eliSabeth ii - Théâtre Varia
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eliSabeth ii - Théâtre Varia
DOSSIER PéDAGOGIQUE elisabeth II © Aurore Fattier + EA thomas bernhard aurore fattier 10 nov 14 nov Contact: Dominique pattuelli : 02 642 20 64 [email protected] RESERVATION T : 02 640 35 50 www.varia.be 78 rue du Sceptre 1050 Bruxelles 1 SOMMAIRE THOMAS BERNHARD 3 BIOGRAPHIE 4 SCANDALES 6 ELISABETH II 8 RENCONTRE AVEC AURORE FATTIER 9 PISTES PéDAGOGIQUES 13 POUR SE PRéPARER AU SPECTACLE 13 APRES VISIONNEMENT DU SPECTACLE 13 BIOGRAPHIES ET DISTRIBUTION 14 AURORE FATTIER 14 DENIS LAVANT 14 DISTRIBUTION 15 ANNEXES DISCOURS AUX AUTRICHIENS AUTRICHE, OUBLIER SON PASSé NAZI OU DEVOIR S’Y CONFRONTER ? 2 16 16 17 THOMAS BERNHARD « Si, je suis constamment choqué. Lisez donc mes livres, c’est un amoncellement de millions de chocs. C’est un alignement non seulement de phrases, mais d’impressions de choc. Un livre doit être aussi un choc, un choc qui n’est pas visible de l’extérieur. » Thomas Bernhard 1986 © Sepp Dreissinger 3 BIOGRAPHIE « On ne peut se développer que seul, on sera toujours seul, on a conscience qu’on ne peut pas sortir de soi, tout le reste est illusion, doute, on a conscience que ça ne change pas, pendant les études complètement seul, on a un voisin de banc à l’école et on est seul, on parle à des gens et on est seul, on a des opinions, celles des autres, les siennes et on est seul. Et quand on écrit un livre on est encore plus seuls. »1 Une biographie, dans le cas de Bernhard, n’est pas sans intérêt pour l’appréciation d’une œuvre qui tourne tout entière autour de sa quête d’identité et de sa confrontation à ses origines. Celles de Bernhard, qui porte le nom du premier mari de sa grand-mère maternelle, sont, comme on dit, « naturelles ». Divers travaux suggèrent qu’il serait le produit d’un viol, ou tout au moins d’un acte fugitif. Le père, un jeune menuisier du pays des lacs salzbourgeois, d’où est originaire la famille maternelle de Bernhard, ne reconnaît pas l’enfant, qui voit le jour aux Pays-Bas, dans une maternité religieuse pour filles perdues, le 9 février 1931. Sa mère, Herta Freumbichler, qui travaille très dur comme servante, pour gagner sa vie et celle de sa famille, est obligée de le mettre en nourrice. Elle gardera rancune toute sa vie à l’amant d’un jour qui s’est empressé de l’abandonner. Le jeune Thomas, qui plus est, présente une ressemblance physique frappante avec son père définitivement disparu. De retour en Autriche avec lui, sa mère épouse un garçon coiffeur, Emil Fabjan, et donne à Thomas un demi-frère et une demi-sœur. Thomas Bernhard passe ses premières années à Seekirchen, dans la campagne près de Salzbourg chez ses grands-parents. L’influence de son grand-père, l’écrivain Johannes Freumbichler, récompensé en 1937 par le prix d’État pour la littérature pour son roman Philomena Ellenhub, le marquera toute sa vie. Thomas Bernhard dira que ce sont des années heureuses. En 1938, il va vivre en Bavière avec sa mère, mais garde la nostalgie de Seerkirchen. Ses résultats scolaires deviennent catastrophiques et il vit l’école comme un cauchemar. Ses grands-parents s’installent dans la région en 1939. En 1942, il fait un séjour dans un centre d’éducation nationalsocialiste pour enfants en Thuringe, où il est maltraité et humilié. Il est ensuite placé dans un internat nazi à Salzbourg en 1943, revient en Bavière en 1944 à cause des bombardements alliés puis y retourne en 1945. Il raconte dans L’Origine comment l’éducation dans l’internat est la même pendant qu’après le nazisme. En 1947, Thomas Bernhard arrête ses études et décide « de prendre la direction opposée ». Il entame un apprentissage dans une épicerie mais il contracte une grave pleurésie purulente. Il est envoyé à l’hôpital au début 1949 où son état est si désespéré que les médecins le considèrent condamné et ne le soignent pas. C’est cette même année qu’il apprend par hasard dans le journal la mort de son grand père et l’année suivante celle de sa mère. Il ne quitte les hôpitaux qu’en 1951, mais restera malade. Il sera opéré des poumons en 1967, séjournera de nouveau à l’hôpital en 1978 et apprendra alors que son état est incurable. Il souffrira toute sa vie du souffle court, ce qui l’empêchera d’avoir la carrière de chanteur dont il rêvait mais qui influencera son style littéraire qu’on qualifiera de style de l’essoufflement. La période 1949-1952 marque un tournant dans la vie de Bernhard. Il profite de ses séjours hospitaliers pour commencer à écrire de la poésie. En 1950, il rencontre au sanatorium Hedwig 1 Extrait de Thomas Bernhard Une vie, une œuvre, émission de France culture par Christine Lecerf et Franck Lilin 2009 4 Stavianicek, de 35 ans son aînée, qui devient son amie, « son être vital »2. Jusqu’à sa mort en 1984, celle-ci restera son soutien moral et financier. Elle est la première lectrice de ses manuscrits et sans doute la seule se permettant une vive critique de son travail. De 1952 à 1954, Bernhard travaille comme collaborateur indépendant au journal Demokratisches Volksblatt, y écrivant surtout des chroniques judiciaires et culturelles. Il y publie ses premiers poèmes. Parallèlement, il étudie au Conservatoire de Musique et d’Art Dramatique de Vienne ainsi qu’au Mozarteum de Salzbourg. Il se lie à la société intellectuelle de Vienne, dont il fera plus tard un portrait féroce dans Des arbres à abattre (1984). En 1963 il publie son premier roman, Gel. Il rencontre en 1964 l’éditeur Siegfried Unseld, qui dirige les éditions Suhrkamp, lesquelles publieront la quasi-totalité des textes de Bernhard, à l’exception notable des cinq volumes autobiographiques: L’Origine, La Cave, Le Souffle, Le Froid, L’Enfant. Il développe graduellement un style de prose propre, fondé sur la juxtaposition de longues phrases répétitives et obsédantes. À l’opposé de la phrase proustienne, Thomas Bernhard opère comme une scie circulaire, creusant un unique sillon jusqu’à l’obsession. La scène typique de Bernhard, aussi bien au théâtre qu’en prose, est un monologue ininterrompu livré par un personnage solitaire et misanthrope, critiquant souvent l’Autriche et les Autrichiens. Le style se précise avec Amras (1964) et encore plus avec Perturbation en 1967, voyage d’un médecin de campagne à travers les pathologies des habitants de Haute-Autriche En 1965, il achète, grâce en partie au succès de son premier roman Gel, une ferme à Ohlsdorf en Haute-Autriche, qu’il s’attachera à remettre en état. Il fait l’acquisition de deux autres maisons dans la même région en 1971 et 1972. Jusque dans les années 1980, il partage son temps entre Ohlsdorf, Vienne, et des voyages - avec une prédilection pour les pays méditerranéens (Italie, Espagne, Portugal, Yougoslavie, Turquie). La première grande pièce de Bernhard, Une fête pour Boris, est créée à Hambourg en 1970. En 1971, le film L’Italien, dont le scénario est de Bernhard, est tourné au château de Wolfsegg. Ce château servira de décor à son roman Extinction, publié en 1986. Bernhard a été toute sa vie un personnage exigeant, presque maniaque. Il exige de son entourage des soins constants et, s’il est un bon vivant et d’une compagnie cordiale quand il se sent en sécurité, il suffit d’un mot pour qu’il se ferme complètement et définitivement. Thomas Bernhard meurt des suites de sa maladie pulmonaire en février 1989. 2 Thomas Bernhard a enfoui la signification personnelle dans son roman Le neveu de Wittgenstein : « Les initiés savent tout ce qui se cache derrière cette expression : « être vital », et d’où je tire depuis plus de trente ans ce que j’ai de force et ce qui me permet chaque fois de survivre, et que je ne trouve que là, c’est la pure vérité ». Ce mot a aujourd’hui pris place dans la langue allemande pour désigner un seuil maximal dans l’importance de toute relation. 5 SCANDALES A travers toute son oeuvre et tout au long de sa vie, Thomas Bernhard lutte contre l’hypocrisie. Il évoque sans cesse et sans fard la complicité de l’Autriche avec le nazisme alors que le pays s’est positionné dès la fin de la guerre comme étant la première victime du 3ème Reich. Il met le doigt sur les blessures de l’histoire de l’Autriche, sur le point très douloureux qu’est l’Anschluss et sur le passé nazi de nombreuses personnalités politiques et artistiques autrichiennes. La carrière de Thomas Bernhard est émaillée de scandales, certains délibérément provoqués et d’autres liés aux nombreux prix littéraires que l’Allemagne et l’Autriche s’acharnaient à lui remettre. En 1968, lors de la remise d’un prix d’État autrichien pour la littérature, Thomas Bernhard tient un court discours attaquant l’État, la culture autrichienne et les Autrichiens. Le texte, qui est semble-t-il involontairement provocateur, dit notamment : « Nous Autrichiens sommes apathiques ; nous sommes la vie en tant que désintérêt général pour la vie. » Le ministre quitte la salle en lui lançant : « Nous sommes fiers d’être Autrichiens. » (cf. discour en annexes). En 1972, la création de L’Ignorant et le Fou au festival de Salzbourg entraîne une violente polémique. Le texte prévoit, à la toute fin de la pièce, l’extinction complète des lumières, y compris celles signalant les sorties de secours. L’administration du théâtre refuse. La critique de la pièce — dont seule la première a pu être jouée — est excellente, mais Bernhard interdit toute représentation additionnelle. En 1975, Le Président choque parce qu’on entend dans la pièce un personnage dire « On en finira rapidement avec les anarchistes, sans autre forme de procès. ». La représentation à lieu à Stuttgart en Allemagne le même jour et dans la même ville où se déroule le premier procès de la Fraction armée rouge. En 1979 dans Avant la retraite un juge allemand célébre en cachette l’anniversaire de Himmler. La pièce est une attaque contre le ministre-président du Bade-Wurtemberg, qui était un juge de la Marine et condamnait encore à mort les derniers jours de la Seconde Guerre mondiale. Il a toujours caché son passé par la suite. Le récit L’Origine est attaqué en diffamation en 1976 par un prêtre de Salzbourg qui se reconnaît dans le personnage de l’oncle Franz. Certains passages seront rectifiés dans les éditions ultérieures. Les critiques s’indignent en général de la vision que donne l’auteur de Salzbourg. Le roman Des arbres à abattre (1984) est immédiatement confisqué à la suite d’une plainte en diffamation du compositeur Gerhard Lampersberg qui se reconnaît à son tour dans un des personnages principaux. Une fois l’interdiction levée, Bernhard riposte en demandant que ses œuvres soient retirées des librairies autrichiennes. La plainte est retirée en 1985. En 1982, l’ORF (la radio autrichienne) refuse de continuer à diffuser des enregistrements des pièces de Bernhard, estimant qu’il insulte la nation tout entière. En 1986 il répond à l’Assemblée des auteurs de Graz, qui lui propose de la rejoindre : « Depuis plus de dix ans, je n’accepte ni prix, ni titres, et surtout pas, bien entendu, votre grotesque titre de professeur. L’Assemblée des auteurs de Graz est une assemblée de connards sans talent. » 6 En 1987, il écrit Elisabeth II qui qui est montée pour la première fois au Schiller Theater de Berlin après sa mort le 5 novembre 1989. Cette pièce fait scandal dans la mesure où Herrenstein, le personnage principal ,revient sur l’antisémistisme et le nazisme des autrichiens (cf. citations ci-dessous). En 1988, Place des Héros, provoque une véritable bataille politique. La pièce est conçue pour les 50 ans de l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne. On y entend qu’il « y a aujourd’hui plus de nazis à Vienne qu’en 1938. » Thomas Bernhard fait une ultime provocation dans son testament. Comme une « émigration littéraire posthume », il interdit dans des termes d’une extrême agressivité la diffusion et la représentation de ses œuvres en Autriche. Ses héritiers ne respecteront pas cette clause, et lèveront cette interdiction à la fin des années 1990. « Les autrichiens haïssent les juifs Et ceux qui reviennent d’emigration plus profondément que tous les autres Les autrichiens n’ont rien appris Ils n’ont pas changé La totalité d’un peuple comme totalité d’un piètre caractère.» « Je ne crois pas que j’irai dans ce repaire de nazis Je sais bien pourquoi à Altaussée Il manque d’air Ce n’est pas seuleument à cause des montagnes C’est à cause de tous les nazis Qui y sont installés Les plus belles régions d’Autriche Ont toujours attiré le plus de nazis.» Herrenstein 7 ELISABETH II Chez Herrenstein, richissime marchand d’armes à la retraite, on attend la venue du «beau monde» viennois : tout le gratin de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie veut assister au défilé de la reine Elisabeth II sur l’Opernring strasse depuis le balcon du splendide appartement. Dans un climat d’angoisse et de paranoïa grotesques, le vieil homme voit « cette smala perverse » se goinfrer à son buffet et venir rôder avec avidité autour de sa carcasse, se rappelant ainsi à son bon souvenir pour obtenir une part d’héritage. Mais si la méchanceté conserve…celui qui enterrera Herrenstein n’est pas encore né! Même infirme, même vieux, le puissant industriel est dans une forme verbale d’une insolence éblouissante : il entretient sa vitalité en cultivant l’expression de son angoisse existentielle, et une haine méthodique de cette « racaille » autrichienne. Toute la journée, il abreuve les oreilles de Richard, son valet de chambre, de ses diatribes inspirées. C’est que depuis 25 ans, une véritable relation maître-esclave quasi sadomasochiste s’est installée entre son majordome et lui. Agrippé à la veste de Richard, le vieil industriel devra subir cette journée de cauchemar jusqu’à ce que celle-ci prenne fin au moyen d’un incroyable coup de théâtre final, sorte de Deus Ex machina ironique qui plongera tout ce beau monde dans l’abîme… Violence des relations de pouvoir, interdépendance affective et monétaire des individus dans la sphère privée et publique, infirmité humaine face à la mort, appartenance conflictuelle de l’individu à la société, exploration d’un monde bourgeois hypocrite, intéressé, réactionnaire, dont la vulgarité se cache derrière le masque de la culture et de la tradition… « Ce n’est pas dans la normalité D’être repoussé par la masse Les gens aiment l’attroupement Tous cherchent toujours à être ensemble Moi j’ai toujours voulu me séparer de tous Sortir de tous C’est probablement mon malheur. » Herrenstein 8 RENCONTRE AVEC AURORE FATTIER Racine, Feydeau, Pinter et maintenant Thomas Bernhard. As-tu une attraction particulière pour les auteurs et les textes du répertoire ? Je ne parlerais pas réellement d’attraction. Je travaille toujours les mêmes thématiques et ce développement passe souvent par la littérature. La question de l’autre, de l’amour qui fait défaut sont des thématiques que j’aborde inévitablement. Il y a peu, j’ai fait une autocritique de mon parcours théâtral. Pourquoi ai-je choisi ces textes-là ? Que ce soit Racine, Houellebecq, Pinter, Feydeau ou Bernhard, ce sont des écritures d’hommes, violentes, sans concessions, dont le sujet principal est « Qu’est-ce qui se produit comme catastrophe quand l’amour fait défaut, l’amour étant ce qui nous permet d’entrer en contact avec l’autre ? ». Dans Elisabeth II, il y a des liens de hiérarchie et de domination entre les êtres. L’amour y fait cruellement défaut. J’estime que le théâtre est associé à la littérature d’une manière générale. Mon trajet de metteure en scène passe obligatoirement par le regard sur un texte littéraire qui donnera lieu à une transformation poétique. Le théâtre existe pour rendre la littérature sensible. Pourquoi avoir choisi cette pièce de Thomas Bernhard qui n’a jamais été jouée en français ? J’ai toujours beaucoup apprécié cet auteur, notamment ses romans que j’aimerais aussi travailler. Je ne me suis pas d’emblée tournée vers Elisabeth II. J’avais d’abord pensé à ses Dramuscules qu’il composa entre 1978 et 1981, pour nous dire qu’en Allemagne, l’épouvantable héritage nazi donne encore des signes d’activité. L’œuvre entière de Thomas Bernhard est hantée par cette inquiétude face au nazisme, qui est toujours ancré dans la société aujourd’hui. En fouillant le sujet, j’ai découvert Elisabeth II qui est très proche de la vie de Thomas Bernhard. C’est comme s’il s’écrivait lui-même à travers le personnage d’Herrenstein – c’est son avant-dernière pièce, mais Bernhard, malade, devait penser que c’était sa dernière en l’écrivant. C’est comme s’il réglait ses comptes avec la société autrichienne et l’humanité. Cette pièce a une valeur de testament. J’ai tout de suite aimé cette dimension très sensible dans son rapport à l’écriture. Cette thématique de l’héritage est à l’œuvre dans tous ses écrits. Qu’est-ce qu’on fait de ce qui nous a été donné ? Qu’est-ce qu’on a envie de donner ? Comment arrive-t-on à vivre en société et à supporter les autres ? Quels compromis doiton faire en vivant dans la société ? Comme la pièce n’avait jamais été montée en français, il y avait un côté aventurier, dans le fait de devoir la défricher, qui m’a beaucoup plu. Il y a plusieurs enjeux dramatiques. Il s’y trouve un immense rôle, celui d’Herrenstein, qui ne pouvait être interprété que par un très grand acteur comme l’est Denis Lavant. Puis il y a une dimension théâtrale plus traditionnelle où Thomas Bernhard fait tout éclater à la fin. Comment réussir à construire quelque chose pour finalement le détruire ? 9 Thomas Bernhard dit : « Je ne m’attache tout particulièrement à un être que parce qu’il est impuissant et incomplet, que parce qu’il est chaotique et imparfait. » Le rôle du théâtre estil de ne parler que des travers et des faiblesses des hommes ? Thomas Bernhard dit qu’il n’y a pas d’art sans infirmité. Pour produire de l’art, il faut donc que quelque chose nous manque, que quelque chose nous fasse défaut et qu’il creuse un rapport à l’imaginaire. C’est comme un manque originel de vie. Le projet de la littérature est d’éclairer ceux qu’on refuse de voir, ceux qui ne sont pas mis en avant dans notre société qui promeut la réussite. Dans Elisabeth II, on est dans un rapport à la mutilation. On retrouve beaucoup de personnages mutilés chez Bernhard, comme chez Beckett. Ces personnages à qui il manque un bras, des jambes etc. et qui n’ont plus que leur tête pour s’exprimer. C’est une métaphore de la condition humaine. L’hypocrisie est l’une des grandes thématiques de la pièce. Herrenstein décrit l’hypocrisie des autres, mais n’est-il pas tout aussi hypocrite, lui qui finalement ne peut se passer du regard des autres ? C’est là que Thomas Bernhard se moque du personnage d’Herrenstein et c’est en cela qu’il reste un personnage de comédie. Il a une faille profonde qui le rend pathétique. Herrenstein est un modèle de réussite sociale. C’est l’équivalent d’un Dassault en France. C’est un grand PDG d’une industrie d’armement qui a construit son succès sur son travail, sa volonté et ses relations avec les autres. Le paradoxe est qu’il passe son temps à conchier les autres, à les écraser, à les manipuler alors qu’il les a toujours enviés. Il y a beaucoup de haine et de jalousie en lui. À présent qu’il se retrouve vieux, infirme en fauteuil roulant et seul, il a besoin des autres. Ce type est un salaud, mais en même temps il est dans un état de demande et de passivité, principalement vis-à-vis de son majordome qui le tient dans la main et peut l’écraser, le réduire à néant à tout moment. Ce rapport de dépendance crée une sorte d’histoire d’amour entre eux. On a presque affaire à un vieux couple. Pourquoi, à ton avis, Thomas Bernhard a-t-il sous-titré sa pièce « Pas une comédie » ? Ce sous-titre a provoqué une grosse prise de tête dramaturgique lors des répétitions. Il faut prendre cette mention comme une ligne de direction de mise en scène et de direction d’acteurs. C’est une injonction de Thomas Bernhard pour bien monter sa pièce. Elle s’adresse à l’équipe artistique, non aux spectateurs. Si on commence à jouer la pièce comme une comédie, en partant de l’extériorité des gags et des effets du texte, alors on ne rend pas compte de la véritable cruauté du texte. Il faut garder à l’esprit qu’il s’agit d’un trajet intérieur, très douloureux pour le personnage d’Herrenstein. C’est en devenant pathétique qu’il devient drôle. Si on met l’humour devant le texte, ce dernier perd sa profondeur et son intérêt. Comme tu l’as dit, Elisabeth II, comme toute l’œuvre de Thomas Bernhard, est très autobiographique. Ce dernier dit « Nous, c’est moi ». Dans les analyses du texte, on peut lire qu’Herrenstein est Thomas Bernhard. Un Thomas Bernhard se cacherait-il aussi en toi ? Non, aucun Thomas Bernhard ne se cache en moi parce que je suis une femme et qu’une femme ne voit pas les mêmes choses qu’un homme et n’a pas la même sensibilité. Par contre, j’ai toujours eu une attraction vers ces paroles d’hommes. Dans mes prochaines créations, j’ai envie de faire le mouvement inverse et de travailler sur des écritures féminines, de partir davantage de moi. Je ne suis pas Thomas Bernhard. Par contre, dire qu’il pourrait être mon père ou mon grand-père serait plus juste. J’ai un rapport indéniable de fascination vis-à-vis de lui, autant que de rejet et de filiation. Demander à Denis Lavant de jouer le rôle d’Herrenstein était une évidence pour toi ? Le personnage d’Herrenstein est censé avoir 87 ans et ce n’est pas évident de trouver des acteurs d’un tel âge. Il fallait donc trouver quelqu’un qui puisse jouer ce rôle et qu’on y croit. 10 Je suis tombée sur le film Holy Motors de Leos Carax dans lequel Denis Lavant interprète à un moment le rôle d’un vieux mourant de 90 ans. En le voyant, j’ai tout de suite voulu que ce soit lui qui interprète le rôle d’Herrenstein. Et je pense qu’il est heureux d’avoir accepté ce rôle. Un mot sur le choix de Richard, le majordome, et les autres rôles ? Il me fallait un grand échassier classe maximum pour interpréter le rôle de Richard, face au petit grincheux d’Herrenstein, et Alexandre Trocki était une évidence. Avec Mademoiselle Zallinger, la gouvernante, jouée par Delphine Bibet, ils représentent la « famille » d’Herrenstein. Les autres qui se sont greffés autour, petit à petit – le neveu, les différentes femmes, les troublefête… – représentent le monde qui s’invite chez lui, la société en général qui va à l’abîme. Comment as-tu travaillé la figure de la répétition, le ressassement très présent dans le texte ? C’est une écriture labyrinthique, qui tourne en rond. Il fallait donc trouver le chemin logique de cette pensée avec ses différents jalons. Nous avons essayé de reconstruire le chemin mental du personnage d’Herrenstein. Il faut être très en forme pour jouer un rôle comme celui-là, ne serait-ce qu’au niveau de la mémoire. Mais cela peut être éprouvant pour le reste de la distribution. L’équipe doit être connectée au maximum, à l’écoute de Denis Lavant. Elle ne peut pas faire attention qu’aux figures de répétition car il y a un trop grand ressassement. Comment as-tu travaillé le côté grotesque de la pièce ? C’était une des difficultés de la mise en scène. Si grotesque veut dire « exagération des traits », je ne suis pas certaine que la pièce soit réellement grotesque. Il faut faire attention à ne pas mettre le côté comique devant le côté dramatique. Ne pas oublier l’injonction « Pas une comédie ». Il faut rendre les rapports entre les personnages réalistes et gommer le plus possible l’aspect grotesque. Mais bien entendu, comme dit Tchekhov, l’existence est profondément ridicule. Il y a donc une forme indéniable de ridicule du personnage, des rapports qui sont montrés et de cette bourgeoisie. Un spectacle doit-il provoquer un choc chez le spectateur ? Pour qu’un spectacle soit réussi, il faut que le spectateur soit surpris au moins une fois, qu’il se quitte lui-même un moment, qu’il quitte ses problèmes, son quotidien, que ses convictions soient ébranlées. Il faut cette petite chose pour que le spectateur ne soit plus tout à fait le même en sortant de la salle. L’œuvre de Bernhard est pleine de références à d’autres auteurs, d’autres pensées. Dans ta mise en scène, fais-tu également des clins d’œil à des artistes ou écrivains ? Une esthétique ou une scénographie n’est qu’un réseau d’assemblages de références. La peinture du danois Hammershøi nous a inspiré l’esthétique du décor. Mais c’est surtout le cinéma qui m’a inspirée. Mon univers personnel est toujours truffé de références cinématographiques. Nous utilisons la vidéo dans le spectacle. De nombreux films nous ont servi de référents, par rapport aux cadrages, aux points de vue… Les scènes filmées dans les coulisses m’ont été inspirées par Birdman d’Iñárritu. La scène où Mademoiselle Zallinger joue seule au piano est un clin d’œil à Antonioni. Celle où Richard mange sa tartine face caméra à Fellini. Qu’est-ce qu’apporte la vidéo ? Elle sert à montrer des choses, à amener notre regard à des endroits inattendus. Elle permet surtout de travailler le champ et le contre-champ face à l’espace hyper bourgeois qui est 11 représenté. Il y a l’antichambre où Herrenstein prend la parole et tout ce qui se passe à côté, qui est caché et que la vidéo peut montrer. Peux-tu nous dire un mot sur la scénographie que tu évoquais ci-dessus ? En voyant ce décor, on peut le trouver très classique. Valérie Jung, la scénographe, et moi-même voulions un décor qui soit à la fois hyper réaliste, mais qui reste aussi un décor de théâtre. Il n’est d’ailleurs pas meublé. C’est juste la base de reproduction d’un salon bourgeois, dans le sens théâtral du terme, pour pouvoir le détruire à la fin. En effet, au lieu de faire s’écrouler le balcon, nous voulions que ce soit le décor tout entier qui s’écroule. Eriger une machine théâtrale pour pouvoir la casser, tout comme le fait Thomas Bernhard dans la pièce. À noter également que le décor a été entièrement peint à la main. C’est un véritable travail d’artisanat. Pourquoi Thomas Bernhard a-t-il choisi la figure d’Elisabeth II et de situer son action sur la Openringstrasse ? C’est sur la Ringstrasse où habite Herrenstein qu’avaient lieu les grands défilés militaires et qu’arrivèrent Hitler et ses troupes lors de l’Anschluss en 1938 (l’annexion de l’Autriche par les nazis). Herrenstein vit sur cette avenue, en face de l’Opéra, à côté du Parlement. Elle se situe au centre de cette ville et symbolise tout le pouvoir. C’est donc un lieu hautement symbolique. La Reine d’Angleterre passe sur cette même avenue que les nazis, quarante ans plus tard. Thomas Bernhard s’intéresse à ce qui s’est passé depuis la fin de la guerre. En 1938, on avait une croix gammée sur sa petite poche et pouf après la guerre, on a retourné sa petite poche. La croix gammée n’est plus visible, mais elle est toujours là, en-dessous. C’est la poétique du retournement des choses. Utiliser la figure de la Reine d’Angleterre est aussi une manière de montrer comment le monde a évolué. Cette figure de la royauté symbolise le nouveau pouvoir en marche, l’Europe et le rassemblement autour des valeurs européennes. Mais à la fin de la pièce, tout se casse la gueule. C’est l’Europe qui se casse la gueule aussi, du moins la vieille Europe avec ses valeurs désuètes. Selon Herrenstein, et donc selon Thomas Bernhard, l’art n’est digne d’intérêt que si on y excelle. Qu’en penses-tu ? Thomas Bernhard avait une très haute vision et conception de la littérature et de l’art. Pour nous, l’art est un outil qui nous aide à comprendre le monde. Lui par contre plaçait l’art audessus de tout. Si c’est pour être médiocre, il vaut mieux ne pas en faire. L’art était vital pour Thomas Bernhard, peut-être parce qu’il n’avait que ça dans le fond. Propos recueillis par Emilie Gäbele, attachée de presse du Théâtre Varia, le 19 octobre 2015. 12 PISTES PéDAGOGIQUES POUR SE PRéPARER AU SPECTACLE Nous pensons qu’Elisabeth II s’adresse aux élèves de 5ème et 6ème secondaire et recommandons fortement une animation préparatoire au visionnement de la pièce. Cette animation est en général donnée en classe par un animateur de notre service pédagogique, elle peut avoir lieu en classe ou sur place au Théâtre avant la représentation. La plupart du temps un membre de l’équipe artistique est présent. APRES VISIONNEMENT DU SPECTACLE Les questions que nous vous proposons sont à aborder avec vos élèves après le visionnement du spectacle. -Thomas Bernhard règle ses comptes avec ses compatriotes à travers l’écriture. L’auteure Elfried Jelinek, ainsi que les réalisateurs Michael Haneke et Ulrich Seidle sont eux aussi très sévères envers leur pays, l’Autriche. Que pensent vos élèves de ces auteurs et réalisateurs qui éreintent leur pays ? Pourraient-ils trouver des équivalents en Belgique ? -Quel est le ton de la pièce Elisabeth II selon vos élèves ? L’écriture de Thomas bernhard trouvet’elle un écho chez eux? -Proposition d’atelier d’écriture : nous proposons à vos élèves d’écrire l’expression d’un choc, d’un cri de rage, dans un style qui leur correspond, faisant écho à l’écriture de Thomas Bernhard. © Vilhelm Hammershøi 13 BIOGRAPHIES ET DISTRIBUTION AURORE FATTIER Aurore Fattier est une jeune metteur en scène, née en 1980 à Haïti et de nationalité française, qui s’intéresse de près à l’écriture contemporaine. Après des études de lettres à Paris (Maîtrise de Lettres Modernes, Université Paris X), elle a suivi la formation en mise en scène à l’INSAS en Belgique (2006). On lui doit, notamment, les mises en scène de La puce à l’oreille de Georges Feydeau et After After, une histoire rêvée du capitalisme, adaptation plus ou moins libre d’écrits divers (Francis Scott Fitzgerald, Un Diamant gros comme le Ritz ; Michel Houellebecq , La Possibilité d’une île ; James Graham Ballard ; Bret Easton Ellis) créés au Théâtre de la Balsamine ; La possibilité d’une île, d’après Houellebecq, au Festival Émulation ; Phèdre, au Théâtre Varia. Elle a co-écrit et créé Chiennes avec Selma Alaoui au Théâtre des Tanneurs. On l’a vue en tant que comédienne, entre autres dans Œdipe à Colone de Sophocle, mise en scène de Vincent Sornaga au Théâtre Varia, et dans Bérénice, mise en scène de Philippe Sireuil au Théâtre des Martyrs. On la retrouve également dans Gouttes dans l’océan, de Fassbinder, mise en scène Caspar Langhoff au Festival Émulation et au Théâtre de la Place, et dans Grisélidis, d’après l’œuvre de Grisélidis Réal, mise en scène Denis Laujol au Théâtre des Tanneurs. En 2013, elle met en scène L’amant d’Harold Pinter ainsi que Conseils pour une jeune épouse de Marion Aubert. Cette saison elle signe la mise en scène d’Elisabeth II avec Denis Lavant. DENIS LAVANT Le comédien français fait ses premières armes en pratiquant le mime et le théâtre de rue. De ces années de saltimbanque, il garde une préférence pour le théâtre qui constitue l’essentiel de sa carrière. Formé au conservatoire, Denis Lavant débute donc sa carrière au théâtre avant d’être révélé au cinéma par le cinéaste Léos Carax, qui lui confie le rôle masculin principal de Boy Meets Girl. On le voit ensuite dans Mauvais Sang, Les amants du pont neuf, Tokyo !, Holy Motors de Carax, qui l’emploie à la manière d’un comédien emblématique. Il joue aussi dans de nombreux films, entre autres de Claude Lellouche, Patrice Chéreau, Jean-Pierre Jeunet, aux côtés notamment de Lino Ventura, Isabelle Huppert, Jean-Louis Trintignant, Yvan Attal, Audrey Tautou et bien sûr Juliette Binoche. En 2012, Denis Lavant obtient le Prix de l’Humour noir du spectacle pour son adaptation au théâtre de La grande vie de Jean-Pierre Martinet. En 2014, Denis Lavant est en tournée et joue le rôle de Pyrrhus (Néoptolème, fils d’Achille) dans la pièce Andromaque.10-43, mise en scène par Kristian Frédric. De même que la mise en scène dynamite l’Andromaque de Jean Racine (le spectateur en retrouve cependant certains passages mémorables), Lavant bouscule ses partenaires dans son interprétation hyperréaliste et saisissante d’un Pyrrhus inspiré à la fois de Klaus Kinski et des dictateurs tiers-mondistes contemporains. Lors de la 27ème nuit des Molières, le 27 avril 2015 dernier, Denis Lavant a été récompensé d’un Molière. Il a reçu le Molière seul en scène pour la pièce Faire danser les alligators sur la flûte de Pan mise en scène par Ivan Morane. 14 DISTRIBUTION Herrenstein : Denis Lavant Richard, serviteur : Alexandre Trocki Le docteur Guggenheim, un voisin | L’autre dame : Jean Pierre Baudson Mademoiselle Zallinger, gouvernante : Delphine Bibet Victor, le neveu d’Herrenstein : Michel Jurowicz La comtesse Gudenus | La dame au chapeau rouge | La première dame : Véronique Dumont Le directeur Holzinger | Le compte Neutz : François Sikivie Création vidéo : Vincent Pinckaers Création son : Brice Cannavo et Jean-Maël Guyot Création lumière : Simon Siegman Scénographie : Valérie Jung Costumes : Prunelle Rulens dit Rosier Maquillages, masques : Zaza de Fonseca Direction technique : Fred Op de Beek Construction du décor : Les ateliers du Theâtre National Dramaturgie, collaboration artistique : Sébastien Monfè Assistanat à la mise en scène : Ledicia Garcia, Lara Ceulemans Mise en scène : Aurore Fattier Une création des quatres centres dramatiques de la fédération Wallonie-Bruxelles: le Théâtre Varia, le Théâtre de Namur, le Théâtre de Liège et le manège.mons. 15 ANNEXES DISCOURS AUX AUTRICHIENS Monsieur le Ministre, Vous tous qui êtes ici présents, Il n’y a rien à exalter, rien à condamner, rien à accuser, mais il y a bien des choses risibles ; tout est risible quand on pense à la mort. On traverse la vie, on en reçoit des impressions, on n’en reçoit, pas d’impression, on traverse la scène, tout est interchangeable, on reçoit une formation plus ou moins bonne dans le magasin des accessoires : quelle erreur ! On comprend un peuple qui ne se doute de rien, un beau pays – ce sont des pères morts ou consciencieusement sans conscience, des hommes avec la simplicité et la bassesse, la pauvreté de leurs besoins. Tout est pré-histoire hautement philosophique et insupportable. Les siècles sont pauvres d’esprit, le démonique en nous est la perpétuelle prison du pays des pères où les composantes de la bêtise et de la brutalité la plus intransigeante se sont faites quotidienne nécessité. L’État est une structure condamnée en permanence à l’échec, le peuple une structure condamnée sans cesse à l’infamie et à la faiblesse d’esprit. La vie est désespoir auquel s’appuient les philosophies, dans lesquelles tout, finalement, est promis à la démence. Nous sommes Autrichiens, nous sommes apathiques ; nous sommes la vie, la vie comme indifférence, vulgairement partagée, à la vie ; nous sommes, dans le processus de la nature, la folie des grandeurs, le sens de la folie des grandeurs comme avenir. Nous n’avons rien à dire, sinon que nous sommes pitoyables, que nous avons succombé par imagination à une monotonie philosophico- économico-mécanique. Instrument de la décadence, créature de l’agonie, tout s’éclaire à nous, nous ne comprenons rien. Nous peuplons un traumatisme, nous avons peur, nous avons bien le droit d’avoir peur, nous voyons déjà, bien qu’indistinctement, à l’arrière-plan, les géants de l’angoisse. Ce que nous pensons a déjà été pensé, ce que nous ressentons est chaotique, ce que nous sommes est obscur. Nous n’avons pas à avoir honte, mais nous ne sommes rien non plus et nous ne méritons que le chaos. Je remercie, en mon nom personnel et au nom de ceux que l’on distingue aujourd’hui avec moi, ce jury, et très expressément tous ceux qui sont ici présents. Thomas Bernhard « Discours prononcé le 22 mars 1968 à l’occasion de la remise du Prix national de littérature », in Ténèbres. Textes, discours, entretien, sous la direction de Claude Porcell, Éditions Maurice Nadeau, Paris, 1986, p. 43-44 16 AUTRICHE, OUBLIER SON PASSé NAZI OU DEVOIR S’Y CONFRONTER ? Marc Lacheny, Maître de Conférences en littératures allemande et autrichienne à l’Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis pour la revue Grande Europe n° 26, novembre 2010 - La Documentation française © DILA. La communauté de langue de l’Autriche avec l’Allemagne, ainsi que la volonté affichée par certains, notamment par les sociaux-démocrates autrichiens emmenés par Otto Bauer, de voir se réaliser le rattachement de ce pays à l’Allemagne, finalement imposé brutalement en 1938 – mais préparé minutieusement par un gentlemen’s agreement entre Adolf Hitler et Kurt von Schuschnigg(1) en juillet 1936 –, ont longtemps contribué à occulter les spécificités à la fois politiques et culturelles de ce pays, et à brouiller complètement son image à l’étranger, notamment en France. Contrairement à l’Allemagne, l’Autriche n’a entamé que tardivement, après des années voire des décennies de refoulement, un véritable travail de mémoire sur les heures sombres de son histoire au XXe siècle. Des écrivains majeurs comme Thomas Bernhard et Elfriede Jelinek ont alors joué un rôle majeur dans cette lutte contre l’oubli. Aujourd’hui encore, cette question reste d’une brûlante actualité. Politique de l’oubli dans l’Autriche d’après-guerre Les années ayant suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale sont marquées en Autriche par une véritable politique de l’oubli. Le premier paragraphe de la Déclaration de la conférence de Moscou signée le 30 octobre 1943 par la Grande-Bretagne, les États-Unis et l’URSS, et stipulant que l’Autriche avait gravement souffert du national-socialisme, constitua le fondement de l’idéologie politique officielle du pays après la guerre et le point de départ du « mythe de la victime » prôné par de nombreux hommes politiques. « Les gouvernements du Royaume-Uni, de l’Union soviétique et des États-Unis d’Amérique sont tombés d’accord pour décider que l’Autriche, première nation indépendante victime de l’agression hitlérienne, devra être libérée de la domination allemande. Les trois gouvernements tiennent pour nulle et non avenue l’annexion imposée à l’Autriche par l’Allemagne le 15 mars 1938. [...] Les trois gouvernements déclarent que leur désir est le rétablissement d’une Autriche libre et indépendante. En conséquence, leur intention est d’ouvrir au peuple autrichien luimême – ainsi qu’à ceux des Etats voisins qui se trouvent devant des problèmes similaires – le chemin de la sécurité politique et économique, seule base solide pour une paix durable ».* Il faut néanmoins préciser que le troisième paragraphe de cette même déclaration soulignait tout aussi clairement que l’Autriche, en participant à la guerre aux côtés de l’Allemagne nazie, portait une responsabilité historique particulièrement lourde qu’elle ne pouvait évacuer d’un simple revers de main : « Toutefois, l’Autriche doit se souvenir qu’elle porte une responsabilité à laquelle elle ne saurait se soustraire, pour sa participation à la guerre aux côtés de l’Allemagne hitlérienne. En conséquence, lors du règlement final, la part qu’aura prise l’Autriche à sa propre libération devra inévitablement entrer en ligne de compte »(2). À la faveur du Traité d’État de 1955, qui restaura sa souveraineté et d’où les Alliés rayèrent, à sa demande, la « clause de coresponsabilité » (Mitverantwortungsklausel) initialement prévue dans le préambule, l’Autriche acheva de se poser en victime de l’Anschluss : reconstruction consensuelle et développement du tourisme devinrent alors les maîtres mots d’une politique placée sous le signe non pas de la « maîtrise du passé » (Vergangenheitsbewältigung), mais de son « refoulement » (Vergangenheitsverdrängung). *Source : Michel Cullin et Félix Kreissler, L’Autriche contemporaine, Armand Colin, Paris, 1972, p. 157. 17 Il est évident que la position de victime de l’Allemagne hitlérienne s’avérait extrêmement commode pour la jeune République d’Autriche qui fonda dès lors son identité sur le refoulement collectif du passé et s’exonéra, par là-même, de toute forme de culpabilité dans les crimes du nazisme. Ce déni alla jusqu’à la promulgation, en 1948, d’une amnistie en faveur d’anciens membres autrichiens du parti nazi (500 000 personnes environ), un moyen pour les grandes formations politiques de l’époque de se doter d’un important vivier d’électeurs potentiels. On connaît aussi les jugements pour le moins cléments prononcés contre d’anciens nazis et leur réintégration rapide dans la société et l’appareil d’État autrichiens. La période de restauration et de reconstruction consensuelle qui s’amorce dans le pays à partir de 1955 se caractérise donc par une vive, voire massive aversion envers tout ce qui relève du domaine « allemand », de sorte que les crimes nazis se voient eux aussi présentés comme un « problème » spécifiquement allemand – et non autrichien. Dès lors, l’objectif était de mettre entre parenthèses, ou même d’enterrer la question du nazisme pour se concentrer sur la fondation d’un véritable État autrichien. Cela signifiait, aux yeux des restaurateurs, d’une magnificence perdue, revenir – au mépris de l’ineffaçable césure constituée par le nazisme – à l’héritage culturel d’avant la Seconde Guerre mondiale (notamment à l’époque de la monarchie). Il s’agissait en particulier de célébrer les valeurs « éternelles » de l’Autriche : c’est ainsi que fleurirent les « films et romans du terroir » (Heimatfilme und -romane), permettant au pays d’exalter sa culture passée (notamment musicale et littéraire) et de se présenter comme un lieu mythique, appelé plus tard l’ « île des bienheureux », pour mieux occulter la douloureuse question de l’ « austrofascisme »(3) et du Troisième Reich. Au sein de la littérature également, ce « consensus de l’oubli »(4) fut favorisé par la réhabilitation rapide d’écrivains qui furent pro-nazis. A titre d’exemple, la plus haute distinction littéraire du Land de Styrie, le Prix Peter Rosegger, fut décernée à des hommes n’ayant pas fait mystère de leur sympathie pour le nazisme : Max Mell(5) en 1951, Franz Nabl(6) en 1953, Paul Anton Keller(7) en 1955, Bruno Brehm(8) en 1962. Le rôle historique et politique majeur des écrivains contestataires Le refus de ce consensus se fit alors sentir moins dans le discours des hommes politiques qu’au sein des mouvements intellectuels et, en particulier, littéraires. Dans le climat extrêmement conservateur de l’époque, la « jeune génération », l’avant-garde et les textes critiques, considérés comme choquants ou provocateurs, se virent longtemps rejetés et abaissés au rang de « littérature de pacotille, sale et lubrique » (Schmutz- und Schundliteratur), dénomination qui perdurera d’ailleurs jusqu’aux années 1980-1990 avec notamment la mise au ban par les conservateurs autrichiens des textes de Thomas Bernhard et d’Elfriede Jelinek. Ce n’est qu’à la fin des années 1950 que les écrivains autrichiens commencèrent véritablement – avec une intensité exemplaire – à s’attaquer à la fois au passé récent et au présent. Un des premiers textes contestataires antérieurs à cette date est Appel à la méfiance (1946) d’Ilse Aichinger. Force est de constater qu’il existait donc bien une production littéraire contestataire, mais qu’elle n’intéressait ni l’establishment ni le public. Cette confrontation au passé allait influencer pendant plusieurs décennies la production littéraire autrichienne, notamment le roman, qui réalisa à la place de la société et de la politique le travail d’introspection qui s’imposait. Au premier rang, des auteurs qui s’insurgèrent contre l’oubli ou le regard nostalgique vers un passé mythifié, citons Hans Lebert (La Peau du loup, 1960, « roman policier en milieu campagnard » en quête des origines de la culpabilité collective autrichienne), Ingeborg Bachmann (Au milieu des meurtriers et des fous, 1961(9)), Carl Merz (1906-1979) et Helmut Qualtinger (1928-1986. Ce bon Monsieur Karl, 1962, monologue qui valut à l’auteur-acteur de nombreux ennemis et des menaces de mort en Autriche) ou bien encore les œuvres des poètes Ernst Jandl (1925-2000) et Heidi Pataki (1940-2006). Parmi les mouvements littéraires nés en réaction au refus institutionnel de toute innovation artistique figurent, d’un côté, le Groupe de Vienne formé au début des années 1950 (Friedrich 18 Achleitner, Hans Carl Artmann, Konrad Bayer, Gerhard Rühm et Oswald Wiener), qui se voue à la poésie expérimentale, que ce soit par le recours aux différents niveaux de la langue, voire au dialecte, ou par le recours à la typographie, et de l’autre, son pendant à Graz, le Forum Stadtpark fondé en 1960(10) par des écrivains comme Barbara Frischmuth, Peter Handke ou Alfred Kolleritsch. En République fédérale d’Allemagne, la confrontation directe au passé le plus récent avait été amorcée, sur un plan littéraire, par les romans d’Heinrich Böll, Günter Grass et Uwe Johnson. En Autriche, le Groupe de Vienne concentra son activité sur la contestation de la langue elle-même : ainsi ses membres entendaient-ils, par l’élaboration de nouvelles techniques littéraires et l’utilisation d’un nouveau langage, se libérer des conventions figées. En marge des expérimentations linguistiques du Groupe de Vienne, Ernst Jandl consacra plusieurs de ses poèmes (comme deutsches gedicht ou wien heldenplatz) à l’implication de l’Autriche dans le national-socialisme et à la politique de l’oubli mise en œuvre par la suite : par sa poésie engagée, il fut un des premiers à fustiger sans ambages le passé refoulé de la nouvelle République et à appeler à un devoir de mémoire par l’écriture. Par son travail radical sur la langue comme instrument au service d’une relecture du passé, E. Jandl a en quelque sorte préparé le terrain à des auteurs à la plume acérée comme Thomas Bernhard et, peut-être davantage encore, Elfriede Jelinek qui entretiennent, tous les deux, une relation tourmentée avec leur pays. Le poids des œuvres de Thomas Bernhard et d’Elfriede Jelinek Dès son premier roman, Gel (Frost), paru en 1963, Thomas Bernhard (1931-1989) dénonce – tout comme Hans Lebert – l’imposture de l’idylle rurale décrite dans les romans « régionalistes » ainsi que le refoulement collectif du passé autrichien : il y condamne l’image d’une Autriche dont les beaux paysages préservés serviraient de décor au quotidien d’une population pure et incorruptible et dépeint un monde obsessionnel, fermé, dont il n’est pas possible de s’évader et qui est hanté par la mort, le suicide, la brutalité et la folie. Dans Perturbation (Verstörung, 1967), un étudiant accompagne son père qui va soigner des malades dans une campagne où règnent folie et maladie, où les êtres se trouvent réduits à leurs fonctions primaires et livrés à une nature et à une société porteuses de mort. Dans sa pièce Place des Héros (Heldenplatz, 1988), qui suscita une polémique sans précédent en Autriche, T. Bernhard évoque les tonnerres d’acclamations qui accueillirent Hitler sur la fameuse place des Héros à Vienne lors de la proclamation, en 1938, de l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie, cris de joie qui imprègnent toute cette œuvre (ainsi que le poème ayant le même titre de E. Jandl), dans laquelle la langue est déformée par l’adoration hystérique vouée au Führer. Ces quelques exemples montrent bien le rôle précurseur qu’a joué T. Bernhard dans la confrontation littéraire de l’Autriche avec son passé, mais également son présent. A l’instar de H. Lebert, il brosse dans son œuvre un portrait au vitriol de la province autrichienne, par opposition à la littérature régionaliste (Heimatroman) alors si largement répandue et où règnent idylle et harmonie. Elfriede Jelinek (née en 1946), prix Nobel de littérature 2004, partage avec T. Bernhard une vision particulièrement acerbe de son pays et de son implication dans le nazisme, ce qui valut à l’un et à l’autre, d’être accusés, quelques décennies plus tard, de « cracher dans la soupe » (Nestbeschmutzerin). Eternelle perturbatrice, membre du parti communiste autrichien de 1974 à 1991, E. Jelinek échangea de rudes imprécations avec l’extrême droite, qui fit d’ailleurs rimer son nom, d’origine tchèque, avec le terme Dreck, signifiant en allemand « boue », « saleté » ou « excréments » (dans le cas des animaux). De fait, elle s’est toujours violemment opposée à Jörg Haider, l’ancien leader du FPÖ – le principal parti populiste autrichien – mort accidentellement en 2008. Par son travail radical en matière linguistique, E. Jelinek poursuit l’œuvre entamée par E. Jandl, notamment dans Maladie ou Femmes modernes (Krankheit oder Moderne Frauen, 1987), où elle met en scène le pathos national-socialiste. La langue qu’elle utilise traduit l’agressivité, la destruction et la pulsion de mort inscrites dans la violence exercée par le nazisme lui- 19 même(11). Désarticulée, pervertie et souillée par le nazisme, cette langue renvoie à la corruption de l’allemand par une barbarie contre laquelle les écrivains sont appelés, par-delà l’exemple d’Elfriede Jelinek, à s’insurger. Deux autres œuvres méritent d’être également mentionnées pour la façon dont elles confrontent l’Autriche à son passé nazi. En 1982, la romancière a fait scandale en publiant Burgtheater, dans laquelle elle règle ses comptes avec une célèbre famille d’acteurs autrichiens au passé nazi. Cette « Farce avec chanson » ne sera pas jouée en Autriche pendant plus de vingt ans... jusqu’à ce que le Theater im Bahnhof (TIB) la mette en scène en 2005 à Graz. Elle s’y attaquait en effet à Paula Wessely et aux frères Attila et Paul Hörbinger, véritables icônes du monde du spectacle : ayant servi activement la politique culturelle du régime nazi, ils réintégrèrent, en 1945, le Burgtheater, célèbre institution qui a bien des traits communs avec la Comédie française. E. Jelinek souligna qu’il s’agissait pour elle de stigmatiser la langue et non des personnes en chair et en os. Le texte de la pièce reprend des dialogues entiers de films de l’époque nazie, comme Heimkehr (1941) dans lequel P. Wessely tenait le rôle principal et qui fut l’un des pires films de propagande du Troisième Reich. Avec Président Vent du Soir (Präsident Abendwind, 1986), E. Jelinek écrivit un « dramuscule » ayant là encore pour sujet l’amnésie des Autrichiens s’agissant de leur passé, mise en lumière cette fois par l’élection à la présidence de la République autrichienne en 1986 de Kurt Waldheim (1918-2007) qui avait pris soin de taire son passé nazi : officier de la Wehrmacht, il ne reconnut que sur le tard avoir appartenu à une unité responsable de nombreuses exécutions dans les Balkans. Au milieu des années 1980, « l’affaire Waldheim » eut pour conséquence de faire éclater au grand jour le scandale du mensonge généralisé sur le passé et d’imposer la révision de l’interprétation officielle de l’histoire du pays. Elle eut également pour effet de relancer, en Autriche et à l’étranger, le débat sur la face cachée de l’histoire de l’Autriche au XXe siècle, sur l’austro-fascisme (voire l’austro-nazisme), sur la dénazification manquée et sur le travail de mémoire mené par quelques-uns dans les années 1950-1960. Par leur travail novateur sur le matériau linguistique, que l’on peut concevoir comme une réponse au langage officialisé par le régime hitlérien, des écrivains comme E. Jandl, puis T. Bernhard et E. Jelinek ont démontré avec force la nécessité de ce travail de mémoire que l’Autriche d’après-guerre avait si soigneusement éludé. Cette interrogation puissante et récurrente sur la contamination de la langue par le nazisme, amorcée dès 1933 dans Troisième nuit de Walpurgis de Karl Kraus et LTI de Victor Klemperer, a contribué à donner naissance à une poétique nouvelle, au message politique lourd de sens et sans concessions. Chez ces « imprécateurs autrichiens » que sont T. Bernhard et E. Jelinek, pour ne citer qu’eux, la séparation entre champ politique et champ esthétique s’est pour ainsi dire effacée : les rapports conflictuels entretenus par ces auteurs à l’agressivité satirique et politique étonnante avec leur propre pays découlent du fossé existant entre l’artiste et l’État, tout en révélant la mission politique et non pas seulement esthétique qui incombe à la littérature en Autriche. Où en est l’Autriche aujourd’hui ? L’élection de K. Waldheim à la présidence de la République autrichienne en 1986, puis l’entrée de l’extrême droite (conduite alors par Jörg Haider) dans le gouvernement fédéral en 2000 ont fait que la majeure partie de la littérature autrichienne a pris la forme d’un réquisitoire contre le passé refoulé et les turpitudes du présent ; ces deux événements ont également largement contribué à ce que les Autrichiens acceptent de reconnaître le rôle joué par leur pays sous le Troisième Reich. Au cours de la décennie qui a suivi l’affaire Waldheim, une série de faits ou d’actes symboliques forts constituèrent autant de signes tangibles d’une véritable évolution des mentalités : dans le discours des représentants du pouvoir, la « thèse de la victime » (Opferthese) a été remplacée par la « thèse de la coresponsabilité » (Mitverantwortungsthese), et l’année 1989 a vu l’instauration en Autriche d’une journée de commémoration nationale des victimes du national-socialisme, fixée au 5 mai, date de la libération en 1945 du camp de concentration de Mauthausen (un des plus grands complexes concentrationnaires nazis, situé à une vingtaine de kilomètres de Linz, en Haute-Autriche) et qui, au fil des ans, a pris valeur d’exemple de la lutte contre la violence et le racisme. En 2010, à l’occasion du soixante- 20 cinquième anniversaire de la libération du camp de Mauthausen, les dirigeants autrichiens ont organisé une cérémonie à la portée hautement symbolique dans la salle de conférences historique du Parlement autrichien en présence de Wladyslaw Bartoszewski, résistant pendant la Seconde Guerre, survivant d’Auschwitz, « Juste parmi les nations » et ministre des Affaires étrangères de Pologne en 1995 et en 2000-2001. La coresponsabilité autrichienne au cours de la Seconde Guerre mondiale ne doit pas faire oublier non plus l’existence d’une résistance autrichienne importante au national-socialisme(12) : de nombreux Autrichiens parmi les membres du parti communiste, de groupes monarchistes mais aussi de simples citoyens se sont élevés, entre 1938 et 1945, contre la domination allemande. À preuve, 2 700 Autrichiens furent exécutés en tant que résistants ; 32 000 furent tués dans les prisons et les camps ; 65 000 juifs de nationalité autrichienne furent exterminés ; plus de 100 000 furent incarcérés pour des raisons politiques et pour une durée supérieure à trois mois… A eux seuls, ces chiffres montrent de manière éloquente que si l’Anschluss eut, surtout au début, de nombreux partisans et si la majeure partie de la population resta indifférente ou passive, l’opposition et la résistance ne furent pas, en Autriche, le fait de groupuscules insignifiants. Qu’en est-il aujourd’hui ? L’Autriche est-elle enfin parvenue au terme de son « devoir de mémoire », a-t-elle surmonté le « consensus de l’oubli » et, ainsi, véritablement assumé son passé ? Dans le domaine littéraire, assurément ; dans le domaine politique, de plus en plus nettement aussi. Pour autant, les scores remportés aux élections par les formations populistes d’extrême droite, le FPÖ et le BZÖ, semblent témoigner de la persistance d’un terreau nationalpopuliste en Autriche. Cette ambiguïté et ces contradictions entre un passé lourd à porter et la nécessité de se confronter à lui reste éminemment palpables dans la société autrichienne. Elles reflètent une tension profonde, manifestement inhérente à l’histoire culturelle autrichienne, entre conservatisme et modernité, comme le souligne Richard Thieberger, germaniste littéraire français d’origine autrichienne : « L’Autriche n’est pas seulement tradition. Le conservatisme, voire l’esprit réactionnaire qu’on lui reproche parfois, a toujours eu comme contrepartie une volonté non conformiste et un certain élan révolutionnaire. On rencontrera toujours des gens qui se réclameront de l’un ou de l’autre de ces deux courants »(13). Questionner le passé pour mieux affronter le présent : ne s’agit-il pas là d’une exigence à la fois historique, politique et éthique qui ne concerne pas seulement l’Autriche ? 21 Notes (1) Chancelier fédéral d’Autriche de 1934 à 1938. Il succède à ce poste à Engelbert Dollfuss assassiné par les nazis en 1934. Menant comme son prédécesseur une politique autoritaire d’inspiration corporatiste, il poursuit la répression des mouvements extrémistes de droite comme de gauche, remet sur les rails l’économie et tente, par l’entremise de l’ambassadeur allemand Franz von Papen, d’améliorer les relations avec l’Allemagne qui, dans un accord signé le 11 juillet 1936, promet de ne pas intervenir en Autriche. En échange, K. von Schuschnigg fait entrer au gouvernement quelques nazis « modérés ». (2) Michel Cullin et Félix Kreissler, L’Autriche contemporaine, Armand Colin, Paris, 1972, p. 157. (3) Terme utilisé pour décrire le régime politique régnant en Autriche de 1933 à 1938, dont la figure de proue fut le chancelier Engelbert Dollfuss. Ce régime se caractérisa par son autoritarisme, son catholicisme d’État, son opposition au marxisme et au nazisme, ainsi que par ses alliances politiques avec le fascisme italien de Mussolini. (4) Pour approfondir cette question, voir Elisabeth Kargl, « Ernst Jandl : travail langagier et mémoire politique », Germanica n° 42 (2008), pp. 189-208 (ici : p. 190). (5) 1882-1974. Il quitte ostensiblement le PEN Club en 1933, affichant ainsi son inclination pour le nationalsocialisme. Fondateur et président du « Club d’écrivains allemands d’Autriche », proche des nazis, il publia dans différentes anthologies nationales-socialistes après l’Anschluss. (6) 1883-1974. Les nazis ont fait de lui un chantre de la littérature patriotique. (7) 1907-1976. En 1939, il devint chef de l’Office national-socialiste pour les écrits dont l’objectif était d’interdire de publication tout auteur ne pouvant prouver son origine aryenne ou écrivant des œuvres « nuisibles au peuple ». (8) 1892-1974. Antisémite virulent, Hitler l’inclua, en août 1944, dans la « liste des bénis des Dieux » qui rassembla les écrivains les plus importants pendant le national-socialisme. (9) Née en 1926 et décédée en 1973, elle fut aimée par Paul Celan, le plus grand poète de langue allemande de l’après-guerre. (10) Le retard de Graz par rapport à Vienne s’explique par le fait que, jusqu’au début des années 1960, écrivains et universitaires compromis sous le Troisième Reich continuèrent à y tenir le haut du pavé et à y dicter la norme artistique. (11) Karl Kraus (1874-1936), dans Troisième nuit de Walpurgis (écrit en 1933), et Victor Klemperer (1881-1960), dans LTI, la langue du IIIe Reich (écrit en 1947), furent les premiers à démontrer que le nazisme a tout infesté, y compris – et peut-être même avant tout – la langue et, par conséquent, la pensée. Ces deux œuvres constituent des analyses magistrales de la contamination de la langue (allemande) par le discours national-socialiste. Voir Karl Kraus, Troisième nuit de Walpurgis, traduit de l’allemand par Pierre Deshusses, Marseille, Agone, 2005, et Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich. Carnets d’un philologue, traduit de l’allemand par Elisabeth Guillot, Paris, Albin Michel, 1996. (12) Austriaca, revue française spécialisée sur l’Autriche, a même consacré un numéro entier à cette question : Austriaca n° 17 (1983), « La résistance autrichienne », dossier réalisé sous la direction de Gertrude Stolwitzer. (13) Richard Thieberger, « Qu’est-ce que l’Autriche ? », in Les langues modernes, publication hors-série : Civilisation des pays de langue allemande (L’Autriche), numéro édité par Jean-Paul Vernon Association des professeurs de langues vivantes, 1981, pp. 35-43 (ici : p. 42). 22
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