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Automne 2003 - Vol.05, No.04
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Sommaire
Dossier thématique
Tribus et réseaux: nouveaux modes de communication et de relation
Sous la direction de Sandrine Basilico
Editorial
Tribus et réseaux: nouveaux modes de communication et de relation
Par Sandrine Basilico
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Article
L'internet comme cerveau mondial
Par Roger Bautier
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Utilisation des NTIC dans les entreprises: au-delà des usages professionnels
Par Sami Zlitni
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Le vote électronique par Internet: du déplacement du rituel électoral à la perte de la
symbolique républicaine
Par Christine Chevret
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Communautés virtuelles et sociabilité en réseaux: pour une redéfinition du lien social dans les
environnements virtuels
Par Jean-François Marcotte
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E-critures: co-constitution d'un dispositif technique, d'un champ et d'une communauté
Par Evelyne Broudoux et Serge Bouchardon
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Réseau: technologie de l'esprit et néo-militantisme
Par Eytan Ellenberg
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Femme camerounaise cherche mari blanc: le Net entre eldorado et outil de reproduction
Par Hugues Draelants et Olive Tatio Sah
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Les communautés gays brésiliennes dans le cyberespace
Par Gisele Marchiori Nussbaumer
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Les performances du divin sur Internet: Us et abus de l'universalisation du culte des orixas
Par Sylvie Chiousse
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Pour une sociologie des réseaux
Par Sandrine Basilico
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L'espace-temps sociologique de la "proximité électronique"
Par Abdelkarim Fourati
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Entretien
Du local au global: "La perpignolade: un concept local" - Entretien avec le professeur Robert
Marty
Par Martine Arino
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Hors thème
Article
Le postmoderne, tache aveugle de la postmodernité? Ou l'énonciation épistémique d'un métadiscours performatif libéral
Par Yves Couturier et Sébastien Carrier
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À la croisée des démarches: Socio-anthropologie et sociologie de la vie quotidienne
Par Cédric Frétigné
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L'échange marchand réenchanté: du marché autorégulé aux marchés encastrés
Par Sébastien Plociniczak
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Revue internationale de sociologie et de sciences sociales Esprit critique - Tous droits réservés
Automne 2003 - Vol.05, No.04
Dossier thématique
Editorial
Tribus et réseaux: nouveaux modes de communication et de relation
Par Sandrine Basilico
Au carrefour de nouveaux supports de communication - réseaux informatiques notamment,
les technologies de l'information et de la communication (TIC), témoignent de l'intérêt croissant
accordé à la notion d'information. Elles favorisent de nouveaux usages, élargissent notre
appartenance au monde et en augmentent notre capacité d'appréhension et de maîtrise.
Pour les optimistes, les changements profonds qui affectent notre société par le biais des TIC,
nous permettraient d'accéder à une société plus égalitaire, plus prospère et plus démocratique.
Témoin, le sommet Mondial de la Société de l'Information (SMSI) organisé par les Nations Unies,
qui regroupera les acteurs de la société civile, les entreprises et les ONG se déroulera entre 2003 et
2005 et aura pour but de réfléchir sur les défis et les possibilités liées aux TIC. Il mettra, entre
autres, l'accent sur la disparité des moyens de communication, en particulier des TIC.
Le sommet révèle l'intérêt de réfléchir aux enjeux géopolitiques de la communication, et de
passer d'une idéologie des systèmes d'information à une problématique de la communication,
d'admettre que le problème principal, dans ce secteur, n'est pas la production et la diffusion d'un
nombre croissant d'informations de toutes natures, mais plutôt de reconnaître enfin que ces
industries gèrent (et génèrent) des visions du monde[1].
Il s'agira aussi de définir, espérons-nous, la société de l'information et les communautés
virtuelles - termes fourre-tout - dont l'absence de définition témoigne de l'absence de distance.
Face à l'importance socioéconomique et géopolitique que revêtent désormais les TIC, face
aux enjeux qu'elles représentent dans la construction de la société de demain, le sociologue est en
devoir de se poser la question de la consistance sociologique et de l'ampleur du rôle que peuvent
jouer les diverses communautés qui composent désormais la "communication-monde"[2].
Les réseaux numériques ont en effet un rôle politiquement vital car ils peuvent jouer dans la
dynamique de développement des forces sociales du changement. La mise à disposition auprès des
acteurs sociaux de moyens techniques permettant l'invention de modes nouveaux de résistance
culturelle, l'expression de formes possibles de solidarité citoyenne pouvant émerger précisément à
partir d'une utilisation judicieuse de ces réseaux d'échange planétaire d'information.
Du "chat" au vote électronique, en passant par le néo-militantisme, les TIC induisent une
nouvelle proxémie, pourrait-on dire, ou proximité électronique dans laquelle les données spatiotemporelles changent de forme. Elles favorisent l'appartenance à de multiples et nouveaux réseaux,
ce que Michel Maffesoli a rapproché de la tribu, soulignant la dimension communautaire et la
saturation de l'individuation et de l'identité. Elles constituent un véritable cerveau mondial, aux
enjeux politiques et épistémologiques indéniables. Une évolution qui n'est pas sans poser en termes
nouveaux la question de la citoyenneté.
Vraies communautés ou simulacres de communautés? Ce qui est certain, c'est que, conforté
par le développement technologique, le sentiment d'appartenance tribal se double d'une interactivité
croissante, s'acheminant vers un nouveau "village global", selon une expression bien connue
empruntée à M. McLuhan[3]. Une multitude de villages s'entrecroisent donc, s'opposent,
s'entraident, tout en restant eux-mêmes.
Dans cette perspective, ce numéro d'Esprit critique pose un regard à la fois pragmatique et
théorique sur certaines de ces nouvelles tribus.
Il présente aussi pour la première fois, un entretien opératoire avec un chercheur de renom.
Sandrine Basilico
Notes:
1.- Pour plus d'information sur le SMSI, consulter le site www.wsisgeneva2003.org.
2.- Terme forgé par A.Mattelrat dans La communication-monde. Histoire des idées et des
stratégies, Paris, La Découverte, 1991 en référence à McLuhan qui prophétisait l'avènement d'un
village global face au développement de nouveaux médias. Selon A.Mattelart, c'est d'avantage à la
naissance d'une communication-monde à laquelle on assiste avec ses réseaux, ses centres et ses
périphéries.
3.- M. McLuhan, Pour comprendre les médias, Paris, Seuil, 1972.
Notice:
Basilico, Sandrine. "Tribus et réseaux: nouveaux modes de communication et de relation", Esprit
critique, Automne 2003, Vol.05, No.04, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet:
http://www.espritcritique.org
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Automne 2003 - Vol.05, No.04
Dossier thématique
Article
L'internet comme cerveau mondial
Par Roger Bautier
Résumé:
L'article analyse les différents courants de pensée qui, à partir de Teilhard de Chardin, envisagent
les moyens de communication et, particulièrement, l'internet comme des outils de réalisation d'une
noosphère, dans la perspective de l'établissement d'un cerveau mondial. Il se donne le double
objectif de montrer leurs caractéristiques les plus importantes et d'attirer l'attention sur leurs
implications épistémologiques et politiques.
Auteur:
Roger Bautier est professeur de sciences de l'information et de la communication à l'Université
Paris 13 et membre du Labsic (Laboratoire des sciences de l'information et de la communication).
Il a publié, avec Élisabeth Cazenave, Les origines d'une conception moderne de la communication,
Presses Universitaires de Grenoble, 2000.
En 1868, dans un discours devant le Corps législatif, Adolphe Thiers montrait que les
exigences en matière d'information s'étaient accrues fortement en quelques décennies et qu'elles
correspondaient à un désir irrésistible de tout savoir et de savoir rapidement (Thiers, 1868).
L'extension des lignes télégraphiques lui semblait illustrer un mouvement concernant, en fait,
l'ensemble de la planète: "(...) à la ressemblance de l'homme, dont le corps parsemé de filets
nerveux lui apporte la notion de toutes les choses extérieures, de l'homme doué ainsi d'une
sensibilité révélatrice répandue sur toute sa personne, notre planète va devenir une sorte d'être
animé, ayant la sensation de tout ce qui se passe à sa surface, avec cette différence toutefois qu'au
lieu d'avoir comme l'homme une seule tête, elle en aura autant qu'il y a de peuples civilisés."
Si un tel discours peut nous paraître familier, ce n'est pas par hasard. D'une part, en effet, la
pertinence de la notion de noosphère, considérée comme sphère des idées qui doublerait la
biosphère et serait liée à la multiplication des moyens de communication, a été assez bien défendue
dans la seconde moitié du XXe siècle. Dans une perspective religieuse d'abord (dans les années
cinquante), avec Pierre Teilhard de Chardin et son insistance sur le phénomène de convergence qui
marquerait l'humanité; dans une perspective laïque, sinon athée, ensuite, avec notamment les
analyses d'Edgar Morin consacrées à la vie des idées. D'autre part, et avec encore plus d'éclat, la
pertinence de la notion de noosphère a été soutenue, depuis quelques années, par les défenseurs les
plus éloquents des vertus de l'internet et, d'une manière plus générale, de l'impact qu'il peut avoir
quant à l'émergence d'une conscience mondiale. Les analyses proposées par Pierre Lévy ou par Joël
de Rosnay (mais aussi par d'autres) sont, ainsi, particulièrement représentatives d'une philosophie
de la conscience qui postule, selon le premier, que le web permet la montée vers une noosphère
impliquant que les différentes consciences pourraient n'en constituer qu'une seule, ou bien, selon le
second, que les cybernautes sont entrés dans un processus d'élaboration d'un cerveau planétaire.
Certes, la fin du XIXe siècle avait déjà été riche de considérations sur la légitimité du
pouvoir à accorder au "cerveau" de la société. L'année 1895, par exemple, voyait paraître deux
textes remarquables sur cette question (Izoulet, 1895; Bérenger, 1895). D'abord l'introduction
rédigée par Jean Izoulet pour l'édition augmentée de son ouvrage La cité moderne, dans laquelle, à
partir de ce qu'il appelait une "hypothèse bio-sociale", il définissait le cerveau d'un être vivant
comme "le groupe des cellules sensitives" et l'élite d'une société comme "le groupe des citoyens
spéculatifs", ce qui confortait, selon lui, l'idée que cette élite, comme le cerveau, devait
effectivement exercer une fonction de direction. Puis le livre publié par Henry Bérenger, qui,
sensible à ce qu'il pensait être l'enseignement fourni par "l'harmonie cosmique", estimait que le
développement du monde moderne exigeait qu'une "aristocratie de l'esprit" voie son autorité
respectée et qu'une véritable "noocratie" soit établie, qui mettrait au pouvoir l'ensemble des "esprits
supérieurs" de la société, comparés au système nerveux commandant les autres tissus du corps.
Cependant, si les thèses formulées au cours des dernières années n'ignorent pas
nécessairement ce passé déjà lointain (certaines analyses anglo-saxonnes rendent, en effet, un
hommage appuyé à Herbert Spencer et à son assimilation de la société à un organisme), il
n'empêche qu'elles font plutôt référence à Pierre Teilhard de Chardin (jésuite paléontologue né en
1881, mort en 1955) et à la notion de noosphère que celui-ci a largement utilisée. L'importance et la
récurrence de cette référence ont déjà été soulignées, notamment par Philippe Breton, qui a mis en
évidence la religiosité qui affecte une grande partie des discours tenus sur le développement de
l'internet (Breton, 2000), par Pierre Musso, dans son étude des auteurs concevant le cyberespace
comme espace réticulaire religieux (Musso, 2000), ainsi que par Jean-François Dortier, en
examinant le fonctionnement des communautés scientifiques sur le web (Dortier, 2001).
1. Le développement de la communication et la noosphère
En parlant de "Noosphère", Teilhard de Chardin a très nettement repéré le rapport étroit entre
le développement des communications et celui de ce qu'il envisage comme une "sphère pensante"
qui serait "super-imposée coextensivement (mais en combien plus lié et homogène!) à la
Biosphère" (Teilhard de Chardin, 1956): selon lui, "une atmosphère se forme, toujours plus dense
et plus active, de préoccupations inventives et créatrices" qui, grâce à la "multiplication soudaine
des moyens ultra-rapides de voyage et de transmission de pensée", permettrait que "les noyaux
humains s'organisent stablement en complexes fonctionnels" dans lesquels il serait juste de
"reconnaître une "substance grise" de l'Humanité" issue d'un processus de "cérébralisation
collective" s'attachant désormais "à compléter et à perfectionner anatomiquement le cerveau de
chaque individu". Il s'agirait donc de prendre la mesure du "prodigieux événement biologique
représenté par la découverte des ondes électro-magnétiques" donnant à tout individu la possibilité
d'être "désormais (activement et passivement) simultanément présent à la totalité de la mer et des
continents, - coextensif à la Terre" (Teilhard de Chardin, 1955). Trois voies caractérisant
l'évolution probable de la noosphère sont retenues par Teilhard de Chardin: celle de l'organisation
de la recherche, jugée "forme essentielle de l'action"; la centration de celle-ci sur l'être humain, afin
de mettre en oeuvre un "eugénisme des individus, - et par suite eugénisme aussi de la société" (il
rappelle la formule d'Alexis Carrel: "l'homme, cet inconnu"); la synthèse, enfin, de la science et de
la religion, étant donné le lien qu'il estime déjà visible entre "Recherche" et "Adoration". La
perspective qui en découle est celle de la constitution, sous l'effet combiné des deux courbures
représentées par la "sphéricité de la Terre" et la "convergence cosmique de l'Esprit", d'une
noosphère conçue comme "collectivité harmonisée des consciences, équivalente à une sorte de
super-conscience", comme "seule enveloppe pensante" dans laquelle "chaque élément pour soi voit,
sent, désire, souffre les mêmes choses que tous les autres à la fois", enveloppe ne formant plus, en
fait, qu'un "seul vaste Grain de pensée, à l'échelle sidérale" (Teilhard de Chardin, 1955).
La mise en rapport du développement des moyens de communication avec celui de la
noosphère sera reprise notamment par Gabriel de Broglie, qui publie un ouvrage portant sur la
télévision en 1982, au moment où il est nommé membre de la Haute Autorité de la communication
audiovisuelle. La référence à Teilhard de Chardin y est tout à fait explicite: si Gabriel de Broglie
rappelle l'affirmation du cardinal Suart en 1948, selon laquelle "la télévision vient à son heure dans
le plan de Dieu pour le salut du monde", il attire surtout l'attention sur la pensée de Teilhard de
Chardin, dont il pense qu'elle est "la plus haute et la plus synthétique qui ait éclairé la situation des
médias" (Broglie, 1982). D'où la formulation qu'il adopte pour sa propre conception: "Dans leur
complexité, les médias de masse concourent à la convergence et à l'enroulement de l'univers sur luimême, qui, par un serrage croissant de la communication, produit une montée irrésistible du
psychisme. Un ultra-humain est en train d'apparaître qui, à l'issue d'une lente progression de la
planétisation, aboutira à une hérédité noosphérique, à une synthèse cosmique nourrie d'une
conscience qui dépassera la somme additionnée des consciences individuelles, d'une pensée de
pensées."
Lorsque le biologiste Jacques Monod utilise, lui aussi, la notion de noosphère à la fin des
années soixante, il s'agit, de son point de vue, de se pencher sur deux questions (Monod, 1967):
d'une part, celle des conditions qui, au sein de la biosphère, ont permis "l'émergence d'un nouveau
règne, la noosphère, le royaume des idées et de la connaissance"; d'autre part, celle des analogies
existant entre biosphère et noosphère, qui se traduiraient notamment par le fait qu'une idée
transmissible constituerait, d'une certaine manière, "un être autonome (...) doué par lui-même
d'émergence et de téléonomie, capable de se conserver, de croître, de gagner en complexité" et
pourrait, par conséquent, être l'objet d'une sélection comparable à celle qui affecte les êtres vivants
(la reprise d'une approche de ce type dans le cadre des travaux récents sur l'intégration aux sciences
de la nature de la théorie de la transmission de la culture mériterait une étude particulière). C'est
très précisément la conjonction de Teilhard de Chardin et de Monod qui intéresse Edgar Morin
dans l'ouvrage qu'il consacre spécifiquement à la vie des idées. Considérant que le premier regarde
"l'au-delà spirituel de l'homme" et le second son "en-deça biologique", il rattache (ce que ne faisait
pas Monod explicitement) le développement de la noosphère à la prolifération des moyens de
communication (Morin, 1991): "Les êtres d'esprit se multiplient à travers les mille réseaux de
communication humaine, via les discours, l'éducation, l'endoctrinement, la parole, l'écrit, l'image.
Le pouvoir duplicateur/multiplicateur de l'imprimerie, du film, de la télévision a accru et continue
d'accroître le potentiel reproducteur des êtres d'esprit et de leurs constituants; il accroît aussi le
caractère disséminateur du processus de multiplication/reproduction (...)." À partir de cette
conjonction théorique, qu'il apprécie pour sa capacité à rejeter aussi bien l'idéalisme, le
psychologisme et le sociologisme, Morin estime qu'il est possible d'édifier une véritable science des
idées.
2. L'internet et le cerveau mondial
Avec le développement des réseaux télématiques, celui, ensuite, de l'internet et, plus
spécialement, du world wide web, de telles conceptions vont trouver de nouveaux objets de
réflexion. Ainsi, déjà en 1986, Joël de Rosnay affirmait que "nous sommes les neurones de la terre:
les cellules d'un cerveau en formation aux dimensions de la planète", que "les réseaux de
communication par satellites ou ceux de la télématique personnelle figurent parmi les premiers
circuits du système nerveux de la société" et que "les personnes qui participent à la création de ces
réseaux ou qui les utilisent régulièrement ont le sentiment d'être les cellules des nouveaux organes
sensoriels dont se dote la planète" (Rosnay, 1986). Il signalait d'ailleurs que, travaillant à l'Institut
de technologie du Massachusetts en 1968, il avait perçu à cette époque que les membres du projet
"Man and computers" auquel il collaborait étaient fondamentalement des précurseurs: "(...) nous
étions en train de fabriquer "de l'intérieur" l'ébauche d'une sorte de cerveau dont nous étions les
éléments interconnectés." Cependant, c'est dans les années quatre-vingt-dix, bien évidemment, que
les analyses traitant de super-conscience, d'ultra-humain, de royaume des idées ou de cerveau
planétaire se renforcent en présence des potentialités qui paraissent offertes par le réseau des
réseaux.
Il s'agit plutôt maintenant, pour Joël de Rosnay, de visualiser l'avenir de l'humanité par la
"métaphore du cybionte, macro-organisme planétaire en voie d'émergence" (Rosnay, 1995):
reconnaissant l'intérêt de la conception de James Lovelock, suivant laquelle l'écosystème de la
Terre pourrait être assimilé à un macro-organisme (appelé "Gaïa"), il présente le cybionte comme
un "macro-organisme sociétal" comparable à l'écosystème planétaire. Plus précisément, il estime
que les systèmes de communication fondés sur l'utilisation des ordinateurs forment "l'ébauche du
système nerveux et du cerveau du cybionte" et que le cybionte et l'écosphère sont liés dans un
"partenariat symbiotique en co-évolution". En conséquence, selon lui, on peut considérer que, si
"hommes-neurones, autoroutes électroniques, ordinateurs et mégamémoires créent le cyberespace,
nouvel environnement électronique de la pensée collective du cybionte", les connexions entre les
hommes qui en sont constitutives, par le recours aux ordinateurs, mais aussi à des interfaces
biotiques, conduisent à une "représentation consciente du fonctionnement "mental" du cybionte",
c'est-à-dire à une "conscience globale réfléchie" dans ce qu'il appelle "l'introsphère". La même
conception se retrouve, plus discrète et plus prudente, dans un texte plus récent portant sur la
société de l'information (Rosnay, 1999), qui se conclut sur une comparaison entre les organismes
vivants évolués et les sociétés humaines (les uns et les autres ayant besoin d'un maximum
d'intelligence), comparaison qui permet de rappeler que "la société de l'information et les réseaux
multimédias interactifs sont les embryons de ces systèmes nerveux planétaires qui pourraient
permettre à l'humanité d'atteindre un nouveau stade de son évolution, des systèmes nerveux sans
cerveau unique centralisé, à la différence de l'organisme".
Car telle est la difficulté: l'éventualité de l'existence d'un cerveau planétaire laisse planer la
menace d'un totalitarisme pouvant s'établir à partir d'un cerveau unique. D'où l'importance accordée
par Joël de Rosnay à des valeurs qui lui semblent nécessaires au bon fonctionnement de la société
de l'information: "ouverture, tolérance, solidarité, capacité d'autorégulation" (Rosnay, 1999). La
perspective peut cependant être inversée, ce qui revient à juger que ces valeurs seraient plutôt
engendrées par la mise en oeuvre du réseau des réseaux. C'est ce qui est avancé notamment par
Pierre Lévy, dans de très nombreux textes consacrés aux conséquences de l'apparition d'une
"cyberculture". Selon lui, en effet, après l'espace nomade de la Terre (correspondant au
paléolithique), celui du territoire (correspondant au néolithique) et celui des marchandises
(correspondant à la révolution industrielle), l'être humain entrerait maintenant dans un nouvel
espace anthropologique (Lévy, 1994): "l'Espace du savoir" correspondant à ce qui serait peut-être le
"noolithique" et dans lequel les nouveaux outils de communication auraient vocation à autoriser les
groupes humains à "mettre en commun leurs forces mentales afin de constituer des intellectuels ou
des imaginants collectifs", l'informatique communicante apparaissant alors comme "l'infrastructure
technique du cerveau collectif ou de l'hypercortex de communautés vivantes". L'analyse va se
prolonger (Lévy, 1997) en une mise en lumière d'une thèse fondamentale à propos de la
cyberculture, thèse consistant à affirmer, d'une part, que le cyberespace est "un des instruments
privilégiés de l'intelligence collective" (Pierre Lévy renvoie sur ce point à Joël de Rosnay), d'autre
part, que "plus le cyberespace s'étend, plus il devient "universel", et moins le monde informationnel
devient totalitaire". L'universel que le cyberespace est censé atteindre serait "la présence (virtuelle)
à soi-même de l'humanité" (Lévy, 1997), dans toute sa diversité, et non l'imposition d'une unité de
sens comme celle qui est la caractéristique des religions universelles et de la science.
La conception de Pierre Lévy va aussi se préciser quant à sa dimension proprement
philosophique par la centration sur la notion de noosphère au sein de l'exposé d'une "world
philosophie" (Lévy, 2000): au-delà d'une argumentation cherchant à montrer la convergence et,
même, la fusion des activités de l'Homo economicus et de l'Homo academicus dans l'exercice de
l'intelligence collective (il s'agit d'admettre, en particulier, que "l'argent devient une unité de mesure
épistémologique"), c'est, en effet, la "montée vers la noosphère" qui retient surtout l'attention de
l'auteur. Considérant que "l'humanité monte vers le divin", il pense non seulement que le web
"annonce et réalise l'unification de tous les textes en un seul hypertexte", mais aussi que le
cyberespace est le lieu de réalisation d'une noosphère qui ne devrait plus être "qu'un seul élan
créateur, une seule oeuvre" et devrait constituer la manifestation de "la conscience de l'Humanité,
de la Vie, de la Terre, une conscience au centre d'un univers de formes en expansion qui rayonnera
de la joie d'exister". Étant donné que, pour lui, "les classes sociales n'existent que dans le royaume
de la concupiscence" et que les différences sociales n'ont pas de véritable importance, Pierre Lévy
insiste sur le fait que "la seule chose réellement importante et intéressante est qu'il y ait de la
lumière, de la conscience", mais cette conscience ne lui apparaît pas comme nécessairement
personnelle: "En fait, il se pourrait bien que ce fût non seulement une conscience absolument
identique ici et là mais, plus profondément encore, la même conscience, une conscience unique, y
compris chez les plus humble animaux. Voilà le fondement de l'amour universel" (Lévy, 2000).
3. Teilhard de Chardin, à nouveau
Certains travaux portant sur le développement de l'internet insistent sur le fait que les
systèmes hypertextuels ont "des caractéristiques qui en font de puissants systèmes autoorganisateurs": ce qui est alors mis en lumière, c'est l'existence, en leur sein, de "différents niveaux
d'organisations systémiques reliés par des boucles récursives de rétroactions" (Link-Pezet, Noyer,
1998), qui permettent, en particulier, d'améliorer la qualité de coopération des agents humains et
des agents non-humains qui les composent. Une telle approche débouche sur une conception telle
que celle développée par Jean-Max Noyer, qui renvoie à celle de Pierre Lévy (Noyer, 2000): "Pour
aller à l'essentiel, nous avons à faire face à un enchevêtrement complexe de formes centralisées et acentrées, de formes descendantes et ascendantes, arborescentes et "rhyzomatiques", dirigistes et
auto-organisationnelles. (...) Certains dispositifs opèrent comme boucles de réflexivité, instancesboîtes noires complexes, centrales et surplombantes dont la performativité repose sur la connexion
et la mise en procès de longues chaînes d'actants hétérogènes, d'autres opèrent localement par
contagion et proximité, voisinage." Cette conception peut être réutilisée dans un contexte
proprement religieux, par exemple lorsque Jean-Max Noyer, dégageant les enjeux du
développement de l'internet (Noyer, 1998), signale (avec prudence néanmoins car "ces questions
sont complexes", dit-il) que le réseau peut être envisagé comme "se rapprochant d'un certain point
de vue de Dieu... comme Intellectuel collectif". Mais les multiples références à Pierre Lévy figurant
dans les commentaires sur le développement du web (commentaires d'auteurs n'adoptant pas
obligatoirement ses présupposés philosophiques) ne doivent pas faire oublier le point de départ
teilhardien: c'est bien Teilhard de Chardin qui est au fondement, le plus souvent, des réflexions
philosophiques en la matière.
C'est ce dont témoigne, par exemple, la perspective adoptée par Philippe Quéau quand il
examine les "confusions" et les "fusions" qui peuvent être engendrées par le "Cyber-Bang" que
nous sommes censés vivre (Quéau, 1996). Après avoir souligné, d'une part, que l'homme est à la
fois esprit et matière et, d'autre part, qu'il existe différentes sortes de connaissance, ce qui lui paraît
légitimer la transdisciplinarité, dont la forme la plus vraie serait l'amour et non l'intelligence, il
aboutit ainsi à l'idée que "la CyberTerre est un nouveau "milieu" dans lequel il faudra apprendre à
naviguer" et qu'il faut "habiter ce milieu, le civiliser, créer les conditions des métamorphoses à
venir". C'est pourquoi la noosphère définie par Teilhard de Chardin lui paraît pouvoir servir, dans
cette entreprise, de "référence poétique et philosophique". Philippe Quéau reviendra sur cette
référence pour préciser sa position vis-à-vis de la notion d'intelligence collective (Quéau, 1999):
celle-ci aurait le défaut de donner un statut à une entité abstraite. D'où sa préférence pour la notion
d'intelligence "du" collectif, qui correspond au fait, selon lui, que le réseau des réseaux "n'existe pas
à la manière d'une personne"; d'où le recours, également, à la notion de noosphère: "La noosphère
est une "nappe" d'intelligences personnelles, libres, communiquant et communiant dans la
recherche de la montée de la conscience. La cyberculture est un bon candidat pour favoriser
l'émergence de la noosphère teilhardienne." Enfin, en rappelant que Teilhard de Chardin émettait
l'hypothèse de la formation d'un cerveau "entre tous les humains", il s'agit maintenant de
reconnaître que "l'humanité porte déjà en puissance l'idée de la noosphère, de la "planète des
esprits", planète des autres, planète de l'Autre" et que, par exemple, "Internet est une préfiguration
convaincante des grands réseaux nerveux dont nous aurons de plus en plus besoin pour gérer la
planète" (Quéau, 2000). Dans cette perspective, ce qui doit être mis en avant, c'est l'importance de
la foi dans l'Humanité et de l'amour des personnes entre elles (ce qui est considéré comme
concernant aussi bien les non-croyants que les croyants, au sens habituel de ces termes).
Si les auteurs qui viennent d'être évoqués sont français, il faut souligner que la nationalité de
Pierre Teilhard de Chardin n'a pas empêché que sa pensée serve de repère fondamental pour toute
une série de réflexions sur le développement de l'internet qui n'ont nullement la France comme
origine. Sans entrer dans une étude systématique, il est possible, néanmoins, de remarquer que les
considérations sur la noosphère, le cerveau planétaire, l'universel dans le cyberespace (ou leurs
équivalents) peuvent être facilement retrouvées chez des auteurs particulièrement attentifs aux
enrichissements qu'un tel développement permet d'apporter à des approches philosophiques et
religieuses traditionnelles. Un exemple parmi d'autres: le Global Brain Group (auquel
appartiennent Joël de Rosnay et Pierre Lévy), groupe international à majorité nord-américaine
associé au Principia Cybernetica Project dirigé par Francis Heylighen, de l'Université Libre de
Bruxelles, se donne comme objet d'étude "the emergence of a global brain out of the computer
network, which would function as a nervous system for the human superorganism" (Heylighen,
2002 et 2003). Parmi les auteurs cités en référence dans la présentation des activités du groupe, les
trois qui ne sont pas des contemporains s'appellent Herbert Spencer (parce qu'il a envisagé, il y a
plus de cent ans, la société comme un organisme), Herbert George Wells (à cause, notamment, de
son livre intitulé World Brain, paru en 1938) et Pierre Teilhard de Chardin.
4. Un enjeu épistémologique et politique
Dans la multitude de commentaires dont l'internet est l'objet, certains peuvent susciter
particulièrement des réserves quant à leur validité. D'abord ceux qui jugent l'internet, spécialement
sous la forme du web, de manière outrancière, en le considérant comme le fournisseur d'une
surinformation néfaste pour les individus, qui (indépendamment même du jugement qui peut être
porté sur le contenu de l'information, éventuellement condamnable) se retrouveraient dans une
situation de surcharge cognitive, ou bien, au contraire, comme le pourvoyeur merveilleux d'une
connaissance universelle. Ensuite, ceux qui, suivant une démarche proprement élitiste allant
quelquefois jusqu'à fonder un racisme de l'intelligence, mettent en lumière le rôle primordial tenu,
au sein des entreprises et au sein de la société, par les individus capables non seulement de
consulter les nouveaux supports d'archivage des informations, mais aussi de leur faire subir un
véritable traitement, autrement dit de passer du statut de lecteur à celui d'auteur (Bautier, 2001).
Les travaux que nous avons évoqués, centrés sur l'édification de l'internet considérée comme
processus de constitution d'un cerveau mondial, se rangent dans une troisième catégorie, qui ne
pose pas moins de problèmes et qui, d'ailleurs, comme on a pu s'en rendre compte, intègre souvent
les outrances et les tendances élitistes des deux premières.
Ces travaux posent, en effet, le problème de la définition même de ce qui est acceptable
comme savoir à propos de l'internet. Certains d'entre eux, par exemple, font l'hypothèse que,
"derrière l'apparence de désordre croissant et d'hypercomplexité, la dynamique du réseau Internet
recèle de troublantes similarités avec les théories du chaos issues de la physique et des
mathématiques" (Vieira, Pinède, 2000). Ce qui est ainsi proposé, c'est de s'intéresser aux
phénomènes d'auto-organisation à partir d'un cadre théorique où figurent les principales notions de
la théorie de la complexité et, plus spécialement, de la théorie du chaos. L'utilisation de ce cadre
permettrait de mettre en lumière un certain nombre de caractéristiques. La première est que
l'internet est un système dynamique non linéaire: dynamique, parce que résultant de l'effet continu
d'un ensemble d'actions humaines, et non linéaire, parce qu'il s'agit d'un réseau qui n'est pas
prédictible. Les autres caractéristiques seraient celles qui autorisent l'utilisation de la notion de
transition de phase (basculement d'un système ouvert vers une autre configuration pour s'adapter à
une situation nouvelle), de la notion d'attracteur étrange (un espace de régularité au sein du chaos,
comme il en existe à l'intérieur du réseau sous forme d'ensembles cohérents), ainsi que de la notion
de représentation fractale, qui serait intéressante en ce que "l'hypertextualité nous permet sans cesse
de rebondir sur d'autres configurations, et ce, à un degré quasiment infini" et nous ouvre "en
permanence des cascades de structures à explorer" (Vieira, Pinède, 2000). Le risque est grand, dans
ce type de considération, de susciter ou, du moins, d'autoriser des prolongements plus
spécifiquement religieux, comme ceux qui figurent dans les nombreux textes d'origine américaine
portant sur la spiritualité de l'internet. Lawrence Hagerty, par exemple, considère que l'internet se
comporte comme un attracteur étrange au sens de la théorie du chaos (Hagerty, 2000): par cette
propriété, l'internet entraînerait les esprits les plus créatifs dans une synergie capable d'engendrer
une nouvelle forme de conscience humaine, processus qui correspond, selon lui, à la réalisation de
la noosphère teilhardienne.
C'est pourquoi il semble nécessaire de défendre trois orientations méthodologiques: examiner
en quoi de telles approches de l'internet relèvent de la métaphore ou non, tout en admettant
parfaitement que la métaphorisation puisse être heuristique; mesurer les conséquences de la dérive
toujours possible vers l'élaboration d'un discours métaphysique respectable en tant que tel mais ne
pouvant être évalué scientifiquement; privilégier les procédures pouvant donner lieu à un usage non
métaphorique des concepts et des méthodes, un bon exemple de telles procédures étant fourni par la
théorie des graphes, dont l'utilisation pour rendre compte de l'expansion de l'architecture
hypermédiatique des réseaux peut être à la fois non métaphorique et tout à fait heuristique (Bautier,
2002). Cependant, même dans ce cas, les dérives métaphysiques ne sont nullement exclues. Les
travaux des membres du Global Brain Group en sont une illustration. Ils sont, en effet, dans
certains cas, liés à des recherches expérimentales portant sur la mise en place d'un dispositif censé
entraîner l'auto-organisation d'un réseau hypertextuel (Heylighen, Bollen, 1996). Il s'agit alors de
développer des algorithmes qui permettraient au web, de manière autonome, de modifier sa
structure et d'organiser les connaissances qu'il contient grâce à un apprentissage des idées et des
connaissances que ses utilisateurs humains ont manifestées dans leur comportement de navigation
sur le réseau. Mais cet apprentissage est bien envisagé comme la première étape de la formation
d'un cerveau global, celui-ci pouvant être considéré comme destiné à favoriser l'intégration
éventuelle des individus dans un super-organisme collectif dont le web serait le système nerveux.
La contribution de Joël de Rosnay au Global Brain Workshop de Bruxelles en 2001 est, d'ailleurs,
consacrée à cet aspect: "With 400 million users, 170 millions host computers, and an average of 50
links per site (bookmarks and email addresses), new properties will certainly emerge. What about
with 2 billion users, 800 billion host computers, and 500 links per site? With such a giant
electronic cluster of interconnected brains ans machines, what will these properties look like?
Probably a new form of macrolife becoming progressively conscious of its own existence and selfmaintenance." (Rosnay, 2001). Il s'agit, dès lors, d'envisager le développement de l'internet comme
un processus qui s'apparenterait à l'évolution biologique selon Darwin et qui se caractériserait par
une stabilisation sélective des sites et des liens au sein du web, stabilisation modélisable à partir des
modèles de graphes aléatoires, de manière à rendre compte de l'émergence d'un méta-ordinateur à
partir du chaos.
S'il est difficile de juger des propositions qui oscillent ainsi entre des considérations
métaphysiques et des analyses dont la validité est contrôlable, il est tout autant difficile d'évaluer
les intentions politiques qui leur sont sous-jacentes. Récemment, Jean-Paul Baquiast et Christophe
Jacquemin ont titré un article introduisant aux travaux du Global Brain Group par la formule "Le
cerveau global, un enjeu politique" (Baquiast, Jacquemin, 2002). Pour eux, il est nécessaire de
favoriser la réalisation de ce cerveau afin de permettre à l'humanité de faire face aux risques issus
d'un environnement devenu particulièrement complexe et évolutif. Sans nécessairement refuser
d'envisager les moyens de limiter ces risques, on peut penser qu'il existe cependant, à ce propos, un
autre enjeu politique, peut-être plus important: quelles sont les implications des considérations sur
le cerveau mondial quant au fonctionnement politique des sociétés humaines? Il est probable, d'une
part, que l'utilisation de la notion teilhardienne de noosphère tend à minimiser toute réflexion
politique au sens habituel de ce terme, d'autre part, que la fonction attribuée à un super-organisme
tend à dévaloriser toute conception de la vie des sociétés humaines qui accorde à leurs membres
une marge de liberté.
Roger Bautier
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Vieira, Lise. Pinède, Nathalie. "Internet et les théories du chaos", Communication et langages,
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Notice:
Bautier, Roger. "L'internet comme cerveau mondial", Esprit critique, Automne 2003, Vol.05,
No.04, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
Revue internationale de sociologie et de sciences sociales Esprit critique - Tous droits réservés
Automne 2003 - Vol.05, No.04
Dossier thématique
Article
Utilisation des NTIC dans les entreprises: au-delà des usages professionnels
Par Sami Zlitni
Résumé:
A partir d'un travail sur le terrain (observation directe et entretiens) mené auprès de cinq PME
(petites et moyennes entreprises) tunisiennes, nous avons essayé d'identifier quelques usages extraprofessionnels liés à l'utilisation des NTIC. Nous avons remarqué que, souvent, il y a un écart entre
les usages prescrits et les usages effectifs. En effet, les employés n'utilisent pas les NTIC
uniquement pour des fins professionnelles mais aussi personnelles. Nous avons relevé, également,
les modifications des rapports avec l'espace et le temps, des frontières entre le privé et le public et
des comportements des employés en relation à l'utilisation des nouveaux outils de communication.
Auteur:
Sami Zlitni est doctorant en sciences de l'information et de la communication au Groupe de
Recherche sur les Enjeux de la Communication (GRESEC) à l'université Stendhal, Grenoble 3. Il a
obtenu une maîtrise en sciences de la communication à l'Institut de Presse et des Sciences de
l'Information de Tunis (IPSI) et un DEA en sciences de la communication à l'université Stendhal.
Sa thèse porte sur l'insertion des nouvelles techniques d'information et de communication dans les
PME tunisiennes.
Introduction
On entend de plus en plus parler des NTIC, de tout ce qui apparaît de nouveau dans le
domaine de l'information et de la communication. En rapprochant les distances, en faisant
l'économie du temps et de la main-d'oeuvre, ces nouveaux outils semblent être la solution adéquate
pour les entreprises afin de pallier la crise économique actuelle. Depuis quelques années, les
entreprises ne cessent d'introduire ces NTIC à la recherche de compétitivité et de productivité. Par
ailleurs, les acteurs internes réagissent de manière différente face à l'introduction des NTIC dans
leurs entreprises: ils ne respectent pas forcément à la lettre les règles, ils manipulent à leur profit les
incertitudes, ils rusent, ils trichent, etc. Ces utilisateurs s'approprient les nouveaux outils, laissant
apparaître un écart entre les usages prescrits par leurs directions et les usages effectifs. A l'instar de
De Certeau (1980), les recherches qui se sont attachées à l'étude de l'appropriation des techniques
ont révélé la figure d'un usager actif, capable de créer ses propres usages.
Nous allons examiner dans cet article quelques usages extra-professionnels d'employés
d'entreprises tunisiennes à la suite de l'introduction des NTIC, c'est-à-dire "des pratiques qui sont
autre chose que des erreurs de manipulation, et qui correspondent à des intentions, voire à des
préméditations" (Perriault, 1989, p.14). Nous allons également tenter de saisir comment les NTIC
favorisent de nouveaux modes de relation, à savoir une communication interactive et
communautaire au sein d'espaces collectifs.
Afin de mieux analyser la question de l'appropriation des NTIC par les employés et de
repérer les différents usages extra-professionnels qui en découlent, il nous paraît plus judicieux de
présenter, dans un premier temps, quelques définitions et approches relevant de la notion des
usages.
1- La sociologie des usages des NTIC: les approches théoriques
La sociologie des usages des NTIC se situe au croisement de trois secteurs de la discipline
sociologique: la sociologie de la technique, la sociologie de la communication et la sociologie des
modes de vie. Par ailleurs, l'évolution des approches théoriques des NTIC est marquée par un
déplacement conceptuel de l'analyse des effets à l'analyse de la réception (Chambat, 1994, p.249).
En partant de l'antériorité de la technique, la sociologie de la diffusion s'est attachée à
analyser la diffusion des TIC en termes d'"adoption" et d'"acceptabilité" par les usagers selon un
schéma linéaire. La sociologie de l'innovation, quant à elle, s'est penchée sur l'analyse des
innovations techniques comme des construits sociaux alors que la sociologie de l'appropriation s'est
intéressée à l'analyse de la formation des usages à travers leur mise en oeuvre, en étudiant
l'appropriation des TIC du point de vue des usagers.
1.1- L'approche de la diffusion
Cette approche se base sur l'offre technique en s'attachant à l'analyse de l'adoption de la
technique sans se soucier de la conception de cette dernière.
A partir de méthodes utilisées en sociologie de la consommation, les recherches qui relèvent
de cette approche essaient d'expliquer la diffusion des innovations et de repérer leurs adoptants en
élaborant des modèles comportementaux ainsi qu'à mesurer l'effet de leur adoption à travers les
changements opérés dans les pratiques.
C'est la théorie de la diffusion des innovations d'E. Rogers qui a suscité un certain nombre de
recherches. En effet, ces travaux s'inscrivent dans une longue tradition anthropologique connue
sous le nom de "diffusionnisme". Selon ce modèle, "une innovation est communiquée selon
certains canaux aux membres du système social, et sa diffusion est d'autant plus assurée qu'elle est
simple et adaptée aux valeurs du groupe d'accueil" (Miège, 1995, p.61). Ces caractéristiques sont
au nombre de cinq: l'avantage relatif de l'innovation, sa compatibilité avec les valeurs du groupe
d'appartenance, sa complexité, la possibilité de la tester et sa visibilité. Par ailleurs, cinq profils
d'usagers sont classés: les innovateurs, les utilisateurs précoces, la majorité précoce, la majorité
tardive et les retardataires. Ils sont intégrés dans le processus de diffusion sur une échelle de temps.
Les adoptants passeraient d'un groupe restreint et marginal à un autre plus large, puis à un autre de
plus en plus représentatif de la population en général.
La théorie de la diffusion a fait l'objet de plusieurs critiques. Nous pouvons citer celle
concernant le statut de la technique. E. Rogersa contribué à la propagation d'une fausse conception
de la notion de diffusion, celle qui est basée sur l'intervention de la diffusion de l'innovation
seulement lorsqu'elle est achevée et prête à être adoptée (Boullier, 1989). Aussi le caractère pro-
innovateur de la théorie diffusionniste concernant la typologie des adoptants a-t-il été critiqué
(Bardini, 1996, p.130): il néglige les phénomènes d'abandon après l'adoption.
Néanmoins, bien que la théorie de la diffusion ait été critiquée et ait fait l'objet de quelques
aménagements, elle a permis de décrire tout le réseau social de circulation d'une innovation
technique dans une société (Flichy, 1995, p.30).
1.2- L'approche de l'innovation
Les recherches qui relèvent de l'approche de l'innovation s'attachent à l'étude des processus
d'innovation technique, c'est-à-dire au moment précis de la conception des innovations. "Cette
approche part du postulat que ni l'antériorité de l'offre sur la demande ni l'autonomie relative de la
technique par rapport aux pratiques ne sauraient signifier une extériorité de la technique par rapport
à la société" (Chambat, 1994, p.256).
Le courant dominant actuellement est celui du modèle de la traduction, représenté par les
sociologues du Centre de sociologie de l'innovation, dont M. Akrich, M. Callon et B. Latour. Ce
modèle définit le processus d'innovation comme une succession d'épreuves et de transformations où
une série d'acteurs se trouvent en relation. "Le travail du sociologue consiste alors à décrire les
opérations par lesquelles le scénario de départ, qui se présente essentiellement sous une forme
discursive, va progressivement, par une série d'opérations de traduction qui le transforment luimême, être approprié, porté par un nombre toujours croissant d'entités, acteurs humains ou
dispositifs techniques" (Akrich, 1993a, p.92).
Dans la même mouvance s'inscrivent les études de P. Flichy. En revanche, lui, définit un
cadre de fonctionnement qui renvoie aux fonctionnalités de l'objet et à l'objet technique et un cadre
d'usage qui réfère à l'usage social. L'alliage des deux cadres a donné lieu à un "cadre sociotechnique".
Par ailleurs, T. Vedel (1994) et A. Vitalis (1994) posent, dans une autre perspective, les
questions du rôle des institutions publiques dans le choix de la technique et la représentation
institutionnelle de l'usager dans le processus de l'innovation.
Parmi les limites de l'approche de l'innovation, nous pouvons citer son absence de
considération du rôle des pratiques. La sociologie de la technique "a certes redonné de l'épaisseur
aux objets, mais cela, au détriment des acteurs qui s'en saisissent" (Akrich, 1993b, p.35).
1.3- L'approche de l'appropriation
L'approche de l'appropriation est née, en partie, en réaction et face aux limites des approches
quantitatives de la théorie de la diffusion. Elle situe ses analyses sur le plan de leur mise en oeuvre
dans la vie sociale. La plupart des travaux "en orientant les regards vers les usagersconsommateurs, ont cherché à mettre en évidence la complexité de l'insertion sociale des
techniques, et leur étroite relation avec l'ensemble des pratiques sociales et culturelles" (Miège,
1995, p.64).Plusieurs auteurs soulignent le rôle actif que jouent les usagers dans la formation des
nouveaux outils. Pour J. Jouët "l'analyse des pratiques de communication montre que l'irruption de
l'ordre technique dans le procès de communication n'en exclut pas pour autant la part du social dans
le contenu de l'action", (Jouët, 1993, p.117).
L'approche de l'appropriation met en évidence la disparité des usages et des usagers en
montrant la construction sociale de l'usage particulièrement à travers les significations que revêtent
les pratiques concernées pour les différents groupes sociaux (Chambat, 1994, p.259).
Plusieurs questions de recherche rentrent dans le cadre de l'approche de l'appropriation. L'une
de ces questions consiste à analyser la manière par laquelle se constituent les usages selon les
groupes sociaux, et en particulier à travers l'examen des "significations d'usages".
Une autre question traite des incidences de l'introduction des technologies dans toutes les
sphères d'activités sur l'évolution des modes de vie, notamment sur la dichotomie sphère
privée/sphère publique.
Aussi les questionnements concernant les différents usagers, particulièrement "l'usager actif"
des NTIC font-ils l'objet de divergences et contribuent ainsi à relancer le débat sur les anciens et
nouveaux médias.
2- Méthodologie de travail
Pour aborder cette problématique, nous nous sommes basés à la fois sur des entretiens semidirectifs et sur l'observation directe.
Nous avons effectué, entre 2001 et 2002, une série d'entretiens avec le sommet stratégique
(PDG, DGA, propriétaire ou groupe de propriétaires), le responsable informatique, le responsable
de la GRH et un groupe d'employés afin d'étudier les enjeux économiques, organisationnels et
communicationnels de l'intégration des NTIC dans les PME. Toutefois, nous nous sommes
contentés, pour les besoins de cet article, d'exploiter particulièrement les propos recueillis auprès
des employés.
En outre, nous avons observé, individuellement, quelques employés en train de travailler. Il
faut noter que nous avons été confrontés à une certaine réticence de la part des personnes
interrogées dans la mesure où nous allions aborder des questions délicates concernant les usages
extra-professionnels des NTIC. Il a fallu que quelques unes de ces personnes soient des 'amies'
proches pour qu'elles soient mises en confiance et se livrer.
Notre échantillon se compose de cinq PME tunisiennes. Il représente une certaine
homogénéité au regard de la problématique sans pour autant que les entreprises soient similaires en
tous points. Les traits communs sont: l'introduction des NTIC, la possession d'un site web et la
localisation sur deux villes (Tunis et Sfax). Par ailleurs, les entreprises n'appartiennent pas au
même secteur d'activité (3 entreprises industrielles et 2 entreprises de services) et ont un niveau
d'intégration des NTIC différent.
3- NTIC et usages extra-professionnels
L'introduction des NTIC a participé à favoriser la communication par écrans interposés.
Connectés à Internet, les acteurs internes peuvent envoyer et recevoir des mails. Ils peuvent
échanger des messages entre eux grâce à Intranet. Ils peuvent également correspondre ou discuter
avec des interlocuteurs externes à l'entreprise.
Nous allons reproduire ci-dessous trois extraits de différentes discussions par écrans
interposés.
3.1- Nouveaux modes de communication interne
1er extrait: Ecran de deux collègues de travail:
: Salut, ca va mieux?
: Bof c pas la forme. Ca était ta soirée?
: Oui. 1mn: tél.
: Ok
: C Mounir. Hier CT génial, je suis rentrée vers minuit.
: Détails
: Tt à l'H pause café
: Ok, à pluch'
L'utilisation des NTIC permet aux employés de communiquer plus facilement à n'importe
quel moment avec les autres collègues sans avoir à se déplacer, comme nous l'a confirmé un
employé: "J'utilise Intranet pour communiquer avec mes collègues et mon chef hiérarchique. Je
communique également avec l'extérieur par le biais du courrier électronique et du chat". Dans le
même ordre d'idées, en traitant le sujet du bouleversement des rapports établis entre les sphères
publique et privée concernant l'utilisation de la nouvelle technique, Y. Toussaint souligne que le
minitel "permet à partir d'un territoire domestique privé de communiquer, selon les modalités
nouvelles d'une écriture sur l'écran, tant avec les institutions et des services constructifs de l'espace
public qu'avec des personnes privées connues ou anonymes" (Toussaint, 1992, p.128). La
communication ne concerne pas uniquement la vie professionnelle mais aussi la vie personnelle.
Les acteurs internes utilisent la messagerie pour discuter de leur vie extra-professionnelle.
Contrairement à la communication orale, la communication écrite via la messagerie est
formée d'échanges brefs et le style est plus direct. Nous remarquons aussi que parce qu'écrire prend
plus de temps que de dire les choses oralement, les longues discussions sont reportées pour les
rencontre en face à face ("Détails","Tt à l'H pause café": Je te donnerai les détails tout à l'heure à la
pause café). En effet, l'écriture est plus difficile et prend beaucoup de temps. L'écriture demande
plus d'attention quant aux choix des mots et à la ponctuation qui peuvent rendre confus le sens
d'une phrase. Il y a également le problème des fautes d'orthographe: "en plus les NTIC gardent les
écrits en mémoire (...). Ce n'est pas agréable de savoir qu'il existe une trace de nos erreurs" nous a
affirmé un employé. Surgit également la question du temps qui ne doit pas être trop long en ce qui
concerne les questions d'ordre privé: "avec les autres collègues nous utilisons Intranet pour nous
donner des rendez-vous pour discuter de choses personnelles de vive voix car on ne se permet pas
de s'écrire de longs mails pendant les heures de travail. On s'envoie des messages du type: je
t'attends dans mon bureau ou on déjeune ensemble aujourd'hui".
3.2- Les NTIC au travail: un moyen d'évasion
"Raoudha" est une jeune employée dans une entreprise de services. Elle utilise le logiciel
MSN Messenger pour "chater" avec ses collègues de travail et ses "amisdu chat" et exclusivement
Intranet pour communiquer avec son supérieur hiérarchique.
2ème extrait: Ecran de "Raoudha" avec "Bogosse", un "chateur":
"Bogosse"
: Sba7 el5ir ya ta7founa
"Raoudha" : Joli pseudo
"Bogosse"
::-).T'es où?
"Raoudha" : W. Ke cherches-tu?
"Bogosse"
: Rencontre, voire +
"Raoudha" : MDR. Attends 1 message
"Bogosse"
: D'ac
"Raoudha" : C'était 1 message de mon chef.
Je te laisse.
"Bogosse"
: Non!:o(
RDV IRL?
"Raoudha" : Désolée, bye.
L'introduction des NTIC dans les PME, certes propose des applications et des solutions pour
le travail, mais offre également la possibilité aux utilisateurs de s'évader en détournant leurs usages
initiaux. L'utilisation de la messagerie depuis un poste de travail devient un outil de rencontre voire
un support de fantasmes. Les "chateurs" se séduisent et entretiennent des relations amoureuses
virtuelles, comme nous l'a dit un employé: "il m'est arrivé de correspondre pendant plus de deux
mois avec un internaute (...). Nos messages étaient des fois un peu hot". L'interaction des écrans
interposés, rendue possible grâce aux NTIC, donne consistance à ces fantasmes.
Ainsi, la pratique de la messagerie apparaît comme un nouveau mode d'échange et de
rencontre entre les membres de la communauté des "chateurs". Même si derrière ces échanges et
relations fantasmatiques se cache le désir de rencontres réelles, "les messageurs considèrent que les
relations établies par le truchement de la télématique, y compris quand elles débouchent sur des
rapports d'amitié et se traduisent par des activités communes, ne peuvent être assimilées aux
relations traditionnelles qui demeurent pour eux "la norme" de l'engagement affectif et de relations
vraies", (Jouët, 1993, p.110).
Confrontés à l'anonymat urbain, "Raoudha", "Bogosse" et les autres internautes utilisant les
messageries reconstituent des liens amicaux et sociaux et construisent des micro communautés:
"l'autonomie sociale se joue donc à un double niveau; celui de la quête de soi qui se traduit par le
déploiement de la subjectivité et celui de la quête de l'autre qui s'exprime par la recherche de
nouvelles sociabilités. Dans le tissage de micro liens sociaux se joue l'identité collective", (Jouët,
1993, p.110).
La question de l'identité participe également à désinhiber les interlocuteurs. Les surnoms,
diminutifs et nicknames servent de pseudonymes. "Raoudha" ne sait pas vraiment qui est
"Bogosse". Elle ne sait pas avec qui elle est connectée sur internet. Ce n'est pas sûr qu'elle discute
avec la personne avec qui elle pense communiquer. Aussi, s'il le désire, "Bogosse" peut-il toujours
garder son anonymat en se cachant derrière son pseudonyme. L'identité active permet à la fois à
"Raoudha" et à "Bogosse" de s'inventer une identité sociale en en empruntant une autre.
Par ailleurs, il est à remarquer que l'utilisation des NTIC permet une certaine production de
l'imaginaire. Un nouveau langage s'invente, composé de sigles, de chiffres, de codes, etc. Les
"chateurs" utilisent même les lettres latines pour écrire en tunisien. Pour les lettres inexistantes, ils
inventent des codes et mettent des chiffres ("Sba7 el 5ir": Bon matin, "ta7founa": belle)[1]. Ils
créent ainsi un langage composé de codes propres qui montrent les formes particulières de leur
négociation avec les NTIC. Leur "expérience communicationnelle s'accompagne (...) d'une
représentation sur la technique" (Jouët, 1993, p.115), spécifique à leur communauté et constitutive
de leur pratique. Les acronymes et les smileys sont utilisés par les "chateurs" pour dire plus de
choses et plus rapidement. Les acronymes sont prononcés comme des mots ordinaires. Quant aux
dessins et assemblages de petits signes, ils sont utilisés pour leur valeur littérale. Ils permettent aux
utilisateurs d'exprimer leurs humeurs ou leurs caractéristiques physiques[2]. D'après un employé:
"les smileys donnent de la chaleur à nos messages". Ces signes sont un nouveau moyen d'introduire
de l'humain dans les relations à travers les écrans interposés le plus souvent aseptisées. Les
utilisateurs font appel à la composante affective par le biais de ces smileys. Ces derniers comblent
la chaleur des émotions dont l'écriture ne peut pas toujours rendre compte.
L'interprétation et la lecture de ce "nouveau langage", de ces acronymes, de ces smileys, etc.
reposent sur un décodage dont les grilles sont définies par l'imaginaire collectif de la communauté
de "chateurs" et ancrées dans leurs ressources culturelles et sociales. Ainsi, "Raoudha", réceptrice
libre et active, fait partie d'une communauté. Son isolement physique n'est pas synonyme
d'isolement social puisque sa réception des messages repose sur des représentations d'une
participation collective, (Jouët, 1993, p.111).
En outre, comme le signale M.J. Carrieu-Costa, "le virtuel relève de la représentation"
(Carrieu-Costa, 1995, p.8), les "chateurs" distinguent la vie du "cyberespace" de la "vraie vie"
(RDV IRL: In Real Life - la vie réelle). Les utilisateurs sont conscients de la différence entre la
réalité virtuelle et la vie réelle.
"T'es où?": généralement en utilisant les moyens de communication classiques, le téléphone
fixe notamment, on commence la discussion avec "comment ça va?". Avec la téléphonie mobile et
Internet, la première question est "où es-tu?". Pour F. Jauréguiberry, "le téléphone fixe relie avant
tout des lieux. A destination d'un téléphone mobile, la même personne est certaine de tomber sur
son interlocuteur, mais ne sait généralement plus où celui-ci se trouve: le téléphone mobile relie
d'abord des individus. D'une présence potentielle dans un lieu déterminé, on passe à la potentialité
d'une présence dans un lieu indéterminé" (Jauréguiberry, 1998, p.75). On ne peut pas prévoir
préalablement le lieu de son interlocuteur et par la même le cadre social dans lequel il se trouve, ce
qui rend imprévisible la durée de l'échange et surtout le degré de liberté de parole.
Ce qui peut être noté également dans ce deuxième extrait de communication par écrans
interposés, c'est que les NTIC permettent, au moins temporairement, d'éviter le correspondant. En
effet, il est facile de se déconnecter ("Désolée, bye"). L'utilisateur régule et module selon ses
intérêts et disponibilités le flux de ses correspondances. "Les 'jeux' d'évitement, c'est-à-dire les
stratagèmes utilisés par les utilisateurs pour se soustraire aux messages reçus comme aux
informations demandées sont des tentatives pour se protéger de ce qui est perçu comme une
intrusion toujours plus violente pour réglementer au plus près le temps de chacun" (Chatelain et al.,
1999, p.100).
3.3- L'usager actif: contraintes et possibilités
3ème extrait: messages interposés entre un employé "R.S" et son supérieur hiérarchique "S.S":
"S.S"
J'attends le document attaché. Je ne l'ai pas encore reçu
"R.S"
Désolée, j'avais un problème de PC. Je vous l'envoie tout de suite.
"S.S"
Sans faute, j'en ai besoin.
"R.S"
Je téléphonerai après envoi pour m'assurer que vous l'avez bien reçu.
Prétexter un problème avec son ordinateur permet à cet employé de trouver provisoirement
une solution et d'échapper aux reproches que peut lui faire son chef à cause du retard d'envoi du
fichier. "J'ai un problème de PC" est un moyen simple de contourner le non respect des délais.
Comme l'utilisation des NTIC n'est pas toujours optimum (messages adressés aux mauvais
destinataires, fichiers écrasés par mégarde, etc.), cet employé compte joindre par téléphone son
chef pour s'assurer que le fichier est bien arrivé. Il veut vérifier en quelque sorte que l'invisible et le
virtuel des NTIC se réalisent de façon concrète et réelle.
4- Remodelage des frontières: sphère privée versus sphère publique
L'introduction des NTIC dans les PME incite les employés à les utiliser même en dehors de
leur cadre de travail et faire de quelques uns des "accros du Net". Cette tendance se vérifie surtout
chez les plus jeunes alors qu'elle est inexistante chez les plus âgés. Selon deux employés, leurs vies
en dehors du travail sont marquées par l'activité qu'ils mènent au bureau. Plus encore, l'introduction
des NTIC dans leur travail a "démantelé" les frontières entre la vie "privée" et la vie "publique" en
professionnalisant la sphère de la vie personnelle. Un employé nous a ainsi affirmé: "Quand
j'entend parler d'une nouveauté technologique, d'un nouveau logiciel ou d'un nouveau programme
[en dehors du travail] j'essaie [dans le cadre du travail] de contacter les programmateurs ou le
responsable informatique pour voir les utilités de ces techniques et s'il y a une possibilité de les
acquérir". L'entreprise devient alors un "laboratoire d'essai" qui permet aux employés "branchés
NTIC" de découvrir et de tester de nouveaux outils informatiques, qu'ils n'auraient pas pu
(essentiellement à cause de leur coût élevé) obtenir à titre personnel. Ainsi, les NTIC, comme le
souligne J. Jouët, se situent dans "l'entre-deux des espaces public et privé" et sont accompagnées
d'un "double mouvement spatial qui conduit à la fois à transporter son univers privé dans l'espace
public et à accéder à l'espace public à partir de chez soi", (Jouët, 1993, p.113). En effet, les
messageries électroniques et la communication par écrans interposés brouillent les frontières entre
les sphères publique et privée. En livrant à la lecture publique ses fantasmes intimes, l'utilisateur
des NTIC fait éclater, via les messageries conviviales, son espace privé.
Par ailleurs, en utilisant les NTIC à des fins personnelles (correspondance, chat, etc.),
quelques employés sont devenus "drogués d'Internet", pour reprendre les termes d'une interviewée.
Cette dernière nous a confié qu'elle fréquente quotidiennement les "publinets"[3] pour combler le
"manque" qu'elle ressentait le soir. Elle ajoute: "je me suis tellement habituée à naviguer, à discuter
dans des forums et à correspondre par mail que je sens le besoin de le faire le soir et même pendant
le week-end". Cependant, nous avons remarqué que cette tendance tend à s'estomper selon l'âge et
le statut civil des employés. Les "accrocs" des NTIC sont, dans la plupart des cas, de jeunes
célibataires. Les moins jeunes et vivant en couple sont moins attirés par l'utilisation des NTIC en
dehors de leur travail car leurs obligations envers leurs conjoints et enfants les empêchent de
"trouver du temps libre pour naviguer sur le net", selon les dires d'une employée. Ceci devient
possible quand l'utilisation des NTIC dans la vie privée entre dans les obligations familiales. C'est
le cas d'une employée, qui utilise les nouvelles techniques chez elle à la maison pour aider et tenir
compagnie à ses enfants qui se sont mis aux NTIC.
Les NTIC dans les bureaux: confrontation avec l'outil et développement des modes de faire
Si, d'une part, les NTIC dans l'entreprise proposent des solutions de travail, elles offrent
d'autre part aux utilisateurs un moyen "d'évasion" sur le lieu de leur travail et par la même de
détourner leur usage initial. Ainsi, par le biais des NTIC, les employés dans et depuis leurs bureaux
se rencontrent, se confient, se séduisent et "vivent" par écrans interposés. De nouveaux rapports
apparaissent entre "Raoudha" et la communauté qui l'entoure. Désormais elle est au centre d'un
réseau qu'elle s'est construite elle-même. Les NTIC ouvrent de nouveaux horizons dans les modes
de relation, à savoir une communication interactive et communautaire au sein d'espaces collectifs
en perpétuelle reconstruction. Aussi l'utilisation des NTIC dans les entreprises pose-t-elle des
questions relevant de la modification du rapport au temps et à l'espace des employés, de leur
identité, des frontières pas toujours claires entre le réel, le virtuel et le fantasme, de la difficulté de
séparer la vie privée de la vie publique, des modification de l'écriture et des efforts des utilisateurs
pour "réintroduire" de l'humain dans ces nouvelles techniques.
En outre, si les PME utilisatrices des NTIC veulent rester ou devenir le cas échéant, un
système ouvert et bénéficier des échanges communicationnels transversaux, elles doivent apprendre
à gérer les flux d'informations tout en tenant compte de l'univers informationnel privé des membres
du personnel.
Sami Zlitni
Notes:
1.- Plusieurs lettres en arabe inexistantes dans l'alphabet latin sont substituées par des chiffres, par
exemple:
Chiffre
Lettre
arabe
Nom
5
Valeur
kh, ch all.
j esp.
7
h
.
9
q vélaire
3
'laryngale
6
t emphat.
.
2.- Les smileys, appelés aussi "émoticônes", sont des petits signes (tirets, deux points, parenthèses
ou figurines) qui permettent d'exprimer des humeurs ou des caractéristiques physiques. Exemples
de smileys:
:-)
: Joyeux, rigole
:-(
: Triste
:-x
: No comment
8<
: Fille
8>
: Garçon
3.- Les "publinets" sont des centres publics d'Internet.
Références bibliographiques:
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Akrich, Madeleine. "Les objets techniques et leurs utilisateurs. De la conception à l'action",
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Bardini, Thierry. "Changement et réseaux socio-techniques: de l'inscription à l'affordance",
Réseaux, no76, 1996, p.126-155.
Boullier, Dominique. "Du bon usage d'une critique du modèle diffusionniste: discussion-prétexte
des concepts de Everett M. Rogers", Réseaux, no36, 1989, p.31-51.
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Certeau (de), Michel. L'invention au quotidien. Paris: UGE, 1980.
Chambat, Pierre. "Usages des technologies de l'information et de la communication (TIC):
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Chatelain, Yannick; Grange, Thierry et Roche, Loick. Travailler en groupe avec les nouvelles
technologies de l'information et de la communication. Paris: l'Harmattan, 1999.
Flichy, Patrice. L'innovation technique. Récents développements en sciences sociales vers une
nouvelle théorie de l'innovation. Paris: La Découverte, 1995.
Jauréguiberry, Francis. "Lieux publics, téléphone mobile et civilité", Réseaux, no90, 1998.
Jouët, Josiane. "Pratiques de communication et figures de la médiation", Réseaux, no60, 1993, p.99120.
Miège, Bernard. La pensée communicationnelle. Grenoble: PUG, 1995.
Perriault, Jacques. La logique de l'usage. Essai sur les machines à communiquer. Paris:
Flammarion, 1989.
Rogers, Everett M. Diffusion of Innovations. New York: Free Press, 1983.
Toussaint, Yves. "La parole électrique. Du minitel aux nouvelles "machines à communiquer"",
Esprit, no186, 1992, p.127-139
Vedel, André. "Sociologie des innovations technologiques des usagers: introduction à une sociopolitique des usages", dans A. Vitalis (dir.), Médias et nouvelles technologies. Pour une sociopolitique des usages. Rennes: édition Apogée, 1994, p.13-43.
Vitalis, André, "La part de citoyenneté dans les usages", dans A. Vitalis (dir.), Médias et nouvelles
technologies. Pour une socio-politique des usages. Rennes: édition Apogée, 1994, p.35-44.
Notice:
Zlitni, Sami. "Utilisation des NTIC dans les entreprises: au-delà des usages professionnels", Esprit
critique, Automne 2003, Vol.05, No.04, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet:
http://www.espritcritique.org
Revue internationale de sociologie et de sciences sociales Esprit critique - Tous droits réservés
Automne 2003 - Vol.05, No.04
Dossier thématique
Article
Le vote électronique par Internet: du déplacement du rituel électoral à la perte de la
symbolique républicaine
Par Christine Chevret
Résumé:
On entend par "vote électronique" différents procédés techniques. C'est l'usage de l'électronique
pour la machine à voter, le vote à distance, le comptage électronique et la communication des
résultats. L'argument selon lequel le vote électronique par Internet supposerait une dévalorisation
du rituel électoral est souvent soulevé en France. En quoi le déplacement du rituel électoral inhérent
à ce système induirait-il une perte de la symbolique républicaine? Tout rite est d'abord tribal; il est
constitutif d'une mémoire et de représentations collectives. Le passage par l'isoloir est un rituel
constitutif du lien social. Il symbolise notre appartenance à une même communauté et l'égalité: un
homme, une voix. Le vote matériel renvoie à un espace politique abstrait où règne l'égalité de droit
des citoyens. La dimension virtuelle du vote électronique par Internet risquerait de conduire à l'effet
inverse.
Auteur:
D.E.A de doctrines et philosophie politiques, Université Paris I - Panthéon-Sorbonne. Doctorante
en Sciences de l'information et de la Communication, sous la direction du Professeur Jean-Pierre
Esquénazi, Université Jean Moulin, Lyon III, laboratoire ERSICOM.
Sur Internet, le tribalisme, qui se manifeste essentiellement au sein des forums, se caractérise
par le nomadisme et l'éphémère des affinités électives. Toutefois, trois figures marquantes se
dégagent du "réseau": le citoyen, le marchand et l'anarchiste. La structure ternaire est bien sûr
intellectuellement confortable parce qu'elle renvoie à l'organisation de l'élite dans une société
traditionnelle (le scribe, le prêtre et le prince). Cette tripartition correspond néanmoins à une réalité
tout en contenant sa propre complexité. Sur Internet, la structure est réticulaire et les figures
peuvent se superposer; un même internaute sera citoyen, puis éventuellement anarchiste, et, s'il
achète ou vend en ligne, consommateur ou "marchand". Qu'en est-il plus spécifiquement de la
figure du citoyen? L'activité citoyenne ne se limite évidemment pas à l'exercice du droit de voter
mais les perspectives du vote électronique par Internet offrent la nécessité d'une réflexion sur les
risques d'une dissolution de la communauté politique, ceux liés au déplacement du rituel électoral
et à la perte de la symbolique républicaine. Quels sont les enjeux du vote électronique? Quels sont
les apports de ce système pour les organisateurs du scrutin? Pour les électeurs? En quoi le
déplacement du rituel électoral inhérent au vote électronique par Internet induirait-il une perte de la
symbolique républicaine?
Le déplacement du rituel électoral: approche géographique, technique et apports du vote
électronique par Internet
Approche technique et géographique: le déplacement matériel
Définition technique du "vote électronique"
On entend par "vote électronique" différents procédés techniques. C'est l'usage de
l'électronique pour la machine à voter, le vote à distance, le comptage électronique et la
communication des résultats; étant entendu que ces procédés ne sont pas utilisés conjointement (par
exemple, machine à voter et vote à distance). On peut aussi distinguer différentes phases de
procédures de "vote électronique": le vote par Internet à partir de terminaux situés dans des bureaux
de vote désignés pour chaque électeur, le vote par Internet à partir de terminaux situés dans des
bureaux de vote mais avec la liberté pour l'électeur de voter dans le bureau de son choix, le vote par
Internet depuis des terminaux identifiés mais répartis sur le territoire (pas seulement dans des
bureaux de vote), le vote par Internet avec n'importe quel terminal et un logiciel spécialement dédié
au vote.
Les expériences de vote électronique dans quelques pays
Etats-Unis: La primaire démocrate d'Arizona en mars 2000 (multiplication par 7 du nombre de
participants: de 13 000 à 86 000 votants depuis les élections de 1996). C'est la société election.com
qui avait organisé le scrutin. Par ailleurs, on trouve Outre-Atlantique des logiciels comme E.vote
qui permettent non seulement la réalisation d'un vote à distance mais encore l'élaboration de
politiques publiques.
Europe: l'initiative majeure est le projet VOTE (Voting Online Throughout Europe). Le projet
associe des collectivités locales européennes:
●
Cologne, Osnabrück (Allemagne)
●
Terrassa (Espagne)
●
Nea Erithrea, Western Attica (Grèce)
●
Ancône, Turin (Italie)
●
La Haye, Enschede (Pays-Bas)
●
Pelkosenniemen Kunta (Finlande).
Il comporte les caractéristiques suivantes: l'introduction d'un standard de signature
électronique dans tous les pays européens, le développement de processus de cryptage adaptés à
l'authentification des votants, l'intégration dans les technologies de vote de divers types d'accès à
Internet, la mise au point d'un cadre juridique adapté au vote par Internet, le développement de
l'information et des débats politiques "on line".
Des expériences françaises
La commune de Vandoeuvre-lès-Nancy avait proposé une expérimentation de vote
électronique par Internet pour les élections présidentielles des 21 avril et 5 mai 2002,
expérimentation menée conjointement avec la société américaine "election.com". Pour la CNIL Commission nationale Informatique et Libertés, suivant sa délibération du 2 avril 2002, les
conditions qui rendraient cette expérimentation utile n'étaient pas remplies:
"le votant ne serait identifié que par un code d'accès et un mot de passe adressé par courrier à son
domicile alors que plusieurs électeurs peuvent y résider;
●
●
●
la possibilité de voter depuis son domicile ne garantit pas que le vote soit dégagé de toute
influence ou de toute pression;
les serveurs d'exploitation des informations personnelles (liste électorale, liste
d'émargement, "dépouillement") sont situés à New York, échappant ainsi à tout contrôle
effectif des autorités nationales;
le code d'accès et le mot de passe qui identifient l'électeur, associés à son vote, ne sont pas
chiffrés tout au long de la chaîne de traitement."[1].
Enfin, la ville d'Issy-les-Moulineaux a pu tester le cybervote pour l'élection de ses
représentants aux conseils de quartier. Le vote s'est déroulé entre 8 et 21 heures (au lieu de 9-19
heures traditionnellement). Il a été sécurisé par un code confidentiel que chaque électeur avait pu
retirer dans des lieux publics (poste, mairie, bureau de vote) (voir Fondanèche, 2003).
Il n'existerait pas de procédure de référendum d'initiative locale par Internet en France:
"Ainsi un scénario dans lequel le maire de ville moyenne souhaitant lancer un projet important pour
sa ville et l'ayant exposé sur son site Internet ville, recueillerait les avis sur un forum d'expression
accessible par une large partie de la population depuis des bornes publiques en nombre suffisant
puis mettrait en place un référendum d'initiative locale sur des urnes électroniques n'a encore
jamais été mis en oeuvre"[2].
Les apports du vote électronique
Les arguments matériels
Le coût
On peut d'abord compter, parmi les avantages du vote électronique, le coût. Dans
Cyberdémocratie (1997), Pierre Lévy en déduit l'avantage suivant: "Les nouvelles formes de la vie
politique et la communication électorale dans le cyberespace coûteront (et coûtent déjà) beaucoup
moins cher que les campagnes par voie d'affiches et de messages publicitaires à la télévision,
permettant ainsi à une plus grande diversité d'opinions de se faire connaître" (Lévy, 1997, p.143.).
L'organisation d'élections est aujourd'hui coûteuse. On évalue l'investissement financier à environ
7,5 euros par électeur inscrit en ne comptant que les dépenses engagées par l'Etat. Voici des
exemples de bilan sur quelques élections:
Election
Coût par électeur inscrit (dépenses
totales de l'Etat/nombre d'inscrits à
l'élection considérée) - (en euros)
Présidentielles 1995
3,34
Législatives 1997
3,38
Régionales 1998
1,97
Cantonales 1998
3,18
Cantonales 2001
3,20
Municipales 2001
2,76
Source: http://www.assemblee-nat.fr/budget/plf2002.
La mise en place du système de vote électronique représenterait un investissement initial
(mise au point des logiciels et de l'infrastructure du vote). Toutefois, on pourrait compter sur
l'amortissement des investissements initiaux sur la durée: par exemple, une machine à voter coûte
aujourd'hui 4500 euros et peut être amortie dès la troisième élection[3]. Il est évident malgré tout
que cette perspective est pour l'instant purement hypothétique et relative aux choix opérés: les
modes de scrutins (uninominal, référendaire...) et leurs fréquences.
La fiabilité
L'argument de la fiabilité n'est pas nécessairement conciliable avec l'argument précédent,
celui du coût. En effet, pour que le système soit fiable, il faudrait renforcer la sécurité. Or, cette
démarche exige des investissements. Sur quels points la fiabilité serait-elle assurée et quels en sont
les obstacles?
Tout d'abord, l'enregistrement électronique éviterait le décompte manuel. Non seulement les
erreurs de décompte seraient évitées mais les résultats pourraient être proclamés dès la fermeture
des bureaux de vote. On pourra ajouter à ce constat une réponse au problème pratique de
désaffection des bénévoles pour procéder à ce décompte manuel. Par ailleurs, sans délai de
proclamation, les manipulations hasardeuses sont évitées, sans parler du mécanisme d'identification
évitant erreurs et fraudes diverses: inscriptions multiples, "bourrage des urnes" avec bulletins
factices, participation électorale des résidents de cimetière...
Il est donc clair que cette fiabilité du système ne peut être acquise qu'au prix d'une
sécurisation, exactitude du registre électoral, authentification des votants, sécurité intérieure des
serveurs et télécommunications. Il faut également compter sur les risques de piratage. De ce point
de vue, il existe deux risques possibles: le "jamming" (le serveur est submergé de requêtes
d'informations si bien qu'il devient impossible pour un utilisateur d'accéder au site), le "page
jacking" (l'utilisateur est détourné du site et arrive à l'adresse d'un autre site conçu par le "hacker").
On peut également envisager plus simplement une panne du système le jour de l'élection. Enfin, les
détracteurs du vote électronique ne manquent pas de souligner que le vote à distance peut s'exercer
sous influence. En effet, l'absence d'authentification physique représente un risque: le vote peut
s'exercer sous pression familiale. L'enjeu est ici d'un autre ordre; le problème n'est plus matériel et
financier mais politique. On voit immédiatement les risques induits pour la démocratie.
Les arguments politiques
La participation électorale
Pour Pierre Lévy, la hausse de la participation électorale paraît indiscutable. L'auteur recense
deux expériences probantes, celle des élections primaires démocrates en Arizona, en 2000, et celle
des électeurs de l'Alabama la même année. C'est au sein des minorités défavorisées que la hausse
serait la plus spectaculaire (Lévy, 1997, p.143).
L'amélioration de la participation électorale est l'argument le plus fort. Les électeurs
invoquent souvent deux obstacles: celui de l'inscription sur les listes (horaires des bureaux de
mairies, distance entre le domicile et le lieu de travail) et celui de la possibilité de se rendre aux
urnes les jours d'élections. La possibilité de voter par procuration est limitée et répond
administrativement à des exigences et contraintes. Par ailleurs, malgré la souplesse des horaires des
bureaux de vote dans les grandes agglomérations (fermeture à 20 heures), les modes de vie
impliquent aujourd'hui des déplacements fréquents et expliquent aussi le taux d'abstention. Le vote
électronique représente donc un espoir quant à l'amélioration des scores de participation grâce à la
suppression des obstacles matériels sans négliger la nécessité de laisser s'exercer leur citoyenneté
aux personnes à mobilité réduite, malades ou handicapées.
La justesse dans la représentation
On distingue traditionnellement les modes de scrutin suivants: le scrutin uninominal à deux
tours et le scrutin proportionnel à un seul tour. Or, il existe d'autres possibilités qui ne sont pas
aujourd'hui exploitées dans les démocraties à cause de la complexité technique de leur organisation.
Les possibilités dénombrées sont les suivantes: la méthode Condorcet, la méthode du vote par
assentiment et la méthode Régnier. La première méthode, celle de Condorcet, respecte le critère
Condorcet selon lequel le vainqueur est celui qui bat chaque autre candidat en duel. Ainsi,
concrètement, chaque votant classe les candidats par ordre de préférence. Il existe cependant des
méthodes plus simples dans la mesure où celle-ci peut aboutir à l'absence de vainqueur. Dans ce
cas, le vote par assentiment peut être choisi. Il consiste en un choix illimité de candidats. Dès lors,
il est possible de mettre plusieurs bulletins dans l'urne. Enfin, la méthode Régnier est considérée
dans le cadre de processus d'aide à la prise de décision[4]. Par exemple, dans le cadre d'une
entreprise, les salariés sont soumis à un jeu de questions; les bulletins de vote sont triés par couleur
et par candidat. Ainsi, existe-t-il d'autres modes de scrutin utilisés dans d'autres cadres qu'en
politique. Quel serait le rôle des nouvelles technologies par rapport à ces possibilités?
La rapidité du traitement de l'information permise par les nouvelles technologies ouvrirait la
voie à l'usage de modes de scrutin plus complexes. L'intérêt n'est bien sûr pas essentiellement
technique. Il s'agit de gagner en représentativité. Par exemple, aux élections de 1988, le candidat le
plus consensuel était Raymond Barre. Or, le duel du deuxième tour opposait François Mitterrand à
Jacques Chirac. Dans le respect de la représentativité, force est donc de constater qu'aucun des deux
candidats de ce deuxième tour ne répondait au désir des Français. Les possibilités techniques de
complexification offrent une avancée démocratique. Pourtant, si on voit immédiatement les
avantages pour les citoyens, ces méthodes notamment celle de choix préférentiel donnent matière à
critique. Autant les élus locaux sont favorables au traitement électronique du dépouillement[5],
autant les obstacles politiques à la mise en place de ces méthodes sont nombreux. En effet, les
hommes politiques, déjà confrontés à un électorat fluctuant, ne pourront qu'être déstabilisés: quelle
cible électorale viser? quel message pour quel électeur? Les imprévisibilités de l'électeur français
risqueraient d'être encore plus troublantes qu'aujourd'hui.
Les risques induits par le vote électronique
Les risques de la désacralisation de l'isoloir
Le passage par l'isoloir comme rituel
L'argument selon lequel le vote électronique supposerait une dévalorisation du rituel électoral
est souvent soulevé en France. Pour les pays où se pratique déjà le vote par correspondance, il n'est
bien sûr pas ou peu retenu. On notera toutefois que le retard de la France sur ce point est avant tout
politique. En effet, le vote à distance se pratique pour diverses élections: syndicales, universitaires,
prud'homales. Les partisans de l'isoloir en sont les défenseurs avant tout pour des élections dont
l'enjeu est national. L'argument du rituel nous semble intéressant. Le passage par l'isoloir est
d'abord un rituel constitutif du lien social. Il symbolise notre appartenance à une même
communauté et l'égalité: un homme, une voix. Dans un ouvrage intitulé justement Un homme, une
voix? Histoire du suffrage universel, Michel Offerlé (1993, p.102) note: "Le jour, l'heure du choix...
une salle où sont disposés les instruments du culte républicain. Après avoir été hébergé parfois au
domicile du maire, du curé, du châtelain, le bureau de vote occupe, pour la journée du scrutin, la
pièce de la mairie du village, les grandes salles de mariage, des salles de classe surtout. La salle de
vote se veut une sorte de bulle démocratique sous vide où l'électeur, dégagé des pressions,
accomplit son devoir civique, pour lui-même et la collectivité. Interdite la distribution de bulletins
ou de tracts à l'entrée, interdites les armes, les discussions politiques dans l'enceinte du bureau,
interdits les citoyens encadrés par un régisseur ou un contremaître, ou dirigés au son du tambour.".
Cette symbolique a un sens.
Le sens de cette symbolique: la dimension tribale du rite
L'isoloir est le garant concret du secret du vote et de l'absence immédiate de pressions (ce
que le vote depuis le terminal familial ne pourrait garantir). Sa suppression pourrait porter atteinte à
notre expérience de la démocratie mais aussi à la démarche républicaine. Nous rappelons que c'est
aussi le principe d'égalité qui se manifeste également à travers le bureau de vote[6]. Dans Qu'est-ce
que la citoyenneté?, Dominique Schnapper note (2000, p.141): "Par delà même la consécration du
lien social, le vote manifeste concrètement l'existence de l'espace politique abstrait, dans lequel,
contrairement à toute expérience sociale réelle et observable, chaque citoyen est l'égal de l'autre".
La participation électorale sur Internet n'augmenterait que par rapport aux détenteurs et familiers de
l'ordinateur. Le "fossé numérique" s'y refléterait inévitablement. L'argument selon lequel ceux qui
ne possèdent pas d'ordinateur pourraient se rendre à des bornes numériques installées dans les
bureaux de postes, les bibliothèques... résiste déjà peu à la logique. En effet, quelle est la différence
pratique entre le déplacement vers le bureau de vote toujours installé dans l'école la plus proche et
celui vers le bureau de poste? Le civisme oblige à un effort. Le déplacement jusqu'à l'isoloir nous
semble en être un nécessaire, nécessaire à ce que Rousseau, dans Du Contrat social, intitulait "la
profession de foi civile". L'isoloir revêt une symbolique appelant à une sacralité du lieu: "C'est que
voter, c'est démontrer, en respectant un rituel, qu'on appartient à la communauté politique
nationale" (Schnapper, 2000, p.143). La dimension tribale de ce rite est essentielle; il est constitutif
d'une mémoire collective et de représentations communes. Dans La transfiguration du politique,
Michel Maffesoli (1992, p.164-165) note que "(...) le rite est essentiellement tribal, il constitue le
fondement même de la mémoire collective, il sert de ciment aux représentations communes et
rappelle, à date fixe, leur efficace renouvelée".
De la fin du symbolique aux risques du virtuel: la perte des étapes du rite
L'effet "push button"
A l'heure où en Europe des sociétés comme Nokia et Matra travaillent sur les possibilités de
vote par téléphone mobile, la critique politique du vote électronique pourrait être déjà de faible
portée face aux pressions économiques. Dès lors, qu'est-ce qui dans le vote électronique serait
politiquement contestable? Les dérives populistes et démagogiques représentent les premières
raisons d'une critique du vote électronique sous sa forme de référendum. On appelle effet "push
button" la conséquence d'une logique référendaire électronique, lequel priverait le citoyen à la fois
bien sûr du recul nécessaire mais aussi du débat public. Reprenant Bernard Manin, Dominique
Schnapper souligne que l'avènement d'une "démocratie du public" a pour conséquences la
personnalisation du pouvoir, la "volatilité" de l'électeur et comporte le risque d'une communication
de masse qui "privilégie le superficiel et l'instantané" (2000, p.168). Influencé par cette
communication de masse, le citoyen serait d'autant plus victime de l'effet "push button", sous
l'emprise du dernier candidat entendu (ou parlant le plus fort!). Toutefois, des solutions juridiques
peuvent être trouvées à cet effet "push button".
Dans une présentation à l'Académie royale belge des sciences du 20 mars 1998, Y. Poullet
expose des "considérations sur le droit du cyberespace" et propose des solutions comme l'obligation
de respecter des règles éthiques et normatives, l'indication claire du but, des modalités, des
conséquences et du responsable de l'organisation de la consultation opérée. L'auteur préconise
également l'interdiction d'enregistrer les données personnelles résultant du sondage ainsi effectué.
Si la responsabilité de l'organisation incombe à une autorité publique, le respect des règles
suivantes serait nécessaire:
"a- Obligation de soumettre préalablement le questionnaire à une discussion au sein des organes de
démocratie représentative; le cas échéant, obligation de rendre accessible les remarques opérées par
chaque courant d'opinion sur le questionnaire soumis à la consultation;
b- Obligation de publier préalablement le questionnaire et les dites réflexions par voie électronique
et par d'autres voies;
c- Obligation de prévoir d'autres modalités de consultation que la seule voie électronique;
d- Obligation de publier de manière complète les résultats du référendum (en particulier nombre de
personnes ayant répondu, modalités d'interrogation, etc.);
e- Interdiction de fonder une décision sur les seuls résultats d'une consultation électronique.".
Démocratie directe ou "hyperdémocratie"?[7]
Les partisans d'une démocratie directe voient dans le vote électronique par Internet la
réalisation de la démocratie telle que l'envisageait Rousseau, dans Du Contrat social. Or, depuis la
récupération par la Terreur sous la Révolution française, le rousseauisme politique a largement été
discuté jusqu'à Hannah Arendt et plus récemment Mickaël Walzer. Dans un entretien avec Chantal
Mouffe, l'auteur (Walzer, 1997, p.207-220) explique que la citoyenneté chez Rousseau exige une
culture commune et une religion civique et qu'aujourd'hui cette conception aurait pour conséquence
une répression des sujets divisés par les dirigeants politiques. Cependant, tout partisan de la
démocratie directe n'est pas nécessairement rousseauiste. Par exemple, Ian Budge, qui ne rejette pas
le rôle des partis, voit dans la démocratie représentative les limites suivantes: "La représentation
pourrait ainsi produire des effets exactement opposés à ceux revendiqués par Madison en excluant
précisément du processus de décision la plupart des personnes appartenant à l'élite sociale et
culturelle." (Budge, 2000, p.767). C'est la raison pour laquelle il voit dans le Web un instrument de
démocratie directe et insiste sur la meilleure accessibilité à la connaissance, ainsi que l'expression
plus exhaustive des différents points de vue. Enfin, l'intérêt d'Internet résiderait dans l'ampleur du
débat qu'il consent. Les deux premiers arguments sont rarement contestés bien que l'accessibilité
matérielle croissante puisse alors inciter les gouvernants à multiplier des consultations de citoyens
plus ou moins pertinentes au risque de les démobiliser, au risque d'une "hyperdémocratie". C'est sur
le troisième point qu'il semblerait nécessaire de revenir. De quel débat s'agit-il? Est-il vraiment
constitutif de la démocratie? Sa qualité est-elle comparable à ce qu'on appelle la délibération?
La délibération
La pertinence du référendum électronique se pose par rapport à la délibération. Cette dernière
obéit-elle, dans ce cadre, à la même rationalité comportementale? Dans un article intitulé "volonté
générale ou délibération? Esquisse d'une théorie de la délibération politique", Bernard Manin
(1985, p.79) souligne une distinction conceptuelle importante. Chez Rousseau, la délibération
constitue une décision alors que chez Aristote, elle désigne le processus conduisant à cette décision.
Chez Rousseau, "on ne délibère pas, au sens fort du terme, sur ce qui est évident, simple et
lumineux. On délibère, au contraire, sur ce qui est incertain, là où il y a des raisons de se décider".
Or, la délibération désigne également un processus qui requiert ce que les Anciens appelaient la
prudence. Pour Aristote, le Phronimos, l'homme prudent, est celui qui peut délibérer, c'est-à-dire
mener une recherche qui porte sur les choses humaines. La délibération consiste en "l'analyse
régressive des moyens à partir de la fin, à la façon dont, en mathématiques, on procède à la
construction d'une figure: on part de la figure supposée construite, ou de la fin acquise, et l'on se
demande quelles en sont les conditions. Il suffira alors, pour agir, d'inverser l'ordre de l'analyse: ce
qui vient en dernier dans l'ordre de l'analyse sera premier dans l'ordre de la genèse." (Aubenque,
1993, p.108). Ainsi, il y aurait des étapes dans le processus décisionnel. On voit surtout à quel point
la délibération nécessite la réflexion. Ce processus est comparable à ce que Kant, dans La Critique
de la faculté de juger, appelle le sensus communis: penser par soi-même, penser en se mettant à la
place de tout autre et penser de manière conséquente. Il est toujours possible d'objecter que le vote
du citoyen dans l'isoloir n'obéit déjà pas à ces exigences. Toutefois, la dématérialisation et la
"virtualisation" n'accentueront-elles pas la faiblesse de la délibération intérieure? On peut accorder
à Internet de développer le débat et, à la rigueur, la délibération collective. Cette dernière est
essentielle et a plusieurs fonctions. Bernard Manin précise qu'avant une délibération collective les
individus ont davantage de désirs que de préférences. De plus, le débat les aide à comprendre que la
plupart du temps leurs propres désirs sont contradictoires. Enfin, "les individus apprennent des
éléments nouveaux non pas seulement sur les solutions possibles mais sur leurs propres
préférences." (Manin, 1985, p.82). Les lieux de débats et délibération collective sont nombreux sur
Internet. Pourtant, leur qualité est-elle comparable à celle d'un espace public réel? En effet, les
protagonistes adoptent-ils une flexibilité et une coopération comparables à celles inhérentes au face
à face?
La confusion récurrente entre la virtualité et la matérialité ainsi que celle de l'espace public
avec l'espace intime doit aussi amener à s'interroger sur la pérennité du sentiment d'appartenance à
une communauté politique. L'adoption du vote électronique par Internet impliquerait le passage de
l'isoloir, lieu symbolique où se réalise un acte concret fruit d'une délibération intérieure, à un
procédé instantané depuis un lieu concret, éventuellement intime, par lequel la matérialité n'est plus
mesurée. Le vote matériel renvoie à un espace politique abstrait où règne l'égalité de droit des
citoyens. La dimension virtuelle du vote électronique par Internet risquerait de conduire à l'effet
inverse. On a pu insister sur l'aspect symbolique de l'isoloir parce que le vote est un rite et en tant
que rite il est d'essence tribale. Lui ôter la symbolique dont il est chargé, c'est prendre le risque de
participer à la désagrégation de la communauté politique. Toutefois, il y aurait malgré tout une
dimension émancipatrice, à l'exception du référendum, du vote électronique. Par exemple, en 1997,
suite aux accords de Dayton, l'Université de Villanova aux Etats-Unis, avait proposé d'organiser
des élections électroniques en Bosnie pour résoudre le problème de déplacement des populations. Il
est également évident que, dans certaines régions du monde, la présence matérielle de l'électeur
dans un bureau représente un danger pour sa vie. On sait combien parfois le rôle des Volontaires
des Nations Unies est indispensable au processus électoral. Ainsi, le vote électronique pourrait être
utilisé dans le cadre de transitions démocratiques, soit pour résoudre le problème de dispersion des
populations, soit pour la protection des personnes. C'est sûrement de ce point de vue que son avenir
devrait être envisagé.
Christine Chevret
Notes:
1.- "Un avis défavorable de la CNIL à une expérimentation de vote électronique par Internet aux
élections présidentielles des 21 avril et 5 mai 2002", http://www.cnil.fr, le 10 avril 2002
2.- http://www.admiroutes.asso.fr [consulté le 4 décembre 2002].
3.- http://www.admiroutes.asso.fr [consulté le 4 décembre 2002].
4.- http://France.fsfeurope.org [consulté le 4 décembre 2002].
5.- Conférence de Thierry Vedel sur "le vote électronique local", colloque du 26 juin 2002 organisé
par Gérard Loiseau au Ministère de la Recherche.
6.- Michel Offerlé rappelle cette idée forte présente à l'origine de l'idée de l'isolement, dans les
textes légaux de 1913: cet isolement est nécessaire pour "ceux que la nécessité contraint à se
cacher, parce qu'ils ne peuvent, dans l'état social actuel, défendre à la fois leur liberté et leur
existence" (1993, p.107.).
7.- L'expression d'"hyperdémocratie" est empruntée à José Ortega Y Gasset.
Références bibliographiques:
Aubenque, Pierre. La prudence chez Aristote. Presses universitaires de France, 1993, collection
Quadrige, 220.p.
Budge, Ian. The new Challenge of Direct Democracy. Cambridge, Polity Press, 1996.
Fondanèche, Daniel. Intercdi, no181, janvier/février 2003, p.91.
Lévy, Pierre. Cyberculture, "rapport au Conseil de l'Europe". Editions Odile Jacob, 1997, 313 p.
Maffesoli, Michel. La transfiguration du politique. La tribalisation du monde. Grasset, 1992,
367 p.
Manin, Bernard. "Volonté générale ou délibération? Esquisse d'une théorie générale de la
délibération politique", Le Débat, janvier 1985, p.72-93.
Morel, Laurence. "Vers une démocratie partisane?", Revue française de sciences politiques, no50,
août-octobre 2000, p.767.
Naira, Geoffrey. "Le vote électronique devra encore attendre", Courrier International, 23-29 août
2001.
Offerlé, Michel. Un homme, un voix?, Histoire du suffrage universel. Découvertes Gallimard,
1993, 160 p.
Poullet, Yves. "Quelques considérations sur le droit du cyberespace", présentation à l'Académie
Royale Belge des Sciences, le 20 mars 1998, [http://www.jura.uni-sb de].
Schnapper, Dominique. Qu'est-ce que la citoyenneté?. Avec la collaboration de Christian
Bachelier. Gallimard, 2000, Folio actuel, 320 p.
Walzer, Michaël. Pluralisme et démocratie. Traduction collective, introduction de Joël Roman,
Editions Esprit, 1997, collection Philosophie, 220 p.
Walzer, Michaël. "Entretien avec Chantal Mouffe". Pluralisme et démocratie. 1997, p.207-220.
Notice:
Chevret, Christine. "Le vote électronique par Internet: du déplacement du rituel électoral à la perte
de la symbolique républicaine", Esprit critique, Automne 2003, Vol.05, No.04, ISSN 1705-1045,
consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
Revue internationale de sociologie et de sciences sociales Esprit critique - Tous droits réservés
Automne 2003 - Vol.05, No.04
Dossier thématique
Article
Communautés virtuelles et sociabilité en réseaux: pour une redéfinition du lien social dans les
environnements virtuels
Par Jean-François Marcotte
Résumé:
Cet article offre un nouveau regard sur la définition du concept de "communautés virtuelles" et de
la forme du lien social dans les sociétés contemporaines. Il présente une analyse de différentes
approches pour comprendre les groupes sociaux et les communautés virtuelles. Il se penche aussi
sur la forme des solidarités sociales qui s'observe dans les environnements virtuels. On y retrouve
enfin une analyse de la sociabilité particulière qui domine dans les relations entre les individus. Cet
article propose le concept de "civilisation réticulaire" pour identifier le mouvement global qui se
met en forme mondialement et présente une nouvelle approche pour analyser les relations sociales
en réseaux.
Auteur:
Jean-François Marcotte est sociologue et directeur-fondateur de la revue Esprit critique. Il est
l'auteur d'un mémoire sur le phénomène des communautés virtuelles présenté à l'Université du
Québec à Montréal et de plusieurs interventions sur les rapports sociaux en réseaux. Il exerce
actuellement les fonctions de conseiller pour le gouvernement du Québec.
"Il semble donc au premier abord, que la vie collective ne puisse se développer qu'à l'intérieur
d'organismes politiques, aux contours arrêtés, aux limites nettement marquées, c'est-à-dire que la
vie nationale en soit la forme la plus haute et que la sociologie ne puisse connaître des phénomènes
sociaux d'un ordre supérieur. Il en est cependant qui n'ont pas de cadres aussi nettement définis;
ils passent par-dessus les frontières politiques et s'étendent sur des espaces moins facilement
déterminables.". Marcel Mauss et Émile Durkheim (1913)
Introduction
La forme des solidarités sociales est en mutation dans l'ensemble des sociétés sur le globe.
Les institutions nationales se transforment et le phénomène de la mondialisation sociale, culturelle,
politique et économique affecte la vie des individus de partout. Le développement d'outils de
communication en réseaux informatiques depuis trois décennies s'est déployé dans l'univers
symbolique d'un grand nombre de citoyens répartis dans plusieurs pays du monde. Cet
environnement réticulaire se déploie, des individus l'habitent et le façonnent dans la rencontre
mondiale des cultures. Cet espace virtuel défait les territoires du quotidien pour en recréer de
nouveaux au niveau symbolique.
Dans ce contexte, il est encore difficile de comprendre la forme des solidarités sociales
émergente et une analyse soutenue est nécessaire à sa compréhension. Déjà trente ans ont passé
depuis l'avènement des premières communautés virtuelles et la créativité des acteurs à l'oeuvre a
permis l'émergence d'un espace, d'un environnement, d'un univers symbolique bien particulier.
Depuis environ dix ans, certains chercheurs en sciences sociales ont commencé à explorer les
frontières de cet univers pour tenter d'en comprendre l'essence. Toutefois, beaucoup de travail reste
à faire.
Cet article a pour but d'ajouter une pierre dans la fondation de cet édifice théorique, en posant
un nouveau regard sur la définition du lien social dans cet univers bien particulier, que le temps a
fini par nommer "Cyberespace" (Gibson, 1985). Dans cet espace, des interactions prennent vie, des
relations s'installent et des communautés se forment. Néanmoins, il reste beaucoup à faire pour
comprendre la nature des liens qui unissent les individus et les processus qui régissent ces relations.
Pour ce faire, nous procéderons d'abord à une analyse du concept de "communautés
virtuelles" et de différents concepts utilisés pour définir les groupes sociaux. Ensuite, nous
tâcherons de mieux comprendre la forme du lien social à l'oeuvre dans ces systèmes sociaux en
observant la structure des solidarités sociales. Enfin, nous analyserons la forme des relations
sociales émergentes par une analyse de la sociabilité développée par les individus. Cet article vise à
revoir la définition de "communautés virtuelles" en la confrontant au contexte global dans lequel
elles émergent. Ainsi, nous étudierons les aspects particuliers des associations en réseaux, ainsi que
le développement des relations interpersonnelles entre les usagers des environnements virtuels.
Nous irons voir sur le terrain, pour comprendre comment les usagers vivent leurs rapports
aux autres dans ces environnements et comment ils perçoivent le sens de leurs actions. Nous
puiserons parmi des études de terrain portant sur les usagers des réseaux télématiques et nous
serons à l'écoute de ce que les acteurs du Cyberespace en pensent. Nous éviterons bien sûr les
discours basés sur des déterminismes techniques ou des déterminismes sociaux, pour observer les
représentations, les valeurs et les pratiques des usagers.
1. - Définir les communautés virtuelles
Définir le terme "communautés virtuelles" est un exercice périlleux étant donné, d'une part,
la largeur de sens du concept de "communauté", et d'autre part, l'ampleur des phénomènes désignés
par ce concept.
1.1 - Le concept de "communautés virtuelles"
Le terme "communautés virtuelles" est très large et couvre un vaste ensemble de pratiques
associatives. A priori, on peut presque dire que le concept ne fait pas sens en lui-même, considérant
qu'une communauté se crée toujours dans l'esprit de ses membres et que plusieurs types de
regroupements consistent à la formation de groupes n'ayant aucun contact fréquent entre eux. Bref,
une communauté virtuelle est d'abord et avant tout une "communauté". Elle est virtuelle en ce sens
qu'elle a été développée principalement à travers des interactions en réseaux. L'interaction en
réseaux étant de l'interaction sociale à travers un mode de communication basé sur des outils
techniques permettant la communication à distance selon différentes méthodes: synchronique ou
asynchronique, visuelle ou textuelle, etc.
Si certains usagers d'Internet et des promoteurs de technologies ont intégré le terme "tribu"
dans l'univers symbolique de la culture du Cyberespace, il serait toutefois délicat d'utiliser ce
concept dans une analyse scientifique du phénomène. En effet, le terme "tribu" ne reflète que peu la
réalité observable dans une approche empirique du phénomène. Pour comprendre la forme
d'organisation des rapports sociaux en réseaux, il faut s'appuyer sur des analyses de terrain, déceler
les représentations sociales, comprendre les modes d'interaction, les mécanismes de régulation, le
mode de socialisation, etc.
Une communauté est donc un groupe social qui se forme à travers des rapports sociaux entre
plusieurs individus. La communauté virtuelle n'a rien de différent des autres formes de
regroupement, si ce n'est qu'elle s'est formée principalement à travers des interactions en réseaux.
Ces groupes prennent forme dans la conscience de leurs membres et à travers les divers
mécanismes de régulation qui s'installent pour assurer le maintien du groupe.
Évidemment, nous ne pouvons pas oublier de mentionner l'une des premières définitions de
ce concept, celle proposée par Rheingold: "Les communautés virtuelles sont des regroupements
socioculturels qui émergent du réseau lorsqu'un nombre suffisant d'individus participent à ces
discussions publiques pendant assez de temps en y mettant suffisamment de coeur pour que des
réseaux de relations humaines se tissent au sein du cyberespace." (Rheingold, 1995, p.6). Dans
cette définition, il met en évidence la variabilité des formes et des dimensions des communautés
virtuelles, en insistant sur l'émergence du groupe sur la base des relations interpersonnelles. Pour sa
part, Pierre-Léonard Harvey définit les communautés virtuelles comme "des groupes plus ou moins
grands de citoyens ayant des interactions fortes grâce à des systèmes télématiques (intermédias) à
l'intérieur de frontières concrètes, symboliques ou imaginaires." (Harvey, 1995, p.75).
On peut donc considérer les communautés virtuelles comme des groupes de formes variables
qui se construisent à travers des interactions en réseaux et qui prennent siège dans la conscience de
leurs membres.
1.2 - La forme des groupes sociaux
La formation d'un groupe ou d'une communauté nécessite plusieurs mécanismes particuliers.
Dans le contexte des relations en réseaux, la situation est très semblable, à l'exception que les liens
ont été formés à travers des interactions en réseaux. D'abord, des interactions prennent place,
ensuite des relations interpersonnelles s'établissent de façon plus régulière, et finalement, il se
forme parfois des groupes dans la rencontre de ses relations.
Il existe plusieurs approches pour analyser les groupes sociaux. D'emblée, faut-il préciser que
le regroupement des êtres humains ne relève pas d'un instinct naturel ou d'un déterminisme
environnemental, mais plutôt d'une construction sociale qui prend forme dans la rencontre des
individus? C'est à travers l'établissement graduel d'un contrat social autour de besoins spécifiques et
la coopération de ses membres en vue d'accomplir un objectif commun que la communauté émerge
(Crozier et Friedberg, 1977, p.15-16).
Dans un contexte d'association libre, comme dans le cas de la plupart des communautés
virtuelles, l'objectif commun n'est pas imposé de l'extérieur. La source d'uniformité sera alors au
coeur de la constitution du groupe, en s'appuyant sur les affinités, les intérêts communs et les
objectifs partagés (Newcomb et al., 1970, p.271-272). Pourtant, tout système collectif s'établit
simultanément sur la différenciation de ses membres car chaque membre trouve dans le contrat
social un moyen d'atteindre ses objectifs personnels (Crozier et Friedberg, 1977, p.16).
Graduellement, le contrat social devient contraignant à travers l'établissement des mécanismes de
régulation qui assureront la stabilité et le maintien du groupe. C'est à travers un processus de
socialisation spécifique à chaque communauté que l'individu pourra intérioriser inconsciemment les
outils permettant de s'exprimer et d'agir.
Selon Crozier et Friedberg, l'existence d'un groupe nécessite la présence de deux conditions
majeures (Crozier et Friedberg, 1977, p.51-52). Il faut d'abord une opportunité commune, soit des
conditions favorables à l'établissement de liens sociaux sur une base régulière. Il faut ensuite une
capacité de coopération déterminée par la capacité de ses membres à s'organiser. Les mécanismes
de régulation du groupe permettent de maintenir l'identité sociale du groupe et sa capacité d'action.
Comme nous l'avons dit, les communautés virtuelles sont de plusieurs types et de dimensions
variables. Cette forme sera déterminante dans la formation de ses propres mécanismes de régulation
et de son organisation à travers une division des rôles, la constitution du système normatif, etc. Ces
mécanismes de régulation sont des moyens d'assurer le maintien du groupe et prennent la forme de
règles, de valeurs, d'appartenance, etc. En fait, c'est à travers la culture des groupes que se déploient
ces mécanismes: "Les membres des communautés virtuelles partagent des codes, des croyances,
des valeurs, une culture et des intérêts communs." (Harvey, 1995, p.75).
Si l'on revient à la formation de "communautés virtuelles", on peut ainsi comprendre qu'elles
se forment aussi selon des mécanismes sociaux complexes, qui vont au-delà de la simple
interaction. Comme toute communauté, les groupes virtuels prennent forme à travers
l'établissement de mécanismes sociaux et s'imprègnent dans la conscience de ses membres. Selon
Elizabeth M. Reid, les mécanismes de régulation traditionnelle sont remis en question dans
l'interaction et il émerge ainsi de nouveaux systèmes sociaux dans les interactions en réseaux (Reid,
1991).
Ainsi, la communauté virtuelle a aussi ses particularités. D'une part, le mode de
communication par lequel les relations en réseaux prennent forme influence le mode d'interaction.
Anonymat, absence du langage corporel, communication asynchronique, ne sont que quelques
exemples qui expriment la variété des échanges possibles dans différents environnements virtuels.
D'autres part, de l'interaction au développement de relations interpersonnelles, les individus
parcourent les espaces de discussion s'appuyant sur une culture, un système de valeurs et un univers
symbolique propres aux usagers.
On peut délimiter différents types de groupes quant à la forme de l'identification ou de
l'appartenance. On retrouve notamment le "groupe de référence normatif" auquel l'individu
s'identifie sans avoir à y adhérer, et le "groupe d'appartenance" qui exige pour sa part une adhésion
tout en fournissant un ensemble de valeurs (Boudon, 1993, p.109).
Il est aussi important de s'intéresser aux concepts de "groupe primaire" et de "groupe
secondaire". Pour C. H. Cooley, les groupes dans lesquels l'individu s'intègre relèvent une
importance majeure dans le processus de socialisation global des personnes (Cooley, 1967, p.2357). D'abord, le groupe primaire se caractérise par un cadre rigide, sa permanence et sa forte
influence sur ses membres. Le groupe primaire, comme la famille, privilégie des rapports constants,
une forte intimité et affecte l'individu dans de nombreuses dimensions de sa vie. Par contre, le
groupe secondaire s'appuie davantage sur une association des individus dans un contexte passager,
autour de domaines spécifiques, comme dans le cas des associations professionnelles (Boudon,
1993, p.109). Manuel Castells nous indique la chose suivante: "Après l'hégémonie des relations
primaires (les familles, les communautés), puis secondaires (les associations), nous voici dotés
d'un nouveau système dominant qui paraît construit sur les relations tertiaires [...] les réseaux
centrés autour du moi" (Castells, 2001, p.161).
1.3 - Les valeurs de la collectivité virtuelle
Les environnements virtuels de discussion sont le principal foyer de ces interactions en
réseaux et c'est de là que s'exprime la socialité des usagers. Ces environnements sont de vastes
territoires à explorer dans lesquels les individus butinent à la recherche de nouvelles rencontres. Le
terme "collectivité" désigne mieux ces ensembles larges dans lesquels interviennent les individus.
En effet, si les groupes d'affinités, que sont les communautés virtuelles, arrivent à unir des
individus sur une base variable, la collectivité plus vaste dans laquelle se déroulent les rapports
virtuels semble fournir davantage au niveau des valeurs collectives et des systèmes normatifs
(Marcotte, 2001, p.72). La Netiquette illustre admirablement cette fusion dans laquelle les valeurs
et l'étiquette de base se fondent dans un système de règles informelles. La Netiquette est composée
de règles de civisme, un savoir-vivre basé sur le respect d'autrui, appliqué dans un contexte
d'interaction à l'intérieur d'un univers technologique. La Netiquette est un code informel que tous
les usagers doivent connaître et appliquer dans leurs activités dans les réseaux. Cette étiquette
s'appuie essentiellement sur le respect d'autrui dans l'utilisation des outils techniques.
D'ailleurs, les valeurs et les systèmes normatifs des communautés d'affinités s'appuient
presque toujours sur ces règles globales. Ce n'est évidemment pas par hasard puisque les individus
sont avant tout socialisés aux systèmes de la collectivité par l'intermédiaire de relations
interpersonnelles, et ce, avant même de tenter d'adhérer à des groupes restreints. Au contraire,
l'intégration à un groupe nécessite la démonstration que la personne maîtrise les règles de civilité de
base contenues dans cette Netiquette évanescente de la collectivité.
De plus, la mobilité constante des usagers semble défavoriser la fixation et le maintien des
groupes restreints (Marcotte, 2001, p.63-64). Ce n'est que lorsque l'individu développe des moyens
de stabiliser ses rencontres avec autrui qu'il arrive à établir des relations interpersonnelles ou à
intégrer un groupe. Ainsi, la majorité des usagers des environnements virtuels vit davantage une
expérience individuelle, au contact des autres, en s'identifiant à la collectivité globale.
Ensuite, cette collectivité s'appuie elle-même sur les motivations de ses membres, à l'intérieur
d'une construction sociale développée par ses membres. En effet, les individus entrent dans ces
environnements avec leurs propres références culturelles et leurs expériences de vie au sein de
différentes communautés (Smith, 1992). Dans ce système de valeurs qui émerge, l'entraide est
placée comme dimension essentielle. Par exemple, Rheingold illustre le vaste environnement
virtuel qu'est le forum The Well[1] par la métaphore d'une "encyclopédie vivante" (Rheingold,
1995, p.60). Chacun apporte son expertise personnelle et la partage sans compter avec les autres.
Par réflexion, chacun peut trouver réponse à ses propres préoccupations en demandant de l'aide. Il
décrit ce contexte comme étant fondé sur un véritable contrat social s'appuyant sur une pratique du
don et de l'échange d'information. La collectivité émerge donc à travers ce système communautaire
qui se fixe dans le temps.
Dans la "Déclaration de l'indépendance du Cyberespace" (A Declaration of the Independance
of Cyberspace) rédigée en 1996, John Perry Barlow définit les contours de cet espace social qu'il
habite. Il définit le Cyberespace par une éthique, des codes informels et un contrat social définis
entre les usagers. Il décrit cet univers autour des relations sociales qui s'ouvrent à tous sans
privilège lié à la race, au pouvoir économique ou à la force militaire. Il décrit les valeurs partagées
par les usagers des réseaux en présentant le Cyberespace comme un lieu où tous peuvent exprimer
leurs croyances sans craindre la coercition ou la nécessité de conformité. Il explique enfin que tout
ce qui est créé dans le Cyberespace est destiné à être partagé et reproduit à l'infini, et ce,
gratuitement.
2. - De la forme des solidarités sociales
La forme des solidarités sociales n'a cessé de se transformer, passant graduellement d'une
solidarité mécanique à une solidarité organique (Durkheim, 1978, p.149-167). Si la solidarité
mécanique s'appuie sur de forts liens familiaux, une homogénéité des pratiques et une conscience
collective développée, la solidarité organique est davantage fondée sur un contrat social et une
conscience individuelle marquée. Graduellement, la solidarité organique a évolué à travers,
notamment, le développement de moyens de communication rapides et la constitution d'une
conscience de l'humanité comme entité envisageable. Avec un individualisme prononcé, un
système social réticulaire et la diversification des références culturelles offertes aux individus, une
nouvelle forme de solidarité semble émerger. Cette nouvelle forme du lien social s'appuierait
simultanément sur une forte conscience individuelle et une conscience des enjeux mondiaux
(Lacroix, 1998, p.139). La nouvelle forme du lien social pourrait se décrire en trois aspects
majeurs: l'individualisme, le lien social réticulaire et la pluralité des références culturelles.
2.1 - L'individualisme
Nous faisons face à une transformation de l'individualisme. Pour mieux comprendre le
processus en oeuvre, il est essentiel de le rattacher à son évolution sociohistorique car, il est clair
que l'individualisme contemporain n'émerge pas strictement avec le développement des
technologies de l'information et de la communication (Breton, 2000, p.123-124). L'individualisme
est un phénomène fort de l'évolution sociohistorique qui se caractérise par une conscience de soi
comme entité distincte du groupe et des autres personnes. Cette représentation se distingue de la
conception "holistique" dans laquelle la société est perçue comme un ensemble indivisible. C'est
chez les grecs hellénistes que serait apparue cette représentation de soi, basée sur l'"intériorité"
comme siège de la conscience individuelle. La forme de l'individualisme a subi par la suite de
multiples transformations jusqu'à nos jours.
La conception individualiste n'agit pas seule et d'autres aspects de la forme de solidarité
sociale ont toujours maintenu le lien social entre les individus d'une même société. De même, il ne
faut pas confondre l'individualisme avec une conception hédoniste du moi, car l'individualisme ne
peut exister qu'au sein d'une société (Breton, 2000, p.125).
C'est à travers la vision du libéralisme que va émerger l'individualisme sous sa forme
contemporaine. En fait, l'individualisme sera une condition pour permettre un échange de biens et
de propriétés entre individus libres (Breton, 2000, p.125). D'un autre côté, l'individualisme sera
influencé par la vision d'une "société de communication" telle que définie par Norbert Wiener
(Wiener, 1971), c'est-à-dire l'émergence d'un lien social basé sur des réseaux de communication.
C'est d'ailleurs dans ce contexte qu'émergera l'"idéologie de la communication", basée sur une
vision de la communication comme élément central du projet de société en émergence (Breton et
Proulx, 1994, p.262-263).
Le mode de sociabilité s'appuie sur une nouvelle conception de l'individualisme basée sur
l'interaction avec autrui dans un rapport réticulaire dans lequel l'individu se trouve au centre.
2.2 - Le lien social réticulaire
Les rapports sociaux se définissent autrement, il est question d'une mutation du lien social
qui éloigne de la communauté d'origine au sein d'un lien social réticulaire: "La grande mutation de
la sociabilité dans les sociétés complexes est donc passée par un changement de la forme
principale du lien social: la substitution des réseaux aux communautés territoriales" (Castells,
2001, p.160.), Toutefois, il ne faut pas penser que les liens basés sur la communauté locale ont
disparu. De même, il ne faut croire que ce lien social basé sur les réseaux est une construction
spécifique aux communications dans les environnements virtuels. En effet, la structuration du lien
social sur des relations d'affinités est plutôt une tendance observable dans les sociétés
contemporaines (Castells, 2001, p.158-159). Ce lien social n'est plus construit autour d'une
organisation nécessaire à la société, mais il est plutôt défini dans les choix des acteurs sociaux.
L'individu prend conscience de son individualité, face à l'autre, et de la contrainte à intégrer
un ensemble social. Dans ce contexte, l'individu ne cherche pas à transgresser son individualité
pour adhérer naïvement à un clan. La forme de la solidarité sociale en émergence stimule au
contraire la prise de conscience individuelle et, simultanément, le désir d'appartenir à une
collectivité dans un contexte de libre association. Chaque individu a ses propres objectifs et toute
communauté constituée développe son projet à la jonction des intérêts de chacun. On peut penser
qu'il n'y a aucun but, et pourtant, il est bien là. Il n'est souvent pas préconçu, mais il se développe
plutôt à la rencontre des motivations à travers les interactions sociales.
Les motivations des individus qui entrent dans ces environnements virtuels sont nombreuses.
Parmi les principales, on retrouve des désirs de se divertir, de développer de nouvelles relations
interpersonnelles et de se sentir utile par des activités d'entraide (Marcotte, 2001, p.114-117). Dans
un contexte d'interaction bien spécifique, l'individu cherchera à réunir les conditions lui permettant
d'atteindre ses objectifs personnels, par exemple, réunir les conditions permettant de développer des
relations interpersonnelles stables. Parmi les conditions favorisant le développement de liens
sociaux, on retrouve notamment la stabilisation de l'identité présentée aux autres. L'individu sera
donc amené à faire évoluer son identité au contact de nouvelles représentations sociales. Dans ce
contexte, l'individu est appelé à prendre conscience de son individualité et de son rapport aux
autres.
Tout cela amène l'individu à se percevoir comme un être communiquant en lien avec d'autres
personnes. La pratique de sociabilité développée par les usagers permet simultanément de vivre ce
lien social en réseaux via des relations interpersonnelles et des communautés virtuelles aux
frontières souples. Dans un contexte d'individualisme, chacun construit son environnement
technique et son réseau de relations. Avec différents moyens de communication, l'individu organise
son espace communicationnel. Dans ce système personnel, l'autre est confiné dans un territoire et
une temporalité que l'individu contrôle (Breton, 2000, p.130-131). On ferait face à des relations
mondiales entre des individus, qui sont eux-même au centre de leur propre réseau de relations.
2.3 - La pluralité des références culturelles
En évoluant dans ces environnements virtuels, les individus intègrent un nouveau système de
valeurs. Il s'agit d'un ensemble de valeurs, de codes et de modes d'expression qui changent les
représentations sociales des usagers. Le corps est évacué des interactions et les valeurs sont
plurielles. Dans ce contexte, les individus acquièrent un relativisme large par rapport aux
différences physiques et culturelles.
La construction identitaire des individus évolue à travers un système culturel de base et une
diversité de références culturelles. Ici, il n'est plus question de modèles identitaires présentés aux
individus comme dans le cas des médias traditionnels, d'un producteur d'information à un
spectateur. Il est plutôt question du contact entre les individus, de l'altérité face à l'autre, de la prise
de conscience que chacun a des références distinctes. L'individu peut ainsi puiser élément par
élément dans ces modèles pour ainsi entrer dans un processus individualisé de socialisation.
L'individu découvre les réalités socioculturelles de systèmes culturels de différents peuples et il
s'éloigne graduellement du système de valeurs de sa communauté d'origine.
Les références sont plurielles, voire infinies. Dans ce processus de socialisation personnel,
l'individu réoriente constamment sa propre identité. Ce "procès personnalisé de socialisation"
caractérise cette nouvelle forme du lien social contemporain. L'individu réévalue continuellement
son identité, la fabrique au contact d'éléments référentiels illimités. Dans ce processus, l'individu
acquiert de nouveaux mécanismes sociaux, notamment ceux de sélectionner parmi les références
identitaires et de se créer une hiérarchisation personnelle d'évaluation des valeurs. À travers ce
processus, l'individu acquiert un grand relativisme et une tolérance face à la différence. De plus,
l'individu développe son habileté à la formation d'identités multiples (Lacroix, 1998, p.138). Il
apprend à gérer la complexité de ses identités et les contradictions qui peuvent en émerger. Serge
Proulx qualifie ce processus de "flottaison identitaire", exprimant que les individus en interaction
dans les environnements virtuels appuient leur construction identitaire sur de multiples sources:
"Les identités des usagers en interaction avec les technologies numériques sont perçues par eux
comme plurielles, instables, flottantes, à la recherche de significations et de sens dans un océan
informationnel en constante expansion." (Proulx, 2002).
La mondialisation des rapports sociaux entre les individus favorise la tendance faisant
émerger des communautés d'affinités (Proulx, 2002). Graduellement, les individus faisant partie
d'une "minorité" au niveau local peuvent se lier à des réseaux et des communautés partageant les
mêmes intérêts, soit à titre de groupe d'appartenance ou de groupe de référence. Serges Proulx parle
de "mondialisation des cultures" pour signifier que les réseaux informatiques ouvrent de nouvelles
pratiques d'échange d'informations de provenances variées. Ce "modèle culturel hétérogène" met
l'individu dans une position où il se définit par des éléments provenant de plusieurs cultures à la
fois. C'est en cela qu'il est question d'une "dé-territorialisation" des identités sociales.
Nous faisons face à une nouvelle forme de solidarité sociale basée sur la multiplicité des
identités et une construction identitaire particulière des individus dans un contexte dans lequel ils
sont en contact avec des éléments culturels provenant de plusieurs pays. Il s'agirait donc d'une
forme de solidarité sociale qui développe une capacité à dépasser les différences de valeurs.
3. - De la sociabilité dans la civilisation réticulaire
Nous avons vu jusqu'à présent que les formes de regroupement sur Internet sont diverses et
que la forme du lien social subit de nombreuses transformations. Dans ce contexte où les
trajectoires sont multiples, les individus modifient la forme de la solidarité sociale. Dans ce type de
solidarité sociale bien particulier, un nouveau mode de sociabilité se met en place.
3.1 - La sociabilité en réseaux et l'individualité
Dans ce vaste espace de rencontre qu'est le Cyberespace, l'individu cherchera d'abord à
rencontrer les personnes qui ont le plus de points en commun avec lui. Graduellement, il sera
exposé à de nouvelles valeurs et à un nouveau système social. Même si plusieurs aspects techniques
du mode de communication en réseaux nuisent à la formation du lien social, les individus usent de
créativité pour reconstruire les conditions permettant de stabiliser leurs rapports aux autres. C'est
dans le contrôle de ces dimensions techniques et sociales que l'individu arrive à intégrer un
nouveau système collectif, qui prend forme dans sa conscience. Il se définit donc au sein d'un vaste
ensemble de rapports sociaux et simultanément, il acquiert une plus grande conscience de son
individualité au sein de ces réseaux de relations.
Une majorité d'usagers d'Internet vont développer leur pratique sous la forme du réseau plus
que par affiliation à des communautés virtuelles. La sociabilité prend ainsi la forme de relations
basées sur la discussion et l'entraide à travers de relations interpersonnelles sous forme d'amitiés.
Le désir d'indépendance et d'épanouissement personnel conditionne en partie cette construction du
lien sous la forme du réseau de relations.
Le maintien du lien social dans les environnements virtuels s'appuie sur la pratique du don et
le sens du devoir envers les autres. Ceci a été observé par F. Randall Farmer et Chip Mornigstar
dans le cadre du projet Habitat[2] et aussi, dans mes propres recherches sur le Palace (Marcotte,
2001, p.70). D'une part, l'échange d'information et d'objets virtuels contribue à solidifier les liens
d'amitié dans le développement des réseaux de relations interpersonnelles. D'autre part, le civisme,
l'esprit d'entraide, l'honnêteté envers autrui sont des valeurs qui sont fortement valorisées dans la
culture des usagers de ces environnements virtuels. Les relations interpersonnelles se stabilisent à
travers ces pratiques et le partage de valeurs communes. Ce sont des aspects de base nécessaires à
la participation des individus au sein de la collectivité virtuelle et dans des groupes restreints.
Mike Godwin, membre de l'Electronic Frontier Foundation (EFF), décrit les interactions au
sein des communautés virtuelles comme des relations de "voisinages"[3]. En décrivant la création
de l'EFF et des communautés virtuelles dans le forum The Well, il explique que John Perry Barlow
et Mitch Kapor ont fait ce que des voisins font quand il y a un problème de quartier: ils ont formé
un groupe de citoyens autour d'un débat qui les concernait tous.
De plus, la pratique des usagers alterne souvent entre l'exploration de nouvelles rencontres, le
développement de relations d'amitié et l'adhésion à des communautés virtuelles. C'est la
multiplicité des formes du lien qui est caractéristique et qui met en valeur la sociabilité des
individus dans ses rapports sociaux avec autrui. La faible capacité de rétention des membres pour la
plupart des communautés virtuelles et la mobilité constante des individus entre les groupes nuisent
à la fixation des groupes. Ce contexte d'instabilité contribue aussi à ramener la personne vers une
pratique individuelle (Marcotte, 2001, p.109-110). Cette alternance des formes de relations
contribue à faire adhérer l'individu aux valeurs et pratiques de la plus vaste collectivité. L'individu
développe son identité au sein de ce vaste ensemble de références identitaires et à travers la
diversité de ses expériences personnelles. Il y acquiert aussi une plus grande conscience de son
individualité. Tous ceci amène l'individu à investir davantage dans l'établissement de son propre
réseau de relations, plus que dans l'adhésion à des groupes restreints.
Dans ce contexte d'interaction des espaces virtuels, l'individu organise son espace
communicationnel autour de ses intérêts propres et construit graduellement son réseau de relations
interpersonnelles. À travers cette expérience, il prend conscience de son individualité et développe
sa sociabilité dans ses rapports aux autres. Nous nous refusons à traiter de barbares, de juvéniles ou
d'archaïques ces individus en quête de sens dans leur vie. Les personnes qui communiquent dans
les espaces virtuels ne se reconnaissent pas dans le tribalisme, alors qu'ils recherchent l'écoute des
autres et le sentiment d'être utile dans une société atomisée. Elles ne cherchent pas à fuir la société
mais plutôt à s'y trouver une place qui leur convienne. La forme de la solidarité est autre et les
individus "réédifient aujourd'hui le lien social lui-même, en s'aidant des technologies dont ils
disposent, pour en construire une forme nouvelle: la société en réseau" (Castells, 2001, p.166).
Loin d'isoler les individus, cette société réticulaire favorise les relations interpersonnelles.
3.2 - L'interaction en réseaux et l'identité
Pour pouvoir envisager la possibilité de développer des relations avec d'autres personnes
dans les environnements virtuels, l'individu fait d'abord face à une médiation technique. Il est
confronté à une machine et doit comprendre le fonctionnement de logiciels pour amorcer un
échange avec l'autre. Ce n'est qu'une fois ces habiletés techniques acquises que l'individu peut
entrevoir la possibilité de participer à une interaction viable avec autrui (Marcotte, 2001, p.80-82).
Toutefois, dès que les habiletés techniques nécessaires sont acquises, la personne se rend compte
qu'elle tente de s'intégrer dans un système social ayant une existence hors d'elle. La personne entre
alors dans un nouveau processus de socialisation dans lequel elle tente de comprendre les règles,
normes et valeurs de ces personnes qui composent la collectivité et du système social constitué.
Ainsi, la personne prend aussi conscience de la médiation sociale à franchir pour entrer en
interaction avec autrui, comprendre le système de valeurs, comprendre l'univers symbolique
développé entre eux, et ultimement, obtenir l'acceptation au sein de communautés.
Dès lors, l'individu fait le choix de son usage et de son rapport à autrui dans l'interaction. Au
départ, l'usager qui pénètre un environnement virtuel se trouve dans un contexte d'exploration
technique et sociale (Marcotte, 2001, p.117). À mesure qu'il aura développé une meilleure
compréhension des règles et valeurs qui orientent l'intervention de chacun, il tentera de développer
des mécanismes susceptibles de stabiliser ses relations interpersonnelles, le moyen de passer d'une
interaction ponctuelle à la formation de liens récurrents avec d'autres individus. L'individu apprend
à contrôler son identité, à gérer sa présentation de façade et à développer des relations avec autrui.
L'identité évolue au contact de ces nouveaux apprentissages et se répercute aussi dans les rapports
sociaux de l'individu dans son environnement immédiat.
L'individu se retrouve ainsi aux commandes d'un ensemble d'outils de communication et
apprend à gérer son temps et ses relations interpersonnelles. Le caractère "asynchronique" de
certains outils de communication permet notamment d'accorder du temps de communication au
moment voulu (Breton, 2000, p.132). L'individu prend ainsi une distance par rapport à l'autre, et
aussi une distance par rapport à sa "présentation de façade", telle qu'entendue par Goffman (1973,
p.29-36). L'interaction dans les environnements virtuels ouvre un éventail de possibilités nouvelles
dans l'interaction avec autrui. D'un côté, il manque des informations que l'on est habitué d'avoir
pour mener une interaction. De l'autre, l'individu obtient des informations non vérifiables sur l'autre
et peut à son tour choisir l'information qu'il désire transmettre sur lui-même. Cet avatar de soi prend
un sens particulier dans le développement de l'individualité dans l'interaction.
Lorsqu'une personne utilise des instruments de communication en réseaux, elle doit
reconstruire son identité de l'autre côté de l'écran (Turkle, 1995, p.177). On peut ainsi constater une
séparation du corps et de l'esprit, de l'être physique et de l'acteur social (Breton, 2000, p.129). Dans
cet exercice, l'individu est appelé à une confrontation avec sa propre identité, il est obligé de se
percevoir en extériorité à elle-même. Ce n'est que dans cette confrontation que la personne arrive à
entrer en contact avec autrui dans le contexte technique particulier des environnements de
discussion en réseaux. Qu'il intègre ou non des groupes spécifiques dans son parcours, sa
construction identitaire se fera en référence à des systèmes de valeurs par identification ou par
appartenance.
La stabilisation des relations avec autrui est évidemment un prérequis pour pouvoir aspirer à
s'intégrer à un groupe. Au cours de l'évolution de sa pratique, l'individu pourra se joindre à des
groupes restreints et les quitter. Il pourra aussi alterner entre une pratique basée sur un réseau
personnel de relations et l'intégration à un groupe. La faiblesse des mécanismes de régulation de
plusieurs communautés virtuelles provoque d'ailleurs souvent ce retour à une pratique fondée sur
l'individualité dans un rapport de sociabilité avec autrui (Marcotte, 2001, p.119). Dans l'évolution
de sa pratique communicationnelle, l'individu finit par intérioriser le système de valeurs et l'univers
symbolique de la plus vaste des communautés, ceux de la collectivité virtuelle qu'il fréquente. C'est
dans ce rapport au plus vaste système de référence que s'intensifie la conscience de soi et l'emprunt
de différentes valeurs dans la construction identitaire de l'usager.
L'identité d'une personne se développe à travers les rapports qu'elle entretient avec d'autres
individus et les différents groupes auxquels elle se lie (Rocher, 1969, p.129-130). Cette identité est
source de valeurs, de normes et de contenus symboliques. L'identité est un ensemble de
représentations qu'un individu a de lui-même, et de lui-même parmi les autres. Les individus qui
pénètrent les environnements virtuels ont à la base leurs propres références culturelles (Smith,
1992). En entrant dans ces espaces de discussion, l'individu s'expose à de nouveaux ensembles de
valeurs et à de nouveaux univers symboliques. Selon le mode de communication spécifique à
l'environnement choisi, l'individu pourra aussi s'exposer à de nouveaux moyens d'entrer en relation
avec autrui, une nouvelle façon de représenter son identité à lui-même et à autrui (Reid, 1991).
Dans l'interaction avec autrui, l'individu doit apprendre à gérer une présentation de façade nouvelle
dans laquelle son propre corps est évacué et qui présente un nombre restreint d'informations sur
l'autre (Goffman, 1973, p.29-36). L'individu se trouve ainsi à avoir une plus grande liberté pour se
décrire aux autres et pour se définir à lui-même. Ceci ne fait que mettre en évidence la nouvelle
tendance contemporaine à la base d'une nouvelle forme de solidarité sociale dans laquelle les
individus ont appris à jouer plusieurs rôles dans différents milieux de vie (Rheingold, 1995, p.151152). Bref, la manipulation de l'identité est devenue un jeu courant que les citoyens ont appris pour
faire face aux nouvelles exigences d'une société dont la division des rôles se fait de plus en plus
complexe.
3.3 - L'émergence de la civilisation réticulaire
Il semble donc que les communautés virtuelles ont une faible capacité de rétention de leurs
membres et que les individus sont ainsi socialisés davantage par le système social de la plus vaste
collectivité. C'est à travers un "procès personnalisé de socialisation" que l'individu construit son
identité, à travers ce système éclaté. La collectivité fournit un ensemble de références à l'individu et
adhère graduellement à certaines valeurs de l'ensemble, comme l'entraide et le respect d'autrui. La
mobilité des individus entre les groupes favorise la circulation des valeurs à travers des relations
interpersonnelles multiples dans une forme du lien social réticulaire.
L'individu se développe selon une représentation de lui-même comme être communiquant au
sein d'un vaste système de relations qu'est sa plus vaste collectivité. Une pratique nouvelle émerge
dans laquelle l'usager développe une forte conscience de son individualité au sein d'un système
basé sur les relations d'entraide. Il s'agit d'un système social davantage axé sur l'interaction entre
individus, plus que sur la formation de groupes tribaux. Cette tendance accentue ainsi la forme de la
solidarité organique vers un lien social différent. Cette nouvelle forme de solidarité sociale favorise
le développement d'une conscience individuelle forte, d'une conscience collective abstraite, dans un
système de relations basé sur les relations interpersonnelles, dans un contexte de libre association et
d'un vaste système normatif peu contraignant. Dans les échanges, l'individu arrive à combler
certains besoins, à assouvir un désir de co-présence et à trouver la valorisation de soi par la
reconnaissance d'autrui.
Pour élargir encore le champ de ces observations, nous utiliserons le concept de "civilisation"
tel qu'entendu par Marcel Mauss: "Un phénomène de civilisation est donc, par définition comme
par nature, un phénomène répandu sur une masse de populations plus vaste que la tribu, que la
peuplade, que le petit royaume, que la confédération de tribus." (Mauss, 1930, p.7). L'ensemble des
relations sociales entre les usagers d'Internet constitue les "phénomènes de civilisation" qui
dépassent la réalité des peuples et même des communautés virtuelles qu'on y retrouve. Des
individus sont en lien avec d'autres, avec des groupes, avec des codes culturels provenant d'autres
sociétés, et des communautés interagissent les unes avec les autres. On peut ainsi penser que
l'ensemble de ces rapports sociaux constitue une civilisation distincte n'ayant pour territorialité que
la virtualité de l'esprit.
Marcel Mauss et Émile Durkheim définissent le concept de "civilisation" comme suit: "Il
existe, non pas simplement des faits isolés, mais des systèmes complexes et solidaires qui, sans être
limités à un organisme politique déterminé, sont pourtant localisables dans le temps et dans
l'espace. À ces systèmes de faits, qui ont leur unité, leur manière d'être propre, il convient de
donner un nom spécial: celui de civilisation nous paraît le mieux approprié." (Mauss et Durkheim,
1913, p.5).
Des sociétés sont en relations et des échanges culturels et techniques sont à l'oeuvre dans ces
rapports mondiaux. Il y a une civilisation commune à tous les individus de toutes nations qui
entrent dans les relations supra-nationales qui ont cours dans les espaces virtuels. Toute civilisation
a son individualité et s'unifie dans la rencontre de plusieurs sociétés (Mauss, 1930, p.8). N'est-ce
pas cela que Barlow (1996) signifiait en proclamant l'indépendance d'Internet dans la "Déclaration
de l'indépendance du Cyberespace"?
Si les nations développent leurs propres institutions politiques, les systèmes symboliques, les
mythes, les connaissances scientifiques et techniques s'échangent au sein d'une civilisation et
dépassent largement le cadre d'un seul peuple (Mauss et Durkheim, 1913, p.6). Dans toute son
originalité, dans ses rapports complexes entre sociétés, dans les échanges socioculturels entre les
individus qui la composent, la "civilisation réticulaire" prend forme. Les langages, les univers
symboliques et les connaissances s'échangent dans des rapports qui échappent aux systèmes
nationaux. Les rapports se réalisent entre groupes, mais bien plus encore entre individus dans des
rapports interpersonnels. Mêmes les institutions s'échangent et se rencontrent dans la constitution
des systèmes sociaux propres aux environnements virtuels.
Ces phénomènes sociaux et ces relations se développent au-delà de leurs relations à des
organismes sociaux précis. Ces systèmes sociaux dépassent le champ des groupes spécifiques, des
sociétés et même des territoires nationaux (Mauss et Durkheim, 1913, p.4). On a affaire à
l'émergence de faits sociaux qui transcendent l'existence d'une seule société, d'une seule nation.
Cette civilisation a son caractère propre et Barlow confirme cette hypothèse de la naissance d'une
civilisation en concluant lui-même sa déclaration en affirmant: "Nous allons créer une civilisation
de l'Esprit dans le Cyberespace."[4] (Barlow, 1996).
Ce qui est particulier dans cette civilisation, c'est que les relations s'établissent au sein de
communautés et de collectivités composées d'individus provenant de différentes nations. Ce n'est
plus une civilisation constituée de rapports entre sociétés, mais plutôt une civilisation basée sur le
lien entre des individus provenant de différentes nations. Dans les termes de Ibn Khaldûn, on
pourrait dire qu'il est question du dépassement de la tribu (qabîl) comme siège de la solidarité
('asabiyya) vers une solidarité sociale à la jonction des rapports entre individus à l'échelle planétaire
(Khaldûn, 2002).
Conclusion
Dans cet article, nous avons tenté d'analyser le phénomène des communautés virtuelles sous
un nouvel angle. Nous avons décortiqué le concept de "communautés virtuelles", élucidé les
dimensions de la forme des solidarités sociales, et nous avons expliqué la forme de la sociabilité à
l'oeuvre dans les environnements virtuels. Cet article ne prétend pas faire le tour de la question,
mais bien plutôt décrire un nouvel angle d'approche du phénomène des relations sociales en
réseaux dans les environnements virtuels. L'approche suggérée en est une, d'abord empirique,
visant l'observation des faits par la recherche sur le terrain. Il s'agit ici de comprendre des systèmes
sociaux dynamiques à travers les représentations de leurs acteurs. Cette approche s'inscrit, d'autre
part, dans une perspective sociohistorique permettant de réintégrer les faits sociaux actuels dans
leurs dynamiques internes et globales.
Comme nous l'avons vu, les usagers d'Internet ne cherchent pas dans ce contexte à se
refermer sur eux-mêmes, ni sur un groupe restreint, mais au contraire à renforcer leur individualité
au contact du plus grand nombre de personnes possibles. Aussi, la forme de la "tribu", qui requiert
un engagement ferme de ses membres correspond moins à la nouvelle forme de solidarité qui
suggère au contraire la formation de groupes éphémères ou circonstanciels. L'individu veut
comprendre, il explore, il veut grandir, mais surtout ne pas prendre des engagements qui
limiteraient son action individuelle. On retrouve plutôt un système collectif basé sur une
individualisation accrue, un désir de sociabilité et d'entraide, le tout dans un contexte de libre
association. Chacun acquiert une plus grande conscience des cultures distinctes, de sa relation avec
chacune d'elles et de la transformation de ses propres valeurs en fonction des contacts avec une
multitude d'individus. Ces personnes vont dans les environnements virtuels pour rencontrer de
nouvelles personnes et discuter avec qui sera présent dans l'espace de rencontre à ce moment précis
(Lessig, 1999, p.11). On voit aussi clairement que les "communautés virtuelles" ne correspondent
pas à la forme des groupes primaire ou secondaire, et que son mode de socialisation spécifique
s'appuie sur une forme différente de solidarité sociale.
L'émergence des discours qui orientent l'évolution des technologies de communication et
l'idéologie de la communication a certainement un lien avec des processus socioculturels précédant
l'avènement des réseaux de communication (Breton, 2000, p.124). En effet, les cultures mondiales
se rencontrent et influencent le développement des cultures du Cyberespace. Aussi, on peut
observer un lien entre la culture de la sociabilité dans les réseaux et sa réimplantation dans la
culture de la société générale. Mauss et Durkheim disaient la chose suivante: "expliquer une
civilisation revient tout simplement à chercher d'où elle vient, à qui elle est empruntée, par quelle
voie elle passe de tel à tel point. En réalité, la vraie manière d'en rendre compte est de trouver
quelles sont les causes dont elle est résultée, c'est-à-dire quelles sont les interactions collectives,
d'ordres divers, dont elle est le produit." (Mauss et Durkheim, 1913, p.7). Nul ne peut prétendre à
une compréhension des rapports d'association qui ont cours sans en comprendre les dynamiques
temporelles de l'organisation des sociétés et des rapports d'inter-influence mondiaux entre les
civilisations. Pour comprendre la forme des solidarités sociales qui oriente les rapports sociaux
d'aujourd'hui, il est essentiel de s'appuyer sur une analyse attentive du mouvement sociohistorique
(Lacroix, 1998, p.79).
Notre rôle dans l'étude de la "civilisation réticulaire" sera précisément de nous pencher sur
les rapports sociaux qui ont cours à divers niveaux de regroupements et de relations interindividuelles, afin de l'analyser, de comprendre d'où elle vient et où elle va. C'est en cela qu'il est
essentiel d'observer les faits sociaux sur le terrain pour comprendre la sensibilité des phénomènes
émergents, et qu'il est nécessaire de réintégrer l'analyse de cette civilisation émergente selon une
vision sociohistorique universelle.
Jean-François Marcotte
Notes:
1.- Abréviation de "Whole Earth 'Lectronic Link" (WELL), The Well est un large forum de
discussion né aux États-Unis qui constitue encore aujourd'hui une des plus vastes communautés
virtuelles.
2.- Morningstar, Chip et Farmer, F. Randall. The Lessons of Lucasfilm's Habitat. Consulté sur
Internet: <http://www.communities.com/paper/lessons.html>.
3.- Godwin, Mike. The Electronic Frontier Foundation and Virtual Communities. San Francisco.
Consulté sur Internet: <http://www.eff.org/EFF/virtual_communities.eff>.
4.- Traduction libre de l'anglais "We will create a civilisation of the Mind in Cyberspace.", dans:
Barlow, John Perry. 1996.
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<http://www.eff.org/Publications/John_Perry_Barlow/barlow_0296.declaration>.
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de l'homme, 1993, 280 p.
Breton, Philippe. "À propos du 'monde solaire' d'Asimov: les technologies de l'information dans le
contexte du nouvel individualisme" in Sociologie et sociétés, 2000, vol. XXXII.2, p.123-134.
Breton, Philippe et Proulx, Serge. L'Explosion de la communication. Montréal: Boréal, Compact,
1994, 341 p.
Castells, Manuel. La galaxie Internet (Trad. de l'anglais par Paul Chemla). Paris: Fayard, 2001,
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Crozier, Michel et Friedberg, Erhard. L'acteur et le système. Paris: Seuil, Points, Politique, 1977,
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Durkheim, Émile. De la division du travail social (1893). Paris: PUF, 1978.
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Gibson, William. Neuromancien (Trad. de l'anglais par Jean Bonnefoy, Neuromancer, 1984). Paris:
J'ai lu, La Découverte, coll. Science-Fiction, 1985, 319 p.
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l'anglais par A. Accardo). Paris: Éditions de Minuit, 1973, 251 p.
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Notice:
Marcotte, Jean-François. "Communautés virtuelles et sociabilité en réseaux: pour une redéfinition
du lien social dans les environnements virtuels", Esprit critique, Automne 2003, Vol.05, No.04,
ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
Revue internationale de sociologie et de sciences sociales Esprit critique - Tous droits réservés
Automne 2003 - Vol.05, No.04
Dossier thématique
Article
E-critures: co-constitution d'un dispositif technique, d'un champ et d'une communauté
Par Evelyne Broudoux et Serge Bouchardon
Résumé:
L'étude du dispositif e-critures permet de suivre l'évolution co-constituante d'un dispositif
technique, d'un champ et d'une communauté. Dans le champ en construction et en quête de
légitimité de la littérature électronique, le dispositif e-critures apparaît en effet comme une fabrique
accélérant la structuration du champ en mouvements, mais aussi comme un laboratoire dans lequel
une tentative de catégorisation du champ en différents genres est à l'oeuvre, ainsi que la
construction d'une "critique". C'est également le dispositif qui favorise un jeu (jeu identitaire des
différentes figures d'auteurs) sur les rôles et les places, parfois interchangeables, quelquefois
spécialisés, des différents acteurs.
Auteurs:
Evelyne Broudoux
Doctorante en SIC. Enseignante à l'IUT La Roche sur Yon. Laboratoire Paragraphe, Département
Hypermédia, Université Paris 8.
Serge Bouchardon
Agrégé de Lettres Modernes. Doctorant en SIC. Enseignant à l'Université de Technologie de
Compiègne. Laboratoire COSTECH (Connaissances, Organisation, Systèmes techniques), UTC.
Introduction
Nous nous intéressons ici au dispositif technique, matériel et conceptuel, mettant en relation
des acteurs et des outils dans un espace électronique partagé. L'étude de cas présentée concerne un
dispositif en ligne dédié à la littérature électronique. Dans le paysage des sites de revues
littéraires - notamment des sites hybrides se présentant à la fois comme une revue littéraire, un
forum de discussion, un atelier d'écriture - ce dispositif met en scène une relation spécifique au
support. Utilisé par les différents acteurs, le support informatique est en effet dans le même temps
le constituant des oeuvres électroniques présentées et discutées. La dimension technique du
dispositif est alors centrale: les acteurs parlent de leurs pratiques de lecture et d'écriture de la
littérature électronique en "pratiquant" le support informatique.
Se pencher sur un tel dispositif (consacré à la littérature électronique) permet de s'intéresser à
un champ (Bourdieu, 1992) en construction, dont les normes et conventions de lecture et d'écriture
sont en cours de constitution, et dans lequel cherchent à se placer les différents acteurs. On peut
ainsi observer des interactions fortes entre un dispositif technique, un champ et des acteurs. Notre
hypothèse est qu'il est possible de suivre, dans ce cas, la co-constitution d'un dispositif technique,
d'un champ et d'une communauté. Cette hypothèse pourrait prendre appui sur Gilbert Simondon
(1989) et la notion de "transduction". Les dispositifs électroniques ne sont pas seulement des
dispositifs autorisant certains usages et pratiques à une communauté; la communauté est constituée
progressivement ("individuation collective") par le dispositif en même temps qu'elle constitue ce
dispositif. C'est en ce sens que l'on peut parler d'une co-constitution "transductive".
Pour mettre à l'épreuve cette hypothèse, nous nous sommes intéressés au dispositif en ligne ecritures[1]. Il s'agit d'un dispositif hybride (liste de discussion + site Web) consacré à la littérature
électronique qui "réunit à la fois des écrivains, des chercheurs et de simples lecteurs". D'un point de
vue méthodologique, l'étude du dispositif e-critures a consisté en une étude qualitative (en
profondeur) avec participation[2].
1. Le dispositif e-critures
1.1. La liste de discussion
Le dispositif en ligne e-critures se compose d'une liste de discussion, d'un site web et d'une
association[3]. C'est la liste de discussion, créée en novembre 1999, qui a été première (elle
compte actuellement 92 membres et près de 2500 messages depuis sa création). Selon la définition
annoncée, elle constitue un groupe d'échanges et de réflexion qui réunit à la fois des écrivains et
collectifs d'écrivains qui ont une spécialité d'écriture et de publication électroniques, des chercheurs
et de simples lecteurs intéressés par la littérature électronique. Le choix de la médiation par "liste
de discussion" façonne une audience constituée par un cercle d'"initiés": nul ne peut s'inscrire sans
passer par le modérateur (dont le rôle est cependant restreint puisque les messages sont postés
librement). Les membres d'e-critures se trouvent ainsi dans une situation traditionnelle de
cooptation et doivent être entrés en relation avec au moins un des membres du groupe pour pouvoir
le rejoindre. Le "dehors" dont ils sont issus connaît deux états:
●
●
en présence, à l'occasion d'événements liés à la "littérature électronique" ou plus
généralement à l'"art numérique" (performances, installations, festivals, lectures et
projections publiques ou simples réunions),
médiatisé (revues imprimées et/ou électroniques, autres forums, échanges par courrier
électronique à partir de sites d'auteurs, etc.).
Ces deux modes d'échanges, loin d'être en concurrence, sont étroitement imbriqués et
agissent en synergie dans la construction du champ dès les prémisses jusqu'à l'heure actuelle. C'est
ainsi que lors du lancement de la revue "Si loin, si proche"[4], Lucie de Boutiny a donné rendezvous aux e-crituriens au café Le Web bar[5] ou que François Coulon annonce régulièrement sur la
liste de discussion ses "Premiers mardis du mois", rencontres mensuelles itinérantes dans divers
cafés.
La liste de discussion fonctionne selon une succession de dialogues et la diffusion des
messages est toujours unilatérale: de un vers tous les membres de la liste. La structure
organisationnellerepose sur la présence d'un modérateur, l'autorégulation du groupe,
l'autoprésentation des membres et la reconnaissance positive ou négative entre membres. Le
sentiment d'appartenance à la liste est directement lié au sentiment de faire partie de la galaxie des
"précurseurs" et à la possibilité de batailler ou non pour sa propre visibilité. Cette visibilité repose
notamment sur la production d'oeuvres et la "mise en discussion" ou en "tests" au sein de la liste,
mais aussi sur la publication d'oeuvres sur CD ou revues et la mise en place d'installations ouvertes
à un public plus large que celui de la liste e-critures.
1.2. Le site web
Le site web[6] d'e-critures, créé en janvier 2001, donne notamment aux auteurs la possibilité
de présenter leurs oeuvres ("créations individuelles") mais aussi d'investir un espace commun
("créations collectives"). Afin d'enrichir le contenu des échanges avec les visiteurs du site, une
nouvelle version est en cours de création (lancement automne 2003). Émanation de la communauté
constituée par la liste, sa réalisation est répartie entre plusieurs acteurs membres (administrateur et
serveur à New York, développeurs à Paris, graphiste à Marseille...) et a fait l'objet de discussions
sur la liste elle-même:
●
●
●
dans sa définition (site consensuel proposant une rétrospective de la littérature électronique
ou site "manifeste"?),
dans ses usages (doit-il par exemple permettre aux internautes de faire des critiques
d'oeuvres données à voir sur le site?),
dans ses aspects techniques, ses fonctionnalités et son interface (HTML ou Flash et
Director?)...
Enfin, une revue multisupports (papier+site+CD-ROM) sur le thème "Si loin si proche" est
programmée pour janvier 2004.
1.3. E-critures, communauté et champ
La diversité des acteurs du site e-critures est affichée: "Liste de discussion dédiée à la
littérature électronique. Elle regroupe des auteurs, des universitaires et de simples lecteurs."[7]
Mais dans quelle mesure peut-on ou non conclure à la constitution d'une communauté? "Parler de
"communauté de lecteurs" suppose, comme l'explique Roger Chartier (1996), de se demander s'il
existe, entre les personnes qui les composent, des "normes et des conventions de lecture" qui
seraient construites et stabilisées dans ce nouvel espace d'échange." Le problème de la littérature
électronique et des sites y afférant, c'est que justement les normes et les conventions d'écriture et de
lecture sont en construction et ne sont pas stabilisées. Ce sont ces normes et ces conventions de
lecture et d'écriture qui se débattent et se construisent notamment dans le dispositif e-critures. Il
paraît donc intéressant d'observer quelque chose qui émerge et d'étudier comment une communauté
se construit dynamiquement dans la tension (entre mouvements et genres, auteurs et lecteurs), dans
la production de frontières d'un champ.
En effet, le dispositif e-critures se présente par certains côtés comme un dispositif
éditorialvisant à la légitimation d'un nouveau champ: conflits de tendances, prises de position antiinstitutionnelles ou stratégies d'accumulation de "capital symbolique" sont autant d'indices de la
constitution d'un champ de la littérature électronique. Pour ce qui est de la constitution du champ,
la démarche et les analyses de Pierre Bourdieu (1992) apparaissent pertinentes, dans la mesure où
un champ se définit notamment par rapport à une extériorité, en déterminant des enjeux et des
intérêts spécifiques qui sont irréductibles aux intérêts et enjeux des autres champs. La constitution
du champ de la littérature électronique suppose des conventions qui se construisent, parfois
conflictuellement, entre des mouvements littéraires (constituant la structure interne du champ) et
des genres (faisant intervenir une notion d'héritage et de filiation).
2. Mouvements et genres
2.1. Un champ en construction
Le champ de la littérature électronique, en tant que champ en construction, souffre d'un
déficit de légitimité: en particulier, la constitution d'une critique qui pourrait le promouvoir tarde à
se dessiner. Le regard critique et le partage d'observations des oeuvres "mises en pâture" par
l'intermédiaire de la liste de discussion semblent combler cette lacune: il y a bien là auto-référence
et "communautarisation" qui risquent d'être synonyme d'enfermement. On peut notamment relever,
dans les contributions des participants, des références récurrentes à d'autres champs (littérature
"papier", cinéma, performances, installations...), références souvent négatives. Les participants
s'efforcent ainsi de replacer le champ "dans le système des relations objectives constitutif de
l'espace de concurrence qu'il forme avec tous les autres" (Bourdieu, 1992) afin d'asseoir sa
légitimité. Il est également symptomatique que, alors que beaucoup de revues littéraires en ligne
permettent d'accéder au site de e-critures[8], le site de e-critures ne renvoie qu'à des sites consacrés
à la littérature électronique[9].
2.2. Une fabrique de mouvements littéraires
C'est dans le cadre de ce champ que se constituent des "mouvements" qui prennent la forme
de conflits de définition: chacun vise à imposer les limites du champ ou la définition des
conditions de l'appartenance véritable au champ. Par exemple, les tenants de la "littérature
programmée" dénient à ceux qu'ils appellent les auteurs d'une littérature "de surface" (c'est-à-dire
s'intéressant aux formes sémiotiques de réception plus qu'à l'ensemble du dispositif) une
quelconque légitimité dans le champ de la littérature électronique.D'où la question suivante: en
quoi la liste de discussion et le site de e-critures favorisent-ils l'émergence de groupes et de
mouvements se positionnant les uns par rapport aux autreset constituant la structure interne du
champ?
Penchons-nous sur un exemple précis de constitution d'un groupe, en l'occurrence
"Transitoire observable". L'annonce de la création du mouvement le 11 janvier 2003 a lieu sur la
liste elle-même, dans un message que l'auteur Philippe Bootzsouhaitait adresser à l'un des membres
de la liste et qu'il aurait "par erreur" adressé à la liste elle-même:
"Alexandre, Tibor et moi sommes en train de mettre en place un nouveau "groupe"
avant-ou-pas-garde, de réflexion-production, expérimental-ou-pas, enfin quelque
chose qui se veut un pavé dans la mare consensuelle. Notre position consiste à
affirmer que la littérature électronique n'est pas, fondamentalement, une littérature
de l'écran mais avant tout une aventure (ou un ensemble de démarches)
programmatique littéraire dont le statut remet profondément en cause la notion
d'objet textuel héritée des siècles passés. [...] Le nom du groupe n'est pas
définitivement arrêté. Il tourne pour l'heure autour de l'expression "transitoire
observable"."
La diffusion unilatérale de ce message entraîne très rapidement les autres membres de la liste
à se positionner par rapport à ce groupe en constitution. Ainsi Patrick Burgaud s'exclame-t-il dans
un mail du 14 janvier:
"Enfin et de la part de Philippe Bootz qui n'était pourtant pas vraiment partant, un
texte-groupe-manifeste-volonté que j'appelais de mes voeux."
Patrick Burgaud, qui n'avait pas été sollicité pour être partie prenante du groupe, fait ainsi sur
la liste acte de "candidature". Le dispositif technique de la liste accélère donc la constitution du
groupe. Les contributions sur la liste prennent alors la forme de textes-manifestes. C'est notamment
le cas des interventions de Philippe Bootz:
"Depuis les années 80 je revendique le fait, et je suis loin d'être le seul, que le travail
sur les fonctions lecture et écriture sont des travaux littéraires. J'affirme que la
littérature a changé d'objet; son enjeu, son domaine, ne concernent plus le langage
de surface dont elle a épuisé les ressources mais ses modes de transaction, son
insertion signifiante dans un dispositif de communication." (message du 17 février
2003)
La constitution de tels groupes permet aux acteurs de définir la structure interne du champ.
Ainsi Philippe Bootz scinde-t-il le champ de la littérature électronique en deux grands courants:
"[...]les deux grands courants qui s'y expriment: des démarches axées sur le
dispositif de communication et des démarches axées sur le seul produit figé."
(message du 23 mars 2003)
L'expression péjorative "seul produit figé" indique bien à quel point un seul de ces deux
courants trouve une légitimité aux yeux de l'auteur.
Les déclarations d'intention des membres du groupe "Transitoire observable" sont suivies de
la diffusion d'un texte-manifeste, dans la lignée de celui de Jean-Pierre Balpe ("Pour une littérature
électronique: un manifeste..."[10]) et de la création d'un site-manifeste[11]. Dans le cas de
"Transitoire observable", la présence d'un dispositif éditorial associé à la diffusion des oeuvres du
groupe ainsi constitué (en l'occurrence la revue électronique alire) renforce la légitimité du
mouvement.
On voit bien comment le dispositif e-critures joue ici un rôle important dans la constitution
de groupes ou mouvements littéraires. Par exemple, de même que les auteurs peuvent présenter très
facilement leurs oeuvres aux participants de la liste en leur proposant un simple clic sur un lien
menant vers leur site web, la diffusion unilatérale d'un texte-manifeste sur la liste favorise la
constitution d'un mouvement. Le dispositif, favorisant les initiatives individuelles, contribue par là
même à une structure très éclatée du champ. Les auteurs ont en effet tendance à créer des "groupes"
de très petite taille. Ainsi Éric Sérandour présente-t-il l'initiative "Entropie" (message du 1er février
2003):
"Projet extrêmement fermé (Entropie privilégie des auteurs ayant, de par leurs
travaux, une approche systémique et comportementale des oeuvres; elle refuse une
approche en termes de média (multimédia, nouveau média, etc.). Un seul auteur
m'intéresse actuellement au niveau de sa production: Alexandre Gherban et un seul
de ses travaux."
Eric Sérandour précise dans un autre message qu'il souhaite voir apparaître "la formation de
"poches" autour de concepts extrêmement pointus." En fait, c'est l'unité même du champ qui est en
jeu dans cette prolifération de mouvements et d'initiatives. Il n'est pas certain que ce processus de
différenciation s'accompagne d'un processus d'unification du champ de la littérature électronique.
S'agit-il d'un symptôme indiquant que la littérature électronique a du mal à exister en tant que tel
par rapport l'art numérique?
2.3. Un laboratoire de genres
Si la notion de type de texte est assez claire (le texte se définit en fonction de son intention et
de son type d'organisation), la notion de genre littéraire est plus floue: dans chaque grand genre,
certains textes obéissent néanmoins à un système d'énonciation comparable, sont traversés d'un
même registre ou traitent de thèmes convergents. En quoi le dispositif en ligne de e-critures est-il
un "laboratoire" de genres?
Le format du site web e-critures permet notamment aux acteurs de déposer des textes
théoriques: des genres en construction ne peuvent en effet acquérir une légitimité sans paratexte ni
appareil critique (Genette et Todorov, 1986; Compagnon, 1988). Ces textes théoriques, parce qu'ils
sont associés dans le dispositif technique aux oeuvres elles-mêmes, permettent de poser les
conventions et les horizons d'attente nécessaires à la constitution de genres. Ainsi, les auteurs Julien
d'Abrigeon, Philippe Bootz, Patrick Burgaud, Philippe Castellin, Xavier Malbreil et Éric Sérandour
ont tous déposé au moins un texte théorique à l'appui de leur oeuvre sur le site web de e-critures.
Outre la présence d'un texte théorique visant à inscrire la production dans une filiation ou un genre,
les titres mêmes des oeuvres peuvent être en eux-mêmes emblématiques de l'inscription dans un
genre[12].
La création du site a notamment permis de poser la question d'une typologie des oeuvres en
vue d'un éventuel classement:
"comment classer les diverses [oeuvres] que nous voulons répertorier:
- par genres? est-ce que cette notion est pertinente pour l'e-criture?
- par techniques? les pièces html, les pièces html+css, les pièces flash, les pièces
shockwave les pièces java, les pièces IE, les pièces Netscape, etc.
- par options esthétiques? travail sur l'interface, travail sur la figuration du support,
travail sur l'interaction, etc...
- par poids des pièces? les pièces > 1Mb, les pièces > 100Kb, les pièces > 10Kb,
etc..." (message d'Ambroise Barras le 4 janvier 2001)
Cette tentative de catégorisation est récurrente sur la liste. En mai 2003, Julien d'Abrigeon,
nouveau modérateur de la liste depuis quelques mois, relance ainsi le débat:
"Il y a un projet qui me taraude depuis longtemps et qui, je pense, occuperait bien la
liste... Il s'agirait de définir une typologie PRECISE de toute e-criture" (message du
12 mai 2003)
Ce message entraîne la diffusion d'une trentaine de messages émanant de 14 acteurs
différents de la liste dans les 6 jours qui suivent. Beaucoup d'acteurs éprouvent en effet la nécessité
de formaliser une typologie qui inscrirait la littérature électronique dans une histoire et dans un
devenir:
"Ce qu'il s'agit de faire c'est de préciser les lignes généalogiques d'investissement
créatif." (message de Philippe Boisnard du 14 mai 2003)
La difficulté d'une telle typologie porte néanmoins sur les critères de différenciation. Lorsque
les acteurs du dispositif e-critures présentent ou commentent des oeuvres, ils peuvent ainsi mettre
en avant:
●
la référence à une dichotomie générique (par exemple poétique / narratif)
●
les formes sémiotiques utilisées (texte, image, son, vidéo)
●
●
●
les actions permises au lecteur - interacteur (activer des liens hypertextes, manipuler des
objets à l'écran, taper du texte au clavier...)
le type d'algorithmes à l'oeuvre (algorithmes adaptatifs, génération de texte...)[13]
les logiciels, langages et formats informatiques utilisés pour produire (Flash, Director,
HTML, javascript...).
L'accent mis souvent sur la nature du programme et des algorithmes utilisés ainsi que sur les
actions permises à l'interacteur (accéder, manipuler, produire...) indique bien en quoi le format
numérique des oeuvres est étroitement lié à la constitution de genres. Cette diversité de présentation
pose néanmoins problème, dans la mesure où les genres en construction peuvent être définis par
leurs acteurs dans une optique discursive, sémiotique, fonctionnelle, technique... Si certaines
appellations reviennent de façon récurrente sur la liste:
●
fiction hypertextuelle ou hyperfiction,
●
poésie animée ou cinétique,
●
oeuvres "algorithmiques", c'est-à-dire génératives ou combinatoires,
●
travaux d'écriture collective,
les conventions d'écriture et de lecture de ces différentes formes ne sont encore aucunement
stabilisées, et il serait abusif de parler de genres constitués. Ainsi, concernant les oeuvres
génératives, les acteurs de la liste s'interrogent sur la façon dont on peut "lire" ces oeuvres et sur
leur pertinence:
"Je suis personnellement plutôt porté sur les pastiches parodiques (à mon sens le
seul créneau possible de la génération automatique --je sais que ça va en faire hurler
certains:-)))"
(message de Rodrigo Reyes le 4 mars 2003)
"Lis-tu en priorité le texte généré comme un texte imprimable (auquel cas le
générateur n'est qu'un outil de composition) ou comme un état qui n'a de sens réel
que parce qu'il est généré (par exemple parce que ta lecture chercherait une
adéquation aux règles ou une découverte de celles-ci)?" (message de Philippe Bootz
le 5 mars 2003)
Quant aux genres discursifs hérités de la littérature "traditionnelle", certains auteurs
revendiquent clairement la filiation à un genre:
"Le récit interactif ne sera je pense qu'un genre. Il restera avant tout un récit. Je
pense que l'e-criture aura mieux à proposer que cette vieillerie XIXiste qu'est le
récit. La poésie par ordinateur, en revanche, est archi-prometteuse." (message de
Julien d'Abrigeon le 10 novembre 2001)
Mais la plupart des auteurs mettent l'accent sur une inévitable "hybridation". Le récit, par
exemple,se verrait attribuer certaines caractéristiques de l'écriture poétique, dans la mesure où le
support incite l'auteur comme le lecteur à jouer avec le signifiant. Le narratif serait ainsi "tiré" vers
le poétique. Le support informatique, selon certains auteurs de la liste, tel Ambroise Barras susmentionné, rendrait même caduque la notion de genre:
"[...]par genres? est-ce que cette notion est pertinente pour l'e-criture?"
Des mouvements très éclatés face à des genres encore en grande partie indifférenciés, nous
avons bien là les indices d'un champ en construction. Par certains aspects, le dispositif e-critures
peut apparaître comme un laboratoire - plus qu'une fabrique - de formes, sinon de genres,
laboratoire dans lequel les discours auront plus ou moins de crédit selon les places et les rôles que
les différents acteurs cherchent à occuper.
3. Un réseau d'acteurs
Qui est auteur et qui est lecteur sur e-critures? A la mise en place de la liste, les rôles étaient
encore indistincts (cette indistinction des rôles peut d'ailleurs apparaître comme une caractéristique
d'internet). Il n'y avait pas encore de principe d'autorité établi. Mais progressivement, les rôles et les
places ont commencé à se différencier tout en se spécialisant. Il paraît dès lors pertinent d'analyser
comment les places des différents acteurs s'organisent et comment des autorités se constituent.
3.1. Une fabrique d'acteurs-constructeurs du champ et d'auteurs-producteurs d'oeuvres
Sur la liste de discussion, la teneur des échanges va des prises de positions théoriques, en
passant par des procédures d'auto-évaluation, d'auto-corrections dues à la spécificité du médium,
jusqu'à la "publicité" ciblée dont le but est principalement de porter à la connaissance du public
restreint de la liste les oeuvres nouvellement créées, ou simplement les articles de presse
mentionnant l'existence des auteurs. Les participants de la liste e-critures agissent ainsi aussi bien
en tant qu'acteurs-constructeurs du champ de la littérature électronique qu'en tant qu'auteursproducteurs d'oeuvres individuelles ou collectives.
Le format technique du groupe de discussion privé[14] qui régit l'échange des e-crituriens
possède deux caractéristiques qui méritent d'être signalées:
●
●
le "modérateur" possède un droit de destruction des messages archivés,
le format même du courrier électronique permet à un auteur d'insérer un lien vers un site
web dans lequel il présente son oeuvre, et donc de se positionner en tant qu'auteur[15].
Cet espace d'interaction médiatisée qu'est le groupe privé de discussion connaît ses règles.
Les relations en jeu ont deux objectifs qui convergent en un processus d'autoritativité tel que
défini par Audi[16]:
●
●
le partage de l'espace de discussion et l'affirmation de soi dans cet espace relationnel,
le placement au sein du champ en tant qu'auteur et/ou lecteur avec l'émission et la réception
des signes de reconnaissance de ce placement.
La notion d'autoritativité se définit ici comme le "devenir auteur" se construisant hors des
instances traditionnelles de référence éditoriale. La capacité à réagir et à se positionner rapidement,
le nombre d'oeuvres produites et éditées ou exposées, la critique ou la construction collective de
discours théoriques sont autant d'indices qui engagent la notion d'autoritativité dans le cas
spécifique d'e-critures.
D'autre part, le site web d'e-critures en tant qu'espace collectif d'exposition et de lecture
d'oeuvres littéraires, de textes théoriques ou autobiographiques, renforce le sentiment de cohésion
de ses fondateurs et construit le sentiment d'appartenance de ceux qui adhèrent à ce qui devient un
projet au sens de Boltanski et Chiapello (1999, p.157):
"Le projet est précisément un amas de connexions actives propre à faire naître des
formes, c'est-à-dire à faire exister des objets et des sujets, en stabilisant et en rendant
irréversibles des liens. Il est donc une poche d'accumulation temporaire qui, étant
créatrice de valeur, donne un fondement à l'exigence de faire s'étendre le réseau en
favorisant les connexions."
3.2. Jeux identitaires
Éric Sérandour est le créateur, fin 1999, de la première liste de discussion française d'auteurscréateurs ayant pour thématique "écriture et ordinateur": ecriordi[17]. Cette liste regroupe
rapidement les premiers passionnés du domaine et pourtant il n'existe plus aucune trace publique du
déroulement des premiers échanges. En effet, quelques mois plus tard, alors qu'Éric Sérandour
exprime sa volonté de "fermer" ecriordi, mais que la relève est prête en la personne de Xavier
Malbreil, le fondateur d'ecriordi commence à faire disparaître des messages. Malgré cela, la liste de
discussion continue d'exister: elle prend le nom d'e-critures et le nouveau modérateur prend le
relais. Cependant, Éric Sérandour, en tant que membre, continue d'effacer des archives du groupe
ses propres messages et multiplie apparitions et disparitions. Du groupe qu'il a fait naître, il brouille
les traces fondatrices. Tout récemment, il a "fermé" son site et ouvert une autre liste,
ClapSoftware[18], qui donne toutes les apparences d'être une "entreprise du logiciel" sous laquelle
il a décidé d'oeuvrer et dont l'originalité est de n'archiver que les messages du... modérateur. Après
avoir fait apparaître une liste, l'auteur la fait disparaître et puisque la liste suivante ne lui
"appartient" plus, il décide de faire disparaître ses propres messages. Puis, ce sont ses propres
oeuvres qu'il va retirer du réseau avant de disparaître lui-même, totalement, de l'univers numérique.
Cette scénarisation de la disparition n'aurait pu se dérouler hors du dispositif technique.
Mystérieux intervenant sur la liste le 23 juin 2002, David Still propose aux e-crituriens
d'utiliser son identité pour envoyer des courriers électroniques rendus anonymes: en envoyant des
messages à partir de son site[19], le rédacteur de mails est assuré de ne laisser aucune trace visible
de son identité au destinataire du message. Ce personnage de fiction qui prête son masque à chaque
e-criturien est emblématique d'une figure d'auteur du XXIe siècle.
Dans la deuxième partie de Don Quichotte, le héros nie la réalité de sa représentation dans la
fiction. C'est la dualité, condition du sujet de l'énonciation, qui est mise en perspective dans ce
roman - ancêtre du genre -, emblématique du passage entre deux états: la notion de similitude qui
organisait le savoir à l'âge classique laisse la place aux notions d'identité et de différence
(FOUCAULT, 1994b), fondant les systèmes occidentaux actuels de classement encyclopédique.
L'âge de la séparation a remplacé l'âge du semblable. Puis, la complexité du monde se donnant à
entrevoir, les technologies permettant les premières "présences à distance", l'auteur entre en fiction:
il arrive même qu'il soit assassiné par l'un de ses personnages ou que ceux-ci se lancent à sa
recherche. L'immersion dans le monde fictionnel est rendue instable, le confort du lecteur est
menacé, sa capacité à sauter d'un degré de lecture à l'autre sollicitée.
Dans la fiction de David Still, ce qui est problématique, c'est la responsabilité de l'auteur face
au système communicationnel. David Still est sorti définitivement de l'espace fictionnel du récit
contenu par les marges de l'imprimé, pour conduire des actions médiatiques mettant en jeu la
problématique identitaire à au moins deux niveaux:
●
●
le personnage David Still est une fiction qui a pris la place de son auteur dans ses actions de
représentation (récemment nominé au concours des Webby awards[20]);
la possibilité d'user du "faux" dans les échanges électroniquesest rendue triviale: n'importe
qui peut se faire passer pour quelqu'un d'autre, n'importe qui peut également se faire passer
pour une illusion.
Les "Je suis un autre" et "vous pouvez être moi" dérangent: ils mettent aussi en évidence le
dernier avatar de laconsommation, celle de soi.
Entre auteur et personnage, la distance peut s'annuler jusqu'à ce que faire vivre un
personnage devienne affirmation personnelle d'existence. Frédérique Madre, e-criturien, auteur de
"littérature électronique"[21] et chroniqueur au Magazine de l'homme moderne, livre:
"Ce qui est construit c'est une personnalité, ici c'est ce qui représente le plus beau
travail, un vrai résultat, un personnage. [...]Ce personnage qui n'est pas moi
(raccourci) n'a (en résumé) rien à voir avec moi, ce personnage qui n'est qu'une
construction, une prise de notes sur ce que je pourrais être, une biographie délitée
savamment désorganisée. Lorsque je publie une page, que j'envoie encore un
message, que je signale en fait uniquement l'existence de mon personnage ou de ma
volonté qu'il existe, alors je revis à proprement parler."[22]
Le jeu sur les signatures électroniques est également révélateur du type de présence
auctoriale dans le message. Frédérique Madre signe toujours "F." alors que son adresse
électronique a varié quatre fois en six mois. Myriam Bernardi, qui se présente comme créatrice,
signe de son prénom et maintient deux sites en parallèle[23]: l'un présente le personnage officiel
alors que l'autre, en miroir, montre sa face cachée (l'auteur d'un site littéraire hypertextuel). Le jeu
des différentes signatures signale la dichotomie qui peut exister entre les facettes des personnages.
Le pseudo "e-troubadour-Marco" est un programme à lui seul. Quelquefois la mention de l'auteur
s'efface derrière l'éditeur comme "Mots-voir" ou l'appellation du site web comme "Bluescreen".
Il est significatif que le lancement des premières idées concernant la création d'un site web
pour e-critures se soit déroulé en ligne, de manière collective et spontanée, à partir d'une idée
lancée dans le cours d'un message. Moins prévisible était la création d'un site faussaire qui a suscité
quelques développements:
"Et le site-faussaire, y avez-vous pensé?
Une chose que j'aimerais bien faire, c'est une oeuvre collective qui inventerait un
auteur fictif. [...] Bref, un auteur en lambeaux, dont chacun pourrait être une
pièce..." (Message de Xavier Malbreil le 16 octobre 2000)
"Amusant l'idée de l'auteur non-né.. A chacun de le cerner en fonction de la
construction collective et de contribuer à la cohérence de cette construction."
(Message de "Mots-Voir" le 19 octobre 2000)
Loin de s'épuiser, le jeu des doubles chez les auteurs trouve une acuité renouvelée grâce au
dispositif technique de communication: jeu identitaire, mise en avant de soi extra-ordinaire ou jeu
de cache-cache avec le lecteur, personnage s'incarnant hors des limites traditionnelles du récit sont
autant de critères soulignant le rôle pris par le dispositif dans la face cachée du double.
3.3. Auteur-bouffon
Se démarquant d'une démarche traditionnelle d'autorité, Jacques Tramu est féru d'écritures à
contraintes et auteur d'Echolalie[24], site "anonyme" constitué d'inventaires à la Prévert et très
discrètement signé dans un Manifeste de 1998. Ses interventions sur e-critures ne portent pas son
nom d'auteur mais la signature automatisée de son site. Le double de Jacques Tramu semble être un
certain Georges Brougnard, photographié de dos sur une page d'accueil[25] au ton ironique
rassemblant tous les poncifs des "pages perso" du type: "mes souvenirs", "mes écrits", "mes
loisirs". Echolalie a pour ambition de réunir toutes les listes finies de moins de 666 caractères de
long et au maximum de 666 lignes. Le wiki[26] EcholaListes, créé en mai 2002[27] qui alimente
régulièrement les listes "à la Pérec" par une écriture collective en ligne, est systématiquement
signalé sous chaque message posté à e-critures comme "le wiki dont vous êtes l'auteur".
Licoppe (2002) a mis en évidence la constitution de rôles graduels chez les intervenants des
forums électroniques: il existe ainsi des figures d'"expert", de "jeune", "bouffon", "esprit" ou "bon
grand-père" qui, lorsqu'ils sont fixés, contribuent à la stabilité du groupe et pourraient être même
prescriptifs de comportements chez les autres intervenants. Les apports de Jacques Tramu, le "fou"
de listes, oscillent ainsi entre "bouffonnerie" et "rigueur" sur la liste e-critures. Il répond:
●
●
de façon humoristique à un membre de la liste qui propose un système d'écriture de
dialogues interactifs dont les exemples s'avèrent très pauvres[28].
de façon dédramatisante à la suite de joutes verbales, lorsqu'une partie du groupe critique
négativement un e-criturien qui organise une exposition avec des oeuvres sans avoir sollicité
de manière formelle l'autorisation de certains auteurs:
"Moi, personnellement, pour ce que j'en pense et en ce qui me concerne, j'aimerais
bien qu'on me pique des morceaux d'Echolalie, et qu'on les publie/vole/expose/... à
mon insu." (message du 2 février 2003)
●
en tant que spécialiste, rétablissant la part du possible technique dans la publication de
propos quelque peu brumeux sur la programmation[29].
Sur la liste e-critures, plusieurs figures d'auteurs se croisent, contribuant à renforcer ou
relancer le processus de communication. Le rôle du bouffon repousse les crises aux frontières du
groupe et préserve son existence de l'implosion.
3.4. La construction d'une "critique"
Lorsqu'un auteur comme "e-troubadour-Marco" présente un travail sur son site, il attend
qu'on lui signale "les erreurs éventuelles, les configs qui ne passeraient pas, les choses qui
pourraient être améliorées"; c'est un véritable déboguage collectif qui se déroule alors, où chacun
donne des indications sur le déroulement de sa lecture. La seule critique adressée concerne un choix
technique:
"Je me souviens que pour découvrir des liens secrets, ma rouerie féminine me faisait
soulever des écrans, c'est-à-dire, ouvrir du petit doigt (clic droit) le code source, ce
qui me permettait de copier-coller les liens cachés de la source vers la barre
adresse. Le php a tout gâché." (Message de Lucie de Boutiny le 30 mai 2002)
La critique des oeuvres indique le degré de technicité acquis par le lecteur. Ce sont en effet
les critères techniques qui président à l'évaluation des oeuvres: on rencontre peu de critiques
stylistiques ou de contenu.Tout au plus les fautes d'orthographe sont signalées et seules les formes
d'apparition du texte observées constituent l'évaluation, en termes ergonomiques, de la pertinence
des oeuvres électroniques[30]. La culture demandée au lecteur et ses conventions de lecture sont
donc fortement imprégnées par la condition technique de l'oeuvre. Récemment, des textes littéraires
publiés directement sur la liste n'ont connu aucune réaction de l'ensemble du groupe, comme si cela
n'était pas du ressort du dispositif.
Réduire la critique des oeuvres à des commentaires techniques serait néanmoins rapide et
réducteur: il existe aussi une pudeur d'auteur à s'(entre)critiquer et des limites invisibles à ne pas
franchir qui bornent les propos. Pourtant, une critique de la forme s'est bien mise en place:
"[...] Donc, la forme dans le domaine des é-critures assistées par ordinateur. La
forme non pas pour juste énoncer différemment les mêmes éternels noyaux de récit,
mais la forme en ce qu'elle permet de dire quelque chose d'inédit. La forme à la fois
comme remise en cause du mode d'expression et comme invention du sens. La forme
nous inventant - allons-y sans retenue! Et forcément aussi, peut-on retrouver ce que
d'autres modes d'expression ont trouvé, ont éprouvé.
Apparaître/disparaître.
Sur la surface blanche de l'écran, ces spectres que l'on peut faire apparaître et
disparaître à volonté, ou qui parfois s'imposent à vous, et ne veulent plus s'en aller
quand on les a appelés.
La fonction "show/hide layer" comme manière de formuler, en préalable, un
questionnement de l'écran. [...]" (Message de Xavier Malbreil du 18 juin 2001)
Cette critique des formes d'apparition du texte subordonnée aux outils d'édition du réseau
coexiste avec une autre forme de critique distinguant processus programmés et processus
observables:
"[...] Nous n'utilisons la programmation que dans la stricte mesure où elle nous
permet d'aboutir aux processus formels qui nous intéressent. [...] L'oeuvre
procédurale transitoire observable est duale. L'auteur crée un programme mais le
lecteur ou le spectateur interagit avec un processus observable qui échappe aux
volontés et à la logique algorithmique que l'auteur a manifestées dans ce
programme.[...]" (Message de Philippe Bootz du 15 avril 2003)
La convergence entre ces différents mouvements est manifeste. Les processus formels de
condition d'apparition des textes constituent les règles de fabrication des oeuvres numériques. Les
procédés techniques de textualisation produisent leur critique formelle associée.
3.5. Lecteurs-auteurs
Grâce au dispositif, les lecteurs peuvent nouer "directement" un dialogue avec les auteurs:
"Le dialogue avec le lecteur, c'est tout de même une des motivations qui sont à la
base de l'écriture. Tu écris, entre autres, parce que tu ne saurais dire ce que tu es en
train d'écrire. [...] Le retour, cela peut tout simplement vouloir dire le dialogue. Et
là, le Net bat à plate couture l'édition traditionnelle. Plusieurs fois des écrivains
uniquement papier m'ont dit à quel point l'absence de retour de la part des lecteurs
pouvait être frustrant. Avec le Net, ce retour est constant, ne serait-ce que par le
biais de listes comme celle-ci." (Message de Xavier Malbreil du 10 janvier 2003)
Mais existe-t-il vraiment de "simples lecteurs" sur la liste e-critures? Bien que chacun puisse
se faire lecteur en signalant trouvailles et "bonnes feuilles" ou en suggèrant d'autres pistes à partir
de la lecture d'une oeuvre, c'est toujours à partir d'une position d'auteur-potentiel que les critiques
se font. C'est l'interchangeabilité des rôles qui permet ainsi à la liste de fonctionner; sans
discussion sur les oeuvres et les textes théoriques, la liste serait un simple tableau d'affichage, et
son effet miroir éclairant pour les auteurs serait annulé.
Conclusion
L'étude du dispositif e-critures nous a permis de suivre l'évolution co-constituante d'un
dispositif technique, d'un champ et d'une communauté. Dans le champ en construction et en
quête de légitimité de la littérature électronique, le dispositif e-critures apparaît ainsi comme une
fabrique accélérant la structuration du champ en mouvements, mais aussi comme un laboratoire
dans lequel une tentative de catégorisation du champ en différents genres est à l'oeuvre, ainsi que la
construction d'une "critique". C'est également le dispositif qui favorise un jeu (jeu identitaire des
différentes figures d'auteurs) sur les rôles et les places, parfois interchangeables ("lecteursauteurs"), quelquefois spécialisés ("auteur-bouffon"), des différents acteurs.
D'un autre côté, si le dispositif produit ses acteurs (auteurs, lecteurs, critiques), dans quelle
mesure peut-on dire qu'il est constitué par ceux-ci? On peut signaler notamment le changement de
nom (de "ecriordi" à "e-critures") opéré à la suite d'interventions d'acteurs de la liste[31], jusqu'à
devenir un terme générique désignant la littérature électronique[32]. Ou encore la redéfinition
régulière des objectifsdu dispositif par les acteurs eux-mêmes. Quant à la nouvelle version du site
web, elle est l'oeuvre collective d'acteurs qui se sont rencontrés grâce au dispositif lui-même.
Dans le cas de e-critures, le dispositif en ligne contribue à modifier un pan du paysage
littéraire, à savoir le champ de la littérature électronique. Étudier la constitution d'un champ et d'une
communauté construits dynamiquement en phénomènes de tension, dans la production de
frontières, paraît indissociable d'une analyse précise du rôle des formats techniques du dispositif en
ligne.
Evelyne Broudoux et Serge Bouchardon
Notes:
1.- Liste de discussion: http://fr.groups.yahoo.com/group/e-critures. Site web: www.e-critures.org.
2.- Le présent travail de recherche entre dans le cadre d'une réponse à un appel d'offres intitulé
"Numérisation et lien social: l'exemple des revues littéraires électroniques". Cet appel d'offres
émane du Service "Etudes et Recherche" de la Bibliothèque Publique d'Information du Centre
Georges Pompidou.
3.- Créée le 27 avril 2001, l'association porte le même nom que le site et la liste mais ses activités
restent pour le moment limitées aux obligations légales.
4.- Revue numérique lié au dispositif e-critures dont le thème du premier numéro (à paraître en
janvier 2004) est "Si loin si proche".
5.- Cybercafé emblématique des débuts de la "culture web", le Web bar s'est vite imposé comme un
des lieux de rencontres, de débats et de première présentation d'oeuvres numériques individuelles et
collectives. http://www.webbar.com.
6.- www.e-critures.org.
7.- http://fr.groups.yahoo.com/group/e-critures/.
8.- C'est le cas par exemple de zazieweb (http://www.zazieweb.fr).
9.- Dans la version embryonnaire actuelle, il n'existe pas de lien du site de e-critures vers des
revues littéraires électroniques traitant de la littérature "papier".
10.- http://www.univ-reunion.fr/t99_mirroirs/multi_ct/littinfo/1_balpe.htm.
11.- http://transitoireobs.free.fr/.
12.- On peut penser par exemple au NON-roman de Lucie de Boutiny, récit interactif édité en six
épisodes par la revue d'art Synesthésie: www.synesthesie.com/boutiny. Le titre même de Nonroman est une indication de la façon dont l'auteur entend jouer avec l'horizon d'attente de son
lecteur. Ce titre désigne avant tout la forme du texte (négativement, par opposition au roman
classique). Selon la terminologie de Gérard Genette (in Seuils, Seuil, 1987) il s'agit d'un titre
rhématique (désignant la forme du texte) générique (renvoyant à son appartenance - ici en creux- à
un genre).
13.- Pour nombre d'auteurs de la liste, le code fait partie intégrante de l'oeuvre.
14.- Ou une liste de discussion (hébergée par Yahoo) qui possède un site web sur lequel sont
accessibles des services associés de type "gestion des messages archivés" et création de bases de
données.
15.- Ainsi, le 18 avril 2002, Myriam Bernardi se présente et propose dans le même temps son
travail d'écriture à l'ensemble des participants: "Bonjour, Je suis nouvelle dans cette liste. Un peu
impressionnée d'arriver dans ce lieu où je ne connais personne. Je suis très intéressée par la
littérature web et interactive. J'ai commencé, avec mes faibles moyens techniques, un site
(http://www.cequimepasseparlatete.com/) qui se veut une sorte d'autoportrait (évolutif)
multilinéaire, et qui utilise beaucoup les liens hypertexte." Myriam Bernardi acquiert ainsi du jour
au lendemain un statut d'auteur aux yeux des membres de la liste (huit auteurs de la liste
commenteront son travail dans les deux jours qui suivent ce mail de présentation).
16.- "[...] ce que j'appelle position autoritative fonde la subjectivité en tant que telle, elle est son
essentielle "individuation", l'ipséité sous la forme de laquelle le moi fait à chaque fois l'épreuve de
soi-même" (AUDI 1997 p.132).
17.- Bien que disparue du web, la liste ecriordi était accessible à l'adresse suivante:
http://www.egroup.com/group/ecriordi.
18.- http://groups.yahoo.com/group/ClapSoftware.
19.- http://davidstill.org.
20.- http://www.webbyawards.com/main/webby_awards/nominees.html#personal_web_site.
21.- Auteur du site"pleine-peau": http://pleine-peau.com.
22.- Chronique du 5 juillet 2002: http://www.homme-moderne.org/kroniks/fmadre/0004.html.
23.- http://www.myriambernardi.net et http://www.cequimepasseparlatete.com.
24.- http://www.echolalie.com.
25.- http://www.chez.com/brougnard/index.html.
26.- Un wiki est un site web formaté de façon à recevoir les contributions d'utilisateurs identifiés ou
non. Chacun peut, directement "en ligne", ajouter un texte, une image ou modifier ce qui a déjà été
déposé. Il est possible pour le créateur de Wiki de configurer l'archivage des pages modifiées et
donc de garder une mémoire de toutes les actions réalisées sur le serveur hébergeant le Wiki.
Quelques sites autorisent ainsi la consultation de tous les changements qu'a subi un document
depuis son état initial.
27.- http://echolalie.free.fr/wiki/.
28.- Message du 18 octobre 2002:
"M - Longtemps je me suis couché de bonne heure
F - Moi aussi longtemps je me suis couchée de bonne heure
M - Vers quelle heure tu t'es couchée longtemps?"
29.- Message du 17 mai 2003:
">Les algorithmes sont des objets purement cognitifs qui peuvent s'exprimer dans un langage
universel.
OK ----> machine de Turing. langage universel. Le plus vieil algo est sans doute celui d Euclide
pour trouver le pgcd de deux nombres.
>Seule leur implémentation sous forme d'algorithme de programme, et plus encore sous forme de
ligne de code, dépend de la nature du programme.
---> la phrase ci-dessus ne veut RIEN dire. ça me rappelle quand Lacan parlait des nombres
imaginaires. [...]"
30.- Extrait du message de François Coulon le 18 novembre 2002: "Les liens ne semblent pas
plaqués artificiellement; ils ont au contraire une réelle signification (confirmant par là mon idée que
l'écriture relationnelle est la plus proche du fonctionnement intime du cerveau). [...] Peut-être juste
une petite réserve sur les fenêtres qui s'ouvrent d'elles-mêmes, qu'on déconseille en général dans la
conception de sites..."
31.- Message de Julien d'Abrigeondu 16 décembre 2000:
"Subject: une nouvelle liste ecriordi
Finalement, ma proposition du terme e-crivain (et donc d'e-criture) a fait son petit bonhomme de
chemin... Je suis content."
32.- cf. article du Monde du 18/10/01 de Marlène Duretz.
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Notice:
Broudoux, Evelyne et Bouchardon, Serge. "E-critures: co-constitution d'un dispositif technique,
d'un champ et d'une communauté", Esprit critique, Automne 2003, Vol.05, No.04, ISSN 17051045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
Revue internationale de sociologie et de sciences sociales Esprit critique - Tous droits réservés
Automne 2003 - Vol.05, No.04
Dossier thématique
Article
Réseau: technologie de l'esprit et néo-militantisme
Par Eytan Ellenberg
Résumé:
Le néo-militantisme qui entend lutter notamment contre les méfaits engendrés par la mondialisation
se configure en réseau. Ce procédé organisationnel rend compte d'une technologie de l'esprit qui
mobilise ses adhérents par l'imaginaire social associé au concept du réseau: flexibilité, mobilité et
démocratie. Cet article analyse l'impact de cette configuration réticulaire sur l'identité de ces
mouvements. Dans cette optique, se construit également une relation particulière à Internet. Internet
devient un nouveau paradigme organisationnel, une source de pouvoir, mais ne peut réussir à lui
seul à créer une identité stable et mobilisatrice. Tout au long de cet article, nous évaluerons la
portée de ce type d'identité réticulaire et les dérives qu'elle provoque.
Auteur:
Médecin de Santé Publique, spécialisé dans la gestion des risques et en sciences politiques, Espace
éthique AP-HP.
Remerciements:
L'auteur remercie Patrice Dubosc et Pierre Musso pour leurs précieux conseils.
Introduction
Les revendications de flexibilité, mobilité et démocratie de la part des néo-militants trouvent
dans le concept de réseau tout un imaginaire satisfaisant. Aux réseaux financiers techniques, froids,
quadrillant la société pour mieux faire circuler leurs intérêts financiers, les mouvements antimondialisation répondent par des réseaux humains où se déploient savoir et liberté. Face au
capitalisme mondial dont les nouveaux militants pensent déceler une emprise réticulaire sur la
société, la critique répond par une configuration réticulaire à laquelle elle attribue un caractère
positif. Ce procédé organisationnel rend-il compte de l'émergence d'une identité stable et
mobilisatrice? Serait-ce simplement une technologie de l'esprit, c'est-à-dire un procédé de
raisonnement dans une "société en réseaux" (Sfez, 1990; Castells, 1998)? Quelle est la place du
réseau Internet dans cette optique? Représente-t-il un nouveau paradigme organisationnel ou un
simple appui structurel? Quelles sont les dérives d'une telle configuration?
Le réseau comme identité
Technologie de l'esprit
Alain Touraine a identifié dans toute analyse des mouvements sociaux trois éléments: leur
identité, leur adversaire et le projet social développé. Cet article s'attache à analyser l'identité du
néo-militantisme et plus spécifiquement de ceux qui entendent "lutter contre la mondialisation".
Une nouvelle forme de militantisme émerge et se caractérise par une configuration en réseau. La
fluidité, la décentralisation, la volonté démocratique sont autant de caractéristiques prêtées au
réseau et dont le néo-militantisme se pare. Dans la suite de Boltanski et Chiapello (1999), nous
pouvons dire que le néo-militantisme apparaît non plus comme une critique sociale par plans mais
une critique sociale par projets. "La participation aux nouveaux mouvements sociaux tend à être
très fluide, les participants s'engageant et se désengageant en fonction des évolutions du contexte
politique et des circonstances. En découlent des contraintes auxquelles les nouveaux mouvements
sociaux répondent par une structure organisationnelle originale, marquée par le rejet des partis et
des syndicats au profit d'organisations décentralisées, à petite échelle, anti-hiérarchiques et
permettant la démocratie directe." (Fillieule et Péchu, 1993, p. 133). Les qualités prêtées au réseau
sont des procédés de raisonnement permettant l'organisation et l'action. Pour Sfez (1990, p. 377),
les "technologies de l'esprit" sont ces nouveaux "procédés canoniquesde raisonnement" qui aident à
théoriser une pratique à l'ère de la religion communicationnelle. Le réseau - en tant que technologie
de l'esprit - est, selon Musso qui a développé ce concept en s'appuyant sur la philosophie de SaintSimon: "une structure composée d'éléments en interaction (...) interconnexion instable et transitoire
(...) Grâce au réseau tout est lien, transition et passage." (Musso, 1998, p. 43-44).
Les mouvements s'appuient également sur Internet pour asseoir le caractère réticulaire mais,
de fait, le réseau est une symbolique identitaire en tant qu'elle entend construire le fonctionnement
de ce type de structures et qu'elle constitue une "matrice de transition" entre deux mondes: celui
soumis à la mondialisation néo-libérale et un autre monde qui "est possible" (voir Plate-forme de
l'Association pour la taxation des transactions financières et aide au citoyen - ATTAC). Les
critiques en réseau et par projet s'allient, ainsi "l'activité vise à générer des projets où à s'intégrer à
des projets initiés par d'autres. Mais le projet n'ayant pas d'existence hors de la rencontre (puisque,
n'étant pas inscrit une fois pour toutes dans une institution ou un environnement, il se présente en
action, à faire, et non sous la forme de ce qui serait déjà là); l'activité par excellence consiste à
s'insérer dans des réseaux et à les explorer, pour rompre son isolement et avoir des chances de
rencontrer des personnes ou de frayer avec des choses dont le rapprochement est susceptible
d'engendrer un projet (...) C'est précisément parce que le projet est une forme transitoire qu'il est
ajusté à un monde en réseau: la succession des projets en multipliant les connexions et en faisant
proliférer les liens, a pour effet d'étendre les réseaux." (Boltanski et Chiapello, 1999, p.166-167).
L'ancienne critique et l'organisation qui en découlait se caractérisaient, entre autres, par une
hiérarchie et une identité collective forte se traduisant par une adhésion dont l'exemple le plus
caractéristique reste le syndicat. Ceci ne semble plus convenir au néo-militantisme, ainsi
"l'adhésion n'est donc plus forcément synonyme de renforcement d'une identité collective, elle
devient tout à fait secondaire et ne détermine plus les conditions de la mobilisation. (...)
L'engagement militant ne se traduit plus par une adhésion inconditionnelle à une organisation
hiérarchique installée dans le global et la permanence. Il est davantage envisagé selon des
dispositions de durée déterminée, au sein de structures de taille modeste, organisées en réseau et
portant des revendications spécifiques et limitées. Contrairement au monde associatif civique
d'allégeance qui voit dans l'organisation pyramidale, hiérarchique et planifiée de ses groupements
une des conditions nécessaires au maintien de son identité et de ses objectifs, le militantisme par
projets considère cette forme de structuration comme contraire à l'idéal d'ouverture à partir duquel
il se construit." (Granjon, 2001, p.30). C'est ainsi que le néo-militantisme veut passer du pyramidal
hiérarchique au réticulaire erratique (Granjon, 2001, p.33) comme pour signifier une transition du
militantisme d'une certaine verticalité rigide à une horizontalité flexible.
Castells résume son ouvrage sur le pouvoir de l'identité en consacrant la nouvelle forme
d'organisation des mouvements sociaux: "la seconde force - et la principale - que nous avons repéré
dans notre voyage au pays des mouvements sociaux, c'est une forme d'organisation et
d'intervention décentralisée, en réseaux, caractéristique des nouveaux activismes sociaux, qui
reflète et contrarie en même temps la logique de mise en réseaux propre à la domination dans la
société informationnelle. C'est évident pour l'environnementalisme, construit autour de réseaux
nationaux et internationaux rassemblant des initiatives décentralisées. Mais c'est vrai aussi, je l'ai
montré, pour le mouvement des femmes, les rebelles contre l'ordre mondial et les fondamentalistes
religieux. (...) C'est cette légèreté du réseau de changement social et cette absence de centre qui
rendent si difficiles à percevoir et à identifier les nouveaux projets en gestation. Notre vision de
l'histoire s'est tant habituée aux bataillons disciplinés, drapeaux annonçant la couleur,
proclamations du changement dûment prévues, que nous sommes perdus face à l'insaisissable
omniprésence de ces déplacements de symboles opérés très progressivement au sein de réseaux
multiformes, loin des hautes sphères du pouvoir. C'est dans ces humbles ruelles du système social,
réseaux alternatifs électroniques ou groupes de base de la résistance communautaire, que j'ai perçu
les germes d'une société nouvelle, semées dans les champs de l'histoire par le pouvoir de l'identité."
(Castells, 1999, p.435).
Le réseau semble ainsi émerger comme la symbolique d'un monde qui fait peur: les réseaux
de la mondialisation et les réseaux terroristes. Catégoriser l'adversaire - ici la mondialisation néolibérale - par un réseau maléfique qui soumet la société n'empêche nullement ces militants d'opter
pour une configuration réticulaire présageant ce que l'on pourrait appeler une "guerre des réseaux":
réseaux sociaux contre réseaux financiers. La figure du réseau ainsi posée est double, telle les deux
faces de Janus qui s'opposent dans un combat pour un monde plus juste.
L'identité réticulaire comme nouveau fonctionnement du militantisme s'associe donc à une
critique adaptée par projets. L'organisation en réseau s'appuie également sur un imaginaire lié au
concept de réseau (Musso, 1998) que l'on a pu retrouver de façon flagrante avec le développement
d'Internet! Flexibilité, mobilité, mais surtout démocratie. Sfez (1990, p380) nous rappelle que le
réseau - en tant que technologie de l'esprit - renvoie également à la métaphore de l'arbre dans
certaines expressions comme "être branché ou se brancher", et c'est aussi ce que l'on retrouve dans
l'organisation en réseau du néo-militantisme.
Connexion, in ou off?
Aguiton (1998, p.137), dans son analyse des mouvements des chômeurs en France fait rimer
organisation en réseau avec mobilité et démocratie: "le système des réseaux autorise une grande
mobilité: certains peuvent se réunir autour d'un projet, puis se séparer dès lors qu'il est réalisé, pour
se retrouver ensuite sur un autre. Qui n'est pas d'accord ne participe pas de ce réseau ou à ce projet.
C'est une démocratie du choix de l'action et non du choix collectif qui détermine ce que font
ensemble tel ou tel individu, telle et telle structure. Le choix d'agir ou non revient à chacun ou
chacune; ce qui inaugure une forme de démocratie particulière, différente de celle à laquelle on est
habitué. Au plan associatif, à la différence du plan syndical, les individus assument exclusivement
ce qu'ils font et non ce que fait ou décide l'organisation". On le voit, c'est in ou off sur l'organisation
à laquelle on est intéressé, se connecter sur Internet ou militer devient équivalent. "Se brancher" ou
"se débrancher" à souhait, sans contraintes: "le soutien à certaines causes limitées et circonscrites
semble compter plus que l'adhésion formelle à une organisation, que l'on envisage sans peine de
quitter dès l'instant où elle ne conviendrait plus. Plus l'organisation se montre informelle, peu
structurée et égalitaire, plus elle séduit". (Barthélemy, 1994, p. 113). Se brancher par intermittence,
c'est la possibilité de s'accrocher à d'autres manifestations, ainsi "une forme d'organisation est
symbolique de cette situation: le réseau, un système souple, ou l'on travaille ensemble tout en
gardant son identité." (Aguiton et Bensaïd, 1997, p. 200). Finalement, c'est là où résident force et
faiblesse de ce type de mouvements: la mobilisation facile et rapide sur un projet précis, mais
parallèlement une difficulté d'adhésion sur le long terme. Ce qui découle aisément de cette
réflexion est le nécessaire caractère symbolique du projet de mobilisation; c'est par là également
que se rencontrent certaines dérives: anti-américanisme, antisionisme voire judéophobie (Taguieff,
2002) et des violences répétées aux différentes réunions du G8.
Décentralisation rime ici avec absence de contrôle: "Ce modèle d'organisation très
décentralisé est difficile à contrôler parce qu'il diffère profondément des principes régissant les
institutions et les multinationales qu'il prend pour cibles. Il répond à la concentration globale par
une nébuleuse fragmentée, à la mondialisation par son propre ancrage local, à la consolidation du
pouvoir par un éparpillement radical du pouvoir". (Klein, 2001)
Réseaux et violences
Une problématique découle donc de cette organisation réticulaire: celle de la violence. Nous
reprenons les données du Rapport sur la sécurité intérieure de la Suisse 2001 (Office fédéral de la
Police, DJFP, 2002) qui souligne les violences perpétrées par les groupes anti-mondialistes lors du
congrès de Davos. En premier lieu, le rapport souligne la création de réseaux liés à l'extrême
gauche: "on constate dans les milieux de l'extrême gauche une tendance à créer de nouveaux
réseaux qui s'engagent en particulier contre la répression étatique et la répression d'autres autorités.
Ainsi, on trouve parmi les plus notables des alliances ad hoc agissant de concert avec les
manifestations anti-mondialisation à l'étranger." Première remarque globale, mais qui sonne juste
dans notre travail. Ce sont les "épisodes de violence en marge du World Economic Forum de
Davos, fin janvier 2001, [qui] montrent le potentiel du milieu de l'extrême gauche."
Les actes de vandalisme ont causé des dégâts matériels avoisinant les 700'000 francs suisses.
Les dégâts furent aussi "virtuels" lorsque "début 2001, un groupe de pirates informatiques s'est
introduit, via Internet, dans le système du Forum économique mondial de Davos. Les pirates ont
réussi à accéder à des donnés confidentielles, telles que des adresses privées, des numéros de
téléphone, des adresses électroniques, des numéros de cartes de crédit et des mots de passe de
personnes qui participaient au World Economic Forum." Le rapport souligne également les
tournures plus dramatiques des manifestations à Göteborg ou à Gênes où les forces de l'ordre ont
été à l'origine de la mort d'une personne, causant également plusieurs blessés. Il souligne également
- et cela est inquiétant - qu'"outre la grande majorité des manifestants pacifiques, des personnes et
des groupes extrêmement violents pourraient à l'avenir et de plus en plus souvent, utiliser ces
manifestations à mauvais escient pour servir leurs causes. Par conséquent, le risque que les
prochaines manifestations contre la mondialisation soient aussi accompagnées de violence semble
élevé." C'est bien l'inconvénient de ce type d'organisation en réseau: des groupes se connectent
avec le minimum de lien possible, sur une revendication commune et font ainsi partie de la
structure organisatrice de l'événement ou du contre-événement. Finalement lorsque Taguieff (2002)
demande à ces mouvements d'extrême gauche de "balayer" devant leurs portes en ce qui concerne
les alliances avec des mouvements judéophobes, nous pouvons rajouter qu'il est important
également, en vue de l'instauration d'une "critique saine", qu'ils s'investissent à couper leurs "liens
pervers".
Favoriser l'individu?
Le modèle néo-libéral, idéologiquement présenté dans les différents discours antimondialisation, fait ressortir, en première analyse, la notion d'individualisme en concurrence.
L'individualisme - idéologie selon laquelle l'individu devient la valeur par excellence - est ainsi
considéré positivement ou négativement selon le contexte et le producteur du discours. Cette notion
se retrouve également dans le réseau comme organisation militante. Ainsi, le concept même du
réseau met en valeur l'individu, le lieu comme source et arrivée de liens. "Distancié, labile,
réticulaire, le militantisme par projets se fonde sur des implications personnelles, électives,
singulières et toujours circonstanciées qui relèvent d'un choix réversible et non d'une appartenance
subie. Ce qui caractérise le modèle de la critique sociale par projets, c'est donc l'intégration des
processus d'individuation au centre même du dispositif d'engagement." (Granjon, 2001, p.38). à la
critique d'une mondialisation qui éclate la société, rendant les forts plus forts et les faibles plus
faibles, le mouvement anti-mondialisation - par son organisation propre - répond par un
individualisme engendré par les différences de savoir et d'utilisation de la technique qui sépare et
laisse de côté certains militants. Ici aussi, l'individu devient une valeur. Pour le capitalisme, il est
synonyme de concurrence; pour la critique, celui de savoir. Cette individualisation caractéristique
de la nouvelle forme d'organisation des mouvements sociaux reflète aussi un manque d'identité
collective. Ainsi, les "anciens" mouvements sociaux se caractérisent par une forte identité
collective et bien que nous défendions l'idée d'une identité réticulaire, celle-ci ne saurait se
comparer par exemple à l'identité d'un syndicat. Ceci tient au fait que le concept même de réseau
introduit la notion de groupements d'identités. Les identités sont multiples, disparates, floues. Le
néo-militant ne veut plus se laisser imposer une identité et le réseau lui permet d'évacuer cette
difficulté. Ainsi, "ce n'est plus le réseau de groupements qui constitue le cadre de l'engagement,
c'est au contraire de plus en plus les individus eux-mêmes qui créent des réseaux. C'est dans une
capacité individuelle et collective à agir que les militants attendent de voir se réaliser une identité
qu'ils refusent de se voir assigner par avance" (Granjon, 2001, p.39).
L'individu est devenu expertise et apport à l'organisation, non en tant que simple nombre
anonyme d'un groupement, mais comme sujet apportant ses idées. De fait, cette individualisation
devient vite élitiste, séparant plus qu'elle ne regroupe. L'individualisme est clairement retrouvé par
Granjon dans sa thèse sur la place des réseaux télématiques dans le néo-militantisme.
L'individualité forte, ce grand (Boltanski et Chiapello, 1999) "du monde associatif civique
distancié est donc typiquement un pourvoyeur d'information, un initiateur d'actions tout à la fois
noeud et commutateur de réseaux, un traducteur muni de compétences spécifiques. Son atout
principal est son expérience des acteurs intervenant au sein du projet qu'il supporte et soutient.
Dans le monde en réseau de la critique sociale par projets, l'importance du capital relationnel est
primordiale." (Granjon, 2001, p.51-52). Si l'individu devient primordial dans le néo-militantisme,
parallèlement à une faiblesse de l'identité collective, cela peut se comprendre, selon Granjon, par
une identité transversale car multi-organisationnelle et multi-projets. Le militant n'est plus rattaché
à une seule organisation, participant de sa présence au nombre, formant une identité collective
claire et facilement reconnaissable; il est aujourd'hui un peu ici, un peu là; "s'il se développe des
liaisons accrues entre organisations, l'on constate également un phénomène pour le moins
intéressant de multi-participations individuelles (émergence de militants multipositionnés). L'un et
l'autre de ces processus profilent alors un ensemble d'interconnexions qui témoigne d'une
reconfiguration de l'action revendicative et décrit le passage d'un régime de segmentation
superposée (réseaux de sociabilité qui ne se recoupent pas) à celui d'un pluralisme maillé où les
affiliations à divers groupes volontaires sont génératrices de mixité sociale. Cette polyvalence
militante conduit alors à l'émergence d'identités transversales et singulières." (Granjon, 2001, p.61)
La volonté d'organisation en réseau affaiblit l'identité collective. Les liens sont soit de l'ordre
de la connexion Internet, peu enclins à favoriser une cohésion efficace, soit in ou off, au besoin,
selon l'envie et favorisant donc peu l'instauration d'une identité collective. Le néo-militantisme
devient une raison d'être en soi, occultant dès lors les causes de l'engagement. Le néo-militant lutte
un peu pour les sans-papiers, contre le chômage, la mondialisation, etc., mais sans se fixer. Au
cours de son travail, Granjon a rencontré nombre d'adhérents qui participaient à plusieurs luttes en
même temps et a retrouvé, derrière la "transitivité des adhésions, des participations et des
personnes, [qui] serait révélatrice du déploiement de réseaux d'individus dont la force de cohésion
est proportionnelle au dynamisme des actions auxquelles ils sont censés prendre part." (Granjon,
2001, p.61-62). C'est la multiplication des flux et des liens qui assure ainsi la dynamique du réseau.
Finalement, peu importent les actions que l'on mène et les groupes que l'on supporte, l'important est
de militer. La figure du réseau semble avoir créé des militants prêts à tout défendre sur un clic de
souris, ce qui rend compte également de la faible importance du contre-projet sociétal dans la
mesure où il est plus important et plus facile de se mobiliser contre un adversaire souvent caricaturé
que de réfléchir sur des propositions concrètes et chronophages, nécessitant des compétences
souvent peu disponibles.
Mais individualisation rime souvent avec exclusion. En effet, le savoir qui permet d'être un
grand du mouvement est facteur d'exclusion. Pour exemple, ce courrier électronique repris par
Granjon (2001, p. 35) et qui se résume dans son objet:
"Les intellos et les autres
Tout le monde a certainement sa place au coeur du débat, mais plus on avance et plus j'ai
l'impression d'être "larguée" lorsque les échanges prennent un ton technique. Je m'aperçois qu'il me
manque une foule de connaissances sur le monde de la finance et l'économie pour participer à la
discussion. J'ai compris en vous lisant les uns et les autres, que l'essentiel est justement dans ce
volet technique et que les idées généreuses ne suffisent pas pour participer à l'élaboration de la
T(axe) T(obin). Je continue néanmoins à vous lire avec intérêt, j'apprends une foule de choses
même si je ne comprends pas tout! Suis-je la seule dans ce cas?..."
À la critique de l'individualisation, des processus d'exclusion, le mouvement répond par un
système fondé sur l'individu et "conformément aux dynamiques de l'engagement distancié qui
s'incarnent dans ces dispositifs de communication sur réseaux, l'expression individuelle, singulière
et multiple devient donc le régime général d'intervention et la condition d'élaboration de celle, plus
vaste, du collectif, qui se construit en partie sous les yeux des contributeurs." (Granjon, 2001,
p.145). La critique de l'individualisme du système capitaliste néo-libéral est ainsi permise contre
ces mouvements! Étonnant renversement...
Pour conclure cette première partie, disons qu'il nous est permis de douter de l'efficacité de
ce type d'organisation réticulaire en tant qu'elle ne permet pas de créer une identité forte et, ne peut
être du coup à l'origine de mouvements stabilisés sur le long terme.
Internet, paradigme pour une nouvelle forme d'association
Un nouveau paradigme organisationnel
Le réseau des réseaux peut être compris comme le nouveau paradigme structurel des
mouvements sociaux. En effet, la forme nouvelle d'organisation des mouvements sociaux se voulant
en réseau, Internet devient la technique de communication appropriée. C'est la technique au service
de l'humain. Granjon (2001, p. 12) émet l'hypothèse suivante: "les pratiques de communication
liées aux technologies de l'Internet se présentent, selon nous, comme la traduction techno-logique
d'un type précis d'engagement militant." Petrella (1998, p.73) ajoute qu'Internet fût peut-être le
déclencheur d'une idée de la mondialité. Internet deviendrait alors paradigme structurel mais aussi
révélateur d'une société mondialisée: "il n'y a pas de doute qu'Internet fait partie de ces moments
symboliques d'éveil des consciences en ce qui concerne l'ère de la mondialité de la condition
humaine." Avec Internet, on prend conscience d'un monde réticulaire et on s'organise pour le
combattre. Internet devient une véritable matrice de réflexion, autant révélatrice qu'organisatrice.
Internet est considéré par ces mouvements comme reproduisant leur propre structure, "l'esprit
frontière" caractéristique d'Internet convient à merveille aux "hommes libres" qui s'expriment par
eux-mêmes et disent ce qu'ils ont à dire sans médiation ni contrôle de l'État. Plus important: la
structure en réseaux d'Internet reproduit exactement celle, autonome et spontanée, des groupes de la
milice et des patriotes en général, qui n'ont pas de limites ni de plan défini, mais partagent un
objectif, un sentiment et avant tout un ennemi. C'est principalement par Internet (...) que le
mouvement s'étend et s'organise." (Castells, 1999, p.116). Renversement intéressant où c'est
Internet, fétiche de la nouvelle économie - car représentant "tous les traits de l'objet désiré: la
télécommunication parfaite, dotée de tous ses attributs: l'ubiquité, l'invisibilité et le double" (Sfez,
2002, p.143) -, brandi par les marchés avant l'éclatement de sa "bulle", qui est utilisé par les plus
âpres critiques de la mondialisation! Granjon souligne fort justement que le néo-militantisme et
Internet partageraient "un imaginaire social dont les principes fondateurs sont réglés sur le mythe
de l'auto-organisation et de la participation active." (Granjon, 2001, p.11.). Il cite d'ailleurs (p80) un
militant d'AC! (Agir ensemble contre le chômage): "Internet a pratiquement la forme de ce qu'on
est en tant que réseau". Ainsi, "un consensus se dégage au sein de ces mouvements sur la nécessité
de bâtir un pouvoir de décision fondé sur la communauté - que ce soit au niveau des syndicats, des
quartiers, des collectifs anarchistes ou de l'autogouvernement aborigène - pour contrer la puissance
des multinationales. En dépit de ce terreau commun, ces diverses campagnes n'ont pas réussi à se
fondre en un mouvement unique, même si elles sont étroitement liées l'une à l'autre, tout comme les
hot links relient leurs différents sites sur le web. Cette analogie n'est pas seulement une
coïncidence, elle reflète les changements intervenus dans les modes d'organisation politique. Même
si les observateurs ont souvent mis en avant le rôle joué par Internet, ils ont rarement compris que
la technologie de communication qui facilite les campagnes façonne à son tour le mouvement à sa
propre image. Grâce au Net, les mobilisations peuvent s'effectuer avec un minimum de bureaucratie
et de hiérarchie; les manifestes péniblement mis au point passent peu à peu au second plan et sont
remplacés par une culture où intervient un échange d'informations incessant, peu structuré et
parfois compulsif. Ce qui est né dans les rues de Seattle, c'est un modèle d'activiste qui reflète les
itinéraires décentralisés et interconnectés d'Internet - un Internet vivant." (Klein,2001).
L'Internet serait aussi considéré comme un vecteur de démocratisation où "il apparaît que
c'est dans le domaine de la politique symbolique et le développement de mobilisations autour de
problèmes précis par des groupes et individus extérieurs au système politique central, que la
nouvelle communication électronique pourrait avoir les effets les plus spectaculaires. L'impact de
cette nouveauté sur la démocratie semble peu clair. (...) Si la représentation et la prise de décision
politique parvenaient à trouver un mode de relation avec ces nouvelles formes d'intervention des
citoyens conscients sans céder à une élite technologiquement chevronnée, il deviendrait possible de
reconstruire une société civile de type nouveau, ce qui enracinerait la démocratie à la base, via
l'électronique. Le développement de la politique symbolique et de la mobilisation politique autour
de causes non politiques par des moyens électroniques ou non est la troisième grande tendance qui
pourrait contribuer à reconstruire la démocratie dans la société en réseaux." (Castells, 1999, p.423).
L'idéologie d'un changement social par Internet persiste tout de même, mais elle passe, pour
Castells, par la mise en relation des réseaux d'en haut avec les réseaux d'en bas. Finalement, la
critique anti-mondialisation peine à échapper à un certain déterminisme technique comme nous le
dit Sfez, "accouplée à la "technique", la prétendue "révolution" met la charge de la preuve sur la
technique comme cause de révolution" (Sfez, 2002, p. 41).
Personnalités de l'Internet militant
Boltanski et Chiapello, puis après eux Granjon, identifient l'individu militant connexionniste
ou mailleur. Celui dont "une des activités dominantes est d'assurer la circulation de l'information,
condition nécessaire de cette flexibilité tant recherchée. (...) Nous avons pu repérer trois niveaux
d'intercession, c'est-à-dire trois types de fonctions médiatrices correspondant à des pratiques de
dispatching de l'information plus ou moins élaborées. Elles sont mises en place par des classes
différentes de militants-médiateurs que nous avons répertoriées sous les dénominations suivantes:
les passeurs, les filtreurs et les interprètes." (Granjon, 2001, p.123). L'individu est donc noeud et
producteur de flux du réseau-militant. Les passeurs "se contentent de faire circuler, sans
commentaire et sans modification autre que formelle, l'information dont ils disposent, selon des
trajectoires inédites, le plus souvent non prévues par les instances émettrices originales." (p.124).
Les filtreurs "entendent aussi cibler leurs interventions et se livrer au préalable à des
opérations de sélection de l'information (essentiellement en ligne) qui tend à devenir pléthorique.
Les filtreurs s'assignent donc comme cadre d'exercice de soulager les militants-internautes menacés
par l'inflation des données et de leur faciliter la gestion et l'appropriation de l'information
transmise." (p.131).
Tandis que les interprètes "sont avant tout des aides cognitives qui se distinguent par la
qualité scientifique de leurs discours et la pertinence de leurs commentaires. Ils évaluent
l'information mise à disposition sur les listes de diffusion, effectuent des recoupements avec
d'autres sources et d'autres types d'écrits, mettent en perspective, font émerger des problématiques"
(p.137).
Internet apparaît alors comme un paradigme structurel, comme aide à l'organisation et
comme structurant des profils de militants. Ceci montre l'importance accordée au réseau des
réseaux dans le néo-militantisme. En résumé, "passeurs, filtreurs et interprètes sont donc tous de
nouveaux mailleurs, susceptibles d'asseoir le fonctionnement des agents du monde associatif
civique distancié." (Granjon, 2001, p.138). Ce découpage catégoriel s'inspire peut-être de Machlup
(voir Mattelart, 1999, p. 164-165) qui, dressant l'inventaire des différents types de
"communicateurs" ou de "producteurs de connaissance", en dénombrait six: "le transporteur
(transporter), qui livre le message sans rien y changer; le transformateur (transformer), qui change
la forme du message (comme la ou le sténographe); le processeur (processor), qui change forme et
contenu, mais seulement en suivant des procédures de routine (réarrangement, combinaisons,
calculs), tel un comptable préparant des bilans, par exemple; l'interprète (interpreter), qui change
forme et contenu en utilisant son imagination, comme par exemple le traducteur; l'analyseur
(analyser), qui recourt à son propre jugement et à sa propre intuition en plus des procédures
acceptées de telle façon que le message transmis ressemblera peu ou pas au message reçu; le
créateur original (original creator) qui, d'une réserve d'information reçue de messages de tout type,
y ajoute son génie d'inventeur et son imagination créatrice, faisant en sorte qu'il n'y ait que très peu
en commun entre ce qu'il a reçu des autres et ce qu'il communique." C'est tout un système de
fonctionnement de ce type de militantisme qui se met en place avec une individualisation du savoir
mais surtout de compétences - qu'elles soient intellectuelles ou techniques.
La technique ici employée n'est pas toujours au "parfum" du militantisme fonctionnel car son
utilisation requiert des compétences techniques; revendiquer une place dans le circuit est parfois
difficile, générant des exclusions, résultats bien entendu inverses de ce que cherchent les néomilitants. Pour Klein (2001), pas de doute, cela existe: "Cette décentralisation radicale dissimule
une hiérarchie fondée sur ceux qui comprennent et contrôlent les réseaux informatiques reliant les
activistes entre eux - ce que Jesse Jirsh, fondateur du réseau anarchiste Tao Communication,
appelle "une 'ad-hocratie ' de fondus de l'informatique"."
Cette critique est pourtant développée par les militants eux-mêmes qui utilisent Internet
comme paradigme, outil de révolution sociale, mais s'aperçoivent finalement de ses limites. Ainsi,
"ce qui est apparemment rejeté par les militants du monde associatif civique distancié depuis la
critique sociale par projets, c'est donc l'ensemble des pratiques électroniques qui tendraient à
favoriser les divergences, freineraient la transmission de l'information et attenteraient finalement
aux impératifs d'utilité et de fluidité profilant l'archétype du militantisme fonctionnel." (Granjon,
2001, p.140). Internet ramenait avec lui, dans sa valise imaginaire, cette fluidité et cet impact
social, mais la chute est douloureuse. Internet ne crée pas une identité ni les liens physiques
nécessaires à tout mouvement de protestation. Mauvaise pioche? Finalement le tautisme de Sfez
(1990) ressurgit: on croit trouver dans ces technologies de la communication la parfaite
communion, alors qu'en réalité elle provoque individualisme et exclusion.
Source de pouvoir
Internet est l'outil le plus puissant de la boîte à outils de la résistance (Tony Uniper, Friends of the
Earth, cité in. N. Klein, 2002, p. 463)
Internet représente une aide pour le savoir, ce pouvoir qui reste à reconquérir. "Le réseau des
réseaux semble donc être à même de renforcer les logiques d'expertise et les capacités d'analyse
caractérisant une partie du répertoire d'action de la critique sociale par projets." (Granjon, 2001,
p.87).
L'Internet et les réseaux électroniques sont les moyens techniques mis au service de ces
réseaux sociaux (le mouvement zapatiste est même qualifié par Castells de premier mouvement de
guérilla informationnelle). Internet permet, pour ces mouvements, la transmission rapide des
informations. Ainsi, "par l'usage intensif d'Internet, les zapatistes ont communiqué instantanément
l'information et leurs appels dans le monde entier et ont élaboré un réseau de groupes de soutien.
Celui-ci a contribué à l'émergence d'un mouvement d'opinion international qui a rendu littéralement
impossible au gouvernement mexicain de recourir à la répression massive." (Castells, 1999, p.103).
Internet "synonyme" de résistance... L'Internet fonctionne pour ces mouvements comme forum,
plate-forme stratégique et est devenu, de par sa configuration, un paradigme structurel. De surcroît,
il est considéré comme une arme de combat mais aussi de développement: "Internet a été l'une des
plus grandes raisons qui ont permis à la Milice de s'étendre plus vite que tout autre groupe
d'incitation à la haine dans l'histoire. L'absence de centre organisé a été plus que compensée par
l'instantanéité de la communication et le potentiel de ce nouveau médium en matière de circulation
des rumeurs. N'importe quel membre de milice au fin fond du Montana muni d'un ordinateur et
d'un modem a pu s'intégrer à un réseau planétaire où l'on partagerait ses pensées, ses aspirations,
ses stratégies d'organisation et ses peurs - une vraie famille planétaire" (Stern, 1997, p. 228).
Internet ne semble pas, selon l'avis de Granjon, créateur de réseaux sociaux, mais pourrait
apparaître comme renforcement de réseaux existants. Les réseaux ne créent donc pas de
communication et les liens ainsi établis ne sont que virtuels. Simplement quant un réseau social
déjà établi vient à utiliser Internet, il ne fait que renforcer les liens: "les formes de militantisme
exprimées sur l'Internet ne se constituent donc pas directement à partir des réseaux télématiques,
mais bien en référence à la force du social qu'investit la technique et imprime une homologie
structurelle aux liens qui se tissent entre les réseaux sociaux militants et les réseaux télématiques."
(Granjon, 2001, p.158). Au terme de son étude, Granjon souligne finalement que les néo-militants
n'appréhendent Internet, pour la plupart d'entre eux, que comme une technique qui aide au
militantisme: "la "performance" technique n'apparaît légitime que dans la mesure où elle est dictée
et justifiée par une nécessité de nature militante. Les militants-internautes ont ainsi, pour la plupart,
une approche strictement fonctionnelle de l'Internet. (...) Appréhendant les objets techniques sous
l'angle exclusif de leurs usages, ils considèrent ceux-ci comme de vulgaires ustensiles inertes, qui,
sans la médiation et la force des "logiques sociales" s'en emparant ne seraient finalement porteurs
d'aucune prescription." (Granjon, 2001, p.159). Même si son utilisation proprement dite reste
purement technique, l'imaginaire social associé à Internet rejaillit pourtant dans les discours des
militants.
Aide organisationnelle
Nous avons analysé l'impact du réseau comme identité collective et trouvé une relative
faiblesse par le biais même de ce concept; force est de constater qu'Internet - réseau des réseaux n'en est pas plus efficace. Granjon a souligné que "les technologies de l'Internet fournissent de
nouveaux appuis conventionnels de l'action somme toute assez efficaces, mais insuffisants pour
générer de nouvelles identités militantes qui d'ailleurs ne sont pas spécifiquement recherchées."
Internet est peut-être plus simplement une aide à l'organisation. Ainsi, "l'Internet est alors apparu
très rapidement comme le dispositif technique salvateur permettant de s'adapter au mieux aux
exigences d'une coordination flexible. (...) Appui logistique apporté par les réseaux télématiques."
(Granjon, 2001, p.79). Cette aide est semble-t-il importante, voire primordiale, dans l'idée
organisationnelle que se font les militants. En fait, "le réseau des réseaux permet d'abord une
amélioration des performances organisationnelles à différents niveaux." (Granjon, 2001, p.82). Son
apport est double: porteur d'un imaginaire social, mais aussi aide à l'organisation / prothèse
technique. Internet reste, pour le néo-militant, une aide précieuse et "le réseau des réseaux apparaît
alors comme un élément central du dispositif général d'action collective qui structure pour partie
l'organisation revendicative et détermine les occasions d'agir en commun". (p.82). Internet rime
donc pour les néo-militants avec fluidité, flexibilité et démocratie: "L'Internet offre, de ce point de
vue, l'opportunité d'un engagement marqué du sceau de la flexibilité et dégagé des contraintes d'un
militantisme "sous tutelle"." (p.153). Castells nous rappelle que c'est par l'entremise d'Internet que
le sous-commandant Marcos, le leader des zapatistes du Chiapas, s'adressa au monde et aux
médias, du fond de la forêt Lacandon lors de sa retraite en février 1995 (Castells, 1998, p. 27).
Conclusion
Tout au long de ce parcours au sein de l'identité du néo-militantisme, nous avons pu faire
ressurgir le concept de "technologie de l'esprit" comme procédé de mobilisation. Boltanski et
Chiapello (1999) ont bien montré que la critique du capitalisme s'est le plus souvent
"homogénéisée" dans sa configuration, s'adaptant à chaque "nouvel esprit du capitalisme". Dans
une appréhension réticulaire de ce nouvel esprit, les militants anti-mondialisation se configurent
également en réseau, dans une sorte d'"isomorphisme de combat" entre deux figures antagonistes du
réseau. La structure réticulaire pèche pourtant par son faible pouvoir d'identité, les dérives qu'elle
entraîne et l'attachement parfois contradictoire à Internet.
Eytan Ellenberg
Références bibliographiques:
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Notice:
Ellenberg, Eytan. "Réseau: technologie de l'esprit et néo-militantisme", Esprit critique, Automne
2003, Vol.05, No.04, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
Revue internationale de sociologie et de sciences sociales Esprit critique - Tous droits réservés
Automne 2003 - Vol.05, No.04
Dossier thématique
Article
Femme camerounaise cherche mari blanc: le Net entre eldorado et outil de reproduction
Par Hugues Draelants et Olive Tatio Sah
Résumé:
L'article décrit les pratiques de drague des "tchatcheuses" camerounaises en vue de trouver via
Internet le conjoint idéal, dont le prototype est un homme blanc et riche. Cette étude de cas est
précédée d'une brève contextualisation et historicisation de ces pratiques qui s'inscrivent dans le
cadre de ce qu'on appelle le mariage par correspondance, sujet très peu documenté dans la
littérature sociologique francophone. L'article fait ainsi le point sur une série de résultats de
recherches en langue anglaise portant sur ce phénomène dit de "mail-order bride", en soulignant la
manière dont les auteurs ont problématisé sociologiquement la question.
Auteurs:
Hugues Draelants est sociologue, diplômé de l'Université de Louvain (UCL) en Belgique. Il
travaille comme chercheur au Girsef (UCL) où il poursuit actuellement un doctorat en sociologie.
Olive Tatio Sah est licenciée en philosophie et sciences sociales et maître en sociologie de
l'Université de Yaoundé I au Cameroun.
Internet ou la plus grande agence matrimoniale du monde
De nos jours, de plus en plus de gens cherchent leur "âme soeur" au sein du cyberespace. Le
marieur moderne s'impose désormais et fréquemment comme un dispositif technique plutôt qu'un
acteur humain. De fait, Internet se profile comme un nouvel intermédiaire à la rencontre et en
comparaison avec les services classiquement offerts dans les agences matrimoniales, on peut dire
que c'est un intermédiaire facile d'accès[1], souvent moins onéreux, qui propose une offre
extrêmement large et une grande variété de services et d'outils.
Typiquement, le site Internet dédié à la rencontre propose au minimum à ses utilisateurs les
outils suivants: d'une part un moteur de recherche permettant d'afficher les profils des personnes
qui correspondent aux critères sélectionnés (des plus basiques: sexe, âge, lieu; aux plus
recherchésou insolites: films préférés, projets d'avenir, opinions concernant tel ou tel sujet, signe
astral...; en passant par des informations générales: niveau d'études, statut marital, nombre
d'enfants, fumeur/non fumeur...), et d'autre part la possibilité de consulter les petites annonces
laissées par chacun en vue de trouver son alter ego avec souvent en prime des services de
conversation asynchrone et synchrone: forum de discussion, salon de chat. Il existe une kyrielle[2]
de sites voués exclusivement à la rencontre virtuelle... et plus si affinités comme le dit l'adage.
L'intérêt étant bien sûr que la rencontre s'actualise. Les publicités pour ces sites qui promettent aux
célibataires bons plans et rendez-vous galants ou sexy témoignent que leurs concepteurs l'ont bien
compris. Les membres de ces forums de discussion les utilisent essentiellement dans une logique
instrumentale, ils les fréquentent en vue d'une fin bien précise: la rencontre "réelle".
Cet article entend documenter un but de rencontre par Internet peu connu et qui n'a, à notre
connaissance, pas encore fait l'objet de recherches sociologiques francophones. Habituellement,
ceux qui cherchent quelqu'un via le Net cherchent une personne habitant la même zone
géographique et appartenant à la même culture (Draelants, 2001). En témoigne l'entrée en matière
classique dans les salons de bavardage: "asv", acronyme signifiant "âge, sexe, ville?". Outre les
préoccupations relatives à l'âge et au sexe du correspondant, le lieu de résidence fait notamment
partie des premières questions posées car c'est un critère de choix: il importe que l'autre personne
soit accessible pour être intéressante. Ce n'est néanmoins pas toujours le cas. Certaines personnes
sont intéressées à trouver un mari ou une femme d'un pays étranger en vue notamment d'émigrer
vers ce pays, ce qui suppose que la rencontre se solde par un mariage.
Dans une première partie de l'article, nous nous attacherons à mettre en perspective ce type
d'utilisation de la toile mondiale par rapport au phénomène plus ancien et déjà étudié du mariage
par correspondance. Sur base d'une revue succincte de la littérature scientifique, nous présenterons
les réflexions sociologiques que ces pratiques ont inspirées aux rares auteurs qui les ont étudiées,
soulevant ainsi une série de problématiques qui découlent de ces relations médiatisées. Par la suite,
le cas de l'utilisation par des femmes camerounaises de sites de rencontre les mettant en contact
avec des hommes occidentaux nous servira pour tenter de mieux comprendre le sens que revêtent
ces pratiques pour les femmes qui s'y investissent et les stratégies multiples qu'elles mettent en
oeuvre pour parvenir à leurs fins. Compte tenu des observations empiriques, nous serons ainsi en
position de pouvoir commenter certaines réflexions ébauchées sur base de l'état de la question à
partir du point de vue de ces femmes candidates à l'exil. Cela nous amènera enfin à relativiser
certains constats posés précédemment, non pas dans l'idée de trancher définitivement les questions
posées mais d'inviter à poursuivre la réflexion et à documenter plus avant les pratiques des
individus.
Des origines du mariage par correspondance: le phénomène du mail-order bride
Ce phénomène que nous analysons n'est pas nouveau et n'a pas attendu l'heure d'Internet, estil utile de préciser? Il est connu depuis longtemps aux Etats-Unis, sous l'expression très parlante de
"mail-order bride". L'expression que l'on peut traduire approximativement par "épouse sur
catalogue" en dit long en effet. Passons en revue son sens implicite. La notion de "order" suppose
la commande d'un objet ou d'un produit commercial sur base d'un catalogue ("(by) mail" signifie
par correspondance) qui, une fois payé, est rapidement et sans effort délivré sur le pas de la porte.
Ici l'expression ne s'applique pas à un bien matériel mais à un être humain, il est question d'une
jeune épouse "bride", commandée unilatéralement sur catalogue. L'expression "mail-order bride"
véhicule donc tacitement une représentation de la femme qui se propose comme une marchandise
que l'on peut acheter, voire répudier si l'on invoque la clause "satisfait ou remboursé"
caractéristique du téléachat. Cette expression est d'ailleurs connotée extrêmement négativement. On
ne s'étonnera donc pas que les défenseurs de ce type d'industrie qui cherchent à valoriser ces
pratiques préfèrent parler d'"international single ads" (petites annonces internationales de
célibataires)[3].
On peut véritablement parler d'une industrie de la médiation au mariage dans les pays
développés dès les années 1960[4]. Industrie qui, depuis lors, n'a cessé de s'étendre à la fois
quantitativement et spatialement à l'intérieur et au-delà des frontières nationales, grâce à
l'informatisation et aux progrès des systèmes de communication et d'information d'une part mais
également compte tenu de l'évolution des modes de vie dans nos sociétés d'autre part. Les individus
des sociétés modernes avancées sont en effet de plus en plus confrontés à la solitude, à l'isolement,
aux relations éphémères dans un contexte d'urbanisation croissante et de mobilité accrue (Kojima,
2001).
Le phénomène du "mail-order bride" est apparu aux Etats-Unis[5] dès les années 1970.
Cependant avec Internet, ce type de pratique connaît une croissance rapide. Aux agences classiques
de "mail-order bride" composant des dossiers-catalogues avec les noms de femmes, leurs photos et
descriptions, agrémentées de quelques indications biographiques sur base desquels les hommes
peuvent faire leur choix et payer l'agence pour obtenir les adresses postales des jeunes femmes qui
les intéressent, se sont ajoutés leur pendant électronique mais également des clubs "pen-pal",
services Internet généralement gratuits par l'intermédiaire desquels les époux potentiels peuvent se
contacter par e-mail, sans passer par le biais d'un entremetteur humain. Actuellement, un homme
qui désire trouver une épouse étrangère a à sa disposition plus de 350 agences ou sites Internet de
ce type (Constable, 2003).
Del Rosario (cité par Kojima, 2001) définit la candidate au mariage par le système "mailorder bride" comme toute femme qui se sert du système de présentation de soi fourni par des
institutions commerciales dans l'objectif premier d'un mariage avec un étranger. Par rapport à ce
système de "mail-order bride", la nouveauté introduite par Internet est que l'aspirante au mariage
avec un étranger peut désormais recourir non plus aux services d'une agence mais également à un
site Internet spécialisé, qui lui permettra semblablement de constituer un dossier personnel en vue
de se présenter et de se décrire afin d'accéder au marché matrimonial, en l'occurrence en venant
intégrer le versant offre. Pour compléter la définition de del Rosario, nous ajouterons que la
candidate au mariage par correspondance est donc celle qui se sert d'un système de présentation de
soi fourni soit par un intermédiaire humain soit par un intermédiaire technique, ou en d'autres
termes un terminal informatique relié à Internet et donnant accès aux dispositifs des sites web
spécifiques.
Les réseaux informatiques tendent à accroître l'information, la visibilité et l'accessibilité à ces
services et, compte tenu de l'anonymat dont chacun jouit en surfant sur le web, cela engendre en
définitive une simplification du geste qui consiste à aller vers ces services comme l'exprime bien le
témoignage de ce journaliste:
"Recently, I received an unsolicited e-mail message entitled "Meet Russian Ladies!"
with the following website linked to my e-mail:
http://www2.miracle.net/~russcon/rb/intro.htm. I was intrigued. Titillated. Also, as
an admirer of things Russian: vodka, caviar, Dr. Zhivago, (though not necessarily
Russian women), and a dedicated Net surfer, the choice was clear. I clicked onto the
site, somewhat imprudently entering the world of the Mail Order Bride. If I had
received this information through the post, however, as paper junk mail, I probably
would have just smirked my best post-modern, ironic, I-wonder-how-I-might-haveended-up-on-that-mailing-list smirk, and thrown it away. But because it was on the
Web, I could reply without leaving my chair; without even stopping to wonder what
they call Russian cosmonauts since they've taken the commie out of communism."
(Mahoney, 1997)
Bref, on peut parler de la constitution d'un nouveau marché global de l'échange sexuel et
marital via Internet (new global market for sex et marital trade via the Internet), (Cunneen et
Stubbs, 2000). Comme on va le souligner, les individus ne sont pas situés de manière égale sur ce
marché marital, l'homme occidental y est en position clairement dominante de sorte qu'on peut y
voir le reflet de la politique économique mondiale et une réfraction des rapports Nord/Sud au plan
micro des relations interpersonnelles.
Les marchés de la rencontre matrimoniale
Si l'on analyse les relations qui se nouent entre ces personnes en vue d'une éventuelle union à
partir de la métaphore d'un "marché" de l'épouse, il est possible de caractériser les femmes comme
étant en position d'offreuses et les hommes en position de demandeurs. En fait le couple potentiel
doit s'entendre dans le sens suivant: des hommes de pays occidentaux sont à la recherche de
femmes provenant de pays pauvres, ce n'est quasiment jamais la relation inverse, à savoir des
femmes de pays occidentaux cherchant des hommes de pays pauvres; lorsque c'est le cas, il s'agit
davantage d'exotisme ou de charité (adoptions, amis de famille). Par ailleurs, ce marché
matrimonial s'avère très déséquilibré car il se caractérise par une offre abondante du côté des
femmes: il y a beaucoup de candidates au départ. Du côté des hommes, la demande est nettement
plus réduite, du moins pour ceux qui recherchent sérieusement des partenaires, car certains se
distraient simplement en réalisant des prouesses poétiques éphémères. Par ce fait, les hommes se
retrouvent donc en position privilégiée sur ce marché matrimonial compte tenu du vaste choix qui
s'offre à eux.
Notons que ce n'est pas le cas en ce qui concerne les annonces pour des rencontres locales,
avec des femmes vivant dans des pays occidentaux. Au contraire, généralement sur les sites
courants de rencontres entre individus issus d'une même région, on recense beaucoup plus de
candidatures à la rencontre émanant d'hommes que de femmes, celles-ci bénéficiant donc d'une
meilleure position sur ce marché de la romance. Autre différence de taille, sur les sites de
rencontres entre personnes d'une même région, l'offre et la demande ne se limitent pas à la femme.
Il n'est pas possible de scinder hommes et femmes entre offreurs et demandeurs. En effet, chacun
est simultanément offreur et demandeur[6] puisque pour accéder aux annonces ou consulter les
profils, il faut le plus souvent s'être inscrit et avoir complété son profil. Ainsi, la personne qui
désire consulter le fichier comprenant "l'offre de femmes" vient automatiquement grossir le fichier
"offre d'hommes", également consultable par quiconque. Cette dissemblance est essentiellement
symbolique mais elle nous semble néanmoins très significative de la situation inégalitaire de départ
dans laquelle se trouvent les hommes et les femmes sur de nombreux sites de type "mail-order
bride".
Quelques tendances qui se dégagent des recherches sur le sujet
Certains chercheurs d'expression anglaise se sont penchés sur le phénomène du mariage par
correspondance (mail-order bride). Nous présentons ici quelques résultats de ces recherches qui
nous paraissent intéressants pour notre propos.
On peut donner une idée de l'importance quantitative du phénomène mariage par
correspondance. En 1998, une étude menée par un chercheur américain estime à environ 100'000 à
150'000 le nombre de femmes de diverses origines ethniques qui se mettent en scène annuellement
via ces services en vue d'un mariage. La grande majorité de ces femmes provient de deux zones:
l'Asie du Sud-Est (essentiellement les Philippines) d'une part et la Russie (et d'autres pays de l'exURSS ou de l'Europe de l'Est) d'autre part (Scholes, 1998). L'impact sur les mariages ainsi que sur
l'immigration aux Etats-Unis est cependant très ténu compte tenu du taux extrêmement faible de
mariages qui aboutissent. On estime ce taux à environ 4% soit approximativement de 4000 à 6000
mariages par an (Scholes, 1998). En regard du nombre de mariages célébrés chaque année aux
USA (plus de 2 millions) et du nombre d'immigrés recensés sur une année (plus de 800'000), ces
chiffres apparaissent pratiquement négligeables. Si quantitativement le phénomène peut donc
sembler insignifiant, nous verrons qu'il n'en va pas de même du point de vue qualitatif au sens où il
illustre une série de problématiques contemporaines importantes.
Qui sont les hommes cherchant une épouse par ce biais? Scholes (1998) cite les résultats d'un
sondage datant de 1988 auquel 206 hommes américains avaient répondu (taux de réponse 34%). Il
s'agit généralement d'hommes blancs (94%), avec un niveau d'instruction élevé (50% ayant
fréquenté durant deux années ou plus l'enseignement supérieur), politiquement et idéologiquement
conservateurs et généralement très à l'aise économiquement (salaire supérieur à 20'000 dollars/an
pour 64% d'entre eux) et jouissant d'une bonne réussite professionnelle. L'âge médian de ces
hommes était de 37 ans, la grande majorité (84%) vivait en zone urbaine. 57% d'entre eux avaient
été mariés au moins une fois, la plupart ayant divorcé après une moyenne de 7 ans de mariage.
Enfin 35% étaient au minimum père d'un enfant et les trois quarts aspiraient à une paternité future.
Certes, ces données sont fort anciennes, néanmoins elles ont le mérite de fournir quelques repères
et par ailleurs on peut faire l'hypothèse que le profil n'a sans doute pas fondamentalement évolué
depuis lors.
Quelle est la motivation des hommes cherchant une femme étrangère provenant d'un pays
pauvre? Selon Gary Clark auteur de l'ouvrage Your Bride is the Mail![7], véritable manifeste du
mouvement "penpal bride" écrit à l'attention du public mâle américain en vue de promouvoir cette
pratique, la principale motivation serait la recherche d'une femme traditionnelle:
"Tired of 'liberated' career women so wrapped up in their own agendas they haven't
got time for yours? Many men who want a more traditional, supportive wife are
finding their perfect mates in foreign countries." (Clark, 1994)
Les quelques données récoltées par des chercheurs sur la question vont également en ce sens:
"Most of the personal reports from American men who have married women through these
agencies talk about "traditional values". That is, that American women are not content to be wives
and mothers, but seek personal satisfaction through their own careers and interests, while the
foreign woman is happy to be the homemaker and asks for nothing more than husband, home, and
family." (Scholes, 1997). On constate en effet que la montée du féminisme en Amérique du Nord
s'est faite conjointement à l'augmentation des mariages entre des hommes occidentaux et des
femmes provenant de pays situés en périphérie des pays riches. Clark, dans son ouvrage-manifeste,
s'en prend naturellement au mouvement féministe qu'il désigne comme responsable du fait d'en être
arrivé là. Il déclare:
"The feminist movement has caused immense social damage throughout the Western
world. It has harmed not only men, who can't find the kind of wives they want, but
women as well. The proof of this lies in the wailing lament of so many women that
they can't find husbands. It's true, they can't, but most of these same women never
stop to realize that the reason why they can't find husbands is because they have
chosen for themselves a career path other than that of wife." (Clark, 1994)
On voit ainsi combien le phénomène du mariage par correspondance soulève la
problématique des rapports de genres[8] et de leurs transformations au sein des sociétés
occidentales. La pensée féministe pour sa part condamne sévèrement le système de mail-order
bride et interprète ce type de mariage comme une réponse trouvée par l'ordre patriarcal face à la
résistance des femmes contre la division sociale et sexuelle du travail et comme moyen de
reproduire la division traditionnelle des rôles sexuels et des tâches domestiques (Kojima, 2001).
Une manière de rétablir et d'affirmer la domination masculine en somme. En ce sens, on considère
que ces hommes recherchent essentiellement une partenaire conjugale docile et dépendante d'eux
dans le but de maintenir les privilèges traditionnels de leurs aïeux, se délivrant ainsi des tâches de la
vie quotidienne traditionnellement réservées à l'épouse: ménage, cuisine, entretien de la maison,
éducation des enfants. Les candidates au mariage sont généralement bien conscientes de cette
motivation masculine, comme l'illustre la petite annonce postée sur un site web de rencontre
reproduite ci-dessous. La manière dont cette jeune femme de 21 ans se présente met en avant cette
image traditionnelle de la femme comme épouse au foyer:
Une relation amoureuse sérieuse
"Bonjour a tous.
Je suis une jeune fille marocaine, sérieuse, sincère, sociable et très fidèle. Je pense être
une parfaite femme d'intérieur, je suis bonne cuisinière et je crois avoir tout ce qu'il faut
pour rendre un homme heureux. Je suis douce, sensible, affectueuse et jolie.
Je cherche l'homme de ma vie, pas pour une nuit, mais vraiment pour toute une vie. Je
ne cherche aucune richesse terrestre mais une grande richesse intérieure et une vie
honorable. J'ai beaucoup à donner à celui qui prendra la peine de me séduire. Je suis
musulmane mais tout comme ma famille, je suis ouverte aux autres cultures que j'ai
envie de découvrir. Et pourquoi pas un mélange couscous-choucroute... sourire....
Je t'imagine mûr, entre 30 et 48 ans, ton physique est moins important que la beauté de
ton coeur. Tu es tendre, affectueux, romantique, tu as le charme et la délicatesse de
l'homme mûr avec un brin d'humour et surtout... tu es fidèle!!! Tu préfères passer une
bonne soirée en famille ou en tête-à-tête plutôt que d'astiquer le comptoir d'un bistrot
avec tes coudes.... Tu habites de préférence dans l'Est de la France, Suisse, Allemagne
ou Luxembourg.
Ce que j'attends de toi, c'est que de temps en temps tu saches me prendre par la main,
caresser mes cheveux, me prendre dans tes bras en me serrant contre toi. Que tu
prennes soin de moi comme je prendrais soin de toi.
Tu seras mon ami, mon confident, mon guide et bien sûr mon homme... Tu seras aussi,
si tu le souhaites, le père de mes enfants. Moi je serais à tes cotés fidèle comme ton
ombre, où tu iras, j'irais, tout ce que tu voudras, je te le donnerais...
Au plaisir de te lire.
Ps: Soyez gentil et ne me proposez pas des vacances "gratuites" pour "faire
connaissance"..."
Par ailleurs, dans le cas de ce type de mariages interculturels, on constate qu'à la domination
du genre sont également liées et combinées deux autres formes de dominations: celles de la "race"
ou de l'origine ethnique et celle de la classe ou de la catégorie sociale d'appartenance. Ce type
d'usage d'Internet illustre donc de manière exemplaire combien les privilèges économiques
combinés à l'accès à des ressources et des connaissances technologiques renforcent les hiérarchies
qui s'originent dans les différences socialement constituées entre les genres et les cultures et dans
les relations entre pays riches et pays pauvres (Cunneen et Stubbs, 2000). S'il ne fait aucun doute
qu'Internet provoque des changements en profondeur de nos sociétés, il est légitime de douter que
ceux-ci se fassent uniquement dans le sens d'une société plus "égalitaire", plus "démocratique" et
plus "prospère". Force est de constater qu'Internet représente aussi un outil de régression sociale, de
conservatisme et de reproduction des inégalités au sein et à travers le cyberespace. Comme le
résume Ridenhour-Levitt (1999):
"Internet becomes a site where race et ethnicity-laden concepts of gender are
manufactured, packaged, et commodified to serve the assumed needs of Western
male customers. In this process, notions of ideal femininity are mapped onto the
bodies of potential mail-order brides, while Western women are categorized as unfit
wives et mothers. Similarly, men living in the regions that provide mail-order brides
come to represent the negative aspects of masculinity. Finally, Western manhood is
glorified et reasserted through the Internet marketing of mail-order brides. In doing
so, these race- et ethnicity-specific constructions of gender endorse the political et
economic dominance of white Western men in a globalized context, while
legitimizing et facilitating the systematic transnational exchange of women's bodies."
Un autre aspect susceptible de motiver les hommes célibataires recourrant au "mail-order
bride" n'est pas à négliger: c'est le fait que ces hommes se donnent accès à un type de femmes
jeunes et jolies qu'ils n'auraient que peu de chances d'intéresser dans leur pays. Même si les
témoignages masculins ne font pas mention de cet aspect - compte tenu de son caractère non dicible
ouvertement - les hommes reconnaissent partir en quête de la femme de leurs rêves, physiquement
s'entend. Scholes (1997) suggère également la pertinence de cette motivation:
"I would like to suggest, however, other attractions to the "mail-order bride". For
one, these girls tend to be younger (by an average of 15 years) than the man and
slimmer and better-looking than most of the American women the man might have
access to. Further, it should not be overlooked that there are few, if any, occasions
where a man might browse several hundred American women - all of whom
anxiously awaiting his attentions - from whom to select one or more candidates for
his wife; and yet, that is exactly what is offered by the agencies."
Certaines statistiques tendent à donner du crédit à cette hypothèse. Scholes relate que sur une
trentaine de couples formés par le biais du "mail-order bride" des chercheurs ont constatés que
seulement deux couples étaient proches en âge (de 4 à 6 ans de différence); parmi les 28 autres
couples, les différences d'âge fluctuaient entre 20 et 50 ans.
Quelles sont les motivations des femmes à rechercher un mari étranger? La littérature de
recherche est peu loquace à ce propos. On ne sait pas grand-chose sinon que ces femmes cherchent
généralement une vie meilleure en termes de facteurs socio-économiques; ce n'est en effet pas par
hasard qu'elles viennent d'endroits où les emplois et les opportunités éducatives pour les femmes
sont réduites et les salaires très bas. Néanmoins, les femmes elles-mêmes répondent qu'elles sont
attirées par les hommes américains (ils ressemblent à des stars de cinéma), ils sont vus comme
faisant de "bons maris": fidèles et gentils avec leur épouse alors que les hommes natifs sont perçus
comme cruels et volages (Scholes, 1997). Compte tenu de l'absence de données sur le sujet, un des
intérêts de l'article est justement d'analyser le phénomène du point de vue des femmes
camerounaises qui participent à ce marché mondial de l'épouse, chose à laquelle nous allons nous
attacher à partir d'ici. Une analyse spécifique sur les hommes occidentaux serait bien entendu
également extrêmement intéressante, cependant ils s'expriment nettement plus largement sur le web
(cf. site web de Clark).
Les camerounaises, une référence en matière de webrencontre
Parlant de web et d'après Marsaud (2000), sur le site "French Romance", "le Maroc est le
plus représenté avec 105 annonces. Il y en a 11 pour le Cameroun, 4 pour la Tunisie, 2 pour
l'Éthiopie, 1 pour l'Île Maurice et le Togo". Par ailleurs, il existe des séries d'information sur les
principaux pays africains et les différentes entités de genre qui participent à la recherche de
conjoints virtuels via Internet[9]. Une analyse de ces informations présente les Camerounaises et
les Ivoiriennes en têtes de liste. Les femmes sont plus investies dans ce phénomène. Une habituée
camerounaise commente à cet effet: "ce sont plus les femmes qui cherchent les maris sur Internet
ici. D'ailleurs, les femmes blanches ne sont pas intéressées par les noirs", quoique les raisons de
cette supposée répulsion entre blanches et noirs, dans ce contexte, soient très peu définies et
convaincantes. Notons que plusieurs réactions de la population masculine sur la médiation
d'Internet dénoncent avec ironie ce procédé froussard d'aborder la femme avec qui l'on envisage de
passer sa vie et de fonder un foyer.
Il est néanmoins officiel que la fréquence des femmes camerounaises dans les sites de
rencontre est supérieure à celle des hommes qui se cantonnent dans les sites érotiques et
pornographiques. En bref, le Cameroun est constitué en repère sur le Net en matière de rencontres
virtuelles.
L'accès au médium et les contacts
En territoire camerounais, on assiste, depuis la fin du deuxième millénaire, précisément
depuis 1999, à l'expansion de la quête du "partenaire idéal" par ordinateur interposé. Au regard de
l'ampleur du phénomène, on peut se permettre d'affirmer que cette pratique marque de manière
triomphale l'entrée d'Internet dans la sphère africaine francophone, précisément dans les systèmes
matrimoniaux qui sont de plus en plus affectés par les mouvements socio-historiques et les
innovations sociales (Segalen, 1981: 318), et dont plusieurs auteurs dénoncent les
procédéssuperficiels dans la conquête de l'amour (Brisson, 2002). Beaucoup de camerounaises
rêvent d'unions "normales" et réelles par le biais des sites de rencontres; c'est ainsi que les
cybercafés se créent, grandissent et s'étendent dans les régions du pays, foisonnement encouragé
par l'engouement de la population féminine.
En effet, la quête de conjoint par Internet est une activité organisée et très structurée. Tout
commence généralement par les rumeurs et les informations de bouches à oreilles sur les bienfaits
matériels des partenaires de celles qui ont réussi à avoir un correspondant sérieux, et s'oriente dans
ces centres commerciaux pour les populations qui en sont intéressées, puisque très peu de
personnes ont un accès privé à Internet, pour des raisons économiques[10]. Elles s'en vont donc, sur
recommandation des proches[11] ou en tâtonnant, rencontrer les moniteurs qui gagnent leur
réputation et leur pain quotidien au nombre de relations mixtes réussies qu'ils peuvent générer et
conduire à la concrétisation.
Une étude du profil social de ces candidates à l'amour, puisqu'il s'agit essentiellement de
femmes,fournit les données suivantes: leur âge varie entre 16 et 50 ans - quoique la règle établie
(netiquette) dans les sites de tchatche fixe l'âge minimum à 18 ans, il est possible de tricher! -, mais
la tranche d'âge fréquente est celle de 25-34 ans. Ce sont en majorité des individus sans emploi fixe
ou contraignant (élèves, étudiantes, prostituées, commerçantes, secrétaires, serveuses...), ou qui
s'estiment insatisfaits de leurs salaires, et dont le revenu mensuel est essentiellement bas, inférieur à
50'000F CFA (presque équivalent à 77E). S'il est vrai qu'on retrouve plus d'illettrés et de personnes
qui n'ont pas atteint le second cycle de l'enseignement secondaire que d'étudiants et d'intellectuels,
le niveau d'étude demeure très inconstant. Aussi, le niveau de connaissance en informatiqueou en
navigation sur Internet est généralement bas, c'est pourquoi des guides appelés moniteurs sont de
plus en plus recrutés en politique de marketing dans les cybercafés; l'un d'entre eux remarque dans
une étude menée par Tatio Sah (2003: 65):
"Elles ne sont même pas intéressées par l'outil informatique en soi et ne veulent
même pas faire des efforts; ce qu'elles veulent, c'est pouvoir envoyer et recevoir des
courriers ou très clairement comme elles le disent:"avoir le blanc!". Dans les débuts,
elles disent ce qu'elles veulent et nous faisons le reste. C'est au fur et à mesure
qu'elles apprennent à se servir d'un clavier, rien sur Internet et tout pour le mariage!"
Il s'agit là d'un des motifs pour lesquels ces femmes sollicitent des cyberpartenaires,
s'inscrivent généralement dans des groupes de tchatche, communément appelés clubs et se font
suivre par ces moniteurs comme des patientes par un médecin, frais de "consultation" et de
"traitement" assurés, hormis les tarifs de surf qui garantissent l'utilisation de la machine et des
sites[12].
La procédure de rencontre sur Internet commence par la publication des annonces et la visite
de la liste des abonnés au site. Partant de cette exploration donc, elles font un choix de potentiels
conjoints à qui elles envoient des messages d'attaque ou d'entrée en contact, ceci en fonction
d'idéaux précis (cf. prototype plus loin). Ces messages peuvent générer des réponses ou non, il faut
être patient et espérer: c'est une question de tactique et de chance. Au début de la recherche, trois
tendances se dégagent généralement: il y en a qui font mouche après quelques essais et engagent
des correspondances au bout de trois jours au maximum; certaines peuvent patienter plusieurs
semaines et obtenir gain de cause, tandis que d'autres n'aboutissent jamais à grand chose au point de
se décourager et d'abandonner la pratique. En clair, la quête de conjoint par le Net est un
phénomène assurément sélectif, conditionné par le pouvoir de persuasion et de négociation des
individus.
Pour celles qui ont la chance d'avoir des répondants, la relation virtuelle commence. Les
deux parties font donc connaissance dans les sites de rencontre et supportent pendant ce temps
toutes les censures et le chaperon des chanops[13] et de la netiquette. Au fur et à mesure qu'ils se
plaisent mutuellement, ils décident de sortir du cadre du site pour se créer un espace plus intime.
Généralement, ils se passent leurs adresses (e-mail, code postal, numéro de téléphone, etc.) d'une
manière ou d'une autre et commencent à s'écrire ou à s'appeler en dehors du Net. A ce moment, ils
se permettent tout, s'envoient des nouvelles, des photos parfois de poses nues, des notes affectives
ou érotiques, des cartes de voeux, des cadeaux de toute nature (bien matériel et argent). Ce niveau
de la relation encadre encore une certaine instabilité et une précarité, car l'un des partenaires peut
désister et arrêter la communication à tout moment. En outre, on remarque qu'il existe des
personnes qui décident, malgré leur déclaration d'amour, de demeurer dans un cadre virtuel et de ne
jamais se rencontrer physiquement. À ce choix, ils adaptent un mode de vie compensatoire; ils
s'envoient mutuellement tout ce qu'ils peuvent se promettre[14]. Mais ce genre de pratique n'est pas
très apprécié par la plupart des tchatcheuses camerounaises qui préfèrent de loin les contacts qui
peuvent aboutir à des rencontres physiques et à des célébrations de mariage. C'est pourquoi ces
solliciteuses développent un arsenal de stratégies (qui seront exposées plus loin) pour appâter les
correspondants et faire survivre la communication jusqu'à l'atteinte de leurs objectifs.
Certains parviennent à entraîner leurs partenaires hors du cadre virtuel et à établir des
contacts physiques sur un terrain géographique précis, qui est généralement le Cameroun, car
d'après les dragueurs camerounais, il est plus facile pour un blanc d'y arriver que pour un noir
d'émigrer vers l'Occident. Pour ceux-ci, il se présente plusieurs possibilités: la rencontre physique
peut être sans difficulté et les concernés décident de se marier, de vivre une relation amoureuse
libre ou en concubinage, mais la plus grande option est le mariage, et ensuite la femme rejoindra
son conjoint dans son pays si celui-ci ne l'emmène pas immédiatement après (ce qui est très rare).
La rencontre peut également être brouillée; soit les partenaires ne s'entendent pas dès le contact
physique, soit le nouvel arrivant dans le pays inconnu est détourné par des dames ou des prostituées
qui attendent leurs clients dans les aéroports[15].
Enfin, les cas de cyberrencontres qui se soldent par des rencontres physiques sont rares, et
cette rareté s'intensifie lorsqu'il s'agit de mariages réels et "normaux" tels qu'ils peuvent être vécus
dans nos sociétés.
Les principales motivations
Lorsqu'on consulte les messages de ces quêteuses de partenaires par Internet, il apparaît à
priori qu'il s'agit d'une quête d'affection et de sécurité. Cette tendance est confirmée dans leurs
discours sur la façon d'aimer de leurs confrères camerounais: ils ne savent aimer, aimer comme
câliner, flatter, distraire, faire rêver à la Roméo et Juliette; elles rêvent d'histoire romantique à la
Pretty Woman ou à la Cendrillon. Au lieu de cela, leurs partenaires leurs servent des supercheries,
des duperies et des bastonnades. Les dragueuses camerounaises ne sont pas satisfaites de la façon
d'aimer ou de vivre la relation conjugale de ces hommes camerounais en raison de comportements
rapportés d'irresponsabilité, de tromperies, d'adultères. Elles sont déçues et se retournent vers
l'Autre, l'homme blanc, qui, selon les images véhiculées par les médias, sait s'y prendre avec la
femme.
D'autres motivations des individus et donc quelques-uns des objectifs qui sont visés se
perçoivent dans la reconstitution du profil de compagnons sollicités. D'après nos travaux (Tatio
Sah, 2003), le prototype d'hommes recherchés indexe généralement des individus blancs et riches,
le premier critère (blanc) confirmant automatiquement, dans leur imaginaire, la richesse ou une
position sociale respectable[16], indépendamment de l'âge, du physique, du statut
socioprofessionnel et du niveau intellectuel. Ces choix traduisent quelque peu les positions sociales
des individus (hommes et femmes) dans les pratiques du "mail-order bride". Ce sont généralement,
des occidentaux, originaires - de préférence - de ces pays classifiés comme suit: la France, la
Suisse, la Belgique, les Etats-Unis d'Amérique, la Hollande, l'Allemagne, le Canada, l'Afrique du
Sud. Ces pays ne sont pas choisis au hasard, il a été établi que ce sont des zones que les postulantes
trouvent faciles d'accès pour elles et où elles aspirent émigrer à la recherche d'une vie meilleure,
d'un eldorado matériel qui n'existe pas chez elles.
La culture en cours dans le milieu social des dragueurs camerounais leur inocule ainsi l'idée
selon laquelle la véritable civilisation est celle qui émane de l'extérieur, de l'Occident dont elle
continue à subir l'emprise servile après plus d'un demi siècle d'indépendance proclamée. Le
système d'éducation, la jurisprudence, les libertés individuelles, les normes sociales, les médias
sont des courroies fidèles au modelage des visions paradisiaques que les populations entretiennent
par rapport à la vie en Europe ou avec les européens. Le blanc recherché incarne donc cette
civilisation qui définit le véritable amour, la liberté d'exprimer sa libido quelle qu'elle soit, la vrai
vie, le symbole de la réussite et de la richesse. Cet ensemble de représentations est alimenté et
consolidé par la situation socioéconomique pratiquement invivable de leur quotidien.
Les Camerounais sont en effet, depuis quelques années, confrontés à des difficultés socioéconomiques, qui ont anéanti les espoirs des individus à compter sur les allocations étatiques, alors
que les salaires des fonctionnaires suffisent tout juste - si c'est le cas - à subvenir à leurs besoins
immédiats. Les privatisations des entreprises, la diminution des effectifs dans le secteur public, la
baisse des salaires, la compression massive des employés dans les entreprises privées, la perte de
l'assurance emploi pour les jeunes diplômés, les politiques d'ajustement structurel par les
institutions de Bretton Woods, la propension du système capitaliste par la mondialisation,... ont
entraîné, au sein des populations, le développement de différentes stratégies pour sortir de la misère
- dont l'auto-traite.
Les individus en action: tactiques persuasives, offensives et défensives
Pour une femme africaine, "obtenir son blanc,c'est la jungle". Dès lors, les camerounaises au
cours de leur recherche de partenaire(s) par Internet développent diverses tactiques(que nous allons
détailler ci-dessous): maximisation du profit, désirabilité sociale, coups bas et injures, secours du
mystique... Dans tous les cas, leurs initiatives sont perçues:
"comme un type spécifique d'entreprise dont la fonction serait de mobiliser
ressources matérielles (argent, travail, armes...) et biens symboliques (dévouement,
loyauté, solidarité...) pour atteindre des objectifs et éventuellement "gagner des parts
de marché" sur les [femmes] concurrentes" (Etienne et al., 1995: 10).
Le cyberenvironnement est un milieu d'interaction permanente où la loi du plus offrant est la
meilleure. Il s'agit en effet de convaincre l'autre, le demandeur blanc, de la bonne qualité de l'objet
en prospection, c'est-à-dire de ses qualités, de sa bonne moralité et de la satisfaction sur tous les
plans qu'il peut procurer, une sorte de marketing de soi en somme. Couramment, la maximisation
des chances en misant sur plusieurs correspondants à qui les quêteuses envoient des messages
d'attaque est utilisée, avec à l'appui, des pseudonymes ou nicknames flatteurs, attrayants et
frappants, des euphémismes en raison de la contenance qu'elles veulent se donner ou des préconçus
qu'elles ont des correspondants.
"Pour commencer, on fait la pré-tchatche, la pré-recherche de l'interlocuteur idéal. Ça
se fait comme à la pêche: le pêcheur jette à l'eau un grand filet ou plusieurs filets s'il
veut avoir beaucoup de poissons parmi lesquels il aura à faire le tri des bons
poissons."
Comme il a été remarqué, les deux parties ne se connaissent pas avant de se rencontrer sur
Internet; elles doivent, de ce fait, dépasser l'atmosphère de méfiance et de retenue qui accompagne
généralement tout contact avec des choses nouvelles. La seule arme jusqu'ici incontournable pour
la communication dans les rencontres sur le Net est le langage textuel, quelles que soient les façons
de le manipuler. Pour les camerounaises particulièrement, elles étudient, intriguent et suscitent de
l'intérêt chez l'interlocuteur, par la segmentation, c'est-à-dire l'identification des faiblesses et des
sensibilités de la cible. Les tchatcheuses camerounaises savent que les blancs trouvent leurs
femmes orgueilleuses, difficiles, intransigeantes quand il s'agit de la procréation et toujours prêtes à
réclamer l'égalité et leurs droits, et les biens leurs reviennent généralement en majorité en cas de
séparation ou de divorce. De même, elles affirment que l'homme aime naturellement les femmes
soumises, douces, dociles et qui savent leur accorder l'autorité qui leur est dû.
"Ils disent que leurs femmes aiment trop parler de leurs droits... quand ils divorcent
la justice les fait dépenser, pension alimentaire par ci, je ne veux pas d'enfant par là,
elles sont difficiles... les blancs aiment les femmes douces, dociles et qui savent faire
l'amour. Ils aiment les filles noires pour ça..."
Conscientes de ce fait, les tchatcheuses camerounaises gèrent les conversations et flattent
autant qu'elles le peuvent, mentent sur leur identité et sur leur niveau de vie, falsifient certaines
données personnelles comme l'âge quand cela s'avère nécessaire. En bref,
"en fonction du développement des interactions entre personnes, il peut se produire
une transformation de la façon d'être envers les autres ou envers la situation ou le
problème qu'on traite ensemble." (Maisonneuve, 1973:78).
En dehors du terrain virtuel et précisément au sein des groupes de tchatche, il faut savoir
faire face aux intrigues[17] et aux coups bas du milieu. Les tchatcheurs mouchardent les uns après
les autres de jalousie ou d'envie, se disputent pour des cas d'enlèvement ou de détournement de
partenaire, et en arrivent parfois à des bagarres. Précisément, les cas de violences physiques sont
récurrents entre les femmes qui partent chercher leurs partenaires à l'aéroport et les prostituées qui
les détournent, souvent avec intervention des forces de l'ordre.
"Quand mon blanc allait venir, j'ai eu des problèmes. Il correspondait aussi avec une
fille ici au cyber, mais il ne savait pas qu'on était dans le même milieu. Chacune de
nous savait que son blanc arrive; ce n'est qu'à la veille de son arrivée que nous avons
su qu'on avait le même correspondant. La fille et moi, on s'est disputée; on a décidé
d'aller à l'aéroport ensemble et c'est lui qui devait décider avec qui il devait rester. Làbas, il s'est embrouillé; tu sais, ils sont faibles de caractère. Il n'arrivait pas à choisir;
la fille et moi, on a commencé à le tirailler et la police est venue. Je me suis
découragée et je l'ai laissé partir avec la fille; mais il m'a remboursée tout l'argent que
j'avais dépensé pour l'attendre."
En outre, les moniteurs de cybercafés qui aident ces femmes peuvent avoir, parmi elles, des
favorites, si bien que lorsqu'un interlocuteur se montre intéressant, il change de personnage et le
guide vers l'une d'entre ces dernières, le moniteur jouant alors un véritable rôle d'entremetteur.
Dans d'autres cas, des filles peuvent s'apercevoir qu'elles ont le même correspondant et
commencent à se détester ou à vouloir se supplanter les unes les autres, au point d'en arriver à des
calomnies et à des pratiques de sorcellerie.
Certains rites mystiques comme l'Évu[18] chez les Bëti ou le Moussong chez les Bassa,
ethnies camerounaises, peuvent permettre de charmer, d'envoûter, de tuer, bref de commander le
destin de celui sur qui la pratique est centrée. Certes, ces pratiques ne sont pas empiriquement
démontrables et relèvent de la parapsychologie et des sciences occultes plutôt que de la science,
cependant le recours aux gris-gris, aux incantations, aux pratiques spirituelles et magico-religieuses
s'avère très fréquent dans la recherche des maris par Internet au Cameroun. Les gens y croient
fermement, d'où des blindages[19] de part et d'autres pour éviter d'être empoisonné par un
concurrent. Certaines personnes croient également envoûter leur blanc en imprimant leurs photos
pour ce même type d'incantations, la preuve d'après elle, ça marche!
"Cest très fréquent ici! L'autre jour même, quand on nettoyait le cyber, on a vu une
boule de terre attachée dans une feuille avec deux bûchettes d'allumettes dedans: la
fille avait attaché ça sur sa chaise..." (Moniteur d'un cybercafé).
Bref, si le blanc est en position dominante sur ce marché matrimonial et peut agir de manière
stratégique par exemple en multipliant les contacts afin d'augmenter sa probabilité de trouver une
fille à son goût, les femmes camerounaises peuvent se montrer aussi stratégiques que les hommes
blancs. Dans cette relation sociale particulière, la loi du plus fort semble prévaloir et être la
meilleure, car n'importe qui ne conquiert pas le mari sur Internet. S'il faut par exemple qu'une
personne qui ne sait pas lire et encore moins se servir d'un ordinateur concurrence une autre qui
possède ces atouts de communication et donc de pouvoir, il n'est pas étonnant qu'elle ait recours
aux forces métaphysiques pour battre son adversaire et obtenir des faveurs.
Cette analyse des individus en action nous permet donc de relativiser fortement la situation
de domination; on peut aussi, au moins dans une certaine mesure, voir le blanc comme le brave
pigeon qui tombe dans les rets de ces véritables chasseuses d'hommes blancs, car comme on le voit
dans les tactiques mises en oeuvre, les tchatcheuses ont plus d'un tour dans leur sac. En fait,si le
processus matrimonial par Internet persiste, c'est, dans une certaine mesure, parce que les Africains
et leurs partenaires y trouvent leurs intérêts. En fait, chacune des deux parties possède une marge de
prise de décision que l'autre ne peut contrôler; ils vivent une relation de commensalisme, l'un ne
pouvant véritablement profiter que si l'autre en fait autant ou apporte sa contribution (Tatio Sah,
2003).
Proxénétisme et prostitution en vue
Il ne peut être nié que les rencontres par Internet constituent une issue de rencontre comme
au cinéma ou dans les bals, mais il demeure peu ordinaire en ce sens que l'absence de rencontre
physique au début de la relation crée une atmosphère favorable à la duperie et à la falsification. Un
constat fondamental peut être avancé: les relations matrimoniales qui s'originent dans les
cyberrencontres sont généralement faussées à l'avance. Très peu d'entres elles sont forgées sur des
sentiments solides, ceux qui soutiennent habituellement les relations amoureuses. Qu'il s'agisse des
camerounaises ou de leurs partenaires, ce sont des investisseurs. Chacun utilise l'autre pour
satisfaire ses ambitions, une forme de tremplin. L'Occident, pour les tchatcheuses, représente
l'endroit idéal pour être heureux et gagner sa vie sans souffrir, qu'il s'agisse des étudiantes ou des
personnes en quête d'emploi. Une jeune camerounaise le confirme dans ce fragment d'interview:
"Même si c'est fort là-bas n'importe comment, tu ne peux pas manquer ce que tu vas
faire pour gagner un peu d'argent. "
C'est avec cet esprit que plusieurs d'entre elles se lancent à l'aventure et épousent des
inconnus avec qui elles émigrent. Une fois la frontière du pays passée, elles sont à la merci de leurs
maris qui deviennent parfois leur proxénète. Certaines réussissent à s'enfuir et à se réfugier chez
des parents ou amis jusqu'à la légalisation de leur séjour, respectant ainsi la règle d'or toujours
enseignée dans les groupes de tchatche lors de l'initiation à la rencontre:
"Tout le monde sait ça ici: quand tu veux partir, il faut toujours avoir quelqu'un làbas que tu connais et qui peut t'accueillir, [puisque] si ça tourne mal, parce qu'on ne
sait jamais, tu peux t'enfuir et aller te cacher là-bas en attendant d'être réglo."
Celles qui ne le peuvent pas, subissent en espérant pouvoir regagner leur liberté. Notons qu'il
en existe qui sont consentantes dès le départ et préfèrent se prostituer à l'extérieur pour gagner des
sommes d'argent estimées importantes, puisque dans certains cas, le salaire d'une prostituée dépasse
largement celui d'un cadre à la Fonction publique camerounaise.
Les aspirations profondes des uns et des autres
Outre la médiation des parents et amis, du courrier postal, des agences matrimoniales, le
développement des systèmes technologiques de communication constitue dorénavant un support
important entre les individus qui veulent entretenir des relations en vue de se marier ou de vivre
ensemble. Internet constitue donc un nouveau moyen de communication entre les conjoints
potentiels. Cette technologie qui permet la communication de l'intimité grâce à l'anonymat et qui en
plus se joue des frontières permet aujourd'hui le développement d'un marché global de l'échange
sexuel et marital d'une ampleur sans précédent.
La recherche d'un conjoint potentiel par Internet telle que nous l'avons analysée, c'est-à-dire
lorsqu'elle met en scène des hommes occidentaux et des femmes camerounaises (ou plus
généralement des femmes qui proviennent de pays du Tiers Monde ou de pays pauvres de l'Est)
traduit en général, à travers les profils des correspondants dans les sites de rencontre virtuelle, les
aspirations profondes des concernés, ce qu'ils auraient voulu vivre dans leur cadre de vie physique.
Il s'agit en clair d'une confrontation, dans cet espace abstrait, de l'être et du vouloir être.
Dans tous les cas, pour l'homme comme pour la femme, ce type de mariage n'est pas une
mince affaire. Cela représente un lourd investissement social: la relation prend du temps et coûte
très cher (pour les hommes comme pour les femmes); pour les candidates féminines c'est en plus la
loi de la jungle, les prétendantes sont nombreuses, la compétition est donc rude. En outre, le taux de
réussite est très faible. Comme un phare dans la nuit, ce genre de mariage balise néanmoins
l'imaginaire respectif de ces hommes et de ces femmes et indique l'issue favorable rêvée par
chacun. Porte ouverte sur l'Occident qui symbolise la chance d'une vie meilleure pour les unes,
bouffée d'exotisme et possibilité de récupérer individuellement des privilèges ancestraux qui dans
leur société ne leurs sont plus acquis automatiquement pour les autres, l'interprétation du mariage
par correspondance est tout sauf univoque. Dans ce dernier cas, du point de vue occidental, Internet
représente un formidable outil de conservatisme social permettant à certains hommes de nier les
droits collectifs des femmes, en remettant en question leur mouvement d'émancipation. Dans le
premier cas, du point de vue de la femme africaine, Internet instrumente les individus dans leur
quête de mobilité sociale qui reste néanmoins soumise et indexée au mode de vie que véhicule la
culture occidentale.
Pour poursuivre...
Dans cet article, nous nous sommes attachés modestement à présenter d'une part les
premières interprétations encore fragmentaires de ce phénomène d'ampleur croissante sous
l'impulsion d'Internet et à fournir d'autre part une description de l'usage fait par les dragueuses
camerounaises des sites de rencontre sur le Net, tout en tentant de comprendre leurs motivations.
Pour prolonger cette perspective, diverses pistes de recherches s'ouvrent: tout d'abord, il serait
intéressant de mener des analyses qualitatives permettant de mieux cerner le point de vue des
hommes occidentaux qui participent à ce marché matrimonial (quelles sont les trajectoires de vie
qui amènent ces hommes à ce mode de rencontre, quelles sont leurs représentations de la femme,
dans quelle(s) société(s) cherchent-ils une épouse et pourquoi, quel usage font-ils d'Internet...); le
moment de la rencontre réelle pourrait également être investigué plus avant ainsi que le quotidien
de la vie commune; comment se passe l'intégration de la femme dans la société d'accueil, la famille,
le cercle d'amis du conjoint et comment évolue alors le rapport à Internet... De nombreuses autres
réflexions pourraient être menées: rapports de genre et reproduction de la domination masculine;
mariages mixtes ou interculturels; émigration; rôle d'Internet dans la rencontre entre les cultures
(brassage/métissage ou propagation d'une culture hégémonique, celle de l'Occident?); impact
d'innovations technologiques sur les institutions sociales traditionnelles comme le mariage, etc.
Certains hommes occidentaux manifestent un intérêt pour le mariage par correspondance,
marqué par un esprit anti-féministe et une vision rétrograde de la femme (cf. Clark, 1994). Dès lors
il serait peut-être pertinent d'analyser ce phénomène comme un révélateur des tensions créées par le
mouvement d'émancipation des femmes, qui jusqu'à présent comme l'indique Françoise Héritier
(Journet, 2003) a surtout eu tendance à pousser les femmes à investir des terrains traditionnellement
masculins plutôt qu'à rapprocher les rôles des deux sexes ou à valoriser socialement les
tâchesféminines traditionnelles.
A l'heure actuelle, les recherches sur le mariage par correspondance de type "classique" et
surtout par voie électronique sont encore très peu nombreuses. Le phénomène mériterait d'être
davantage étudié par les sociologues et autres spécialistes des sciences sociales car il est susceptible
de leur fournir un terreau empirique pour poursuivre la réflexion de manière féconde sur une
multitude de problématiques contemporaines, comme on a pu l'entrevoir à travers les quelques
études passées en revue et notre propre étude de cas.
Hugues Draelants et Olive Tatio Sah
Notes:
1.- A condition bien évidemment de posséder un ordinateur et une connexion Internet ou d'y avoir
accès à l'école ou via quelqu'un ou encore d'avoir la possibilité de fréquenter un cybercafé.
2.- Pour s'en convaincre, il suffit de taper dans n'importe quel moteur de recherche le terme "site de
rencontre" pour obtenir plus de 10'000 résultats présentant une multitude de sites consacrés aux
rencontres via Internet, des plus innocentes et amicales aux plus obscènes et perverses, chacun y
trouvera chaussure à son pied.
3.- Notons que certaines presses et journaux publient également quelquefois des annonces
matrimoniales. Pour donner un exemple européen,on peut citer la revue Le Chasseur Français
(plus spécialement dédiée aux hommes). Ce mensuel est notamment très prisé par les
camerounaises candidates au mariage par correspondance, du moins il l'a été jusqu'à l'arrivée
d'Internet.
4.- Bien entendu les mariages arrangés datent de la nuit des temps. Dans des sociétés très diverses,
on trouve des entremetteurs ou des marieurs qui ont servi d'intermédiaires à travers des pratiques
plus ou moins formelles ou informelles.
5.- Il existe à notre connaissance très peu d'études en langue française sur le mariage par
correspondance. Une exception toutefois mérite d'être relevée: la recherche menée de 1981 à 1983
par la sociologue Martyne Perrot sur "les mariées de l'Ile Maurice" témoigne de la célébration de
nombreux mariages franco-mauriciens durant les années 1970 dans des régions françaises agricoles
(Lozère, Bretagne, Finistère) durement touchées par le célibat dans les campagnes. Les
agriculteurs, ne trouvant pas d'épouses dans la région, décidèrent d'importer des Mauriciennes,
nombreuses à être candidates à cette émigration originale. Au début des années 1970, le phénomène
"correspondance" séduit, selon Perrot, une Mauricienne sur deux et symbolise leur désir d'évasion:
avoir un correspondant représentait pour ces filles "la garantie d'un ailleurs qui compensait
l'exiguïté de l'île, l'étroitesse des réseaux de connaissances (...), la possibilité de se soustraire à la
tutelle du regard des siens" (Perrot, 1983: 104).
6.- A condition de ne considérer que le cas des individus hétérosexuels, on peut dire que chaque
femme est conjointement "offreuse de femme" et "demandeuse d'homme", tandis que chaque
homme se pose en tant que "demandeur de femme" et également "offreur d'homme".
7.- Une version promotionnelle et abrégée de l'ouvrage (comprenant la couverture, la table des
matières, l'introduction et le chapitre 1 très explicitement intitulé "The Problem: American
Women") est disponible sur Internet, voir le site de Gary Clark:
http://www.wtw.org/mob/promo.pdf.
8.- Le genre est une catégorie d'analyse qui permet de décrire le masculin et le féminin comme
constructions sociales; il s'agit de rejeter tout déterminisme biologique pour souligner le caractère
social des différences de sexe (Dictionnaire de Sociologie, Le Robert - Seuil, 1999).
9.- Cf. le site http://www.affection.org. Les informations que nous fournissons datent d'une
consultation de ce site le 04 juin 2003. Le site affection.org est le plus prisé des sites de rencontres
sur Internet à Yaoundé. Selon les statistiques du site, recensant le nombre d'abonnés en fonction du
genre et de leur répartition mondiale, il y aurait 9'918 femmes camerounaises parmi l'ensemble des
femmes abonnées dans le monde à ce site (40'090), soit une proportion de près de 25%; cette
proportion grimpe à 40% si l'on considère le nombre de Camerounaises par rapport à l'ensemble
des femmes africaines abonnées (24'523).
10.- Se munir d'un ordinateur et se connecter à un Provider (fournisseur d'accès Internet) n'est pas à
la portée du camerounais moyen. Bien que depuis 2002, il soit possible de se connecter à Internet
dans presque toutes les dix provinces du Cameroun, la majorité des dragueurs sont originaires et
résidents des provinces du Centre (35%) et du Littoral (30%). Notons que certaines moeurs
sociales, plus que d'autres, peuvent ou non faciliter la pratique de la drague par Internet. Ainsi, la
propension à certaines pratiques sexuelles libertines chez les Bëti du centre serait un élément
explicatif de la présence considérable de personnes provenant des zones Bëti ou Ewondo. A
contrario, on comprendrait la faible participation des femmes des provinces du Nord, de l'Extrêmenord et de l'Adamaoua comme un corollaire de leur milieu socioculturel fermé restreignant leurs
libertés et initiatives. Cette proportion plus importante d'utilisateurs de sites et d'espaces de
rencontre dans certaines régions s'avère sans doute également liée à la situation stratégique de
Yaoundé et Douala, zones métropolitaines où le contact avec les étrangers par les transactions
(migrations, commerce, etc.) et les infrastructures en place (aéroports, agences de transits, réseaux
sophistiqués de communication, etc.) est rapide et régulier, et où l'urbanisation et l'acculturation
émancipent les mentalités des individus.
11.- Dans son étude pionnière sur le mariage par correspondance, Perrot (1983) souligne
l'importance du "réseau des cousines", les échanges de bons tuyaux suivent notamment les filières
familiales.
12.- Pour donner une idée, les moniteurs se font par exemple payer 500F CFA par lettre et à raison
de 30 à 40 lettres par mois, les tchatcheuses assidues peuvent donc consacrer de 15'000 à 20'000F
CFA par mois, soit un budget conséquent compte tenu de leur revenu mensuel qui tourne
généralement autour de 50'000F CFA. Trouver un mari sur le Net suppose en effet des dépenses
financièresimportantes. A cela, il faut ajouter, le coût des connections Internet: avec un minimum
journalier de deux heures de surf et un minimum de 400F CFA l'heure dans un cybercafé, sans
compter les frais de déplacements (taxis) et autres dépenses inclues dans la correspondance comme
la prise de photos, les frais de scanner et éventuellement l'envoi de cadeaux, le total des frais peut
osciller au premier mois de la relation entre 40'000 et près de 100'000F CFA (Tatio Sah, 2003).
13.- "Channel operators", soit les modérateurs des conversations, qui font respecter la netiquette.
14.- Dans ce cas de figure, il a généralement été constaté qu'il s'agit de cybersexe ou de
comportements érotiques que certaines camerounaises acceptent de vivre contre des récompenses
monétaires que leurs envoient leurs partenaires.
15.- Cet exemple est fréquent dans les cas où il y a eu mésentente sur les heures de rencontre à
l'aéroport et généralement quand le voyageur est arrivé plus tôt que prévu.
16.- L'imagerie de prestige du mariage avec un blanc est d'autant plus solide que les enfants
métissés issus d'une telle union sont privilégiés dans la société. Certaines nous ont confié
qu'ils/elles préfèrent un blanc pauvre à un noir "situé" pour avoir une descendance métissée réputée
pour la beauté physique.
17.- Les intrigues ne concernent pas uniquement les pratiquants de la recherche de cyberconjoints,
elles viennent également des populations qui réprouvent en majorité les cyberunions.
18.- Cette pratique à été étudiée par l'anthropologue Philippe Laburthe-Tolra (1981)
19.- Cérémonies traditionnelles de contre-poison.
Références bibliographiques:
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Notice:
Draelants, Hugues et Tatio Sah, Olive. "Femme camerounaise cherche mari blanc: le Net entre
eldorado et outil de reproduction", Esprit critique, Automne 2003, Vol.05, No.04, ISSN 17051045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
Revue internationale de sociologie et de sciences sociales Esprit critique - Tous droits réservés
Automne 2003 - Vol.05, No.04
Dossier thématique
Article
Les communautés gays brésiliennes dans le cyberespace
Par Gisele Marchiori Nussbaumer
Résumé:
Nous articulerons deux univers thématiques: celui de l'homosexualité et celui de la recherche en
technologies de communication. Plus spécifiquement, nous analyserons deux communautés
virtuelles brésiliennes et des listes de discussion qui leur sont associées. Pour cela, nous partirons
de l'idée que les communautés gays dans le cyberespace attirent des individus qui cherchent à
partager des identités véritables, difficiles ou impossibles à vivre dans l'ambiance de la vie réelle, et
représentent des espaces de problématisation des modèles construits auparavant au sujet de
l'homosexualité.
Auteur:
Professeur de l'Université fédérale de Santa Maria/Brésil, doctorante en Communication et culture
contemporaines à l'Université fédérale de Bahia et boursière de la CAPES.
Les relations qui s'établissent dans le cyberespace paraissent avoir comme principe
organisateur la recherche d'affinités et d'intérêts communs. Divers espaces apparaissent sur le
réseau, en général à partir de thèmes fédérateurs. Sur Internet, il est possible, par exemple, non
seulement de s'informer, mais aussi de nouer des relations, voyager, s'habiller, enfin, vivre de
manière gay. Il est clair que ceci n'est pas un privilège de l'univers homosexuel, mais il est difficile
de ne pas être surpris par la quantité d'offres qui s'adresse à celui-ci.
Naviguer dans le cyberespace, c'est avoir la possibilité d'assumer des identités fictives ou
d'affirmer des identités vraies, parfois difficiles à supporter dans la vie réelle. C'est ce jeu qui
s'établit entre le réel et le virtuel, entre la réalité et la représentation (de soi-même ou de
personnages), entre identités et identifications, qui nous aide à comprendre la fascination
qu'exercent les sites, les 'chats', les listes de discussion, ainsi que les communautés qui prolifèrent
sur le réseau.
En ce qui concerne la communauté gay, le cyberespace représente non seulement un espace
supplémentaire destiné aux relations interpersonnelles, mais, souvent, l'unique dans lequel il est
possible de vivre des orientations sexuelles différentes des modèles hétéronormatifs. Grâce aux
technologies de communication digitale, au travers desquelles il devient possible de transiter entre
le milieu virtuel et celui de la vie réelle, les homosexuels exercent, avec plus de tranquillité, le droit
de vivre leurs différences, soit pour satisfaire des besoins en relation avec la sociabilité, soit pour
effectuer des expériences identitaires ou, même, pouvoir 'sortir du placard' sans risque. La sécurité
de l'anonymat, la nécessité de sociabilité, la possibilité de mettre en scène des identités concrètes
non assumées, favorisent l'apparition des communautés de manière générale mais, surtout, de celles
qui sont considérées comme outsiders (Becker, 1985), comme c'est le cas du public homosexuel que l'on va nommer ici communauté GLS (gays, lesbiennes et sympathisants).
Le sigle et la scène GLS ont surgi au Brésil au milieu des années quatre-vingt-dix, impulsant
une tendance de plus grande visibilité des homosexuels dans le pays. Aujourd'hui, ce sigle est
pratiquement synonyme de l'univers homosexuel et - ce qui est significatif - paraît refléter un
processus d'ouverture envers le sympathisant. Ainsi, adoptons-nous le sigle GLS[1] comme forme
d'identification, en précisant que nous privilégierons cette scène dans notre réflexion.
Dans notre propos, donc, nous articulerons deux univers thématiques: celui de
l'homosexualité brésilienne contemporaine et celui de la recherche en technologies de
communication, particulièrement en ce qui concerne les reconfigurations identitaires et les formes
de sociabilité qu'il est possible de vivre dans le cyberespace. Plus spécifiquement, nous analyserons
deux communautés et des listes de discussion qui leur sont associées. Pour cela, nous partirons de
l'idée que les communautés virtuelles GLS attirent des individus qui cherchent à partager des
identités véritables, difficiles ou impossibles à vivre dans l'ambiance de la vie réelle, et représentent
des espaces de problématisation des modèles identitaires construits auparavant au sujet de
l'homosexualité.
Les tribus, les communautés et les identités virtuelles
Pour Federico Casalegno (2002), la différence entre communauté et tribu concerne davantage
la notion de tribu en tant qu'événement plutôt que groupe fixe. Il s'agit "d'une cristallisation
temporelle de personnes qui partagent des plaisirs, des émotions et des moments d'empathie. Un
événement, donc, qui se produit avec une régularité propre et selon un rythme changeant, flou". La
communauté, selon l'auteur, est formée par des individus qui ont des fonctions et des buts à
atteindre. Les tribus sont formées par des personnes qui jouent plusieurs rôles au sein d'associations
hétérogènes. Les technologies de communication digitale permettent, en même temps, la formation
des communautés et des tribus. Selon Casalegno, des 'K-lines' (Knowledge-Lines) forment des
communautés, tandis que les 'S-lines' (lignes de sociabilité) forment des tribus. Ces deux types de
réseaux ne s'excluent pas, ils coexistent: "c'est donc dans ce jeu de va-et-vient entre communauté et
tribu qui se définissent les rapports communautaires dans le cyberespace" (Casalegno, 2002).
L'expression communauté virtuelle s'est diffusée rapidement et est au coeur des débats à
plusiers niveaux. Howard Rheingold, son principal diffuseur, entend les communautés virtuelles
comme des "agrégats surgis sur le réseau quand les intervenants d'un débat les mettent en avant en
nombre et en sens suffisants pour former des tissus de relations dans le cyberespace" (Rheingold,
1996, p18). Selon l'auteur, une diversité d'expériences sociales a évolué en parallèle avec le réseau
et chaque fois que cette technologie devient accessible quelque part, les gens construisent avec elle
des communautés virtuelles. Une des explications à ce phénomène est associée au désir de
communauté et aux facilités apportées par la communication via les ordinateurs, qui permet une
interaction simultanée de manière innovatrice.
Pour Pierre Lévy, une communauté virtuelle est tout simplement un "groupe de personnes
qui sont en relation par les moyens du cyberespace. Cela peut aller d'une simple liste de diffusion
temporaire par courrier électronique, jusqu'à des communautés virtuelles dont les membres
entretiennent des relations intellectuelles, affectives et sociales solides et à long terme" (Lévy,
2002, p75). L'auteur souligne que les communautés virtuelles sont déterritorialisées par nature et
réunissent des personnes qui sont intéressées à débattre sur les mêmes thèmes ou qui ont des
projets, des passions et des idées en commun, indépendamment des frontières géographiques ou
institutionnelles: "on dira que sur le nouveau territoire virtuel, les proximités sont sémantiques et
non plus géographiques ou institutionnelles" (Lévy, 2002, p77). Cela ne veut pas dire, toutefois,
que les proximités fondées sur l'espace physique ou institutionnel disparaissent; elles sont
redéfinies et côtoient d'autres catégories sémantiques, comme la langue, la discipline, la politique
ou la sexualité. Comme Rheingold, Lévy croit qu'affinités et amitiés se développent sur le réseau de
la même manière qu'en dehors de celui-ci. D'après lui, pour les participants aux communautés
virtuelles, les autres membres sont le plus humain possible, car leur style d'écriture et leurs prises
de position laissent transparaître leur personnalité.
Les communautés virtuelles qui naissent de la communication via les ordinateurs se
caractérisent, souligne Manuel Castells (1999), par la prééminence de l'identité comme principe
organisateur. Selon l'auteur, trois formes de construction identitaire déterminent le caractère de ces
communautés: la légitimatrice, celle de résistance et celle de projet. Dans sa perspective, les
identités destinées à la résistance seraient les plus attirées par l'idée des communautés virtuelles. En
ce sens, les personnes qui résistent à la privation de leurs droits et "les mouvements sociaux qui
surgissent à partir de la résistance commune à la globalisation, la restructuration du capitalisme,
la formation de réseaux organisationnels, l'informationnalisme effréné et le patriarcalisme (...)
représentent les sujets potentiels de l'Ere de l'Information" (Castells, 1999, p424).
La nécessité d'établir des liens non transitoires est également désignée comme une
caractéristique importante pour la constitution des communautés dans le cyberespace. D'après
Sherry Turkle, la notion de communauté ne peut se fortifier dans des espaces transitoires, comme
les 'chats', car ils ne permettent pas un "sentiment de permanence expérimenté quand un rôle est
assumé, devenant une partie de la vie de l'autre, ce qui est typique de la communauté" (apud
Casalegno, 1999, p118). L'auteur soutient qu'une des clés du communautaire est la permanence, le
partage d'une histoire, une mémoire. En ce sens, la continuité serait responsable de l'établissement
d'une culture on-line qui surgirait du croisement d'expériences virtuelles avec celles du reste de la
vie[2]. C'est le cas, par exemple, des conversations en listes de discussion: elles se présentent
comme une structure de base qui contribue au développement du sentiment d'appartenance.
Turkle estime que, dans le cyberespace, "nous nous trouvons au seuil entre le réel et le
virtuel et, incertains de notre position, nous nous inventons nous-mêmes à mesure que nous
progressons" (1997, p13). Les internautes seraient auteurs d'eux-mêmes et les identités virtuelles
seraient construites à travers l'interaction sociale et l'interaction avec la machine. Comme les
ordinateurs ne se limitent plus seulement à faire des choses pour nous, ils nous influencent,
modifient nos façons de penser sur nous-mêmes et les autres; aujourd'hui, les gens recourent
explicitement aux ordinateurs dans la recherche d'expériences qui peuvent altérer leurs manières de
penser ou affecter leur vie personnelle ou émotionnelle.
En relatant les expériences d'un groupe de discussion de la Well auquel elle a participé,
Turkle raconte que le sentiment que leurs identités virtuelles servent pour penser leur moi, était
commun chez les membres du groupe. Beaucoup, même, déclaraient que leurs expériences dans
l'espace virtuel leur faisaient porter plus d'attention à des aspects de la vie réelle qu'auparavant ils
ne remarquaient pas. Un des participants en arriva à caractériser cette expérience comme "une
opportunité qui s'offre à nous tous, qui ne sommes pas des acteurs, de jouer [avec] des masques. Et
de penser aux masques que nous utilisons au quotidien" (Turkle, 1997, p383).
Francis Jauréguiberry (2000), analysant aussi la question de l'identité dans l'espace virtuel,
souligne qu'avec la manipulation identitaire, les individus peuvent superposer une identité virtuelle
à leur identité réelle, une identité fantasme à leur identité sociale. D'après l'auteur, comme
différents rôles ne peuvent être interprétés dans la société réelle, ils le seraient dans le milieu de
l'Internet: "il s'agit en effet, la plupart du temps, de soi focalisant la réalisation de désirs ou de
pulsions que la vie réelle n'a pas permis à l'internaute d'expérimenter ou de réaliser" (2000, p138).
Jauréguiberry interprète les expériences identitaires sur l'Internet à partir de deux cas
extrêmes: celui de l'enfermement dans le virtuel en fonction du réel social et celui du
questionnement du réel à cause du virtuel (l'expérimentation critique des limites du moi). Dans le
premier cas, de l'enfermement dans le virtuel en fonction du réel social, obtenant la reconnaissance
de ses fantasmes sur le réseau, l'individu court le risque de s'enfermer dans une pratique compulsive
d'Internet le conduisant à développer une attitude schizophréno-autistique, à l'image des Otakus,
ces adolescents japonais qui en viennent à considérer la vie off line comme secondaire. La
construction d'identités virtuelles serait une manière de remplacer le vide qui existe entre la
conception survalorisée de soi-même (idéal du moi) et la perception de sa condition réelle (moi).
Un autre type d'enfermement est encore possible sur Internet par la dilution du moi dans des cybernous communautaires, par la recherche d'une fusion de l'individu dans un ensemble, où ce qui est
recherché, "ce n'est pas la connaissance mais la reconnaissance, ce n'est pas la remise en question,
mais la valorisation de soi" (Jauréguiberry, 2000, p144). Le second cas de questionnement du réel
à cause du virtuel, serait celui dans lequel "l'individu s'essaie à différents 'soi' virtuels, non pas
pour s'y perdre, pour s'y oublier, mais au contraire pour mieux se situer et mieux se penser dans sa
capacité créatrice" (Jauréguiberry, 2000, p146). Les expériences sur le réseau traduiraient une
volonté d'échapper aux images imposées et un désir d'exister différemment. L'internet rendrait
possible la reconstruction de la réalité par l'expérimentation d'un désir dans le virtuel. Ceci aiderait
l'individu à se repositionner dans le monde, à repenser ses limites, à mieux établir les frontières de
son moi et les raisons de ses autres. Dans ce sens, "on peut en effet considérer que les 'soi' virtuels
sont tout autant des bases de résistance que des points de fuite, tout autant des actes créatifs que
des abandons identitaires" (Jauréguiberry, 2000, p148).
Mais les expérimentations identitaires dans le cyberespace et la multiplication des tribus ou
communautés médiatiques ces dernières années peuvent être pensées, aussi, à partir d'une autre
proposition, défendue par Michel Maffesoli (1990), selon laquelle une logique de l'identification a
remplacé, dans la société post-moderne, la logique de l'identité qui a prévalu pendant la modernité.
Dans sa vision, nous vivons un glissement de l'identité en direction de l'identification, un processus
dont "chacune des ses manifestations est structurellement ambiguë, d'une part, dans sa pratique,
elle est alternative, elle annonce ce qui est en train de naître, d'autre part, dans sa verbalisation,
elle peut faire référence à des représentations qu'elle a à sa disposition" (1990, p242).
Selon Maffesoli, c'est seulement parce que le monde doit être ceci ou cela que l'individu doit
avoir une identité. Toutefois, dans la contemporanéité, il y aurait besoin de réfléchir au sujet à
partir de l'altérité, des autres autour de moi, ou des autres en moi-même. Il faudrait, aussi,
considérer que l'individu se construit dans et par la communication. C'est-à-dire, "tout comme il y a
des identifications successives en fonction des différents moments de la communication, il peut y
avoir des identifications aux diverses facettes de la personne elle-même" (Maffesoli, 1990, p249).
La logique de l'identification proposée par Maffesoli (1990) travaille avec la bipolarité
individu (fermé) - personne (ouverte); à l'individu correspondrait l'identité, à la personne
l'identification - qui peut être multiple. Dans la perspective maffesolienne, l'identification
susciterait une nouvelle forme de sociabilité - l'être-ensemble - qui va en s'appropriant tant
l'environnement de la vie réelle que - et peut-être surtout - du virtuel. Si vivre dans le cyberespace
conduit à des expérimentations et/ou des reconfigurations identitaires, celles-ci semblent trouver
leur origine à partir de motivations provenant plutôt d'une logique fondée sur l'identification que
d'une logique fondée sur l'identité. Ou mieux, motivés par l'identification et par la recherche
d'émotions collectives identificatrices, les gens réalisent des expériences dans le milieu virtuel.
En outre, ajoute André Lemos (2001), dans l'espace électronique l'identité est ambiguë,
décentralisée et multiple. Comme il n'y a pas de certitudes quant au sexe, à la classe ou à la race,
ces catégories ne seraient plus aussi déterminantes des formes d'interaction. Pour l'auteur, les
communautés virtuelles qui émergent dans le cyberespace "provoquent des émotions collectives
identificatrices, non avec l'individu prisonnier d'une identité fermée, mais avec des 'personnes' aux
masques divers. Au fond, il s'agit d'une forme de communication très proche de la communion, où
les nouvelles technologies agissent comme vecteurs d'agrégation"[3].
Les communautés GLS dans le cyberespace
Comme nous l'avons affirmé au début de cet essai, il est difficile de ne pas être surpris par les
espaces qui s'adressent au public GLS sur le réseau, ou par le nombre de communautés virtuelles
qui naissent des affinités et des intérêts communs de ce public.
Au Brésil, ce contexte a commencé à se configurer à partir de la création du premier site GLS
brésilien. Le Mix Brasil[4] est entré sur le réseau en 1996 et, à partir de 1997, il est devenu
accessible par le Portail Universo on Line, un des plus importants du pays. Le Mix offre à ses
usagers toute une gamme d'options: photos, forums de discussion, services, annonces personnelles,
information via e-mail, service centralisé pour répondre aux suggestions, critiques et opinions,
nouvelles sur l'univers gay, entretiens avec des personnes connues, itinéraires gay dans différentes
villes du monde et un espace spécifique pour les lesbiennes (Cio).
L'échange[5] (troca-troca) est une des zones du site qui permet le plus de contacts entre les
visiteurs car il comporte, outre des forums de discussion, une importante section d'annonces
personnelles. En avril 2002, nous avons trouvé sur l'échange plus de 300 annonces dans l'option
femme-femme, plus de quatre mille annonces homme-homme, en plus de diverses annonces
homme-femme, de groupe ou professionnelles. Ceci démontre que les usagers du site l'utilisent
dans une recherche de mise en relation avec des personnes avec qui ils peuvent avoir des affinités.
Le Mix Brasil existait déjà avant l'apparition de son site: "c'est une organisation créée en
1993 avec l'objectif d'établir un forum de discussions pour un groupe de personnes qu'on appelle
GLS"[6]. Il s'agit d'une communauté qui s'est considérablement développée en employant des
technologies de communication digitale et qui a gagné en notoriété, justement, après avoir créé et
maintenu le premier site GLS brésilien sur l'internet: "un exemple de la solidité de ce travail fut le
Cyber Lion (prix le plus élevé) décerné au Festival de Cannes de 1999 pour la bannière
'Lesbiennes dans le bavardage'[7], propagande digitale véhiculée sur le site du Mix Brasil"
(Trevisan, 2000, p378).
Quant aux usagers du site, l'équipe de Mix a mis en oeuvre, en 2001, une recherche visant à
connaître leur profil. Trois cent dix-neuf formulaires furent analysés et, parmi les données
obtenues, il est intéressant de noter que plus de la moitié des interviewés avait entre 18 et 30 ans,
un niveau d'études supérieur, un accès Internet à la maison, tous les jours, un téléphone mobile,
avait voyagé au Brésil ou à l'étranger dans les douze derniers mois, et avait un revenu mensuel
supérieur à 4.000 Reais (environ 1380 dollars). Enfin, un public jeune, possédant instruction et
pouvoir d'achat, qui représente bien un des paradoxes de la nouvelle scène GLS brésilienne qui,
prétendument, réunirait tous les segments de l'univers homosexuel. Prétendument parce que le
public que cette scène réunit est, en réalité, une minorité à orientation homosexuelle (ou
sympathisante) qui, à cette exception près, ne diffère pas du profil type de l'internaute du monde
globalisé, c'est-à-dire, non seulement à prédominance jeune, possédant instruction et pouvoir
d'achat, mais également de race blanche et de sexe masculin.
Après quasiment une décennie d'existence, le Mix Brasil continue à être la principale
référence liée au public GLS. C'est seulement après la création de son site que d'autres espaces
virtuels s'adressant à ce public ont proliféré. La plupart des sites que nous avons aujourd'hui dans le
cyberespace s'adressent à l'univers homosexuel soit dans son ensemble, soit par tranches d'âges
(comme le E-jovem pour adolescents), par thèmes (comme le Glssite, d'éducation sexuelle), par
tribus (comme le Ursos.com, pour bears[8]); d'autres encore sont liés à des événements importants
du monde de la vie réelle (comme le site de l'Association de la Parade de la Fierté Gay de São
Paulo).
En plus des sites, nous avons des espaces de 'chats' thématiques, qui croissent chaque jour, et
des listes de discussion qui réunissent la diversité connectée de la scène GLS: adolescents en phase
de découverte, bears, lesbiennes, lesbiennes militantes, juifs, catholiques, avocats, gays de
l'Université de São Paulo/USP, ou, simplement, l'univers GLS comme un tout.
Enfin, nous pourrions citer divers espaces du réseau qui ont été occupés par la communauté
GLS, que ce soit pour la recherche d'informations, l'exercice de la sociabilité ou des rencontres qui,
souvent, sont transférées dans l'environnement de la vie réelle. Toutefois, parmi les différents
espaces disponibles, les sites possèdent un caractère moins interactif et les 'chats' plus éphémères;
les listes de discussion sont plus durables et, donc, plus adéquates pour traiter de communautés
virtuelles.
Les communautés des listes e-jovens et listagls
Les communautés qui apparaissent dans le cyberespace sont créées et se consolident,
souvent, au travers des listes de discussion. Parmi les diverses listes thématiques existant sur le
réseau, signalons-en deux qui s'adressent au public GLS et qui, à notre avis, peuvent être
caractérisées comme des communautés virtuelles: la listagls et la e-jovens (e-jeunes). Ces deux
listes, mis à part le fait qu'elles sont parmi les plus connues de ce public, ont en commun d'être
GLS, c'est-à-dire de ne privilégier aucun segment de l'univers homosexuel et d'être ouvertes aux
sympathisants.
La listagls a été créée en septembre 1996. Elle est abritée par Yahoo Groups, elle est ouverte,
publique, mais il est nécessaire de remplir un questionnaire pour garantir son maintien dans la liste.
Elle est tournée vers les gays, lesbiennes, bisexuels, transsexuels et sympathisants et se présente
comme un espace de réflexion sur des thèmes inhérents à l'homosexualité, tels que les droits
humains, la citoyenneté, l'union civile, l'éducation sexuelle, les relations sentimentales, etc.
A la mi-avril 2002, la liste comptait 237 membres et cinq modérateurs, deux d'entre eux étant
modérateurs également d'autres listes GLS. La liste est très active et, en janvier de cette même
année, a réussi à totaliser 994 messages - 33 messages par jour. Les sujets les plus débattus sur la
listagls sont, en général, en rapport avec des événements concrets. Sont relatés des cas
d'homophobie, les nouvelles lois, les informations émanant de groupes organisés du mouvement
homosexuel, des événements culturels, entre autres. Mais, au-delà de ces thématiques, d'intérêt
général et correspondant directement aux objectifs de la liste, sont discutées des questions d'ordre
intime, se rapportant à la problématique de l'identité gay et aux préjugés subis par ses membres.
C'est le cas, par exemple, du message ci-dessous, où une participante raconte les difficultés à
affronter pour assumer son homosexualité ou, comme on dit dans le milieu, pour 'sortir du placard':
C'était lundi mon outing. Non par courage mais par nécessité. J'ai appelé ma mère
pour parler et je lui ai dit que j'aimerais réaliser des choses nouvelles cette année,
que j'aimerais faire l'expérience d'habiter dans un endroit à moi et pas toute seule,
que j'allais appeler une "amie" pour habiter avec elle. J'ai parlé de tout en ayant très
peur, car je recevais des réponses négatives depuis déjà longtemps. (...) Note: j'ai 33
ans. Mais elle n'a jamais voulu savoir pourquoi j'étais toujours si seule. Pourquoi je
n'avais jamais eu d'amoureux. Elle a commencé à s'étonner quand j'ai été trop liée à
cette "amie". Mes amitiés ont toujours été si superficielles, parce que mes amis
normales ne connaissaient pas ma sexualité. Elle a deviné mon homosexualité et m'a
dit des choses horribles. Pourquoi est-ce que je ne choisis pas un homme? Que je
n'ai pas été éduquée ainsi. Que c'est contre la loi de Dieu. C'est contre nature. J'étais
une petite fille merveilleuse (maintenant je ne le suis plus). Elle aurait préféré ne
jamais naître. Elle préférerait être morte plutôt que de vivre cette situation. Je suis
une traître qui l'a attaquée par derrière...Quand va-t-elle voir que je suis toujours la
même, seulement un peu plus sincère?
Ce type de message est bien accueilli et déchaîne d'innombrables autres messages de soutien
et de solidarité. Des récits semblables circulent, mettant en évidence des difficultés communes aux
différents membres de la liste, telles que le moment où ils décident d'assumer leur homosexualité
auprès de leur famille, leurs amis ou au travail.
Comme la listagls réunit des personnalités de l'univers homosexuel, les messages recherchant
des personnes disposées à accorder des entretiens sur les media sont également récurrents,
découlant, en général, d'un fait important qui implique cette communauté. Dans ce sens, la listagls
devient un point de référence pour les formateurs d'opinion. Le message ci-après, véhiculé sur la
liste après la mort de la chanteuse Cassia Eller, est un exemple de cette situation:
La Revue Isto É Gente est à la recherche de couples de gays et lesbiennes pour un
sujet sur leur quotidien. L'accroche est le cas Cassia-Eugênia-Chicão, qui a ouvert
un espace de plus à la discussion sur les droits des homosexuels, et surtout des
couples qui vivent ensemble. Ceux qui souhaitent apporter leur contribution à la
cause peuvent entrer en contact avec (...) Il est intéressant de rappeler que Isto É a
toujours eu beaucoup de sympathie pour le mouvement GLS dans le pays, donnant
même un grand espace au Mix.
La mort de Cassia Eller a été le sujet le plus important de la liste en janvier 2002. Ceci parce
que la chanteuse, lesbienne assumée et en effet considérée comme une icône du public gay, vivait
avec sa compagne (Eugênia) depuis 13 ans et a laissé un fils (Chicão) de 8 ans. La majorité des
messages tournait autour des droits de sa compagne et surtout autour du droit de garde du fils de la
chanteuse. Il y a eu sur la liste une véritable mobilisation autour de cet événement qui, finalement, a
mis en lumière des questions importantes pour la communauté gay, comme l'union civile, les droits
du compagnon en cas de décès, la visibilité de personnalités gays et l'expérience des familles
homoparentales dans le pays.
Les membres de la listagls, de manière générale, comprennent et utilisent l'internet comme
un outil de communication qui aide à la lutte pour les droits des homosexuels dans la société, tant
individuellement qu'à travers des institutions ou des ONG auxquelles ils sont liés. Il est courant
qu'à partir des dénonciations faites dans la liste, il résulte un envoi de messages de contestation aux
media, sociétés ou organismes publics. Et les listes de discussion ne sont pas les seules à être
perçues comme des espaces pour le développement d'un militantisme électronique; d'autres
environnements du réseau servent aussi ce but, comme l'atteste ce message:
Quand on dit que l'internaute est multiplicateur d'informations, ce n'est pas une
plaisanterie. L'autre jour j'ai reçu un e-mail d'un gay demandant l'autorisation de
reproduire un de mes articles dans un petit journal qu'il faisait. Ça y est!!! ces mots
qui étaient restreints à l'écran de l'ordinateur étaient déjà sur le papier et circulaient
chez des gens qui peut-être n'avaient pas d'e-mail. Autre exemple: un autre article,
également publié sur le site, attira l'attention d'une journaliste d'un portail destiné
aux femmes. Résultat: ces mots, initialement destinés au public GLBT, ont donné une
belle interview sur un portail hétéro et ont aidé à conscientiser de nombreuses
femmes sur les préjugés et discriminations. Même si tous les groupes ne sont pas
encore en état d'accéder à internet, si la majorité de la population GLBT est
également loin de cette ressource, il y a aura toujours quelqu'un qui y accédera (...)
L'internet, s'il est bien utilisé, est un outil d'information puissant.
Notre présence en tant que membre de la listagls, pendant plus d'un an, nous laisse à penser
que la majeure partie de ses participants utilise de fait son identité réelle. Une grande partie d'entre
eux signe les messages postés avec leur prénom, et, souvent, leur nom; ceci quand ils n'ajoutent pas
leur lien avec une institution, un numéro de ICQ (I Seek You) ou une adresse de page personnelle.
Enfin, la listagls est une des listes de discussion les plus connues du public gay brésilien. Et
comme, outre le débat, il émerge de la liste des actions concrètes en faveur des droits des GLBT,
celle-ci est fréquemment citée dans d'autres listes comme exemple à suivre.
L'autre liste GLS que nous mettrons en avant est la e-jovens (e-jeunes), fondée en août 2001
sur Yahoo. La liste se présente comme "la communauté la plus jeune qui se forme sur l'internet - Ici
vous allez pouvoir vous amarrer à la galère mix la plus jeune de l'internet!!". Elle est considérée,
de manière informelle, comme un canal de communication rattaché au site E-jovem, à savoir un site
où il suffit de cliquer pour découvrir que "être gay est beaucoup plus légal que vous ne le pensez!".
La e-jovens comptait 471 membres mi-avril 2002 et est arrivée à 2.362 messages en janvier
de cette même année - 79 par jour. Répondant à un nouveau membre de la liste, sur le pourquoi du
nom e-jovens, le modérateur explique:
E-jovem est un nom qui a été inventé pour simplifier le traitement de notre public. "Ejovem" signifie "adolescent gay"... C'est une dérivation de "e-mail". On peut donc
dire que "e-jeunes" signifie jeunes d'une génération électronique, qui se découvrent à
travers des communautés virtuelles et l'écran de l'ordinateur. Ça nous correspond
bien, non?
D'après ce que nous pouvons percevoir depuis notre inscription dans la liste, en février 2002,
la liste e-jovens est composée surtout d'adolescents. Au contraire de ce qui se passe sur la listagls,
les messages à point de vue personnel y sont plus communs que les messages sur les droits
homosexuels ou autres sujets en rapport avec la militance ou les engagements dans la société de
manière générale, ce qui paraît typique de la génération qui constitue la liste. Rares également sont
les membres qui signent de leurs noms complets: sur e-jovens règnent les surnoms - les nicks.
La liste fonctionne comme un lieu de rencontre, d'échange d'expériences. Ses membres
racontent leur quotidien, dialoguent avec des personnes avec qui ils ont des affinités et cherchent à
rencontrer de nouveaux amis virtuels. Pour beaucoup, la liste constitue l'unique espace de contact
avec d'autres jeunes, comme le montrent certains messages:
Je suis nouveau sur la liste. Je n'étais pas sûr du tout mais je suis heureux de venir
m'arrêter ici sur la liste. Ça me semblait le dernier espoir. Je ne supportais plus de
continuer comme ça. Je n'ai jamais pu m'assumer comme personne. C'est tellement
bon maintenant d'au moins participer à une liste comme ça.
Ma mère est toujours après moi, elle râle que je reste trop sur internet, elle dit aussi
que je l'utilise mal, elle pense qu'internet doit être utilisé seulement pour lire des
informations, faire des recherches...(je pense qu'elle croit encore au père Noël). Elle
déteste les forums de discussion, ces e-mails sans importance...la pauvre, elle ne sait
pas que c'est la seule façon que j'ai d'avoir une conversation avec des gens comme
moi... Je ne sais pas ce que je deviendrais si je n'avais plus internet. Tous les jours
elle est un peu plus après moi et me demande ce que je fais tant que ça... (sourires)...
un jour je la laisserai lire ces e-mails...là elle va tout comprendre!
Apparaissent fréquemment sur la liste des doutes concernant l'orientation sexuelle, ainsi que
des commentaires sur les préjugés qui affectent les personnes hors du modèle hétéro-normatif
dominant. Il est intéressant de souligner que la question est presque toujours débattue avec une
grande liberté, c'est-à-dire que ce n'est pas parce que le public-cible de la liste est constitué
majoritairement d'adolescents homosexuels, que tous les membres sont (ou se sentent) obligés de
conserver cette orientation. Comme nous pouvons l'observer dans le message qui suit, des
questionnements au sujet de sa propre sexualité font partie de l'univers thématique des e-jovens.
Je viens essayer de comprendre comment on devient hétérosexuel, bisexuel,
homosexuel, car j'aimerais me positionner dans un de ces noms, si nombreux... Je
viens essayer de comprendre ce qui différencie un garçon qui aime d'autres garçons
d'un qui aime les filles. (...) Je crois que la pire chose est que la société oblige à
choisir un côté. Même si vous ne savez pas lequel, vous êtes contraint de choisir.
C'est là qu'on se sent mal. C'est là que l'indécision devient difficile, regrettablement
difficile, froide et cruelle...Pourquoi ne pouvons-nous pas rester en haut du mur pour
voir les deux côtés qu'il sépare???(...)Moi j'aime les garçons et les filles... c'est ainsi
et va toujours être ainsi.
Si pour les générations précédentes il est important de se définir, de s'assumer, pour les ejeunes l'important semble être d'expérimenter. Dans la liste, nombreux sont ceux qui aiment des
garçons et des filles et sont prêts à défendre leur différence.
La référence à des homosexuels connus, surtout du monde artistique, est assez commune
aussi. Outre la chanteuse Cassia Eller, plusieurs autres idoles sont citées fréquemment sur l'ejovens. Comme il s'agit d'une liste d'adolescents, une des idoles à laquelle les membres de la liste
s'identifient le plus est le chanteur Júnior (du duo brésilien Sandy et Júnior), même si son
orientation sexuelle n'est pas de notoriété publique. Il y a même eu dans la liste la proposition d'une
campagne pour que Júnior apparaisse dans la revue G Magazine (qui s'adresse au public gay),
comme le montre le dialogue ci-après:
C'est sûr, il est gay, mais ce que je voudrais vraiment (outre qu'il l'assume
publiquement), c'est qu'il apparaisse dans G quand il aura eu 18 ans, parce que je
crois que maintenant il a 17 ans, non?
Il vient d'avoir 18 ans...Nous allons faire une campagne pour que G fasse un article
sur lui?? Ecrivez!! Campagne Junior dans G 2002!!
Les participants de l'e-jovens s'exposent ouvertement sur la liste, commentent leur relation
avec leur famille, leurs amis hétérosexuels et leurs camarades d'école. Ils partagent leurs doutes sur
le préservatif, l'épilation, la taille du pénis; racontent leurs aventures, draguent et se rencontrent
dans la vie réelle, surtout ceux qui habitent São Paulo. En outre, ils discutent par le ICQ et
échangent les numéros de téléphone.
La liste offre un portrait de la nouvelle génération GLS sur l'internet, ses membres sont des ejeunes, comme ils se nomment eux-mêmes, qui ont grandi avec les technologies de communication
digitale.
Conclusion
Notre participation dans les listes e-jovens et listagls nous amène à les considérer comme des
communautés virtuelles, comme des "groupes de personnes qui sont en relation à travers le
cyberespace" (Lévy, 2002, p75), ou, comme nous le citions précédemment, comme des "agrégats
surgis sur le réseau quand les intervenants d'un débat les mettent en avant en nombre et en sens
suffisants pour former des tissus de relations dans le cyberespace" (Rheingold, 1996, p18). Sur les
deux listes, les personnes se réunissent à partir d'intérêts communs, se mettent en relation de
manière continue et partagent un sentiment d'appartenance - ils forment une communauté et en
deviennent partie intégrante.
Les deux listes forment des communautés, sont constituées par des individus qui ont des buts
à atteindre; mais sont constituées aussi par des personnes qui jouent plusieurs rôles au sein de
plusieurs tribus hétérogènes. On voit dans les deux listes des va et vient entre la notion de
communauté et de tribu.
Un accompagnement attentif des listes permet de percevoir quelques unes des
caractéristiques de certains participants, justement par la façon dont ils s'expriment et à travers leurs
prises de position dans les divers débats. Comme dans la vie réelle, nous en avons de plus
grincheux, sensibles, militants. Les disputes qui surviennent de temps en temps ne menacent pas
l'existence de ces communautés.
La socialité en contrepoint à la sociabilité, comme un ensemble de pratiques quotidiennes qui
échappe au contrôle social rigide, est également présente dans les deux listes, en étant plus évidente
sur l'e-jovens que sur la listagls. L'intérêt commun fonctionne comme moyen d'établir un contact
avec l'altérité, la logique de l'identification prédomine par rapport à l'identité. L'homosexualité qui,
au départ, est partagée par tous, motive l'être-ensemble et fait que ces communautés savent
s'identifier, à travers leurs symboles, idoles ou vocabulaire propre qui apparaissent constamment
dans les messages. Les expériences individuelles sont comprises comme des expériences à partager,
l'identification suscite l'être-ensemble.
Dans l'espace des listes, les membres peuvent vivre pleinement leurs orientations sexuelles,
que ce soit pour satisfaire des besoins en rapport avec la sociabilité, pour effectuer des expériences
identitaires ou, même, pour pouvoir 'sortir du placard' sans risques - au contraire, avec un soutien
total. Participer aux listes signifie avoir la possibilité, surtout, d'affirmer des identités véritables
parfois difficiles à supporter dans la vie réelle. Ceci parce que même si les membres utilisent de
fausses identités, ils semblent refléter des personnages d'eux-mêmes. Les listes rendent possible
l'expérimentation d'un désir réel dans la forme du virtuel et ceci aide les participants à se
repositionner dans le monde. Ainsi, les identités virtuelles assumées ou affirmées sont "plus des
actes créatifs que des abandons identitaires" (Jauréguiberry, 2000, p148). Un autre fait important
est l'intérêt à donner une continuité à l'expérience de connaissance mutuelle en dehors du réseau:
les listes apparaissent ainsi comme des espaces complémentaires à celui de la vie réelle.
Dans les communautés de la listagls et de l'e-jovens, les participants ont la possibilité
d'assumer diverses facettes de leurs propres identités, ainsi que de problématiser les discours
existant au sujet de l'univers dont ils font partie. Les membres des deux listes semblent, dans leur
majorité, ne pas être en adéquation avec la logique de la société moderne, rationnelle,
homogénéisatrice et individualiste. Dans le cas de la listagls, cette non adéquation débouche
principalement sur le débat, la solidarité et l'e-militantisme; l'e-jovens débouche sur une plus grande
expérimentation identitaire et une identification avec la communauté alternative d'appartenance.
Gisele Marchiori Nussbaumer
Notes:
1.- Il existe également le sigle GLBT (gays, lesbiennes, bisexuels et transsexuels), mais nous
voyons qu'il est plus restreint au mouvement homosexuel.
2.- Sherry Turkle suggère l'utilisation de l'expression 'reste de la vie' dans la mesure où les activités
que nous réalisons à travers l'internet sont également concrètes et réelles, c'est-à-dire, font partie de
la vie réelle.
3.- <http://www.facom.ufba.br/ciberpesquisa/lemos/artigos.html>.
4.- <http://www.mixbrasil.com.br>.
5.- <http://www2.uol.com.brmixbrasil/troctroc.htm>.
6.- <http://www2.uol.com.br:800/mixbrasil/quemsom.htm>.
7.- 'Bolachas no bate-papo'
8.- Les Bears sont des homosexuels généralement plutôt poilus et gros. Il y a même ce qu'ils
appellent la "philosophie Bear": "soyez qui vous êtes".
Références bibliographiques:
Becker, Howard. Outsiders: études de sociologie de la déviance. Paris: Métailié, 1985.
Casalegno, Federico. "Sherry Turkle: fronteiras do real e do virtual" (entrevue). Revista
FAMECOS. Porto Alegre. n.11. dezembro de 1999.
Casalegno, Federico. Entre tribalisme et communautés; des configurations sociales émergeantes
dans le cyberespace. Posté le 11.04.2002 à 23 h 05.
(http://www.mimeeting.com/front_us/forum/index.php).
Castells, Manuel. O poder da identidade. v.2. 2.ed. São Paulo: Paz e Terra, 1999.
Jaureguiberry, Francis. "Le moi, le soi et Internet". Sociologie et Sociétés. v.32. no.2. Quebec,
2000.
Lemos, André. Bodynet e netcyborgs: sociabilidade e novas tecnologias na cultura
contemporânea. Brasilia: Compós, 2001
(http://www.facom.ufba.br/ciberpesquisa/lemos/artigos.html).
Lévy, Pierre. Cibercultura. São Paulo: Ed. 34, 1999.
Lévy, Pierre Cyberdémocratie. Paris: Odile-Jacob, 2002
Maffesoli, Michel. Au creux des apparences. Pour une éthique de l'esthétique. Paris: Plon, 1990.
Maffesoli Michel. Le temps des tribus. Le déclin de l'individualisme dans les sociétés de masse.
Paris: Méridiens Klincksieck, 1988.
Rheingold, Howard. A comunidade virtual. Lisboa: Editora Gradiva, 1996.
Trevisan, João Silvério. Devassos no paraíso. A homossexualidade no Brasil, da colônia à
atualidade. 3 ed. Rio de Janeiro: Record, 2000.
Turkle, Sherry. A vida no ecrã. A identidade na era da internet. Lisboa: Relógio D'Agua, 1997.
Notice:
Marchiori Nussbaumer, Gisele. "Les communautés gays brésiliennes dans le cyberespace", Esprit
critique, Automne 2003, Vol.05, No.04, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet:
http://www.espritcritique.org
Revue internationale de sociologie et de sciences sociales Esprit critique - Tous droits réservés
Automne 2003 - Vol.05, No.04
Dossier thématique
Article
Les performances du divin sur Internet: Us et abus de l'universalisation du culte des orixas
Par Sylvie Chiousse
Résumé:
L'article se propose de présenter les nouveaux usages que permettent les NTIC et en particulier
Internet dans l'utilisation qui est faite des divinités yoruba: les orixas. Si les sites et communautés
créés peuvent générer une meilleure connaissance et information d'un culte plutôt intimiste jusqu'à
présent, et donc en permettre une meilleure reconnaissance, il semble aussi que la tendance à
l'universalisme qui s'opère puisse également en faire un simple bien de consommation courante,
avec ses heurs et ses malheurs, tendant à dénaturer, désenchanter, voire discréditer ce culte
traditionnel. Par la description et la comparaison des éléments trouvés sur les orixas, l'article tentera
de saisir les avantages et inconvénients de ces nouveaux usages du divin par internet.
Auteur:
Docteur en sociologie et anthropologie, EHESS Paris. Mène des travaux depuis quelques années
sur les relations formation-emploi, l'insertion sociale et professionnelle des jeunes, l'apprentissage
des adultes. Dernière production significative sur ce thème: Chiousse S. (2001) Pédagogie et
apprentissage des adultes - An 2001... État des lieux et recommandations - Rapport pour L'examen
thématique de l'apprentissage des adultes, OCDE, Paris (www.oecd.org/els/education/reviews/).
Le culte des orixas, hérité de l'empire d'Abomey[1], est une religion initiatique, de tradition
orale qui, suivant les diasporas des périodes de traite négrière, s'est en quelque sorte re-créée dans
plusieurs régions hors d'Afrique. Quelques unes des pratiques, des divinités, des rituels ont disparu
en traversant les océans pour aller s'échouer dans les Caraïbes, en Amérique du nord et en
Amérique du sud. Se jouant d'un syncrétisme afro-catholique, d'autres pratiques ont été adaptées au
nouvel environnement des terres d'accueil des esclaves africains et, sous une même croyance, ont
pris des noms divers: Santeria ou Lukumi à Cuba, Vaudou en Haïti ou encore Candomblé ou
Macumba au Brésil[2].
Longtemps réprimé et initialement pratiqué par les seuls noirs pauvres, ce culte devient
presque aujourd'hui une "religion de masse" et ses "divinités de contrebande" (Augras, 1992) se
font, de plus en plus connaître, reconnaître, voire aduler et adorer à travers le monde, par
l'intermédiaire notamment d'internet.
A travers la description et l'analyse des éléments trouvés sur différents serveurs à partir du
mot-clé "Orisha" ou "Orixa"[3], l'article tentera, après avoir sommairement évalué le public
destinataire des informations et services offerts, de faire le point sur ce que pourraient être les
bienfaits et méfaits d'internet sur le culte des orixas.
1. A la rencontre des orixas sur Internet
Voila maintenant des lustres que l'on parle d'une tendance généralisée de "retour vers le
religieux" (Bertrand, 1986) ou de nouvelles formes de religiosité qui, sans aller forcément de pair
avec une véritable quête existentielle et spirituelle pousse néanmoins un grand nombre d'individus à
s'intéresser d'un peu plus près à la religion - ou plutôt aux religions. Les nouvelles technologies de
l'information et de la communication sont alors un outil facilitant la curiosité et favorisant la
connaissance de certains cultes et pratiques plus éloignés de notre ethos - et le culte des orixas n'y
échappe pas.
Bien que n'étant à peu près toléré que depuis un demi-siècle (au moins au Brésil) et plus
particulièrement valorisé depuis les années 1970-1980, la présentation des orixas et de leur culte
ont fait une entrée remarquable sur la toile. Dans les années 1997-1998, il y avait déjà près de 700
sites répertoriés (voir Chiousse, 1998). Moins de cinq ans après, une recherche sur Google nous
propose pas moins de 17600 sites au mot clé "Orisha", 9630 à "Orixa" et 7360 à "Orisa"
(orthographe yoruba). Si l'on ne peut éviter une certaine redondance dans les propositions de sites à
visiter et si certains utilisent ce terme hors de toute référence religieuse semble-t-il[4], il n'en reste
pas moins vrai que les orixas - en tant que 'divinités' - sont abordés dans un nombre croissant de
sites, et les offres uniques, pour satisfaire les curieux comme les avertis, doivent avoisiner au moins
les 10000 sites.
1.1. Les navigateurs qui surfent sur les rives des Orixas
Malgré une augmentation des ventes d'ordinateurs dans de nombreux pays, un essor fulgurant
des offres de connexion et de facilitations d'accès, l'ordinateur et l'accès à Netscape ne sont pas
encore totalement un bien de consommation courante pour tous et restent, socialement parlant,
encore assez marqués. Néanmoins, on note une certaine tendance à la démocratisation de cet usage
et les mises à disposition publiques (cybercafés, etc.) donnent de plus en plus de moyens à
quiconque de se connecter régulièrement, à défaut d'être propriétaire des outils nécessaires à ces
nouvelles technologies.
Cette tendance à l'homogénéisation (relative) des populations praticantes d'internet, rend
difficile la tentative de réalisation d'un "portrait-robot" du navigateur en quête de religion qui va
accoster sur un des serveurs spécifiques dédiés aux orixas. On peut considérer, sommairement dit,
trois grands types de navigateurs:
●
●
●
l'initié - ou tout simplement l'avisé - qui connaît sa route et sait exactement ce qu'il cherche
et veut trouver sur le site des orixas sur lequel il se connecte- en termes d'informations et/ou
de services;
l'apprenti-sorcier - qui sait à peu près de quoi il s'agit et cherche au moins un ajout
d'informations, voire des possibilités de services;
le touriste - qui, au hasard de ses navigations, aura dérivé vers l'inconnu et va donc
découvrir ce qu'il est donné à voir sur Internet de la religion des orixas.
Il apparaît ainsi trois personnages aux visages et aux attentes bien différents et pour lesquels
la découverte des sites n'aura pas les mêmes incidences - selon les pourvoyeurs d'informations et
selon les éléments d'information et de connaissance donnés sur ces sites.
1.2. Les pourvoyeurs d'informations et de services sur les orixas
Les principaux repaires des pourvoyeurs de ces sites se trouvent en Amérique du nord Seattle, Chicago, New York, Houston, Los Angeles - puis à Détroit, Oakland, Cuba, Haïti, au
Brésil, en Afrique, - et depuis très récemment aussi en Australie. Les sites européens sont trop rares
pour être significatifs dans ce domaine des cultes aux orixas.
Étonnamment, ce n'est pas là où le culte est le mieux implanté (Brésil, Cuba, etc.) qu'il y a le
plus grand nombre de sites. De même, il y a une grande divergence dans la nature des informations
données et dans la présentation de celles-ci. On reconnaît au moins trois présentations possibles de
la religion des orixas, avec des jeux conatifs fort dissemblables:
●
●
l'un s'amuse de mystères et nous emplit l'écran d'une nuit étoilée (voir par exemple
http://www.seanet.com/~efunmoyiwa/welcome.html) ou de signes plus ou moins
cabalistiques en rouge et noir, qui, s'ils n'ont pas forcément vocation à nous effrayer, nous
laissent cependant imaginer que l'on entre dans quelque chose de peu 'catholique'...,
un autre joue plus sur le sérieux, voire l'aspect scientifique des informations transmises et
nous noie dans un torrent de données pointues et termes yorubas - sachant que bien peu
nombreux seront les navigateurs qui sauront sans coup férir les déchiffrer.
Quelles que soient nos connaissances dans ces domaines, il s'agit toujours plus ou moins d'un
plongeon dans l'inconnu - mystique ou linguistico-traditionnel - qui semble vouloir faire oeuvre de
légitimation des informations données et services offerts compte tenu de ces compétences mises en
valeur - et qui nous font défaut!
- la troisième présentation, sans être forcément plus sobre, est plus informative - dans le sens
pratique -: une photographie du lieu de culte, les coordonnées, des entrées sur l'historique du lieu,
sur le chef du culte, sa biographie et ses ancêtres, sur la connaissance des divinités et pratiques, sur
les événements prévus et sur des activités particulières (c'est sous cette troisième présentation que
l'on retrouve la plupart des sites des lieux de culte[5]).
Un certain engouement semble avoir pris, la grande affluence des sites abordant les orixas en
est la preuve. Quelques uns vont jusqu'à dédier un site à ces divinités - tout en reconnaissant par
ailleurs ne pas être vraiment maîtres de leurs propos. C'est le cas par exemple de Henrick qui écrit:
"Òrìsà worship is pretty common in Brasil. It has been somewhat an embarrassement for me, that I
knew virtually nothing about it. Now, thanks to good friends I have met over the net, I'm attempting
to make a page especially dedicated to the ways of Òrìsà worship in Brasil"
(http://www.cd.chalmers.se/~henrick/Orisa/main.html). On doit cependant lui reconnaître un travail
sérieux et honnête de mise à plat d'un certain nombre de savoirs et connaissances concernant les
orixas et leur culte.
Tel n'est pas toujours le cas des nombreux sites relatifs aux orixas sur Internet. La section qui
suit va s'attacher aux informations et services offerts sur quelques uns de ces sites.
2. Us et abus du divin yoruba sur internet
De la pratique du culte IRL - "in real life" - à sa pratique ou sa connaissance via internet, on
ne peut manquer de noter un certain nombre de différences, voire de distorsions. En outre, ce qui
est délaissé voire inconnu dans le culte in real life, apparaît bien souvent ici mis en avant et
valorisé.
2.1. Les informations sur les orixas et le culte
Il est à noter dans la plupart de ces sites un usage massif de la langue yoruba. Tous se
targuent de pratiquer - et enseigner parfois aussi - un culte sachant évoluer tout en restant au plus
près de la tradition (yoruba s'entend). L'utilisation de cette langue - souvent définie au Brésil
comme étant la langue des orixas, la langue du secret - semble alors être la garantie de fidélité au
culte traditionnel tel qu'il était pratiqué en terre yoruba. Beaucoup cependant n'en ont plus qu'une
connaissance très approximative.
Outre la langue utilisée, s'agissant d'un culte de tradition orale et jusqu'à présent peu
institutionnalisé, il n'est pas rare - IRL - de trouver des différences d'un lieu à l'autre dans les
représentations données des orixas et la façon de les honorer au mieux. On s'accorde néanmoins
généralement sur un certain nombre de caractéristiques quasi-immuables - dont quelques éléments
sont donnés ci-dessous:
Les orixas ne sont pas à proprement parler des dieux, mais des entités divines, c'est-à-dire des
intermédiaires entre Olorun (le dieu unique, suprême et créateur) et les hommes et ils sont
considérés, pour reprendre la formule de Boyer-Araujo (1993) comme "des protecteurs
dispensateurs de bienfaits terrestres". Ils ont une existence anthropomorphe, connaissent parfois le
péché et l'adultère[6] et se caractérisent par une couleur, des attributs; ils dominent des éléments
naturels et des activités humaines particulières.
C'est ainsi par exemple que Xangô aurait été le quatrième alaafin (roi) de Oyo, divinisé après
des combats héroïques pour son peuple et son empire. Il est l'époux de Iansã mais vit une passion
fulgurante avec Oxum. Maître du feu et des éclairs, il représente la virilité, porte du rouge; son
attribut est une sorte de hâche. Iansã est la divinité des vents et des tempêtes; elle dirige les eguns
(les esprits des défunts) et est la seule entité à ne pas craindre et fuir la mort. Oxum est la divinité
de la richesse et de la fertilité, elle représente la féminité, la beauté, l'amour charnel; elle est fêté le
30 novembre au Brésil, sa couleur est le jaune et le doré, son attribut est un miroir, et elle règne sur
les fleuves, les rivières et les cascades. Oxossi, roi de Ketu, dont l'emblème est un arc et des
flèches, porte généralement du vert et se fête le 20 janvier au Brésil[7]. Il est la divinité de la
chasse, des fôrets et de tout ce qui y vit. Etc.
Comment ces entités divines apparaissent-elles sur Internet?
S'il y a un ordre d'arrivée ou de présentation des divinités dans le culte au quotidien, celui-ci
est rarement respecté ici. Les descriptions données sont quelquefois erronées, les interprétations
sont souvent quelque peu farfelues, frôlent parfois le ridicule. Le site de Wemba en offre un
exemple flagrant (voir http://www.wemba-music.org/orisha.htm):
Les premières lignes d'introduction nous apprennent que "wemba means magic" (il s'agirait
d'un terme congolais). Wemba se définit comme le site d'un groupe de musiciens, poêtes, danseurs,
auteurs qui vit et travaille à New York et s'évertue à sauvegarder la culture des diasporas africaines.
La date de création de leur site n'est pas mentionnée (mais heureusement, ils n'ont eu jusqu'à
présent que 1303 visiteurs).
Dans leur présentation, Oxossi (rapidement décrit supra) devient le messager d'Oxala, on le
fêterait le 23 avril (jour de St-Georges et de la divinité Ogun) et ses couleurs seraient le bleu et le
doré (qui est surtout connu comme étant la couleur d'Oxum). Suivant les régions, Yemanja, qui
représente la mer et l'amour maternel, est honorée le 31 décembre ou début février. Cela se passe le
7 septembre pour Wemba.
Plus amusant, avec une erreur d'appréciation de la langue yoruba, Osun / Oxum, reine de
beauté (dans le culte traditionnel) ne marche plus que sur une jambe et ne parle pas; elle devient
"une guerrière" aux coté d'ogun et d'oxossi... (les caractéristiques qu'on lui donne sont en fait celle
d'Ossãe, orixa maître des herbes et de leurs vertus).
Quant à Exu, connu comme étant la divinité des carrefours et du début de toute chose,
personnage ambigu, capable du meilleur comme du pire, irascible, parfois associé aux voyous (la
Pombagira, son équivalent féminin, est associée aux prostituées), il est ici honoré avec de l'eau
(alors qu'on lui offre du rhum ou de la cachaça[8]), et, alors qu'il effraie et perturbe la plupart, on
nous apprend ici qu'il "aime spécialement les enfants"... de là à imaginer Wemba faire d'Exu le
protecteur des pédophiles, le pas pourrait vite être franchi...
De même, la volonté de coller au plus près des réalités fait d'Obaluaé, divinité des épidémies,
le maître incontesté du HIV.
Naviguant d'un site à l'autre, il semble ainsi difficile pour un néophyte d'avoir une
information à peu près 'sûre' ou tout au moins correcte - selon les mythes fondateurs et la tradition sur les caractéristiques des divinités yoruba.
Loin de ces troubadours 'ardents défenseurs de la tradition africaine dans les diasporas' (!),
les lieux de culte qui se sont donnés les moyens de créer un site internet offrent, pour la plupart, un
enseignement de la mythologie yoruba et des descriptions des diverses divinités et pratiques plus
conformes à la réalité des enseignements IRL.
Tous ne se limitent cependant pas à faire connaître le culte, mais 'offrent' également un
certain nombre de services.
2.2. Les 'offres' de service de divination
Comme nous le signalions précédemment, les orixas sont perçus comme étant des
'protecteurs dispensateurs de bienfaits terrestres'. Chaque individu a son orixa protecteur qui lui
laisse en empreinte des caractéristiques et un caractère particulier. L'orixa guide l'individu dans sa
vie, l'aide à comprendre ce qu'il se passe dans son existence, le 'punit' par son éloignement lorsque
celui-ci viole un tabou - ce qui 'explique' assez souvent divers malheurs, dont la maladie - que
l'orixa peut aider à aplanir pour peu qu'on l'honore suffisamment.
C'est essentiellement par la divination - par l'intermédiaire du chef de culte - que l'on peut
connaître la parole, les désirs ou conseils et recommandations des orixas.
Le jogo de buzios[9] est le procédé de divination le plus courant et le plus conforme au culte
traditionnel. Il permet de connaître l'orixa protecteur de l'individu et le message de celui-ci. Cette
divination qui se réalise dans un face-à-face entre l'individu demandeur et le chef de culte semble
désormais pouvoir s'opèrer au travers d'un écran d'ordinateur, dans la plus totale virtualité.
S'il n'est pas sûr, évacuant le stress et la moiteur du face-à-face avec celui qui communique
avec le divin, que ce nouveau procédé soit aussi émouvant que celui in real life, il apparaît aussi et
surtout que le chef de culte qui traduit les messages des cauris, est censé traduire également et
interpréter[10] - dans le face-à-face - le comportement de l'individu demandeur. Reconnaître alors
une valeur au jogo de buzios par internet, consiste à reconnaître que ce qui ne se perçoit
ordinairement que par le contact humain, devient désormais possible par l'intermédiaire de l'écran
d'ordinateur, ce dernier laissant aussi bien passer les émotions des échanges.
C'est ainsi que baba Eyiogbe (du site orisha.net www.seanet.com/~efybliyuwa/welcome.html) explique que ces "consultas" (consultations) par
internet "ne sont pas très bien" - il donne cependant ses coordonnées électroniques et annonce un
tarif de$160 pour connaître son orixa...
Le candomblé Ilê filhos do fogo (http://paginas.terra.com.br/religiao/filhosdofogo) annonce
quant à lui: "jogamos buzios gratuitamente por telefone todas as segundas, quarta, quinta feiras
das 13 até 17 horas" (nous procédons aux divinations par les cauris gratuitement par téléphone tous
les lundi, mercredi et jeudi de 13 à 17h). Ils se refusent cependant à des consultations plus poussées
par téléphone et vous aurez noté que ce type de consultation ici est gratuit; le culte du candomblé
fonctionnant encore ordinairement sur le système de la gratuité ou du don et contre-don défini par
Mauss[11].
Outre la divination par le jogo de buzios, les sites dédiés aux orixas sur Internet semblent
mettre en avant des systèmes de divination réprouvés par les cultes traditionnels - IRL. Ce qui fait
parfois la une des journaux à sensation au Brésil, apparaît avec une connotation très péjorative,
étant taxé de charlatisme par exemple - est ici largement mis en valeur, comme c'est le cas pour les
prédictions à l'année au niveau national, voire mondial[12]. C'est ainsi que ce même site Orisha.net,
sous le couvert de Ifa, orixa de la divination, annonçait ses prédictions pour 2002: de terribles
maladies sur terre, des coups d'État, des vols, des accidents maritimes et une recrudescence de cas
de leucémie... Ces prédictions s'accompagnent de recommandations particulières, comme celles de
ne pas manger de nourriture avariée, de ne pas laisser les enfants se baigner sans surveillance, ou
encore de repeindre sa maison en blanc... Il n'est guère nécessaire de se lancer dans un commentaire
de ces banalités, sauf à considérer que ce n'est peut-être pas le meilleur moyen de donner une image
valorisante d'un culte religieux.
Enfin, en dehors de ces pratiques existantes dans le culte in real life, approuvées ou
réprouvées, il en est d'autres qui semblent s'être créées spécifiquement sur la toile.
C'est ainsi qu'un site cubain de Santeria, associe les divinités du panthéon yoruba aux signes
du zodiaque et publie dans ses pages un horoscope hebdomadaire en fonction, non de son mois de
naissance mais de son orixa protecteur (voir:
http://horoscope.cubasi.cu/santero/semanal.asp?santero=2etidioma=es)[13]. Le seul gros avantage
peut-être de cet horoscope est qu'il est gratuit et que, du coup, s'il n'apporte pas de solution miracle,
au moins il n'est pas financièrement abusif.
Enfin, une dernière innovation sur l'utilisation des orixas par internet, hors de toute procédure
'légale' dans les cultes traditionnels: le tarot. Parmi tous les lieux de culte fréquentés et étudiés au
Brésil, cette pratique n'a jamais été observée ni même mentionnée par quiconque. Sur le Net, elle
occupe pourtant de nombreux sites et listes de discussion. Le groupe Yahoo
(http://groups.yahoo.com/group/ASHE-DE-ORISHA/messages/1?viscount=100) compte pas moins
de 4 600 messages depuis l'an 2000. Les personnes qui intègrent cette liste ont entre 20 et 40 ans,
essentiellement des femmes, et annoncent généralement "s'y connaître un peu en sorcellerie" (?!!).
Il semble nécessaire de noter ici, à la suite de nombreux chercheurs ayant travaillé sur le
candomblé, la macumba, la santeria, etc. que le culte des orixas est, pour tous, très éloigné de la
sorcellerie ou de la magie noire. Bastide parle tout au plus d'une "religion magique" dans le sens
d'une "religion pratique"[14]. Le principal correspondant se fait appeler "Oshuniyi Odo Femi",
souhaite la bienvenue, propose force et salue en yoruba (avec des fautes), met entre trois et cinq
mois à répondre à la première demande, puis, lorsqu'il se décide à donner suite au demandeur,
envoie deux ou trois mails à quelques minutes d'intervalles. Après ces premiers échanges, les
communications sont moins espacées. Le demandeur est censé donner sa date de naissance et poser
une question qui lui tient à coeur. A partir de là, Oshuniyi Odo Femi"interpelle les orixas", tire trois
cartes de tarot représentant les orixas (gratuitement et "de bon coeur"), interprète et conseille:
"I see that problems seem to follow you were ever you go, the worst thing you can do is ignore your
problems, wich you tend to do. Also, I see that you seem to judge people and situations, by your
past experiences, you seem to always be on gard... You are a great romantic searching for love,
This is what I see that you have lost, a Lover or a companion, or you just do not have it in your
life...
I am going to give you an ebbo [sacrifice, obligation] for Oshun.. Our Lady of Charity. (...) Make
an omllet, and after it is done pour honey on top of it.. Give her pastries, and sweets, she loves that,
and will give you blessings. Warning.. Make sure you taste the honey befor offering it to her. Pray
to Oshun, and be sincerear, you can recite a prayer, but often times it is good just to say what is
deep in your heart. Bring Oshun's offerings to the nearest river and where the water runns rampid,
leave 5 copper colered pennies, and an ounce of perfume. Thank her with deep faith. Turn your
back and do not look behind you, have faith because it will be in the hands of the Orisha..."
et voila comment, avec une (bonne) omelette, quelques bonbons, etc. on peut retrouver l'amour de
sa vie... d'après Oshuniyi Odo Femi[15].
3. Méfaits ou bienfaits pour le culte traditionnel des orixas?
De ce rapide tour d'horizon sur les rives d'Internet, que pouvons-nous conclure sur les orixás
et le culte qui leur est voué, sur les différences et les apports nouveaux entre le culte traditionnel in
real life et les pratiques ou informations du Net sur les orixas?
On ne peut reconnaître un continuum, une valeur épistémique à cette présentation des orixás
et de leur religion sur Internet; ce qui se passe ou est mis en avant in real life n'apparaît plus aussi
probant sur la toile; ce qui est réprouvé in real life est souvent valorisé sur la toile. S'il existe
partout et dans chaque système de la réalité sociale, des pratiques plus ou moins douteuses ou
hasardeuses, elles semblent ici, souvent, pouvoir faire leur miel.
Si cette présence sur Internet nous permet, pour le moins, d'évaluer le caractère évolutif,
spatial et temporel, de la religion des orixás, il est bien évident que l'intérêt premier de la création
de tels sites est beaucoup moins tourné vers l'aspect scientifique ou spirituel que du côté d'un
certain prosélytisme et raccolage religieux - qui ne suit plus toujours les traditions ancestrales et
dont les innovations peuvent ne pas apporter de 'réels' bénéfices au culte IRL.
3.1. Un bien de consommation courante - entre information cultuelle et raccolage abusif
L'utilisation abusive de la crédulité de quelques âmes en peine a toujours existé; les
charlatans les plus expérimentés trouvant toujours un bon filon à exploiter. Internet en offre ici une
opportunité exemplaire.
L'utilisation de la langue yoruba apparaît comme un modèle de traditionnalité et de respect
du culte originel, et même si la légitimation par le linguistique peut conduire à quelques
débordements ou erreurs, bien rares sont ceux capables d'en prendre note(en dehors des zones du
Nigeria - Togo - Bénin où le yoruba reste la langue officielle à côté du français ou de l'anglais, il y
a peu d'enseignements de cette langue, même en terre d'origine). Passé donc ce "gage de sérieux",
tout est possible, tout est permis.
Alors que les pratiques de divination se réalisent ordinairement dans le huis-clos d'un face-àface entre le demandeur et le chef de culte qui observe et analyse le comportement de celui qui
vient faire appel aux orixas[16], tout semble pouvoir se passer aujourd'hui de ce petit quelque chose
d'humain, indispensable à la bonne connaissance de l'autre.
Pour un sympathisant de ces cultes comme pour celui que nous avons qualifié de "touriste",
l'aspect interactif de Netscape ne doit pas être négligé - et les échanges frôlent parfois le ridicule ou
peuvent mener à des excès en tous genres. Sur le serveur de l'Ifa Foundation of North America, il
est possible de raconter nos petits problèmes, nos grandes préoccupations, le "shaman" Fagbamila alias Philip Neimark - nous donne, en toute bonne foi, quelques conseils: "my shamanic instincts
suggest (...) let your life, not your instructions, be the beacon for truth...". Vous n'avez pas le temps
d'accomplir vos obligations aux orixás? Où que vous soyez dans le monde, Baba Ifa Karade du
Temple Ilé Tawo Lona (littéralement, celui qui a le secret dans son chemin?) s'en charge pour vous:
deux "services" par mois pour$30.00 (mensuels aussi).
Alors que le culte traditionnel se réalise essentiellement sur le système du don et contre-don,
sur le Net, tout s'achète et se paie - comme nous avons pu le noter pour les consultas - et les tarifs
sont affichés, identiques pour tous et élevés - ce qui s'éloigne grandement de la règle habituelle des
cultes IRL.
Tout se vend aussi et le babalorixa Fernando Oliveira Perna qui "offre une religion sans
mystères au service du peuple" nous propose - pour la modique somme de R$6.00 - de "laver notre
aura" avec son "shampoing ésotérique" (http://www4.sul.com.br/orixa/shampoo.html).
Les invites commerciales et le raccolage religieux s'accompagnent aussi d'un prosélytisme
politique. Aux élections qui ont fait le succès de Collor au Brésil, peu avant les années 90, de
nombreux chefs de culte avaient pris parti[17] et incitaient leurs fidèles à les suivre. Le site d'Eleda
indiquait en gros caractères rouges à l'entrée de son site: "Eleda.org supports Ernesto Pichado's
candidacy for Hialeah city Council"... L'impact dépasse évidemment largement la seule population
d'un terreiro.
Il ne faut cependant pas voir que des effets négatifs dans cette inscription des orixas, de leur
culte et de leurs pratiques sur la toile. Un des objectifs de ces sites peut être l'intérêt de la
découverte d'un autre culte, d'une autre culture, le recueil et le partage d'informations concernant la
religion des orixás et une meilleure connaissance des individus garants de cette culture.
3.2. Une reconnaissance au-delà des frontières
Pour avoir été longtemps réprimé et méconnu, le culte des orixas - en passant sur le mode
écrit - connaît aujourd'hui une sorte de renaissance et de revalorisation de son culte, de ses
pratiques, des activités de ses membres.
Le passage à l'écriture d'un culte de tradition orale permet à de nombreuses sources de se
rassembler pour tenter d'harmoniser les connaissances, d'aller plus loin dans la compréhension de la
cohérence de ces systèmes qui ont traversé les âges et les frontières.
Mais l'inscription sur le Net est également porteur d'un autre type de bénéfices qui sort cette
fois du cadre strictement religieux de ce culte. Au Brésil, la plupart des terreiros se trouvent dans
les quartiers défavorisés de la ville (les favelas), repaires de quelques bandits plus ou moins
notoires et véritable ghetto que ni la police ni les pouvoirs publics n'osent plus pénétrer, bref un no
man's land oublié de tout secours et de toute aide locale, régionale ou nationale. Pourtant, des
solidarités se créent, justement par l'intermédiaire des chefs de culte et la population de ces cultes
crée une sorte de communauté d'entraide et de solidarité[18] qui, elle, commence à être connue et
reconnue, y compris par les grandes organisations d'aide et de soutien internationales qui
commencent à leur apporter leur contribution ou à leur permettre de servir de médiateurs. C'est
ainsi que la Comunidade Afonja du terreiro Ilê axé opô Afonja à Salvador do Brasil collabore aux
travaux de l'Unicef et participe du projet "Child in danger mobilization"
(www.geocities.com/childindanger). D'autres chefs de culte brésiliens par exemple servent
également de médiateurs entre les jeunes des favelas et les ONG (Organisations non
gouvernementales) en soutenant et participant activement aux programmes internationaux
d'éducation à la citoyenneté de l'Unesco (voir
www.ibe.unesco.org/international/ICE/bridge/english/citizenship/practices/Brazil).
Ici donc, Internet permet au culte des orixas d'être connu, reconnu, voire valorisé en tant que
religion mais aussi pour ses apports et activités extra-religieuses - et ce système fonctionne en
boule de neige ou cercle vertueux: montrant la cohérence de leurs pratiques et la solidarité qu'ils
peuvent partager, les chefs de culte bénéficient du soutien des ONG qui leur permettent de faire
encore mieux connaître leurs activités.
Les premières réflexions à tirer sur les performances du divin sur Internet montrent donc
quelques médailles et aussi leurs revers: en se faisant mieux connaître, le culte des orixas se fait
aussi reconnaître et les garants de ce culte et de cette culture récoltent un soutien plus crédible qu'ils
n'ont jamais eu, allant jusqu'à bénéficier d'aides internationales permettant à leurs populations
d'accéder à des biens qui vont au-delà du religieux. En même temps, la médaille a son revers et le
culte traditionnel se voit souvent galvaudé par quelques charlatans dont la quête est bien moins
spirituelle qu'en monnaies sonnantes et trébuchantes. Prenant désormais un caractère universel, il
est probable qu'il connaisse quelques difficultés à rester, comme le signalait Aubrée (1987, p205)
dans le groupe des "religions ayant pour fonction de préserver un patrimoine ethnico-culturel". On
ne peut donc manquer d'y voir une certaine banalisation du sacré, la transformation d'un culte en
objet de mass média et en bien de consommation, où le retour au religieux n'est plus, comme on
l'avait annoncé, la réponse à une recherche de lien social, mais devient un self-service aux pratiques
bien éloignées des traditions auxquelles ils disent se référer, et s'individualise au point de se
refermer sur un écran d'ordinateur.
Sylvie Chiousse
Notes:
1.- Correspondant aux régions actuelles du Nigeria, Togo, Bénin.
2.- C'est le culte tel qu'il se développe au Brésil que nous avons le plus étudié (voir Chiousse, 1995)
et qui nous servira de base de référence dans les propos qui suivent.
3.- Prononcer "oricha" - la première orthographe est anglosaxonne, la seconde lusophone. Les
hispanophones et autres utilisent indifféramment l'une ou l'autre orthographe.
4.- Un groupe de "rock espagnol" s'appelle orisha; un chien, qui semble gagner quelques concours,
s'appelle Orixa Ogum do Borghetto (http://www.filabrasileirodogs.com/filas/orixa_ogum_do_borghetto.htm).
5.- Voir par exemple pour le Brésil: http://www.geocities.com/Athens/Acropolis/1322/introvp.html
ilé axé opo afonja (Salvador) ou http://www.oxum.com.br/oxum.asp ilé oxum docô (Porto Alegre).
6.- Comme on peut le retrouver dans le panthéon grec ou romain.
7.- Ces dates sont le fruit d'un syncrétisme afro-catholique. Oxossi possédant un arc et des flèches
est associé dans la religion catholique à St-Sébastien, représenté adossé contre un arbre, le corps
percé de flèche... et fêté le 20 janvier.
8.- Alcool de canne.
9.- Lancer d'un jeu de 16 cauris (coquillages) représentant les 16 principaux orixas. Selon la façon
dont tombent les coquillages et le nombre de ceux tombés sur leur face concave ou convexe, le chef
de culte indique quel est l'orixa (ou les orixas) qui communique(nt) et la nature du message à
transmettre à l'individu.
10.- On reconnaît généralement que le chef de culte est avant tout un fin psychologue
(sémoticien?), capable d'analyser, de déceler chez l'individu ce qui le stresse dès la première
rencontre. "La connaissance intuitive des êtres humains dont témoignent les babalâo est
stupéfiante. Les correspondances entre la connaissance intuitive et le savoir traditionnel d'une
part, et les messages divinatoires de l'autre sont étranges et multiples" (Ziegler, 1971). Ces propos
sont également largement confirmés par René Ribeiro, professeur d'anthropologie et médecinpsychiatre par ailleurs (voir Ribeiro, 1978, 1982).
11.- Dans les années 1995, des tarifs commençaient parfois à être affichés dans quelques terreiros
(lieu de culte au Brésil), pour les consultas. La somme alors demandée est modique, voire
symbolique (l'équivalent de $1). Les tarifs ensuite évoluent en fonction de la nature des pratiques
mises en oeuvre et de ceux qui les demandent. Voir à ce propos Ziegler (1971): "La yawalorixa
représente généralement la seule personne à disposer d'un revenu financier régulier. Elle guérit les
pauvres et les riches, mais les riches doivent payer (...). Ceux qui arrivent en limousine (hommes
politiques, joueurs célèbres du foot brésilien, officiers supérieurs et parfois des Monseigneurs
catholiques) paient pour ceux qui viennent pieds nus. Cependant, elle fuit les oligarchies blanches.
Son activité de consultation ne s'insère dans aucun circuit économique global".
12.- Au Brésil, les chefs de culte traditionnels se refusent à ce type de divination et bannissent
largement les quelques 'brebis galeuses' qui s'y adonnent à des fins croient-ils promotionnelles pour
leur terreiro.
13.- Si l'on est sous la protection d'Oxossi par exemple, on obtient les consignes suivantes (3ème
semaine de juillet 2003): "Acéptate más, trabaja la autoestima. Vivirá momentos inolvidables en la
intimidad. El miércoles, si puede, llame y hable con su santo protector. Debe ajustarse a una dieta
más sana. Su perdición puede venir por la boca. No evite las salidas con amigos, ni con la
familia.". Bref, rien de plus que dans les horoscopes de divers magazines presse - sauf à dire peutêtre que, dans le culte des orixas, c'est le jeudi et non le mercredi que les fidèles d'Oxossi sont
censés l'honorer.
14.- Voir Bastide (1958). Il n'y a pas de paradis, donc pas de salut à attendre d'un improbable audelà: tout se fait et s'accomplit ici et maintenant - c'est en ce sens qu'il s'agit d'une religion
"pratique".
15.- Si le demandeur veut en savoir plus ou aller plus loin, les échanges se font ensuite en privé,
hors liste de discussion et il est donc impossible pour nous d'en savoir plus (tarifs et procédures).
16.- Dans quelques cas, la parole de l'orixa peut aussi intervenir, lors d'une cérémonie, par
l'intermédiaire d'un initié en transe (incorporant donc une entité divine).
17.- Souvent pour son rival, Lula, devenu président depuis... (dans les années 1930, les lieux de
culte ont souvent été perçus comme pouvant être des cellules communistes).
18.- Le culte au Brésil est perçu par beaucoup comme une "société de secours mutuel" (Bastide,
1967).
Références bibliographiques:
Aubrée M. (1987) - "Entre tradition et modernité, les religions" - Les temps modernes, dossier
"Brésil", no491, juin.
Augras M. (1992) - Le double et la métamorphose - L'identification mythique dans le candomblé
brésilien - ed. Méridiens/Klincksieck, coll. Sociologies au quotidien, Paris.
Bastide R. (1958) - Le candomblé de Bahia - rite Nagô - ed. Mouton et co, Paris.
Bastide R. (1960) - Les religions africaines au Brésil - Vers une sociologie des interpénétrations
des civilisations - ed. PUF, Paris.
Bastide R. (1967) - Les Amériques noires - Les civilisations africaines dans le Nouveau Monde ed. Payot, coll. Petite bibliothèque Payot, Paris.
Bertrand M. (1986) - "Religion, identité et lien social" - Sociétés, no10, vol.2, p14-15.
Boyer-Araujo V. (1993) - Femmes et cultes de possession au Brésil - Les compagnons invisibles ed. L'Harmattan, coll. Connaissance des hommes, Paris.
Chiousse S. (1995) - Divins thérapeutes - La santé au Brésil revue et corrigée par les Orixas thèse de doctorat sociologie - anthropologie, EHESS - École des hautes études en sciences sociales,
Paris.
Chiousse S. (1998) - "Orixas on line - Les divinités yoruba sur Internet" - Cahiers du Brésil
contemporain, no35-36 spécial "Religion", CRBC- EHESS, Paris.
Chiousse S. (1999) - "Le culte afro-brésilien entre universalisme et intimisme" - Sociétés, no64.
Ribeiro R. (1978) - Cultos afro-brasileiros de Recife - Um estudo de ajustamento social - ed. IJNPS
- Instituto Joaquim Nabuco de pesquisas sociais, 2a ed, serie Estudos e pesquisas, Recife, PE,
Brasil.
Ribeiro R. (1982) - Antropologia da religião e outros estudos - ed. Massangana, IJNPS - Instituto
Joaquim Nabuco de pesquisas sociais, Recife, PE, Brasil.
Ziegler J. (1971) - Le pouvoir africain - Éléments pour une sociologie de l'Afrique noire et la
diaspora aux Amériques - ed. Seuil, coll. Points, Paris.
Notice:
Chiousse, Sylvie. "Les performances du divin sur Internet: Us et abus de l'universalisation du culte
des orixas", Esprit critique, Automne 2003, Vol.05, No.04, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet:
http://www.espritcritique.org
Revue internationale de sociologie et de sciences sociales Esprit critique - Tous droits réservés
Automne 2003 - Vol.05, No.04
Dossier thématique
Article
Pour une sociologie des réseaux
Par Sandrine Basilico
Auteur:
Docteur en Anthropologie de la Communication Sociale et chercheur au LAMIC (Laboratoire
d'Anthropologie "Mémoire, Identité et Cognition sociale"), Université de Nice Sophia-Antipolis.
Les sciences sociales, et plus particulièrement la sociologie, peuvent permettre d'interpréter
et d'expliquer la dynamique des réseaux. Reste à savoir comment.
C'est ce que nous nous proposons d'étudier dans cet article, en mettant l'accent sur une série
de faits sociaux nouveaux: de la mondialisation des marchés à l'individualisme croissant en passant
par la massification généralisée et le nouveau sentiment d'appartenance tribal, ces éléments clés de
l'évolution sociale sont à même de nous donner un certain nombre de pistes pour penser la
complexité [des réseaux], pour paraphraser Edgar Morin.
1. Mondialisation
La croissance des Technologies de l'Information et de la Communication (TIC) est
directement liée à l'émergence de filières de production mondiales qui permettent de délocaliser le
travail. Nous entrons donc dans un système sociétal mondial. De moins en moins cantonnés aux
espaces résidentiels, les réseaux sociaux sont donc directement conditionnés par ces
transformations. C'est une transformation radicale entre les réseaux sociaux et leur territoire de
référence que le développement des réseaux techniques entraîne.
2. Individualisme et communautés nouvelles
La question de l'individualisme est à y rattacher. En effet, "les métropoles et les structures
sociétales qui les engendrent, stimulent l'individualisme et le déclin des diverses formes de vie
communautaire plus ou moins traditionnelles" (Galland, 1993, p4). Les individus adhèrent
désormais à des réseaux sociaux plus souples, plus ouverts et souvent plus dynamiques; la
constitution de micro-groupes se fait à partir du sentiment d'appartenance, dans le cadre d'un réseau
de communication.
Nous assistons donc, d'une part à la saturation du principe d'individuation, d'autre part à un
développement permanent de la communication. Ce processus nous fait dire que la multiplication
des micro-groupes n'est compréhensible que dans un contexte organique. Tribalisme et
massification vont de pair.
3. Massification
On remarque effectivement actuellement, une certaine indifférenciation, consécutive à la
mondialisation et à l'uniformisation des modes de vie, qui peut aller de pair avec l'accentuation de
valeurs particulières. D'où la mass-médiation croissante d'un côté, et le développement d'une
communication locale de l'autre, comme si les grandes machineries économiques et idéologiques,
par leur saturation, entraînaient à certains moments un recentrage et une ré-appropriation par
l'individu de son existence. C'est cette proximité qui donne tout son sens au "divin social". Il y a un
va et vient constant entre local et global, entraînant une hybridation sociale et culturelle sans
pareille.
"La constitution en réseau des micro-groupes contemporains est l'expression la plus achevée de la
créativité des masses" (Maffesoli, 2000, p176).
4. Sentiment tribal
Conforté par le développement technologique, le sentiment tribal crée une matrice
communicationnelle dans laquelle naissent et meurent des groupes, qui ne sont pas sans rappeler les
archaïques tribus villageoises: temporalité propre, rituels d'appartenance, reconnaissance propre,
mécanismes de régulation les caractérisent.
Cette dernière fonction est à rapprocher de la proxémie de la cité antique qui faisait le lien
entre les différents groupes ethniques. Qu'il s'agisse d'échanges "réels" ou d'échanges
"symboliques", la communication emprunte les chemins les plus divers. Le terme de proxémie
proposé par l'Ecole de Palo Alto rend ainsi compte des deux éléments culturel et naturel de la
communication.
De plus en plus déterritorialisés, agissant dans un espace plus vaste, les réseaux sociaux
deviennent de nouveaux modes d'intégration des individus. Intégration nécessaire au maintien du
lien social, comme le notait fort justement Watzlawick (1978, p91) qui parlait du "désir ardent et
inébranlable d'être en accord avec le groupe".
Conclusion
Les réseaux sociaux nouveaux, donnent naissance à une réalité collective nouvelle. Celle-ci
se caractérise par la connexion d'un grand nombre et d'une grande diversité de partenaires, par la
coexistence de l'ordre et du désordre, par la généralisation de l'incertitude. Les frontières
deviennent plus floues, les notions de centre et de périphérie se transforment profondément, bien
que ne changeant pas de nature. Dans ce collectif, l'incertitude prédomine, elle est admise et
considérée comme une richesse et une chance. Elle produit de l'organisation et de la complexité et
induit une capacité d'adaptation unique. C'est dans cette complexité que les acteurs sociaux
élaborent des stratégies d'action en fonction de l'incertain, de l'adversité, de l'aléatoire. C'est cette
complexité que la sociologie doit intégrer pour être à même de rendre compte de la dynamique des
réseaux de communication.
Sandrine Basilico
Références bibliographiques:
Bassand M., Rossel P., 1990, "Métropoles et réseaux", Espaces et sociétés, no57-58, p. 196-208
Bassand M., Galland B., Joye D., 1991, Transformations techniques et sociétés, Lang, Berne
Barrel Y., 1982, La marginalité sociale, PUF, Paris
Dogan M., Kasarda J.-D., 1988, The Metropolis Era, 2 vol., Sage, London
Dumont L., 1991, Essais sur l'individualisme, Seuil, Paris
Durkheim E., 1960, De la division du travail social, PUF, Paris
Elias N., 1991, La société des individus, Fayard, Paris
Gurvitch G., 1957, La vocation actuelle de la sociologie, Tome 1, P.U.F., Paris
Morin E., 1990, Introduction à la pensée complexe, ESF éd., Paris
Le Goff J., Guieysse L., 1985, Crise de l'urbain. Futur de la ville, éd. Economica, Paris
Fischer C.S., 1982, To Dwell Among Friends. Personnal Networks in Town and City, The Uni? of
Chicago Press, Chicago
Galland Blaise, "La réalité du virtuel", in Adelheid Bürgi-Schmelz, Günther Cyranek, Blaise
Galland, (Ed.), Computer Science, Communications and Society: A Technical and Cultural
Challenge, Lausanne, SSS/SSI, sept. 1993.
Harvew R., 1985, "The Geopolitics of Capitalism", in: Gregory D., Ury J., Social Relations and
Spatial Structures, St-Martin's Press, New York
Maffesoli M., 2000, Le temps des tribus. Le déclin de l'individualisme dans les sociétés
postmodernes, La Table Ronde, Paris.
Migot-Lefebvre Y., Lefebvre M., La société combinatoire. Réseaux et pouvoir dans une économie
en mutation, L'Harmattan, Paris
Wellman B., Berkowitz S.D., 1988, Social Structures: A Network Approach, Cambridge Presse,
Cambridge
Wallerstein I., 1974, The Modern World System, Academic Press, New York
Watzlawick P., 1978, La réalité de la réalité, PUF, Paris.
Notice:
Basilico, Sandrine. "Pour une sociologie des réseaux", Esprit critique, Automne 2003, Vol.05,
No.04, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
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Dossier thématique
Article
L'espace-temps sociologique de la "proximité électronique"
Par Abdelkarim Fourati
Résumé:
De la société préindustrielle où prédominent des médias énergétiques, nous sommes pleinement
engagés dans une société post-industrielle des médias cognitifs, près même d'une société du virtuel.
Auteur:
Abdelkarim Fourati est né en 1949, Docteur en médecine (1981) de l'université de Tunis, maître ès
sciences physique et informatique (Paris VI), avec un 3e cycle en sciences biologiques (Paris VI) et
sciences sociales. Il est médecin-chercheur en biophysique et informatique médicale, à la faculté de
médecine de Sfax (Tunisie). Il s'intéresse dans ses recherches, depuis le début des années 1980, aux
problématiques que posent les Sciences et technologies de la cognition et communication de
l'information. Son grand projet est la contribution à l'articulation des sciences bio-médicales et
anthropo-sociologiques par les sciences cognitives. L'auteur a étudié avec un esprit critique, durant
les années 1990, la sociologie marxiste, la sociologie française d'Auguste Comte à Edgar Morin en
passant par Émile Durkheim, Marcel Mauss et Pierre Bourdieu, la sociobiologie anglo-américaine
et la sociologie des médias du canadien Marshall McLuhan. En ce qui concerne la philosophie biomédicale, il se réclame des grands maîtres français: Claude Bernard, Georges Canguilhem et
Jacques Monod. Du côté des sciences dites "exactes", l'auteur revendique l'appartenance à l'école
transdisciplinaire des fractales entamée par Mandelbrot: il a réalisé des essais pour l'application du
concept d'auto-similarité à l'organisation biologique et sociale. Il a publié trois ouvrages concernant
ces thèmes, intitulés: "Pour une nouvelle science de l'homme" (1995), "Introduction à l'étude de
l'information médicale" (1998) et "Comprendre les médias à l'ère des technologies numériques"
(2002). E-mail: [email protected]
Introduction
Nous continuons à penser la sociologie d'après les modèles spatiaux et temporels
fragmentaires et périmés d'avant l'ère des médias électroniques et les réseaux informatiques.
McLuhan (1964) a sa propre définition d'un média que nous adoptons et fructifions: "tout
prolongement ou extension d'une faculté humaine, mentale ou physique". À l'âge de l'électronique
et de la société de l'information, où notre esprit/système nerveux central se prolonge
technologiquement au point de nous engager vis-à-vis de l'ensemble de l'humanité, il ne nous est
plus possible d'adopter l'attitude détachée de l'âge des machines mécaniques et thermodynamiques
de la société industrielle. Cet article, qui propose une théorie des médias dans le cadre de notre
nouvelle conception de l'espace-temps sociologique à l'ère de l'électronique, se compose des cinq
parties suivantes: les prolongements technologiques de l'homme, définition cognodynamique des
médias, les quatre situations de proximité spatio-temporelle du sujet/objet: l'actuel et le virtuel, les
communautés virtuelles en différé-présence ou en télé-présence et enfin la "proximité
électronique"et le concept d'"État-nation distribué" débordant les frontières.
1- Les prolongements technologiques de l'homme
Pour commencer, nous souhaitons revenir sur les travaux du sociologue canadien Marshall
McLuhan (1911-1980): s'agit-il d'une pseudoscience, oeuvre arrogante d'un intellectuel
controversé, ou d'une théorie avant-gardiste ouvrant la voie aux idées novatrices des acteurs de l'ère
des sciences cognitives? En fait, les réflexions de McLuhan vont bien au-delà des quelques slogans
qui ont contribué à sa célébrité en simplifiant à outrance des enseignements souvent plus riches.
C'est dans cet esprit qu'il faut relire ses observations sur les médias devenues le cri de guerre contre
les chantres des idéologies classiques qui séparent technologies et sciences humaines et sociales.
Il n'a pas été évident, pour une science habituée à tout fragmenter, de se faire dire que le
"message c'est le médium", c'est-à-dire tout simplement, que les effets anthroposociaux d'un média
sur l'individu ou sur la société dépendent du changement d'échelle spatiotemporelle, de la vitesse ou
de modèles qu'il provoque dans les affaires humaines. Cette maxime, probablement la plus célèbre
de McLuhan, signifie que la "technologie des échanges", quoi qu'elle véhicule, nous change. Par
exemple, le chemin de fer n'a pas apporté le mouvement, le transport, la roue ni la route aux
hommes, mais il a accéléré et amplifié l'échelle des fonctions humaines existantes, créé de
nouvelles formes de villes et de nouveaux modes de travail... Et cela s'est produit partout où le
chemin de fer a existé, que ce soit dans un milieu tropical ou polaire, indifféremment des
marchandises qu'il transportait, c'est-à-dire indifféremment du contenu du média "chemin de fer".
Autre exemple, l'avion en accélérant encore plus le rythme du transport, tend à dissoudre la forme
"ferroviaire" de la ville, de la politique et de la société, et ce, indifféremment de l'usage qui en est
fait.
Relire Pour comprendre les médias (McLuhan, 1964), près de quarante ans après sa parution,
c'est s'étonner de la vivacité de certaines propositions de McLuhan. Mais comme pour tous ceux
qui se risquent à l'exercice de la prévision et de la prospective, les analyses de McLuhan
connaissent aussi des ratés. Il annonce la fin de l'ère de l'imprimerie et des médias du savoir écrit;
mais, on continue à publier des livres et surtout l'émergence du livre électronique et les hypertextes
du Web. Il faut prendre McLuhan pour ce qu'il est: un homme qui a eu des intuitions
extraordinaires, mais qui a aussi raconté bien des sornettes. C'est au chercheur de s'armer de
courage et de faire le tri, de sélectionner et de hiérarchiser l'information en vue d'une théorisation
des médias, puisqu'il ne l'a pas fait. De fait, une partie de notre travail de recherche était de cerner
les bonnes idées de MacLuhan pour pouvoir les adopter et les faire fructifier.
McLuhan a exploré les contours des êtres humains tels que les technologies les prolongent,
en cherchant dans chacune d'elles un principe d'intelligibilité. Il y a jeté un regard neuf sur les
médias avec l'espoir de réussir à les comprendre d'une façon qui nous amènera à les utiliser
correctement, et en n'acceptant qu'une partie infime de la connaissance traditionnelle que nous en
avons. En effet, le livre de McLuhan Pour comprendre les médias (1964) n'est pas un ouvrage sur
les médias au sens habituel du terme. C'est le sous-titre de cet ouvrage qui compte: les
prolongements technologiques de l'homme. Ce n'est pas que la presse, la radio, la télévision, mais
aussi la roue qui prolonge le pied et le vêtement qui prolonge la peau... Il a étudié, tout au long de
son livre, quelques uns de ces principaux prolongements, et certaines de leurs conséquences
psychiques et sociales.
Ce livre est apparu à une époque où le besoin de comprendre les nouveaux prolongements
technologiques de l'homme devient de plus en plus urgent. Comme le disait Marcel Mauss (1989),
il faudrait se garder d'une erreur, celle qui consisterait à "ne considérer qu'il y a technique que
quand on a instrument, alors que le corps est le premier et le plus naturel instrument de l'homme".
Alors que Leroi-Gourhan a pu dire que le biface préhistorique prolongeait la main, comme une
sorte de monstrueux ongle culturel, McLuhan a fondé son analyse des médias de communication de
l'information comme prolongements des sens: l'imprimerie prolongerait et magnifierait la vue, la
radio augmenterait la puissance de notre oreille, etc.
2- Définition cognodynamique des médias
Aujourd'hui, l'humanité est en transition d'une logique d'échange de matière/énergie, donc
thermodynamique conduisant à des organisations énergétiques, à une logique d'échange de
matière/énergie et d'information/cognition, donc cognodynamique (Fourati, 2003) fondée comme
les organisations biologiques, sur la complémentarité et qui la conduit à une spécialisation, à une
différenciation des tissus sociaux internationaux. Grâce à l'énergie tirée du charbon, puis du pétrole,
naît la machine thermodynamique, celle des industries de toutes natures et des déplacements en
tous genres, conduisant à une phase d'exploration de la planète et de croissance industrielle. On
crée de nouveaux réseaux: chemin de fer, routes, systèmes de transport d'énergie, voies maritimes
et aériennes. Avec l'ère industrielle et ses moyens de transport (train, automobile, avion...), les
hommes deviennent soudain plus mobiles. Ils voient leur univers s'élargir, bondir de quelques
centaines de relations potentielles avec les habitants des villes et villages aux centaines de milliers
de congénères. Le nombre d'individus, à qui l'on peut rendre visite, est multiplié par mille. En
parallèle à cette conquête énergétique fondée sur la découverte des combustibles fossiles, se
poursuit un développement accéléré de la communication de l'information.
La cognodynamique (Fourati, 1995 et 1998), en tant que théorie des échanges dans les
organisations physicobiologiques et anthroposociales, en plus des quatre concepts irréductibles de
la thermodynamique (ou de l'énergétique), à savoir, l'espace et le temps, la matière et l'énergie, fait
usage d'un concept propre à la vie et au vivant, la cognition, lui-même associé au concept
d'information. Ainsi, si l'on retient que la cognition, avec toutes ses variantes et ses nuances, est un
des éléments essentiels de toute organisation biologique ou sociale, et que ces notions s'appliquent
à l'exécution d'une action, on conçoit que l'analyse des actions et des croyances de l'homme
rencontre sans doute les sciences cognitives quelque part.
Il existe donc en cognodynamique six catégories - ou concepts fondamentaux irréductibles -,
à savoir: espace/temps, matière/énergie et information/cognition, qui sont nécessaires pour
comprendre la théorie des médias, considérée comme prolongements technologiques de l'homme. Il
semble qu'un média soit une amplification d'un organe de l'être humain, d'un sens ou d'une
fonction, et en particulier du système nerveux. Pour compléter et préciser la notion de média selon
McLuhan, nous donnons les définitions suivantes, qui restent la base de la théorie cognodynamique
des médias:
1- Les médias peuvent êtreconsidérés comme des prolongements anthroposociologiques des
fonctions d'échanges physicobiologiques (physiologique, psychologique, etc.) des êtres humains. Il
existe une autosimilarité des phénomènes d'échange biologique et social.
2- Les médias sont donc les technologies qui interviennent dans les échanges (transfert, transport,
transmission, communication) matériel/énergétique et/ou d'information/cognition, entre les
organismes humains et le milieu extérieur environnant, en relation avec leurs activités anthroposociales.
3- Ces échanges de la matière/énergie et/ou de l'information/cognition se font dans et en relation
avec l'espace-temps.
4- Nous appelons donc par définition organisation cognodynamique une entité située dans un
espace/temps, échangeant de la matière/énergie et/ou de l'information/cognition.
Nous distinguons, selon leurs contenus, trois types de médias:
1- Les médias énergétiques (ou thermodynamiques): ils interviennent dans les échanges de
matière/énergie; par exemple un bateau dans la mer, un train sur des rails, un avion dans le ciel...;
mais aussi, les vêtements, les logements, une frontière en général...
2- Les médias cognitifs (ou de communication, d'information):ils interviennent dans les échanges
de contenus d'information/cognition; par exemple un téléphone d'un réseau Télécom, un système
télévisuel...; mais aussi un livre, une parure, un calendrier, une horloge...
3- Les médias mixtes (ou cogno-énergétique): ils interviennent dans les échanges de
matière/énergie et de contenus d'information/cognition; par exemple, une bibliothèque est formée
de salles (médias énergétiques) contenant des livres (médias cognitifs).
Remarquons que les médias ne sont pas synonymes d'objets technologiques: ils se
distinguent en effet des autres objets techniques en ce qu'ils sont destinés à l'échange inter-humain.
Ce qui différencie, par exemple, un téléphone portable ou un ordinateur en réseau (considérés
comme des médias cognitifs) d'une machine à laver ou d'un réfrigérateur (considérés comme de
simples machines électroménagères), c'est non pas le degré de complexité électronique du
téléphone ou de l'ordinateur, mais bien leur dimension communicationnelle. Ces machines à
communiquer organisent l'espace-temps sociologique, elles le mettent en scène et le rendent plus
accessible; à ce titre, elles constituent une technologie sociale. Il convient donc de focaliser notre
regard sur une caractéristique fondamentale de ces objets, à savoir leur dimension médiatique.
Dans cet article, nous étudions principalement les médias cognitifs (ou de
communication/information) caractéristiques de notre époque, sans oublier les deux autres types de
médias: médias énergétiques et cogno-énergétiques. On comprend dès lors l'importance qu'il y a à
situer en histoire les médias cognitifs, ces techniques de mémoire et vecteur de l'information.
Pendant l'âge mécanique et thermodynamique, on a prolongé les fonctions énergétiques du
corps humain dans l'espace-temps, par des médias énergétiques (ou thermodynamiques). Les
problèmes logistiques des matières premières, de l'énergie et de leurs échanges et transformations
touchent à bien des aspects de l'activité humaine. Des guerres ont été et sont entreprises, des
empires ont été construits et de grands bouleversements anthroposociologiques se sont produits au
fur et à mesure que progressait le contrôle de la matière/énergie. L'histoire de l'utilisation sociale de
la matière/énergie commence à l'origine de l'homme. Ainsi, d'expériences en expériences, il
enrichit ses potentiels et augmente ses puissances sur le milieu dans lequel il vit.
L'anthropologue américain Leslie Whyte a vulgarisé les thèses soutenues au début du XXe
siècle par le physicien allemand Wilhelm Ostwald (1853-1932) et par le biologiste américain
George Mac Curdy. Il reprend au premier la formule selon laquelle "l'histoire de la civilisation
devient l'histoire des progrès du contrôle que l'homme se donne de l'énergie", au second l'idée que
"le degré de civilisation de toute époque, peuple ou groupe de peuples est mesuré par la capacité à
utiliser l'énergie pour satisfaire les besoins de l'homme ou favoriser son progrès". On ne peut sans
doute pas accepter ces points de vue sans quelque nuance: l'idée générale qu'ils expriment est
incomplète car elle ne tient compte que des échanges de la matière/énergie sans tenir compte des
échanges humains d'information/cognition.
Aujourd'hui, après plus d'un siècle de technologie de l'électricité et de l'électronique, ce sont
les fonctions cognitives de l'esprit humain (donc le cerveau et le système nerveux lui-même) que
l'on a jeté comme un filet sur l'ensemble du globe à travers des médias de communication de
l'information (ou cognitifs), abolissant ainsi l'isolement dans l'espace et le temps, des organisations
humaines sur la planète. Nous approchons rapidement de la phase ultérieure de médias cognoénergétiques: les prolongements de l'homme par la simulation technologique du mouvement du
corps et de l'intelligence collective (Lévy, 1990 et 1994). Dans cette phase, le processus créateur de
la connaissance s'étendra collectivement à l'ensemble de la société humaine, tout comme nous
avons déjà, par le truchement des divers médias de communication de l'information actuels,
prolongé nos sens et notre système nerveux individuel.
Pour revenir à McLuhan, ses réflexions ne font que souligner l'idée de la primauté de la
configuration des médias sur leur contenu de matière/énergie et/ou d'information/ cognition. En
effet, la configuration d'un média se caractérise par les paramètres suivants:
1- Sa dynamique dans l'espace/temps: un média statique (par exemple: une frontière - au sens large
du terme -, un livre en papier) n'a pas de mouvement propre; par contre, un média dynamique se
déplace de lui-même. Il est constitué d'un support/véhicule (par exemple: mer/bateau, fil
métallique/courant électrique, espace/onde de radiodiffusion), qui façonne le mode et détermine
l'échelle du transfert/transport/communication de la matière/énergie et/ou information/cognition
nécessaire à l'activité et aux relations entre des hommes.
2- Son champ d'interaction dans l'espace/temps: la portée dans l'espace et/ou le temps d'un média
est la distance/durée la plus grande qu'il peut atteindre; par exemple, la portée dans l'espace de la
voix (qui a pour support/véhicule: l'air/son) est plus faible que celle du téléphone (qui a pour
support/véhicule des fils métalliques/courant électrique). On peut parler aussi de la portée dans le
temps d'un livre.
3- Sa vitesse qui est la distance parcourue par unité de temps: elle est nulle pour un média statique,
elle est plus grande pour le courant électrique que pour son; la vitesse maximale est celle de la
lumière.
Pendant l'âge machiniste mécanique et thermodynamique qui reflue désormais, la lenteur du
mouvement retardait considérablement les réactions. La technologie de l'alphabet et de la machine
mécanique donne à l'homme la capacité d'agir sans réagir. Aujourd'hui, l'action et la réaction ont
lieu presque en même temps grâce à l'électronique, à l'ère de la cognodynamique.
3- Les quatre situations de proximité spatiotemporelle du sujet/objet: l'actuel et le virtuel
"Il existe, à la racine de nos jugements, un certain nombre de notions essentielles qui dominent
toute notre vie intellectuelle; ce sont celles que les philosophes, depuis Aristote, appellent les
catégories de l'entendement: notions de temps, d'espace, de genre, de nombre, de cause, de
substance, de personnalité, etc." (Durkheim, 1985, p. 12). Elles correspondent aux propriétés les
plus universelles des choses. Elles sont comme les cadres solides qui enserrent la pensée. Pour
Mauss (1968, p. 61), "la morphologie sociale figure la société non seulement dans l'espace et le
nombre, mais encore dans le temps".
Toutefois, selon A. Giddens (1994), l'une des caractéristiques des sociétés contemporaines
est de dissocier d'une part le temps et l'espace et d'autre part la localisation spatio-temporelle du
sujet et des objets. L'appartenance d'un objet à un espace n'est plus liée, comme dans les sociétés
industrielles, à la proximité classique et à des relations de co-présence avec le sujet, mais aussi à la
communication entre sujet/objet non-présents dans une relation de face-à-face. Par exemple,
l'intégration à un groupe professionnel, à un espace de travail, peut ou bien résulter d'une relation
de co-présence ou bien être distanciée temporellement et/ou spatialement. Dans les espaces de
travail, l'intégration ainsi caractérisée se matérialise alors dans des situations de communication
diverses. Les situations de proximité virtuelle de communication requièrent l'usage des moyens de
communication qui actualisent des liens interindividuels (Bailly, 1998). Autrement dit, les groupes
s'inscrivent dans des situations de communication: un groupe social peut se placer tantôt dans une
situation, tantôt dans une autre.
Cependant, le sens commun donne au virtuel un aspect insaisissable, contrairement au réel
tangible. Dans le langage courant, le virtuel désigne souvent l'absence d'existence, à l'opposé de la
réalité qui suppose une présence tangible, une manifestation matérielle. Les sociologues Proulx et
Latzko-Toth (2000) ont particulièrement bien montré la difficulté de définir le concept de
"communauté virtuelle". En effet, à partir des principaux écrits sur le sujet, nous pouvons retenir
deux grandes approches du virtuel (Daignault, 2001):
1- La première conception du virtuel est surtout liée au progrès technologique qui s'appuie sur une
opposition du virtuel et du réel: une vision péjorative du virtuel entendu comme imitation dégradée
du réel, comme simulacre; ou une vision enthousiaste dans laquelle le virtuel viendrait nous libérer
des contraintes de la matière, de l'espace et du temps... La première vision conçoit le virtuel comme
un simulacre, une sorte de fausse approximation de la réalité, un fac-similé du réel, mais de basse
fidélité: cette conception dénigre le simulacre. La deuxième vision perçoit le virtuel comme une
façon d'améliorer la réalité, d'aller au-delà des limites de matière, d'espace et de temps. Le virtuel
en devient plus complet, plus riche que la réalité.
2- La deuxième conception du virtuel est plutôt une notion sociologique qui considère cette
dichotomie entre le virtuel et le réel comme simpliste et contestable. L'approche des sociologues,
largement fondée sur les travaux du philosophe français contemporain Gilles Deleuze (né 1925),
propose que le virtuel ne soit aucunement tributaire du progrès technologique. Pour lui, le virtuel ne
s'oppose pas au réel, mais à l'actuel (Deleuze, 1993, p. 129).
Ainsi, pour certains, le virtuel est conçu comme une chose réelle mais non actuelle; pour
d'autres, l'opposition entre le virtuel et le réel demeure. Comment concilier ces deux approches de
conception du virtuel, celle des technologues et celle des sociologues? Dans son sens étymologique
(virtus: force, puissance), le virtuel désigne ce qui est en puissance et non en acte. Virtualité et
actualité sont deux manières réelles d'être différentes: le virtuel est réel, par contre, il n'est pas
actuel. L'actualisation est ce mouvement inverse de la virtualisation: le passage du virtuel à l'actuel.
Cette vision met perpétuellement en corrélation le virtuel et le réel. Leur relation est circulaire, une
expérience et une création constantes. En conséquence, une opposition existe, mais avec l'actuel - le
virtuel n'étant pas (encore) actualisé - et non avec le réel. Le virtuel est une chose réelle mais non
encore actualisée.
Les objets (matériels ou immatériels), y compris les êtres humains, se trouvant dans
l'environnement d'un sujet peuvent avoir quatre situations de proximité spatio-temporelle. Chaque
situation se définit par deux dimensions, le temps et l'espace: il peut y avoir présence et/ou absence
de l'une et/ou de l'autre. Chaque situation de présence est alors amenée à mobiliser des moyens de
communication divers. Rappelons que le milieu extérieur à un être humain, au sujet, est constitué
par tout ce qui ne fait pas partie de l'être humain lui-même (les entités transcendantales, telles que
la Divinité, ne sont pas comprises sous le terme de "milieu extérieur à l'être humain").
L'environnement d'un sujet est constitué par la partie du milieu extérieur qui se trouve en situation
d'agir sur lui ou de subir son action. Un système physique qui agit sur un sujet fait partie de son
environnement; mais la partie du milieu extérieur sur laquelle un sujet peut effectivement agir,
même par des moyens physiques simples, est très difficile à déterminer, du moins avant l'action.
Il existe ainsi quatre types spatio-temporels de situation de proximité sujet/objet dans un
environnement donné: une situation en actuel et trois situations en virtuel.
1- Proximité actuelle spatio-temporelle ou co-présence (ici et maintenant): le sujet et l'objet sont
présents dans le même espace et le même temps. Par exemple, la communication orale directe entre
deux ou plusieurs personnes face à face, médiatisée non par un objet technique (au sens classique
du terme) mais par les corps, est souvent privilégiée. Autres exemples, les médias énergétiques,
comme la mer/navire ou la route/voiture, ne fonctionnent qu'en actuel.
2- Proximité virtuelle en espace réel ou différé-présence (ici mais pas maintenant): le sujet et
l'objet sont absents dans le temps, mais présents dans l'espace. Cette situation se retrouve, par
exemple, dans le cas de déplacement professionnel d'une personne hors de son lieu de travail
habituel ou simplement lors d'une absence momentanée durant la journée ou bien encore, dans le
cas de congés annuels. L'individu absent trouve à son retour, une note papier, un courrier
électronique... Les objets techniques d'actualisation qui assurent la relation, peuvent être le courrier
papier, le fax ou bien le courrier électronique... En fait, cette situation se généralise à tout document
écrit, comme le dit Paul Ricoeur (1986, p. 35): "Grâce à l'écriture, le discours acquiert une triple
autonomie sémantique: par rapport à l'intention du locuteur, à la réception par l'auditoire primitif,
aux circonstances économiques, sociales, culturelles de sa production. C'est en ce sens que l'écrit
s'arrache aux limites du dialogue face à face et devient la condition du devenir-texte du discours. Il
revient à l'herméneutique d'explorer les implications de ce devenir-texte pour le travail de
l'interprétation".
3- Proximité virtuelle en temps réel ou télé-présence (pas ici mais maintenant): le sujet et l'objet
sont absents dans l'espace, mais présents dans le temps. Par exemple, le téléphone ou la
visioconférence permettent de nouer des liens sociaux avec autrui en télé-présence. Les objets
techniques utilisés (téléphone ou la visioconférence sur l'Internet) assurant la relation, sont
considérés comme des moyens d'actualisation. "L'espace de communication qui en résulte n'est pas
sans lieu; il relie des lieux par des réseaux et des systèmes de transport électroniques. Il redéfinit la
distance, mais n'abolit pas la géographie" (Allemand, 2003a, p. 59). Nous l'appelons e-lieu
sociologique.
4- Enfin, la proximité virtuelle spatio-temporelle ou fictive-présence (pas ici pas maintenant): le
sujet et l'objet sont absents à la fois dans le temps et dans l'espace. Il y a actuellement une
impossibilité de communication et non-lieu sociologique. Par exemple, un livre électronique
lorsqu'il est sous forme de fichiers sur un CD-Rom ou un disque dur, il est virtuel en fictiveprésence et il n'existe ni dans l'espace ni dans le temps comme livre lisible composé de pages sur
lesquelles l'écriture est structurée sous forme de chapitres et de paragraphes. Pour lire un livre
électronique, il faut l'actualiser en utilisant un ordinateur qui va le mettre dans l'espace-temps, celui
de l'écran. Autre exemple, une boîte aux lettres électronique lorsqu'elle est sous forme de fichiers
sur le disque dur d'un serveur, elle est virtuelle en fictive-présence et elle n'existe ni dans l'espace ni
dans le temps comme lettre lisible composée de pages et autres documents joints...
Tableau récapitulatif des quatre situations de proximité spatio-temporelle du sujet/objet
Temps
Présence
Absence
Espace
Objet matériel
lieu sociologique
Objet matériel
lieu sociologique
Proximité Actuelle spatiotemporelle
(ici et maintenant)
(co-présence sujet/objet)
Proximité Virtuelle en espace
réel
(ici mais pas maintenant)
(différé-présence sujet/objet)
Conception du philosophe
Conception du sociologue
Objet matériel
e-lieu sociologique
Objet immatériel
non-lieu sociologique
Proximité Virtuelle en temps
réel
(pas ici mais maintenant)
(télé-présence sujet/objet)
Proximité Virtuelle spatiotemporelle
(pas ici pas maintenant)
(fictive-présence sujet/objet)
Conception du sociologue
Conception du technologue
Présence
Absence
Cette conception du virtuel concilie, en les associant, les points de vue aussi bien du
technologue que ceux du sociologue et du philosophe. Le concept de "l'actualisation" (totale ou
partielle) illustre parfaitement le phénomène de passage entre le virtuel et l'actuel: la virtualisation
est le passage de l'actuel au virtuel, alors que l'actualisation est le cas inverse. Par exemple,
l'actualisation partielle en téléphonie se fait par la transformation de la parole d'une personne en
signaux électriques et le transport de ces signaux sur des fils métalliques/courant électrique chez
une autre personne où ils sont retransformés en ondes sonores restituant la parole émise. Autre
exemple, l'actualisation de la forme virtuelle d'un livre électronique va le mettre dans l'espacetemps, celui de l'écran d'un ordinateur...
Concernant les divers moyens de communication mis en jeu dans chacune des situations de
présence spatio-temporelles, on remarque que le corps du sujet (c'est-à-dire les organes de la
parole, du maintien, des gestes, des attitudes...) en fait partie. Il apparaît pertinent, dans la lignée de
Marcel Mauss (1989, p. 365), d'appréhender le corps comme un instrument technique. En situation
de co-présence voire de télé-présence (via la visioconférence, par exemple) il joue un rôle similaire
aux moyens de communication, tels qu'ils sont couramment définis, dans le sens où il est bien un
médiateur. Nous proposons donc le terme générique d'instrument de communication pour désigner
aussi bien les objets techniques de communication (matériels ou immatériels) que le corps du sujet
et ses dérivés (gestes, regards...).
Ces instruments de communication médiatisent les relations interindividuelles, c'est-à-dire ils
tissent le lien social. Le travail de terrain montre clairement qu'aucune situation de présence ne fait
l'objet d'usages exclusifs dans une communication. Un courrier électronique peut répondre à un
appel téléphonique ou à un fax et être suivi d'un courrier papier ou d'une rencontre en co-présence.
Ceci étant, la disponibilité des différents moyens de communication et l'actualisation d'une situation
virtuelle de présence donnée sont insuffisantes à rendre compte de la façon dont s'opère la
médiatisation. Les groupes sociaux, inscrits dans les situations de présence, construisent les usages
des moyens de communication dont ils disposent. Ce faisant, ils opèrent des combinaisons entre les
instruments de communication.
4- Communautés virtuelles en différé-présence ou en télé-présence
La notion sociologique de lieu associée, par Marcel Mauss et toute la tradition ethnologique,
à celle de culture localisée dans le temps et l'espace correspond à la situation de proximité actuelle
(en co-présence). Pour Mauss (1968, p. 41), "les phénomènes sociaux se divisent en deux grands
ordres. D'une part, il y a les groupes et leurs structures. Il y a donc une partie spéciale de la
sociologie qui peut étudier les groupes, le nombre des individus qui les composent et les diverses
façons dont ils sont disposés dans l'espace: c'est la morphologie sociale. D'autre part, il y a les faits
sociaux qui se passent dans ces groupes: les institutions ou les représentations collectives".
L'avènement de l'Internet (Herbet, 2001), nouveau réseau électronique, conduit actuellement
à l'émergence de nouvelles formes de sociabilité, en rupture radicale avec les situations de présence
spatio-temporelles traditionnelles. Les interactions en réseaux peuvent se former grâce à plusieurs
moyens informatiques de communication. Si certains groupes se forment par des moyens comme le
courrier électronique, il est toutefois plus fréquent d'observer la naissance de groupes dans des
environnements virtuels de rencontres: forums de discussion (en différé-présence), "tchats" (en téléprésence), etc. Ainsi, à la notion de lieu sociologique de localisation dans l'espace-temps, nous
ajoutons les notions "e-lieu" et de "non-lieu" sociologiques correspondant aux situations de
proximité virtuelle (en différé-présence, en télé-présence ou en fictive-présence).
On parle de communautés virtuelles surtout depuis l'émergence de l'Internet, mais elles
existaient bien avant. On a cité l'exemple de l'abbé Marin Mersenne qui avait patiemment constitué
un réseau de plus de 200 savants à travers l'Europe, au XVIIe siècle. Surnommé "le secrétaire
scientifique de l'Europe savante", ce proche de Galilée, Descartes, Pascal et Fermat envoyait des
courriers postaux à ses correspondants formant ainsi son réseau postal. Il n'est donc pas nécessaire
d'utiliser l'Internet pour créer et entretenir une communauté virtuelle. Si le virtuel, au sens de
Deleuze, n'est pas tributaire du progrès des nouvelles technologies du numérique et
particulièrement de l'Internet, l'expression "communauté virtuelle" désignera, tout de même avant
tout, ces nouvelles formes de collectifs qui serait en train d'être inventés sur et autour d'Internet.
Ces environnements virtuels dans lesquelles les individus fondent leur pratique de
communication offrent un contexte d'interaction particulier. Outre ce contexte dans lequel ces
personnes communiquent, une vie sociale se développe dans la conscience des usagers. Ainsi, ces
"e-lieux" de discussion génèrent un espace social virtuel dans lequel se développent "des manières
d'agir, de penser et de sentir, extérieures à l'individu". La participation à des groupes de discussion
rencontre tous les éléments de la définition d'un fait social, par l'intériorisation de valeurs, de
règles, de façons de penser et par la présence d'une contrainte provenant de l'extériorité des règles à
respecter. Des normes sociales et des univers symboliques particuliers orientent les interventions
des usagers dans leurs relations sociales en réseaux.
Dans ces environnements virtuels de rencontres, les usagers ont généralement une pratique
individuelle et prennent plaisir à discuter avec d'autres usagers. La naissance d'une communauté
virtuelle demandera que plusieurs facteurs sociaux soient rassemblés. Les gens doivent trouver un
intérêt à se rassembler. Si la formation d'une équipe virtuelle de travail est souvent imposée, la
formation des groupes virtuels résulte généralement d'un désir mutuel de se lier. D'ailleurs, cette
appartenance n'est pas toujours explicite et c'est pourquoi il est souvent difficile de distinguer un
ensemble d'individus qui discutent de façon ponctuelle d'un groupe basé sur des liens qui persistent
dans le temps. En fait, les communautés virtuelles sont des groupes formés grâce aux interactions
en réseaux; mais une fois formés, ils sont "gravés" dans la conscience de leurs membres. C'est-àdire que la communauté se vit par les relations avec les autres membres et ces relations peuvent
s'actualiser à travers plusieurs moyens de communication comme le courrier électronique, le
téléphone, différents environnements virtuels et même les rencontres de personne à personne.
Lorsque l'on s'interroge sur l'aspect social et relationnel de l'envoi d'un message
électronique, les particularités fleurissent. Le fait social communément désigné par les internautes
sous le vocable forum correspond à la situation virtuelle en différé-présence et utilisant des objets
virtuels immatériels comme les pages Web ou les boîtes aux lettres électroniques... Le forum
électronique est différent du "tchat": ce terme d'origine anglo-saxonne, dont l'équivalent français
est "messageries en direct", recouvre une utilisation particulière du réseau Internet en télé-présence,
aujourd'hui largement répandue pour nouer des amitiés. Nous définissons le tchat comme une
conversation sous forme écrite, en temps réel, avec éventuellement un grand nombre de personnes
en simultané et par l'intermédiaire du Web ou d'un logiciel adapté. Ce dispositif socio-technique de
communication médiatisée par ordinateur offre à l'internaute un nouvel espace-temps, un "e-lieu"
d'interaction sociale permettant le développement de relations sociales originales et aboutissant
dans certains cas seulement à la création de lien social.
Ainsi, se forment des petits réseaux sociaux personnels. Les forums et les tchats sont donc
des e-lieux de sociabilité (Draelants, 2001). Lorsque deux personnes établissent, sur le réseau, un
dialogue plus personnel, plus intime, à l'écart des autres participants, l'envie de voir le visage de
l'autre est plus présent. L'échange écrit s'enrichit alors d'images, au sens premier du terme, avec des
photographies scannées ou numériques. Le développement actuel des ventes de webcams dans le
commerce confirme cette idée. On comprend que l'essentiel, pour maintenir le lien social, n'est pas
l'outil technique utilisé, bien qu'il joue un rôle, mais la manière dont les hommes communiquent
entre eux et comment une société organise ses relations collectives. Cependant, la communication à
distance ne remplacera pas la communication humaine directe. Plus les hommes peuvent
communiquer par des moyens sophistiqués, interactifs, plus ils ont envie de se rencontrer.
5- La "proximité électronique"et le concept d'"État-nation distribué" débordant les
frontières
Nous consacrons cette dernière partie de notre exposé à l'étude de la transition sociologique
contemporaine: d'une société où prédominent les médias énergétiques, nous sommes pleinement
engagés dans une société post-industrielle des médias cognitifs à technologie électronique. Les
effets anthroposociaux de cette transition dépendent du changement d'échelle spatio-temporelle des
interactions sociologiques provoquées, par l'augmentation de la portée et de la vitesse des échanges.
Pour McLuhan, les vêtements sont des prolongements de nos corps, plus loin les murs de nos
logements sont des prolongements de nos vêtements, plus loin les limitations de notre village ou
ville, plus loin encore les frontières de notre pays, notre région géographique... et finalement le
"village mondial" de l'ère électronique. C'est cette proximité récente - avec les situations de
proximité virtuelle de communication -, due aux médias électroniques, que nous appelons
"proximité électronique" (Dertouzos, 1999, p. 281) où la distance ne se mesure pas en kilomètres.
La définition générale que nous avons donnée aux médias nous permet de définir les
frontières (au sens large du terme) - les frontières politiques limitant les nations, les murs d'un
logement ou d'une autre institution sociale, les tissus d'un vêtement, etc. -, comme médias mixtes
cogno-énergétiques statiques. Par exemple, le vêtement peut être considéré comme un média
énergétique (prolongement des mécanismes thermorégulateurs de la peau, moyen de protection
contre les agressions physiques...), en plus comme un média cognitif (signe cognitif d'identité,
régulateur de la vie sexuelle, moyen de définition sociale de l'individu: l'exemple le plus simple est
la différence marquante des habillements féminin et masculin...).
Ces médias frontières statiques permettent le cloisonnement de l'espace géographique.
Cependant, toute frontière - biologique et/ou sociologique - est à la fois enveloppe protectrice, ligne
de défense, lieu de contrôle, zone de transit d'échanges et communication. Edgar Morin écrit dans
ce sens (1974): "L'unité dans le temps des systèmes auto-organisateurs et mémorisants que nous
sommes n'est pas absolue, mais elle est non moins réelle que leur unité spatiale, délimitée par une
peau et des muqueuses. La frontière qui protège l'autonomie d'un être vivant par rapport à l'univers
qui l'entoure n'a de sens que si, en même temps que barrière, elle est lieu d'échanges et se laisse
traverser".
Pour ces espaces biologiques ou sociaux, il faut dépasser l'idée simple de la fermeture
thermodynamique qui exclut l'ouverture, ainsi que l'idée simple d'ouverture qui exclut la fermeture.
En cognodynamique, les deux notions peuvent et doivent être combinées ensemble de telle façon
qu'elles deviennent relatives l'une à l'autre comme dans l'idée de frontière, puisque la frontière est
ce qui à la fois interdit et autorise le passage. Dans ce type d'organisation, il y a donc deux espaces
à considérer: l'espace extérieur et l'espace intérieur. En effet, les espaces intérieurs des êtres
vivants ou d'une collectivité d'êtres vivants sont toujours occupés par les éléments constituant
l'organisation biologique ou sociale. Ils conservent des rapports nécessaires d'échanges et
d'équilibres avec les espaces extérieurs. Une organisation biologique ou sociale a éventuellement
une triple entrée (les matériaux à transformer, l'énergie pour le travail, le programme à exécuter), et
une triple sortie (les sous-produits et déchets, les produits finis, les messages ou signaux concernant
leur fonctionnement). Dans tous les cas, les entrées/sorties sont matérielles/énergétiques et/ou
informationnelles/cognitives.
Traditionnellement, les nations s'appuient sur un espace territorial ayant des frontières
politiques sinon géographiques avec une langue, une culture, une histoire et souvent une religion,
tous hérités d'un passé commun. Mais toutes ces forces de la nation perdent aujourd'hui leur
localisation physique spatio-temporelle: la langue, la culture, l'histoire et la religion se détachent de
la géographie. Les gens émigrent, travaillent à l'étranger: un dixième des Tunisiens vit loin du
territoire national. On compte 150 millions de personnes déplacées dans le monde, soit 2,8% de la
population mondiale, dont un tiers de migration familiale, un tiers de migration de travail et un tiers
de réfugiés (Wihtol de Wenden, 2003). Le migrant d'aujourd'hui entretient une "culture de lien"
avec ses proches restés au pays, grâce à ses va-et-vient mais aussi les nouvelles technologies de
communication, à commencer par la télévision (chaînes nationales par satellite) et le portable. Il
n'hésite pas à s'initier à l'Internet, apprendre à consulter la presse de son pays sur le Web.
Il importe de considérer l'espace national et l'Etat-nation comme des espaces avec des
frontières ouvertes/fermées susceptibles de transformations d'ordre économique, social, politique...
La proximité électronique affectera la façon de communiquer et l'équilibre des classes sociales: il
diluera le tribalisme culturel, facilitera la coopération comme le crime international, augmentera le
pouvoir des États et changera le sens du mot nation. Elle nous aidera aussi à entretenir notre
héritage ethnique, ce qui réduit le besoin d'une nation traditionnelle, physiquement localisée sur un
territoire de façon statique: d'où le concept d'Etat-nation distribué défini de façon dynamique.
On peut ainsi considérer "la Tunisie", par exemple, comme Etat-nation distribué: elle est
constituée non seulement par un espace géographique/historique délimité par ses frontières
politiques bien connues contenant le peuple tunisien formant un Etat-nation; mais en plus, on doit
considérer l'ensemble des médias cognitifs (les radios et télévisions, les réseaux électroniques des
systèmes informatiques) et des médias énergétiques (les bateaux, les avions, etc.) partant du
territoire tunisien reliant tous les Tunisiens autour du monde!
Figure 1:
Le champ géographique d'interaction de la Tunisie et du Maghreb avec les autres Etats-nations est
régional, principalement avec l'Europe (source: Wihtol de Wenden, 2003, modifié).
Cependant, vu son arsenal des médias très limité en nombre et en portée, le champ
géographique d'interaction de la Tunisie avec les autres Etats-nations reste régional,
principalement avec l'Europe, le monde arabe ou les pays africains. Les travaux sur les
mouvements pendulaires de migrants entrepreneurs maghrébins (Allemand, 2003b, p. 106),
illustrent bien l'intérêt d'une approche en termes d'Etat-nation distribué, en même temps qu'ils
soulignent l'importance croissante des phénomènes organisés en réseaux, dans la compréhension
des dynamiques migratoires internationales. Mais ces réseaux de relations et les motifs de leur
essor signifient-ils la fin des États? Les mouvements transfrontaliers de Marocains ou de Tunisiens,
par exemple, montrent au contraire à quel point les réseaux transfrontaliers dépendent de l'existence
de frontières et donc de bornages étatiques. Tout porte à croire qu'ils ont gagné en ampleur grâce à
la diffusion des technologies de télécommunication (téléphone, fax et, aujourd'hui, portable et
Internet) et l'essor du transport aérien et maritime, la généralisation du visa, etc. Comme le suggère
Jocelyne Cesari (2002), "il ne s'agit pas de considérer l'État et les réseaux transnationaux en
opposition radicale mais en interaction permanente, ce qui permet de sortir du discours convenu sur
la fin de l'État-nation miné par la mondialisation".
Les États-Unis d'Amérique forment aujourd'hui les États-nations les plus distribués du
monde, en temps de paix comme en temps de guerre. Et cela, vu l'importance de leurs médias, aussi
bien énergétiques que cognitifs, avec un champ géographique d'interaction mondial cosmopolite.
Ils rappelleraient l'ère des médias purement énergétiques des grands empires antiques, mais sur un
niveau largement supérieur associant la puissance des nouveaux médias électroniques aux médias
énergétiques. Comme les Etats-Unis d'aujourd'hui, l'empire romain pendant ses heures de gloire
régnerait non seulement sur le bassin méditerranéen et les larges zones limitrophes, mais sur
l'ensemble des territoires connus de la planète (Ruano-Borbalan, 2003). Avec ses médias
énergétiques de grande portée(les navires à voiles), il avait un large champ géographique
d'interaction dans le monde antique.
Figure 2:
Le champ géographique d'interaction des Etats-Unis avec les autres Etats-nations est mondial, en
temps de paix comme en temps de guerre (source: Ruano-Borbalan, 2003, modifié).
Que les états-nations restent centrées sur des espaces territoriaux ou qu'ils se dispersent pour
devenir des Etats-nations distribués, la proximité électronique resserre leurs liens culturels. Durant
les quelques décennies du XXe siècle où la radiotélévision a envahi le monde, elle a instauré
certaines normes culturelles, même là où les médias électroniques sont plus ou moins interdits. La
proximité électronique exercera une action de brassage et de nivellement sur les cultures globales et
locales, quand les habitants des villages reculés, comme des métropoles, se retrouveront dans un
espace commun consacré aux loisirs, au commerce, à l'enseignement, à la médecine, etc. Pour
autant, les différences s'effaceront-elles au profit d'une culture planétaire? En fait, les facteurs
d'homogénéité se heurtent à des particularismes puissants.
La proximité électronique des nouveaux médias modifie les propriétés d'ouverture/fermeture
des frontières nationales classiques. À la différence des frontières actuelles, définies avec postes et
douanes classiques, les frontières de demain croiseront des millions de sentiers électroniques et, sur
chaque sentier, des millions de véhicules d'information. Situation inédite qui redéfinit le sens de
l'expression "frontière nationale". La proximité électronique permettra-t-elle alors aux États
d'exercer leur contrôle légal? Ne pouvant suivre les modèles classiques des médias énergétiques du
commerce international et des transports aériens, grands passeurs de frontières classiques, les Étatsnations doivent harmoniser leurs politiques sur les flux d'information/cognition des médias
cognitifs. Ainsi, la plus importante étape sera de réexaminer, au niveau national et international, les
politiques d'échange de l'information/cognition. Car depuis la fin du XXe siècle, les médias
cognitifs des réseaux informatiques se répandent partout et ils ne supporteront plus longtemps des
lois restrictives élaborées sur le modèle des médias énergétiques.
Conclusion
La sociologie du XXIe siècle se trouve devant une croisée des chemins: ou bien elle choisit
une voie qui lui soit propre en adaptant son corps conceptuel et méthodologique, ou au contraire,
elle se trouve, de jours en jours, dépassée par une réalité sociale qui ne ressemble guère à celle
d'hier. Le sociologue est en face de nouveaux concepts, d'une nouvelle vision du monde et surtout
d'un nouveau paradigme, celui des nouvelles technologies électroniques d'information/cognition.
Cette rupture ne constitue-t-elle pas le début d'une autre civilisation où la technologie ne sera plus
considérée comme une variable lourde dans le changement social et la promotion humaine? Le
développement de ces nouvelles technologies tend vers l'élimination de la logique disciplinaire au
point que le "village planétaire" mobilise l'interdisciplinarité entre les sciences physicobiologiques
et sciences anthroposociologiques. Comme le dit Rabah Kechad (2002b), à juste raison: "L'héritage
théorique et conceptuel développé par nos maîtres ne doit pas être considéré comme un livre saint
que tout nouveau sociologue accepte sans pouvoir s'en détacher. Les théories sociologiques ont été
développées dans des conditions socio-historiques particulières et dans le cadre d'un paradigme
considérant le monde comme une horloge selon la vision mécaniste newtonienne. C'est l'histoire
qui a accouché la sociologie et non l'inverse. Pour cela, la sociologie ne pourra jamais faire
l'histoire mais s'y adapter".
Abdelkarim Fourati
Références bibliographiques:
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Numéro spécial no2, mai-juin 2003a, p.58-59.
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Editions L'Harmattan, 1998, Groupe de recherche GRESICO, 384 pages.
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Printemps 2003, Vol.05, no.02, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org.
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Proulx, S. et Latzko-Toth, G. "La virtualité comme catégorie pour penser le social: l'usage de la
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Ricoeur, Paul. Du texte à l'action. Essais d'herméneutique II, Paris: Editions du Seuil, 1986,
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Ruano-Borbalan, Jean-Claude. "Les Etats-Unis dominent le monde", Sciences humaines, Numéro
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Santiago, José Antonio. "La nation sacrée. Les manifestations contemporaines du sacré à la lumière
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Wihtol de Wenden, Catherine. "Migrations, de nouveaux visages" Sciences humaines, Numéro
spécial no2, mai-juin 2003, p.62-65.
Notice:
Fourati, Abdelkarim. "L'espace-temps sociologique de la "proximité électronique"", Esprit critique,
Automne 2003, Vol.05, No.04, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet:
http://www.espritcritique.org
Revue internationale de sociologie et de sciences sociales Esprit critique - Tous droits réservés
Automne 2003 - Vol.05, No.04
Dossier thématique
Entretien
Du local au global: "La perpignolade: un concept local" - Entretien avec le professeur Robert
Marty
Par Martine Arino
Le 26 avril 2003, Robert Marty[1] professeur émérite de Sciences de l'Information et de la
Communication, mathématicien et sémioticien publiait un essai de micro-littérature intitulé: La
perpignolade: un concept local. Il y dénonce avec brio et humour la justification de l'imposition de
l'arbitraire sur un territoire. Même si la réflexion paraît s'inscrire sur la région de Perpignan, elle est
malheureusement applicable à d'autres aires géographiques.
Lors de cet entretien, Il s'agira aussi d'analyser cette nouvelle forme critique et engagée
d'écriture pour en faire émerger son implication. Je conclurai avec l'implication et les réseaux
virtuels.
Esprit critique: "Pourquoi avez-vous entrepris d'être votre propre éditeur? P. Lévy explique
dans son livre sur la cyber-démocratie que l'internaute devient son propre média. Est-ce que
ce genre de micro-littérature pourrait avoir la même forme?"
Robert Marty: "Etre son propre éditeur c'est maîtriser l'ensemble des processus qui produisent un
ouvrage ou du moins évaluer et choisir parmi les formes possibles celles qu conviennent le mieux à
un projet éditorial. Mon choix est donc lié à un projet de recherche-action dont j'expose ci-dessous
les grandes lignes: saisir un concept -et un seul à la fois- qui est émergent dans la société donc
imprécis, utilisé sans trop de discernement mais dont l'émergence, spontanée par nature, atteste de
l'utilité sociale. Faire ensuite sur ce concept un travail de précision et de clarification pour hâter sa
mise à disposition de chacun qui voudra bien se l'approprier. D'une certaine manière il s'agit de
"booster" un processus naturel mais il est clair que, autant dans le choix que dans la méthode, se
manifeste une intentionnalité qui situe le projet dans l'intervention socianalytique. D'une certaine
manière, le concept est testé dans sa capacité à s'universaliser pour devenir un instrument collectif
d'intelligibilité de la réalité. En fait, ce que l'on s'efforce de vérifier c'est si l'invention du concept
choisi est bien un élément pertinent dans le processus de construction sociale de la réalité. On
sélectionne évidemment le concept qui parait le plus éclairant dans le contexte de parution de
l'ouvrage.
Du point de vue purement littéraire, je teste du même coup, à la lumière du succès de Matin brun de
Franck Pavloff[2], le concept de "micro-littérature" qui pourrait être une tendance forte de la
littérature du XXIème siècle: un seul concept dans 12 mini-pages avec de l'humour (autant que
faire se peut) et le minimum d'effort de théorisation (tant redouté par les jeunes d'aujourd'hui) mais
suffisamment quand même pour que personne n'ait le sentiment d'avoir perdu le quart d'heure passé
à lire le micro-livre. Le dosage est difficile mais seule une expérimentation en vraie grandeur peut
donner une réponse. La première expérimentation est engagée sur l'aire limitée du département des
Pyrénées-Orientales.
Du point de vue sémiotique, aucune des caractéristiques qui contribue à la valeur-signe du livre
produit in fine ne doit échapper au contrôle du producteur-éditeur, depuis la maquette jusqu'au
choix des polices de caractères. En particulier, ce dernier doit avoir la capacité de financer
l'ensemble du projet ou d'associer pleinement un éditeur professionnel à son projet. Les conditions
de l'auto-édition sont disponibles sur le web: http://www.auto-edition.com/. Si l'on pousse plus loin
l'analyse, l'éditeur apparaît comme le gestionnaire économique des interprétants du marché. En
d'autres termes, la structure éditoriale détient un habitus interprétatif - que n'ont pas en général les
auteurs - qui lui permet d'associer avec une bonne approximation à tout livre-signe un chiffre de
ventes et il lui suffit de comparer le chiffre d'affaires attendu au coût estimé de la publication pour
conclure très rapidement à la viabilité de l'opération éditoriale. C'est une raison supplémentaire
pour expérimenter sur des petits ouvrages en petite série avec l'espoir que le succès du modèle
réduit soit un élément susceptible d'inciter ultérieurement un éditeur professionnel à prendre des
risques à grande échelle, ce qui est malgré tout le fondement de leur métier.
Je pense que si l'on sort de l'édition électronique stricto sensu, il est illusoire de penser que l'on
puisse devenir son propre media. Le relais de l'édition traditionnelle est indispensable. Le passage
par l'auto-édition ne saurait être que l'élément premier d'une stratégie fondée sur l'indexicalité:
diriger l'attention des professionnels sur un projet en prouvant le mouvement en marchant sur les
seuls premiers pas que peut assumer un individu isolé. La micro-littérature pourrait être la forme
émergente d'une telle stratégie".
Esprit critique: "En tant que sémioticien, pouvez-vous nous expliquer le titre La Perpignolade
et l'illustrer?"
Robert Marty: "Il convient d'abord de relater brièvement la genèse du projet. Il y a d'une part ce
qu'il est convenu d'appeler "l'affaire Brasillach" qu'on a tenté ici de limiter à une tempête dans un
bocal (mais qui a largement débordé dans les medias nationaux) et d'autre part le succès constaté de
Matin brun, un conte philosophique sur le thème de l'antifascisme, un succès réactivé par le
traumatisme de l'élection présidentielle du 21 avril. Tous les documents relatifs à cette affaire sont
exposés à l'URL www.dehorsbrasillach.net. C'est dans ce contexte qu'a germé le projet des Editions
de Collyre dont je suis le seul et unique acteur, de A jusqu'à Z, si l'on excepte l'imprimeur qui n'a
fait valoir aucune contrainte restrictive hormis des conseils de bon sens visant à faire rentrer la
première édition dans un budget raisonnable que je pouvais assumer (grâce à de l'argent gagné en
tant que consultant en études qualitatives de sémiotique pour de grandes entreprises, voir
www.semiolines.com).
Le titre La perpignolade nomme le seul et unique concept qui est développé dans un micro-livre de
12 pages (voir http://marty.robert.chez.tiscali.fr/collyre/index.htm). Inventé par un ancien étudiant
devenu un ami qui, lors de son passage dans notre université, fut témoin et acteur d'événements
anomiques en son temps et qu'il eût l'idée de nommer de la sorte. En fait l'analyse montre qu'il a
spontanément créé un mot-valise, l'union de "perpignan" et de "guignol" (recollés par les trois
lettres "ign") destiné a recouvrir une constante essentielle de la vie politique, culturelle et sociale de
notre ville. En recollant les mots il recollait une réalité - la vie de notre ville - avec sa représentation
métaphorique sur une scène de guignol, dont on sait qu'il est un spectacle destiné à faire rire les
enfants. Le tour de force des acteurs, aussi bien que des medias chargés de rendre compte de cette
action, est de naturaliser la représentation comme réalité en excluant tous ceux qui dénonceraient
la supercherie. Les mécanismes d'exclusion sont variés et consistent, pour l'essentiel, soit à
transformer ces derniers en acteurs eux-mêmes en leur attribuant des statuts et des rôles dans la
représentation soit, en cas d'impossibilité, à les rendre quasi-invisibles et inaudibles en les privant
de tout accès à la parole publique.
L'effet attendu est le suivant: en aidant le concept ainsi nommé à proliférer dans les esprits, ouvrir
les yeux de ce public captif sur le caractère construit et mensonger de la représentation qui lui est
offerte afin de l'inciter à découvrir par lui-même la réalité qu'elle dissimule et les moyens par
lesquels elle est dissimulée. Libre à lui ensuite d'attribuer une intentionnalité à ce type de pratique
de la part des organisateurs de la mise en signes. L'entreprise n'est pas désespérée puisque le
concept aussi bien que l'étiquette qui lui est attachée viennent du milieu lui-même qui est soumis à
l'illusion. Il s'agit donc de hâter la venue dans les esprits d'un élément crucial pour accéder aux
réalités cachées plutôt que de prêcher une quelconque révolte contre l'establishment local dont on
sait qu'elle est vouée à l'échec tellement le contrôle social est efficace et rodé depuis longtemps. En
fait je suis tout à fait dans la perspective tracée par Barthes à la fin de sa préface des Eléments de
sémiologie: "pas de dénonciation sans son instrument d'analyse fine, pas de sémiologie qui
finalement ne s'assume comme une sémioclastie". D'où la profession de foi déclarée des Editions
du Collyre:
Mettez un nouveau concept dans votre esprit.
Il peut produire une irritation passagère.
Ensuite vous y voyez plus clair.
Il faut évidemment, pour être entendu et crédible, inscrire le concept dans le flux de la vie locale,
montrer qu'il s'applique à nombre de situations qui la caractérisent et qu'il les éclaire de façon
définitive et sans appel. Par exemple tout un pan de l'affaire Brasillach citée plus haut relève sans la
moindre hésitation de la perpignolade. En effet, on a pu lire dans le Monde que le signataire de
l'article de l'Encyclopédie incriminé n'en est pas véritablement l'auteur bien qu'il se soit débattu
comme un beau diable au début de l'affaire en se couvrant de l'autorité d'un membre important de la
communauté juive qui en aurait approuvé le contenu. Ce sont les éditeurs qui s'y désignaient à sa
place et probablement, leur avait-on demandé de le faire au titre des sommes encaissées provenant
d'une collectivité locale afin de sauver un soldat voué corps et âme au fragile équilibre politique de
la microsociété locale. De plus, un examen approfondi du texte montre qu'il a été pour l'essentiel
recopié d'une quatrième de couverture d'un livre de Brasillach écrite par Maurice Bardèche, le
propre beau-frère et exécuteur testamentaire de Brasillach, et surtout l'introducteur reconnu du
négationnisme en France. J'ai pu même faire observer que le Préfet Bonnet, incriminé dans la
célèbre affaire des paillotes corses, auxquelles des gendarmes français ont mis nuitamment le feu,
n'avait fait que recycler le concept en Corse après son long passage à la préfecture de Perpignan où
il s'est illustré aussi par des contributions spécifiques.
Enfin la dimension de l'humour me paraît fondamentale pour mener à bien ce genre de projet car il
joue un rôle crucial dans sa réception. Qualité générale de l'analyse, il ouvre l'esprit à l'acceptation
du concept à titre précaire certes car il faut lever de nombreuses défenses installées par l'institué
posé avec sérieux par les corps constitués et medias constructeurs des réalités au quotidien.
L'humour, surtout lorsqu'il est jubilatoire, est un allié précieux pour la réussite d'un tel projet. Mais
c'est aussi un allié exigeant qu'il faut traiter avec beaucoup de précaution: en excès, il ouvre la voie
à la folklorisation, à l'invalidation par manque de sérieux d'un auteur suspecté de chercher avant
tout à s'amuser au dépens des autres; insuffisant ou de mauvaise qualité, il lasse vite et ne retient
pas suffisamment l'attention du lecteur. En d'autres termes, il faut que l'humour soit perçu comme
étant au service de l'entreprise sémioclaste et non une fin dernière poursuivie par l'auteur".
Esprit critique: "Qu'est-ce qu'un intellectuel impliqué?"
Robert Marty: "Les années de l'après-guerre bruissent encore des débats autour de la position des
intellectuels et notamment de leur engagement en politique. On a voulu voir avec la mort de Sartre
la disparition du dernier intellectuel engagé. Certes le petit monde des intellectuels français s'est
aussitôt tourné vers Bourdieu censé recueillir l'héritage. Mais celui-ci l'a manifestement refusé pour
ne pas se laisser prendre au piège de la posture, afin de continuer sereinement son travail de
décapage de la société française et notamment de ses rapports avec les medias, ce qui lui interdisait,
selon moi, toute possibilité d'acquérir une dimension critique suffisante pour peser de tout son
poids sur l'évolution de la société civile.
Il me semble donc que l'implication de l'intellectuel doit être réelle, c'est-à-dire incarnée dans des
pratiques de construction sociale de la réalité au jour le jour, mais que cette implication soit mise au
service de la connaissance. En d'autres termes, l'intellectuel impliqué utilise son implication
personnelle comme outil de connaissance. C'est son implication maîtrisée qui produit du savoir
autant sur la société que sur lui-même, mais celle-ci ne présente d'intérêt que pour lui-même. Il ne
lui est pas interdit d'être habile faute de quoi sa stratégie sera vite éventée. D'ailleurs la réussite
d'une telle stratégie ne peut-être que collective et quelques kamikaze, nouveaux députés Baudin se
faisant tuer sur une barricade virtuelle pour 5 euros, seraient de peu de secours pour ouvrir les yeux
des masses de téléspectateurs captés par la téléréalité et autres distractions qui les détournent des
déterminants de la construction de leur propre vie.
Enfin, puisqu'il s'agit d'implication réelle, elle est nécessairement limitée aux sphères dans laquelle
évoluent habituellement les intellectuels. Les illusions post-soixante-huitardes de l'établissement en
usine ont suffisamment montré le caractère vain de tout franchissement intempestif des barrières
entre catégories sociales qui délimitent autant d'habitus interprétatifs différents et souvent étrangers
les uns aux autres. Cependant, on peut espérer à bon droit que les coups de projecteurs sur les
mécanismes de fonctionnement du contrôle social des systèmes de signes ainsi que leur occultation
à ceux-là mêmes qui les utilisent accroissent continûment la réflexion critique d'ensemble sur nos
sociétés. On assiste aujourd'hui à des tentatives très intéressantes qui sont encore le fait de franctireurs mais qui ont fait des ravages quant à la fiabilité des constructeurs de réalité emblématiques,
tel le Monde en France qui paraissait jusqu'ici au-dessus de tout soupçon (Daniel Carton, Pierre
Péan et Philippe Cohen, Alain Rollat). Dans chaque cas, on relève une forte implication indexicale
qui renvoie à des statuts d'observateurs-participants, les seuls statuts qui permettent d'énoncer des
lois sur la société en contribuant à maîtriser, autant que faire se peut, ses évolutions en profondeur
par la connaissance indexicalisée qu'ils en produisent".
Robert Marty
2 juin 2003
Implication et réseaux virtuels
Pour terminer, je dirai que les réseaux virtuels permettent une libre circulation de
l'information et de la communication. Ainsi, nous pouvons observer une augmentation des
échanges informels dans les communautés de recherche avec la création de "collège invisible" et
une amplification des échanges interpersonnels. La revue Esprit critique en est un exemple. La
constitution de "collège invisible" grâce au web vient court-circuiter l'organigramme des
institutions universitaires. Ce qui a pour conséquence de libérer l'expression de l'implication du
chercheur dans son objet de connaissance. Le chercheur n'est plus sous la tutelle d'un mandat
social. René Lourau dans le Lapsus des intellectuels[3] caractérise l'intellectuel impliqué par son
refus du mandat social. Tandis que "son acceptation consciente ou inconsciente définit l'intellectuel
organique. L'intellectuel organique s'identifie à l'institution en admettant son bien fondé. Il obéit à
ses injonctions et participe à sa reproduction par ses productions. C'est alors qu'il devient une
catégorie socio-économique, celle des cadres, il exerce plus une profession qu'un engagement.
Inversement l'intellectuel engagé nierait le mandat social, le refus "de jouer le rôle que la demande
sociale avait fabriqué pour tous les intellectuels." (R. Lourau, 1981, p. 60) Il est critique à l'égard de
la société. En général, on le trouve dans des groupes d'avant-garde qui se veulent en rupture avec
elle. Les réseaux virtuels sont des espaces de liberté où les avant-gardistes ont toute la liberté pour
s'exprimer. Cet entretien vient confirmer cette assertion.
Je laisse le dernier mot à R. Marty: "Il est clair que l'introduction des nouvelles technologies
culturelles de masse en modifiant les canaux existants et en créant de nouveaux canaux accroît les
possibilités des agents, procurant pratiquement à chacun les possibilités d'une expérience
médiatisée avec la plupart des objets".
Martine Arino
Notes:
1.- Ses publications scientifiques portent sur les domaines suivants: mathématiques, sémiotique,
sociologie, ethnométhodologie, sciences de l'éducation, sciences cognitives, design, publicité,
marketing, intelligence artificielle, web sémantique et ontologies. <http://come.to/robert.marty>.
2.- Cheyne éditeur, 1998.
3.- Ed. Privat, 1981.
Notice:
Arino, Martine. "Du local au global: "La perpignolade: un concept local" - Entretien avec le
professeur Robert Marty", Esprit critique, Automne 2003, Vol.05, No.04, ISSN 1705-1045,
consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
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Automne 2003 - Vol.05, No.04
Hors thème
Article
Le postmoderne, tache aveugle de la postmodernité? Ou l'énonciation épistémique d'un métadiscours performatif libéral
Par Yves Couturier et Sébastien Carrier
Résumé:
Les discours postmodernes se caractérisent parfois, voire souvent, par une forme discursive toute
particulière: l'énoncé pastoral, qui appelle l'engagement, invoque la sensibilité et la nécessité
transcendantale. Le présent texte adresse une question fondamentale aux théoriciens: malgré toute
sa puissance critique, le postmoderne a-t-il une tache aveugle, celle de la pensée postmoderne ellemême? Sans dénier l'extraordinaire apport de cette pensée, nous proposons un concept que nous
espérons moins programmatique et plus analytique, concept permettant de réfléchir quelques
contradictions relatives à l'époque. Le concept d'épistémè performative libérale permet d'articuler la
logique du mesurable et la logique du relatif dans une même époque, et d'insérer la pensée
postmoderne comme discours, parmi d'autres, structurant ledit épistémè.
Auteurs:
Yves Couturier est professeur au département de service social de l'Université de Sherbrooke
(Québec, Canada).
Sébastien Carrier est étudiant au département de service social de l'Université de Sherbrooke
(Québec, Canada).
Introduction
Les discours sur la postmodernité se caractérisent parfois, voire souvent, par une forme
discursive performative toute particulière: l'énoncé pastoral, qui appelle l'engagement, invoque la
sensibilité et la nécessité transcendantale, comme il fait jouer tout un ensemble de caractéristiques
de distinction (ex.: littératie distinguée). Le présent texte vise moins à étayer ou à dénoncer ces
constats qu'à poser une question fondamentale: malgré toute sa puissance critique, la pensée
postmoderne a-t-elle un tache aveugle: celle de la pensée postmoderne elle-même? Sans dénier
l'extraordinaire apport de cette pensée, nous proposons un concept que nous espérons moins
programmatique et plus analytique, concept permettant de réfléchir quelques contradictions
relatives à l'époque, en fait à la façon de discourir sur l'époque. Le concept d'épistémè performative
libérale permet d'articuler la logique du mesurable et la logique du relatif dans une même époque,
et d'insérer la pensée postmoderne dans un système de discours structurant l'épistémè en question.
Pour illustrer nos propos, nous présenterons quelques exemples provenant du champ de
l'intervention sociale, sur lequel se réalisent nos travaux.
L'épistémè performative libérale et la condition postmoderne
Par épistémè, nous entendons un système de discours qui, pour une époque et un espace
social donnés, dessine les limites du normal et de l'anormal, du nécessaire et du superflu, surtout du
vrai et du faux (Chambon et al., 1999). Ce système de discours constitue l'une des conditions
fondamentales de la connaissance, et donc de l'action sociale. Foucault (1966) a soutenu un temps
l'idée, à l'instar de Khun (1983) et de son concept de paradigme, que l'épistémè tend à se constituer
en monopole, jusqu'au moment où elle se voit supplanter par un autre, à la faveur de changements
sociaux. Nous pensons plutôt que l'épistémè est dynamique, en tension comme un champ, et que
plusieurs sous-systèmes discursifs y sont co-actifs, même s'ils aspirent à discipliner les concurrents.
Suivant Foucault à cet égard, nous pensons que l'épistémè est affaire de diagrammes de
positions, de formes de dispersion, avec leur extérieur et leur intérieur, permettant d'élucider deux
types de forces à l'oeuvre, celles de la mise en forme et celle de la résistance. Il y a donc ici un
rapport quasi-structural entre la force et la résistance, entre le terminé et le dé-terminé, entre le
monde social et les possibles du sujet. Nous voulons soutenir ici que le relativisme, caractéristique
de la pensée postmoderne, est l'une des forces actuelles de la gouvernementalité, de la direction et,
surtout, de l'auto-direction des pratiques. Il en va ainsi des rapports entre un enfant et son
intervenant social dans le cadre légal de la protection de la jeunesse: le premier en appellera de son
droit imprescriptible à la résistance, alors que le second le conduira à s'engager avec toute la
puissance d'une volonté auto-référante dans une conduite d'amendement.
C'est dans un tel contexte de changement que Lyotard (1979) constate, et ce de façon des
plus convaincantes, que les méta-récits fondateurs de l'époque moderne (Raison, Religion,
Révolution) ont de plus en plus de mal à engager des comportements, ont de plus en plus de
difficultés à préserver les monopoles symboliques que les sciences sociales leur auraient attribués
jusqu'alors[1]. Empiriquement, il est d'ailleurs aisé de constater la pluralité des référents et des
trajectoires, comme l'appel systématique au relativisme et à une forme psychologisée de
subjectivisme pour justifier tout comportement. Il en va par exemple ainsi de la revendication des
pratiques sexuelles à risque comme le fait de sujets libres, le goût pour ceci ou pour cela étant
considéré comme affaire strictement personnelle, a-sociale, si l'on peut dire. Plus
fondamentalement, c'est dans cette perspective que le respect et la tolérance s'énoncent comme les
valeurs fondatrices de l'époque (mais qu'advient-il de l'intolérable?).
Pourtant, par-delà cet ancrage relativiste et personnaliste dans les discours argumentatifs ou
de légitimation, on constate une certaine orthodoxie d'ensemble, faisant dire à Simard (1988) que
pluralisme et relativisme forment la matrice épistémique du monde actuel. Le résistant sera estimé
hors du monde civilisé, sans plus de discussions[2]. Si le postmoderne soutient qu'il y a éclatement
des méta-récits, ce que la recherche empirique démontre avec beaucoup d'éloquence, il est possible
de soutenir que le pluralisme, l'individualisme, le relativisme, comme le libéralisme semblent se
déployer dans une orthodoxie d'ensemble tendant à exclure de l'espace du normal les individus, les
groupes ou les sociétés rejetant ces orientations épistémiques. Par exemple, même si les chemins
sont multiples dans la mobilisation du sujet dans le cadre d'une relation clinique, le bon client sera
invariablement celui qui accepte de se poser librement et plus ou moins spontanément comme objet
d'intervention, encore mieux comme objet d'auto-intervention (Couturier, 2002a). L'autre, le
résistant, sera décrété récalcitrant, asocial, aliéné, ce qui engagera des formes diverses de
rééducation ou d'exclusion. Et ce décret est ainsi chargé de pouvoir. À défaut de gouvernementalité
normale (c'est-à-dire modale), dont la forme actuelle, l'interventionnisme, est une catégorie
importante du souci de soi (Foucault, 2001) en contexte performatif libéral, les appareils de
domination seront mobilisés: police, intervenants sociaux, infirmières, enseignantes, etc., pour
engager une reprise en main du gouvernement de soi (les lexiques professionnels sont clairs: prise
en charge, suivi clinique, traitement, empowerment, et, surtout, intervention). Le défaut de prise en
charge engagera donc diverses formes de réclusion (internement psychiatrique et emprisonnement)
dont la force référentielle est, par les temps qui courent, diminuée au profit, si l'on peut dire, des
diverses formes de l'exclusion que sont la marginalisation économique et culturelle, l'étiquetage
social, la suspension des droits fondamentaux (ex.: protection de la jeunesse). Dans cette
perspective, la réclusion est force visant la mise forme du corps, alors que l'exclusion atteint son
âme, c'est-à-dire du soi. Il s'agit du pôle libéral de notre concept.
Il importe en outre de distinguer le projet moderne de l'épistémè performative que nous
cherchons à concevoir. En fait, l'orthodoxie d'ensemble se structure autour de l'axe du pondérable,
qui se sera substitué à celui du positif[3]. Si nous constatons l'épuisement du projet de mathesis, de
mise en ordre du monde et de la quête illusoire de l'indivis dans la recherche moderne, nous
constatons également une diffusion tout azimut des pensées du pondérable, du technocratique, du
managérial, de l'efficacité marchande, de l'esprit gestionnaire (Ogien, 1995), du cosmos
économique (Bourdieu, 2000: 16) qui permet non pas d'atteindre le vrai positif mais la mesure de la
performance, de l'effet, de la réussite, en regard, somme toute, d'objectifs relatifs et souvent
intéressés. C'est ainsi par exemple que les intervenants sociaux, formés et militants du
constructivisme, oeuvrent dans des contextes où l'action est de plus en plus mesurée, compilée,
comparée, et ce malgré les diverses pétitions de principe, souvent inscrites dans les politiques
sociales mêmes. Et cette mesure est moins le fait d'une croyance profonde en la positivité d'une
action que chacun sait située, incarnée, voire unique, que de l'espérance que les vertus de la mesure
sauront engager la bonne volonté des acteurs vers une quelconque forme de mieux, évidemment
socialement codée. Il s'agit du pôle performatif de notre concept.
Le méta-récit postmoderne
La tonalité fortement normative de nombre de textes postmodernes est frappante pour
l'observateur à l'affût des discours performatifs. Cette tonalité et les formes discursives qu'elle
engage sont des indices que le postmoderne constitue un méta-récit vigoureux. L'appel à
communication de ce numéro (sans aucun doute légitime et pertinent) en est un bon exemple: il "
s'adresse [...] à ceux qui sont capables de penser par eux-mêmes". Et les autres, triviaux tâcherons
d'une recherche aveugle, sont alors exclus de ce jeu de la distinction. Le discours postmoderne tend
alors à se constituer en un discours pastoral annonçant, avec une tonalité apostolique similaire à la
bonne et franche aspiration progressiste du 19ième siècle, la "moralité postmoderne" (Milot, 1994:
23) qui distingue, si ce n'est explicitement le normal et l'anormal en recherche, à tous le moins le
distingué et le trivial. Cette distinction a d'ailleurs présidé au "Triomphe du postmodernisme
comme doxa culturelle" (Milot, 1994: 109). Nous pensons que ce succès doxique s'explique parce
que le postmoderne est une forme actuelle de libéralisme.
Contre Lyotard (1979), nous pensons donc qu'il y a non pas épuisement des méta-récits et de
leur puissance de légitimation (1988: 38) mais bien diffusion de nouveaux systèmes discursifs, dont
au premier titre ce que nous nommons le performatif libéral, avec ses visées de légitimation. Hors
du désir du vrai positif et de l'ordre naturel de jadis, il y a aujourd'hui cet irrépressible désir du
performatif, de l'efficace (même en regard des délibérations du cercle herméneutique[4]), et de son
envers, en fait sa condition épistémique, la liberté individuelle d'entreprendre et les allégories
protonaturalistes qu'elle mobilise. Il en va de même de cette substitution - ou assimilation? (on est
arrivé plus récemment au 'consommateur citoyen' - il est et reste cependant, il faut bien l'avouer,
plus consommateur que citoyen) - du citoyen et de la démocratie par le consommateur et le marché
comme forme allégorique de la nature. Et cet ordre, car il s'agit bien d'un ordre, exige le relativisme
(formel) et l'humanisme (tout aussi formel) pour assurer sa prégnance nécessaire à la réalisation de
l'unification peut-être paradoxale de la performance et de la liberté[5]. L'épistémè performative
libérale se réalise donc en pratique selon deux conditions importantes, soit les processus de
réflexivité complexe déjà exposés (Couturier, 2002 b) qui se caractérisent par la systématisation
d'une lecture stratégique des possibles, liant ainsi l'action immédiate du sujet à son futur, et les
technologies de soi (Foucault, 2001), soit les dispositifs producteurs de l'engagement et donc de la
réalisation de l'action sociale actuelle. Le sujet total devient alors un projet, dont la vie concrète
rend parfois (souvent?) difficile la réalisation. L'individu est alors conduit vers la souffrance[6].
Par exemple, pour le terrain de l'intervention dans le champ social, Ewald questionne le lien
qu'il y eut entre la forme étatique de l'État providence, père des pratiques professionnelles
d'intervention sociale qui nous intéressent, et le bio-pouvoir: la crise de l'État providence indique-telle la crise du bio-pouvoir"ou si la "crise" n'est pas plutôt une étape de son développement"?
(1986: 27). Nous pensons qu'il s'agit de la seconde hypothèse, bien qu'elle se joue un peu
différemment de ce qu'expose Ewald. Le bio-pouvoir se prolonge des technologies de soi dont le
quadrillage est (peut-être) de plus en plus systématique, ce qui tend à reconfigurer la modalité
d'action de l'État social sur le social, notamment en redéfinissant les conditions du travail
professionnel, en engageant l'exigence de collaboration interdisciplinaire au travail, l'extension de
la modalité relationnelle, l'expansion de l'interventionnisme (du côté de la prime enfance, par les
garderies, du côté des marginalités, par les diverses modalités de travail de rue, de la codification
des pratiques de l'intime, du côté notamment de la sexualité), la professionnalisation des pratiques
parallèles (ex.: la psychologisation de pratiques jadis féministes), le développement du
participationnisme formel (dans les conseils d'établissement scolaire, dans les structures publiques
du système sociosanitaire, etc.), entre autres. Si l'État social quitte peu à peu le modèle universaliste
keynésien, il se constitue en un modèle performatif et libéral, plutôt communautarien au plan
politique, mais néanmoins interventionniste puisque participant de ce désir irrépressible de
performance et de liberté en vue de réaliser quelque projet. Si les "technologies de l'implication"
(1996: 15) exposées par Nicolas Le Strat caractérisent la gestion actuelle du social, elles exigent
une action relationnelle de tous les instants au plan de l'intervention pour réaliser l'institution de soi,
fondement de tous les libéralismes. Là les praticiens jouent un rôle important en instituant en
chacun (en fait en celui qui démontre un défaut d'instruction du souci de soi) le libéralisme par le
projet de soi.
En fait, l'épistémè performative libérale, à laquelle participe donc l'intervention sociale, se
fonde sur l'articulation du pondérable, comme condition du performatif, et des institutions de soi,
comme condition du libéralisme. Véritable matrice du monde, où se trouve une relation forte entre
impératifs sociaux et injonctions à s'autoproduire, l'épistémè performative libérale est d'abord
productive d'un rapport de soi au monde, et de soi à soi, que contribue à réaliser l'État social libéral
par son action sociale. Nous pensons que, pour une part au moins, le méta-récit postmoderne
légitime cette épistémè.
Penser la tache aveugle
Il est certes possible de considérer le postmoderne comme réflexivité de la modernité sur ellemême (Durozoi, 1990; Lyotard, 1988). Nous voulons cependant souligner que la réflexivité n'est
pas l'apanage d'une activité autocentrée (Couturier, 2002b), comme elle ne procure pas une position
en surplomb du monde. Elle est pour nous une méthode d'analyse qui inclut les conditions du
rapport de l'analyste à son objet (Bourdieu, 2001). Le postmoderne ne peut alors s'exclure de son
propre champ de vision. En appui sur la problématisation précédente, le postmoderne peut être
considéré comme un analyseur (Lourau, 1970) des plus pertinents de l'épistémè, et donc de
l'époque et de ses discours. Pour ce faire, rien de mieux que d'appliquer la puissance critique de la
pensée postmoderne à elle-même.
Prenons l'exemple des pratiques professionnelles interdisciplinaires dans le champ de
l'intervention sociale. Si l'interdisciplinarité apparaît en modernité avancée (donc vers la fin de
l'épuisement du projet de mathesis) comme une réponse aux carences de l'approche disciplinaire
(dans tous les sens du terme), implique-t-elle forcément une épistémologie postmoderne? Serait-il
incongru de la concevoir à travers d'autres épistémologies posant l'interdisciplinarité moins comme
l'éclatement de la topique de la mathesis que comme une disciplination de l'action des uns et des
autres en regard d'objectifs performatifs d'intervention, arrimés à de super ordinate goals (Sherif et
al., 1961), construits comme un ensemble de buts transdisciplinaires et organisationnels
interdépendants (Stabelski, Tsutuka, 1990). Si nous prenons acte de la critique postmoderne, des
plus heuristiques, sa reconnaissance ne conduit pas forcément à l'unification épistémologique auquel cas, les postmodernes apparaîtraient comme les derniers barbares (pour détourner un peu le
style de Lyotard) de la pensée épistémologique unique. Étrange paradoxe, s'il en était un.
Nous sommes alors souvent étonné d'entendre avec quelle vigueur et passion, avec quelle
tonalité d'évidence et de "quasi positivité" s'énonce la pensée postmoderne. Milot questionne de
manière pertinente cette tonalité discursive:
Aussi, le concept de postmodernité ne fait pas consensus, pas plus dans sa définition
concurrentielle [...] que dans ses conditions de possibilité: pour les uns, il faut le
resituer dans une historicité bien délimitée, pour les autres, c'est précisément cette
opération qui demeure impensable. (1994: 91)
Et ce caractère historicisé du postmoderne appelle, toujours selon Milot, une proposition de
réflexion et de recherche que nous pensons fort importante:
Tout compte fait, et toutes choses étant égales, donner à voir que le postmodernisme
peut relever de la fiction théorique d'une part, et de la littéro-philosophie d'autre part,
et en donner à lire les conséquences pour la fiction comme pour la théorie, pour la
littérature comme pour la philosophie. (1994: 92-93).
Il faut alors étudier le discours postmoderne au moins sous deux angles. Le premier
cherchera à étudier sa forme, en élucidant les forces extérieures et intérieures en présence. Le
secondcherchera à élucider les possibles d'une pensée postmoderne qui ne se pose plus en surplomb
du monde, mais dans le monde. Il faut ainsi séculariser le postmoderne, le réduire à une pensée
comme les autres dans le champ intellectuel[7].
Conclusion
Nous avons substitué, pour l'exercice, le terme postmoderne par épistémè performative
libérale. Soyez assurés que nous n'avons pas l'intention d'en faire une véritable proposition
conceptuelle, il ne s'agissait que d'un coup, sans doute modeste, dans le jeu de la pensée. Le propos
visait plutôt à démonter le caractère construit, discursif et surtout programmatique du postmoderne.
Si cela est utile, il ne s'agira pas d'invalider la sensibilité postmoderne, certainement nécessaire,
mais plutôt de convier le critique à réintroduire réflexivement la sensibilité à l'analyse. En cela, la
pratique de la recherche et celle de l'intervention sociale peuvent trouver une certaine
correspondance, peut-être inattendue.
Yves Couturier et Sébastien Carrier
Notes:
1.- Nous employons le conditionnel car nous doutons qu'une analyse serrée des pratiques
démontrerait ce caractère monopolistique.
2.- C'est cette exclusion fondamentale qui provoque l'insoutenable souffrance des peuples
autochtones au Canada, aux États-Unis et en Australie. Pour un autre exemple, voir Couturier
(2003).
3.- Nous nous risquons à une critique plus fondamentale de Lyotard. Il écrit: "la victoire de la
technoscience capitaliste sur les autres candidats à la finalité universelle de l'histoire humaine est
une autre manière de détruire le projet moderne en ayant l'air de le réaliser" (1988: 36). Il s'agit là
selon nous moins d'un argument que d'une pirouette élégante, posant le renversement dialectique
comme clôture du débat. Nous préférons explorer une autre hypothèse: le pondérable ne serait pas
en contradiction avec le postmoderne, mais en serait l'une des formes. À défaut d'une quelconque
qualité de vrai, la quantité, souvent intéressée, sera légitimée de façon toute libérale par l'intérêt du
sujet.
4.- Une analyse régressive de la petite histoire de vie des comités d'éthique de la recherche ou des
codes d'éthique pour l'intervention pourrait sans doute révéler quelques formes subtiles de
performativité.
5.- Bourdieu donne un sens politique à ce formalisme de l'humanisme: "On sait que, de façon
générale, l'égalité formelle dans l'inégalité réelle est favorable aux dominants." (Bourdieu, 2001:
96). Et " Accorder à tous, mais de manière purement formelle, l' "humanité", c'est en exclure, sous
des dehors de l'humanisme, tous ceux qui sont dépossédés des moyens de la réaliser." (Bourdieu,
1997: 80).
6.- Si l'intervention sociale a pour objectif d'engager le sujet vers un projet que ses conditions de
vie concrètes lui rendent difficile à réaliser, elle sera, paradoxalement, le vecteur de la norme
conduisant à la souffrance. C'est d'ailleurs dans cette perspective que le puissant fantasme de l'appel
des profondeurs (aller voir ce qui s'est passé dans la prime enfance, par exemple) est contrebalancé
par les risques que l'intervention ne puisse assumer tous les risques inhérents à une telle action.
Ainsi, un des invariants praxéologiques les plus forts en intervention sociale est qu'il importe de ne
pas soulever des problèmes qu'on ne peut solutionner. Alors que Lyotard estime que le projet est
caractère de la modernité (1988: 36), nous le pensons très postmoderne dans la mesure où il arrime
justement l'actuelle (le moderne) avec le futur (post).
7.- Cette réduction comporte au moins un effet positif et un risque. Elle permettra de séparer la
programmatique de l'épistémologique, ce qui est utile. Le risque est que, ce faisant, le postmoderne
perde de sa pertinence en regard de concepts plus analytiques, nous pensons surtout aux concepts
de la phénoménologie.
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Notice:
Couturier, Yves et Carrier, Sébastien. "Le postmoderne, tache aveugle de la postmodernité? Ou
l'énonciation épistémique d'un méta-discours performatif libéral", Esprit critique, Automne 2003,
Vol.05, No.04, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
Revue internationale de sociologie et de sciences sociales Esprit critique - Tous droits réservés
Automne 2003 - Vol.05, No.04
Hors thème
Article
À la croisée des démarches: Socio-anthropologie et sociologie de la vie quotidienne
Par Cédric Frétigné
Résumé:
Si le quotidien, creuset de la socialité, est supposé se décliner aujourd'hui sur le mode de la relation
élective et du souci de soi, la démarche sociologique bute sur l'opacité et la labilité des pratiques
qui le constituent. Pour éclairer ces pratiques signifiantes largement tues, deux auteurs
contemporains préconisent des formes d'investigation empiriques radicalement différentes: l'un,
Michel Maffesoli invite à l'empathie et l'acculturation; l'autre, Pierre Bouvier travaille la
distanciation et la tierce position. L'article confronte ces modalités méthodologiques pour aboutir,
en conclusion, au dépassement de cette alternative au profit d'un questionnement relatif à la
"traduction" problématique d'expériences singulières d'altérité auxquelles et le sociologue de la vie
quotidienne et le socio-anthropologue se trouvent confrontés.
Auteur:
Cédric Frétigné, Docteur en Sociologie.
Le quotidien, creuset de la socialité
En pointant les mouvements qui travaillent en profondeur le social, les "révolutions
minuscules" qui chevillent au corps la modernité, Georges Balandier offre, dans ses Anthropologiques, une lecture du lien social contemporain agréablement suggestive. Dans l'avant-propos à
l'édition de 1985 (p17), il argumente notamment que "tout se joue de moins en moins sur le terrain
des institutions et de plus en plus sur celui de la socialité et des initiatives microlocales". C'est dire
combien le sociologue est invité à défricher de nouveaux "terrains", à s'approprier de nouvelles
méthodes et, plus généralement, à renouveler son approche du monde social.
Singulièrement, l'attention portée aux productions d'historicité individuelle et collective,
l'effort consenti pour saisir les marques de l'hédonisme, de la sociabilité locale, du souci de soi ou
encore de l'investissement dans la sphère privée pose au chercheur la question de la démarche et
des outils d'investigation empirique. Le corpus méthodologique dont dispose le sociologue
s'accorde-t-il à la saisie du monde vécu des acteurs sociaux et permet-il d'en restituer adéquatement
les modalités d'expression? Tout le problème des sciences sociales est toujours, ainsi que le posait
Alfred Schütz (1987, p52), "l'élaboration d'une méthode permettant de traiter avec objectivité la
signification subjective de l'action humaine, ainsi que le respect de la congruence des objets de
pensée du sens commun formés par les hommes dans leur vie quotidienne pour s'accommoder de la
réalité sociale". Mais, au double défi méthodologique pointé par Schütz - appréhension objective du
sens (subjectif) des actions humaines et restitution non dénaturée, dans le discours scientifique, des
catégories de pensée du sens commun -, la configuration actuelle des pratiques signifiantes (labilité
et opacité) ajouterait aujourd'hui une difficulté majeure: éclairer une "centralité souterraine"
largement tue.
Deux approches contemporaines actualisent l'intuition simmelienne (1996) de l'importance
du "secret" dans la vie sociale ordinaire et apportent des éléments de réponse au défi
méthodologique que pose sa saisie. Michel Maffesoli interroge les nouvelles figures de la socialité,
le souci d'un présent vécu collectivement, et enregistre l'émergence d'un néo-tribalisme. Pierre
Bouvier, quant à lui, observe les marques de la sociabilité, la généalogie des pratiques et les
ritualisations au cours desquelles s'affermit du sens collectif. Tous deux interrogent ce quotidien,
creuset de la socialité, qui primerait aujourd'hui selon Balandier les impératifs institutionnels. Mais
leurs approches diffèrent quant au mode d'appréhension du monde vécu. Là où le sociologue de la
vie quotidienne cultive l'empathie, voire l'intropathie, et conseille la fusion et l'acculturation par
observation participante active, le socio-anthropologue des sociétés industrielles défend
l'heuristique de la distanciation, de l'immersion par occupation d'une tierce position[1].
Les tribus contemporaines
Selon Maffesoli, la sensibilité collective (la socialité) postmoderne se caractérise par un
certain déclin de l'individualisme et une résurgence de l'idéal affectif de la proxémie[2].
L'expression contemporaine de phénomènes communautaires contredirait les discours et les
pratiques, fonctionnels, impersonnels, interchangeables et réveillerait l'"émotionnalité de l'être
ensemble" (Maffesoli, 1996, p135). Le retour aux solidarités traditionnelles, le développement des
fêtes de quartier, l'essor des associations caritatives de proximité, l'extension des échanges non
marchands (trocs, entraides de voisinage) offriraient une résistance collective à la représentation
atomiste des relations sociales. Ni électron, particule élémentaire fonctionnelle de la société, ni
entité indistincte du reste des membres de la communauté, le sujet postmoderne s'ancre, à suivre
Maffesoli, à des collectifs multiples et éphémères, joue un rôle plus qu'il n'occupe une fonction
(1991, p117).
Dans cette optique, l'idéal de la Gemeinschaft, de la proxémie, féconde des configurations
sociales "néo-tribalistes". La métaphore - prend toutefois soin de préciser Maffesoli - a valeur
heuristique; elle est un outil mis au service de l'analyse et non une réalité en soi. Il convient ainsi de
prêter attention à ce qui sépare la tribu des anthropologues de celle des sociétés postmodernes. Par
exemple, une grande instabilité singulariserait les "nouvelles" tribus, spécificité qui les éloignerait
du tribalisme des sociétés dites primitives fortement enracinées dans la tradition. "Il est bien
entendu, note Maffesoli (1991, p15), que tout comme les masses sont en perpétuel grouillement, les
tribus qui s'y cristallisent ne sont pas stables, les personnes composant ces tribus pouvant évoluer
de l'une à l'autre." Cependant, l'instabilité constitutive de la "tribu" postmoderne, l'adhésion
éphémère, ne freinerait nullement l'investissement affectif de ses membres et leur participation
motivée. L'appartenance momentanée mais choisie compenserait très largement, sur les plans
affectif et axiologique, l'appartenance à vie, complète, mais aussi subie des membres de la tribu
traditionnelle. Et c'est précisément sur la forte cohésion groupale qu'entend insister Maffesoli
lorsqu'il convoque la métaphore tribale. Par l'usage du mot "tribu", il entreprend d'éclairer "l'aspect
'cohésif' du partage sentimental de valeurs, de lieux ou d'idéaux qui à la fois sont tout à fait
circonscrits (localisme) et que l'on retrouve sous des modulations diverses, dans de nombreuses
expériences sociales" (1991, p35). En dernière instance, le sentiment d'appartenance à un collectif
de type tribal reposerait sur une "éthique spécifique" et trouverait son expression dans le cadre d'un
"réseau de communication".
L'appréhension de groupes microlocaux décrits comme en perpétuel fusion-fission, peu ou
pas institutionnalisés, soulève un problème méthodologique de prime importance. Comment saisir
une socialité dont le propre est, logiquement sinon empiriquement, d'être insaisissable? Avec quels
instruments d'enquête, quel outillage conceptuel détecter et rendre compte de comportements
informels et de pratiques pour une large part soigneusement soustraits à l'observation exogène? En
réponse au désarroi des chercheurs "bluffés" par la socialité, Maffesoli préconise d'abord
d'abandonner toute prétention théorique holiste. Dans la foulée, il invite à repousser les
appareillages méthodologiques de plus en plus sophistiqués qui se montrent, de fait, totalement
inopérants à capturer une réalité fuyante. Que propose-t-il en contrepartie de la mise au rebut des
techniques classiques? "Ne vaudrait-il pas mieux 'en-être'" interroge-t-il et répondre à la ruse
(sociale) par la ruse (sociologique), à la labilité par une souplesse méthodologique? L'empathie
pour méthode, des "mini-concepts" à portée limitée, des notions plutôt que des "évidences établies"
pour outils d'analyse nous préserveraient des rationalisations, de la torsion et du sacrifice des faits à
l'autel du modèle explicatif totalisant. L'appareillage méthodologique soft, portatif et facilement
modulable, serait "le gage d'une attitude d'esprit qui entend rester au plus près de la marche
cahotante qui est le propre de toute vie sociale" (1991, p15).
Participation / distanciation?
Maffesoli et Bouvier partagent avec Balandier cette idée que la trame des relations sociales
se joue de plus en plus hors du cadre institutionnel. La saisie, délicate, des formes de l'êtreensemble qui échappent à la légalité et à la légitimité institutionnelles (socialité) nécessite, selon
Maffesoli, une démarche empathique et un outillage méthodologique et conceptuel malléable,
multidimensionnel qui "[puisse] permettre la compréhension, dans le sens fort du terme, de cette
multiplicité de situations, d'expériences, d'actions logiques et non logiques qui constituent la
socialité" (1991, p16). La démarche "socio-anthropologique" développée par Bouvier prend, à ce
niveau, le contre-pied de l'optique maffesolienne. En un mot, la distanciation, comme "facteur
cognitif" est ici revendiquée.
En creux d'abord, la participation active, l'implication, l'empathie sont présumées mères d'au
moins trois vices: l'un éthique, l'autre méthodologique et le dernier plus "technique". La première
réserve, d'ordre éthique et déontologique, pose les jalons d'une interrogation incontournable:
l'"observation participante" aboutirait fréquemment à une démarche analytique de "prise de parole
au nom de" ou d'essai de résolution de problèmes sociaux "en faveur de" l'ensemble populationnel
étudié. Au fil du temps, l'investigation par participation, choix méthodologique raisonné,
s'accompagnerait d'une identification idéologique, "tribalisation" ou assimilation de l'observateur
qui amalgamerait alors dans sa pratique les rôles de sociologue, d'acteur et de réformateur social.
Le second travers annoncé porte sur les conditions de réussite de l'enquête. Bouvier (1995, p93)
constate que "la capacité participative et opérative devient la clé de la compréhension du social".
En dernier ressort, le succès de la recherche reposerait sur une concordance de subjectivités, celle
de l'enquêteur et celles des enquêtés. Suffit-il d'"en-être" pour mieux comprendre, s'interroge
Bouvier? Troisièmement enfin, les populations locales assigneraient une identité à l'observateur
participant. Ce dernier occuperait une "fonction particularisée" dont Bouvier (1989, p41) note
qu'elle limiterait ses possibilités d'observer et tendrait finalement à le "corporatiser" sinon à le
"tribaliser".
En plein ensuite, la distanciation, au contraire de la participation active, limiterait
l'interactivité aux seules rencontres nécessaires à la recherche. L'irréductibilité des positions
respectives de l'enquêteur et des enquêtés serait clairement affirmée et revendiquée, la croyance
onirique en un possible rapport fusionnel, par implication complète, étant battue en brèche. Dans le
cadre d'une observation in situ, le sociologue doit, selon Bouvier, occuper une tierce position,
"instituer un rapport [...] à partir d'une altérité et non d'une plus ou moins forte identification"
(1989, p45). Dans la position qui est la sienne, il gagnerait à observer une "distanciation relative et
[d']une empathie construites sur la différence et l'altérité" (1989, p46)[3].
Pratiquement, la saisie des marques de l'informel, des faits endogènes, des solidarités
aphones ou encore des sociabilités erratiques appellerait la constitution d'un corpus méthodologique
souple, à plusieurs "entrées". Sur ce point, Bouvier rejoint Maffesoli. Mais si tous deux précisent
qu'il faut "ruser" avec la socialité naissante, les sociabilités introverties, secrètes, Bouvier "ruse"
d'une manière qui lui est propre. Il énonce par exemple que "derrière la dispersion, l'événementiel
ou l'anecdotique peuvent être appréhendées ces données qui permettent d'isoler un construit,
d'établir la cohérence d'un ensemble populationnel" (1995, p135). C'est dire si l'opacité des
pratiques, l'apparente inorganisation ou encore l'impression de futilité, d'inconstance des "petits
riens" du quotidien sont à interroger par le socio-anthropologue, dans sa quête de sociabilités
porteuses et donneuses de sens. D'un point de vue formel, les techniques utilisées par le socioanthropologue de la société industrielle (Bouvier 2000, chap3) sont pour certaines classiques en
sociologie, entretiens approfondis, semi-directifs et non-directifs; courantes en ethnologie,
immersion de longue durée avec tenue quotidienne d'un journal de bord; familières à l'historien,
consultation des productions autoscopiques tant individuelles (correspondance, autobiographie,
récit de vie, chansons) que collectives (tracts, cahiers de doléances, programmes, ouvrages). Le
croisement des méthodes historiques, sociologiques et ethnologiques est, quant à lui, plus novateur
et ambitieux.
La cohérence d'ensembles populationnels
Dans le cadre de la problématique des rapports des hommes à leurs quotidiennetés, le
concept d'"ensemble populationnel cohérent" forgé par Bouvier (1995, p119) désigne "l'entité où se
constitue, se cristallise et s'argumente du sens collectif". Ce construit sociologique[4] est, dans sa
présentation originaire, lié à l'étude des sociabilités et des rites du travail. Les permanences
enregistrées dans les façons de faire et de penser la tâche à accomplir et les fonctions assignées aux
uns et aux autres se doubleraient, dans le vocabulaire de Bouvier, de sociabilités et de rituels dits
d'"accoutumance", de "braconnage" (esquives, compensations). Ces ritualisations, produits de
construits "pratico-heuristiques"[5] qui aiguillonneraient la pratique quotidienne, sont présentés
comme des guides d'action et de pensée générant du lien social porteur de sens. À suivre le socioanthropologue, ce sens dégagé, ces catégories de jugement et d'action induisent une "osmose
sociale" qui perdure hors des temps et du cadre productifs. Les savoirs techniques, cognitifs et
symboliques ("bloc de référence") souderaient le collectif de travail et façonneraient les temps de
l'hors-production. Et c'est sur ce double registre - solidarité professionnelle au sein de l'entreprise,
solidarité maintenue par le partage des catégories expérientielles et symboliques dans les temps non
professionnels - que se constituerait la cohérence de l'ensemble populationnel (productif). Cette
cohérence, résume Bouvier (1989, p49), "s'appuie sur les tenants pratico-heuristiques du bloc de
référence mais également sur l'interaction entre le travail et sa périphérie, plus précisément sur ce
en quoi l'hors-production relève toujours du travail et de sa quotidienneté".
Pour Bouvier, la portée heuristique du concept d'ensemble populationnel se prolonge au-delà
même du domaine du "productif" et des temps sociaux de non-travail polis par la temporalité
professionnelle. La perdurance de pratiques religieuses endoréiques dans les anciennes républiques
de l'URSS que confirme la résurgence immédiate de l'Eglise orthodoxe dès après l'effondrement du
communisme; la cristallisation autour d'un discours nationaliste de solidarités "ethniques" dans
l'ancienne Yougoslavie, exemplifiée par les mouvements irrédentistes serbes; les expressions de
l'entre-soi communautaire de minorités basques ou corses dont les "vagues" d'attentats perpétrées
par les organisations indépendantistes (ETA, FLNC canal historique) nous rappellent la
détermination combattante - autant d'exemples de "causes" qui donnent une cohérence à des
ensembles populationnels et qui témoignent de la vigueur de mouvements populaires mis sous
l'éteignoir par les instances dirigeantes.
La surprise et l'effroi qui accompagnent les retours de la "barbarie nationaliste" et du
"fanatisme religieux" pré-moderne sous les feux de l'actualité s'expliqueraient finalement assez
aisément par le manque d'intérêt (et donc la méconnaissance) manifesté par les analystes du social
pour ces ensembles populationnels en période dite de faible activité. Au vrai, procéder uniquement
à l'analyse de mouvements prétendument vecteurs d'une dynamique sociale ou garants d'une
visibilité médiatique forte conférerait au réductionnisme et à la cécité scientifiques[6]. Les quelques
exemples mentionnés ci-dessus, extraits de l'actualité tragique, en offriraient une parfaite
illustration. Subséquemment, les "connotations effectives, sourdes, endoréiques" (Bouvier, 1995,
p132), les sociabilités tenues et opaques de l'entre-soi des mouvements millénaristes et des sectes
seraient également inétudiées aussi longtemps que le passage à l'action criminelle (secte Aoun au
Japon) ou suicidaire (adeptes de l'Ordre du Temple Solaire) ne serait pas avéré.
La vie quotidienne "ordinaire" est, elle aussi, riche de sens collectif qu'un regard cursif
ignorerait trop facilement. L'intérêt de la démarche socio-anthropologique serait alors d'interroger
ces activités quotidiennes que les acteurs eux-mêmes présentent comme dépourvues de sens, sous
peine d'être moqués ou découverts dans leur être profond. Au-delà de l'exutoire ou du simple
défouloir, ces pratiques auraient une vertu structurante: elles tresseraient du sens collectif et
individuel. Bouvier (1995, p133) synthétise ce propos en notant qu'il est temps "d'affirmer et de
poursuivre au plus près une problématique: celle des pratiques et des représentations endoréiques
constitutives de la perdurance ou de l'émergence d'ensembles significatifs au sein même de
l'hétéronomie".
Conclusion
Sociologie de la vie quotidienne et socio-anthropologie affûtent concepts et méthodes dans
un but commun: la saisie des rites individuels et des scénographies collectives qui circonscrivent la
vie de tous les jours et suscitent du sens. Pour autant, autour de ce quotidien, point de croix du
maillage théorique, les modalités d'investigations empiriques divergent. L'empathie d'un côté, la
distanciation de l'autre, offrent deux postures antinomiques, a priori inconciliables. Cette
opposition, semble-t-il, relève toutefois plus de la contradiction formelle que de l'incompatibilité
réelle.
Dans sa quête du présent vécu, le sociologue tient essentiellement du bricoleur. Il rafistole
des données éparses, emmagasine une série de détails et doit s'adapter aux réalités mouvantes de
son terrain: il ne saurait canoniquement faire l'impasse sur l'une ou l'autre des deux démarches.
Commentant le Journal d'ethnographe de Bronislaw Malinowski, Clifford Geertz (1996, p81)
invite très clairement à dépasser l'alternative: "Il y a beaucoup d'autres éléments que le plongeon
dans la vie indigène, précise-t-il, lorsque l'on veut fonder un travail ethnographique sur l'immersion
totale. [...] Le problème ne consiste pas à devenir indigène. La question consiste à vivre une
existence multiple: naviguer en même temps sur plusieurs océans". Pour le socio-anthropologue et
le sociologue de la vie quotidienne, le problème est essentiellement, pourrait-on ajouter,
d'expérimenter les vicissitudes de la médiation "littéraire" et de traduire, avec des mots, une
expérience singulière d'altérité (Clifford 1996).
Cédric Frétigné
Notes:
1.- Si, bon gré mal gré, un certain nombre d'auteurs raisonnent en ces termes
(distanciation/participation), ils répugnent généralement à figer l'opposition. Citons, parmi eux,
Verret (1995, p149) qui associe, comme autant d'étapes d'une même recherche, des temps de
participation et des temps de distanciation.
2.- Hall (1971, p13) précise que le néologisme "proxémie" désigne "l'ensemble des observations et
théories concernant l'usage que l'homme fait de l'espace en tant que produit culturel spécifique".
3.- Pour une position plus nuancée sur les rôles et les degrés d'implication du chercheur, on se
reportera à Lapassade (1991, p23-44). De leur côté, les études réunies par Lourau (1988) invitent à
discuter l'opposition, terme à terme, de la participation et de la distanciation.
4.- Construit sociologique dont on trouvera les prémices dans Bouvier (1983, 1984).
5.- "Un 'construit pratico-heuristique' s'établit à partir du moment où l'on a observé que le
côtoiement de pratiques induit un sens spécifique pour les acteurs individuels et commence à être
désigné comme tel par les intéressés", (Bouvier, 2000, p76).
6.- Maffesoli (1979, p99) s'attache, lui aussi, à "comprendre la résistance souterraine mais tenace
face aux impositions mortifères des idéologies officielles".
Références bibliographiques:
G. Balandier, 1974, Anthropo-logiques, Paris, Livre de poche, 1985.
P. Bouvier, 1983, "Pour une anthropologie de la quotidienneté du travail", Cahiers Internationaux
de Sociologie, vol. LXXIV.
P. Bouvier, 1984, "Perspective pour une socio-anthropologie du travail", Sociétés, no2.
P. Bouvier, 1989, Le travail au quotidien. Une démarche socio-anthropologique, Paris, PUF.
P. Bouvier, 1995, Socio-anthropologie du contemporain, Paris, Galilée.
P. Bouvier, 2000, La socio-anthropologie, Paris, Armand Colin.
J. Clifford, 1988, Malaise dans la culture. L'ethnographie, la littérature et l'art au XXe siècle,
Paris, énsb-a, 1996.
C. Geertz, 1988, Ici et là-bas. L'anthropologue comme auteur, Paris, Métailié, 1996.
E. T. Hall, 1966, La dimension cachée, Paris, Le Seuil, 1971.
G. Lapassade, 1991, L'ethnosociologie. Les sources anglo-saxonnes, Paris, Méridiens Klincksieck.
R. Lourau, 1988, Le journal de recherche. Matériaux d'une théorie de l'implication, Paris,
Méridiens Klincksieck.
M. Maffesoli, 1979, La conquête du présent. Pour une sociologie de la vie quotidienne, Paris, PUF.
M. Maffesoli, 1988, Le temps des tribus. Le déclin de l'individualisme dans les sociétés de masse,
Paris, Le livre de poche, 1991.
M. Maffesoli, 1993, La contemplation du monde. Figures du style communautaire, Paris, Le livre
de poche, 1996.
A. Schütz, 1987, Le chercheur et le quotidien, Paris, Méridiens Klincksieck.
G. Simmel, 1908, Secret et sociétés secrètes, Saulxures, Circé, 1996.
M. Verret, 1995, Chevilles ouvrières, Paris, Les Editions de l'Atelier/Editions Ouvrières.
Notice:
Frétigné, Cédric. "À la croisée des démarches: Socio-anthropologie et sociologie de la vie
quotidienne", Esprit critique, Automne 2003, Vol.05, No.04, ISSN 1705-1045, consulté sur
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Automne 2003 - Vol.05, No.04
Hors thème
Article
L'échange marchand réenchanté: du marché autorégulé aux marchés encastrés
Par Sébastien Plociniczak
Résumé:
À partir des travaux de Karl Polanyi et Mark Granovetter sur le marché, l'article suggère que la
réalité économique des marchés ne correspond pas à la représentation atomisée offerte par la figure
de la concurrence pure et parfaite où une foule d'anonymes s'oriente vers un espace abstrait où les
prix sont affichés par un être fantomatique, le commissaire priseur. Contrairement à la
représentation économique standard du marché, le marché autorégulé mis en évidence par Karl
Polanyi laisse place aux marchés encastrés. Cette démarche contextualiste, qui est également celle
de Mark Granovetter, tend à mettre à jour l'immersion des relations marchandes au sein des
processus sociaux que sont les réseaux de relations sociales, dispositifs de l'organisation sociale
habilitant et contraignant l'échange économique.
Classification JEL: A12, A14, B52, P00
Abstract:
From self-regulated to embbeded market: The social embeddedness of economic relations
From Karl Polanyi and Mark Granovetter studies about markets, this paper stresses on the fact that
reality of markets does not correspond to the atomized representation offered by the figure of the
pure and perfect competition where a crowd of anonymities are directed towards an abstract space
in which the prices are put up by a ghostly being, the auctioneer. Contrary to the conventional
economic market approach and the self-regulated market argument highlighted by Karl Polanyi,
Mark Granovetter defends the idea of an embedded market within networks of social relations. This
contextualistic framework tends to update the embeddedness of the market relations within
networks of social relations, devices of the social organization entitling and restricting the
economic exchange.
Auteur:
Allocataire-moniteur de recherche, Centre d'Economie de l'Université Paris Nord (CEPN),
Laboratoire Institutions, Innovations et Dynamique Economique (IIDE).
Remerciements:
Je tiens à adresser mes remerciements à Messieurs les professeurs O. Weinstein et P. Steiner pour
leurs précieux conseils lors de nos discussions ainsi qu'à D. Mabillot pour sa précieuse relecture du
présent texte.
"Plus un système vivant est autonome, plus il est dépendant (...). L'autonomie est à la mesure de la
dépendance (...). Le concept d'autonomie est avant tout relatif et relationnel (P. Vendryès)".
Jacques Robin, Changer d'Ere, (1989 p. 204).
Introduction
L'analyse de l'action économique ne peut se passer d'une intégration pleine et effective des
cadres relationnels et des structures institutionnelles sans lesquels elle ne pourrait se déployer.
Kenneth Arrow [1987] lui-même reconnaît quela rationalité n'est pas une propriété de l'individu
isolé car elle tire non seulement sa force, mais sa signification même du contexte social dans lequel
elle est ancrée. Plus récemment, Arrow [1998] a avancé l'idée que porter une attention plus
soutenue à la structure sociale de l'économie pourrait révéler un principe général selon lequel les
croyances et préférences peuvent êtres le produit d'interactions sociales non médiatisées par les prix
et les marchés. Ce constat fait partie de l'une des multiples réflexions qui animent un débat initié
depuis maintenant une quinzaine d'années, celui de l'"encastrement" (embeddedness) des échanges
économiques au sein de structures sociales formelles et informelles[1].
Derrière ce concept englobant d'encastrement se cachent néanmoins des réalités plurielles qui
ne doivent pas être confondues. Face à l'hétérogénéité des travaux portant sur ce thème, notre
attention s'est portée sur la contribution de Mark Granovetter dont la thèse peut être énoncée
simplement comme suit: l'action économique est "modelée et contrainte par la structure de relations
sociales dans lesquelles tout acteur économique réel est inscrit" (Granovetter, [1994, p. 81]). Cette
thèse prend comme point de départ une double critique: d'une part, la remise en cause du marché et
de la société de marchéappréhendée comme un système institutionnel spécifique, et d'autre part, la
critique de la théorisation et de la représentation du marché dans la théorie économique, et plus
particulièrement dans la vision néoclassique et walrassienne.
Rapportée aux réseaux de relations sociales, la notion d'encastrement doit permettre, selon
Granovetter, d'offrir une représentation plus convaincante de la réalité des marchés. Chose qu'il
réussit selon nous en mettant en évidence, de manière novatrice, le soubassement social de
l'échange marchand. Afin de justifier cette intuition, l'objectif de ce texte est de caractériser les
modalités (sources, mécanismes et résultats) de cet encastrement tout en démontrant en quoi et
pourquoi la mise en perspective du soubassement social de l'échange marchand proposée par
Granovetter mérite une attention des plus soutenues concernant l'analyse des marchés.
Encastrement / Désencastrement polanyien
C'est à Karl Polanyi que l'on doit l'introduction du terme d'encastrement dans le champ
économique. Se proposant d'expliciter l'évolution des rapports entre les formes économiques et
l'état de la société dans le temps et dans l'espace, Polanyi examine les institutions concrètes qui
structurent les économies empiriques. Cette quête a pour effet de lancer un défi connu sous le nom
d'encastrement, métaphor[2] consistant à intégrer les faits économiques à l'intérieur des faits
sociaux[3]. Promenant son regard sur plus de trois millénaires d'histoire, Polanyi expose le passage
de sociétés, au sein desquelles le système économique n'est qu'accessoire, quasi-insignifiant, vers
une société autorégulée par l'échange marchand. Le cadre conceptuel élaboré montre que dans les
sociétés préindustrielles, le système économique n'apparaît être qu'une simple fonction de
l'organisation sociale. Ces sociétés, non réglées par le marché, sont intégrées selon différentes
formes institutionnelles[4]. D'après Polanyi, l'échange marchand n'est en fait resté jusqu'au 19e
siècle "qu'un trait secondaire de la vie économique" (Polanyi, [1983, p. 72]), le système
économique étant submergé et absorbédans les relations sociales. Or, pour que l'échange marchand
ait un effet intégratif sur la société, il est nécessaire que la structure institutionnelle soit le marché
autorégulateur. C'est au mécanisme des prix que revient la tâche d'assurer l'ordre dans la production
et dans la distribution des biens. Dans cette perspective, la relation entre l'échange marchand et les
institutions le supportant impose de liquider les règles sociales et les institutions qui contraignent la
définition de tout produit comme marchandise. Dans ce modèle institutionnel, les relations sociales
passent sous le diktat des forces économiques et la sphère de l'économie se sépare et se différencie
de la société, qui devient soumise au marché, "un appendice du système économique" (Polanyi,
[1983, p. 111]).
Remise en cause de la thèse de désencastrement
Alors qu'une bonne part du projet polanyien se fonde sur la reconnaissance d'une coupure
forte entre la non-modernité et la modernité, qui tenterait d'instituer une autonomie (utopique?) des
relations économiques, Granovetter, au contraire, dénonce le caractère excessif et radical de cette
thèse. Concevant les choses d'une manière moins tranchée, l'encastrement des actions économiques
au sein de relations sociales aurait été, en fait, moins élevé dans les sociétés primitives que ne
l'affirme la positiond'"encastrement fort" de Polanyi[5], quant à l'aspect radical du changement,
celui-ci aurait été de moindre importance (Granovetter, [1985, p. 482-483])[6]. Dans cette
perspective, il devient, conformément à l'approche économique orthodoxe, inutile de chercher un
impact quelconque de la transition vers la modernité sur le niveau d'encastrement, de voir une nette
fracture entre la structure institutionnelle des anciennes et nouvelles sociétés. Toutefois, faisant
valoir sa différence avec la position d'"encastrement faible" de la théorie économique
conventionnelle, Granovetter soutient que l'encastrement des comportements économiques au sein
de relations sociales a toujours été plus substantiel et demeure, au sein des sociétés contemporaines,
une donnée irrésistible car il en assure le fonctionnement. Se situant de plein pied dans les sociétés
contemporaines, notre auteur franchit donc le pas de prolonger la thèse de l'encastrement au-delà de
la période pré-capitaliste retenue par Polanyi. Si la révolution industrielle n'a pas créé le marché
autorégulé présupposé par Polanyi et si celui-ci ne constitue pas une sphère d'activité autonome, un
vide social, et si par conséquent les relations marchandes demeurent encastrées dans le social,
comment Granovetter parvient-il à caractériser cet encastrement social puisqu'il dépasse tout cadre
historique déterminé? En d'autres termes, comment précise-t-il les modalités actuelles de cet
encastrement?
Encastrements relationnel et structural des échanges marchands
Le souci théorique majeur de Granovetter est d'éviter l'atomisation des actions et décisions
individuelles de la représentation walrassienne du marché. Pour ce faire, il se positionne à un
niveau théorique intermédiaire entre deux cas polaires qu'il nomme "sous et sursocialisées"(Granovetter, [1985, p. 483-487]). La vision sous-socialisée de l'action est stigmatisée
par un être égoïste, autonome, guidé par la seule recherche de son intérêt personnel. L'action de cet
être générique est atomisée: disposant de moyens supposés rares, il doit parvenir à les combiner
avec habileté afin de les utiliser pour en tirer un avantage maximal. Ce comportement type suppose
de la compétition entre les acteurs et ce faisant un lieu où se joue cette concurrence. Ce lieu
considéré comme un idéal est précisément le marché autorégulateur au sein duquel le prix contient
généralement l'information nécessaire permettant de prendre des décisions efficientes. La condition
nécessaire et suffisante pour que ce marché de concurrence pure et parfaite soit effectif est "la loi
de l'indifférence" [Jevons, 1931], c'est à dire l'impersonnalisation de l'échange[7]. Granovetter
[2002, p. 39] s'érige contre cette représentation sous-socialisée qui conduit "à une conception néo-
hobbesienne des relations du marché comme désagréables, brutales et éphémères". En demeurant
fidèle à une inspiration parétienne selon laquelle l'originalité du cadre social ne pourrait être
appréhendée qu'au niveau de l'aspect "non logique" des systèmes d'actions, selon la conception sursocialisée, les acteurs suivraient mécaniquement, via un processus de socialisation et
d'intériorisation des schémas comportementaux, ce que leur dictent des forces externes (valeurs,
normes et coutumes), qui s'imposeraient par consensus, indépendamment de toute référence à un
quelconque choix rationnel. Dans les faits, le grand écart opéré par les conceptions sous- et sursocialiséesconvergent ironiquementvers une représentation de l'action et de la décision économique
atomisée, faisant l'impasse sur les relations sociales réellement existantes[8]. Ces deux cas
extrêmes, où les relations sociales courantes n'affectent guère l'action et la décision des acteurs
n'ont, de l'aveu même de Granovetter [1993, p. 106], que peu de choses à nous apprendre sur le
fonctionnement actuel de la vie économique.
Récusant les dualismes cristallisés au sein des visions sous- et sur-socialisées, Granovetter
[1985, p. 487] affirme que "les acteurs ne se comportent pas, et ne prennent pas leurs décisions,
comme des atomes, indépendants de tout contexte social, pas plus qu'ils ne suivent docilement un
scénario, écrit pour eux et qui serait fonction de l'ensemble des catégories sociales auxquelles ils
appartiennent". La posture choisie par notre auteur afin d'éviter ce piège conceptuel et théorique est
de se positionner à un niveau "intermédiaire", "à mi-chemin" entre elles. Moins mécanique que les
approches sous et sur-socialisées, mais aussi plus ardue, la thèse de l'encastrement "modérée" de
Granovetter s'intéresse à la façon dont "les actions (que les acteurs) entreprennent pour atteindre un
objectif sont encastrées dans des systèmes concrets, continus de relations sociales" (Granovetter,
[1985, p. 487]) qu'il convient d'identifier et d'analyser[9]. La conséquence théorique centrale de la
(re)définition de l'encastrement en terme de tissu de relations sociales est alors de ne plus prendre
comme point de départ de l'analyse l'agent isolé mais les interactions entre ces agents pris dans un
contexte social plus large. Ce contexte renvoie au réseau de relations sociales[10]. La conséquence
empirique majeure est quant à elle que la réalité des marchés ne correspond pas à la représentation
atomisée offerte par la figure de la concurrence pure et parfaite[11].
Ce qu'est la réalité de la vie économique doit être bien plus qu'un simple aller-retour
anonyme sur la scène marchande car le contexte social s'entrelace autour des actions et des
transactions économiques: les agents économiques peuvent entretenir des relations sociales plus ou
moins durables, diverses et variées (clients fidèles, amis, appartenance au même club, à la même
communauté ethnique, etc.) et se connaître plus ou moins intimement. Si tel en est le cas, le
contexte social où s'inscrit l'échange marchand devient fondamental pour d'objectiver la réalité
économique car il permet de relier cet échange à son cadre sociétal. Ce contexte recouvre d'une
part, les opportunités et les contraintes associées aux relations sociales bilatérales des agents et
d'autre part, les opportunités et les contraintes que fait peser sur eux l'architecture des réseaux à
l'intérieur desquels ils réalisent leurs transactions. Ce sont ici les deux faces de la notion
d'encastrement qui se dégagent, sa dimension relationnelle et sa dimension structurale.
L'encastrement relationnel d'un acteur renvoie à l'influence directe qu'exercent les relations
bilatérales qu'il a développées dans le temps au travers de ses interactions répétées avec d'autres.
Cette influence se diffuse notamment au niveau des attentes qui se développent entre les agents
économiques[12]. Le travail d'Alan Kirman [2001] sur le marché marseillais du poisson révèle par
exemple que la fidélité des acheteurs envers leurs vendeurs constitue une caractéristique forte de ce
marché. Bien que cette forme d'encastrement permet d'éviter l'atomisation des acteurs, elle risque
cependant de mener à une "atomisation dyadique" [1990, p. 101], sorte de réductionnisme qui
consiste à s'intéresser aux relations entre deux acteurs, à un niveau bilatéral, sans porter de regard
sur la manière dont ces relations sont elles-mêmes encastrées dans des structures d'ordre supérieur.
Ce qui est crucial pour l'analyse des marchés est de parvenir à replonger les relations bilatérales à
l'intérieur des réseaux au sein desquels les acteurs sont situés. L'encastrement structural le permet.
Celui-ci met en évidence l'existence de "contacts dyadiques mutuels (...) connectés à d'autres"
(Granovetter, [1992, p. 35]), ce qui signifie que "l'action et les résultats économiques, comme toute
action et résultats, sont affectés par les relations dyadiques (par paires) et par la structure
d'ensemble du réseau de relations" [1992, p. 35]. Ainsi prétendre analyser une relation d'échange
bilatérale sans saisir comment elle est elle-même encastrée dans un ensemble plus étendu de
relations ne nous donne pas la pleine imaged'une relation d'échange bilatérale, et ce faisant ne nous
éloigne guère des approches sous et sur-socialisées car, dans ce cas, "l'atomisation, loin d'avoir été
supprimée, (est) simplement transférée au niveau de la dyade" (Granovetter, [1985, p. 487]). Il
devient dès lors crucial de comprendre, comment cette relation est encastrée dans un plus vaste
réseau de relations. Ainsi d'après Granovetter [1993, p. 26]: "nous avons besoin d'une inspection
rigoureuse de la configuration exacte des relations sociales sur un marché avant que nous puissions
comprendre la nature dyadique des liens".
Ce qui est consubstantiel tant à l'encastrement relationnel que structural est l'inscription
temporelle des relations sociales des agents. Il importe en effet d'éviter tout réductionnisme
temporel qui considère les relations et les structures de ces relations comme si elles n'avaient pas
d'histoire [Kirman, 1999a, 1999b]. Notre propre expérience nous prouve que dans nos relations
courantes, nous ne considérons pas chaque situation comme radicalement nouvelle car nous avons
toujours en nous "l'ensemble de toutes les interactions passées" (Granovetter, [1990b, p. 99])[13].
Les asymétries d'Informations au coeur des interactions du marché: encastrement et "Lemon
principle"
Pour illustrer la pertinence de la thèse d'encastrement social des relations marchandes,
finissons par un exemple bien connu des économistes: le problème du "lemon principle". Celui-ci
survient lorsqu'il y a inobservabilité d'une caractéristique inaltérable d'un bien ou service échangé
par l'un des partenaires. Dans ce cas, le prix n'est plus un parfait signal de la valeur du bien puisque
pour un prix identique, il est tout à fait possible d'obtenir des biens de qualités différentes. Le prix
Nobel d'Économie 2001 - avec Stiglitz et Spence - George A. Akerlof [1984] a mis en évidence ce
problème de prise de décision dans un large éventail de contextes comme le marché des voitures
d'occasion (acheter ou non une voiture d'occasion) ou l'assurance (accepter ou non d'assurer un
individu) en situation d'asymétrie d'informations (les vendeurs connaissent mieux que les acheteurs
l'état du véhicule, l'assuré mieux que l'assureur l'état de santé de l'assuré). Dans ces cas de figure
spécifiques mais dont le degré de généralité est élevé le marché ne permet plus d'aboutir aux
résultats usuels de la théorie économique conventionnelle, en termes d'optimalité ou même
d'efficacité.
Considérons l'exemple du marché des voitures d'occasion. Si les acheteurs ne peuvent
observer que de manière imparfaite la qualité des voitures qu'ils désirent acquérir, les vendeurs ont
alors tout intérêt à surestimer la qualité des voitures afin de vendre au prix le plus élevé possible.
Les acheteurs ne peuvent donc ni avoir confiance dans les déclarations du vendeur concernant la
qualité du bien qu'il vend ni en déduire qu'un prix élevé signifie que le bien est de qualité. En
conséquence les vendeurs de voitures de bonne qualité qui valent effectivement un prix élevé
peuvent être dans l'impossibilité de vendre leur véhicule à leur véritable prix dans la mesure où les
acheteurs son suspicieux quant à la qualité des biens qu'ils vendent. Une conclusion fondamentale
du travail d'Akerlof consiste à démontrer que sur ce marché, le volume d'échange sera inférieur à ce
qu'il aurait été si les informations avaient été distribuées d'une manière symétrique. Ce marché peut
même ne plus exister du tout alors que des vendeurs et des acheteurs existent et seraient prêts à
effectuer des transactions. Le marché fait donc problème puisque le mécanisme des prix ne suffit
plus à fournir l'information pertinente pour les différents acteurs. Les prix ne peuvent plus jouer
leur rôle régulateur supposé par la représentation walrassienne du marché que pour autant qu'aient
été préalablement déterminées les qualités des biens soumis à l'échange, ce qui suppose de fortes
institutions. Les conséquences sont d'une part néfastes pour les acheteurs mais aussi pour les "bons"
vendeurs qui disposent de produits de bonne qualité et qui ne peuvent le signaler gratuitement de
manière crédible.
La réalité de la vie économique fait que ce cas figure est loin d'être l'exception, il est la règle.
Or, si les acheteurs sont conduits à s'interroger sur le comportement des offreurs, comment
parviennent-ils alors à connaître la qualité effective leur permettant d'échanger? Comment rendre
possible l'action rationnelle au sein d'un tel environnement incertain?Les travaux de la théorie des
jeux révèlent que dans une telle situation connue sous l'appellation de "dilemme du prisonnier" les
agents sont soit amenés à prendre des décisions individuellement rationnelles mais collectivement
sous-optimales. Ce dilemme illustre "en modèle réduit, et saisit avec une netteté remarquable la
question (...) à savoir comment la coopération émerge t-elle entre des individus égoïstes?"
(Cordonnier, [1997, p. 61]). En situation d'interaction, les acteurs peuvent adopter deux types de
comportements: un comportement coopératif ou un comportement non coopératif. Rappelons le
jeu. Un magistrat tient deux suspects ayant commis un vol à main armée mais ne dispose d'aucune
preuve solide pour inculper l'un des deux. Il choisit donc de convoquer les deux malfrats pour
obtenir leurs aveux. Cette stratégie a pour but de faire inculper l'un d'eux (imaginons pour une
peine de vingt années de prison), si elle échoue, les deux hommes ne seront poursuivis que pour
simple détention d'armes à feu (six mois de prison). Cette peine eu égard à celle que l'un encourt
pour meurtre peut être considérée, si nous nous situons du point de vue des deux hommes, comme
une récompense Rde leur coopération mutuelle (de ne pas avouer). Si les deux hommes avouent, le
magistrat leur promet une peine de deux années de prison pour attaque à main armée. Toujours du
point de vue des deux malfrats, nous pouvons l'interpréter comme une perte P de leur non
coopération mutuelle. Par contre si l'un avoue il sera relaxé. En trahissant son complice, il obtient
une prime T par rapport à l'autre homme qui sera jugé coupable de meurtre (pour lui cela équivaut à
une sur-perte S). Après avoir pris connaissance de ces alternatives, les deux hommes sont placés
isolément dans deux cellules où ils ne peuvent communiquer. Deux attitudes sont alors possibles,
une coopérative qui consiste à ne pas avouer et une non coopérative, avouer. En fonction des peines
de prison encourues, les deux hommes établissent une hiérarchie des gains, celle-ci prend la forme
suivante: T > R > P > S. Il y a effectivement dilemme pour trois raisons: chacun à intérêt à trahir
l'autre, puisque les gains de la trahison sont supérieurs à la récompense (T > R); la coopération
mutuelle est préférable à la non coopération mutuelle car la récompense est supérieure à la perte (R
> P); la non coopération mutuelle apporte plus par rapport à la sur-perte obtenue lorsque l'un est
trahi (P > S). Un tel jeu conduit donc nécessairement à des attitudes non coopératives si chaque
joueur choisit de faire valoir ses propres intérêts, ce qui correspond à la non coopération mutuelle.
Pourtant et heureusementpour nous, les situations présentées par la théorie des jeux se
vérifient peu dans l'expérience. Les agents parviennent tant bien que mal à coordonner leurs
actions, à s'entendre, à engendrer des stratégies mutuellement avantageuses. La raison en est que,
dans la réalité tant les rencontres que les échanges marchands, ne se font pas dans un vide social
mais en contexte. C'est précisément à ce niveau que la thèse de l'encastrement permet de proposer
une alternative théorique qui repose sur l'identification du réseau de relations sociales qui relient les
intervenants sur le marché. Apparaissent dans cette perspective les relations directes entre
échangistes.
Une étude assez récente [DiMaggio et Louch, 1998] démontre dans cette perspective que
plus de la moitié des consommateurs américains, confrontés au "Lemon principle", passent par des
relations amicales pour acheter des voitures d'occasion à un particulier[14]. Deux canaux par
lesquels de telles relations influent sur l'acte d'échange, en réduisant l'incertitude qui lui est
associée, sont distingués. Tout d'abord, les acteurs peuvent mobiliser leurs relations sociales afin
d'identifier et évaluer les vendeurs potentiels avec qui ils n'ont aucune relation étroite, ce que
DiMaggio et Louch nomment "recherche encastrée" (search embeddedness)[15]. C'est un tel
processus de recherche encastré que Lucien Karpik [1989] met en évidence dans son étude sur les
relations économiques entre les avocats et leurs clients. La relation économique est ici encastrée au
sein de ce qu'il nomme les "réseaux-échanges" et les "réseaux-producteurs". Les "réseauxéchanges" sont formés de relations interpersonnelles tissées tant par l'avocat, qui tente de canaliser
une clientèle, que par le justiciable qui recherche un professionnel du droit pour défendre sa cause.
Les "réseaux-producteurs" quant à eux parcourent l'ensemble de la profession et reposent sur un
ensemble extensif de relations interpersonnelles (amicales, associatives, politiques, etc.) qui
pourvoient des informations sur le "prix juste", produisent des normes, des règles informelles
concernant les pratiques d'honoraires typiques. Selon Karpik [1989, p. 197], ces "réseaux
définissent une forme d'échange économique qui ne peut fonctionner que par la relation sociale",
par le jugement. L'autre canal repéré par DiMaggio et Louch consiste pour un consommateur à
choisir les vendeurs avec qui ils possèdent des liens non économiques préalables à la transaction,
méthode dénommée "recherche encastrée dans le réseau" (within network embeddedness)[16].
Si le travail des deux auteurs met bien en lumière le rôle des réseaux de relations
interpersonnelles lorsque les biens (voitures d'occasion / voitures neuves) posent des problèmes de
définition du rapport prix / qualité, il éclaire surtout le fait que ces réseaux sont utilisés de manière
ascensionnelle avec l'accroissement de l'incertitude. Tandis que celle-ci est faible dans le cas de
véhicules neufs du fait de la garantie des constructeurs, elle devient bien plus forte lorsqu'une
automobile est vendue par un particulier. En effet, 26,6% des consommateurs américains passent
par des relations amicales pour acheter des voitures neuves, 32,8% pour un achat à un professionnel
et 52,4% pour l'achat de voitures d'occasion à un particulier (DiMaggio et Louch, [1998, p. 622]).
Ainsi, puisque les prix ne peuvent jouer leur rôle régulateur que pour autant qu'aient été
préalablement déterminées les qualités des biens soumis à l'échange, les réseaux de relations
sociales peuvent être considérés comme des institutions visant à réduire l'incertitude associée à
l'échange marchand.
Conclusion
Notre travail suggère qu'une intégration des cadres relationnels dans l'explication des
échanges marchands tend à offrir une image des acteurs qui est à mille lieux de se conformer à
l'idiot social raillé par Amartya Sen [1987]. Ce comportement type où autrui ne serait qu'une
donnée exogène laisse place à "la connexion indissoluble de l'acteur avec son cadre social"
(Beckert, [2000, p. 3]), à son encastrement au sein de systèmes concrets et continus de relations
sociales. Loin d'être atomisés, les acteurs entretiennent des relations personnelles, tissent des liens
d'amitié, et de fidélités suffisamment récurrents entre eux pour voir émerger une structure
relationnelle ou viennent s'encastrer les échanges économiques. Cette mise en évidence permet
donc de rompre avec l'image de l'homo-oeconomicus puisque les relations personnelles
interviennent dans le fonctionnement des échanges économiques, dans le processus de construction
de la sphère marchande [Plociniczak, 2003] ou, pour le dire différemment, puisque la participation
au marché ne détruit pas les relations sociales.
Si la sphère de l'économie, pour autant qu'elle se soit plus ou moins autonomisée, est partie
prenante du système social, consubstantielle, alors en aucun cas l'encastrement des relations
marchandes au sein des relations sociales ne doit être considéré comme un vestige du passé. Plus
fondamentalement, si la société ne débute pas avec la personnalisation des relations [Simmel, 1950]
et la réalité économique des échanges marchands avec le primat du lien entre les choses [Marx,
1867, Livre 1; Simmel, 1900] au détriment des liens entre les personnes, alors force est de
reconnaître qu'ainsi formulé "le social" se trouve bien présent, là où tout économiste néoclassique
ne peut (veut?) se l'imaginer: au sein des relations marchandes [Plociniczak, 2003a, 2003b], les
réseaux de relations sociales pénétrant de manière irrégulière, et à des degrés divers, les différents
secteurs de la vie économique (Granovetter, [1985, p. 491]).
Dans cette perspective donc, ce que Granovetter veut spécifier sous l'appellation
d'encastrement, est que l'organisation des marchés (Guesnerie, 1996) est fondamentalement
affectée par les réseaux de relations sociales rarement pris en considération dans les arguments
économiques[17]. Certes, le concept d'encastrement granovetterien peut aisément être
complètement vide. Il est ainsi facile de n'en faire qu'une tautologie, un concept qui explique tout
(Granovetter, [1995, p. 20]). Néanmoins, ce concept constitue un outil théorique à haute qualité
heuristique permettant de penser les faits et les institutions économiques. Il n'est qu'un point de
départ, une sorte de suggestion pour un programme de recherche, une recherche qui a affaire avec
la complexité des interactions entre les agents économiques (Kirman, [1999a, 1999b]). Malgré cela,
avec ses dimensions relationnelles, structurales, et temporelles, la thèse de l'encastrement social des
relations marchandes offre l'avantage de définir précisément les éléments empiriques par lesquels
ces relations sont rattachées à l'ensemble social.
Pour finir, signalons qu'en tant qu'économiste, nous avons délibérément puisé dans la
littérature sociologique pour construire les arguments de notre travail. En essayant de mettre les
travaux sociologiques dans le champ des travaux économiques, nous nous sommes efforcés de
montrer comment il est possible et souhaitable de traiter sociologiquement des faits économiques et
plus spécifiquement du fait économique par excellence: le marché. Comme le note Akerlof[1984, p.
36]: "les frontières qui séparent la sociologie et l'économie sont loin d'être claires; [or] si des
modèles économiques permettent d'expliquer des phénomènes sociologiques, alors de même le
processus inverse peut se produire et des modèles sociologiques peuvent décrire des phénomènes
économiques".
En inscrivant notre travail dans la perspective de la Nouvelle sociologie économique, nous
sommes convaincus que nombres d'économistes gagneraient à collaborer avec les sociologues, pour
comprendre la réalité non telle qu'elle devrait être mais qu'elle est effectivement. Ce n'est en effet
pas en prétendant isoler les faits économiques de l'ensemble des faits sociaux que l'économiste sera
le mieux à même de les étudier... Il nous faut alors se donner la peine, lorsque nous étudions les
marchés, d'examiner les formes concrètes prises par les relations qui mettent en contact les agents
économiques.
Sébastien Plociniczak
Notes:
1.- Couramment traduit par "encastrement", l'embeddedness trouve d'autres synonymes, citons par
exemple enchâssement, enchevêtrement, enclavement, insertion, immersion, etc. Un dialogue avec
Mark Granovetter nous a permis de découvrir néanmoins que la traduction la plus appropriée du
terme est "en lité". Nous nous en tenons cependant à la traduction d'encastrement car celle-ci est la
plus répandue dans la littérature. C'est notamment celle-ci qui est utilisée par Isabelle This-Saint
Jean dans l'ouvrage Le Marché autrement. Les réseaux dans l'économie (2000), traduisant en
français certains des textes fondateurs de Granovetter.
2.- Fred Block ([2001, p. 24 note X]) suggère que ce serait de ses lectures sur l'industrie minière
anglaise que Polanyi aurait tiré la métaphore de l'encastrement.
3.- Et ce, afin d'étudier et de comprendre les institutions concrètement comme des objets multidéterminés pouvant contenir simultanément des processus sociaux variés (Polanyi, [1977, p. XlViiXIviii]).
4.- La réciprocité, la redistribution, l'administration domestique.
5.- La position d'encastrement fort signifie que l'analyse économique contemporaine ne peut
comprendre le comportement pré-capitalistique du fait de la submersion complète des motifs
économiques au sein de motifs non économiques (Granovetter, [1992, p. 27-28]).
6.- Si l'on analyse en détail les structures sociales des sociétés étudiées par Polanyi, on s'aperçoit
qu'il "existe (...) des sociétés préindustrielles dans lesquelles les individus sont aussi obsédés par les
gains monétaires que dans les sociétés plus capitalistes (...). A l'inverse, l'étude des sociétés
capitalistes montre que l'action économique n'y est pas 'désencastrée', comme le pensait Polanyi.
Plutôt, les actions économiques sont encastrées de différentes manières" (Swedberg et Granovetter
[1992, p. 10]).
7.- Albert Hirschman illustre parfaitement cette idée d'atomisation sociale: "Un grand nombre
d'acheteurs et de vendeurs preneurs de prix anonymes disposent d'une information parfaite (...)
fonctionnent sans aucun contact humain ou social prolongé entre les parties qui échangent. Sous la
concurrence parfaite il n'y a aucune place pour le marchandage, la négociation, la contestation ou
l'ajustement mutuel et les divers opérateurs qui contractent ensemble n'ont pas besoin d'entretenir
de relations récurrentes ou continues entre eux, qui finalement les mèneraient à bien se connaître
les uns les autres" (Hirschman, [1986, p. 123]). Cette idée est ancienne et trouve, de manière
éclairante, ses prémisses dans un passage de La Richesse des Nations où Adam Smith [1991, p. 205206] dénonce les liens interpersonnels qui unissent les intervenants sur le marché car il y voit un
frein à la concurrence pure et parfaite.
8.- Alors que dans le premier cas, les acteurs poursuivent un objectif unique, la maximisation de
leur intérêt personnel, dans le second, les schémas comportementaux sont si fortement intériorisés,
que les acteurs négligent de fait toute influence directe des relations sociales réellement
existantesentre les acteurs.
9.- Comme le fait remarquer Philippe Steiner [2002, p. 33], la posture choisie, si elle apparaît
incontestablement séduisante est "une situation difficile [à tenir] puisqu'il n'est pas aisée de tenir
une voie moyenne entre des positions tranchées, sans tomber dans un éclectisme d'assez mauvais
aloi. (Néanmoins) il échappe à ce risque en rapportant l'encastrement des actions économiques aux
réseaux de relations de l'acteur".
10.- Le réseaux correspond à un "ensemble régulier de contacts ou de relations sociales continues
(qu'entretiennent tous les) individus ou groupes d'individus" (Swedberg et Granovetter, [1994, p.
121]).
11.- Si Adam Smith lui-même dénonçait l'influence des relations sociales sur le niveau des prix du
marché c'est qu'il reconnaissaitsans doute que la conception qu'il proposait des marchés
concurrentiels était incompatible avec un monde dans lequel les acteurs économiques se
connaissent suffisamment entre eux pour s'entendre.
12.- Ces agents ont habituellement une histoire particulière dans une relation, "ils ont affaire l'un à
l'autre dans des voies qui sont conditionnées par l'histoire spécifique de leur interaction. Une
structure d'espérances mutuelles émerge, qui définit ce que sont les espérances dans cette relation
particulière" (Granovetter, [1990, p. 101]).
13.- Ainsi même "si nous n'avons pas été en contact avec un individu depuis de nombreuses années,
lorsque nous le retrouvons, notre relation ne repart pas à zéro, mais d'un certain nombre de
connaissances et de sentiments communs, hérités du passé" (Granovetter, [1990b, p. 99]).
14.- Selon DiMaggio et Louch [1998, p. 623]: "les relations interpersonnelles jouent un rôle crucial
dans beaucoup de décisions de consommations - non seulement dans le processus de recherche,
mais aussi dans le choix des partenaires d'affaires".
15.- Un acheteur potentiel peut, par exemple, demander à ses amis et connaissances s'ils ont déjà
acheté un bien ou service auprès de tel ou tel vendeur susceptible de répondre à sa demande. Les
relations sociales activées lors de ce processus de recherche encastrée permettent d'accroître la
quantité d'information disponible que le client prend en compte au sujet du produit ou du service
qu'il souhaite acheter, révèle l'identité des partenaires potentiels et ce faisant, les performances
antérieures de chacun.
16.- La mobilisation de telles relations sociales durables peut tendre à réduire les possibles
agissements opportunistes du vendeur qui peut être peu enclin à compromettre la relation qui l'unit
à l'acheteur. La relation peut être directe dans le cas où le vendeur est un vieil ami qui valorise
l'amitié, ou indirecte, lorsque le vendeur est le parent d'un conjoint, pour qui la vente d'une voiture,
surévaluée ou défectueuse pourrait faire encourir des représailles familiales.
17.- Il est néanmoins possible de se reporter à Montgomery [1992]; Kirman [1999a, 1999b, 2001];
Rauch et Casella [2001].
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Notice:
Plociniczak, Sébastien. "L'échange marchand réenchanté: du marché autorégulé aux marchés
encastrés", Esprit critique, Automne 2003, Vol.05, No.04, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet:
http://www.espritcritique.org
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