État des lieux du conflit frontalier entre la Thaïlande et
Transcription
État des lieux du conflit frontalier entre la Thaïlande et
O B S E R VAT O I R E A S I E D U S U D - E S T 2 0 1 3 / 2 0 1 4 note État des lieux du conflit frontalier entre la Thaïlande et le Cambodge suite au coup d’État du 22 mai 2014 en Thaïlande Eugénie Mérieau, doctorante à l’INALCO (Institut national des langues et civilisations orientales) et lauréate de l’IHEDN (Institut des hautes études de défense nationale) Note d’actualité n°1, cycle 2013-2014, Observatoire Asie du Sud-est Septembre 2014 Le 1er septembre 2014, le nouveau ministre des Affaires étrangères thaïlandais Tanasak Patimaprakorn et son homologue cambodgien se sont rencontrés à Phnom Penh, annonçant la reprise des relations bilatérales depuis le rendu de l’arrêt de la Cour internationale de justice (CIJ) de La Haye, le 11 novembre 2013, au sujet de l’affaire du temple de Preah Vihear opposant la Thaïlande et le Cambodge. Cette réunion s’est déroulée dans un contexte de stabilisation politique, suite à la mise en œuvre d’un processus de réconciliation au Cambodge et d’un coup d’État militaire en Thaïlande. Hun Sen ayant déclaré que « le Cambodge n’est pas une terre d’accueil pour les opposants thaïlandais »1, il semble résolu à entamer une coopération avec l’administration de Prayuth Chan-Ocha. 71 boulevard Raspail 75006 Paris - France Tel : +33 1 75 43 63 20 Fax : +33 1 75 43 63 23 www.centreasia.eu [email protected] siret 484236641.00029 A l’issue de cette réunion, les ministres des deux pays ont annoncé que le temple de Preah Vihear n’était plus au centre de leurs préoccupations2. La volonté commune d’une accalmie se traduit également par le fait que des ordres ont été donnés des deux côtés en ce sens ; depuis “Hun Sen: no regime exile allowed”, The Bangkok Post, 27 May 2014. 2 “Thai official pays visit”, The Phnom Penh Post, 2 September 2014. 1 l’arrêt de la CIJ de la Haye au sujet du litige opposant les deux États, aucune mise en œuvre n’avait été décidée. Dans son arrêt du 11 novembre 2013, la Cour internationale de justice de La Haye avait réaffirmé que le temple khmer ainsi que le terrain sur lequel il est construit relevaient de la souveraineté du Cambodge. Par conséquent, la Cour avait ordonné à la Thaïlande de retirer ses troupes stationnées dans la zone de 4,6 km² environnant le temple, territoire revendiqué par la Thaïlande. L’arrêt est resté sans effet : dix mois après son énoncé, les troupes thaïlandaises et cambodgiennes se font toujours face de chaque côté de la frontière revendiquée par la Thaïlande. Du côté cambodgien, l’ordre a été donné de ne pas provoquer de réaction des forces armées thaïlandaises ; du côté thaïlandais, aucun ordre n’a été donné de retirer les troupes de la zone contestée en application de l’arrêt de la CIJ. Cette situation résulte de facteurs internes au jeu politique thaïlandais. Dès l’annonce du verdict de la CIJ sur l’affaire du temple de Preah Vihear le 11 novembre 2013, l’affaire fut éclipsée par le lancement presque immédiat de grandes manifestations contre le gouvernement de Yingluck Shinawatra par le PDRC (People’s Democratic Reform Committee) à propos de possibles amnisties pour l’ancien Premier ministre Thaksin Shinawatra. Le chef de l’armée, Prayuth Chan-Ocha – devenu entretemps chef du coup d’État puis Premier ministre – était alors davantage préoccupé par les manœuvres politiques pour renverser le gouvernement que par le conflit frontalier ; sur place, les troupes de l’armée thaïlandaise attendaient des instructions qui ne sont jamais venues. 1. Un verdict attendu qui ne règle pas toutes les questions de souveraineté Dans un premier temps, la Cour avait par une ordonnance en date du 18 juillet 2011 demandé aux parties de « retirer leur personnel militaire actuellement présent dans la zone démilitarisée provisoire, et [de] s’abstenir de toute présence militaire dans cette zone et de toute activité armée dirigée à l’encontre de celle-ci ». Ni la Thaïlande ni le Cambodge ne mirent en œuvre cette mesure, choisissant de concentrer leurs efforts sur la préparation de leurs arguments pour présentation ultérieure à la Cour. En 2013, les différentes auditions furent retransmises en direct à la télévision et sur Internet, au Cambodge et en Thaïlande, et furent suivies avec beaucoup d’intérêt par les Thaïlandais et les Cambodgiens. La lecture de l’arrêt du 11 novembre 2013 fut également retransmise à la télévision et le gouvernement thaïlandais, anticipant une « défaite », prit des mesures pour éviter que de possibles réactions de colère parmi la population thaïlandaise ne se muent en troubles à l’ordre public. Dans sa décision du 11 novembre 2013, la Cour se borna à réaffirmer la souveraineté du Cambodge sur le territoire de l’éperon de Preah Vihear, déjà établie par la Cour en 1962 et réaffirmée en 2011. En revanche, la Cour évita de se prononcer sur la zone de Phu Makua/Phnom Trap, une colline au Nord-Ouest du temple, qui, revendiquée par la Thaïlande, délimite à l’ouest la zone dite de l’éperon de Preah Vihear. La question de cette potentielle « perte territoriale » (sia dindaeng), pourtant au cœur des préoccupations d’une partie des Thaïlandais, fut laissée sans réponse. La Cour Internationale de Justice a jugé que la question de Phu Makua, ayant trait directement à la démarcation de la frontière entre le Cambodge et la Thaïlande, ne relevait pas de sa compétence. Du côté thaïlandais, le verdict fut accueilli avec perplexité, jugé peu clair voire inutile, car ne réglant pas l’intégralité des questions de souveraineté. 2. Statu quo non seulement militaire sur la ligne de front mais aussi commercial et constitutionnel En l’absence de l’attribution de souveraineté sur la zone de Phu Makua/Phnom Trap, la Thaïlande considère que l’affaire du conflit frontalier au sujet du temple de Preah Vihear n’est pas encore « close ». Il est dès lors justifié, aux yeux de l’armée thaïlandaise, que toutes les unités de l’armée de la seconde région restent stationnées sur la zone en attendant le résultat de négociations entre les deux pays3. Le seul ordre clair est le suivant : interdiction de recourir à la force sur la zone contestée4. Néanmoins, le commerce ne fut altéré en rien par la décision de la CIJ, les relations entre les deux armées sont toujours cordiales, voire fraternelles, la frontière est ouverte permettant aux milliers de Cambodgiens employés en Thaïlande de la franchir chaque jour pour aller travailler. Les nombreux mécanismes de coopération mis en place, notamment la Commission conjointe sur la coopération bilatérale et le Comité régional frontalier continuent de fonctionner. Depuis le rendu de l’arrêt et jusqu’au coup d’État du 22 mai, le gouvernement de Yingluck Shinawatra ne prit aucune décision sur ce dossier. Il n’avait pu signer de document avec le Cambodge car, d’après l’article 190 de la Constitution, tout traité devait d’abord être soumis à ratification parlementaire. Or, le gouvernement ne voulait pas risquer sa stabilité en raison de l’affaire du communiqué de soutien à la candidature du Cambodge auprès de l’UNESCO en 2008 (voir annexe) ; ce document avait été dénoncé comme traité et déclaré inconstitutionnel car n’ayant pas suivi la procédure de ratification parlementaire préalable. Cependant, l’exercice est aujourd’hui devenu possible puisque la Constitution de 2007 est suspendue. 3. Les temples frontaliers, instruments de légitimation laissés à la disposition des deux gouvernements L’affaire du temple de Preah Vihear demeure en suspens. Si son instrumentalisation peut être d’une utilité pour l’une des parties au conflit, alors l’affaire pourrait connaître de nouveaux développements. En effet, les épisodes de violence liés aux temples frontaliers ont toujours été le résultat d’instrumentalisations politiques, à des fins de légitimation du pouvoir en place comme les émeutes antithaïlandaises de 2003 à Phnom Penh ou de déstabilisation du gouvernement en ce qui concerne les manifestations du PAD en 2008 en Thaïlande. Il existe à la frontière entre la Thaïlande et le Cambodge de nombreux autres temples qui peuvent poser des questions de souveraineté. Le Cambodge ayant entrepris d’enregistrer un certain nombre de ces temples au patrimoine mondial de Entretien avec P., un colonel de l’Armée de terre souhaitant garder l’anonymat, 17 janvier 2014. 4 Entretien avec un garde-frontière de Si Sa Ket, 25 avril 2014. 3 2 l’humanité, une réaction du côté thaïlandais si les enjeux sont suffisamment importants au niveau économique et/ ou symbolique demeure possible. Conclusion • A tout moment, le conflit peut être instrumentalisé par le Cambodge comme la Thaïlande à des fins de légitimation politique. • Pour l’heure, le Cambodge et la Thaïlande ont décidé, malgré leur positionnement nationaliste, de ne pas rouvrir le chapitre de Preah Vihear, quel que soit le gouvernement en place. • Dans tous les cas, la Thaïlande s’est prononcée en faveur d’une résolution bilatérale du différend. La mise en œuvre d’une résolution régionale dans le cadre de l’ANASE (Association des Nations de l’Asie du Sud-est) semble largement marginalisée ; quant à la Cour internationale de justice, sa compétence dans cette affaire est vivement contestée par une partie de la population et des élites thaïlandaises. 3 Cartes du site de Preah Vihear5 • 5 Voir http://nelumbo-bao.blogspot.fr/2010_10_01_archive.html (consulté en janvier 2014) et Pavin Chachavalpongpun, « Le conflit thaïlando-cambodgien : L’affaire du temple Preah Vihear », CERISCOPE Frontières : http://ceriscope.sciences-po.fr/ node/177 (consulté en janvier 2014). 5 4 ANNEXE Chronologie du conflit autour du temple de Preah Vihear, enjeu de politique interne 1. Le mythe du « territoire perdu », instrument du nationalisme thaïlandais Le temple de Preah Vihear, construit au début du IXème siècle, représente l’apogée du royaume d’Angkor, royaume khmer. Il est situé sur une montagne de la chaîne des Dangrek, « qui d’une façon générale constitue dans cette région la frontière entre les deux pays, le Cambodge au sud et la Thaïlande au nord » (Temple de Preah Vihear – Cambodge c. Thaïlande –, fond, arrêt, CIJ 1962). Sur la base du tracé des frontières de 1907 effectué par des officiers français mandatés par une commission mixte franco-siamoise (le Cambodge étant alors sous protectorat français), le temple appartient au Cambodge (voir les cartes du site). Après l’indépendance du Cambodge en 1953, la Thaïlande occupa le temple revendiqué par le Cambodge. En 1959, le Cambodge saisit la Cour internationale de justice pour trancher le litige. En 1962, la CIJ rendit un verdict favorable au Cambodge. Cette « perte » fut vécue par la Thaïlande comme une humiliation, car les Thaïlandais se sont toujours considérés supérieurs aux Cambodgiens6. Le Premier ministre thaïlandais de l’époque, Sarit Thanarat, déclara : « dans le sang et les larmes, nous reprendrons un jour le temple de Preah Vihear7 ». Pendant une trentaine d’années, le temple disparut des préoccupations des gouvernements thaïlandais successifs. Il fit sa réapparition en 2007 lorsque le Cambodge demanda à l’UNESCO d’inscrire le temple de Preah Vihear à la liste du patrimoine mondial. A cette fin, les autorités cambodgiennes communiquèrent au comité une carte représentant le site du monument. Cette carte situait l’intégralité de l’éperon de Preah Vihear, ainsi que la colline de Phnom Trap, qui se trouve immédiatement à l’ouest de l’éperon, en territoire cambodgien. La Thaïlande, alors sous administration de l’Assemblée législative nationale issue du coup d’État militaire du 19 septembre 2006 contre Thaksin Shinawatra, contesta cette carte auprès du Comité du patrimoine mondial, affirmant que l’éperon de Preah Vihear se situait en territoire thaïlandais. Entretien avec un moine de l’Armée du Dhamma à Si Sa Ket, province frontalière. 7 Bunruam Tienchan, Praphat Chaleimak, Saranya Wichatham, Khrai dai khrai sia khwamkhatyaeng thi banplai: prasat khao phra wihan [Who won ? who lost ? The uncontrollable conflict: Preah Vihear Temple], Bangkok, Animate Group Co Ltd, 2008, cité par Pavin Chachavalpongpun, Temple of doom: Hysteria about the Preah Vihear Temple in the Thai nationalist discourse, in Marc Askew (ed.), Legitimacy Crisis in Thailand, Bangkok, Silkworm Press, 2009, p.84. 6 2. Une instrumentalisation politique par l’opposition pro-royaliste en Thaïlande En décembre 2007, des élections furent organisées, à l’issue desquelles un gouvernement pro-Thaksin fut formé. En mai 2008, le ministre des Affaires étrangères thaïlandais, Noppadon Pattama, signa avec le vice-Premier ministre cambodgien Sok Ann à Paris un communiqué assurant au Cambodge son soutien à la candidature de ce dernier auprès de l’UNESCO pour faire inscrire le temple de Preah Vihear au patrimoine mondial. En juillet 2008, le Comité du patrimoine mondial décida d’inscrire le site sur la base, toutefois, de ce qu’il qualifia d’« esquisse cartographique révisée du bien », qui excluait la zone en litige entre le Cambodge et la Thaïlande, c’est-à-dire les 4,6 km² autour du temple. A la suite de cette inscription, les manifestants de l’opposition pro-royaliste, anti-Thaksin, de l’Alliance populaire pour la démocratie (PAD) se saisirent de ce thème pour affirmer que le gouvernement « vendait la nation » aux Cambodgiens. Ils manifestèrent à Bangkok et dans la zone frontalière du temple, côté thaïlandais, réclamant la démission du gouvernement et la récupération du temple de Preah Vihear. Le ministre des Affaires étrangères démissionna finalement après une décision de la Cour constitutionnelle sur l’invalidité du soutien de la Thaïlande au Cambodge dans sa démarche auprès de l’UNESCO, et sous la pression de la rue. Dans la zone frontalière, les manifestants du PAD furent mal accueillis par les locaux pour qui la coexistence avec les Cambodgiens était pacifique. Des heurts se produisirent entre résidents thaïlandais à Si Sa Ket et manifestants du PAD en juin 2008. Plusieurs incidents armés eurent ensuite lieu dans la zone frontalière proche du temple, notamment des échanges de coups de feu entre les deux armées en octobre 2008. Les escalades violentes de 2008 sont le résultat d’une instrumentalisation du conflit par les forces anti-Thaksin pour éroder la légitimité du gouvernement alors en place, plutôt proche de Hun Sen. Le 14 février 2011, le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies demanda la conclusion d’un cessez-lefeu permanent et apporta son soutien à l’action menée par l’Association des Nations de l’Asie du Sud-est (ANASE) en vue de trouver une solution au conflit. L’Indonésie, qui assurait alors la présidence de cette organisation, fut par la suite invitée par le Cambodge et la Thaïlande à envoyer des observateurs dans les zones frontalières touchées afin d’éviter de nouveaux affrontements armés. Cette initiative, saluée par les ministres des Affaires étrangères de l’ANASE et leurs représentants, ne fut pas suivie d’effet. Le 28 avril 2011, le Royaume du Cambodge déposa devant la Cour internationale de justice une requête demandant à la Cour d’interpréter son arrêt de 1962 concernant l’affaire du Temple de Preah Vihear (Cambodge c. Thaïlande). Le même jour, le Cambodge déposa une seconde demande en indication de mesures conservatoires afin de « faire cesser les incursions [de la Thaïlande] sur son territoire ». 5
Documents pareils
Bienvenue… Cambodge
Le temple du X° siècle fut agrandi à l’apogée de l’empire par le légendaire bâtisseur
d’Angkor Vat, le roi Suryavarman II au XII°. A l’époque, une grande partie de la Thaïlande
moderne était sous l...