voila que toutes nos bêtises ou nos méchancetés, Prennent du charme - pour ceux qui
sont au courant – Sur fond de Pouchkine.
B. Okudjava [1]
Pouchkine ? Il n’y a rien à craindre !
M. Tsvétaïeva [2]
Le roman d’Andreï Bitov, La Maison Pouchkine, à plusieurs niveaux de lecture, imprévisible et imprécateur, ressemble à un fantôme Petersbourgeois, ce qui implique, entre autres,
qu’il va rester une référence. Son destin est assez inhabituel : terminé en 1971, il est devenu
un ouvrage incontournable dans les cercles littéraires, nécessairement confidentiels, de Russie,
bien avant la publication officielle du livre en 1989.
Nietzsche disait que ceux qui veulent savoir ce qui est en germe en Europe doivent observer Saint-Petersbourg. Pour l’histoire du XXe siècle, cette prédiction s’avère juste ; toutefois,
Pétersbourg et sa production littéraire sont un excellent laboratoire de la modernité. SaintPetersbourg, qui ne fut créé que 100 ans avant le poète national russe, s’est tout de suite
imposé comme la source et l’avant-garde de la nouvelle littérature Russe. « La Maison
Pouchkine » désigne tout simplement l’Institut National d’État de la Littérature Russe, situé
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dans cette ville. La Maison Pouchkine, un édifice du modernisme Russe, est le moyen choisi
par Bitov pour dresser l’inventaire de l’histoire littéraire de la Russie moderne au sens le plus
large du terme.
Bitov est conscient de l’image stéréotypée du roman Russe : une œuvre truffée de noms
imprononçables, de discours sans fin sur Dieu dans des locaux sordides, un mixage de la
« valse des plumes de sucre » de Tchaïkovski et de « La chanson de Lara » de Maurice Jarre,
en fond sonore. Il retourne complètement ces clichés, multipliant dans le roman les allusions
masquées ou manifestes aux œuvres classiques ; si Pasternak a ajouté à son « Docteur
Jivago » un choix de poèmes attribués au héros de l’histoire, Bitov fait un pas de plus : il
incorpore dans son texte un article académique très critique qui aurait été rédigé tout exprès
par son personnage principal, Lev Odoïevtsev. Ce roman de métafiction conjugue des traditions, archétypes et figures de style d’une grande diversité et ces rapprochements lui permettent de donner corps constamment à de nouvelles significations. « Une citation, c’est comme
une cigale : elle chante, chante, chante… » ([3], p. 218). Le texte de Bitov fonctionne comme
une structure sémantique lancée à pleine vitesse.
Le noyau de l’ouvrage, comme c’était déjà le cas dans l’Eugène Onéguine (VII.xxii), est le
portrait d’un homme moderne « …avec quelque chose de sa vraie complexion. Son âme
immorale dévoilée, sa vanité aride exposée, son penchant infini pour la profonde réflexion,
son esprit froid, amer qui semble se gaspiller dans des constructions vides » [4]. Au fil d’une
narration complexe offrant des retours en arrière, des prémonitions et des versions multiples du
dénouement des événements, Bitov explore la vie d’un jeune enseignant–chercheur en littérature, Lev (« Liova ») Nikolaïevitch Odoïevtsev, sa quête d’identité, ses tentatives d’insertion
dans le milieu universitaire, l’échec de ses relations amoureuses.
À la fin du roman, ce personnage se trouve obligé, pendant une période de vacances, de
passer une nuit de garde dans la Maison Pouchkine ; au cours de cette nuit, il rencontre plusieurs de ses collègues, se saoule, remet en question ses idéaux, détruit partiellement les locaux
appartenant à l’institution, se sert d’un pistolet de la collection du Musée pour se battre en
duel. À la fin, il est tué – si tant est qu’il soit vraiment tué – non pas de la balle de son ennemi
mais par un accident des plus grotesques. Après avoir examiné plusieurs versions possibles de
la fin de ce roman, Bitov choisit de ressusciter son héros et de lui faire rapidement disparaître
toutes traces de sa révolte personnelle. La direction administrative de l’Institut récompense
Odoïevtsev en lui promettant des voyages d’études à l’étranger, ce qui n’est accordé qu’à un
petit nombre de savants choisis parcimonieusement et lui confie la tâche d’encadrer le stage
d’un collègue en visite des États-Unis. Le personnage est maintenant fin prêt à servir le système et à prendre part à son appareil de propagande. Il réalise finalement avec douleur que sa
carrière est sauvée au moment même où il a perdu son indépendance intellectuelle.
Les luttes d’Odoïevtsev et de ses collègues dans leur milieu servent à illustrer de façon
exemplaire les mécanismes psychosociaux qui sont pour Bitov typiques de son époque. Bitov
analyse un système politique où l’éducation, même à son plus haut niveau, n’implique pas le
développement d’un esprit critique. Son personnage manifeste beaucoup des qualités d’un parfait produit de la machinerie sociale. L’idéologie collectiviste communiste a gravement érodé
les chemins qui auraient pu aboutir à épanouir effectivement les valeurs d’un individu libre,
indépendant et responsable. Ce sont la suggestibilité, le besoin permanent d’approbation extérieure et la dispersion diffuse de la personnalité qui se sont imposés comme les qualités favorisant au mieux l’adaptation sociale du protagoniste. Paradoxalement, c’est quand Odoïevtsev
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devient finalement capable d’examiner avec suffisamment de distance critique ses propres
actions que cela se révèle presque fatal pour sa carrière et même sa vie.
Le roman de Bitov va plus loin qu’une étude de cas détaillée, presque de manière clinique,
pour mener une enquête sur les relations réciproques des processus de rupture dans le développement social et individuel. En analysant le riche matériel que le roman de Bitov nous offre,
l’enseignement et la recherche en littérature peuvent utilement étudier l’impact des idéologies
sur la psyché individuelle. C’est dans cette perspective d’approfondir la compréhension sociohistorique que se situe également le présent article.
Il y a un point sur lequel le protagoniste diffère nettement de l’Eugène Onéguine de
Pouchkine : ayant grandi dans une société étroitement enrégimentée, il finit littéralement par
sauter à un moment crucial de son développement, ne retenant « presque rien » de son
adolescence : « donc, [il] n’eut pas d’adolescence, il était au lycée. Et il en sortit » ([5],
p. 30). L’objectif de l’éducation qu’il avait reçue était loin de développer l’esprit critique ; à
sa place, elle offrait des solutions et des réponses toutes faites comme les seules dignes d’être
acceptées. L’adolescence confinée de Liova et son défaut absolu de conscience de la situation
politique du pays étaient équivalentes à son innocence en matière de sexualité : jusqu’à ce
qu’il entre à l’Université, « il ne connaissait pas certains mots comme tromperie et trahison,
répression et culte, juif et youpin, MVD et Guépéou, pénis et clitoris, humiliation et
douleur » ([5], p. 125).
Le citoyen soviétique idéal est ainsi conçu comme un éternel enfant, protégé de toute rencontre avec une information complexe ou pouvant donner lieu à controverse, et on ne lui fait
pas confiance pour élaborer ses propres jugements. L’infantilisme du protagoniste est souligné
également par le fait que beaucoup, y compris le narrateur, l’interpellent par son surnom familier, qu’on ne devrait pas utiliser dans une situation professionnelle, « Liova » ou même
« Liovouchka », un diminutif qui, passé l’âge du jardin d’enfants, devrait être réservé à la
famille proche, en l’absence de tiers. Il n’est plus pris en compte que comme un employé de
bureau subalterne de ses illustres ancêtres, réels ou symboliques. Il n’est pas le seul dans ce
cas : être réduit à un modèle d’imitation s’applique aussi bien à d’autres jeunes intellectuels
de l’entourage de Liova. Chacun occupe une place de remplaçant d’invités illustres, comme
dans une réception très sélectionnée, chacun occupant la place d’un autre. On ne demande
jamais à Odoïevtsev de représenter sa propre personne. En fait, sa carrière exige qu’il représente successivement le courant qui bénéficiera du soutien officiel à ce moment-là.
Le seul à continuer à croire en Odoïevtsev jusqu’à la fin est le vieux professeur Blank qui
veille à s’adresser à son collègue beaucoup plus jeune de la manière la plus courtoise : « Lev
Nikolaïevitch ! Vous ne dites rien » ([5], p. 335). Ceci peut rappeler le fameux article de Tolstoï en 1908 critiquant la peine de mort et les abus de pouvoir du gouvernement : « Je ne puis
me taire ! » ; ce titre est devenu proverbial, presque une version Russe du « J’accuse ! ».
Le message est clair : Odoïevtsev doit assumer les responsabilités d’un homme mûr et
défendre ses convictions. Malheureusement, Odoïevtsev est trop dépendant de l’opinion extérieure et trop facilement influencé par les autres pour soutenir ce à quoi il croit. Il passe la
majeure partie des 300 pages du roman à essayer de construire une image cohérente de luimême.
Le nom de famille du protagoniste, Odoïevtsev, est très voisin de celui d’un contemporain
de Pouchkine, un poète mineur et Décembriste (membre d’un mouvement composé d’aristocrates russes luttant pour des changements politiques radicaux tels que l’adoption en Russie
d’une constitution et l’abolition du servage). Le jour qui lui sera fatal, le personnage de Bitov
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marche vers la place où le soulèvement des Décembristes fut écrasé en 1825. Comme beaucoup d’autres dans le roman, c’est un non-événement de plus. C’est un jour de vacances,
Odoïevtsev, comme beaucoup de ceux qui l’entourent, est saoul et la ville lui apparaît irréelle,
comme un décor de théâtre. Il ne voit pas de visages, juste une foule qui ne sait pas quoi faire
après la fin des festivités officielles.
La qualité d’être « presque identique mais pas tout à fait » s’illustre chez ce protagoniste du
roman de Bitov en partageant son prénom et celui de son père (Lev Nikolaïévitch) avec ceux
de Léon Tolstoï. Bitov dote son personnage d’un lien héréditaire à la noblesse Russe, en lui
accordant un titre de Prince. Cela semble être une métaphore pour en faire l’héritier légitime
de la tradition littéraire Russe. Cela n’avait probablement pas plus de sens politique que « le
sang royal » de la Marguerite de Boulgakov. Malheureusement, Odoïevtsev se trouve dans la
situation de n’être qu’un héritier dont le père avait dilapidé le patrimoine familial, comme dans
le fameux poème de Lermontov.
Le roman nous présente trois générations de chercheurs en littérature. Le père de Liova a
construit sa carrière universitaire en dénonçant les travaux de son propre père, le grand-père
de Liova, Modest Platonovitch, qui fut envoyé dans les camps de travaux forcés staliniens.
La récompense de cette trahison fut la chaire « encore chaude » du Département Universitaire
que dirigeait jusqu’alors Modeste Platonovich. En grandissant, Liova avait le fantasme de ne
pas être le fils de son père. Ce drame familial se renforce quand, après trente ans de camp de
travail, le grand-père est officiellement réhabilité, revient à Léningrad et meurt en position de
chercheur éminent, comme s’il avait été tout simplement en retrait toutes ces années. Bien que
le grand-père ait refusé de rencontrer le père de Liova, la famille prétend que la connexion
entre eux n’a jamais été mise à mal. Soudain, des portraits du grand-père apparaissent dans
l’appartement et ses travaux de recherche sont publiés par Liova et son père, commençant à
capitaliser le parti qu’ils tirent de la réputation du grand-père. Personne ne semble se poser
de questions sur ces rapides mutations affectives. Tant le père que le fils s’attachent constamment à soigner leur apparence, leur prestige et les marques extérieures de leur qualité éminente, académique et humaine.
Dès lors, Bitov s’abstient soigneusement d’imputer les difficultés de Liova à un grave dysfonctionnement familial. Dans un de ses nombreux commentaires annexes, l’auteur imagine
une « variante » de sa description de la famille de Liova, où personne n’aurait commis de trahison, tout simplement parce qu’ils eurent la chance de ne pas avoir été incités à le faire et il
conclut que son personnage serait arrivé au même point de toute façon. Ce n’est pas un drame
de cette famille isolée comme dans le cadre d’une œuvre de Shakespeare mais un scénario tout
à fait trivial, simplement un peu accentué dans le roman. La continuité de l’histoire du pays,
l’héritage littéraire et le patrimoine culturel transmis dans sa propre famille ont subi une distorsion, car cela peut se produire n’importe quel jour sous l’effet de la dernière prescription gouvernementale. Bitov s’attache à explorer les conséquences pathologiques de cette discontinuité
sur les structures individuelles de personnalité.
Le père de Liova appartient à la catégorie de personnes que Osip Mandelstam ([3], p. 92)
avait classées comme ayant choisi délibérément de n’écrire que des textes autorisés :
« Je veux cracher à la figure des écrivains qui, délibérément, écrivent des travaux autorisés. (…) J’interdirais à de tels écrivains de se marier et d’avoir des enfants. (…) Après
tout, nos enfants sont supposés terminer nos travaux, dire les choses les plus importantes
que nous n’avons pas fini de dire…mais ces pères-là sont vendus au diable avec trois générations d’avance ».
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Lev ou Liova, occupe exactement la place d’un de ces enfants vendus au diable dès sa naissance. Il nous rappelle ces âmes tourmentées du Purgatoire de Dante qui n’étaient ni chaudes,
ni froides mais tout bonnement tièdes. La principale faiblesse d’Odoïevtsev est d’essayer
d’éviter un tel choix — en disparaissant opportunément de l’Université avec de multiples
excuses quand il devrait venir défendre son ami et en ne prenant pas la parole quand il entend
des remarques ouvertement antisémites en présence d’un collègue juif. Plus que les conséquences politiques, il craint alors la critique et la désapprobation, c’est pourquoi il cherche constamment une réassurance de chaque côté.
Liova avait appris à se déployer « dans les limites maximales (optimales) mais admissibles
(admises), à occuper le volume accordé » ([5], p. 33). Il intériorise le préjudice social visant
l’Intelligentsia et finit par chercher un chef puissant, pour s’identifier à lui, en passant d’un
extrême à l’autre : tantôt, c’est son grand-père, l’ancien prisonnier politique dont la pensée a
pâti de nombreuses années du séjour en camp et de l’alcoolisme, tantôt, c’est Mitichatïev,
l’ennemi juré de Liova, un arriviste cynique, tantôt encore, c’est la futile Faïna qui n’a aucune
marque de respect, encore moins d’affection pour lui. La labilité affective de Liova le laisse
désarmé devant ses figures d’autorité. Il est tellement soumis aux répliques d’autrui que c’est
difficile pour lui de se trouver dans la même pièce avec deux collègues qui ne s’entendent pas
car il ne sait plus comment conformer sa conduite et ses paroles. Même quand il n’y a aucun
bénéfice tangible à gagner ou à perdre, Liova veut plaire à tous ceux qu’il rencontre ; sa
conduite n’est pas uniquement motivée par un désir cynique de réussir mais plutôt par une
nécessité dominante d’approbation.
Liova est le type parfait de l’enfant d’un système politique qui ne connaît qu’une seule
réponse, étroitement définie, pour chaque question. La lecture est univoque, une méthode limitée de déchiffrage et, en aucun cas, un dialogue pouvant faire apparaître de nouvelles
significations ; ses capacités de dialogue sont limitées, que ce soit dans la critique littéraire
comme dans sa vie privée.
Ce n’est pas une surprise de constater qu’Odoïevtsev a de grandes difficultés à développer
et maintenir des relations empreintes de maturité. Aucune de ces trois relations romantiques ne
fut pour lui satisfaisante. Faïna, avec laquelle il pense vivre un amour malheureux, se montre
superficielle et peu accessible à l’émotion. Sa liaison avec Liubacha est purement utilitaire,
« hygiénique », aurait-on pu la définir au XIXe siècle et lui sert principalement à préserver
son estime de lui-même, parmi d’autres relations. Liova essaie de manipuler et d’exploiter
affectivement sa collègue Albina, qui vient compenser la faible estime qu’éprouve pour lui
Faïna et permettre à Liova de redevenir son principal centre d’intérêt.
Sa relation orageuse avec Faïna occupe une place centrale dans le roman, pleine de souffrance mais aussi imbue de dramatisation et de théâtralité. Pour Liova, la relation est une boucle permanente d’attirance et de déception. Il se trouve que Faïna porte le même prénom
qu’une tentatrice de la pièce en vers très romantique d’Alexandre Blok, un poète du mouvement moderniste Russe du début du XXe siècle. Tandis que la Faïna de Blok crée un véritable
mythe sur sa personne, la Faïna de Bitov ne parvient même pas à élaborer une excuse qui
serait crédible. La Faïna de Blok, vouant sa carrière à devenir une nouvelle « Vénus à la
fourrure », s’exclame : « C’est pour tes paroles que je t’ai frappé, mais que peux-tu m’apporter
d’autre que des paroles ? ». Le rôle principal de la Faïna de Bitov serait de rappeler cette
réplique au lecteur, quoique cette Faïna de notre époque moderne ne méprise pas tant les
mots mais oublie leur véritable usage.
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Liova a une relation difficile avec le mot, ressentant une position de faiblesse de l’intellectuel dans « un état d’ouvriers et de paysans » où l’on considère « l’Intelligentsia au travail »
comme « une couche sociale » entre les deux autres classes reconnues officiellement.
Ce n’est pas tant que les ouvriers et les paysans tant glorifiés en aient tiré quelque avantage
(Liova avec sa situation relativement privilégiée, même gâté n’aurait pas survécu longtemps
dans un village soviétique retiré), mais on maintenait fixé sur les intellectuels un soupçon permanent de déloyauté envers l’état. La reconnaissance du travail intellectuel n’est pas un problème spécifique à la Russie ; dans l’Evangile de Saint Luc (10 : 39–42) il fut soulevé à propos de Marthe et Marie. Cependant, l’Intelligentsia Russe avait beaucoup accentué ce
phénomène que Hanna Arendt appelait « la haine de soi de l’esprit » et qui prit des formes
particulièrement étranges à l’apogée du régime Soviétique.
Enfant, Liova n’exprima jamais le désir de devenir un lettré en philologie, il préférait la
« science pure », la biologie, « une science [qui] lui paraissait plus pure » ([5], p. 22). Même
si on lui expliqua plus tard que, dans cette société, la botanique elle-même n’est pas à l’abri
des pressions politiques ([5], p. 40), la méfiance de Liova envers le mot « autorisé » semble
s’être étendue à une méfiance du mot en général. Pouchkine fut le premier de la littérature
Russe à dire que, pour un poète, ses mots sont déjà des actes ; pour Liova, qui semble avoir
oublié les mots de son idole, les mots et les actes ne peuvent se rassembler sans souffrance.
Son grand-père avait écrit : « Seigneur, donne-moi des mots ! Je suis atteint d’héméralopie
de verbe ; donne-moi la force de tout dire ! » ([5], p. 157).
Si Liova savait prier, il demanderait de se passer carrément des mots. Dans la scène qui
précède sa mort (avortée), « Liova sent venir le châtiment comme une masse sombre et compacte de paroles mortes, …submergées, immergées, noyées » ([5], p. 332). L’angoisse liée à
cette vision de cauchemar renvoie à la réplique d’Hamlet « des mots, des mots, des mots ! »
Odoïevstev ne parvient pas à considérer le mot comme un pouvoir permettant à quelqu’un de
résister à la mentalité totalitaire et de préserver son individualité ; au contraire, il laisse le mot
perdre sa fonction ; c’est-à-dire mourir – et devenir une masse morte et mortelle.
Ne croyant pas en lui-même sur le plan professionnel, Liova cherche inconsciemment
refuge dans l’univers non verbal de Faïna. C’est Liova qui s’imagine vivre une relation torride
avec Faïna ; elle ne peut voir elle-même pourquoi cela fait tant d’histoires, perdue qu’elle est
quand Liova, bien auparavant dans leur relation, reconnaît sa timidité à leur premier rendezvous. La bague de Faïna que Liova lui vole par jalousie avant de la lui rendre au cours d’une
scène très théâtrale, n’a pour elle qu’une valeur financière, la seule qui compte dans son système de référence. Le plus souvent, Liova croit la relation plus intime qu’elle ne l’est. En dépit
de bon nombre de déceptions, il renouvelle la relation sur un mode forcé, ultraromantique, à la
Alexandre Dumas.
On est surpris de constater que Bitov parle de Faïna, toujours de sortie avec un nouveau
soupirant, comme n’ayant « personne autour d’elle » ([5], p. 219). Elle ne crée ni des relations,
ni des significations. On pourrait supposer que Liova, réagissant de façon déplacée comme un
littéraire à qui on ne permet pas d’écrire comme il le voudrait, imagine Faïna comme un texte
de grande richesse sémantique dont il va pouvoir actualiser les secrets.
Faïna ne pense pas et même, avec sa palette émotionnelle très pauvre, on peut dire qu’elle
ne ressent rien ; elle se contente d’exister. Liova est attiré par elle comme lorsqu’il était enfant
par l’odeur de la soupe chez le concierge où, pour la première fois, il découvrit que la vie de
quelqu’un peut se réduire aux ustensiles ménagers, au côté matériel de l’existence. Faïna ne se
sent pas accablée par le fardeau existentiel ; l’attraction de Liova pour elle est, en quelque
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sorte, le désir de se libérer de cette pesanteur – ce qui, bien sûr, ne sera jamais accordé à
Liova, compte-tenu de son rôle de personnage d’un roman Russe.
Ce qui lui est accordé à la place, c’est Albina, « qu’il n’aime pas avec ardeur » ([5],
p. 224), une camarade d’études qui aurait pu devenir sa partenaire et qu’il prendra comme lot
de consolation, chaque fois que Faïna le mettra à l’écart. Liova manifeste peu de sincérité dans
cette relation dès le début. Craignant d’être ignoré, il s’arrange pour obtenir d’Albina le nourrissage désiré. Albina est « une femme élancée, avec l’air sage et malicieux d’une personne
très cultivée et très raffinée » ([5], p. 422). Le narrateur, vers la fin du roman, admet même
qu’il devient un peu amoureux d’elle. Le nom même d’Albina suggère un caractère exceptionnel, différent du reste du troupeau ; même Liova en est touché puisqu’il lui dit : « Tu n’es pas
autre » ([5], p. 224). Elle est un être « qui n’est pas de ce monde », comme elle s’annonce
calmement à l’enterrement de l’oncle Dickens, un personnage marqué par un effort pour maintenir malgré tout sa dignité : « Il est peut-être mieux là où il est, dit Albina », les nôtres y sont
plus nombreux » ([5], p. 218). La rencontre avec Albina est l’unique exemple de situation de
dialogue. Bitov imagine que Liova rencontre d’autres figures de Faïna dans sa vie, et de nombreuses formes de Mitichatïevs, mais « il n’y a guère qu’Albina – sa première autre femme –
qui restera unique, » qui ne sera jamais dédoublée ([5], p. 251).
Dans Eugène Onéguine de Pouchkine, Tatiana Larina est présentée comme « la force dynamique positive qui permet à la fois de redonner vie au héros et de protéger ce créateur d’une
négativité mortelle et mortifère » [6]. Onéguine sous-estime Tatiana ainsi que sa propre capacité à revivre, si bien que le potentiel ne trouve pas à se réaliser. Toutefois, toute Maison de
Pouchkine a besoin de sa Tatiana ; c’est le rôle qui échoit à Albina dans le roman de Bitov.
Albina est faite de ces relations ; Même si Liova ne ressent « que le pouvoir » quand il est
seul avec Albina : [cela] « ne lui procura aucune autre sensation que celle du pouvoir » ([5],
p. 216). Il ne peut supporter qu’on ne fasse plus attention à lui et se sert d’Albina pour compenser sa frustration dans l’autre relation amoureuse, celle qu’il considère comme essentielle
pour lui. « Liova reviendra vers elle (Albina) plus d’une fois, à chaque fois qu’on lui aura
fait mal. Il transmettra sa douleur » ([5], p. 222). Sa propre dignité blessée, il fait peu de cas
de celle des autres et se soucie peu de leurs attentes affectives. La relation avec Albina s’étiole
car Liova ne peut échapper au dilemme entre supprimer émotionnellement ou intellectuellement les autres ou se voir supprimé lui-même. Toutefois, Bitov accorde à son personnage le
tourment de percevoir les limites de ce style de vie, de temps à autre. Les formules implacables de Bitov : (« LIOVA + PERE = PERE » ou « LIOVA + GRAND-PERE = GRANDPERE ») soulignent ([5], p. 127) l’identité diffuse de Liova qui l’empêche d’établir un vrai
dialogue.
Alors, de même que Tatiana Larina n’oublie pas Onéguine, nous ne pouvons toujours pas
oublier le héros ni triompher de lui en nous sentant supérieur. Bitov admet ([5], p. 415) : « On
pourrait très bien imaginer dans un très beau pays, (…) une société protectrice des héros littéraires contre leurs auteurs ». Plus l’auteur critique son personnage, plus le lecteur ressent dans
sa colonne vertébrale des frissons. Le texte du roman semble de plus en plus autobiographique
– bien sûr, comme « une confession d’un fils de son âge » – comme dans le rêve de Liova, sa
montre et celle de ceux qui l’entourent sont déréglées. Son temps est quelque peu « sorti de
ses gonds ».
Ce n’est pas par accident que notre héros se trouve virtuellement enfermé dans la Maison
de Pouchkine le jour où le pays célèbre l’anniversaire de la grande Révolution Socialiste
d’octobre 1917, quand des rangs et des rangs de manifestants défilent au centre de la ville
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pour témoigner de leur loyauté envers le régime. Ce n’est en rien une libre expression des
masses ; leurs supérieurs ont requis leur participation, certains contre un jour de congé. Les
slogans que la direction du Parti Communiste adresse au peuple ont paru dans le journal du
jour ; en tout cas, les foules n’ont rien d’autre à faire que de répondre par de fortes acclamations. De son bureau de la Maison Pouchkine, à quelques pas des tribunes de l’Ermitage,
Liova doit entendre le son de cette manifestation grandiose d’insincérité collective. Toute
société, selon Bitov, est construite avec une part de cette insincérité mais, dans la société
qu’il décrit, cette insincérité a atteint un degré de concentration incompatible avec la vie.
Comme disait le grand-père de Liova, « il n’y a pas de non-Soviétiques – Vous êtes pour,
contre, entre les deux – mais toujours par rapport au régine. C’est à ce pieu-là et pas à un autre
que vous êtes attachés » ([5], p. 87). Liova, tentant de définir son style de conduite à
L’Université puis au travail, fait attention d’éviter de côtoyer des opinions extrêmes qui pourront demain être officiellement mises à l’écart. Il ne s’interroge jamais sur l’ordre véritable des
choses quand la recherche académique est soumise à des consignes politiques et il sait que le
risque de ne pas suivre les directives est beaucoup plus grand que d’être considéré comme
démodé. De plus, toutes ses motivations se voient assombries par le besoin intérieur de gagner
constamment l’approbation et les éloges des autres.
Quel est le sens métaphorique de la scène où Liova remplace la fenêtre que Mitichatïev,
saoul, a brisée dans La Maison Pouchkine ? Toute personne, connaissant la réalité Soviétique,
saurait que faire changer une vitre le week-end du sept novembre (célébration de la Révolution
Bolchevique de 1917) serait un tour de force tout à fait miraculeux, de dimension Biblique. Le
lecteur informé appréciera cette image emblématique par excellence.
Odoïevtsev Junior essaie tout de même d’accomplir le miracle de remplacer la vitre de la
fenêtre. Interpréterons-nous cela comme un moyen de renouer le lien avec la tradition ? Ou
Bitov masque-t-il son optimisme derrière un sarcasme simulé en réservant à cet épisode de
son cru une « happy end » ? Bitov semblerait penser que, de briser les vitres ou de détrôner
les figures canoniques sont deux conduites qui ne conviennent pas et, dès lors, qu’on peut
s’en dispenser. Après tout, l’esthétique propre à Bitov s’enracine dans le modernisme Russe,
où l’interaction dialogique provenant de la tradition littéraire de l’époque précédente est
conçue non comme une menace mais comme une condition nécessaire au développement de
la créativité ([7], p. 29-43).
Le masque mortuaire de Pouchkine qui est brisé quand Liova le reprend à Mitichatïev pour
le remettre à sa place, révèle de deux manières son irréalité : un masque n’est que la représentation d’un visage et ce n’est même pas le masque original. Albina, du ton d’un administrateur
d’expérience, assure Liova qu’il y en a toute une collection en stock. Veut-elle dire que Pouchkine est incassable? Ou que ces copies d’occasion sont en nombre infini ? Le saccage du
Musée de la Maison Pouchkine par Mitichatïev et Liova, dans leur stuporeuse ivresse, peut
être une rébellion immature contre Pouchkine, mais aussi, au moins pour Liova, une révolte
contre la momification de Pouchkine par le pouvoir et contre ceux que Mandelstam décrivait
comme « la tribu de Pouchkinistes » [8] :
« Afin que la précieuse denrée de Pouchkine
N’échoie aux parasites,
S’introduit la tribu sanglée et bottée, armée des Pouchkinistes ».
Afin que la grande œuvre de Pouchkine ne soit pas gaspillée par des parasites, une tribu de
chercheurs spécialistes de Pouchkine, « en uniformes militaires, avec des fusils, apprenaient
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l’alphabet ». Mandelstam devait penser aux rangées de ceux qu’on appelait « les professeurs
rouges » qu’on convoqua pour remplacer ceux de la vieille école, ayant perdu la confiance du
nouveau gouvernement Soviétique. Étrangement, cette allusion au fusil trouve son écho dans
une phrase attribuée au grand-père Odoïevtsev : « Et quand nous n’avons plus personne à
tuer, nous fondons notre dernière balle en forme de monument » [5].
Quand une personne est tuée, un mythe est créé. On cherche à tirer profit des mythes. Le
régime totalitaire et la culture officielle qui en dérivent tuent les écrivains, soit de façon réelle,
soit de façon métaphorique, spécialement ceux qui échappent à leurs contemporains.
Ensuite, ces écrivains sont mis sur un piédestal et le pouvoir prend leurs statues à son service. En 1937, l’année qui restera par métonymie celle des purges staliniennes, et fut aussi
celle de la naissance de Bitov, le gouvernement Soviétique décida de célébrer le 150e anniversaire de la mort de Pouchkine en publiant une édition somptueuse de ce qu’ils appelèrent Les
Œuvres complètes du poète national. Comme on le sut plus tard, l’édition n’était pas vraiment
complète : par exemple, la correspondance avait été caviardée, etc. Néanmoins, cette publication fut hautement prisée dans un pays où acheter une édition très simple de trois volumes de
Morceaux choisis de Pouchkine restait toujours extrêmement difficile jusqu’à la réforme de la
fin des années 1980. Le gouvernement s’appropria Pouchkine de la pire manière et donna à
cela une large publicité. Les nouveaux chercheurs évoqués dans le poème de Mandelstam
avaient quitté leurs tenues militaires et revêtu des jaquettes et des cravates des plus respectables mais, pour eux, la littérature restait morte, un produit à consommer plutôt qu’un objet
culturel avec lequel engager un dialogue. « Nous bouffons le même cadavre de la littérature
Russe », disait Mitichatïev ([5], p. 371).
La littérature devient un objet sur lequel on agit et cela oblitère toute possibilité de développement ultérieur. Quand le grand-père de Liova meurt, maintenant qu’il a été officiellement
réhabilité, ses anciens collègues décident d’assister à ses obsèques : « Ils étaient tous venus
auprès d’un homme qui avait écrit quelque chose à une certaine époque, et l’affliction ressemblait à une exaltation à l’idée qu’il n’écrirait plus jamais rien » ([5], p. 110). Les personnages
du roman vivent dans un monde où ce qui est permis et ce qui ne l’est pas est si parfaitement
clair qu’il n’est pas besoin de détailler ces distinctions. Ce « monde tout-prêt, parfaitement
expliqué » est considéré par Bitov comme le plus grand des maux ([5], p. 416). C’est pourquoi
l’article écrit précocement par Liova (pour lequel le narrateur lui-même exprime son approbation), restera non publié et ses autres projets ne seront pas accomplis non plus, tant il s’affaire
à débusquer tout ce qui pourrait faire dérailler sa carrière académique. Ce travail est aussi
ennuyeux et dépourvu de sens que son obligation de rester « en service » à la Maison Pouchkine pendant les vacances, une habitude Soviétique actuelle de faire « surveiller » les locaux
vides pendant les vacances.
La Maison Pouchkine n’est plus un lieu sacré, pas même une tour d’ivoire à moitié
convenable – au contraire, elle a été dégradée pour associer trois fonctions, un entrepôt de
biens culturels, une prison et un mausolée. La nouvelle société a créé une Maison Pouchkine
mais « on ne vit pas non plus dans la Maison Pouchkine » ([5], p. 301). Le père de Liova
disait de lui-même, en se référant à ses années de camp de travail : « J’ai été un bon chef
de chantier. J’ai su penser par le matériau de la vie, peu importe que ce fût par la parole ou
par la terre et les matériaux de construction » ([5], p. 94). Sans des individus qui perçoivent
le mot comme le matériau de construction de la vie, on ne pourrait construire aucune maison
vivable.
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Remplacer la vitre d’une fenêtre semble être un geste de réconciliation avec le système,
mais cela ne pourrait-il pas être le premier pas pour amener Odoïevtsev à construire sa propre
Maison Pouchkine ?
Dans un pastiche ridicule de nombreux duels littéraires Russes, mettant aux prises des personnages aussi bien que des auteurs eux-mêmes, dont Pouchkine, Odoïevtsev provoque Mitichatïev en duel. Apparemment, le motif en est le masque mortuaire brisé de Pouchkine ; en
réalité, la colère de Liova a un autre motif, des offenses plus personnelles – mêmes, sur ce
point, Liova a besoin de prendre à son compte une offense à la mémoire de Pouchkine, pour
maintenir l’estime qu’il a envers lui-même. Cependant, ce n’est pas le motif de base venu du
monde extérieur sous la forme de la balle tirée par Mitichatïev qui tue Liova mais l’effondrement d’une étagère de livres, pleine de manuscrits qui vient blesser notre héros. « Et je vous
avais bien averti… La philologie mène au crime », Mitichatïev aurait pu se rappeler Ionesco
mais ceci se passe en URSS dans les années 1960 et, selon toute vraisemblance, Mitichatïev
n’avait pas lu Ionesco. Par contre, il peut juste dire : « Imbécile ! » ([5], p. 376). Bitov ne
nous accorde pas le sursis d’une fin burlesque : soudain, nous sommes entraînés dans la construction froide d’un roman réaliste Russe.
Mitichatïev, comme les meurtriers maladroits chez Dostoïevski – dont il a dû étudier les
œuvres – s’en sort en faisant bien attention de ne laisser aucun indice. S’attend-il à ce que la
police conclue à un suicide ? Au sens métaphysique, bien sûr, c’est le cas. Après tout, Mitichatïev n’est pas seulement un portrait collectif des personnages les plus abominables de la tradition réaliste Russe ; c’est aussi le « double » de Liova, sa part d’ombre. Si Liova avait été tué
par la balle de Mitichatïev, c’aurait pu être la belle mort d’un héros tombé pour défendre
l’honneur de la littérature russe (ce qui, dans ce roman, apparaît tout à fait honorable, malgré
ses flirts fréquents avec l’idéologie, ou tout au moins au-delà des capacités de jugement de
Mitichatïev). Tandis que Liova s’en écarte dans sa lutte intérieure, Mitichatïev s’y épanouit.
Le lecteur est amené à contempler Liova reposant immobile et à se demander si son âme est
toujours présente dans son corps. Quand l’a-t-il perdue exactement ? Toutes les sources de
douleur se condensent à ce moment sur lui. « Faïna, le grand-père, Mitichatïev, le temps me
blessent tous au même endroit – en moi.- ! J’existe précisément là où tous les coups
portent… » ([5], p. 294). Odoïevtsev n’a pas une perception exacte de sa valeur et en souffre
beaucoup. Il est très sensible à la critique et a beaucoup de mal à contrôler ses émotions.
Cependant, son intelligence le rend capable d’éprouver un dégoût pour « ce jeu-là » (auquel il
ne voulait pas jouer), le jeu « du plus fort » ([5], p. 181) même s’il se met parfois à y jouer de
temps. Il ressent une forte honte pour ce qu’il ressent en lui comme « une malpropreté de
principe » ([5], p. 409), après la nuit passée à la Maison Pouchkine. Ce thème l’amène à
repenser à deux autres personnages préoccupés eux aussi par la propreté et la qualité de la présentation, bien nette : l’oncle Dickens avec sa manie excentrique de ne jamais se permettre
« des mélanges de mauvais goût » et le vieux professeur Blank qui estime souvent les gens
meilleurs qu’ils ne sont.
Odoïevtsev sait qu’il a échoué à satisfaire aux exigences de ces deux personnes qu’il respectait. Bien sûr, on peut aussi voir là une allusion au poème bien connu de Lermontov où le
poète prend congé de :
« La Russie non-lavée,
Terre d’esclaves,
Terre de maîtres… »
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et se lamente sur l’obéissance prête-à-tout du peuple envers les autorités. Odoïevtsev a bien
une âme, comme le narrateur nous l’assure, « jolie et délicate, mais bien nourrie (de féculents
sans vitamines), un peu pâlotte par manque de lumière » ([5], p. 125). Maintenant que cette
âme maladive est trop faible pour manifester une résistance quelconque aux influences extérieures, Bitov insiste pour maintenir ouverte la possibilité d’un renouveau.
Le regard du narrateur semble proche de celui de Tchékov, – désillusionné, mais non sans
compassion – quand il nous parle des efforts désespérés de Liova pour effacer les signes de sa
veille très discutable à la Maison Pouchkine ; Bitov compare Liova de façon répétitive à un
esclave réprimant sa propre rébellion, nous incitant à évoquer une fameuse citation de Tchékov
— celle de la nécessité de « presser de lui-même l’esclave pour le faire sortir de lui, goutte à
goutte » [9]. Le jeune Prince Odoïetsev a besoin de cesser de se soumettre à devenir un
esclave. Joseph Brodsky, qui avait le même âge que le personnage de Bitov à l’époque décrite
dans le roman, a remercié plus tard ses parents « d’avoir échoué à élever leur enfant comme un
esclave » [10]. Tous les parents n’y sont pas arrivés ; même si ceux de Liova ne gardèrent
chez eux aucun de ces vulgaires manuels de propagande dont on gavait les enfants à l’école,
ils ont quand même assimilé les règles du jeu les plus équivoques et appris à profiter du système. Liova et tous ceux dont il est la voix ont dû apprendre à construire leur identité. Dès le
départ, cet Hamlet doit se garder d’imiter Guildenstern et Rosencrantz.
Si Lev Odoïevtsev retient notre intérêt, c’est parce que Bitov explore à fond les aspects
multiples de son personnage, sans ménagement ni sentimentalité excessive, – permettant ainsi
au lecteur d’en tirer lui-même ses conclusions. Oui, Bitov insiste bien sur le fait que certaines
de nos décisions et actions ne peuvent être annulées, pas plus qu’un personnage secondaire ne
peut revenir à la vie et mourir à nouveau, pour le bien du roman ([5], p. 394). De crainte
qu’on ne le soupçonne de se laisser aller à un mélodrame, Bitov ne se prive pas d’ironiser,
imaginant une réconciliation heureuse avec Blank pour compléter cette parfaite « Happy
end ».
Toutefois, si Bitov décourage sobrement toute illusion d’un sirupeux dénouement heureux,
il se garde tout autant de transmettre cet ultime jugement de son héros et de finir le roman sur
une morale. Il le laisse sur une fin ouverte. Le lecteur quitte Lev Odoïevtsev à un carrefour :
« il est revenu à son point de départ avec cette bosse, cette besace d’expérience, courbé, vieilli,
affaibli (…) Il lui revient à la mémoire qu’il avait voulu, un jour, déterminer le point où tout
avait commencé, le point où tout s’était interrompu… » ([5], p. 410).
Le narrateur estime que ce serait trop violent de sceller le destin de son personnage car la
littérature ne peut être le même pensum que la vie. « " L’absence du droit à Dieu " est la plus
terrible barbarie que l’on puisse imaginer » ([5], p. 436). Bitov évite de faire le Dieu – conclusion logique d’un texte où le narrateur a tenté de prouver ce qu’il a appris contre l’autoritarisme, en laissant la narration osciller dans de multiples directions – bien sûr, dans les limites
où une relation démocratique entre l’auteur et l’objet de sa création reste possible. La conclusion restée ouverte ne semble pas simplement déterminée par le désir de ne pas imposer sa
volonté au lecteur, ou même de suivre les pas de Pouchkine. Bitov est ainsi parvenu à compléter son étude de cas.
Dans le contexte spécifique où ce roman fut écrit, il ne peut aboutir à une solution, le système ne peut pas être « remis à l’endroit », quoiqu’un individu puisse tenter de se maintenir
dans la détermination à ne pas l’intérioriser. Dans le contexte du lecteur d’aujourd’hui, le
roman soulève l’importante question de l’identité individuelle face au cadre idéologique de
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toute société. « Le roman est terminé, la vie continue » ([5], p. 386). Le dernier commentaire –
et peut-être un programme de traitement – lui sera adressé par l’Histoire.
Références
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Okudjava B. Œuvres choisies. Moscou: Moskovskij rabotchij. 1989 (p. 142).
Tsvétaïeva M. Œuvres [2. vol.]. Moscou: Khudojestvennaia literatura; 1988 ([vol. I.]. p. 275).
Mandelstam Osip. Œuvres choisies [4 vol.]. Moscou: Terra; 1991.
Pouchkine A. Oeuvres choisies [3 vol.]. Ivanovo: Fora; 1995 ([vol. II]. p. 121).
Bitov A. La Maison Pouchkine. Paris: Seuil; 1994 [Tr. par Philippe Mennecier].
Peters Hasty O. Pushkin’s Tatiana. Madison: University of Wiscons in Press; 1999 (p. 179).
Sukhanova E. Voicing the Distant. Madison: Fairleigh Dickinson University Press; 2004.
Mandelstam O. Poèmes [Édition bilingue]. Paris: Librarie du Globe; 1992 (p. 159. [tr. par Henri Abril]).
Tchékhov A. Correspondance [2 vol.]. Moscow: Khudojestvennaia literatura; 1984 ([vol. I]. p. 213).
Brodsky J. Less Than One. Selected Essays. New York: Farrar Straus Giroux; 1986 (p. 499).