La valorisation de l`immatériel dans les services
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La valorisation de l`immatériel dans les services
La valorisation de l’immatériel dans les services Sous la direction de Anne Jeny-Cazavan Avenue Bernard-Hirsch CS 50105 CERGY 95 021 Cergy-Pontoise Cedex France Tél. +33 (0) 1 34 43 28 29 www.isis.essec.edu [email protected] Singapore Campus 100 Victoria Street National Library Building # 13-02 Singapore 188064 [email protected] Tél. +65 6884 9780 Fax +65 6884 9781 www.essec.edu 70, rue Cortambert 75 016 Paris innovationandsociety.com La valorisation de l’immatériel dans les services The Institute for Strategic Innovation and Services L’ISIS (Institute for Strategic Innovation and Services), est un centre de recherche et d’animation scientifique de l’ESSEC Business School à Paris et Singapour. Créé en janvier 2004, ISIS a pour vocation de faire émerger, stimuler et promouvoir l’innovation dans l’économie de la connaissance et des services du XXIe siècle, et ce en vue de contribuer à la croissance responsable et à la compétitivité des organisations. L’institut instruit les mécanismes d’innovation, capitalise sur les bonnes pratiques, accompagne les changements organisationnels et managériaux et élabore des instruments de mesure de la performance et de la capacité créatrice des équipes. L’ISIS anime un réseau international de partenaires économiques et universitaires tournés vers un objectif commun de développement de connaissances concrètes et de savoir-faire structurés. Au travers d’échanges continus avec les responsables économiques, une communauté se construit autour de la réflexion, de la diffusion et du partage d’expériences. Les « Matins de l’Innovation » ainsi que d’autres manifestations permettent à cette communauté de se réunir et de participer à une construction commune autour des enjeux et des méthodes de l’innovation dans l’économie des services. www.isis.essec.edu L’association Innovation & Société a pour objet d’encourager et de pratiquer l’étude de la responsabilité sociale de l’innovateur, qu’il s’agisse d’une personne physique ou d’une personne morale. Pour ce faire, elle réunit des chercheurs, enseignants, responsables économiques, représentants des pouvoirs publics et représentants de la société civile dans son ensemble autour d’un travail collectif de réflexion et d’animation scientifique sur les différentes composantes de l’innovation, sur les mécanismes de stimulation de l’innovation, sur l’évaluation des conséquences économiques, sociales et sociétales de l’innovation, sur la recherche et la formation à l’innovation, parmi d’autres. innovationandsociety.com La valorisation de l’immatériel dans les services Sous la direction de Anne Jeny-Cazavan Sous la direction de Anne Jeny-Cazavan Professeur et responsable du département comptabilité et contrôle de gestion de l’ESSEC. Elle est titulaire d’un DEA en sciences de gestion de Paris-Dauphine et a obtenu son doctorat en 2003 à HEC. Elle a enseigné à HEC, l’ESCP-EAP et à l’EDEHC avant de rejoindre l’ESSEC en 2002. Elle intervient à l’ESSEC dans le Ms in Management (programme Grande École) et le Ph.D., mais également en formation de dirigeants dans des programmes diplômants comme dans des programmes intra-entreprises (BPCE, Clarins, SNCF, Banque de France). Ses domaines d’expertise couvrent la comptabilité financière, l’analyse financière et l’évaluation des sociétés, mais également les immatériels et le secteur des médias. Anne est membre de l’Observatoire de l’immatériel. Ses thèmes de recherche s’articulent autour des liens entre l’information comptable et les marchés financiers, les immatériels, les introductions en Bourse, la qualité de l’audit, les IFRS et les PPP. Elle a publié plusieurs articles dans les revues académiques suivantes : Journal of Accounting and Public Policy (2011), Accounting in Europe (2009), Review of Accounting and Finance (2007), European Accounting Review (2006), Comptabilié-Contrôle-Audit (2004, 2005, 2009), Accounting, Auditing and Accountability Journal (2001), ainsi que dans des revues généralistes. http://www.essec.fr/professeurs/anne-cazavan-jeny L’ISIS tenait à remercier Alan Fustec, Directeur Scientifique de l’Observatoire de l’immatériel et Président de Goodwill Management, Frédéric Groussolles, Enterprise Sales, Head of Telecom/Media chez Google, Anne Jeny-Cazavan, ESSEC Business School, et Gaëlle Le Vu, VP Business Products Innovation chez Orange pour leurs contributions sur le thème « La valorisation de l’innovation dans les services ». Ainsi que Florence Berthezène — www. voyelles.net, pour sa collaboration à ce cahier. Ce cahier est issu de la série « les Portes de l’Innovation ». SOMMAIRE Introduction.......................................................................................... 7 De nouveaux processus de création de valeur ...........................................8 Valeur comptable et valeur de marché ......................................................8 La perception du marché boursier ...............................................................9 Pourquoi la valorisation comptable des immatériels est devenue incontournable ?........................................................................................................10 Problématiques de l’immatériel ........................................................................ 12 Définition d’un actif immatériel .....................................................................13 Principales catégories d’immatériels.......................................................... 14 Impact de la capitalisation sur le compte de résultat ........................16 Un paradoxe financier .......................................................................................17 Que dit la recherche ?.........................................................................................17 Le poids de l’immatériel dans l’économie française................................ 19 L’immatÉriel, au cœur de la CRÉATION de valeur dans les services............................................................................................21 Une entreprise toujours plus créative et agile............................................ 21 Immatériel et open innovation ......................................................................... 22 Valoriser le capital humain.............................................................................. 28 L’organisation innovante, levier de la création de valeur immatérielle..31 COMMENT ÉVALUER L’IMMATÉRIEL ?............................................... 41 De quoi l’entreprise a-t-elle besoin pour générer ses profits futurs ?.................................................................................................... 41 Typologie des actifs immatériels ................................................................ 43 Une méthode de mesure des immatériels extra-comptables ...... 44 La valeur de la marque : le cas Google.........................................................46 Introduction La comptabilité, pourrait-on croire, avec la rationalité qui la caractérise, a peu à voir avec les champs de l’immatériel et de l’innovation. Bien au contraire, affirme Anne Jeny-Cazavan, professeur à l’Essec, la comptabilité et la finance étant des modes de représentation de l’entreprise, il est important qu’elles sachent tenir compte de ces dimensions qui prennent une importance croissante dans la vie économique et qui sont à l’origine de nouveaux business models. Malheureusement, les outils financiers et comptables aujourd’hui utilisés n’intègrent ces nouveaux paramètres – en particulier l’immatériel – que de façon imparfaite. Ainsi voit-on apparaître dans les services des modèles économiques articulés autour de la valorisation d’actifs les droits de diffusion, les droits d’auteur, les brevets, les frais de R&D, etc. Ces actifs immatériels sont malheureusement très peu présents dans les bilans des entreprises car ils sont complexes à appréhender, à maîtriser ou à mesurer avec les outils dont on dispose actuellement. Ces immatériels possèdent néanmoins une valeur économique certaine, qui contribue au succès de nombreuses entreprises. Si la question de l’évaluation des immatériels est au départ essentiellement comptable et financière, elle se déplace aujourd’hui vers l’ensemble des projets et des directions de l’innovation de grands groupes. En effet, l’information La valorisation de l’immatériel dans les services immatériels comme les marques, les productions numériques, 7 financière publiée par les entreprises occupe une place prépondérante dans le process de levée de fonds par les sociétés, par recours aux capitaux, sur les marchés financiers et via des fonds de private equity. De nouveaux processus de création de valeur Les processus de création de valeur ont connu d’importantes évolutions ces dernières années. Comparons par exemple Google et une entreprise relevant du secteur industriel traditionnel, General Motors. Valeur comptable et valeur de marché La réussite de Google apparaît au travers de sa capitalisation boursière, celle-ci atteignant 209 milliards de dollars pour environ 45 000 salariés. General Motors affiche pour sa part La valorisation de l’immatériel dans les services une capitalisation boursière moindre, de 9 milliards de dollars, 8 avec plus de 200 000 salariés. Cet écart témoigne d’un bouleversement profond du processus de création de valeur. Par ailleurs, la valeur comptable – c’est-à-dire la valeur que l’entreprise peut communiquer à travers ses états financiers – ne se monte qu’à 72 millions de dollars pour Google, sans comparaison avec le niveau atteint par sa capitalisation boursière. Pour General Motors, l’écart entre ces deux valeurs existe certes, mais dans une moindre mesure. Il convient donc de bien distinguer la valeur comptable de la valeur de marché. La valeur comptable retrace l’historique de l’entreprise, traduit par des entrées ou des sorties de trésorerie ou de chiffre d’affaires. La valeur boursière est quant à elle une évaluation actualisée des anticipations de la création de valeur de l’entreprise. Il est donc normal que la valeur de marché soit différente de la valeur comptable. C’est un signe positif que la première soit supérieure à la seconde, car cela indique que le marché anticipe une création de valeur dans l’entreprise. Cependant, lorsque le différentiel devient considérable, cette déconnexion témoigne d’une défaillance de l’outil de suivi (la comptabilité) à capter la valeur présente dans l’entreprise. Les outils de traçabilité de la valeur financière ne permettent alors plus de transmettre une valeur de l’entreprise qui soit proche de sa valeur de marché. La perception du marché boursier Les investisseurs et analystes financiers se fondent sur prévisions de cash flow. Voyons quelle fut la réaction du marché boursier après l’entrée en Bourse de Twitter le 7 novembre 2013. Le prix d’émission de ses actions était initialement de 26 dollars. Or, sa valeur a augmenté de 73 % dès la première heure de cotation. Il s’agit là d’une majoration considérable, d’autant que le réseau social avait annoncé qu’il ne serait pas rentable avant 2015. Dès lors, peut-on craindre une nouvelle « bulle Internet » ? Peut-être pas. En effet, Twitter est susceptible de connaître une très forte croissance et d’atteindre effectivement le seuil de rentabilité. Ensuite, on ne voit pas apparaître dans son cas le phénomène très courant d’underpricing – qui fait qu’après son introduction La valorisation de l’immatériel dans les services l’information financière et comptable pour établir leurs 9 en Bourse, le taux connaît certes une croissance dans les premiers moments, mais chute rapidement en dessous de sa valeur d’introduction. Cela semble prouver que Twitter possède une valeur immatérielle que l’on ne parvient pas à traduire ou à transmettre par les outils classiques. Pourquoi la valorisation comptable des immatériels est devenue incontournable ? La déconnexion entre la valeur comptable et la valeur de marché impacte les comptes des entreprises. Skype en fournit une excellente illustration. Ainsi, Niklas Zennström a vendu sa société Skype à eBay en septembre 2005 au prix de 2,6 milliards de dollars. Combien valait Skype d’un point de vue comptable ? La valeur de ses actifs pouvant être reconnus comptablement équivalait à 20 millions de dollars. La valorisation de l’immatériel dans les services Il s’agit donc d’un gigantesque écart d’acquisition, ou écart 10 de première consolidation. Comptablement, l’acquéreur d’une société, la première fois qu’il la consolide dans ses comptes, réévalue un certain nombre d’actifs et en reconnaît de nouveaux – dont une grande part sont immatériels : marque, frais de R&D en cours, procédés… Si l’acquéreur peut y procéder, c’est parce qu’il se fonde sur une valeur de marché, un coût de transaction. De fait, la comptabilité reconnaît qu’une valeur est attachée à ces éléments et autorise à les reconnaître dans le bilan. Auparavant, la valeur de l’entreprise acquise était trop subjective pour qu’elle puisse figurer dans les comptes. Malheureusement, eBay n’a pu reconnaître que 280 millions de dollars. Il a revalorisé des brevets, passé à l’actif des listes de clients, une marque, etc. Néanmoins, les comptes d’eBay ont fait figurer un goodwill de 2,3 milliards de dollars sur un coût d’acquisition de 2,6 milliards. Normalement, ce goodwill ne devrait être qu’une valeur résiduelle : c’est ce qu’il reste après qu’ont été rapprochées la valeur de marché et la valeur comptable réévaluée. Dans le cas de sociétés comme Skype, le goodwill représente les trois quarts de la valeur d’achat. C’est la preuve que ce système comptable n’est pas pertinent pour ce type de business. Comment expliquer cette valorisation de Skype à 2,6 milliards de dollars ? L’entreprise avait été créée en 2002. En septembre 2005, elle comptait 54 millions d’utilisateurs, avec une couverture mondiale. eBay prévoyait de facturer plateforme d’enchères. Le rachat de Skype avait donc du sens du point de vue de son business model. Pour faire son offre à 2,6 milliards de dollars, eBay s’est fondé sur des perspectives de croissance importante : alors que le chiffre d’affaires de Skype en 2004 était de 7 millions de dollars, l’entreprise étant encore non rentable, il était estimé à 60 millions de dollars en 2005 et à 200 millions de dollars en 2006. En novembre 2011, eBay a cédé 70 % de sa participation dans Skype pour une valeur de 2,75 milliards de dollars. Cinq ans après son acquisition, eBay a donc revendu Skype en réalisant une plusvalue. Cette valeur d’achat de 2,6 milliards de dollars n’était donc pas aberrante. La valorisation de l’immatériel dans les services les communications entre les acheteurs et les vendeurs sur sa 11 Problématiques de l’immatériel Les exemples de Google, Skype et Twitter montrent que le capital immatériel est devenu un thème majeur pour la finance et le management. L’évaluation et la comptabilisation des immatériels sont une source de vives controverses et de débats depuis de nombreuses années. Il est effectivement très difficile de définir et de valoriser objectivement les profits économiques futurs. Même si le concept a été clarifié depuis la mise en place des normes comptables internationales IFRS (IAS 38 et IFRS 3), il reste encore relativement flou. En effet, comment peut-on valoriser objectivement une marque, d’autant plus si elle a été développée en interne plutôt qu’achetée à un prix déterminé ? La comptabilité et la finance estiment qu’une trop grande subjectivité est associée à la valorisation par profits économiques futurs sur La valorisation de l’immatériel dans les services des éléments immatériels, et qu’en conséquence cette valeur 12 ne peut pas être inscrite dans le bilan des entreprises. Aujourd’hui, l’économie repose en grande partie sur les immatériels. Il faut alors reporter ces actifs dans les états financiers pour donner aux actionnaires et aux investisseurs une image fidèle des sociétés. Ce rôle incombe à la comptabilité, or celle-ci n’y parvient plus. C’est pourquoi les comptables et les analystes financiers sont en train de revenir sur leurs positions et de s’ouvrir à la prise en compte de l’immatériel. Des marques ou des droits sur un brevet peuvent représenter dans certains cas la source principale de création de valeur d’une société, par exemple dans les secteurs des cosmétiques, du luxe, de la biotechnologie ou des logiciels. Malheureusement, ces éléments sont peu aucunement représentés dans les bilans de ces entreprises. D’un point de vue comptable et financier, les grandes questions liées à l’immatériel tiennent donc à sa définition, à sa reconnaissance (valeur au bilan, traitement de ses changements de valeur dans le temps) et aux impacts de la Définition d’un actif immatériel La norme aujourd’hui utilisée, l’IAS 38, définit une immobilisation incorporelle comme un actif non monétaire sans substance physique. Elle en détaille les principales caractéristiques. La valorisation de l’immatériel dans les services capitalisation sur les états financiers. 13 Tout d’abord, ce sont des ressources contrôlées par l’entité, dont on peut prouver qu’elles généreront des revenus futurs pour l’entreprise. La notion de contrôle est ici déterminante. Souvent, il sera difficile de prouver que l’on contrôle l’actif immatériel, parce que l’on n’aura pas sur lui un droit légal. De même, il est difficile de prouver la future génération de revenus pour l’entreprise. Autre caractéristique, un actif immatériel ne doit pas avoir de substance physique. Certains actifs immatériels comme des logiciels, attachés à une machine qui ne peut pas fonctionner sans eux, sont finalement considérés comme des actifs matériels. Enfin, les actifs immatériels doivent être identifiables, c’està-dire séparables et sur lesquels existent des droits légaux La valorisation de l’immatériel dans les services (brevets, marques, droits…). Or il arrive qu’une marque 14 protégée juridiquement ne soit pas séparable de l’entreprise. Sans sa marque, le groupe Coca-Cola, par exemple, ne possède plus rien. Souvent, ce critère de séparabilité entre la marque et l’entreprise n’est pas rempli. La comptabilité considérera alors que la marque ne peut pas être enregistrée de manière indépendante dans le bilan. Principales catégories d’immatériels Généralement, les actifs immatériels sont regroupés en trois grandes catégories. La R & D tout d’abord, qui constitue l’un des rares actifs immatériels développés en interne que l’entreprise puisse, sous conditions, enregistrer dans ses comptes. Vient ensuite le goodwill, c’est-à-dire la différence entre le prix d’acquisition d’une société et sa valeur réévaluée comptablement, qui représente les avantages économiques futurs attendus d’une acquisition. La troisième catégorie recouvre les « autres actifs incorporels » : brevets, marques, Les principes comptables vont à la fois en faveur et contre la reconnaissance des immatériels en tant qu’actifs. Plusieurs règles jouent en sens inverse. Ainsi, selon le principe de séparation des exercices (matching principle), la reconnaissance des actifs incorporels autorise leur amortissement sur la période pendant laquelle ils génèrent des profits économiques. Selon le principe de prudence toutefois, tant que les profits économiques générés par les actifs incorporels ne sont pas certains, les coûts doivent être La valorisation de l’immatériel dans les services copyrights, droits d’auteurs, franchises, contrats de licence… 15 passés en charges dans la période où ils apparaissent. Il y a là un véritable paradoxe comptable. La valorisation de l’immatériel dans les services Impact de la capitalisation sur le compte de résultat 16 Prenons une entreprise ayant un résultat net avant dépenses de R&D de 500. Elle engage des dépenses de R&D (rémunération des chercheurs) et des dépréciations du matériel utilisé dans le laboratoire pour des montants respectifs de 80 et 70. Son résultat net après l’effet de R&D s’établit à 350. Si, en revanche, elle a le droit d’activer sa R&D au bilan, c’est-à-dire de la considérer non comme une charge, mais comme un investissement, son résultat net atteint 500. Il doit être amorti dès la première année, sur cinq ans. Au total, le résultat est de 470. Ainsi, le fait de capitaliser de la R&D produit un différentiel de résultat net de 120. L’effet n’est donc pas neutre. Au terme des cinq ans d’amortissement, le différentiel disparaîtra. Cette opération permet néanmoins de présenter un compte de résultat nettement plus bénéficiaire. Elle a été utilisée de façon opportuniste par certaines entreprises, ce qui explique en partie les craintes de la comptabilité. Un paradoxe financier Au paradoxe comptable précédemment évoqué répond un paradoxe financier. En effet, la valorisation financière s’appuie sur des techniques qui supposent souvent une comparabilité financière, nécessitant elle-même des multiples sectoriels, qui déterminent les taux d’actualisation. La valeur doit pouvoir correspondre précisément à l’actualisation des cash flows futurs ; elle doit n’en être que l’expression, faute de quoi elle par irréductibilité de la valeur aux comparables, et donc aux logiques proprement sectorielles. Il faut donc démontrer que la survaleur est fondée sur des convergences à venir entre technologies, usages de consommation, et par l’efficience propre des « consomm’acteurs ». Or la valeur d’un actif immatériel repose sur sa non-réplicabilité. Que dit la recherche ? La recherche établit que la R&D activée est en majorité une information pertinente, devant être communiquée au marché afin qu’il la valorise correctement. Au moment des rachats d’entreprises, elle revêt une valeur La valorisation de l’immatériel dans les services devient spéculative. Cependant, la survaleur ne se forme que 17 informative certaine. Quant au goodwill, des travaux de recherche autour de l’impairment (suivi de la valeur du goodwill dans le temps) mettent en lumière un fort risque d’utilisation discrétionnaire visant à modeler le résultat. Les actifs immatériels sont des immobilisations qui n’ont pas de substance physique et dont l’acquisition ou la propriété génère des droits sur des profits économiques futurs. Ils comprennent les brevets, les redevances de franchises, les marques, les droits d’auteur, etc. et peuvent inclure les coûts de R&D s’ils sont capitalisés. Il est très difficile d’évaluer de façon objective les actifs incorporels, étant donné que leur valeur dépend de la capacité de la firme à les utiliser. Quand ils sont acquis, les actifs immatériels sont La valorisation de l’immatériel dans les services évalués sans ambiguïté. La valorisation des immatériels 18 développés en interne reste une question très débattue entre les comptables, les auditeurs et les analystes financiers. La difficulté réside dans le fait que le goodwill est créé par des leviers de création de valeur internes, que la comptabilité sait capter, mais aussi par des externalités (comme le fait d’intégrer le consommateur à la chaîne de création de valeur) qui ne sont, en revanche, pas reconnues par la comptabilité. Le poids de l’immatériel dans l’économie française Malgré les difficultés et les paradoxes qui viennent d’être évoqués, parvient-on à évaluer le poids de l’immatériel dans l’économie française, les sociétés du CAC 40 et les PME ? Selon une estimation du ministère de l’Économie et des Finances que rapporte Alan Fustec, président de l’Observatoire de l’immatériel et de Goodwill Management, quand 1 euro est investi dans le matériel, 2 euros le sont dans les marques, la formation, les logiciels, la recherche, etc. D’après les travaux de la Banque mondiale, l’économie française serait immatérielle à 86 %. Le cabinet Goodwill, dans son évaluation du capital immatériel de la ville de Rennes, aboutit à la proportion suivante : 80 % d’immatériel et 20 % de matériel et de foncier. Le capital La valorisation de l’immatériel dans les services immatériel de La Défense se situe dans les mêmes ratios. 19 D’après une étude du cabinet Ricol & Lasteyrie datant de 2006, l’ensemble des entreprises du CAC 40 représentait une valeur boursière de 1 200 milliards d’euros et une valeur comptable de 600 milliards d’euros. Leur goodwill extra-comptable est supérieur à leur valeur comptable. Au sein de cette dernière, on recense 254 milliards d’euros de goodwill résiduel – ce qui correspond par exemple à l’écart d’acquisition qui apparaît lors du rachat d’une entreprise, immatériel que l’acquéreur inscrit à son actif. S’y ajoutent 170 milliards d’euros d’actifs incorporels identifiés (recherche, fichiers clients…) et 185 milliards d’euros d’actifs matériels et financiers, c’est-à-dire 15 % du total. Les immobilisations et les actifs circulants ne représentent donc que 15 % de l’ensemble, tandis que le capital immatériel atteint 85 %. Même durant la crise financière, qui a fait fondre le goodwill extra-comptable, il reste 78 % de capital immatériel. Au total, que l’on soit La valorisation de l’immatériel dans les services en période d’expansion économique ou de crise, le poids 20 de l’immatériel est donc considérable. Dans les PME, les proportions sont comparables. L’immatÉriel, au cœur de la CRÉATION de valeur dans les services Dans les services, l’avantage compétitif réside dans le capital de savoir, lequel est entièrement immatériel. Or, ce capital de savoir est déterminant au regard du processus d’innovation. Ainsi, ce processus risque d’être défaillant si le capital immatériel de l’entreprise est faible — par exemple si les collaborateurs sont peu créatifs ou éloignés des préoccupations du marché. Si, en revanche, l’entreprise a des clients très exigeants qui l’obligent à innover sans cesse, il s’agit là d’un élément positif qui génère de l’innovation. Il en est de même si les collaborateurs sont très créatifs. Le capital immatériel dans son ensemble est la fondation du processus d’innovation, et innover sans un bon capital immatériel est Une entreprise toujours plus créative et agile La révolution numérique bouleverse les attentes des consommateurs et oblige à innover toujours davantage et toujours plus vite. Les clients veulent des réponses immédiates à leurs besoins et des solutions technologiques intuitives, simples d’usage. Ils expriment directement auprès de l’entreprise ou des réseaux leur satisfaction ou leur insatisfaction. Ils donnent leur avis sur les produits en temps réel sur les réseaux, comparent en ligne les prix, les solutions et la performance des produits et arrivent en boutique aussi experts que les vendeurs. L’entreprise peut en tirer parti, La valorisation de l’immatériel dans les services une prise de risque, affirme Alan Fustec. 21 d’autant que les clients experts sont souvent prêts à partager leurs connaissances avec d’autres. Les consommateurs attendent enfin des ruptures technologiques qu’elles soient simples d’usage, très intuitives et designées. La technologie doit être une source de plaisir. En conséquence, le marché demande aux entreprises de services d’innover de façon toujours plus rapide et agile. Pour y parvenir, celles-ci doivent sortir des anciens cadres et s’ouvrir à de nouveaux processus d’innovation qui sont autant de nouveaux leviers de création de valeur immatérielle. Pour être rapide et pertinente, l’innovation a besoin de se faire en réseau, en partenariat. L’opérateur historique Orange expérimente cette obligation de passer d’une approche traditionnelle focalisée sur les brevets et la propriété La valorisation de l’immatériel dans les services intellectuelle à la démarche d’open innovation. 22 Immatériel et open innovation En se lançant dans l’open innovation, explique Gaëlle Le Vu, vice-présidente Business Products Innovation de l’opérateur, Orange s’est inspiré des acteurs « over the top » comme Google, qui sont arrivés sur le réseau des opérateurs de télécommunications dotés d’une agilité plus forte que les opérateurs qui investissent dans les infrastructures. D’où part Orange ? Classiquement, la valorisation des innovations passait jusqu’alors essentiellement par les brevets et licences. Orange continue, certes, à travailler fortement ces sujets de propriété intellectuelle. Il détient un portefeuille de plus de 3 000 brevets, dont plus de 50 % se situent dans de nouveaux domaines stratégiques sur lesquels il souhaite se réaffirmer : services de communication, monétisation des données, sécurité des données, cloud, Internet des objets, intelligence des réseaux… La recherche et l’innovation représentent 1,9 % du chiffre d’affaires de l’opérateur. Celui-ci identifie comme un réel enjeu la valorisation de ce volet immatériel auprès des analystes. Il est essentiel de démontrer qu’il constitue une garantie sur le futur – les brevets en particulier. D’un point de vue stratégique, les brevets peuvent permettre d’aller plus vite sur le marché, en entravant la marche de concurrents qui tenteraient d’investir les mêmes sujets. Ils peuvent constituer une source de revenus lorsqu’ils Tel était donc le modèle classique appliqué jusqu’à présent. Il est désormais doublé d’une démarche d’open innovation. Celle-ci repose sur trois grands principes chez Orange. Le premier principe est celui de l’ouverture des Application Programming Interfaces, ou API, c’est-à-dire des applications mobiles que l’entreprise avait hier pour habitude de garder en interne. Les API sont des briques fondamentales dans le métier d’opérateur d’Orange : facturation, reconnaissance de l’identité, cloud… En les ouvrant à d’autres acteurs, Orange en démultiplie la valeur. Ce principe s’applique y compris à des volets assez stratégiques, au niveau du réseau. L’API Joyn par La valorisation de l’immatériel dans les services sont mis à la disposition de partenaires. 23 exemple, service de communication enrichi multi-opérateurs, permettra aux partenaires d’Orange comme Dailymotion ou Viadeo d’ajouter à leurs services les fonctionnalités de chat, de visio et de partage de fichiers, pour offrir à leurs utilisateurs une nouvelle expérience de communication sans avoir à développer leurs propres services. De même, le cloud d’Orange offre aux utilisateurs des applications WeVideo ou Pocket Scanner un seul et même lieu pour stocker leurs réalisations (montage vidéo et scan) en toute sécurité. Demain, via le programme Orange Partners, les développeurs de start-ups et de partenaires pourront accéder aux API d’Orange pour imaginer de nouvelles façons d’utiliser ses services au quotidien et proposer à leurs clients davantage de solutions. Ils ajouteront ainsi une couche de valeur supplémentaire sur l’innovation qu’Orange a réalisée en interne. Cela démultiplie la capacité d’Orange à proposer La valorisation de l’immatériel dans les services des services – et démultiplie de fait la valeur des actifs de 24 l’entreprise. Ces API sont soit ouvertes gratuitement lorsque le résultat attendu est susceptible de générer suffisamment de valeur, soit proposées à un partenaire via un modèle financier tel que le partage de revenus. Certaines sont toutefois gardées en interne. Le second principe de l’open innovation est celui de la rencontre avec des start-ups et des PME innovantes. Le rythme de l’innovation est en effet si rapide que l’entreprise environnement. La capacité d’une entreprise à attirer des partenaires innovants est primordiale au regard de sa valeur immatérielle. Cette volonté se traduit notamment dans les Orange Fabs initiées à San Francisco début 2013. Le principe était le suivant : un appel à projets a été lancé auprès de start-ups, parmi lesquelles cinq ont été sélectionnées. Orange a ensuite travaillé avec elles, leur a donné accès à des experts et leur a permis de s’ouvrir aux différents marchés nationaux où l’opérateur est présent. La logique est gagnant-gagnant : ces petites entreprises voient leur déploiement accéléré, et La valorisation de l’immatériel dans les services a besoin d’être au contact de l’effervescence créative de son 25 Orange profite d’une partie de leur innovation. Ayant connu un grand succès, cette initiative est dupliquée en France, au Japon et en Pologne. Dans une logique similaire, Orange organise de nombreux Hackathon, ces week-ends durant lesquels des développeurs brillants et créatifs sont réunis, ont accès à des API et imaginent des prototypes. C’est une richesse pour Orange que d’aller au contact de ces jeunes talents, dont certains n’auraient pas envie de rejoindre un grand groupe. Cela permet aussi d’accélérer considérablement les cycles d’innovation. Un Hackathon a notamment été mené en partenariat avec La valorisation de l’immatériel dans les services Deutsche Telekom entre Paris et Berlin. 26 Le troisième principe de l’open innovation, enfin, tient au venture capital, c’est-à-dire à l’achat d’entreprises dotées de fortes capacités d’innovation. Au total, l’enjeu de l’open innovation pour Orange est de passer de 5 000 chercheurs, qui travaillent plutôt sur le cœur de métier de l’opérateur, à plus de 20 millions de développeurs dans le monde. C’est une façon extrêmement intéressante de briser le cadre, de s’ouvrir sur le monde et de gagner en créativité et en agilité. Cela demande aussi une évolution culturelle, puisqu’il faut apprendre à se départir de la culture du secret et accepter que les développements faits en interne soient partagés avec d’autres, sans qu’ils ne perdent pour autant de la valeur La valorisation de l’immatériel dans les services – bien au contraire. 27 Orange voit dans l’open innovation l’une des clés de succès dans lesquelles il est nécessaire d’investir pour faire face aux nouvelles ruptures technologiques qui se présentent telles que la réalité augmentée, le cloud, les Big & Fast Data, l’Internet des objets ou encore la near field communication. Dans le domaine des Big & Fast Data par exemple, un travail en cours avec la région Paca et la ville de Marseille, dans le cadre duquel Orange croise les données anonymisées de ses clients avec des données mobiles, ce qui donne une cartographie des déplacements et de la localisation des personnes. Cela aidera la ville de Marseille à optimiser ses solutions de transport collectif. Des projets sont menés en Afrique sur les données de réseau pour suivre l’évolution d’épidémies ou de maladies. Des projets de ce type sont susceptibles de parvenir de l’ensemble de la société, d’où la La valorisation de l’immatériel dans les services nécessité pour l’entreprise de s’ouvrir pour préparer le futur. 28 L’enjeu est que cette dynamique soit valorisée à juste titre d’un point de vue financier et comptable. Valoriser le capital humain La règle IS 38, qui définit ce qu’est un immatériel comptable, parle « d’élément sans substance physique ». Cette définition est problématique. En effet, qui affirmerait que le capital humain n’a pas de substance physique ? L’analyse des goodwills accorde une large part au capital humain. Cette analyse tient aussi compte de l’organisation et des processus, contrevenant de ce fait à la règle d’inséparabilité posée par l’IS 38. Certes, l’organisation est inséparable de l’entreprise. Il n’empêche qu’une entreprise est plus rentable si elle est bien organisée. Les comptables, quant à eux, jugent ces éléments non pas sans valeur, mais trop volatils. La discipline de mesure du capital immatériel extracomptable commence à se forger des convictions, voire des certitudes. Elle parvient finalement à démontrer que le capital humain n’est pas plus volatil qu’une machine, ou que la marque n’est pas plus volatile que du stock. Cela est susceptible d’influencer les règles comptables. D’une certaine façon, la valeur de l’entreprise pourrait être décrite en trois phases, comparées aux trois états de la matière : le solide tout d’abord, c’est-à-dire les actifs circulants (stocks, créances, cash) ; le gazeux enfin, c’est-à-dire l’immatériel. Or les comptables n’accordent qu’un crédit limité au gazeux… Les managers, quant à eux, peuvent s’apparenter à des condensateurs qui fabriquent du gaz et le transforment en liquide, c’est-à-dire en cash. La valorisation de l’immatériel dans les services immobilisations, le matériel ; le liquide ensuite, à savoir les 29 Pour illustrer l’importance du management et du capital humain dans l’immatériel, prenons le cas d’un laboratoire pharmaceutique qui ferait l’acquisition d’une marque connue de parfum pour développer son activité cosmétique. Le La valorisation de l’immatériel dans les services laboratoire a le droit d’inscrire cette marque dans ses actifs à 30 la valeur correspondant au prix d’acquisition. Or, un problème de management empêche le développement attendu, ce qui a pour effet de détériorer l’image de la marque acquise et sa valeur. Le laboratoire est obligé, comptablement, de déprécier la valeur de la marque dans ses comptes. Finalement, il revend l’activité cosmétique à un prix faible. Il enregistre donc une perte. La marque est ensuite rachetée par une autre entreprise qui parvient à lui redonner une grande notoriété et à développer son chiffre d’affaires. Cet exemple révèle que contrairement aux actifs physiques pour lesquels la valeur est conditionnée à la propriété, c’est la façon dont le management utilise l’immatériel qui crée le flux de profits économiques futurs, et qui donne une valeur à l’immatériel. C’est là une dimension subjective que la norme comptable tend à rejeter, car elle induit trop de volatilité dans les comptes. L’organisation innovante, levier de la création de valeur immatérielle Chez Google, c’est justement le mode d’organisation et de management, entièrement tourné vers l’innovation, qui soustend la création de valeur immatérielle de l’entreprise. Rappelons brièvement qu’outre le moteur de recherche bien connu, Google propose aussi de très nombreuses solutions innovantes, dont on se contentera de citer celles qui ont dépassé le milliard d’utilisateurs : Google Earth, YouTube et plus d’un milliard d’utilisateurs au total). Pour tout lancement de produit, Google vise la cible d’un milliard d’utilisateurs. Ajoutons que sur les 45 000 salariés de Google, la moitié sont des ingénieurs en R&D. Comment fait Google pour être une « machine à innover » ? Frédéric Groussolles, Enterprise Sales, Head of Telecom/ Media de l’entreprise, en livre quelques clés. Huit ingrédients composent l’innovation chez Google et concourent à sa création de valeur immatérielle. La valorisation de l’immatériel dans les services Android (à raison de 1,5 million d’activations par jour, soit 31 Une innovation itérative. Lorsqu’on innove, il faut se garder d’avoir l’ambition d’atteindre la perfection du premier coup. Google perçoit plutôt l’innovation comme un processus itératif et agile. À titre d’exemple, la suite collaborative La valorisation de l’immatériel dans les services de Google a intégré 200 nouveautés en 2012. Outre les 32 ingénieurs R&D qui travaillent sur ses produits, Google ouvre chacune de ses nouveautés à ses collaborateurs, qui en sont les premiers testeurs en avance de phase. Des cycles itératifs surviennent alors entre la R&D et les salariés. Une fois que la fonctionnalité a relativement mûri, elle est ouverte à 1 % de la base installée des clients, soit 6 millions de personnes qui peuvent formuler un avis à son sujet. Cela permet d’être au plus près des besoins et de la satisfaction de l’utilisateur. Tout partager. Au sein de Google, la transparence est totale. À titre d’exemple, lors des réunions « thanks god it’s Friday » du vendredi soir, les deux fondateurs sont soumis à toutes les questions des employés. Les résultats financiers sont eux aussi président consacre une heure et demie à dresser un résumé du Board Meeting pour le personnel. Naturellement, aucune information ne doit sortir des murs. La valorisation de l’immatériel dans les services totalement transparents. Après chaque résultat trimestriel, le 33 Le principe du partage se retrouve également dans la configuration des bâtiments. Ceux-ci comportent de nombreuses zones informelles propices aux rencontres et aux échanges : il ne faut pas plus de 25 mètres entre la machine La valorisation de l’immatériel dans les services à café et l’ingénieur ! 34 Ajoutons à cela les outils de coédition qui permettent de partager des documents entre de nombreux utilisateurs, chacun ayant la possibilité d’enrichir les supports. Recruter des talents. Google a la chance d’attirer et de pouvoir sélectionner des ingénieurs extrêmement brillants. En 2012, l’entreprise a reçu 2,5 millions de CV pour 6 000 personnes recrutées. Cela est révélateur du pouvoir de la marque. Poursuivre ses rêves et n’avoir aucune limite. Cet ingrédient collaborateur a la liberté d’utiliser 20 % de son temps de travail à sa guise. Le principe peut surprendre, mais les résultats sont patents : Gmail et Streetview, immenses succès, sont issus de « projets 20 % ». Il y a donc un véritable atout à laisser de la liberté aux collaborateurs pour innover. La valorisation de l’immatériel dans les services se traduit dans les fameux « projets 20 % ». Chaque 35 Les idées viennent de partout, non seulement de l’interne, mais aussi des partenaires, de l’écosystème. Les Doodle par exemple, ces icônes qui apparaissent sur la page Web de Google.com, sont notamment dessinés par des élèves d’école La valorisation de l’immatériel dans les services primaire qui ont travaillé sur l’image de l’entreprise. 36 Dans une société faiblement hiérarchisée comme Google, le réseau social est un moyen de structurer et de canaliser l’énergie créatrice. À cet égard, Google+ constitue un atout majeur pour supporter la créativité et l’innovation. Des données plutôt que des opinions. Tout doit être démontré chez Google. C’est même le cas pour ce qui tient à l’humain, notamment au processus de recrutement et au par deux universitaires qui n’étaient pas familiers du monde de l’entreprise. La société a rapidement pris de l’ampleur, mais sans être dotée d’une véritable organisation dans un premier temps. Les fondateurs se sont interrogés sur la nécessité – qui n’était pas évidente à leurs yeux – d’instaurer des managers. Pour asseoir leur réflexion, ils se sont d’abord livrés à un travail de définition du bon manager. Huit caractéristiques en sont ressorties. Ils ont ensuite observé si des équipes qui étaient encadrées par ces profils de bons managers étaient effectivement plus performantes que les autres. C’était le cas. Cette démonstration presque « scientifique » a présidé aux choix d’organisation de l’entreprise. La valorisation de l’immatériel dans les services mode de management. Google a été fondé il y a quinze ans 37 La créativité aime les contraintes. Google se crée volontairement des contraintes. Cela se traduit dans son mode d’organisation, décliné en trois strates. Une première strate, cœur du business correspondant à 70 % du chiffre d’affaires, recouvre les produits matures : moteur de La valorisation de l’immatériel dans les services recherche, YouTube, Google Entreprises… Une deuxième 38 strate, à hauteur de 20 % du chiffre d’affaires, regroupe les projets à fort potentiel (mobilité, réseaux sociaux…). Enfin, les 10 % restants relèvent de Google(X), division ultrasecrète dont émergent les projets les plus fous, qui doivent « viser la lune » – c’est « moonshot thinking » – ou permettre de changer de dimension – c’est l’effet « 10x » dont parle l’un des fondateurs de Google, Larry Page. À titre d’exemple, il ne s’agit pas d’innover en faisant passer une voiture d’une consommation de 10 à 9 litres/100, mais à 5 litres/1 000. Cela demande de changer radicalement de cadre. Google(X) s’empare de ce type de projets destinés à enclencher des innovations radicales, telles les Google Glass ou les voitures sans conducteur. Citons aussi le projet Loon, qui vise à accroître le nombre de personnes pouvant être connectées au Web sur la planète à l’aide de ballons dirigeables qui créeront un réseau faisant office de Wi-Fi. Se focaliser sur l’utilisateur, pas sur la compétition. Le d’intégrer en permanence les besoins des utilisateurs finaux. Au total, ces principes d’organisation, de management et d’expression de la créativité, en d’autres termes de capital humain, font la différence et dotent Google d’une valeur immatérielle considérable. La valorisation de l’immatériel dans les services caractère itératif du développement des produits permet 39 COMMENT ÉVALUER L’IMMATÉRIEL ? Les évolutions des business models et de l’économie obligent à intégrer dans l’appréciation comptable des entreprises de nouveaux éléments de valeur qui revêtent de plus en plus d’importance. Des méthodes sont développées pour évaluer ces éléments. Elles donnent des résultats dignes de confiance, sans être strictement justes. Les enjeux de ce nouveau type d’approche sont considérables, tant est grand le poids de l’immatériel dans l’économie aujourd’hui. De quoi l’entreprise a-t-elle besoin pour générer ses profits futurs ? Pour explorer les éléments qui participent au processus de création de valeur et qui ne sont pas reconnus par la l’entreprise a besoin pour générer des profits futurs. La comptabilité, rappelle Alan Fustec, se cherche depuis toujours – la comptabilité en parties doubles est apparue il y a cinq cents ans chez des marchands en Italie – et réfléchit à ce que l’on peut définir comme la valeur d’une entreprise. Un principe de prudence en comptabilité veut que tout ce qui est susceptible de constituer la valeur d’une entreprise n’est pas nécessairement pris en compte comptablement. Ne sont retenus que les éléments de valeur relativement stables. La valorisation de l’immatériel dans les services comptabilité, il importe de s’interroger sur les éléments dont 41 Cependant, les bouleversements du monde économique, et notamment l’apparition de normes IFRS, incitent les comptables à s’interroger sur la possibilité de reconnaître des éléments nouveaux de valeur. La disproportion considérable entre les montants des goodwills de nombreuses entreprises et leur valeur comptable les conduit à revoir les indicateurs comptables, ce dans le respect d’un principe de prudence. Cela conduit par ailleurs à analyser le goodwill inexpliqué, dit « résiduel ». L’analyse financière utilise la méthode des cash flow. Cela revient à évaluer les profits futurs. Pour explorer les goodwills, c’est-à-dire les éléments qui participent au processus de création de valeur et qui ne sont pas reconnus par la comptabilité, il importe de s’interroger sur les éléments dont l’entreprise a besoin – que la comptabilité les reconnaisse ou La valorisation de l’immatériel dans les services pas – pour générer des profits futurs. 42 Ainsi, pour créer de la valeur et dégager des excédents économiques, il convient de disposer de machines, de personnel, d’une trésorerie pour financer le besoin en fonds de roulement, d’une organisation efficace, d’une marque qui donne envie d’acheter le produit, de savoir-faire qui dotent le produit d’un avantage compétitif, et enfin de clients. Ces éléments sont autant de ressources indispensables pour créer de la richesse aujourd’hui et demain. L’entreprise vaut ses profits futurs, sous réserve qu’il y en ait. Si les éléments précités sont en mauvaise passe – que ce soit pour un problème de qualité, en raison du départ de compétences clés ou encore du passage d’un brevet dans le domaine public – les profits futurs sont inexistants. Si ces éléments sont en bon état, en revanche, ils généreront des profits futurs. Or les éléments que l’entreprise possède et qui sont sources de profits futurs ne sont autres, en finance ou en comptabilité, que des actifs. Les comptables se refusent néanmoins à intégrer les plus volatils de ces éléments. Cela n’empêche qu’ils ont une valeur. En réponse à cela, le principe du capital immatériel extracomptable consiste à mesurer des éléments qui participent au processus de création de valeur, mais qui ne sont pas reconnus en comptabilité. Pour enrichir cette approche, l’Observatoire de l’immatériel propose une typologie d’actifs immatériels. Elle comprend les clients tout d’abord : sont-ils fidèles, solvables et rentables ? Viennent ensuite les collaborateurs : sont-ils compétents, motivés et attachés à l’entreprise ? Par ailleurs, les processus sont-ils optimisés ? Le système d’information est-il efficace ? Le capital de savoir-faire recouvre-t-il notamment des brevets ? La marque est-elle reconnue ? Le capital partenaire (partenaires avec lesquels l’entreprise co-crée de la richesse) est-il solide ? Le capital actionnaire est-il un soutien (l’actionnaire est-il de bon conseil, patient…) ? Enfin, qu’en est-il du capital environnemental, c’est-à-dire des ressources La valorisation de l’immatériel dans les services Typologie des actifs immatériels 43 externes à l’entreprise, notamment territoriales ? Ce sont autant d’éléments qui contribuent à mieux appréhender les actifs immatériels d’une entreprise. Une méthode de mesure des immatériels extra-comptables Les risques inhérents à l’évaluation des immatériels extracomptables existent, cependant le besoin de les valoriser est tel que des méthodes pour y procéder sont nécessaires, même imparfaites. La méthode Thésaurus-Bercy, demandée par Christine Lagarde en 2009 et livrée en 2011, propose une méthodologie pour y procéder. Elle possède un volet extrafinancier (qui donne des notes aux actifs immatériels) et un volet financier (calcul de la valeur de la marque, du capital client ou du capital humain). De nombreuses entreprises, des plus grandes aux plus La valorisation de l’immatériel dans les services petites, procèdent désormais à des évaluations récurrentes 44 de leur capital immatériel. La Banque populaire Atlantique à Nantes, par exemple, fait figurer son capital immatériel dans son rapport annuel. Cette méthode détaille les éléments qui constituent la valeur d’un actif. Prenons le cas du capital client d’une entreprise BtoB. Il est robuste si les clients de l’entreprise se développent, si le premier client ne représente pas une part trop importante du chiffre d’affaires, si les clients sont solvables, connus et permettent d’appliquer un prix raisonnable, si la relation avec eux est durable, s’ils sont fidèles et satisfaits, et enfin s’ils offrent à l’entreprise une visibilité commerciale. À chacun de La valeur de Total incluant l’immatériel en mars 2012 était de 140 milliards d’euros selon la méthode Thésaurus-Bercy, alors qu’à l’époque le marché n’en donnait que 97 milliards. Celle d’EDF était de 61 milliards d’euros, contre 33 milliards d’euros selon le marché. La valorisation de l’immatériel dans les services ces critères sont associés des indicateurs étalonnés. 45 Bien que ces éléments soient évalués avec sérieux, il faut reconnaître qu’il persiste une marge de subjectivité dans l’exercice. La valeur de la marque : le cas Google La marque est certainement l’un des biens immatériels les plus évidents de Google. Le classement international des marques réalisé par Interbrand fait apparaître Apple en première place, suivi de Google. Si l’innovation de ces deux sociétés parvient à accroître le pouvoir de la marque, c’est que leurs produits La valorisation de l’immatériel dans les services ont changé nos vies, affirme Frédéric Groussolles. 46 Pour évaluer le poids des marques, Interbrand mobilise en premier lieu un levier financier. Sans surprise, on constate une corrélation entre la position de la marque dans le classement et sa valorisation boursière – largement supérieure à celle qui apparaît au niveau comptable. Le directeur des affaires financières de Google raconte que lorsqu’il est face à des investisseurs et à des partenaires financiers, la discussion aborde certes les chiffres, mais en vient rapidement à la vision de Google et aux nouvelles productions en devenir, qui ne sont pas traduites dans les ratios financiers. En effet, les partenaires financiers attendent Parmi les autres indicateurs utilisés par Interbrand figure celui de la loyauté : quelle fidélité suscite la marque en externe de la part des clients, mais aussi en interne de la part des collaborateurs ? À cet égard, le fait que Google se place au plus près du marché dans son innovation est reconnu comme un élément éminemment positif. Le processus d’innovation et le mode d’organisation ont donc un impact direct sur La valorisation de l’immatériel dans les services Google sur ce champ. 47 l’image de marque et renforcent ainsi la valeur immatérielle de l’entreprise. Selon une enquête de Computerworlds, les consommateurs préféreraient largement acheter une voiture totalement automatique chez Google que chez Ford. La marque est tellement forte qu’elle attire le choix vers un Google qui n’est pas constructeur automobile plutôt que vers des fabricants La valorisation de l’immatériel dans les services traditionnels. 48 Un récent article paru dans Forbes tente d’expliquer l’aura immatérielle qui entoure certaines marques, et en particulier comment Apple et Google sont devenues les plus grandes marques au monde. Il recense un certain nombre d’ingrédients : l’imagerie mentale, le design, l’expérience positive au quotidien, une omniprésence dans la presse et la communication, les leviers multimédias, les groupes d’influence, et enfin le caractère résolument global. Quoi de plus immatériel ? L’innovation et la création de valeur, comme en témoignent les exemples de Google et d’Orange, passent par l’ouverture des frontières de l’entreprise, et par conséquent par une remise en cause de ce que l’économie classique appelle les possible. Or, le système comptable actuel reste cantonné dans des frontières anciennes, ce qui permet difficilement de transcrire la valeur induite par cette nouvelle dynamique de création de valeur. Cela prouve combien il est nécessaire de changer de paradigme et de trouver de nouveaux outils de mesure financière et extra-financière. À cet égard, l’on peut avoir bon espoir. En effet, contrairement à l’image d’Épinal, les règles et les normes comptables ne sont aucunement figées. Des modifications y sont apportées chaque année. La dernière grande évolution a résidé dans la mise en place des normes internationales IFRS qui ont La valorisation de l’immatériel dans les services « droits de propriété ». Sans cela, il n’y a pas d’innovation 49 notamment introduit la « juste valeur », c’est-à-dire la prise en compte aussi bien des hausses que des baisses de valeur – et non ces seules dernières, comme par le passé. Certes, ces normes ont été décriées au moment de la crise financière au motif qu’elles avaient introduit de la volatilité dans les comptes. Or sans cette juste valeur, il n’est pas possible de capter l’immatériel. De nombreux groupes de travail réunissant des entreprises, des auditeurs, des normalisateurs et des utilisateurs de l’information financière s’efforcent de faire évoluer ces normes, la difficulté tenant au fait qu’elles doivent répondre aux besoins informationnels d’acteurs multiples et divers (État, fiscalité, créanciers...). Peut-être un système unique d’information financière ne pourra-t-il pas apporter une solution qui convienne à tous. Il est probable que s’instaure La valorisation de l’immatériel dans les services progressivement un double système d’information financière 50 comportant, d’une part, le dispositif comptable traditionnel, prudent et fiable, attaché à traduire les mouvements réellement intervenus dans les comptes et, d’autre part, un système d’information inspiré des normes IFRS, davantage tourné vers les investisseurs et les marchés financiers et apportant des renseignements sur le potentiel de création de valeur des entreprises. Ces données seront certes plus pertinentes, mais moins fiables. C’est tout le paradoxe de la comptabilité, selon lequel tout renforcement de la pertinence d’une information en réduit la fiabilité. ISIS anime un réseau international de partenaires économiques et universitaires tournés vers un objectif commun de développement de connaissances concrètes et de savoir-faire structurés. Au travers d’échanges continus avec les responsables économiques, une communauté se construit autour de la réflexion, de la diffusion et du partage d’expériences. Les « Matins de l’innovation » ainsi que d’autres manifestations permettent à cette communauté de se réunir et de participer à une construction commune autour des enjeux et des méthodes de l’innovation dans l’économie des services. La valorisation de l’immatériel dans les services innovationandsociety.com www.isis.essec.edu ISBN : 978-2-36456-109-0 7€ N° 38 - Décembre 2013 - Dopés par l’intensification de la concurrence dans le secteur technologique et par un processus accru d’externalisation, les services se multiplient. Ils donnent parfois naissance à de nouveaux modèles économiques articulés autour de la valorisation d’actifs immatériels, jusqu’alors encore souvent absents des bilans des entreprises car complexes à appréhender, à maîtriser ou à mesurer. Ces immatériels possèdent néanmoins une valeur économique qui contribue au succès de nombreuses entreprises. Comment des entreprises telles que Google ou Orange, dont le modèle est fondé sur une économie de services numériques, assurent-elles la viabilité de leur innovation, afin de capitaliser sur leurs actifs immatériels et d’être comptablement valorisées sur la qualité de leurs services ?