Avis de tempête

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Avis de tempête
isharmonies
GRATUIT
Avis de tempête
OCTOBRE 2015
« Tantôt, comme une bête, elle se met à hurler,
Tantôt, comme une enfant, elle éclate en sanglots. », Pouchkine, Soir d’hiver
Édito
Ami lecteur, que vous
soyez conscrit ou ici de
longue date, Disharmonies vous souhaite une
fort heureuse rentrée !
Nous ouvrons l’année en
rendant hommage à l’automne et aux mois des
tempêtes, dans une tornade d’inspirations diverses !
Désirez-vous en savoir
plus sur le (pas si) mystérieux phénomène de la
tempête ? Au choix :
Echoes of Science vous
explique « El Niño », tandis que Historiquement
vôtre vous rappelle comment les philosophes de
l’Antiquité abordaient ce
désastre naturel. Si vous
préférez les images, Des
jeux et des hommes explore pour vous ce thème
dans les jeux vidéo, à
moins que vous ne choisissiez les photos de notre
reporter à Valparaiso.
Mais inutile d’aller si loin :
Virées parisiennes vous
les montre dans les
œuvres du peintre Darger,
exposées ici même !
Si vous voulez affronter les
éléments, vous êtes servis ! Vous trouverez du
vent (La Horde du Contrevent est star de notre premier Regards, Cri, Tics),
de la neige (Biographia
literaria explore les nouvelles de Boulgakov), le
désert (allez savourer
Ephémère) et les océans :
plongez dans notre bande
dessinée ! immergez-vous
dans la musique de The
Gentle Storm, notre second Regards, Cris, Tics !
enfoncez-vous dans les
Histoires Extraordinaires
d’un mystérieux écrivain,
ou dans les Miscellanées
du destin de la ville d’Ys…
Plus étonnant encore :
allez découvrir les tempêtes magnétiques provoquées par les éruptions
solaires
(Rumeurs
d’outre-monde). Et pour
vous reposer de ces émotions, pourquoi ne pas
agiter une tempête sous
votre crâne en tâchant de
résoudre nos mots fléchés ? (Soyez parmi les
plus rapides à nous envoyer par mail le motmystère : récompenses à
la clé !)
Miscellanées
2
Éphémère
4
Concours!
5
Camera Obscura
5
Histoires extraordinaires
6
Virées parisiennes
8
Historiquement vôtre
9
Playlist
10
Les aventures du Capitaine Kidd
11
Regards, cris, tics (1)
14
Echoes of science
15
Des jeux et des hommes
16
Biographia literaria
17
Bienvenue au port, et bon Regards, cris, tics (2)
vent pour cette année !
18
Fantômas La meute du Contrevent
19
Rumeurs d’outre-monde
20
Jeux
22
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Miscellanées
La venue de l’homme en rouge
Les vagues s’écrasaient à la base des murailles, faisant écho au son des cloches qui résonnait à travers
la ville en fête.
Ys. Capitale du royaume le plus prospère de Bretagne. La prestigieuse cité de la mer, construite sur
les falaises, au sein de l’océan même. Seule la
Grande Digue, cadeau du Petit Peuple, lui permettait de se dresser fièrement au milieu des eaux, sans
sombrer dans la mer.
Comme tous les ans, la fête battait son plein. Le
Mardi Gras était devenu un événement majeur de la
vie de la cité, depuis la conversion du roi au christianisme et l’abandon des anciennes traditions. Des
lampions colorés éclairaient les rues d’une faible
lueur, tandis que les badauds allaient et venaient
dans les rues, masqués. Mais le cœur de la fête se
situait au château du roi, pour l’occasion décoré de
guirlandes fleuries.
C’est dans cette ambiance festive que survint le cavalier. Il entra dans la ville par l’ancienne porte des
Fées, maintenant renommée porte Est et remonta la
grande rue qui menait au château, en se frayant un
chemin parmi les piétons qui dansaient devant les
tavernes. Après avoir traversé le bruit de la ville, il
s’arrêta devant la porte massive du palais. Après
avoir mis pied à terre, sous le regard des gardes, le
cavalier s’avança vers eux avec confiance. Il abaissa
son capuchon, révélant la figure d’un jeune homme
d’une vingtaine d’année, aux cheveux roux, flamboyants à la lumière des torches.
« Bonne soirée, messieurs, déclara-t-il d’une voix
douce. On dit partout dans le royaume que le roi
ouvre son palais à tous en cette sainte journée. Je
viens donc partager mes vœux de bonheur et de
prospérité pour Ys à sa table… et profiter du banquet. »
Son assurance, tout comme son accoutrement princier, désignait clairement un jeune homme d’origine
noble. Après avoir échangé un regard avec son camarade, l’un des gardes fit signe à l’étranger d’entrer. La porte s’ouvrit peu après, révélant le luxe du
palais royal. Alors qu’il entrait dans le palais aux
murs recouverts de tapisseries multicolores, l’étranger ôta son manteau, découvrant ainsi une tunique
rouge brodée de fils d’or, un ouvrage certainement
coûteux, au même titre que sa ceinture sertie de grenats ou ses bottes de bonne facture. Il s’avança dans
le hall et apprécia du regard les mosaïques aux sol,
représentant diverses créatures de la faune marine,
telles que des baleines, des poulpes, des Selkies ou
de gigantesques crabes. Les tapisseries recouvrant
les murs, quant à elles, racontaient l’histoire de la
construction de la ville. On pouvait ainsi voir avec
précision l’accord entre le Petit Peuple et les humains pour construire la plus belle ville du monde,
une ville d’échange où régnerait l’abondance. La
construction de la Grande Digue, sous la direction
des esprits de la mer était également représentée par
une tapisserie aux couleurs bleues mettant en valeur
la beauté du monument. Plus loin, on voyait le mariage du roi avec une princesse des elfes, au port
majestueux, scellant l’alliance entre les humains et
le Petit Peuple. Les représentations ne montraient
pas, hélas, la mort de la reine en donnant naissance
à une jeune fille, la princesse Dahut. On ne voyait
pas non plus la chasse à tous les représentants du
Petit Peuple, hors de la ville, ni leur extermination,
écho de la douleur du roi en deuil et de sa conversion au christianisme.
L’homme en rouge arriva finalement dans la grande
salle. Des tables étaient agencées le long des murs,
débordant de victuailles raffinées, tandis que le
centre de la salle avait été aménagé en piste de
danse. Tout au fond, devant un vitrail impressionnant représentant le couronnement de la Vierge, se
tenaient un trône doré et un fauteuil, plus modeste,
couvert de nacre. Les sièges du roi et de la princesse.
Le roi était assis sur son trône, parlant avec un
homme à l’air sévère, un prêtre du Dieu Unique à en
juger par son accoutrement... Le second trône était
vide, la princesse participant aux festivités avec joie,
nullement concernée par les affaires du royaume.
L’homme en rouge avait vu la princesse Dahut seulement une fois, lors de la grande procession de
Pâques, de nombreuses années auparavant. Elle
était alors une jeune demoiselle d’une douzaine
d’années, belle et fraîche comme une rose, vêtue de
blanc et couronnée de fleurs, son visage angélique
débordant d’innocence. C’est ce même visage que
cherchait maintenant notre étranger, scrutant la
foule des convives tous habillés de riches atours et
de bijoux. Quand enfin il la retrouva, une pointe de
surprise traversa fugacement son visage : la jeune
fille était maintenant devenue une femme élégante
et gracieuse. Cependant, ce n’était pas tant le changement physique dû à l’âge que l’aura qu’elle dégageait qui avait surpris l’homme en rouge. Envolées
l’innocence et la simplicité de la demoiselle, Dahut
présentait maintenant une assurance hautaine et
une séduction non voilée qui s’exprimait dans tous
ses mouvements. Elle virevoltait à travers la grande
salle, discutant et riant avec les nobles gens, faisant
voltiger sa douce robe d’or. Nombreux étaient les
jeunes hommes à la dévorer du regard, emplis de
désir. Mais la belle ne leur souriait que pour mieux
s’arracher à leurs invitations. Amusé par ce spectacle, l’étranger marcha dans sa direction à travers la
foule.
Restant à distance, il contourna la demoiselle, marchant avec grâce parmi les danseurs. Il mémorisait
chaque détail de la belle : ses longs cheveux noirs de
jais, savamment coiffés, ses yeux noisette pétillant
de joie, les opales pendues à ses oreilles et la petite
chaîne d’argent à son cou, à laquelle pendait une
petite clef dorée, finement ouvragée. En se rapprochant, il put sentir le parfum de la princesse, un
arôme entêtant, qui rappelait la lavande.
Avec une démarche féline, lentement, il s’approcha
de Dahut. La princesse, tout d’abord, feignit l’indifférence, puis fit un pas vers lui et, avec un large sourire, parla d’une voix douce comme le cristal :
« Qui êtes-vous donc, mon cher ? Je connais tous les
jeunes gens de noble famille de la ville et pourtant je
DISHARMONIES
ne vous ai jamais vu. »
L’étranger s’inclina légèrement devant la princesse
et l’invita à danser. Ils commencèrent alors à valser
sous le regard inquisiteur de plusieurs nobles
dames.
« Ma Dame, je vais vous faire une confession, dit-il
en s’approchant d’elle jusqu’à finalement lui chuchoter à l’oreille. Je viens d’un endroit encore plus merveilleux que cette magnifique cité.
— Vraiment ? questionna la belle en riant. Je doute
fort qu’un tel lieu existe. La ville d’Ys est la plus belle
du monde.
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parts, vous verrez ainsi qu’Ys est également un lieu
merveilleux, riche en ornements et architecture.
— Cela, je le sais déjà, répondit le jeune homme.
Mais j’adorerais, en effet, me promener sur les remparts. »
Ils se dirigèrent vers une petite porte donnant sur un
long couloir qu’ils parcoururent longuement avant
de déboucher enfin sur les remparts longeant la falaise. La pluie avait commencé à tomber, une pluie
fine si caractéristique du climat de la région.
« J’espère que votre Altesse ne laissera pas cette
petite pluie gâcher notre promenade.
— Peut-être... En tout cas, sa princesse est la plus
jolie femme du monde. Mais sûrement puis-je vous
convaincre en vous décrivant mon pays ?
— Certainement pas ! s’exclama la princesse. Mais
appelez-moi Dahut. Et vous comment puis-je vous
appeler ? »
— Faites donc, répondit simplement Dahut, amusée. Parlez-moi donc de cet endroit si fabuleux, selon vos dires.
Avec un sourire malicieux, l’étranger commença à
marcher le long du rempart, sans répondre. Il put
voir les vagues en contrebas s’abattre contre la falaise avec violence. Au loin, il pouvait distinguer la
Grande Digue, avancée fièrement dans la mer, tandis que le vent agitait sa chevelure rousse à la manière de flammes dans la tempête.
— Les arbres y sont les plus verts, la terre la plus
douce et l’eau des rivières y est la plus fraîche. Il y a
un lac au milieu de la forêt qui est si calme qu’il reflète toute chose plus fidèlement que le plus travaillé
des miroirs. La nuit on peut voir le ciel étoilé dans
son intégralité se refléter à sa surface, c’est un spectacle merveilleux...
— Cela paraît en effet fantastique. Qu’en est-il des
gens qui y habitent ? Sont-ils encore plus accueillants que le peuple d’Ys ? »
Une ombre passa dans les yeux de l’homme en
rouge, si vite que la princesse n’en vit rien. Il reprit,
toujours avec la même passion dans la voix :
« Les gens... sont différents. Ils étaient auparavant
les êtres les plus joyeux et amicaux qu’il soit. Mais,
jadis, un désastre a frappé mon peuple. Ils sont
maintenant reclus dans la tristesse et le deuil. Cependant, une étincelle de joie persiste en leur cœur,
et nous savons encore nous amuser sinon je ne serais pas là », ajouta-t-il avec légèreté.
Il en profita pour faire voltiger la princesse en une
acrobatie recherchée, puis stoppa la danse en une
dernière figure.
« Mais ce sont encore des gens très bons et d’habiles
artisans, reprit-il. J’ai d’ailleurs avec moi un trésor
qui conviendrait parfaitement à une princesse aussi
belle... »
Une étincelle de curiosité s’alluma au fond des yeux
de la princesse à la mention d’un trésor.
« Qu’est-ce donc ?
— Une surprise pour une belle femme, un ouvrage
sans égal qui témoigne de l’art de mon peuple. Mais
peut-être devrions-nous sortir un peu : il fait particulièrement chaud et vos gens nous épient. »
En entendant ces mots, Dahut parcourut la salle du
regard et constata en effet que de nombreuses personnes s’étaient arrêtées de danser pour les regarder. Comment avait-elle fait pour ne pas s’en rendre
compte plus tôt ? Cette danse avait semblé un rêve
éveillé et elle avait oublié jusqu’à la présence des
gens autour d’eux...
« Vous avez raison, dit-elle, cherchant à retrouver
son assurance. Faisons donc un tour sur les rem-
« Allez-vous me dire votre nom ? demanda la demoiselle en arrivant à son niveau.
— Et ôter tout mystère à cette soirée ? répliqua
l’étranger en continuant de longer le mur. Allons,
agissons comme si nous étions toujours au bal, anonymes derrière des masques. »
Ce disant, il tendit son bras pour qu’elle le saisisse et
ils reprirent leur douce marche. Le vent marin soufflait de plus en plus fort, faisant voleter les beaux
cheveux de Dahut.
Ils arrivèrent finalement devant un grand escalier
qui permettait de rejoindre la cour en face de la
Grande Digue. Cette cour avait été aménagée des
années auparavant par les mêmes êtres magiques
qui avaient construit la digue. Elle était ornée d’un
immense dallage coloré représentant les constellations célestes et une fontaine d’eau douce se trouvait
en son centre. En face, dans la haute muraille de la
digue, une unique porte d’airain décorée de symboles anciens se dressait avec majesté.
Le couple s’arrêta un instant au bord de la fontaine,
profitant que la place était déserte.
« Voilà l’endroit idéal pour vous faire mon cadeau,
ma Dame », annonça l’homme en rouge, avec un
sourire.
Il sortit de sa poche un fin collier d’or, habilement
ciselé, incrusté de rubis étincelants dans la lumière
de la lune. Dahut ne put contenir son admiration
devant un tel présent.
« Cet ouvrage est absolument magnifique ! s’exclama-t-elle. Et vous me l’offrez ainsi, sans raison ?
— Sans autre raison que votre beauté, ma douce.
Laissez-moi vous le mettre. »
Il se posta derrière elle pour accrocher le beau fermoir de nacre du bijou, mais arrêta un instant son
geste.
« Attendez, vous avez déjà une chaîne. Il vous faut
l’enlever, j’en ai peur, car je crains que ce métal
n’abîme la nacre. Je ne voudrais pas voir ainsi abî-
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mer le plus beau joyau forgé par mon peuple...
— Allez-y, enlevez-la. De toute manière cette clef est
plus une responsabilité pesante qu’un vrai bijou.
Voyez-vous, c’est la seule clef du royaume qui puisse
ouvrir cette porte. Bien entendu, nous ne l’ouvrons
qu’une fois par an, en été, pour l’Assomption, quand
la mer est calme et que nous envoyons des offrandes
à la Vierge sur de petits bateaux... »
L’étranger détacha la chaîne du cou de la belle et la
rangea soigneusement avec la clef dans sa propre
poche. Il referma alors le fermoir.
« Ma Belle, contemplez-vous donc dans l’eau de la
fontaine », dit-il tout en se reculant.
La princesse Dahut, se penchant au-dessus de la
fontaine, put voir qu’en effet le bijou était des plus
somptueux sur elle et qu’il mettait en valeur son port
altier.
« C’est vraiment beau », dit-elle, sans voix devant
tant d’émerveillement.
La pluie commençait à tomber plus dru sur la place,
mais ni la princesse, ni l’homme en rouge n’y faisaient attention.
« Il a été ciselé par les plus habiles de ma tribu, annonça l’étranger en s’éloignant vers la Digue. Ce sont
de grands artisans, capables de réaliser les plus
beaux ouvrages. Cette Digue et cette place notamment, ajouta-t-il d’un ton anodin. Mon peuple a
beaucoup apporté à cette ville, l’a rendue la plus
belle qui soit. »
les plaines », cracha l’étranger, sortant la clef de sa
poche.
Comme pour marquer ses mots, un éclair illumina le
ciel, dévoilant le regard noir de haine du jeune
homme.
« J’ai vu périr ceux que j’aimais le plus sous le fer de
ses soldats, j’ai dû fuir dans les cavernes. Mais aujourd’hui la roue de la Fortune a tourné. Et c’est ce
qu’il aime le plus qui sera l’outil de sa fin. »
Prononçant cette phrase, il introduisit la clef dans la
serrure et ouvrit la porte...
« Noooooon !!! » cria Dahut avant d’être engloutie
par les flots déchaînés qui bientôt se répandirent à
travers la ville.
L’orage était à son paroxysme, la foudre s’abattit sur
les toits comme si elle souhaitait agir de concert avec
la mer pour anéantir la ville. Le tonnerre se faisait
l’écho des cris des gens qui se noyaient dans les rues,
tandis que les vagues arrachaient les maisons de
leurs fondations.
Et tandis que la belle princesse s’enfonçait au sein
de l’océan, les rubis à son cou étincelant dans les
abysses ; que le roi luttait contre le courant à califourchon sur son cheval noir ; que le clocher de la
ville s’effondrait dans un affreux tumulte, un foyer
ardent s’alluma au fond de l’eau, à l’endroit exact où
s’était tenu l’homme en rouge…
En s’approchant de la porte, il pouvait entendre le
fracas des vagues furieuses, contre les murs. De
l’autre côté la tempête semblait battre son plein.
Tatou
« Ils ne voulaient rien de plus que l’harmonie et la
paix, vous savez, continua-t-il. Mais votre père en a
décidé autrement... »
La princesse venait vers lui, encore sous le charme
de son collier.
« Mon père ? Que vient-il faire dans votre histoire ?
— Il nous a chassés, poursuivis à travers les monts et
Éphémère
La nonchalance du dromadaire
Qu’y a-t-il d’autre à faire ? Le seul roi ici, c’est le Désert. Il tient audience sous un dais de brûlante lumière.
Hurlez-lui vos doléances, et Chergui se chargera de les emporter pour les étouffer où nul écho ne pourra plus
en témoigner. Humblement, il faut se soumettre à sa volonté et se souvenir qu’il tolère notre traversée. Alors
sous une tente montée dans la tourmente commence l’attente.
Qu’y a-t-il d’autre à faire ? L’univers s’est renversé. Les dunes où l’on s’enfonçait hier se sont mises à léviter.
Haboob s’est dressé et pétrit un nouveau paysage en secret. Les grains de pierre s’écoulent en légèreté dans
les airs chahutés. Seul le thé verse encore vers la terre. En guise de clepsydre, une théière, et pour meilleur
sablier, des feuilles de menthe qui sédimentent sur un erg sucré.
Qu’y a-t-il d’autre à faire ? Le temps ne peut guère être dompté. Le sauvage Semoum fouette les tentures et le
sable s’insinue dans l’abri malmené. Les chèches se resserrent sur des visages fermés, tandis que dehors, les
bêtes affrontent les tourbillons de poussière. Seule la patience éparpille les heures pesantes. Quand s’élève la
tempête, c’est la nonchalance du dromadaire qui guide le caravanier.
Ys’tenn
DISHARMONIES
PAGE 5
Concours!
Ce mois-ci, Disharmonies organise un concours de mots fléchés. Rendez-vous
en page 22 pour tenter de découvrir le mot-mystère. Envoyez votre réponse à
l’adresse [email protected] et vous gagnerez peut-être un objet collector
Disharmonies !
La Rédac’
Camera Obscura
Pendant ce temps, au Chili...
1
2
3
4
5
1. Container de Brest !
2. Dans le port de Valparaiso
3. Palmiers dans le vent
4. Vaguement sale...
5. Après le déluge
Am42one
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Histoires extraordinaires
Riders on the storm
« Sophia, ce n’est pas possible ! Tu ne peux pas partir comme ça en croisière aux frais de la boîte, pour
je ne sais quelle raison ! »
Sophia éloigna le téléphone de son oreille pour se
donner le temps de trouver quoi répondre à son supérieur, tout en préservant ses tympans.
« Je me fiche que le meilleur écrivain de ces vingt
dernières années soit sur ce bateau ! Si ça se trouve,
il est déjà sous contrat chez des concurrents ! Je ne
sais pas comment tu as réussi à me convaincre, mais
je m’en rends compte maintenant, c’est n’importe
quoi ! »
Je t’ai convaincu parce que j’ai pu te parler les yeux
dans les yeux…
« Roland, enfin, si notre maison d’édition a le succès
qu’elle a, tu sais que c’est grâce à moi. Je ne t’ai jamais fait faux bond, je ne vais pas commencer maintenant. »
Pourquoi n’as-tu pas un téléphone avec vidéo, espèce d’arriéré ? Un regard, et tu serais en mon pouvoir. Et tu ne t’embarrasserais plus de ces questions...
« Tu chasses une chimère, Sophia !
— Faux. Ce type ne sort jamais de chez lui, ne reçoit
personne et ne répond même pas aux mails des maisons d’édition ; je le sais, les détectives privés sont
très forts de nos jours. Mais j’ai lu toutes les œuvres
qu’il a mises en ligne, et crois-moi, c’est un génie, il
nous le faut ! Apparemment il a gagné une place
pour cette croisière dans un paquet de céréales, c’est
l’occasion parfaite pour l’approcher !
— Le jeu n’en vaut pas la chandelle, Sophia, alors
écoute-moi bien, tu vas tout de suite…
— KRKRKRKR, ah Roland, je t’entends mal,
KRSTKRST, il doit y avoir une tempête, ça va
coup... »
Sophia raccrocha.
Finalement, les appels audio ont aussi leurs avantages…
Il n’y avait plus de temps à perdre. Vêtue de sa plus
belle robe de soirée, Sophia se dirigea vers le pont,
où un artiste comme Marc Saint serait forcément
présent, admirant le coucher de soleil. Le pont était
pratiquement désert, et Sophia comprit vite pourquoi : le ciel était déjà noir, de lourds nuages cachaient les derniers rayons du soleil, et le tonnerre
grondait. Son dernier mensonge à Roland semblait
avoir un fond de vérité. Une personne restait cependant appuyée au bastingage. C’était lui. Marc Saint.
Il semblait hypnotisé par la tempête approchante.
Une fois sa surprise passée, Sophia se dirigea vers
lui, mais un matelot se dressa sur son chemin.
« Désolé madame, mais vu les conditions météorologiques, tous les passagers doivent retourner à leurs
cabines. »
Si près du but ? Pas question.
Sophia croisa le regard du marin avec un sourire.
Aussitôt, son pouvoir se déploya, s’insinua dans les
recoins de l’esprit du jeune homme pour manipuler
le cours de ses pensées.
« Je n’en ai que pour une minute. Et si vous tentez
de me forcer à rentrer, je crierai à l’agression et vous
finirez vos jours dans la misère. »
Tout en parlant, Sophia déplaçait les embryons de
répartie qui venaient à l’esprit de son interlocuteur,
avec une précision de chirurgien. Le but était qu’à
court terme après la manipulation mentale, le sujet
ne trouve rien de trop étrange dans ses souvenirs de
l’événement. Sophia pouvait aussi écraser un esprit
plus violemment, à la hache plutôt qu’au scalpel ;
heureusement, elle avait rarement besoin de le faire.
Le marin s’éloigna, le regard vide, vaguement certain d’avoir accompli sa tâche. Sophia se retourna
vers Marc Saint, et sursauta.
Il ne prêtait plus attention à la tempête, mais à elle.
Il avait observé sa conversation avec le marin. Sophia sourit, et garda son regard sur les yeux de la
poule aux œufs d’or. Marc Saint était vêtu d’un costume bon marché, qui jurait affreusement avec le
bandana vert fluo qu’il avait sur le front. Ses grands
yeux la fixaient si intensément que Sophia eut un
moment de pause.
« Une charmante jeune femme en robe de soirée, un
homme en costume, seuls sur le pont, un soir de
croisière... » commença l’écrivain. Sophia le laissa
continuer.
« … C’est le décor parfait pour une intrigue amoureuse, non ? Alors, madame mystère, vous vouliez
me voir pour l’amour, l’argent ou la vengeance ? Ou
un peu des trois ?
— Monsieur Saint, je m’appelle Sophia Bazo, je travaille aux Éditions Frost, et je viens...
— … me faire une offre que je ne peux pas refuser ? »
l’interrompit-il en ricanant.
Sophia fronça les sourcils. Elle n’arrivait pas à prendre le contrôle de la conversation. Il était temps
d’utiliser son pouvoir, et de modeler l’esprit de ce
jeune impudent pour le rendre plus influençable.
Un cyclone. Des idées volaient en tous sens, fragiles
comme de l’eau, semblant ne s’appuyer sur rien,
toujours remplacées par de nouvelles vagues, infinies, inarrêtables, impossibles...
Sophia rompit le contact visuel, et tituba. Elle n’avait
jamais visité un esprit aussi chaotique. Marc la rattrapa et l’emmena s’appuyer sur la rambarde.
« C’est donc ça votre truc ? Vous pouvez hypnotiser
les gens ? Non, c’est plus puissant, vous pouvez accéder à leurs pensées, c’est pour ça que je vous ai fait
tant d’effet. Vous avez besoin d’un contact visuel, on
dirait. Mais si la personne porte des lunettes ? Ou
qu’elle a un œil fermé ? Ou bien si vous n’utilisez
qu’un œil, est-ce que cela fonctionne toujours ? C’est
passionnant. »
Sophia reprenait son souffle, en fixant les vagues qui
DISHARMONIES
venaient s’écraser contre la coque. Elle n’étaient pas
aussi rapides et violentes que les vagues de l’esprit
de cet homme…
« Vous êtes passionnante, Madame Sophia Bazo des
Éditions Frost, répéta-t-il. Comment avez-vous eu ce
don ? Vous êtes née avec ? Est-ce l’histoire d’une
jeune fille qui a toujours su influencer sa famille et
ses camarades, jusqu’à ce qu’elle se rende compte
que c’était plus que cela ? Avez-vous eu une expérience extra-sensorielle pendant un accident de la
route ? Un rituel satanique peut-être ? Une malformation génétique ? Dites-moi si je suis chaud ou
froid, Madame de Frost. »
Sophia commençait à reprendre ses esprits, à défaut
de ceux des autres. Marc parlait sans discontinuer,
ses mains posées sur les épaules nues de Sophia.
Elle interrompit sa logorrhée.
« Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, Monsieur Saint, dit-elle sans le regarder. J’ai eu une
simple baisse de tension, et je vous remercie…
— PPPFFFRTTT », fit Marc avec sa bouche, sans
lâcher Sophia. Elle n’avait jamais entendu un adulte
faire un bruit aussi puéril.
« Non, non, NON ! Vous voulez vraiment jouer au
déni, Madame Sophia ? On perd un précieux temps
d’intrigue, là ! Pourquoi vous niez, hum ? Vous avez
peur qu’on sache que vous avez fait des choses pas
jolies jolies avec ce don ? Peut-être que vous avez
l’habitude de manipuler vos écrivains avec ? Ça vous
plaît d’émasculer l’initiative des artistes, hum ? Vous
voulez essayer avec moi ? »
Sophia se tourna vers lui. Ses yeux brillaient d’une
violence inhumaine. La pluie battante qui tombait
sur le pont n’était rien comparée aux coups qui battaient derrière ces pupilles.
« Vous pensez pouvoir me contrôler ? Vous pensez
pouvoir nager au milieu d’un typhon ? J’ai bien envie de voir ça ! »
En un instant, Marc l’avait saisie et lancée pardessus le bastingage.
Un coup sourd à la poitrine, de peur, d’abord. Ensuite, la prise de conscience de la chute. Puis le choc
avec l’eau, glacée, choc qui coupe le souffle. Battre
des bras, soudaine panique. Remonter à la surface.
Trouver la surface, prendre une bouffée de ce précieux air. Mais l’océan n’a pas de pitié, et gifle. La
bouffée finit par de l’eau. On tousse, on crache, la
panique augmente. Les mouvements à jamais inefficaces dans le chaos des vagues font perdre l’énergie de la vie. Enfin, une vague plus grosse ou plus
vicieuse nous engouffre, on retient son souffle, dernier réflexe de survie. On n’y tient plus, la vision se
brouille, la bouche s’ouvre, les poumons se remplissent d’eau…
« … et c’est la mort, sombre et profonde. » conclut
Marc, électrisé.
Il retenait Sophia par la main, du bout du bras, à
travers les barreaux de la rambarde, dix mètres audessus des vagues déchaînées.
« Merci de la prévision, Monsieur Saint ! persifla
Sophia. Et félicitations, pour une description improvisée, c’est de bonne qualité !
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— Vous voulez vivre, Madame Sophia ? Qu’est-ce
que vous aimez, dans la vie ? Les belles robes de soirée ? Écraser des employés ? Écraser des employés
en belle robe de soirée ? Qu’est-ce que vous voulez
m’offrir ? Qu’est-ce que je ne peux pas refuser ? Je
suis costaud, mais ma main pourrait glisser, donc
vous n’avez pas le temps de me mentir. Alors répondez ! »
Sophia regarda cet homme, et comprit enfin d’où lui
venait ce génie. De cet esprit inarrêtable, vomissant
des idées, tempête de méninges, n’ignorant rien et
exprimant tout. Elle lui répondit.
« J’avais lu les histoires d’un autre écrivain, des nouvelles fantastiques en ligne, certaines prometteuses.
Mais un jour, il posta sa dernière histoire où il décrivit son suicide. Quand la police entra chez lui, il était
introuvable.
— Mystère ! Et maintenant, raccord au sujet de départ !
— J’aurais voulu lui parler, l’aider à s’améliorer,
avant qu’il ne soit trop tard. Je suis une manipulatrice, mais… j’aime mon métier. Vous les écrivains,
vous n’êtes rien sans nous, les éditeurs. Et l’inverse
est vrai. Vous êtes un génie, Marc Saint, je n’ai pas
besoin d’explorer votre esprit pour le savoir. Vous
avez sans doute pensé à quinze idées d’histoire depuis le début de cette phrase.
— Pas loin !
— Mais vous ne pouvez pas penser à tout. Vous finissez par vous répéter. Et vous êtes manifestement
trop impulsif. Je peux vous aider avec ça, si vous me
laissez faire.
— Hum !
— Mais surtout, vous voulez en savoir plus sur
moi. »
Marc étira son visage en un sourire carnassier.
Bonne réponse.
Une heure plus tard, un serveur sonna à la cabine de
Marc Saint. Sophia lui ouvrit, tout emmitouflée
d’une couverture. Le serveur aperçut M. Saint qui
écrivait furieusement sur son ordinateur portable.
« Votre thé… madame. Désolé du retard, il y a eu…
des retards », finit-il, piteusement. La jeune femme
le regardait d’un air compréhensif.
« Ce n’est pas grave, répondit-elle en lui prenant le
plateau. Merci beaucoup. »
Sophia remplit les deux tasses, en posa une à côté de
Marc, et revint s’asseoir sur le lit avec la seconde.
Marc arrêta d’écrire, et se leva comme un ressort.
« Alors, alors, que se passe-t-il ? Des retards, dit
comme ça, ça cache quelque chose. Qu’avez-vous lu
dans son esprit, Madame Bazo ? »
Sophia soupira. À quoi bon essayer de lui cacher ?
« Le capitaine a été retrouvé mort, dans un bain de
sang, dans une pièce fermée de l’intérieur. »
Marc trépigna de joie et d’impatience. Sophia leva
les yeux au ciel. Ne le dis pas, s’il te plaît…
Mais il s’écria : « Suite au prochain épisode ! »
Brandolph
PAGE 8
Virées parisiennes
Le silence et la tempête
Dans l’imaginaire torturé de
Henry Darger (1892–1973), le
coup de vent est un motif aussi
récurrent que les batailles
épiques et les violences infligées
aux enfants. Si c’est le versant
pictural de l’œuvre de cette figure
consacrée de l’art brut que le
Mam (Musée d’art moderne) présente jusqu’au 11 octobre 2015,
l’Américain fut avant tout un
écrivain prolifique et secret. Les
quarante-cinq fresques accrochées ces jours-ci à Paris sont
extraites d’un corpus de trois
cents compositions graphiques
exécuté par Darger pour accompagner son grand’ œuvre romanesque, un conte cruel interminablement intitulé The Story of
the Vivian Girls, in What is
known as the Realms of the
Unreal,
of
the
GlandecoAngelinnian War Storm, Caused
by the Child Slave Rebellion.
S’étirant sur plus de quinze mille
pages, cette immense chronique
narre avec une obstination étonnante les épreuves rencontrées
par un peuple de fillettes constamment soumises aux cruelles
exactions d’adultes sadiques et
aux catastrophes naturelles. La
dernière salle de l’exposition concentre ainsi une série de grandes
aquarelles saisissantes où le
corps enfantin est déformé par
les assauts successifs du feu, du
fer et des bourrasques.
Ponctuant à plusieurs reprises
The Story of the Vivian Girls, le
surgissement de « tempêtes menaçantes » se retrouve dans les
autres écrits de Darger. Celui qui
vécut une existence solitaire et
monotone – il travailla toute sa
vie comme concierge dans un
hôpital et résida pendant quarante-trois ans dans la même
chambrette – a composé une
autobiographie. Comme tous ses
carnets narratifs, elle est non
publiée et impubliable en l’état :
est-elle même lisible dans son
intégralité ? Les spécialistes de
l’outsider art chargés de la conservation de l’œuvre de Darger
confessent volontiers ne pas
s’être attelés à cette tâche titanesque. La publication l’année
dernière d’une première adaptation française de L’Histoire de
ma vie aux Forges de Vulcain
s’est faite au prix d’un élagage
drastique : l’éditeur a choisi de ne
traduire que les passages relatifs
à la jeunesse de l’auteur. Or, les
souvenirs d’enfance et d’adolescence de Darger n’occupent pas le
vingtième des cinq mille pages
manuscrites conservées à l’American Folk Art Museum de NewYork ! Dans History of my Life, le
récit de soi s’efface rapidement et
le fantastique reprend ses
droits quand commence à souffler « Sweetie Pie », une terrible
tornade ravageant des orphelinats. Durablement impressionné
à seize ans par le spectacle d’un
ouragan, Darger s’est en outre
astreint à garder trace entre 1957
et 1967 des variations météorologiques de sa ville de Chicago. En
plus de notations atmosphériques, les entrées quotidiennes
de ce journal sont surtout l’occasion pour le diariste de déplorer
l’inexactitude et l’incompétence
du météorologue, ce qui transfigure le weatherman en un sorcier
menaçant et fait du Book of Weather Reports la dernière pièce
d’une ensemble écrit hors-norme,
difficilement exploitable en tant
que telle et impossible à transformer en « produit culturel ».
Ses livres-monstres n’expliquent
donc pas le succès posthume que
rencontre aujourd’hui Henry
Darger et qui dépasse largement
le cercle des amateurs d’art naïf.
Résolus à faire connaître la production de leur locataire qui créa
toute sa vie en silence, le couple
Lerner a surtout mis en avant
l’iconographie développée en
marge de la saga des Vivians
Girls. Il se dégage des larges
fresques de Darger, tout aussi
idiosyncrasiques et répétitives
que ses récits, peuplées de nymphettes hermaphrodites et de
héros de comics, une force directe et immédiate. Les choix
scénographiques retenus par les
commissaires du Mam accentuent encore cette distinction
entre œuvre écrite et œuvre graphique. Encadrées et exposées
comme des tableaux, destinées à
rester séparées des carnets
qu’elles illustrent, les images de
Darger s’autonomisent de leur
substrat narratif.
Pour le visiteur non initié, leur
auteur
apparaît
davantage
comme une gloire jusqu’ici inconnue du pop art que comme un
héritier du visionnaire William
Blake, à la fois graveur et poète.
The Story of the Vivian Girls est
certes évoquée tout au long de
l’exposition mais en l’absence des
dix volumes originaux, le texte
perd son statut de matrice créative : il est seulement convoqué
comme élément de contexte et
DISHARMONIES
cité brièvement et marginalement, en épigraphe ou en légende. Il serait pourtant excessif
de voir dans cette transformation
du texte en paratexte plus que le
résultat de contraintes muséographiques, d’autant plus que
l’œuvre placée au seuil de l’exposition ménage un précieux point
d’entrée dans l’œuvre de Darger
et justifie à elle seule le déplacement.
The Battle of Calverhine est doublement
remarquable
dans
l’œuvre de Darger. Il s’agit de sa
première fresque et c’est par cet
ouvrage qu’il se fait artiste. Correspondant à l’épisode inaugural
de la geste des Vivian Girls, elle
représente l’irruption de la
guerre dans un monde autrefois
idyllique. Les nuages omniprésents attestent que pour Darger
le dérèglement climatique est le
parfait synonyme de la tourmente et de la désorganisation
PAGE 9
morales. Cette œuvre liminaire se
signale également par son aspect
plastique. Alors que les autres
peintures et collages de Darger se
caractérisent par leur trait candide et leur transparence, The
Battle of Calverhine impressionne d’abord par son épaisseur
et sa complexité baroque. Le relief et la teinte soutenue de cette
concrétion de centaines de papiers découpés sont encore accentués par la couche de vernis
qui
recouvre
ce
désordre
d’images. Une attentive et longue
contemplation permet de distinguer les masses composant cette
vision apocalyptique mais elle ne
perce pas le mystère de l’œuvre
de Henry Darger : comment le
vide, le calme et la vie muette
ont-elles pu engendrer une si
grande tempête ?
Henry Darger, exposition à voir
au Musée d’art moderne de la
Ville de Paris jusqu’au 11 octobre
2015. 11 avenue du Président Wilson (XVIe). Tous les jours de 10 h
à 18 h sauf le lundi, nocturne jusqu’à 22 h le jeudi (5 € / 3 € 50)
L’Histoire de ma vie de Henry
Darger (144 pages), adapté de
l’anglais par Anne-Sylvie Homassel aux éditions aux Forges de
Vulcain (19 €)
L. Airaines
Historiquement vôtre
Enquête naturaliste et rhétorique : le discours sur la
tempête à Rome
Le De natura rerum de Lucrèce,
les Questions naturelles de Sénèque et l’Histoire naturelle de
Pline l’Ancien ont en commun de
donner au lecteur des explications à certains phénomènes naturels. Ce sont souvent les mêmes
qui suscitent l’étonnement et
justifient ainsi quelques paragraphes : catastrophes naturelles,
éclipses, comètes, vents, pluie,
nuages, tempêtes, tourbillons,
etc. Le but poursuivi par les trois
hommes, à une centaine d’années
près contemporains, est toutefois
fort différent. Lucrèce et Sénèque
écrivent en philosophes, aussi,
lorsque le premier, épicurien,
affirme sunt tempestates et fulmina clara canenda (VI, 84), « je
dois chanter les tempêtes et les
faisceaux des éclairs », le dessein
est nettement présenté, car il
s’agit de dissiper l’effroi qui s’empare des hommes face à ces assauts de la nature, par l’explication physique (reposant sur l’atomisme). Par là, les hommes cesseront, ce qu’ils font en général,
de voir en la volonté des dieux la
cause première et arbitraire de
ces maux, et donc, credo épicurien s’il en est, se libéreront de
leur crainte : quae nisi respuis ex
animo longeque remittis dis indigna putare alienaque pacis eorum (VI, 68-69), « si tu ne rejettes pas ces idées loin de ton
esprit et persistes à croire les
dieux capables de choses indignes et étrangères à leur
paix »… quels malheurs ne te
seront épargnés ! L’exposé sera
donc dogmatique.
Si, de même, Sénèque le Stoïcien
cherche la quiétude d’âme par la
compréhension rationnelle du
monde, il se fait volontiers plus
moralisateur. Le dernier livre des
Questions naturelles s’achève sur
une péroraison fort pessimiste,
mais qui est aussi une topique de
la littérature antique : l’amollissement de la race — par la recherche du luxe et des plaisirs,
par l’introduction de pratiques
jugées trop peu viriles, notamment auprès des jeunes gens —,
la perversion du mos majorum, la
perte des savoirs par la disparition des écoles philosophiques,
etc. Dans ce contexte, ad sapientiam quis accedit ? (VII, 32, 1),
« qui s’occupe de science ? » dira
l’homme qui déplore la disparition de l’école de Pythagore, qui
n’a plus de chef. Si d’ordinaire la
vérité ne se laisse pas aisément
découvrir et que chaque époque
fait des découvertes qu’ignorait la
précédente, rendant vaine toute
tentative d’un savoir exhaustif et
définitif, si tous les efforts conjugués des pères et des fils ne suffisaient point, que dire en un
temps où philosophiae nulla cura
est, personne n’a cure de philosophie, et où, par conséquent,
[veritatem] in summa terra et
leui manu quaerimus (VII, 32, 34), « nous cherchons la vérité en
remuant à peine de la main la
surface du sol » ? On peut lire
cette phrase par laquelle s’achève
le traité stoïcien comme une exhortation aux générations futures, et, donc, la quête d’une
explication aux choses de la nature comme l’ultime acte de résistance du savant esseulé, qui, rappelons-le, écrit après sa disgrâce
en 62.
Pline est naturellement plus austère. Il n’est qu’un compilateur,
un encyclopédiste qui, sobrement, attribue le typhon (typon)
à quelque souffle naissant dans la
terre et pouvant provoquer (ut
aliquis
placere
ostendimus,
« selon l’opinion de certains que
nous avons rapportée »), selon
qu’il arrache ou non une nubes
gelidia, une nuée glacée, des
éclairs, ou bien l’ouragan. De
manière très caractéristique de
son esprit d’homme pratique,
Pline glisse une petite remarque :
le vinaigre, dont la nature est très
P A G E 10
froide, est le seul remède qu’ont
les marins pour se protéger des
ardeurs du cyclone (II, 49). La
suite de l’exposé (II, 50) est consacrée aux variantes que sont le
turben, le tourbillon, et le prester, version ignée du premier. La
distinction se fait selon la façon
dont le souffle issu de la terre
atteint la nuée, s’il la transperce
ou l’effleure, quelle distance il
parcourt avant de retomber au
sol, etc., tant de mouvements qui
ne peuvent être figurés qu’avec
une grande force d’imagination et
correspondent, peu ou prou, aux
explications courantes des philosophes. Pline, un peu plus loin
(II, 86), mentionne aussi certaines tempêtes qui sont dues à
un tremblement de terre sousmarin, il parle d’inundationes
maris, ce qu’on peut presque
mot-à-mot traduire par raz-demarée. Et de dresser ensuite une
liste de tremblements de terre
célèbres et des ravages qu’ils ont
provoqués. Par où l’on voit que
Pline n’aborde pas la question
des phénomènes naturels de concert avec quelque position philosophique, il s’agit bien plutôt de
faire un condensé, une sorte de
breviarium de ce qu’on sait à ce
sujet (qu’on se place sur un plan
physique, historique, ou, même,
qu’on adopte le point de vue du
marin qui voudrait une astuce
pour se protéger contre la tempête, comme Pline en donne tant,
contre toutes sortes de fléaux, par
exemple, au moment d’aborder,
au livre XXII, les herbes médicinales). Il y a là une curiosité gratuite, mais c’est avec la même, ni
plus aiguë, ni plus émoussée,
qu’il parlera, plus loin, des éléphants, de la clématite, du charbon, ou de l’aspic.
Il serait fastidieux, et peut-être
aussi sans grand intérêt de détailler, chez Lucrèce ou chez Sénèque, ce qui passe pour être la
cause des orages ou des tempêtes. Fastidieux car, outre les
prémisses théoriques sur l’atomisme qu’il faudrait maîtriser
pour lire fructueusement le premier, il faudrait de toute façon se
débattre avec des souffles ardents
qui rencontrent des torrents
aqueux, la victoire des seconds
n’étant assurée que s’ils adoptent
telle disposition particulière, etc.
Ce serait par ailleurs sans grand
intérêt s’il s’agissait d’établir sur
quels points, à l’aune de nos connaissances modernes, les philosophes ont eu raison : car,
comme l’essentiel du discours
n’est que spéculation abstraite,
reposant sur des constatations
empiriques très primaires, toute
exactitude est nécessairement
accidentelle. Cela met en lumière
cet aspect fort étonnant, non seulement des traités antiques, mais
aussi des manuscrits médiévaux — donner toujours la pri-
mauté aux dissertations de l’esprit, à la rationalité discursive,
sur l’expérience empirique, sur la
simple adhésion au vrai que nous
livrent les sens.
Une autre illustration de ce trait
est donnée par le rôle du témoin
lors du procès à Rome, au temps
de Cicéron. Censé apporter aux
juges, de même que telle table
astronomique au savant, le strict
récit du fait, en toute neutralité,
le témoin est toujours passé sous
silence par les sources, qui valorisent et (comme la Rhétorique à
Hernenius, traité oratoire anonyme) placent en premier dans la
hiérarchie des preuves, devant
l’évidence rapportée par le témoin, le discours, l’argumentation intrinsèque de l’orateur, dûtelle reposer sur des suppositions,
sur des questions purement théoriques. Il faut dire que celle-ci
laisse libre cours à l’imagination :
à se borner seulement à l’expérience immédiate, Démocrite
aurait-il donné naissance à un
atomisme aussi génial qu’invisible et impossible à sentir, et ses
successeurs (qui, comme Sénèque, respectent dans leur exposé les canons du discours rhétorico-judiciaire) nous auraient-ils
livré des traités de météorologie
aussi séduisants ?
Florimont
Playlist
Contenu: La Rédac’
Dessin: Ys’tenn
DISHARMONIES
P A G E 11
Les aventures du Capitaine Kidd
P A G E 12
DISHARMONIES
P A G E 13
P A G E 14
Regards, cris , tics (1)
La Horde du Contrevent
Un univers large et puissant, lointain et proche à la fois, dont les
paysages défient notre imagination.
Une horde de 23 membres, timides, impulsifs, joyeux ou imposants, qui vivent chacun son tour
en nous, et dont le but est d’atteindre « l’Extrême-Amont ». Tel
est le panorama de La Horde du
Contrevent… très simplifié. On
pourrait soutenir que la Horde est
un personnage à elle seule, aux
multiples facettes. L’ExtrêmeAmont, que tous souhaitent, ce but
tant attendu, semble parfois bien
moins important que le trajet réalisé pour y parvenir.
Ce trajet est conté avec délicatesse,
fantaisie, merveilleux et originalité
par Alain Damasio. Il nous y emmène comme dans un tourbillon,
que nous vivons du point de vue de
chaque membre de la Horde, successivement. Une lecture qui n’a
rien d’une errance entre des pensées décousues. Les styles uniques
de chaque personnage nous permettent de voir le monde qui les
entoure et leur trajet avec bien plus
de relief.
L’un
s’exprime
par
courtes
phrases-choc, l’autre en discours
soignés correspondant à son rang
de Prince ; l’un est toujours farceur
dans ses dires, l’autre à la recherche de la vérité… mais tous
sont membres de la Horde, unis à
travers elle depuis leur plus jeune
âge.
Leur but est l’Extrême-Amont, considéré comme la source des vents
qui soufflent sans fin sur leur univers. Ces vents adoptent différentes
formes, au nombre de neuf, qui
diffèrent par leur intensité, leur
structure. Elles sont la zéfirine, le
slamino, la stèche, le choon, le crivetz et le furvent… pour les six premiers. La découverte des trois dernières formes du vent est une des
missions de la Horde. Les six premières formes sont courantes, et le
furvent est rencontré par la Horde
avant la période couverte par le
roman. Ces formes de vent peuplent son trajet, cet entre-deux
entre leur départ de l’Aval et leur
but, l’Extrême-Amont. Régulièrement rencontrées, elles sont codifiées par le scribe, qui dispose d’un
langage lui permettant de les noter.
En utilisant les signes de ponctuation, Alain Damasio invente ce langage, où l’accent grave note une
bourrasque, la virgule une décélé-
ration… leur combinaison permet
la description des formes de vent,
de leurs structures.
Si le scribe, nommé Sov, est responsable de cette importante mission de recensement des vents,
chaque autre membre de la Horde
possède un talent nécessaire au
groupe : le traceur, Golgoth, est
celui qui donne la Trace (le chemin
que suivra la Horde) ; le Prince,
Pietro, joue le rôle de représentant
officiel lors des rencontres ; le pilier Firost est un élément porteur
du groupe ; Steppe, le fleuron, connaît tous les milieux où les mène
leur Trace et leurs ressources ;
Oroshi, l’aéromaître, sait analyser
les vents, leurs avantages et leurs
dangers ; la feuleuse, Callirhoé, est
indispensable pour allumer les feux
auprès desquels se reposer ; Coriolis, Sveziest et Barbak sont les
crocs, qui portent les possessions
de la Horde. En font aussi partie le
troubadour Caracole, le combattant-protecteur Erg, le géomaître
Talweg, les oiseliers-chasseurs Darbon et Trouse, l’éclaireur Arval, les
ailiers (frères) Horst et Karst, la
soigneuse Alme, la cueilleusesourcière Aoi, le braconnier du ciel
Larco, l’artisan du métal Léarch et
l’artisan du bois Boscavo, dont les
rôles sont plus facilement reconnaissables. Tous les talents nécessaires à la route sont rassemblés en
ces membres, formés dès leur plus
jeune âge pour cette Trace, pour
certains fils ou filles des membres
des précédentes Hordes.
Car la Horde dont il est question
est la 34e Horde du Contrevent.
Auparavant, 33 hordes se sont déjà
succédé afin de tenter d’atteindre
l’Extrême-Amont, chacune allant
un peu plus loin que la précédente,
perdant plus ou moins de ses
membres au passage, déclarant
forfait après trop de pertes ou déclarée perdue après qu’on n’en
avait plus eu de nouvelles. Chaque
nouvelle horde bénéficie, partiellement, des connaissances acquises
précédemment grâce aux Carnets
de Contre qui ont pu être retrouvés : rédigés par les scribes, ils sont
des carnets de bord des trajets. En
comparant son avancée à celles des
hordes précédentes, la 34ème Horde
constate qu’elle est plus rapide… et
peut-être certains de ses membres
arriveront au bout, et sauront ce
qu’est l’Extrême-Amont. Le trajet
est à l’échelle d’une vie, chaque
membre de la Horde lui étant entièrement dévoué, depuis sa formation pendant son enfance, le départ
d’Aval au tout début de leur adolescence, jusqu’à leur mort sur le trajet si ce n’est la découverte de
l’Extrême-Amont.
La 34ème Horde semble ainsi bien
partie pour sa mission. Les premiers temps de la lecture nous
montrent ce système des hordes,
leur but à toutes, la structure toujours identique des hordes, qui est
aussi notée par Damasio sous
forme de signes de ponctuations.
Notre esprit est au début plein de
cet Extrême-Amont. Petit à petit
cependant, nous prenons de plus
en plus plaisir dans le trajet même,
source de multiples aventures, découvertes, rencontres. Les divers
lieux traversés, les diverses personnes rencontrées, ont chacun
une résonnance particulière selon
le ou les personnage(s) que la narration rend porte-parole pour leur
description. Ainsi, plus que d’une
quête, il s’agit d’un chemin que
nous raconte ici Damasio. Le plaisir que nous trouvons au livre réside dans notre immersion dans le
mouvement, si important dans ce
monde où le vent toujours actif
domine, tellement important qu’il
peut se retrouver au sein même des
personnages, les modifiant et leur
donnant des capacités particulières…
L’écriture de Damasio, exigeante,
sert l’histoire avec brio. Chaque
personnage est individualisé : par
son style, par un signe de ponctuation (ou une association de signes)
qui le définit dans sa fonction. Par
exemple, le Prince est symbolisé
par un π, dont la barre fait l’effet
d’une couronne. Cette écriture
nous happe dès le début, et sortir
de cette quête avant sa fin est difficile. Le roman demande un engagement intense, afin de suivre dans
leur trajet les membres de cette
Horde du Contrevent.
Mademoiselle
DISHARMONIES
P A G E 15
Echoes of science
El Niño, un phénomène
enfantin
Décembre 1997. Une tempête
ravage la Floride, avec des vents à
plus de 400 km/h. Le même hiver, le Kenya, l’Équateur et le
Nord du Pérou connaissent des
chutes d’eau exceptionnelles,
alors que la Guyane, l’Indonésie
et la Papouasie Nouvelle-Guinée
sont touchées par une sécheresse
record (et la Bretagne connaît des
avalanches de crêpes).
Un unique phénomène climatique explique une grande partie
de ces observations : El Niño. En
1997-1998, ses conséquences
sont dramatiques : 24 000 personnes ont trouvé la mort dans
ces intempéries, 6 millions
d’autres ont été déplacées, et le
coût matériel s’élève à plus de 35
milliards de dollars.
Mais, qu’est-ce exactement que
cet El Niño ? Il s’agit d’un phénomène océanique périodique (tous
les 2 à 7 ans), qui secoue le Pacifique équatorial, l’effet maximal
se situant aux alentours de Noël d’où le nom, donné par les pêcheurs
péruviens,
El Niño,
"l’enfant" en espagnol, qui désigne ici l’enfant Jésus. 2015/16
pourrait être, comme 1982/83 et
1997/98, une année de fort
El Niño.
Pendant les années ordinaires,
les pressions sont basses dans le
Pacifique Ouest (Indonésie, Australie) et hautes dans le Pacifique
Est (Pérou). Les alizés poussent
les eaux chaudes de surface vers
l’ouest. Cela engendre des pluies
abondantes sur le Pacifique
Ouest. Dans le Pacifique Est, un
phénomène d’upwelling, c’est-àdire de remontée des eaux froides
riches en nutriments, favorise la
présence de bancs de poissons.
Pendant les années El Niño, la
différence de pression entre l’Est
et l’Ouest du Pacifique diminue et
les alizés faiblissent, ce qui provoque une inversion des vents à
l’Ouest ; dès lors, les eaux
chaudes de l’Indonésie et de
l’Australie, tel un iceberg, dérivent vers l’Amérique du Sud, y
bloquant la remontée d’eau
froide. Par conséquent, on observe de fortes pluies sur la côte
ouest de l’Amérique du Sud, et un
déficit pluviométrique dans le
Pacifique Ouest.
Un autre phénomène de même
type, La Niña, a des causes et des
conséquences à peu près opposées à celles d’El Niño : il se produit lorsqu’au contraire, les alizés
se renforcent et une masse d’eau
froide plus importante que d’habitude remonte près du Pérou.
Pour prévoir de tels événements
climatiques aux conséquences
parfois désastreuses (certains y
voient même une raison de l’extinction de certaines civilisations
précolombiennes !),
plusieurs
indicateurs sont utilisés. Par
exemple, l’altimétrie, réalisée à
partir du satellite TOPEX/
Poseidon et ses successeurs avec
une précision de l’ordre du cm,
Situation normale dans le Pacifique Sud
Les effets d’El Niño en Bretagne
consiste à mesurer le niveau de la
mer, fortement influencé par les
déplacements
d’importantes
masses d’eau froide ou chaude.
Cela a permis de prévoir en 1997
l’El Niño qui se préparait. Par
ailleurs, des centaines de mouillages, ancrés à 4000 mètres de
fond, mesurent aussi en permanence la température, les courants et la salinité en différents
points du Pacifique, pour déceler
les prémices d’El Niño futurs!
Enfin, le carottage de coraux tropicaux, qui s’enrichissent chaque
année d’une nouvelle bande de
croissance dont la couleur, la
taille et les rapports isotopiques
18O/16O et 13C/12C dépendent de la
température de l’eau au moment
de la formation, permet aussi de
partir sur les traces des El Niño
du passé !
Le Mathador
Crédits images:
BD: Philippe Luguy
Schémas: Météo France
Situation El Niño dans le Pacifique Sud
P A G E 16
Des jeux et des hommes
Qu’il pleuve, qu’il neige,
qu’il vente...
brouillant son ATH2 à chaque
éclair.
Dans l’histoire du jeu vidéo, on a
très tôt cherché à inclure des
composantes liées aux éléments
naturels, pour plus de réalisme :
l’action des jeux vidéo pouvant se
dérouler sur plusieurs jours voire
semaines, l’absence de changements dans la météo nuit à l’immersion. Dans un premier temps,
la météo est apparue à l’arrièreplan : dans les premiers jeux de
plates-formes comme Mario, les
nuages étaient comme accrochés
au ciel. Leur imposer une vitesse,
même uniforme, crée un décor
plus réaliste. Puis la météo s’est
invitée dans toute la profondeur
du jeu, pour finalement permettre de créer les jeux en openworld modernes, tels Grand
Theft Auto ou Skyrim, où indépendamment de l’aventure ou
des actions du héros, le ciel peut
être uniformément bleu ou déchiré par un orage.
Les éléments sont parfois utiles
pour guider le joueur. Une tempête qui fait rage est un bon
moyen de maintenir le joueur à
l’intérieur d’un bâtiment jusqu’à
ce qu’il ait ramassé un objet critique à la suite de l’aventure. La
tempête s’arrête alors comme par
magie, et l’histoire peut continuer. Ce procédé a été utilisé
dans de multiples jeux, souvent
aux dépens du réalisme. Pour
cette raison, généralement, les
scénaristes se sont efforcés de
créer un lien de cause à effet
entre l’action à accomplir, et la
fin de la tempête¹. Par exemple,
dans l’un des volets de Tales of
Monkey Island, le héros est bloqué sur une île par des vents contraires (apparemment sans rapport avec sa quête), et ses pérégrinations requièrent qu’il comprenne la cause de ces vents.
Pour plus de réalisme, la météo
interfère alors également avec le
gameplay. Ainsi, conduire une
voiture sous une pluie battante
invite à davantage de prudence :
le rendu graphique de la pluie
réduit naturellement le champ de
vision du joueur, et pour plus de
réalisme, le moteur physique du
jeu tient généralement compte
des conditions météo en vigueur
pour estimer, par exemple,
l’adhérence de la chaussée. Ceci
est poussé à l’extrême pour des
jeux de simulation, visant à recréer la réalité de manière aussi
crédible que possible. Le niveau
de réalisme atteint par les simulateurs de vol permet aujourd’hui
aux pilotes d’effectuer une partie
de leur formation au sol, et de se
familiariser en toute sécurité à
des conditions difficiles ou des
manœuvres dangereuses.
Dans des jeux plus linéaires, les
conditions météo ne sont généralement pas aléatoires, mais dépendent du niveau où se trouve le
joueur. Cela permet parfois au
jeu de dépendre de ces conditions
pour créer une spécificité du niveau : un jeu d’action/infiltration
pourra ainsi demander au joueur
d’utiliser le tonnerre pour dissimuler ses coups de feu, ou au
contraire handicaper le joueur en
Poussé à l’extrême, ce mécanisme
peut même fournir le scénario
d’un jeu entier: dans le dernier
opus de la saga Tomb Raider,
l’héroïne ainsi que plusieurs compagnons d’infortune se retrouvent naufragés sur une île au
large du Japon, suite à une très
violente tempête. En cherchant à
appeler de l’aide, ils découvrent
des siècles d’épaves, et réalisent
qu’ils sont piégés sur l’île, cloués
au sol par des conditions météo
surnaturelles.
héros joue cette fois le rôle de
maître des vents, et non de victime. Une flûte magique lui permet en effet de contrôler les
vents, pour se déplacer en bateau
à voile d’île en île, ou, à terre,
pour interagir à distance avec son
environnement. Tous les vents ne
sont pas contraires!
Tibo
1. ATH = Affichage Tête Haute
(ou parfois HUD pour Heads-Up
Display), c’est-à-dire l’ensemble
des indicateurs qui informent le
joueur de son statut en temps
réel (santé, munitions, vitesse…)
Pour des jeux se déroulant dans
un univers moderne ou futuriste,
ceci est généralement assimilé à
un appareil électronique projetant ces informations sur la visière du héros. De tels dispositifs
existent réellement et sont utilisés par exemple par l’armée
(projection d’informations tactiques dans la visière d’un
casque) ou l’industrie automobile
(projection du compteur de vitesse, des indications de navigation… sur le pare-brise, dans les
coins du champ de vision du conducteur).
2. Puisque la science d’aujourd’hui n’est pas en mesure de contrôler la météo, cette astuce scénaristique est réservée à des jeux
ayant une composante futuriste
ou fantastique.
Pour conclure, citons un autre
exemple de jeu où les vents et
marées occupent un rôle central :
dans Zelda : The Wind Waker, le
Image promotionnelle de Tomb Raider (2013)
DISHARMONIES
P A G E 17
Biographia literaria
« Moi qui avais toujours
pensé que la tempête de
neige ne hurlait que dans
les romans… »
Imaginez que, tout récemment
diplômé de médecine, vous soyez
maronné dans un hôpital isolé au
fin fond de la campagne, à plusieurs bornes de la ville la plus
proche. Les paysans qui vous
entourent sont ignares, et il leur
arrive toutes sortes de malheurs
pour lesquels ils viennent vous
consulter, car, médecin-chef,
vous êtes le seul maître à bord.
Vous pensez gouverner un îlot de
science et de lumière au milieu
d’une mer d’inculture et d’obscurantisme. Votre équipage se compose d’une sage-femme, de deux
infirmières et d’un « feldscher »,
dont les compétences se situent
entre celles du dentiste et du médecin. À vous de conduire votre
barque sans chavirer et, bien sûr,
sans perdre la boule. Un double
écueil supplémentaire : vous êtes
en Russie, et c’est la Première
Guerre mondiale.
Voilà le point de départ des Carnets d’un jeune médecin, un ensemble de sept nouvelles qui a été
inspiré à Mikhaïl Boulgakov par
sa propre expérience en tant que
médecin pour un hôpital isolé
entre 1916 et 1917 dans le petit
village de Nikolskoïe. Écrits à la
première personne, ces Carnets
sont, en même temps qu’un témoignage sur les conditions
d’exercice de la médecine dans
les conditions énumérées cidessus, des récits souvent cocasses, plein de drôlerie et minutieusement construits. Le jeune
narrateur (dont l’identité est inconnue, et que l’on est tenté
d’assimiler à l’auteur) se trouve
balloté, impuissant, d’une situation désastreuse à l’autre, tout
surpris de s’en sortir sans grand
dol, avant bien sûr que n’arrive la
prochaine vague. On pourrait
même parler, pour qualifier sa
situation, de tempêtes à répétitions. Jugez plutôt.
La première tourmente est
d’ordre psychologique. La désorientation du jeune homme, à se
voir débarqué dans un coin perdu, lui dont le regret amer de
Moscou perce de temps à autre,
est particulièrement vive, comme
il se doit, dans le premier récit. Il
mettra un assez long moment
avant d’établir ses repères – assez
long moment dont les nouvelles,
étendues sur un an, se font
l’écho. À cette désorientation
bien compréhensible s’ajoute un
autre tourment : l’inquiétude sur
ses propres capacités, et la hantise de ne pas se trouver à la hauteur de sa tâche. Il n’est pas rare
qu’une petite voix malicieuse au
fond de son cerveau prenne soudain corps et lui demande avec
autorité de rendre des comptes
sur ses diplômes de médecine ;
ou que le médecin dont il a repris
le poste lui parle dans son imagination pour lui donner les conseils qu’il implore avec tant de
ferveur. Ses doutes prennent
corps et engagent avec lui des
dialogues souvent savoureux.
Tourmente… des évènements,
aussi. Notre jeune homme se fait
des cheveux blancs sur le cas
d’une hernie dont le traitement
lui échappe totalement, et s’il
peut se réjouir d’éviter de croiser
ce cas en consultation, c’est seulement pour tomber de Charybde
en Scylla. Au choix : une petite
fille ne peut être sauvée qu’à condition qu’on lui ampute la jambe,
une série d’accouchements difficiles le prennent de court et le
jettent dans des réminiscences
angoissées de ses cours à l’université. Le pire est que le docteur,
malgré son âge, doit se montrer
confiant et sûr de lui, même si
son état d’esprit est sous de tout
autres latitudes. Qu’importe : il
prend la situation à bras-le-corps,
advienne que pourra. Parfois, il
connaît le triomphe de sortir
vainqueur de la lutte avec les éléments. D’autres fois, non – et ce
sont de nouveau des certitudes,
des conquêtes, qui sont remises
en question. Ce va-et-vient de
victoires et de défaites donne
aussi son rythme à la ronde des
nouvelles (dont la position chronologique n’est d’ailleurs pas si
assurée).
On peut y ajouter, naturellement,
la tempête, bien réelle celle-là,
qui fait souvent rage au-dehors.
Elle donne même, en une occasion, son titre à l’une des nouvelles (« Tempête de neige ») ;
mais elle n’est, finalement,
qu’une reproduction bien tan-
gible de ce qui agite notre narrateur en permanence. Tout est
tempête dans cette existence
chaotique, mouvementée, où la
vie humaine ne tient parfois qu’à
un fil et où un jeune homme bardé de diplômes mesure la toute
relative puissance de la médecine. La tempête de neige redouble évidemment cette insécurité, en favorisant, chez celui qui
en est prisonnier, les visions les
plus cauchemardesques : terreur
de voir les loups venir, aperçu
d’un entrefilet de journal relatant
sa mort.
Le dernier mouvement – toujours à la fin – est paradoxalement donné au sommeil, à l’apaisement, à la nuit : là viennent
sombrer tous les souvenirs, les
expériences les plus éprouvantes,
les efforts récompensés ou non,
jusqu’à ce que, bien sûr, le prochain malade vienne frapper à la
porte et qu’il faille tout recommencer.
On l’aura compris, le motif de la
tempête, du chaos, du mouvant,
de l’incertain, est central dans ces
nouvelles qu’on aura – je l’espère
– plaisir à lire, tant par leur humour décalé que par leur réalisme, toujours exact et simple,
jamais cru. On repérera aussi de
discrets petits motifs poétiques,
qui font de cette vision inattendue de la Russie présoviétique
une fort agréable balade (malgré
les cahotements en tous genres –
on vous aura prévenu !)
Pour finir, signalons une savoureuse adaptation en série TV, A
Young Doctor’s Notebook, assez
fidèle à l’esprit des récits de Boulgakov, bien qu’y soient inclus des
matériaux provenant de ses
autres œuvres. On y verra Jon
Hamm et Daniel Radcliffe en
grande forme, incarnant respectivement le médecin plus âgé se
souvenant de son expérience passée, et le médecin plus jeune aux
prises avec cette même expérience pour le moins tempétueuse. Leur interaction est souvent très drôle et reproduit bien
les tourmentes intérieures du
narrateur de Boulgakov. Tâchez
quand même d’avoir le cœur bien
accroché…
Fantômas
P A G E 18
Regards, cris, tics (2)
The
Gentle
Storm
The Diary (2015)
:
Sorti au printemps 2015, The
Diary (Le Journal intime) est le
premier album de The Gentle
Storm (la Douce Tempête), un
projet musical réunissant deux
musiciens néerlandais : le compositeur et chanteur Arjen Lucassen, qui en a composé la musique, et la chanteuse Anneke van
Giersbergen, qui en a écrit les
paroles. L’album imagine le journal intime de l’épouse d’un marin
parti à bord d’un navire de la
Compagnie néerlandaise des
Indes orientales dans la seconde moitié du XVIIe siècle.
Pour qui connaît un peu les
deux créateurs, un pareil projet peut paraître étonnant.
C’est qu’Arjen Lucassen est
surtout un habitué des univers musicaux de sciencefiction, principalement connu
pour son projet de metal progressif Ayreon, qui mêle
voyages dans le temps, inquiétude écologique et interrogations sur les fauxsemblants de la technologie
(1). Anneke van Giersbergen,
de son côté, a donné dans le
death metal et le rock atmosphérique avec The Gathering
et se trouve actuellement à la
tête de son propre groupe.
Lucassen et Van Giersbergen
sont de vieux compagnons de
travail, puisqu’Anneke avait déjà
participé à plusieurs albums
d’Ayreon (avant cet album, je
connaissais surtout Anneke van
Giesbergen en tant que voix de
l’Égyptienne dans Into the Electric Castle, avec la belle chanson
« Valley of the Queens », par
exemple). Et les voilà lancés dans
un projet qui relève purement de
l’historique, au point d’avoir consulté un historien pour s’assurer
de la pertinence des détails de
leur création commune.
L’album a pour premier atout
cette originalité, qui lui permet
de se démarquer des précédents
projets des deux musiciens. Les
derniers albums de Lucassen, en
particulier (des projets comme
Guilt Machine ou l’album solo
Lost in the New Real) peinaient à
ne pas avoir l’air de pâles reprises
d’Ayreon. The Diary, en re-
vanche, affiche dès la pochette un
univers visuel tout différent à
base de boussoles, de cartes géographiques et de tableaux de marines hollandais (étrangement,
malgré l’absence de la plupart des
marqueurs du genre, j’ai eu le
sentiment qu’un pareil habillage
pourrait ne pas déplaire non plus
aux amateurs de steampunk).
Comme dans le cas des albums
d’Ayreon, le livret fourni avec le
CD est soigné, puisqu’il fournit
non seulement les paroles complètes de toutes les chansons
mais aussi le texte du journal
intime en question et tous les
détails de l’histoire. Voilà le genre
de parti pris de qualité qui, à mes
yeux, fait davantage pour sauver
les ventes de CD « physiques »
que toutes les mesures antipiratage du monde.
Hormis ce beau plumage, qu’en
est-il du ramage ? The Diary reprend le principe du double album courant dans les autres projets musicaux de Lucassen. Les
deux CD proposent les mêmes
chansons arrangées différemment, l’un proposant une version
gentle (douce) et l’autre une
version storm (tempétueuse).
L’écoute révèle que ce parti pris
n’a rien de paresseux : ce sont bel
et bien deux climats musicaux
très distincts et (à mes oreilles)
également valables qui se déploient au fil des mesures. Lucassen se trouve ici libéré des contraintes, voire des poncifs, du
genre metal qu’il avait tendance à
répéter un peu facilement d’album en album ces dernières années, et en revient à quelque
chose de plus varié, pour son bien
si vous m’en croyez. Mais l’autre
grand atout de l’album, c’est sans
conteste la voix d’Anneke van
Giersbergen, virtuose, aussi à
l’aise dans les nuances paisibles
de la confiance ou de l’inquiétude
que dans les emportements de la
passion ou de l’affliction.
L’imaginaire de la mer et de ses
périls forme le cœur de l’univers
de l’album : nous suivons les pensées d’une femme de marin au fil
des semaines et des mois,
des lettres reçues ou attendues avec anxiété, des réponses envoyées, des prières,
des espoirs et des malheurs
qui frappent l’un et l’autre
membre du couple. L’alliance
heureuse de la musique de
Lucassen et de la voix de Van
Giersbergen s’avère aussi
envoûtante que puissante,
qu’il s’agisse d’évoquer les
paysages de ports proches ou
lointains, d’Amsterdam jusqu’à l’Inde, ou le déchaînement d’une tempête qui menace le navire.
Il faut aussi convenir que ce
cadre historique et résolument néerlandais est une
bouffée d’air bienvenue au
milieu des ficelles habituelles
de science-fiction, de fantasy ou
de fantastique banalement américanisées. Il n’y a pas jusqu’aux
paroles anglaises qui ne se mêlent ici et là d’exclamations en
néerlandais dans la version
« tempétueuse » de la première
chanson de l’album, Endless Sea
(La Mer sans fin). Ma seule réserve réside dans le traitement
très conventionnel du personnage de l’épouse, qui ne fait pas
grand-chose à part s’inquiéter
pour son mari puis pour son enfant ; cela s’explique en partie, je
suppose, par le choix de la période historique, mais je n’ai pas
pu m’empêcher de rester quelque
peu sur ma faim (on aurait pu la
montrer participant à la gestion
financière des affaires, supervisant la vie de la résidence familiale ou quelque chose de ce
genre).
J’ignore si cette « douce tem-
DISHARMONIES
P A G E 19
pête » restera l’aventure d’un album ou si les deux
musiciens en produiront d’autres ensemble. Anneke
a d’ores et déjà entonné plusieurs autres chansons,
principalement des reprises (parfois de chansons
d’Ayreon, mais aussi des classiques plus anciens),
sous forme de titres individuels écoutables sur Internet. C’est en tout cas un bon moyen de passer un
peu moins de deux heures en mer dans un bel équilibre entre douceur et énergie, surtout si vous n’êtes
pas du genre à refouler votre lyrisme.
1. J’avais parlé plus en détail d’Ayreon en juin dans
Disharmonies n°56.
Eunostos
La meute du Contrevent
Rêve de contrées arides
Rêve d’étendues enneigées
Rêve de bords de mers
Ys’tenn
P A G E 20
Rumeurs d’outre-monde
D’Ingheir en Sylal.
« Alors, cela vous a plu ce safari sur Terre ? » demanda Sylal en prenant place aux commandes de
leur astronef de location. Elle savait déjà à quelle
réponse s’attendre et l’explosion de joyeuses exclamations fut immédiate :
« Oui ! Oui ! Les salamandres sont super impressionnantes et les anémones de mer sont trop mignonnes ! Et les chevaux avec leur longue tête ! Trop
bizarre ! Et la marmotte ! Comment t’as eu peur !
Nan, c’est même pas vrai !... »
Sa chère Ingheir également paraissait heureuse et
ajouta d’une voix rêveuse :
« Tu te rends compte, ces humains qui commencent
à peine à développer les nanotechnologies… C’est
vraiment touchant de voir une espèce dans les premiers stades de son évolution.
— Ah, j’en étais sûre que vous aimeriez ! Bon, prochaine destination, Jupiter, pour refaire le plein
d’hydrogène. On peut encore en profiter pour faire
un peu de tourisme : d’après le guide du Lonely Galaxy il y a un gigantesque ouragan rouge à observer. Ma mie, veux-tu bien prendre contact avec la
comète de contrôle locale pour avoir des horaires et
un plan de vol ?
— C’est fait. Un instant, je reconnecte mon transducteur cérébral à l’intercom, comme ça tu entendras la réponse télépathique. En attendant, les filles,
vous voulez bien aller chercher le guide dans la valise de maman ? »
« … Dépassant du tumulte gazeux depuis des dizaines d’années joviennes, le grand anticyclone
paraît presque calme et immuable. Sa couleur peut
varier du rose-orangé au brun en fonction des composés chimiques qui y sont brassés ou qui s’y forment. Longtemps connue des amateurs de surf nébuleux, celle que les Terriens appellent simplement
« La Grande Tache Rouge » est l’objet d’un projet
de parc d’attraction contesté. Mais à l’heure où
nous rédigeons ce descriptif, le projet a été mis en
suspens en raison de la diminution progressive de
la taille de l’anticyclone (qui fait actuellement à
peine plus que la taille de la Terre). Si cet emblème
de Jupiter venait à disparaître, nul doute que les
promoteurs tourneront leurs espoirs vers le deuxième grand anticyclone de Jupiter (Oval BA pour
les Terriens). Voir également : les grandes taches
sombres de Neptune. »
Ingheir détacha le petit guide sphérique de son interface palmaire : « Comme d’habitude, cela manque
un peu d’information…
— Oui mais tu sais, on ne peut pas attendre d’un
guide qu’il remplace une encyclopédie sur cette galaxie, et c’est déjà bien que… » commença Sylal.
« Ici la tour-relais de l’espace spatial terrien à SI387ACL-24. Négatif. Je répète : négatif. Vous n’avez pas
l’autorisation de quitter les pistes lunaires. La station météo de Vénus a confirmé que l’éruption de
l’étoile nommée Soleil est de type X16. C’est une
grosse tempête qui fonce droit sur nous. Tous les
appareils situés dans les astroports du secteur de la
Terre ont pour ordre de rester au sol.
— Les pistes lunaires ? Mais leur lidar déraille ! On
n’est pas sur la Lune, on est au Groenland !
— Dites donc, SI387-ACL-24, on a entendu ! On
vous fait remarquer que l’alerte a été lancée il y a
plus de deux jours terrestres. Vous êtes totalement
inconscients de vous être déconnectés aussi longtemps !
— Oui, enfin, c’est un peu le principe des vacances,
non ?, fit Ingheir en coupant le lien télépathique.
Bon, que fait-on ?
— On a peut-être le temps de faire au moins le trajet
entre le Groenland et la face cachée de la Lune.
Comme ça, si la tempête endommage l’astronef, on
pourra facilement faire les réparations sur le petit
astroport lunaire. Le problème, c’est qu’on n’a aucun
plan de vol. Mais d’un autre côté, puisqu’aucun appareil n’est censé voler, on devrait avoir le champ
libre. Et puis, une fois en approche des pistes, ils ne
pourront pas nous refuser d’alunir.
— Je n’aime pas trop ça, mais je suis d’accord, nous
sommes trop isolées ici. Je te laisse manœuvrer, et
pendant ce temps-là, je vais occuper les filles ; cette
tempête stellaire me donne un sujet tout trouvé.
Appelle-moi si tu as besoin d’aide, mon étoile. »
« Comment ça “on veut pas écouter la leçon” ?! Je
n’ai pas fait deux parthénogénèses à complication
pour voir mes enfants régresser dans l’évolution ! Ce
n’est pas parce que Sylal et Maman ont pris un congé sabbatique qu’on va interrompre votre éducation.
Allez, zou, sortez les coussins et installez-vous »,
ordonna gentiment Ingheir à ses filles, tandis qu’elle
parcourait la banque de données éducatives.
« Bien, vous vous souvenez de vos cours sur les
étoiles ? Leur composition, les réactions nucléaires
qui mènent à la formation de l’hélium, les particules
produites qui chauffent et ionisent la matière stellaire, le plasma résultant qui circule en large zones
de convection, et ces courants de charges induisant
donc le champ magnétique de l’étoile. C’est bon ?
Continuons. Là où différentes cellules de convections se rejoignent – en particulier au niveau de
l’équateur – la circulation du plasma est perturbée.
De nouveaux courants se mettent en place et cela
crée localement d’autres champs magnétiques très
intenses. Notez également qu’en raison de ces zones
d’intenses champs magnétiques, la convection est
freinée, ce qui inhibe l’alimentation en plasma
chaud venu des profondeurs de l’étoile, et ainsi ces
zones apparaissent comme des taches plus sombres
(sur l’équateur). Voici une image prise lors d’une
éclipse. On peut voir se dessiner les lignes de champ
magnétique, en particulier celles créées localement
au niveau des taches : elles forment des boucles dans
la couronne stellaire, connectant ces points de magnétisme intense. Les lignes semblent ici matérialisées car, rappelez-vous, les particules chargées s’en-
DISHARMONIES
roulent autour des lignes de champs en émettant de
la lumière, et plus particulièrement des rayons X.
Dans ces boucles de champ magnétique se développent donc des réservoirs à plasma où les particules
se retrouvent accélérées. Mais les différentes zones
de champ intense cohabitent mal et il arrive qu’elles
se réorganisent : se produit alors une reconnexion
magnétique, c’est-à-dire un réarrangement des
lignes de champs, durant lequel des lignes s’ouvrent
et laissent alors échapper le plasma. C’est l’éruption
stellaire. Lorsque cela se produit, le plasma émis est
éjecté dans une direction particulière : c’est cette
gigantesque vague de particules chargées et très
énergétiques qu’on appelle tempête stellaire… surtout lorsqu’elle se dirige vers une planète ou un vaisseau », ajouta Ingheir, dissimulant mal son inquiétude. Elle reprit :
« La plupart des planètes sont habituellement protégées du vent stellaire par leur champ magnétique
qui tient à distance et guide les particules sur un
itinéraire de contournement. Mais lors d’une tempête stellaire, la bourrasque de particules est bien
plus rapide – donc plus énergétique – et elle génère
elle aussi un fort champ magnétique, qui va mettre à
mal le bouclier planétaire. C’est à nouveau par un
phénomène de reconnexion magnétique que la tempête force son passage vers la planète : les lignes de
champs des deux domaines magnétiques se connectent entre elles et les protons et électrons, qui coulent le long de ces lignes, peuvent déferler vers le sol.
Un instant… Maintenant que j’y pense… Les filles, je
vous laisse un moment. En attendant, vous allez
chercher dans la base de données la description de
la dernière tempête magnétique qu’il y a eue à la
maison. À partir des données de vitesse et d’intensité de l’éruption stellaire, et connaissant le champ
magnétique de notre planète, je vous demande d’estimer à quelles latitudes Nord et Sud sont arrivées
les particules. »
Tandis que les enfants faisaient consciencieusement
l’exercice, Ingheir retourna auprès de Sylal.
« Jusqu’ici, tout va bien, » répondit cette dernière à
la question muette qu’elle lut sur le visage d’Ingheir,
« mais disons que le décollage s’est fait à l’aveugle :
la plupart de nos détecteurs longue portée ne fonctionnent pas dans une atmosphère épaisse. Ce n’est
que maintenant que l’on va pouvoir savoir à quelle
distance exactement se situe la tempête.
— Justement, je me disais qu’on aurait déjà pu vérifier les sondes de champ magnétique depuis un moment, » fit sa compagne, joignant le geste à la parole, « Si le champ magnétique de la Terre n’est pas
encore trop perturbé… » Ingheir et Sylal se regardèrent avec effarement tandis que les écrans montraient les premières mesures : de toute évidence, ce
n’était pas le cas. Dans quelques instants, leur fragile
astronef serait bombardé par un flux de protons et
d’électrons. Sylal reprit très vite le contrôle de la
situation.
« Très bien. C’était le risque. Je suis désolée. Nous
n’avons plus d’autre choix que d’essuyer cette tempête. Je renforce notre propre bouclier magnétique
et j’arrête tous les systèmes non vitaux. Si des courants induits et des décharges se produisent, je préfère que cela n’interfère pas sur des modules en
P A G E 21
cours d’utilisation. Pourvu que, de leur côté, les Terriens ne perdent pas le contrôle de leurs satellites…
Au pire, on lancera les nacelles de sauvetage vers
leur planète. »
Sylal ne put achever la mise en veille de leur vaisseau : tous les voyants du tableau de bord s’étaient
allumés et étaient à présent animés de faibles pulsations. L’éclairage se mit également à fluctuer et les
alarmes d’incendie et de collision se déclenchèrent
sans autre raison que les soudaines variations de
courant. L’astronef subissait l’influence du reliquat
de plasma stellaire. Sylal s’empressa d’éteindre les
derniers systèmes auxiliaires. Regardant par la baie
de la salle de contrôle, elle remarqua des lueurs crépitantes à l’avant de leur vaisseau, là où sa défense
magnétique est la plus faible : les charges s’accumulaient sur la coque de l’astronef et, bientôt, les claquements secs d’arcs électriques se firent entendre
dans la carlingue. Ingheir appella ses filles, et toutes
se réfugièrent dans une aile de l’astronef moins exposée.
« J’espère que l’alimentation du bouclier va tenir le
choc. D’une part, je n’ai pas envie qu’on soit toutes
irradiées par ma faute, et d’autre part, il ne faudrait
pas qu’un proton vienne jouer au billard dans notre
calculateur quantique : sans lui, plus de saut longuedistance à moins de réparations exorbitantes !
— On peut déjà dire adieu à notre caution de location… » soupira Ingheir.
« Bon, le vaisseau semble tout de même bien résister. Je vais lancer un petit diagnostic pour avoir une
idée des dégâts », proposa Sylal.
« Maman, tu crois qu’on peut s’approcher des hublots ? Il doit y avoir des aurores dehors, non ?
— D’accord. Venez, on verra mieux à l’arrière. »
« Magnifique ! Sylal, le diagnostic peut attendre : tu
ferais mieux de venir voir ça ! Ces arcs de voiles
verts et roses sont si beaux ! Ils ont bien de la chance
d’avoir tant d’oxygène et d’azote dans leur atmosphère. Quand je pense que nos aurores sont justes
désespérément bleues…
— Oh, regardez ! Il y a des villes sur Terre qui s’éteignent !
— Si je me souviens bien des cartes, là-bas, ça doit
être un pays appelé Canada, ou bien États-Unis »,
précisa Sylal en les rejoignant. « Les pauvres, leur
système de distribution d’énergie est encore très
archaïque, il n’a pas dû supporter les surcharges de
courants… J’espère qu’ils ne vont pas paniquer.
— En tout cas, vue d’ici, cette tempête magnétique
est bien jolie.» Et se tournant vers ses filles agglutinées au hublot : « Vous savez ce qu’on devrait faire ?
Enregistrer un hologramme souvenir et l’envoyer à
votre grand-mère. » Et d’ajouter d’un air espiègle à
l’intention de Sylal : « Elle n’aura juste pas à savoir
dans quelles conditions il aura été pris… »
Ys’tenn
Une transcription vidéo de l’hologramme souvenir
enregistré le 7 septembre 2015 peut être consultée
ici : http://tinyurl.com/didi57rom
P A G E 22
Jeux
TEMPÊTES
ASIATIQUES
IL A MAUVAIS
ŒIL
BELLE POUR
L’ÉCRIVAIN
AU COIN
FERMÉE
AU COIN-COIN
DÉFERLANTES
DÉVASTATRICES IL CROIT EN
DIEUX
…Ô
DÉSESPOIRS
MATIN
ANGLAIS
POUR QUI
SONNE-T-IL?
ANCIEN DO
TRANSITION
BRITANNIQUE
MAINTINS
FERMEMENT
2
FAIT VENDRE
À CHERBOURG
APPARUE
BRUSQUEMENT
FÉRIÉ
EMPESTAS
ENVOYÉ DE
PAPA
5
JUDICIAIRES
VAGUES
HUMAINES
TEMPÊTES SUR
L’ATLANTIQUE
AU PAYS DES
MERVEILLES
AUDACIEUX
MÈRES DES
SIRÈNES
LÉGER
BROUILLARD
PREMIÈRE
PAGE
PREMIÈRE
CLASSE
FIS DEMEURER
INDIFFÉRENT
AVANT MI
FAIRE BRILLER
ATTRAPÉ
EST EN
ANGLAIS
MONSTRE
BIBLIQUE
VÉNÉRER
ROMAN
POLICIER
MIXTE
PARTIE DE
RIGOLADE
PÉRIODE
GÉOLOGIQUE LAME À L’ÂME
6
CUL-TERREUX
DIEUX
NORDIQUES
SE GAUSSE
4
ENGLOUTIS
FEU DE
SAINT-…
FIN DE FABLE
OBJET
D’ÉTUDES DE
BIOLOGISTE
PLOMBAS
COURSES
NAUTIQUES
CRÉATURE
DEMEURER
TITRE DE
GENTLEMAN
IRLANDE
CITÉ ANTIQUE
MONTAGNES
RUSSES
OBJET GÉOLOGIQUE
SE MET DANS
LES ROUES
JURON DE
BREST
MOUARF
TOMBAS
EST MÉCONTENT
3
RECONNAISSANCE
OPTIQUE DE
CARACTÈRES
PARTIE
POSTÉRIEURE
1
ELLE EN FAIT
BAVER
ÎLE FRANÇAISE
VICTIMES DE
RÉVOLUTION
ABRÉGÉ
D’ANATOMIE
ILS SE
GRAVISSENT
EN SOCIÉTÉ
ILLUSION
TROMPEUSE
Mot à trouver :
« Ses coups nous font en général plus de bien que de mal »
HÉROS
TROYEN
1
2
3
4
5
6
BLAKE
isharmonies
Crédits :
Illustrations :
Blake
Ys’tenn
Tsum
Rédacteur en chef :
Le mois prochain, le thème sera :
Miniatures
Le mois suivant, le thème sera :
La nuit du chasseur
Fantômas
Rédaction :
Am42one
Florimont
Brandolph
Mademoiselle
Blake
Tatou
Eunostos
Tibo
Fantômas
Ys ‘tenn
Maquette :
Les contributions sont bienvenues,
envoyez vos articles avant le
dimanche 1er novembre à l’adresse :
[email protected].
Faites-nous peur !
Tibo
Remerciements :
Au Mathador pour sa
divine surprise, et à L.
Airaines pour son inspiration!
À la Russie romantique
qui nous a donné
Pouchkine.
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