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La pédophilie dans l’Église catholique :
un point de vue interne
Stéphane Joulain*
Ce que l’on sait avec certitude,
c’est que le silence du pasteur est nuisible
quelquefois à lui-même, mais toujours à son peuple.
Saint Grégoire le Grand
DEPUIS le début des années 1990, avec l’explosion des révélations de
cas de prêtres ayant commis des actes pédophiles criminels, l’Église
catholique est entrée dans une des plus difficiles périodes de son
histoire. Cette affaire a et aura encore pendant longtemps de graves
conséquences. Les premiers concernés par cette crise furent bien sûr
les victimes. Après, bien souvent, de nombreuses difficultés, elles ont
trouvé le courage de parler, de dire ce que beaucoup n’étaient pas prêts
à écouter et ne voulaient surtout pas entendre. Dans la majorité des
cas, lorsqu’elles étaient enfin prêtes à en parler, de nombreuses années
− parfois des décennies − s’étaient écoulées, leurs abuseurs présumés
étaient morts, ou bien la sanction terrible de la prescription des faits
avait délivré sa « double peine ». Une ancienne victime m’a dit un jour :
« Quand arriva la date de prescription des faits, j’en étais encore à me
demander comment j’allais en parler à ma mère. » Ces victimes se
retrouvent alors souvent seules face à l’impossibilité de faire quoi que
ce soit, et elles ne sont écoutées par personne. Le rapport de la commission Adriaenssens en Belgique a démontré que certaines d’entre elles,
n’y tenant plus, ont fait le choix d’en finir avec leurs souffrances en
mettant un terme à leur existence. Les séquelles des actes d’abus sur
les victimes sont en effet énormes. L’abus sexuel ne s’attaque pas
* Membre de la congrégation des Pères blancs. Comme thérapeute familial, il est engagé
dans le travail de réflexion de l’Église catholique sur les problèmes de la pédophilie et plus
généralement de la sexualité.
Octobre 2011
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seulement à la sexualité d’un individu, c’est la totalité de sa personne
qui est attaquée : corps/esprit/âme. Si, il y a encore vingt ans, la violence envers les enfants pouvait être appelée la « violence impensable1 »,
aujourd’hui ce n’est plus possible. Pourtant, si la médiatisation énorme
autour de la pédophilie des prêtres a parfois permis de mettre en
évidence dans l’opinion publique, avec le respect souhaitable, ce qu’est
le drame d’une victime mineure d’abus sexuels, encore aujourd’hui
certains doutent de ces souffrances.
L’Église catholique (ici, il faut bien sûr entendre l’« institution »,
principalement les évêques et le Vatican) a fait face à cette crise de
manière variée au cours des années : parfois au détriment des victimes,
parfois en faisant preuve d’amateurisme ou de méconnaissance, parfois
en désinformant, parfois avec humilité et vérité. Quoi qu’il en soit,
aujourd’hui dans l’Église catholique (entendue ici comme le « peuple
de Dieu », tel que défini dans Vatican II), s’est engagé un immense
chantier, qui est en train de reconfigurer les rapports entre clercs et
laïcs, comme le montre l’émergence d’associations d’aide aux victimes
ou de forums tels que la « Conférence des baptisés de France ».
L’objectif de cet article n’est pas de parler des traumas des victimes
− nous réservons cela à notre pratique thérapeutique et aux revues
spécialisées −, ni de faire un plaidoyer en faveur de l’Église catholique
romaine − nous laissons cela aux « héros du papisme » −, ni de tirer à
boulets rouges sur l’Église − nous laissons cela à celles et ceux qui ont
des boulets rouges. Il s’agit d’essayer, au moment où nous sommes, de
faire le point sur l’état d’un chantier démarré un peu avant la
nomination de Benoît XVI comme souverain pontife : les avancées, mais
aussi les écueils rencontrés, les échecs subis, et sans cacher les
difficultés intra et extra-ecclésiales auxquelles il faut s’affronter. Mais
pour ce faire il importe d’abord de savoir d’où nous sommes partis.
Un peu d’histoire
Dans la société en général
Certains verront peut-être dans ce qui va suivre une volonté de
défendre l’Église. Il s’agit en fait plutôt de voir d’où vient notre société
pour ce qui est de la compréhension de l’abus sexuel sur mineur et de
ses conséquences à long terme ; en effet, si des pédophiles ont pu
abuser si longtemps d’enfants dans l’Église catholique, ce n’est pas
seulement à cause de l’incompétence de certains évêques. Dans
l’histoire des sociétés humaines, la question de la pédophilie a été
1. Titre d’un ouvrage publié en 1991 par M. Nisse, P. Sabourin et F. Gruyer, fondateurs du
Centre des Buttes-Chaumont à Paris (voir Frédérique Gruyer, Martine Fadier-Nisse, Dr Pierre
Sabourin, la Violence impensable. Inceste et maltraitance, Paris, Nathan, 1991, 1997, 2004).
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abordée de différentes manières, et l’objet de ce rappel n’est pas d’établir une étude historique exhaustive de la pédophilie, mais de signaler
quelques balises temporelles significatives. Sans donc remonter à
Mathusalem, d’aucuns auront peut-être croisé dans leurs lectures
l’étude réalisée par le professeur Charcot au XIXe siècle : il a fait une
enquête clinique sur plus de trois mille enfants amenés de province et
violés par la bourgeoisie parisienne de l’époque.
De son côté, plus proche encore, Freud, mal interprété2, a été à
l’origine bien malgré lui d’une catastrophe sémantique avec son concept
de l’enfant « pervers polymorphe », repris dans les années 1940 par
Sloane et Kapinsky. Certains se souviennent peut-être aussi du rapport
Kinsey aux États-Unis, qui déclarait : « La plupart des abus sexuels
d’enfants ne causent pas de souffrance appréciable si les parents de
l’enfant ne sont pas bousculés par l’abus3. » Ou encore, citons Gagnon
et Simon qui, dans les années 1970, disaient : « Les évidences montrent
que les conséquences à long terme de la victimisation sont assez
légères4. » Au milieu des années 1980, on a même vu un médecin
français sanctionné par l’ordre des médecins pour « immixtions dans la
vie de famille » : il avait dénoncé au procureur de la République un
père incestueux qui torturait son enfant. Finalement, c’est seulement à
la fin des années 1990 (entre 1997 et 2000), alors qu’elle était ministre
déléguée à l’Enseignement scolaire, que Ségolène Royal entamait à
propos des abus sexuels une opération de « nettoyage » dans le milieu
enseignant, en demandant que l’on arrête de muter d’un poste à l’autre
les professeurs suspectés ou bien sanctionnés pour « comportement
déplacé ».
2. L’entrée en scène de la psychanalyse et la mauvaise interprétation qui a été faite de la
pensée freudienne sur la question de la « perversion polymorphe » de l’enfant et de son désir de
relation sexuelle avec l’adulte ont rendu les choses encore plus complexes. Un texte de Freud
mal interprété est à l’origine d’une véritable catastrophe intellectuelle et clinique. Dans son
texte intitulé Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie (« Trois essais sur la théorie sexuelle »),
Freud écrit ce qui suit sur la pulsion sexuelle chez l’enfant : « Nous avons établi en outre par
des expériences que les influences externes de la séduction peuvent provoquer des interruptions prématurées de la période de latence, voire sa suppression, et que “ce faisant” (ou ainsi,
ou à cette occasion…) la pulsion sexuelle de l’enfant “se révèle de fait” perverse polymorphe ;
enfin, que chaque activité sexuelle précoce de ce genre entrave l’aptitude de l’enfant à recevoir
l’éducation » (Freud, 1905). La mauvaise interprétation des expressions dabei et in der Tat dans
le texte originel induit une chronologie et non pas une causalité. Dans la pensée de Freud, c’est
« du fait de » l’irruption de la sexualité de l’adulte dans celle de l’enfant que ce dernier devient
pervers polymorphe. Ce n’est donc pas l’abus qui révélerait une perversion polymorphe préexistante de l’enfant (M. Nisse, P. Sabourin, Quand la famille marche sur la tête, Paris, Le Seuil,
2004). Néanmoins, il faut le reconnaître : Freud n’est pas sans ambiguïté dans cette phrase, on
peut l’interpréter malgré tout dans les deux sens : la sexualité perverse polymorphe existe chez
l’enfant, ou elle le devient lors d’une intrusion de la sexualité adulte chez lui. En nous basant
sur les travaux de Sandor Ferenczi, nous optons pour la seconde option.
3. J. S. Rossetti, “The Impact of Child Sexual Abuse on Attitudes Toward God and the
Catholic Church”, Child Abuse and Neglect, 1995, no 19, p. 1469-1481.
4. Ibid.
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Dans l’Église catholique
Pendant ce temps, au sein de l’Église catholique romaine, les choses
n’étaient guère plus brillantes. On opposait parfois, aux victimes qui
osaient parler, l’instruction romaine Crimen sollicitationis, qui leur
imposait un véritable silence sous peine d’excommunication latae
sententiae. Ou bien on les prenait pour des affabulateurs, ou encore on
leur imposait de pardonner à leur agresseur, puisque « Jésus demande
de pardonner 7 fois 77 fois à son frère ». Pire encore : on les accusait
parfois d’avoir détourné du droit chemin ce pauvre prêtre qui, lui, avait
« seulement » succombé à la chair. De trop nombreuses victimes ont
entendu ce genre de propos de la part de prêtres, d’évêques et parfois
même de cardinaux. Ils sont autant de signes de l’ignorance qui pouvait
être celle de certains responsables de l’Église à l’époque. Cependant,
dans le monde entier les scandales à répétition aux États-Unis5, avec
des cas particulièrement horribles, eurent un effet dévastateur sur les
relations entre les fidèles et leur hiérarchie. Les catholiques américains
découvrirent, horrifiés, combien certains évêques avaient été en
dessous de tout dans la gestion de ces affaires. Peu à peu, alors que les
affaires judiciaires se succédaient, naissaient des associations de
fidèles pour aider les victimes, ainsi SNAP et Voice of the Faithful.
Puis ce fut le tour de la Grande-Bretagne, de l’Irlande, de l’Allemagne, de la Belgique, de l’Autriche, des Pays-Bas, de la Suisse et finalement de l’Italie. Autant de nouvelles victimes, auxquelles l’Église doit
aujourd’hui rendre des comptes. Si la France semble épargnée, c’est
que les affaires de pédophilie ont été gérées autrement.
Dans l’Église catholique en France depuis 2001
Malgré l’intervention du Dr Marie-Jo Thiel6 lors de l’Assemblée
plénière des évêques de 1998 sur « la réalité de la pédophilie et ses
dangers », le porte-parole de l’Église catholique en France, au moment
de la condamnation de Mgr Pican en 2001, disait à la presse : « D’après
le dossier, aucun enfant n’a eu à souffrir des silences que Mgr Pican
aurait indûment gardés7 (sic !). » La règle, qui prévalait encore à
l’époque chez certains, était donc la suivante : « Il faut préserver l’Église
du scandale », et cela même aux dépens des victimes. Ce positionnement valut à l’évêque de Bayeux une lettre d’encouragement et de
félicitations de la part du préfet de la congrégation pour le clergé de
5. P. Jenkins, Pedophile and Priests, Anatomy of a Contemporary Crisis, Oxford, Oxford University Press, 1996.
6. Documents épiscopats, 1998, no 10.
7. Jean-Michel Dumay, « Mgr Pican persiste à refuser toute dénonciation d’un prêtre pédophile », Le Monde, 16 juin 2001.
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l’époque, Mgr Castillan de Hoyos8. Cela explique en partie pourquoi
Joseph Ratzinger s’est battu pour que la compétence dans ce genre
d’affaires soit transmise de la congrégation pour le clergé à la congrégation pour la doctrine de la foi dont il a longtemps eu la responsabilité.
Il s’agissait donc moins, de sa part, d’une volonté de concentrer les
pouvoirs entre ses mains que de mettre un terme à la manière dont la
congrégation pour le clergé, et en particulier le cardinal Hoyos, gérait
ces situations douloureuses.
La condamnation d’un évêque fut pour les autres évêques un
véritable électrochoc, qui les sortit de l’ignorance dans laquelle ils
vivaient. En 2006, l’évêque de Meaux se porte partie civile dans le
procès d’un prêtre qui avait agressé sexuellement des victimes dans
son diocèse. Ce nouveau positionnement au côté des victimes de la part
d’un évêque français a été très courageux (même si pour certains c’était
un peu tard, ou ce ne fut pas compris). En 2002, il y avait déjà eu une
tentative en Alsace, mais elle n’avait pas abouti. En 2010, l’évêque de
la Réunion a voulu, lui aussi, se constituer partie civile, mais un
magistrat estima que l’Église n’avait pas « subi de préjudice direct »
(sic !). Il est étonnant de voir ce manque d’entrain de certains magistrats
pour aider l’Église à lutter contre ce fléau. Depuis plusieurs années
déjà, l’enseignement catholique du diocèse de Nantes a nommé une
psychologue comme responsable d’un pôle pour le signalement des
maltraitances dans ses établissements. Cette dernière a travaillé en
bonne collaboration avec la justice pour mettre en place des protocoles
d’intervention.
Du côté des publications, dès 1997, un comité avait été fondé au sein
de la Conférence des évêques de France (CEF) chargé de produire un
ensemble de documents pour les évêques, appelé « livre blanc », non
publié malheureusement malgré son intérêt. En 2003, il y eut la
première publication de Lutter contre la pédophilie, des repères pour les
éducateurs, qui vient d’être réédité cette année. Malgré ces efforts et
ces publications, de vieux réflexes protecteurs persistent encore chez
certains dans l’Église catholique en France. Malgré les demandes
répétées de certaines victimes pour la création d’une commission
chargée de traiter leur cas, la présidence de la CEF a longtemps refusé,
préférant renvoyer vers la « compétence » des seuls évêques diocésains,
comme l’a encore rappelé Mgr Aubertin dans un entretien pour le
journal La Croix, le 11 janvier 2011. La CEF a choisi de se retrancher
derrière un légalisme qui ne laisse aucune place à ceux et celles qui
ne rentrent pas dans les catégories qui leur sont imposées. Qu’en estil de ceux et celles dont les faits criminels ou délictueux subis sont
prescrits, qui ne veulent pas, pour différentes raisons, aller vers leur
8. Journal La Croix du 18 avril 2010.
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évêque diocésain, et qui préfèrent en parler dans un autre cadre
ecclésial ?
Certains lieux d’Église ont pris cette question à bras-le-corps. Le
Centre de liaison des équipes de recherche (CLER), une association
catholique qui propose des conseils et des formations sur la sexualité,
l’amour, la famille, s’est lancée dans une réflexion sur ce travail ;
l’Institut de formation des éducateurs du clergé (des Pères sulpiciens)
propose des formations à ses stagiaires sur cette problématique ; à
l’Institut catholique de Paris, dans les cours et ateliers sur la théologie
et la formation des ministres ordonnés, le sujet est débattu ; des congrégations religieuses travaillent la question. En revanche, il est très
difficile de dire comment, dans les séminaires de France, cette question
est traitée, car c’est un univers assez opaque, qui communique très peu ;
même si l’on nous assure que le sujet est évoqué dans la formation des
futurs prêtres, le manque de communication sur la manière dont il est
traité peut être source d’inquiétude.
Du côté des religieux
Du côté des religieux et religieuses, certaines congrégations et
sociétés de vie missionnaire ou apostolique ont pris le problème au
sérieux, mettant en place des protocoles pour traiter ce genre d’affaires,
dans le respect des victimes et du droit des pays où ils exercent leur
mission. Les programmes de formation sont remis en chantier pour
repenser l’ensemble du parcours et aborder de nouvelles questions, par
exemple « la déontologie du ministère ». C’est un chantier énorme, car
si dans la seule situation française, on doit penser les choses dans le
cadre du seul droit français, beaucoup d’instituts et de congrégations
internationales travaillent dans différents pays ; or le droit concernant
ces situations et la capacité des États à faire face à ces questions ne
sont pas les mêmes en France, aux États-Unis, en Irlande, en Ouganda,
au Congo, en Zambie, ou encore en Inde, aux Philippines ou au
Brésil…
Les problèmes actuels
Du côté de la société
Malgré une couverture médiatique importante, la population en
général semble persister dans un ensemble de stéréotypes et d’idées
fausses, et est soumise aux flux et reflux d’une sorte de panique sociale.
Un des problèmes dont nous souffrons aujourd’hui est ce qu’on a appelé
« l’infobésité » : nous sommes submergés d’informations, mais bien
souvent nous n’avons pas les moyens ni le temps de les analyser. De
peur de rater un scoop, de trop nombreux journalistes ne font que
répéter les bêtises que certains de leurs confrères ont pu dire. Un bruit
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de couloir devient une vérité, un fait divers devient un événement
national, une crise départementale prend l’allure d’une crise internationale. Désireux aussi de répondre à un besoin voyeuriste de la population (du moins c’est ce qu’ils voudraient nous faire croire quand ils
disent : « Mais c’est ce que veulent les gens ! »), certains journalistes
oublient leur devoir d’information, qui est un devoir de qualité d’information et non pas de quantité.
Il est important de démonter certains mécanismes. Par exemple, il
est facile pour un journaliste, en cette matière comme en d’autres, de
monter un reportage en promenant sa caméra dans différents pays et,
prenant quelques cas à travers le monde, de tirer la conclusion que le
problème est partout dans l’Église. Cet effet de loupe relève de
l’induction plus que de l’information qualifiée. Malheureusement, très
peu de journalistes prennent le temps de faire une enquête « épidémiologique » en lisant les différents rapports, en analysant les résultats
pour voir la réalité des faits ; ils préfèrent les résumés, les dépêches
d’agence.
Du côté des clercs et religieux
Accountability : savoir rendre des comptes,
ou l’exercice de la responsabilité
La plus grosse difficulté à laquelle on doit faire face aujourd’hui dans
cette question de la pédophilie de certains prêtres, c’est l’incapacité et
la résistance de nombreux clercs à rendre des comptes sur leur vie
privée9. Les clercs diocésains, plus encore que les religieux et religieuses qui, eux, vivent en communauté, n’ont souvent de comptes à
rendre à personne, si ce n’est, pour leur action pastorale, à leur évêque
(et encore, pas toujours ; certains prêtres ayant des difficultés affectives
fortes sont de véritables « papes » dans leur paroisse…). La vie religieuse, elle, exige des discernements communautaires en de nombreux
domaines de la vie des membres de la communauté. Néanmoins,
l’histoire de nombreux scandales dans des institutions éducatives
tenues par des religieux et religieuses montre que ce n’est pas une
garantie à 100 % de non-dissimulation de problèmes. Pour lutter contre
certaines dérives, il faudra encourager et intégrer, dans la formation
des candidats à la vie religieuse ou au sacerdoce, la dynamique du
« rendre compte ». Très lié à ce problème est aussi le fait que beaucoup
9. Ils se sentent d’ailleurs renforcés lorsque certains chantres des libertés, psychanalystes
ou autres, disent que parce que l’Église veut faire de ses lieux de ministère des lieux « sécurisés » pour les mineurs, celle-ci veut empiéter sur la liberté individuelle. Certains, sous prétexte
de vivre certains idéaux soixantehuitattardés, refusent à l’Église le droit de mettre en place des
protocoles et des safety plans. Cette situation, si elle n’avait pas comme enjeu la sécurité de
mineurs, serait assez ironique.
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de prêtres, après l’ordination, abandonnent la pratique de l’accompagnement spirituel qui faisait partie de leur vie au séminaire. Peu à peu,
ils perdent l’habitude de parler à d’autres de leur vie, de leurs problèmes, de leurs souffrances parfois. Dans une vie de famille, lorsqu’elle
fonctionne bien, l’altérité du couple oblige chacun et chacune à rendre
des comptes à l’autre, à se porter assistance mutuelle ; un couple qui
ne communique plus sur rien va droit dans le mur. Les prêtres, eux,
comme tous les autres célibataires, courent le risque de se refermer sur
eux-mêmes.
« Peut-on être innocent, quand on aime un coupable10 ? »
Une autre difficulté rencontrée dans le travail de lutte contre la
pédophilie dans l’Église est ce que l’on pourrait appeler la « fraternité
irraisonnable », que l’on peut désigner aussi comme « complicité
amoureuse ». Il est fréquent, dans des couples où l’un des conjoints est
abuseur, que l’autre soit complice conscient ou inconscient de l’abus
ou des abus que pratique son(sa) conjoint(e). Parfois, un des conjoints
partage seul des attirances sexuelles, et le plus souvent la complicité
naît simplement d’un détournement du regard lorsque l’abus a lieu. On
entend parfois des mères dire : « Je trouvais bien bizarre que mon mari
prenne autant de temps dans la salle de bain avec les enfants », ou
encore : « Il y avait des actes sexuels que mon mari me demandait et
qui me semblaient bizarres, ou des comportements avec les enfants que
je n’aimais pas », etc. Parfois ces personnes savent que leur partenaire
a une relation incestueuse, et elles s’arrangent pour partir faire des
courses ou s’absenter afin de laisser leur enfant seul avec son abuseur.
Chez beaucoup de personnes, la peur de perdre leur partenaire, la peur
de voir leur mariage ou leur sécurité financière voler en éclats est une
motivation suffisante pour laisser des abus se produire. Ces personnes
préfèrent donc sacrifier leurs enfants plutôt que de se retrouver
chassé(e)s de chez elles. De plus, elles peuvent aimer profondément
leur partenaire et par conséquent, le couple, qui est la cellule primitive
familiale, va être ce qui doit survivre « à tout prix ».
Dans l’Église, ce qui a permis pendant longtemps à certains prêtres
d’abuser de mineurs, c’est aussi qu’ils étaient les amis de tels ou tels
prêtres ou évêques, qu’ils avaient une bonne réputation, qu’ils savaient
aussi, pour certains, se montrer de « bons pasteurs ». Lorsque les premiers soupçons de problèmes font surface, tout comme dans un couple
qui ne va pas bien, certains vont préférer, tels les « trois singes », ne
pas voir, ne rien entendre et surtout ne rien dire. Il est difficile par
ailleurs pour un évêque ou un supérieur religieux de sanctionner tel
prêtre, qu’ils ont eu comme confrère de formation ou comme étudiant
10. Savinien de Cyrano de Bergerac (1619-1655), la Mort d’Agrippine, Paris.
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et parfois comme professeur ; il est difficile de sanctionner un
« vieillard » : certains voient même une forme de maltraitance dans le
fait de porter plainte contre un vieux prêtre abuseur, en oubliant totalement que les victimes ont dû vivre toute leur vie avec ce drame et
que tant que justice ne leur a pas été rendue, elles risquent de ne pas
aller mieux. Comme le rappelait Benoît XVI en route vers Fatima, « le
pardon ne remplace pas la justice ».
Lié aussi à cette problématique, il existe un phénomène de résonance
individuelle et collective par rapport à la difficulté de l’autre à vivre sa
sexualité et à la prendre en considération. La théologie du pardon et
du péché est pour certains prêtres, identifiés à l’agresseur, une manière
de s’autojustifier, de s’auto-absoudre de leurs propres difficultés. Dans
la théologie catholique, il existe un concept qu’on appelle la « fraternité
sacerdotale ». Selon cette idée, il existe un lien indissoluble unissant
les prêtres catholiques les uns aux autres de par l’ordination reçue :
c’est une sorte de règle « homéostasique » du système clérical. Toujours
selon la théologie catholique, la configuration des prêtres à la personne
de Jésus, dans le rite de l’ordination, fait exister un lien de fraternité
qui s’enracine à la source de la foi catholique, dans la vie divine ellemême. Cette conception théologique empreinte de toute-puissance a
comme gelé la pensée de nombreux clercs, les empêchant de parler et
de se prononcer contre certains de leurs pairs : ce serait perçu par eux
comme une trahison de l’objectif premier de leur système d’appartenance. Mais ce fut aussi pour d’autres, au sein de l’institution, une
manière de s’autocensurer et de se protéger d’un questionnement
personnel sur leur propre gestion de la sexualité. En résumé, une
question importante se pose : comment un prêtre pourrait-il s’empêcher
d’absoudre la faute confessée d’un confrère, si cela le renvoie à ses
propres problèmes vis-à-vis de la sexualité ? Refuser le pardon à l’autre,
ne serait-ce pas se juger soi-même et se fermer au pardon ?
Cette « identification à l’agresseur », la peur du scandale et de la
perte du pouvoir de l’institution, ainsi qu’une certaine conception
théologique du corps, sont autant d’éléments pour comprendre la
perpétuité de la loi du silence imposée sur les questions de pédophilie
dans le système « Église catholique ».
Frère, père, docteur, époux…
Une dernière difficulté à laquelle les théologiens (religieux et laïcs)
et les évêques devraient s’atteler en urgence est de sortir de la
confusion des rôles et fonctions du prêtre. Dans la tradition catholique
romaine, le prêtre est d’abord compris, en raison de son baptême,
comme un frère ; on retrouve ce langage lors des prises de parole des
prêtres. Des expressions comme « frères et sœurs, soyez les bienvenus »
ou encore « bien chers frères et sœurs dans le Christ » disent le premier
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rôle du prêtre, celui d’être un frère pour tous les « fidèles », comme le
rappelle d’ailleurs le décret du deuxième concile du Vatican sur le
ministère et la vie des prêtres : « Au milieu de tous les baptisés, les
prêtres sont des frères parmi leurs frères11. » Plus haut, le même paragraphe rappelait aussi que par l’ordination, les prêtres reçoivent la
fonction « éminente » et « indispensable » de « père » et de « docteur ».
Le prêtre dans l’Église catholique est appelé « père », ou bien
« frère », mais il est aussi entendu comme présence symbolique du
Christ-époux au cœur du sacrement de l’Eucharistie (Benoît XVI,
2007). Si, pour beaucoup dans l’Église, il ne semble pas y avoir de
contradictions théologiques entre de telles expressions, il n’en va pas
de même pour ce qui est de l’internalisation symbolique de ces titres
et de leur impact psychique, qui peuvent, eux, déboucher sur une
confusion dans la tête des personnes à propos de la place du prêtre et
de l’autorité qui lui est conférée et déléguée dans le système « Église
catholique ». Mettre une personne en position de frère, père, docteur
et époux, peut en effet développer ou augmenter le sentiment de toutepuissance : la dérive autoritaire est une des plus fréquentes dans toutes
les dérives qui atteignent les prêtres. Les risques sont grands de
confondre les rôles et de créer un espace relationnel « flouté », que des
personnalités perverses investissent pour transgresser les bornes, les
tabous de la société et de l’Église, grâce à un sentiment de quasiimpunité lié à la toute-puissance de leur fonction. En conséquence,
naissent chez les victimes un sentiment d’impuissance et une perte de
confiance envers les expressions institutionnelles de l’autorité12.
Si certains prêtres « pervers » se retrouvent très bien dans cette
confusion et cette toute-puissance, d’autres clercs ont du mal et sentent
que trop de pression est mise sur leurs épaules ; ils essaient pendant
longtemps de se conformer à leur quadruple charge, mais, échouant,
ils tombent en dépression et peuvent alors présenter un risque pour
eux-mêmes et les autres.
Que faire ?
Face à ces difficultés intra-ecclésiales et sociétales, que faire aujourd’hui pour lutter efficacement contre le fléau de la pédophilie au sein
de l’Église ? La question n’est pas simple, mais les positions prises
depuis déjà une dizaine d’années par Benoît XVI sont très encourageantes quant à un changement de culture dans l’Église catholique
romaine. Il est important de réaliser que l’on ne change pas en un jour
un système qui compte plus d’un milliard de membres et plus de deux
mille ans d’existence. Il est donc important de voir quelles sont les
11. Presbyterorum ordinis, deuxième concile œcuménique du Vatican, 1967, no 9.
12. J. S. Rossetti, “The Impact of Child Sexual Abuse…”, art. cité.
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stratégies de changement mises en place aujourd’hui, déjà depuis une
vingtaine d’années. Car même si de nombreuses affaires font surface
aujourd’hui, il faut savoir que la vaste majorité des cas ont eu lieu il y
a plus de trente ans. Depuis le milieu des années 1990 aux États-Unis,
des normes et des protocoles stricts de sélection ont été mis en place
et expérimentés dans les séminaires. Cela a eu comme conséquence
positive la chute radicale du nombre de plaintes pour crimes de
pédophilie commis après 198513. Le John Jay Report, réalisé aux ÉtatsUnis, montre que le nombre de plaintes déposées entre les années 1950
et 1990 correspond à 80 % des affaires aux États-Unis, alors qu’entre
1990 et 2002 il ne représentait plus que 2,8 %.
Récemment, de nouveaux éléments viennent nourrir la recherche et
certains sont des signes importants d’un changement de culture dans
l’Église. La publication du dernier volet du rapport épidémiologique
du John Jay Institute aux États-Unis est un apport important à la
recherche14. Bien que ce rapport ne soit pas sans poser de questions
quant à la validité de certains de ses résultats15, il est très important
pour les stéréotypes qu’il décrit, et les fantasmes qu’il déconstruit sur
le sujet. De plus, c’est la première étude de cette ampleur sur le sujet,
ayant eu accès aux documents mêmes de l’Église. Cela est le signe
d’une volonté d’une certaine transparence de l’Église nord-américaine.
Le Vatican, en mai dernier, a appelé les conférences épiscopales du
monde entier à se doter d’une procédure pour traiter les affaires de
pédophilie, ce qui ne s’est pas fait partout pareillement16. C’est un pas
dans la bonne direction, même si la prédominance qui est donnée à la
place des évêques diocésains peut rendre le rapport aux victimes
parfois difficile, voire impossible. Finalement, la congrégation pour la
doctrine de la foi a annoncé, pour février 2012, un symposium à
l’Université grégorienne de Rome sur ce sujet. Il réunira des évêques
et des experts du monde entier, tel le Dr Sheila Hollins17. Il y a encore
d’autres signes qui sont autant d’éléments qui montrent un réel
13. Voir le John Jay Report (http://www.usccb.org/nrb/johnjaystudy/response2.pdf).
14. http://www.usccb.org/mr/causes-and-context-of-sexual-abuse-of-minors-by-catholic-prie
sts-in-the-unitedstates-1950-2010.pdf
15. Le choix fait concernant la qualification de pédophilie par la préférence sexuelle pour
des victimes de 0 à 10 ans (pour le DSM IV et l’OMS le groupe d’âge visé par le pédophile est de 0
à 13 ans) n’est pas sans poser question. La plupart des cas d’abus sexuels commis par des
prêtres aux États-Unis le sont sur des victimes qui appartiennent au groupe 11-13 ans. Par
conséquent, ce sont bien des actes pédophiles, et non pas d’éphébophiles comme de nombreux
évêques l’avancent. Ceci est bien sûr une différence d’étiquettes cliniques, mais choisir de
réduire le groupe en dépit de ce que la psychiatrie moderne propose ne va pas de soi. Parler
d’éphébophilie au lieu de pédophilie ne saurait diminuer la gravité de l’acte car tous les deux
sont des crimes et délits sexuels sur mineurs de 15 ans. La différence est importante pour le clinicien, mais elle ne devrait pas l’être pour le pasteur.
16. http://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/documents/rc_con_cfaith_doc_2
0110503_abusominori_fr.html
17. http://www.la-croix.com/Religion/S-informer/Actualite/Rome-mobilise-toute-l-Eglisecontre-la-pedophilie_NP_-2011-06-19-646036
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La pédophilie dans l’Église catholique : un point de vue interne
changement dans l’Église quant à la prise en compte de ces questions.
Une nouvelle page est en train de s’écrire.
Il est important aujourd’hui que non seulement dans l’Église, mais
dans la société entière, une véritable réflexion soit menée sur la place
de la sexualité dans la vie de tout un chacun, et sur son rapport à
l’autre. De plus, nous avons besoin d’identifier, pour mieux les protéger,
les membres les plus vulnérables de notre société. Il nous faut nous
redire ce qu’est un enfant. Il est intéressant de voir que pour les Nations
unies, pour l’Union africaine et pour d’autres institutions mondiales,
un enfant est une personne de moins de 18 ans. Pourtant, en France,
certains ne cessent de lutter pour faire descendre l’âge du consentement
aux relations sexuelles, aujourd’hui fixé à 15 ans (sauf pour les personnes ayant autorité).
Un espace que nous devons réinvestir de sens en urgence est, à mon
avis, l’espace public. Dans la société française, nous n’hésitons pas,
par exemple, à exposer les enfants très jeunes aux couvertures de nos
kiosques à journaux, où s’étalent des femmes et des hommes nus. Une
mère de famille plutôt « libérée » me confiait, il y a quelque temps, son
embarras devant la question de son fils de 5 ans qui lui demandait
devant l’affiche d’un magazine : « Pourquoi la dame elle est toute nue ? »
La population française − vieux, adultes, jeunes, enfants − est ainsi
soumise au matraquage exhibitionniste, et parfois pervers, des publicitaires et d’autres pseudo-« créateurs » : cela façonne notre psyché bien
plus qu’on ne veut bien l’admettre. Le summum avait été les campagnes
de pub d’une certaine marque de vêtements qui n’hésitait pas à afficher
en grand des corps d’enfants dénudés. C’est le rapport au corps de
l’autre qui doit être repensé et recadré. Nous devons regagner une
certaine forme de pudeur sans être puritains, mais redonner au corps
toute la dignité à laquelle il a droit. Nous avons le droit de ne pas être
exposé sans cesse à la chair nue de l’autre.
Stéphane Joulain
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