La valorisation de l`immatériel dans les services

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La valorisation de l`immatériel dans les services
La valorisation
de l’immatériel dans
les services
Sous la direction de
Anne Jeny-Cazavan
Avenue Bernard-Hirsch
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France
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La valorisation de l’immatériel dans les
services
The Institute for Strategic Innovation and Services
L’ISIS (Institute for Strategic Innovation and Services), est un centre
de recherche et d’animation scientifique de l’ESSEC Business School
à Paris et Singapour.
Créé en janvier 2004, ISIS a pour vocation de faire émerger, stimuler
et promouvoir l’innovation dans l’économie de la connaissance et
des services du XXIe siècle, et ce en vue de contribuer à la croissance
responsable et à la compétitivité des organisations. L’institut instruit
les mécanismes d’innovation, capitalise sur les bonnes pratiques,
accompagne les changements organisationnels et managériaux
et élabore des instruments de mesure de la performance et de la
capacité créatrice des équipes.
L’ISIS anime un réseau international de partenaires économiques et
universitaires tournés vers un objectif commun de développement
de connaissances concrètes et de savoir-faire structurés. Au travers
d’échanges continus avec les responsables économiques, une
communauté se construit autour de la réflexion, de la diffusion et
du partage d’expériences. Les « Matins de l’Innovation » ainsi que
d’autres manifestations permettent à cette communauté de se réunir
et de participer à une construction commune autour des enjeux et
des méthodes de l’innovation dans l’économie des services.
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L’association Innovation & Société a pour objet d’encourager et
de pratiquer l’étude de la responsabilité sociale de l’innovateur,
qu’il s’agisse d’une personne physique ou d’une personne morale.
Pour ce faire, elle réunit des chercheurs, enseignants, responsables
économiques, représentants des pouvoirs publics et représentants
de la société civile dans son ensemble autour d’un travail collectif de
réflexion et d’animation scientifique sur les différentes composantes
de l’innovation, sur les mécanismes de stimulation de l’innovation, sur
l’évaluation des conséquences économiques, sociales et sociétales
de l’innovation, sur la recherche et la formation à l’innovation, parmi
d’autres.
innovationandsociety.com
La valorisation de l’immatériel dans les
services
Sous la direction de
Anne Jeny-Cazavan
Sous la direction de Anne Jeny-Cazavan
Professeur et responsable du département comptabilité et contrôle de gestion
de l’ESSEC.
Elle est titulaire d’un DEA en sciences de gestion de Paris-Dauphine et a obtenu
son doctorat en 2003 à HEC. Elle a enseigné à HEC, l’ESCP-EAP et à l’EDEHC
avant de rejoindre l’ESSEC en 2002.
Elle intervient à l’ESSEC dans le Ms in Management (programme Grande École)
et le Ph.D., mais également en formation de dirigeants dans des programmes
diplômants comme dans des programmes intra-entreprises (BPCE, Clarins, SNCF,
Banque de France). Ses domaines d’expertise couvrent la comptabilité financière,
l’analyse financière et l’évaluation des sociétés, mais également les immatériels et
le secteur des médias. Anne est membre de l’Observatoire de l’immatériel.
Ses thèmes de recherche s’articulent autour des liens entre l’information
comptable et les marchés financiers, les immatériels, les introductions en Bourse,
la qualité de l’audit, les IFRS et les PPP. Elle a publié plusieurs articles dans
les revues académiques suivantes : Journal of Accounting and Public Policy
(2011), Accounting in Europe (2009), Review of Accounting and Finance (2007),
European Accounting Review (2006), Comptabilié-Contrôle-Audit (2004, 2005,
2009), Accounting, Auditing and Accountability Journal (2001), ainsi que dans
des revues généralistes.
http://www.essec.fr/professeurs/anne-cazavan-jeny
L’ISIS tenait à remercier Alan Fustec, Directeur Scientifique de l’Observatoire
de l’immatériel et Président de Goodwill Management, Frédéric Groussolles,
Enterprise Sales, Head of Telecom/Media chez Google, Anne Jeny-Cazavan,
ESSEC Business School, et Gaëlle Le Vu, VP Business Products Innovation
chez Orange pour leurs contributions sur le thème « La valorisation de
l’innovation dans les services ». Ainsi que Florence Berthezène — www.
voyelles.net, pour sa collaboration à ce cahier.
Ce cahier est issu de la série « les Portes de l’Innovation ».
SOMMAIRE
Introduction.......................................................................................... 7
De nouveaux processus de création de valeur ...........................................8
Valeur comptable et valeur de marché ......................................................8
La perception du marché boursier ...............................................................9
Pourquoi la valorisation comptable des immatériels est devenue
incontournable ?........................................................................................................10
Problématiques de l’immatériel ........................................................................ 12
Définition d’un actif immatériel .....................................................................13
Principales catégories d’immatériels.......................................................... 14
Impact de la capitalisation sur le compte de résultat ........................16
Un paradoxe financier .......................................................................................17
Que dit la recherche ?.........................................................................................17
Le poids de l’immatériel dans l’économie française................................ 19
L’immatÉriel, au cœur de la CRÉATION de valeur dans
les services............................................................................................21
Une entreprise toujours plus créative et agile............................................ 21
Immatériel et open innovation ......................................................................... 22
Valoriser le capital humain.............................................................................. 28
L’organisation innovante, levier de la création de valeur immatérielle..31
COMMENT ÉVALUER L’IMMATÉRIEL ?............................................... 41
De quoi l’entreprise a-t-elle besoin pour générer
ses profits futurs ?.................................................................................................... 41
Typologie des actifs immatériels ................................................................ 43
Une méthode de mesure des immatériels extra-comptables ...... 44
La valeur de la marque : le cas Google.........................................................46
Introduction
La comptabilité, pourrait-on croire, avec la rationalité qui la
caractérise, a peu à voir avec les champs de l’immatériel et de
l’innovation. Bien au contraire, affirme Anne Jeny-Cazavan,
professeur à l’Essec, la comptabilité et la finance étant des
modes de représentation de l’entreprise, il est important
qu’elles sachent tenir compte de ces dimensions qui prennent
une importance croissante dans la vie économique et qui sont
à l’origine de nouveaux business models. Malheureusement, les
outils financiers et comptables aujourd’hui utilisés n’intègrent
ces nouveaux paramètres – en particulier l’immatériel – que
de façon imparfaite.
Ainsi voit-on apparaître dans les services des modèles
économiques articulés autour de la valorisation d’actifs
les droits de diffusion, les droits d’auteur, les brevets, les frais
de R&D, etc. Ces actifs immatériels sont malheureusement
très peu présents dans les bilans des entreprises car ils sont
complexes à appréhender, à maîtriser ou à mesurer avec
les outils dont on dispose actuellement. Ces immatériels
possèdent néanmoins une valeur économique certaine, qui
contribue au succès de nombreuses entreprises.
Si la question de l’évaluation des immatériels est au départ
essentiellement comptable et financière, elle se déplace
aujourd’hui vers l’ensemble des projets et des directions
de l’innovation de grands groupes. En effet, l’information
La valorisation de l’immatériel dans les services
immatériels comme les marques, les productions numériques,
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financière publiée par les entreprises occupe une place
prépondérante dans le process de levée de fonds par les
sociétés, par recours aux capitaux, sur les marchés financiers
et via des fonds de private equity.
De nouveaux processus de création de valeur
Les processus de création de valeur ont connu d’importantes
évolutions ces dernières années. Comparons par exemple
Google et une entreprise relevant du secteur industriel
traditionnel, General Motors.
Valeur comptable et valeur de marché
La réussite de Google apparaît au travers de sa capitalisation
boursière, celle-ci atteignant 209 milliards de dollars pour
environ 45 000 salariés. General Motors affiche pour sa part
La valorisation de l’immatériel dans les services
une capitalisation boursière moindre, de 9 milliards de dollars,
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avec plus de 200 000 salariés. Cet écart témoigne d’un
bouleversement profond du processus de création de valeur.
Par ailleurs, la valeur comptable – c’est-à-dire la valeur que
l’entreprise peut communiquer à travers ses états financiers
– ne se monte qu’à 72 millions de dollars pour Google, sans
comparaison avec le niveau atteint par sa capitalisation
boursière. Pour General Motors, l’écart entre ces deux valeurs
existe certes, mais dans une moindre mesure.
Il convient donc de bien distinguer la valeur comptable de la
valeur de marché. La valeur comptable retrace l’historique
de l’entreprise, traduit par des entrées ou des sorties de
trésorerie ou de chiffre d’affaires. La valeur boursière est
quant à elle une évaluation actualisée des anticipations de la
création de valeur de l’entreprise. Il est donc normal que la
valeur de marché soit différente de la valeur comptable. C’est
un signe positif que la première soit supérieure à la seconde,
car cela indique que le marché anticipe une création de valeur
dans l’entreprise. Cependant, lorsque le différentiel devient
considérable, cette déconnexion témoigne d’une défaillance
de l’outil de suivi (la comptabilité) à capter la valeur présente
dans l’entreprise. Les outils de traçabilité de la valeur
financière ne permettent alors plus de transmettre une valeur
de l’entreprise qui soit proche de sa valeur de marché.
La perception du marché boursier
Les investisseurs et analystes financiers se fondent sur
prévisions de cash flow. Voyons quelle fut la réaction du
marché boursier après l’entrée en Bourse de Twitter le
7 novembre 2013. Le prix d’émission de ses actions était
initialement de 26 dollars. Or, sa valeur a augmenté de 73 %
dès la première heure de cotation. Il s’agit là d’une majoration
considérable, d’autant que le réseau social avait annoncé qu’il
ne serait pas rentable avant 2015. Dès lors, peut-on craindre
une nouvelle « bulle Internet » ? Peut-être pas. En effet,
Twitter est susceptible de connaître une très forte croissance
et d’atteindre effectivement le seuil de rentabilité. Ensuite,
on ne voit pas apparaître dans son cas le phénomène très
courant d’underpricing – qui fait qu’après son introduction
La valorisation de l’immatériel dans les services
l’information financière et comptable pour établir leurs
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en Bourse, le taux connaît certes une croissance dans les
premiers moments, mais chute rapidement en dessous de
sa valeur d’introduction. Cela semble prouver que Twitter
possède une valeur immatérielle que l’on ne parvient pas à
traduire ou à transmettre par les outils classiques.
Pourquoi la valorisation comptable des immatériels
est devenue incontournable ?
La déconnexion entre la valeur comptable et la valeur de
marché impacte les comptes des entreprises. Skype en
fournit une excellente illustration. Ainsi, Niklas Zennström a
vendu sa société Skype à eBay en septembre 2005 au prix
de 2,6 milliards de dollars. Combien valait Skype d’un point
de vue comptable ? La valeur de ses actifs pouvant être
reconnus comptablement équivalait à 20 millions de dollars.
La valorisation de l’immatériel dans les services
Il s’agit donc d’un gigantesque écart d’acquisition, ou écart
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de première consolidation.
Comptablement, l’acquéreur d’une société, la première fois
qu’il la consolide dans ses comptes, réévalue un certain
nombre d’actifs et en reconnaît de nouveaux – dont une
grande part sont immatériels : marque, frais de R&D en cours,
procédés… Si l’acquéreur peut y procéder, c’est parce qu’il
se fonde sur une valeur de marché, un coût de transaction.
De fait, la comptabilité reconnaît qu’une valeur est attachée
à ces éléments et autorise à les reconnaître dans le bilan.
Auparavant, la valeur de l’entreprise acquise était trop
subjective pour qu’elle puisse figurer dans les comptes.
Malheureusement, eBay n’a pu reconnaître que 280 millions
de dollars. Il a revalorisé des brevets, passé à l’actif des listes
de clients, une marque, etc. Néanmoins, les comptes d’eBay
ont fait figurer un goodwill de 2,3 milliards de dollars sur un
coût d’acquisition de 2,6 milliards. Normalement, ce goodwill
ne devrait être qu’une valeur résiduelle : c’est ce qu’il reste
après qu’ont été rapprochées la valeur de marché et la valeur
comptable réévaluée. Dans le cas de sociétés comme Skype,
le goodwill représente les trois quarts de la valeur d’achat.
C’est la preuve que ce système comptable n’est pas pertinent
pour ce type de business.
Comment expliquer cette valorisation de Skype à 2,6 milliards
de dollars ? L’entreprise avait été créée en 2002. En
septembre 2005, elle comptait 54 millions d’utilisateurs,
avec une couverture mondiale. eBay prévoyait de facturer
plateforme d’enchères. Le rachat de Skype avait donc du sens
du point de vue de son business model. Pour faire son offre à
2,6 milliards de dollars, eBay s’est fondé sur des perspectives
de croissance importante : alors que le chiffre d’affaires de
Skype en 2004 était de 7 millions de dollars, l’entreprise étant
encore non rentable, il était estimé à 60 millions de dollars
en 2005 et à 200 millions de dollars en 2006. En novembre
2011, eBay a cédé 70 % de sa participation dans Skype pour
une valeur de 2,75 milliards de dollars. Cinq ans après son
acquisition, eBay a donc revendu Skype en réalisant une plusvalue. Cette valeur d’achat de 2,6 milliards de dollars n’était
donc pas aberrante.
La valorisation de l’immatériel dans les services
les communications entre les acheteurs et les vendeurs sur sa
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Problématiques de l’immatériel
Les exemples de Google, Skype et Twitter montrent que
le capital immatériel est devenu un thème majeur pour la
finance et le management. L’évaluation et la comptabilisation
des immatériels sont une source de vives controverses et de
débats depuis de nombreuses années. Il est effectivement
très difficile de définir et de valoriser objectivement les profits
économiques futurs. Même si le concept a été clarifié depuis
la mise en place des normes comptables internationales IFRS
(IAS 38 et IFRS 3), il reste encore relativement flou.
En effet, comment peut-on valoriser objectivement une
marque, d’autant plus si elle a été développée en interne
plutôt qu’achetée à un prix déterminé ? La comptabilité
et la finance estiment qu’une trop grande subjectivité est
associée à la valorisation par profits économiques futurs sur
La valorisation de l’immatériel dans les services
des éléments immatériels, et qu’en conséquence cette valeur
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ne peut pas être inscrite dans le bilan des entreprises.
Aujourd’hui, l’économie repose en grande partie sur les
immatériels. Il faut alors reporter ces actifs dans les états
financiers pour donner aux actionnaires et aux investisseurs
une image fidèle des sociétés. Ce rôle incombe à la
comptabilité, or celle-ci n’y parvient plus. C’est pourquoi les
comptables et les analystes financiers sont en train de revenir
sur leurs positions et de s’ouvrir à la prise en compte de
l’immatériel.
Des marques ou des droits sur un brevet peuvent représenter
dans certains cas la source principale de création de
valeur d’une société, par exemple dans les secteurs des
cosmétiques, du luxe, de la biotechnologie ou des logiciels.
Malheureusement, ces éléments sont peu aucunement
représentés dans les bilans de ces entreprises.
D’un point de vue comptable et financier, les grandes
questions liées à l’immatériel tiennent donc à sa définition,
à sa reconnaissance (valeur au bilan, traitement de ses
changements de valeur dans le temps) et aux impacts de la
Définition d’un actif immatériel
La norme aujourd’hui utilisée, l’IAS 38, définit une immobilisation
incorporelle comme un actif non monétaire sans substance
physique. Elle en détaille les principales caractéristiques.
La valorisation de l’immatériel dans les services
capitalisation sur les états financiers.
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Tout d’abord, ce sont des ressources contrôlées par l’entité,
dont on peut prouver qu’elles généreront des revenus futurs
pour l’entreprise. La notion de contrôle est ici déterminante.
Souvent, il sera difficile de prouver que l’on contrôle l’actif
immatériel, parce que l’on n’aura pas sur lui un droit légal.
De même, il est difficile de prouver la future génération de
revenus pour l’entreprise.
Autre caractéristique, un actif immatériel ne doit pas avoir de
substance physique. Certains actifs immatériels comme des
logiciels, attachés à une machine qui ne peut pas fonctionner
sans eux, sont finalement considérés comme des actifs
matériels.
Enfin, les actifs immatériels doivent être identifiables, c’està-dire séparables et sur lesquels existent des droits légaux
La valorisation de l’immatériel dans les services
(brevets, marques, droits…). Or il arrive qu’une marque
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protégée juridiquement ne soit pas séparable de l’entreprise.
Sans sa marque, le groupe Coca-Cola, par exemple, ne
possède plus rien. Souvent, ce critère de séparabilité entre
la marque et l’entreprise n’est pas rempli. La comptabilité
considérera alors que la marque ne peut pas être enregistrée
de manière indépendante dans le bilan.
Principales catégories d’immatériels
Généralement, les actifs immatériels sont regroupés en trois
grandes catégories. La R & D tout d’abord, qui constitue
l’un des rares actifs immatériels développés en interne que
l’entreprise puisse, sous conditions, enregistrer dans ses
comptes. Vient ensuite le goodwill, c’est-à-dire la différence
entre le prix d’acquisition d’une société et sa valeur réévaluée
comptablement, qui représente les avantages économiques
futurs attendus d’une acquisition. La troisième catégorie
recouvre les « autres actifs incorporels » : brevets, marques,
Les principes comptables vont à la fois en faveur et
contre la reconnaissance des immatériels en tant qu’actifs.
Plusieurs règles jouent en sens inverse. Ainsi, selon le
principe de séparation des exercices (matching principle),
la reconnaissance des actifs incorporels autorise leur
amortissement sur la période pendant laquelle ils génèrent
des profits économiques. Selon le principe de prudence
toutefois, tant que les profits économiques générés par les
actifs incorporels ne sont pas certains, les coûts doivent être
La valorisation de l’immatériel dans les services
copyrights, droits d’auteurs, franchises, contrats de licence…
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passés en charges dans la période où ils apparaissent. Il y a là
un véritable paradoxe comptable.
La valorisation de l’immatériel dans les services
Impact de la capitalisation sur le compte de résultat
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Prenons une entreprise ayant un résultat net avant
dépenses de R&D de 500. Elle engage des dépenses de
R&D (rémunération des chercheurs) et des dépréciations
du matériel utilisé dans le laboratoire pour des montants
respectifs de 80 et 70. Son résultat net après l’effet de R&D
s’établit à 350. Si, en revanche, elle a le droit d’activer sa R&D
au bilan, c’est-à-dire de la considérer non comme une charge,
mais comme un investissement, son résultat net atteint 500. Il
doit être amorti dès la première année, sur cinq ans. Au total,
le résultat est de 470.
Ainsi, le fait de capitaliser de la R&D produit un différentiel de
résultat net de 120. L’effet n’est donc pas neutre. Au terme
des cinq ans d’amortissement, le différentiel disparaîtra.
Cette opération permet néanmoins de présenter un compte
de résultat nettement plus bénéficiaire. Elle a été utilisée de
façon opportuniste par certaines entreprises, ce qui explique
en partie les craintes de la comptabilité.
Un paradoxe financier
Au paradoxe comptable précédemment évoqué répond un
paradoxe financier. En effet, la valorisation financière s’appuie
sur des techniques qui supposent souvent une comparabilité
financière, nécessitant elle-même des multiples sectoriels, qui
déterminent les taux d’actualisation. La valeur doit pouvoir
correspondre précisément à l’actualisation des cash flows
futurs ; elle doit n’en être que l’expression, faute de quoi elle
par irréductibilité de la valeur aux comparables, et donc aux
logiques proprement sectorielles. Il faut donc démontrer que
la survaleur est fondée sur des convergences à venir entre
technologies, usages de consommation, et par l’efficience
propre des « consomm’acteurs ». Or la valeur d’un actif
immatériel repose sur sa non-réplicabilité.
Que dit la recherche ?
La recherche établit que la R&D activée est en majorité
une information pertinente, devant être communiquée
au marché afin qu’il la valorise correctement. Au
moment des rachats d’entreprises, elle revêt une valeur
La valorisation de l’immatériel dans les services
devient spéculative. Cependant, la survaleur ne se forme que
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informative certaine. Quant au goodwill, des travaux de
recherche autour de l’impairment (suivi de la valeur du
goodwill dans le temps) mettent en lumière un fort risque
d’utilisation discrétionnaire visant à modeler le résultat.
Les actifs immatériels sont des immobilisations qui n’ont
pas de substance physique et dont l’acquisition ou la
propriété génère des droits sur des profits économiques
futurs. Ils comprennent les brevets, les redevances
de franchises, les marques, les droits d’auteur, etc. et
peuvent inclure les coûts de R&D s’ils sont capitalisés.
Il est très difficile d’évaluer de façon objective les actifs
incorporels, étant donné que leur valeur dépend de la
capacité de la firme à les utiliser.
Quand ils sont acquis, les actifs immatériels sont
La valorisation de l’immatériel dans les services
évalués sans ambiguïté. La valorisation des immatériels
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développés en interne reste une question très débattue
entre les comptables, les auditeurs et les analystes
financiers.
La difficulté réside dans le fait que le goodwill est créé
par des leviers de création de valeur internes, que la
comptabilité sait capter, mais aussi par des externalités
(comme le fait d’intégrer le consommateur à la chaîne
de création de valeur) qui ne sont, en revanche, pas
reconnues par la comptabilité.
Le poids de l’immatériel dans l’économie française
Malgré les difficultés et les paradoxes qui viennent d’être
évoqués, parvient-on à évaluer le poids de l’immatériel dans
l’économie française, les sociétés du CAC 40 et les PME ?
Selon une estimation du ministère de l’Économie et
des Finances que rapporte Alan Fustec, président de
l’Observatoire de l’immatériel et de Goodwill Management,
quand 1 euro est investi dans le matériel, 2 euros le sont
dans les marques, la formation, les logiciels, la recherche,
etc. D’après les travaux de la Banque mondiale, l’économie
française serait immatérielle à 86 %.
Le cabinet Goodwill, dans son évaluation du capital immatériel
de la ville de Rennes, aboutit à la proportion suivante : 80 %
d’immatériel et 20 % de matériel et de foncier. Le capital
La valorisation de l’immatériel dans les services
immatériel de La Défense se situe dans les mêmes ratios.
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D’après une étude du cabinet Ricol & Lasteyrie datant de
2006, l’ensemble des entreprises du CAC 40 représentait
une valeur boursière de 1 200 milliards d’euros et une
valeur comptable de 600 milliards d’euros. Leur goodwill
extra-comptable est supérieur à leur valeur comptable. Au
sein de cette dernière, on recense 254 milliards d’euros de
goodwill résiduel – ce qui correspond par exemple à l’écart
d’acquisition qui apparaît lors du rachat d’une entreprise,
immatériel que l’acquéreur inscrit à son actif. S’y ajoutent
170 milliards d’euros d’actifs incorporels identifiés (recherche,
fichiers clients…) et 185 milliards d’euros d’actifs matériels et
financiers, c’est-à-dire 15 % du total. Les immobilisations et les
actifs circulants ne représentent donc que 15 % de l’ensemble,
tandis que le capital immatériel atteint 85 %. Même durant la
crise financière, qui a fait fondre le goodwill extra-comptable,
il reste 78 % de capital immatériel. Au total, que l’on soit
La valorisation de l’immatériel dans les services
en période d’expansion économique ou de crise, le poids
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de l’immatériel est donc considérable. Dans les PME, les
proportions sont comparables.
L’immatÉriel, au cœur de la CRÉATION de
valeur dans les services
Dans les services, l’avantage compétitif réside dans le
capital de savoir, lequel est entièrement immatériel. Or, ce
capital de savoir est déterminant au regard du processus
d’innovation. Ainsi, ce processus risque d’être défaillant si le
capital immatériel de l’entreprise est faible — par exemple
si les collaborateurs sont peu créatifs ou éloignés des
préoccupations du marché. Si, en revanche, l’entreprise a des
clients très exigeants qui l’obligent à innover sans cesse, il
s’agit là d’un élément positif qui génère de l’innovation. Il en
est de même si les collaborateurs sont très créatifs. Le capital
immatériel dans son ensemble est la fondation du processus
d’innovation, et innover sans un bon capital immatériel est
Une entreprise toujours plus créative et agile
La révolution numérique bouleverse les attentes des
consommateurs et oblige à innover toujours davantage
et toujours plus vite. Les clients veulent des réponses
immédiates à leurs besoins et des solutions technologiques
intuitives, simples d’usage. Ils expriment directement auprès
de l’entreprise ou des réseaux leur satisfaction ou leur
insatisfaction. Ils donnent leur avis sur les produits en temps
réel sur les réseaux, comparent en ligne les prix, les solutions
et la performance des produits et arrivent en boutique aussi
experts que les vendeurs. L’entreprise peut en tirer parti,
La valorisation de l’immatériel dans les services
une prise de risque, affirme Alan Fustec.
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d’autant que les clients experts sont souvent prêts à partager
leurs connaissances avec d’autres. Les consommateurs
attendent enfin des ruptures technologiques qu’elles soient
simples d’usage, très intuitives et designées. La technologie
doit être une source de plaisir.
En conséquence, le marché demande aux entreprises de
services d’innover de façon toujours plus rapide et agile.
Pour y parvenir, celles-ci doivent sortir des anciens cadres et
s’ouvrir à de nouveaux processus d’innovation qui sont autant
de nouveaux leviers de création de valeur immatérielle.
Pour être rapide et pertinente, l’innovation a besoin de se
faire en réseau, en partenariat. L’opérateur historique Orange
expérimente cette obligation de passer d’une approche
traditionnelle focalisée sur les brevets et la propriété
La valorisation de l’immatériel dans les services
intellectuelle à la démarche d’open innovation.
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Immatériel et open innovation
En se lançant dans l’open innovation, explique Gaëlle Le Vu,
vice-présidente Business Products Innovation de l’opérateur,
Orange s’est inspiré des acteurs « over the top » comme
Google, qui sont arrivés sur le réseau des opérateurs de
télécommunications dotés d’une agilité plus forte que les
opérateurs qui investissent dans les infrastructures.
D’où part Orange ? Classiquement, la valorisation des
innovations passait jusqu’alors essentiellement par les brevets
et licences. Orange continue, certes, à travailler fortement ces
sujets de propriété intellectuelle. Il détient un portefeuille de
plus de 3 000 brevets, dont plus de 50 % se situent dans
de nouveaux domaines stratégiques sur lesquels il souhaite
se réaffirmer : services de communication, monétisation des
données, sécurité des données, cloud, Internet des objets,
intelligence des réseaux… La recherche et l’innovation
représentent 1,9 % du chiffre d’affaires de l’opérateur. Celui-ci
identifie comme un réel enjeu la valorisation de ce volet
immatériel auprès des analystes. Il est essentiel de démontrer
qu’il constitue une garantie sur le futur – les brevets en
particulier. D’un point de vue stratégique, les brevets peuvent
permettre d’aller plus vite sur le marché, en entravant la
marche de concurrents qui tenteraient d’investir les mêmes
sujets. Ils peuvent constituer une source de revenus lorsqu’ils
Tel était donc le modèle classique appliqué jusqu’à présent.
Il est désormais doublé d’une démarche d’open innovation.
Celle-ci repose sur trois grands principes chez Orange.
Le premier principe est celui de l’ouverture des Application
Programming Interfaces, ou API, c’est-à-dire des applications
mobiles que l’entreprise avait hier pour habitude de garder
en interne. Les API sont des briques fondamentales dans le
métier d’opérateur d’Orange : facturation, reconnaissance de
l’identité, cloud… En les ouvrant à d’autres acteurs, Orange en
démultiplie la valeur. Ce principe s’applique y compris à des
volets assez stratégiques, au niveau du réseau. L’API Joyn par
La valorisation de l’immatériel dans les services
sont mis à la disposition de partenaires.
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exemple, service de communication enrichi multi-opérateurs,
permettra aux partenaires d’Orange comme Dailymotion
ou Viadeo d’ajouter à leurs services les fonctionnalités de
chat, de visio et de partage de fichiers, pour offrir à leurs
utilisateurs une nouvelle expérience de communication
sans avoir à développer leurs propres services. De même,
le cloud d’Orange offre aux utilisateurs des applications
WeVideo ou Pocket Scanner un seul et même lieu pour
stocker leurs réalisations (montage vidéo et scan) en toute
sécurité. Demain, via le programme Orange Partners, les
développeurs de start-ups et de partenaires pourront
accéder aux API d’Orange pour imaginer de nouvelles façons
d’utiliser ses services au quotidien et proposer à leurs clients
davantage de solutions. Ils ajouteront ainsi une couche de
valeur supplémentaire sur l’innovation qu’Orange a réalisée
en interne. Cela démultiplie la capacité d’Orange à proposer
La valorisation de l’immatériel dans les services
des services – et démultiplie de fait la valeur des actifs de
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l’entreprise. Ces API sont soit ouvertes gratuitement lorsque
le résultat attendu est susceptible de générer suffisamment
de valeur, soit proposées à un partenaire via un modèle
financier tel que le partage de revenus. Certaines sont
toutefois gardées en interne.
Le second principe de l’open innovation est celui de la
rencontre avec des start-ups et des PME innovantes. Le
rythme de l’innovation est en effet si rapide que l’entreprise
environnement.
La capacité d’une entreprise à attirer des partenaires
innovants est primordiale au regard de sa valeur immatérielle.
Cette volonté se traduit notamment dans les Orange Fabs
initiées à San Francisco début 2013. Le principe était le
suivant : un appel à projets a été lancé auprès de start-ups,
parmi lesquelles cinq ont été sélectionnées. Orange a ensuite
travaillé avec elles, leur a donné accès à des experts et leur
a permis de s’ouvrir aux différents marchés nationaux où
l’opérateur est présent. La logique est gagnant-gagnant :
ces petites entreprises voient leur déploiement accéléré, et
La valorisation de l’immatériel dans les services
a besoin d’être au contact de l’effervescence créative de son
25
Orange profite d’une partie de leur innovation. Ayant connu
un grand succès, cette initiative est dupliquée en France, au
Japon et en Pologne.
Dans une logique similaire, Orange organise de nombreux
Hackathon, ces week-ends durant lesquels des développeurs
brillants et créatifs sont réunis, ont accès à des API et
imaginent des prototypes. C’est une richesse pour Orange
que d’aller au contact de ces jeunes talents, dont certains
n’auraient pas envie de rejoindre un grand groupe. Cela permet
aussi d’accélérer considérablement les cycles d’innovation.
Un Hackathon a notamment été mené en partenariat avec
La valorisation de l’immatériel dans les services
Deutsche Telekom entre Paris et Berlin.
26
Le troisième principe de l’open innovation, enfin, tient au
venture capital, c’est-à-dire à l’achat d’entreprises dotées de
fortes capacités d’innovation.
Au total, l’enjeu de l’open innovation pour Orange est de
passer de 5 000 chercheurs, qui travaillent plutôt sur le
cœur de métier de l’opérateur, à plus de 20 millions de
développeurs dans le monde. C’est une façon extrêmement
intéressante de briser le cadre, de s’ouvrir sur le monde
et de gagner en créativité et en agilité. Cela demande
aussi une évolution culturelle, puisqu’il faut apprendre
à se départir de la culture du secret et accepter que les
développements faits en interne soient partagés avec
d’autres, sans qu’ils ne perdent pour autant de la valeur
La valorisation de l’immatériel dans les services
– bien au contraire.
27
Orange voit dans l’open innovation l’une des clés de succès
dans lesquelles il est nécessaire d’investir pour faire face
aux nouvelles ruptures technologiques qui se présentent
telles que la réalité augmentée, le cloud, les Big & Fast Data,
l’Internet des objets ou encore la near field communication.
Dans le domaine des Big & Fast Data par exemple, un travail
en cours avec la région Paca et la ville de Marseille, dans le
cadre duquel Orange croise les données anonymisées de
ses clients avec des données mobiles, ce qui donne une
cartographie des déplacements et de la localisation des
personnes. Cela aidera la ville de Marseille à optimiser ses
solutions de transport collectif. Des projets sont menés en
Afrique sur les données de réseau pour suivre l’évolution
d’épidémies ou de maladies. Des projets de ce type sont
susceptibles de parvenir de l’ensemble de la société, d’où la
La valorisation de l’immatériel dans les services
nécessité pour l’entreprise de s’ouvrir pour préparer le futur.
28
L’enjeu est que cette dynamique soit valorisée à juste titre
d’un point de vue financier et comptable.
Valoriser le capital humain
La règle IS 38, qui définit ce qu’est un immatériel comptable,
parle « d’élément sans substance physique ». Cette définition
est problématique. En effet, qui affirmerait que le capital
humain n’a pas de substance physique ? L’analyse des
goodwills accorde une large part au capital humain. Cette
analyse tient aussi compte de l’organisation et des processus,
contrevenant de ce fait à la règle d’inséparabilité posée par
l’IS 38. Certes, l’organisation est inséparable de l’entreprise. Il
n’empêche qu’une entreprise est plus rentable si elle est bien
organisée. Les comptables, quant à eux, jugent ces éléments
non pas sans valeur, mais trop volatils.
La discipline de mesure du capital immatériel extracomptable commence à se forger des convictions, voire
des certitudes. Elle parvient finalement à démontrer que
le capital humain n’est pas plus volatil qu’une machine, ou
que la marque n’est pas plus volatile que du stock. Cela est
susceptible d’influencer les règles comptables.
D’une certaine façon, la valeur de l’entreprise pourrait
être décrite en trois phases, comparées aux trois états
de la matière : le solide tout d’abord, c’est-à-dire les
actifs circulants (stocks, créances, cash) ; le gazeux enfin,
c’est-à-dire l’immatériel. Or les comptables n’accordent
qu’un crédit limité au gazeux… Les managers, quant à eux,
peuvent s’apparenter à des condensateurs qui fabriquent du
gaz et le transforment en liquide, c’est-à-dire en cash.
La valorisation de l’immatériel dans les services
immobilisations, le matériel ; le liquide ensuite, à savoir les
29
Pour illustrer l’importance du management et du capital
humain dans l’immatériel, prenons le cas d’un laboratoire
pharmaceutique qui ferait l’acquisition d’une marque connue
de parfum pour développer son activité cosmétique. Le
La valorisation de l’immatériel dans les services
laboratoire a le droit d’inscrire cette marque dans ses actifs à
30
la valeur correspondant au prix d’acquisition. Or, un problème
de management empêche le développement attendu, ce qui
a pour effet de détériorer l’image de la marque acquise et sa
valeur. Le laboratoire est obligé, comptablement, de déprécier
la valeur de la marque dans ses comptes. Finalement, il
revend l’activité cosmétique à un prix faible. Il enregistre
donc une perte. La marque est ensuite rachetée par une autre
entreprise qui parvient à lui redonner une grande notoriété et
à développer son chiffre d’affaires.
Cet exemple révèle que contrairement aux actifs physiques
pour lesquels la valeur est conditionnée à la propriété, c’est
la façon dont le management utilise l’immatériel qui crée le
flux de profits économiques futurs, et qui donne une valeur à
l’immatériel. C’est là une dimension subjective que la norme
comptable tend à rejeter, car elle induit trop de volatilité dans
les comptes.
L’organisation innovante, levier de la création de valeur
immatérielle
Chez Google, c’est justement le mode d’organisation et de
management, entièrement tourné vers l’innovation, qui soustend la création de valeur immatérielle de l’entreprise.
Rappelons brièvement qu’outre le moteur de recherche bien
connu, Google propose aussi de très nombreuses solutions
innovantes, dont on se contentera de citer celles qui ont
dépassé le milliard d’utilisateurs : Google Earth, YouTube et
plus d’un milliard d’utilisateurs au total). Pour tout lancement
de produit, Google vise la cible d’un milliard d’utilisateurs.
Ajoutons que sur les 45 000 salariés de Google, la moitié
sont des ingénieurs en R&D.
Comment fait Google pour être une « machine à innover » ?
Frédéric Groussolles, Enterprise Sales, Head of Telecom/
Media de l’entreprise, en livre quelques clés. Huit ingrédients
composent l’innovation chez Google et concourent à sa
création de valeur immatérielle.
La valorisation de l’immatériel dans les services
Android (à raison de 1,5 million d’activations par jour, soit
31
Une innovation itérative. Lorsqu’on innove, il faut se garder
d’avoir l’ambition d’atteindre la perfection du premier coup.
Google perçoit plutôt l’innovation comme un processus
itératif et agile. À titre d’exemple, la suite collaborative
La valorisation de l’immatériel dans les services
de Google a intégré 200 nouveautés en 2012. Outre les
32
ingénieurs R&D qui travaillent sur ses produits, Google ouvre
chacune de ses nouveautés à ses collaborateurs, qui en sont
les premiers testeurs en avance de phase. Des cycles itératifs
surviennent alors entre la R&D et les salariés. Une fois que la
fonctionnalité a relativement mûri, elle est ouverte à 1 % de
la base installée des clients, soit 6 millions de personnes qui
peuvent formuler un avis à son sujet. Cela permet d’être au
plus près des besoins et de la satisfaction de l’utilisateur.
Tout partager. Au sein de Google, la transparence est totale.
À titre d’exemple, lors des réunions « thanks god it’s Friday »
du vendredi soir, les deux fondateurs sont soumis à toutes les
questions des employés. Les résultats financiers sont eux aussi
président consacre une heure et demie à dresser un résumé
du Board Meeting pour le personnel. Naturellement, aucune
information ne doit sortir des murs.
La valorisation de l’immatériel dans les services
totalement transparents. Après chaque résultat trimestriel, le
33
Le principe du partage se retrouve également dans la
configuration des bâtiments. Ceux-ci comportent de
nombreuses zones informelles propices aux rencontres et aux
échanges : il ne faut pas plus de 25 mètres entre la machine
La valorisation de l’immatériel dans les services
à café et l’ingénieur !
34
Ajoutons à cela les outils de coédition qui permettent de
partager des documents entre de nombreux utilisateurs,
chacun ayant la possibilité d’enrichir les supports.
Recruter des talents. Google a la chance d’attirer et de pouvoir
sélectionner des ingénieurs extrêmement brillants. En 2012,
l’entreprise a reçu 2,5 millions de CV pour 6 000 personnes
recrutées. Cela est révélateur du pouvoir de la marque.
Poursuivre ses rêves et n’avoir aucune limite. Cet ingrédient
collaborateur a la liberté d’utiliser 20 % de son temps de travail
à sa guise. Le principe peut surprendre, mais les résultats sont
patents : Gmail et Streetview, immenses succès, sont issus de
« projets 20 % ». Il y a donc un véritable atout à laisser de la
liberté aux collaborateurs pour innover.
La valorisation de l’immatériel dans les services
se traduit dans les fameux « projets 20 % ». Chaque
35
Les idées viennent de partout, non seulement de l’interne,
mais aussi des partenaires, de l’écosystème. Les Doodle par
exemple, ces icônes qui apparaissent sur la page Web de
Google.com, sont notamment dessinés par des élèves d’école
La valorisation de l’immatériel dans les services
primaire qui ont travaillé sur l’image de l’entreprise.
36
Dans une société faiblement hiérarchisée comme Google,
le réseau social est un moyen de structurer et de canaliser
l’énergie créatrice. À cet égard, Google+ constitue un atout
majeur pour supporter la créativité et l’innovation.
Des données plutôt que des opinions. Tout doit être
démontré chez Google. C’est même le cas pour ce qui tient
à l’humain, notamment au processus de recrutement et au
par deux universitaires qui n’étaient pas familiers du monde
de l’entreprise. La société a rapidement pris de l’ampleur, mais
sans être dotée d’une véritable organisation dans un premier
temps. Les fondateurs se sont interrogés sur la nécessité – qui
n’était pas évidente à leurs yeux – d’instaurer des managers.
Pour asseoir leur réflexion, ils se sont d’abord livrés à un
travail de définition du bon manager. Huit caractéristiques
en sont ressorties. Ils ont ensuite observé si des équipes qui
étaient encadrées par ces profils de bons managers étaient
effectivement plus performantes que les autres. C’était le cas.
Cette démonstration presque « scientifique » a présidé aux
choix d’organisation de l’entreprise.
La valorisation de l’immatériel dans les services
mode de management. Google a été fondé il y a quinze ans
37
La créativité aime les contraintes. Google se crée
volontairement des contraintes. Cela se traduit dans son
mode d’organisation, décliné en trois strates. Une première
strate, cœur du business correspondant à 70 % du chiffre
d’affaires, recouvre les produits matures : moteur de
La valorisation de l’immatériel dans les services
recherche, YouTube, Google Entreprises… Une deuxième
38
strate, à hauteur de 20 % du chiffre d’affaires, regroupe les
projets à fort potentiel (mobilité, réseaux sociaux…). Enfin,
les 10 % restants relèvent de Google(X), division ultrasecrète
dont émergent les projets les plus fous, qui doivent « viser
la lune » – c’est « moonshot thinking » – ou permettre de
changer de dimension – c’est l’effet « 10x » dont parle l’un
des fondateurs de Google, Larry Page. À titre d’exemple, il
ne s’agit pas d’innover en faisant passer une voiture d’une
consommation de 10 à 9 litres/100, mais à 5 litres/1 000.
Cela demande de changer radicalement de cadre. Google(X)
s’empare de ce type de projets destinés à enclencher des
innovations radicales, telles les Google Glass ou les voitures
sans conducteur. Citons aussi le projet Loon, qui vise à
accroître le nombre de personnes pouvant être connectées
au Web sur la planète à l’aide de ballons dirigeables qui
créeront un réseau faisant office de Wi-Fi.
Se focaliser sur l’utilisateur, pas sur la compétition. Le
d’intégrer en permanence les besoins des utilisateurs finaux.
Au total, ces principes d’organisation, de management et
d’expression de la créativité, en d’autres termes de capital
humain, font la différence et dotent Google d’une valeur
immatérielle considérable.
La valorisation de l’immatériel dans les services
caractère itératif du développement des produits permet
39
COMMENT ÉVALUER L’IMMATÉRIEL ?
Les évolutions des business models et de l’économie obligent
à intégrer dans l’appréciation comptable des entreprises de
nouveaux éléments de valeur qui revêtent de plus en plus
d’importance. Des méthodes sont développées pour évaluer
ces éléments. Elles donnent des résultats dignes de confiance,
sans être strictement justes. Les enjeux de ce nouveau type
d’approche sont considérables, tant est grand le poids de
l’immatériel dans l’économie aujourd’hui.
De quoi l’entreprise a-t-elle besoin pour générer ses
profits futurs ?
Pour explorer les éléments qui participent au processus
de création de valeur et qui ne sont pas reconnus par la
l’entreprise a besoin pour générer des profits futurs.
La comptabilité, rappelle Alan Fustec, se cherche depuis
toujours – la comptabilité en parties doubles est apparue il y
a cinq cents ans chez des marchands en Italie – et réfléchit à
ce que l’on peut définir comme la valeur d’une entreprise. Un
principe de prudence en comptabilité veut que tout ce qui
est susceptible de constituer la valeur d’une entreprise n’est
pas nécessairement pris en compte comptablement. Ne sont
retenus que les éléments de valeur relativement stables.
La valorisation de l’immatériel dans les services
comptabilité, il importe de s’interroger sur les éléments dont
41
Cependant, les bouleversements du monde économique,
et notamment l’apparition de normes IFRS, incitent les
comptables à s’interroger sur la possibilité de reconnaître des
éléments nouveaux de valeur. La disproportion considérable
entre les montants des goodwills de nombreuses entreprises
et leur valeur comptable les conduit à revoir les indicateurs
comptables, ce dans le respect d’un principe de prudence.
Cela conduit par ailleurs à analyser le goodwill inexpliqué, dit
« résiduel ».
L’analyse financière utilise la méthode des cash flow. Cela
revient à évaluer les profits futurs. Pour explorer les goodwills,
c’est-à-dire les éléments qui participent au processus
de création de valeur et qui ne sont pas reconnus par la
comptabilité, il importe de s’interroger sur les éléments dont
l’entreprise a besoin – que la comptabilité les reconnaisse ou
La valorisation de l’immatériel dans les services
pas – pour générer des profits futurs.
42
Ainsi, pour créer de la valeur et dégager des excédents
économiques, il convient de disposer de machines, de
personnel, d’une trésorerie pour financer le besoin en fonds
de roulement, d’une organisation efficace, d’une marque qui
donne envie d’acheter le produit, de savoir-faire qui dotent
le produit d’un avantage compétitif, et enfin de clients. Ces
éléments sont autant de ressources indispensables pour
créer de la richesse aujourd’hui et demain. L’entreprise vaut
ses profits futurs, sous réserve qu’il y en ait.
Si les éléments précités sont en mauvaise passe – que ce
soit pour un problème de qualité, en raison du départ de
compétences clés ou encore du passage d’un brevet dans
le domaine public – les profits futurs sont inexistants. Si ces
éléments sont en bon état, en revanche, ils généreront des
profits futurs. Or les éléments que l’entreprise possède et qui
sont sources de profits futurs ne sont autres, en finance ou
en comptabilité, que des actifs. Les comptables se refusent
néanmoins à intégrer les plus volatils de ces éléments. Cela
n’empêche qu’ils ont une valeur.
En réponse à cela, le principe du capital immatériel extracomptable consiste à mesurer des éléments qui participent
au processus de création de valeur, mais qui ne sont pas
reconnus en comptabilité.
Pour enrichir cette approche, l’Observatoire de l’immatériel
propose une typologie d’actifs immatériels. Elle comprend les
clients tout d’abord : sont-ils fidèles, solvables et rentables ?
Viennent ensuite les collaborateurs : sont-ils compétents,
motivés et attachés à l’entreprise ? Par ailleurs, les processus
sont-ils optimisés ? Le système d’information est-il efficace ?
Le capital de savoir-faire recouvre-t-il notamment des
brevets ? La marque est-elle reconnue ? Le capital partenaire
(partenaires avec lesquels l’entreprise co-crée de la richesse)
est-il solide ? Le capital actionnaire est-il un soutien
(l’actionnaire est-il de bon conseil, patient…) ? Enfin, qu’en
est-il du capital environnemental, c’est-à-dire des ressources
La valorisation de l’immatériel dans les services
Typologie des actifs immatériels
43
externes à l’entreprise, notamment territoriales ? Ce sont
autant d’éléments qui contribuent à mieux appréhender les
actifs immatériels d’une entreprise.
Une méthode de mesure des immatériels extra-comptables
Les risques inhérents à l’évaluation des immatériels extracomptables existent, cependant le besoin de les valoriser
est tel que des méthodes pour y procéder sont nécessaires,
même imparfaites. La méthode Thésaurus-Bercy, demandée
par Christine Lagarde en 2009 et livrée en 2011, propose une
méthodologie pour y procéder. Elle possède un volet extrafinancier (qui donne des notes aux actifs immatériels) et un
volet financier (calcul de la valeur de la marque, du capital
client ou du capital humain).
De nombreuses entreprises, des plus grandes aux plus
La valorisation de l’immatériel dans les services
petites, procèdent désormais à des évaluations récurrentes
44
de leur capital immatériel. La Banque populaire Atlantique à
Nantes, par exemple, fait figurer son capital immatériel dans
son rapport annuel.
Cette méthode détaille les éléments qui constituent la valeur
d’un actif. Prenons le cas du capital client d’une entreprise
BtoB. Il est robuste si les clients de l’entreprise se développent,
si le premier client ne représente pas une part trop importante
du chiffre d’affaires, si les clients sont solvables, connus et
permettent d’appliquer un prix raisonnable, si la relation avec
eux est durable, s’ils sont fidèles et satisfaits, et enfin s’ils
offrent à l’entreprise une visibilité commerciale. À chacun de
La valeur de Total incluant l’immatériel en mars 2012 était de
140 milliards d’euros selon la méthode Thésaurus-Bercy, alors
qu’à l’époque le marché n’en donnait que 97 milliards. Celle
d’EDF était de 61 milliards d’euros, contre 33 milliards d’euros
selon le marché.
La valorisation de l’immatériel dans les services
ces critères sont associés des indicateurs étalonnés.
45
Bien que ces éléments soient évalués avec sérieux, il faut
reconnaître qu’il persiste une marge de subjectivité dans
l’exercice.
La valeur de la marque : le cas Google
La marque est certainement l’un des biens immatériels les plus
évidents de Google. Le classement international des marques
réalisé par Interbrand fait apparaître Apple en première place,
suivi de Google. Si l’innovation de ces deux sociétés parvient
à accroître le pouvoir de la marque, c’est que leurs produits
La valorisation de l’immatériel dans les services
ont changé nos vies, affirme Frédéric Groussolles.
46
Pour évaluer le poids des marques, Interbrand mobilise en
premier lieu un levier financier. Sans surprise, on constate une
corrélation entre la position de la marque dans le classement
et sa valorisation boursière – largement supérieure à celle qui
apparaît au niveau comptable.
Le directeur des affaires financières de Google raconte que
lorsqu’il est face à des investisseurs et à des partenaires
financiers, la discussion aborde certes les chiffres, mais en
vient rapidement à la vision de Google et aux nouvelles
productions en devenir, qui ne sont pas traduites dans les
ratios financiers. En effet, les partenaires financiers attendent
Parmi les autres indicateurs utilisés par Interbrand figure celui
de la loyauté : quelle fidélité suscite la marque en externe
de la part des clients, mais aussi en interne de la part des
collaborateurs ? À cet égard, le fait que Google se place au
plus près du marché dans son innovation est reconnu comme
un élément éminemment positif. Le processus d’innovation
et le mode d’organisation ont donc un impact direct sur
La valorisation de l’immatériel dans les services
Google sur ce champ.
47
l’image de marque et renforcent ainsi la valeur immatérielle
de l’entreprise.
Selon une enquête de Computerworlds, les consommateurs
préféreraient largement acheter une voiture totalement
automatique chez Google que chez Ford. La marque est
tellement forte qu’elle attire le choix vers un Google qui n’est
pas constructeur automobile plutôt que vers des fabricants
La valorisation de l’immatériel dans les services
traditionnels.
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Un récent article paru dans Forbes tente d’expliquer
l’aura immatérielle qui entoure certaines marques, et en
particulier comment Apple et Google sont devenues les plus
grandes marques au monde. Il recense un certain nombre
d’ingrédients : l’imagerie mentale, le design, l’expérience
positive au quotidien, une omniprésence dans la presse
et la communication, les leviers multimédias, les groupes
d’influence, et enfin le caractère résolument global. Quoi de
plus immatériel ?
L’innovation et la création de valeur, comme en témoignent
les exemples de Google et d’Orange, passent par l’ouverture
des frontières de l’entreprise, et par conséquent par une
remise en cause de ce que l’économie classique appelle les
possible. Or, le système comptable actuel reste cantonné
dans des frontières anciennes, ce qui permet difficilement de
transcrire la valeur induite par cette nouvelle dynamique de
création de valeur. Cela prouve combien il est nécessaire de
changer de paradigme et de trouver de nouveaux outils de
mesure financière et extra-financière.
À cet égard, l’on peut avoir bon espoir. En effet, contrairement
à l’image d’Épinal, les règles et les normes comptables ne
sont aucunement figées. Des modifications y sont apportées
chaque année. La dernière grande évolution a résidé dans
la mise en place des normes internationales IFRS qui ont
La valorisation de l’immatériel dans les services
« droits de propriété ». Sans cela, il n’y a pas d’innovation
49
notamment introduit la « juste valeur », c’est-à-dire la prise
en compte aussi bien des hausses que des baisses de valeur
– et non ces seules dernières, comme par le passé. Certes,
ces normes ont été décriées au moment de la crise financière
au motif qu’elles avaient introduit de la volatilité dans les
comptes. Or sans cette juste valeur, il n’est pas possible de
capter l’immatériel.
De nombreux groupes de travail réunissant des entreprises,
des auditeurs, des normalisateurs et des utilisateurs de
l’information financière s’efforcent de faire évoluer ces
normes, la difficulté tenant au fait qu’elles doivent répondre
aux besoins informationnels d’acteurs multiples et divers
(État, fiscalité, créanciers...). Peut-être un système unique
d’information financière ne pourra-t-il pas apporter une
solution qui convienne à tous. Il est probable que s’instaure
La valorisation de l’immatériel dans les services
progressivement un double système d’information financière
50
comportant, d’une part, le dispositif comptable traditionnel,
prudent et fiable, attaché à traduire les mouvements
réellement intervenus dans les comptes et, d’autre part, un
système d’information inspiré des normes IFRS, davantage
tourné vers les investisseurs et les marchés financiers et
apportant des renseignements sur le potentiel de création
de valeur des entreprises. Ces données seront certes plus
pertinentes, mais moins fiables. C’est tout le paradoxe de la
comptabilité, selon lequel tout renforcement de la pertinence
d’une information en réduit la fiabilité.
ISIS anime un réseau international de partenaires économiques et
universitaires tournés vers un objectif commun de développement
de connaissances concrètes et de savoir-faire structurés.
Au travers d’échanges continus avec les responsables
économiques, une communauté se construit autour de la réflexion,
de la diffusion et du partage d’expériences.
Les « Matins de l’innovation » ainsi que d’autres manifestations
permettent à cette communauté de se réunir et de participer à
une construction commune autour des enjeux et des méthodes
de l’innovation dans l’économie des services.
La valorisation de l’immatériel dans les services
innovationandsociety.com
www.isis.essec.edu
ISBN : 978-2-36456-109-0
7€
N° 38 - Décembre 2013 -
Dopés par l’intensification de la concurrence dans le secteur technologique
et par un processus accru d’externalisation, les services se multiplient. Ils
donnent parfois naissance à de nouveaux modèles économiques articulés
autour de la valorisation d’actifs immatériels, jusqu’alors encore souvent
absents des bilans des entreprises car complexes à appréhender, à maîtriser
ou à mesurer. Ces immatériels possèdent néanmoins une valeur économique
qui contribue au succès de nombreuses entreprises.
Comment des entreprises telles que Google ou Orange, dont le modèle est
fondé sur une économie de services numériques, assurent-elles la viabilité
de leur innovation, afin de capitaliser sur leurs actifs immatériels et d’être
comptablement valorisées sur la qualité de leurs services ?