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Automne 2003 - Vol.05, No.04 [Accès HTML] [Sommaire PDF] [Version intégrale PDF] Sommaire Dossier thématique Tribus et réseaux: nouveaux modes de communication et de relation Sous la direction de Sandrine Basilico Editorial Tribus et réseaux: nouveaux modes de communication et de relation Par Sandrine Basilico | Format HTML | Format PDF | Article L'internet comme cerveau mondial Par Roger Bautier | Format HTML | Format PDF | Utilisation des NTIC dans les entreprises: au-delà des usages professionnels Par Sami Zlitni | Format HTML | Format PDF | Le vote électronique par Internet: du déplacement du rituel électoral à la perte de la symbolique républicaine Par Christine Chevret | Format HTML | Format PDF | Communautés virtuelles et sociabilité en réseaux: pour une redéfinition du lien social dans les environnements virtuels Par Jean-François Marcotte | Format HTML | Format PDF | E-critures: co-constitution d'un dispositif technique, d'un champ et d'une communauté Par Evelyne Broudoux et Serge Bouchardon | Format HTML | Format PDF | Réseau: technologie de l'esprit et néo-militantisme Par Eytan Ellenberg | Format HTML | Format PDF | Femme camerounaise cherche mari blanc: le Net entre eldorado et outil de reproduction Par Hugues Draelants et Olive Tatio Sah | Format HTML | Format PDF | Les communautés gays brésiliennes dans le cyberespace Par Gisele Marchiori Nussbaumer | Format HTML | Format PDF | Les performances du divin sur Internet: Us et abus de l'universalisation du culte des orixas Par Sylvie Chiousse | Format HTML | Format PDF | Pour une sociologie des réseaux Par Sandrine Basilico | Format HTML | Format PDF | L'espace-temps sociologique de la "proximité électronique" Par Abdelkarim Fourati | Format HTML | Format PDF | Entretien Du local au global: "La perpignolade: un concept local" - Entretien avec le professeur Robert Marty Par Martine Arino | Format HTML | Format PDF | Hors thème Article Le postmoderne, tache aveugle de la postmodernité? 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Elles favorisent de nouveaux usages, élargissent notre appartenance au monde et en augmentent notre capacité d'appréhension et de maîtrise. Pour les optimistes, les changements profonds qui affectent notre société par le biais des TIC, nous permettraient d'accéder à une société plus égalitaire, plus prospère et plus démocratique. Témoin, le sommet Mondial de la Société de l'Information (SMSI) organisé par les Nations Unies, qui regroupera les acteurs de la société civile, les entreprises et les ONG se déroulera entre 2003 et 2005 et aura pour but de réfléchir sur les défis et les possibilités liées aux TIC. Il mettra, entre autres, l'accent sur la disparité des moyens de communication, en particulier des TIC. Le sommet révèle l'intérêt de réfléchir aux enjeux géopolitiques de la communication, et de passer d'une idéologie des systèmes d'information à une problématique de la communication, d'admettre que le problème principal, dans ce secteur, n'est pas la production et la diffusion d'un nombre croissant d'informations de toutes natures, mais plutôt de reconnaître enfin que ces industries gèrent (et génèrent) des visions du monde[1]. Il s'agira aussi de définir, espérons-nous, la société de l'information et les communautés virtuelles - termes fourre-tout - dont l'absence de définition témoigne de l'absence de distance. Face à l'importance socioéconomique et géopolitique que revêtent désormais les TIC, face aux enjeux qu'elles représentent dans la construction de la société de demain, le sociologue est en devoir de se poser la question de la consistance sociologique et de l'ampleur du rôle que peuvent jouer les diverses communautés qui composent désormais la "communication-monde"[2]. Les réseaux numériques ont en effet un rôle politiquement vital car ils peuvent jouer dans la dynamique de développement des forces sociales du changement. La mise à disposition auprès des acteurs sociaux de moyens techniques permettant l'invention de modes nouveaux de résistance culturelle, l'expression de formes possibles de solidarité citoyenne pouvant émerger précisément à partir d'une utilisation judicieuse de ces réseaux d'échange planétaire d'information. Du "chat" au vote électronique, en passant par le néo-militantisme, les TIC induisent une nouvelle proxémie, pourrait-on dire, ou proximité électronique dans laquelle les données spatiotemporelles changent de forme. Elles favorisent l'appartenance à de multiples et nouveaux réseaux, ce que Michel Maffesoli a rapproché de la tribu, soulignant la dimension communautaire et la saturation de l'individuation et de l'identité. Elles constituent un véritable cerveau mondial, aux enjeux politiques et épistémologiques indéniables. Une évolution qui n'est pas sans poser en termes nouveaux la question de la citoyenneté. Vraies communautés ou simulacres de communautés? Ce qui est certain, c'est que, conforté par le développement technologique, le sentiment d'appartenance tribal se double d'une interactivité croissante, s'acheminant vers un nouveau "village global", selon une expression bien connue empruntée à M. McLuhan[3]. Une multitude de villages s'entrecroisent donc, s'opposent, s'entraident, tout en restant eux-mêmes. Dans cette perspective, ce numéro d'Esprit critique pose un regard à la fois pragmatique et théorique sur certaines de ces nouvelles tribus. Il présente aussi pour la première fois, un entretien opératoire avec un chercheur de renom. Sandrine Basilico Notes: 1.- Pour plus d'information sur le SMSI, consulter le site www.wsisgeneva2003.org. 2.- Terme forgé par A.Mattelrat dans La communication-monde. Histoire des idées et des stratégies, Paris, La Découverte, 1991 en référence à McLuhan qui prophétisait l'avènement d'un village global face au développement de nouveaux médias. Selon A.Mattelart, c'est d'avantage à la naissance d'une communication-monde à laquelle on assiste avec ses réseaux, ses centres et ses périphéries. 3.- M. McLuhan, Pour comprendre les médias, Paris, Seuil, 1972. Notice: Basilico, Sandrine. "Tribus et réseaux: nouveaux modes de communication et de relation", Esprit critique, Automne 2003, Vol.05, No.04, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org Revue internationale de sociologie et de sciences sociales Esprit critique - Tous droits réservés Automne 2003 - Vol.05, No.04 Dossier thématique Article L'internet comme cerveau mondial Par Roger Bautier Résumé: L'article analyse les différents courants de pensée qui, à partir de Teilhard de Chardin, envisagent les moyens de communication et, particulièrement, l'internet comme des outils de réalisation d'une noosphère, dans la perspective de l'établissement d'un cerveau mondial. Il se donne le double objectif de montrer leurs caractéristiques les plus importantes et d'attirer l'attention sur leurs implications épistémologiques et politiques. Auteur: Roger Bautier est professeur de sciences de l'information et de la communication à l'Université Paris 13 et membre du Labsic (Laboratoire des sciences de l'information et de la communication). Il a publié, avec Élisabeth Cazenave, Les origines d'une conception moderne de la communication, Presses Universitaires de Grenoble, 2000. En 1868, dans un discours devant le Corps législatif, Adolphe Thiers montrait que les exigences en matière d'information s'étaient accrues fortement en quelques décennies et qu'elles correspondaient à un désir irrésistible de tout savoir et de savoir rapidement (Thiers, 1868). L'extension des lignes télégraphiques lui semblait illustrer un mouvement concernant, en fait, l'ensemble de la planète: "(...) à la ressemblance de l'homme, dont le corps parsemé de filets nerveux lui apporte la notion de toutes les choses extérieures, de l'homme doué ainsi d'une sensibilité révélatrice répandue sur toute sa personne, notre planète va devenir une sorte d'être animé, ayant la sensation de tout ce qui se passe à sa surface, avec cette différence toutefois qu'au lieu d'avoir comme l'homme une seule tête, elle en aura autant qu'il y a de peuples civilisés." Si un tel discours peut nous paraître familier, ce n'est pas par hasard. D'une part, en effet, la pertinence de la notion de noosphère, considérée comme sphère des idées qui doublerait la biosphère et serait liée à la multiplication des moyens de communication, a été assez bien défendue dans la seconde moitié du XXe siècle. Dans une perspective religieuse d'abord (dans les années cinquante), avec Pierre Teilhard de Chardin et son insistance sur le phénomène de convergence qui marquerait l'humanité; dans une perspective laïque, sinon athée, ensuite, avec notamment les analyses d'Edgar Morin consacrées à la vie des idées. D'autre part, et avec encore plus d'éclat, la pertinence de la notion de noosphère a été soutenue, depuis quelques années, par les défenseurs les plus éloquents des vertus de l'internet et, d'une manière plus générale, de l'impact qu'il peut avoir quant à l'émergence d'une conscience mondiale. Les analyses proposées par Pierre Lévy ou par Joël de Rosnay (mais aussi par d'autres) sont, ainsi, particulièrement représentatives d'une philosophie de la conscience qui postule, selon le premier, que le web permet la montée vers une noosphère impliquant que les différentes consciences pourraient n'en constituer qu'une seule, ou bien, selon le second, que les cybernautes sont entrés dans un processus d'élaboration d'un cerveau planétaire. Certes, la fin du XIXe siècle avait déjà été riche de considérations sur la légitimité du pouvoir à accorder au "cerveau" de la société. L'année 1895, par exemple, voyait paraître deux textes remarquables sur cette question (Izoulet, 1895; Bérenger, 1895). D'abord l'introduction rédigée par Jean Izoulet pour l'édition augmentée de son ouvrage La cité moderne, dans laquelle, à partir de ce qu'il appelait une "hypothèse bio-sociale", il définissait le cerveau d'un être vivant comme "le groupe des cellules sensitives" et l'élite d'une société comme "le groupe des citoyens spéculatifs", ce qui confortait, selon lui, l'idée que cette élite, comme le cerveau, devait effectivement exercer une fonction de direction. Puis le livre publié par Henry Bérenger, qui, sensible à ce qu'il pensait être l'enseignement fourni par "l'harmonie cosmique", estimait que le développement du monde moderne exigeait qu'une "aristocratie de l'esprit" voie son autorité respectée et qu'une véritable "noocratie" soit établie, qui mettrait au pouvoir l'ensemble des "esprits supérieurs" de la société, comparés au système nerveux commandant les autres tissus du corps. Cependant, si les thèses formulées au cours des dernières années n'ignorent pas nécessairement ce passé déjà lointain (certaines analyses anglo-saxonnes rendent, en effet, un hommage appuyé à Herbert Spencer et à son assimilation de la société à un organisme), il n'empêche qu'elles font plutôt référence à Pierre Teilhard de Chardin (jésuite paléontologue né en 1881, mort en 1955) et à la notion de noosphère que celui-ci a largement utilisée. L'importance et la récurrence de cette référence ont déjà été soulignées, notamment par Philippe Breton, qui a mis en évidence la religiosité qui affecte une grande partie des discours tenus sur le développement de l'internet (Breton, 2000), par Pierre Musso, dans son étude des auteurs concevant le cyberespace comme espace réticulaire religieux (Musso, 2000), ainsi que par Jean-François Dortier, en examinant le fonctionnement des communautés scientifiques sur le web (Dortier, 2001). 1. Le développement de la communication et la noosphère En parlant de "Noosphère", Teilhard de Chardin a très nettement repéré le rapport étroit entre le développement des communications et celui de ce qu'il envisage comme une "sphère pensante" qui serait "super-imposée coextensivement (mais en combien plus lié et homogène!) à la Biosphère" (Teilhard de Chardin, 1956): selon lui, "une atmosphère se forme, toujours plus dense et plus active, de préoccupations inventives et créatrices" qui, grâce à la "multiplication soudaine des moyens ultra-rapides de voyage et de transmission de pensée", permettrait que "les noyaux humains s'organisent stablement en complexes fonctionnels" dans lesquels il serait juste de "reconnaître une "substance grise" de l'Humanité" issue d'un processus de "cérébralisation collective" s'attachant désormais "à compléter et à perfectionner anatomiquement le cerveau de chaque individu". Il s'agirait donc de prendre la mesure du "prodigieux événement biologique représenté par la découverte des ondes électro-magnétiques" donnant à tout individu la possibilité d'être "désormais (activement et passivement) simultanément présent à la totalité de la mer et des continents, - coextensif à la Terre" (Teilhard de Chardin, 1955). Trois voies caractérisant l'évolution probable de la noosphère sont retenues par Teilhard de Chardin: celle de l'organisation de la recherche, jugée "forme essentielle de l'action"; la centration de celle-ci sur l'être humain, afin de mettre en oeuvre un "eugénisme des individus, - et par suite eugénisme aussi de la société" (il rappelle la formule d'Alexis Carrel: "l'homme, cet inconnu"); la synthèse, enfin, de la science et de la religion, étant donné le lien qu'il estime déjà visible entre "Recherche" et "Adoration". La perspective qui en découle est celle de la constitution, sous l'effet combiné des deux courbures représentées par la "sphéricité de la Terre" et la "convergence cosmique de l'Esprit", d'une noosphère conçue comme "collectivité harmonisée des consciences, équivalente à une sorte de super-conscience", comme "seule enveloppe pensante" dans laquelle "chaque élément pour soi voit, sent, désire, souffre les mêmes choses que tous les autres à la fois", enveloppe ne formant plus, en fait, qu'un "seul vaste Grain de pensée, à l'échelle sidérale" (Teilhard de Chardin, 1955). La mise en rapport du développement des moyens de communication avec celui de la noosphère sera reprise notamment par Gabriel de Broglie, qui publie un ouvrage portant sur la télévision en 1982, au moment où il est nommé membre de la Haute Autorité de la communication audiovisuelle. La référence à Teilhard de Chardin y est tout à fait explicite: si Gabriel de Broglie rappelle l'affirmation du cardinal Suart en 1948, selon laquelle "la télévision vient à son heure dans le plan de Dieu pour le salut du monde", il attire surtout l'attention sur la pensée de Teilhard de Chardin, dont il pense qu'elle est "la plus haute et la plus synthétique qui ait éclairé la situation des médias" (Broglie, 1982). D'où la formulation qu'il adopte pour sa propre conception: "Dans leur complexité, les médias de masse concourent à la convergence et à l'enroulement de l'univers sur luimême, qui, par un serrage croissant de la communication, produit une montée irrésistible du psychisme. Un ultra-humain est en train d'apparaître qui, à l'issue d'une lente progression de la planétisation, aboutira à une hérédité noosphérique, à une synthèse cosmique nourrie d'une conscience qui dépassera la somme additionnée des consciences individuelles, d'une pensée de pensées." Lorsque le biologiste Jacques Monod utilise, lui aussi, la notion de noosphère à la fin des années soixante, il s'agit, de son point de vue, de se pencher sur deux questions (Monod, 1967): d'une part, celle des conditions qui, au sein de la biosphère, ont permis "l'émergence d'un nouveau règne, la noosphère, le royaume des idées et de la connaissance"; d'autre part, celle des analogies existant entre biosphère et noosphère, qui se traduiraient notamment par le fait qu'une idée transmissible constituerait, d'une certaine manière, "un être autonome (...) doué par lui-même d'émergence et de téléonomie, capable de se conserver, de croître, de gagner en complexité" et pourrait, par conséquent, être l'objet d'une sélection comparable à celle qui affecte les êtres vivants (la reprise d'une approche de ce type dans le cadre des travaux récents sur l'intégration aux sciences de la nature de la théorie de la transmission de la culture mériterait une étude particulière). C'est très précisément la conjonction de Teilhard de Chardin et de Monod qui intéresse Edgar Morin dans l'ouvrage qu'il consacre spécifiquement à la vie des idées. Considérant que le premier regarde "l'au-delà spirituel de l'homme" et le second son "en-deça biologique", il rattache (ce que ne faisait pas Monod explicitement) le développement de la noosphère à la prolifération des moyens de communication (Morin, 1991): "Les êtres d'esprit se multiplient à travers les mille réseaux de communication humaine, via les discours, l'éducation, l'endoctrinement, la parole, l'écrit, l'image. Le pouvoir duplicateur/multiplicateur de l'imprimerie, du film, de la télévision a accru et continue d'accroître le potentiel reproducteur des êtres d'esprit et de leurs constituants; il accroît aussi le caractère disséminateur du processus de multiplication/reproduction (...)." À partir de cette conjonction théorique, qu'il apprécie pour sa capacité à rejeter aussi bien l'idéalisme, le psychologisme et le sociologisme, Morin estime qu'il est possible d'édifier une véritable science des idées. 2. L'internet et le cerveau mondial Avec le développement des réseaux télématiques, celui, ensuite, de l'internet et, plus spécialement, du world wide web, de telles conceptions vont trouver de nouveaux objets de réflexion. Ainsi, déjà en 1986, Joël de Rosnay affirmait que "nous sommes les neurones de la terre: les cellules d'un cerveau en formation aux dimensions de la planète", que "les réseaux de communication par satellites ou ceux de la télématique personnelle figurent parmi les premiers circuits du système nerveux de la société" et que "les personnes qui participent à la création de ces réseaux ou qui les utilisent régulièrement ont le sentiment d'être les cellules des nouveaux organes sensoriels dont se dote la planète" (Rosnay, 1986). Il signalait d'ailleurs que, travaillant à l'Institut de technologie du Massachusetts en 1968, il avait perçu à cette époque que les membres du projet "Man and computers" auquel il collaborait étaient fondamentalement des précurseurs: "(...) nous étions en train de fabriquer "de l'intérieur" l'ébauche d'une sorte de cerveau dont nous étions les éléments interconnectés." Cependant, c'est dans les années quatre-vingt-dix, bien évidemment, que les analyses traitant de super-conscience, d'ultra-humain, de royaume des idées ou de cerveau planétaire se renforcent en présence des potentialités qui paraissent offertes par le réseau des réseaux. Il s'agit plutôt maintenant, pour Joël de Rosnay, de visualiser l'avenir de l'humanité par la "métaphore du cybionte, macro-organisme planétaire en voie d'émergence" (Rosnay, 1995): reconnaissant l'intérêt de la conception de James Lovelock, suivant laquelle l'écosystème de la Terre pourrait être assimilé à un macro-organisme (appelé "Gaïa"), il présente le cybionte comme un "macro-organisme sociétal" comparable à l'écosystème planétaire. Plus précisément, il estime que les systèmes de communication fondés sur l'utilisation des ordinateurs forment "l'ébauche du système nerveux et du cerveau du cybionte" et que le cybionte et l'écosphère sont liés dans un "partenariat symbiotique en co-évolution". En conséquence, selon lui, on peut considérer que, si "hommes-neurones, autoroutes électroniques, ordinateurs et mégamémoires créent le cyberespace, nouvel environnement électronique de la pensée collective du cybionte", les connexions entre les hommes qui en sont constitutives, par le recours aux ordinateurs, mais aussi à des interfaces biotiques, conduisent à une "représentation consciente du fonctionnement "mental" du cybionte", c'est-à-dire à une "conscience globale réfléchie" dans ce qu'il appelle "l'introsphère". La même conception se retrouve, plus discrète et plus prudente, dans un texte plus récent portant sur la société de l'information (Rosnay, 1999), qui se conclut sur une comparaison entre les organismes vivants évolués et les sociétés humaines (les uns et les autres ayant besoin d'un maximum d'intelligence), comparaison qui permet de rappeler que "la société de l'information et les réseaux multimédias interactifs sont les embryons de ces systèmes nerveux planétaires qui pourraient permettre à l'humanité d'atteindre un nouveau stade de son évolution, des systèmes nerveux sans cerveau unique centralisé, à la différence de l'organisme". Car telle est la difficulté: l'éventualité de l'existence d'un cerveau planétaire laisse planer la menace d'un totalitarisme pouvant s'établir à partir d'un cerveau unique. D'où l'importance accordée par Joël de Rosnay à des valeurs qui lui semblent nécessaires au bon fonctionnement de la société de l'information: "ouverture, tolérance, solidarité, capacité d'autorégulation" (Rosnay, 1999). La perspective peut cependant être inversée, ce qui revient à juger que ces valeurs seraient plutôt engendrées par la mise en oeuvre du réseau des réseaux. C'est ce qui est avancé notamment par Pierre Lévy, dans de très nombreux textes consacrés aux conséquences de l'apparition d'une "cyberculture". Selon lui, en effet, après l'espace nomade de la Terre (correspondant au paléolithique), celui du territoire (correspondant au néolithique) et celui des marchandises (correspondant à la révolution industrielle), l'être humain entrerait maintenant dans un nouvel espace anthropologique (Lévy, 1994): "l'Espace du savoir" correspondant à ce qui serait peut-être le "noolithique" et dans lequel les nouveaux outils de communication auraient vocation à autoriser les groupes humains à "mettre en commun leurs forces mentales afin de constituer des intellectuels ou des imaginants collectifs", l'informatique communicante apparaissant alors comme "l'infrastructure technique du cerveau collectif ou de l'hypercortex de communautés vivantes". L'analyse va se prolonger (Lévy, 1997) en une mise en lumière d'une thèse fondamentale à propos de la cyberculture, thèse consistant à affirmer, d'une part, que le cyberespace est "un des instruments privilégiés de l'intelligence collective" (Pierre Lévy renvoie sur ce point à Joël de Rosnay), d'autre part, que "plus le cyberespace s'étend, plus il devient "universel", et moins le monde informationnel devient totalitaire". L'universel que le cyberespace est censé atteindre serait "la présence (virtuelle) à soi-même de l'humanité" (Lévy, 1997), dans toute sa diversité, et non l'imposition d'une unité de sens comme celle qui est la caractéristique des religions universelles et de la science. La conception de Pierre Lévy va aussi se préciser quant à sa dimension proprement philosophique par la centration sur la notion de noosphère au sein de l'exposé d'une "world philosophie" (Lévy, 2000): au-delà d'une argumentation cherchant à montrer la convergence et, même, la fusion des activités de l'Homo economicus et de l'Homo academicus dans l'exercice de l'intelligence collective (il s'agit d'admettre, en particulier, que "l'argent devient une unité de mesure épistémologique"), c'est, en effet, la "montée vers la noosphère" qui retient surtout l'attention de l'auteur. Considérant que "l'humanité monte vers le divin", il pense non seulement que le web "annonce et réalise l'unification de tous les textes en un seul hypertexte", mais aussi que le cyberespace est le lieu de réalisation d'une noosphère qui ne devrait plus être "qu'un seul élan créateur, une seule oeuvre" et devrait constituer la manifestation de "la conscience de l'Humanité, de la Vie, de la Terre, une conscience au centre d'un univers de formes en expansion qui rayonnera de la joie d'exister". Étant donné que, pour lui, "les classes sociales n'existent que dans le royaume de la concupiscence" et que les différences sociales n'ont pas de véritable importance, Pierre Lévy insiste sur le fait que "la seule chose réellement importante et intéressante est qu'il y ait de la lumière, de la conscience", mais cette conscience ne lui apparaît pas comme nécessairement personnelle: "En fait, il se pourrait bien que ce fût non seulement une conscience absolument identique ici et là mais, plus profondément encore, la même conscience, une conscience unique, y compris chez les plus humble animaux. Voilà le fondement de l'amour universel" (Lévy, 2000). 3. Teilhard de Chardin, à nouveau Certains travaux portant sur le développement de l'internet insistent sur le fait que les systèmes hypertextuels ont "des caractéristiques qui en font de puissants systèmes autoorganisateurs": ce qui est alors mis en lumière, c'est l'existence, en leur sein, de "différents niveaux d'organisations systémiques reliés par des boucles récursives de rétroactions" (Link-Pezet, Noyer, 1998), qui permettent, en particulier, d'améliorer la qualité de coopération des agents humains et des agents non-humains qui les composent. Une telle approche débouche sur une conception telle que celle développée par Jean-Max Noyer, qui renvoie à celle de Pierre Lévy (Noyer, 2000): "Pour aller à l'essentiel, nous avons à faire face à un enchevêtrement complexe de formes centralisées et acentrées, de formes descendantes et ascendantes, arborescentes et "rhyzomatiques", dirigistes et auto-organisationnelles. (...) Certains dispositifs opèrent comme boucles de réflexivité, instancesboîtes noires complexes, centrales et surplombantes dont la performativité repose sur la connexion et la mise en procès de longues chaînes d'actants hétérogènes, d'autres opèrent localement par contagion et proximité, voisinage." Cette conception peut être réutilisée dans un contexte proprement religieux, par exemple lorsque Jean-Max Noyer, dégageant les enjeux du développement de l'internet (Noyer, 1998), signale (avec prudence néanmoins car "ces questions sont complexes", dit-il) que le réseau peut être envisagé comme "se rapprochant d'un certain point de vue de Dieu... comme Intellectuel collectif". Mais les multiples références à Pierre Lévy figurant dans les commentaires sur le développement du web (commentaires d'auteurs n'adoptant pas obligatoirement ses présupposés philosophiques) ne doivent pas faire oublier le point de départ teilhardien: c'est bien Teilhard de Chardin qui est au fondement, le plus souvent, des réflexions philosophiques en la matière. C'est ce dont témoigne, par exemple, la perspective adoptée par Philippe Quéau quand il examine les "confusions" et les "fusions" qui peuvent être engendrées par le "Cyber-Bang" que nous sommes censés vivre (Quéau, 1996). Après avoir souligné, d'une part, que l'homme est à la fois esprit et matière et, d'autre part, qu'il existe différentes sortes de connaissance, ce qui lui paraît légitimer la transdisciplinarité, dont la forme la plus vraie serait l'amour et non l'intelligence, il aboutit ainsi à l'idée que "la CyberTerre est un nouveau "milieu" dans lequel il faudra apprendre à naviguer" et qu'il faut "habiter ce milieu, le civiliser, créer les conditions des métamorphoses à venir". C'est pourquoi la noosphère définie par Teilhard de Chardin lui paraît pouvoir servir, dans cette entreprise, de "référence poétique et philosophique". Philippe Quéau reviendra sur cette référence pour préciser sa position vis-à-vis de la notion d'intelligence collective (Quéau, 1999): celle-ci aurait le défaut de donner un statut à une entité abstraite. D'où sa préférence pour la notion d'intelligence "du" collectif, qui correspond au fait, selon lui, que le réseau des réseaux "n'existe pas à la manière d'une personne"; d'où le recours, également, à la notion de noosphère: "La noosphère est une "nappe" d'intelligences personnelles, libres, communiquant et communiant dans la recherche de la montée de la conscience. La cyberculture est un bon candidat pour favoriser l'émergence de la noosphère teilhardienne." Enfin, en rappelant que Teilhard de Chardin émettait l'hypothèse de la formation d'un cerveau "entre tous les humains", il s'agit maintenant de reconnaître que "l'humanité porte déjà en puissance l'idée de la noosphère, de la "planète des esprits", planète des autres, planète de l'Autre" et que, par exemple, "Internet est une préfiguration convaincante des grands réseaux nerveux dont nous aurons de plus en plus besoin pour gérer la planète" (Quéau, 2000). Dans cette perspective, ce qui doit être mis en avant, c'est l'importance de la foi dans l'Humanité et de l'amour des personnes entre elles (ce qui est considéré comme concernant aussi bien les non-croyants que les croyants, au sens habituel de ces termes). Si les auteurs qui viennent d'être évoqués sont français, il faut souligner que la nationalité de Pierre Teilhard de Chardin n'a pas empêché que sa pensée serve de repère fondamental pour toute une série de réflexions sur le développement de l'internet qui n'ont nullement la France comme origine. Sans entrer dans une étude systématique, il est possible, néanmoins, de remarquer que les considérations sur la noosphère, le cerveau planétaire, l'universel dans le cyberespace (ou leurs équivalents) peuvent être facilement retrouvées chez des auteurs particulièrement attentifs aux enrichissements qu'un tel développement permet d'apporter à des approches philosophiques et religieuses traditionnelles. Un exemple parmi d'autres: le Global Brain Group (auquel appartiennent Joël de Rosnay et Pierre Lévy), groupe international à majorité nord-américaine associé au Principia Cybernetica Project dirigé par Francis Heylighen, de l'Université Libre de Bruxelles, se donne comme objet d'étude "the emergence of a global brain out of the computer network, which would function as a nervous system for the human superorganism" (Heylighen, 2002 et 2003). Parmi les auteurs cités en référence dans la présentation des activités du groupe, les trois qui ne sont pas des contemporains s'appellent Herbert Spencer (parce qu'il a envisagé, il y a plus de cent ans, la société comme un organisme), Herbert George Wells (à cause, notamment, de son livre intitulé World Brain, paru en 1938) et Pierre Teilhard de Chardin. 4. Un enjeu épistémologique et politique Dans la multitude de commentaires dont l'internet est l'objet, certains peuvent susciter particulièrement des réserves quant à leur validité. D'abord ceux qui jugent l'internet, spécialement sous la forme du web, de manière outrancière, en le considérant comme le fournisseur d'une surinformation néfaste pour les individus, qui (indépendamment même du jugement qui peut être porté sur le contenu de l'information, éventuellement condamnable) se retrouveraient dans une situation de surcharge cognitive, ou bien, au contraire, comme le pourvoyeur merveilleux d'une connaissance universelle. Ensuite, ceux qui, suivant une démarche proprement élitiste allant quelquefois jusqu'à fonder un racisme de l'intelligence, mettent en lumière le rôle primordial tenu, au sein des entreprises et au sein de la société, par les individus capables non seulement de consulter les nouveaux supports d'archivage des informations, mais aussi de leur faire subir un véritable traitement, autrement dit de passer du statut de lecteur à celui d'auteur (Bautier, 2001). Les travaux que nous avons évoqués, centrés sur l'édification de l'internet considérée comme processus de constitution d'un cerveau mondial, se rangent dans une troisième catégorie, qui ne pose pas moins de problèmes et qui, d'ailleurs, comme on a pu s'en rendre compte, intègre souvent les outrances et les tendances élitistes des deux premières. Ces travaux posent, en effet, le problème de la définition même de ce qui est acceptable comme savoir à propos de l'internet. Certains d'entre eux, par exemple, font l'hypothèse que, "derrière l'apparence de désordre croissant et d'hypercomplexité, la dynamique du réseau Internet recèle de troublantes similarités avec les théories du chaos issues de la physique et des mathématiques" (Vieira, Pinède, 2000). Ce qui est ainsi proposé, c'est de s'intéresser aux phénomènes d'auto-organisation à partir d'un cadre théorique où figurent les principales notions de la théorie de la complexité et, plus spécialement, de la théorie du chaos. L'utilisation de ce cadre permettrait de mettre en lumière un certain nombre de caractéristiques. La première est que l'internet est un système dynamique non linéaire: dynamique, parce que résultant de l'effet continu d'un ensemble d'actions humaines, et non linéaire, parce qu'il s'agit d'un réseau qui n'est pas prédictible. Les autres caractéristiques seraient celles qui autorisent l'utilisation de la notion de transition de phase (basculement d'un système ouvert vers une autre configuration pour s'adapter à une situation nouvelle), de la notion d'attracteur étrange (un espace de régularité au sein du chaos, comme il en existe à l'intérieur du réseau sous forme d'ensembles cohérents), ainsi que de la notion de représentation fractale, qui serait intéressante en ce que "l'hypertextualité nous permet sans cesse de rebondir sur d'autres configurations, et ce, à un degré quasiment infini" et nous ouvre "en permanence des cascades de structures à explorer" (Vieira, Pinède, 2000). Le risque est grand, dans ce type de considération, de susciter ou, du moins, d'autoriser des prolongements plus spécifiquement religieux, comme ceux qui figurent dans les nombreux textes d'origine américaine portant sur la spiritualité de l'internet. Lawrence Hagerty, par exemple, considère que l'internet se comporte comme un attracteur étrange au sens de la théorie du chaos (Hagerty, 2000): par cette propriété, l'internet entraînerait les esprits les plus créatifs dans une synergie capable d'engendrer une nouvelle forme de conscience humaine, processus qui correspond, selon lui, à la réalisation de la noosphère teilhardienne. C'est pourquoi il semble nécessaire de défendre trois orientations méthodologiques: examiner en quoi de telles approches de l'internet relèvent de la métaphore ou non, tout en admettant parfaitement que la métaphorisation puisse être heuristique; mesurer les conséquences de la dérive toujours possible vers l'élaboration d'un discours métaphysique respectable en tant que tel mais ne pouvant être évalué scientifiquement; privilégier les procédures pouvant donner lieu à un usage non métaphorique des concepts et des méthodes, un bon exemple de telles procédures étant fourni par la théorie des graphes, dont l'utilisation pour rendre compte de l'expansion de l'architecture hypermédiatique des réseaux peut être à la fois non métaphorique et tout à fait heuristique (Bautier, 2002). Cependant, même dans ce cas, les dérives métaphysiques ne sont nullement exclues. Les travaux des membres du Global Brain Group en sont une illustration. Ils sont, en effet, dans certains cas, liés à des recherches expérimentales portant sur la mise en place d'un dispositif censé entraîner l'auto-organisation d'un réseau hypertextuel (Heylighen, Bollen, 1996). Il s'agit alors de développer des algorithmes qui permettraient au web, de manière autonome, de modifier sa structure et d'organiser les connaissances qu'il contient grâce à un apprentissage des idées et des connaissances que ses utilisateurs humains ont manifestées dans leur comportement de navigation sur le réseau. Mais cet apprentissage est bien envisagé comme la première étape de la formation d'un cerveau global, celui-ci pouvant être considéré comme destiné à favoriser l'intégration éventuelle des individus dans un super-organisme collectif dont le web serait le système nerveux. La contribution de Joël de Rosnay au Global Brain Workshop de Bruxelles en 2001 est, d'ailleurs, consacrée à cet aspect: "With 400 million users, 170 millions host computers, and an average of 50 links per site (bookmarks and email addresses), new properties will certainly emerge. What about with 2 billion users, 800 billion host computers, and 500 links per site? With such a giant electronic cluster of interconnected brains ans machines, what will these properties look like? Probably a new form of macrolife becoming progressively conscious of its own existence and selfmaintenance." (Rosnay, 2001). Il s'agit, dès lors, d'envisager le développement de l'internet comme un processus qui s'apparenterait à l'évolution biologique selon Darwin et qui se caractériserait par une stabilisation sélective des sites et des liens au sein du web, stabilisation modélisable à partir des modèles de graphes aléatoires, de manière à rendre compte de l'émergence d'un méta-ordinateur à partir du chaos. S'il est difficile de juger des propositions qui oscillent ainsi entre des considérations métaphysiques et des analyses dont la validité est contrôlable, il est tout autant difficile d'évaluer les intentions politiques qui leur sont sous-jacentes. Récemment, Jean-Paul Baquiast et Christophe Jacquemin ont titré un article introduisant aux travaux du Global Brain Group par la formule "Le cerveau global, un enjeu politique" (Baquiast, Jacquemin, 2002). Pour eux, il est nécessaire de favoriser la réalisation de ce cerveau afin de permettre à l'humanité de faire face aux risques issus d'un environnement devenu particulièrement complexe et évolutif. Sans nécessairement refuser d'envisager les moyens de limiter ces risques, on peut penser qu'il existe cependant, à ce propos, un autre enjeu politique, peut-être plus important: quelles sont les implications des considérations sur le cerveau mondial quant au fonctionnement politique des sociétés humaines? Il est probable, d'une part, que l'utilisation de la notion teilhardienne de noosphère tend à minimiser toute réflexion politique au sens habituel de ce terme, d'autre part, que la fonction attribuée à un super-organisme tend à dévaloriser toute conception de la vie des sociétés humaines qui accorde à leurs membres une marge de liberté. Roger Bautier Références bibliographiques: Baquiast, Jean-Paul. Jacquemin, Christophe. "Le cerveau global, un enjeu politique", Automates intelligents, 31 janvier 2002, consulté sur Internet: http://www.automatesintelligents.com. Bautier, Roger. "L'hypertexte pour rassembler ou pour disjoindre", in Téléservices publics: usages et citoyenneté, Paris, Centre de coordination pour la recherche et l'enseignement en informatique et société (CREIS), 2001. Bautier, Roger. 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Nous avons relevé, également, les modifications des rapports avec l'espace et le temps, des frontières entre le privé et le public et des comportements des employés en relation à l'utilisation des nouveaux outils de communication. Auteur: Sami Zlitni est doctorant en sciences de l'information et de la communication au Groupe de Recherche sur les Enjeux de la Communication (GRESEC) à l'université Stendhal, Grenoble 3. Il a obtenu une maîtrise en sciences de la communication à l'Institut de Presse et des Sciences de l'Information de Tunis (IPSI) et un DEA en sciences de la communication à l'université Stendhal. Sa thèse porte sur l'insertion des nouvelles techniques d'information et de communication dans les PME tunisiennes. Introduction On entend de plus en plus parler des NTIC, de tout ce qui apparaît de nouveau dans le domaine de l'information et de la communication. En rapprochant les distances, en faisant l'économie du temps et de la main-d'oeuvre, ces nouveaux outils semblent être la solution adéquate pour les entreprises afin de pallier la crise économique actuelle. Depuis quelques années, les entreprises ne cessent d'introduire ces NTIC à la recherche de compétitivité et de productivité. Par ailleurs, les acteurs internes réagissent de manière différente face à l'introduction des NTIC dans leurs entreprises: ils ne respectent pas forcément à la lettre les règles, ils manipulent à leur profit les incertitudes, ils rusent, ils trichent, etc. Ces utilisateurs s'approprient les nouveaux outils, laissant apparaître un écart entre les usages prescrits par leurs directions et les usages effectifs. A l'instar de De Certeau (1980), les recherches qui se sont attachées à l'étude de l'appropriation des techniques ont révélé la figure d'un usager actif, capable de créer ses propres usages. Nous allons examiner dans cet article quelques usages extra-professionnels d'employés d'entreprises tunisiennes à la suite de l'introduction des NTIC, c'est-à-dire "des pratiques qui sont autre chose que des erreurs de manipulation, et qui correspondent à des intentions, voire à des préméditations" (Perriault, 1989, p.14). Nous allons également tenter de saisir comment les NTIC favorisent de nouveaux modes de relation, à savoir une communication interactive et communautaire au sein d'espaces collectifs. Afin de mieux analyser la question de l'appropriation des NTIC par les employés et de repérer les différents usages extra-professionnels qui en découlent, il nous paraît plus judicieux de présenter, dans un premier temps, quelques définitions et approches relevant de la notion des usages. 1- La sociologie des usages des NTIC: les approches théoriques La sociologie des usages des NTIC se situe au croisement de trois secteurs de la discipline sociologique: la sociologie de la technique, la sociologie de la communication et la sociologie des modes de vie. Par ailleurs, l'évolution des approches théoriques des NTIC est marquée par un déplacement conceptuel de l'analyse des effets à l'analyse de la réception (Chambat, 1994, p.249). En partant de l'antériorité de la technique, la sociologie de la diffusion s'est attachée à analyser la diffusion des TIC en termes d'"adoption" et d'"acceptabilité" par les usagers selon un schéma linéaire. La sociologie de l'innovation, quant à elle, s'est penchée sur l'analyse des innovations techniques comme des construits sociaux alors que la sociologie de l'appropriation s'est intéressée à l'analyse de la formation des usages à travers leur mise en oeuvre, en étudiant l'appropriation des TIC du point de vue des usagers. 1.1- L'approche de la diffusion Cette approche se base sur l'offre technique en s'attachant à l'analyse de l'adoption de la technique sans se soucier de la conception de cette dernière. A partir de méthodes utilisées en sociologie de la consommation, les recherches qui relèvent de cette approche essaient d'expliquer la diffusion des innovations et de repérer leurs adoptants en élaborant des modèles comportementaux ainsi qu'à mesurer l'effet de leur adoption à travers les changements opérés dans les pratiques. C'est la théorie de la diffusion des innovations d'E. Rogers qui a suscité un certain nombre de recherches. En effet, ces travaux s'inscrivent dans une longue tradition anthropologique connue sous le nom de "diffusionnisme". Selon ce modèle, "une innovation est communiquée selon certains canaux aux membres du système social, et sa diffusion est d'autant plus assurée qu'elle est simple et adaptée aux valeurs du groupe d'accueil" (Miège, 1995, p.61). Ces caractéristiques sont au nombre de cinq: l'avantage relatif de l'innovation, sa compatibilité avec les valeurs du groupe d'appartenance, sa complexité, la possibilité de la tester et sa visibilité. Par ailleurs, cinq profils d'usagers sont classés: les innovateurs, les utilisateurs précoces, la majorité précoce, la majorité tardive et les retardataires. Ils sont intégrés dans le processus de diffusion sur une échelle de temps. Les adoptants passeraient d'un groupe restreint et marginal à un autre plus large, puis à un autre de plus en plus représentatif de la population en général. La théorie de la diffusion a fait l'objet de plusieurs critiques. Nous pouvons citer celle concernant le statut de la technique. E. Rogersa contribué à la propagation d'une fausse conception de la notion de diffusion, celle qui est basée sur l'intervention de la diffusion de l'innovation seulement lorsqu'elle est achevée et prête à être adoptée (Boullier, 1989). Aussi le caractère pro- innovateur de la théorie diffusionniste concernant la typologie des adoptants a-t-il été critiqué (Bardini, 1996, p.130): il néglige les phénomènes d'abandon après l'adoption. Néanmoins, bien que la théorie de la diffusion ait été critiquée et ait fait l'objet de quelques aménagements, elle a permis de décrire tout le réseau social de circulation d'une innovation technique dans une société (Flichy, 1995, p.30). 1.2- L'approche de l'innovation Les recherches qui relèvent de l'approche de l'innovation s'attachent à l'étude des processus d'innovation technique, c'est-à-dire au moment précis de la conception des innovations. "Cette approche part du postulat que ni l'antériorité de l'offre sur la demande ni l'autonomie relative de la technique par rapport aux pratiques ne sauraient signifier une extériorité de la technique par rapport à la société" (Chambat, 1994, p.256). Le courant dominant actuellement est celui du modèle de la traduction, représenté par les sociologues du Centre de sociologie de l'innovation, dont M. Akrich, M. Callon et B. Latour. Ce modèle définit le processus d'innovation comme une succession d'épreuves et de transformations où une série d'acteurs se trouvent en relation. "Le travail du sociologue consiste alors à décrire les opérations par lesquelles le scénario de départ, qui se présente essentiellement sous une forme discursive, va progressivement, par une série d'opérations de traduction qui le transforment luimême, être approprié, porté par un nombre toujours croissant d'entités, acteurs humains ou dispositifs techniques" (Akrich, 1993a, p.92). Dans la même mouvance s'inscrivent les études de P. Flichy. En revanche, lui, définit un cadre de fonctionnement qui renvoie aux fonctionnalités de l'objet et à l'objet technique et un cadre d'usage qui réfère à l'usage social. L'alliage des deux cadres a donné lieu à un "cadre sociotechnique". Par ailleurs, T. Vedel (1994) et A. Vitalis (1994) posent, dans une autre perspective, les questions du rôle des institutions publiques dans le choix de la technique et la représentation institutionnelle de l'usager dans le processus de l'innovation. Parmi les limites de l'approche de l'innovation, nous pouvons citer son absence de considération du rôle des pratiques. La sociologie de la technique "a certes redonné de l'épaisseur aux objets, mais cela, au détriment des acteurs qui s'en saisissent" (Akrich, 1993b, p.35). 1.3- L'approche de l'appropriation L'approche de l'appropriation est née, en partie, en réaction et face aux limites des approches quantitatives de la théorie de la diffusion. Elle situe ses analyses sur le plan de leur mise en oeuvre dans la vie sociale. La plupart des travaux "en orientant les regards vers les usagersconsommateurs, ont cherché à mettre en évidence la complexité de l'insertion sociale des techniques, et leur étroite relation avec l'ensemble des pratiques sociales et culturelles" (Miège, 1995, p.64).Plusieurs auteurs soulignent le rôle actif que jouent les usagers dans la formation des nouveaux outils. Pour J. Jouët "l'analyse des pratiques de communication montre que l'irruption de l'ordre technique dans le procès de communication n'en exclut pas pour autant la part du social dans le contenu de l'action", (Jouët, 1993, p.117). L'approche de l'appropriation met en évidence la disparité des usages et des usagers en montrant la construction sociale de l'usage particulièrement à travers les significations que revêtent les pratiques concernées pour les différents groupes sociaux (Chambat, 1994, p.259). Plusieurs questions de recherche rentrent dans le cadre de l'approche de l'appropriation. L'une de ces questions consiste à analyser la manière par laquelle se constituent les usages selon les groupes sociaux, et en particulier à travers l'examen des "significations d'usages". Une autre question traite des incidences de l'introduction des technologies dans toutes les sphères d'activités sur l'évolution des modes de vie, notamment sur la dichotomie sphère privée/sphère publique. Aussi les questionnements concernant les différents usagers, particulièrement "l'usager actif" des NTIC font-ils l'objet de divergences et contribuent ainsi à relancer le débat sur les anciens et nouveaux médias. 2- Méthodologie de travail Pour aborder cette problématique, nous nous sommes basés à la fois sur des entretiens semidirectifs et sur l'observation directe. Nous avons effectué, entre 2001 et 2002, une série d'entretiens avec le sommet stratégique (PDG, DGA, propriétaire ou groupe de propriétaires), le responsable informatique, le responsable de la GRH et un groupe d'employés afin d'étudier les enjeux économiques, organisationnels et communicationnels de l'intégration des NTIC dans les PME. Toutefois, nous nous sommes contentés, pour les besoins de cet article, d'exploiter particulièrement les propos recueillis auprès des employés. En outre, nous avons observé, individuellement, quelques employés en train de travailler. Il faut noter que nous avons été confrontés à une certaine réticence de la part des personnes interrogées dans la mesure où nous allions aborder des questions délicates concernant les usages extra-professionnels des NTIC. Il a fallu que quelques unes de ces personnes soient des 'amies' proches pour qu'elles soient mises en confiance et se livrer. Notre échantillon se compose de cinq PME tunisiennes. Il représente une certaine homogénéité au regard de la problématique sans pour autant que les entreprises soient similaires en tous points. Les traits communs sont: l'introduction des NTIC, la possession d'un site web et la localisation sur deux villes (Tunis et Sfax). Par ailleurs, les entreprises n'appartiennent pas au même secteur d'activité (3 entreprises industrielles et 2 entreprises de services) et ont un niveau d'intégration des NTIC différent. 3- NTIC et usages extra-professionnels L'introduction des NTIC a participé à favoriser la communication par écrans interposés. Connectés à Internet, les acteurs internes peuvent envoyer et recevoir des mails. Ils peuvent échanger des messages entre eux grâce à Intranet. Ils peuvent également correspondre ou discuter avec des interlocuteurs externes à l'entreprise. Nous allons reproduire ci-dessous trois extraits de différentes discussions par écrans interposés. 3.1- Nouveaux modes de communication interne 1er extrait: Ecran de deux collègues de travail: : Salut, ca va mieux? : Bof c pas la forme. Ca était ta soirée? : Oui. 1mn: tél. : Ok : C Mounir. Hier CT génial, je suis rentrée vers minuit. : Détails : Tt à l'H pause café : Ok, à pluch' L'utilisation des NTIC permet aux employés de communiquer plus facilement à n'importe quel moment avec les autres collègues sans avoir à se déplacer, comme nous l'a confirmé un employé: "J'utilise Intranet pour communiquer avec mes collègues et mon chef hiérarchique. Je communique également avec l'extérieur par le biais du courrier électronique et du chat". Dans le même ordre d'idées, en traitant le sujet du bouleversement des rapports établis entre les sphères publique et privée concernant l'utilisation de la nouvelle technique, Y. Toussaint souligne que le minitel "permet à partir d'un territoire domestique privé de communiquer, selon les modalités nouvelles d'une écriture sur l'écran, tant avec les institutions et des services constructifs de l'espace public qu'avec des personnes privées connues ou anonymes" (Toussaint, 1992, p.128). La communication ne concerne pas uniquement la vie professionnelle mais aussi la vie personnelle. Les acteurs internes utilisent la messagerie pour discuter de leur vie extra-professionnelle. Contrairement à la communication orale, la communication écrite via la messagerie est formée d'échanges brefs et le style est plus direct. Nous remarquons aussi que parce qu'écrire prend plus de temps que de dire les choses oralement, les longues discussions sont reportées pour les rencontre en face à face ("Détails","Tt à l'H pause café": Je te donnerai les détails tout à l'heure à la pause café). En effet, l'écriture est plus difficile et prend beaucoup de temps. L'écriture demande plus d'attention quant aux choix des mots et à la ponctuation qui peuvent rendre confus le sens d'une phrase. Il y a également le problème des fautes d'orthographe: "en plus les NTIC gardent les écrits en mémoire (...). Ce n'est pas agréable de savoir qu'il existe une trace de nos erreurs" nous a affirmé un employé. Surgit également la question du temps qui ne doit pas être trop long en ce qui concerne les questions d'ordre privé: "avec les autres collègues nous utilisons Intranet pour nous donner des rendez-vous pour discuter de choses personnelles de vive voix car on ne se permet pas de s'écrire de longs mails pendant les heures de travail. On s'envoie des messages du type: je t'attends dans mon bureau ou on déjeune ensemble aujourd'hui". 3.2- Les NTIC au travail: un moyen d'évasion "Raoudha" est une jeune employée dans une entreprise de services. Elle utilise le logiciel MSN Messenger pour "chater" avec ses collègues de travail et ses "amisdu chat" et exclusivement Intranet pour communiquer avec son supérieur hiérarchique. 2ème extrait: Ecran de "Raoudha" avec "Bogosse", un "chateur": "Bogosse" : Sba7 el5ir ya ta7founa "Raoudha" : Joli pseudo "Bogosse" ::-).T'es où? "Raoudha" : W. Ke cherches-tu? "Bogosse" : Rencontre, voire + "Raoudha" : MDR. Attends 1 message "Bogosse" : D'ac "Raoudha" : C'était 1 message de mon chef. Je te laisse. "Bogosse" : Non!:o( RDV IRL? "Raoudha" : Désolée, bye. L'introduction des NTIC dans les PME, certes propose des applications et des solutions pour le travail, mais offre également la possibilité aux utilisateurs de s'évader en détournant leurs usages initiaux. L'utilisation de la messagerie depuis un poste de travail devient un outil de rencontre voire un support de fantasmes. Les "chateurs" se séduisent et entretiennent des relations amoureuses virtuelles, comme nous l'a dit un employé: "il m'est arrivé de correspondre pendant plus de deux mois avec un internaute (...). Nos messages étaient des fois un peu hot". L'interaction des écrans interposés, rendue possible grâce aux NTIC, donne consistance à ces fantasmes. Ainsi, la pratique de la messagerie apparaît comme un nouveau mode d'échange et de rencontre entre les membres de la communauté des "chateurs". Même si derrière ces échanges et relations fantasmatiques se cache le désir de rencontres réelles, "les messageurs considèrent que les relations établies par le truchement de la télématique, y compris quand elles débouchent sur des rapports d'amitié et se traduisent par des activités communes, ne peuvent être assimilées aux relations traditionnelles qui demeurent pour eux "la norme" de l'engagement affectif et de relations vraies", (Jouët, 1993, p.110). Confrontés à l'anonymat urbain, "Raoudha", "Bogosse" et les autres internautes utilisant les messageries reconstituent des liens amicaux et sociaux et construisent des micro communautés: "l'autonomie sociale se joue donc à un double niveau; celui de la quête de soi qui se traduit par le déploiement de la subjectivité et celui de la quête de l'autre qui s'exprime par la recherche de nouvelles sociabilités. Dans le tissage de micro liens sociaux se joue l'identité collective", (Jouët, 1993, p.110). La question de l'identité participe également à désinhiber les interlocuteurs. Les surnoms, diminutifs et nicknames servent de pseudonymes. "Raoudha" ne sait pas vraiment qui est "Bogosse". Elle ne sait pas avec qui elle est connectée sur internet. Ce n'est pas sûr qu'elle discute avec la personne avec qui elle pense communiquer. Aussi, s'il le désire, "Bogosse" peut-il toujours garder son anonymat en se cachant derrière son pseudonyme. L'identité active permet à la fois à "Raoudha" et à "Bogosse" de s'inventer une identité sociale en en empruntant une autre. Par ailleurs, il est à remarquer que l'utilisation des NTIC permet une certaine production de l'imaginaire. Un nouveau langage s'invente, composé de sigles, de chiffres, de codes, etc. Les "chateurs" utilisent même les lettres latines pour écrire en tunisien. Pour les lettres inexistantes, ils inventent des codes et mettent des chiffres ("Sba7 el 5ir": Bon matin, "ta7founa": belle)[1]. Ils créent ainsi un langage composé de codes propres qui montrent les formes particulières de leur négociation avec les NTIC. Leur "expérience communicationnelle s'accompagne (...) d'une représentation sur la technique" (Jouët, 1993, p.115), spécifique à leur communauté et constitutive de leur pratique. Les acronymes et les smileys sont utilisés par les "chateurs" pour dire plus de choses et plus rapidement. Les acronymes sont prononcés comme des mots ordinaires. Quant aux dessins et assemblages de petits signes, ils sont utilisés pour leur valeur littérale. Ils permettent aux utilisateurs d'exprimer leurs humeurs ou leurs caractéristiques physiques[2]. D'après un employé: "les smileys donnent de la chaleur à nos messages". Ces signes sont un nouveau moyen d'introduire de l'humain dans les relations à travers les écrans interposés le plus souvent aseptisées. Les utilisateurs font appel à la composante affective par le biais de ces smileys. Ces derniers comblent la chaleur des émotions dont l'écriture ne peut pas toujours rendre compte. L'interprétation et la lecture de ce "nouveau langage", de ces acronymes, de ces smileys, etc. reposent sur un décodage dont les grilles sont définies par l'imaginaire collectif de la communauté de "chateurs" et ancrées dans leurs ressources culturelles et sociales. Ainsi, "Raoudha", réceptrice libre et active, fait partie d'une communauté. Son isolement physique n'est pas synonyme d'isolement social puisque sa réception des messages repose sur des représentations d'une participation collective, (Jouët, 1993, p.111). En outre, comme le signale M.J. Carrieu-Costa, "le virtuel relève de la représentation" (Carrieu-Costa, 1995, p.8), les "chateurs" distinguent la vie du "cyberespace" de la "vraie vie" (RDV IRL: In Real Life - la vie réelle). Les utilisateurs sont conscients de la différence entre la réalité virtuelle et la vie réelle. "T'es où?": généralement en utilisant les moyens de communication classiques, le téléphone fixe notamment, on commence la discussion avec "comment ça va?". Avec la téléphonie mobile et Internet, la première question est "où es-tu?". Pour F. Jauréguiberry, "le téléphone fixe relie avant tout des lieux. A destination d'un téléphone mobile, la même personne est certaine de tomber sur son interlocuteur, mais ne sait généralement plus où celui-ci se trouve: le téléphone mobile relie d'abord des individus. D'une présence potentielle dans un lieu déterminé, on passe à la potentialité d'une présence dans un lieu indéterminé" (Jauréguiberry, 1998, p.75). On ne peut pas prévoir préalablement le lieu de son interlocuteur et par la même le cadre social dans lequel il se trouve, ce qui rend imprévisible la durée de l'échange et surtout le degré de liberté de parole. Ce qui peut être noté également dans ce deuxième extrait de communication par écrans interposés, c'est que les NTIC permettent, au moins temporairement, d'éviter le correspondant. En effet, il est facile de se déconnecter ("Désolée, bye"). L'utilisateur régule et module selon ses intérêts et disponibilités le flux de ses correspondances. "Les 'jeux' d'évitement, c'est-à-dire les stratagèmes utilisés par les utilisateurs pour se soustraire aux messages reçus comme aux informations demandées sont des tentatives pour se protéger de ce qui est perçu comme une intrusion toujours plus violente pour réglementer au plus près le temps de chacun" (Chatelain et al., 1999, p.100). 3.3- L'usager actif: contraintes et possibilités 3ème extrait: messages interposés entre un employé "R.S" et son supérieur hiérarchique "S.S": "S.S" J'attends le document attaché. Je ne l'ai pas encore reçu "R.S" Désolée, j'avais un problème de PC. Je vous l'envoie tout de suite. "S.S" Sans faute, j'en ai besoin. "R.S" Je téléphonerai après envoi pour m'assurer que vous l'avez bien reçu. Prétexter un problème avec son ordinateur permet à cet employé de trouver provisoirement une solution et d'échapper aux reproches que peut lui faire son chef à cause du retard d'envoi du fichier. "J'ai un problème de PC" est un moyen simple de contourner le non respect des délais. Comme l'utilisation des NTIC n'est pas toujours optimum (messages adressés aux mauvais destinataires, fichiers écrasés par mégarde, etc.), cet employé compte joindre par téléphone son chef pour s'assurer que le fichier est bien arrivé. Il veut vérifier en quelque sorte que l'invisible et le virtuel des NTIC se réalisent de façon concrète et réelle. 4- Remodelage des frontières: sphère privée versus sphère publique L'introduction des NTIC dans les PME incite les employés à les utiliser même en dehors de leur cadre de travail et faire de quelques uns des "accros du Net". Cette tendance se vérifie surtout chez les plus jeunes alors qu'elle est inexistante chez les plus âgés. Selon deux employés, leurs vies en dehors du travail sont marquées par l'activité qu'ils mènent au bureau. Plus encore, l'introduction des NTIC dans leur travail a "démantelé" les frontières entre la vie "privée" et la vie "publique" en professionnalisant la sphère de la vie personnelle. Un employé nous a ainsi affirmé: "Quand j'entend parler d'une nouveauté technologique, d'un nouveau logiciel ou d'un nouveau programme [en dehors du travail] j'essaie [dans le cadre du travail] de contacter les programmateurs ou le responsable informatique pour voir les utilités de ces techniques et s'il y a une possibilité de les acquérir". L'entreprise devient alors un "laboratoire d'essai" qui permet aux employés "branchés NTIC" de découvrir et de tester de nouveaux outils informatiques, qu'ils n'auraient pas pu (essentiellement à cause de leur coût élevé) obtenir à titre personnel. Ainsi, les NTIC, comme le souligne J. Jouët, se situent dans "l'entre-deux des espaces public et privé" et sont accompagnées d'un "double mouvement spatial qui conduit à la fois à transporter son univers privé dans l'espace public et à accéder à l'espace public à partir de chez soi", (Jouët, 1993, p.113). En effet, les messageries électroniques et la communication par écrans interposés brouillent les frontières entre les sphères publique et privée. En livrant à la lecture publique ses fantasmes intimes, l'utilisateur des NTIC fait éclater, via les messageries conviviales, son espace privé. Par ailleurs, en utilisant les NTIC à des fins personnelles (correspondance, chat, etc.), quelques employés sont devenus "drogués d'Internet", pour reprendre les termes d'une interviewée. Cette dernière nous a confié qu'elle fréquente quotidiennement les "publinets"[3] pour combler le "manque" qu'elle ressentait le soir. Elle ajoute: "je me suis tellement habituée à naviguer, à discuter dans des forums et à correspondre par mail que je sens le besoin de le faire le soir et même pendant le week-end". Cependant, nous avons remarqué que cette tendance tend à s'estomper selon l'âge et le statut civil des employés. Les "accrocs" des NTIC sont, dans la plupart des cas, de jeunes célibataires. Les moins jeunes et vivant en couple sont moins attirés par l'utilisation des NTIC en dehors de leur travail car leurs obligations envers leurs conjoints et enfants les empêchent de "trouver du temps libre pour naviguer sur le net", selon les dires d'une employée. Ceci devient possible quand l'utilisation des NTIC dans la vie privée entre dans les obligations familiales. C'est le cas d'une employée, qui utilise les nouvelles techniques chez elle à la maison pour aider et tenir compagnie à ses enfants qui se sont mis aux NTIC. Les NTIC dans les bureaux: confrontation avec l'outil et développement des modes de faire Si, d'une part, les NTIC dans l'entreprise proposent des solutions de travail, elles offrent d'autre part aux utilisateurs un moyen "d'évasion" sur le lieu de leur travail et par la même de détourner leur usage initial. Ainsi, par le biais des NTIC, les employés dans et depuis leurs bureaux se rencontrent, se confient, se séduisent et "vivent" par écrans interposés. De nouveaux rapports apparaissent entre "Raoudha" et la communauté qui l'entoure. Désormais elle est au centre d'un réseau qu'elle s'est construite elle-même. Les NTIC ouvrent de nouveaux horizons dans les modes de relation, à savoir une communication interactive et communautaire au sein d'espaces collectifs en perpétuelle reconstruction. Aussi l'utilisation des NTIC dans les entreprises pose-t-elle des questions relevant de la modification du rapport au temps et à l'espace des employés, de leur identité, des frontières pas toujours claires entre le réel, le virtuel et le fantasme, de la difficulté de séparer la vie privée de la vie publique, des modification de l'écriture et des efforts des utilisateurs pour "réintroduire" de l'humain dans ces nouvelles techniques. En outre, si les PME utilisatrices des NTIC veulent rester ou devenir le cas échéant, un système ouvert et bénéficier des échanges communicationnels transversaux, elles doivent apprendre à gérer les flux d'informations tout en tenant compte de l'univers informationnel privé des membres du personnel. Sami Zlitni Notes: 1.- Plusieurs lettres en arabe inexistantes dans l'alphabet latin sont substituées par des chiffres, par exemple: Chiffre Lettre arabe Nom 5 Valeur kh, ch all. j esp. 7 h . 9 q vélaire 3 'laryngale 6 t emphat. . 2.- Les smileys, appelés aussi "émoticônes", sont des petits signes (tirets, deux points, parenthèses ou figurines) qui permettent d'exprimer des humeurs ou des caractéristiques physiques. Exemples de smileys: :-) : Joyeux, rigole :-( : Triste :-x : No comment 8< : Fille 8> : Garçon 3.- Les "publinets" sont des centres publics d'Internet. Références bibliographiques: Akrich, Madeleine. "Les formes de la méditation technique", Réseaux, no60, 1993a, p.87-98. Akrich, Madeleine. "Les objets techniques et leurs utilisateurs. De la conception à l'action", Raisons Pratiques, no4, 1993b, p.35-37. Bardini, Thierry. "Changement et réseaux socio-techniques: de l'inscription à l'affordance", Réseaux, no76, 1996, p.126-155. Boullier, Dominique. 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"Utilisation des NTIC dans les entreprises: au-delà des usages professionnels", Esprit critique, Automne 2003, Vol.05, No.04, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org Revue internationale de sociologie et de sciences sociales Esprit critique - Tous droits réservés Automne 2003 - Vol.05, No.04 Dossier thématique Article Le vote électronique par Internet: du déplacement du rituel électoral à la perte de la symbolique républicaine Par Christine Chevret Résumé: On entend par "vote électronique" différents procédés techniques. C'est l'usage de l'électronique pour la machine à voter, le vote à distance, le comptage électronique et la communication des résultats. L'argument selon lequel le vote électronique par Internet supposerait une dévalorisation du rituel électoral est souvent soulevé en France. En quoi le déplacement du rituel électoral inhérent à ce système induirait-il une perte de la symbolique républicaine? Tout rite est d'abord tribal; il est constitutif d'une mémoire et de représentations collectives. Le passage par l'isoloir est un rituel constitutif du lien social. Il symbolise notre appartenance à une même communauté et l'égalité: un homme, une voix. Le vote matériel renvoie à un espace politique abstrait où règne l'égalité de droit des citoyens. La dimension virtuelle du vote électronique par Internet risquerait de conduire à l'effet inverse. Auteur: D.E.A de doctrines et philosophie politiques, Université Paris I - Panthéon-Sorbonne. Doctorante en Sciences de l'information et de la Communication, sous la direction du Professeur Jean-Pierre Esquénazi, Université Jean Moulin, Lyon III, laboratoire ERSICOM. Sur Internet, le tribalisme, qui se manifeste essentiellement au sein des forums, se caractérise par le nomadisme et l'éphémère des affinités électives. Toutefois, trois figures marquantes se dégagent du "réseau": le citoyen, le marchand et l'anarchiste. La structure ternaire est bien sûr intellectuellement confortable parce qu'elle renvoie à l'organisation de l'élite dans une société traditionnelle (le scribe, le prêtre et le prince). Cette tripartition correspond néanmoins à une réalité tout en contenant sa propre complexité. Sur Internet, la structure est réticulaire et les figures peuvent se superposer; un même internaute sera citoyen, puis éventuellement anarchiste, et, s'il achète ou vend en ligne, consommateur ou "marchand". Qu'en est-il plus spécifiquement de la figure du citoyen? L'activité citoyenne ne se limite évidemment pas à l'exercice du droit de voter mais les perspectives du vote électronique par Internet offrent la nécessité d'une réflexion sur les risques d'une dissolution de la communauté politique, ceux liés au déplacement du rituel électoral et à la perte de la symbolique républicaine. Quels sont les enjeux du vote électronique? Quels sont les apports de ce système pour les organisateurs du scrutin? Pour les électeurs? En quoi le déplacement du rituel électoral inhérent au vote électronique par Internet induirait-il une perte de la symbolique républicaine? Le déplacement du rituel électoral: approche géographique, technique et apports du vote électronique par Internet Approche technique et géographique: le déplacement matériel Définition technique du "vote électronique" On entend par "vote électronique" différents procédés techniques. C'est l'usage de l'électronique pour la machine à voter, le vote à distance, le comptage électronique et la communication des résultats; étant entendu que ces procédés ne sont pas utilisés conjointement (par exemple, machine à voter et vote à distance). On peut aussi distinguer différentes phases de procédures de "vote électronique": le vote par Internet à partir de terminaux situés dans des bureaux de vote désignés pour chaque électeur, le vote par Internet à partir de terminaux situés dans des bureaux de vote mais avec la liberté pour l'électeur de voter dans le bureau de son choix, le vote par Internet depuis des terminaux identifiés mais répartis sur le territoire (pas seulement dans des bureaux de vote), le vote par Internet avec n'importe quel terminal et un logiciel spécialement dédié au vote. Les expériences de vote électronique dans quelques pays Etats-Unis: La primaire démocrate d'Arizona en mars 2000 (multiplication par 7 du nombre de participants: de 13 000 à 86 000 votants depuis les élections de 1996). C'est la société election.com qui avait organisé le scrutin. Par ailleurs, on trouve Outre-Atlantique des logiciels comme E.vote qui permettent non seulement la réalisation d'un vote à distance mais encore l'élaboration de politiques publiques. Europe: l'initiative majeure est le projet VOTE (Voting Online Throughout Europe). Le projet associe des collectivités locales européennes: ● Cologne, Osnabrück (Allemagne) ● Terrassa (Espagne) ● Nea Erithrea, Western Attica (Grèce) ● Ancône, Turin (Italie) ● La Haye, Enschede (Pays-Bas) ● Pelkosenniemen Kunta (Finlande). Il comporte les caractéristiques suivantes: l'introduction d'un standard de signature électronique dans tous les pays européens, le développement de processus de cryptage adaptés à l'authentification des votants, l'intégration dans les technologies de vote de divers types d'accès à Internet, la mise au point d'un cadre juridique adapté au vote par Internet, le développement de l'information et des débats politiques "on line". Des expériences françaises La commune de Vandoeuvre-lès-Nancy avait proposé une expérimentation de vote électronique par Internet pour les élections présidentielles des 21 avril et 5 mai 2002, expérimentation menée conjointement avec la société américaine "election.com". Pour la CNIL Commission nationale Informatique et Libertés, suivant sa délibération du 2 avril 2002, les conditions qui rendraient cette expérimentation utile n'étaient pas remplies: "le votant ne serait identifié que par un code d'accès et un mot de passe adressé par courrier à son domicile alors que plusieurs électeurs peuvent y résider; ● ● ● la possibilité de voter depuis son domicile ne garantit pas que le vote soit dégagé de toute influence ou de toute pression; les serveurs d'exploitation des informations personnelles (liste électorale, liste d'émargement, "dépouillement") sont situés à New York, échappant ainsi à tout contrôle effectif des autorités nationales; le code d'accès et le mot de passe qui identifient l'électeur, associés à son vote, ne sont pas chiffrés tout au long de la chaîne de traitement."[1]. Enfin, la ville d'Issy-les-Moulineaux a pu tester le cybervote pour l'élection de ses représentants aux conseils de quartier. Le vote s'est déroulé entre 8 et 21 heures (au lieu de 9-19 heures traditionnellement). Il a été sécurisé par un code confidentiel que chaque électeur avait pu retirer dans des lieux publics (poste, mairie, bureau de vote) (voir Fondanèche, 2003). Il n'existerait pas de procédure de référendum d'initiative locale par Internet en France: "Ainsi un scénario dans lequel le maire de ville moyenne souhaitant lancer un projet important pour sa ville et l'ayant exposé sur son site Internet ville, recueillerait les avis sur un forum d'expression accessible par une large partie de la population depuis des bornes publiques en nombre suffisant puis mettrait en place un référendum d'initiative locale sur des urnes électroniques n'a encore jamais été mis en oeuvre"[2]. Les apports du vote électronique Les arguments matériels Le coût On peut d'abord compter, parmi les avantages du vote électronique, le coût. Dans Cyberdémocratie (1997), Pierre Lévy en déduit l'avantage suivant: "Les nouvelles formes de la vie politique et la communication électorale dans le cyberespace coûteront (et coûtent déjà) beaucoup moins cher que les campagnes par voie d'affiches et de messages publicitaires à la télévision, permettant ainsi à une plus grande diversité d'opinions de se faire connaître" (Lévy, 1997, p.143.). L'organisation d'élections est aujourd'hui coûteuse. On évalue l'investissement financier à environ 7,5 euros par électeur inscrit en ne comptant que les dépenses engagées par l'Etat. Voici des exemples de bilan sur quelques élections: Election Coût par électeur inscrit (dépenses totales de l'Etat/nombre d'inscrits à l'élection considérée) - (en euros) Présidentielles 1995 3,34 Législatives 1997 3,38 Régionales 1998 1,97 Cantonales 1998 3,18 Cantonales 2001 3,20 Municipales 2001 2,76 Source: http://www.assemblee-nat.fr/budget/plf2002. La mise en place du système de vote électronique représenterait un investissement initial (mise au point des logiciels et de l'infrastructure du vote). Toutefois, on pourrait compter sur l'amortissement des investissements initiaux sur la durée: par exemple, une machine à voter coûte aujourd'hui 4500 euros et peut être amortie dès la troisième élection[3]. Il est évident malgré tout que cette perspective est pour l'instant purement hypothétique et relative aux choix opérés: les modes de scrutins (uninominal, référendaire...) et leurs fréquences. La fiabilité L'argument de la fiabilité n'est pas nécessairement conciliable avec l'argument précédent, celui du coût. En effet, pour que le système soit fiable, il faudrait renforcer la sécurité. Or, cette démarche exige des investissements. Sur quels points la fiabilité serait-elle assurée et quels en sont les obstacles? Tout d'abord, l'enregistrement électronique éviterait le décompte manuel. Non seulement les erreurs de décompte seraient évitées mais les résultats pourraient être proclamés dès la fermeture des bureaux de vote. On pourra ajouter à ce constat une réponse au problème pratique de désaffection des bénévoles pour procéder à ce décompte manuel. Par ailleurs, sans délai de proclamation, les manipulations hasardeuses sont évitées, sans parler du mécanisme d'identification évitant erreurs et fraudes diverses: inscriptions multiples, "bourrage des urnes" avec bulletins factices, participation électorale des résidents de cimetière... Il est donc clair que cette fiabilité du système ne peut être acquise qu'au prix d'une sécurisation, exactitude du registre électoral, authentification des votants, sécurité intérieure des serveurs et télécommunications. Il faut également compter sur les risques de piratage. De ce point de vue, il existe deux risques possibles: le "jamming" (le serveur est submergé de requêtes d'informations si bien qu'il devient impossible pour un utilisateur d'accéder au site), le "page jacking" (l'utilisateur est détourné du site et arrive à l'adresse d'un autre site conçu par le "hacker"). On peut également envisager plus simplement une panne du système le jour de l'élection. Enfin, les détracteurs du vote électronique ne manquent pas de souligner que le vote à distance peut s'exercer sous influence. En effet, l'absence d'authentification physique représente un risque: le vote peut s'exercer sous pression familiale. L'enjeu est ici d'un autre ordre; le problème n'est plus matériel et financier mais politique. On voit immédiatement les risques induits pour la démocratie. Les arguments politiques La participation électorale Pour Pierre Lévy, la hausse de la participation électorale paraît indiscutable. L'auteur recense deux expériences probantes, celle des élections primaires démocrates en Arizona, en 2000, et celle des électeurs de l'Alabama la même année. C'est au sein des minorités défavorisées que la hausse serait la plus spectaculaire (Lévy, 1997, p.143). L'amélioration de la participation électorale est l'argument le plus fort. Les électeurs invoquent souvent deux obstacles: celui de l'inscription sur les listes (horaires des bureaux de mairies, distance entre le domicile et le lieu de travail) et celui de la possibilité de se rendre aux urnes les jours d'élections. La possibilité de voter par procuration est limitée et répond administrativement à des exigences et contraintes. Par ailleurs, malgré la souplesse des horaires des bureaux de vote dans les grandes agglomérations (fermeture à 20 heures), les modes de vie impliquent aujourd'hui des déplacements fréquents et expliquent aussi le taux d'abstention. Le vote électronique représente donc un espoir quant à l'amélioration des scores de participation grâce à la suppression des obstacles matériels sans négliger la nécessité de laisser s'exercer leur citoyenneté aux personnes à mobilité réduite, malades ou handicapées. La justesse dans la représentation On distingue traditionnellement les modes de scrutin suivants: le scrutin uninominal à deux tours et le scrutin proportionnel à un seul tour. Or, il existe d'autres possibilités qui ne sont pas aujourd'hui exploitées dans les démocraties à cause de la complexité technique de leur organisation. Les possibilités dénombrées sont les suivantes: la méthode Condorcet, la méthode du vote par assentiment et la méthode Régnier. La première méthode, celle de Condorcet, respecte le critère Condorcet selon lequel le vainqueur est celui qui bat chaque autre candidat en duel. Ainsi, concrètement, chaque votant classe les candidats par ordre de préférence. Il existe cependant des méthodes plus simples dans la mesure où celle-ci peut aboutir à l'absence de vainqueur. Dans ce cas, le vote par assentiment peut être choisi. Il consiste en un choix illimité de candidats. Dès lors, il est possible de mettre plusieurs bulletins dans l'urne. Enfin, la méthode Régnier est considérée dans le cadre de processus d'aide à la prise de décision[4]. Par exemple, dans le cadre d'une entreprise, les salariés sont soumis à un jeu de questions; les bulletins de vote sont triés par couleur et par candidat. Ainsi, existe-t-il d'autres modes de scrutin utilisés dans d'autres cadres qu'en politique. Quel serait le rôle des nouvelles technologies par rapport à ces possibilités? La rapidité du traitement de l'information permise par les nouvelles technologies ouvrirait la voie à l'usage de modes de scrutin plus complexes. L'intérêt n'est bien sûr pas essentiellement technique. Il s'agit de gagner en représentativité. Par exemple, aux élections de 1988, le candidat le plus consensuel était Raymond Barre. Or, le duel du deuxième tour opposait François Mitterrand à Jacques Chirac. Dans le respect de la représentativité, force est donc de constater qu'aucun des deux candidats de ce deuxième tour ne répondait au désir des Français. Les possibilités techniques de complexification offrent une avancée démocratique. Pourtant, si on voit immédiatement les avantages pour les citoyens, ces méthodes notamment celle de choix préférentiel donnent matière à critique. Autant les élus locaux sont favorables au traitement électronique du dépouillement[5], autant les obstacles politiques à la mise en place de ces méthodes sont nombreux. En effet, les hommes politiques, déjà confrontés à un électorat fluctuant, ne pourront qu'être déstabilisés: quelle cible électorale viser? quel message pour quel électeur? Les imprévisibilités de l'électeur français risqueraient d'être encore plus troublantes qu'aujourd'hui. Les risques induits par le vote électronique Les risques de la désacralisation de l'isoloir Le passage par l'isoloir comme rituel L'argument selon lequel le vote électronique supposerait une dévalorisation du rituel électoral est souvent soulevé en France. Pour les pays où se pratique déjà le vote par correspondance, il n'est bien sûr pas ou peu retenu. On notera toutefois que le retard de la France sur ce point est avant tout politique. En effet, le vote à distance se pratique pour diverses élections: syndicales, universitaires, prud'homales. Les partisans de l'isoloir en sont les défenseurs avant tout pour des élections dont l'enjeu est national. L'argument du rituel nous semble intéressant. Le passage par l'isoloir est d'abord un rituel constitutif du lien social. Il symbolise notre appartenance à une même communauté et l'égalité: un homme, une voix. Dans un ouvrage intitulé justement Un homme, une voix? Histoire du suffrage universel, Michel Offerlé (1993, p.102) note: "Le jour, l'heure du choix... une salle où sont disposés les instruments du culte républicain. Après avoir été hébergé parfois au domicile du maire, du curé, du châtelain, le bureau de vote occupe, pour la journée du scrutin, la pièce de la mairie du village, les grandes salles de mariage, des salles de classe surtout. La salle de vote se veut une sorte de bulle démocratique sous vide où l'électeur, dégagé des pressions, accomplit son devoir civique, pour lui-même et la collectivité. Interdite la distribution de bulletins ou de tracts à l'entrée, interdites les armes, les discussions politiques dans l'enceinte du bureau, interdits les citoyens encadrés par un régisseur ou un contremaître, ou dirigés au son du tambour.". Cette symbolique a un sens. Le sens de cette symbolique: la dimension tribale du rite L'isoloir est le garant concret du secret du vote et de l'absence immédiate de pressions (ce que le vote depuis le terminal familial ne pourrait garantir). Sa suppression pourrait porter atteinte à notre expérience de la démocratie mais aussi à la démarche républicaine. Nous rappelons que c'est aussi le principe d'égalité qui se manifeste également à travers le bureau de vote[6]. Dans Qu'est-ce que la citoyenneté?, Dominique Schnapper note (2000, p.141): "Par delà même la consécration du lien social, le vote manifeste concrètement l'existence de l'espace politique abstrait, dans lequel, contrairement à toute expérience sociale réelle et observable, chaque citoyen est l'égal de l'autre". La participation électorale sur Internet n'augmenterait que par rapport aux détenteurs et familiers de l'ordinateur. Le "fossé numérique" s'y refléterait inévitablement. L'argument selon lequel ceux qui ne possèdent pas d'ordinateur pourraient se rendre à des bornes numériques installées dans les bureaux de postes, les bibliothèques... résiste déjà peu à la logique. En effet, quelle est la différence pratique entre le déplacement vers le bureau de vote toujours installé dans l'école la plus proche et celui vers le bureau de poste? Le civisme oblige à un effort. Le déplacement jusqu'à l'isoloir nous semble en être un nécessaire, nécessaire à ce que Rousseau, dans Du Contrat social, intitulait "la profession de foi civile". L'isoloir revêt une symbolique appelant à une sacralité du lieu: "C'est que voter, c'est démontrer, en respectant un rituel, qu'on appartient à la communauté politique nationale" (Schnapper, 2000, p.143). La dimension tribale de ce rite est essentielle; il est constitutif d'une mémoire collective et de représentations communes. Dans La transfiguration du politique, Michel Maffesoli (1992, p.164-165) note que "(...) le rite est essentiellement tribal, il constitue le fondement même de la mémoire collective, il sert de ciment aux représentations communes et rappelle, à date fixe, leur efficace renouvelée". De la fin du symbolique aux risques du virtuel: la perte des étapes du rite L'effet "push button" A l'heure où en Europe des sociétés comme Nokia et Matra travaillent sur les possibilités de vote par téléphone mobile, la critique politique du vote électronique pourrait être déjà de faible portée face aux pressions économiques. Dès lors, qu'est-ce qui dans le vote électronique serait politiquement contestable? Les dérives populistes et démagogiques représentent les premières raisons d'une critique du vote électronique sous sa forme de référendum. On appelle effet "push button" la conséquence d'une logique référendaire électronique, lequel priverait le citoyen à la fois bien sûr du recul nécessaire mais aussi du débat public. Reprenant Bernard Manin, Dominique Schnapper souligne que l'avènement d'une "démocratie du public" a pour conséquences la personnalisation du pouvoir, la "volatilité" de l'électeur et comporte le risque d'une communication de masse qui "privilégie le superficiel et l'instantané" (2000, p.168). Influencé par cette communication de masse, le citoyen serait d'autant plus victime de l'effet "push button", sous l'emprise du dernier candidat entendu (ou parlant le plus fort!). Toutefois, des solutions juridiques peuvent être trouvées à cet effet "push button". Dans une présentation à l'Académie royale belge des sciences du 20 mars 1998, Y. Poullet expose des "considérations sur le droit du cyberespace" et propose des solutions comme l'obligation de respecter des règles éthiques et normatives, l'indication claire du but, des modalités, des conséquences et du responsable de l'organisation de la consultation opérée. L'auteur préconise également l'interdiction d'enregistrer les données personnelles résultant du sondage ainsi effectué. Si la responsabilité de l'organisation incombe à une autorité publique, le respect des règles suivantes serait nécessaire: "a- Obligation de soumettre préalablement le questionnaire à une discussion au sein des organes de démocratie représentative; le cas échéant, obligation de rendre accessible les remarques opérées par chaque courant d'opinion sur le questionnaire soumis à la consultation; b- Obligation de publier préalablement le questionnaire et les dites réflexions par voie électronique et par d'autres voies; c- Obligation de prévoir d'autres modalités de consultation que la seule voie électronique; d- Obligation de publier de manière complète les résultats du référendum (en particulier nombre de personnes ayant répondu, modalités d'interrogation, etc.); e- Interdiction de fonder une décision sur les seuls résultats d'une consultation électronique.". Démocratie directe ou "hyperdémocratie"?[7] Les partisans d'une démocratie directe voient dans le vote électronique par Internet la réalisation de la démocratie telle que l'envisageait Rousseau, dans Du Contrat social. Or, depuis la récupération par la Terreur sous la Révolution française, le rousseauisme politique a largement été discuté jusqu'à Hannah Arendt et plus récemment Mickaël Walzer. Dans un entretien avec Chantal Mouffe, l'auteur (Walzer, 1997, p.207-220) explique que la citoyenneté chez Rousseau exige une culture commune et une religion civique et qu'aujourd'hui cette conception aurait pour conséquence une répression des sujets divisés par les dirigeants politiques. Cependant, tout partisan de la démocratie directe n'est pas nécessairement rousseauiste. Par exemple, Ian Budge, qui ne rejette pas le rôle des partis, voit dans la démocratie représentative les limites suivantes: "La représentation pourrait ainsi produire des effets exactement opposés à ceux revendiqués par Madison en excluant précisément du processus de décision la plupart des personnes appartenant à l'élite sociale et culturelle." (Budge, 2000, p.767). C'est la raison pour laquelle il voit dans le Web un instrument de démocratie directe et insiste sur la meilleure accessibilité à la connaissance, ainsi que l'expression plus exhaustive des différents points de vue. Enfin, l'intérêt d'Internet résiderait dans l'ampleur du débat qu'il consent. Les deux premiers arguments sont rarement contestés bien que l'accessibilité matérielle croissante puisse alors inciter les gouvernants à multiplier des consultations de citoyens plus ou moins pertinentes au risque de les démobiliser, au risque d'une "hyperdémocratie". C'est sur le troisième point qu'il semblerait nécessaire de revenir. De quel débat s'agit-il? Est-il vraiment constitutif de la démocratie? Sa qualité est-elle comparable à ce qu'on appelle la délibération? La délibération La pertinence du référendum électronique se pose par rapport à la délibération. Cette dernière obéit-elle, dans ce cadre, à la même rationalité comportementale? Dans un article intitulé "volonté générale ou délibération? Esquisse d'une théorie de la délibération politique", Bernard Manin (1985, p.79) souligne une distinction conceptuelle importante. Chez Rousseau, la délibération constitue une décision alors que chez Aristote, elle désigne le processus conduisant à cette décision. Chez Rousseau, "on ne délibère pas, au sens fort du terme, sur ce qui est évident, simple et lumineux. On délibère, au contraire, sur ce qui est incertain, là où il y a des raisons de se décider". Or, la délibération désigne également un processus qui requiert ce que les Anciens appelaient la prudence. Pour Aristote, le Phronimos, l'homme prudent, est celui qui peut délibérer, c'est-à-dire mener une recherche qui porte sur les choses humaines. La délibération consiste en "l'analyse régressive des moyens à partir de la fin, à la façon dont, en mathématiques, on procède à la construction d'une figure: on part de la figure supposée construite, ou de la fin acquise, et l'on se demande quelles en sont les conditions. Il suffira alors, pour agir, d'inverser l'ordre de l'analyse: ce qui vient en dernier dans l'ordre de l'analyse sera premier dans l'ordre de la genèse." (Aubenque, 1993, p.108). Ainsi, il y aurait des étapes dans le processus décisionnel. On voit surtout à quel point la délibération nécessite la réflexion. Ce processus est comparable à ce que Kant, dans La Critique de la faculté de juger, appelle le sensus communis: penser par soi-même, penser en se mettant à la place de tout autre et penser de manière conséquente. Il est toujours possible d'objecter que le vote du citoyen dans l'isoloir n'obéit déjà pas à ces exigences. Toutefois, la dématérialisation et la "virtualisation" n'accentueront-elles pas la faiblesse de la délibération intérieure? On peut accorder à Internet de développer le débat et, à la rigueur, la délibération collective. Cette dernière est essentielle et a plusieurs fonctions. Bernard Manin précise qu'avant une délibération collective les individus ont davantage de désirs que de préférences. De plus, le débat les aide à comprendre que la plupart du temps leurs propres désirs sont contradictoires. Enfin, "les individus apprennent des éléments nouveaux non pas seulement sur les solutions possibles mais sur leurs propres préférences." (Manin, 1985, p.82). Les lieux de débats et délibération collective sont nombreux sur Internet. Pourtant, leur qualité est-elle comparable à celle d'un espace public réel? En effet, les protagonistes adoptent-ils une flexibilité et une coopération comparables à celles inhérentes au face à face? La confusion récurrente entre la virtualité et la matérialité ainsi que celle de l'espace public avec l'espace intime doit aussi amener à s'interroger sur la pérennité du sentiment d'appartenance à une communauté politique. L'adoption du vote électronique par Internet impliquerait le passage de l'isoloir, lieu symbolique où se réalise un acte concret fruit d'une délibération intérieure, à un procédé instantané depuis un lieu concret, éventuellement intime, par lequel la matérialité n'est plus mesurée. Le vote matériel renvoie à un espace politique abstrait où règne l'égalité de droit des citoyens. La dimension virtuelle du vote électronique par Internet risquerait de conduire à l'effet inverse. On a pu insister sur l'aspect symbolique de l'isoloir parce que le vote est un rite et en tant que rite il est d'essence tribale. Lui ôter la symbolique dont il est chargé, c'est prendre le risque de participer à la désagrégation de la communauté politique. Toutefois, il y aurait malgré tout une dimension émancipatrice, à l'exception du référendum, du vote électronique. Par exemple, en 1997, suite aux accords de Dayton, l'Université de Villanova aux Etats-Unis, avait proposé d'organiser des élections électroniques en Bosnie pour résoudre le problème de déplacement des populations. Il est également évident que, dans certaines régions du monde, la présence matérielle de l'électeur dans un bureau représente un danger pour sa vie. On sait combien parfois le rôle des Volontaires des Nations Unies est indispensable au processus électoral. Ainsi, le vote électronique pourrait être utilisé dans le cadre de transitions démocratiques, soit pour résoudre le problème de dispersion des populations, soit pour la protection des personnes. C'est sûrement de ce point de vue que son avenir devrait être envisagé. Christine Chevret Notes: 1.- "Un avis défavorable de la CNIL à une expérimentation de vote électronique par Internet aux élections présidentielles des 21 avril et 5 mai 2002", http://www.cnil.fr, le 10 avril 2002 2.- http://www.admiroutes.asso.fr [consulté le 4 décembre 2002]. 3.- http://www.admiroutes.asso.fr [consulté le 4 décembre 2002]. 4.- http://France.fsfeurope.org [consulté le 4 décembre 2002]. 5.- Conférence de Thierry Vedel sur "le vote électronique local", colloque du 26 juin 2002 organisé par Gérard Loiseau au Ministère de la Recherche. 6.- Michel Offerlé rappelle cette idée forte présente à l'origine de l'idée de l'isolement, dans les textes légaux de 1913: cet isolement est nécessaire pour "ceux que la nécessité contraint à se cacher, parce qu'ils ne peuvent, dans l'état social actuel, défendre à la fois leur liberté et leur existence" (1993, p.107.). 7.- L'expression d'"hyperdémocratie" est empruntée à José Ortega Y Gasset. Références bibliographiques: Aubenque, Pierre. La prudence chez Aristote. Presses universitaires de France, 1993, collection Quadrige, 220.p. Budge, Ian. The new Challenge of Direct Democracy. Cambridge, Polity Press, 1996. Fondanèche, Daniel. Intercdi, no181, janvier/février 2003, p.91. Lévy, Pierre. Cyberculture, "rapport au Conseil de l'Europe". Editions Odile Jacob, 1997, 313 p. Maffesoli, Michel. La transfiguration du politique. La tribalisation du monde. Grasset, 1992, 367 p. Manin, Bernard. "Volonté générale ou délibération? Esquisse d'une théorie générale de la délibération politique", Le Débat, janvier 1985, p.72-93. Morel, Laurence. "Vers une démocratie partisane?", Revue française de sciences politiques, no50, août-octobre 2000, p.767. Naira, Geoffrey. "Le vote électronique devra encore attendre", Courrier International, 23-29 août 2001. Offerlé, Michel. Un homme, un voix?, Histoire du suffrage universel. Découvertes Gallimard, 1993, 160 p. Poullet, Yves. "Quelques considérations sur le droit du cyberespace", présentation à l'Académie Royale Belge des Sciences, le 20 mars 1998, [http://www.jura.uni-sb de]. Schnapper, Dominique. Qu'est-ce que la citoyenneté?. Avec la collaboration de Christian Bachelier. Gallimard, 2000, Folio actuel, 320 p. Walzer, Michaël. Pluralisme et démocratie. Traduction collective, introduction de Joël Roman, Editions Esprit, 1997, collection Philosophie, 220 p. Walzer, Michaël. "Entretien avec Chantal Mouffe". Pluralisme et démocratie. 1997, p.207-220. Notice: Chevret, Christine. "Le vote électronique par Internet: du déplacement du rituel électoral à la perte de la symbolique républicaine", Esprit critique, Automne 2003, Vol.05, No.04, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org Revue internationale de sociologie et de sciences sociales Esprit critique - Tous droits réservés Automne 2003 - Vol.05, No.04 Dossier thématique Article Communautés virtuelles et sociabilité en réseaux: pour une redéfinition du lien social dans les environnements virtuels Par Jean-François Marcotte Résumé: Cet article offre un nouveau regard sur la définition du concept de "communautés virtuelles" et de la forme du lien social dans les sociétés contemporaines. Il présente une analyse de différentes approches pour comprendre les groupes sociaux et les communautés virtuelles. Il se penche aussi sur la forme des solidarités sociales qui s'observe dans les environnements virtuels. On y retrouve enfin une analyse de la sociabilité particulière qui domine dans les relations entre les individus. Cet article propose le concept de "civilisation réticulaire" pour identifier le mouvement global qui se met en forme mondialement et présente une nouvelle approche pour analyser les relations sociales en réseaux. Auteur: Jean-François Marcotte est sociologue et directeur-fondateur de la revue Esprit critique. Il est l'auteur d'un mémoire sur le phénomène des communautés virtuelles présenté à l'Université du Québec à Montréal et de plusieurs interventions sur les rapports sociaux en réseaux. Il exerce actuellement les fonctions de conseiller pour le gouvernement du Québec. "Il semble donc au premier abord, que la vie collective ne puisse se développer qu'à l'intérieur d'organismes politiques, aux contours arrêtés, aux limites nettement marquées, c'est-à-dire que la vie nationale en soit la forme la plus haute et que la sociologie ne puisse connaître des phénomènes sociaux d'un ordre supérieur. Il en est cependant qui n'ont pas de cadres aussi nettement définis; ils passent par-dessus les frontières politiques et s'étendent sur des espaces moins facilement déterminables.". Marcel Mauss et Émile Durkheim (1913) Introduction La forme des solidarités sociales est en mutation dans l'ensemble des sociétés sur le globe. Les institutions nationales se transforment et le phénomène de la mondialisation sociale, culturelle, politique et économique affecte la vie des individus de partout. Le développement d'outils de communication en réseaux informatiques depuis trois décennies s'est déployé dans l'univers symbolique d'un grand nombre de citoyens répartis dans plusieurs pays du monde. Cet environnement réticulaire se déploie, des individus l'habitent et le façonnent dans la rencontre mondiale des cultures. Cet espace virtuel défait les territoires du quotidien pour en recréer de nouveaux au niveau symbolique. Dans ce contexte, il est encore difficile de comprendre la forme des solidarités sociales émergente et une analyse soutenue est nécessaire à sa compréhension. Déjà trente ans ont passé depuis l'avènement des premières communautés virtuelles et la créativité des acteurs à l'oeuvre a permis l'émergence d'un espace, d'un environnement, d'un univers symbolique bien particulier. Depuis environ dix ans, certains chercheurs en sciences sociales ont commencé à explorer les frontières de cet univers pour tenter d'en comprendre l'essence. Toutefois, beaucoup de travail reste à faire. Cet article a pour but d'ajouter une pierre dans la fondation de cet édifice théorique, en posant un nouveau regard sur la définition du lien social dans cet univers bien particulier, que le temps a fini par nommer "Cyberespace" (Gibson, 1985). Dans cet espace, des interactions prennent vie, des relations s'installent et des communautés se forment. Néanmoins, il reste beaucoup à faire pour comprendre la nature des liens qui unissent les individus et les processus qui régissent ces relations. Pour ce faire, nous procéderons d'abord à une analyse du concept de "communautés virtuelles" et de différents concepts utilisés pour définir les groupes sociaux. Ensuite, nous tâcherons de mieux comprendre la forme du lien social à l'oeuvre dans ces systèmes sociaux en observant la structure des solidarités sociales. Enfin, nous analyserons la forme des relations sociales émergentes par une analyse de la sociabilité développée par les individus. Cet article vise à revoir la définition de "communautés virtuelles" en la confrontant au contexte global dans lequel elles émergent. Ainsi, nous étudierons les aspects particuliers des associations en réseaux, ainsi que le développement des relations interpersonnelles entre les usagers des environnements virtuels. Nous irons voir sur le terrain, pour comprendre comment les usagers vivent leurs rapports aux autres dans ces environnements et comment ils perçoivent le sens de leurs actions. Nous puiserons parmi des études de terrain portant sur les usagers des réseaux télématiques et nous serons à l'écoute de ce que les acteurs du Cyberespace en pensent. Nous éviterons bien sûr les discours basés sur des déterminismes techniques ou des déterminismes sociaux, pour observer les représentations, les valeurs et les pratiques des usagers. 1. - Définir les communautés virtuelles Définir le terme "communautés virtuelles" est un exercice périlleux étant donné, d'une part, la largeur de sens du concept de "communauté", et d'autre part, l'ampleur des phénomènes désignés par ce concept. 1.1 - Le concept de "communautés virtuelles" Le terme "communautés virtuelles" est très large et couvre un vaste ensemble de pratiques associatives. A priori, on peut presque dire que le concept ne fait pas sens en lui-même, considérant qu'une communauté se crée toujours dans l'esprit de ses membres et que plusieurs types de regroupements consistent à la formation de groupes n'ayant aucun contact fréquent entre eux. Bref, une communauté virtuelle est d'abord et avant tout une "communauté". Elle est virtuelle en ce sens qu'elle a été développée principalement à travers des interactions en réseaux. L'interaction en réseaux étant de l'interaction sociale à travers un mode de communication basé sur des outils techniques permettant la communication à distance selon différentes méthodes: synchronique ou asynchronique, visuelle ou textuelle, etc. Si certains usagers d'Internet et des promoteurs de technologies ont intégré le terme "tribu" dans l'univers symbolique de la culture du Cyberespace, il serait toutefois délicat d'utiliser ce concept dans une analyse scientifique du phénomène. En effet, le terme "tribu" ne reflète que peu la réalité observable dans une approche empirique du phénomène. Pour comprendre la forme d'organisation des rapports sociaux en réseaux, il faut s'appuyer sur des analyses de terrain, déceler les représentations sociales, comprendre les modes d'interaction, les mécanismes de régulation, le mode de socialisation, etc. Une communauté est donc un groupe social qui se forme à travers des rapports sociaux entre plusieurs individus. La communauté virtuelle n'a rien de différent des autres formes de regroupement, si ce n'est qu'elle s'est formée principalement à travers des interactions en réseaux. Ces groupes prennent forme dans la conscience de leurs membres et à travers les divers mécanismes de régulation qui s'installent pour assurer le maintien du groupe. Évidemment, nous ne pouvons pas oublier de mentionner l'une des premières définitions de ce concept, celle proposée par Rheingold: "Les communautés virtuelles sont des regroupements socioculturels qui émergent du réseau lorsqu'un nombre suffisant d'individus participent à ces discussions publiques pendant assez de temps en y mettant suffisamment de coeur pour que des réseaux de relations humaines se tissent au sein du cyberespace." (Rheingold, 1995, p.6). Dans cette définition, il met en évidence la variabilité des formes et des dimensions des communautés virtuelles, en insistant sur l'émergence du groupe sur la base des relations interpersonnelles. Pour sa part, Pierre-Léonard Harvey définit les communautés virtuelles comme "des groupes plus ou moins grands de citoyens ayant des interactions fortes grâce à des systèmes télématiques (intermédias) à l'intérieur de frontières concrètes, symboliques ou imaginaires." (Harvey, 1995, p.75). On peut donc considérer les communautés virtuelles comme des groupes de formes variables qui se construisent à travers des interactions en réseaux et qui prennent siège dans la conscience de leurs membres. 1.2 - La forme des groupes sociaux La formation d'un groupe ou d'une communauté nécessite plusieurs mécanismes particuliers. Dans le contexte des relations en réseaux, la situation est très semblable, à l'exception que les liens ont été formés à travers des interactions en réseaux. D'abord, des interactions prennent place, ensuite des relations interpersonnelles s'établissent de façon plus régulière, et finalement, il se forme parfois des groupes dans la rencontre de ses relations. Il existe plusieurs approches pour analyser les groupes sociaux. D'emblée, faut-il préciser que le regroupement des êtres humains ne relève pas d'un instinct naturel ou d'un déterminisme environnemental, mais plutôt d'une construction sociale qui prend forme dans la rencontre des individus? C'est à travers l'établissement graduel d'un contrat social autour de besoins spécifiques et la coopération de ses membres en vue d'accomplir un objectif commun que la communauté émerge (Crozier et Friedberg, 1977, p.15-16). Dans un contexte d'association libre, comme dans le cas de la plupart des communautés virtuelles, l'objectif commun n'est pas imposé de l'extérieur. La source d'uniformité sera alors au coeur de la constitution du groupe, en s'appuyant sur les affinités, les intérêts communs et les objectifs partagés (Newcomb et al., 1970, p.271-272). Pourtant, tout système collectif s'établit simultanément sur la différenciation de ses membres car chaque membre trouve dans le contrat social un moyen d'atteindre ses objectifs personnels (Crozier et Friedberg, 1977, p.16). Graduellement, le contrat social devient contraignant à travers l'établissement des mécanismes de régulation qui assureront la stabilité et le maintien du groupe. C'est à travers un processus de socialisation spécifique à chaque communauté que l'individu pourra intérioriser inconsciemment les outils permettant de s'exprimer et d'agir. Selon Crozier et Friedberg, l'existence d'un groupe nécessite la présence de deux conditions majeures (Crozier et Friedberg, 1977, p.51-52). Il faut d'abord une opportunité commune, soit des conditions favorables à l'établissement de liens sociaux sur une base régulière. Il faut ensuite une capacité de coopération déterminée par la capacité de ses membres à s'organiser. Les mécanismes de régulation du groupe permettent de maintenir l'identité sociale du groupe et sa capacité d'action. Comme nous l'avons dit, les communautés virtuelles sont de plusieurs types et de dimensions variables. Cette forme sera déterminante dans la formation de ses propres mécanismes de régulation et de son organisation à travers une division des rôles, la constitution du système normatif, etc. Ces mécanismes de régulation sont des moyens d'assurer le maintien du groupe et prennent la forme de règles, de valeurs, d'appartenance, etc. En fait, c'est à travers la culture des groupes que se déploient ces mécanismes: "Les membres des communautés virtuelles partagent des codes, des croyances, des valeurs, une culture et des intérêts communs." (Harvey, 1995, p.75). Si l'on revient à la formation de "communautés virtuelles", on peut ainsi comprendre qu'elles se forment aussi selon des mécanismes sociaux complexes, qui vont au-delà de la simple interaction. Comme toute communauté, les groupes virtuels prennent forme à travers l'établissement de mécanismes sociaux et s'imprègnent dans la conscience de ses membres. Selon Elizabeth M. Reid, les mécanismes de régulation traditionnelle sont remis en question dans l'interaction et il émerge ainsi de nouveaux systèmes sociaux dans les interactions en réseaux (Reid, 1991). Ainsi, la communauté virtuelle a aussi ses particularités. D'une part, le mode de communication par lequel les relations en réseaux prennent forme influence le mode d'interaction. Anonymat, absence du langage corporel, communication asynchronique, ne sont que quelques exemples qui expriment la variété des échanges possibles dans différents environnements virtuels. D'autres part, de l'interaction au développement de relations interpersonnelles, les individus parcourent les espaces de discussion s'appuyant sur une culture, un système de valeurs et un univers symbolique propres aux usagers. On peut délimiter différents types de groupes quant à la forme de l'identification ou de l'appartenance. On retrouve notamment le "groupe de référence normatif" auquel l'individu s'identifie sans avoir à y adhérer, et le "groupe d'appartenance" qui exige pour sa part une adhésion tout en fournissant un ensemble de valeurs (Boudon, 1993, p.109). Il est aussi important de s'intéresser aux concepts de "groupe primaire" et de "groupe secondaire". Pour C. H. Cooley, les groupes dans lesquels l'individu s'intègre relèvent une importance majeure dans le processus de socialisation global des personnes (Cooley, 1967, p.2357). D'abord, le groupe primaire se caractérise par un cadre rigide, sa permanence et sa forte influence sur ses membres. Le groupe primaire, comme la famille, privilégie des rapports constants, une forte intimité et affecte l'individu dans de nombreuses dimensions de sa vie. Par contre, le groupe secondaire s'appuie davantage sur une association des individus dans un contexte passager, autour de domaines spécifiques, comme dans le cas des associations professionnelles (Boudon, 1993, p.109). Manuel Castells nous indique la chose suivante: "Après l'hégémonie des relations primaires (les familles, les communautés), puis secondaires (les associations), nous voici dotés d'un nouveau système dominant qui paraît construit sur les relations tertiaires [...] les réseaux centrés autour du moi" (Castells, 2001, p.161). 1.3 - Les valeurs de la collectivité virtuelle Les environnements virtuels de discussion sont le principal foyer de ces interactions en réseaux et c'est de là que s'exprime la socialité des usagers. Ces environnements sont de vastes territoires à explorer dans lesquels les individus butinent à la recherche de nouvelles rencontres. Le terme "collectivité" désigne mieux ces ensembles larges dans lesquels interviennent les individus. En effet, si les groupes d'affinités, que sont les communautés virtuelles, arrivent à unir des individus sur une base variable, la collectivité plus vaste dans laquelle se déroulent les rapports virtuels semble fournir davantage au niveau des valeurs collectives et des systèmes normatifs (Marcotte, 2001, p.72). La Netiquette illustre admirablement cette fusion dans laquelle les valeurs et l'étiquette de base se fondent dans un système de règles informelles. La Netiquette est composée de règles de civisme, un savoir-vivre basé sur le respect d'autrui, appliqué dans un contexte d'interaction à l'intérieur d'un univers technologique. La Netiquette est un code informel que tous les usagers doivent connaître et appliquer dans leurs activités dans les réseaux. Cette étiquette s'appuie essentiellement sur le respect d'autrui dans l'utilisation des outils techniques. D'ailleurs, les valeurs et les systèmes normatifs des communautés d'affinités s'appuient presque toujours sur ces règles globales. Ce n'est évidemment pas par hasard puisque les individus sont avant tout socialisés aux systèmes de la collectivité par l'intermédiaire de relations interpersonnelles, et ce, avant même de tenter d'adhérer à des groupes restreints. Au contraire, l'intégration à un groupe nécessite la démonstration que la personne maîtrise les règles de civilité de base contenues dans cette Netiquette évanescente de la collectivité. De plus, la mobilité constante des usagers semble défavoriser la fixation et le maintien des groupes restreints (Marcotte, 2001, p.63-64). Ce n'est que lorsque l'individu développe des moyens de stabiliser ses rencontres avec autrui qu'il arrive à établir des relations interpersonnelles ou à intégrer un groupe. Ainsi, la majorité des usagers des environnements virtuels vit davantage une expérience individuelle, au contact des autres, en s'identifiant à la collectivité globale. Ensuite, cette collectivité s'appuie elle-même sur les motivations de ses membres, à l'intérieur d'une construction sociale développée par ses membres. En effet, les individus entrent dans ces environnements avec leurs propres références culturelles et leurs expériences de vie au sein de différentes communautés (Smith, 1992). Dans ce système de valeurs qui émerge, l'entraide est placée comme dimension essentielle. Par exemple, Rheingold illustre le vaste environnement virtuel qu'est le forum The Well[1] par la métaphore d'une "encyclopédie vivante" (Rheingold, 1995, p.60). Chacun apporte son expertise personnelle et la partage sans compter avec les autres. Par réflexion, chacun peut trouver réponse à ses propres préoccupations en demandant de l'aide. Il décrit ce contexte comme étant fondé sur un véritable contrat social s'appuyant sur une pratique du don et de l'échange d'information. La collectivité émerge donc à travers ce système communautaire qui se fixe dans le temps. Dans la "Déclaration de l'indépendance du Cyberespace" (A Declaration of the Independance of Cyberspace) rédigée en 1996, John Perry Barlow définit les contours de cet espace social qu'il habite. Il définit le Cyberespace par une éthique, des codes informels et un contrat social définis entre les usagers. Il décrit cet univers autour des relations sociales qui s'ouvrent à tous sans privilège lié à la race, au pouvoir économique ou à la force militaire. Il décrit les valeurs partagées par les usagers des réseaux en présentant le Cyberespace comme un lieu où tous peuvent exprimer leurs croyances sans craindre la coercition ou la nécessité de conformité. Il explique enfin que tout ce qui est créé dans le Cyberespace est destiné à être partagé et reproduit à l'infini, et ce, gratuitement. 2. - De la forme des solidarités sociales La forme des solidarités sociales n'a cessé de se transformer, passant graduellement d'une solidarité mécanique à une solidarité organique (Durkheim, 1978, p.149-167). Si la solidarité mécanique s'appuie sur de forts liens familiaux, une homogénéité des pratiques et une conscience collective développée, la solidarité organique est davantage fondée sur un contrat social et une conscience individuelle marquée. Graduellement, la solidarité organique a évolué à travers, notamment, le développement de moyens de communication rapides et la constitution d'une conscience de l'humanité comme entité envisageable. Avec un individualisme prononcé, un système social réticulaire et la diversification des références culturelles offertes aux individus, une nouvelle forme de solidarité semble émerger. Cette nouvelle forme du lien social s'appuierait simultanément sur une forte conscience individuelle et une conscience des enjeux mondiaux (Lacroix, 1998, p.139). La nouvelle forme du lien social pourrait se décrire en trois aspects majeurs: l'individualisme, le lien social réticulaire et la pluralité des références culturelles. 2.1 - L'individualisme Nous faisons face à une transformation de l'individualisme. Pour mieux comprendre le processus en oeuvre, il est essentiel de le rattacher à son évolution sociohistorique car, il est clair que l'individualisme contemporain n'émerge pas strictement avec le développement des technologies de l'information et de la communication (Breton, 2000, p.123-124). L'individualisme est un phénomène fort de l'évolution sociohistorique qui se caractérise par une conscience de soi comme entité distincte du groupe et des autres personnes. Cette représentation se distingue de la conception "holistique" dans laquelle la société est perçue comme un ensemble indivisible. C'est chez les grecs hellénistes que serait apparue cette représentation de soi, basée sur l'"intériorité" comme siège de la conscience individuelle. La forme de l'individualisme a subi par la suite de multiples transformations jusqu'à nos jours. La conception individualiste n'agit pas seule et d'autres aspects de la forme de solidarité sociale ont toujours maintenu le lien social entre les individus d'une même société. De même, il ne faut pas confondre l'individualisme avec une conception hédoniste du moi, car l'individualisme ne peut exister qu'au sein d'une société (Breton, 2000, p.125). C'est à travers la vision du libéralisme que va émerger l'individualisme sous sa forme contemporaine. En fait, l'individualisme sera une condition pour permettre un échange de biens et de propriétés entre individus libres (Breton, 2000, p.125). D'un autre côté, l'individualisme sera influencé par la vision d'une "société de communication" telle que définie par Norbert Wiener (Wiener, 1971), c'est-à-dire l'émergence d'un lien social basé sur des réseaux de communication. C'est d'ailleurs dans ce contexte qu'émergera l'"idéologie de la communication", basée sur une vision de la communication comme élément central du projet de société en émergence (Breton et Proulx, 1994, p.262-263). Le mode de sociabilité s'appuie sur une nouvelle conception de l'individualisme basée sur l'interaction avec autrui dans un rapport réticulaire dans lequel l'individu se trouve au centre. 2.2 - Le lien social réticulaire Les rapports sociaux se définissent autrement, il est question d'une mutation du lien social qui éloigne de la communauté d'origine au sein d'un lien social réticulaire: "La grande mutation de la sociabilité dans les sociétés complexes est donc passée par un changement de la forme principale du lien social: la substitution des réseaux aux communautés territoriales" (Castells, 2001, p.160.), Toutefois, il ne faut pas penser que les liens basés sur la communauté locale ont disparu. De même, il ne faut croire que ce lien social basé sur les réseaux est une construction spécifique aux communications dans les environnements virtuels. En effet, la structuration du lien social sur des relations d'affinités est plutôt une tendance observable dans les sociétés contemporaines (Castells, 2001, p.158-159). Ce lien social n'est plus construit autour d'une organisation nécessaire à la société, mais il est plutôt défini dans les choix des acteurs sociaux. L'individu prend conscience de son individualité, face à l'autre, et de la contrainte à intégrer un ensemble social. Dans ce contexte, l'individu ne cherche pas à transgresser son individualité pour adhérer naïvement à un clan. La forme de la solidarité sociale en émergence stimule au contraire la prise de conscience individuelle et, simultanément, le désir d'appartenir à une collectivité dans un contexte de libre association. Chaque individu a ses propres objectifs et toute communauté constituée développe son projet à la jonction des intérêts de chacun. On peut penser qu'il n'y a aucun but, et pourtant, il est bien là. Il n'est souvent pas préconçu, mais il se développe plutôt à la rencontre des motivations à travers les interactions sociales. Les motivations des individus qui entrent dans ces environnements virtuels sont nombreuses. Parmi les principales, on retrouve des désirs de se divertir, de développer de nouvelles relations interpersonnelles et de se sentir utile par des activités d'entraide (Marcotte, 2001, p.114-117). Dans un contexte d'interaction bien spécifique, l'individu cherchera à réunir les conditions lui permettant d'atteindre ses objectifs personnels, par exemple, réunir les conditions permettant de développer des relations interpersonnelles stables. Parmi les conditions favorisant le développement de liens sociaux, on retrouve notamment la stabilisation de l'identité présentée aux autres. L'individu sera donc amené à faire évoluer son identité au contact de nouvelles représentations sociales. Dans ce contexte, l'individu est appelé à prendre conscience de son individualité et de son rapport aux autres. Tout cela amène l'individu à se percevoir comme un être communiquant en lien avec d'autres personnes. La pratique de sociabilité développée par les usagers permet simultanément de vivre ce lien social en réseaux via des relations interpersonnelles et des communautés virtuelles aux frontières souples. Dans un contexte d'individualisme, chacun construit son environnement technique et son réseau de relations. Avec différents moyens de communication, l'individu organise son espace communicationnel. Dans ce système personnel, l'autre est confiné dans un territoire et une temporalité que l'individu contrôle (Breton, 2000, p.130-131). On ferait face à des relations mondiales entre des individus, qui sont eux-même au centre de leur propre réseau de relations. 2.3 - La pluralité des références culturelles En évoluant dans ces environnements virtuels, les individus intègrent un nouveau système de valeurs. Il s'agit d'un ensemble de valeurs, de codes et de modes d'expression qui changent les représentations sociales des usagers. Le corps est évacué des interactions et les valeurs sont plurielles. Dans ce contexte, les individus acquièrent un relativisme large par rapport aux différences physiques et culturelles. La construction identitaire des individus évolue à travers un système culturel de base et une diversité de références culturelles. Ici, il n'est plus question de modèles identitaires présentés aux individus comme dans le cas des médias traditionnels, d'un producteur d'information à un spectateur. Il est plutôt question du contact entre les individus, de l'altérité face à l'autre, de la prise de conscience que chacun a des références distinctes. L'individu peut ainsi puiser élément par élément dans ces modèles pour ainsi entrer dans un processus individualisé de socialisation. L'individu découvre les réalités socioculturelles de systèmes culturels de différents peuples et il s'éloigne graduellement du système de valeurs de sa communauté d'origine. Les références sont plurielles, voire infinies. Dans ce processus de socialisation personnel, l'individu réoriente constamment sa propre identité. Ce "procès personnalisé de socialisation" caractérise cette nouvelle forme du lien social contemporain. L'individu réévalue continuellement son identité, la fabrique au contact d'éléments référentiels illimités. Dans ce processus, l'individu acquiert de nouveaux mécanismes sociaux, notamment ceux de sélectionner parmi les références identitaires et de se créer une hiérarchisation personnelle d'évaluation des valeurs. À travers ce processus, l'individu acquiert un grand relativisme et une tolérance face à la différence. De plus, l'individu développe son habileté à la formation d'identités multiples (Lacroix, 1998, p.138). Il apprend à gérer la complexité de ses identités et les contradictions qui peuvent en émerger. Serge Proulx qualifie ce processus de "flottaison identitaire", exprimant que les individus en interaction dans les environnements virtuels appuient leur construction identitaire sur de multiples sources: "Les identités des usagers en interaction avec les technologies numériques sont perçues par eux comme plurielles, instables, flottantes, à la recherche de significations et de sens dans un océan informationnel en constante expansion." (Proulx, 2002). La mondialisation des rapports sociaux entre les individus favorise la tendance faisant émerger des communautés d'affinités (Proulx, 2002). Graduellement, les individus faisant partie d'une "minorité" au niveau local peuvent se lier à des réseaux et des communautés partageant les mêmes intérêts, soit à titre de groupe d'appartenance ou de groupe de référence. Serges Proulx parle de "mondialisation des cultures" pour signifier que les réseaux informatiques ouvrent de nouvelles pratiques d'échange d'informations de provenances variées. Ce "modèle culturel hétérogène" met l'individu dans une position où il se définit par des éléments provenant de plusieurs cultures à la fois. C'est en cela qu'il est question d'une "dé-territorialisation" des identités sociales. Nous faisons face à une nouvelle forme de solidarité sociale basée sur la multiplicité des identités et une construction identitaire particulière des individus dans un contexte dans lequel ils sont en contact avec des éléments culturels provenant de plusieurs pays. Il s'agirait donc d'une forme de solidarité sociale qui développe une capacité à dépasser les différences de valeurs. 3. - De la sociabilité dans la civilisation réticulaire Nous avons vu jusqu'à présent que les formes de regroupement sur Internet sont diverses et que la forme du lien social subit de nombreuses transformations. Dans ce contexte où les trajectoires sont multiples, les individus modifient la forme de la solidarité sociale. Dans ce type de solidarité sociale bien particulier, un nouveau mode de sociabilité se met en place. 3.1 - La sociabilité en réseaux et l'individualité Dans ce vaste espace de rencontre qu'est le Cyberespace, l'individu cherchera d'abord à rencontrer les personnes qui ont le plus de points en commun avec lui. Graduellement, il sera exposé à de nouvelles valeurs et à un nouveau système social. Même si plusieurs aspects techniques du mode de communication en réseaux nuisent à la formation du lien social, les individus usent de créativité pour reconstruire les conditions permettant de stabiliser leurs rapports aux autres. C'est dans le contrôle de ces dimensions techniques et sociales que l'individu arrive à intégrer un nouveau système collectif, qui prend forme dans sa conscience. Il se définit donc au sein d'un vaste ensemble de rapports sociaux et simultanément, il acquiert une plus grande conscience de son individualité au sein de ces réseaux de relations. Une majorité d'usagers d'Internet vont développer leur pratique sous la forme du réseau plus que par affiliation à des communautés virtuelles. La sociabilité prend ainsi la forme de relations basées sur la discussion et l'entraide à travers de relations interpersonnelles sous forme d'amitiés. Le désir d'indépendance et d'épanouissement personnel conditionne en partie cette construction du lien sous la forme du réseau de relations. Le maintien du lien social dans les environnements virtuels s'appuie sur la pratique du don et le sens du devoir envers les autres. Ceci a été observé par F. Randall Farmer et Chip Mornigstar dans le cadre du projet Habitat[2] et aussi, dans mes propres recherches sur le Palace (Marcotte, 2001, p.70). D'une part, l'échange d'information et d'objets virtuels contribue à solidifier les liens d'amitié dans le développement des réseaux de relations interpersonnelles. D'autre part, le civisme, l'esprit d'entraide, l'honnêteté envers autrui sont des valeurs qui sont fortement valorisées dans la culture des usagers de ces environnements virtuels. Les relations interpersonnelles se stabilisent à travers ces pratiques et le partage de valeurs communes. Ce sont des aspects de base nécessaires à la participation des individus au sein de la collectivité virtuelle et dans des groupes restreints. Mike Godwin, membre de l'Electronic Frontier Foundation (EFF), décrit les interactions au sein des communautés virtuelles comme des relations de "voisinages"[3]. En décrivant la création de l'EFF et des communautés virtuelles dans le forum The Well, il explique que John Perry Barlow et Mitch Kapor ont fait ce que des voisins font quand il y a un problème de quartier: ils ont formé un groupe de citoyens autour d'un débat qui les concernait tous. De plus, la pratique des usagers alterne souvent entre l'exploration de nouvelles rencontres, le développement de relations d'amitié et l'adhésion à des communautés virtuelles. C'est la multiplicité des formes du lien qui est caractéristique et qui met en valeur la sociabilité des individus dans ses rapports sociaux avec autrui. La faible capacité de rétention des membres pour la plupart des communautés virtuelles et la mobilité constante des individus entre les groupes nuisent à la fixation des groupes. Ce contexte d'instabilité contribue aussi à ramener la personne vers une pratique individuelle (Marcotte, 2001, p.109-110). Cette alternance des formes de relations contribue à faire adhérer l'individu aux valeurs et pratiques de la plus vaste collectivité. L'individu développe son identité au sein de ce vaste ensemble de références identitaires et à travers la diversité de ses expériences personnelles. Il y acquiert aussi une plus grande conscience de son individualité. Tous ceci amène l'individu à investir davantage dans l'établissement de son propre réseau de relations, plus que dans l'adhésion à des groupes restreints. Dans ce contexte d'interaction des espaces virtuels, l'individu organise son espace communicationnel autour de ses intérêts propres et construit graduellement son réseau de relations interpersonnelles. À travers cette expérience, il prend conscience de son individualité et développe sa sociabilité dans ses rapports aux autres. Nous nous refusons à traiter de barbares, de juvéniles ou d'archaïques ces individus en quête de sens dans leur vie. Les personnes qui communiquent dans les espaces virtuels ne se reconnaissent pas dans le tribalisme, alors qu'ils recherchent l'écoute des autres et le sentiment d'être utile dans une société atomisée. Elles ne cherchent pas à fuir la société mais plutôt à s'y trouver une place qui leur convienne. La forme de la solidarité est autre et les individus "réédifient aujourd'hui le lien social lui-même, en s'aidant des technologies dont ils disposent, pour en construire une forme nouvelle: la société en réseau" (Castells, 2001, p.166). Loin d'isoler les individus, cette société réticulaire favorise les relations interpersonnelles. 3.2 - L'interaction en réseaux et l'identité Pour pouvoir envisager la possibilité de développer des relations avec d'autres personnes dans les environnements virtuels, l'individu fait d'abord face à une médiation technique. Il est confronté à une machine et doit comprendre le fonctionnement de logiciels pour amorcer un échange avec l'autre. Ce n'est qu'une fois ces habiletés techniques acquises que l'individu peut entrevoir la possibilité de participer à une interaction viable avec autrui (Marcotte, 2001, p.80-82). Toutefois, dès que les habiletés techniques nécessaires sont acquises, la personne se rend compte qu'elle tente de s'intégrer dans un système social ayant une existence hors d'elle. La personne entre alors dans un nouveau processus de socialisation dans lequel elle tente de comprendre les règles, normes et valeurs de ces personnes qui composent la collectivité et du système social constitué. Ainsi, la personne prend aussi conscience de la médiation sociale à franchir pour entrer en interaction avec autrui, comprendre le système de valeurs, comprendre l'univers symbolique développé entre eux, et ultimement, obtenir l'acceptation au sein de communautés. Dès lors, l'individu fait le choix de son usage et de son rapport à autrui dans l'interaction. Au départ, l'usager qui pénètre un environnement virtuel se trouve dans un contexte d'exploration technique et sociale (Marcotte, 2001, p.117). À mesure qu'il aura développé une meilleure compréhension des règles et valeurs qui orientent l'intervention de chacun, il tentera de développer des mécanismes susceptibles de stabiliser ses relations interpersonnelles, le moyen de passer d'une interaction ponctuelle à la formation de liens récurrents avec d'autres individus. L'individu apprend à contrôler son identité, à gérer sa présentation de façade et à développer des relations avec autrui. L'identité évolue au contact de ces nouveaux apprentissages et se répercute aussi dans les rapports sociaux de l'individu dans son environnement immédiat. L'individu se retrouve ainsi aux commandes d'un ensemble d'outils de communication et apprend à gérer son temps et ses relations interpersonnelles. Le caractère "asynchronique" de certains outils de communication permet notamment d'accorder du temps de communication au moment voulu (Breton, 2000, p.132). L'individu prend ainsi une distance par rapport à l'autre, et aussi une distance par rapport à sa "présentation de façade", telle qu'entendue par Goffman (1973, p.29-36). L'interaction dans les environnements virtuels ouvre un éventail de possibilités nouvelles dans l'interaction avec autrui. D'un côté, il manque des informations que l'on est habitué d'avoir pour mener une interaction. De l'autre, l'individu obtient des informations non vérifiables sur l'autre et peut à son tour choisir l'information qu'il désire transmettre sur lui-même. Cet avatar de soi prend un sens particulier dans le développement de l'individualité dans l'interaction. Lorsqu'une personne utilise des instruments de communication en réseaux, elle doit reconstruire son identité de l'autre côté de l'écran (Turkle, 1995, p.177). On peut ainsi constater une séparation du corps et de l'esprit, de l'être physique et de l'acteur social (Breton, 2000, p.129). Dans cet exercice, l'individu est appelé à une confrontation avec sa propre identité, il est obligé de se percevoir en extériorité à elle-même. Ce n'est que dans cette confrontation que la personne arrive à entrer en contact avec autrui dans le contexte technique particulier des environnements de discussion en réseaux. Qu'il intègre ou non des groupes spécifiques dans son parcours, sa construction identitaire se fera en référence à des systèmes de valeurs par identification ou par appartenance. La stabilisation des relations avec autrui est évidemment un prérequis pour pouvoir aspirer à s'intégrer à un groupe. Au cours de l'évolution de sa pratique, l'individu pourra se joindre à des groupes restreints et les quitter. Il pourra aussi alterner entre une pratique basée sur un réseau personnel de relations et l'intégration à un groupe. La faiblesse des mécanismes de régulation de plusieurs communautés virtuelles provoque d'ailleurs souvent ce retour à une pratique fondée sur l'individualité dans un rapport de sociabilité avec autrui (Marcotte, 2001, p.119). Dans l'évolution de sa pratique communicationnelle, l'individu finit par intérioriser le système de valeurs et l'univers symbolique de la plus vaste des communautés, ceux de la collectivité virtuelle qu'il fréquente. C'est dans ce rapport au plus vaste système de référence que s'intensifie la conscience de soi et l'emprunt de différentes valeurs dans la construction identitaire de l'usager. L'identité d'une personne se développe à travers les rapports qu'elle entretient avec d'autres individus et les différents groupes auxquels elle se lie (Rocher, 1969, p.129-130). Cette identité est source de valeurs, de normes et de contenus symboliques. L'identité est un ensemble de représentations qu'un individu a de lui-même, et de lui-même parmi les autres. Les individus qui pénètrent les environnements virtuels ont à la base leurs propres références culturelles (Smith, 1992). En entrant dans ces espaces de discussion, l'individu s'expose à de nouveaux ensembles de valeurs et à de nouveaux univers symboliques. Selon le mode de communication spécifique à l'environnement choisi, l'individu pourra aussi s'exposer à de nouveaux moyens d'entrer en relation avec autrui, une nouvelle façon de représenter son identité à lui-même et à autrui (Reid, 1991). Dans l'interaction avec autrui, l'individu doit apprendre à gérer une présentation de façade nouvelle dans laquelle son propre corps est évacué et qui présente un nombre restreint d'informations sur l'autre (Goffman, 1973, p.29-36). L'individu se trouve ainsi à avoir une plus grande liberté pour se décrire aux autres et pour se définir à lui-même. Ceci ne fait que mettre en évidence la nouvelle tendance contemporaine à la base d'une nouvelle forme de solidarité sociale dans laquelle les individus ont appris à jouer plusieurs rôles dans différents milieux de vie (Rheingold, 1995, p.151152). Bref, la manipulation de l'identité est devenue un jeu courant que les citoyens ont appris pour faire face aux nouvelles exigences d'une société dont la division des rôles se fait de plus en plus complexe. 3.3 - L'émergence de la civilisation réticulaire Il semble donc que les communautés virtuelles ont une faible capacité de rétention de leurs membres et que les individus sont ainsi socialisés davantage par le système social de la plus vaste collectivité. C'est à travers un "procès personnalisé de socialisation" que l'individu construit son identité, à travers ce système éclaté. La collectivité fournit un ensemble de références à l'individu et adhère graduellement à certaines valeurs de l'ensemble, comme l'entraide et le respect d'autrui. La mobilité des individus entre les groupes favorise la circulation des valeurs à travers des relations interpersonnelles multiples dans une forme du lien social réticulaire. L'individu se développe selon une représentation de lui-même comme être communiquant au sein d'un vaste système de relations qu'est sa plus vaste collectivité. Une pratique nouvelle émerge dans laquelle l'usager développe une forte conscience de son individualité au sein d'un système basé sur les relations d'entraide. Il s'agit d'un système social davantage axé sur l'interaction entre individus, plus que sur la formation de groupes tribaux. Cette tendance accentue ainsi la forme de la solidarité organique vers un lien social différent. Cette nouvelle forme de solidarité sociale favorise le développement d'une conscience individuelle forte, d'une conscience collective abstraite, dans un système de relations basé sur les relations interpersonnelles, dans un contexte de libre association et d'un vaste système normatif peu contraignant. Dans les échanges, l'individu arrive à combler certains besoins, à assouvir un désir de co-présence et à trouver la valorisation de soi par la reconnaissance d'autrui. Pour élargir encore le champ de ces observations, nous utiliserons le concept de "civilisation" tel qu'entendu par Marcel Mauss: "Un phénomène de civilisation est donc, par définition comme par nature, un phénomène répandu sur une masse de populations plus vaste que la tribu, que la peuplade, que le petit royaume, que la confédération de tribus." (Mauss, 1930, p.7). L'ensemble des relations sociales entre les usagers d'Internet constitue les "phénomènes de civilisation" qui dépassent la réalité des peuples et même des communautés virtuelles qu'on y retrouve. Des individus sont en lien avec d'autres, avec des groupes, avec des codes culturels provenant d'autres sociétés, et des communautés interagissent les unes avec les autres. On peut ainsi penser que l'ensemble de ces rapports sociaux constitue une civilisation distincte n'ayant pour territorialité que la virtualité de l'esprit. Marcel Mauss et Émile Durkheim définissent le concept de "civilisation" comme suit: "Il existe, non pas simplement des faits isolés, mais des systèmes complexes et solidaires qui, sans être limités à un organisme politique déterminé, sont pourtant localisables dans le temps et dans l'espace. À ces systèmes de faits, qui ont leur unité, leur manière d'être propre, il convient de donner un nom spécial: celui de civilisation nous paraît le mieux approprié." (Mauss et Durkheim, 1913, p.5). Des sociétés sont en relations et des échanges culturels et techniques sont à l'oeuvre dans ces rapports mondiaux. Il y a une civilisation commune à tous les individus de toutes nations qui entrent dans les relations supra-nationales qui ont cours dans les espaces virtuels. Toute civilisation a son individualité et s'unifie dans la rencontre de plusieurs sociétés (Mauss, 1930, p.8). N'est-ce pas cela que Barlow (1996) signifiait en proclamant l'indépendance d'Internet dans la "Déclaration de l'indépendance du Cyberespace"? Si les nations développent leurs propres institutions politiques, les systèmes symboliques, les mythes, les connaissances scientifiques et techniques s'échangent au sein d'une civilisation et dépassent largement le cadre d'un seul peuple (Mauss et Durkheim, 1913, p.6). Dans toute son originalité, dans ses rapports complexes entre sociétés, dans les échanges socioculturels entre les individus qui la composent, la "civilisation réticulaire" prend forme. Les langages, les univers symboliques et les connaissances s'échangent dans des rapports qui échappent aux systèmes nationaux. Les rapports se réalisent entre groupes, mais bien plus encore entre individus dans des rapports interpersonnels. Mêmes les institutions s'échangent et se rencontrent dans la constitution des systèmes sociaux propres aux environnements virtuels. Ces phénomènes sociaux et ces relations se développent au-delà de leurs relations à des organismes sociaux précis. Ces systèmes sociaux dépassent le champ des groupes spécifiques, des sociétés et même des territoires nationaux (Mauss et Durkheim, 1913, p.4). On a affaire à l'émergence de faits sociaux qui transcendent l'existence d'une seule société, d'une seule nation. Cette civilisation a son caractère propre et Barlow confirme cette hypothèse de la naissance d'une civilisation en concluant lui-même sa déclaration en affirmant: "Nous allons créer une civilisation de l'Esprit dans le Cyberespace."[4] (Barlow, 1996). Ce qui est particulier dans cette civilisation, c'est que les relations s'établissent au sein de communautés et de collectivités composées d'individus provenant de différentes nations. Ce n'est plus une civilisation constituée de rapports entre sociétés, mais plutôt une civilisation basée sur le lien entre des individus provenant de différentes nations. Dans les termes de Ibn Khaldûn, on pourrait dire qu'il est question du dépassement de la tribu (qabîl) comme siège de la solidarité ('asabiyya) vers une solidarité sociale à la jonction des rapports entre individus à l'échelle planétaire (Khaldûn, 2002). Conclusion Dans cet article, nous avons tenté d'analyser le phénomène des communautés virtuelles sous un nouvel angle. Nous avons décortiqué le concept de "communautés virtuelles", élucidé les dimensions de la forme des solidarités sociales, et nous avons expliqué la forme de la sociabilité à l'oeuvre dans les environnements virtuels. Cet article ne prétend pas faire le tour de la question, mais bien plutôt décrire un nouvel angle d'approche du phénomène des relations sociales en réseaux dans les environnements virtuels. L'approche suggérée en est une, d'abord empirique, visant l'observation des faits par la recherche sur le terrain. Il s'agit ici de comprendre des systèmes sociaux dynamiques à travers les représentations de leurs acteurs. Cette approche s'inscrit, d'autre part, dans une perspective sociohistorique permettant de réintégrer les faits sociaux actuels dans leurs dynamiques internes et globales. Comme nous l'avons vu, les usagers d'Internet ne cherchent pas dans ce contexte à se refermer sur eux-mêmes, ni sur un groupe restreint, mais au contraire à renforcer leur individualité au contact du plus grand nombre de personnes possibles. Aussi, la forme de la "tribu", qui requiert un engagement ferme de ses membres correspond moins à la nouvelle forme de solidarité qui suggère au contraire la formation de groupes éphémères ou circonstanciels. L'individu veut comprendre, il explore, il veut grandir, mais surtout ne pas prendre des engagements qui limiteraient son action individuelle. On retrouve plutôt un système collectif basé sur une individualisation accrue, un désir de sociabilité et d'entraide, le tout dans un contexte de libre association. Chacun acquiert une plus grande conscience des cultures distinctes, de sa relation avec chacune d'elles et de la transformation de ses propres valeurs en fonction des contacts avec une multitude d'individus. Ces personnes vont dans les environnements virtuels pour rencontrer de nouvelles personnes et discuter avec qui sera présent dans l'espace de rencontre à ce moment précis (Lessig, 1999, p.11). On voit aussi clairement que les "communautés virtuelles" ne correspondent pas à la forme des groupes primaire ou secondaire, et que son mode de socialisation spécifique s'appuie sur une forme différente de solidarité sociale. L'émergence des discours qui orientent l'évolution des technologies de communication et l'idéologie de la communication a certainement un lien avec des processus socioculturels précédant l'avènement des réseaux de communication (Breton, 2000, p.124). En effet, les cultures mondiales se rencontrent et influencent le développement des cultures du Cyberespace. Aussi, on peut observer un lien entre la culture de la sociabilité dans les réseaux et sa réimplantation dans la culture de la société générale. Mauss et Durkheim disaient la chose suivante: "expliquer une civilisation revient tout simplement à chercher d'où elle vient, à qui elle est empruntée, par quelle voie elle passe de tel à tel point. En réalité, la vraie manière d'en rendre compte est de trouver quelles sont les causes dont elle est résultée, c'est-à-dire quelles sont les interactions collectives, d'ordres divers, dont elle est le produit." (Mauss et Durkheim, 1913, p.7). Nul ne peut prétendre à une compréhension des rapports d'association qui ont cours sans en comprendre les dynamiques temporelles de l'organisation des sociétés et des rapports d'inter-influence mondiaux entre les civilisations. Pour comprendre la forme des solidarités sociales qui oriente les rapports sociaux d'aujourd'hui, il est essentiel de s'appuyer sur une analyse attentive du mouvement sociohistorique (Lacroix, 1998, p.79). Notre rôle dans l'étude de la "civilisation réticulaire" sera précisément de nous pencher sur les rapports sociaux qui ont cours à divers niveaux de regroupements et de relations interindividuelles, afin de l'analyser, de comprendre d'où elle vient et où elle va. C'est en cela qu'il est essentiel d'observer les faits sociaux sur le terrain pour comprendre la sensibilité des phénomènes émergents, et qu'il est nécessaire de réintégrer l'analyse de cette civilisation émergente selon une vision sociohistorique universelle. Jean-François Marcotte Notes: 1.- Abréviation de "Whole Earth 'Lectronic Link" (WELL), The Well est un large forum de discussion né aux États-Unis qui constitue encore aujourd'hui une des plus vastes communautés virtuelles. 2.- Morningstar, Chip et Farmer, F. Randall. The Lessons of Lucasfilm's Habitat. Consulté sur Internet: <http://www.communities.com/paper/lessons.html>. 3.- Godwin, Mike. The Electronic Frontier Foundation and Virtual Communities. San Francisco. Consulté sur Internet: <http://www.eff.org/EFF/virtual_communities.eff>. 4.- Traduction libre de l'anglais "We will create a civilisation of the Mind in Cyberspace.", dans: Barlow, John Perry. 1996. Références bibliographiques: Barlow, John Perry. A Declaration of the Independence of Cyberspace. Davos, Suisse, 8 février 1996. Consulté sur Internet: <http://www.eff.org/Publications/John_Perry_Barlow/barlow_0296.declaration>. Boudon, Raymond (dir.). Dictionnaire de la sociologie. Paris: Larousse, coll. Références, Sciences de l'homme, 1993, 280 p. Breton, Philippe. "À propos du 'monde solaire' d'Asimov: les technologies de l'information dans le contexte du nouvel individualisme" in Sociologie et sociétés, 2000, vol. XXXII.2, p.123-134. Breton, Philippe et Proulx, Serge. L'Explosion de la communication. Montréal: Boréal, Compact, 1994, 341 p. Castells, Manuel. La galaxie Internet (Trad. de l'anglais par Paul Chemla). Paris: Fayard, 2001, 366 p. Cooley, Charles Horton. 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"Communautés virtuelles et sociabilité en réseaux: pour une redéfinition du lien social dans les environnements virtuels", Esprit critique, Automne 2003, Vol.05, No.04, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org Revue internationale de sociologie et de sciences sociales Esprit critique - Tous droits réservés Automne 2003 - Vol.05, No.04 Dossier thématique Article E-critures: co-constitution d'un dispositif technique, d'un champ et d'une communauté Par Evelyne Broudoux et Serge Bouchardon Résumé: L'étude du dispositif e-critures permet de suivre l'évolution co-constituante d'un dispositif technique, d'un champ et d'une communauté. Dans le champ en construction et en quête de légitimité de la littérature électronique, le dispositif e-critures apparaît en effet comme une fabrique accélérant la structuration du champ en mouvements, mais aussi comme un laboratoire dans lequel une tentative de catégorisation du champ en différents genres est à l'oeuvre, ainsi que la construction d'une "critique". C'est également le dispositif qui favorise un jeu (jeu identitaire des différentes figures d'auteurs) sur les rôles et les places, parfois interchangeables, quelquefois spécialisés, des différents acteurs. Auteurs: Evelyne Broudoux Doctorante en SIC. Enseignante à l'IUT La Roche sur Yon. Laboratoire Paragraphe, Département Hypermédia, Université Paris 8. Serge Bouchardon Agrégé de Lettres Modernes. Doctorant en SIC. Enseignant à l'Université de Technologie de Compiègne. Laboratoire COSTECH (Connaissances, Organisation, Systèmes techniques), UTC. Introduction Nous nous intéressons ici au dispositif technique, matériel et conceptuel, mettant en relation des acteurs et des outils dans un espace électronique partagé. L'étude de cas présentée concerne un dispositif en ligne dédié à la littérature électronique. Dans le paysage des sites de revues littéraires - notamment des sites hybrides se présentant à la fois comme une revue littéraire, un forum de discussion, un atelier d'écriture - ce dispositif met en scène une relation spécifique au support. Utilisé par les différents acteurs, le support informatique est en effet dans le même temps le constituant des oeuvres électroniques présentées et discutées. La dimension technique du dispositif est alors centrale: les acteurs parlent de leurs pratiques de lecture et d'écriture de la littérature électronique en "pratiquant" le support informatique. Se pencher sur un tel dispositif (consacré à la littérature électronique) permet de s'intéresser à un champ (Bourdieu, 1992) en construction, dont les normes et conventions de lecture et d'écriture sont en cours de constitution, et dans lequel cherchent à se placer les différents acteurs. On peut ainsi observer des interactions fortes entre un dispositif technique, un champ et des acteurs. Notre hypothèse est qu'il est possible de suivre, dans ce cas, la co-constitution d'un dispositif technique, d'un champ et d'une communauté. Cette hypothèse pourrait prendre appui sur Gilbert Simondon (1989) et la notion de "transduction". Les dispositifs électroniques ne sont pas seulement des dispositifs autorisant certains usages et pratiques à une communauté; la communauté est constituée progressivement ("individuation collective") par le dispositif en même temps qu'elle constitue ce dispositif. C'est en ce sens que l'on peut parler d'une co-constitution "transductive". Pour mettre à l'épreuve cette hypothèse, nous nous sommes intéressés au dispositif en ligne ecritures[1]. Il s'agit d'un dispositif hybride (liste de discussion + site Web) consacré à la littérature électronique qui "réunit à la fois des écrivains, des chercheurs et de simples lecteurs". D'un point de vue méthodologique, l'étude du dispositif e-critures a consisté en une étude qualitative (en profondeur) avec participation[2]. 1. Le dispositif e-critures 1.1. La liste de discussion Le dispositif en ligne e-critures se compose d'une liste de discussion, d'un site web et d'une association[3]. C'est la liste de discussion, créée en novembre 1999, qui a été première (elle compte actuellement 92 membres et près de 2500 messages depuis sa création). Selon la définition annoncée, elle constitue un groupe d'échanges et de réflexion qui réunit à la fois des écrivains et collectifs d'écrivains qui ont une spécialité d'écriture et de publication électroniques, des chercheurs et de simples lecteurs intéressés par la littérature électronique. Le choix de la médiation par "liste de discussion" façonne une audience constituée par un cercle d'"initiés": nul ne peut s'inscrire sans passer par le modérateur (dont le rôle est cependant restreint puisque les messages sont postés librement). Les membres d'e-critures se trouvent ainsi dans une situation traditionnelle de cooptation et doivent être entrés en relation avec au moins un des membres du groupe pour pouvoir le rejoindre. Le "dehors" dont ils sont issus connaît deux états: ● ● en présence, à l'occasion d'événements liés à la "littérature électronique" ou plus généralement à l'"art numérique" (performances, installations, festivals, lectures et projections publiques ou simples réunions), médiatisé (revues imprimées et/ou électroniques, autres forums, échanges par courrier électronique à partir de sites d'auteurs, etc.). Ces deux modes d'échanges, loin d'être en concurrence, sont étroitement imbriqués et agissent en synergie dans la construction du champ dès les prémisses jusqu'à l'heure actuelle. C'est ainsi que lors du lancement de la revue "Si loin, si proche"[4], Lucie de Boutiny a donné rendezvous aux e-crituriens au café Le Web bar[5] ou que François Coulon annonce régulièrement sur la liste de discussion ses "Premiers mardis du mois", rencontres mensuelles itinérantes dans divers cafés. La liste de discussion fonctionne selon une succession de dialogues et la diffusion des messages est toujours unilatérale: de un vers tous les membres de la liste. La structure organisationnellerepose sur la présence d'un modérateur, l'autorégulation du groupe, l'autoprésentation des membres et la reconnaissance positive ou négative entre membres. Le sentiment d'appartenance à la liste est directement lié au sentiment de faire partie de la galaxie des "précurseurs" et à la possibilité de batailler ou non pour sa propre visibilité. Cette visibilité repose notamment sur la production d'oeuvres et la "mise en discussion" ou en "tests" au sein de la liste, mais aussi sur la publication d'oeuvres sur CD ou revues et la mise en place d'installations ouvertes à un public plus large que celui de la liste e-critures. 1.2. Le site web Le site web[6] d'e-critures, créé en janvier 2001, donne notamment aux auteurs la possibilité de présenter leurs oeuvres ("créations individuelles") mais aussi d'investir un espace commun ("créations collectives"). Afin d'enrichir le contenu des échanges avec les visiteurs du site, une nouvelle version est en cours de création (lancement automne 2003). Émanation de la communauté constituée par la liste, sa réalisation est répartie entre plusieurs acteurs membres (administrateur et serveur à New York, développeurs à Paris, graphiste à Marseille...) et a fait l'objet de discussions sur la liste elle-même: ● ● ● dans sa définition (site consensuel proposant une rétrospective de la littérature électronique ou site "manifeste"?), dans ses usages (doit-il par exemple permettre aux internautes de faire des critiques d'oeuvres données à voir sur le site?), dans ses aspects techniques, ses fonctionnalités et son interface (HTML ou Flash et Director?)... Enfin, une revue multisupports (papier+site+CD-ROM) sur le thème "Si loin si proche" est programmée pour janvier 2004. 1.3. E-critures, communauté et champ La diversité des acteurs du site e-critures est affichée: "Liste de discussion dédiée à la littérature électronique. Elle regroupe des auteurs, des universitaires et de simples lecteurs."[7] Mais dans quelle mesure peut-on ou non conclure à la constitution d'une communauté? "Parler de "communauté de lecteurs" suppose, comme l'explique Roger Chartier (1996), de se demander s'il existe, entre les personnes qui les composent, des "normes et des conventions de lecture" qui seraient construites et stabilisées dans ce nouvel espace d'échange." Le problème de la littérature électronique et des sites y afférant, c'est que justement les normes et les conventions d'écriture et de lecture sont en construction et ne sont pas stabilisées. Ce sont ces normes et ces conventions de lecture et d'écriture qui se débattent et se construisent notamment dans le dispositif e-critures. Il paraît donc intéressant d'observer quelque chose qui émerge et d'étudier comment une communauté se construit dynamiquement dans la tension (entre mouvements et genres, auteurs et lecteurs), dans la production de frontières d'un champ. En effet, le dispositif e-critures se présente par certains côtés comme un dispositif éditorialvisant à la légitimation d'un nouveau champ: conflits de tendances, prises de position antiinstitutionnelles ou stratégies d'accumulation de "capital symbolique" sont autant d'indices de la constitution d'un champ de la littérature électronique. Pour ce qui est de la constitution du champ, la démarche et les analyses de Pierre Bourdieu (1992) apparaissent pertinentes, dans la mesure où un champ se définit notamment par rapport à une extériorité, en déterminant des enjeux et des intérêts spécifiques qui sont irréductibles aux intérêts et enjeux des autres champs. La constitution du champ de la littérature électronique suppose des conventions qui se construisent, parfois conflictuellement, entre des mouvements littéraires (constituant la structure interne du champ) et des genres (faisant intervenir une notion d'héritage et de filiation). 2. Mouvements et genres 2.1. Un champ en construction Le champ de la littérature électronique, en tant que champ en construction, souffre d'un déficit de légitimité: en particulier, la constitution d'une critique qui pourrait le promouvoir tarde à se dessiner. Le regard critique et le partage d'observations des oeuvres "mises en pâture" par l'intermédiaire de la liste de discussion semblent combler cette lacune: il y a bien là auto-référence et "communautarisation" qui risquent d'être synonyme d'enfermement. On peut notamment relever, dans les contributions des participants, des références récurrentes à d'autres champs (littérature "papier", cinéma, performances, installations...), références souvent négatives. Les participants s'efforcent ainsi de replacer le champ "dans le système des relations objectives constitutif de l'espace de concurrence qu'il forme avec tous les autres" (Bourdieu, 1992) afin d'asseoir sa légitimité. Il est également symptomatique que, alors que beaucoup de revues littéraires en ligne permettent d'accéder au site de e-critures[8], le site de e-critures ne renvoie qu'à des sites consacrés à la littérature électronique[9]. 2.2. Une fabrique de mouvements littéraires C'est dans le cadre de ce champ que se constituent des "mouvements" qui prennent la forme de conflits de définition: chacun vise à imposer les limites du champ ou la définition des conditions de l'appartenance véritable au champ. Par exemple, les tenants de la "littérature programmée" dénient à ceux qu'ils appellent les auteurs d'une littérature "de surface" (c'est-à-dire s'intéressant aux formes sémiotiques de réception plus qu'à l'ensemble du dispositif) une quelconque légitimité dans le champ de la littérature électronique.D'où la question suivante: en quoi la liste de discussion et le site de e-critures favorisent-ils l'émergence de groupes et de mouvements se positionnant les uns par rapport aux autreset constituant la structure interne du champ? Penchons-nous sur un exemple précis de constitution d'un groupe, en l'occurrence "Transitoire observable". L'annonce de la création du mouvement le 11 janvier 2003 a lieu sur la liste elle-même, dans un message que l'auteur Philippe Bootzsouhaitait adresser à l'un des membres de la liste et qu'il aurait "par erreur" adressé à la liste elle-même: "Alexandre, Tibor et moi sommes en train de mettre en place un nouveau "groupe" avant-ou-pas-garde, de réflexion-production, expérimental-ou-pas, enfin quelque chose qui se veut un pavé dans la mare consensuelle. Notre position consiste à affirmer que la littérature électronique n'est pas, fondamentalement, une littérature de l'écran mais avant tout une aventure (ou un ensemble de démarches) programmatique littéraire dont le statut remet profondément en cause la notion d'objet textuel héritée des siècles passés. [...] Le nom du groupe n'est pas définitivement arrêté. Il tourne pour l'heure autour de l'expression "transitoire observable"." La diffusion unilatérale de ce message entraîne très rapidement les autres membres de la liste à se positionner par rapport à ce groupe en constitution. Ainsi Patrick Burgaud s'exclame-t-il dans un mail du 14 janvier: "Enfin et de la part de Philippe Bootz qui n'était pourtant pas vraiment partant, un texte-groupe-manifeste-volonté que j'appelais de mes voeux." Patrick Burgaud, qui n'avait pas été sollicité pour être partie prenante du groupe, fait ainsi sur la liste acte de "candidature". Le dispositif technique de la liste accélère donc la constitution du groupe. Les contributions sur la liste prennent alors la forme de textes-manifestes. C'est notamment le cas des interventions de Philippe Bootz: "Depuis les années 80 je revendique le fait, et je suis loin d'être le seul, que le travail sur les fonctions lecture et écriture sont des travaux littéraires. J'affirme que la littérature a changé d'objet; son enjeu, son domaine, ne concernent plus le langage de surface dont elle a épuisé les ressources mais ses modes de transaction, son insertion signifiante dans un dispositif de communication." (message du 17 février 2003) La constitution de tels groupes permet aux acteurs de définir la structure interne du champ. Ainsi Philippe Bootz scinde-t-il le champ de la littérature électronique en deux grands courants: "[...]les deux grands courants qui s'y expriment: des démarches axées sur le dispositif de communication et des démarches axées sur le seul produit figé." (message du 23 mars 2003) L'expression péjorative "seul produit figé" indique bien à quel point un seul de ces deux courants trouve une légitimité aux yeux de l'auteur. Les déclarations d'intention des membres du groupe "Transitoire observable" sont suivies de la diffusion d'un texte-manifeste, dans la lignée de celui de Jean-Pierre Balpe ("Pour une littérature électronique: un manifeste..."[10]) et de la création d'un site-manifeste[11]. Dans le cas de "Transitoire observable", la présence d'un dispositif éditorial associé à la diffusion des oeuvres du groupe ainsi constitué (en l'occurrence la revue électronique alire) renforce la légitimité du mouvement. On voit bien comment le dispositif e-critures joue ici un rôle important dans la constitution de groupes ou mouvements littéraires. Par exemple, de même que les auteurs peuvent présenter très facilement leurs oeuvres aux participants de la liste en leur proposant un simple clic sur un lien menant vers leur site web, la diffusion unilatérale d'un texte-manifeste sur la liste favorise la constitution d'un mouvement. Le dispositif, favorisant les initiatives individuelles, contribue par là même à une structure très éclatée du champ. Les auteurs ont en effet tendance à créer des "groupes" de très petite taille. Ainsi Éric Sérandour présente-t-il l'initiative "Entropie" (message du 1er février 2003): "Projet extrêmement fermé (Entropie privilégie des auteurs ayant, de par leurs travaux, une approche systémique et comportementale des oeuvres; elle refuse une approche en termes de média (multimédia, nouveau média, etc.). Un seul auteur m'intéresse actuellement au niveau de sa production: Alexandre Gherban et un seul de ses travaux." Eric Sérandour précise dans un autre message qu'il souhaite voir apparaître "la formation de "poches" autour de concepts extrêmement pointus." En fait, c'est l'unité même du champ qui est en jeu dans cette prolifération de mouvements et d'initiatives. Il n'est pas certain que ce processus de différenciation s'accompagne d'un processus d'unification du champ de la littérature électronique. S'agit-il d'un symptôme indiquant que la littérature électronique a du mal à exister en tant que tel par rapport l'art numérique? 2.3. Un laboratoire de genres Si la notion de type de texte est assez claire (le texte se définit en fonction de son intention et de son type d'organisation), la notion de genre littéraire est plus floue: dans chaque grand genre, certains textes obéissent néanmoins à un système d'énonciation comparable, sont traversés d'un même registre ou traitent de thèmes convergents. En quoi le dispositif en ligne de e-critures est-il un "laboratoire" de genres? Le format du site web e-critures permet notamment aux acteurs de déposer des textes théoriques: des genres en construction ne peuvent en effet acquérir une légitimité sans paratexte ni appareil critique (Genette et Todorov, 1986; Compagnon, 1988). Ces textes théoriques, parce qu'ils sont associés dans le dispositif technique aux oeuvres elles-mêmes, permettent de poser les conventions et les horizons d'attente nécessaires à la constitution de genres. Ainsi, les auteurs Julien d'Abrigeon, Philippe Bootz, Patrick Burgaud, Philippe Castellin, Xavier Malbreil et Éric Sérandour ont tous déposé au moins un texte théorique à l'appui de leur oeuvre sur le site web de e-critures. Outre la présence d'un texte théorique visant à inscrire la production dans une filiation ou un genre, les titres mêmes des oeuvres peuvent être en eux-mêmes emblématiques de l'inscription dans un genre[12]. La création du site a notamment permis de poser la question d'une typologie des oeuvres en vue d'un éventuel classement: "comment classer les diverses [oeuvres] que nous voulons répertorier: - par genres? est-ce que cette notion est pertinente pour l'e-criture? - par techniques? les pièces html, les pièces html+css, les pièces flash, les pièces shockwave les pièces java, les pièces IE, les pièces Netscape, etc. - par options esthétiques? travail sur l'interface, travail sur la figuration du support, travail sur l'interaction, etc... - par poids des pièces? les pièces > 1Mb, les pièces > 100Kb, les pièces > 10Kb, etc..." (message d'Ambroise Barras le 4 janvier 2001) Cette tentative de catégorisation est récurrente sur la liste. En mai 2003, Julien d'Abrigeon, nouveau modérateur de la liste depuis quelques mois, relance ainsi le débat: "Il y a un projet qui me taraude depuis longtemps et qui, je pense, occuperait bien la liste... Il s'agirait de définir une typologie PRECISE de toute e-criture" (message du 12 mai 2003) Ce message entraîne la diffusion d'une trentaine de messages émanant de 14 acteurs différents de la liste dans les 6 jours qui suivent. Beaucoup d'acteurs éprouvent en effet la nécessité de formaliser une typologie qui inscrirait la littérature électronique dans une histoire et dans un devenir: "Ce qu'il s'agit de faire c'est de préciser les lignes généalogiques d'investissement créatif." (message de Philippe Boisnard du 14 mai 2003) La difficulté d'une telle typologie porte néanmoins sur les critères de différenciation. Lorsque les acteurs du dispositif e-critures présentent ou commentent des oeuvres, ils peuvent ainsi mettre en avant: ● la référence à une dichotomie générique (par exemple poétique / narratif) ● les formes sémiotiques utilisées (texte, image, son, vidéo) ● ● ● les actions permises au lecteur - interacteur (activer des liens hypertextes, manipuler des objets à l'écran, taper du texte au clavier...) le type d'algorithmes à l'oeuvre (algorithmes adaptatifs, génération de texte...)[13] les logiciels, langages et formats informatiques utilisés pour produire (Flash, Director, HTML, javascript...). L'accent mis souvent sur la nature du programme et des algorithmes utilisés ainsi que sur les actions permises à l'interacteur (accéder, manipuler, produire...) indique bien en quoi le format numérique des oeuvres est étroitement lié à la constitution de genres. Cette diversité de présentation pose néanmoins problème, dans la mesure où les genres en construction peuvent être définis par leurs acteurs dans une optique discursive, sémiotique, fonctionnelle, technique... Si certaines appellations reviennent de façon récurrente sur la liste: ● fiction hypertextuelle ou hyperfiction, ● poésie animée ou cinétique, ● oeuvres "algorithmiques", c'est-à-dire génératives ou combinatoires, ● travaux d'écriture collective, les conventions d'écriture et de lecture de ces différentes formes ne sont encore aucunement stabilisées, et il serait abusif de parler de genres constitués. Ainsi, concernant les oeuvres génératives, les acteurs de la liste s'interrogent sur la façon dont on peut "lire" ces oeuvres et sur leur pertinence: "Je suis personnellement plutôt porté sur les pastiches parodiques (à mon sens le seul créneau possible de la génération automatique --je sais que ça va en faire hurler certains:-)))" (message de Rodrigo Reyes le 4 mars 2003) "Lis-tu en priorité le texte généré comme un texte imprimable (auquel cas le générateur n'est qu'un outil de composition) ou comme un état qui n'a de sens réel que parce qu'il est généré (par exemple parce que ta lecture chercherait une adéquation aux règles ou une découverte de celles-ci)?" (message de Philippe Bootz le 5 mars 2003) Quant aux genres discursifs hérités de la littérature "traditionnelle", certains auteurs revendiquent clairement la filiation à un genre: "Le récit interactif ne sera je pense qu'un genre. Il restera avant tout un récit. Je pense que l'e-criture aura mieux à proposer que cette vieillerie XIXiste qu'est le récit. La poésie par ordinateur, en revanche, est archi-prometteuse." (message de Julien d'Abrigeon le 10 novembre 2001) Mais la plupart des auteurs mettent l'accent sur une inévitable "hybridation". Le récit, par exemple,se verrait attribuer certaines caractéristiques de l'écriture poétique, dans la mesure où le support incite l'auteur comme le lecteur à jouer avec le signifiant. Le narratif serait ainsi "tiré" vers le poétique. Le support informatique, selon certains auteurs de la liste, tel Ambroise Barras susmentionné, rendrait même caduque la notion de genre: "[...]par genres? est-ce que cette notion est pertinente pour l'e-criture?" Des mouvements très éclatés face à des genres encore en grande partie indifférenciés, nous avons bien là les indices d'un champ en construction. Par certains aspects, le dispositif e-critures peut apparaître comme un laboratoire - plus qu'une fabrique - de formes, sinon de genres, laboratoire dans lequel les discours auront plus ou moins de crédit selon les places et les rôles que les différents acteurs cherchent à occuper. 3. Un réseau d'acteurs Qui est auteur et qui est lecteur sur e-critures? A la mise en place de la liste, les rôles étaient encore indistincts (cette indistinction des rôles peut d'ailleurs apparaître comme une caractéristique d'internet). Il n'y avait pas encore de principe d'autorité établi. Mais progressivement, les rôles et les places ont commencé à se différencier tout en se spécialisant. Il paraît dès lors pertinent d'analyser comment les places des différents acteurs s'organisent et comment des autorités se constituent. 3.1. Une fabrique d'acteurs-constructeurs du champ et d'auteurs-producteurs d'oeuvres Sur la liste de discussion, la teneur des échanges va des prises de positions théoriques, en passant par des procédures d'auto-évaluation, d'auto-corrections dues à la spécificité du médium, jusqu'à la "publicité" ciblée dont le but est principalement de porter à la connaissance du public restreint de la liste les oeuvres nouvellement créées, ou simplement les articles de presse mentionnant l'existence des auteurs. Les participants de la liste e-critures agissent ainsi aussi bien en tant qu'acteurs-constructeurs du champ de la littérature électronique qu'en tant qu'auteursproducteurs d'oeuvres individuelles ou collectives. Le format technique du groupe de discussion privé[14] qui régit l'échange des e-crituriens possède deux caractéristiques qui méritent d'être signalées: ● ● le "modérateur" possède un droit de destruction des messages archivés, le format même du courrier électronique permet à un auteur d'insérer un lien vers un site web dans lequel il présente son oeuvre, et donc de se positionner en tant qu'auteur[15]. Cet espace d'interaction médiatisée qu'est le groupe privé de discussion connaît ses règles. Les relations en jeu ont deux objectifs qui convergent en un processus d'autoritativité tel que défini par Audi[16]: ● ● le partage de l'espace de discussion et l'affirmation de soi dans cet espace relationnel, le placement au sein du champ en tant qu'auteur et/ou lecteur avec l'émission et la réception des signes de reconnaissance de ce placement. La notion d'autoritativité se définit ici comme le "devenir auteur" se construisant hors des instances traditionnelles de référence éditoriale. La capacité à réagir et à se positionner rapidement, le nombre d'oeuvres produites et éditées ou exposées, la critique ou la construction collective de discours théoriques sont autant d'indices qui engagent la notion d'autoritativité dans le cas spécifique d'e-critures. D'autre part, le site web d'e-critures en tant qu'espace collectif d'exposition et de lecture d'oeuvres littéraires, de textes théoriques ou autobiographiques, renforce le sentiment de cohésion de ses fondateurs et construit le sentiment d'appartenance de ceux qui adhèrent à ce qui devient un projet au sens de Boltanski et Chiapello (1999, p.157): "Le projet est précisément un amas de connexions actives propre à faire naître des formes, c'est-à-dire à faire exister des objets et des sujets, en stabilisant et en rendant irréversibles des liens. Il est donc une poche d'accumulation temporaire qui, étant créatrice de valeur, donne un fondement à l'exigence de faire s'étendre le réseau en favorisant les connexions." 3.2. Jeux identitaires Éric Sérandour est le créateur, fin 1999, de la première liste de discussion française d'auteurscréateurs ayant pour thématique "écriture et ordinateur": ecriordi[17]. Cette liste regroupe rapidement les premiers passionnés du domaine et pourtant il n'existe plus aucune trace publique du déroulement des premiers échanges. En effet, quelques mois plus tard, alors qu'Éric Sérandour exprime sa volonté de "fermer" ecriordi, mais que la relève est prête en la personne de Xavier Malbreil, le fondateur d'ecriordi commence à faire disparaître des messages. Malgré cela, la liste de discussion continue d'exister: elle prend le nom d'e-critures et le nouveau modérateur prend le relais. Cependant, Éric Sérandour, en tant que membre, continue d'effacer des archives du groupe ses propres messages et multiplie apparitions et disparitions. Du groupe qu'il a fait naître, il brouille les traces fondatrices. Tout récemment, il a "fermé" son site et ouvert une autre liste, ClapSoftware[18], qui donne toutes les apparences d'être une "entreprise du logiciel" sous laquelle il a décidé d'oeuvrer et dont l'originalité est de n'archiver que les messages du... modérateur. Après avoir fait apparaître une liste, l'auteur la fait disparaître et puisque la liste suivante ne lui "appartient" plus, il décide de faire disparaître ses propres messages. Puis, ce sont ses propres oeuvres qu'il va retirer du réseau avant de disparaître lui-même, totalement, de l'univers numérique. Cette scénarisation de la disparition n'aurait pu se dérouler hors du dispositif technique. Mystérieux intervenant sur la liste le 23 juin 2002, David Still propose aux e-crituriens d'utiliser son identité pour envoyer des courriers électroniques rendus anonymes: en envoyant des messages à partir de son site[19], le rédacteur de mails est assuré de ne laisser aucune trace visible de son identité au destinataire du message. Ce personnage de fiction qui prête son masque à chaque e-criturien est emblématique d'une figure d'auteur du XXIe siècle. Dans la deuxième partie de Don Quichotte, le héros nie la réalité de sa représentation dans la fiction. C'est la dualité, condition du sujet de l'énonciation, qui est mise en perspective dans ce roman - ancêtre du genre -, emblématique du passage entre deux états: la notion de similitude qui organisait le savoir à l'âge classique laisse la place aux notions d'identité et de différence (FOUCAULT, 1994b), fondant les systèmes occidentaux actuels de classement encyclopédique. L'âge de la séparation a remplacé l'âge du semblable. Puis, la complexité du monde se donnant à entrevoir, les technologies permettant les premières "présences à distance", l'auteur entre en fiction: il arrive même qu'il soit assassiné par l'un de ses personnages ou que ceux-ci se lancent à sa recherche. L'immersion dans le monde fictionnel est rendue instable, le confort du lecteur est menacé, sa capacité à sauter d'un degré de lecture à l'autre sollicitée. Dans la fiction de David Still, ce qui est problématique, c'est la responsabilité de l'auteur face au système communicationnel. David Still est sorti définitivement de l'espace fictionnel du récit contenu par les marges de l'imprimé, pour conduire des actions médiatiques mettant en jeu la problématique identitaire à au moins deux niveaux: ● ● le personnage David Still est une fiction qui a pris la place de son auteur dans ses actions de représentation (récemment nominé au concours des Webby awards[20]); la possibilité d'user du "faux" dans les échanges électroniquesest rendue triviale: n'importe qui peut se faire passer pour quelqu'un d'autre, n'importe qui peut également se faire passer pour une illusion. Les "Je suis un autre" et "vous pouvez être moi" dérangent: ils mettent aussi en évidence le dernier avatar de laconsommation, celle de soi. Entre auteur et personnage, la distance peut s'annuler jusqu'à ce que faire vivre un personnage devienne affirmation personnelle d'existence. Frédérique Madre, e-criturien, auteur de "littérature électronique"[21] et chroniqueur au Magazine de l'homme moderne, livre: "Ce qui est construit c'est une personnalité, ici c'est ce qui représente le plus beau travail, un vrai résultat, un personnage. [...]Ce personnage qui n'est pas moi (raccourci) n'a (en résumé) rien à voir avec moi, ce personnage qui n'est qu'une construction, une prise de notes sur ce que je pourrais être, une biographie délitée savamment désorganisée. Lorsque je publie une page, que j'envoie encore un message, que je signale en fait uniquement l'existence de mon personnage ou de ma volonté qu'il existe, alors je revis à proprement parler."[22] Le jeu sur les signatures électroniques est également révélateur du type de présence auctoriale dans le message. Frédérique Madre signe toujours "F." alors que son adresse électronique a varié quatre fois en six mois. Myriam Bernardi, qui se présente comme créatrice, signe de son prénom et maintient deux sites en parallèle[23]: l'un présente le personnage officiel alors que l'autre, en miroir, montre sa face cachée (l'auteur d'un site littéraire hypertextuel). Le jeu des différentes signatures signale la dichotomie qui peut exister entre les facettes des personnages. Le pseudo "e-troubadour-Marco" est un programme à lui seul. Quelquefois la mention de l'auteur s'efface derrière l'éditeur comme "Mots-voir" ou l'appellation du site web comme "Bluescreen". Il est significatif que le lancement des premières idées concernant la création d'un site web pour e-critures se soit déroulé en ligne, de manière collective et spontanée, à partir d'une idée lancée dans le cours d'un message. Moins prévisible était la création d'un site faussaire qui a suscité quelques développements: "Et le site-faussaire, y avez-vous pensé? Une chose que j'aimerais bien faire, c'est une oeuvre collective qui inventerait un auteur fictif. [...] Bref, un auteur en lambeaux, dont chacun pourrait être une pièce..." (Message de Xavier Malbreil le 16 octobre 2000) "Amusant l'idée de l'auteur non-né.. A chacun de le cerner en fonction de la construction collective et de contribuer à la cohérence de cette construction." (Message de "Mots-Voir" le 19 octobre 2000) Loin de s'épuiser, le jeu des doubles chez les auteurs trouve une acuité renouvelée grâce au dispositif technique de communication: jeu identitaire, mise en avant de soi extra-ordinaire ou jeu de cache-cache avec le lecteur, personnage s'incarnant hors des limites traditionnelles du récit sont autant de critères soulignant le rôle pris par le dispositif dans la face cachée du double. 3.3. Auteur-bouffon Se démarquant d'une démarche traditionnelle d'autorité, Jacques Tramu est féru d'écritures à contraintes et auteur d'Echolalie[24], site "anonyme" constitué d'inventaires à la Prévert et très discrètement signé dans un Manifeste de 1998. Ses interventions sur e-critures ne portent pas son nom d'auteur mais la signature automatisée de son site. Le double de Jacques Tramu semble être un certain Georges Brougnard, photographié de dos sur une page d'accueil[25] au ton ironique rassemblant tous les poncifs des "pages perso" du type: "mes souvenirs", "mes écrits", "mes loisirs". Echolalie a pour ambition de réunir toutes les listes finies de moins de 666 caractères de long et au maximum de 666 lignes. Le wiki[26] EcholaListes, créé en mai 2002[27] qui alimente régulièrement les listes "à la Pérec" par une écriture collective en ligne, est systématiquement signalé sous chaque message posté à e-critures comme "le wiki dont vous êtes l'auteur". Licoppe (2002) a mis en évidence la constitution de rôles graduels chez les intervenants des forums électroniques: il existe ainsi des figures d'"expert", de "jeune", "bouffon", "esprit" ou "bon grand-père" qui, lorsqu'ils sont fixés, contribuent à la stabilité du groupe et pourraient être même prescriptifs de comportements chez les autres intervenants. Les apports de Jacques Tramu, le "fou" de listes, oscillent ainsi entre "bouffonnerie" et "rigueur" sur la liste e-critures. Il répond: ● ● de façon humoristique à un membre de la liste qui propose un système d'écriture de dialogues interactifs dont les exemples s'avèrent très pauvres[28]. de façon dédramatisante à la suite de joutes verbales, lorsqu'une partie du groupe critique négativement un e-criturien qui organise une exposition avec des oeuvres sans avoir sollicité de manière formelle l'autorisation de certains auteurs: "Moi, personnellement, pour ce que j'en pense et en ce qui me concerne, j'aimerais bien qu'on me pique des morceaux d'Echolalie, et qu'on les publie/vole/expose/... à mon insu." (message du 2 février 2003) ● en tant que spécialiste, rétablissant la part du possible technique dans la publication de propos quelque peu brumeux sur la programmation[29]. Sur la liste e-critures, plusieurs figures d'auteurs se croisent, contribuant à renforcer ou relancer le processus de communication. Le rôle du bouffon repousse les crises aux frontières du groupe et préserve son existence de l'implosion. 3.4. La construction d'une "critique" Lorsqu'un auteur comme "e-troubadour-Marco" présente un travail sur son site, il attend qu'on lui signale "les erreurs éventuelles, les configs qui ne passeraient pas, les choses qui pourraient être améliorées"; c'est un véritable déboguage collectif qui se déroule alors, où chacun donne des indications sur le déroulement de sa lecture. La seule critique adressée concerne un choix technique: "Je me souviens que pour découvrir des liens secrets, ma rouerie féminine me faisait soulever des écrans, c'est-à-dire, ouvrir du petit doigt (clic droit) le code source, ce qui me permettait de copier-coller les liens cachés de la source vers la barre adresse. Le php a tout gâché." (Message de Lucie de Boutiny le 30 mai 2002) La critique des oeuvres indique le degré de technicité acquis par le lecteur. Ce sont en effet les critères techniques qui président à l'évaluation des oeuvres: on rencontre peu de critiques stylistiques ou de contenu.Tout au plus les fautes d'orthographe sont signalées et seules les formes d'apparition du texte observées constituent l'évaluation, en termes ergonomiques, de la pertinence des oeuvres électroniques[30]. La culture demandée au lecteur et ses conventions de lecture sont donc fortement imprégnées par la condition technique de l'oeuvre. Récemment, des textes littéraires publiés directement sur la liste n'ont connu aucune réaction de l'ensemble du groupe, comme si cela n'était pas du ressort du dispositif. Réduire la critique des oeuvres à des commentaires techniques serait néanmoins rapide et réducteur: il existe aussi une pudeur d'auteur à s'(entre)critiquer et des limites invisibles à ne pas franchir qui bornent les propos. Pourtant, une critique de la forme s'est bien mise en place: "[...] Donc, la forme dans le domaine des é-critures assistées par ordinateur. La forme non pas pour juste énoncer différemment les mêmes éternels noyaux de récit, mais la forme en ce qu'elle permet de dire quelque chose d'inédit. La forme à la fois comme remise en cause du mode d'expression et comme invention du sens. La forme nous inventant - allons-y sans retenue! Et forcément aussi, peut-on retrouver ce que d'autres modes d'expression ont trouvé, ont éprouvé. Apparaître/disparaître. Sur la surface blanche de l'écran, ces spectres que l'on peut faire apparaître et disparaître à volonté, ou qui parfois s'imposent à vous, et ne veulent plus s'en aller quand on les a appelés. La fonction "show/hide layer" comme manière de formuler, en préalable, un questionnement de l'écran. [...]" (Message de Xavier Malbreil du 18 juin 2001) Cette critique des formes d'apparition du texte subordonnée aux outils d'édition du réseau coexiste avec une autre forme de critique distinguant processus programmés et processus observables: "[...] Nous n'utilisons la programmation que dans la stricte mesure où elle nous permet d'aboutir aux processus formels qui nous intéressent. [...] L'oeuvre procédurale transitoire observable est duale. L'auteur crée un programme mais le lecteur ou le spectateur interagit avec un processus observable qui échappe aux volontés et à la logique algorithmique que l'auteur a manifestées dans ce programme.[...]" (Message de Philippe Bootz du 15 avril 2003) La convergence entre ces différents mouvements est manifeste. Les processus formels de condition d'apparition des textes constituent les règles de fabrication des oeuvres numériques. Les procédés techniques de textualisation produisent leur critique formelle associée. 3.5. Lecteurs-auteurs Grâce au dispositif, les lecteurs peuvent nouer "directement" un dialogue avec les auteurs: "Le dialogue avec le lecteur, c'est tout de même une des motivations qui sont à la base de l'écriture. Tu écris, entre autres, parce que tu ne saurais dire ce que tu es en train d'écrire. [...] Le retour, cela peut tout simplement vouloir dire le dialogue. Et là, le Net bat à plate couture l'édition traditionnelle. Plusieurs fois des écrivains uniquement papier m'ont dit à quel point l'absence de retour de la part des lecteurs pouvait être frustrant. Avec le Net, ce retour est constant, ne serait-ce que par le biais de listes comme celle-ci." (Message de Xavier Malbreil du 10 janvier 2003) Mais existe-t-il vraiment de "simples lecteurs" sur la liste e-critures? Bien que chacun puisse se faire lecteur en signalant trouvailles et "bonnes feuilles" ou en suggèrant d'autres pistes à partir de la lecture d'une oeuvre, c'est toujours à partir d'une position d'auteur-potentiel que les critiques se font. C'est l'interchangeabilité des rôles qui permet ainsi à la liste de fonctionner; sans discussion sur les oeuvres et les textes théoriques, la liste serait un simple tableau d'affichage, et son effet miroir éclairant pour les auteurs serait annulé. Conclusion L'étude du dispositif e-critures nous a permis de suivre l'évolution co-constituante d'un dispositif technique, d'un champ et d'une communauté. Dans le champ en construction et en quête de légitimité de la littérature électronique, le dispositif e-critures apparaît ainsi comme une fabrique accélérant la structuration du champ en mouvements, mais aussi comme un laboratoire dans lequel une tentative de catégorisation du champ en différents genres est à l'oeuvre, ainsi que la construction d'une "critique". C'est également le dispositif qui favorise un jeu (jeu identitaire des différentes figures d'auteurs) sur les rôles et les places, parfois interchangeables ("lecteursauteurs"), quelquefois spécialisés ("auteur-bouffon"), des différents acteurs. D'un autre côté, si le dispositif produit ses acteurs (auteurs, lecteurs, critiques), dans quelle mesure peut-on dire qu'il est constitué par ceux-ci? On peut signaler notamment le changement de nom (de "ecriordi" à "e-critures") opéré à la suite d'interventions d'acteurs de la liste[31], jusqu'à devenir un terme générique désignant la littérature électronique[32]. Ou encore la redéfinition régulière des objectifsdu dispositif par les acteurs eux-mêmes. Quant à la nouvelle version du site web, elle est l'oeuvre collective d'acteurs qui se sont rencontrés grâce au dispositif lui-même. Dans le cas de e-critures, le dispositif en ligne contribue à modifier un pan du paysage littéraire, à savoir le champ de la littérature électronique. Étudier la constitution d'un champ et d'une communauté construits dynamiquement en phénomènes de tension, dans la production de frontières, paraît indissociable d'une analyse précise du rôle des formats techniques du dispositif en ligne. Evelyne Broudoux et Serge Bouchardon Notes: 1.- Liste de discussion: http://fr.groups.yahoo.com/group/e-critures. Site web: www.e-critures.org. 2.- Le présent travail de recherche entre dans le cadre d'une réponse à un appel d'offres intitulé "Numérisation et lien social: l'exemple des revues littéraires électroniques". Cet appel d'offres émane du Service "Etudes et Recherche" de la Bibliothèque Publique d'Information du Centre Georges Pompidou. 3.- Créée le 27 avril 2001, l'association porte le même nom que le site et la liste mais ses activités restent pour le moment limitées aux obligations légales. 4.- Revue numérique lié au dispositif e-critures dont le thème du premier numéro (à paraître en janvier 2004) est "Si loin si proche". 5.- Cybercafé emblématique des débuts de la "culture web", le Web bar s'est vite imposé comme un des lieux de rencontres, de débats et de première présentation d'oeuvres numériques individuelles et collectives. http://www.webbar.com. 6.- www.e-critures.org. 7.- http://fr.groups.yahoo.com/group/e-critures/. 8.- C'est le cas par exemple de zazieweb (http://www.zazieweb.fr). 9.- Dans la version embryonnaire actuelle, il n'existe pas de lien du site de e-critures vers des revues littéraires électroniques traitant de la littérature "papier". 10.- http://www.univ-reunion.fr/t99_mirroirs/multi_ct/littinfo/1_balpe.htm. 11.- http://transitoireobs.free.fr/. 12.- On peut penser par exemple au NON-roman de Lucie de Boutiny, récit interactif édité en six épisodes par la revue d'art Synesthésie: www.synesthesie.com/boutiny. Le titre même de Nonroman est une indication de la façon dont l'auteur entend jouer avec l'horizon d'attente de son lecteur. Ce titre désigne avant tout la forme du texte (négativement, par opposition au roman classique). Selon la terminologie de Gérard Genette (in Seuils, Seuil, 1987) il s'agit d'un titre rhématique (désignant la forme du texte) générique (renvoyant à son appartenance - ici en creux- à un genre). 13.- Pour nombre d'auteurs de la liste, le code fait partie intégrante de l'oeuvre. 14.- Ou une liste de discussion (hébergée par Yahoo) qui possède un site web sur lequel sont accessibles des services associés de type "gestion des messages archivés" et création de bases de données. 15.- Ainsi, le 18 avril 2002, Myriam Bernardi se présente et propose dans le même temps son travail d'écriture à l'ensemble des participants: "Bonjour, Je suis nouvelle dans cette liste. Un peu impressionnée d'arriver dans ce lieu où je ne connais personne. Je suis très intéressée par la littérature web et interactive. J'ai commencé, avec mes faibles moyens techniques, un site (http://www.cequimepasseparlatete.com/) qui se veut une sorte d'autoportrait (évolutif) multilinéaire, et qui utilise beaucoup les liens hypertexte." Myriam Bernardi acquiert ainsi du jour au lendemain un statut d'auteur aux yeux des membres de la liste (huit auteurs de la liste commenteront son travail dans les deux jours qui suivent ce mail de présentation). 16.- "[...] ce que j'appelle position autoritative fonde la subjectivité en tant que telle, elle est son essentielle "individuation", l'ipséité sous la forme de laquelle le moi fait à chaque fois l'épreuve de soi-même" (AUDI 1997 p.132). 17.- Bien que disparue du web, la liste ecriordi était accessible à l'adresse suivante: http://www.egroup.com/group/ecriordi. 18.- http://groups.yahoo.com/group/ClapSoftware. 19.- http://davidstill.org. 20.- http://www.webbyawards.com/main/webby_awards/nominees.html#personal_web_site. 21.- Auteur du site"pleine-peau": http://pleine-peau.com. 22.- Chronique du 5 juillet 2002: http://www.homme-moderne.org/kroniks/fmadre/0004.html. 23.- http://www.myriambernardi.net et http://www.cequimepasseparlatete.com. 24.- http://www.echolalie.com. 25.- http://www.chez.com/brougnard/index.html. 26.- Un wiki est un site web formaté de façon à recevoir les contributions d'utilisateurs identifiés ou non. Chacun peut, directement "en ligne", ajouter un texte, une image ou modifier ce qui a déjà été déposé. Il est possible pour le créateur de Wiki de configurer l'archivage des pages modifiées et donc de garder une mémoire de toutes les actions réalisées sur le serveur hébergeant le Wiki. Quelques sites autorisent ainsi la consultation de tous les changements qu'a subi un document depuis son état initial. 27.- http://echolalie.free.fr/wiki/. 28.- Message du 18 octobre 2002: "M - Longtemps je me suis couché de bonne heure F - Moi aussi longtemps je me suis couchée de bonne heure M - Vers quelle heure tu t'es couchée longtemps?" 29.- Message du 17 mai 2003: ">Les algorithmes sont des objets purement cognitifs qui peuvent s'exprimer dans un langage universel. OK ----> machine de Turing. langage universel. Le plus vieil algo est sans doute celui d Euclide pour trouver le pgcd de deux nombres. >Seule leur implémentation sous forme d'algorithme de programme, et plus encore sous forme de ligne de code, dépend de la nature du programme. ---> la phrase ci-dessus ne veut RIEN dire. ça me rappelle quand Lacan parlait des nombres imaginaires. [...]" 30.- Extrait du message de François Coulon le 18 novembre 2002: "Les liens ne semblent pas plaqués artificiellement; ils ont au contraire une réelle signification (confirmant par là mon idée que l'écriture relationnelle est la plus proche du fonctionnement intime du cerveau). [...] Peut-être juste une petite réserve sur les fenêtres qui s'ouvrent d'elles-mêmes, qu'on déconseille en général dans la conception de sites..." 31.- Message de Julien d'Abrigeondu 16 décembre 2000: "Subject: une nouvelle liste ecriordi Finalement, ma proposition du terme e-crivain (et donc d'e-criture) a fait son petit bonhomme de chemin... Je suis content." 32.- cf. article du Monde du 18/10/01 de Marlène Duretz. Références bibliographiques: Audi P., L'autorité de la pensée, PUF/Perspectives critiques, 1997. Boltanski L. et Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999. Bouchardon S., "Hypertexte et art de l'ellipse", in La navigation, Les Cahiers du numérique, Hermès, 2002. Bourdieu P., Les règles de l'art. Genèse et structure du champ littéraire, Seuil, 1992. Broudoux E., "Outils informatiques d'écriture et de lecture: nouvelles conditions au "devenir auteur"", in Actes du Colloque Écritures en ligne: pratiques et communautés, Rennes2, septembre 2002. A paraître chez L'Harmattan, 2003. Burgos M., Evans C., Buch E., Sociabilités du livre et communautés de lecteurs: trois études sur la sociabilité du livre, BPI-Centre Pompidou, 1996. Campbell C., "Social structure, space, and sentiment. 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Cet article analyse l'impact de cette configuration réticulaire sur l'identité de ces mouvements. Dans cette optique, se construit également une relation particulière à Internet. Internet devient un nouveau paradigme organisationnel, une source de pouvoir, mais ne peut réussir à lui seul à créer une identité stable et mobilisatrice. Tout au long de cet article, nous évaluerons la portée de ce type d'identité réticulaire et les dérives qu'elle provoque. Auteur: Médecin de Santé Publique, spécialisé dans la gestion des risques et en sciences politiques, Espace éthique AP-HP. Remerciements: L'auteur remercie Patrice Dubosc et Pierre Musso pour leurs précieux conseils. Introduction Les revendications de flexibilité, mobilité et démocratie de la part des néo-militants trouvent dans le concept de réseau tout un imaginaire satisfaisant. Aux réseaux financiers techniques, froids, quadrillant la société pour mieux faire circuler leurs intérêts financiers, les mouvements antimondialisation répondent par des réseaux humains où se déploient savoir et liberté. Face au capitalisme mondial dont les nouveaux militants pensent déceler une emprise réticulaire sur la société, la critique répond par une configuration réticulaire à laquelle elle attribue un caractère positif. Ce procédé organisationnel rend-il compte de l'émergence d'une identité stable et mobilisatrice? Serait-ce simplement une technologie de l'esprit, c'est-à-dire un procédé de raisonnement dans une "société en réseaux" (Sfez, 1990; Castells, 1998)? Quelle est la place du réseau Internet dans cette optique? Représente-t-il un nouveau paradigme organisationnel ou un simple appui structurel? Quelles sont les dérives d'une telle configuration? Le réseau comme identité Technologie de l'esprit Alain Touraine a identifié dans toute analyse des mouvements sociaux trois éléments: leur identité, leur adversaire et le projet social développé. Cet article s'attache à analyser l'identité du néo-militantisme et plus spécifiquement de ceux qui entendent "lutter contre la mondialisation". Une nouvelle forme de militantisme émerge et se caractérise par une configuration en réseau. La fluidité, la décentralisation, la volonté démocratique sont autant de caractéristiques prêtées au réseau et dont le néo-militantisme se pare. Dans la suite de Boltanski et Chiapello (1999), nous pouvons dire que le néo-militantisme apparaît non plus comme une critique sociale par plans mais une critique sociale par projets. "La participation aux nouveaux mouvements sociaux tend à être très fluide, les participants s'engageant et se désengageant en fonction des évolutions du contexte politique et des circonstances. En découlent des contraintes auxquelles les nouveaux mouvements sociaux répondent par une structure organisationnelle originale, marquée par le rejet des partis et des syndicats au profit d'organisations décentralisées, à petite échelle, anti-hiérarchiques et permettant la démocratie directe." (Fillieule et Péchu, 1993, p. 133). Les qualités prêtées au réseau sont des procédés de raisonnement permettant l'organisation et l'action. Pour Sfez (1990, p. 377), les "technologies de l'esprit" sont ces nouveaux "procédés canoniquesde raisonnement" qui aident à théoriser une pratique à l'ère de la religion communicationnelle. Le réseau - en tant que technologie de l'esprit - est, selon Musso qui a développé ce concept en s'appuyant sur la philosophie de SaintSimon: "une structure composée d'éléments en interaction (...) interconnexion instable et transitoire (...) Grâce au réseau tout est lien, transition et passage." (Musso, 1998, p. 43-44). Les mouvements s'appuient également sur Internet pour asseoir le caractère réticulaire mais, de fait, le réseau est une symbolique identitaire en tant qu'elle entend construire le fonctionnement de ce type de structures et qu'elle constitue une "matrice de transition" entre deux mondes: celui soumis à la mondialisation néo-libérale et un autre monde qui "est possible" (voir Plate-forme de l'Association pour la taxation des transactions financières et aide au citoyen - ATTAC). Les critiques en réseau et par projet s'allient, ainsi "l'activité vise à générer des projets où à s'intégrer à des projets initiés par d'autres. Mais le projet n'ayant pas d'existence hors de la rencontre (puisque, n'étant pas inscrit une fois pour toutes dans une institution ou un environnement, il se présente en action, à faire, et non sous la forme de ce qui serait déjà là); l'activité par excellence consiste à s'insérer dans des réseaux et à les explorer, pour rompre son isolement et avoir des chances de rencontrer des personnes ou de frayer avec des choses dont le rapprochement est susceptible d'engendrer un projet (...) C'est précisément parce que le projet est une forme transitoire qu'il est ajusté à un monde en réseau: la succession des projets en multipliant les connexions et en faisant proliférer les liens, a pour effet d'étendre les réseaux." (Boltanski et Chiapello, 1999, p.166-167). L'ancienne critique et l'organisation qui en découlait se caractérisaient, entre autres, par une hiérarchie et une identité collective forte se traduisant par une adhésion dont l'exemple le plus caractéristique reste le syndicat. Ceci ne semble plus convenir au néo-militantisme, ainsi "l'adhésion n'est donc plus forcément synonyme de renforcement d'une identité collective, elle devient tout à fait secondaire et ne détermine plus les conditions de la mobilisation. (...) L'engagement militant ne se traduit plus par une adhésion inconditionnelle à une organisation hiérarchique installée dans le global et la permanence. Il est davantage envisagé selon des dispositions de durée déterminée, au sein de structures de taille modeste, organisées en réseau et portant des revendications spécifiques et limitées. Contrairement au monde associatif civique d'allégeance qui voit dans l'organisation pyramidale, hiérarchique et planifiée de ses groupements une des conditions nécessaires au maintien de son identité et de ses objectifs, le militantisme par projets considère cette forme de structuration comme contraire à l'idéal d'ouverture à partir duquel il se construit." (Granjon, 2001, p.30). C'est ainsi que le néo-militantisme veut passer du pyramidal hiérarchique au réticulaire erratique (Granjon, 2001, p.33) comme pour signifier une transition du militantisme d'une certaine verticalité rigide à une horizontalité flexible. Castells résume son ouvrage sur le pouvoir de l'identité en consacrant la nouvelle forme d'organisation des mouvements sociaux: "la seconde force - et la principale - que nous avons repéré dans notre voyage au pays des mouvements sociaux, c'est une forme d'organisation et d'intervention décentralisée, en réseaux, caractéristique des nouveaux activismes sociaux, qui reflète et contrarie en même temps la logique de mise en réseaux propre à la domination dans la société informationnelle. C'est évident pour l'environnementalisme, construit autour de réseaux nationaux et internationaux rassemblant des initiatives décentralisées. Mais c'est vrai aussi, je l'ai montré, pour le mouvement des femmes, les rebelles contre l'ordre mondial et les fondamentalistes religieux. (...) C'est cette légèreté du réseau de changement social et cette absence de centre qui rendent si difficiles à percevoir et à identifier les nouveaux projets en gestation. Notre vision de l'histoire s'est tant habituée aux bataillons disciplinés, drapeaux annonçant la couleur, proclamations du changement dûment prévues, que nous sommes perdus face à l'insaisissable omniprésence de ces déplacements de symboles opérés très progressivement au sein de réseaux multiformes, loin des hautes sphères du pouvoir. C'est dans ces humbles ruelles du système social, réseaux alternatifs électroniques ou groupes de base de la résistance communautaire, que j'ai perçu les germes d'une société nouvelle, semées dans les champs de l'histoire par le pouvoir de l'identité." (Castells, 1999, p.435). Le réseau semble ainsi émerger comme la symbolique d'un monde qui fait peur: les réseaux de la mondialisation et les réseaux terroristes. Catégoriser l'adversaire - ici la mondialisation néolibérale - par un réseau maléfique qui soumet la société n'empêche nullement ces militants d'opter pour une configuration réticulaire présageant ce que l'on pourrait appeler une "guerre des réseaux": réseaux sociaux contre réseaux financiers. La figure du réseau ainsi posée est double, telle les deux faces de Janus qui s'opposent dans un combat pour un monde plus juste. L'identité réticulaire comme nouveau fonctionnement du militantisme s'associe donc à une critique adaptée par projets. L'organisation en réseau s'appuie également sur un imaginaire lié au concept de réseau (Musso, 1998) que l'on a pu retrouver de façon flagrante avec le développement d'Internet! Flexibilité, mobilité, mais surtout démocratie. Sfez (1990, p380) nous rappelle que le réseau - en tant que technologie de l'esprit - renvoie également à la métaphore de l'arbre dans certaines expressions comme "être branché ou se brancher", et c'est aussi ce que l'on retrouve dans l'organisation en réseau du néo-militantisme. Connexion, in ou off? Aguiton (1998, p.137), dans son analyse des mouvements des chômeurs en France fait rimer organisation en réseau avec mobilité et démocratie: "le système des réseaux autorise une grande mobilité: certains peuvent se réunir autour d'un projet, puis se séparer dès lors qu'il est réalisé, pour se retrouver ensuite sur un autre. Qui n'est pas d'accord ne participe pas de ce réseau ou à ce projet. C'est une démocratie du choix de l'action et non du choix collectif qui détermine ce que font ensemble tel ou tel individu, telle et telle structure. Le choix d'agir ou non revient à chacun ou chacune; ce qui inaugure une forme de démocratie particulière, différente de celle à laquelle on est habitué. Au plan associatif, à la différence du plan syndical, les individus assument exclusivement ce qu'ils font et non ce que fait ou décide l'organisation". On le voit, c'est in ou off sur l'organisation à laquelle on est intéressé, se connecter sur Internet ou militer devient équivalent. "Se brancher" ou "se débrancher" à souhait, sans contraintes: "le soutien à certaines causes limitées et circonscrites semble compter plus que l'adhésion formelle à une organisation, que l'on envisage sans peine de quitter dès l'instant où elle ne conviendrait plus. Plus l'organisation se montre informelle, peu structurée et égalitaire, plus elle séduit". (Barthélemy, 1994, p. 113). Se brancher par intermittence, c'est la possibilité de s'accrocher à d'autres manifestations, ainsi "une forme d'organisation est symbolique de cette situation: le réseau, un système souple, ou l'on travaille ensemble tout en gardant son identité." (Aguiton et Bensaïd, 1997, p. 200). Finalement, c'est là où résident force et faiblesse de ce type de mouvements: la mobilisation facile et rapide sur un projet précis, mais parallèlement une difficulté d'adhésion sur le long terme. Ce qui découle aisément de cette réflexion est le nécessaire caractère symbolique du projet de mobilisation; c'est par là également que se rencontrent certaines dérives: anti-américanisme, antisionisme voire judéophobie (Taguieff, 2002) et des violences répétées aux différentes réunions du G8. Décentralisation rime ici avec absence de contrôle: "Ce modèle d'organisation très décentralisé est difficile à contrôler parce qu'il diffère profondément des principes régissant les institutions et les multinationales qu'il prend pour cibles. Il répond à la concentration globale par une nébuleuse fragmentée, à la mondialisation par son propre ancrage local, à la consolidation du pouvoir par un éparpillement radical du pouvoir". (Klein, 2001) Réseaux et violences Une problématique découle donc de cette organisation réticulaire: celle de la violence. Nous reprenons les données du Rapport sur la sécurité intérieure de la Suisse 2001 (Office fédéral de la Police, DJFP, 2002) qui souligne les violences perpétrées par les groupes anti-mondialistes lors du congrès de Davos. En premier lieu, le rapport souligne la création de réseaux liés à l'extrême gauche: "on constate dans les milieux de l'extrême gauche une tendance à créer de nouveaux réseaux qui s'engagent en particulier contre la répression étatique et la répression d'autres autorités. Ainsi, on trouve parmi les plus notables des alliances ad hoc agissant de concert avec les manifestations anti-mondialisation à l'étranger." Première remarque globale, mais qui sonne juste dans notre travail. Ce sont les "épisodes de violence en marge du World Economic Forum de Davos, fin janvier 2001, [qui] montrent le potentiel du milieu de l'extrême gauche." Les actes de vandalisme ont causé des dégâts matériels avoisinant les 700'000 francs suisses. Les dégâts furent aussi "virtuels" lorsque "début 2001, un groupe de pirates informatiques s'est introduit, via Internet, dans le système du Forum économique mondial de Davos. Les pirates ont réussi à accéder à des donnés confidentielles, telles que des adresses privées, des numéros de téléphone, des adresses électroniques, des numéros de cartes de crédit et des mots de passe de personnes qui participaient au World Economic Forum." Le rapport souligne également les tournures plus dramatiques des manifestations à Göteborg ou à Gênes où les forces de l'ordre ont été à l'origine de la mort d'une personne, causant également plusieurs blessés. Il souligne également - et cela est inquiétant - qu'"outre la grande majorité des manifestants pacifiques, des personnes et des groupes extrêmement violents pourraient à l'avenir et de plus en plus souvent, utiliser ces manifestations à mauvais escient pour servir leurs causes. Par conséquent, le risque que les prochaines manifestations contre la mondialisation soient aussi accompagnées de violence semble élevé." C'est bien l'inconvénient de ce type d'organisation en réseau: des groupes se connectent avec le minimum de lien possible, sur une revendication commune et font ainsi partie de la structure organisatrice de l'événement ou du contre-événement. Finalement lorsque Taguieff (2002) demande à ces mouvements d'extrême gauche de "balayer" devant leurs portes en ce qui concerne les alliances avec des mouvements judéophobes, nous pouvons rajouter qu'il est important également, en vue de l'instauration d'une "critique saine", qu'ils s'investissent à couper leurs "liens pervers". Favoriser l'individu? Le modèle néo-libéral, idéologiquement présenté dans les différents discours antimondialisation, fait ressortir, en première analyse, la notion d'individualisme en concurrence. L'individualisme - idéologie selon laquelle l'individu devient la valeur par excellence - est ainsi considéré positivement ou négativement selon le contexte et le producteur du discours. Cette notion se retrouve également dans le réseau comme organisation militante. Ainsi, le concept même du réseau met en valeur l'individu, le lieu comme source et arrivée de liens. "Distancié, labile, réticulaire, le militantisme par projets se fonde sur des implications personnelles, électives, singulières et toujours circonstanciées qui relèvent d'un choix réversible et non d'une appartenance subie. Ce qui caractérise le modèle de la critique sociale par projets, c'est donc l'intégration des processus d'individuation au centre même du dispositif d'engagement." (Granjon, 2001, p.38). à la critique d'une mondialisation qui éclate la société, rendant les forts plus forts et les faibles plus faibles, le mouvement anti-mondialisation - par son organisation propre - répond par un individualisme engendré par les différences de savoir et d'utilisation de la technique qui sépare et laisse de côté certains militants. Ici aussi, l'individu devient une valeur. Pour le capitalisme, il est synonyme de concurrence; pour la critique, celui de savoir. Cette individualisation caractéristique de la nouvelle forme d'organisation des mouvements sociaux reflète aussi un manque d'identité collective. Ainsi, les "anciens" mouvements sociaux se caractérisent par une forte identité collective et bien que nous défendions l'idée d'une identité réticulaire, celle-ci ne saurait se comparer par exemple à l'identité d'un syndicat. Ceci tient au fait que le concept même de réseau introduit la notion de groupements d'identités. Les identités sont multiples, disparates, floues. Le néo-militant ne veut plus se laisser imposer une identité et le réseau lui permet d'évacuer cette difficulté. Ainsi, "ce n'est plus le réseau de groupements qui constitue le cadre de l'engagement, c'est au contraire de plus en plus les individus eux-mêmes qui créent des réseaux. C'est dans une capacité individuelle et collective à agir que les militants attendent de voir se réaliser une identité qu'ils refusent de se voir assigner par avance" (Granjon, 2001, p.39). L'individu est devenu expertise et apport à l'organisation, non en tant que simple nombre anonyme d'un groupement, mais comme sujet apportant ses idées. De fait, cette individualisation devient vite élitiste, séparant plus qu'elle ne regroupe. L'individualisme est clairement retrouvé par Granjon dans sa thèse sur la place des réseaux télématiques dans le néo-militantisme. L'individualité forte, ce grand (Boltanski et Chiapello, 1999) "du monde associatif civique distancié est donc typiquement un pourvoyeur d'information, un initiateur d'actions tout à la fois noeud et commutateur de réseaux, un traducteur muni de compétences spécifiques. Son atout principal est son expérience des acteurs intervenant au sein du projet qu'il supporte et soutient. Dans le monde en réseau de la critique sociale par projets, l'importance du capital relationnel est primordiale." (Granjon, 2001, p.51-52). Si l'individu devient primordial dans le néo-militantisme, parallèlement à une faiblesse de l'identité collective, cela peut se comprendre, selon Granjon, par une identité transversale car multi-organisationnelle et multi-projets. Le militant n'est plus rattaché à une seule organisation, participant de sa présence au nombre, formant une identité collective claire et facilement reconnaissable; il est aujourd'hui un peu ici, un peu là; "s'il se développe des liaisons accrues entre organisations, l'on constate également un phénomène pour le moins intéressant de multi-participations individuelles (émergence de militants multipositionnés). L'un et l'autre de ces processus profilent alors un ensemble d'interconnexions qui témoigne d'une reconfiguration de l'action revendicative et décrit le passage d'un régime de segmentation superposée (réseaux de sociabilité qui ne se recoupent pas) à celui d'un pluralisme maillé où les affiliations à divers groupes volontaires sont génératrices de mixité sociale. Cette polyvalence militante conduit alors à l'émergence d'identités transversales et singulières." (Granjon, 2001, p.61) La volonté d'organisation en réseau affaiblit l'identité collective. Les liens sont soit de l'ordre de la connexion Internet, peu enclins à favoriser une cohésion efficace, soit in ou off, au besoin, selon l'envie et favorisant donc peu l'instauration d'une identité collective. Le néo-militantisme devient une raison d'être en soi, occultant dès lors les causes de l'engagement. Le néo-militant lutte un peu pour les sans-papiers, contre le chômage, la mondialisation, etc., mais sans se fixer. Au cours de son travail, Granjon a rencontré nombre d'adhérents qui participaient à plusieurs luttes en même temps et a retrouvé, derrière la "transitivité des adhésions, des participations et des personnes, [qui] serait révélatrice du déploiement de réseaux d'individus dont la force de cohésion est proportionnelle au dynamisme des actions auxquelles ils sont censés prendre part." (Granjon, 2001, p.61-62). C'est la multiplication des flux et des liens qui assure ainsi la dynamique du réseau. Finalement, peu importent les actions que l'on mène et les groupes que l'on supporte, l'important est de militer. La figure du réseau semble avoir créé des militants prêts à tout défendre sur un clic de souris, ce qui rend compte également de la faible importance du contre-projet sociétal dans la mesure où il est plus important et plus facile de se mobiliser contre un adversaire souvent caricaturé que de réfléchir sur des propositions concrètes et chronophages, nécessitant des compétences souvent peu disponibles. Mais individualisation rime souvent avec exclusion. En effet, le savoir qui permet d'être un grand du mouvement est facteur d'exclusion. Pour exemple, ce courrier électronique repris par Granjon (2001, p. 35) et qui se résume dans son objet: "Les intellos et les autres Tout le monde a certainement sa place au coeur du débat, mais plus on avance et plus j'ai l'impression d'être "larguée" lorsque les échanges prennent un ton technique. Je m'aperçois qu'il me manque une foule de connaissances sur le monde de la finance et l'économie pour participer à la discussion. J'ai compris en vous lisant les uns et les autres, que l'essentiel est justement dans ce volet technique et que les idées généreuses ne suffisent pas pour participer à l'élaboration de la T(axe) T(obin). Je continue néanmoins à vous lire avec intérêt, j'apprends une foule de choses même si je ne comprends pas tout! Suis-je la seule dans ce cas?..." À la critique de l'individualisation, des processus d'exclusion, le mouvement répond par un système fondé sur l'individu et "conformément aux dynamiques de l'engagement distancié qui s'incarnent dans ces dispositifs de communication sur réseaux, l'expression individuelle, singulière et multiple devient donc le régime général d'intervention et la condition d'élaboration de celle, plus vaste, du collectif, qui se construit en partie sous les yeux des contributeurs." (Granjon, 2001, p.145). La critique de l'individualisme du système capitaliste néo-libéral est ainsi permise contre ces mouvements! Étonnant renversement... Pour conclure cette première partie, disons qu'il nous est permis de douter de l'efficacité de ce type d'organisation réticulaire en tant qu'elle ne permet pas de créer une identité forte et, ne peut être du coup à l'origine de mouvements stabilisés sur le long terme. Internet, paradigme pour une nouvelle forme d'association Un nouveau paradigme organisationnel Le réseau des réseaux peut être compris comme le nouveau paradigme structurel des mouvements sociaux. En effet, la forme nouvelle d'organisation des mouvements sociaux se voulant en réseau, Internet devient la technique de communication appropriée. C'est la technique au service de l'humain. Granjon (2001, p. 12) émet l'hypothèse suivante: "les pratiques de communication liées aux technologies de l'Internet se présentent, selon nous, comme la traduction techno-logique d'un type précis d'engagement militant." Petrella (1998, p.73) ajoute qu'Internet fût peut-être le déclencheur d'une idée de la mondialité. Internet deviendrait alors paradigme structurel mais aussi révélateur d'une société mondialisée: "il n'y a pas de doute qu'Internet fait partie de ces moments symboliques d'éveil des consciences en ce qui concerne l'ère de la mondialité de la condition humaine." Avec Internet, on prend conscience d'un monde réticulaire et on s'organise pour le combattre. Internet devient une véritable matrice de réflexion, autant révélatrice qu'organisatrice. Internet est considéré par ces mouvements comme reproduisant leur propre structure, "l'esprit frontière" caractéristique d'Internet convient à merveille aux "hommes libres" qui s'expriment par eux-mêmes et disent ce qu'ils ont à dire sans médiation ni contrôle de l'État. Plus important: la structure en réseaux d'Internet reproduit exactement celle, autonome et spontanée, des groupes de la milice et des patriotes en général, qui n'ont pas de limites ni de plan défini, mais partagent un objectif, un sentiment et avant tout un ennemi. C'est principalement par Internet (...) que le mouvement s'étend et s'organise." (Castells, 1999, p.116). Renversement intéressant où c'est Internet, fétiche de la nouvelle économie - car représentant "tous les traits de l'objet désiré: la télécommunication parfaite, dotée de tous ses attributs: l'ubiquité, l'invisibilité et le double" (Sfez, 2002, p.143) -, brandi par les marchés avant l'éclatement de sa "bulle", qui est utilisé par les plus âpres critiques de la mondialisation! Granjon souligne fort justement que le néo-militantisme et Internet partageraient "un imaginaire social dont les principes fondateurs sont réglés sur le mythe de l'auto-organisation et de la participation active." (Granjon, 2001, p.11.). Il cite d'ailleurs (p80) un militant d'AC! (Agir ensemble contre le chômage): "Internet a pratiquement la forme de ce qu'on est en tant que réseau". Ainsi, "un consensus se dégage au sein de ces mouvements sur la nécessité de bâtir un pouvoir de décision fondé sur la communauté - que ce soit au niveau des syndicats, des quartiers, des collectifs anarchistes ou de l'autogouvernement aborigène - pour contrer la puissance des multinationales. En dépit de ce terreau commun, ces diverses campagnes n'ont pas réussi à se fondre en un mouvement unique, même si elles sont étroitement liées l'une à l'autre, tout comme les hot links relient leurs différents sites sur le web. Cette analogie n'est pas seulement une coïncidence, elle reflète les changements intervenus dans les modes d'organisation politique. Même si les observateurs ont souvent mis en avant le rôle joué par Internet, ils ont rarement compris que la technologie de communication qui facilite les campagnes façonne à son tour le mouvement à sa propre image. Grâce au Net, les mobilisations peuvent s'effectuer avec un minimum de bureaucratie et de hiérarchie; les manifestes péniblement mis au point passent peu à peu au second plan et sont remplacés par une culture où intervient un échange d'informations incessant, peu structuré et parfois compulsif. Ce qui est né dans les rues de Seattle, c'est un modèle d'activiste qui reflète les itinéraires décentralisés et interconnectés d'Internet - un Internet vivant." (Klein,2001). L'Internet serait aussi considéré comme un vecteur de démocratisation où "il apparaît que c'est dans le domaine de la politique symbolique et le développement de mobilisations autour de problèmes précis par des groupes et individus extérieurs au système politique central, que la nouvelle communication électronique pourrait avoir les effets les plus spectaculaires. L'impact de cette nouveauté sur la démocratie semble peu clair. (...) Si la représentation et la prise de décision politique parvenaient à trouver un mode de relation avec ces nouvelles formes d'intervention des citoyens conscients sans céder à une élite technologiquement chevronnée, il deviendrait possible de reconstruire une société civile de type nouveau, ce qui enracinerait la démocratie à la base, via l'électronique. Le développement de la politique symbolique et de la mobilisation politique autour de causes non politiques par des moyens électroniques ou non est la troisième grande tendance qui pourrait contribuer à reconstruire la démocratie dans la société en réseaux." (Castells, 1999, p.423). L'idéologie d'un changement social par Internet persiste tout de même, mais elle passe, pour Castells, par la mise en relation des réseaux d'en haut avec les réseaux d'en bas. Finalement, la critique anti-mondialisation peine à échapper à un certain déterminisme technique comme nous le dit Sfez, "accouplée à la "technique", la prétendue "révolution" met la charge de la preuve sur la technique comme cause de révolution" (Sfez, 2002, p. 41). Personnalités de l'Internet militant Boltanski et Chiapello, puis après eux Granjon, identifient l'individu militant connexionniste ou mailleur. Celui dont "une des activités dominantes est d'assurer la circulation de l'information, condition nécessaire de cette flexibilité tant recherchée. (...) Nous avons pu repérer trois niveaux d'intercession, c'est-à-dire trois types de fonctions médiatrices correspondant à des pratiques de dispatching de l'information plus ou moins élaborées. Elles sont mises en place par des classes différentes de militants-médiateurs que nous avons répertoriées sous les dénominations suivantes: les passeurs, les filtreurs et les interprètes." (Granjon, 2001, p.123). L'individu est donc noeud et producteur de flux du réseau-militant. Les passeurs "se contentent de faire circuler, sans commentaire et sans modification autre que formelle, l'information dont ils disposent, selon des trajectoires inédites, le plus souvent non prévues par les instances émettrices originales." (p.124). Les filtreurs "entendent aussi cibler leurs interventions et se livrer au préalable à des opérations de sélection de l'information (essentiellement en ligne) qui tend à devenir pléthorique. Les filtreurs s'assignent donc comme cadre d'exercice de soulager les militants-internautes menacés par l'inflation des données et de leur faciliter la gestion et l'appropriation de l'information transmise." (p.131). Tandis que les interprètes "sont avant tout des aides cognitives qui se distinguent par la qualité scientifique de leurs discours et la pertinence de leurs commentaires. Ils évaluent l'information mise à disposition sur les listes de diffusion, effectuent des recoupements avec d'autres sources et d'autres types d'écrits, mettent en perspective, font émerger des problématiques" (p.137). Internet apparaît alors comme un paradigme structurel, comme aide à l'organisation et comme structurant des profils de militants. Ceci montre l'importance accordée au réseau des réseaux dans le néo-militantisme. En résumé, "passeurs, filtreurs et interprètes sont donc tous de nouveaux mailleurs, susceptibles d'asseoir le fonctionnement des agents du monde associatif civique distancié." (Granjon, 2001, p.138). Ce découpage catégoriel s'inspire peut-être de Machlup (voir Mattelart, 1999, p. 164-165) qui, dressant l'inventaire des différents types de "communicateurs" ou de "producteurs de connaissance", en dénombrait six: "le transporteur (transporter), qui livre le message sans rien y changer; le transformateur (transformer), qui change la forme du message (comme la ou le sténographe); le processeur (processor), qui change forme et contenu, mais seulement en suivant des procédures de routine (réarrangement, combinaisons, calculs), tel un comptable préparant des bilans, par exemple; l'interprète (interpreter), qui change forme et contenu en utilisant son imagination, comme par exemple le traducteur; l'analyseur (analyser), qui recourt à son propre jugement et à sa propre intuition en plus des procédures acceptées de telle façon que le message transmis ressemblera peu ou pas au message reçu; le créateur original (original creator) qui, d'une réserve d'information reçue de messages de tout type, y ajoute son génie d'inventeur et son imagination créatrice, faisant en sorte qu'il n'y ait que très peu en commun entre ce qu'il a reçu des autres et ce qu'il communique." C'est tout un système de fonctionnement de ce type de militantisme qui se met en place avec une individualisation du savoir mais surtout de compétences - qu'elles soient intellectuelles ou techniques. La technique ici employée n'est pas toujours au "parfum" du militantisme fonctionnel car son utilisation requiert des compétences techniques; revendiquer une place dans le circuit est parfois difficile, générant des exclusions, résultats bien entendu inverses de ce que cherchent les néomilitants. Pour Klein (2001), pas de doute, cela existe: "Cette décentralisation radicale dissimule une hiérarchie fondée sur ceux qui comprennent et contrôlent les réseaux informatiques reliant les activistes entre eux - ce que Jesse Jirsh, fondateur du réseau anarchiste Tao Communication, appelle "une 'ad-hocratie ' de fondus de l'informatique"." Cette critique est pourtant développée par les militants eux-mêmes qui utilisent Internet comme paradigme, outil de révolution sociale, mais s'aperçoivent finalement de ses limites. Ainsi, "ce qui est apparemment rejeté par les militants du monde associatif civique distancié depuis la critique sociale par projets, c'est donc l'ensemble des pratiques électroniques qui tendraient à favoriser les divergences, freineraient la transmission de l'information et attenteraient finalement aux impératifs d'utilité et de fluidité profilant l'archétype du militantisme fonctionnel." (Granjon, 2001, p.140). Internet ramenait avec lui, dans sa valise imaginaire, cette fluidité et cet impact social, mais la chute est douloureuse. Internet ne crée pas une identité ni les liens physiques nécessaires à tout mouvement de protestation. Mauvaise pioche? Finalement le tautisme de Sfez (1990) ressurgit: on croit trouver dans ces technologies de la communication la parfaite communion, alors qu'en réalité elle provoque individualisme et exclusion. Source de pouvoir Internet est l'outil le plus puissant de la boîte à outils de la résistance (Tony Uniper, Friends of the Earth, cité in. N. Klein, 2002, p. 463) Internet représente une aide pour le savoir, ce pouvoir qui reste à reconquérir. "Le réseau des réseaux semble donc être à même de renforcer les logiques d'expertise et les capacités d'analyse caractérisant une partie du répertoire d'action de la critique sociale par projets." (Granjon, 2001, p.87). L'Internet et les réseaux électroniques sont les moyens techniques mis au service de ces réseaux sociaux (le mouvement zapatiste est même qualifié par Castells de premier mouvement de guérilla informationnelle). Internet permet, pour ces mouvements, la transmission rapide des informations. Ainsi, "par l'usage intensif d'Internet, les zapatistes ont communiqué instantanément l'information et leurs appels dans le monde entier et ont élaboré un réseau de groupes de soutien. Celui-ci a contribué à l'émergence d'un mouvement d'opinion international qui a rendu littéralement impossible au gouvernement mexicain de recourir à la répression massive." (Castells, 1999, p.103). Internet "synonyme" de résistance... L'Internet fonctionne pour ces mouvements comme forum, plate-forme stratégique et est devenu, de par sa configuration, un paradigme structurel. De surcroît, il est considéré comme une arme de combat mais aussi de développement: "Internet a été l'une des plus grandes raisons qui ont permis à la Milice de s'étendre plus vite que tout autre groupe d'incitation à la haine dans l'histoire. L'absence de centre organisé a été plus que compensée par l'instantanéité de la communication et le potentiel de ce nouveau médium en matière de circulation des rumeurs. N'importe quel membre de milice au fin fond du Montana muni d'un ordinateur et d'un modem a pu s'intégrer à un réseau planétaire où l'on partagerait ses pensées, ses aspirations, ses stratégies d'organisation et ses peurs - une vraie famille planétaire" (Stern, 1997, p. 228). Internet ne semble pas, selon l'avis de Granjon, créateur de réseaux sociaux, mais pourrait apparaître comme renforcement de réseaux existants. Les réseaux ne créent donc pas de communication et les liens ainsi établis ne sont que virtuels. Simplement quant un réseau social déjà établi vient à utiliser Internet, il ne fait que renforcer les liens: "les formes de militantisme exprimées sur l'Internet ne se constituent donc pas directement à partir des réseaux télématiques, mais bien en référence à la force du social qu'investit la technique et imprime une homologie structurelle aux liens qui se tissent entre les réseaux sociaux militants et les réseaux télématiques." (Granjon, 2001, p.158). Au terme de son étude, Granjon souligne finalement que les néo-militants n'appréhendent Internet, pour la plupart d'entre eux, que comme une technique qui aide au militantisme: "la "performance" technique n'apparaît légitime que dans la mesure où elle est dictée et justifiée par une nécessité de nature militante. Les militants-internautes ont ainsi, pour la plupart, une approche strictement fonctionnelle de l'Internet. (...) Appréhendant les objets techniques sous l'angle exclusif de leurs usages, ils considèrent ceux-ci comme de vulgaires ustensiles inertes, qui, sans la médiation et la force des "logiques sociales" s'en emparant ne seraient finalement porteurs d'aucune prescription." (Granjon, 2001, p.159). Même si son utilisation proprement dite reste purement technique, l'imaginaire social associé à Internet rejaillit pourtant dans les discours des militants. Aide organisationnelle Nous avons analysé l'impact du réseau comme identité collective et trouvé une relative faiblesse par le biais même de ce concept; force est de constater qu'Internet - réseau des réseaux n'en est pas plus efficace. Granjon a souligné que "les technologies de l'Internet fournissent de nouveaux appuis conventionnels de l'action somme toute assez efficaces, mais insuffisants pour générer de nouvelles identités militantes qui d'ailleurs ne sont pas spécifiquement recherchées." Internet est peut-être plus simplement une aide à l'organisation. Ainsi, "l'Internet est alors apparu très rapidement comme le dispositif technique salvateur permettant de s'adapter au mieux aux exigences d'une coordination flexible. (...) Appui logistique apporté par les réseaux télématiques." (Granjon, 2001, p.79). Cette aide est semble-t-il importante, voire primordiale, dans l'idée organisationnelle que se font les militants. En fait, "le réseau des réseaux permet d'abord une amélioration des performances organisationnelles à différents niveaux." (Granjon, 2001, p.82). Son apport est double: porteur d'un imaginaire social, mais aussi aide à l'organisation / prothèse technique. Internet reste, pour le néo-militant, une aide précieuse et "le réseau des réseaux apparaît alors comme un élément central du dispositif général d'action collective qui structure pour partie l'organisation revendicative et détermine les occasions d'agir en commun". (p.82). Internet rime donc pour les néo-militants avec fluidité, flexibilité et démocratie: "L'Internet offre, de ce point de vue, l'opportunité d'un engagement marqué du sceau de la flexibilité et dégagé des contraintes d'un militantisme "sous tutelle"." (p.153). Castells nous rappelle que c'est par l'entremise d'Internet que le sous-commandant Marcos, le leader des zapatistes du Chiapas, s'adressa au monde et aux médias, du fond de la forêt Lacandon lors de sa retraite en février 1995 (Castells, 1998, p. 27). Conclusion Tout au long de ce parcours au sein de l'identité du néo-militantisme, nous avons pu faire ressurgir le concept de "technologie de l'esprit" comme procédé de mobilisation. Boltanski et Chiapello (1999) ont bien montré que la critique du capitalisme s'est le plus souvent "homogénéisée" dans sa configuration, s'adaptant à chaque "nouvel esprit du capitalisme". Dans une appréhension réticulaire de ce nouvel esprit, les militants anti-mondialisation se configurent également en réseau, dans une sorte d'"isomorphisme de combat" entre deux figures antagonistes du réseau. La structure réticulaire pèche pourtant par son faible pouvoir d'identité, les dérives qu'elle entraîne et l'attachement parfois contradictoire à Internet. Eytan Ellenberg Références bibliographiques: Aguiton C., "Le mouvement des chômeurs en France", Les Temps modernes, no 600, juillet-aoûtseptembre 1998. Aguiton C., Bensaïd D., Le retour de la question sociale: le renouveau des mouvements sociaux en France, Page Deux, Coll. Cahiers libres, 1997. Barthélemy M., "Le militantisme associatif", in Perrineau P., L'engagement politique: déclin ou mutation?, Presses de sciences Po, 1994. Boltanski L., Chiapello E., Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999. Castells M., La société en réseaux, Fayard, 1998. Castells M., Le pouvoir de l'identité, Fayard, 1999. Fillieule O., Péchu C., Lutter ensemble: les théories de l'action collective, L'Harmattan, 1993. Granjon F., L'Internet militant: mouvement social et usage des réseaux télématiques, Apogée, 2001. Klein N., "Le mouvement est encore confus? Tant mieux", Courrier International, 2 août 2001, no561. Klein N., No Logo, Actes Sud, 2002. 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L'article fait ainsi le point sur une série de résultats de recherches en langue anglaise portant sur ce phénomène dit de "mail-order bride", en soulignant la manière dont les auteurs ont problématisé sociologiquement la question. Auteurs: Hugues Draelants est sociologue, diplômé de l'Université de Louvain (UCL) en Belgique. Il travaille comme chercheur au Girsef (UCL) où il poursuit actuellement un doctorat en sociologie. Olive Tatio Sah est licenciée en philosophie et sciences sociales et maître en sociologie de l'Université de Yaoundé I au Cameroun. Internet ou la plus grande agence matrimoniale du monde De nos jours, de plus en plus de gens cherchent leur "âme soeur" au sein du cyberespace. Le marieur moderne s'impose désormais et fréquemment comme un dispositif technique plutôt qu'un acteur humain. De fait, Internet se profile comme un nouvel intermédiaire à la rencontre et en comparaison avec les services classiquement offerts dans les agences matrimoniales, on peut dire que c'est un intermédiaire facile d'accès[1], souvent moins onéreux, qui propose une offre extrêmement large et une grande variété de services et d'outils. Typiquement, le site Internet dédié à la rencontre propose au minimum à ses utilisateurs les outils suivants: d'une part un moteur de recherche permettant d'afficher les profils des personnes qui correspondent aux critères sélectionnés (des plus basiques: sexe, âge, lieu; aux plus recherchésou insolites: films préférés, projets d'avenir, opinions concernant tel ou tel sujet, signe astral...; en passant par des informations générales: niveau d'études, statut marital, nombre d'enfants, fumeur/non fumeur...), et d'autre part la possibilité de consulter les petites annonces laissées par chacun en vue de trouver son alter ego avec souvent en prime des services de conversation asynchrone et synchrone: forum de discussion, salon de chat. Il existe une kyrielle[2] de sites voués exclusivement à la rencontre virtuelle... et plus si affinités comme le dit l'adage. L'intérêt étant bien sûr que la rencontre s'actualise. Les publicités pour ces sites qui promettent aux célibataires bons plans et rendez-vous galants ou sexy témoignent que leurs concepteurs l'ont bien compris. Les membres de ces forums de discussion les utilisent essentiellement dans une logique instrumentale, ils les fréquentent en vue d'une fin bien précise: la rencontre "réelle". Cet article entend documenter un but de rencontre par Internet peu connu et qui n'a, à notre connaissance, pas encore fait l'objet de recherches sociologiques francophones. Habituellement, ceux qui cherchent quelqu'un via le Net cherchent une personne habitant la même zone géographique et appartenant à la même culture (Draelants, 2001). En témoigne l'entrée en matière classique dans les salons de bavardage: "asv", acronyme signifiant "âge, sexe, ville?". Outre les préoccupations relatives à l'âge et au sexe du correspondant, le lieu de résidence fait notamment partie des premières questions posées car c'est un critère de choix: il importe que l'autre personne soit accessible pour être intéressante. Ce n'est néanmoins pas toujours le cas. Certaines personnes sont intéressées à trouver un mari ou une femme d'un pays étranger en vue notamment d'émigrer vers ce pays, ce qui suppose que la rencontre se solde par un mariage. Dans une première partie de l'article, nous nous attacherons à mettre en perspective ce type d'utilisation de la toile mondiale par rapport au phénomène plus ancien et déjà étudié du mariage par correspondance. Sur base d'une revue succincte de la littérature scientifique, nous présenterons les réflexions sociologiques que ces pratiques ont inspirées aux rares auteurs qui les ont étudiées, soulevant ainsi une série de problématiques qui découlent de ces relations médiatisées. Par la suite, le cas de l'utilisation par des femmes camerounaises de sites de rencontre les mettant en contact avec des hommes occidentaux nous servira pour tenter de mieux comprendre le sens que revêtent ces pratiques pour les femmes qui s'y investissent et les stratégies multiples qu'elles mettent en oeuvre pour parvenir à leurs fins. Compte tenu des observations empiriques, nous serons ainsi en position de pouvoir commenter certaines réflexions ébauchées sur base de l'état de la question à partir du point de vue de ces femmes candidates à l'exil. Cela nous amènera enfin à relativiser certains constats posés précédemment, non pas dans l'idée de trancher définitivement les questions posées mais d'inviter à poursuivre la réflexion et à documenter plus avant les pratiques des individus. Des origines du mariage par correspondance: le phénomène du mail-order bride Ce phénomène que nous analysons n'est pas nouveau et n'a pas attendu l'heure d'Internet, estil utile de préciser? Il est connu depuis longtemps aux Etats-Unis, sous l'expression très parlante de "mail-order bride". L'expression que l'on peut traduire approximativement par "épouse sur catalogue" en dit long en effet. Passons en revue son sens implicite. La notion de "order" suppose la commande d'un objet ou d'un produit commercial sur base d'un catalogue ("(by) mail" signifie par correspondance) qui, une fois payé, est rapidement et sans effort délivré sur le pas de la porte. Ici l'expression ne s'applique pas à un bien matériel mais à un être humain, il est question d'une jeune épouse "bride", commandée unilatéralement sur catalogue. L'expression "mail-order bride" véhicule donc tacitement une représentation de la femme qui se propose comme une marchandise que l'on peut acheter, voire répudier si l'on invoque la clause "satisfait ou remboursé" caractéristique du téléachat. Cette expression est d'ailleurs connotée extrêmement négativement. On ne s'étonnera donc pas que les défenseurs de ce type d'industrie qui cherchent à valoriser ces pratiques préfèrent parler d'"international single ads" (petites annonces internationales de célibataires)[3]. On peut véritablement parler d'une industrie de la médiation au mariage dans les pays développés dès les années 1960[4]. Industrie qui, depuis lors, n'a cessé de s'étendre à la fois quantitativement et spatialement à l'intérieur et au-delà des frontières nationales, grâce à l'informatisation et aux progrès des systèmes de communication et d'information d'une part mais également compte tenu de l'évolution des modes de vie dans nos sociétés d'autre part. Les individus des sociétés modernes avancées sont en effet de plus en plus confrontés à la solitude, à l'isolement, aux relations éphémères dans un contexte d'urbanisation croissante et de mobilité accrue (Kojima, 2001). Le phénomène du "mail-order bride" est apparu aux Etats-Unis[5] dès les années 1970. Cependant avec Internet, ce type de pratique connaît une croissance rapide. Aux agences classiques de "mail-order bride" composant des dossiers-catalogues avec les noms de femmes, leurs photos et descriptions, agrémentées de quelques indications biographiques sur base desquels les hommes peuvent faire leur choix et payer l'agence pour obtenir les adresses postales des jeunes femmes qui les intéressent, se sont ajoutés leur pendant électronique mais également des clubs "pen-pal", services Internet généralement gratuits par l'intermédiaire desquels les époux potentiels peuvent se contacter par e-mail, sans passer par le biais d'un entremetteur humain. Actuellement, un homme qui désire trouver une épouse étrangère a à sa disposition plus de 350 agences ou sites Internet de ce type (Constable, 2003). Del Rosario (cité par Kojima, 2001) définit la candidate au mariage par le système "mailorder bride" comme toute femme qui se sert du système de présentation de soi fourni par des institutions commerciales dans l'objectif premier d'un mariage avec un étranger. Par rapport à ce système de "mail-order bride", la nouveauté introduite par Internet est que l'aspirante au mariage avec un étranger peut désormais recourir non plus aux services d'une agence mais également à un site Internet spécialisé, qui lui permettra semblablement de constituer un dossier personnel en vue de se présenter et de se décrire afin d'accéder au marché matrimonial, en l'occurrence en venant intégrer le versant offre. Pour compléter la définition de del Rosario, nous ajouterons que la candidate au mariage par correspondance est donc celle qui se sert d'un système de présentation de soi fourni soit par un intermédiaire humain soit par un intermédiaire technique, ou en d'autres termes un terminal informatique relié à Internet et donnant accès aux dispositifs des sites web spécifiques. Les réseaux informatiques tendent à accroître l'information, la visibilité et l'accessibilité à ces services et, compte tenu de l'anonymat dont chacun jouit en surfant sur le web, cela engendre en définitive une simplification du geste qui consiste à aller vers ces services comme l'exprime bien le témoignage de ce journaliste: "Recently, I received an unsolicited e-mail message entitled "Meet Russian Ladies!" with the following website linked to my e-mail: http://www2.miracle.net/~russcon/rb/intro.htm. I was intrigued. Titillated. Also, as an admirer of things Russian: vodka, caviar, Dr. Zhivago, (though not necessarily Russian women), and a dedicated Net surfer, the choice was clear. I clicked onto the site, somewhat imprudently entering the world of the Mail Order Bride. If I had received this information through the post, however, as paper junk mail, I probably would have just smirked my best post-modern, ironic, I-wonder-how-I-might-haveended-up-on-that-mailing-list smirk, and thrown it away. But because it was on the Web, I could reply without leaving my chair; without even stopping to wonder what they call Russian cosmonauts since they've taken the commie out of communism." (Mahoney, 1997) Bref, on peut parler de la constitution d'un nouveau marché global de l'échange sexuel et marital via Internet (new global market for sex et marital trade via the Internet), (Cunneen et Stubbs, 2000). Comme on va le souligner, les individus ne sont pas situés de manière égale sur ce marché marital, l'homme occidental y est en position clairement dominante de sorte qu'on peut y voir le reflet de la politique économique mondiale et une réfraction des rapports Nord/Sud au plan micro des relations interpersonnelles. Les marchés de la rencontre matrimoniale Si l'on analyse les relations qui se nouent entre ces personnes en vue d'une éventuelle union à partir de la métaphore d'un "marché" de l'épouse, il est possible de caractériser les femmes comme étant en position d'offreuses et les hommes en position de demandeurs. En fait le couple potentiel doit s'entendre dans le sens suivant: des hommes de pays occidentaux sont à la recherche de femmes provenant de pays pauvres, ce n'est quasiment jamais la relation inverse, à savoir des femmes de pays occidentaux cherchant des hommes de pays pauvres; lorsque c'est le cas, il s'agit davantage d'exotisme ou de charité (adoptions, amis de famille). Par ailleurs, ce marché matrimonial s'avère très déséquilibré car il se caractérise par une offre abondante du côté des femmes: il y a beaucoup de candidates au départ. Du côté des hommes, la demande est nettement plus réduite, du moins pour ceux qui recherchent sérieusement des partenaires, car certains se distraient simplement en réalisant des prouesses poétiques éphémères. Par ce fait, les hommes se retrouvent donc en position privilégiée sur ce marché matrimonial compte tenu du vaste choix qui s'offre à eux. Notons que ce n'est pas le cas en ce qui concerne les annonces pour des rencontres locales, avec des femmes vivant dans des pays occidentaux. Au contraire, généralement sur les sites courants de rencontres entre individus issus d'une même région, on recense beaucoup plus de candidatures à la rencontre émanant d'hommes que de femmes, celles-ci bénéficiant donc d'une meilleure position sur ce marché de la romance. Autre différence de taille, sur les sites de rencontres entre personnes d'une même région, l'offre et la demande ne se limitent pas à la femme. Il n'est pas possible de scinder hommes et femmes entre offreurs et demandeurs. En effet, chacun est simultanément offreur et demandeur[6] puisque pour accéder aux annonces ou consulter les profils, il faut le plus souvent s'être inscrit et avoir complété son profil. Ainsi, la personne qui désire consulter le fichier comprenant "l'offre de femmes" vient automatiquement grossir le fichier "offre d'hommes", également consultable par quiconque. Cette dissemblance est essentiellement symbolique mais elle nous semble néanmoins très significative de la situation inégalitaire de départ dans laquelle se trouvent les hommes et les femmes sur de nombreux sites de type "mail-order bride". Quelques tendances qui se dégagent des recherches sur le sujet Certains chercheurs d'expression anglaise se sont penchés sur le phénomène du mariage par correspondance (mail-order bride). Nous présentons ici quelques résultats de ces recherches qui nous paraissent intéressants pour notre propos. On peut donner une idée de l'importance quantitative du phénomène mariage par correspondance. En 1998, une étude menée par un chercheur américain estime à environ 100'000 à 150'000 le nombre de femmes de diverses origines ethniques qui se mettent en scène annuellement via ces services en vue d'un mariage. La grande majorité de ces femmes provient de deux zones: l'Asie du Sud-Est (essentiellement les Philippines) d'une part et la Russie (et d'autres pays de l'exURSS ou de l'Europe de l'Est) d'autre part (Scholes, 1998). L'impact sur les mariages ainsi que sur l'immigration aux Etats-Unis est cependant très ténu compte tenu du taux extrêmement faible de mariages qui aboutissent. On estime ce taux à environ 4% soit approximativement de 4000 à 6000 mariages par an (Scholes, 1998). En regard du nombre de mariages célébrés chaque année aux USA (plus de 2 millions) et du nombre d'immigrés recensés sur une année (plus de 800'000), ces chiffres apparaissent pratiquement négligeables. Si quantitativement le phénomène peut donc sembler insignifiant, nous verrons qu'il n'en va pas de même du point de vue qualitatif au sens où il illustre une série de problématiques contemporaines importantes. Qui sont les hommes cherchant une épouse par ce biais? Scholes (1998) cite les résultats d'un sondage datant de 1988 auquel 206 hommes américains avaient répondu (taux de réponse 34%). Il s'agit généralement d'hommes blancs (94%), avec un niveau d'instruction élevé (50% ayant fréquenté durant deux années ou plus l'enseignement supérieur), politiquement et idéologiquement conservateurs et généralement très à l'aise économiquement (salaire supérieur à 20'000 dollars/an pour 64% d'entre eux) et jouissant d'une bonne réussite professionnelle. L'âge médian de ces hommes était de 37 ans, la grande majorité (84%) vivait en zone urbaine. 57% d'entre eux avaient été mariés au moins une fois, la plupart ayant divorcé après une moyenne de 7 ans de mariage. Enfin 35% étaient au minimum père d'un enfant et les trois quarts aspiraient à une paternité future. Certes, ces données sont fort anciennes, néanmoins elles ont le mérite de fournir quelques repères et par ailleurs on peut faire l'hypothèse que le profil n'a sans doute pas fondamentalement évolué depuis lors. Quelle est la motivation des hommes cherchant une femme étrangère provenant d'un pays pauvre? Selon Gary Clark auteur de l'ouvrage Your Bride is the Mail![7], véritable manifeste du mouvement "penpal bride" écrit à l'attention du public mâle américain en vue de promouvoir cette pratique, la principale motivation serait la recherche d'une femme traditionnelle: "Tired of 'liberated' career women so wrapped up in their own agendas they haven't got time for yours? Many men who want a more traditional, supportive wife are finding their perfect mates in foreign countries." (Clark, 1994) Les quelques données récoltées par des chercheurs sur la question vont également en ce sens: "Most of the personal reports from American men who have married women through these agencies talk about "traditional values". That is, that American women are not content to be wives and mothers, but seek personal satisfaction through their own careers and interests, while the foreign woman is happy to be the homemaker and asks for nothing more than husband, home, and family." (Scholes, 1997). On constate en effet que la montée du féminisme en Amérique du Nord s'est faite conjointement à l'augmentation des mariages entre des hommes occidentaux et des femmes provenant de pays situés en périphérie des pays riches. Clark, dans son ouvrage-manifeste, s'en prend naturellement au mouvement féministe qu'il désigne comme responsable du fait d'en être arrivé là. Il déclare: "The feminist movement has caused immense social damage throughout the Western world. It has harmed not only men, who can't find the kind of wives they want, but women as well. The proof of this lies in the wailing lament of so many women that they can't find husbands. It's true, they can't, but most of these same women never stop to realize that the reason why they can't find husbands is because they have chosen for themselves a career path other than that of wife." (Clark, 1994) On voit ainsi combien le phénomène du mariage par correspondance soulève la problématique des rapports de genres[8] et de leurs transformations au sein des sociétés occidentales. La pensée féministe pour sa part condamne sévèrement le système de mail-order bride et interprète ce type de mariage comme une réponse trouvée par l'ordre patriarcal face à la résistance des femmes contre la division sociale et sexuelle du travail et comme moyen de reproduire la division traditionnelle des rôles sexuels et des tâches domestiques (Kojima, 2001). Une manière de rétablir et d'affirmer la domination masculine en somme. En ce sens, on considère que ces hommes recherchent essentiellement une partenaire conjugale docile et dépendante d'eux dans le but de maintenir les privilèges traditionnels de leurs aïeux, se délivrant ainsi des tâches de la vie quotidienne traditionnellement réservées à l'épouse: ménage, cuisine, entretien de la maison, éducation des enfants. Les candidates au mariage sont généralement bien conscientes de cette motivation masculine, comme l'illustre la petite annonce postée sur un site web de rencontre reproduite ci-dessous. La manière dont cette jeune femme de 21 ans se présente met en avant cette image traditionnelle de la femme comme épouse au foyer: Une relation amoureuse sérieuse "Bonjour a tous. Je suis une jeune fille marocaine, sérieuse, sincère, sociable et très fidèle. Je pense être une parfaite femme d'intérieur, je suis bonne cuisinière et je crois avoir tout ce qu'il faut pour rendre un homme heureux. Je suis douce, sensible, affectueuse et jolie. Je cherche l'homme de ma vie, pas pour une nuit, mais vraiment pour toute une vie. Je ne cherche aucune richesse terrestre mais une grande richesse intérieure et une vie honorable. J'ai beaucoup à donner à celui qui prendra la peine de me séduire. Je suis musulmane mais tout comme ma famille, je suis ouverte aux autres cultures que j'ai envie de découvrir. Et pourquoi pas un mélange couscous-choucroute... sourire.... Je t'imagine mûr, entre 30 et 48 ans, ton physique est moins important que la beauté de ton coeur. Tu es tendre, affectueux, romantique, tu as le charme et la délicatesse de l'homme mûr avec un brin d'humour et surtout... tu es fidèle!!! Tu préfères passer une bonne soirée en famille ou en tête-à-tête plutôt que d'astiquer le comptoir d'un bistrot avec tes coudes.... Tu habites de préférence dans l'Est de la France, Suisse, Allemagne ou Luxembourg. Ce que j'attends de toi, c'est que de temps en temps tu saches me prendre par la main, caresser mes cheveux, me prendre dans tes bras en me serrant contre toi. Que tu prennes soin de moi comme je prendrais soin de toi. Tu seras mon ami, mon confident, mon guide et bien sûr mon homme... Tu seras aussi, si tu le souhaites, le père de mes enfants. Moi je serais à tes cotés fidèle comme ton ombre, où tu iras, j'irais, tout ce que tu voudras, je te le donnerais... Au plaisir de te lire. Ps: Soyez gentil et ne me proposez pas des vacances "gratuites" pour "faire connaissance"..." Par ailleurs, dans le cas de ce type de mariages interculturels, on constate qu'à la domination du genre sont également liées et combinées deux autres formes de dominations: celles de la "race" ou de l'origine ethnique et celle de la classe ou de la catégorie sociale d'appartenance. Ce type d'usage d'Internet illustre donc de manière exemplaire combien les privilèges économiques combinés à l'accès à des ressources et des connaissances technologiques renforcent les hiérarchies qui s'originent dans les différences socialement constituées entre les genres et les cultures et dans les relations entre pays riches et pays pauvres (Cunneen et Stubbs, 2000). S'il ne fait aucun doute qu'Internet provoque des changements en profondeur de nos sociétés, il est légitime de douter que ceux-ci se fassent uniquement dans le sens d'une société plus "égalitaire", plus "démocratique" et plus "prospère". Force est de constater qu'Internet représente aussi un outil de régression sociale, de conservatisme et de reproduction des inégalités au sein et à travers le cyberespace. Comme le résume Ridenhour-Levitt (1999): "Internet becomes a site where race et ethnicity-laden concepts of gender are manufactured, packaged, et commodified to serve the assumed needs of Western male customers. In this process, notions of ideal femininity are mapped onto the bodies of potential mail-order brides, while Western women are categorized as unfit wives et mothers. Similarly, men living in the regions that provide mail-order brides come to represent the negative aspects of masculinity. Finally, Western manhood is glorified et reasserted through the Internet marketing of mail-order brides. In doing so, these race- et ethnicity-specific constructions of gender endorse the political et economic dominance of white Western men in a globalized context, while legitimizing et facilitating the systematic transnational exchange of women's bodies." Un autre aspect susceptible de motiver les hommes célibataires recourrant au "mail-order bride" n'est pas à négliger: c'est le fait que ces hommes se donnent accès à un type de femmes jeunes et jolies qu'ils n'auraient que peu de chances d'intéresser dans leur pays. Même si les témoignages masculins ne font pas mention de cet aspect - compte tenu de son caractère non dicible ouvertement - les hommes reconnaissent partir en quête de la femme de leurs rêves, physiquement s'entend. Scholes (1997) suggère également la pertinence de cette motivation: "I would like to suggest, however, other attractions to the "mail-order bride". For one, these girls tend to be younger (by an average of 15 years) than the man and slimmer and better-looking than most of the American women the man might have access to. Further, it should not be overlooked that there are few, if any, occasions where a man might browse several hundred American women - all of whom anxiously awaiting his attentions - from whom to select one or more candidates for his wife; and yet, that is exactly what is offered by the agencies." Certaines statistiques tendent à donner du crédit à cette hypothèse. Scholes relate que sur une trentaine de couples formés par le biais du "mail-order bride" des chercheurs ont constatés que seulement deux couples étaient proches en âge (de 4 à 6 ans de différence); parmi les 28 autres couples, les différences d'âge fluctuaient entre 20 et 50 ans. Quelles sont les motivations des femmes à rechercher un mari étranger? La littérature de recherche est peu loquace à ce propos. On ne sait pas grand-chose sinon que ces femmes cherchent généralement une vie meilleure en termes de facteurs socio-économiques; ce n'est en effet pas par hasard qu'elles viennent d'endroits où les emplois et les opportunités éducatives pour les femmes sont réduites et les salaires très bas. Néanmoins, les femmes elles-mêmes répondent qu'elles sont attirées par les hommes américains (ils ressemblent à des stars de cinéma), ils sont vus comme faisant de "bons maris": fidèles et gentils avec leur épouse alors que les hommes natifs sont perçus comme cruels et volages (Scholes, 1997). Compte tenu de l'absence de données sur le sujet, un des intérêts de l'article est justement d'analyser le phénomène du point de vue des femmes camerounaises qui participent à ce marché mondial de l'épouse, chose à laquelle nous allons nous attacher à partir d'ici. Une analyse spécifique sur les hommes occidentaux serait bien entendu également extrêmement intéressante, cependant ils s'expriment nettement plus largement sur le web (cf. site web de Clark). Les camerounaises, une référence en matière de webrencontre Parlant de web et d'après Marsaud (2000), sur le site "French Romance", "le Maroc est le plus représenté avec 105 annonces. Il y en a 11 pour le Cameroun, 4 pour la Tunisie, 2 pour l'Éthiopie, 1 pour l'Île Maurice et le Togo". Par ailleurs, il existe des séries d'information sur les principaux pays africains et les différentes entités de genre qui participent à la recherche de conjoints virtuels via Internet[9]. Une analyse de ces informations présente les Camerounaises et les Ivoiriennes en têtes de liste. Les femmes sont plus investies dans ce phénomène. Une habituée camerounaise commente à cet effet: "ce sont plus les femmes qui cherchent les maris sur Internet ici. D'ailleurs, les femmes blanches ne sont pas intéressées par les noirs", quoique les raisons de cette supposée répulsion entre blanches et noirs, dans ce contexte, soient très peu définies et convaincantes. Notons que plusieurs réactions de la population masculine sur la médiation d'Internet dénoncent avec ironie ce procédé froussard d'aborder la femme avec qui l'on envisage de passer sa vie et de fonder un foyer. Il est néanmoins officiel que la fréquence des femmes camerounaises dans les sites de rencontre est supérieure à celle des hommes qui se cantonnent dans les sites érotiques et pornographiques. En bref, le Cameroun est constitué en repère sur le Net en matière de rencontres virtuelles. L'accès au médium et les contacts En territoire camerounais, on assiste, depuis la fin du deuxième millénaire, précisément depuis 1999, à l'expansion de la quête du "partenaire idéal" par ordinateur interposé. Au regard de l'ampleur du phénomène, on peut se permettre d'affirmer que cette pratique marque de manière triomphale l'entrée d'Internet dans la sphère africaine francophone, précisément dans les systèmes matrimoniaux qui sont de plus en plus affectés par les mouvements socio-historiques et les innovations sociales (Segalen, 1981: 318), et dont plusieurs auteurs dénoncent les procédéssuperficiels dans la conquête de l'amour (Brisson, 2002). Beaucoup de camerounaises rêvent d'unions "normales" et réelles par le biais des sites de rencontres; c'est ainsi que les cybercafés se créent, grandissent et s'étendent dans les régions du pays, foisonnement encouragé par l'engouement de la population féminine. En effet, la quête de conjoint par Internet est une activité organisée et très structurée. Tout commence généralement par les rumeurs et les informations de bouches à oreilles sur les bienfaits matériels des partenaires de celles qui ont réussi à avoir un correspondant sérieux, et s'oriente dans ces centres commerciaux pour les populations qui en sont intéressées, puisque très peu de personnes ont un accès privé à Internet, pour des raisons économiques[10]. Elles s'en vont donc, sur recommandation des proches[11] ou en tâtonnant, rencontrer les moniteurs qui gagnent leur réputation et leur pain quotidien au nombre de relations mixtes réussies qu'ils peuvent générer et conduire à la concrétisation. Une étude du profil social de ces candidates à l'amour, puisqu'il s'agit essentiellement de femmes,fournit les données suivantes: leur âge varie entre 16 et 50 ans - quoique la règle établie (netiquette) dans les sites de tchatche fixe l'âge minimum à 18 ans, il est possible de tricher! -, mais la tranche d'âge fréquente est celle de 25-34 ans. Ce sont en majorité des individus sans emploi fixe ou contraignant (élèves, étudiantes, prostituées, commerçantes, secrétaires, serveuses...), ou qui s'estiment insatisfaits de leurs salaires, et dont le revenu mensuel est essentiellement bas, inférieur à 50'000F CFA (presque équivalent à 77E). S'il est vrai qu'on retrouve plus d'illettrés et de personnes qui n'ont pas atteint le second cycle de l'enseignement secondaire que d'étudiants et d'intellectuels, le niveau d'étude demeure très inconstant. Aussi, le niveau de connaissance en informatiqueou en navigation sur Internet est généralement bas, c'est pourquoi des guides appelés moniteurs sont de plus en plus recrutés en politique de marketing dans les cybercafés; l'un d'entre eux remarque dans une étude menée par Tatio Sah (2003: 65): "Elles ne sont même pas intéressées par l'outil informatique en soi et ne veulent même pas faire des efforts; ce qu'elles veulent, c'est pouvoir envoyer et recevoir des courriers ou très clairement comme elles le disent:"avoir le blanc!". Dans les débuts, elles disent ce qu'elles veulent et nous faisons le reste. C'est au fur et à mesure qu'elles apprennent à se servir d'un clavier, rien sur Internet et tout pour le mariage!" Il s'agit là d'un des motifs pour lesquels ces femmes sollicitent des cyberpartenaires, s'inscrivent généralement dans des groupes de tchatche, communément appelés clubs et se font suivre par ces moniteurs comme des patientes par un médecin, frais de "consultation" et de "traitement" assurés, hormis les tarifs de surf qui garantissent l'utilisation de la machine et des sites[12]. La procédure de rencontre sur Internet commence par la publication des annonces et la visite de la liste des abonnés au site. Partant de cette exploration donc, elles font un choix de potentiels conjoints à qui elles envoient des messages d'attaque ou d'entrée en contact, ceci en fonction d'idéaux précis (cf. prototype plus loin). Ces messages peuvent générer des réponses ou non, il faut être patient et espérer: c'est une question de tactique et de chance. Au début de la recherche, trois tendances se dégagent généralement: il y en a qui font mouche après quelques essais et engagent des correspondances au bout de trois jours au maximum; certaines peuvent patienter plusieurs semaines et obtenir gain de cause, tandis que d'autres n'aboutissent jamais à grand chose au point de se décourager et d'abandonner la pratique. En clair, la quête de conjoint par le Net est un phénomène assurément sélectif, conditionné par le pouvoir de persuasion et de négociation des individus. Pour celles qui ont la chance d'avoir des répondants, la relation virtuelle commence. Les deux parties font donc connaissance dans les sites de rencontre et supportent pendant ce temps toutes les censures et le chaperon des chanops[13] et de la netiquette. Au fur et à mesure qu'ils se plaisent mutuellement, ils décident de sortir du cadre du site pour se créer un espace plus intime. Généralement, ils se passent leurs adresses (e-mail, code postal, numéro de téléphone, etc.) d'une manière ou d'une autre et commencent à s'écrire ou à s'appeler en dehors du Net. A ce moment, ils se permettent tout, s'envoient des nouvelles, des photos parfois de poses nues, des notes affectives ou érotiques, des cartes de voeux, des cadeaux de toute nature (bien matériel et argent). Ce niveau de la relation encadre encore une certaine instabilité et une précarité, car l'un des partenaires peut désister et arrêter la communication à tout moment. En outre, on remarque qu'il existe des personnes qui décident, malgré leur déclaration d'amour, de demeurer dans un cadre virtuel et de ne jamais se rencontrer physiquement. À ce choix, ils adaptent un mode de vie compensatoire; ils s'envoient mutuellement tout ce qu'ils peuvent se promettre[14]. Mais ce genre de pratique n'est pas très apprécié par la plupart des tchatcheuses camerounaises qui préfèrent de loin les contacts qui peuvent aboutir à des rencontres physiques et à des célébrations de mariage. C'est pourquoi ces solliciteuses développent un arsenal de stratégies (qui seront exposées plus loin) pour appâter les correspondants et faire survivre la communication jusqu'à l'atteinte de leurs objectifs. Certains parviennent à entraîner leurs partenaires hors du cadre virtuel et à établir des contacts physiques sur un terrain géographique précis, qui est généralement le Cameroun, car d'après les dragueurs camerounais, il est plus facile pour un blanc d'y arriver que pour un noir d'émigrer vers l'Occident. Pour ceux-ci, il se présente plusieurs possibilités: la rencontre physique peut être sans difficulté et les concernés décident de se marier, de vivre une relation amoureuse libre ou en concubinage, mais la plus grande option est le mariage, et ensuite la femme rejoindra son conjoint dans son pays si celui-ci ne l'emmène pas immédiatement après (ce qui est très rare). La rencontre peut également être brouillée; soit les partenaires ne s'entendent pas dès le contact physique, soit le nouvel arrivant dans le pays inconnu est détourné par des dames ou des prostituées qui attendent leurs clients dans les aéroports[15]. Enfin, les cas de cyberrencontres qui se soldent par des rencontres physiques sont rares, et cette rareté s'intensifie lorsqu'il s'agit de mariages réels et "normaux" tels qu'ils peuvent être vécus dans nos sociétés. Les principales motivations Lorsqu'on consulte les messages de ces quêteuses de partenaires par Internet, il apparaît à priori qu'il s'agit d'une quête d'affection et de sécurité. Cette tendance est confirmée dans leurs discours sur la façon d'aimer de leurs confrères camerounais: ils ne savent aimer, aimer comme câliner, flatter, distraire, faire rêver à la Roméo et Juliette; elles rêvent d'histoire romantique à la Pretty Woman ou à la Cendrillon. Au lieu de cela, leurs partenaires leurs servent des supercheries, des duperies et des bastonnades. Les dragueuses camerounaises ne sont pas satisfaites de la façon d'aimer ou de vivre la relation conjugale de ces hommes camerounais en raison de comportements rapportés d'irresponsabilité, de tromperies, d'adultères. Elles sont déçues et se retournent vers l'Autre, l'homme blanc, qui, selon les images véhiculées par les médias, sait s'y prendre avec la femme. D'autres motivations des individus et donc quelques-uns des objectifs qui sont visés se perçoivent dans la reconstitution du profil de compagnons sollicités. D'après nos travaux (Tatio Sah, 2003), le prototype d'hommes recherchés indexe généralement des individus blancs et riches, le premier critère (blanc) confirmant automatiquement, dans leur imaginaire, la richesse ou une position sociale respectable[16], indépendamment de l'âge, du physique, du statut socioprofessionnel et du niveau intellectuel. Ces choix traduisent quelque peu les positions sociales des individus (hommes et femmes) dans les pratiques du "mail-order bride". Ce sont généralement, des occidentaux, originaires - de préférence - de ces pays classifiés comme suit: la France, la Suisse, la Belgique, les Etats-Unis d'Amérique, la Hollande, l'Allemagne, le Canada, l'Afrique du Sud. Ces pays ne sont pas choisis au hasard, il a été établi que ce sont des zones que les postulantes trouvent faciles d'accès pour elles et où elles aspirent émigrer à la recherche d'une vie meilleure, d'un eldorado matériel qui n'existe pas chez elles. La culture en cours dans le milieu social des dragueurs camerounais leur inocule ainsi l'idée selon laquelle la véritable civilisation est celle qui émane de l'extérieur, de l'Occident dont elle continue à subir l'emprise servile après plus d'un demi siècle d'indépendance proclamée. Le système d'éducation, la jurisprudence, les libertés individuelles, les normes sociales, les médias sont des courroies fidèles au modelage des visions paradisiaques que les populations entretiennent par rapport à la vie en Europe ou avec les européens. Le blanc recherché incarne donc cette civilisation qui définit le véritable amour, la liberté d'exprimer sa libido quelle qu'elle soit, la vrai vie, le symbole de la réussite et de la richesse. Cet ensemble de représentations est alimenté et consolidé par la situation socioéconomique pratiquement invivable de leur quotidien. Les Camerounais sont en effet, depuis quelques années, confrontés à des difficultés socioéconomiques, qui ont anéanti les espoirs des individus à compter sur les allocations étatiques, alors que les salaires des fonctionnaires suffisent tout juste - si c'est le cas - à subvenir à leurs besoins immédiats. Les privatisations des entreprises, la diminution des effectifs dans le secteur public, la baisse des salaires, la compression massive des employés dans les entreprises privées, la perte de l'assurance emploi pour les jeunes diplômés, les politiques d'ajustement structurel par les institutions de Bretton Woods, la propension du système capitaliste par la mondialisation,... ont entraîné, au sein des populations, le développement de différentes stratégies pour sortir de la misère - dont l'auto-traite. Les individus en action: tactiques persuasives, offensives et défensives Pour une femme africaine, "obtenir son blanc,c'est la jungle". Dès lors, les camerounaises au cours de leur recherche de partenaire(s) par Internet développent diverses tactiques(que nous allons détailler ci-dessous): maximisation du profit, désirabilité sociale, coups bas et injures, secours du mystique... Dans tous les cas, leurs initiatives sont perçues: "comme un type spécifique d'entreprise dont la fonction serait de mobiliser ressources matérielles (argent, travail, armes...) et biens symboliques (dévouement, loyauté, solidarité...) pour atteindre des objectifs et éventuellement "gagner des parts de marché" sur les [femmes] concurrentes" (Etienne et al., 1995: 10). Le cyberenvironnement est un milieu d'interaction permanente où la loi du plus offrant est la meilleure. Il s'agit en effet de convaincre l'autre, le demandeur blanc, de la bonne qualité de l'objet en prospection, c'est-à-dire de ses qualités, de sa bonne moralité et de la satisfaction sur tous les plans qu'il peut procurer, une sorte de marketing de soi en somme. Couramment, la maximisation des chances en misant sur plusieurs correspondants à qui les quêteuses envoient des messages d'attaque est utilisée, avec à l'appui, des pseudonymes ou nicknames flatteurs, attrayants et frappants, des euphémismes en raison de la contenance qu'elles veulent se donner ou des préconçus qu'elles ont des correspondants. "Pour commencer, on fait la pré-tchatche, la pré-recherche de l'interlocuteur idéal. Ça se fait comme à la pêche: le pêcheur jette à l'eau un grand filet ou plusieurs filets s'il veut avoir beaucoup de poissons parmi lesquels il aura à faire le tri des bons poissons." Comme il a été remarqué, les deux parties ne se connaissent pas avant de se rencontrer sur Internet; elles doivent, de ce fait, dépasser l'atmosphère de méfiance et de retenue qui accompagne généralement tout contact avec des choses nouvelles. La seule arme jusqu'ici incontournable pour la communication dans les rencontres sur le Net est le langage textuel, quelles que soient les façons de le manipuler. Pour les camerounaises particulièrement, elles étudient, intriguent et suscitent de l'intérêt chez l'interlocuteur, par la segmentation, c'est-à-dire l'identification des faiblesses et des sensibilités de la cible. Les tchatcheuses camerounaises savent que les blancs trouvent leurs femmes orgueilleuses, difficiles, intransigeantes quand il s'agit de la procréation et toujours prêtes à réclamer l'égalité et leurs droits, et les biens leurs reviennent généralement en majorité en cas de séparation ou de divorce. De même, elles affirment que l'homme aime naturellement les femmes soumises, douces, dociles et qui savent leur accorder l'autorité qui leur est dû. "Ils disent que leurs femmes aiment trop parler de leurs droits... quand ils divorcent la justice les fait dépenser, pension alimentaire par ci, je ne veux pas d'enfant par là, elles sont difficiles... les blancs aiment les femmes douces, dociles et qui savent faire l'amour. Ils aiment les filles noires pour ça..." Conscientes de ce fait, les tchatcheuses camerounaises gèrent les conversations et flattent autant qu'elles le peuvent, mentent sur leur identité et sur leur niveau de vie, falsifient certaines données personnelles comme l'âge quand cela s'avère nécessaire. En bref, "en fonction du développement des interactions entre personnes, il peut se produire une transformation de la façon d'être envers les autres ou envers la situation ou le problème qu'on traite ensemble." (Maisonneuve, 1973:78). En dehors du terrain virtuel et précisément au sein des groupes de tchatche, il faut savoir faire face aux intrigues[17] et aux coups bas du milieu. Les tchatcheurs mouchardent les uns après les autres de jalousie ou d'envie, se disputent pour des cas d'enlèvement ou de détournement de partenaire, et en arrivent parfois à des bagarres. Précisément, les cas de violences physiques sont récurrents entre les femmes qui partent chercher leurs partenaires à l'aéroport et les prostituées qui les détournent, souvent avec intervention des forces de l'ordre. "Quand mon blanc allait venir, j'ai eu des problèmes. Il correspondait aussi avec une fille ici au cyber, mais il ne savait pas qu'on était dans le même milieu. Chacune de nous savait que son blanc arrive; ce n'est qu'à la veille de son arrivée que nous avons su qu'on avait le même correspondant. La fille et moi, on s'est disputée; on a décidé d'aller à l'aéroport ensemble et c'est lui qui devait décider avec qui il devait rester. Làbas, il s'est embrouillé; tu sais, ils sont faibles de caractère. Il n'arrivait pas à choisir; la fille et moi, on a commencé à le tirailler et la police est venue. Je me suis découragée et je l'ai laissé partir avec la fille; mais il m'a remboursée tout l'argent que j'avais dépensé pour l'attendre." En outre, les moniteurs de cybercafés qui aident ces femmes peuvent avoir, parmi elles, des favorites, si bien que lorsqu'un interlocuteur se montre intéressant, il change de personnage et le guide vers l'une d'entre ces dernières, le moniteur jouant alors un véritable rôle d'entremetteur. Dans d'autres cas, des filles peuvent s'apercevoir qu'elles ont le même correspondant et commencent à se détester ou à vouloir se supplanter les unes les autres, au point d'en arriver à des calomnies et à des pratiques de sorcellerie. Certains rites mystiques comme l'Évu[18] chez les Bëti ou le Moussong chez les Bassa, ethnies camerounaises, peuvent permettre de charmer, d'envoûter, de tuer, bref de commander le destin de celui sur qui la pratique est centrée. Certes, ces pratiques ne sont pas empiriquement démontrables et relèvent de la parapsychologie et des sciences occultes plutôt que de la science, cependant le recours aux gris-gris, aux incantations, aux pratiques spirituelles et magico-religieuses s'avère très fréquent dans la recherche des maris par Internet au Cameroun. Les gens y croient fermement, d'où des blindages[19] de part et d'autres pour éviter d'être empoisonné par un concurrent. Certaines personnes croient également envoûter leur blanc en imprimant leurs photos pour ce même type d'incantations, la preuve d'après elle, ça marche! "Cest très fréquent ici! L'autre jour même, quand on nettoyait le cyber, on a vu une boule de terre attachée dans une feuille avec deux bûchettes d'allumettes dedans: la fille avait attaché ça sur sa chaise..." (Moniteur d'un cybercafé). Bref, si le blanc est en position dominante sur ce marché matrimonial et peut agir de manière stratégique par exemple en multipliant les contacts afin d'augmenter sa probabilité de trouver une fille à son goût, les femmes camerounaises peuvent se montrer aussi stratégiques que les hommes blancs. Dans cette relation sociale particulière, la loi du plus fort semble prévaloir et être la meilleure, car n'importe qui ne conquiert pas le mari sur Internet. S'il faut par exemple qu'une personne qui ne sait pas lire et encore moins se servir d'un ordinateur concurrence une autre qui possède ces atouts de communication et donc de pouvoir, il n'est pas étonnant qu'elle ait recours aux forces métaphysiques pour battre son adversaire et obtenir des faveurs. Cette analyse des individus en action nous permet donc de relativiser fortement la situation de domination; on peut aussi, au moins dans une certaine mesure, voir le blanc comme le brave pigeon qui tombe dans les rets de ces véritables chasseuses d'hommes blancs, car comme on le voit dans les tactiques mises en oeuvre, les tchatcheuses ont plus d'un tour dans leur sac. En fait,si le processus matrimonial par Internet persiste, c'est, dans une certaine mesure, parce que les Africains et leurs partenaires y trouvent leurs intérêts. En fait, chacune des deux parties possède une marge de prise de décision que l'autre ne peut contrôler; ils vivent une relation de commensalisme, l'un ne pouvant véritablement profiter que si l'autre en fait autant ou apporte sa contribution (Tatio Sah, 2003). Proxénétisme et prostitution en vue Il ne peut être nié que les rencontres par Internet constituent une issue de rencontre comme au cinéma ou dans les bals, mais il demeure peu ordinaire en ce sens que l'absence de rencontre physique au début de la relation crée une atmosphère favorable à la duperie et à la falsification. Un constat fondamental peut être avancé: les relations matrimoniales qui s'originent dans les cyberrencontres sont généralement faussées à l'avance. Très peu d'entres elles sont forgées sur des sentiments solides, ceux qui soutiennent habituellement les relations amoureuses. Qu'il s'agisse des camerounaises ou de leurs partenaires, ce sont des investisseurs. Chacun utilise l'autre pour satisfaire ses ambitions, une forme de tremplin. L'Occident, pour les tchatcheuses, représente l'endroit idéal pour être heureux et gagner sa vie sans souffrir, qu'il s'agisse des étudiantes ou des personnes en quête d'emploi. Une jeune camerounaise le confirme dans ce fragment d'interview: "Même si c'est fort là-bas n'importe comment, tu ne peux pas manquer ce que tu vas faire pour gagner un peu d'argent. " C'est avec cet esprit que plusieurs d'entre elles se lancent à l'aventure et épousent des inconnus avec qui elles émigrent. Une fois la frontière du pays passée, elles sont à la merci de leurs maris qui deviennent parfois leur proxénète. Certaines réussissent à s'enfuir et à se réfugier chez des parents ou amis jusqu'à la légalisation de leur séjour, respectant ainsi la règle d'or toujours enseignée dans les groupes de tchatche lors de l'initiation à la rencontre: "Tout le monde sait ça ici: quand tu veux partir, il faut toujours avoir quelqu'un làbas que tu connais et qui peut t'accueillir, [puisque] si ça tourne mal, parce qu'on ne sait jamais, tu peux t'enfuir et aller te cacher là-bas en attendant d'être réglo." Celles qui ne le peuvent pas, subissent en espérant pouvoir regagner leur liberté. Notons qu'il en existe qui sont consentantes dès le départ et préfèrent se prostituer à l'extérieur pour gagner des sommes d'argent estimées importantes, puisque dans certains cas, le salaire d'une prostituée dépasse largement celui d'un cadre à la Fonction publique camerounaise. Les aspirations profondes des uns et des autres Outre la médiation des parents et amis, du courrier postal, des agences matrimoniales, le développement des systèmes technologiques de communication constitue dorénavant un support important entre les individus qui veulent entretenir des relations en vue de se marier ou de vivre ensemble. Internet constitue donc un nouveau moyen de communication entre les conjoints potentiels. Cette technologie qui permet la communication de l'intimité grâce à l'anonymat et qui en plus se joue des frontières permet aujourd'hui le développement d'un marché global de l'échange sexuel et marital d'une ampleur sans précédent. La recherche d'un conjoint potentiel par Internet telle que nous l'avons analysée, c'est-à-dire lorsqu'elle met en scène des hommes occidentaux et des femmes camerounaises (ou plus généralement des femmes qui proviennent de pays du Tiers Monde ou de pays pauvres de l'Est) traduit en général, à travers les profils des correspondants dans les sites de rencontre virtuelle, les aspirations profondes des concernés, ce qu'ils auraient voulu vivre dans leur cadre de vie physique. Il s'agit en clair d'une confrontation, dans cet espace abstrait, de l'être et du vouloir être. Dans tous les cas, pour l'homme comme pour la femme, ce type de mariage n'est pas une mince affaire. Cela représente un lourd investissement social: la relation prend du temps et coûte très cher (pour les hommes comme pour les femmes); pour les candidates féminines c'est en plus la loi de la jungle, les prétendantes sont nombreuses, la compétition est donc rude. En outre, le taux de réussite est très faible. Comme un phare dans la nuit, ce genre de mariage balise néanmoins l'imaginaire respectif de ces hommes et de ces femmes et indique l'issue favorable rêvée par chacun. Porte ouverte sur l'Occident qui symbolise la chance d'une vie meilleure pour les unes, bouffée d'exotisme et possibilité de récupérer individuellement des privilèges ancestraux qui dans leur société ne leurs sont plus acquis automatiquement pour les autres, l'interprétation du mariage par correspondance est tout sauf univoque. Dans ce dernier cas, du point de vue occidental, Internet représente un formidable outil de conservatisme social permettant à certains hommes de nier les droits collectifs des femmes, en remettant en question leur mouvement d'émancipation. Dans le premier cas, du point de vue de la femme africaine, Internet instrumente les individus dans leur quête de mobilité sociale qui reste néanmoins soumise et indexée au mode de vie que véhicule la culture occidentale. Pour poursuivre... Dans cet article, nous nous sommes attachés modestement à présenter d'une part les premières interprétations encore fragmentaires de ce phénomène d'ampleur croissante sous l'impulsion d'Internet et à fournir d'autre part une description de l'usage fait par les dragueuses camerounaises des sites de rencontre sur le Net, tout en tentant de comprendre leurs motivations. Pour prolonger cette perspective, diverses pistes de recherches s'ouvrent: tout d'abord, il serait intéressant de mener des analyses qualitatives permettant de mieux cerner le point de vue des hommes occidentaux qui participent à ce marché matrimonial (quelles sont les trajectoires de vie qui amènent ces hommes à ce mode de rencontre, quelles sont leurs représentations de la femme, dans quelle(s) société(s) cherchent-ils une épouse et pourquoi, quel usage font-ils d'Internet...); le moment de la rencontre réelle pourrait également être investigué plus avant ainsi que le quotidien de la vie commune; comment se passe l'intégration de la femme dans la société d'accueil, la famille, le cercle d'amis du conjoint et comment évolue alors le rapport à Internet... De nombreuses autres réflexions pourraient être menées: rapports de genre et reproduction de la domination masculine; mariages mixtes ou interculturels; émigration; rôle d'Internet dans la rencontre entre les cultures (brassage/métissage ou propagation d'une culture hégémonique, celle de l'Occident?); impact d'innovations technologiques sur les institutions sociales traditionnelles comme le mariage, etc. Certains hommes occidentaux manifestent un intérêt pour le mariage par correspondance, marqué par un esprit anti-féministe et une vision rétrograde de la femme (cf. Clark, 1994). Dès lors il serait peut-être pertinent d'analyser ce phénomène comme un révélateur des tensions créées par le mouvement d'émancipation des femmes, qui jusqu'à présent comme l'indique Françoise Héritier (Journet, 2003) a surtout eu tendance à pousser les femmes à investir des terrains traditionnellement masculins plutôt qu'à rapprocher les rôles des deux sexes ou à valoriser socialement les tâchesféminines traditionnelles. A l'heure actuelle, les recherches sur le mariage par correspondance de type "classique" et surtout par voie électronique sont encore très peu nombreuses. Le phénomène mériterait d'être davantage étudié par les sociologues et autres spécialistes des sciences sociales car il est susceptible de leur fournir un terreau empirique pour poursuivre la réflexion de manière féconde sur une multitude de problématiques contemporaines, comme on a pu l'entrevoir à travers les quelques études passées en revue et notre propre étude de cas. Hugues Draelants et Olive Tatio Sah Notes: 1.- A condition bien évidemment de posséder un ordinateur et une connexion Internet ou d'y avoir accès à l'école ou via quelqu'un ou encore d'avoir la possibilité de fréquenter un cybercafé. 2.- Pour s'en convaincre, il suffit de taper dans n'importe quel moteur de recherche le terme "site de rencontre" pour obtenir plus de 10'000 résultats présentant une multitude de sites consacrés aux rencontres via Internet, des plus innocentes et amicales aux plus obscènes et perverses, chacun y trouvera chaussure à son pied. 3.- Notons que certaines presses et journaux publient également quelquefois des annonces matrimoniales. Pour donner un exemple européen,on peut citer la revue Le Chasseur Français (plus spécialement dédiée aux hommes). Ce mensuel est notamment très prisé par les camerounaises candidates au mariage par correspondance, du moins il l'a été jusqu'à l'arrivée d'Internet. 4.- Bien entendu les mariages arrangés datent de la nuit des temps. Dans des sociétés très diverses, on trouve des entremetteurs ou des marieurs qui ont servi d'intermédiaires à travers des pratiques plus ou moins formelles ou informelles. 5.- Il existe à notre connaissance très peu d'études en langue française sur le mariage par correspondance. Une exception toutefois mérite d'être relevée: la recherche menée de 1981 à 1983 par la sociologue Martyne Perrot sur "les mariées de l'Ile Maurice" témoigne de la célébration de nombreux mariages franco-mauriciens durant les années 1970 dans des régions françaises agricoles (Lozère, Bretagne, Finistère) durement touchées par le célibat dans les campagnes. Les agriculteurs, ne trouvant pas d'épouses dans la région, décidèrent d'importer des Mauriciennes, nombreuses à être candidates à cette émigration originale. Au début des années 1970, le phénomène "correspondance" séduit, selon Perrot, une Mauricienne sur deux et symbolise leur désir d'évasion: avoir un correspondant représentait pour ces filles "la garantie d'un ailleurs qui compensait l'exiguïté de l'île, l'étroitesse des réseaux de connaissances (...), la possibilité de se soustraire à la tutelle du regard des siens" (Perrot, 1983: 104). 6.- A condition de ne considérer que le cas des individus hétérosexuels, on peut dire que chaque femme est conjointement "offreuse de femme" et "demandeuse d'homme", tandis que chaque homme se pose en tant que "demandeur de femme" et également "offreur d'homme". 7.- Une version promotionnelle et abrégée de l'ouvrage (comprenant la couverture, la table des matières, l'introduction et le chapitre 1 très explicitement intitulé "The Problem: American Women") est disponible sur Internet, voir le site de Gary Clark: http://www.wtw.org/mob/promo.pdf. 8.- Le genre est une catégorie d'analyse qui permet de décrire le masculin et le féminin comme constructions sociales; il s'agit de rejeter tout déterminisme biologique pour souligner le caractère social des différences de sexe (Dictionnaire de Sociologie, Le Robert - Seuil, 1999). 9.- Cf. le site http://www.affection.org. Les informations que nous fournissons datent d'une consultation de ce site le 04 juin 2003. Le site affection.org est le plus prisé des sites de rencontres sur Internet à Yaoundé. Selon les statistiques du site, recensant le nombre d'abonnés en fonction du genre et de leur répartition mondiale, il y aurait 9'918 femmes camerounaises parmi l'ensemble des femmes abonnées dans le monde à ce site (40'090), soit une proportion de près de 25%; cette proportion grimpe à 40% si l'on considère le nombre de Camerounaises par rapport à l'ensemble des femmes africaines abonnées (24'523). 10.- Se munir d'un ordinateur et se connecter à un Provider (fournisseur d'accès Internet) n'est pas à la portée du camerounais moyen. Bien que depuis 2002, il soit possible de se connecter à Internet dans presque toutes les dix provinces du Cameroun, la majorité des dragueurs sont originaires et résidents des provinces du Centre (35%) et du Littoral (30%). Notons que certaines moeurs sociales, plus que d'autres, peuvent ou non faciliter la pratique de la drague par Internet. Ainsi, la propension à certaines pratiques sexuelles libertines chez les Bëti du centre serait un élément explicatif de la présence considérable de personnes provenant des zones Bëti ou Ewondo. A contrario, on comprendrait la faible participation des femmes des provinces du Nord, de l'Extrêmenord et de l'Adamaoua comme un corollaire de leur milieu socioculturel fermé restreignant leurs libertés et initiatives. Cette proportion plus importante d'utilisateurs de sites et d'espaces de rencontre dans certaines régions s'avère sans doute également liée à la situation stratégique de Yaoundé et Douala, zones métropolitaines où le contact avec les étrangers par les transactions (migrations, commerce, etc.) et les infrastructures en place (aéroports, agences de transits, réseaux sophistiqués de communication, etc.) est rapide et régulier, et où l'urbanisation et l'acculturation émancipent les mentalités des individus. 11.- Dans son étude pionnière sur le mariage par correspondance, Perrot (1983) souligne l'importance du "réseau des cousines", les échanges de bons tuyaux suivent notamment les filières familiales. 12.- Pour donner une idée, les moniteurs se font par exemple payer 500F CFA par lettre et à raison de 30 à 40 lettres par mois, les tchatcheuses assidues peuvent donc consacrer de 15'000 à 20'000F CFA par mois, soit un budget conséquent compte tenu de leur revenu mensuel qui tourne généralement autour de 50'000F CFA. Trouver un mari sur le Net suppose en effet des dépenses financièresimportantes. A cela, il faut ajouter, le coût des connections Internet: avec un minimum journalier de deux heures de surf et un minimum de 400F CFA l'heure dans un cybercafé, sans compter les frais de déplacements (taxis) et autres dépenses inclues dans la correspondance comme la prise de photos, les frais de scanner et éventuellement l'envoi de cadeaux, le total des frais peut osciller au premier mois de la relation entre 40'000 et près de 100'000F CFA (Tatio Sah, 2003). 13.- "Channel operators", soit les modérateurs des conversations, qui font respecter la netiquette. 14.- Dans ce cas de figure, il a généralement été constaté qu'il s'agit de cybersexe ou de comportements érotiques que certaines camerounaises acceptent de vivre contre des récompenses monétaires que leurs envoient leurs partenaires. 15.- Cet exemple est fréquent dans les cas où il y a eu mésentente sur les heures de rencontre à l'aéroport et généralement quand le voyageur est arrivé plus tôt que prévu. 16.- L'imagerie de prestige du mariage avec un blanc est d'autant plus solide que les enfants métissés issus d'une telle union sont privilégiés dans la société. Certaines nous ont confié qu'ils/elles préfèrent un blanc pauvre à un noir "situé" pour avoir une descendance métissée réputée pour la beauté physique. 17.- Les intrigues ne concernent pas uniquement les pratiquants de la recherche de cyberconjoints, elles viennent également des populations qui réprouvent en majorité les cyberunions. 18.- Cette pratique à été étudiée par l'anthropologue Philippe Laburthe-Tolra (1981) 19.- Cérémonies traditionnelles de contre-poison. Références bibliographiques: Akoun, A. et Ansart, P. (dir.) (1999), Dictionnaire de sociologie, Paris: Le Robert - Seuil. Brisson, L. (2002), "La conquête du bonheur passe par Internet", in Le Quotidien, consulté sur Internet: http://www.cyberpresse.ca/quotidien/ Clark, G. (1994), "Your Bride is in the Mail!" How to find the woman you really want by corresponding with ladies in foreign countries, Las Vegas: Words That Work Publications. Constable, N. (à paraître, septembre 2003), Romance on a Global Stage. Pen Pals, Virtual Ethnography, and "Mail Order" Marriages, California: The University of California Press. Cunneen, C. et Stubbs, J. (2000), "Male Violence, Male Fantasy and the Commodification of Women through the Internet", International Review of Victimology, vol. 7 (1-3), 5-28. Draelants, H. (2001), "Le "chat", un vecteur de lien social?", Esprit critique, vol. 03, octobre 2001, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org Etienne, J. et al. (1995), Dictionnaire de sociologie: les notions, les mécanismes et les auteurs, Paris: Hatier. Journet, N. (2003), "Pourquoi la domination sexuelle? Rencontre avec Françoise Héritier", Sciences Humaines, no140, juillet 2003. Kojima, Y. (2001), "In the Business of Cultural Reproduction: Theoretical Implications of the MailOrder Bride Phenomenon", Women's Studies International Forum, vol. 24 (2), 199-210. Laburthe-Tolra, P. (1981), Les seigneurs de la forêt, Paris: Publication de la Sorbonne. Mahoney, B. 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A la recherche des déterminants socioculturels d'une relation médiatisée par les nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC), Mémoire de maîtrise en Sociologie, Yaoundé: Université de Yaoundé I. Notice: Draelants, Hugues et Tatio Sah, Olive. "Femme camerounaise cherche mari blanc: le Net entre eldorado et outil de reproduction", Esprit critique, Automne 2003, Vol.05, No.04, ISSN 17051045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org Revue internationale de sociologie et de sciences sociales Esprit critique - Tous droits réservés Automne 2003 - Vol.05, No.04 Dossier thématique Article Les communautés gays brésiliennes dans le cyberespace Par Gisele Marchiori Nussbaumer Résumé: Nous articulerons deux univers thématiques: celui de l'homosexualité et celui de la recherche en technologies de communication. Plus spécifiquement, nous analyserons deux communautés virtuelles brésiliennes et des listes de discussion qui leur sont associées. Pour cela, nous partirons de l'idée que les communautés gays dans le cyberespace attirent des individus qui cherchent à partager des identités véritables, difficiles ou impossibles à vivre dans l'ambiance de la vie réelle, et représentent des espaces de problématisation des modèles construits auparavant au sujet de l'homosexualité. Auteur: Professeur de l'Université fédérale de Santa Maria/Brésil, doctorante en Communication et culture contemporaines à l'Université fédérale de Bahia et boursière de la CAPES. Les relations qui s'établissent dans le cyberespace paraissent avoir comme principe organisateur la recherche d'affinités et d'intérêts communs. Divers espaces apparaissent sur le réseau, en général à partir de thèmes fédérateurs. Sur Internet, il est possible, par exemple, non seulement de s'informer, mais aussi de nouer des relations, voyager, s'habiller, enfin, vivre de manière gay. Il est clair que ceci n'est pas un privilège de l'univers homosexuel, mais il est difficile de ne pas être surpris par la quantité d'offres qui s'adresse à celui-ci. Naviguer dans le cyberespace, c'est avoir la possibilité d'assumer des identités fictives ou d'affirmer des identités vraies, parfois difficiles à supporter dans la vie réelle. C'est ce jeu qui s'établit entre le réel et le virtuel, entre la réalité et la représentation (de soi-même ou de personnages), entre identités et identifications, qui nous aide à comprendre la fascination qu'exercent les sites, les 'chats', les listes de discussion, ainsi que les communautés qui prolifèrent sur le réseau. En ce qui concerne la communauté gay, le cyberespace représente non seulement un espace supplémentaire destiné aux relations interpersonnelles, mais, souvent, l'unique dans lequel il est possible de vivre des orientations sexuelles différentes des modèles hétéronormatifs. Grâce aux technologies de communication digitale, au travers desquelles il devient possible de transiter entre le milieu virtuel et celui de la vie réelle, les homosexuels exercent, avec plus de tranquillité, le droit de vivre leurs différences, soit pour satisfaire des besoins en relation avec la sociabilité, soit pour effectuer des expériences identitaires ou, même, pouvoir 'sortir du placard' sans risque. La sécurité de l'anonymat, la nécessité de sociabilité, la possibilité de mettre en scène des identités concrètes non assumées, favorisent l'apparition des communautés de manière générale mais, surtout, de celles qui sont considérées comme outsiders (Becker, 1985), comme c'est le cas du public homosexuel que l'on va nommer ici communauté GLS (gays, lesbiennes et sympathisants). Le sigle et la scène GLS ont surgi au Brésil au milieu des années quatre-vingt-dix, impulsant une tendance de plus grande visibilité des homosexuels dans le pays. Aujourd'hui, ce sigle est pratiquement synonyme de l'univers homosexuel et - ce qui est significatif - paraît refléter un processus d'ouverture envers le sympathisant. Ainsi, adoptons-nous le sigle GLS[1] comme forme d'identification, en précisant que nous privilégierons cette scène dans notre réflexion. Dans notre propos, donc, nous articulerons deux univers thématiques: celui de l'homosexualité brésilienne contemporaine et celui de la recherche en technologies de communication, particulièrement en ce qui concerne les reconfigurations identitaires et les formes de sociabilité qu'il est possible de vivre dans le cyberespace. Plus spécifiquement, nous analyserons deux communautés et des listes de discussion qui leur sont associées. Pour cela, nous partirons de l'idée que les communautés virtuelles GLS attirent des individus qui cherchent à partager des identités véritables, difficiles ou impossibles à vivre dans l'ambiance de la vie réelle, et représentent des espaces de problématisation des modèles identitaires construits auparavant au sujet de l'homosexualité. Les tribus, les communautés et les identités virtuelles Pour Federico Casalegno (2002), la différence entre communauté et tribu concerne davantage la notion de tribu en tant qu'événement plutôt que groupe fixe. Il s'agit "d'une cristallisation temporelle de personnes qui partagent des plaisirs, des émotions et des moments d'empathie. Un événement, donc, qui se produit avec une régularité propre et selon un rythme changeant, flou". La communauté, selon l'auteur, est formée par des individus qui ont des fonctions et des buts à atteindre. Les tribus sont formées par des personnes qui jouent plusieurs rôles au sein d'associations hétérogènes. Les technologies de communication digitale permettent, en même temps, la formation des communautés et des tribus. Selon Casalegno, des 'K-lines' (Knowledge-Lines) forment des communautés, tandis que les 'S-lines' (lignes de sociabilité) forment des tribus. Ces deux types de réseaux ne s'excluent pas, ils coexistent: "c'est donc dans ce jeu de va-et-vient entre communauté et tribu qui se définissent les rapports communautaires dans le cyberespace" (Casalegno, 2002). L'expression communauté virtuelle s'est diffusée rapidement et est au coeur des débats à plusiers niveaux. Howard Rheingold, son principal diffuseur, entend les communautés virtuelles comme des "agrégats surgis sur le réseau quand les intervenants d'un débat les mettent en avant en nombre et en sens suffisants pour former des tissus de relations dans le cyberespace" (Rheingold, 1996, p18). Selon l'auteur, une diversité d'expériences sociales a évolué en parallèle avec le réseau et chaque fois que cette technologie devient accessible quelque part, les gens construisent avec elle des communautés virtuelles. Une des explications à ce phénomène est associée au désir de communauté et aux facilités apportées par la communication via les ordinateurs, qui permet une interaction simultanée de manière innovatrice. Pour Pierre Lévy, une communauté virtuelle est tout simplement un "groupe de personnes qui sont en relation par les moyens du cyberespace. Cela peut aller d'une simple liste de diffusion temporaire par courrier électronique, jusqu'à des communautés virtuelles dont les membres entretiennent des relations intellectuelles, affectives et sociales solides et à long terme" (Lévy, 2002, p75). L'auteur souligne que les communautés virtuelles sont déterritorialisées par nature et réunissent des personnes qui sont intéressées à débattre sur les mêmes thèmes ou qui ont des projets, des passions et des idées en commun, indépendamment des frontières géographiques ou institutionnelles: "on dira que sur le nouveau territoire virtuel, les proximités sont sémantiques et non plus géographiques ou institutionnelles" (Lévy, 2002, p77). Cela ne veut pas dire, toutefois, que les proximités fondées sur l'espace physique ou institutionnel disparaissent; elles sont redéfinies et côtoient d'autres catégories sémantiques, comme la langue, la discipline, la politique ou la sexualité. Comme Rheingold, Lévy croit qu'affinités et amitiés se développent sur le réseau de la même manière qu'en dehors de celui-ci. D'après lui, pour les participants aux communautés virtuelles, les autres membres sont le plus humain possible, car leur style d'écriture et leurs prises de position laissent transparaître leur personnalité. Les communautés virtuelles qui naissent de la communication via les ordinateurs se caractérisent, souligne Manuel Castells (1999), par la prééminence de l'identité comme principe organisateur. Selon l'auteur, trois formes de construction identitaire déterminent le caractère de ces communautés: la légitimatrice, celle de résistance et celle de projet. Dans sa perspective, les identités destinées à la résistance seraient les plus attirées par l'idée des communautés virtuelles. En ce sens, les personnes qui résistent à la privation de leurs droits et "les mouvements sociaux qui surgissent à partir de la résistance commune à la globalisation, la restructuration du capitalisme, la formation de réseaux organisationnels, l'informationnalisme effréné et le patriarcalisme (...) représentent les sujets potentiels de l'Ere de l'Information" (Castells, 1999, p424). La nécessité d'établir des liens non transitoires est également désignée comme une caractéristique importante pour la constitution des communautés dans le cyberespace. D'après Sherry Turkle, la notion de communauté ne peut se fortifier dans des espaces transitoires, comme les 'chats', car ils ne permettent pas un "sentiment de permanence expérimenté quand un rôle est assumé, devenant une partie de la vie de l'autre, ce qui est typique de la communauté" (apud Casalegno, 1999, p118). L'auteur soutient qu'une des clés du communautaire est la permanence, le partage d'une histoire, une mémoire. En ce sens, la continuité serait responsable de l'établissement d'une culture on-line qui surgirait du croisement d'expériences virtuelles avec celles du reste de la vie[2]. C'est le cas, par exemple, des conversations en listes de discussion: elles se présentent comme une structure de base qui contribue au développement du sentiment d'appartenance. Turkle estime que, dans le cyberespace, "nous nous trouvons au seuil entre le réel et le virtuel et, incertains de notre position, nous nous inventons nous-mêmes à mesure que nous progressons" (1997, p13). Les internautes seraient auteurs d'eux-mêmes et les identités virtuelles seraient construites à travers l'interaction sociale et l'interaction avec la machine. Comme les ordinateurs ne se limitent plus seulement à faire des choses pour nous, ils nous influencent, modifient nos façons de penser sur nous-mêmes et les autres; aujourd'hui, les gens recourent explicitement aux ordinateurs dans la recherche d'expériences qui peuvent altérer leurs manières de penser ou affecter leur vie personnelle ou émotionnelle. En relatant les expériences d'un groupe de discussion de la Well auquel elle a participé, Turkle raconte que le sentiment que leurs identités virtuelles servent pour penser leur moi, était commun chez les membres du groupe. Beaucoup, même, déclaraient que leurs expériences dans l'espace virtuel leur faisaient porter plus d'attention à des aspects de la vie réelle qu'auparavant ils ne remarquaient pas. Un des participants en arriva à caractériser cette expérience comme "une opportunité qui s'offre à nous tous, qui ne sommes pas des acteurs, de jouer [avec] des masques. Et de penser aux masques que nous utilisons au quotidien" (Turkle, 1997, p383). Francis Jauréguiberry (2000), analysant aussi la question de l'identité dans l'espace virtuel, souligne qu'avec la manipulation identitaire, les individus peuvent superposer une identité virtuelle à leur identité réelle, une identité fantasme à leur identité sociale. D'après l'auteur, comme différents rôles ne peuvent être interprétés dans la société réelle, ils le seraient dans le milieu de l'Internet: "il s'agit en effet, la plupart du temps, de soi focalisant la réalisation de désirs ou de pulsions que la vie réelle n'a pas permis à l'internaute d'expérimenter ou de réaliser" (2000, p138). Jauréguiberry interprète les expériences identitaires sur l'Internet à partir de deux cas extrêmes: celui de l'enfermement dans le virtuel en fonction du réel social et celui du questionnement du réel à cause du virtuel (l'expérimentation critique des limites du moi). Dans le premier cas, de l'enfermement dans le virtuel en fonction du réel social, obtenant la reconnaissance de ses fantasmes sur le réseau, l'individu court le risque de s'enfermer dans une pratique compulsive d'Internet le conduisant à développer une attitude schizophréno-autistique, à l'image des Otakus, ces adolescents japonais qui en viennent à considérer la vie off line comme secondaire. La construction d'identités virtuelles serait une manière de remplacer le vide qui existe entre la conception survalorisée de soi-même (idéal du moi) et la perception de sa condition réelle (moi). Un autre type d'enfermement est encore possible sur Internet par la dilution du moi dans des cybernous communautaires, par la recherche d'une fusion de l'individu dans un ensemble, où ce qui est recherché, "ce n'est pas la connaissance mais la reconnaissance, ce n'est pas la remise en question, mais la valorisation de soi" (Jauréguiberry, 2000, p144). Le second cas de questionnement du réel à cause du virtuel, serait celui dans lequel "l'individu s'essaie à différents 'soi' virtuels, non pas pour s'y perdre, pour s'y oublier, mais au contraire pour mieux se situer et mieux se penser dans sa capacité créatrice" (Jauréguiberry, 2000, p146). Les expériences sur le réseau traduiraient une volonté d'échapper aux images imposées et un désir d'exister différemment. L'internet rendrait possible la reconstruction de la réalité par l'expérimentation d'un désir dans le virtuel. Ceci aiderait l'individu à se repositionner dans le monde, à repenser ses limites, à mieux établir les frontières de son moi et les raisons de ses autres. Dans ce sens, "on peut en effet considérer que les 'soi' virtuels sont tout autant des bases de résistance que des points de fuite, tout autant des actes créatifs que des abandons identitaires" (Jauréguiberry, 2000, p148). Mais les expérimentations identitaires dans le cyberespace et la multiplication des tribus ou communautés médiatiques ces dernières années peuvent être pensées, aussi, à partir d'une autre proposition, défendue par Michel Maffesoli (1990), selon laquelle une logique de l'identification a remplacé, dans la société post-moderne, la logique de l'identité qui a prévalu pendant la modernité. Dans sa vision, nous vivons un glissement de l'identité en direction de l'identification, un processus dont "chacune des ses manifestations est structurellement ambiguë, d'une part, dans sa pratique, elle est alternative, elle annonce ce qui est en train de naître, d'autre part, dans sa verbalisation, elle peut faire référence à des représentations qu'elle a à sa disposition" (1990, p242). Selon Maffesoli, c'est seulement parce que le monde doit être ceci ou cela que l'individu doit avoir une identité. Toutefois, dans la contemporanéité, il y aurait besoin de réfléchir au sujet à partir de l'altérité, des autres autour de moi, ou des autres en moi-même. Il faudrait, aussi, considérer que l'individu se construit dans et par la communication. C'est-à-dire, "tout comme il y a des identifications successives en fonction des différents moments de la communication, il peut y avoir des identifications aux diverses facettes de la personne elle-même" (Maffesoli, 1990, p249). La logique de l'identification proposée par Maffesoli (1990) travaille avec la bipolarité individu (fermé) - personne (ouverte); à l'individu correspondrait l'identité, à la personne l'identification - qui peut être multiple. Dans la perspective maffesolienne, l'identification susciterait une nouvelle forme de sociabilité - l'être-ensemble - qui va en s'appropriant tant l'environnement de la vie réelle que - et peut-être surtout - du virtuel. Si vivre dans le cyberespace conduit à des expérimentations et/ou des reconfigurations identitaires, celles-ci semblent trouver leur origine à partir de motivations provenant plutôt d'une logique fondée sur l'identification que d'une logique fondée sur l'identité. Ou mieux, motivés par l'identification et par la recherche d'émotions collectives identificatrices, les gens réalisent des expériences dans le milieu virtuel. En outre, ajoute André Lemos (2001), dans l'espace électronique l'identité est ambiguë, décentralisée et multiple. Comme il n'y a pas de certitudes quant au sexe, à la classe ou à la race, ces catégories ne seraient plus aussi déterminantes des formes d'interaction. Pour l'auteur, les communautés virtuelles qui émergent dans le cyberespace "provoquent des émotions collectives identificatrices, non avec l'individu prisonnier d'une identité fermée, mais avec des 'personnes' aux masques divers. Au fond, il s'agit d'une forme de communication très proche de la communion, où les nouvelles technologies agissent comme vecteurs d'agrégation"[3]. Les communautés GLS dans le cyberespace Comme nous l'avons affirmé au début de cet essai, il est difficile de ne pas être surpris par les espaces qui s'adressent au public GLS sur le réseau, ou par le nombre de communautés virtuelles qui naissent des affinités et des intérêts communs de ce public. Au Brésil, ce contexte a commencé à se configurer à partir de la création du premier site GLS brésilien. Le Mix Brasil[4] est entré sur le réseau en 1996 et, à partir de 1997, il est devenu accessible par le Portail Universo on Line, un des plus importants du pays. Le Mix offre à ses usagers toute une gamme d'options: photos, forums de discussion, services, annonces personnelles, information via e-mail, service centralisé pour répondre aux suggestions, critiques et opinions, nouvelles sur l'univers gay, entretiens avec des personnes connues, itinéraires gay dans différentes villes du monde et un espace spécifique pour les lesbiennes (Cio). L'échange[5] (troca-troca) est une des zones du site qui permet le plus de contacts entre les visiteurs car il comporte, outre des forums de discussion, une importante section d'annonces personnelles. En avril 2002, nous avons trouvé sur l'échange plus de 300 annonces dans l'option femme-femme, plus de quatre mille annonces homme-homme, en plus de diverses annonces homme-femme, de groupe ou professionnelles. Ceci démontre que les usagers du site l'utilisent dans une recherche de mise en relation avec des personnes avec qui ils peuvent avoir des affinités. Le Mix Brasil existait déjà avant l'apparition de son site: "c'est une organisation créée en 1993 avec l'objectif d'établir un forum de discussions pour un groupe de personnes qu'on appelle GLS"[6]. Il s'agit d'une communauté qui s'est considérablement développée en employant des technologies de communication digitale et qui a gagné en notoriété, justement, après avoir créé et maintenu le premier site GLS brésilien sur l'internet: "un exemple de la solidité de ce travail fut le Cyber Lion (prix le plus élevé) décerné au Festival de Cannes de 1999 pour la bannière 'Lesbiennes dans le bavardage'[7], propagande digitale véhiculée sur le site du Mix Brasil" (Trevisan, 2000, p378). Quant aux usagers du site, l'équipe de Mix a mis en oeuvre, en 2001, une recherche visant à connaître leur profil. Trois cent dix-neuf formulaires furent analysés et, parmi les données obtenues, il est intéressant de noter que plus de la moitié des interviewés avait entre 18 et 30 ans, un niveau d'études supérieur, un accès Internet à la maison, tous les jours, un téléphone mobile, avait voyagé au Brésil ou à l'étranger dans les douze derniers mois, et avait un revenu mensuel supérieur à 4.000 Reais (environ 1380 dollars). Enfin, un public jeune, possédant instruction et pouvoir d'achat, qui représente bien un des paradoxes de la nouvelle scène GLS brésilienne qui, prétendument, réunirait tous les segments de l'univers homosexuel. Prétendument parce que le public que cette scène réunit est, en réalité, une minorité à orientation homosexuelle (ou sympathisante) qui, à cette exception près, ne diffère pas du profil type de l'internaute du monde globalisé, c'est-à-dire, non seulement à prédominance jeune, possédant instruction et pouvoir d'achat, mais également de race blanche et de sexe masculin. Après quasiment une décennie d'existence, le Mix Brasil continue à être la principale référence liée au public GLS. C'est seulement après la création de son site que d'autres espaces virtuels s'adressant à ce public ont proliféré. La plupart des sites que nous avons aujourd'hui dans le cyberespace s'adressent à l'univers homosexuel soit dans son ensemble, soit par tranches d'âges (comme le E-jovem pour adolescents), par thèmes (comme le Glssite, d'éducation sexuelle), par tribus (comme le Ursos.com, pour bears[8]); d'autres encore sont liés à des événements importants du monde de la vie réelle (comme le site de l'Association de la Parade de la Fierté Gay de São Paulo). En plus des sites, nous avons des espaces de 'chats' thématiques, qui croissent chaque jour, et des listes de discussion qui réunissent la diversité connectée de la scène GLS: adolescents en phase de découverte, bears, lesbiennes, lesbiennes militantes, juifs, catholiques, avocats, gays de l'Université de São Paulo/USP, ou, simplement, l'univers GLS comme un tout. Enfin, nous pourrions citer divers espaces du réseau qui ont été occupés par la communauté GLS, que ce soit pour la recherche d'informations, l'exercice de la sociabilité ou des rencontres qui, souvent, sont transférées dans l'environnement de la vie réelle. Toutefois, parmi les différents espaces disponibles, les sites possèdent un caractère moins interactif et les 'chats' plus éphémères; les listes de discussion sont plus durables et, donc, plus adéquates pour traiter de communautés virtuelles. Les communautés des listes e-jovens et listagls Les communautés qui apparaissent dans le cyberespace sont créées et se consolident, souvent, au travers des listes de discussion. Parmi les diverses listes thématiques existant sur le réseau, signalons-en deux qui s'adressent au public GLS et qui, à notre avis, peuvent être caractérisées comme des communautés virtuelles: la listagls et la e-jovens (e-jeunes). Ces deux listes, mis à part le fait qu'elles sont parmi les plus connues de ce public, ont en commun d'être GLS, c'est-à-dire de ne privilégier aucun segment de l'univers homosexuel et d'être ouvertes aux sympathisants. La listagls a été créée en septembre 1996. Elle est abritée par Yahoo Groups, elle est ouverte, publique, mais il est nécessaire de remplir un questionnaire pour garantir son maintien dans la liste. Elle est tournée vers les gays, lesbiennes, bisexuels, transsexuels et sympathisants et se présente comme un espace de réflexion sur des thèmes inhérents à l'homosexualité, tels que les droits humains, la citoyenneté, l'union civile, l'éducation sexuelle, les relations sentimentales, etc. A la mi-avril 2002, la liste comptait 237 membres et cinq modérateurs, deux d'entre eux étant modérateurs également d'autres listes GLS. La liste est très active et, en janvier de cette même année, a réussi à totaliser 994 messages - 33 messages par jour. Les sujets les plus débattus sur la listagls sont, en général, en rapport avec des événements concrets. Sont relatés des cas d'homophobie, les nouvelles lois, les informations émanant de groupes organisés du mouvement homosexuel, des événements culturels, entre autres. Mais, au-delà de ces thématiques, d'intérêt général et correspondant directement aux objectifs de la liste, sont discutées des questions d'ordre intime, se rapportant à la problématique de l'identité gay et aux préjugés subis par ses membres. C'est le cas, par exemple, du message ci-dessous, où une participante raconte les difficultés à affronter pour assumer son homosexualité ou, comme on dit dans le milieu, pour 'sortir du placard': C'était lundi mon outing. Non par courage mais par nécessité. J'ai appelé ma mère pour parler et je lui ai dit que j'aimerais réaliser des choses nouvelles cette année, que j'aimerais faire l'expérience d'habiter dans un endroit à moi et pas toute seule, que j'allais appeler une "amie" pour habiter avec elle. J'ai parlé de tout en ayant très peur, car je recevais des réponses négatives depuis déjà longtemps. (...) Note: j'ai 33 ans. Mais elle n'a jamais voulu savoir pourquoi j'étais toujours si seule. Pourquoi je n'avais jamais eu d'amoureux. Elle a commencé à s'étonner quand j'ai été trop liée à cette "amie". Mes amitiés ont toujours été si superficielles, parce que mes amis normales ne connaissaient pas ma sexualité. Elle a deviné mon homosexualité et m'a dit des choses horribles. Pourquoi est-ce que je ne choisis pas un homme? Que je n'ai pas été éduquée ainsi. Que c'est contre la loi de Dieu. C'est contre nature. J'étais une petite fille merveilleuse (maintenant je ne le suis plus). Elle aurait préféré ne jamais naître. Elle préférerait être morte plutôt que de vivre cette situation. Je suis une traître qui l'a attaquée par derrière...Quand va-t-elle voir que je suis toujours la même, seulement un peu plus sincère? Ce type de message est bien accueilli et déchaîne d'innombrables autres messages de soutien et de solidarité. Des récits semblables circulent, mettant en évidence des difficultés communes aux différents membres de la liste, telles que le moment où ils décident d'assumer leur homosexualité auprès de leur famille, leurs amis ou au travail. Comme la listagls réunit des personnalités de l'univers homosexuel, les messages recherchant des personnes disposées à accorder des entretiens sur les media sont également récurrents, découlant, en général, d'un fait important qui implique cette communauté. Dans ce sens, la listagls devient un point de référence pour les formateurs d'opinion. Le message ci-après, véhiculé sur la liste après la mort de la chanteuse Cassia Eller, est un exemple de cette situation: La Revue Isto É Gente est à la recherche de couples de gays et lesbiennes pour un sujet sur leur quotidien. L'accroche est le cas Cassia-Eugênia-Chicão, qui a ouvert un espace de plus à la discussion sur les droits des homosexuels, et surtout des couples qui vivent ensemble. Ceux qui souhaitent apporter leur contribution à la cause peuvent entrer en contact avec (...) Il est intéressant de rappeler que Isto É a toujours eu beaucoup de sympathie pour le mouvement GLS dans le pays, donnant même un grand espace au Mix. La mort de Cassia Eller a été le sujet le plus important de la liste en janvier 2002. Ceci parce que la chanteuse, lesbienne assumée et en effet considérée comme une icône du public gay, vivait avec sa compagne (Eugênia) depuis 13 ans et a laissé un fils (Chicão) de 8 ans. La majorité des messages tournait autour des droits de sa compagne et surtout autour du droit de garde du fils de la chanteuse. Il y a eu sur la liste une véritable mobilisation autour de cet événement qui, finalement, a mis en lumière des questions importantes pour la communauté gay, comme l'union civile, les droits du compagnon en cas de décès, la visibilité de personnalités gays et l'expérience des familles homoparentales dans le pays. Les membres de la listagls, de manière générale, comprennent et utilisent l'internet comme un outil de communication qui aide à la lutte pour les droits des homosexuels dans la société, tant individuellement qu'à travers des institutions ou des ONG auxquelles ils sont liés. Il est courant qu'à partir des dénonciations faites dans la liste, il résulte un envoi de messages de contestation aux media, sociétés ou organismes publics. Et les listes de discussion ne sont pas les seules à être perçues comme des espaces pour le développement d'un militantisme électronique; d'autres environnements du réseau servent aussi ce but, comme l'atteste ce message: Quand on dit que l'internaute est multiplicateur d'informations, ce n'est pas une plaisanterie. L'autre jour j'ai reçu un e-mail d'un gay demandant l'autorisation de reproduire un de mes articles dans un petit journal qu'il faisait. Ça y est!!! ces mots qui étaient restreints à l'écran de l'ordinateur étaient déjà sur le papier et circulaient chez des gens qui peut-être n'avaient pas d'e-mail. Autre exemple: un autre article, également publié sur le site, attira l'attention d'une journaliste d'un portail destiné aux femmes. Résultat: ces mots, initialement destinés au public GLBT, ont donné une belle interview sur un portail hétéro et ont aidé à conscientiser de nombreuses femmes sur les préjugés et discriminations. Même si tous les groupes ne sont pas encore en état d'accéder à internet, si la majorité de la population GLBT est également loin de cette ressource, il y a aura toujours quelqu'un qui y accédera (...) L'internet, s'il est bien utilisé, est un outil d'information puissant. Notre présence en tant que membre de la listagls, pendant plus d'un an, nous laisse à penser que la majeure partie de ses participants utilise de fait son identité réelle. Une grande partie d'entre eux signe les messages postés avec leur prénom, et, souvent, leur nom; ceci quand ils n'ajoutent pas leur lien avec une institution, un numéro de ICQ (I Seek You) ou une adresse de page personnelle. Enfin, la listagls est une des listes de discussion les plus connues du public gay brésilien. Et comme, outre le débat, il émerge de la liste des actions concrètes en faveur des droits des GLBT, celle-ci est fréquemment citée dans d'autres listes comme exemple à suivre. L'autre liste GLS que nous mettrons en avant est la e-jovens (e-jeunes), fondée en août 2001 sur Yahoo. La liste se présente comme "la communauté la plus jeune qui se forme sur l'internet - Ici vous allez pouvoir vous amarrer à la galère mix la plus jeune de l'internet!!". Elle est considérée, de manière informelle, comme un canal de communication rattaché au site E-jovem, à savoir un site où il suffit de cliquer pour découvrir que "être gay est beaucoup plus légal que vous ne le pensez!". La e-jovens comptait 471 membres mi-avril 2002 et est arrivée à 2.362 messages en janvier de cette même année - 79 par jour. Répondant à un nouveau membre de la liste, sur le pourquoi du nom e-jovens, le modérateur explique: E-jovem est un nom qui a été inventé pour simplifier le traitement de notre public. "Ejovem" signifie "adolescent gay"... C'est une dérivation de "e-mail". On peut donc dire que "e-jeunes" signifie jeunes d'une génération électronique, qui se découvrent à travers des communautés virtuelles et l'écran de l'ordinateur. Ça nous correspond bien, non? D'après ce que nous pouvons percevoir depuis notre inscription dans la liste, en février 2002, la liste e-jovens est composée surtout d'adolescents. Au contraire de ce qui se passe sur la listagls, les messages à point de vue personnel y sont plus communs que les messages sur les droits homosexuels ou autres sujets en rapport avec la militance ou les engagements dans la société de manière générale, ce qui paraît typique de la génération qui constitue la liste. Rares également sont les membres qui signent de leurs noms complets: sur e-jovens règnent les surnoms - les nicks. La liste fonctionne comme un lieu de rencontre, d'échange d'expériences. Ses membres racontent leur quotidien, dialoguent avec des personnes avec qui ils ont des affinités et cherchent à rencontrer de nouveaux amis virtuels. Pour beaucoup, la liste constitue l'unique espace de contact avec d'autres jeunes, comme le montrent certains messages: Je suis nouveau sur la liste. Je n'étais pas sûr du tout mais je suis heureux de venir m'arrêter ici sur la liste. Ça me semblait le dernier espoir. Je ne supportais plus de continuer comme ça. Je n'ai jamais pu m'assumer comme personne. C'est tellement bon maintenant d'au moins participer à une liste comme ça. Ma mère est toujours après moi, elle râle que je reste trop sur internet, elle dit aussi que je l'utilise mal, elle pense qu'internet doit être utilisé seulement pour lire des informations, faire des recherches...(je pense qu'elle croit encore au père Noël). Elle déteste les forums de discussion, ces e-mails sans importance...la pauvre, elle ne sait pas que c'est la seule façon que j'ai d'avoir une conversation avec des gens comme moi... Je ne sais pas ce que je deviendrais si je n'avais plus internet. Tous les jours elle est un peu plus après moi et me demande ce que je fais tant que ça... (sourires)... un jour je la laisserai lire ces e-mails...là elle va tout comprendre! Apparaissent fréquemment sur la liste des doutes concernant l'orientation sexuelle, ainsi que des commentaires sur les préjugés qui affectent les personnes hors du modèle hétéro-normatif dominant. Il est intéressant de souligner que la question est presque toujours débattue avec une grande liberté, c'est-à-dire que ce n'est pas parce que le public-cible de la liste est constitué majoritairement d'adolescents homosexuels, que tous les membres sont (ou se sentent) obligés de conserver cette orientation. Comme nous pouvons l'observer dans le message qui suit, des questionnements au sujet de sa propre sexualité font partie de l'univers thématique des e-jovens. Je viens essayer de comprendre comment on devient hétérosexuel, bisexuel, homosexuel, car j'aimerais me positionner dans un de ces noms, si nombreux... Je viens essayer de comprendre ce qui différencie un garçon qui aime d'autres garçons d'un qui aime les filles. (...) Je crois que la pire chose est que la société oblige à choisir un côté. Même si vous ne savez pas lequel, vous êtes contraint de choisir. C'est là qu'on se sent mal. C'est là que l'indécision devient difficile, regrettablement difficile, froide et cruelle...Pourquoi ne pouvons-nous pas rester en haut du mur pour voir les deux côtés qu'il sépare???(...)Moi j'aime les garçons et les filles... c'est ainsi et va toujours être ainsi. Si pour les générations précédentes il est important de se définir, de s'assumer, pour les ejeunes l'important semble être d'expérimenter. Dans la liste, nombreux sont ceux qui aiment des garçons et des filles et sont prêts à défendre leur différence. La référence à des homosexuels connus, surtout du monde artistique, est assez commune aussi. Outre la chanteuse Cassia Eller, plusieurs autres idoles sont citées fréquemment sur l'ejovens. Comme il s'agit d'une liste d'adolescents, une des idoles à laquelle les membres de la liste s'identifient le plus est le chanteur Júnior (du duo brésilien Sandy et Júnior), même si son orientation sexuelle n'est pas de notoriété publique. Il y a même eu dans la liste la proposition d'une campagne pour que Júnior apparaisse dans la revue G Magazine (qui s'adresse au public gay), comme le montre le dialogue ci-après: C'est sûr, il est gay, mais ce que je voudrais vraiment (outre qu'il l'assume publiquement), c'est qu'il apparaisse dans G quand il aura eu 18 ans, parce que je crois que maintenant il a 17 ans, non? Il vient d'avoir 18 ans...Nous allons faire une campagne pour que G fasse un article sur lui?? Ecrivez!! Campagne Junior dans G 2002!! Les participants de l'e-jovens s'exposent ouvertement sur la liste, commentent leur relation avec leur famille, leurs amis hétérosexuels et leurs camarades d'école. Ils partagent leurs doutes sur le préservatif, l'épilation, la taille du pénis; racontent leurs aventures, draguent et se rencontrent dans la vie réelle, surtout ceux qui habitent São Paulo. En outre, ils discutent par le ICQ et échangent les numéros de téléphone. La liste offre un portrait de la nouvelle génération GLS sur l'internet, ses membres sont des ejeunes, comme ils se nomment eux-mêmes, qui ont grandi avec les technologies de communication digitale. Conclusion Notre participation dans les listes e-jovens et listagls nous amène à les considérer comme des communautés virtuelles, comme des "groupes de personnes qui sont en relation à travers le cyberespace" (Lévy, 2002, p75), ou, comme nous le citions précédemment, comme des "agrégats surgis sur le réseau quand les intervenants d'un débat les mettent en avant en nombre et en sens suffisants pour former des tissus de relations dans le cyberespace" (Rheingold, 1996, p18). Sur les deux listes, les personnes se réunissent à partir d'intérêts communs, se mettent en relation de manière continue et partagent un sentiment d'appartenance - ils forment une communauté et en deviennent partie intégrante. Les deux listes forment des communautés, sont constituées par des individus qui ont des buts à atteindre; mais sont constituées aussi par des personnes qui jouent plusieurs rôles au sein de plusieurs tribus hétérogènes. On voit dans les deux listes des va et vient entre la notion de communauté et de tribu. Un accompagnement attentif des listes permet de percevoir quelques unes des caractéristiques de certains participants, justement par la façon dont ils s'expriment et à travers leurs prises de position dans les divers débats. Comme dans la vie réelle, nous en avons de plus grincheux, sensibles, militants. Les disputes qui surviennent de temps en temps ne menacent pas l'existence de ces communautés. La socialité en contrepoint à la sociabilité, comme un ensemble de pratiques quotidiennes qui échappe au contrôle social rigide, est également présente dans les deux listes, en étant plus évidente sur l'e-jovens que sur la listagls. L'intérêt commun fonctionne comme moyen d'établir un contact avec l'altérité, la logique de l'identification prédomine par rapport à l'identité. L'homosexualité qui, au départ, est partagée par tous, motive l'être-ensemble et fait que ces communautés savent s'identifier, à travers leurs symboles, idoles ou vocabulaire propre qui apparaissent constamment dans les messages. Les expériences individuelles sont comprises comme des expériences à partager, l'identification suscite l'être-ensemble. Dans l'espace des listes, les membres peuvent vivre pleinement leurs orientations sexuelles, que ce soit pour satisfaire des besoins en rapport avec la sociabilité, pour effectuer des expériences identitaires ou, même, pour pouvoir 'sortir du placard' sans risques - au contraire, avec un soutien total. Participer aux listes signifie avoir la possibilité, surtout, d'affirmer des identités véritables parfois difficiles à supporter dans la vie réelle. Ceci parce que même si les membres utilisent de fausses identités, ils semblent refléter des personnages d'eux-mêmes. Les listes rendent possible l'expérimentation d'un désir réel dans la forme du virtuel et ceci aide les participants à se repositionner dans le monde. Ainsi, les identités virtuelles assumées ou affirmées sont "plus des actes créatifs que des abandons identitaires" (Jauréguiberry, 2000, p148). Un autre fait important est l'intérêt à donner une continuité à l'expérience de connaissance mutuelle en dehors du réseau: les listes apparaissent ainsi comme des espaces complémentaires à celui de la vie réelle. Dans les communautés de la listagls et de l'e-jovens, les participants ont la possibilité d'assumer diverses facettes de leurs propres identités, ainsi que de problématiser les discours existant au sujet de l'univers dont ils font partie. Les membres des deux listes semblent, dans leur majorité, ne pas être en adéquation avec la logique de la société moderne, rationnelle, homogénéisatrice et individualiste. Dans le cas de la listagls, cette non adéquation débouche principalement sur le débat, la solidarité et l'e-militantisme; l'e-jovens débouche sur une plus grande expérimentation identitaire et une identification avec la communauté alternative d'appartenance. Gisele Marchiori Nussbaumer Notes: 1.- Il existe également le sigle GLBT (gays, lesbiennes, bisexuels et transsexuels), mais nous voyons qu'il est plus restreint au mouvement homosexuel. 2.- Sherry Turkle suggère l'utilisation de l'expression 'reste de la vie' dans la mesure où les activités que nous réalisons à travers l'internet sont également concrètes et réelles, c'est-à-dire, font partie de la vie réelle. 3.- <http://www.facom.ufba.br/ciberpesquisa/lemos/artigos.html>. 4.- <http://www.mixbrasil.com.br>. 5.- <http://www2.uol.com.brmixbrasil/troctroc.htm>. 6.- <http://www2.uol.com.br:800/mixbrasil/quemsom.htm>. 7.- 'Bolachas no bate-papo' 8.- Les Bears sont des homosexuels généralement plutôt poilus et gros. Il y a même ce qu'ils appellent la "philosophie Bear": "soyez qui vous êtes". Références bibliographiques: Becker, Howard. Outsiders: études de sociologie de la déviance. Paris: Métailié, 1985. Casalegno, Federico. "Sherry Turkle: fronteiras do real e do virtual" (entrevue). 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Si les sites et communautés créés peuvent générer une meilleure connaissance et information d'un culte plutôt intimiste jusqu'à présent, et donc en permettre une meilleure reconnaissance, il semble aussi que la tendance à l'universalisme qui s'opère puisse également en faire un simple bien de consommation courante, avec ses heurs et ses malheurs, tendant à dénaturer, désenchanter, voire discréditer ce culte traditionnel. Par la description et la comparaison des éléments trouvés sur les orixas, l'article tentera de saisir les avantages et inconvénients de ces nouveaux usages du divin par internet. Auteur: Docteur en sociologie et anthropologie, EHESS Paris. Mène des travaux depuis quelques années sur les relations formation-emploi, l'insertion sociale et professionnelle des jeunes, l'apprentissage des adultes. Dernière production significative sur ce thème: Chiousse S. (2001) Pédagogie et apprentissage des adultes - An 2001... État des lieux et recommandations - Rapport pour L'examen thématique de l'apprentissage des adultes, OCDE, Paris (www.oecd.org/els/education/reviews/). Le culte des orixas, hérité de l'empire d'Abomey[1], est une religion initiatique, de tradition orale qui, suivant les diasporas des périodes de traite négrière, s'est en quelque sorte re-créée dans plusieurs régions hors d'Afrique. Quelques unes des pratiques, des divinités, des rituels ont disparu en traversant les océans pour aller s'échouer dans les Caraïbes, en Amérique du nord et en Amérique du sud. Se jouant d'un syncrétisme afro-catholique, d'autres pratiques ont été adaptées au nouvel environnement des terres d'accueil des esclaves africains et, sous une même croyance, ont pris des noms divers: Santeria ou Lukumi à Cuba, Vaudou en Haïti ou encore Candomblé ou Macumba au Brésil[2]. Longtemps réprimé et initialement pratiqué par les seuls noirs pauvres, ce culte devient presque aujourd'hui une "religion de masse" et ses "divinités de contrebande" (Augras, 1992) se font, de plus en plus connaître, reconnaître, voire aduler et adorer à travers le monde, par l'intermédiaire notamment d'internet. A travers la description et l'analyse des éléments trouvés sur différents serveurs à partir du mot-clé "Orisha" ou "Orixa"[3], l'article tentera, après avoir sommairement évalué le public destinataire des informations et services offerts, de faire le point sur ce que pourraient être les bienfaits et méfaits d'internet sur le culte des orixas. 1. A la rencontre des orixas sur Internet Voila maintenant des lustres que l'on parle d'une tendance généralisée de "retour vers le religieux" (Bertrand, 1986) ou de nouvelles formes de religiosité qui, sans aller forcément de pair avec une véritable quête existentielle et spirituelle pousse néanmoins un grand nombre d'individus à s'intéresser d'un peu plus près à la religion - ou plutôt aux religions. Les nouvelles technologies de l'information et de la communication sont alors un outil facilitant la curiosité et favorisant la connaissance de certains cultes et pratiques plus éloignés de notre ethos - et le culte des orixas n'y échappe pas. Bien que n'étant à peu près toléré que depuis un demi-siècle (au moins au Brésil) et plus particulièrement valorisé depuis les années 1970-1980, la présentation des orixas et de leur culte ont fait une entrée remarquable sur la toile. Dans les années 1997-1998, il y avait déjà près de 700 sites répertoriés (voir Chiousse, 1998). Moins de cinq ans après, une recherche sur Google nous propose pas moins de 17600 sites au mot clé "Orisha", 9630 à "Orixa" et 7360 à "Orisa" (orthographe yoruba). Si l'on ne peut éviter une certaine redondance dans les propositions de sites à visiter et si certains utilisent ce terme hors de toute référence religieuse semble-t-il[4], il n'en reste pas moins vrai que les orixas - en tant que 'divinités' - sont abordés dans un nombre croissant de sites, et les offres uniques, pour satisfaire les curieux comme les avertis, doivent avoisiner au moins les 10000 sites. 1.1. Les navigateurs qui surfent sur les rives des Orixas Malgré une augmentation des ventes d'ordinateurs dans de nombreux pays, un essor fulgurant des offres de connexion et de facilitations d'accès, l'ordinateur et l'accès à Netscape ne sont pas encore totalement un bien de consommation courante pour tous et restent, socialement parlant, encore assez marqués. Néanmoins, on note une certaine tendance à la démocratisation de cet usage et les mises à disposition publiques (cybercafés, etc.) donnent de plus en plus de moyens à quiconque de se connecter régulièrement, à défaut d'être propriétaire des outils nécessaires à ces nouvelles technologies. Cette tendance à l'homogénéisation (relative) des populations praticantes d'internet, rend difficile la tentative de réalisation d'un "portrait-robot" du navigateur en quête de religion qui va accoster sur un des serveurs spécifiques dédiés aux orixas. On peut considérer, sommairement dit, trois grands types de navigateurs: ● ● ● l'initié - ou tout simplement l'avisé - qui connaît sa route et sait exactement ce qu'il cherche et veut trouver sur le site des orixas sur lequel il se connecte- en termes d'informations et/ou de services; l'apprenti-sorcier - qui sait à peu près de quoi il s'agit et cherche au moins un ajout d'informations, voire des possibilités de services; le touriste - qui, au hasard de ses navigations, aura dérivé vers l'inconnu et va donc découvrir ce qu'il est donné à voir sur Internet de la religion des orixas. Il apparaît ainsi trois personnages aux visages et aux attentes bien différents et pour lesquels la découverte des sites n'aura pas les mêmes incidences - selon les pourvoyeurs d'informations et selon les éléments d'information et de connaissance donnés sur ces sites. 1.2. Les pourvoyeurs d'informations et de services sur les orixas Les principaux repaires des pourvoyeurs de ces sites se trouvent en Amérique du nord Seattle, Chicago, New York, Houston, Los Angeles - puis à Détroit, Oakland, Cuba, Haïti, au Brésil, en Afrique, - et depuis très récemment aussi en Australie. Les sites européens sont trop rares pour être significatifs dans ce domaine des cultes aux orixas. Étonnamment, ce n'est pas là où le culte est le mieux implanté (Brésil, Cuba, etc.) qu'il y a le plus grand nombre de sites. De même, il y a une grande divergence dans la nature des informations données et dans la présentation de celles-ci. On reconnaît au moins trois présentations possibles de la religion des orixas, avec des jeux conatifs fort dissemblables: ● ● l'un s'amuse de mystères et nous emplit l'écran d'une nuit étoilée (voir par exemple http://www.seanet.com/~efunmoyiwa/welcome.html) ou de signes plus ou moins cabalistiques en rouge et noir, qui, s'ils n'ont pas forcément vocation à nous effrayer, nous laissent cependant imaginer que l'on entre dans quelque chose de peu 'catholique'..., un autre joue plus sur le sérieux, voire l'aspect scientifique des informations transmises et nous noie dans un torrent de données pointues et termes yorubas - sachant que bien peu nombreux seront les navigateurs qui sauront sans coup férir les déchiffrer. Quelles que soient nos connaissances dans ces domaines, il s'agit toujours plus ou moins d'un plongeon dans l'inconnu - mystique ou linguistico-traditionnel - qui semble vouloir faire oeuvre de légitimation des informations données et services offerts compte tenu de ces compétences mises en valeur - et qui nous font défaut! - la troisième présentation, sans être forcément plus sobre, est plus informative - dans le sens pratique -: une photographie du lieu de culte, les coordonnées, des entrées sur l'historique du lieu, sur le chef du culte, sa biographie et ses ancêtres, sur la connaissance des divinités et pratiques, sur les événements prévus et sur des activités particulières (c'est sous cette troisième présentation que l'on retrouve la plupart des sites des lieux de culte[5]). Un certain engouement semble avoir pris, la grande affluence des sites abordant les orixas en est la preuve. Quelques uns vont jusqu'à dédier un site à ces divinités - tout en reconnaissant par ailleurs ne pas être vraiment maîtres de leurs propos. C'est le cas par exemple de Henrick qui écrit: "Òrìsà worship is pretty common in Brasil. It has been somewhat an embarrassement for me, that I knew virtually nothing about it. Now, thanks to good friends I have met over the net, I'm attempting to make a page especially dedicated to the ways of Òrìsà worship in Brasil" (http://www.cd.chalmers.se/~henrick/Orisa/main.html). On doit cependant lui reconnaître un travail sérieux et honnête de mise à plat d'un certain nombre de savoirs et connaissances concernant les orixas et leur culte. Tel n'est pas toujours le cas des nombreux sites relatifs aux orixas sur Internet. La section qui suit va s'attacher aux informations et services offerts sur quelques uns de ces sites. 2. Us et abus du divin yoruba sur internet De la pratique du culte IRL - "in real life" - à sa pratique ou sa connaissance via internet, on ne peut manquer de noter un certain nombre de différences, voire de distorsions. En outre, ce qui est délaissé voire inconnu dans le culte in real life, apparaît bien souvent ici mis en avant et valorisé. 2.1. Les informations sur les orixas et le culte Il est à noter dans la plupart de ces sites un usage massif de la langue yoruba. Tous se targuent de pratiquer - et enseigner parfois aussi - un culte sachant évoluer tout en restant au plus près de la tradition (yoruba s'entend). L'utilisation de cette langue - souvent définie au Brésil comme étant la langue des orixas, la langue du secret - semble alors être la garantie de fidélité au culte traditionnel tel qu'il était pratiqué en terre yoruba. Beaucoup cependant n'en ont plus qu'une connaissance très approximative. Outre la langue utilisée, s'agissant d'un culte de tradition orale et jusqu'à présent peu institutionnalisé, il n'est pas rare - IRL - de trouver des différences d'un lieu à l'autre dans les représentations données des orixas et la façon de les honorer au mieux. On s'accorde néanmoins généralement sur un certain nombre de caractéristiques quasi-immuables - dont quelques éléments sont donnés ci-dessous: Les orixas ne sont pas à proprement parler des dieux, mais des entités divines, c'est-à-dire des intermédiaires entre Olorun (le dieu unique, suprême et créateur) et les hommes et ils sont considérés, pour reprendre la formule de Boyer-Araujo (1993) comme "des protecteurs dispensateurs de bienfaits terrestres". Ils ont une existence anthropomorphe, connaissent parfois le péché et l'adultère[6] et se caractérisent par une couleur, des attributs; ils dominent des éléments naturels et des activités humaines particulières. C'est ainsi par exemple que Xangô aurait été le quatrième alaafin (roi) de Oyo, divinisé après des combats héroïques pour son peuple et son empire. Il est l'époux de Iansã mais vit une passion fulgurante avec Oxum. Maître du feu et des éclairs, il représente la virilité, porte du rouge; son attribut est une sorte de hâche. Iansã est la divinité des vents et des tempêtes; elle dirige les eguns (les esprits des défunts) et est la seule entité à ne pas craindre et fuir la mort. Oxum est la divinité de la richesse et de la fertilité, elle représente la féminité, la beauté, l'amour charnel; elle est fêté le 30 novembre au Brésil, sa couleur est le jaune et le doré, son attribut est un miroir, et elle règne sur les fleuves, les rivières et les cascades. Oxossi, roi de Ketu, dont l'emblème est un arc et des flèches, porte généralement du vert et se fête le 20 janvier au Brésil[7]. Il est la divinité de la chasse, des fôrets et de tout ce qui y vit. Etc. Comment ces entités divines apparaissent-elles sur Internet? S'il y a un ordre d'arrivée ou de présentation des divinités dans le culte au quotidien, celui-ci est rarement respecté ici. Les descriptions données sont quelquefois erronées, les interprétations sont souvent quelque peu farfelues, frôlent parfois le ridicule. Le site de Wemba en offre un exemple flagrant (voir http://www.wemba-music.org/orisha.htm): Les premières lignes d'introduction nous apprennent que "wemba means magic" (il s'agirait d'un terme congolais). Wemba se définit comme le site d'un groupe de musiciens, poêtes, danseurs, auteurs qui vit et travaille à New York et s'évertue à sauvegarder la culture des diasporas africaines. La date de création de leur site n'est pas mentionnée (mais heureusement, ils n'ont eu jusqu'à présent que 1303 visiteurs). Dans leur présentation, Oxossi (rapidement décrit supra) devient le messager d'Oxala, on le fêterait le 23 avril (jour de St-Georges et de la divinité Ogun) et ses couleurs seraient le bleu et le doré (qui est surtout connu comme étant la couleur d'Oxum). Suivant les régions, Yemanja, qui représente la mer et l'amour maternel, est honorée le 31 décembre ou début février. Cela se passe le 7 septembre pour Wemba. Plus amusant, avec une erreur d'appréciation de la langue yoruba, Osun / Oxum, reine de beauté (dans le culte traditionnel) ne marche plus que sur une jambe et ne parle pas; elle devient "une guerrière" aux coté d'ogun et d'oxossi... (les caractéristiques qu'on lui donne sont en fait celle d'Ossãe, orixa maître des herbes et de leurs vertus). Quant à Exu, connu comme étant la divinité des carrefours et du début de toute chose, personnage ambigu, capable du meilleur comme du pire, irascible, parfois associé aux voyous (la Pombagira, son équivalent féminin, est associée aux prostituées), il est ici honoré avec de l'eau (alors qu'on lui offre du rhum ou de la cachaça[8]), et, alors qu'il effraie et perturbe la plupart, on nous apprend ici qu'il "aime spécialement les enfants"... de là à imaginer Wemba faire d'Exu le protecteur des pédophiles, le pas pourrait vite être franchi... De même, la volonté de coller au plus près des réalités fait d'Obaluaé, divinité des épidémies, le maître incontesté du HIV. Naviguant d'un site à l'autre, il semble ainsi difficile pour un néophyte d'avoir une information à peu près 'sûre' ou tout au moins correcte - selon les mythes fondateurs et la tradition sur les caractéristiques des divinités yoruba. Loin de ces troubadours 'ardents défenseurs de la tradition africaine dans les diasporas' (!), les lieux de culte qui se sont donnés les moyens de créer un site internet offrent, pour la plupart, un enseignement de la mythologie yoruba et des descriptions des diverses divinités et pratiques plus conformes à la réalité des enseignements IRL. Tous ne se limitent cependant pas à faire connaître le culte, mais 'offrent' également un certain nombre de services. 2.2. Les 'offres' de service de divination Comme nous le signalions précédemment, les orixas sont perçus comme étant des 'protecteurs dispensateurs de bienfaits terrestres'. Chaque individu a son orixa protecteur qui lui laisse en empreinte des caractéristiques et un caractère particulier. L'orixa guide l'individu dans sa vie, l'aide à comprendre ce qu'il se passe dans son existence, le 'punit' par son éloignement lorsque celui-ci viole un tabou - ce qui 'explique' assez souvent divers malheurs, dont la maladie - que l'orixa peut aider à aplanir pour peu qu'on l'honore suffisamment. C'est essentiellement par la divination - par l'intermédiaire du chef de culte - que l'on peut connaître la parole, les désirs ou conseils et recommandations des orixas. Le jogo de buzios[9] est le procédé de divination le plus courant et le plus conforme au culte traditionnel. Il permet de connaître l'orixa protecteur de l'individu et le message de celui-ci. Cette divination qui se réalise dans un face-à-face entre l'individu demandeur et le chef de culte semble désormais pouvoir s'opèrer au travers d'un écran d'ordinateur, dans la plus totale virtualité. S'il n'est pas sûr, évacuant le stress et la moiteur du face-à-face avec celui qui communique avec le divin, que ce nouveau procédé soit aussi émouvant que celui in real life, il apparaît aussi et surtout que le chef de culte qui traduit les messages des cauris, est censé traduire également et interpréter[10] - dans le face-à-face - le comportement de l'individu demandeur. Reconnaître alors une valeur au jogo de buzios par internet, consiste à reconnaître que ce qui ne se perçoit ordinairement que par le contact humain, devient désormais possible par l'intermédiaire de l'écran d'ordinateur, ce dernier laissant aussi bien passer les émotions des échanges. C'est ainsi que baba Eyiogbe (du site orisha.net www.seanet.com/~efybliyuwa/welcome.html) explique que ces "consultas" (consultations) par internet "ne sont pas très bien" - il donne cependant ses coordonnées électroniques et annonce un tarif de$160 pour connaître son orixa... Le candomblé Ilê filhos do fogo (http://paginas.terra.com.br/religiao/filhosdofogo) annonce quant à lui: "jogamos buzios gratuitamente por telefone todas as segundas, quarta, quinta feiras das 13 até 17 horas" (nous procédons aux divinations par les cauris gratuitement par téléphone tous les lundi, mercredi et jeudi de 13 à 17h). Ils se refusent cependant à des consultations plus poussées par téléphone et vous aurez noté que ce type de consultation ici est gratuit; le culte du candomblé fonctionnant encore ordinairement sur le système de la gratuité ou du don et contre-don défini par Mauss[11]. Outre la divination par le jogo de buzios, les sites dédiés aux orixas sur Internet semblent mettre en avant des systèmes de divination réprouvés par les cultes traditionnels - IRL. Ce qui fait parfois la une des journaux à sensation au Brésil, apparaît avec une connotation très péjorative, étant taxé de charlatisme par exemple - est ici largement mis en valeur, comme c'est le cas pour les prédictions à l'année au niveau national, voire mondial[12]. C'est ainsi que ce même site Orisha.net, sous le couvert de Ifa, orixa de la divination, annonçait ses prédictions pour 2002: de terribles maladies sur terre, des coups d'État, des vols, des accidents maritimes et une recrudescence de cas de leucémie... Ces prédictions s'accompagnent de recommandations particulières, comme celles de ne pas manger de nourriture avariée, de ne pas laisser les enfants se baigner sans surveillance, ou encore de repeindre sa maison en blanc... Il n'est guère nécessaire de se lancer dans un commentaire de ces banalités, sauf à considérer que ce n'est peut-être pas le meilleur moyen de donner une image valorisante d'un culte religieux. Enfin, en dehors de ces pratiques existantes dans le culte in real life, approuvées ou réprouvées, il en est d'autres qui semblent s'être créées spécifiquement sur la toile. C'est ainsi qu'un site cubain de Santeria, associe les divinités du panthéon yoruba aux signes du zodiaque et publie dans ses pages un horoscope hebdomadaire en fonction, non de son mois de naissance mais de son orixa protecteur (voir: http://horoscope.cubasi.cu/santero/semanal.asp?santero=2etidioma=es)[13]. Le seul gros avantage peut-être de cet horoscope est qu'il est gratuit et que, du coup, s'il n'apporte pas de solution miracle, au moins il n'est pas financièrement abusif. Enfin, une dernière innovation sur l'utilisation des orixas par internet, hors de toute procédure 'légale' dans les cultes traditionnels: le tarot. Parmi tous les lieux de culte fréquentés et étudiés au Brésil, cette pratique n'a jamais été observée ni même mentionnée par quiconque. Sur le Net, elle occupe pourtant de nombreux sites et listes de discussion. Le groupe Yahoo (http://groups.yahoo.com/group/ASHE-DE-ORISHA/messages/1?viscount=100) compte pas moins de 4 600 messages depuis l'an 2000. Les personnes qui intègrent cette liste ont entre 20 et 40 ans, essentiellement des femmes, et annoncent généralement "s'y connaître un peu en sorcellerie" (?!!). Il semble nécessaire de noter ici, à la suite de nombreux chercheurs ayant travaillé sur le candomblé, la macumba, la santeria, etc. que le culte des orixas est, pour tous, très éloigné de la sorcellerie ou de la magie noire. Bastide parle tout au plus d'une "religion magique" dans le sens d'une "religion pratique"[14]. Le principal correspondant se fait appeler "Oshuniyi Odo Femi", souhaite la bienvenue, propose force et salue en yoruba (avec des fautes), met entre trois et cinq mois à répondre à la première demande, puis, lorsqu'il se décide à donner suite au demandeur, envoie deux ou trois mails à quelques minutes d'intervalles. Après ces premiers échanges, les communications sont moins espacées. Le demandeur est censé donner sa date de naissance et poser une question qui lui tient à coeur. A partir de là, Oshuniyi Odo Femi"interpelle les orixas", tire trois cartes de tarot représentant les orixas (gratuitement et "de bon coeur"), interprète et conseille: "I see that problems seem to follow you were ever you go, the worst thing you can do is ignore your problems, wich you tend to do. Also, I see that you seem to judge people and situations, by your past experiences, you seem to always be on gard... You are a great romantic searching for love, This is what I see that you have lost, a Lover or a companion, or you just do not have it in your life... I am going to give you an ebbo [sacrifice, obligation] for Oshun.. Our Lady of Charity. (...) Make an omllet, and after it is done pour honey on top of it.. Give her pastries, and sweets, she loves that, and will give you blessings. Warning.. Make sure you taste the honey befor offering it to her. Pray to Oshun, and be sincerear, you can recite a prayer, but often times it is good just to say what is deep in your heart. Bring Oshun's offerings to the nearest river and where the water runns rampid, leave 5 copper colered pennies, and an ounce of perfume. Thank her with deep faith. Turn your back and do not look behind you, have faith because it will be in the hands of the Orisha..." et voila comment, avec une (bonne) omelette, quelques bonbons, etc. on peut retrouver l'amour de sa vie... d'après Oshuniyi Odo Femi[15]. 3. Méfaits ou bienfaits pour le culte traditionnel des orixas? De ce rapide tour d'horizon sur les rives d'Internet, que pouvons-nous conclure sur les orixás et le culte qui leur est voué, sur les différences et les apports nouveaux entre le culte traditionnel in real life et les pratiques ou informations du Net sur les orixas? On ne peut reconnaître un continuum, une valeur épistémique à cette présentation des orixás et de leur religion sur Internet; ce qui se passe ou est mis en avant in real life n'apparaît plus aussi probant sur la toile; ce qui est réprouvé in real life est souvent valorisé sur la toile. S'il existe partout et dans chaque système de la réalité sociale, des pratiques plus ou moins douteuses ou hasardeuses, elles semblent ici, souvent, pouvoir faire leur miel. Si cette présence sur Internet nous permet, pour le moins, d'évaluer le caractère évolutif, spatial et temporel, de la religion des orixás, il est bien évident que l'intérêt premier de la création de tels sites est beaucoup moins tourné vers l'aspect scientifique ou spirituel que du côté d'un certain prosélytisme et raccolage religieux - qui ne suit plus toujours les traditions ancestrales et dont les innovations peuvent ne pas apporter de 'réels' bénéfices au culte IRL. 3.1. Un bien de consommation courante - entre information cultuelle et raccolage abusif L'utilisation abusive de la crédulité de quelques âmes en peine a toujours existé; les charlatans les plus expérimentés trouvant toujours un bon filon à exploiter. Internet en offre ici une opportunité exemplaire. L'utilisation de la langue yoruba apparaît comme un modèle de traditionnalité et de respect du culte originel, et même si la légitimation par le linguistique peut conduire à quelques débordements ou erreurs, bien rares sont ceux capables d'en prendre note(en dehors des zones du Nigeria - Togo - Bénin où le yoruba reste la langue officielle à côté du français ou de l'anglais, il y a peu d'enseignements de cette langue, même en terre d'origine). Passé donc ce "gage de sérieux", tout est possible, tout est permis. Alors que les pratiques de divination se réalisent ordinairement dans le huis-clos d'un face-àface entre le demandeur et le chef de culte qui observe et analyse le comportement de celui qui vient faire appel aux orixas[16], tout semble pouvoir se passer aujourd'hui de ce petit quelque chose d'humain, indispensable à la bonne connaissance de l'autre. Pour un sympathisant de ces cultes comme pour celui que nous avons qualifié de "touriste", l'aspect interactif de Netscape ne doit pas être négligé - et les échanges frôlent parfois le ridicule ou peuvent mener à des excès en tous genres. Sur le serveur de l'Ifa Foundation of North America, il est possible de raconter nos petits problèmes, nos grandes préoccupations, le "shaman" Fagbamila alias Philip Neimark - nous donne, en toute bonne foi, quelques conseils: "my shamanic instincts suggest (...) let your life, not your instructions, be the beacon for truth...". Vous n'avez pas le temps d'accomplir vos obligations aux orixás? Où que vous soyez dans le monde, Baba Ifa Karade du Temple Ilé Tawo Lona (littéralement, celui qui a le secret dans son chemin?) s'en charge pour vous: deux "services" par mois pour$30.00 (mensuels aussi). Alors que le culte traditionnel se réalise essentiellement sur le système du don et contre-don, sur le Net, tout s'achète et se paie - comme nous avons pu le noter pour les consultas - et les tarifs sont affichés, identiques pour tous et élevés - ce qui s'éloigne grandement de la règle habituelle des cultes IRL. Tout se vend aussi et le babalorixa Fernando Oliveira Perna qui "offre une religion sans mystères au service du peuple" nous propose - pour la modique somme de R$6.00 - de "laver notre aura" avec son "shampoing ésotérique" (http://www4.sul.com.br/orixa/shampoo.html). Les invites commerciales et le raccolage religieux s'accompagnent aussi d'un prosélytisme politique. Aux élections qui ont fait le succès de Collor au Brésil, peu avant les années 90, de nombreux chefs de culte avaient pris parti[17] et incitaient leurs fidèles à les suivre. Le site d'Eleda indiquait en gros caractères rouges à l'entrée de son site: "Eleda.org supports Ernesto Pichado's candidacy for Hialeah city Council"... L'impact dépasse évidemment largement la seule population d'un terreiro. Il ne faut cependant pas voir que des effets négatifs dans cette inscription des orixas, de leur culte et de leurs pratiques sur la toile. Un des objectifs de ces sites peut être l'intérêt de la découverte d'un autre culte, d'une autre culture, le recueil et le partage d'informations concernant la religion des orixás et une meilleure connaissance des individus garants de cette culture. 3.2. Une reconnaissance au-delà des frontières Pour avoir été longtemps réprimé et méconnu, le culte des orixas - en passant sur le mode écrit - connaît aujourd'hui une sorte de renaissance et de revalorisation de son culte, de ses pratiques, des activités de ses membres. Le passage à l'écriture d'un culte de tradition orale permet à de nombreuses sources de se rassembler pour tenter d'harmoniser les connaissances, d'aller plus loin dans la compréhension de la cohérence de ces systèmes qui ont traversé les âges et les frontières. Mais l'inscription sur le Net est également porteur d'un autre type de bénéfices qui sort cette fois du cadre strictement religieux de ce culte. Au Brésil, la plupart des terreiros se trouvent dans les quartiers défavorisés de la ville (les favelas), repaires de quelques bandits plus ou moins notoires et véritable ghetto que ni la police ni les pouvoirs publics n'osent plus pénétrer, bref un no man's land oublié de tout secours et de toute aide locale, régionale ou nationale. Pourtant, des solidarités se créent, justement par l'intermédiaire des chefs de culte et la population de ces cultes crée une sorte de communauté d'entraide et de solidarité[18] qui, elle, commence à être connue et reconnue, y compris par les grandes organisations d'aide et de soutien internationales qui commencent à leur apporter leur contribution ou à leur permettre de servir de médiateurs. C'est ainsi que la Comunidade Afonja du terreiro Ilê axé opô Afonja à Salvador do Brasil collabore aux travaux de l'Unicef et participe du projet "Child in danger mobilization" (www.geocities.com/childindanger). D'autres chefs de culte brésiliens par exemple servent également de médiateurs entre les jeunes des favelas et les ONG (Organisations non gouvernementales) en soutenant et participant activement aux programmes internationaux d'éducation à la citoyenneté de l'Unesco (voir www.ibe.unesco.org/international/ICE/bridge/english/citizenship/practices/Brazil). Ici donc, Internet permet au culte des orixas d'être connu, reconnu, voire valorisé en tant que religion mais aussi pour ses apports et activités extra-religieuses - et ce système fonctionne en boule de neige ou cercle vertueux: montrant la cohérence de leurs pratiques et la solidarité qu'ils peuvent partager, les chefs de culte bénéficient du soutien des ONG qui leur permettent de faire encore mieux connaître leurs activités. Les premières réflexions à tirer sur les performances du divin sur Internet montrent donc quelques médailles et aussi leurs revers: en se faisant mieux connaître, le culte des orixas se fait aussi reconnaître et les garants de ce culte et de cette culture récoltent un soutien plus crédible qu'ils n'ont jamais eu, allant jusqu'à bénéficier d'aides internationales permettant à leurs populations d'accéder à des biens qui vont au-delà du religieux. En même temps, la médaille a son revers et le culte traditionnel se voit souvent galvaudé par quelques charlatans dont la quête est bien moins spirituelle qu'en monnaies sonnantes et trébuchantes. Prenant désormais un caractère universel, il est probable qu'il connaisse quelques difficultés à rester, comme le signalait Aubrée (1987, p205) dans le groupe des "religions ayant pour fonction de préserver un patrimoine ethnico-culturel". On ne peut donc manquer d'y voir une certaine banalisation du sacré, la transformation d'un culte en objet de mass média et en bien de consommation, où le retour au religieux n'est plus, comme on l'avait annoncé, la réponse à une recherche de lien social, mais devient un self-service aux pratiques bien éloignées des traditions auxquelles ils disent se référer, et s'individualise au point de se refermer sur un écran d'ordinateur. Sylvie Chiousse Notes: 1.- Correspondant aux régions actuelles du Nigeria, Togo, Bénin. 2.- C'est le culte tel qu'il se développe au Brésil que nous avons le plus étudié (voir Chiousse, 1995) et qui nous servira de base de référence dans les propos qui suivent. 3.- Prononcer "oricha" - la première orthographe est anglosaxonne, la seconde lusophone. Les hispanophones et autres utilisent indifféramment l'une ou l'autre orthographe. 4.- Un groupe de "rock espagnol" s'appelle orisha; un chien, qui semble gagner quelques concours, s'appelle Orixa Ogum do Borghetto (http://www.filabrasileirodogs.com/filas/orixa_ogum_do_borghetto.htm). 5.- Voir par exemple pour le Brésil: http://www.geocities.com/Athens/Acropolis/1322/introvp.html ilé axé opo afonja (Salvador) ou http://www.oxum.com.br/oxum.asp ilé oxum docô (Porto Alegre). 6.- Comme on peut le retrouver dans le panthéon grec ou romain. 7.- Ces dates sont le fruit d'un syncrétisme afro-catholique. Oxossi possédant un arc et des flèches est associé dans la religion catholique à St-Sébastien, représenté adossé contre un arbre, le corps percé de flèche... et fêté le 20 janvier. 8.- Alcool de canne. 9.- Lancer d'un jeu de 16 cauris (coquillages) représentant les 16 principaux orixas. Selon la façon dont tombent les coquillages et le nombre de ceux tombés sur leur face concave ou convexe, le chef de culte indique quel est l'orixa (ou les orixas) qui communique(nt) et la nature du message à transmettre à l'individu. 10.- On reconnaît généralement que le chef de culte est avant tout un fin psychologue (sémoticien?), capable d'analyser, de déceler chez l'individu ce qui le stresse dès la première rencontre. "La connaissance intuitive des êtres humains dont témoignent les babalâo est stupéfiante. Les correspondances entre la connaissance intuitive et le savoir traditionnel d'une part, et les messages divinatoires de l'autre sont étranges et multiples" (Ziegler, 1971). Ces propos sont également largement confirmés par René Ribeiro, professeur d'anthropologie et médecinpsychiatre par ailleurs (voir Ribeiro, 1978, 1982). 11.- Dans les années 1995, des tarifs commençaient parfois à être affichés dans quelques terreiros (lieu de culte au Brésil), pour les consultas. La somme alors demandée est modique, voire symbolique (l'équivalent de $1). Les tarifs ensuite évoluent en fonction de la nature des pratiques mises en oeuvre et de ceux qui les demandent. Voir à ce propos Ziegler (1971): "La yawalorixa représente généralement la seule personne à disposer d'un revenu financier régulier. Elle guérit les pauvres et les riches, mais les riches doivent payer (...). Ceux qui arrivent en limousine (hommes politiques, joueurs célèbres du foot brésilien, officiers supérieurs et parfois des Monseigneurs catholiques) paient pour ceux qui viennent pieds nus. Cependant, elle fuit les oligarchies blanches. Son activité de consultation ne s'insère dans aucun circuit économique global". 12.- Au Brésil, les chefs de culte traditionnels se refusent à ce type de divination et bannissent largement les quelques 'brebis galeuses' qui s'y adonnent à des fins croient-ils promotionnelles pour leur terreiro. 13.- Si l'on est sous la protection d'Oxossi par exemple, on obtient les consignes suivantes (3ème semaine de juillet 2003): "Acéptate más, trabaja la autoestima. Vivirá momentos inolvidables en la intimidad. El miércoles, si puede, llame y hable con su santo protector. Debe ajustarse a una dieta más sana. Su perdición puede venir por la boca. No evite las salidas con amigos, ni con la familia.". Bref, rien de plus que dans les horoscopes de divers magazines presse - sauf à dire peutêtre que, dans le culte des orixas, c'est le jeudi et non le mercredi que les fidèles d'Oxossi sont censés l'honorer. 14.- Voir Bastide (1958). Il n'y a pas de paradis, donc pas de salut à attendre d'un improbable audelà: tout se fait et s'accomplit ici et maintenant - c'est en ce sens qu'il s'agit d'une religion "pratique". 15.- Si le demandeur veut en savoir plus ou aller plus loin, les échanges se font ensuite en privé, hors liste de discussion et il est donc impossible pour nous d'en savoir plus (tarifs et procédures). 16.- Dans quelques cas, la parole de l'orixa peut aussi intervenir, lors d'une cérémonie, par l'intermédiaire d'un initié en transe (incorporant donc une entité divine). 17.- Souvent pour son rival, Lula, devenu président depuis... (dans les années 1930, les lieux de culte ont souvent été perçus comme pouvant être des cellules communistes). 18.- Le culte au Brésil est perçu par beaucoup comme une "société de secours mutuel" (Bastide, 1967). Références bibliographiques: Aubrée M. (1987) - "Entre tradition et modernité, les religions" - Les temps modernes, dossier "Brésil", no491, juin. Augras M. (1992) - Le double et la métamorphose - L'identification mythique dans le candomblé brésilien - ed. Méridiens/Klincksieck, coll. Sociologies au quotidien, Paris. Bastide R. (1958) - Le candomblé de Bahia - rite Nagô - ed. Mouton et co, Paris. Bastide R. (1960) - Les religions africaines au Brésil - Vers une sociologie des interpénétrations des civilisations - ed. PUF, Paris. Bastide R. (1967) - Les Amériques noires - Les civilisations africaines dans le Nouveau Monde ed. Payot, coll. Petite bibliothèque Payot, Paris. Bertrand M. (1986) - "Religion, identité et lien social" - Sociétés, no10, vol.2, p14-15. Boyer-Araujo V. (1993) - Femmes et cultes de possession au Brésil - Les compagnons invisibles ed. L'Harmattan, coll. Connaissance des hommes, Paris. Chiousse S. (1995) - Divins thérapeutes - La santé au Brésil revue et corrigée par les Orixas thèse de doctorat sociologie - anthropologie, EHESS - École des hautes études en sciences sociales, Paris. Chiousse S. (1998) - "Orixas on line - Les divinités yoruba sur Internet" - Cahiers du Brésil contemporain, no35-36 spécial "Religion", CRBC- EHESS, Paris. Chiousse S. (1999) - "Le culte afro-brésilien entre universalisme et intimisme" - Sociétés, no64. Ribeiro R. (1978) - Cultos afro-brasileiros de Recife - Um estudo de ajustamento social - ed. IJNPS - Instituto Joaquim Nabuco de pesquisas sociais, 2a ed, serie Estudos e pesquisas, Recife, PE, Brasil. Ribeiro R. (1982) - Antropologia da religião e outros estudos - ed. Massangana, IJNPS - Instituto Joaquim Nabuco de pesquisas sociais, Recife, PE, Brasil. Ziegler J. (1971) - Le pouvoir africain - Éléments pour une sociologie de l'Afrique noire et la diaspora aux Amériques - ed. Seuil, coll. Points, Paris. Notice: Chiousse, Sylvie. "Les performances du divin sur Internet: Us et abus de l'universalisation du culte des orixas", Esprit critique, Automne 2003, Vol.05, No.04, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org Revue internationale de sociologie et de sciences sociales Esprit critique - Tous droits réservés Automne 2003 - Vol.05, No.04 Dossier thématique Article Pour une sociologie des réseaux Par Sandrine Basilico Auteur: Docteur en Anthropologie de la Communication Sociale et chercheur au LAMIC (Laboratoire d'Anthropologie "Mémoire, Identité et Cognition sociale"), Université de Nice Sophia-Antipolis. Les sciences sociales, et plus particulièrement la sociologie, peuvent permettre d'interpréter et d'expliquer la dynamique des réseaux. Reste à savoir comment. C'est ce que nous nous proposons d'étudier dans cet article, en mettant l'accent sur une série de faits sociaux nouveaux: de la mondialisation des marchés à l'individualisme croissant en passant par la massification généralisée et le nouveau sentiment d'appartenance tribal, ces éléments clés de l'évolution sociale sont à même de nous donner un certain nombre de pistes pour penser la complexité [des réseaux], pour paraphraser Edgar Morin. 1. Mondialisation La croissance des Technologies de l'Information et de la Communication (TIC) est directement liée à l'émergence de filières de production mondiales qui permettent de délocaliser le travail. Nous entrons donc dans un système sociétal mondial. De moins en moins cantonnés aux espaces résidentiels, les réseaux sociaux sont donc directement conditionnés par ces transformations. C'est une transformation radicale entre les réseaux sociaux et leur territoire de référence que le développement des réseaux techniques entraîne. 2. Individualisme et communautés nouvelles La question de l'individualisme est à y rattacher. En effet, "les métropoles et les structures sociétales qui les engendrent, stimulent l'individualisme et le déclin des diverses formes de vie communautaire plus ou moins traditionnelles" (Galland, 1993, p4). Les individus adhèrent désormais à des réseaux sociaux plus souples, plus ouverts et souvent plus dynamiques; la constitution de micro-groupes se fait à partir du sentiment d'appartenance, dans le cadre d'un réseau de communication. Nous assistons donc, d'une part à la saturation du principe d'individuation, d'autre part à un développement permanent de la communication. Ce processus nous fait dire que la multiplication des micro-groupes n'est compréhensible que dans un contexte organique. Tribalisme et massification vont de pair. 3. Massification On remarque effectivement actuellement, une certaine indifférenciation, consécutive à la mondialisation et à l'uniformisation des modes de vie, qui peut aller de pair avec l'accentuation de valeurs particulières. D'où la mass-médiation croissante d'un côté, et le développement d'une communication locale de l'autre, comme si les grandes machineries économiques et idéologiques, par leur saturation, entraînaient à certains moments un recentrage et une ré-appropriation par l'individu de son existence. C'est cette proximité qui donne tout son sens au "divin social". Il y a un va et vient constant entre local et global, entraînant une hybridation sociale et culturelle sans pareille. "La constitution en réseau des micro-groupes contemporains est l'expression la plus achevée de la créativité des masses" (Maffesoli, 2000, p176). 4. Sentiment tribal Conforté par le développement technologique, le sentiment tribal crée une matrice communicationnelle dans laquelle naissent et meurent des groupes, qui ne sont pas sans rappeler les archaïques tribus villageoises: temporalité propre, rituels d'appartenance, reconnaissance propre, mécanismes de régulation les caractérisent. Cette dernière fonction est à rapprocher de la proxémie de la cité antique qui faisait le lien entre les différents groupes ethniques. Qu'il s'agisse d'échanges "réels" ou d'échanges "symboliques", la communication emprunte les chemins les plus divers. Le terme de proxémie proposé par l'Ecole de Palo Alto rend ainsi compte des deux éléments culturel et naturel de la communication. De plus en plus déterritorialisés, agissant dans un espace plus vaste, les réseaux sociaux deviennent de nouveaux modes d'intégration des individus. Intégration nécessaire au maintien du lien social, comme le notait fort justement Watzlawick (1978, p91) qui parlait du "désir ardent et inébranlable d'être en accord avec le groupe". Conclusion Les réseaux sociaux nouveaux, donnent naissance à une réalité collective nouvelle. Celle-ci se caractérise par la connexion d'un grand nombre et d'une grande diversité de partenaires, par la coexistence de l'ordre et du désordre, par la généralisation de l'incertitude. Les frontières deviennent plus floues, les notions de centre et de périphérie se transforment profondément, bien que ne changeant pas de nature. Dans ce collectif, l'incertitude prédomine, elle est admise et considérée comme une richesse et une chance. Elle produit de l'organisation et de la complexité et induit une capacité d'adaptation unique. C'est dans cette complexité que les acteurs sociaux élaborent des stratégies d'action en fonction de l'incertain, de l'adversité, de l'aléatoire. C'est cette complexité que la sociologie doit intégrer pour être à même de rendre compte de la dynamique des réseaux de communication. Sandrine Basilico Références bibliographiques: Bassand M., Rossel P., 1990, "Métropoles et réseaux", Espaces et sociétés, no57-58, p. 196-208 Bassand M., Galland B., Joye D., 1991, Transformations techniques et sociétés, Lang, Berne Barrel Y., 1982, La marginalité sociale, PUF, Paris Dogan M., Kasarda J.-D., 1988, The Metropolis Era, 2 vol., Sage, London Dumont L., 1991, Essais sur l'individualisme, Seuil, Paris Durkheim E., 1960, De la division du travail social, PUF, Paris Elias N., 1991, La société des individus, Fayard, Paris Gurvitch G., 1957, La vocation actuelle de la sociologie, Tome 1, P.U.F., Paris Morin E., 1990, Introduction à la pensée complexe, ESF éd., Paris Le Goff J., Guieysse L., 1985, Crise de l'urbain. Futur de la ville, éd. Economica, Paris Fischer C.S., 1982, To Dwell Among Friends. Personnal Networks in Town and City, The Uni? of Chicago Press, Chicago Galland Blaise, "La réalité du virtuel", in Adelheid Bürgi-Schmelz, Günther Cyranek, Blaise Galland, (Ed.), Computer Science, Communications and Society: A Technical and Cultural Challenge, Lausanne, SSS/SSI, sept. 1993. Harvew R., 1985, "The Geopolitics of Capitalism", in: Gregory D., Ury J., Social Relations and Spatial Structures, St-Martin's Press, New York Maffesoli M., 2000, Le temps des tribus. Le déclin de l'individualisme dans les sociétés postmodernes, La Table Ronde, Paris. Migot-Lefebvre Y., Lefebvre M., La société combinatoire. Réseaux et pouvoir dans une économie en mutation, L'Harmattan, Paris Wellman B., Berkowitz S.D., 1988, Social Structures: A Network Approach, Cambridge Presse, Cambridge Wallerstein I., 1974, The Modern World System, Academic Press, New York Watzlawick P., 1978, La réalité de la réalité, PUF, Paris. Notice: Basilico, Sandrine. "Pour une sociologie des réseaux", Esprit critique, Automne 2003, Vol.05, No.04, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org Revue internationale de sociologie et de sciences sociales Esprit critique - Tous droits réservés Automne 2003 - Vol.05, No.04 Dossier thématique Article L'espace-temps sociologique de la "proximité électronique" Par Abdelkarim Fourati Résumé: De la société préindustrielle où prédominent des médias énergétiques, nous sommes pleinement engagés dans une société post-industrielle des médias cognitifs, près même d'une société du virtuel. Auteur: Abdelkarim Fourati est né en 1949, Docteur en médecine (1981) de l'université de Tunis, maître ès sciences physique et informatique (Paris VI), avec un 3e cycle en sciences biologiques (Paris VI) et sciences sociales. Il est médecin-chercheur en biophysique et informatique médicale, à la faculté de médecine de Sfax (Tunisie). Il s'intéresse dans ses recherches, depuis le début des années 1980, aux problématiques que posent les Sciences et technologies de la cognition et communication de l'information. Son grand projet est la contribution à l'articulation des sciences bio-médicales et anthropo-sociologiques par les sciences cognitives. L'auteur a étudié avec un esprit critique, durant les années 1990, la sociologie marxiste, la sociologie française d'Auguste Comte à Edgar Morin en passant par Émile Durkheim, Marcel Mauss et Pierre Bourdieu, la sociobiologie anglo-américaine et la sociologie des médias du canadien Marshall McLuhan. En ce qui concerne la philosophie biomédicale, il se réclame des grands maîtres français: Claude Bernard, Georges Canguilhem et Jacques Monod. Du côté des sciences dites "exactes", l'auteur revendique l'appartenance à l'école transdisciplinaire des fractales entamée par Mandelbrot: il a réalisé des essais pour l'application du concept d'auto-similarité à l'organisation biologique et sociale. Il a publié trois ouvrages concernant ces thèmes, intitulés: "Pour une nouvelle science de l'homme" (1995), "Introduction à l'étude de l'information médicale" (1998) et "Comprendre les médias à l'ère des technologies numériques" (2002). E-mail: [email protected] Introduction Nous continuons à penser la sociologie d'après les modèles spatiaux et temporels fragmentaires et périmés d'avant l'ère des médias électroniques et les réseaux informatiques. McLuhan (1964) a sa propre définition d'un média que nous adoptons et fructifions: "tout prolongement ou extension d'une faculté humaine, mentale ou physique". À l'âge de l'électronique et de la société de l'information, où notre esprit/système nerveux central se prolonge technologiquement au point de nous engager vis-à-vis de l'ensemble de l'humanité, il ne nous est plus possible d'adopter l'attitude détachée de l'âge des machines mécaniques et thermodynamiques de la société industrielle. Cet article, qui propose une théorie des médias dans le cadre de notre nouvelle conception de l'espace-temps sociologique à l'ère de l'électronique, se compose des cinq parties suivantes: les prolongements technologiques de l'homme, définition cognodynamique des médias, les quatre situations de proximité spatio-temporelle du sujet/objet: l'actuel et le virtuel, les communautés virtuelles en différé-présence ou en télé-présence et enfin la "proximité électronique"et le concept d'"État-nation distribué" débordant les frontières. 1- Les prolongements technologiques de l'homme Pour commencer, nous souhaitons revenir sur les travaux du sociologue canadien Marshall McLuhan (1911-1980): s'agit-il d'une pseudoscience, oeuvre arrogante d'un intellectuel controversé, ou d'une théorie avant-gardiste ouvrant la voie aux idées novatrices des acteurs de l'ère des sciences cognitives? En fait, les réflexions de McLuhan vont bien au-delà des quelques slogans qui ont contribué à sa célébrité en simplifiant à outrance des enseignements souvent plus riches. C'est dans cet esprit qu'il faut relire ses observations sur les médias devenues le cri de guerre contre les chantres des idéologies classiques qui séparent technologies et sciences humaines et sociales. Il n'a pas été évident, pour une science habituée à tout fragmenter, de se faire dire que le "message c'est le médium", c'est-à-dire tout simplement, que les effets anthroposociaux d'un média sur l'individu ou sur la société dépendent du changement d'échelle spatiotemporelle, de la vitesse ou de modèles qu'il provoque dans les affaires humaines. Cette maxime, probablement la plus célèbre de McLuhan, signifie que la "technologie des échanges", quoi qu'elle véhicule, nous change. Par exemple, le chemin de fer n'a pas apporté le mouvement, le transport, la roue ni la route aux hommes, mais il a accéléré et amplifié l'échelle des fonctions humaines existantes, créé de nouvelles formes de villes et de nouveaux modes de travail... Et cela s'est produit partout où le chemin de fer a existé, que ce soit dans un milieu tropical ou polaire, indifféremment des marchandises qu'il transportait, c'est-à-dire indifféremment du contenu du média "chemin de fer". Autre exemple, l'avion en accélérant encore plus le rythme du transport, tend à dissoudre la forme "ferroviaire" de la ville, de la politique et de la société, et ce, indifféremment de l'usage qui en est fait. Relire Pour comprendre les médias (McLuhan, 1964), près de quarante ans après sa parution, c'est s'étonner de la vivacité de certaines propositions de McLuhan. Mais comme pour tous ceux qui se risquent à l'exercice de la prévision et de la prospective, les analyses de McLuhan connaissent aussi des ratés. Il annonce la fin de l'ère de l'imprimerie et des médias du savoir écrit; mais, on continue à publier des livres et surtout l'émergence du livre électronique et les hypertextes du Web. Il faut prendre McLuhan pour ce qu'il est: un homme qui a eu des intuitions extraordinaires, mais qui a aussi raconté bien des sornettes. C'est au chercheur de s'armer de courage et de faire le tri, de sélectionner et de hiérarchiser l'information en vue d'une théorisation des médias, puisqu'il ne l'a pas fait. De fait, une partie de notre travail de recherche était de cerner les bonnes idées de MacLuhan pour pouvoir les adopter et les faire fructifier. McLuhan a exploré les contours des êtres humains tels que les technologies les prolongent, en cherchant dans chacune d'elles un principe d'intelligibilité. Il y a jeté un regard neuf sur les médias avec l'espoir de réussir à les comprendre d'une façon qui nous amènera à les utiliser correctement, et en n'acceptant qu'une partie infime de la connaissance traditionnelle que nous en avons. En effet, le livre de McLuhan Pour comprendre les médias (1964) n'est pas un ouvrage sur les médias au sens habituel du terme. C'est le sous-titre de cet ouvrage qui compte: les prolongements technologiques de l'homme. Ce n'est pas que la presse, la radio, la télévision, mais aussi la roue qui prolonge le pied et le vêtement qui prolonge la peau... Il a étudié, tout au long de son livre, quelques uns de ces principaux prolongements, et certaines de leurs conséquences psychiques et sociales. Ce livre est apparu à une époque où le besoin de comprendre les nouveaux prolongements technologiques de l'homme devient de plus en plus urgent. Comme le disait Marcel Mauss (1989), il faudrait se garder d'une erreur, celle qui consisterait à "ne considérer qu'il y a technique que quand on a instrument, alors que le corps est le premier et le plus naturel instrument de l'homme". Alors que Leroi-Gourhan a pu dire que le biface préhistorique prolongeait la main, comme une sorte de monstrueux ongle culturel, McLuhan a fondé son analyse des médias de communication de l'information comme prolongements des sens: l'imprimerie prolongerait et magnifierait la vue, la radio augmenterait la puissance de notre oreille, etc. 2- Définition cognodynamique des médias Aujourd'hui, l'humanité est en transition d'une logique d'échange de matière/énergie, donc thermodynamique conduisant à des organisations énergétiques, à une logique d'échange de matière/énergie et d'information/cognition, donc cognodynamique (Fourati, 2003) fondée comme les organisations biologiques, sur la complémentarité et qui la conduit à une spécialisation, à une différenciation des tissus sociaux internationaux. Grâce à l'énergie tirée du charbon, puis du pétrole, naît la machine thermodynamique, celle des industries de toutes natures et des déplacements en tous genres, conduisant à une phase d'exploration de la planète et de croissance industrielle. On crée de nouveaux réseaux: chemin de fer, routes, systèmes de transport d'énergie, voies maritimes et aériennes. Avec l'ère industrielle et ses moyens de transport (train, automobile, avion...), les hommes deviennent soudain plus mobiles. Ils voient leur univers s'élargir, bondir de quelques centaines de relations potentielles avec les habitants des villes et villages aux centaines de milliers de congénères. Le nombre d'individus, à qui l'on peut rendre visite, est multiplié par mille. En parallèle à cette conquête énergétique fondée sur la découverte des combustibles fossiles, se poursuit un développement accéléré de la communication de l'information. La cognodynamique (Fourati, 1995 et 1998), en tant que théorie des échanges dans les organisations physicobiologiques et anthroposociales, en plus des quatre concepts irréductibles de la thermodynamique (ou de l'énergétique), à savoir, l'espace et le temps, la matière et l'énergie, fait usage d'un concept propre à la vie et au vivant, la cognition, lui-même associé au concept d'information. Ainsi, si l'on retient que la cognition, avec toutes ses variantes et ses nuances, est un des éléments essentiels de toute organisation biologique ou sociale, et que ces notions s'appliquent à l'exécution d'une action, on conçoit que l'analyse des actions et des croyances de l'homme rencontre sans doute les sciences cognitives quelque part. Il existe donc en cognodynamique six catégories - ou concepts fondamentaux irréductibles -, à savoir: espace/temps, matière/énergie et information/cognition, qui sont nécessaires pour comprendre la théorie des médias, considérée comme prolongements technologiques de l'homme. Il semble qu'un média soit une amplification d'un organe de l'être humain, d'un sens ou d'une fonction, et en particulier du système nerveux. Pour compléter et préciser la notion de média selon McLuhan, nous donnons les définitions suivantes, qui restent la base de la théorie cognodynamique des médias: 1- Les médias peuvent êtreconsidérés comme des prolongements anthroposociologiques des fonctions d'échanges physicobiologiques (physiologique, psychologique, etc.) des êtres humains. Il existe une autosimilarité des phénomènes d'échange biologique et social. 2- Les médias sont donc les technologies qui interviennent dans les échanges (transfert, transport, transmission, communication) matériel/énergétique et/ou d'information/cognition, entre les organismes humains et le milieu extérieur environnant, en relation avec leurs activités anthroposociales. 3- Ces échanges de la matière/énergie et/ou de l'information/cognition se font dans et en relation avec l'espace-temps. 4- Nous appelons donc par définition organisation cognodynamique une entité située dans un espace/temps, échangeant de la matière/énergie et/ou de l'information/cognition. Nous distinguons, selon leurs contenus, trois types de médias: 1- Les médias énergétiques (ou thermodynamiques): ils interviennent dans les échanges de matière/énergie; par exemple un bateau dans la mer, un train sur des rails, un avion dans le ciel...; mais aussi, les vêtements, les logements, une frontière en général... 2- Les médias cognitifs (ou de communication, d'information):ils interviennent dans les échanges de contenus d'information/cognition; par exemple un téléphone d'un réseau Télécom, un système télévisuel...; mais aussi un livre, une parure, un calendrier, une horloge... 3- Les médias mixtes (ou cogno-énergétique): ils interviennent dans les échanges de matière/énergie et de contenus d'information/cognition; par exemple, une bibliothèque est formée de salles (médias énergétiques) contenant des livres (médias cognitifs). Remarquons que les médias ne sont pas synonymes d'objets technologiques: ils se distinguent en effet des autres objets techniques en ce qu'ils sont destinés à l'échange inter-humain. Ce qui différencie, par exemple, un téléphone portable ou un ordinateur en réseau (considérés comme des médias cognitifs) d'une machine à laver ou d'un réfrigérateur (considérés comme de simples machines électroménagères), c'est non pas le degré de complexité électronique du téléphone ou de l'ordinateur, mais bien leur dimension communicationnelle. Ces machines à communiquer organisent l'espace-temps sociologique, elles le mettent en scène et le rendent plus accessible; à ce titre, elles constituent une technologie sociale. Il convient donc de focaliser notre regard sur une caractéristique fondamentale de ces objets, à savoir leur dimension médiatique. Dans cet article, nous étudions principalement les médias cognitifs (ou de communication/information) caractéristiques de notre époque, sans oublier les deux autres types de médias: médias énergétiques et cogno-énergétiques. On comprend dès lors l'importance qu'il y a à situer en histoire les médias cognitifs, ces techniques de mémoire et vecteur de l'information. Pendant l'âge mécanique et thermodynamique, on a prolongé les fonctions énergétiques du corps humain dans l'espace-temps, par des médias énergétiques (ou thermodynamiques). Les problèmes logistiques des matières premières, de l'énergie et de leurs échanges et transformations touchent à bien des aspects de l'activité humaine. Des guerres ont été et sont entreprises, des empires ont été construits et de grands bouleversements anthroposociologiques se sont produits au fur et à mesure que progressait le contrôle de la matière/énergie. L'histoire de l'utilisation sociale de la matière/énergie commence à l'origine de l'homme. Ainsi, d'expériences en expériences, il enrichit ses potentiels et augmente ses puissances sur le milieu dans lequel il vit. L'anthropologue américain Leslie Whyte a vulgarisé les thèses soutenues au début du XXe siècle par le physicien allemand Wilhelm Ostwald (1853-1932) et par le biologiste américain George Mac Curdy. Il reprend au premier la formule selon laquelle "l'histoire de la civilisation devient l'histoire des progrès du contrôle que l'homme se donne de l'énergie", au second l'idée que "le degré de civilisation de toute époque, peuple ou groupe de peuples est mesuré par la capacité à utiliser l'énergie pour satisfaire les besoins de l'homme ou favoriser son progrès". On ne peut sans doute pas accepter ces points de vue sans quelque nuance: l'idée générale qu'ils expriment est incomplète car elle ne tient compte que des échanges de la matière/énergie sans tenir compte des échanges humains d'information/cognition. Aujourd'hui, après plus d'un siècle de technologie de l'électricité et de l'électronique, ce sont les fonctions cognitives de l'esprit humain (donc le cerveau et le système nerveux lui-même) que l'on a jeté comme un filet sur l'ensemble du globe à travers des médias de communication de l'information (ou cognitifs), abolissant ainsi l'isolement dans l'espace et le temps, des organisations humaines sur la planète. Nous approchons rapidement de la phase ultérieure de médias cognoénergétiques: les prolongements de l'homme par la simulation technologique du mouvement du corps et de l'intelligence collective (Lévy, 1990 et 1994). Dans cette phase, le processus créateur de la connaissance s'étendra collectivement à l'ensemble de la société humaine, tout comme nous avons déjà, par le truchement des divers médias de communication de l'information actuels, prolongé nos sens et notre système nerveux individuel. Pour revenir à McLuhan, ses réflexions ne font que souligner l'idée de la primauté de la configuration des médias sur leur contenu de matière/énergie et/ou d'information/ cognition. En effet, la configuration d'un média se caractérise par les paramètres suivants: 1- Sa dynamique dans l'espace/temps: un média statique (par exemple: une frontière - au sens large du terme -, un livre en papier) n'a pas de mouvement propre; par contre, un média dynamique se déplace de lui-même. Il est constitué d'un support/véhicule (par exemple: mer/bateau, fil métallique/courant électrique, espace/onde de radiodiffusion), qui façonne le mode et détermine l'échelle du transfert/transport/communication de la matière/énergie et/ou information/cognition nécessaire à l'activité et aux relations entre des hommes. 2- Son champ d'interaction dans l'espace/temps: la portée dans l'espace et/ou le temps d'un média est la distance/durée la plus grande qu'il peut atteindre; par exemple, la portée dans l'espace de la voix (qui a pour support/véhicule: l'air/son) est plus faible que celle du téléphone (qui a pour support/véhicule des fils métalliques/courant électrique). On peut parler aussi de la portée dans le temps d'un livre. 3- Sa vitesse qui est la distance parcourue par unité de temps: elle est nulle pour un média statique, elle est plus grande pour le courant électrique que pour son; la vitesse maximale est celle de la lumière. Pendant l'âge machiniste mécanique et thermodynamique qui reflue désormais, la lenteur du mouvement retardait considérablement les réactions. La technologie de l'alphabet et de la machine mécanique donne à l'homme la capacité d'agir sans réagir. Aujourd'hui, l'action et la réaction ont lieu presque en même temps grâce à l'électronique, à l'ère de la cognodynamique. 3- Les quatre situations de proximité spatiotemporelle du sujet/objet: l'actuel et le virtuel "Il existe, à la racine de nos jugements, un certain nombre de notions essentielles qui dominent toute notre vie intellectuelle; ce sont celles que les philosophes, depuis Aristote, appellent les catégories de l'entendement: notions de temps, d'espace, de genre, de nombre, de cause, de substance, de personnalité, etc." (Durkheim, 1985, p. 12). Elles correspondent aux propriétés les plus universelles des choses. Elles sont comme les cadres solides qui enserrent la pensée. Pour Mauss (1968, p. 61), "la morphologie sociale figure la société non seulement dans l'espace et le nombre, mais encore dans le temps". Toutefois, selon A. Giddens (1994), l'une des caractéristiques des sociétés contemporaines est de dissocier d'une part le temps et l'espace et d'autre part la localisation spatio-temporelle du sujet et des objets. L'appartenance d'un objet à un espace n'est plus liée, comme dans les sociétés industrielles, à la proximité classique et à des relations de co-présence avec le sujet, mais aussi à la communication entre sujet/objet non-présents dans une relation de face-à-face. Par exemple, l'intégration à un groupe professionnel, à un espace de travail, peut ou bien résulter d'une relation de co-présence ou bien être distanciée temporellement et/ou spatialement. Dans les espaces de travail, l'intégration ainsi caractérisée se matérialise alors dans des situations de communication diverses. Les situations de proximité virtuelle de communication requièrent l'usage des moyens de communication qui actualisent des liens interindividuels (Bailly, 1998). Autrement dit, les groupes s'inscrivent dans des situations de communication: un groupe social peut se placer tantôt dans une situation, tantôt dans une autre. Cependant, le sens commun donne au virtuel un aspect insaisissable, contrairement au réel tangible. Dans le langage courant, le virtuel désigne souvent l'absence d'existence, à l'opposé de la réalité qui suppose une présence tangible, une manifestation matérielle. Les sociologues Proulx et Latzko-Toth (2000) ont particulièrement bien montré la difficulté de définir le concept de "communauté virtuelle". En effet, à partir des principaux écrits sur le sujet, nous pouvons retenir deux grandes approches du virtuel (Daignault, 2001): 1- La première conception du virtuel est surtout liée au progrès technologique qui s'appuie sur une opposition du virtuel et du réel: une vision péjorative du virtuel entendu comme imitation dégradée du réel, comme simulacre; ou une vision enthousiaste dans laquelle le virtuel viendrait nous libérer des contraintes de la matière, de l'espace et du temps... La première vision conçoit le virtuel comme un simulacre, une sorte de fausse approximation de la réalité, un fac-similé du réel, mais de basse fidélité: cette conception dénigre le simulacre. La deuxième vision perçoit le virtuel comme une façon d'améliorer la réalité, d'aller au-delà des limites de matière, d'espace et de temps. Le virtuel en devient plus complet, plus riche que la réalité. 2- La deuxième conception du virtuel est plutôt une notion sociologique qui considère cette dichotomie entre le virtuel et le réel comme simpliste et contestable. L'approche des sociologues, largement fondée sur les travaux du philosophe français contemporain Gilles Deleuze (né 1925), propose que le virtuel ne soit aucunement tributaire du progrès technologique. Pour lui, le virtuel ne s'oppose pas au réel, mais à l'actuel (Deleuze, 1993, p. 129). Ainsi, pour certains, le virtuel est conçu comme une chose réelle mais non actuelle; pour d'autres, l'opposition entre le virtuel et le réel demeure. Comment concilier ces deux approches de conception du virtuel, celle des technologues et celle des sociologues? Dans son sens étymologique (virtus: force, puissance), le virtuel désigne ce qui est en puissance et non en acte. Virtualité et actualité sont deux manières réelles d'être différentes: le virtuel est réel, par contre, il n'est pas actuel. L'actualisation est ce mouvement inverse de la virtualisation: le passage du virtuel à l'actuel. Cette vision met perpétuellement en corrélation le virtuel et le réel. Leur relation est circulaire, une expérience et une création constantes. En conséquence, une opposition existe, mais avec l'actuel - le virtuel n'étant pas (encore) actualisé - et non avec le réel. Le virtuel est une chose réelle mais non encore actualisée. Les objets (matériels ou immatériels), y compris les êtres humains, se trouvant dans l'environnement d'un sujet peuvent avoir quatre situations de proximité spatio-temporelle. Chaque situation se définit par deux dimensions, le temps et l'espace: il peut y avoir présence et/ou absence de l'une et/ou de l'autre. Chaque situation de présence est alors amenée à mobiliser des moyens de communication divers. Rappelons que le milieu extérieur à un être humain, au sujet, est constitué par tout ce qui ne fait pas partie de l'être humain lui-même (les entités transcendantales, telles que la Divinité, ne sont pas comprises sous le terme de "milieu extérieur à l'être humain"). L'environnement d'un sujet est constitué par la partie du milieu extérieur qui se trouve en situation d'agir sur lui ou de subir son action. Un système physique qui agit sur un sujet fait partie de son environnement; mais la partie du milieu extérieur sur laquelle un sujet peut effectivement agir, même par des moyens physiques simples, est très difficile à déterminer, du moins avant l'action. Il existe ainsi quatre types spatio-temporels de situation de proximité sujet/objet dans un environnement donné: une situation en actuel et trois situations en virtuel. 1- Proximité actuelle spatio-temporelle ou co-présence (ici et maintenant): le sujet et l'objet sont présents dans le même espace et le même temps. Par exemple, la communication orale directe entre deux ou plusieurs personnes face à face, médiatisée non par un objet technique (au sens classique du terme) mais par les corps, est souvent privilégiée. Autres exemples, les médias énergétiques, comme la mer/navire ou la route/voiture, ne fonctionnent qu'en actuel. 2- Proximité virtuelle en espace réel ou différé-présence (ici mais pas maintenant): le sujet et l'objet sont absents dans le temps, mais présents dans l'espace. Cette situation se retrouve, par exemple, dans le cas de déplacement professionnel d'une personne hors de son lieu de travail habituel ou simplement lors d'une absence momentanée durant la journée ou bien encore, dans le cas de congés annuels. L'individu absent trouve à son retour, une note papier, un courrier électronique... Les objets techniques d'actualisation qui assurent la relation, peuvent être le courrier papier, le fax ou bien le courrier électronique... En fait, cette situation se généralise à tout document écrit, comme le dit Paul Ricoeur (1986, p. 35): "Grâce à l'écriture, le discours acquiert une triple autonomie sémantique: par rapport à l'intention du locuteur, à la réception par l'auditoire primitif, aux circonstances économiques, sociales, culturelles de sa production. C'est en ce sens que l'écrit s'arrache aux limites du dialogue face à face et devient la condition du devenir-texte du discours. Il revient à l'herméneutique d'explorer les implications de ce devenir-texte pour le travail de l'interprétation". 3- Proximité virtuelle en temps réel ou télé-présence (pas ici mais maintenant): le sujet et l'objet sont absents dans l'espace, mais présents dans le temps. Par exemple, le téléphone ou la visioconférence permettent de nouer des liens sociaux avec autrui en télé-présence. Les objets techniques utilisés (téléphone ou la visioconférence sur l'Internet) assurant la relation, sont considérés comme des moyens d'actualisation. "L'espace de communication qui en résulte n'est pas sans lieu; il relie des lieux par des réseaux et des systèmes de transport électroniques. Il redéfinit la distance, mais n'abolit pas la géographie" (Allemand, 2003a, p. 59). Nous l'appelons e-lieu sociologique. 4- Enfin, la proximité virtuelle spatio-temporelle ou fictive-présence (pas ici pas maintenant): le sujet et l'objet sont absents à la fois dans le temps et dans l'espace. Il y a actuellement une impossibilité de communication et non-lieu sociologique. Par exemple, un livre électronique lorsqu'il est sous forme de fichiers sur un CD-Rom ou un disque dur, il est virtuel en fictiveprésence et il n'existe ni dans l'espace ni dans le temps comme livre lisible composé de pages sur lesquelles l'écriture est structurée sous forme de chapitres et de paragraphes. Pour lire un livre électronique, il faut l'actualiser en utilisant un ordinateur qui va le mettre dans l'espace-temps, celui de l'écran. Autre exemple, une boîte aux lettres électronique lorsqu'elle est sous forme de fichiers sur le disque dur d'un serveur, elle est virtuelle en fictive-présence et elle n'existe ni dans l'espace ni dans le temps comme lettre lisible composée de pages et autres documents joints... Tableau récapitulatif des quatre situations de proximité spatio-temporelle du sujet/objet Temps Présence Absence Espace Objet matériel lieu sociologique Objet matériel lieu sociologique Proximité Actuelle spatiotemporelle (ici et maintenant) (co-présence sujet/objet) Proximité Virtuelle en espace réel (ici mais pas maintenant) (différé-présence sujet/objet) Conception du philosophe Conception du sociologue Objet matériel e-lieu sociologique Objet immatériel non-lieu sociologique Proximité Virtuelle en temps réel (pas ici mais maintenant) (télé-présence sujet/objet) Proximité Virtuelle spatiotemporelle (pas ici pas maintenant) (fictive-présence sujet/objet) Conception du sociologue Conception du technologue Présence Absence Cette conception du virtuel concilie, en les associant, les points de vue aussi bien du technologue que ceux du sociologue et du philosophe. Le concept de "l'actualisation" (totale ou partielle) illustre parfaitement le phénomène de passage entre le virtuel et l'actuel: la virtualisation est le passage de l'actuel au virtuel, alors que l'actualisation est le cas inverse. Par exemple, l'actualisation partielle en téléphonie se fait par la transformation de la parole d'une personne en signaux électriques et le transport de ces signaux sur des fils métalliques/courant électrique chez une autre personne où ils sont retransformés en ondes sonores restituant la parole émise. Autre exemple, l'actualisation de la forme virtuelle d'un livre électronique va le mettre dans l'espacetemps, celui de l'écran d'un ordinateur... Concernant les divers moyens de communication mis en jeu dans chacune des situations de présence spatio-temporelles, on remarque que le corps du sujet (c'est-à-dire les organes de la parole, du maintien, des gestes, des attitudes...) en fait partie. Il apparaît pertinent, dans la lignée de Marcel Mauss (1989, p. 365), d'appréhender le corps comme un instrument technique. En situation de co-présence voire de télé-présence (via la visioconférence, par exemple) il joue un rôle similaire aux moyens de communication, tels qu'ils sont couramment définis, dans le sens où il est bien un médiateur. Nous proposons donc le terme générique d'instrument de communication pour désigner aussi bien les objets techniques de communication (matériels ou immatériels) que le corps du sujet et ses dérivés (gestes, regards...). Ces instruments de communication médiatisent les relations interindividuelles, c'est-à-dire ils tissent le lien social. Le travail de terrain montre clairement qu'aucune situation de présence ne fait l'objet d'usages exclusifs dans une communication. Un courrier électronique peut répondre à un appel téléphonique ou à un fax et être suivi d'un courrier papier ou d'une rencontre en co-présence. Ceci étant, la disponibilité des différents moyens de communication et l'actualisation d'une situation virtuelle de présence donnée sont insuffisantes à rendre compte de la façon dont s'opère la médiatisation. Les groupes sociaux, inscrits dans les situations de présence, construisent les usages des moyens de communication dont ils disposent. Ce faisant, ils opèrent des combinaisons entre les instruments de communication. 4- Communautés virtuelles en différé-présence ou en télé-présence La notion sociologique de lieu associée, par Marcel Mauss et toute la tradition ethnologique, à celle de culture localisée dans le temps et l'espace correspond à la situation de proximité actuelle (en co-présence). Pour Mauss (1968, p. 41), "les phénomènes sociaux se divisent en deux grands ordres. D'une part, il y a les groupes et leurs structures. Il y a donc une partie spéciale de la sociologie qui peut étudier les groupes, le nombre des individus qui les composent et les diverses façons dont ils sont disposés dans l'espace: c'est la morphologie sociale. D'autre part, il y a les faits sociaux qui se passent dans ces groupes: les institutions ou les représentations collectives". L'avènement de l'Internet (Herbet, 2001), nouveau réseau électronique, conduit actuellement à l'émergence de nouvelles formes de sociabilité, en rupture radicale avec les situations de présence spatio-temporelles traditionnelles. Les interactions en réseaux peuvent se former grâce à plusieurs moyens informatiques de communication. Si certains groupes se forment par des moyens comme le courrier électronique, il est toutefois plus fréquent d'observer la naissance de groupes dans des environnements virtuels de rencontres: forums de discussion (en différé-présence), "tchats" (en téléprésence), etc. Ainsi, à la notion de lieu sociologique de localisation dans l'espace-temps, nous ajoutons les notions "e-lieu" et de "non-lieu" sociologiques correspondant aux situations de proximité virtuelle (en différé-présence, en télé-présence ou en fictive-présence). On parle de communautés virtuelles surtout depuis l'émergence de l'Internet, mais elles existaient bien avant. On a cité l'exemple de l'abbé Marin Mersenne qui avait patiemment constitué un réseau de plus de 200 savants à travers l'Europe, au XVIIe siècle. Surnommé "le secrétaire scientifique de l'Europe savante", ce proche de Galilée, Descartes, Pascal et Fermat envoyait des courriers postaux à ses correspondants formant ainsi son réseau postal. Il n'est donc pas nécessaire d'utiliser l'Internet pour créer et entretenir une communauté virtuelle. Si le virtuel, au sens de Deleuze, n'est pas tributaire du progrès des nouvelles technologies du numérique et particulièrement de l'Internet, l'expression "communauté virtuelle" désignera, tout de même avant tout, ces nouvelles formes de collectifs qui serait en train d'être inventés sur et autour d'Internet. Ces environnements virtuels dans lesquelles les individus fondent leur pratique de communication offrent un contexte d'interaction particulier. Outre ce contexte dans lequel ces personnes communiquent, une vie sociale se développe dans la conscience des usagers. Ainsi, ces "e-lieux" de discussion génèrent un espace social virtuel dans lequel se développent "des manières d'agir, de penser et de sentir, extérieures à l'individu". La participation à des groupes de discussion rencontre tous les éléments de la définition d'un fait social, par l'intériorisation de valeurs, de règles, de façons de penser et par la présence d'une contrainte provenant de l'extériorité des règles à respecter. Des normes sociales et des univers symboliques particuliers orientent les interventions des usagers dans leurs relations sociales en réseaux. Dans ces environnements virtuels de rencontres, les usagers ont généralement une pratique individuelle et prennent plaisir à discuter avec d'autres usagers. La naissance d'une communauté virtuelle demandera que plusieurs facteurs sociaux soient rassemblés. Les gens doivent trouver un intérêt à se rassembler. Si la formation d'une équipe virtuelle de travail est souvent imposée, la formation des groupes virtuels résulte généralement d'un désir mutuel de se lier. D'ailleurs, cette appartenance n'est pas toujours explicite et c'est pourquoi il est souvent difficile de distinguer un ensemble d'individus qui discutent de façon ponctuelle d'un groupe basé sur des liens qui persistent dans le temps. En fait, les communautés virtuelles sont des groupes formés grâce aux interactions en réseaux; mais une fois formés, ils sont "gravés" dans la conscience de leurs membres. C'est-àdire que la communauté se vit par les relations avec les autres membres et ces relations peuvent s'actualiser à travers plusieurs moyens de communication comme le courrier électronique, le téléphone, différents environnements virtuels et même les rencontres de personne à personne. Lorsque l'on s'interroge sur l'aspect social et relationnel de l'envoi d'un message électronique, les particularités fleurissent. Le fait social communément désigné par les internautes sous le vocable forum correspond à la situation virtuelle en différé-présence et utilisant des objets virtuels immatériels comme les pages Web ou les boîtes aux lettres électroniques... Le forum électronique est différent du "tchat": ce terme d'origine anglo-saxonne, dont l'équivalent français est "messageries en direct", recouvre une utilisation particulière du réseau Internet en télé-présence, aujourd'hui largement répandue pour nouer des amitiés. Nous définissons le tchat comme une conversation sous forme écrite, en temps réel, avec éventuellement un grand nombre de personnes en simultané et par l'intermédiaire du Web ou d'un logiciel adapté. Ce dispositif socio-technique de communication médiatisée par ordinateur offre à l'internaute un nouvel espace-temps, un "e-lieu" d'interaction sociale permettant le développement de relations sociales originales et aboutissant dans certains cas seulement à la création de lien social. Ainsi, se forment des petits réseaux sociaux personnels. Les forums et les tchats sont donc des e-lieux de sociabilité (Draelants, 2001). Lorsque deux personnes établissent, sur le réseau, un dialogue plus personnel, plus intime, à l'écart des autres participants, l'envie de voir le visage de l'autre est plus présent. L'échange écrit s'enrichit alors d'images, au sens premier du terme, avec des photographies scannées ou numériques. Le développement actuel des ventes de webcams dans le commerce confirme cette idée. On comprend que l'essentiel, pour maintenir le lien social, n'est pas l'outil technique utilisé, bien qu'il joue un rôle, mais la manière dont les hommes communiquent entre eux et comment une société organise ses relations collectives. Cependant, la communication à distance ne remplacera pas la communication humaine directe. Plus les hommes peuvent communiquer par des moyens sophistiqués, interactifs, plus ils ont envie de se rencontrer. 5- La "proximité électronique"et le concept d'"État-nation distribué" débordant les frontières Nous consacrons cette dernière partie de notre exposé à l'étude de la transition sociologique contemporaine: d'une société où prédominent les médias énergétiques, nous sommes pleinement engagés dans une société post-industrielle des médias cognitifs à technologie électronique. Les effets anthroposociaux de cette transition dépendent du changement d'échelle spatio-temporelle des interactions sociologiques provoquées, par l'augmentation de la portée et de la vitesse des échanges. Pour McLuhan, les vêtements sont des prolongements de nos corps, plus loin les murs de nos logements sont des prolongements de nos vêtements, plus loin les limitations de notre village ou ville, plus loin encore les frontières de notre pays, notre région géographique... et finalement le "village mondial" de l'ère électronique. C'est cette proximité récente - avec les situations de proximité virtuelle de communication -, due aux médias électroniques, que nous appelons "proximité électronique" (Dertouzos, 1999, p. 281) où la distance ne se mesure pas en kilomètres. La définition générale que nous avons donnée aux médias nous permet de définir les frontières (au sens large du terme) - les frontières politiques limitant les nations, les murs d'un logement ou d'une autre institution sociale, les tissus d'un vêtement, etc. -, comme médias mixtes cogno-énergétiques statiques. Par exemple, le vêtement peut être considéré comme un média énergétique (prolongement des mécanismes thermorégulateurs de la peau, moyen de protection contre les agressions physiques...), en plus comme un média cognitif (signe cognitif d'identité, régulateur de la vie sexuelle, moyen de définition sociale de l'individu: l'exemple le plus simple est la différence marquante des habillements féminin et masculin...). Ces médias frontières statiques permettent le cloisonnement de l'espace géographique. Cependant, toute frontière - biologique et/ou sociologique - est à la fois enveloppe protectrice, ligne de défense, lieu de contrôle, zone de transit d'échanges et communication. Edgar Morin écrit dans ce sens (1974): "L'unité dans le temps des systèmes auto-organisateurs et mémorisants que nous sommes n'est pas absolue, mais elle est non moins réelle que leur unité spatiale, délimitée par une peau et des muqueuses. La frontière qui protège l'autonomie d'un être vivant par rapport à l'univers qui l'entoure n'a de sens que si, en même temps que barrière, elle est lieu d'échanges et se laisse traverser". Pour ces espaces biologiques ou sociaux, il faut dépasser l'idée simple de la fermeture thermodynamique qui exclut l'ouverture, ainsi que l'idée simple d'ouverture qui exclut la fermeture. En cognodynamique, les deux notions peuvent et doivent être combinées ensemble de telle façon qu'elles deviennent relatives l'une à l'autre comme dans l'idée de frontière, puisque la frontière est ce qui à la fois interdit et autorise le passage. Dans ce type d'organisation, il y a donc deux espaces à considérer: l'espace extérieur et l'espace intérieur. En effet, les espaces intérieurs des êtres vivants ou d'une collectivité d'êtres vivants sont toujours occupés par les éléments constituant l'organisation biologique ou sociale. Ils conservent des rapports nécessaires d'échanges et d'équilibres avec les espaces extérieurs. Une organisation biologique ou sociale a éventuellement une triple entrée (les matériaux à transformer, l'énergie pour le travail, le programme à exécuter), et une triple sortie (les sous-produits et déchets, les produits finis, les messages ou signaux concernant leur fonctionnement). Dans tous les cas, les entrées/sorties sont matérielles/énergétiques et/ou informationnelles/cognitives. Traditionnellement, les nations s'appuient sur un espace territorial ayant des frontières politiques sinon géographiques avec une langue, une culture, une histoire et souvent une religion, tous hérités d'un passé commun. Mais toutes ces forces de la nation perdent aujourd'hui leur localisation physique spatio-temporelle: la langue, la culture, l'histoire et la religion se détachent de la géographie. Les gens émigrent, travaillent à l'étranger: un dixième des Tunisiens vit loin du territoire national. On compte 150 millions de personnes déplacées dans le monde, soit 2,8% de la population mondiale, dont un tiers de migration familiale, un tiers de migration de travail et un tiers de réfugiés (Wihtol de Wenden, 2003). Le migrant d'aujourd'hui entretient une "culture de lien" avec ses proches restés au pays, grâce à ses va-et-vient mais aussi les nouvelles technologies de communication, à commencer par la télévision (chaînes nationales par satellite) et le portable. Il n'hésite pas à s'initier à l'Internet, apprendre à consulter la presse de son pays sur le Web. Il importe de considérer l'espace national et l'Etat-nation comme des espaces avec des frontières ouvertes/fermées susceptibles de transformations d'ordre économique, social, politique... La proximité électronique affectera la façon de communiquer et l'équilibre des classes sociales: il diluera le tribalisme culturel, facilitera la coopération comme le crime international, augmentera le pouvoir des États et changera le sens du mot nation. Elle nous aidera aussi à entretenir notre héritage ethnique, ce qui réduit le besoin d'une nation traditionnelle, physiquement localisée sur un territoire de façon statique: d'où le concept d'Etat-nation distribué défini de façon dynamique. On peut ainsi considérer "la Tunisie", par exemple, comme Etat-nation distribué: elle est constituée non seulement par un espace géographique/historique délimité par ses frontières politiques bien connues contenant le peuple tunisien formant un Etat-nation; mais en plus, on doit considérer l'ensemble des médias cognitifs (les radios et télévisions, les réseaux électroniques des systèmes informatiques) et des médias énergétiques (les bateaux, les avions, etc.) partant du territoire tunisien reliant tous les Tunisiens autour du monde! Figure 1: Le champ géographique d'interaction de la Tunisie et du Maghreb avec les autres Etats-nations est régional, principalement avec l'Europe (source: Wihtol de Wenden, 2003, modifié). Cependant, vu son arsenal des médias très limité en nombre et en portée, le champ géographique d'interaction de la Tunisie avec les autres Etats-nations reste régional, principalement avec l'Europe, le monde arabe ou les pays africains. Les travaux sur les mouvements pendulaires de migrants entrepreneurs maghrébins (Allemand, 2003b, p. 106), illustrent bien l'intérêt d'une approche en termes d'Etat-nation distribué, en même temps qu'ils soulignent l'importance croissante des phénomènes organisés en réseaux, dans la compréhension des dynamiques migratoires internationales. Mais ces réseaux de relations et les motifs de leur essor signifient-ils la fin des États? Les mouvements transfrontaliers de Marocains ou de Tunisiens, par exemple, montrent au contraire à quel point les réseaux transfrontaliers dépendent de l'existence de frontières et donc de bornages étatiques. Tout porte à croire qu'ils ont gagné en ampleur grâce à la diffusion des technologies de télécommunication (téléphone, fax et, aujourd'hui, portable et Internet) et l'essor du transport aérien et maritime, la généralisation du visa, etc. Comme le suggère Jocelyne Cesari (2002), "il ne s'agit pas de considérer l'État et les réseaux transnationaux en opposition radicale mais en interaction permanente, ce qui permet de sortir du discours convenu sur la fin de l'État-nation miné par la mondialisation". Les États-Unis d'Amérique forment aujourd'hui les États-nations les plus distribués du monde, en temps de paix comme en temps de guerre. Et cela, vu l'importance de leurs médias, aussi bien énergétiques que cognitifs, avec un champ géographique d'interaction mondial cosmopolite. Ils rappelleraient l'ère des médias purement énergétiques des grands empires antiques, mais sur un niveau largement supérieur associant la puissance des nouveaux médias électroniques aux médias énergétiques. Comme les Etats-Unis d'aujourd'hui, l'empire romain pendant ses heures de gloire régnerait non seulement sur le bassin méditerranéen et les larges zones limitrophes, mais sur l'ensemble des territoires connus de la planète (Ruano-Borbalan, 2003). Avec ses médias énergétiques de grande portée(les navires à voiles), il avait un large champ géographique d'interaction dans le monde antique. Figure 2: Le champ géographique d'interaction des Etats-Unis avec les autres Etats-nations est mondial, en temps de paix comme en temps de guerre (source: Ruano-Borbalan, 2003, modifié). Que les états-nations restent centrées sur des espaces territoriaux ou qu'ils se dispersent pour devenir des Etats-nations distribués, la proximité électronique resserre leurs liens culturels. Durant les quelques décennies du XXe siècle où la radiotélévision a envahi le monde, elle a instauré certaines normes culturelles, même là où les médias électroniques sont plus ou moins interdits. La proximité électronique exercera une action de brassage et de nivellement sur les cultures globales et locales, quand les habitants des villages reculés, comme des métropoles, se retrouveront dans un espace commun consacré aux loisirs, au commerce, à l'enseignement, à la médecine, etc. Pour autant, les différences s'effaceront-elles au profit d'une culture planétaire? En fait, les facteurs d'homogénéité se heurtent à des particularismes puissants. La proximité électronique des nouveaux médias modifie les propriétés d'ouverture/fermeture des frontières nationales classiques. À la différence des frontières actuelles, définies avec postes et douanes classiques, les frontières de demain croiseront des millions de sentiers électroniques et, sur chaque sentier, des millions de véhicules d'information. Situation inédite qui redéfinit le sens de l'expression "frontière nationale". La proximité électronique permettra-t-elle alors aux États d'exercer leur contrôle légal? Ne pouvant suivre les modèles classiques des médias énergétiques du commerce international et des transports aériens, grands passeurs de frontières classiques, les Étatsnations doivent harmoniser leurs politiques sur les flux d'information/cognition des médias cognitifs. Ainsi, la plus importante étape sera de réexaminer, au niveau national et international, les politiques d'échange de l'information/cognition. Car depuis la fin du XXe siècle, les médias cognitifs des réseaux informatiques se répandent partout et ils ne supporteront plus longtemps des lois restrictives élaborées sur le modèle des médias énergétiques. Conclusion La sociologie du XXIe siècle se trouve devant une croisée des chemins: ou bien elle choisit une voie qui lui soit propre en adaptant son corps conceptuel et méthodologique, ou au contraire, elle se trouve, de jours en jours, dépassée par une réalité sociale qui ne ressemble guère à celle d'hier. Le sociologue est en face de nouveaux concepts, d'une nouvelle vision du monde et surtout d'un nouveau paradigme, celui des nouvelles technologies électroniques d'information/cognition. Cette rupture ne constitue-t-elle pas le début d'une autre civilisation où la technologie ne sera plus considérée comme une variable lourde dans le changement social et la promotion humaine? Le développement de ces nouvelles technologies tend vers l'élimination de la logique disciplinaire au point que le "village planétaire" mobilise l'interdisciplinarité entre les sciences physicobiologiques et sciences anthroposociologiques. Comme le dit Rabah Kechad (2002b), à juste raison: "L'héritage théorique et conceptuel développé par nos maîtres ne doit pas être considéré comme un livre saint que tout nouveau sociologue accepte sans pouvoir s'en détacher. Les théories sociologiques ont été développées dans des conditions socio-historiques particulières et dans le cadre d'un paradigme considérant le monde comme une horloge selon la vision mécaniste newtonienne. C'est l'histoire qui a accouché la sociologie et non l'inverse. Pour cela, la sociologie ne pourra jamais faire l'histoire mais s'y adapter". Abdelkarim Fourati Références bibliographiques: Allemand, Sylvain. "Les réseaux, une réalité pour appréhender le monde", Sciences humaines, Numéro spécial no2, mai-juin 2003a, p.58-59. Allemand, Sylvain. "Les fourmis de la mondialisation", Sciences humaines, Numéro spécial no2, mai-juin 2003b, p.106-107. Bailly, Florence. Les usages du courrier électronique en milieu professionnel. [Dans "Communication, société et Internet", Guéguen, Nicolas et Tobin, Laurence (eds), p.61-74]. Paris: Editions L'Harmattan, 1998, Groupe de recherche GRESICO, 384 pages. Bertin, Georges. 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Lors de cet entretien, Il s'agira aussi d'analyser cette nouvelle forme critique et engagée d'écriture pour en faire émerger son implication. Je conclurai avec l'implication et les réseaux virtuels. Esprit critique: "Pourquoi avez-vous entrepris d'être votre propre éditeur? P. Lévy explique dans son livre sur la cyber-démocratie que l'internaute devient son propre média. Est-ce que ce genre de micro-littérature pourrait avoir la même forme?" Robert Marty: "Etre son propre éditeur c'est maîtriser l'ensemble des processus qui produisent un ouvrage ou du moins évaluer et choisir parmi les formes possibles celles qu conviennent le mieux à un projet éditorial. Mon choix est donc lié à un projet de recherche-action dont j'expose ci-dessous les grandes lignes: saisir un concept -et un seul à la fois- qui est émergent dans la société donc imprécis, utilisé sans trop de discernement mais dont l'émergence, spontanée par nature, atteste de l'utilité sociale. Faire ensuite sur ce concept un travail de précision et de clarification pour hâter sa mise à disposition de chacun qui voudra bien se l'approprier. D'une certaine manière il s'agit de "booster" un processus naturel mais il est clair que, autant dans le choix que dans la méthode, se manifeste une intentionnalité qui situe le projet dans l'intervention socianalytique. D'une certaine manière, le concept est testé dans sa capacité à s'universaliser pour devenir un instrument collectif d'intelligibilité de la réalité. En fait, ce que l'on s'efforce de vérifier c'est si l'invention du concept choisi est bien un élément pertinent dans le processus de construction sociale de la réalité. On sélectionne évidemment le concept qui parait le plus éclairant dans le contexte de parution de l'ouvrage. Du point de vue purement littéraire, je teste du même coup, à la lumière du succès de Matin brun de Franck Pavloff[2], le concept de "micro-littérature" qui pourrait être une tendance forte de la littérature du XXIème siècle: un seul concept dans 12 mini-pages avec de l'humour (autant que faire se peut) et le minimum d'effort de théorisation (tant redouté par les jeunes d'aujourd'hui) mais suffisamment quand même pour que personne n'ait le sentiment d'avoir perdu le quart d'heure passé à lire le micro-livre. Le dosage est difficile mais seule une expérimentation en vraie grandeur peut donner une réponse. La première expérimentation est engagée sur l'aire limitée du département des Pyrénées-Orientales. Du point de vue sémiotique, aucune des caractéristiques qui contribue à la valeur-signe du livre produit in fine ne doit échapper au contrôle du producteur-éditeur, depuis la maquette jusqu'au choix des polices de caractères. En particulier, ce dernier doit avoir la capacité de financer l'ensemble du projet ou d'associer pleinement un éditeur professionnel à son projet. Les conditions de l'auto-édition sont disponibles sur le web: http://www.auto-edition.com/. Si l'on pousse plus loin l'analyse, l'éditeur apparaît comme le gestionnaire économique des interprétants du marché. En d'autres termes, la structure éditoriale détient un habitus interprétatif - que n'ont pas en général les auteurs - qui lui permet d'associer avec une bonne approximation à tout livre-signe un chiffre de ventes et il lui suffit de comparer le chiffre d'affaires attendu au coût estimé de la publication pour conclure très rapidement à la viabilité de l'opération éditoriale. C'est une raison supplémentaire pour expérimenter sur des petits ouvrages en petite série avec l'espoir que le succès du modèle réduit soit un élément susceptible d'inciter ultérieurement un éditeur professionnel à prendre des risques à grande échelle, ce qui est malgré tout le fondement de leur métier. Je pense que si l'on sort de l'édition électronique stricto sensu, il est illusoire de penser que l'on puisse devenir son propre media. Le relais de l'édition traditionnelle est indispensable. Le passage par l'auto-édition ne saurait être que l'élément premier d'une stratégie fondée sur l'indexicalité: diriger l'attention des professionnels sur un projet en prouvant le mouvement en marchant sur les seuls premiers pas que peut assumer un individu isolé. La micro-littérature pourrait être la forme émergente d'une telle stratégie". Esprit critique: "En tant que sémioticien, pouvez-vous nous expliquer le titre La Perpignolade et l'illustrer?" Robert Marty: "Il convient d'abord de relater brièvement la genèse du projet. Il y a d'une part ce qu'il est convenu d'appeler "l'affaire Brasillach" qu'on a tenté ici de limiter à une tempête dans un bocal (mais qui a largement débordé dans les medias nationaux) et d'autre part le succès constaté de Matin brun, un conte philosophique sur le thème de l'antifascisme, un succès réactivé par le traumatisme de l'élection présidentielle du 21 avril. Tous les documents relatifs à cette affaire sont exposés à l'URL www.dehorsbrasillach.net. C'est dans ce contexte qu'a germé le projet des Editions de Collyre dont je suis le seul et unique acteur, de A jusqu'à Z, si l'on excepte l'imprimeur qui n'a fait valoir aucune contrainte restrictive hormis des conseils de bon sens visant à faire rentrer la première édition dans un budget raisonnable que je pouvais assumer (grâce à de l'argent gagné en tant que consultant en études qualitatives de sémiotique pour de grandes entreprises, voir www.semiolines.com). Le titre La perpignolade nomme le seul et unique concept qui est développé dans un micro-livre de 12 pages (voir http://marty.robert.chez.tiscali.fr/collyre/index.htm). Inventé par un ancien étudiant devenu un ami qui, lors de son passage dans notre université, fut témoin et acteur d'événements anomiques en son temps et qu'il eût l'idée de nommer de la sorte. En fait l'analyse montre qu'il a spontanément créé un mot-valise, l'union de "perpignan" et de "guignol" (recollés par les trois lettres "ign") destiné a recouvrir une constante essentielle de la vie politique, culturelle et sociale de notre ville. En recollant les mots il recollait une réalité - la vie de notre ville - avec sa représentation métaphorique sur une scène de guignol, dont on sait qu'il est un spectacle destiné à faire rire les enfants. Le tour de force des acteurs, aussi bien que des medias chargés de rendre compte de cette action, est de naturaliser la représentation comme réalité en excluant tous ceux qui dénonceraient la supercherie. Les mécanismes d'exclusion sont variés et consistent, pour l'essentiel, soit à transformer ces derniers en acteurs eux-mêmes en leur attribuant des statuts et des rôles dans la représentation soit, en cas d'impossibilité, à les rendre quasi-invisibles et inaudibles en les privant de tout accès à la parole publique. L'effet attendu est le suivant: en aidant le concept ainsi nommé à proliférer dans les esprits, ouvrir les yeux de ce public captif sur le caractère construit et mensonger de la représentation qui lui est offerte afin de l'inciter à découvrir par lui-même la réalité qu'elle dissimule et les moyens par lesquels elle est dissimulée. Libre à lui ensuite d'attribuer une intentionnalité à ce type de pratique de la part des organisateurs de la mise en signes. L'entreprise n'est pas désespérée puisque le concept aussi bien que l'étiquette qui lui est attachée viennent du milieu lui-même qui est soumis à l'illusion. Il s'agit donc de hâter la venue dans les esprits d'un élément crucial pour accéder aux réalités cachées plutôt que de prêcher une quelconque révolte contre l'establishment local dont on sait qu'elle est vouée à l'échec tellement le contrôle social est efficace et rodé depuis longtemps. En fait je suis tout à fait dans la perspective tracée par Barthes à la fin de sa préface des Eléments de sémiologie: "pas de dénonciation sans son instrument d'analyse fine, pas de sémiologie qui finalement ne s'assume comme une sémioclastie". D'où la profession de foi déclarée des Editions du Collyre: Mettez un nouveau concept dans votre esprit. Il peut produire une irritation passagère. Ensuite vous y voyez plus clair. Il faut évidemment, pour être entendu et crédible, inscrire le concept dans le flux de la vie locale, montrer qu'il s'applique à nombre de situations qui la caractérisent et qu'il les éclaire de façon définitive et sans appel. Par exemple tout un pan de l'affaire Brasillach citée plus haut relève sans la moindre hésitation de la perpignolade. En effet, on a pu lire dans le Monde que le signataire de l'article de l'Encyclopédie incriminé n'en est pas véritablement l'auteur bien qu'il se soit débattu comme un beau diable au début de l'affaire en se couvrant de l'autorité d'un membre important de la communauté juive qui en aurait approuvé le contenu. Ce sont les éditeurs qui s'y désignaient à sa place et probablement, leur avait-on demandé de le faire au titre des sommes encaissées provenant d'une collectivité locale afin de sauver un soldat voué corps et âme au fragile équilibre politique de la microsociété locale. De plus, un examen approfondi du texte montre qu'il a été pour l'essentiel recopié d'une quatrième de couverture d'un livre de Brasillach écrite par Maurice Bardèche, le propre beau-frère et exécuteur testamentaire de Brasillach, et surtout l'introducteur reconnu du négationnisme en France. J'ai pu même faire observer que le Préfet Bonnet, incriminé dans la célèbre affaire des paillotes corses, auxquelles des gendarmes français ont mis nuitamment le feu, n'avait fait que recycler le concept en Corse après son long passage à la préfecture de Perpignan où il s'est illustré aussi par des contributions spécifiques. Enfin la dimension de l'humour me paraît fondamentale pour mener à bien ce genre de projet car il joue un rôle crucial dans sa réception. Qualité générale de l'analyse, il ouvre l'esprit à l'acceptation du concept à titre précaire certes car il faut lever de nombreuses défenses installées par l'institué posé avec sérieux par les corps constitués et medias constructeurs des réalités au quotidien. L'humour, surtout lorsqu'il est jubilatoire, est un allié précieux pour la réussite d'un tel projet. Mais c'est aussi un allié exigeant qu'il faut traiter avec beaucoup de précaution: en excès, il ouvre la voie à la folklorisation, à l'invalidation par manque de sérieux d'un auteur suspecté de chercher avant tout à s'amuser au dépens des autres; insuffisant ou de mauvaise qualité, il lasse vite et ne retient pas suffisamment l'attention du lecteur. En d'autres termes, il faut que l'humour soit perçu comme étant au service de l'entreprise sémioclaste et non une fin dernière poursuivie par l'auteur". Esprit critique: "Qu'est-ce qu'un intellectuel impliqué?" Robert Marty: "Les années de l'après-guerre bruissent encore des débats autour de la position des intellectuels et notamment de leur engagement en politique. On a voulu voir avec la mort de Sartre la disparition du dernier intellectuel engagé. Certes le petit monde des intellectuels français s'est aussitôt tourné vers Bourdieu censé recueillir l'héritage. Mais celui-ci l'a manifestement refusé pour ne pas se laisser prendre au piège de la posture, afin de continuer sereinement son travail de décapage de la société française et notamment de ses rapports avec les medias, ce qui lui interdisait, selon moi, toute possibilité d'acquérir une dimension critique suffisante pour peser de tout son poids sur l'évolution de la société civile. Il me semble donc que l'implication de l'intellectuel doit être réelle, c'est-à-dire incarnée dans des pratiques de construction sociale de la réalité au jour le jour, mais que cette implication soit mise au service de la connaissance. En d'autres termes, l'intellectuel impliqué utilise son implication personnelle comme outil de connaissance. C'est son implication maîtrisée qui produit du savoir autant sur la société que sur lui-même, mais celle-ci ne présente d'intérêt que pour lui-même. Il ne lui est pas interdit d'être habile faute de quoi sa stratégie sera vite éventée. D'ailleurs la réussite d'une telle stratégie ne peut-être que collective et quelques kamikaze, nouveaux députés Baudin se faisant tuer sur une barricade virtuelle pour 5 euros, seraient de peu de secours pour ouvrir les yeux des masses de téléspectateurs captés par la téléréalité et autres distractions qui les détournent des déterminants de la construction de leur propre vie. Enfin, puisqu'il s'agit d'implication réelle, elle est nécessairement limitée aux sphères dans laquelle évoluent habituellement les intellectuels. Les illusions post-soixante-huitardes de l'établissement en usine ont suffisamment montré le caractère vain de tout franchissement intempestif des barrières entre catégories sociales qui délimitent autant d'habitus interprétatifs différents et souvent étrangers les uns aux autres. Cependant, on peut espérer à bon droit que les coups de projecteurs sur les mécanismes de fonctionnement du contrôle social des systèmes de signes ainsi que leur occultation à ceux-là mêmes qui les utilisent accroissent continûment la réflexion critique d'ensemble sur nos sociétés. On assiste aujourd'hui à des tentatives très intéressantes qui sont encore le fait de franctireurs mais qui ont fait des ravages quant à la fiabilité des constructeurs de réalité emblématiques, tel le Monde en France qui paraissait jusqu'ici au-dessus de tout soupçon (Daniel Carton, Pierre Péan et Philippe Cohen, Alain Rollat). Dans chaque cas, on relève une forte implication indexicale qui renvoie à des statuts d'observateurs-participants, les seuls statuts qui permettent d'énoncer des lois sur la société en contribuant à maîtriser, autant que faire se peut, ses évolutions en profondeur par la connaissance indexicalisée qu'ils en produisent". Robert Marty 2 juin 2003 Implication et réseaux virtuels Pour terminer, je dirai que les réseaux virtuels permettent une libre circulation de l'information et de la communication. Ainsi, nous pouvons observer une augmentation des échanges informels dans les communautés de recherche avec la création de "collège invisible" et une amplification des échanges interpersonnels. La revue Esprit critique en est un exemple. La constitution de "collège invisible" grâce au web vient court-circuiter l'organigramme des institutions universitaires. Ce qui a pour conséquence de libérer l'expression de l'implication du chercheur dans son objet de connaissance. Le chercheur n'est plus sous la tutelle d'un mandat social. René Lourau dans le Lapsus des intellectuels[3] caractérise l'intellectuel impliqué par son refus du mandat social. Tandis que "son acceptation consciente ou inconsciente définit l'intellectuel organique. L'intellectuel organique s'identifie à l'institution en admettant son bien fondé. Il obéit à ses injonctions et participe à sa reproduction par ses productions. C'est alors qu'il devient une catégorie socio-économique, celle des cadres, il exerce plus une profession qu'un engagement. Inversement l'intellectuel engagé nierait le mandat social, le refus "de jouer le rôle que la demande sociale avait fabriqué pour tous les intellectuels." (R. Lourau, 1981, p. 60) Il est critique à l'égard de la société. En général, on le trouve dans des groupes d'avant-garde qui se veulent en rupture avec elle. Les réseaux virtuels sont des espaces de liberté où les avant-gardistes ont toute la liberté pour s'exprimer. Cet entretien vient confirmer cette assertion. Je laisse le dernier mot à R. Marty: "Il est clair que l'introduction des nouvelles technologies culturelles de masse en modifiant les canaux existants et en créant de nouveaux canaux accroît les possibilités des agents, procurant pratiquement à chacun les possibilités d'une expérience médiatisée avec la plupart des objets". Martine Arino Notes: 1.- Ses publications scientifiques portent sur les domaines suivants: mathématiques, sémiotique, sociologie, ethnométhodologie, sciences de l'éducation, sciences cognitives, design, publicité, marketing, intelligence artificielle, web sémantique et ontologies. <http://come.to/robert.marty>. 2.- Cheyne éditeur, 1998. 3.- Ed. Privat, 1981. Notice: Arino, Martine. "Du local au global: "La perpignolade: un concept local" - Entretien avec le professeur Robert Marty", Esprit critique, Automne 2003, Vol.05, No.04, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org Revue internationale de sociologie et de sciences sociales Esprit critique - Tous droits réservés Automne 2003 - Vol.05, No.04 Hors thème Article Le postmoderne, tache aveugle de la postmodernité? Ou l'énonciation épistémique d'un métadiscours performatif libéral Par Yves Couturier et Sébastien Carrier Résumé: Les discours postmodernes se caractérisent parfois, voire souvent, par une forme discursive toute particulière: l'énoncé pastoral, qui appelle l'engagement, invoque la sensibilité et la nécessité transcendantale. Le présent texte adresse une question fondamentale aux théoriciens: malgré toute sa puissance critique, le postmoderne a-t-il une tache aveugle, celle de la pensée postmoderne ellemême? Sans dénier l'extraordinaire apport de cette pensée, nous proposons un concept que nous espérons moins programmatique et plus analytique, concept permettant de réfléchir quelques contradictions relatives à l'époque. Le concept d'épistémè performative libérale permet d'articuler la logique du mesurable et la logique du relatif dans une même époque, et d'insérer la pensée postmoderne comme discours, parmi d'autres, structurant ledit épistémè. Auteurs: Yves Couturier est professeur au département de service social de l'Université de Sherbrooke (Québec, Canada). Sébastien Carrier est étudiant au département de service social de l'Université de Sherbrooke (Québec, Canada). Introduction Les discours sur la postmodernité se caractérisent parfois, voire souvent, par une forme discursive performative toute particulière: l'énoncé pastoral, qui appelle l'engagement, invoque la sensibilité et la nécessité transcendantale, comme il fait jouer tout un ensemble de caractéristiques de distinction (ex.: littératie distinguée). Le présent texte vise moins à étayer ou à dénoncer ces constats qu'à poser une question fondamentale: malgré toute sa puissance critique, la pensée postmoderne a-t-elle un tache aveugle: celle de la pensée postmoderne elle-même? Sans dénier l'extraordinaire apport de cette pensée, nous proposons un concept que nous espérons moins programmatique et plus analytique, concept permettant de réfléchir quelques contradictions relatives à l'époque, en fait à la façon de discourir sur l'époque. Le concept d'épistémè performative libérale permet d'articuler la logique du mesurable et la logique du relatif dans une même époque, et d'insérer la pensée postmoderne dans un système de discours structurant l'épistémè en question. Pour illustrer nos propos, nous présenterons quelques exemples provenant du champ de l'intervention sociale, sur lequel se réalisent nos travaux. L'épistémè performative libérale et la condition postmoderne Par épistémè, nous entendons un système de discours qui, pour une époque et un espace social donnés, dessine les limites du normal et de l'anormal, du nécessaire et du superflu, surtout du vrai et du faux (Chambon et al., 1999). Ce système de discours constitue l'une des conditions fondamentales de la connaissance, et donc de l'action sociale. Foucault (1966) a soutenu un temps l'idée, à l'instar de Khun (1983) et de son concept de paradigme, que l'épistémè tend à se constituer en monopole, jusqu'au moment où elle se voit supplanter par un autre, à la faveur de changements sociaux. Nous pensons plutôt que l'épistémè est dynamique, en tension comme un champ, et que plusieurs sous-systèmes discursifs y sont co-actifs, même s'ils aspirent à discipliner les concurrents. Suivant Foucault à cet égard, nous pensons que l'épistémè est affaire de diagrammes de positions, de formes de dispersion, avec leur extérieur et leur intérieur, permettant d'élucider deux types de forces à l'oeuvre, celles de la mise en forme et celle de la résistance. Il y a donc ici un rapport quasi-structural entre la force et la résistance, entre le terminé et le dé-terminé, entre le monde social et les possibles du sujet. Nous voulons soutenir ici que le relativisme, caractéristique de la pensée postmoderne, est l'une des forces actuelles de la gouvernementalité, de la direction et, surtout, de l'auto-direction des pratiques. Il en va ainsi des rapports entre un enfant et son intervenant social dans le cadre légal de la protection de la jeunesse: le premier en appellera de son droit imprescriptible à la résistance, alors que le second le conduira à s'engager avec toute la puissance d'une volonté auto-référante dans une conduite d'amendement. C'est dans un tel contexte de changement que Lyotard (1979) constate, et ce de façon des plus convaincantes, que les méta-récits fondateurs de l'époque moderne (Raison, Religion, Révolution) ont de plus en plus de mal à engager des comportements, ont de plus en plus de difficultés à préserver les monopoles symboliques que les sciences sociales leur auraient attribués jusqu'alors[1]. Empiriquement, il est d'ailleurs aisé de constater la pluralité des référents et des trajectoires, comme l'appel systématique au relativisme et à une forme psychologisée de subjectivisme pour justifier tout comportement. Il en va par exemple ainsi de la revendication des pratiques sexuelles à risque comme le fait de sujets libres, le goût pour ceci ou pour cela étant considéré comme affaire strictement personnelle, a-sociale, si l'on peut dire. Plus fondamentalement, c'est dans cette perspective que le respect et la tolérance s'énoncent comme les valeurs fondatrices de l'époque (mais qu'advient-il de l'intolérable?). Pourtant, par-delà cet ancrage relativiste et personnaliste dans les discours argumentatifs ou de légitimation, on constate une certaine orthodoxie d'ensemble, faisant dire à Simard (1988) que pluralisme et relativisme forment la matrice épistémique du monde actuel. Le résistant sera estimé hors du monde civilisé, sans plus de discussions[2]. Si le postmoderne soutient qu'il y a éclatement des méta-récits, ce que la recherche empirique démontre avec beaucoup d'éloquence, il est possible de soutenir que le pluralisme, l'individualisme, le relativisme, comme le libéralisme semblent se déployer dans une orthodoxie d'ensemble tendant à exclure de l'espace du normal les individus, les groupes ou les sociétés rejetant ces orientations épistémiques. Par exemple, même si les chemins sont multiples dans la mobilisation du sujet dans le cadre d'une relation clinique, le bon client sera invariablement celui qui accepte de se poser librement et plus ou moins spontanément comme objet d'intervention, encore mieux comme objet d'auto-intervention (Couturier, 2002a). L'autre, le résistant, sera décrété récalcitrant, asocial, aliéné, ce qui engagera des formes diverses de rééducation ou d'exclusion. Et ce décret est ainsi chargé de pouvoir. À défaut de gouvernementalité normale (c'est-à-dire modale), dont la forme actuelle, l'interventionnisme, est une catégorie importante du souci de soi (Foucault, 2001) en contexte performatif libéral, les appareils de domination seront mobilisés: police, intervenants sociaux, infirmières, enseignantes, etc., pour engager une reprise en main du gouvernement de soi (les lexiques professionnels sont clairs: prise en charge, suivi clinique, traitement, empowerment, et, surtout, intervention). Le défaut de prise en charge engagera donc diverses formes de réclusion (internement psychiatrique et emprisonnement) dont la force référentielle est, par les temps qui courent, diminuée au profit, si l'on peut dire, des diverses formes de l'exclusion que sont la marginalisation économique et culturelle, l'étiquetage social, la suspension des droits fondamentaux (ex.: protection de la jeunesse). Dans cette perspective, la réclusion est force visant la mise forme du corps, alors que l'exclusion atteint son âme, c'est-à-dire du soi. Il s'agit du pôle libéral de notre concept. Il importe en outre de distinguer le projet moderne de l'épistémè performative que nous cherchons à concevoir. En fait, l'orthodoxie d'ensemble se structure autour de l'axe du pondérable, qui se sera substitué à celui du positif[3]. Si nous constatons l'épuisement du projet de mathesis, de mise en ordre du monde et de la quête illusoire de l'indivis dans la recherche moderne, nous constatons également une diffusion tout azimut des pensées du pondérable, du technocratique, du managérial, de l'efficacité marchande, de l'esprit gestionnaire (Ogien, 1995), du cosmos économique (Bourdieu, 2000: 16) qui permet non pas d'atteindre le vrai positif mais la mesure de la performance, de l'effet, de la réussite, en regard, somme toute, d'objectifs relatifs et souvent intéressés. C'est ainsi par exemple que les intervenants sociaux, formés et militants du constructivisme, oeuvrent dans des contextes où l'action est de plus en plus mesurée, compilée, comparée, et ce malgré les diverses pétitions de principe, souvent inscrites dans les politiques sociales mêmes. Et cette mesure est moins le fait d'une croyance profonde en la positivité d'une action que chacun sait située, incarnée, voire unique, que de l'espérance que les vertus de la mesure sauront engager la bonne volonté des acteurs vers une quelconque forme de mieux, évidemment socialement codée. Il s'agit du pôle performatif de notre concept. Le méta-récit postmoderne La tonalité fortement normative de nombre de textes postmodernes est frappante pour l'observateur à l'affût des discours performatifs. Cette tonalité et les formes discursives qu'elle engage sont des indices que le postmoderne constitue un méta-récit vigoureux. L'appel à communication de ce numéro (sans aucun doute légitime et pertinent) en est un bon exemple: il " s'adresse [...] à ceux qui sont capables de penser par eux-mêmes". Et les autres, triviaux tâcherons d'une recherche aveugle, sont alors exclus de ce jeu de la distinction. Le discours postmoderne tend alors à se constituer en un discours pastoral annonçant, avec une tonalité apostolique similaire à la bonne et franche aspiration progressiste du 19ième siècle, la "moralité postmoderne" (Milot, 1994: 23) qui distingue, si ce n'est explicitement le normal et l'anormal en recherche, à tous le moins le distingué et le trivial. Cette distinction a d'ailleurs présidé au "Triomphe du postmodernisme comme doxa culturelle" (Milot, 1994: 109). Nous pensons que ce succès doxique s'explique parce que le postmoderne est une forme actuelle de libéralisme. Contre Lyotard (1979), nous pensons donc qu'il y a non pas épuisement des méta-récits et de leur puissance de légitimation (1988: 38) mais bien diffusion de nouveaux systèmes discursifs, dont au premier titre ce que nous nommons le performatif libéral, avec ses visées de légitimation. Hors du désir du vrai positif et de l'ordre naturel de jadis, il y a aujourd'hui cet irrépressible désir du performatif, de l'efficace (même en regard des délibérations du cercle herméneutique[4]), et de son envers, en fait sa condition épistémique, la liberté individuelle d'entreprendre et les allégories protonaturalistes qu'elle mobilise. Il en va de même de cette substitution - ou assimilation? (on est arrivé plus récemment au 'consommateur citoyen' - il est et reste cependant, il faut bien l'avouer, plus consommateur que citoyen) - du citoyen et de la démocratie par le consommateur et le marché comme forme allégorique de la nature. Et cet ordre, car il s'agit bien d'un ordre, exige le relativisme (formel) et l'humanisme (tout aussi formel) pour assurer sa prégnance nécessaire à la réalisation de l'unification peut-être paradoxale de la performance et de la liberté[5]. L'épistémè performative libérale se réalise donc en pratique selon deux conditions importantes, soit les processus de réflexivité complexe déjà exposés (Couturier, 2002 b) qui se caractérisent par la systématisation d'une lecture stratégique des possibles, liant ainsi l'action immédiate du sujet à son futur, et les technologies de soi (Foucault, 2001), soit les dispositifs producteurs de l'engagement et donc de la réalisation de l'action sociale actuelle. Le sujet total devient alors un projet, dont la vie concrète rend parfois (souvent?) difficile la réalisation. L'individu est alors conduit vers la souffrance[6]. Par exemple, pour le terrain de l'intervention dans le champ social, Ewald questionne le lien qu'il y eut entre la forme étatique de l'État providence, père des pratiques professionnelles d'intervention sociale qui nous intéressent, et le bio-pouvoir: la crise de l'État providence indique-telle la crise du bio-pouvoir"ou si la "crise" n'est pas plutôt une étape de son développement"? (1986: 27). Nous pensons qu'il s'agit de la seconde hypothèse, bien qu'elle se joue un peu différemment de ce qu'expose Ewald. Le bio-pouvoir se prolonge des technologies de soi dont le quadrillage est (peut-être) de plus en plus systématique, ce qui tend à reconfigurer la modalité d'action de l'État social sur le social, notamment en redéfinissant les conditions du travail professionnel, en engageant l'exigence de collaboration interdisciplinaire au travail, l'extension de la modalité relationnelle, l'expansion de l'interventionnisme (du côté de la prime enfance, par les garderies, du côté des marginalités, par les diverses modalités de travail de rue, de la codification des pratiques de l'intime, du côté notamment de la sexualité), la professionnalisation des pratiques parallèles (ex.: la psychologisation de pratiques jadis féministes), le développement du participationnisme formel (dans les conseils d'établissement scolaire, dans les structures publiques du système sociosanitaire, etc.), entre autres. Si l'État social quitte peu à peu le modèle universaliste keynésien, il se constitue en un modèle performatif et libéral, plutôt communautarien au plan politique, mais néanmoins interventionniste puisque participant de ce désir irrépressible de performance et de liberté en vue de réaliser quelque projet. Si les "technologies de l'implication" (1996: 15) exposées par Nicolas Le Strat caractérisent la gestion actuelle du social, elles exigent une action relationnelle de tous les instants au plan de l'intervention pour réaliser l'institution de soi, fondement de tous les libéralismes. Là les praticiens jouent un rôle important en instituant en chacun (en fait en celui qui démontre un défaut d'instruction du souci de soi) le libéralisme par le projet de soi. En fait, l'épistémè performative libérale, à laquelle participe donc l'intervention sociale, se fonde sur l'articulation du pondérable, comme condition du performatif, et des institutions de soi, comme condition du libéralisme. Véritable matrice du monde, où se trouve une relation forte entre impératifs sociaux et injonctions à s'autoproduire, l'épistémè performative libérale est d'abord productive d'un rapport de soi au monde, et de soi à soi, que contribue à réaliser l'État social libéral par son action sociale. Nous pensons que, pour une part au moins, le méta-récit postmoderne légitime cette épistémè. Penser la tache aveugle Il est certes possible de considérer le postmoderne comme réflexivité de la modernité sur ellemême (Durozoi, 1990; Lyotard, 1988). Nous voulons cependant souligner que la réflexivité n'est pas l'apanage d'une activité autocentrée (Couturier, 2002b), comme elle ne procure pas une position en surplomb du monde. Elle est pour nous une méthode d'analyse qui inclut les conditions du rapport de l'analyste à son objet (Bourdieu, 2001). Le postmoderne ne peut alors s'exclure de son propre champ de vision. En appui sur la problématisation précédente, le postmoderne peut être considéré comme un analyseur (Lourau, 1970) des plus pertinents de l'épistémè, et donc de l'époque et de ses discours. Pour ce faire, rien de mieux que d'appliquer la puissance critique de la pensée postmoderne à elle-même. Prenons l'exemple des pratiques professionnelles interdisciplinaires dans le champ de l'intervention sociale. Si l'interdisciplinarité apparaît en modernité avancée (donc vers la fin de l'épuisement du projet de mathesis) comme une réponse aux carences de l'approche disciplinaire (dans tous les sens du terme), implique-t-elle forcément une épistémologie postmoderne? Serait-il incongru de la concevoir à travers d'autres épistémologies posant l'interdisciplinarité moins comme l'éclatement de la topique de la mathesis que comme une disciplination de l'action des uns et des autres en regard d'objectifs performatifs d'intervention, arrimés à de super ordinate goals (Sherif et al., 1961), construits comme un ensemble de buts transdisciplinaires et organisationnels interdépendants (Stabelski, Tsutuka, 1990). Si nous prenons acte de la critique postmoderne, des plus heuristiques, sa reconnaissance ne conduit pas forcément à l'unification épistémologique auquel cas, les postmodernes apparaîtraient comme les derniers barbares (pour détourner un peu le style de Lyotard) de la pensée épistémologique unique. Étrange paradoxe, s'il en était un. Nous sommes alors souvent étonné d'entendre avec quelle vigueur et passion, avec quelle tonalité d'évidence et de "quasi positivité" s'énonce la pensée postmoderne. Milot questionne de manière pertinente cette tonalité discursive: Aussi, le concept de postmodernité ne fait pas consensus, pas plus dans sa définition concurrentielle [...] que dans ses conditions de possibilité: pour les uns, il faut le resituer dans une historicité bien délimitée, pour les autres, c'est précisément cette opération qui demeure impensable. (1994: 91) Et ce caractère historicisé du postmoderne appelle, toujours selon Milot, une proposition de réflexion et de recherche que nous pensons fort importante: Tout compte fait, et toutes choses étant égales, donner à voir que le postmodernisme peut relever de la fiction théorique d'une part, et de la littéro-philosophie d'autre part, et en donner à lire les conséquences pour la fiction comme pour la théorie, pour la littérature comme pour la philosophie. (1994: 92-93). Il faut alors étudier le discours postmoderne au moins sous deux angles. Le premier cherchera à étudier sa forme, en élucidant les forces extérieures et intérieures en présence. Le secondcherchera à élucider les possibles d'une pensée postmoderne qui ne se pose plus en surplomb du monde, mais dans le monde. Il faut ainsi séculariser le postmoderne, le réduire à une pensée comme les autres dans le champ intellectuel[7]. Conclusion Nous avons substitué, pour l'exercice, le terme postmoderne par épistémè performative libérale. Soyez assurés que nous n'avons pas l'intention d'en faire une véritable proposition conceptuelle, il ne s'agissait que d'un coup, sans doute modeste, dans le jeu de la pensée. Le propos visait plutôt à démonter le caractère construit, discursif et surtout programmatique du postmoderne. Si cela est utile, il ne s'agira pas d'invalider la sensibilité postmoderne, certainement nécessaire, mais plutôt de convier le critique à réintroduire réflexivement la sensibilité à l'analyse. En cela, la pratique de la recherche et celle de l'intervention sociale peuvent trouver une certaine correspondance, peut-être inattendue. Yves Couturier et Sébastien Carrier Notes: 1.- Nous employons le conditionnel car nous doutons qu'une analyse serrée des pratiques démontrerait ce caractère monopolistique. 2.- C'est cette exclusion fondamentale qui provoque l'insoutenable souffrance des peuples autochtones au Canada, aux États-Unis et en Australie. Pour un autre exemple, voir Couturier (2003). 3.- Nous nous risquons à une critique plus fondamentale de Lyotard. Il écrit: "la victoire de la technoscience capitaliste sur les autres candidats à la finalité universelle de l'histoire humaine est une autre manière de détruire le projet moderne en ayant l'air de le réaliser" (1988: 36). Il s'agit là selon nous moins d'un argument que d'une pirouette élégante, posant le renversement dialectique comme clôture du débat. Nous préférons explorer une autre hypothèse: le pondérable ne serait pas en contradiction avec le postmoderne, mais en serait l'une des formes. À défaut d'une quelconque qualité de vrai, la quantité, souvent intéressée, sera légitimée de façon toute libérale par l'intérêt du sujet. 4.- Une analyse régressive de la petite histoire de vie des comités d'éthique de la recherche ou des codes d'éthique pour l'intervention pourrait sans doute révéler quelques formes subtiles de performativité. 5.- Bourdieu donne un sens politique à ce formalisme de l'humanisme: "On sait que, de façon générale, l'égalité formelle dans l'inégalité réelle est favorable aux dominants." (Bourdieu, 2001: 96). Et " Accorder à tous, mais de manière purement formelle, l' "humanité", c'est en exclure, sous des dehors de l'humanisme, tous ceux qui sont dépossédés des moyens de la réaliser." (Bourdieu, 1997: 80). 6.- Si l'intervention sociale a pour objectif d'engager le sujet vers un projet que ses conditions de vie concrètes lui rendent difficile à réaliser, elle sera, paradoxalement, le vecteur de la norme conduisant à la souffrance. C'est d'ailleurs dans cette perspective que le puissant fantasme de l'appel des profondeurs (aller voir ce qui s'est passé dans la prime enfance, par exemple) est contrebalancé par les risques que l'intervention ne puisse assumer tous les risques inhérents à une telle action. Ainsi, un des invariants praxéologiques les plus forts en intervention sociale est qu'il importe de ne pas soulever des problèmes qu'on ne peut solutionner. Alors que Lyotard estime que le projet est caractère de la modernité (1988: 36), nous le pensons très postmoderne dans la mesure où il arrime justement l'actuelle (le moderne) avec le futur (post). 7.- Cette réduction comporte au moins un effet positif et un risque. Elle permettra de séparer la programmatique de l'épistémologique, ce qui est utile. Le risque est que, ce faisant, le postmoderne perde de sa pertinence en regard de concepts plus analytiques, nous pensons surtout aux concepts de la phénoménologie. Références bibliographiques: Bourdieu, P. (2001). Contre-feux 2, Paris, Liber. Bourdieu, P. (2000). Les structures sociales de l'économie, Paris, Seuil. Bourdieu, P. (1997). Méditations pascaliennes, Paris, Seuil. Bourdieu, P. (2001). Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d'agir. Chambon, A., A. Irving et L. Epstein (éd.) (1999). Reading Foucault for Social Work, New York, Columbia University Press. Couturier, Y. (2003). "Mouvements croisés de l'imaginaire social et pratiques de résistance: refuser de se poser en objet d'intervention dans le cadre d'une ligne ouverte d'intervention psychologique". Revue électronique de sociologie Esprit critique, 5 (2), téléaccessible à http://www.espritcritique.org. Couturier, Y. (2002a). 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"Le postmoderne, tache aveugle de la postmodernité? Ou l'énonciation épistémique d'un méta-discours performatif libéral", Esprit critique, Automne 2003, Vol.05, No.04, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org Revue internationale de sociologie et de sciences sociales Esprit critique - Tous droits réservés Automne 2003 - Vol.05, No.04 Hors thème Article À la croisée des démarches: Socio-anthropologie et sociologie de la vie quotidienne Par Cédric Frétigné Résumé: Si le quotidien, creuset de la socialité, est supposé se décliner aujourd'hui sur le mode de la relation élective et du souci de soi, la démarche sociologique bute sur l'opacité et la labilité des pratiques qui le constituent. Pour éclairer ces pratiques signifiantes largement tues, deux auteurs contemporains préconisent des formes d'investigation empiriques radicalement différentes: l'un, Michel Maffesoli invite à l'empathie et l'acculturation; l'autre, Pierre Bouvier travaille la distanciation et la tierce position. L'article confronte ces modalités méthodologiques pour aboutir, en conclusion, au dépassement de cette alternative au profit d'un questionnement relatif à la "traduction" problématique d'expériences singulières d'altérité auxquelles et le sociologue de la vie quotidienne et le socio-anthropologue se trouvent confrontés. Auteur: Cédric Frétigné, Docteur en Sociologie. Le quotidien, creuset de la socialité En pointant les mouvements qui travaillent en profondeur le social, les "révolutions minuscules" qui chevillent au corps la modernité, Georges Balandier offre, dans ses Anthropologiques, une lecture du lien social contemporain agréablement suggestive. Dans l'avant-propos à l'édition de 1985 (p17), il argumente notamment que "tout se joue de moins en moins sur le terrain des institutions et de plus en plus sur celui de la socialité et des initiatives microlocales". C'est dire combien le sociologue est invité à défricher de nouveaux "terrains", à s'approprier de nouvelles méthodes et, plus généralement, à renouveler son approche du monde social. Singulièrement, l'attention portée aux productions d'historicité individuelle et collective, l'effort consenti pour saisir les marques de l'hédonisme, de la sociabilité locale, du souci de soi ou encore de l'investissement dans la sphère privée pose au chercheur la question de la démarche et des outils d'investigation empirique. Le corpus méthodologique dont dispose le sociologue s'accorde-t-il à la saisie du monde vécu des acteurs sociaux et permet-il d'en restituer adéquatement les modalités d'expression? Tout le problème des sciences sociales est toujours, ainsi que le posait Alfred Schütz (1987, p52), "l'élaboration d'une méthode permettant de traiter avec objectivité la signification subjective de l'action humaine, ainsi que le respect de la congruence des objets de pensée du sens commun formés par les hommes dans leur vie quotidienne pour s'accommoder de la réalité sociale". Mais, au double défi méthodologique pointé par Schütz - appréhension objective du sens (subjectif) des actions humaines et restitution non dénaturée, dans le discours scientifique, des catégories de pensée du sens commun -, la configuration actuelle des pratiques signifiantes (labilité et opacité) ajouterait aujourd'hui une difficulté majeure: éclairer une "centralité souterraine" largement tue. Deux approches contemporaines actualisent l'intuition simmelienne (1996) de l'importance du "secret" dans la vie sociale ordinaire et apportent des éléments de réponse au défi méthodologique que pose sa saisie. Michel Maffesoli interroge les nouvelles figures de la socialité, le souci d'un présent vécu collectivement, et enregistre l'émergence d'un néo-tribalisme. Pierre Bouvier, quant à lui, observe les marques de la sociabilité, la généalogie des pratiques et les ritualisations au cours desquelles s'affermit du sens collectif. Tous deux interrogent ce quotidien, creuset de la socialité, qui primerait aujourd'hui selon Balandier les impératifs institutionnels. Mais leurs approches diffèrent quant au mode d'appréhension du monde vécu. Là où le sociologue de la vie quotidienne cultive l'empathie, voire l'intropathie, et conseille la fusion et l'acculturation par observation participante active, le socio-anthropologue des sociétés industrielles défend l'heuristique de la distanciation, de l'immersion par occupation d'une tierce position[1]. Les tribus contemporaines Selon Maffesoli, la sensibilité collective (la socialité) postmoderne se caractérise par un certain déclin de l'individualisme et une résurgence de l'idéal affectif de la proxémie[2]. L'expression contemporaine de phénomènes communautaires contredirait les discours et les pratiques, fonctionnels, impersonnels, interchangeables et réveillerait l'"émotionnalité de l'être ensemble" (Maffesoli, 1996, p135). Le retour aux solidarités traditionnelles, le développement des fêtes de quartier, l'essor des associations caritatives de proximité, l'extension des échanges non marchands (trocs, entraides de voisinage) offriraient une résistance collective à la représentation atomiste des relations sociales. Ni électron, particule élémentaire fonctionnelle de la société, ni entité indistincte du reste des membres de la communauté, le sujet postmoderne s'ancre, à suivre Maffesoli, à des collectifs multiples et éphémères, joue un rôle plus qu'il n'occupe une fonction (1991, p117). Dans cette optique, l'idéal de la Gemeinschaft, de la proxémie, féconde des configurations sociales "néo-tribalistes". La métaphore - prend toutefois soin de préciser Maffesoli - a valeur heuristique; elle est un outil mis au service de l'analyse et non une réalité en soi. Il convient ainsi de prêter attention à ce qui sépare la tribu des anthropologues de celle des sociétés postmodernes. Par exemple, une grande instabilité singulariserait les "nouvelles" tribus, spécificité qui les éloignerait du tribalisme des sociétés dites primitives fortement enracinées dans la tradition. "Il est bien entendu, note Maffesoli (1991, p15), que tout comme les masses sont en perpétuel grouillement, les tribus qui s'y cristallisent ne sont pas stables, les personnes composant ces tribus pouvant évoluer de l'une à l'autre." Cependant, l'instabilité constitutive de la "tribu" postmoderne, l'adhésion éphémère, ne freinerait nullement l'investissement affectif de ses membres et leur participation motivée. L'appartenance momentanée mais choisie compenserait très largement, sur les plans affectif et axiologique, l'appartenance à vie, complète, mais aussi subie des membres de la tribu traditionnelle. Et c'est précisément sur la forte cohésion groupale qu'entend insister Maffesoli lorsqu'il convoque la métaphore tribale. Par l'usage du mot "tribu", il entreprend d'éclairer "l'aspect 'cohésif' du partage sentimental de valeurs, de lieux ou d'idéaux qui à la fois sont tout à fait circonscrits (localisme) et que l'on retrouve sous des modulations diverses, dans de nombreuses expériences sociales" (1991, p35). En dernière instance, le sentiment d'appartenance à un collectif de type tribal reposerait sur une "éthique spécifique" et trouverait son expression dans le cadre d'un "réseau de communication". L'appréhension de groupes microlocaux décrits comme en perpétuel fusion-fission, peu ou pas institutionnalisés, soulève un problème méthodologique de prime importance. Comment saisir une socialité dont le propre est, logiquement sinon empiriquement, d'être insaisissable? Avec quels instruments d'enquête, quel outillage conceptuel détecter et rendre compte de comportements informels et de pratiques pour une large part soigneusement soustraits à l'observation exogène? En réponse au désarroi des chercheurs "bluffés" par la socialité, Maffesoli préconise d'abord d'abandonner toute prétention théorique holiste. Dans la foulée, il invite à repousser les appareillages méthodologiques de plus en plus sophistiqués qui se montrent, de fait, totalement inopérants à capturer une réalité fuyante. Que propose-t-il en contrepartie de la mise au rebut des techniques classiques? "Ne vaudrait-il pas mieux 'en-être'" interroge-t-il et répondre à la ruse (sociale) par la ruse (sociologique), à la labilité par une souplesse méthodologique? L'empathie pour méthode, des "mini-concepts" à portée limitée, des notions plutôt que des "évidences établies" pour outils d'analyse nous préserveraient des rationalisations, de la torsion et du sacrifice des faits à l'autel du modèle explicatif totalisant. L'appareillage méthodologique soft, portatif et facilement modulable, serait "le gage d'une attitude d'esprit qui entend rester au plus près de la marche cahotante qui est le propre de toute vie sociale" (1991, p15). Participation / distanciation? Maffesoli et Bouvier partagent avec Balandier cette idée que la trame des relations sociales se joue de plus en plus hors du cadre institutionnel. La saisie, délicate, des formes de l'êtreensemble qui échappent à la légalité et à la légitimité institutionnelles (socialité) nécessite, selon Maffesoli, une démarche empathique et un outillage méthodologique et conceptuel malléable, multidimensionnel qui "[puisse] permettre la compréhension, dans le sens fort du terme, de cette multiplicité de situations, d'expériences, d'actions logiques et non logiques qui constituent la socialité" (1991, p16). La démarche "socio-anthropologique" développée par Bouvier prend, à ce niveau, le contre-pied de l'optique maffesolienne. En un mot, la distanciation, comme "facteur cognitif" est ici revendiquée. En creux d'abord, la participation active, l'implication, l'empathie sont présumées mères d'au moins trois vices: l'un éthique, l'autre méthodologique et le dernier plus "technique". La première réserve, d'ordre éthique et déontologique, pose les jalons d'une interrogation incontournable: l'"observation participante" aboutirait fréquemment à une démarche analytique de "prise de parole au nom de" ou d'essai de résolution de problèmes sociaux "en faveur de" l'ensemble populationnel étudié. Au fil du temps, l'investigation par participation, choix méthodologique raisonné, s'accompagnerait d'une identification idéologique, "tribalisation" ou assimilation de l'observateur qui amalgamerait alors dans sa pratique les rôles de sociologue, d'acteur et de réformateur social. Le second travers annoncé porte sur les conditions de réussite de l'enquête. Bouvier (1995, p93) constate que "la capacité participative et opérative devient la clé de la compréhension du social". En dernier ressort, le succès de la recherche reposerait sur une concordance de subjectivités, celle de l'enquêteur et celles des enquêtés. Suffit-il d'"en-être" pour mieux comprendre, s'interroge Bouvier? Troisièmement enfin, les populations locales assigneraient une identité à l'observateur participant. Ce dernier occuperait une "fonction particularisée" dont Bouvier (1989, p41) note qu'elle limiterait ses possibilités d'observer et tendrait finalement à le "corporatiser" sinon à le "tribaliser". En plein ensuite, la distanciation, au contraire de la participation active, limiterait l'interactivité aux seules rencontres nécessaires à la recherche. L'irréductibilité des positions respectives de l'enquêteur et des enquêtés serait clairement affirmée et revendiquée, la croyance onirique en un possible rapport fusionnel, par implication complète, étant battue en brèche. Dans le cadre d'une observation in situ, le sociologue doit, selon Bouvier, occuper une tierce position, "instituer un rapport [...] à partir d'une altérité et non d'une plus ou moins forte identification" (1989, p45). Dans la position qui est la sienne, il gagnerait à observer une "distanciation relative et [d']une empathie construites sur la différence et l'altérité" (1989, p46)[3]. Pratiquement, la saisie des marques de l'informel, des faits endogènes, des solidarités aphones ou encore des sociabilités erratiques appellerait la constitution d'un corpus méthodologique souple, à plusieurs "entrées". Sur ce point, Bouvier rejoint Maffesoli. Mais si tous deux précisent qu'il faut "ruser" avec la socialité naissante, les sociabilités introverties, secrètes, Bouvier "ruse" d'une manière qui lui est propre. Il énonce par exemple que "derrière la dispersion, l'événementiel ou l'anecdotique peuvent être appréhendées ces données qui permettent d'isoler un construit, d'établir la cohérence d'un ensemble populationnel" (1995, p135). C'est dire si l'opacité des pratiques, l'apparente inorganisation ou encore l'impression de futilité, d'inconstance des "petits riens" du quotidien sont à interroger par le socio-anthropologue, dans sa quête de sociabilités porteuses et donneuses de sens. D'un point de vue formel, les techniques utilisées par le socioanthropologue de la société industrielle (Bouvier 2000, chap3) sont pour certaines classiques en sociologie, entretiens approfondis, semi-directifs et non-directifs; courantes en ethnologie, immersion de longue durée avec tenue quotidienne d'un journal de bord; familières à l'historien, consultation des productions autoscopiques tant individuelles (correspondance, autobiographie, récit de vie, chansons) que collectives (tracts, cahiers de doléances, programmes, ouvrages). Le croisement des méthodes historiques, sociologiques et ethnologiques est, quant à lui, plus novateur et ambitieux. La cohérence d'ensembles populationnels Dans le cadre de la problématique des rapports des hommes à leurs quotidiennetés, le concept d'"ensemble populationnel cohérent" forgé par Bouvier (1995, p119) désigne "l'entité où se constitue, se cristallise et s'argumente du sens collectif". Ce construit sociologique[4] est, dans sa présentation originaire, lié à l'étude des sociabilités et des rites du travail. Les permanences enregistrées dans les façons de faire et de penser la tâche à accomplir et les fonctions assignées aux uns et aux autres se doubleraient, dans le vocabulaire de Bouvier, de sociabilités et de rituels dits d'"accoutumance", de "braconnage" (esquives, compensations). Ces ritualisations, produits de construits "pratico-heuristiques"[5] qui aiguillonneraient la pratique quotidienne, sont présentés comme des guides d'action et de pensée générant du lien social porteur de sens. À suivre le socioanthropologue, ce sens dégagé, ces catégories de jugement et d'action induisent une "osmose sociale" qui perdure hors des temps et du cadre productifs. Les savoirs techniques, cognitifs et symboliques ("bloc de référence") souderaient le collectif de travail et façonneraient les temps de l'hors-production. Et c'est sur ce double registre - solidarité professionnelle au sein de l'entreprise, solidarité maintenue par le partage des catégories expérientielles et symboliques dans les temps non professionnels - que se constituerait la cohérence de l'ensemble populationnel (productif). Cette cohérence, résume Bouvier (1989, p49), "s'appuie sur les tenants pratico-heuristiques du bloc de référence mais également sur l'interaction entre le travail et sa périphérie, plus précisément sur ce en quoi l'hors-production relève toujours du travail et de sa quotidienneté". Pour Bouvier, la portée heuristique du concept d'ensemble populationnel se prolonge au-delà même du domaine du "productif" et des temps sociaux de non-travail polis par la temporalité professionnelle. La perdurance de pratiques religieuses endoréiques dans les anciennes républiques de l'URSS que confirme la résurgence immédiate de l'Eglise orthodoxe dès après l'effondrement du communisme; la cristallisation autour d'un discours nationaliste de solidarités "ethniques" dans l'ancienne Yougoslavie, exemplifiée par les mouvements irrédentistes serbes; les expressions de l'entre-soi communautaire de minorités basques ou corses dont les "vagues" d'attentats perpétrées par les organisations indépendantistes (ETA, FLNC canal historique) nous rappellent la détermination combattante - autant d'exemples de "causes" qui donnent une cohérence à des ensembles populationnels et qui témoignent de la vigueur de mouvements populaires mis sous l'éteignoir par les instances dirigeantes. La surprise et l'effroi qui accompagnent les retours de la "barbarie nationaliste" et du "fanatisme religieux" pré-moderne sous les feux de l'actualité s'expliqueraient finalement assez aisément par le manque d'intérêt (et donc la méconnaissance) manifesté par les analystes du social pour ces ensembles populationnels en période dite de faible activité. Au vrai, procéder uniquement à l'analyse de mouvements prétendument vecteurs d'une dynamique sociale ou garants d'une visibilité médiatique forte conférerait au réductionnisme et à la cécité scientifiques[6]. Les quelques exemples mentionnés ci-dessus, extraits de l'actualité tragique, en offriraient une parfaite illustration. Subséquemment, les "connotations effectives, sourdes, endoréiques" (Bouvier, 1995, p132), les sociabilités tenues et opaques de l'entre-soi des mouvements millénaristes et des sectes seraient également inétudiées aussi longtemps que le passage à l'action criminelle (secte Aoun au Japon) ou suicidaire (adeptes de l'Ordre du Temple Solaire) ne serait pas avéré. La vie quotidienne "ordinaire" est, elle aussi, riche de sens collectif qu'un regard cursif ignorerait trop facilement. L'intérêt de la démarche socio-anthropologique serait alors d'interroger ces activités quotidiennes que les acteurs eux-mêmes présentent comme dépourvues de sens, sous peine d'être moqués ou découverts dans leur être profond. Au-delà de l'exutoire ou du simple défouloir, ces pratiques auraient une vertu structurante: elles tresseraient du sens collectif et individuel. Bouvier (1995, p133) synthétise ce propos en notant qu'il est temps "d'affirmer et de poursuivre au plus près une problématique: celle des pratiques et des représentations endoréiques constitutives de la perdurance ou de l'émergence d'ensembles significatifs au sein même de l'hétéronomie". Conclusion Sociologie de la vie quotidienne et socio-anthropologie affûtent concepts et méthodes dans un but commun: la saisie des rites individuels et des scénographies collectives qui circonscrivent la vie de tous les jours et suscitent du sens. Pour autant, autour de ce quotidien, point de croix du maillage théorique, les modalités d'investigations empiriques divergent. L'empathie d'un côté, la distanciation de l'autre, offrent deux postures antinomiques, a priori inconciliables. Cette opposition, semble-t-il, relève toutefois plus de la contradiction formelle que de l'incompatibilité réelle. Dans sa quête du présent vécu, le sociologue tient essentiellement du bricoleur. Il rafistole des données éparses, emmagasine une série de détails et doit s'adapter aux réalités mouvantes de son terrain: il ne saurait canoniquement faire l'impasse sur l'une ou l'autre des deux démarches. Commentant le Journal d'ethnographe de Bronislaw Malinowski, Clifford Geertz (1996, p81) invite très clairement à dépasser l'alternative: "Il y a beaucoup d'autres éléments que le plongeon dans la vie indigène, précise-t-il, lorsque l'on veut fonder un travail ethnographique sur l'immersion totale. [...] Le problème ne consiste pas à devenir indigène. La question consiste à vivre une existence multiple: naviguer en même temps sur plusieurs océans". Pour le socio-anthropologue et le sociologue de la vie quotidienne, le problème est essentiellement, pourrait-on ajouter, d'expérimenter les vicissitudes de la médiation "littéraire" et de traduire, avec des mots, une expérience singulière d'altérité (Clifford 1996). Cédric Frétigné Notes: 1.- Si, bon gré mal gré, un certain nombre d'auteurs raisonnent en ces termes (distanciation/participation), ils répugnent généralement à figer l'opposition. Citons, parmi eux, Verret (1995, p149) qui associe, comme autant d'étapes d'une même recherche, des temps de participation et des temps de distanciation. 2.- Hall (1971, p13) précise que le néologisme "proxémie" désigne "l'ensemble des observations et théories concernant l'usage que l'homme fait de l'espace en tant que produit culturel spécifique". 3.- Pour une position plus nuancée sur les rôles et les degrés d'implication du chercheur, on se reportera à Lapassade (1991, p23-44). De leur côté, les études réunies par Lourau (1988) invitent à discuter l'opposition, terme à terme, de la participation et de la distanciation. 4.- Construit sociologique dont on trouvera les prémices dans Bouvier (1983, 1984). 5.- "Un 'construit pratico-heuristique' s'établit à partir du moment où l'on a observé que le côtoiement de pratiques induit un sens spécifique pour les acteurs individuels et commence à être désigné comme tel par les intéressés", (Bouvier, 2000, p76). 6.- Maffesoli (1979, p99) s'attache, lui aussi, à "comprendre la résistance souterraine mais tenace face aux impositions mortifères des idéologies officielles". Références bibliographiques: G. Balandier, 1974, Anthropo-logiques, Paris, Livre de poche, 1985. P. Bouvier, 1983, "Pour une anthropologie de la quotidienneté du travail", Cahiers Internationaux de Sociologie, vol. LXXIV. P. Bouvier, 1984, "Perspective pour une socio-anthropologie du travail", Sociétés, no2. P. Bouvier, 1989, Le travail au quotidien. Une démarche socio-anthropologique, Paris, PUF. P. Bouvier, 1995, Socio-anthropologie du contemporain, Paris, Galilée. P. Bouvier, 2000, La socio-anthropologie, Paris, Armand Colin. J. Clifford, 1988, Malaise dans la culture. L'ethnographie, la littérature et l'art au XXe siècle, Paris, énsb-a, 1996. C. Geertz, 1988, Ici et là-bas. L'anthropologue comme auteur, Paris, Métailié, 1996. E. T. Hall, 1966, La dimension cachée, Paris, Le Seuil, 1971. G. Lapassade, 1991, L'ethnosociologie. Les sources anglo-saxonnes, Paris, Méridiens Klincksieck. R. Lourau, 1988, Le journal de recherche. Matériaux d'une théorie de l'implication, Paris, Méridiens Klincksieck. M. Maffesoli, 1979, La conquête du présent. Pour une sociologie de la vie quotidienne, Paris, PUF. M. Maffesoli, 1988, Le temps des tribus. Le déclin de l'individualisme dans les sociétés de masse, Paris, Le livre de poche, 1991. M. Maffesoli, 1993, La contemplation du monde. Figures du style communautaire, Paris, Le livre de poche, 1996. A. Schütz, 1987, Le chercheur et le quotidien, Paris, Méridiens Klincksieck. G. Simmel, 1908, Secret et sociétés secrètes, Saulxures, Circé, 1996. M. Verret, 1995, Chevilles ouvrières, Paris, Les Editions de l'Atelier/Editions Ouvrières. Notice: Frétigné, Cédric. "À la croisée des démarches: Socio-anthropologie et sociologie de la vie quotidienne", Esprit critique, Automne 2003, Vol.05, No.04, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org Revue internationale de sociologie et de sciences sociales Esprit critique - Tous droits réservés Automne 2003 - Vol.05, No.04 Hors thème Article L'échange marchand réenchanté: du marché autorégulé aux marchés encastrés Par Sébastien Plociniczak Résumé: À partir des travaux de Karl Polanyi et Mark Granovetter sur le marché, l'article suggère que la réalité économique des marchés ne correspond pas à la représentation atomisée offerte par la figure de la concurrence pure et parfaite où une foule d'anonymes s'oriente vers un espace abstrait où les prix sont affichés par un être fantomatique, le commissaire priseur. Contrairement à la représentation économique standard du marché, le marché autorégulé mis en évidence par Karl Polanyi laisse place aux marchés encastrés. Cette démarche contextualiste, qui est également celle de Mark Granovetter, tend à mettre à jour l'immersion des relations marchandes au sein des processus sociaux que sont les réseaux de relations sociales, dispositifs de l'organisation sociale habilitant et contraignant l'échange économique. Classification JEL: A12, A14, B52, P00 Abstract: From self-regulated to embbeded market: The social embeddedness of economic relations From Karl Polanyi and Mark Granovetter studies about markets, this paper stresses on the fact that reality of markets does not correspond to the atomized representation offered by the figure of the pure and perfect competition where a crowd of anonymities are directed towards an abstract space in which the prices are put up by a ghostly being, the auctioneer. Contrary to the conventional economic market approach and the self-regulated market argument highlighted by Karl Polanyi, Mark Granovetter defends the idea of an embedded market within networks of social relations. This contextualistic framework tends to update the embeddedness of the market relations within networks of social relations, devices of the social organization entitling and restricting the economic exchange. Auteur: Allocataire-moniteur de recherche, Centre d'Economie de l'Université Paris Nord (CEPN), Laboratoire Institutions, Innovations et Dynamique Economique (IIDE). Remerciements: Je tiens à adresser mes remerciements à Messieurs les professeurs O. Weinstein et P. Steiner pour leurs précieux conseils lors de nos discussions ainsi qu'à D. Mabillot pour sa précieuse relecture du présent texte. "Plus un système vivant est autonome, plus il est dépendant (...). L'autonomie est à la mesure de la dépendance (...). Le concept d'autonomie est avant tout relatif et relationnel (P. Vendryès)". Jacques Robin, Changer d'Ere, (1989 p. 204). Introduction L'analyse de l'action économique ne peut se passer d'une intégration pleine et effective des cadres relationnels et des structures institutionnelles sans lesquels elle ne pourrait se déployer. Kenneth Arrow [1987] lui-même reconnaît quela rationalité n'est pas une propriété de l'individu isolé car elle tire non seulement sa force, mais sa signification même du contexte social dans lequel elle est ancrée. Plus récemment, Arrow [1998] a avancé l'idée que porter une attention plus soutenue à la structure sociale de l'économie pourrait révéler un principe général selon lequel les croyances et préférences peuvent êtres le produit d'interactions sociales non médiatisées par les prix et les marchés. Ce constat fait partie de l'une des multiples réflexions qui animent un débat initié depuis maintenant une quinzaine d'années, celui de l'"encastrement" (embeddedness) des échanges économiques au sein de structures sociales formelles et informelles[1]. Derrière ce concept englobant d'encastrement se cachent néanmoins des réalités plurielles qui ne doivent pas être confondues. Face à l'hétérogénéité des travaux portant sur ce thème, notre attention s'est portée sur la contribution de Mark Granovetter dont la thèse peut être énoncée simplement comme suit: l'action économique est "modelée et contrainte par la structure de relations sociales dans lesquelles tout acteur économique réel est inscrit" (Granovetter, [1994, p. 81]). Cette thèse prend comme point de départ une double critique: d'une part, la remise en cause du marché et de la société de marchéappréhendée comme un système institutionnel spécifique, et d'autre part, la critique de la théorisation et de la représentation du marché dans la théorie économique, et plus particulièrement dans la vision néoclassique et walrassienne. Rapportée aux réseaux de relations sociales, la notion d'encastrement doit permettre, selon Granovetter, d'offrir une représentation plus convaincante de la réalité des marchés. Chose qu'il réussit selon nous en mettant en évidence, de manière novatrice, le soubassement social de l'échange marchand. Afin de justifier cette intuition, l'objectif de ce texte est de caractériser les modalités (sources, mécanismes et résultats) de cet encastrement tout en démontrant en quoi et pourquoi la mise en perspective du soubassement social de l'échange marchand proposée par Granovetter mérite une attention des plus soutenues concernant l'analyse des marchés. Encastrement / Désencastrement polanyien C'est à Karl Polanyi que l'on doit l'introduction du terme d'encastrement dans le champ économique. Se proposant d'expliciter l'évolution des rapports entre les formes économiques et l'état de la société dans le temps et dans l'espace, Polanyi examine les institutions concrètes qui structurent les économies empiriques. Cette quête a pour effet de lancer un défi connu sous le nom d'encastrement, métaphor[2] consistant à intégrer les faits économiques à l'intérieur des faits sociaux[3]. Promenant son regard sur plus de trois millénaires d'histoire, Polanyi expose le passage de sociétés, au sein desquelles le système économique n'est qu'accessoire, quasi-insignifiant, vers une société autorégulée par l'échange marchand. Le cadre conceptuel élaboré montre que dans les sociétés préindustrielles, le système économique n'apparaît être qu'une simple fonction de l'organisation sociale. Ces sociétés, non réglées par le marché, sont intégrées selon différentes formes institutionnelles[4]. D'après Polanyi, l'échange marchand n'est en fait resté jusqu'au 19e siècle "qu'un trait secondaire de la vie économique" (Polanyi, [1983, p. 72]), le système économique étant submergé et absorbédans les relations sociales. Or, pour que l'échange marchand ait un effet intégratif sur la société, il est nécessaire que la structure institutionnelle soit le marché autorégulateur. C'est au mécanisme des prix que revient la tâche d'assurer l'ordre dans la production et dans la distribution des biens. Dans cette perspective, la relation entre l'échange marchand et les institutions le supportant impose de liquider les règles sociales et les institutions qui contraignent la définition de tout produit comme marchandise. Dans ce modèle institutionnel, les relations sociales passent sous le diktat des forces économiques et la sphère de l'économie se sépare et se différencie de la société, qui devient soumise au marché, "un appendice du système économique" (Polanyi, [1983, p. 111]). Remise en cause de la thèse de désencastrement Alors qu'une bonne part du projet polanyien se fonde sur la reconnaissance d'une coupure forte entre la non-modernité et la modernité, qui tenterait d'instituer une autonomie (utopique?) des relations économiques, Granovetter, au contraire, dénonce le caractère excessif et radical de cette thèse. Concevant les choses d'une manière moins tranchée, l'encastrement des actions économiques au sein de relations sociales aurait été, en fait, moins élevé dans les sociétés primitives que ne l'affirme la positiond'"encastrement fort" de Polanyi[5], quant à l'aspect radical du changement, celui-ci aurait été de moindre importance (Granovetter, [1985, p. 482-483])[6]. Dans cette perspective, il devient, conformément à l'approche économique orthodoxe, inutile de chercher un impact quelconque de la transition vers la modernité sur le niveau d'encastrement, de voir une nette fracture entre la structure institutionnelle des anciennes et nouvelles sociétés. Toutefois, faisant valoir sa différence avec la position d'"encastrement faible" de la théorie économique conventionnelle, Granovetter soutient que l'encastrement des comportements économiques au sein de relations sociales a toujours été plus substantiel et demeure, au sein des sociétés contemporaines, une donnée irrésistible car il en assure le fonctionnement. Se situant de plein pied dans les sociétés contemporaines, notre auteur franchit donc le pas de prolonger la thèse de l'encastrement au-delà de la période pré-capitaliste retenue par Polanyi. Si la révolution industrielle n'a pas créé le marché autorégulé présupposé par Polanyi et si celui-ci ne constitue pas une sphère d'activité autonome, un vide social, et si par conséquent les relations marchandes demeurent encastrées dans le social, comment Granovetter parvient-il à caractériser cet encastrement social puisqu'il dépasse tout cadre historique déterminé? En d'autres termes, comment précise-t-il les modalités actuelles de cet encastrement? Encastrements relationnel et structural des échanges marchands Le souci théorique majeur de Granovetter est d'éviter l'atomisation des actions et décisions individuelles de la représentation walrassienne du marché. Pour ce faire, il se positionne à un niveau théorique intermédiaire entre deux cas polaires qu'il nomme "sous et sursocialisées"(Granovetter, [1985, p. 483-487]). La vision sous-socialisée de l'action est stigmatisée par un être égoïste, autonome, guidé par la seule recherche de son intérêt personnel. L'action de cet être générique est atomisée: disposant de moyens supposés rares, il doit parvenir à les combiner avec habileté afin de les utiliser pour en tirer un avantage maximal. Ce comportement type suppose de la compétition entre les acteurs et ce faisant un lieu où se joue cette concurrence. Ce lieu considéré comme un idéal est précisément le marché autorégulateur au sein duquel le prix contient généralement l'information nécessaire permettant de prendre des décisions efficientes. La condition nécessaire et suffisante pour que ce marché de concurrence pure et parfaite soit effectif est "la loi de l'indifférence" [Jevons, 1931], c'est à dire l'impersonnalisation de l'échange[7]. Granovetter [2002, p. 39] s'érige contre cette représentation sous-socialisée qui conduit "à une conception néo- hobbesienne des relations du marché comme désagréables, brutales et éphémères". En demeurant fidèle à une inspiration parétienne selon laquelle l'originalité du cadre social ne pourrait être appréhendée qu'au niveau de l'aspect "non logique" des systèmes d'actions, selon la conception sursocialisée, les acteurs suivraient mécaniquement, via un processus de socialisation et d'intériorisation des schémas comportementaux, ce que leur dictent des forces externes (valeurs, normes et coutumes), qui s'imposeraient par consensus, indépendamment de toute référence à un quelconque choix rationnel. Dans les faits, le grand écart opéré par les conceptions sous- et sursocialiséesconvergent ironiquementvers une représentation de l'action et de la décision économique atomisée, faisant l'impasse sur les relations sociales réellement existantes[8]. Ces deux cas extrêmes, où les relations sociales courantes n'affectent guère l'action et la décision des acteurs n'ont, de l'aveu même de Granovetter [1993, p. 106], que peu de choses à nous apprendre sur le fonctionnement actuel de la vie économique. Récusant les dualismes cristallisés au sein des visions sous- et sur-socialisées, Granovetter [1985, p. 487] affirme que "les acteurs ne se comportent pas, et ne prennent pas leurs décisions, comme des atomes, indépendants de tout contexte social, pas plus qu'ils ne suivent docilement un scénario, écrit pour eux et qui serait fonction de l'ensemble des catégories sociales auxquelles ils appartiennent". La posture choisie par notre auteur afin d'éviter ce piège conceptuel et théorique est de se positionner à un niveau "intermédiaire", "à mi-chemin" entre elles. Moins mécanique que les approches sous et sur-socialisées, mais aussi plus ardue, la thèse de l'encastrement "modérée" de Granovetter s'intéresse à la façon dont "les actions (que les acteurs) entreprennent pour atteindre un objectif sont encastrées dans des systèmes concrets, continus de relations sociales" (Granovetter, [1985, p. 487]) qu'il convient d'identifier et d'analyser[9]. La conséquence théorique centrale de la (re)définition de l'encastrement en terme de tissu de relations sociales est alors de ne plus prendre comme point de départ de l'analyse l'agent isolé mais les interactions entre ces agents pris dans un contexte social plus large. Ce contexte renvoie au réseau de relations sociales[10]. La conséquence empirique majeure est quant à elle que la réalité des marchés ne correspond pas à la représentation atomisée offerte par la figure de la concurrence pure et parfaite[11]. Ce qu'est la réalité de la vie économique doit être bien plus qu'un simple aller-retour anonyme sur la scène marchande car le contexte social s'entrelace autour des actions et des transactions économiques: les agents économiques peuvent entretenir des relations sociales plus ou moins durables, diverses et variées (clients fidèles, amis, appartenance au même club, à la même communauté ethnique, etc.) et se connaître plus ou moins intimement. Si tel en est le cas, le contexte social où s'inscrit l'échange marchand devient fondamental pour d'objectiver la réalité économique car il permet de relier cet échange à son cadre sociétal. Ce contexte recouvre d'une part, les opportunités et les contraintes associées aux relations sociales bilatérales des agents et d'autre part, les opportunités et les contraintes que fait peser sur eux l'architecture des réseaux à l'intérieur desquels ils réalisent leurs transactions. Ce sont ici les deux faces de la notion d'encastrement qui se dégagent, sa dimension relationnelle et sa dimension structurale. L'encastrement relationnel d'un acteur renvoie à l'influence directe qu'exercent les relations bilatérales qu'il a développées dans le temps au travers de ses interactions répétées avec d'autres. Cette influence se diffuse notamment au niveau des attentes qui se développent entre les agents économiques[12]. Le travail d'Alan Kirman [2001] sur le marché marseillais du poisson révèle par exemple que la fidélité des acheteurs envers leurs vendeurs constitue une caractéristique forte de ce marché. Bien que cette forme d'encastrement permet d'éviter l'atomisation des acteurs, elle risque cependant de mener à une "atomisation dyadique" [1990, p. 101], sorte de réductionnisme qui consiste à s'intéresser aux relations entre deux acteurs, à un niveau bilatéral, sans porter de regard sur la manière dont ces relations sont elles-mêmes encastrées dans des structures d'ordre supérieur. Ce qui est crucial pour l'analyse des marchés est de parvenir à replonger les relations bilatérales à l'intérieur des réseaux au sein desquels les acteurs sont situés. L'encastrement structural le permet. Celui-ci met en évidence l'existence de "contacts dyadiques mutuels (...) connectés à d'autres" (Granovetter, [1992, p. 35]), ce qui signifie que "l'action et les résultats économiques, comme toute action et résultats, sont affectés par les relations dyadiques (par paires) et par la structure d'ensemble du réseau de relations" [1992, p. 35]. Ainsi prétendre analyser une relation d'échange bilatérale sans saisir comment elle est elle-même encastrée dans un ensemble plus étendu de relations ne nous donne pas la pleine imaged'une relation d'échange bilatérale, et ce faisant ne nous éloigne guère des approches sous et sur-socialisées car, dans ce cas, "l'atomisation, loin d'avoir été supprimée, (est) simplement transférée au niveau de la dyade" (Granovetter, [1985, p. 487]). Il devient dès lors crucial de comprendre, comment cette relation est encastrée dans un plus vaste réseau de relations. Ainsi d'après Granovetter [1993, p. 26]: "nous avons besoin d'une inspection rigoureuse de la configuration exacte des relations sociales sur un marché avant que nous puissions comprendre la nature dyadique des liens". Ce qui est consubstantiel tant à l'encastrement relationnel que structural est l'inscription temporelle des relations sociales des agents. Il importe en effet d'éviter tout réductionnisme temporel qui considère les relations et les structures de ces relations comme si elles n'avaient pas d'histoire [Kirman, 1999a, 1999b]. Notre propre expérience nous prouve que dans nos relations courantes, nous ne considérons pas chaque situation comme radicalement nouvelle car nous avons toujours en nous "l'ensemble de toutes les interactions passées" (Granovetter, [1990b, p. 99])[13]. Les asymétries d'Informations au coeur des interactions du marché: encastrement et "Lemon principle" Pour illustrer la pertinence de la thèse d'encastrement social des relations marchandes, finissons par un exemple bien connu des économistes: le problème du "lemon principle". Celui-ci survient lorsqu'il y a inobservabilité d'une caractéristique inaltérable d'un bien ou service échangé par l'un des partenaires. Dans ce cas, le prix n'est plus un parfait signal de la valeur du bien puisque pour un prix identique, il est tout à fait possible d'obtenir des biens de qualités différentes. Le prix Nobel d'Économie 2001 - avec Stiglitz et Spence - George A. Akerlof [1984] a mis en évidence ce problème de prise de décision dans un large éventail de contextes comme le marché des voitures d'occasion (acheter ou non une voiture d'occasion) ou l'assurance (accepter ou non d'assurer un individu) en situation d'asymétrie d'informations (les vendeurs connaissent mieux que les acheteurs l'état du véhicule, l'assuré mieux que l'assureur l'état de santé de l'assuré). Dans ces cas de figure spécifiques mais dont le degré de généralité est élevé le marché ne permet plus d'aboutir aux résultats usuels de la théorie économique conventionnelle, en termes d'optimalité ou même d'efficacité. Considérons l'exemple du marché des voitures d'occasion. Si les acheteurs ne peuvent observer que de manière imparfaite la qualité des voitures qu'ils désirent acquérir, les vendeurs ont alors tout intérêt à surestimer la qualité des voitures afin de vendre au prix le plus élevé possible. Les acheteurs ne peuvent donc ni avoir confiance dans les déclarations du vendeur concernant la qualité du bien qu'il vend ni en déduire qu'un prix élevé signifie que le bien est de qualité. En conséquence les vendeurs de voitures de bonne qualité qui valent effectivement un prix élevé peuvent être dans l'impossibilité de vendre leur véhicule à leur véritable prix dans la mesure où les acheteurs son suspicieux quant à la qualité des biens qu'ils vendent. Une conclusion fondamentale du travail d'Akerlof consiste à démontrer que sur ce marché, le volume d'échange sera inférieur à ce qu'il aurait été si les informations avaient été distribuées d'une manière symétrique. Ce marché peut même ne plus exister du tout alors que des vendeurs et des acheteurs existent et seraient prêts à effectuer des transactions. Le marché fait donc problème puisque le mécanisme des prix ne suffit plus à fournir l'information pertinente pour les différents acteurs. Les prix ne peuvent plus jouer leur rôle régulateur supposé par la représentation walrassienne du marché que pour autant qu'aient été préalablement déterminées les qualités des biens soumis à l'échange, ce qui suppose de fortes institutions. Les conséquences sont d'une part néfastes pour les acheteurs mais aussi pour les "bons" vendeurs qui disposent de produits de bonne qualité et qui ne peuvent le signaler gratuitement de manière crédible. La réalité de la vie économique fait que ce cas figure est loin d'être l'exception, il est la règle. Or, si les acheteurs sont conduits à s'interroger sur le comportement des offreurs, comment parviennent-ils alors à connaître la qualité effective leur permettant d'échanger? Comment rendre possible l'action rationnelle au sein d'un tel environnement incertain?Les travaux de la théorie des jeux révèlent que dans une telle situation connue sous l'appellation de "dilemme du prisonnier" les agents sont soit amenés à prendre des décisions individuellement rationnelles mais collectivement sous-optimales. Ce dilemme illustre "en modèle réduit, et saisit avec une netteté remarquable la question (...) à savoir comment la coopération émerge t-elle entre des individus égoïstes?" (Cordonnier, [1997, p. 61]). En situation d'interaction, les acteurs peuvent adopter deux types de comportements: un comportement coopératif ou un comportement non coopératif. Rappelons le jeu. Un magistrat tient deux suspects ayant commis un vol à main armée mais ne dispose d'aucune preuve solide pour inculper l'un des deux. Il choisit donc de convoquer les deux malfrats pour obtenir leurs aveux. Cette stratégie a pour but de faire inculper l'un d'eux (imaginons pour une peine de vingt années de prison), si elle échoue, les deux hommes ne seront poursuivis que pour simple détention d'armes à feu (six mois de prison). Cette peine eu égard à celle que l'un encourt pour meurtre peut être considérée, si nous nous situons du point de vue des deux hommes, comme une récompense Rde leur coopération mutuelle (de ne pas avouer). Si les deux hommes avouent, le magistrat leur promet une peine de deux années de prison pour attaque à main armée. Toujours du point de vue des deux malfrats, nous pouvons l'interpréter comme une perte P de leur non coopération mutuelle. Par contre si l'un avoue il sera relaxé. En trahissant son complice, il obtient une prime T par rapport à l'autre homme qui sera jugé coupable de meurtre (pour lui cela équivaut à une sur-perte S). Après avoir pris connaissance de ces alternatives, les deux hommes sont placés isolément dans deux cellules où ils ne peuvent communiquer. Deux attitudes sont alors possibles, une coopérative qui consiste à ne pas avouer et une non coopérative, avouer. En fonction des peines de prison encourues, les deux hommes établissent une hiérarchie des gains, celle-ci prend la forme suivante: T > R > P > S. Il y a effectivement dilemme pour trois raisons: chacun à intérêt à trahir l'autre, puisque les gains de la trahison sont supérieurs à la récompense (T > R); la coopération mutuelle est préférable à la non coopération mutuelle car la récompense est supérieure à la perte (R > P); la non coopération mutuelle apporte plus par rapport à la sur-perte obtenue lorsque l'un est trahi (P > S). Un tel jeu conduit donc nécessairement à des attitudes non coopératives si chaque joueur choisit de faire valoir ses propres intérêts, ce qui correspond à la non coopération mutuelle. Pourtant et heureusementpour nous, les situations présentées par la théorie des jeux se vérifient peu dans l'expérience. Les agents parviennent tant bien que mal à coordonner leurs actions, à s'entendre, à engendrer des stratégies mutuellement avantageuses. La raison en est que, dans la réalité tant les rencontres que les échanges marchands, ne se font pas dans un vide social mais en contexte. C'est précisément à ce niveau que la thèse de l'encastrement permet de proposer une alternative théorique qui repose sur l'identification du réseau de relations sociales qui relient les intervenants sur le marché. Apparaissent dans cette perspective les relations directes entre échangistes. Une étude assez récente [DiMaggio et Louch, 1998] démontre dans cette perspective que plus de la moitié des consommateurs américains, confrontés au "Lemon principle", passent par des relations amicales pour acheter des voitures d'occasion à un particulier[14]. Deux canaux par lesquels de telles relations influent sur l'acte d'échange, en réduisant l'incertitude qui lui est associée, sont distingués. Tout d'abord, les acteurs peuvent mobiliser leurs relations sociales afin d'identifier et évaluer les vendeurs potentiels avec qui ils n'ont aucune relation étroite, ce que DiMaggio et Louch nomment "recherche encastrée" (search embeddedness)[15]. C'est un tel processus de recherche encastré que Lucien Karpik [1989] met en évidence dans son étude sur les relations économiques entre les avocats et leurs clients. La relation économique est ici encastrée au sein de ce qu'il nomme les "réseaux-échanges" et les "réseaux-producteurs". Les "réseauxéchanges" sont formés de relations interpersonnelles tissées tant par l'avocat, qui tente de canaliser une clientèle, que par le justiciable qui recherche un professionnel du droit pour défendre sa cause. Les "réseaux-producteurs" quant à eux parcourent l'ensemble de la profession et reposent sur un ensemble extensif de relations interpersonnelles (amicales, associatives, politiques, etc.) qui pourvoient des informations sur le "prix juste", produisent des normes, des règles informelles concernant les pratiques d'honoraires typiques. Selon Karpik [1989, p. 197], ces "réseaux définissent une forme d'échange économique qui ne peut fonctionner que par la relation sociale", par le jugement. L'autre canal repéré par DiMaggio et Louch consiste pour un consommateur à choisir les vendeurs avec qui ils possèdent des liens non économiques préalables à la transaction, méthode dénommée "recherche encastrée dans le réseau" (within network embeddedness)[16]. Si le travail des deux auteurs met bien en lumière le rôle des réseaux de relations interpersonnelles lorsque les biens (voitures d'occasion / voitures neuves) posent des problèmes de définition du rapport prix / qualité, il éclaire surtout le fait que ces réseaux sont utilisés de manière ascensionnelle avec l'accroissement de l'incertitude. Tandis que celle-ci est faible dans le cas de véhicules neufs du fait de la garantie des constructeurs, elle devient bien plus forte lorsqu'une automobile est vendue par un particulier. En effet, 26,6% des consommateurs américains passent par des relations amicales pour acheter des voitures neuves, 32,8% pour un achat à un professionnel et 52,4% pour l'achat de voitures d'occasion à un particulier (DiMaggio et Louch, [1998, p. 622]). Ainsi, puisque les prix ne peuvent jouer leur rôle régulateur que pour autant qu'aient été préalablement déterminées les qualités des biens soumis à l'échange, les réseaux de relations sociales peuvent être considérés comme des institutions visant à réduire l'incertitude associée à l'échange marchand. Conclusion Notre travail suggère qu'une intégration des cadres relationnels dans l'explication des échanges marchands tend à offrir une image des acteurs qui est à mille lieux de se conformer à l'idiot social raillé par Amartya Sen [1987]. Ce comportement type où autrui ne serait qu'une donnée exogène laisse place à "la connexion indissoluble de l'acteur avec son cadre social" (Beckert, [2000, p. 3]), à son encastrement au sein de systèmes concrets et continus de relations sociales. Loin d'être atomisés, les acteurs entretiennent des relations personnelles, tissent des liens d'amitié, et de fidélités suffisamment récurrents entre eux pour voir émerger une structure relationnelle ou viennent s'encastrer les échanges économiques. Cette mise en évidence permet donc de rompre avec l'image de l'homo-oeconomicus puisque les relations personnelles interviennent dans le fonctionnement des échanges économiques, dans le processus de construction de la sphère marchande [Plociniczak, 2003] ou, pour le dire différemment, puisque la participation au marché ne détruit pas les relations sociales. Si la sphère de l'économie, pour autant qu'elle se soit plus ou moins autonomisée, est partie prenante du système social, consubstantielle, alors en aucun cas l'encastrement des relations marchandes au sein des relations sociales ne doit être considéré comme un vestige du passé. Plus fondamentalement, si la société ne débute pas avec la personnalisation des relations [Simmel, 1950] et la réalité économique des échanges marchands avec le primat du lien entre les choses [Marx, 1867, Livre 1; Simmel, 1900] au détriment des liens entre les personnes, alors force est de reconnaître qu'ainsi formulé "le social" se trouve bien présent, là où tout économiste néoclassique ne peut (veut?) se l'imaginer: au sein des relations marchandes [Plociniczak, 2003a, 2003b], les réseaux de relations sociales pénétrant de manière irrégulière, et à des degrés divers, les différents secteurs de la vie économique (Granovetter, [1985, p. 491]). Dans cette perspective donc, ce que Granovetter veut spécifier sous l'appellation d'encastrement, est que l'organisation des marchés (Guesnerie, 1996) est fondamentalement affectée par les réseaux de relations sociales rarement pris en considération dans les arguments économiques[17]. Certes, le concept d'encastrement granovetterien peut aisément être complètement vide. Il est ainsi facile de n'en faire qu'une tautologie, un concept qui explique tout (Granovetter, [1995, p. 20]). Néanmoins, ce concept constitue un outil théorique à haute qualité heuristique permettant de penser les faits et les institutions économiques. Il n'est qu'un point de départ, une sorte de suggestion pour un programme de recherche, une recherche qui a affaire avec la complexité des interactions entre les agents économiques (Kirman, [1999a, 1999b]). Malgré cela, avec ses dimensions relationnelles, structurales, et temporelles, la thèse de l'encastrement social des relations marchandes offre l'avantage de définir précisément les éléments empiriques par lesquels ces relations sont rattachées à l'ensemble social. Pour finir, signalons qu'en tant qu'économiste, nous avons délibérément puisé dans la littérature sociologique pour construire les arguments de notre travail. En essayant de mettre les travaux sociologiques dans le champ des travaux économiques, nous nous sommes efforcés de montrer comment il est possible et souhaitable de traiter sociologiquement des faits économiques et plus spécifiquement du fait économique par excellence: le marché. Comme le note Akerlof[1984, p. 36]: "les frontières qui séparent la sociologie et l'économie sont loin d'être claires; [or] si des modèles économiques permettent d'expliquer des phénomènes sociologiques, alors de même le processus inverse peut se produire et des modèles sociologiques peuvent décrire des phénomènes économiques". En inscrivant notre travail dans la perspective de la Nouvelle sociologie économique, nous sommes convaincus que nombres d'économistes gagneraient à collaborer avec les sociologues, pour comprendre la réalité non telle qu'elle devrait être mais qu'elle est effectivement. Ce n'est en effet pas en prétendant isoler les faits économiques de l'ensemble des faits sociaux que l'économiste sera le mieux à même de les étudier... Il nous faut alors se donner la peine, lorsque nous étudions les marchés, d'examiner les formes concrètes prises par les relations qui mettent en contact les agents économiques. Sébastien Plociniczak Notes: 1.- Couramment traduit par "encastrement", l'embeddedness trouve d'autres synonymes, citons par exemple enchâssement, enchevêtrement, enclavement, insertion, immersion, etc. Un dialogue avec Mark Granovetter nous a permis de découvrir néanmoins que la traduction la plus appropriée du terme est "en lité". Nous nous en tenons cependant à la traduction d'encastrement car celle-ci est la plus répandue dans la littérature. C'est notamment celle-ci qui est utilisée par Isabelle This-Saint Jean dans l'ouvrage Le Marché autrement. Les réseaux dans l'économie (2000), traduisant en français certains des textes fondateurs de Granovetter. 2.- Fred Block ([2001, p. 24 note X]) suggère que ce serait de ses lectures sur l'industrie minière anglaise que Polanyi aurait tiré la métaphore de l'encastrement. 3.- Et ce, afin d'étudier et de comprendre les institutions concrètement comme des objets multidéterminés pouvant contenir simultanément des processus sociaux variés (Polanyi, [1977, p. XlViiXIviii]). 4.- La réciprocité, la redistribution, l'administration domestique. 5.- La position d'encastrement fort signifie que l'analyse économique contemporaine ne peut comprendre le comportement pré-capitalistique du fait de la submersion complète des motifs économiques au sein de motifs non économiques (Granovetter, [1992, p. 27-28]). 6.- Si l'on analyse en détail les structures sociales des sociétés étudiées par Polanyi, on s'aperçoit qu'il "existe (...) des sociétés préindustrielles dans lesquelles les individus sont aussi obsédés par les gains monétaires que dans les sociétés plus capitalistes (...). A l'inverse, l'étude des sociétés capitalistes montre que l'action économique n'y est pas 'désencastrée', comme le pensait Polanyi. Plutôt, les actions économiques sont encastrées de différentes manières" (Swedberg et Granovetter [1992, p. 10]). 7.- Albert Hirschman illustre parfaitement cette idée d'atomisation sociale: "Un grand nombre d'acheteurs et de vendeurs preneurs de prix anonymes disposent d'une information parfaite (...) fonctionnent sans aucun contact humain ou social prolongé entre les parties qui échangent. Sous la concurrence parfaite il n'y a aucune place pour le marchandage, la négociation, la contestation ou l'ajustement mutuel et les divers opérateurs qui contractent ensemble n'ont pas besoin d'entretenir de relations récurrentes ou continues entre eux, qui finalement les mèneraient à bien se connaître les uns les autres" (Hirschman, [1986, p. 123]). Cette idée est ancienne et trouve, de manière éclairante, ses prémisses dans un passage de La Richesse des Nations où Adam Smith [1991, p. 205206] dénonce les liens interpersonnels qui unissent les intervenants sur le marché car il y voit un frein à la concurrence pure et parfaite. 8.- Alors que dans le premier cas, les acteurs poursuivent un objectif unique, la maximisation de leur intérêt personnel, dans le second, les schémas comportementaux sont si fortement intériorisés, que les acteurs négligent de fait toute influence directe des relations sociales réellement existantesentre les acteurs. 9.- Comme le fait remarquer Philippe Steiner [2002, p. 33], la posture choisie, si elle apparaît incontestablement séduisante est "une situation difficile [à tenir] puisqu'il n'est pas aisée de tenir une voie moyenne entre des positions tranchées, sans tomber dans un éclectisme d'assez mauvais aloi. (Néanmoins) il échappe à ce risque en rapportant l'encastrement des actions économiques aux réseaux de relations de l'acteur". 10.- Le réseaux correspond à un "ensemble régulier de contacts ou de relations sociales continues (qu'entretiennent tous les) individus ou groupes d'individus" (Swedberg et Granovetter, [1994, p. 121]). 11.- Si Adam Smith lui-même dénonçait l'influence des relations sociales sur le niveau des prix du marché c'est qu'il reconnaissaitsans doute que la conception qu'il proposait des marchés concurrentiels était incompatible avec un monde dans lequel les acteurs économiques se connaissent suffisamment entre eux pour s'entendre. 12.- Ces agents ont habituellement une histoire particulière dans une relation, "ils ont affaire l'un à l'autre dans des voies qui sont conditionnées par l'histoire spécifique de leur interaction. Une structure d'espérances mutuelles émerge, qui définit ce que sont les espérances dans cette relation particulière" (Granovetter, [1990, p. 101]). 13.- Ainsi même "si nous n'avons pas été en contact avec un individu depuis de nombreuses années, lorsque nous le retrouvons, notre relation ne repart pas à zéro, mais d'un certain nombre de connaissances et de sentiments communs, hérités du passé" (Granovetter, [1990b, p. 99]). 14.- Selon DiMaggio et Louch [1998, p. 623]: "les relations interpersonnelles jouent un rôle crucial dans beaucoup de décisions de consommations - non seulement dans le processus de recherche, mais aussi dans le choix des partenaires d'affaires". 15.- Un acheteur potentiel peut, par exemple, demander à ses amis et connaissances s'ils ont déjà acheté un bien ou service auprès de tel ou tel vendeur susceptible de répondre à sa demande. Les relations sociales activées lors de ce processus de recherche encastrée permettent d'accroître la quantité d'information disponible que le client prend en compte au sujet du produit ou du service qu'il souhaite acheter, révèle l'identité des partenaires potentiels et ce faisant, les performances antérieures de chacun. 16.- La mobilisation de telles relations sociales durables peut tendre à réduire les possibles agissements opportunistes du vendeur qui peut être peu enclin à compromettre la relation qui l'unit à l'acheteur. La relation peut être directe dans le cas où le vendeur est un vieil ami qui valorise l'amitié, ou indirecte, lorsque le vendeur est le parent d'un conjoint, pour qui la vente d'une voiture, surévaluée ou défectueuse pourrait faire encourir des représailles familiales. 17.- Il est néanmoins possible de se reporter à Montgomery [1992]; Kirman [1999a, 1999b, 2001]; Rauch et Casella [2001]. 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