The creative writing no-guide
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The creative writing no-guide
the creative writing no-guide malt olbren tiers livre traduction françois bon la collection THE CREATIVE WRITING NO-GUIDE Malt Olbren du même auteur Fictions du corps Maisons intérieures d’écriture (traductions en cours) THE CREATIVE WRITING NO-GUIDE WORK IN PROGRESS traduction en cours, mise en page provisoire © The Malt Olbren Archive, 2010 © François Bon, 2014, pour cette traduction tous droits réservés traduction François Bon TIERSLIVRE LA COLLECTION RECOMMANDATIONS 9 anti-commandements de l’écrire que l’écriture soit ton tigre intime 9 19 NARRATIONS 27 exercice dit de l’observation du carrefour soi fameux exercice dit du coincé ne coupe pas le moteur, Joe irruption du dérangé et de ce qui s’ensuit et alors il est où, le dialogue ? pompiers du dialogue (deux exercices plus un) 3, 2, 1, action (mais en tout petit) sphère-œil à compression de monde de la description vertige donnez-leur à manger (au vaporisateur) l’impératif taxi contre le plan-plan (no easy going please) 27 32 39 44 48 51 58 66 70 78 83 89 CONSTRUCTIONS 97 construire un personnage (aphorismes sur) expansion continue et discontinue d’une histoire simple cours tout droit Billie (exercice d’agression narrative) Steinbeck § 7, ou cinq fois le paysage-temps du livre comme maison INVENTIONS défiez-vous des photographies trop silencieuses il descend de l’autobus auteur, aime la foule 97 103 108 115 120 127 127 134 140 RECOMMANDATIONS anti-commandements de l’écrire À ceux qui te disent : demande-toi ce que vient faire ce personnage dans ton roman, demande-toi plutôt ce qu’il a fallu comme roman pour que toi tu en sortes et viennes là. À ceux qui te disent : demande-toi toujours ce qu’il y a de plus important dans ton histoire, demande-toi plutôt pourquoi toute cette histoire a si peu d’importance. Coupe les éléments inutiles, disent-ils : enlève l’utile et garde le reste, dis-toi que la musique est rarement dans les pommes de terre. À ceux qui te disent : sache toujours les trois éléments principaux de ton récit en cette phrase, réponds-leur que le quatrième élément non plus n’est pas celui qui compte. À ceux qui te disent : garde-toi des clichés, réponds qu’effeuiller les clichés c’est l’acide que tu bois, et si le cliché c’est les puces sur le chien, il est bon pour toi d’être le chien de ton livre. 9 recommandations the creative writing no-guide À ceux qui te disent : un cliché par histoire et un seul, réponds que la boîte à clichés quand tu l’agites fais le bruit du type qui siffle en passant devant le cimetière. À ceux qui te disent : enlève le faible et garde le fort, réponds seulement : le faible attire le roman et le fort s’assoit dessus. À ceux qui te disent : le roman est une lame, une hache, un poignard, réponds qu’avec le fer aiguisé ta tâche est de te couper les ongles. Certains disent : écris puis force-toi à en enlever un dixième, un quart, un tiers et garder ce qui reste, toi écris plutôt d’abord ce dixième et sors. Certains disent : dans les livres que tu lis, sois attentif à ce que le type aurait dû couper, réponds qu’en ce cas tu changes de livre. À ceux qui te disent : vois ce que dans ton roman tu aurais dû mettre dans la rubrique bonus track du film, réponds que tu préfères toujours les chutes à leurs singeries de films trop simples. Pense à un titre chaque matin avant d’écrire, et fais-en la liste : ou garde le titre et arrête d’écrire jusqu’au lendemain, puis recommence. Pense à tous les titres qui ne conviennent pas complètement à ton histoire et fais-en la liste : est-ce que toi aussi, tu conviens à ton histoire, alors, demande-toi. Pense à ton titre comme à une chanson que tu aimes, et fais-en la liste : puis reviens à l’instrumental. Pense que « sans titre » pourrait aussi être ton nom d’écrivain : s’ils te répondent que ton cas est désespéré, là commence à écrire. 10 Pense que « sans qualité » pourrait aussi être le nom de ta phrase : s’ils te répondent que ton cas est désespéré, là commence à écrire. Trouve pour commencer une anecdote qui incarne ton récit, disent-ils : mais dis-toi qu’en général c’est toi-même, l’anecdote. L’action est le moteur du récit : alors laisse-les courir ceux-là, et trouve ce que devient le roman dans le fond de son lit. Certains écrivent leur roman en commençant par la fin : certainement, mais dans ce cas c’est toi qui t’étais trompé sur le panneau de sens unique. À ceux qui commencent leur roman en écrivant la fin : c’est un bon début, réponds-leur, mais dommage que tu aies mis ton froc à l’envers. À ceux qui te disent : écris toujours trois fins, et choisis la quatrième, pense qu’à ce qui danse au lointain tu ne vois plus le visage. À ceux qui te disent : tiens en permanence, concernant la marche de ton roman, conversation imaginaire avec ton meilleur ami, dis-toi que la mort répond seule de façon pertinente. Mange peu, mange plutôt avant qu’après, choisis ce que tu manges, te disent-ils : je mange ce que j’écris, réponds-leur. Faire la différence entre ce qui est intéressant et ce qui est important : oui, puis écrire seulement avec ce qui reste. Prépare ton brouillon, te disent-ils : mais le brouillon est déjà le mort qu’on a rhabillé, et c’est le mort qui fait le livre. 11 recommandations the creative writing no-guide À ceux qui te disent qu’une bonne histoire a toujours un début, un milieu, une fin — réponds qu’une bonne histoire est une pomme de terre, et que c’est toi qui l’épluches. Qu’est-ce que le début, le milieu et la fin d’une pomme de terre ? Un jour viendra qu’un type saura faire un bouquin de ça. Qu’est-ce qu’un carnet d’écrivain ? Si ta liste de courses ressemble à de l’écriture, tue-moi cette écriture-là. Qu’est-ce qu’un carnet d’écrivain ? Ce qui reste quand tu enlèves l’écrivain. Qu’est-ce qu’un carnet d’écrivain ? La peau de ton dos, tu réponds, te retournant brièvement sur eux. À chaque instant, sache l’ensemble des directions que pourrait prendre ton histoire, te disent-ils : pense plutôt au type qui reste tout seul quand tout le monde est parti, et que l’histoire commence là. Raisonne toujours sur le principe des trois choses, te disent-ils : les trois choses utiles au lecteur, les trois principes de ta phrase, les trois ressorts de ton histoire — moi je fonctionne en onze, comme l’univers, réponds-leur, puis débrouille-toi avec ça pour écrire. De la situation comme précédant l’action : la situation est toujours désespérée, comme dans ta vie même, réponds-leur. De la situation comme pouvant être décrite selon les lois d’un autre roman, d’une vieille tragédie : ou d’un accident de voiture, réponds-leur. Tu ne trouves pas les mots pour ça, alors fais la liste des mots qui ne conviennent pas, te disent-ils : où cesse le mot, commence la phrase, réponds-leur. 12 Interroge les spécialistes sur les mots qui concernent ton sujet, te disent-ils : et laisse écrire ton livre par un spécialiste, puisque ce n’est pas ton cas, réponds-leur. Lève-toi tôt et couche-toi tard, disent-ils : le cimetière est rempli de tous ceux-là, réponds-leur. Les vieux mots peuvent aussi faire des histoires neuves, disent-ils : mais les vieilles histoires peuvent surgir des mots d’aujourd’hui, réponds-leur, ou ni l’un ni l’autre d’ailleurs. Sache toujours le nom du chien, disent-ils : c’est un beau proverbe, mais tu peux préférer le point de vue du chien, qui se moque du nom de qui le nourrit. Sache toujours le nom du chien, disent-ils : c’est un beau proverbe, mais tu peux préférer ceux qui se passent de chien. Le personnage dans une histoire va nu et c’est toi qui l’habilles, disent-ils : va nu dans ton histoire, et déshabille-la elle aussi. Une phrase forte résume chaque chapitre : mais toi seul la comprends, cette phrase, dis-toi secrètement. Tu ne sais pas comment commencer ? Commence par le moment où l’auteur va se pendre, et ne te laisse pas embêter par leurs conseils. Dans la liste de ce que tu dois faire, note toujours ce qui précède, accompagne, documente l’écriture, disent-ils : un peu comme le mec qui reste sur le bord de la piscine à se demander comment on nage, réponds-leur. Soigne les outils de l’écriture, te disent-ils : et tes dents et tes pieds aussi, réponds-leur, à preuve qu’on écrit aussi avec. Soigne les outils de l’écriture, te disent-ils : puis bats-toi avec les mains nues, cette chose s’appelle les mots, réponds-leur. the creative writing no-guide recommandations Numérote tes versions, te disent-ils : et n’oublie jamais ton numéro de sécurité sociale, réponds-leur. Fais-toi une copie imprimée et corrige sur la copie, te disent-ils : ou bien n’y pense plus et ne garde que la suite. Mets l’histoire sur des fiches et change l’ordre des fiches pour voir ce qui change à l’histoire, te disent-ils : fais tenir toute ton histoire dans une seule fiche et fiche les autres en l’air, réponds-leur. De la procrastination : le gars qui attend à la station-service qu’une voiture s’arrête ne décide pas de leur halte éventuelle, qu’il se remue dans tous les sens ou fasse semblant de verser de l’essence à une voiture imaginaire ne les fera pas s’arrêter plus vite. De la procrastination : vraiment, c’est que ça n’en valait pas la peine, dis-leur — à preuve tous ceux qui écrivent quand même, et qui auraient mieux fait de rester couchés. À ceux qui te disent de faire un plan pour ton livre : et pour tes rêves aussi tu tires un plan, réponds. À ceux qui te disent de faire un plan pour ton livre : mais c’est l’autre livre que tu t’en iras écrire, réponds. Quoi faire quand tu es bloqué ? Va à la pêche. Quoi faire quand tu es bloqué ? Efface ton fichier. Quoi faire quand tu es bloqué ? Recopie. Tu es encore bloqué après avoir lu ça ? C’est bon signe. Répète ton livre en le racontant à quelqu’un, ils disent : et tout ça, enlève-le de ton histoire après, moi je dis. Imagine toujours ton histoire dans la tête avant de l’écrire, ils disent : puis pose ta tête sur le papier, et qu’elle se débrouille pour écrire, moi je dis. 14 Écris aussi vite que tu peux pendant dix minutes, puis recommence à écrire ton livre, disent-ils : fais comme ça avec ton petit tour aux cabinets, voilà qui aide à la vie, moi je dis. Écris sans relire pendant dix minutes, puis revient le lendemain et lis, disent-ils : probablement c’est comme ça qu’a été conçu le vieux monde, réponds-leur. Dis à la voix qui te critique dans ta tête : tais-toi, disentils, moi je lui dis, gueule après chaque mot, c’est la preuve qu’ils te grattent. Fais la liste des endroits dans lesquels tu aimes à écrire, te disent-ils : puis va écrire à la cuisine ou seulement marcher dans la rue, moi je dis. N’écris pas tout de suite ton histoire, mais juste un résumé de ton histoire pour toi tout seul, te disent-ils : le monde aussi serait alors un résumé de lui-même, demande-leur ? N’écris pas tout de suite ton histoire, mais laisse-la s’alourdir jusqu’à ce que tu n’en puisses plus de la tenir dans tes bras, disent-ils : ainsi les pommes de terre se mettent-elles à bouillir, mais ça ne rassure pas sur ton histoire. Laisse l’histoire se saisir de toi, ne la raconte pas mais c’est elle qui te raconte, te disent-ils : ou attends que le PQ te torche sans que tu le fasses, réponds-leur. Raconte-toi l’histoire trois fois dans ta tête avant de l’écrire, te disent-ils : fais ça au moment de traverser la rue et tu verras ce qu’en pense l’autobus, réponds-leur. Garde-toi toujours un bout du boulot pour le lendemain, ça t’aidera à reprendre, te disent-ils : oui, et commence la journée par manger le reste de pommes de terre de la veille ? Ce jour-là, décide d’écrire sans regarder tes brouillons ni tes notes, te disent-ils : ce jour-là, mange tes pommes de 15 recommandations Apprendre l’invention terre crues — ça ne vaut pas pour les pommes de terre, en fait, mais pour une histoire si, réponds-leur (c’est embrouillé, mon histoire, mais je la garde comme ça quand même). Tu aimes écrire avec de la musique : ce jour-là coupe-la, tu aimes écrire sans musique : ce jour-là mets-la fort, te disent-ils — ou le contraire, moi je dis, parce que c’est très utile ces conseils-là. Là la là la là. Tu as fait un dessin concernant la marche de ton histoire, te demandent-ils ? Eh bien encadre-le avec des belles couleurs, je réponds. Mes habitudes de travail sont si irrégulières, te suggèrentils de leur confesser timidement — le croque-mort n’a pas d’habitudes de travail régulières comme la postière alors oublie-les. Mes habitudes de travail ne font pas avancer mon histoire, te suggèrent-ils de leur confesser timidement : si le maçon aime à boire le samedi, n’écris donc que le samedi après boire et oublie-les. Un musicien répète, un acteur répète, un écrivain répète, te disent-ils : le maçon ne répète pas son mur, réponds-leur. La discipline du sportif est sa régularité, te disent-ils : la discipline du maçon ne lui évite pas la beuverie du samedi, réponds-leur. Une phrase t’inquiète, alors va d’abord promener ton chien, te disent-ils : ton chien t’inquiète, alors envoie-le promener ta phrase, réponds-leur. Que penseraient les Karamazov de ton histoire, te suggèrent-ils d’imaginer — sans les Karamazov, tu n’en serais pas là de ta propre histoire, sera ce que tu penses, et : qu’est-ce 16 que les Karamazov, sera la réponse que tu leur feras à voix haute. Que penseraient les Karamazov de ton histoire, te suggèrent-ils d’imaginer — les Karamazov sont morts et de toute façon avaient d’autres soucis que ton histoire, réponds-leur. Soigne ton papier, te disent-ils : écris sur un registre de comptabilité, sur une enveloppe jetée, sur un papier jaune avec des lignes bleues, te disent-ils — sois indifférent même à toi-même, moi je dis. Ne t’exalte pas trop tôt de la beauté de ta page, te disentils avec justesse : ne t’exalte que de ton orgueil le plus vain, je dis sans me moquer, c’est aussi cela qui aide. Ne t’exalte pas trop tôt de la nouveauté de ton livre, te disent-ils avec justesse : ne t’exalte que de la nouveauté du matin, je dis sans me moquer, c’est aussi cela qui aide. Pose toi toutes les questions qu’on pourrait te poser sur cette histoire, te disent-ils : puis garde les questions et enlève l’histoire, moi je dis. Fais en sorte que l’histoire soit simple, comme chaque problème a sa solution, te disent-ils : la plomberie n’est simple que pour le plombier, et personne n’est le plombier d’une histoire, réponds-leur. À chaque problème de l’histoire, l’histoire répond par sa solution la plus simple : les pommes de terre gagne à être seulement cuites à l’eau, réponds-leur. Si l’histoire a un début, un milieu et une fin, chaque élément, paysage, personnage, action sera rapporté avec certitude soit au début, soit au milieu, soit à la fin, te disent-ils : mais préfère toujours ce qui se passe à l’entracte. 17 the creative writing no-guide recommandations Si cela va trop vite dans l’histoire, ralentis ce que tu en dis, te disent-ils : et bien sûr le contraire vaut aussi, ou bien de les laisser se raconter ce qu’ils veulent et toi, récite-toi un poème. Si l’histoire t’envahit la tête, ne la laisse pas envahir ta page, te disent-ils : quand les ivrognes parlent entre eux, imagine toujours ce dont ils se souviendront le lendemain, et récite-toi un poème. Jamais la fin d’une histoire sans la nuit passée blanche à la relire, te disent-ils : jamais la nuit passée blanche sans écrire ce qui t’y fais peur, je réponds. Ce qui ne t’a pas servi dans ton histoire, mets-le de côté pour la suivante, te disent-ils : essaye de faire une soupe de tes épluchures de pommes de terre, je réponds. Demande-toi toujours ce que tu voudrais dont le lecteur se souvienne le plus, te disent-ils : demande-toi ce que tu voudrais le plus oublier de tout ça, moi je dis. Demande-toi toujours ce qu’il y a de plus intéressant dans ton histoire, et ce qui a le moins d’intérêt en elle, te disentils : et reste soigneusement entre les deux, moi je dis. Demande-toi toujours ce qu’elle t’a appris à toi-même, disent-ils : mais si tu ne le savais pas avant, tu aurais mieux fait de l’apprendre ailleurs, moi je dis. À chaque instant savoir ce qui se passe, qui le dit et qui le fait, te disent-ils : le roman est une salle d’attente, et qui parle dans le haut-parleur tu ne sais pas, moi je dis. Ton histoire, en vérité, elle parle de quoi, te disent-ils : et si on te demande ça de toi-même au lieu de ton histoire tu réponds quoi, moi je dis. 18 Ton langage est-il approprié à tes lecteurs, te disent-ils : s’il y a des lecteurs appropriés à ton histoire, moi je dis, écris pour les autres. Qu’est-ce que ton histoire a changé à la face du monde, te disent-ils : c’est à mon banquier de répondre, leur répondras-tu avant de t’enfuir en courant. Qu’est-ce que ton histoire a changé au visage des livres, te disent-ils : c’est à ma mort de répondre, leur diras-tu avant de t’enfuir en courant. Qu’est-ce que ton histoire a changé à ton propre visage, te disent-ils : c’est que je m’enfuis en courant, leur réponds-tu, t’enfuyant en courant. que l’écriture soit ton tigre intime C’est un étudiant qui nous arrivait d’une autre université. Oh, respectable : son enseignante de creative writing avait décroché le Pulitzer, son livre était traduit en douze langues, elle produisait des histoires de fantômes en série et venait de publier un essai sur la psychologie de la mode — qui était l’humble Malt Olbren devant une telle gloire ? Et l’étudiant pour se présenter nous raconta l’exercice suivant, qu’ils avaient intitulé là-bas : « toi et ton animal, une imagination » (imagine your pet, aurais-je proposé simplement). « Écrire un texte sur toi et ton animal », et voilà ce qu’on demandait là-bas à la langue de Shakespeare et Faulkner. Ô l’Américain malade de ses chiens. Mais attention : imagination ! Tout de suite venait la contrainte : « un animal que tu n’as jamais eu ». Ah l’aventure ! Te voilà privé 19 recommandations the creative writing no-guide de réalité, privé de souvenir ! Tu dois inventer, tu te rends compte : inventer ! Fonction première de la littérature de fiction ! Après, à toi le monde entier des animaux imaginaires et réels, et notre étudiant en écarquillait encore les yeux d’admiration, avant d’être contraint de suivre le cours de l’humble Malt Olbren : « C’était aussi bien un jeune chat qu’un brontosaure, une mouche qu’un dragon. » Qu’avait-il choisi, lui, alors : une puce, un rat, un éléphant de mer ? La grande écrivain s’était justifiée : « Nous sommes une nation qui aime l’animal, nous sommes une nation où dans une moitié des maisons tu as un canari ou un poisson. Cherche-t-on la protection ou la distraction ? À recevoir de l’amour ou avoir la liberté d’en donner ? Ô merveilleux exercice qui déjà t’emportait dans les valises enfermées dans les valises enfermées dans les valises — un substitut à l’enfant, disait l’écrivain, ou bien la recherche de toi-même encore enfant ? Et tes hontes à son propos, l’animal quand tu le touches (tu sais où), l’animal quand tu le maltraites (tu l’as fait). Et c’était la contrainte numéro 2 de la grand écrivain : ce que l’animal dit de toi, son propriétaire — non pas qu’il y eût à le faire parler, mais tu sais bien, là où tu promènes ton chien, c’est ton reflet dans la ville que tu examines. L’animal exprime l’homme au point qu’ils se ressemblent, disait la grand écrivain. Quelle était donc sa bête à elle, ai-je demandé à l’étudiant qui s’est braqué, et est parti suivre le cours à côté ? Moi je dis : cherche la bête, quand la littérature seule est la bête. Moi je dis : cherche la bête, quand elle se bat avec la bête, et tue ou mords ou contamine, et se moque de l’humain. 20 Moi je dis : ignore-toi dans tes textes, ils ont déjà basculé ton corps dans la fosse où il éclate et se désagrège et pourrit, comme on fait nous des bêtes quand on les piège et les chasses. Moi je dis : la littérature qui imagine dans les possibles et les variations du possible est une littérature morte, sinon pour les prix trucs et les journaux machins. Moi je dis : c’est dès l’école qu’il faudrait énoncer ces lois d’une fin de la composition sur thème apprivoisable. Et ne me dis pas qu’un animal non apprivoisé sort de la littérature apprivoisable : les Européens autrefois promenaient des tortues pour signifier leur dédain du temps, les Européennes sous les tropiques se faisaient photographier avec un tigre tenu auprès d’elles par leur petit nègre chéri pour dire que le monde était en ordre, oublions. L’animal c’est la bactérie qui te mange les tripes, le virus qui te troue les cellules, c’est la merde d’éléphant que le pauvre type en bottes et masque ramasse à brouette avant que les visiteurs payants arrivent. L’animal c’est nous-même dévoré, c’est nous quand malade. Et si, dans l’exercice de madame le grand écrivain, c’est de toi-même dont tu faisais ton animal : il suffit de te tenir en laisse et de partir ainsi t’exhiber dans la ville. Confiance, ils ne se retourneront même pas sur toi, les Américains à chien, quand ils verront une silhouette précise promener la même silhouette exactement, homme esclave de lui-même, et ce que toi-même animal de soumission dit sur toi-même homme de domination ? Je n’aime pas l’idée d’écrire « sur ». Et pas plus sur un animal , réel ou d’invention (ah, l’idée du dragon, ah, l’idée 21 recommandations the creative writing no-guide du dinosaure), que sur quoi que ce soit. Même écrire sur la littérature c’est écrire dans et avec la littérature. C’est une époque où dans le cours de Malt Olbren, mes chers étudiants, vous n’étiez que cinq à rester et tout le monde partait à côté. Moi je dis : écrivons animal. Each time I’m reading Shakespeare, I feel myself as tearing up a jaguar’s brain (NdT : « Chaque fois que je lis Shakespeare, il me semble que je déchiquète la cervelle d’un jaguar », un de mes projets concernant l’œuvre trop méconnue ici de Malt Olbren serait de retraduire sa propre adaptation américaine, inédite mais complète, et qu’il réservait à ses étudiants en creative writing, des Poésies de Lautréamont). Les Européens nous donnent quelques leçons que madame le grand écrivain ne devait pas connaître : chez l’un d’eux, tous les habitants de la ville se transforment peu à peu en rhinocéros, chez un autre, c’est se réveiller au matin transformé en blatte (cockroach) de taille humaine qui crée l’histoire. Mon vieil ami Cortazàr avait écrit des variations sur celle-ci. Une variation sur la première idée agrandit déjà notre cercle imaginaire, puisqu’il ne s’agit plus de l’homme et son chien (ou sa mouche, sa puce, son rat, sa baleine en laisse ou son chat en aquarium, son élevage d’araignées en chambre ou son requin gonflable dans le couloir), mais que ça inclut la ville, un en tant que lieu physique de la scène (on entend le sol trembler quand ils chargent), deux en tant que la ville est d’abord, avant même que d’être bâtiment, la relation de celles et ceux qui s’y assemblent, et qui sera donc un tantinet modifiée par l’état rhinocéros de ses habitants. 22 Mais laissons l’Europe, et ici dans le Maine nous sommes parfois déjà rhinocéros de longtemps, dès que nous conduisons nos voitures, et sans même nous en rendre compte. Collectez-donc chacun — même pas besoin d’aller chercher sur Internet ou ouvrir les journaux — les histoires d’animaux entendues hier ou avant-hier, puis la semaine dernière et tout le mois dernier, enfin la dernière année et plus généralement avant. En élargissant les cercles, tu en trouves, des histoires. Le serpent géant qui habitait depuis longtemps un réservoir à eau sur le toit d’un bâtiment quelconque de la ville, et ce matin-là il avait glissé sur le trottoir et la rue. Le type pris à tel aéroport avec une cargaison de singes à vendre, ou de si doux koalas aux yeux si humains qu’ils ressemblent à ceux de ta grand-mère ou de ta petite sœur au choix. Ou ces batraciens carnivores lâchés dans les lacs et rivières de tel État et on ne sait plus comment faire cesser qu’ils prolifèrent. Ou les ternes abeilles tueuses et stériles arrivées d’Asie on ne sait comment et voilà que les pommiers ne sont plus pollinisés. Ou à Buffalo ce vieil homme décédé chez lui depuis des semaines et ses chers bouledogues français (NdT : en français dans le texte), qui étaient morts desséchés eux-mêmes après avoir raclé le bonhomme à l’os. La littérature est une maladie : écris dans cette maladie et nomme-la la bête, écris cette bête. Elle a des lieux et des modes dans la ville : là où on les vend et on les reproduit (oui, transitivement), là où on les soigne et les opère — ô la gloire de pratiquer la transplantation cardiaque et la greffe du rein sur un caniche avarié. Elle a les lieux où on élimine les animaux vieux, où on inci23 the creative writing no-guide recommandations nère les animaux ramassés dans la ville, et où on fait banquer les chers inconsolables pour un cimetière bien plus joli que là où attend leur grand-père dans ce village au fond du Maine. La bête est en toi. Regarde tes ongles. Regarde tes ongles assez longtemps pour que tu les voies pousser (et je ne plaisante pas). Ils sont griffes, et pareil grandit ce que tu portes en gueule pour te nourrir et te battre. La bête est en toi : tu gémis, tu te tords, tu as mal, tu ne sais pas penser. La bête est toi : tu sais tant de choses par instinct, récapitule ce que te dis ton instinct que tu n’auras jamais besoin d’apprendre, ô cette chance par rapport à vous, mes étudiants qui ont résisté à la fuite vers la salle d’à côté. La bête est toi : tu ne vivras pas si longtemps, ou bien au contraire aussi longtemps qu’une tortue ou qu’un pou (qui sait ce que vivent les poux, mais on sait qu’ils peuvent dormir quatre mois avant de se laisser tomber en grappes sur le corps chaud détecté, un mille-et-unième qui s’accrochera et suffira à reproduire l’espèce pour compenser les mille qui pourrissent maintenant au sol), mais l’animal est libéré de la pensée de sa mort, et nous pas. Il n’y a pas de littérature animale pour cela, il y a juste l’animal qu’est la littérature. Alors maintenant on a le bon terrain. C’est la mort qu’on doit creuser. Un animal cherche à comprendre la mort pensée par l’homme. Et ça ne s’écrit pas en forme d’histoire : ça se rassemble comme l’animal fait son trou et le tapisse, enterre la viande de ses proies qu’elle pourrisse, comme la pelote d’os et poils que recrache le rapace prédateur. Sois le prédateur animal de ta propre idée de la mort. Ce texte-là, oui, intéressera l’homme, d’autant que tu le ramè24 neras de plus loin, bien plus loin, aussi bien dans l’espace, le temps, que la variété même des êtres. Il nous enseignera pas sur nous-mêmes, il nous augmentera dans notre énigme. N’écris pas, amasse, puis crie. Tu n’auras pas le prix Pulitzer, étudiant de ma salle et non de celle d’à côté, tu vaux bien mieux que ça. NARRATIONS exercice dit de l’observation du carrefour soi Il n’y a pas de paysage qui ne soit peinture de soi. Il n’y a pas de paysage qui soit description mais élévation ou construction. Il n’y a pas de paysage qui soit invention de ce qui est vu par celui qu’on tient par les épaules devant soi, qu’on appelle lecteur ou bien qui est, à rebours, la carcasse de soi mise là pour que toi tu te tiennes un peu en arrière, le temps simplement d’écrire ce carrefour et rien d’autre. Des insuffisants de l’exercice d’écriture proposeront de décrire une rue : ça ne colle pas, des insuffisants de l’exercice d’écriture proposeront de décrire un paysage naturel : ça ne colle pas. Moi Malt Olbren te propose d’écrire un carrefour. Et surtout d’acquérir préalablement la méthode d’observation du carrefour, qu’on pourra dire alors observation du carrefour soi. 27 the creative writing no-guide narrations Il faut d’abord prendre conscience de l’importance de la notion même de carrefour : là tu bifurques, et l’écriture inclura cet ouvert. Et le carrefour est un point, tu focalises ton récit à une distance précise de toi-même, qui inclut l’audelà et l’en-deça comme des strates délimitées dans l’image même. Tu commences comme on a commencé ici les autres exercices : liste mentale de tous tes carrefours. Tu les récapitules depuis l’enfance. Tu balayes chronologiquement tous tes lieux et tu visualises intérieurement tes carrefours. Ce n’est pas assez, tu vas trop vite : à chacun de tes lieux chronologiques associe un carrefour et reprends plus lentement ta liste. Maintenant tu les vois. Continue. Reprends depuis ta vie récente, prends ta vie à l’envers, selon chaque lieu d’activité, chaque point de souci, et trouve les carrefours. La liste se démultiplie. Pour l’instant tu ne décris pas, juste tu vois. Mais tu en vois de plus en plus. C’est une convocation mentale simple. Examine, à mesure que tu déploies la liste dans les balayages de temps, comment, presque comme sur une mire ou la croix d’une cible, la figure du croisement devient le point fixe de la superposition mentale. Ce sont des cartes postales qui s’assemblent par le milieu, garde cette idée de milieu. Continue la convocation mentale — n’écris pas. De toute façon ça va encore plus vite à penser qu’à écrire. Balaye ta vie par points d’intensité. Prends de deux ans en deux ans, et retrouve le moment qui compte. Pour chacun de ces moments, ô ce n’est pas une surprise, tu m’as deviné, tu trouves un carrefour. 28 J’augmente la pression : de tous les carrefours qui ont défilé, choisis en cinq. Et maintenant, sur ces cinq, accroît la pression sur la convocation mentale. Balaye-les non pas comme une liste ou un défilement, mais comme une suite discontinue de diapositives. Apprends à passer de l’un à l’autre, chronologiquement d’abord, puis en les plaçant sur une carte géographique mentale ensuite, et puis deux par deux en désordre. Enfin, tu en prends un et tu regardes : maintenant tu sais voir. Non, n’écris pas encore. La force de l’écrire est d’abord dans le temps qu’on retient l’écriture. Quand tu regardes un carrefour, celui que tu as retenu ou toute la suite des autres, comment regardes-tu ? La disposition des blocs. Le mobilier urbain au premier plan, et les enseignes au lointain. Le rapport global à la ville (s’il y a ville), et à la direction des routes. La couleur du sol, les irrégularités du sol, le dessin du sol. Les objets en mouvement, les objets en présence éphémère (les êtres humains, passants, observants, sont alors aussi considérés comme objets puisque figures de la représentation). Et puis, un instant, tu joues de l’image immobile ou pas. Peut-être que je me trompe : peut-être que tu regardais déjà ton carrfour pris dans le défilement incessant du temps. Alors pense aux images fixes que tu connais de carrefours : cartes postales anciennes (ou bien les imaginer, et par elles la transformation du lieu au fil des décennies passées), toiles (et toiles de maître, et sache qu’il n’y a pas dans notre histoire américaine que le grand Hopper), et puis les carrefours que tu connais dans la littérature, histoires à un carrefour, histoires avec carrefour, carrefour des histoires. Allez, cites-en 29 the creative writing no-guide narrations une, là tout de suite — ou un titre incluant le mot carrefour ? Le mot carrefour t’effraie encore ? Appelle ses synonymes, et pour chaque synonyme sois attentif à la fois aux images, aux lieux, aux autres titres et livres et films et toiles et ainsi de suite en emboîtement. Parce que le carrefour est emboîtement ouvert de réels qui s’assemblent, ainsi devient ta pensée. Oublie crossroads, et que ce mot d’un objet simple et réunifié inclut son pluriel, et que c’est une belle chanson avec histoire de cette chanson. Pense à croisement, bifurcation, embranchement, raccordement, échangeur, et prolonge par fourche, étoile, patte d’oie, croisée, rond-point (crossing, intersection, junction, juncture, crossway, interchange, connexion). Maintenant, le carrefour que tu as retenu, laisse-le dans son mouvement continu, les voitures passent, les gens défilent, les heures du jour changent, puis changent les mois, les saisons, les années, les lumières dans l’orage, la disposition dans la nuit, les soirs de brume et puis sous la neige et quand il gèle ou bien, tu sais, lors des grandes grèves, des grandes peurs, des grandes pannes). Fais marche arrière si tu veux : reprends tout cela depuis le point initial, et crée le mouvement dans un sens, puis dans l’autre. Elle existe, maintenant, ta vision. Garde quelques figures, je suggérerais quatre : jour puis nuit, panne puis neige (ou brume). Maintenant, que tu l’habites. Mentalement, tu fais le tour à pied. Tu ramasses ce qui est par terre. Tu regardes les saignées, les grilles, les trottoirs et caniveaux, ou le brin d’herbe. 30 S’il y a un panneau ou un feu, tu examines son pied ou poteau, et les autocollants, ou rayures ou marques. Il y a eu des morts, ici ? Et si c’est un personnage, que tu y mets : ceux qui y habitent, ceux qui habitent auprès et passent là tous les jours, ou bien tu y places un personnage imaginaire — un événement quelconque l’a placé là contre sa volonté, et dans ce lieu de passage permanent lui il doit rester. Et puis maintenant, prends ce qu’il y a autour. Si c’est un champ labouré, c’est un champ labouré. Tu déploies le panorama : mais vraiment, en tenant tes deux mains devant tes yeux comme pour la définition du cadre d’une caméra, et puis, à ta hauteur d’homme, tu tournes à 360° — il y a des cheminées, des toits, des mots, des bâtiments identifiés ou pas, et même peut-être un cimetière, ou rien, quelque chose derrière un mur et toi tu ne vois rien. Alors en plus tu fermes les yeux, tu te concentres sur le bruit — le vent, les voitures, une machine au loin, un cri ou un appel. S’il y a une maison c’est bien, tu y entres, tu vas dans les pièces vides, tu es attentif aux odeurs, à l’humidité des murs, au courant d’air qui vient de la cave. Tu vas à la fenêtre et tu le vois d’en haut, le carrefour, connu et inconnu. Si c’est une station-service, tu y travailles. Si c’est un entrepôt, ou bien un KFC et le dinner d’en face, tu t’y installes mentalement. Et même, c’est peut-être là que mentalement tu disposes ton bloc pour écrire. u bien c’est juste un parking, un fossé — comment je saurais, c’est toi qui sais. Voilà, c’était l’exercice dit observation du carrefour soi. Peu m’importe maintenant que tu l’écrives. Mais si tu l’écris, tant mieux. 31 the creative writing no-guide narrations fameux exercice dit du coincé Les enfants jouent au jeu du pendu, les ateliers d’écriture jouent au jeu du coincé (stuck). L’avantage, c’est de commencer petit : petit par la situation (on est coincé dans le lieu), petit par le personnage (il est déjà entré, et il ne peut pas sortir). Cependant, nous voilà déjà au cœur de l’histoire qui commence par l’écriture : vous n’avez rien besoin de savoir de l’histoire pour vous mettre à l’écrire. Ainsi donc : posez dans votre tête, une silhouette, une boîte. Prenez un temps d’arrêt. Par exemple : imaginez la réduction taille maquette de cette boîte. Une boîte à chaussures et un petit personnage en carton (en plastique, ou jouet d’enfant, ou découpé dans un bout de papier), et déjà la boîte s’anime. Posée verticalement, elle sera un ascenseur, posée sur la tranche, elle sera un abri-bus, posée à l’envers sur le personnage, elle sera une prison. Si vous la laissez couvercle enlevé face du haut, à vous de déterminer où sont portes et fenêtres, et s’il y a portes et fenêtres, et combien (une porte et une fenêtre suffisent, pensez à La Corde du maître anglais ce cher vieil Hitchcock). La réduction taille maquette de la scène via la boîte à chaussure et vous êtes déjà en train de concevoir votre histoire. Et comme d’habitude, on dira : avec Malt Olbren, tu passes plus de temps à ne pas écrire qu’écrire. Voire. Ainsi : oublions la boîte à chaussures, ou la boîte d’allumettes, ou la scène vide du théâtre, selon la taille de votre 32 première imagination, et concentrez-vous sur les bruits de la ville. Une rue : le son aigre et rapide des voitures dans la rue vous dit si vous êtes en hauteur, à son niveau ou en contrebas. D’ailleurs, une voiture, ou bien un autobus, ou un wagon de train, même mobiles (ou pris dans un embouteillage, ou stoppé pleine voie par les intempéries, peuvent aussi être le lieu de référence pour votre coincé (struck), et cela aussi c’est le bruit, les vibrations qui vous le disent. Les rêves le disent aussi : un couloir, une chambre, un labyrinthe, un souvenir d’enfance dressé là dans le milieu du monde comme ces cabanes de peuples archaïques qu’on réinvente en plein musée. Ou bien les lieux publics : gare, usine, entrepôt, cafétéria. Et là, concentrez-vous seulement sur la silhouette : c’est en figurant en vous le petit personnage de papier que naîtra au-delà de lui la taille du lieu qui le coince. Vous devriez être déjà en train d’écrire. Si vous avez commencé d’écrire et êtes revenu à la lecture, nous pouvons continuer avec ce premier dispositif que vous venez d’inventer : un lieu parallélépipédique, et au milieu une silhouette seule. Mais c’est trop tôt : revenez à votre texte, et recommencez à écrire. Cette fois, on garde la situation initiale, mais on enlève mentalement la silhouette. C’est important, la méthode Olbren : si vous imaginez un lieu vide, et qu’ensuite vous y placiez le personnage, ça ne marchera pas. Si vous concevez d’emblée, mais avec l’abstraction et la simplification de la boîte à chaussures taille maquette, la situation initiale lieu 33 the creative writing no-guide narrations plus personnage, alors vous êtes prêts pour ceci, sur quoi j’insiste : on sait maintenant décrire le lieu, et en détail. Soit : ce que le personnage voit devant lui. Puis : ce que le personnage voit à sa gauche, puis à sa droite. Puis : le sol, comment est le sol. Puis (mais seulement maintenant) où et comment sont les ouvertures, et, si c’est une ou des fenêtres, ce qu’elle ou elles donnent à voir. Alors vous voilà bien : un personnage dans un lieu vide, qui ne peut y entrer (c’est déjà fait), ni sortir (mais pourquoi). Relisez Le puits et le pendule d’Edgar Poe : a-t-on plus ? Revoyez Bartleby aux yeux vitreux posé devant son mur aveugle : a-t-on plus ? Étape. Ils le savent, les étudiants de Malt Olbren : on s’arrête, on prend son temps. Du lieu, je suis sûr que vous n’avez pas tout dit de ce que vous y voyez, de ce que vous y savez. Une irrégularité du sol, un défaut au plafond, cela vient d’où ? Le bibelot posé sur l’étagère, l’affiche dans le bureau de la station-service, les avez-vous mentionnés ? Et, de ce qu’on voit par la fenêtre, imaginez qu’une gomme passe par là et ne laisse qu’un détail à voir : au cas où, précisez-le donc un peu mieux, ce détail. Alors oui, maintenant on peut revenir au personnage. Attention, pas tout entier. C’est précieux, un personnage, ça ne se manipule pas comme ça. On fait attention, on ne le retrousse pas d’un coup. On parle de ses chaussures (terriblement important, les chaussures : l’aviez-vous imaginé avec des chaussures orange ?), on parle de son complet, ou de l’usure de la laine à ses poignets. On parle de ses cheveux, de sa silhouette telle que l’ombre la découpe sur le mur. On le 34 voit soit assis, soit debout, soit immobile, soit agité. C’est cela que, tout ce temps que je vous parle, vous êtes en train d’écrire. Et vous seul le savez. Mais attention, et de grâce : pas de nom, il ne vous a rien dit encore, et vous le connaissez pas, et pas de visage, vous n’avez pas cette intimité-là, et votre personnage de papier n’a pas de visage. Serions-nous prêt pour la situation : mais oui, et tout simplement parce que tout désormais est tendu. Alors, comme d’ouvrir la fenêtre, laissez balayer le temps. Il y a un avant, et il y a un présent. Il est trop tôt pour dire un futur : l’histoire doit restée coincée comme lui, le personnage, est coincé. Vous ne vous sentez pas prêt à dire ce qu’il y a eu, avant, qui justifie l’instauration de la situation présente ? Ce n’est pas nécessaire : dans Le puits et le pendule il n’y est pas fait référence. L’important, c’est de savoir que la scène immobile, précédemment construite, n’est pas forcément le début de l’histoire, mais juste son centre de gravité. Ou juste le premier grand point de rendez-vous, avant que tout s’échappe, et que maintenant vous construisez l’amont. Après tout, c’est bien normal que vous n’ayez pas en main les éléments pour dire et expliquer ce qui s’est passé. Il est tout seul, votre personnage. J’ai fait mon enquête dans les grandes universités : plus l’université est grande, meilleure sera la compagnie proposée à votre personnage. Un honoré collègue proposait son propre coincé dans une réunion soit avec Dieu, soit avec le diable, soit avec votre mère. J’ai beaucoup admiré la mère. Mais quand même, folks, est-ce qu’on ne pourrait pas laisser le pays à ses respects et démons, et se cantonner à ce qui nous 35 narrations the creative writing no-guide regarde ? J’aurais suggéré à mon honoré collègue de s’en tenir à la mise en présence de son coincé et de l’écriture, par exemple, ou pourquoi pas d’un livre trouvé, ou tout simplement d’un inconnu. Regardez plutôt Bartleby : vous avez placé votre coincé devant la fenêtre donnant sur le mur aveugle, positionné quelques éléments de bureau, et la peau du mur d’en face, où vrombit tout Wall Street (mais de loin, tel est le génie de Melville). Eh bien, voilà le chef de bureau (et narrateur), qui parle maintenant à Bartleby, lequel s’en tiendra à répondre son fameux Je préférerais ne pas. Et si vous avez construit le chef de bureau (et narrateur), ses deux employés, avec fonction de chœur, ne sont pas loin. Prenez maintenant la chose à l’envers : vous commencerez par installer le bruit lointain de Wall Street, puis les deux employés, enfin l’assurance du narrateur, et l’histoire sera prête à accueillir l’homme Bartleby et le laisser rejoindre son mur aveugle. Simplement, vous vous êtes saisis de l’histoire par son premier centre de gravité, et avez construit l’amont depuis ce point. C’est ce qui nous rend l’exercice du coincé à tous si favorable : un nœud bref de situation, et pas besoin d’échappatoire. Si vous avez à portée de couloir sur le campus un collègue étudiant mathématicien, faites-lui poser l’équation : l’histoire n’est pas une continuité d’événements ni d’action. Dans l’exercice du coincé, l’histoire c’est « centre de gravité + amont = résultante narrative ». La présence même du centre de gravité vous donne à distance le point d’arrêt de la scène, qu’elle soit ouverte (articulable avec autre scène d’un éventuel roman ou format plus large), et donc le silence après l’histoire, quand bien même vous n’y aurez pas tout réglé. 36 Où est le mystère de Bartleby, sinon dans tout ce qu’on ne saura pas des alentours de l’histoire ? Si nous aimons l’exercice dit du coincé au point de lui avoir donné un nom collectif, et d’en avoir chacun notre propre déclinaison, tient à ce miracle particulier : comme Bartleby planté devant son mur aveugle, la restriction venue de votre dispositif initial, la boîte à chaussures dans telle ou telle position et la petite silhouette de papier qui l’occupe, conditionne aussi la parole du type. Peut-être est-il dans une cellule d’asile et parle-t-il tout seul, auquel cas vous pouvez aussitôt me contredire : mais l’exception confirme la règle (en ce cas, le temps est ouvert et répétitif, la parole sa matière). Si votre homme (personnage, devrais-je m’en tenir, même s’il n’est ni Dieu ni mère) se tait, tout alentour se taira. Les signes du monde parviennent pauvres, et pauvre est la parole des autres acteurs, ceux que vous avez introduits dans ce que je nomme l’amont. Allez, à vous l’enquête maintenant. Dans tant de grands livres que vous avez appris à connaître, elle est où, et longue comment, décisive comment, la scène du coincé ? Et combien de petits livres ou d’histoires brèves saurez-vous vous souvenir, qui sont basées sur l’exercice du coincé ? Et votre propre coincé, vous en ferez une solitude vivante comme dans Le puits et le pendule, ou bien une incise toute vive dans la ville peuplée, comme l’inusable Bartleby ? Et si l’exercice vous semble pauvre, portez-le aux limites : on est seul dans une foule. Fixez une foule en défilé, dans l’étranglement des métros du soir, ou dans l’agitation brownien d’une place ou d’une galerie commerçante, braquez la 37 the creative writing no-guide narrations caméra de surveillance sur cette silhouette un instant immobile ou perpétuellement dérivante, fixez sur elle votre objectif de manière à la rendre fixe au milieu de votre écran (ou de votre propre page d’écriture devenue image, et vos mots l’occupation graphique de cette image), et maintenant recomposez depuis elle cet amont nécessaire à l’exercice du coincé : quelles sont les voix intérieures, les visages et personnages (loin d’elle, mais qu’elle porte en elle) que vous allez associer à la silhouette ainsi dérivante ? Savez-vous une des difficultés essentielles de qui conduit un cycle de creative writing ? Accueillir dans son nouveau groupe un étudiant qui a déjà pratiqué, au séminaire précédent, l’exercice dit du coincé : eh bien à lui, comme à vousmême, et comme je viens de m’y efforcer moi-même, demandez-lui, plutôt que d’inventer une nouvelle solution narrative (dans ce genre d’exercice on est bon une fois, pas deux), de construire à l’attention de ses collègues sa propre présentation de l’exercice du coincé, sa propre façon de solliciter l’écriture et la construction d’histoire. J’allais oublier (mais non, je n’oublie jamais rien, c’est juste que je gardais pour conclure) : vous vous rappelez, votre boîte à chaussures, tout au début du texte que vous venez d’écrire ? Elle précédait le coincé lui-même, et tout ce que vous avez placé en amont de votre coincé, puis ce qui est venu ensuite comme déroulement bref de la scène, conditionné par son premier centre de gravité. Il faut la retirer, votre boîte à chaussures à taille de maquette, elle ne fait que parasiter l’ouverture du récit, maintenant. Alors, allons-y la chirurgie, on sélectionne et on coupe, net. Pour effacer ? Et si, à tel endroit de l’histoire, vous alliez positionner le petit curseur 38 à coller ? Et la voilà dans votre histoire, la boîte à chaussures à taille de maquette, devenue par montage un élément ellemême du corps de l’histoire et à la fois sa mise en abîme. Petit personnage compris ? Justement, vous l’aurez peut-être récrit autrement — ou devenue juste toile abstraite sur un mur ? Au fait, vous vous souvenez de l’histoire du coincé à Mobile et qui écoutait ce blues de Memphis ? Je vous suggère comme point de départ, si vous n’avez encore rien pour votre histoire, de partir des paroles ce cette fable-là, Stuck inside of Mobile with Memphis Blues around (NdT : la traduction des paroles de cette chanson de Bob Dylan est aisément disponible, on peut aussi associer à cet exercice, en langue française, le texte de Henri Michaux inclus dans Face aux verrous qui s’intitule « L’impossible retour »). Et si le coincé c’était finalement chacun de nous dans sa ville, chacun de nous dans cebrave new world et la place qu’il y occupe ? ne coupe pas le moteur, Joe On n’invente pas des exercices d’écriture avec une moulinette qui s’appellerait la moulinette à inventer des exercices d’écriture. On dispose chacun d’une harmonique particulière, tu vois : comme ces baudruches sculptées très fines et fragiles qu’on te donne dans les fêtes foraines, et colorées sur ciel nuageux gris. Cela, c’est ton rapport personnel et singulier à la vieille chose littérature, à la vieille chose récit. 39 the creative writing no-guide narrations Alors, dans cette singularité, tu inventes des passerelles : ce qui fait résonner la vieille chose à partir de cette petite sculpture étroite qui est toi. Les exercices que tu proposes te sont extérieurs, ils n’amènent pas les étudiants vers toi (mais les pousse dans la vieille chose littérature, où ils s’éloigneront seuls ensuite dans l’épaisse brume et disparaîtront de ta vue, même si capables d’en ressortir tout près de toi, presque face à face, des années plus tard et avec le sourire), les exercices que tu proposes ne sont pas universels mais supposent de résonner avec cette singularité tienne. Alors chacun développe ses deux ou trois demi-douzaines d’exercices, et est-ce qu’on progresse ? Non, on sait mieux aller au dense, on sait mieux aller tout droit vers ce qui compte. Tu fabriques et délimites un territoire très précis très condensé, où ils ne seront pas apprentis, mais portés. À eux d’en tirer leçon, et d’aller l’appliquer à leur singularité propre — autre versant de ton travail, les aider à la formuler. Et puis, chaque année, parfois une ou deux nouvelle piste, alors tu essayes, tu rodes, tu domestiques comme pour un numéro de cirque. Parfois, un nouvel exercice alors qui te déborde, te saute dans les mains, devient l’exercice de tous. L’exercice dit « Ne coupe pas ton moteur, Joe » est celui qui m’a été le plus emprunté, a le plus circulé, est devenu chose si commune que bien peu se rappellent que Malt Olbren le premier l’a formulé. Donc, je le dis gravement : l’inventeur vaut toujours mieux que les imitateurs, c’est comme quand tu travailles le blues à la guitare, reviens donc voir la vieille barbe qui le premier a taillé ça avec sa tronçonneuse dans la grande forêt des mots. 40 J’appelle donc cet exercice « Ne coupe pas ton moteur, Joe », demandez-moi à son propos tout ce que vous voulez sauf qui est Joe (« Keep your engine running » c’est du long bref long long bref bref donc appelant cymbale syncope pour dernier temps fort « Keep your engine running, Joe » ça ne change pas grand-chose sauf que c’est devenu un groove au lieu d’être un titre, et l’étudiant après le Joe doit bien continuer la phrase pour garder le rythme — j’espère que ces trucs-là sur long bref long long vous le pratiquez aussi ?). Et si l’exercice s’appelle « Ne coupe pas ton moteur, Joe », c’est que la consigne s’énonce ainsi : tout se passe ici sans couper le moteur, et Joe ou pas Joe ça suffit pour la route. Civilisation de la voiture ? Quand ça nous aura passé, posez l’exercice sur la tombe de Malt Olbren avec une inscription : « Il en a produit, de beaux textes, cet exercice-là, hein Joe ? » Parce que, sérieusement, la question numéro un pour l’auteur de fiction c’est de faire avancer l’histoire. Scène après scène, on sait faire, on a développé des tas d’exercices pour ça — et c’est bien la raison de mon livre. Mais là, ce que tu proposes aux étudiants c’est : qu’est-ce que lui mets comme fuel, au-dedans, à ton histoire, pour qu’elle avance ou avance, n’ait pas le droit de s’arrêter — et, incidemment, que l’obligation à elle faite d’avancer soit ce qui en produise les figures et surprises et arrache du fond de secret la chose dont toimême ne te doutait pas qu’elle y soit. Et tout simplement (so simply), si tu ne coupes pas le moteur, elle va bien avancer de force, ton histoire. Dans tout atelier, tu as à peine fini de raconter ce qui se passe pour toi dans cet exercice, et ce qui t’amène à le pro41 the creative writing no-guide narrations poser, qu’un ou une élève sage te demande : mais c’est quoi, alors, la consigne ? Normal, plus tu sens déjà la trouille de te lancer, ou l’ombre qui ricane derrière ton histoire en attendant que tu soulèves la trappe, tu cherches tous les prétextes pour dire que tu ne la vois pas, la trappe. Je répète donc, de façon synthétique et complète, la consigne de l’exercice : « Ne coupe pas ton moteur, Joe. » Et pour celles et ceux qui n’auraient pas compris, j’explique : tu as une voiture, tu as un lieu de départ. Les autres éléments sont à ta disposition. La seule contrainte, désolé, elle est tout entière contenue dans le titre : « Ne coupe pas ton moteur, Joe. » Le personnage est tout seul : ça paraît plus facile mais non, croyez l’ancien combattant, ce sera plus difficile. Vous avez deux personnages dans la voiture : ce sera déjà la multiplication des pistes, ils parleront, s’indiqueront des tuyaux, pourront même échanger leur place. Ils sont quatre ou six personnages à s’entasser dans la voiture : tu découvriras que ce n’est pas du tout la même histoire, celle qui rassemble quatre personnes dans une voiture et celle qui en a rassemblé six. La voiture roule ou reste immobile dans la cour ou le parking : c’est votre choix (ma seule contrainte : moteur allumé, et ça on n’y touche pas). Une fois un gars qui n’aimait pas mon cours m’a fait une réponse en provoc : tu avais un immeuble, le parking, et la voiture avec moteur qui tournait puis rien. Des gens passaient, s’approchaient de la voiture, et comme tout était normal repartaient. D’autres apparaissaient aux fenêtres, rouspétaient après cette voiture dont le moteur tournait pour rien, et voilà. Et puis il décrivait l’intérieur de la voiture, mais rien de spécial, tout était vide, sauf 42 ces petits signes qui font qu’une voiture est vôtre, et que le moteur tournait. Ne coupe pas ton moteur, Joe : il avait respecté la consigne, et c’est un des meilleurs textes que j’ai jamais recueillis de l’exercice, un de ceux où la fiction dérange la réalité. D’autres textes aussi, très beaux, parfois, lorsque les enfants s’en mêlent : des mômes qui jouent dans une voiture, dans leur tête il ronronne plein feux, le moteur. Et puis tu as tous les lieux que tu peux y associer : haltes café, stationsservice, péages et ferries, tunnels et embouteillages. Je me souviens d’un texte qui se passait uniquement sur un pont : et plus le texte avançait, moins le pont finissait. Quel boulot de paresseux, se dit le bénévolent lecteur, découvrant combien il en faut peu pour devenir enseignant de creative writing dans une université (college) humble et discrète de notre beau pays rempli de voitures. Pas si vite, pas si vite ! Dans l’exercice de Malt Olbren, il est d’abord question de faire avancer l’histoire, pas seulement de créer une situation, même avec moteur allumé. Moteur quatre temps : admission, compression, explosion, échappement. Alors quatre temps dans l’histoire, quatre événements. Et respect de la consigne : « Ne coupe pas ton moteur, Joe. » Là par contre, Malt Olbren les laisse à eux-mêmes, les étudiants : à vous de trouver, même en place passager. Ou prenez le pick-up truck, le camion de l’oncle, volez la voiture abandonnée. Mais il y aura quatre étapes. Et croyez-moi : des quatre, une que vous n’attendiez pas. Au point même que cet exercice peut vous servir, bien plus tard, d’échauffement (warm-up) : repartez (sans couper le moteur), puis ne gardez que l’étape imprévue, inventez une nouvelle histoire 43 the creative writing no-guide narrations là-dessus, ou portez-la telle quelle, dans votre plus beau plat à histoire, dans le roman en cours. Bien sûr de tous les bien sûr, comme tous les vieux blues que vous travaillez à la guitare, un exercice est à tout le monde. Certains y ajoutent leur épice : cinq étapes et pas quatre (moi je préfère le basique), ou bien qu’à chaque étape surgisse une interaction avec un personnage différent. Comme les planètes et astéroïdes ou les parties d’échec, on devrait nommer les versions et variantes du nom de l’auteur qui les invente. J’aime bien évoquer cette contrainte supplémentaire que le voyage n’ait pas de fin évoquée. Ne coupe pas le moteur, Joe : fin sur la route, destination ou pas destination, on n’y arrive pas. On n’y arrive jamais : et, au cas où même maintenant vous n’ayez pas encore d’idée, c’est bien d’ici que vous pouvez partir. Quoi, quoi ? Vous n’avez pas lu October ferry to Gabriola ? Si je ne revendique aucune paternité sur l’exercice, c’est bien parce qu’il appartient d’abord au vieux Malcolm. Profitez bien (Have fun). irruption du dérangé et de ce qui s’ensuit Paradoxe : cet exercice ne produit pas de littérature montrable (ou publiable, ou qui soit seulement littérature — mais qui est-on, pour savoir ? Pourtant, il nous désigne un point précis nécessaire à la littérature montrable (ou publiable, ou 44 qui soit seulement littérature — mais qui est-on, pour savoir ?). Je ne crois pas au versioning, je ne crois pas à la littérature millefeuilles, je ne crois pas au fabriqué. Mais l’exercice proposé ici, en ce qu’il permet une transition dans strates et niveaux de narration, vous permet d’atteindre (même rampant, spéléologue, contorsionniste) une instance de langue narrative qui doit impérativement faire partie de vos harmoniques naturelles, de votre boîte à clous , dès la prise d’écriture, dans votre marche habituelle, et que vous aurez oublié de longtemps cet exercice. Je l’appelle exercice du dérangé (the unhinged card exercise), le chien dans le jeu de quilles (the rattlesnake in the kitchen), et nous allons travailler sur le principe de la version successive. Je vous laisse faire pour la première. Une segmentation banale du quotidien, où nous essayerons cependant un échantillonnage riche. Peu importe, puisqu’il ne s’agit que d’une ébauche, et qui plus est d’une ébauche qui ne survivra pas dans le texte abouti. Tâchez qu’il y ait quatre ou cinq personnages, tâchez que le lieu ne soit pas extraordinaire, mais imposez-vous qu’il soit, au contraire, comme détaché au couteau de la vie courante, puis posé là sur la table à écrire. Ébauchez comme si vous notiez dans l’ordre où cela vous apparaît, lieu, détail du lieu, personnages en groupe, personnages pris un par un, échanges banals de parole entre les personnage, tentative d’un des personnages de donner une histoire construite. Mais tenez-vous en à l’ébauche, là est la difficulté : vous racontez cela comme dans une lettre à un ami, comme dans un reportage de terrain, rien n’est appuyé. 45 the creative writing no-guide narrations C’est prêt ? Enregistrez sous l’appellation version 1, puis faites une copie, nommez-la version 2 et ouvrez. C’est là qu’apparaît le dérangé (your unhinged card), et comment, figurez-vous ? Il dérange ! Un personnage fait irruption dans la scène, ou bien il était déjà dans la pièce, assoupi dans un fauteuil, et il se réveille, ça débrouillez-vous — même pas besoin de se préoccuper de son entrée, vous pourrez régler ça ensuite. Mais installez-le presque tout de suite dans l’ébauche. Et maintenant, justement parce qu’il est dérangé (cause he is the unhinged card), il interrompt. S’il écoute sans parler, il peut se placer juste devant le personnage qui parle, presque bouche à bouche, comme jamais on n’oserait le faire en public. Ou bien, s’il n’interrompt pas et ne se mêle pas des propos échangés, lui il poursuivra sa propre action avec ses propres questions, mais comme une nappe superposée à la première nappe. Même si le dérangé n’interfère pas avec votre scène ébauchée, vous insérez sa propre description, puis celle de ses actes, puis les paroles qu’il émet, dans le fil temporel continu de votre première scène. Ainsi, la première scène ébauchée devient-elle comme ces substrats qu’on utilise pour la culture des cellules en biologie : dites-vous à chaque mot que vous travaillez sur du vivant. Quand vous êtes au point, enregistrez. Puis dédoublez le fichier, et l’appelez version 3. Et maintenant, dans votre version 3, vous supprimez tout ce qui était la version 1, et ne gardez que les ajouts de la version 2 (arithmétiquement, ce n’est pas très compliqué). Bien évidemment, l’histoire vous paraît nue, sommaire, décousue. Eh bien, réinventez-lui un lieu, un lieu qui cette 46 fois soit basé uniquement sur lui, le dérangé, quitte à simplement le faire marcher dans la nuit, simplement le poser sur un plateau nu de théâtre. Et après tout, peut-être qu’il est très beau, votre texte. Repensez au narrateur du Sous-sol de Dostoïevski, ou à son récit Douce, on n’est probablement pas dans un dispositif narratif très différent. Allez, chers étudiants, petit effort : retrouvez-moi cinq livres, ce cher Dickens, le grand Faulkner, ou pourquoi pas notre haut collègue Stephen King, avec irruption ou passage du dérangé (where the unhinged card has been thrown)… Vous pouvez même continuer le versioning : dans le fichier n° 4, vous repartez de la version n° 3, et restaurez progressivement, mais en les rendant plus abstrait, mieux scénarisés, et seulement si nécessaires, les éléments de la version n° 1. Puis comparez avec votre version n° 2 : et je vous offre un doughnut avec supplément crème si les deux versions coïncident… Je vous l’ai dit, ne m’intéresse même pas, à titre exceptionnel, pour cet exercice, de lire les productions. Ce qui m’intéresse, c’est après : votre dérangé, qu’il soit toujours auprès à ricaner, dès que vous commencez d’écrire. Qu’il soit toujours prêt à entrer dans la pièce où vous écrivez, où parlent vos personnages, puis vous bouter bas de votre chaise et l’écrire à votre place, à sa manière. Et si c’est un exercice magnifique, le dérangé, n’est-ce pas en ce qu’il correspond si bien à nous-mêmes ? 47 the creative writing no-guide narrations et alors il est où, le dialogue ? Ah mes amis, le dialogue n’est pas facile dans la vie, même avec nos plus proches. Tant de choses incarnent le dialogue auquel les paroles ne donnent pas accès. Paradoxe du dialogue : rien de plus immédiat dans l’échange oral, rien de plus présent au premier niveau du récit, et rien de plus funambule pour les artistes de cirque que nous sommes. Avez-vous vu l’aisance du jongleur tandis que les balles gravitent autour de sa tête et de son dos ? Rien que du naturel. Il suffirait de prendre sa place, et on en ferait autant, sans problème. Seulement voilà, ça ne marche pas comme ça. Enquêtez : quiconque vient enseigner l’écriture a son propre exercice fétiche de dialogue. On peut même considérer, s’agissant du jonglage absolu, qu’un seul exercice n’est pas suffisant, et de loin. Et puis on ne peut pas toujours servir le même, alors qu’on doit constamment, dans un nouveau cycle, venir de nouveau appréhender le dialogue. J’ai donc élaboré pour vous cinq exercices d’approche du dialogue, et voici le premier, obligatoire — il s’intitule « et alors il est où, le dialogue », simplement parce qu’il s’agit d’une scène muette et sans dialogue. Apprendre le dialogue sans dialogue, coup de génie vous ne croyez pas ? Demandez à un ami acteur s’ils ne font pas cela régulièrement, dès le conservatoire , puis ensuite, lors des répétitions. Demandez à un ami chanteur s’il ne fait pas cela 48 régulièrement : le pianiste ou l’accompagnateur jouant exactement toute la musique, et lui concentré sur la respiration, l’imaginaire de la chanson, mais… Sans parler la scène pour les acteurs, sans émettre un son pour le chanteur. Et vous ne voyez pas ce qu’on en déduit pour l’écriture ? Allons, allons… Bien sûr que si, vous voyez. C’est juste que vous n’avez pas trop envie d’écrire. Exercice aride, austère, ingrat, inflexible, sévère, disgracieux, pénible, rébarbatif, rebutant : difficile, en somme. Alors repensez au jongleur, souriant tranquillement tandis que tournent ses balles : combien il en a ramassé à terre, après ses premiers exercices ? Et puis ce n’est pas si terrible que ça, ce que je vous propose. C’est juste que je ne peux pas vous aider. Prenez un travail déjà en cours : juste sur son bord, sans venir interférer avec ce que vous fabriquez de beau, on va développer un fragment de scène. Le récit initial n’est là que pour vous aider à la trouver. Qu’elle ne soit pas un objectif central. Qu’on l’abord comme quelque chose qui vient compléter une marche existante vers un but précis, qui ne sera pas dans cette histoire. Et si pas d’idée, tant pis, vous en voilà une : balayez à rebours vos derniers jours et trouvez un moment de tension. Essayez qu’il ne soit pas seulement à deux personnages mais en agisse trois ou cinq. Peu importe la durée de la scène. Et c’est fini pour le mode d’emploi. Vous me jouez la scène comme vos amis du conservatoire, ou comme le chanteur dans sa répétition — tout se fait bouche cousue. À vous le style indirect. À vous tout ce qui bouillonne dans la tête. À vous la description des visages, du temps qu’il fait, du vent 49 the creative writing no-guide narrations qui fraîchit et de la musique qui passe. À vous de lever la tête vers les immeubles, à vous les téléphones et les silences. La seule condition : que jamais une parole ne soit dite par un des personnages, du moins qui soit retranscrite dans le texte. Ce qui signifie, incidemment, que le texte rapporte indifféremment les choses tues et les choses dites. Mais il y a une vitre, vous n’entendez rien, lors même que vous apercevez l’intérieur de la bouche criant ou hurlant ou chuchotant ou murmurant, ou simplement béant de surprise, comme de l’autre personnage vous voyez le geste à deux mains de se boucher les oreilles. Et alors, quel rapport avec le dialogue, si on n’en écrit pas, de dialogue ? Ça, c’est mon secret, et ma prérogative. Mais on en reparlera dans cinq ou dix ans, si, à chaque fois qu’entre-temps vous aurez eu à écrire la moindre bribe de dialogue, vous n’ayez pas repensé à la scène muette, vous ne vous soyez pas joué, sous la parole dite — avec le téléphone, le vent, les immeubles — la scène sans paroles. Et puis, mes amis, qui a écrit : We sit and talk quietly, with long lapses of silence, and I am aware of the stream that has no language, coursing beneath the quiet heaven of your eyes, which has no speech. Cela n’aurait rien à voir avec notre exercice, et notre élévation dans la vision des choses humaines ? The only realism in art is of the imagination. Disait aussi William Carlos Williams, que vous négligez bien trop depuis le lycée, mes chers, à vouloir marcher vers la fiction en oubliant que la parole est évidemment en toute écriture unique et même. Alors, on y va ? 50 pompiers du dialogue (deux exercices plus un) Ce premier exercice fait , nous nommerons ces deux exercices, présentés ensemble : « L’adresse à l’absent » pour le deuxième, « De la retouche photographique appliqué à l’échange oral » pour le troisième, suivi de « Un cinquième pour William » pour vos soirées calmes (s’il y en a). Progressons dans l’aventure dialogue, avec ces trois exercices successifs — et à lire dans l’ordre, s’il vous plaît. Les lire, même si vous ne condescendez pas à les écrire (vous allez cependant le faire, pensez à la note de fin de semestre), mais les lire attentivement, si les éléments techniques sur quoi nous allons nous concentrer dans ces trois exercices sont des étapes indispensables — en gros le tableau de bord de votre voiture à dialogue — même s’ils doivent ensuite dans l’oubli (just dissolve themselves afterwards in oblivion), parce que conduire un roman sur les grandes routes de l’aventure ne se fait pas l’œil rivé sur le tableau de bord. À l’inverse, et sans déploiement particulier d’autorité, je vous inciterais à les pratiquer à la file, voire simultanément, et d’ailleurs c’est ainsi que je les ai écrits : un alinéa pour le deuxième, un alinéa pour le troisième, etc. Et désolé de ne pas vous donner d’exemple, pour ce qui est de parler dans la vie civile vous êtes nettement plus débrouillards que moi. 1 51 narrations the creative writing no-guide Ce deuxième exercice s’intitule : « Ailleurs si j’y suis (l’adresse à l’absent) » — il est fondamental. Sinon, vous le proposerais-je ? Deuxième exercice : vous vous concentrez sur votre projet en cours, roman ou short story ou pourquoi pas dans le domaine de la narrative non-fiction que nous aborderons bientôt, et vous en isolez une situation potentielle de dialogue à deux personnages, dont l’un est le narrateur. S’il s’agit de fiction (ou de théâtre, et même de scénario), cette asymétrie native est essentielle (ce n’est pas une conversation entre deux personnages à laquelle assisterait le narrateur — qu’il soit l’auteur ou le personnage principal —, mais une conversation qui l’implique lui-même, avec un autre personnage, soit que le second personnage soit nouveau dans l’histoire, soit qu’on crée une rupture avec effet d’intensification ou de loupe (binoculars) sur un personnage existant, dont le rapport avec le narrateur va en être brutalement affecté. S’il vous plaît, pas votre toutou chéri, pas le proche récemment disparu (je préviens). Alors à vous. Ma contrainte : seul le narrateur parle. Dialogue sans dialogue, que non. Cette fois, contrairement au premier exercice, ce qu’il dit réellement au personnage figure dans le texte. Un texte qui va par paragraphes. Contrainte : chaque paragraphe contient une adresse directe au personnage. Le reste est libre : pour qu’on comprenne cette adresse au personnage, le paragraphe devra bien inclure ce que vient de répondre le personnage. Il va l’inclure au style indirect, il peut aussi l’intégrer dans l’adresse même : — Tu me dis que ceci et cela, mais moi je te réponds que cela et ceci.... et voilà votre paragraphe. Ou bien : Quand il m’avait dit que ceci et 52 cela, je lui avais lancé / dit / crié / chuchoté / marmonné / grogné : — Es-tu sûr de cela et ceci, ne penses-tu pas que ceci et cela ? Même pas besoin d’avoir une situation d’échange oral, ni de situation dialoguée : le narrateur est seul dans une pièce, marche de long en large, peut-être a-t-il reçu la veille ou le matin même une lettre de son interlocuteur. Le paragraphe reprend tout cela, la pièce, la fenêtre, le bruit, les lumières, et pourquoi pas une marche dans la ville, et là, traversant à pied le pont, le narrateur lance à voix haute sa réplique à l’absent ? Nous travaillerons aussi le monologue, qui inclut des outils proches. Nous sommes presque dans une situation de monologue, avec cette fine frontière entre le monologue intérieur et le monologue adressé. Mais l’occupation du temps est différente. En nous concentrant sur le dialogue avec l’absent, nous forçons le narrateur à rester dans le temps réel qui est le sien, à mesure de ses pensées, à mesure de ses gestes et déplacements, et dans l’énoncé direct de ses répliques, paragraphe par paragraphe : Alors il s’arrêta brusquement devant le mur et lança, ses regards traversant la cloison de plâtre vers des montagnes absentes : — Comment peux-tu me dire ceci, comment peux-tu m’écrire cela ? Mais bien sûr vous allez faire beaucoup mieux que cette phrase exemple. Et n’hésitez pas, en complément de l’exercice que vous me rendrez, à me donner un ou deux exemples de l’adresse à l’absent prise dans vos livres nécessaires et préférés ? (Sera pris en compte dans l’évaluation de l’exercice.) 53 the creative writing no-guide narrations 2 Avez-vous tenté tout d’abord le premier exercice, celui que nous avons appelé « Et alors, il est où le dialogue ? » Avez-vous traversé les nappes de ce bel et lyrique deuxième exercice, dit « Adresse à l’absent » ? Si oui, vous êtes prêts pour ce troisième exercice, et si non, reprenez case précédente, parce qu’on va changer brutalement de division, selon vos termes sportifs affectionnés. Pour cet exercice, troisième sur le dialogue, je l’appelle « De la retouche photographique appliqué à l’échange oral », nous augmentons le niveau de difficulté parce qu’il ne s’agit pas d’écriture du dialogue, mais bien de sa réécriture. Il faut comprendre en premier lieu ce que, dans chaque exercice, je nomme leur artefact : situation d’écriture de laboratoire, conçue artificiellement, qui nous permet de grossir jusqu’à la distorsion un élément technique particulier, que vous intégrerez ensuite dans votre pratique dès le premier jet, et sans plus y penser. Et toute l’essence et la gloire de l’american creative writing réside en cette démarche. Soyons les artistes de l’invisible, et quelle classe vous atteindrez avec le visible. Le mieux c’est de partir de l’existant. Vous disposez, dans un tapuscrit en cours, d’une accumulation particulière de dialogue, ou d’une story dans laquelle l’échange oral est le rouage principal de l’avancée narrative. Ou bien fabriquez un dialogue, mais fabriquez-le très vite et sans penser. Soyez le plus près possible de l’échange oral. Avancez la scène comme elle avancerait dans le réel. Ne vous préoccupez d’aucun principe formel, vous êtes-là, vous 54 l’auteur, comme invisible à deux personnages en plein échange, vous leur respirez sous le nez, vous leur voyez l’intérieur de la bouche, vous leur faites les poches pendant qu’ils parlent sans même qu’ils s’en aperçoivent. Mais votre dictaphone fonctionne et produit pour vous, comme l’enregistrement automatique de la tripaille d’un volcan (volcano’s guts), les pages que maintenant vous allez reprendre. Avez-vous un ami photographe ? Qu’il procède à l’ancienne manière, sous l’ampoule rouge de la chambre noire, au doux ronronnement du ventilateur d’un haut agrandisseur sur pied, jouant d’ombres et de balayages rapides des doigts sur telle et telle zone pendant l’exposition à la lumière, puis de l’agitation dans le bain de révélateur, ou qu’il soit à un écran avec pipettes et curseurs pour manier les contrastes, saturations, découpes, et même les gommages. C’est à cet ami photographe que vous allez penser. Et bien fort. Dépouillez-le de sa blouse. Ou bien dites-lui d’aller préparer du café, prenez sa place à l’écran et remplacez son image par votre texte. Vous l’avez, votre dialogue ? Alors jouez des lumières. Prenez un feutre, et sur la feuille imprimée, dactylographiée, manuscrite, séparez-moi votre échange oral en zones numérotées — de un à cinq, ça suffira. Chaque zone est en elle-même un fragment de dialogue (c’est important — mais si c’est juste une réplique, vous pourrez cependant procéder quand même au travail). Alors il fait quoi, le photographe ? Une conversation n’est pas un paysage plat (flat landscape). Une conversation, en chacune des zones que vous avez définies, fait varier l’interlocuteur principal. Et si ce n’est pas le cas, forcez-vous à 55 the creative writing no-guide narrations l’installer. Zone 1, personnage A principal, ça change quoi aux répliques de B. Zone 2, personnage B principal, ça change quoi aux répliques de A. Et à vos outils : où le personnage est principal, on ne touche à rien, on laisse toute cette peau de la langue qui est l’intonation orale, ses intonations, ses clichés, ses répétitions et gimmicks. Où le personnage est secondaire, vous n’entendez que l’écho de tout cela, le minimum nécessaire, juste ce qui contribue à l’avancée de la scène. Et soyez impitoyable. Puis prochaine zone, et même travail, mais le rapport des personnages a changé. Et maintenant, relisez : est-ce que rythmiquement ce n’est pas mieux, est-ce que la consistance du récit n’est pas plus souple, mais plus ferme, plus insistante à la main ? Et pour ce qui est de ce que vous donnez à comprendre, auriez-vous perdu quelque chose en route ? Est-ce que l’incomplétude même n’est pas une activité de plus pour le lecteur, une force vive supplémentaire pour que l’histoire avance ? 3 Axiome, et on y reviendra pour d’autres exercices : enlevez un cinquième du texte, et il ne s’en portera que mieux. Même chose pour les buveurs de Coca Cola qui apportent leurs chips en cours. William, William, vous en connaissez, des William ? Et maintenant, les trois premières étapes franchies, et votre dialogue ci-dessus bien lisse et poli devant vous, variation. 56 Il y a des exercices plus méchants, mais celui-ci n’est pas méchant. Juste cruel. Kill your darlings, disait le français Flaubert, la littérature est l’art du sacrifice, disait notre grand Faulkner. Prenez votre dialogue en bloc, encore tout frais de l’odeur de, et contraignez-vous à la fameuse règle : un cinquième pour William. C’est un exercice formulé par nos collègues anglais du début XIXe (et si vous me retrouvez dans la littérature anglaise début XIXe quelques évocations du fameux adage un cinquième pour William, ce sera compté dans l’évaluation). Et sans réfléchir, sans réfléchir s’il vous plaît. Rythme vos jeux vidéo. Manette effacement. Reset début de phrase, je saute sur l’adjectif, je fusille l’adverbe. Et lui qui m’ennuie quand il parle, qu’il aille chercher sa prochaine vie. Hop, hop, hop, c’est fini ? Posez le stylo sur la table : un cinquième du texte rayé, gommé, disparu, enlevé sans archive, gomme, effacement, coupe. Un cinquième exactement : vous ne pouvez pas prendre ici, rattrapez-vous là. Vous pouvez grignoter (nibble) une onomatopée, un auxiliaire, un adjectif ici, c’est toujours ça de pris pour la réplique suivante. Ça y est, il l’a, son cinquième, William ? Maintenant relisez : il manque quoi, à votre texte. C’est ça, le miracle : il est nettement mieux comme ça. Il ne manque rien, il est bien plus dense, rapide, fort, au contraire. Et dans chaque endroit où vous avez mis de l’air, c’est la tête du lecteur qui gamberge, et vous en apporte bien plus que ce que vous avez enlevé. C’est un des exercices que chacun pratique pour soimême, mais le plus magnifique, irrationnel, efficace et ancien 57 the creative writing no-guide narrations de tous, le un cinquième pour William. Seul problème : personne ne sait ni pourquoi ni comment, mais ça marche. 3, 2, 1, action (mais en tout petit) Notre spécificité américaine et nous en sommes fiers c’est l’action. Il y a une densité historique à ce que nous plaçons dans le verbe faire. Que cela s’exprime à travers nos récits par une façon autre de placer l’action en avant, où l’histoire littéraire sous domination européenne en faisait le fond mihonteux de l’activité mentale, ce n’est pas dû au cinéma ou au pragmatisme de notre être au monde, mais témoigne d’une affinité profonde avec notre histoire. Reste à torcher la scène (toss off the stuff). Et pour cela, travailler en petit. Faire suffisamment petit pour sentir le dur. Comme un sculpteur d’abord modèle avec les mains, un objet à la taille des mains. Ensuite vous pourrez réduire (travailler le mot, la phrase) ou agrandir (une poursuite, une grève, une guerre, ô raisins de nos colères). Mais d’abord, une scène en dix lignes. Juste l’espace de la main qui recouvre la page pour que le voisin ne puisse pas lire. Et puis, même chez Steinbeck, qu’est-ce que la scène épique la plus vaste, sinon le paysage architecturé d’une myriade d’actions-phrase ? Allons plus loin : posez votre main droite à plat sur la table (et instructions symétriques pour les gauchers, cela va de soi), et de l’autre main avec votre stylo ou crayon vous en tracez le contour. Voici l’exact périmètre qui vous est concédé 58 pour l’exercice. Et dix lignes si c’est la machine à écrire ou vos nouveaux ordinateurs. Ce que nous voulons détruire : la tentation de chronologie, de suivie linéaire du temps — même le temps bref de l’action, la tentation de continuité — même dans l’objet compact qu’est une scène réelle. Le réel est décousu, contient d’immenses durées dans son instantanéité. Le réel vous est hostile, il se défend avec obstination (obdurate) lorsque vous voulez le manipuler. Nous allons donc décoller de la ville un timbre-poste de réel. Cernez-le, isolez-le. Personne parmi vous qui procède aujourd’hui à cet exercice, mais chez vos parents ou grandsparents vous avez bien aperçu une collection de timbresposte : on procédait par trempage de l’enveloppe, puis avec une pince à bouts plats, au décollage du timbre, posé ensuite sur un buvard (blotting paper) pour que le séchage par absorption le laisse à plat. Ainsi pratiquerez-vous pour votre scène urbaine. J’ai appelé cet exercice 3, 2, 1, action parce que vous venez déjà d’accomplir le temps 2 de la première partie, dite préparation. Dans cet exercice, préparation et rédaction, le temps 2 précèdera chaque fois le temps 1, et on finira par le temps 3. D’où préparation, temps 1 : quelle scène réelle ? Bien entendu, qu’elle ait déraillé. Un moment où le réel soit hors de ses gonds. Ça ne dure qu’un instant ? Eh bien tant mieux. L’action de poche que nous décrivons s’insère dans ce temps restreint pareil que votre récit dans l’intérieur du dessin de votre main. 59 narrations the creative writing no-guide Et pas besoin de la mémoire ni de l’imagination : repassez simplement en repartant vers l’arrière la journée d’hier, puis celle d’avant-hier, et remontez progressivement vers l’arrière. Vous trouverez forcément ces points de réel qui restent, où tout se présentait de travers. Rappelez-vous, le réel est obdurate, il n’aime pas qu’on le tripote et résiste, c’est un de ces moments que vous allez décoller comme un timbre. Et donc temps 3, rédaction. Vous avez bien suivi la décomposition trois temps ? Alors changeons d’espace : votre récit d’action existe sur votre feuille, là dans le dessin de votre main. Il existe, simplement il n’a pas encore été écrit. Ça existe dans votre tête, tant vous voyez l’action, même si vous ne savez rien encore de comment vous allez l’écrire, mais pour vous elle est simplement cet espace blanc limité sur la page. Elle est une surface, un territoire graphique. Et cet espace est occupé par votre pensée de l’action, délimité par l’action elle-même, en cet instant même où vous n’avez rien écrit encore. Changeons d’espace : appliquons maintenant le principe du 3, 2, 1 à cet espace blanc délimité, tout rempli de votre action mais pas encore écrit, et, tout pareil que l’idée du décollement venait avant l’idée de la sélection, appliquons le point 2 avant le 1. Point 1 : comment s’ancre l’action ? Vous la voyez depuis quelle image ? On ne voit pas le réel obdurate avant qu’il ait commencé. Il n’y a pas un parking vide avant la bagarre sur le parking. Il y a la bagarre, et après vous vous occupez du parking. Prenons Manhattan Transfer de Dos Passos, cette magie d’éléments qui filent sans transition les uns sur les autres, et 60 tous pris uniquement depuis ce point 2 permanent du désordre des choses. Une voiture blanche, des gens agglutinés autour, et la fumée du pot d’échappement. « At the next corner a crowd was collecting round a highslung white automobile. Clouds of steam poured out of its rear end. Au carrefour d’après des gens s’étaient agglutinés autour d’une voiture blanche rutilante. De la fumée sortait en nuage de son pot d’échappement. » Tout le roman est là, buddies : la fumée du pot d’échappement. Pleine phrase pour. Et pendant la phrase sur la fumée du pot d’échappement, vous, vous avez vu quoi ? Vous avez mémorisé et donné consistance au réel obdurate, la foule autour de la voiture, le mot carrefour (at the next corner). Et tout tient à cela. L’action n’est pas use continuité, n’est pas use linéarité. Elle est use perception compressée. Ce que je nomme réel obdurate (et gageons que cette notion aura de l’avenir dans notre littérature), c’est l’imperceptible suspension de la scène sans action, la scène séparée de son action. Retenez, retenez encore, repensez au pot d’échappement, et voilà, vows pouvez lâcher : « A policeman was holding up a small boy by the armpits. From the car a refaced man with white whiskers was talking angrily. /.../ A woman with her hair done up in a tight bunch on top of head was screaming, shaking her fist at the man in the car. Un agent retenait un gamin par les épaules. Dans la voiture, un type au visage rougeaud et moustache blanche protestait /.../ Une femme avec les cheveux repliés en petit chignon en haut de la tête hurlait, montrant le poing au type en voiture. » 61 the creative writing no-guide narrations Qu’avez-vous fait, sinon simplement poser autour de la première image, la nécessaire première image, les images adventices, en l’occurrence pas moins de quatre personnages : le type dans la voiture, l’agent et le gamin, la femme qui hurle. Tout ce qui était déjà connu dans la première image, mais qui vous aurait bien embrouillé si vous aviez dû l’écrire. Il manque quoi ? Les voix ? Restez dans l’idée : point 2 d’abord. Ne les écrivez pas à la file. Ajoutez dans le territoire délimité par la main dessinée, ça c’est facile, mais aussi dans l’image précédemment construite, en deux phases. Et ça nous donne par exemple ça (toujours Manhattan Transfer, cette fois le texte complet) : « At the next corner a crowd was collecting round a highslung white automobile. Clouds of steam poured out of its rear end. A policeman was holding up a small boy by the armpits. From the car a refaced man with white whiskers was talking angrily. “ I tell you officer e threw a stone… This sort of thing has got to stop. For an officer to countenance hoodlums and rowdies… ” A woman with her hair done up in a tight bunch on top of head was screaming, shaking her fist at the man in the car, “Officer he near run me down he did, he near run me down. ” Au carrefour d’après des gens s’étaient agglutinés autour d’une voiture blanche rutilante. De la fumée sortait en nuage de son pot d’échappement. Un agent retenait un gamin par les épaules. Dans la voiture, un type au visage rougeaud et moustache blanche protestait : “ Je vous dit monsieur l’agent qu’il m’a lancé une pierre. Ce genre de truc c’est plus tolérable. C’est à vous les policiers de veiller à ces voyous et malfrats…. ” Une femme avec les cheveux repliés en petit chignon en haut de la tête hurlait, montrait le poing au type 62 en voiture : “ Monsieur l’agent, il m’a presque renversée je vous dis, presque il m’a écrasée. ” » Et vous me demandez qu’est-ce que le point 1 ? Juste ce qu’on vient de faire. Retour amont. Avoir complété le nœud, avoir reconstruit le réel compact, non modifiable, âpre et obstiné d’un petit point du désordre du monde, tout ce que je mets dans notre merveilleux adjectif obdurate. Il vous reste de la place dans votre dessin ? Bien sûr, je sais que vous en avez gardé. Sinon, on aurait bâti une illustration, pas une action. Il fait quoi, Dos Passos, une fois posé ça, il vous raconte la suite ? Pas le genre du monsieur. L’important c’est ce à quoi il vient de nous confronter, un petit moment du monde dans sa compacité et son hostilité. Voyez-vous, votre force à cet instant, c’est que l’histoire n’appartient pas au périmètre et à la mécanique de votre roman. L’histoire est un petit caillou de réel implanté là dans le roman pour imposer que son illusion passe pour vraie. Et, du coup, la force de vrai dont dispose (lui, et pas vous), le réel obdurate de votre timbre-poste d’action, vous n’avez plus simplement qu’à le relier à votre narrateur, ou simplement votre lecteur. Dos Passos introduit un cinquième personnage, juste épinglé dans la foule. Il fait quoi ? Rien, il regarde. Pourquoi voulez-vous interférer avec ce grain majuscule d’action crue ? Ce n’est pas assez, déjà que quatre personnages, une voiture bloquée en plein carrefour, et deux conversations simultanées qui s’ignorent ? Quelle liberté alors cela donne pour poser ce spectateur et le faire exister. Qu’un personnage existe en une demi-ligne de récit : il suffit d’une casquette retournée 63 the creative writing no-guide narrations à l’envers. Et qu’il suffirait de retourner la casquette de n’importe quel personnage pour le faire exister ? Chers étudiants, n’en demandez pas trop à votre cours de creative writing, cela s’appelle la grâce et je n’ai pas d’exercice pour la grâce (ici, peut-être simplement aussi par l’élision de départ ?). « But edged up next to a young man in a butcher’s apron who had a baseball cap on backwards. “ Wassa matter ? — Hell I dunno… ” Et juste là devant il y avait un jeune en tablier de boucher avec une casquette de base-ball la visière en arrière : “ Il se passe quoi ? -- Tu parles si je le sais. ” » Le personnage, ici la figure mythologique de l’émigrant urbain construit par Dos Passos en 1925, où le flux de conscience sans cesse traverse le personnage et fait du réel simplement la cinétique qui le traverse, non seulement a repris la parole dans l’intérieur du petit fragment de réel obdurate, mais en tire sa légitimité non pas comme création de l’auteur, mais personnage de chair et d’os parlant aux personnages juste issus du réel. Et la ville revient de suite, parce que dans les journaux on discute des problèmes dus aux voitures des riches (la ville n’est pas que l’action perturbée du réel et de la foule, elle est ce bruit de mots qui la régule), et la question posée par l’errant au garçon à la visière, comme il l’a déjà posée à bien d’autres en ce début de livre, la question chaque fois posée découvrant un nouveau pan minuscule de la ville, le chantier, le pub : « Dis, mec, tu sais pas où on peut trouver du boulot par ici ? » « “ One o them automobile riots I guess. Aint you read the paper ? I don’t blame em do you ? What right have those glob lamed automobiles got ravin round the city knocking down 64 women and children ? — Gosh do they do that ? — Sure they do. ” “ Une de ces histoires à cause de ces bagnoles à tous les coups. Vous n’avez pas lu le journal ? Sûr qu’ils ont raison vous trouvez pas ? Quel droit elles ont ces bagnoles mal foutues de bousiller la ville et de renverser les femmes et les enfants ? — Zut, c’est ce qu’ils font ? — Oui, c’est qu’ils font. ” » Le roman a transcendé la scène d’action pour retrouver ses marques de miroir pensif du monde, dans l’incapacité où il est de renverser la violence du monde. Mais pour cela il a besoin de l’action — allez relire : jamais Dos Passos ne nous raconte ce qu’il advient du chauffeur, de la femme et du gamin. Mais le rythme même et l’illusion tiennent à ce primat de l’action, et que j’ose dire être le primat américain de l’action, en se saisissant dans le livre même d’un timbreposte du réel obdurate. Limitation du territoire graphique de la convocation de scène, appui sur la perturbation du réel, et mouvement ternaire de la saisie puis de la composition, avec le temps 2 en ouverture, c’est ce que je vous demande avant… que vous ne fassiez l’exercice. Et remerciez-moi d’avoir parlé assez longtemps pour que vous ayez déjà eu le temps de trouver votre sujet. « L’action est une brève folie », a dit je ne sais quel Français (NdT : il s’agit bien sûr de Paul Valéry). 65 the creative writing no-guide narrations sphère-œil à compression de monde Le célèbre texte de l’américain Jorge Luis Borges qui donne son titre au recueil L’Aleph est bien sûr un de ces textes à relecture infinie. On recommanderait même Fictions et L’Aleph comme gymnastique, une sorte d’exercice du matin, pendant cinquante minutes, sur n’importe quel récit de ces deux livres géants, avec comme seule consigne, à mesure que vous les connaissez mieux et y avez vos repères, d’examiner en vous ce qui a progressé ou changé depuis dernière lecture. Laissons l’appareillage narratif de la nouvelle L’Aleph. Il sera temps ensuite de passer à un des exercices de construction narrative : commence toujours par son germe, son noyau, son œil. Et c’est bien ce qu’on nous propose ici : un œil. Elles sont dix-sept sphères, comme ces grosses agates qu’enfant nous cumulions dans nos plus beaux trésors, lourdes en main mais qui tiennent dans la main. Elles sont dispersées dans des lieux secrets de nos maisons ou de nos villes. Celle-ci est dans le sombre escalier d’une cave, entre les marches. Mais quand on la regarde de près, qu’on y colle son propre œil, on y découvre le monde entier, sans rien de caché. Le mystère que nous offre Borges c’est cette totalitémonde, qui tient dans une main. Vieux mythe. On ne bricole pas (tinkle) avec des textes de ce niveau, aussi précieux sans doute que la petite sphère elle-même, une des dix-sept. Imaginez que vous allez construire, lors de 66 l’exercice, un texte qui comptera seul parmi les dix-sept plus importants textes qui jamais furent écrits. Ce qui m’intéresse : la possibilité poussée à sa limite de narrateur omniscient. Concept un peu passé de mode : jusqu’à Tolstoï, le romancier aperçoit la totalité de ce qui advient tout autour de son histoire. Avec le seigneur d’Oxford, Mississipi, William Faulkner lui porte le premier un coup radical : chaque personnage ne connaît que ce qu’il aperçoit lui-même de l’histoire, et n’a pas accès pour la nuit que construit son roman à autre chose que ce qu’ils en voient, ses personnages. Quand Faulkner essaye autre chose, il se plante. Quand le réel est si confus que le narrateur ne sait rien de ce que voient et savent les autres personnages de l’histoire, cela donne Pylône et c’est géant. Il n’est donc pas question de tout dire. La sphère de Borges est une création d’écrivain : donc elle ment. Il se trouve que Borges est le plus grand des écrivains, alors on ne s’aperçoit pas qu’il ment, l’histoire nous emporte, son déploiement abstrait nous cerne et nous effondre en elle, et nous avons donc tout vu dans sa sphère sans nous apercevoir que nous n’avons vu que ce qu’il voulait qu’on y voie (NdT : elle n’était pas facile à traduire, cette phrase-là). On se colle l’œil à la sphère grosse comme l’œil, et on voit le monde entier dedans : plus personne pour faire traîner d’un mot ou trois la phrase, et s’étonner de la convergence de taille des objets, l’œil, la sphère. Alors prenez-la, la sphère, tenez-la dans votre main. Le monde que vous y verrez c’est le monde qui tient dans cette bille. Il a une clôture, il est dans cette compression. On ne voit jamais, à la surface du monde, que ce qu’on y connaît de son monde à soi. 67 the creative writing no-guide narrations Alors à vous de jouer, maintenant : autant serons-nous à écrire ce texte, d’autant de mondes disposerons-nous. Le monde est probablement la résultante de tous ces mondes, si nous savions les superposer. Mais il faudrait ajouter les visions de ceux qui, sauvages ou errants anonymes sur les chemins, dans les déserts ou par les villes, ont une autre vision, dont ils ne nous feront jamais part. Et c’est pourtant bien vers leur vision à eux que nous fait cheminer l’écriture. Finalement, nous construirons chacun ce que nous voyons dans la limite courbe de notre sphère-œil, notre sphèremonde, pour l’évacuer, l’oublier, savoir qu’au-delà de notre texte il y aura notre chemin par déserts et villes, nous-mêmes écrivant et vidés de notre propre savoir. La compression de la sphère-œil, la sphère monde, seulement pour y enclore combien nous savons peu de notre monde, quelque accumulation qu’ici on en fasse. Alors, comment il fait, Borges, pour qu’un monde tout entier tienne dans une de ses dix-sept sphères mystiques ? Relisez, c’est un grand écrivain, il a tout le savoir nécessaire pour ne rien en dire, sans que vous vous en aperceviez jamais. Et nous serons plus humbles, puisque nous allons, dans un temps aussi limité que l’étendue de la sphère (cinquante minutes pour gros comme un œil, ça vous va ?) aller aux limites possibles les plus précises de votre accumulation monde. Et j’aime bien, d’autre part, qu’on oublie la langue et qu’on ne pense qu’aux choses. Ce ne sera pas une liste ni une suite d’items qui voudraient ressembler à du vers libre (j’insiste, 68 parce qu’il y en a toujours sinon qui confondent littérature et liste de courses). Du vrac. Comme le monde lui-même. Un bout d’empilement du chaos majeur. Pas de ponctuation. Un paragraphe. Continu. Bloc. Ciment. Mais tout. Vos lieux. Et ce qu’ils sont à cet instant, ou ce qu’ils sont dans votre tête (vous êtes bien un monde à vous tout seul aussi, non ?). Les gens, les villes, les faits. Et même les paysages sans personne, les choses oubliées. La statuette ramenée d’on ne sait plus quel voyage et que personne ne regarde plus, invisible là-haut sur l’armoire. Le chaos est trop grand, prenons-le à la pipette, autant qu’un œil en peut tenir, un œil-verre, un œil-boule, la sphère de monsieur Jorge Luis Borges, le très grand. À quoi sert l’exercice ? Et si vous cessiez d’abord de vous poser la question ? Ah bon, c’est moi qui venais de la poser et pas vous — qui n’y pensiez pas ? Humbles excuses. Disons que l’exercice ne sert à rien. Il faudrait que chacun au même moment l’effectue, et qu’on trouve ensuite moyen de remplacer le brave vieux monde par sa description ainsi faite. Mais il ricanerait à l’écart, de toute ce que nous ne savons pas de ses monstres enfouis, des présences dans l’air à nous impalpables, du dépli possible des temps en tout instant quand nous sommes dans un seul, et tant et tant. Moi je dis : du vrac, du compact. Une goutte seulement, mais une goutte du vieux chaos. Et, le temps qu’on l’écrit, on n’y regarde pas, on n’ouvre pas la trappe de ce qu’on y a mis. Ah bon (bis), vous y décelez quelques petites choses importantes pour vos histoires, une maison, un couloir, une chambre, une voix, un nom, un trajet, une odeur ? Et que là, 69 the creative writing no-guide narrations de ce détail, il vous serait possible d’en inventer une autre, d’histoire, qu’il ne vous avait pas été donné d’imaginer avant ? Non, non, je vous assure que je ne l’avais pas prévu. Pas du tout. Et dites-vous aussi que le grand Borges, auteur américain, l’a fait pour lui-même, l’exercice. de la description vertige Qu’est-ce qu’une description ? Un roman sans personnage, long comme la phrase, le paragraphe ou le passage qui le nomme. Je proclame : la description n’existe pas, elle est seulement construction du monde avant l’interférence éventuelle d’un ou des personnages. Elle est le statut du monde dans le texte, en tant que telle, elle s’annihile. Ce qui s’annihile et n’existe pas peut durer un segment de phrase, une phrase ou un ensemble de phrases, un paragraphe ou tout un livre (retrouvez dans les étagères à livres de votre tête un ou plusieurs livres qui ne sont que description — je vous aiderai, mais demain). La description ne tire pas son éventuelle légitimité de son statut ou pas de réalité hors du livre : description les mondes aperçus en surplomb dans les caves et fissures de Lovecraft, comme la phrase énonçant que rien de particulier à signaler dans votre fenêtre depuis ce qu’elle était hier. Je ne propose donc pas d’exercice d’appropriation de la description, puisque la description n’existe pas. Dit autre70 ment : due ce qu’on nomme en général description n’existe que si elle est pleinement roman en elle-même, et donc disparaît en tant que telle. Le reste n’est que taille de la toile et conscience de votre geste : la description est le geste du bras sur le récit avant que l’homme y paraisse, sa pertinence sera seulement l’accord entre la précision du geste et la taille et la matière du support qui l’accueille. Cela ne concerne pas votre roman, qui s’écrit sur ordinateur ou cahier mais se moquerait de la taille et de la matière de ce qu’il ébauche ? Alors retournez faire quelques autres exercices dans ce livre et revenez à celui-ci plus tard. Tout tient à une définition : conscience de la taille et de la matière qu’est votre récit, à quoi vous ajoutez un troisième paramètre : la vitesse de tracé qui est concédé à l’unique geste de décrire, quelle que soit l’étendue demandée à ce geste, qu’il vous appartient de définir. Comme personne n’est jamais venu dans ce cours pour rien (et cette phrase est insérée systématiquement sans rien y changer, chaque année, dans ce polycopié), ce que je vous proposerai ce sera une suite d’exercices préparatoires à la disparition de la description, ou comment repousser alentour du geste tout ce qui tiendrait à l’effort de le penser, pour en assurer l’abandon et la liberté. Parce que la description le vaut — et qu’elle n’est plus l’accessoire d’un récit simulacre du monde, mais bien ce en quoi le récit lui-même est monde. Les exercices se font sans écrire, ni écran ni carnets (pour l’instant). Ils se font à votre gré immobile ou en marchant, mais je conseille de ne pas les faire assis ou couché : il est important, pour aborder les premiers exercices, que le corps soit lui-même dans la position de l’observateur (ou dans le 71 the creative writing no-guide narrations lieu de l’observation, puisqu’on peut très bien imaginer tout cela vu depuis une caméra de surveillance plantée sur un pylône ou au bout d’une sonde micro-métrique dans vos artères). Le premier exercice se fait depuis les conditions même de la salle, même sans fenêtre (mais c’est encore mieux s’il y a une fenêtre sur ville) : à vous le travail, ami enseignant — l’étudiant doit vous regarder, vous, et ne plus rien regarder autour. À lui alors de décrire oralement ce lieu en partage, à l’instant même de votre échange. Bien sûr ça ne fonctionnera pas pour un deuxième étudiant à suivre, mais rien n’empêche de les associer à la première observation, celle de leur camarade. Maintenant, même chose mais tout seul : train, voiture, fenêtre fixe — comme disait le poète français : Un éclair, puis la nuit... (NdT : en français dans le texte — Olbren n’a pas laissé de trace écrite d’une éventuelle traduction de Baudelaire, mais traduisait oralement ses citations en permanence). Ce que vous avez vu n’est peut-être pas très intéressant : mais le moindre paysage vu du train inclut une oblique ou des lignes droites, telles masses de couleur à définir, un objet ou un mot qui passe. S’il y a peu, la description sera brève — et alors ? Vous pouvez bien sûr recommencer plusieurs fois, ou bien comme on fait pour la notation des rêves (d’ailleurs l’exercice vaut aussi pour les paysages vus en rêve) — à mesure que vous vous promenez, déplacez, pour raison parfaitement utilitaires ou liées à vos occupations du quotidien, un petit clap comme au cinéma ? Tu as vu ? Eh bien décris, maintenant. Image fixe, texte avec cadre (décisif, le cadre) et ce qui 72 s’organise dedans, même si on en a retenu que très peu, si peu. Parés ? N’allez pas vite. C’est un travail pour la vie. Ensuite vous n’y penserez plus, ça se fera en vous, vous aurez le vocabulaire de l’œil écrit. Je vous suggère de prendre du temps sur l’exercice précédent, quelques semaines, comme ça, au hasard des balades. Laissez-cela se dessiner en vous : un cadre, des lignes, des masses. C’est abstrait ? Tant mieux, c’est le jeu. Maintenant étape suivante : c’est encore un exercice à faire debout ou en marchant. Dans un lieu de confiance, un lieu de calme ou d’amitié. Vous êtes devant cette fenêtre, vous marchez dans ce parc, et progressivement c’est il y a bien longtemps, et bien loin, que vous marchez. Dans ce paysage où vous vous étiez arrêté, dans cette ville où vous aimiez marcher. Laissez s’installer le décalage, puis franchissez carrément la frontière : vous êtes dans le lointain, temps et lieu, votre corps se meut comme il s’y mouvait, et le présent rien qu’une simple transparence, qui n’entrave pas, ne gêne pas. Alors prenez le temps : arrêtez-vous, même si c’est aussi vous arrêter là, dans le parc ou la rue au présent — et découvrez, découvrez tout ce que la mémoire ne vous laissait pas voir, mais que l’exercice vous dévoile. Faites cela en apesanteur, allez au détail, sentez les chaleurs d’une tôle, le toucher d’un bois, le crissement sous le pas. Pensez que, tant que vous découvrirez ainsi, l’illusion se prolongera — cessez d’approfondir, détailler ou ralentir, et vous reviendrez au présent. L’exercice n’est que ce prolongement. Maintenant, dans les semaines qui suivent, identifier une odeur, un fond d’air, une sensation, la pluie ou la chaleur ou l’hiver, une attente si vous 73 the creative writing no-guide narrations voulez ça marche aussi, et prenez du risque, allez vers des lieux plus fugaces, plus lointains, bien moins précis au départ. Un bref arrêt dans une promenade d’autrefois, le lieu où on allait voir les étoiles, ce coin au fond de la cour de l’école, cette rue après la gare ou tous les jours on devait brièvement marcher. Tirez-en plaisir. Cela vous mène plus à la photographie, à la peinture, à la paresse même, qu’à écrire ou en tirer des mots ? Rien de grave, vraiment rien. Nous ne sommes pas dans le temps du cours, nous sommes dans le temps disjoint d’un polycopié par lequel vous me revenez, ayant souvent pratiqué ces exercices, ayant aimé les maîtriser. Alors maintenant à table : là, tout de suite, ayant pratiqué l’exercice un, ayant pratiqué l’exercice deux, cinq brefs paragraphes résumant des occurrences du un, cinq brefs paragraphes résumant les occurrences du deux. Du jeté, du gribouillé, noté collé. Voici, vous venez d’écrire votre premier texte description. Vous vous en doutez, les beaux jours ne durent jamais ce qu’on voudrait — on va passer à une phase plus rébarbative : la description intentionnelle, le paysage arbitraire. Vous choisissez une ville dans laquelle vous avez séjourné ou vécu, et un point précis de cette ville. Vous le voyez ? Trois lignes. Puis une autre. Trois lignes. Et cela quatre fois. Deuxième étape du texte descriptif, musculation descriptive. Mais la description, qui n’existe pas, mérite bien mieux que ce traitement, quoique indispensable. Progressons dans le travail. Laissez venir un fragment du monde qui intéresse de près votre travail en cours, laissez-le grandir autour de vous : là-même où vous êtes (c’est encore un exercice à faire debout), des techniciens de cinéma sont 74 venus et ont bâti le décor réel de ce paysage qui vous concerne. Vous ne voyez pas les contreplaqués, les bâches, les échafaudages, les faux éclairages, vous voyez — c’est important de le préciser — le paysage-cible devant vous, autour de vous, tel que vous le connaissez dans son temps, son lieu et sa réalité, mais sans avoir quitté le temps et le lieu de votre propre réalité. Alors, comme les chanteurs vous feront travailler séparément les consonnes et les voyelles d’un air (je sais le plaisir que vous prenez quand je vous propose moi-même ces exercices sur vos textes). Alors concentrezvous sur le paysage nouvellement installé, et écrivez trois phrases ou paragraphes brefs, très vite mais les trois, en réponse aux points suivants : — vous enlevez les objets, les inscriptions, les détails, le petit, le fugace, l’éphémère et les brins d’herbe, il reste quoi ? — vous enlevez les signes, les lignes, et vous ne cherchez plus à nommer ce que vous avez devant vous, et vous ne reconnaissez plus que les couleurs : comment dire les couleurs et leurs formes ? — vous gommez les reliefs, vous enlevez les parois, les supports, et vous découpez comme une part de tarte, au couteau à réel, tout ce qu’il y a à l’extérieur du cadre, ce qui reste vous le collez soigneusement sur une paroi verticale : qu’y a-t-il devant vous sur le mur d’exposition ? Troublant n’est-il pas (disquieting isn’t it). Et maintenant, soufflez-moi tout ce décor, qui n’était que songe et illusion, ce avec quoi on ne fait pas de bonne littérature (ricanements dans la salle). Et donnez-vous de la vitesse. Gardez soigneusement le même sentiment de présence que le paysage immobile, reconstruit dans votre propre réalité, suscitait en 75 the creative writing no-guide narrations vous. Et partez mentalement vers les paysages lointains (quand je dis paysage, il s’agit bien de perspective réelle à reconstruire par le langage : coin de chambre, bout de rue, carrefour à travers la vitrine, et pas seulement la haute vue sur le fleuve depuis le belvédère de la ville...). C’est loin, le cerveau va vite, le cerveau s’engouffre en lui-même. Défilent sur le cône intérieur les pays, les dates, les gens, les villes, et puis le voilà, le paysage du lointain, petit comme un coin de chambre, ordinaire comme un bout de rue, indifférent comme un carrefour à travers la vitrine. Et cette vitesse intérieure de déplacement, convoquée pour la remémoration (et tout simplement, le trajet ou le voyage qu’il nous fallait, spatialement aussi, pour nous rendre en ce lieu), conservez-la jusque dans la façon que vous avez d’observer ce que je nomme paysage, ou simple fragment urbain lointain, dans le temps et l’espace. Je ne vous demande plus d’être debout, au contraire : isolez-vous dans le noir, reprenez votre position d’écriture favorite, repliez-vous sur vous-même comme dans ces grandes chutes qu’on a dans les rêves. Ce paysage du lointain, vous ne le verrez qu’en mouvement : le mouvement réel avec lequel vous le traversiez à l’époque, ou bien le mouvement qui prolonge ce voyage intérieur dans le côte tourbillonnant du cerveau, qui vous y mène — c’est pour cela qu’écrire dans l’obscurité peut être favorable à cet exercice. Et maintenant, très brièvement, cinq lignes suffisent, dites-nous ce paysage tel que vu depuis votre mouvement... Vous me ferez la grâce d’une dernière étape : et s’il n’y a rien à en dire, de tout ça ? Si c’est trop pauvre, trop monochrome, trop uniforme ? Et si on ne se rappelle de rien ? 76 Eh bien justement, donnez-vous ce défi. Rassemblez-vous dans la salle par groupes de trois. C’est important. Et que chacun convoque — pour lui seul — un paysage impossible à dire. Le ciel vu de votre Velux, carré découpé dans la pente du toit. Trois minutes pour écrire, mélanger les feuilles. Puis chaque groupe de trois lit ses trois textes aux autres groupes : disparition de l’auteur, mise en avant du texte avec référent qui n’a quasiment aucune réalité hors celle de sa phrase. Et revenez ensuite me dite qu’il n’y a rien à dire du rien... Je comprends bien que je vous lasse. Je vous laisse. Vous ne ferez jamais aucun de ces exercices. Ils n’ont rien à voir avec la littérature. Vous fuyez Malt Olbren, le vieux schnoque de prof. Vous rentrez chez vous. Vous prenez Fall of America de monsieur Ginsberg, révolté, quiconque veut écrire a cela chez lui. Vous ouvrez un par un les chapitres, en vous disant : — Ah, pas celui-ci, ça ressemble à son exercice, ah, pas celuici... Etc., vous m’avez compris : la description est un vertige. Ou, post-scriptum pendant que vous rangez allègrement vos affaires : et si chacun de vous me rédigeait exactement, pour la semaine prochaine, la liste précise de ce qu’il lui serait impossible de décrire, et qui pourtant fait tout à fait ordinairement partie du vaste monde ? Au moins réfléchissez-y, je vous prie. 77 the creative writing no-guide narrations donnez-leur à manger (au vaporisateur) Dans la salle à manger brune, que parfumait Une odeur de vernis et de fruits, à mon aise Je ramassais un plat de je ne sais quel met Belge, et je m’épatais dans mon immense chaise. En mangeant, j’écoutais l’horloge, — heureux et coi. La cuisine s’ouvrit avec une bouffée, — Et la servante vint, je ne sais pas pourquoi, Fichu moitié défait, malinement coiffée. Arthur Rimbaud C’est un exercice basé sur le dialogue, mais que je recommande (quand je dis que je recommande, disons qu’ici vous n’avez pas le choix) aussi bien pour le travail de la narration que pour celui du théâtre. Voire même votre saint cinéma. Pourquoi ? Parce que, côté narration, trop de textes qu’on m’apporte voient l’affaire de trop loin. Ils n’ont pas les mains qui collent, et le tablier qui sent. Parce que, côté théâtre, ce sont de grandes envolées pour acteur aux vêtements et cheveux qui flottent, mais soufflez dessus et son petit nuage l’emporte à deux kilomètres débiter les mêmes prodiges lyriques à vos voisins, bon débarras. Reprenons notre démarche de base. On n’écrit pas. On s’assoit, on se met devant la fenêtre, on ferme les yeux un moment, ou bien on va marcher en ville tout en pensant à autre chose, mais au bout de 24 heures (j’entends : y compris pour celles et ceux qui sont restés assis), vous avez repassé 78 dans votre tête, romans, nouvelles, romans et nouvelles américains puis romans et nouvelles étrangers, et pièces de théâtre (là, prenez l’ordre inverse, et commencez par Tchékhov — d’ailleurs aussi bien ses nouvelles que ses pièces) où devant vous, en plein texte, les personnages sont affairés à manger. Je vous explique manger ? Pas le snack qu’on avale sur son ordinateur entre deux phrases, avec le café qui se renverse sur le clavier. Manger est une activité qui requiert les mains et la bouche, mais est avant tout une activité sociale : on est ensemble, il y a un début et une fin, un service, et on parle. Vous l’avez, votre liste ? Vous avez pris le temps de relire par exemple La promenade au phare de Virginia Woolf ? Maintenant, ouvrez votre boîte à outils, et prenez un texte auquel s’applique le défaut (je sais, vous écrivez sans défaut et aviez de bonnes raisons de vous y prendre ainsi) désigné plus haut. Ou saisissez-en seulement l’idée initiale, la première intention, ou situation. Vous vous réjouissez, vous vous dites : le cher bon vieux maître aujourd’hui ne nous embêtera pas — je choisis le bar, le diner, le restaurant ou la cuisine du chalet de grand-pa’ face au lac, ou pourquoi pas l’affluence au restaurant de l’université, ou ce petit japonais de la rue derrière, et je refais le même dialogue, les mêmes envolées. Ce serait trop simple, non ? Ce que je vous demande, c’est de faire manger vos personnages. De vous couler dans la matérialité du temps qu’est le service du repas, et de vous couler dans la matérialité des silences où chacun aura le nez dans son assiette : on ne parle pas la bouche pleine, disent nos amis français. Le temps de 79 the creative writing no-guide narrations manger, c’est faire le récit du silence de penser, tenu dans la même temporalité que celle du corps, privé un instant de mouvement (il en reste, des mouvements : les doigts, les regards, les pieds, le visage, l’attente, le repos). Vous vous dites : super, ce matin, le cher vieux maître ne nous embêtera pas trop, entrée plat dessert et lui qui aime bien sa petite bouffe, disent nos amis français, on lui fait le récit du dernier repas de famille et on est ok pour la semaine jusqu’au prochain cours. Non, parce que Malt Olbren vous fait aussitôt la proposition suivante : ce qui touche au repas, vous n’en parlerez pas. Oh, bien sûr, vous tricherez : des éclats, des reflets, des goûts et des dégoûts, et traités comme des avant et des après, puis la socialité même de ce qu’on partage, ou que vous risquiez un passe moi le sel (dans la version anglaise : bring the mayonnaise) pourquoi pas. Mais imaginez, dans votre saint cinéma, que vous demandiez à vos acteurs de jouer le repas, sans table ni assiettes, juste leurs gestes, visages, postures, attentes : ah oui, là il y a soudain à écrire. Ils ont des choses importantes à se dire : allez parler de votre passion intérieure quand le personnage d’en face se lèche les deux doigts après son poultry (à cause de la mayonnaise, justement) : tout sera dit, mais tout sera dit autrement. Facile, dites-vous ? Dites-vous au contraire qu’aujourd’hui je vous fais cadeau d’un exercice qui vous fait traverser le couloir des grands. Il y a quoi sur les murs ? D’où viennent les faïences ? Quel mauvais jeu de mot vient agrémenter la carte plastifiée du diner ? Et la tête de la fille qui préfère parler au gars derrière 80 le guichet passe-plat, que de vous apporter votre addition ? Ou la tête de requin du patron, et ce foulard qu’il met pour dissimuler comme il peut un peu trop de calvitie ? Ou les plats en eux-mêmes : faites donc en une minute, non pas l’inventaire de ce que vous avez mangé en un an (très bon exercice, cependant, pour agrémenter trois heures de Greyhound tremblant et grondant quand vous repartirez dans vos familles pour les vacances), mais la liste très restreinte des plats (NdT : Olbren avait bien sûr, au moment de la rédaction de son fameux polycopié, parfaite connaissance de cet inventaire proposé par Perec, il aurait été incollable aussi sur le rôle métaphorique et la description du boeuf en gelée servi par Françoise à Norpois chez Proust, comme des banquets de Flaubert, « qui ne faisait jamais rien en petit », disait-il, le mariage dans Madame Bovary ou les ripailles de Salaambô, ou la scène d’anthologie qu’est le premier dîner chez les Arnoult dans L’Éducation Sentimentale, end of the note) qui sont pour vous le signe de l’enfance, la mémoire d’un être cher, une odeur peut-être suffira : et ne laissez pas fuir l’écriture qui en découlera. Théâtre ? N’allez pas m’embêter de vos didascalies. Ces éléments vulgaires sont à laisser à l’imagination du metteur en scène, fût-il vous-même. Ou bien, si l’énoncé est nécessaire à l’écriture, qu’elles-mêmes soient dites. Installez-moi le match de base-ball ou de curling sur les écrans du fond de la salle, et la radio qui n’a rien à voir mais dont la musique mange la moitié des paroles qu’on vous dit. Alors, elle se raconte pareil, votre histoire ? Aujourd’hui, concoctez-moi un repas. Tendez le voile. Vous, vous savez exactement ce qui est fait là, ce qu’on mange, 81 the creative writing no-guide narrations comment on le prépare, comment on le sert. Mais, roman ou théâtre au choix, ne laissez passer dans le texte que les voix, ce qui reste seulement. Les voix intérieures étant ellesmêmes des voix, n’exagérons pas. C’est trop difficile, on n’entre pas comme ça chez des seigneurs comme monsieur Tchékhov ou madame Woolf ? Je vous propose (enfin, direz-vous), la version Malt Olbren... Variation un, dite du diner : peu de monde dans la cafétéria. Mais des gens seuls, des amoureux à deux, trois autres parce qu’ils bossent ensemble, et puis celle qui est à la caisse, celui qui sert. On vaporise très vite le fixateur, on coupe très vite en deux parties égales de façon à voir l’intérieur (où sont les voix). Et voilà... Variation deux, dite de l’après-repas : en famille, ou juste avec elle, ou c’était avec les copains. Il s’en est passé, des choses, mine de rien, celles qu’on n’a pas osé dire, celles qu’on a oublié de dire, celles qu’on a dites de travers, celles qu’on aurait pas dû dire. Et vaporisateur : ce sont des statues, exposées en plein musée, comme ils sont, juste là au vestiaire, renfilant le parka, ou se penchant pour ouvrir la voiture sur le parking, ou rapportant la vaisselle sale à la cuisine. Plus rien ne bouge, c’est juste une seconde. Mais approchez-vous à les toucher, circulez parmi eux — vous verrez, en venant assez près, c’est tout un bruissement, chacun est en mode flash back, aucun pour savoir même ce qu’ensuite il va faire. Vous n’avez qu’à cueillir ce qu’ils ressassent. « They were six men at the table in the lunchroom eating fast with their hats on the back of their heads » : Manhattan Transfer bien sûr : l’adverbe fast et les chapeaux repoussés en arrière, il vous faut quoi de plus ? Cette seule phrase, séparée de la 82 scène qu’elle amorce, convoque et provoque tout un monde. Ou tenez, même livre : « Jimmy sits watching his uncle’s broad serious mouth forming words, without tasting the juicy mutton of the chop he is eating. — Well what are you going to make of yourself ? » Est-ce que toute la route de destin qui roule jusqu’au tout dernier mot ne tient pas d’abord au jus de la côtelette, vingt-et-un mots pour la bouffe et neuf pour le destin ? Apprenez ça, jeunes gens. Et pensez à chaque instant que, ce qu’on fait, c’est d’abord de la métaphysique : l’empêchement de penser crée la pensée. Et cette pensée empêchée pourrait bien être la bonne vieille littérature, là où elle sera toujours supérieure à la philosophie. l’impératif taxi Vous êtes tous présents et à l’heure : je vous admire et vous en remercie. Pourtant, l’intitulé du cours d’aujourd’hui aurait dû vous dissuader. Vous autoriser à m’envoyer dès demain matin un de vos adorables petits mots concernant la grippe soudaine ou le rendez-vous administratif incontournable. Pourtant vous êtes là, et pourtant je vous propose un intitulé de cours qui ne veut strictement rien dire : croyez que j’en suis touché — hautement, émotionnellement touché. Donc au travail. Premier axiome : l’écriture se fait avec ce qui n’est pas écriture. 83 narrations the creative writing no-guide Deuxième axiome : écrire ce qui ne doit pas être écrit est incontournable, du moins pour la narration (ou le théâtre, ou le cinéma, et encore plus pour vous autres mesdames messieurs qui venez à l’atelier roman sans vous préoccuper du merveilleux roman). Troisième axiome : prendre au sérieux l’écriture qui ne sera pas écriture suppose qu’aujourd’hui on en fasse écriture. Cette fois tout est clair ? Bien, je l’espère. Et le prolongement que je vais en donner ne sera qu’un petit complément, le temps de mentalement vous mettre en train. Partons du plus petit, du plus rien de tous les riens : c’est un film — que dis-je, c’est à la télévision. Un personnage sort d’une porte, hèle un taxi, le taxi s’arrête, il monte et le taxi disparaît. Nous appelons ça, dans notre monde de l’invention narrative, l’impératif taxi et peut-être d’aucuns parmi vous savent désormais ce que recelait mon incompréhensible titre — mais, si vous avez déjà pratiqué cet exercice dans d’autres conditions, on n’a jamais fini de le réviser, il suffit de durcir un peu la consigne. Vous êtes le lecteur du roman : situation 1, c’est un bon roman, un page turner, vous reconnaissez la patte de notre cher mast’ah King ou d’un autre. Réellement, dans la page, et sans même vous en apercevoir, vous avez pris le taxi et c’est parti. Vous demandera-t-on, un quart d’heure plus tard, de vous souvenir de votre lecture et de nous remémorer de quels éléments concrets était bâtie cette minuscule transition, le paysage urbain au moment où l’homme hèle le taxi, l’allure de la voiture, ce qu’elle sent à l’intérieur, la tête du chauffeur et sa mauvaise dentition, ce qu’il a suspendu au rétroviseur, la radio qu’il écoute, le Hi, folk qu’il a lancé et sur quel ton vous lui avez expliqué là où vous allez... Non, vous ne vous souvenez de rien, mais c’était bien un taxi, dans le roman, ça vous en êtes sûr. Et voilà la problématique typique de ce que nous nommons l’impératif taxi, ou d’autres fois le taxi impératif, peu importe, sinon que le chauffeur de taxi dont il va être question ricanera toujours derrière vous, si vous n’avez pas accompli une fois dans votre vie l’exercice. Vous êtes cinéaste. Vous relisez d’un oeil neuf la toute petite phrase dans le scénario : « il sort dans la rue et hèle un taxi ». Neuf mots, autant que de queues au chat. Simplement, ce film, vous le tournez. Vous passez ça à votre assistant, qui le passe au script, qui le passe à son propre assistant. Et là ça commence. Il sort d’où, le personnage, dans quelle rue ? (La scène précédente était tournée en studio, dans un intérieur reconstitué). Et le taxi que je dois louer à l’entreprise spécialisée, je demande quoi : grand, petit, moyen, vieux ? Et le figurant auquel je vais demander de jouer le chauffeur, à quoi il ressemble ? C’est un taxi télécommandé, dont on parle ? Et si la caméra doit narrativement dire, sans que l’acteur ait même à parler, qu’il monte dans la voiture : je place la caméra où ? Du chauffeur je vois quoi ? Et si le scénario vous informe en détail de la conversation : « Bonjour monsieur, où allez-vous ? — Deux mille trente cinq Sunset Boulevard Ouest. — Ça tombe bien, j’y vais aussi, répond le chauffeur. » Bien sûr ça va créer un malaise. Le scénario est incomplet, mais vous, réalisateur (enfin l’assistant de la scripte auquel l’assistant du réalisateur a remis le scénario) devrez imposer dès avant le tournage (« Quand même, on 85 the creative writing no-guide narrations ne va pas y passer la journée ? », dira le réalisateur) que chacun de ces éléments soit défini au plus précis. Et poussez-le à sa limite, l’exercice : il vit où et comment est sa maison, au chauffeur de taxi. Et quelle fut son enfance, qui furent ses parents et quel chemin l’a amené à sa profession. Et le dimanche matin, quand il ne conduit pas son taxi, que fait-il ? Et puis dites-vous que ce que vous écrivez n’apparaîtra nulle part, alors on se laisser aller, on ne pense pas à la phrase. Et la grande classe, quand dans votre film ou votre livre le chauffeur de taxi sera presque invisible, précisément dans le paradoxe qu’un choix banal, sans ce travail préliminaire, et tout se serait écroulé. Et, s’il s’agit de la réalisation d’un film, si ce travail préliminaire reste invisible, vous aurez bien rédigé une page ou deux résumant tout cela, que vous donnerez à l’acteur pour sa préparation (Note du traducteur : on sait que le grand écrivain de théâtre Bernard-Marie Koltès pratiquait systématiquement une telle approche, quoique plus codée, pour ses personnages). Alors voici l’exercice : — on n’est pas dans une histoire, ni même une action : on prend juste une situation au plus banal, deux personnages (le chauffeur de taxi et l’homme qui le hèle, trouvez une situations du même ordre), vingt secondes, une didascalie (et vous savez combien je combats la didascalie romanesque ou théâtrale) — et puis allons-y pour le dépli : rien ne compte ici, puisque rien ne sera écrit — on va aller chercher, à la pioche, à la perceuse, à la tronçonneuse, à la pelleteuse, à la loupe, au microscope, à l’analyse biologique, au scanner, tout ce qu’il 86 y a à trouver dans la scène même. J’entends : cela va jusqu’au mégot de cigarette dans le caniveau. Du chauffeur de taxi, je veux tout savoir, même la couleur des sous-vêtements et la petite cicatrice sur le pied droit, ou les titres du journal qu’il était en train de lire tout à l’heure en buvant son café (et où il le buvait, avec qui et en disant quoi). Alors, même s’il ne dit qu’une chose, le chauffeur de taxi, elle sera à sa place, parfaite et inaltérable, dans le mouvement de ce que vous racontez. Mais gardez bien deux choses en tête : — ce que vous préparez est avant tout une discipline mentale : si vous faites l’exercice pour la première fois (et ne l’avez pas fait déjà avec un de mes honorables collègues), sachez que désormais vous le ferez mentalement pour chaque scène ou phrase que vous aurez à écrire (et vous constaterez rapidement combien les grands maîtres y sont maîtres) ; sachez que la liberté que vous prenez ici n’a pas de limite, parce qu’elle peut remplacer le réel : vous pouvez la mener à son terme, jusqu’à ce qu’elle soit suffisamment exhaustive pour qu’il n’y ait plus de réel, et seulement votre travail ; — sachez enfin, et encore plus vitalement pour la scène et le film (qui ne peuvent rien en laisser survivre) que pour le roman (qui a la liberté d’intégrer les éléments les plus hétérogènes) que ce travail trouvera sa marque dans le plus minuscule, le plus indifférent des signes, qui passera sans qu’on s’aperçoive de rien. Pour celles et ceux qui sont déjà passés par le taxi impératif, pas perdu de faire une petite révision, et juste de monter un peu la pression, ou la difficulté. Vous donnez un billet de 87 the creative writing no-guide narrations dix dollars à la personne derrière le guichet du parking, elle vous rend la monnaie, vous redémarrez — croisez ses yeux... Cherchez quels sont ces yeux à croiser (et souvenez-vous : elle parlait à une collègue au téléphone, la radio jouait en sourdine, vous avez brièvement aperçu une photo affichée), qui donneront sa peau et sa chair à votre cinéma, votre théâtre, votre narration, alors même que rien de ce que vous avez ici déplié, creusé, jusqu’à remplacer le réel, ne sera seulement mentionné dans le travail achevé. Sauf, sauf... ceci, un chant, une vitesse, une présence. Quelque chose qui souffle invisiblement à travers vos trois mots, mais qui ne serait pas advenu sans ce travail pour rien, ce travail sur des riens, et que c’est ce travail-là, mentalement possible parce que vous êtes familier de son accomplissement concret, que vous aurez accompli dans l’instant même où surgissent ces trois mots. L’intérêt de tout cela : quoi qu’on écrive, savoir toujours quels continents d’écriture non écrite on surplombe, et qui donnent la consistance, l’élan, sont la souplesse du sol sous la danse de votre écriture. Et ne jamais hésiter, quand on cale, quand on perçoit cette vague sensation de tremblement, à y aller voir pour de vrai. S’exercer en permanence à ce qui, de votre écriture, sera le continent invisible, pour que cela danse à la surface. Vous avez une minute pour prendre un vrai taxi de littérature ? « The taxi driver was a fat man who wore a battered hat with a badge on it reading LICENSE LIVERY. He smoked Luckies one after the other and played WJAB on the radio. We listened to ”Sugartime” by the McGuire Sisters /.../ — Goddam things don’t 88 do nothin but teach kids how to bump their hips, the cabbie said, and let the wing window suck ash from the end of his cigarette. Il was his only stab at conversation between Titus Chevron and the Tamarack Motor Court. » Mast’ah Stephen King, indeed. Vous avez cinquante minutes. contre le plan-plan (no easy going please) Aujourd’hui je voudrais vous emmener dans l’écriture perturbée. Partir à la rencontre des petites hontes quotidiennes du monde, pour contraindre la langue à paraître, à se faire monstre, se dérégler pour casser sa coquille de tranquillité. J’en ai assez. Pas de vous. Mais cette déception dans les librairies, ou même vos petits magazines à valeurs neuves. Tout est secoué, sauf la phrase. — Vous me semblez triste, Georges, dit-elle à Georges tristement. — Oui, lui répondit-il d’un air triste. Secouez la littérature, ça ne risque rien, elle est plus forte que vous. Probablement c’est vous qui serez secoué. Si ça vous dégoûte au revoir, pas grave, viendront d’autres horribles travailleurs (NdT : en français dans le texte). Ça vaut aussi pour la description et les personnages. « Le ciel était bleu, la voiture roulait, bientôt il n’aurait plus d’essence » : est-ce joli ? 89 the creative writing no-guide narrations Vous voulez parler de voiture ? Alors allons-y : Squinting. Spitting. Watching cars roll by. Identifying them. Make. Model. Year. Horse power. Overhead valve. V-8. 6, 8, a hundred cylinders. Lots a horses. Lots a chrome. Red and Amber grill lights. Yasee the grill on the new Pontiac ? Man, thats real sharp. Yeah, but a lousy pickup. Can beat a Plymouth fora pickup. Cant hold the road like a Buick. Outrun any cop in the city with a Roadmaster. If ya get started. Straightaways. Turns Outrun the law. Straightaways. Hyrdramatics. Ne nous laissons pas aspirer dans la prose aspirante. Vous me direz : qu’en avez-vous à faire de voitures ? De voitures peut-être pas : mais du monde ? On commence par regarder (watching). Puis on décrit, ou on fait mentalement l’inventaire : Make. Model. Year. (La marque, l’année, le modèle.) On est dans le descriptif et le catalogue publicitaire sur papier glacé que vous distribue le premier concessionnaire qui vous repère comme client ? A hundred cylinders. Non, on parle depuis le fantasme, depuis l’amplification mentale. Ah, c’est une bonne idée, on peut continuer avec ça ? Et non, petit ami, le biceps d’un auteur c’est que l’idée s’épuise à mesure qu’on la brûle. Phrase suivante, la règle du récit a progressé d’un cran, avec le récit lui-même. Ou disons-le autrement : la règle est que chaque point du récit la déplace à mesure qu’il avance. Avec Lots a horse. Lots a chrome., il se passe quoi ? On est passé de l’énoncé mental à la voix : il suffit de l’idiomatisme, lots a. Bienvenue les futurs traducteurs. Voix intérieure ? Poussons la règle pour continuer le récit : Yasee. Man, thats. Yeah. Ils sont plusieurs et ils parlent, maintenant à voix haute. Et comme on est accoudé à un bar, chacun en fait pouvait déjà monologuer à sa guise, 90 on parle sans forcément s’écouter. Et ce genre de dialogue, maintenant que le bon vieux prof de creative writing vous a donné l’idée, vous pouvez lui en pondre une pleine page, aussi bien sur les voitures que sur le dernier modèle de cafetière électrique avec sucre et cuillère incorporé ? On casse. On joue de la phrase à un mot. Spécialité américaine, la phrase à un mot, notre grandiloquence. Straightaways. Turns. Outrun the law. Dynaflows. Hydramatics. Et même dans le passage narratif par la phrase à un mot, détourée de l’intérieur par la phrase à trois mots. Au passage on a placé deux mots perspective : la route, la ville. Cant hold the road. Outrun any cop in the city. Pour qui n’aurait pas reconnu le livre que je cite (sa deuxième page, vous savez que j’aime ce moment où, juste après l’ouverture, se fait la transition vers la masse), la ville et la route : livre route ouverte. Et l’art des paroles, trop sage pour vous ? Commencez par mettre tout ça dans le sac et secouez. Qu’elles sortent ensemble. Ça jacasse de concert et il n’y a plus d’ordre pour régir la vieille Terre ? C’est comme ça dans notre cerveau perturbé, mais comme ça probablement aussi sous la vieille peau du monde tranquille. La littérature est arracheuse de peau. Petit bout de dialogue dans le même livre, croyez qu’on a laissé tomber les tirets : Dont be a drag. Why dont you get a job. Then you have money. Hey, watch ya language. Yeah, no cursin Alex. Go get a job you no good bums. Whos a bum. Yeah, who ? Qui parle : un, plusieurs, qui répond à qui ? Faites entrer la perturbation non dans le bistrot où ces messieurs sont au zinc, mais dans le récit qui les dit. Au passage on a appris qu’il s’appelle Alex : jamais un auteur qui laisse trois 91 the creative writing no-guide narrations lignes sans faire avancer d’un cran son histoire. Vous êtes perdu dans ce que vous venez d’écrire ? raccrochez-vous à ça, ça exactement ça : où est le cran qui m’a fait avancer l’histoire. Vous décrivez un paysage urbain, un toit, une route qui fuit, l’enseigne Pepsi Cola et les nuages à l’arrière, la fumée de la centrale électrique au loin pour faire bien ? Cherchez l’angoisse, saisissez-vous du déséquilibre. Alors votre paysage vous le rendra : parce que c’est cela d’abord que vous lui prenez, cette angoisse d’abord que vous écrivez. Ah vous êtes tristes comme l’était Georges, vous n’avez pas dans votre magasin d’images un beau paysage urbain avec enseigne Pepsi Cola et cheminées fumantes de la centrale thermique à l’arrière-plan ? Mais vous êtes écrivain, ou voulez l’être, alors sautez d’un coup, avec insolence, dans cet écrivain que vous serez ou souhaiteriez être : vous croyez que lui, qui est un vous en vous plus que vous, il a besoin d’aller chercher dans son grenier à images ? La vie est devant vous tout auprès : vous ne voyez pas le monde, décrivez le bout de vos chaussures. Revenons à Hubert Selby, puisque vous l’avez reconnu : … and it was a drag of a night, beat for loot and they flipped theur cigarettes out the doors and walked to the mirror and adjusted and combed and someone turned up the volume of the radio and a few of the girls came in and the guys smoothed the waist of their shirts as they walked over to their table… Eh bien oui… quoi besoin d’autre ? Ah, il triche, il n’a pas mis de ponctuation : et le robinet qui vous envoie l’eau chaude dans votre fucking douche du matin, il met des virgules ? Justement, là encore on ouvre le sac : on prend un 92 petit bout de réel, mais petit, tout petit — une cigarette qu’on jette par la porte au dehors, un coup de peigne en se regardant dans le miroir, et le bruit de radio qui monte — voilà, à vous de trouver ça. J’aurais bien envie qu’on y reste, tiens, chez monsieur Selby — et je dis bien MONSIEUR Selby. Loi sur la littérature : trouveront toujours des excuses pour dire que c’est pas au point, que c’est moins bien aujourd’hui qu’hier comme hier ils disaient que ça ne valait rien devant l’avant-hier. Las exit to Brooklyn, fin du premier chapitre : scène de lavabo. Aux chiottes la littérature, dirais-je si je me laissais aller à être grossier. Moi je ne vous obligerai pas à tout ça. Halte dans une aire d’autoroute, vestiaire dans vos piscines ou autres mondes sportifs. Coin cuisine pour le personnel là où vous faites votre job à payer vos études. Juste je veux que ce soit lieu public, que la question de l’intime y soit posée, et qu’on y ait du carrelage — décidez à l’avance du lieu précis où ça se raconte (c’est votre scène de théâtre, c’est caméra plan fixe). Le carrelage c’est dur, c’est lisse, ça brille. Je veux que la littérature s’y étale. Monsieur Selby, dans les lavatories : They slammed around the lavatory washing, laughing, mudging each other, roaring at Freddu, splashing water, inspecting their shoes for sracthes, ripping the dirty apron, pulling the toiletpaper off by the yard, throwing the wet wads at each other, slapping each other on the back, smoothing their shirts, going to the mirror up front, combing their hair, turning their collars up in the back and rolling them down in front, adjusting their slacks on thier lips. Hey, didya see the look on the bastards face when 93 the creative writing no-guide narrations threwim offf the fence ? Yeah. The sonofabitch was scared shitless. A buncha punks. Retenons ça : a buncha punks. Retenons ça : tout dans le même sac, le décor, les corps, les voix. Retenons ça : il s’est passé un truc. Petite violence quotidienne. Petite scène répugnante. Regardez dans votre dernière semaine. Forcément vu quelque chose. Ça reste sur la conscience. Un truc minuscule. Seulement voilà : on repart de l’arrière-cuisine. Selby part du lavabo ? Nous seulement de la cuisine, ou du vestiaire. Comment, vous n’auriez pas au moins un souvenir de vestiaire ? Et au cinéma ou à la télévision, jamais vu de scène s’amorcer devant le miroir de toilettes d’aéroport ? Pensez aux journaux, ce que vous avez lu. Du quotidien. Des trucs à la con. Le petit accident de rien et ça dégénère. C’est le traitement que je veux. Fin du plan-plan. Littérature en déroute. On secoue la peau du monde, on regarde dessous. Si c’est pas beau tant pis. On saute dans le point de vue l’assassin, à votre gré. On déballe. Pensez que ce que je vous demande, c’est le traitement. L’empilement, le vrac. La matière. L’exacerbation, l’exagération. Le parler brut commande que l’image soit brute. Il y a la ville, il y a les corps, il y a les voix et tout ça vient d’un coup : ne faites pas long. Ne vous laissez pas embarquer, ne laissez pas dériver. Rien de triste comme ces enflures vides qui croient charrier l’obscène ou la transgression. Non, l’obscène c’est la présence dans le dépouillement. Rien. Coin de miroir. Pensez au carrelage. Pensez que chaque bribe de voix rapportée fait avancer d’un cran. 94 Pour l’intensité, on choisit d’être bref. Pavé de quinze lignes, mais dedans je veux tout. Et pas forcément du propre : vous avez une excuse, ce n’est pas vous qui êtes comme ça, c’est le monde, c’est ces sales petits cons de Brooklyn, qu’est allé chercher — lui le premier — Hubert Selby, écrivain. Allez me chercher le pas beau. C’est là qu’est la langue. Limitez-vous à quinze lignes. Après ça oui, on pourra dire autrement le contraire, et Georges ne sera plus triste. — Ça va mieux, Georges ? — Je me sens moins triste, répondit Georges. 95 CONSTRUCTIONS construire un personnage (aphorismes sur) Qu’est-ce qu’un personnage ? Partons d’abord de ce qu’un personnage n’est pas. Un personnage n’est pas un nom, ou un prénom, ou un nom et prénom mis en tête d’une phrase. Passe dans une librairie et farfouille : chaque fois que tu vois un livre comportant, en place de construction du personnage, un nom, un prénom, ou un nom et prénom, jette-le par terre. Crois bien qu’on ne te gardera pas souvent dans le magasin. Pourtant, d’aucuns croient toujours que ça fait genre, et qu’un nom, prénom ou nom et prénom original fait un personnage original. Un personnage n’est pas une statue habillée : plutôt le contraire. Un personnage n’est pas le décalque des échantillons humains que tu croises à la surface du monde : il est ce que tu propulses en eux pour qu’ils se confrontent à la représentation d’eux-mêmes qu’ils fuient. 97 the creative writing no-guide constructions Un personnage commence par une phrase, et une phrase suffit à ce qu’il y soit entièrement contenu et cesse avec elle. Let it alone with shoes, dit Gertrude Stein (How to write), et le personnage dès le point est absorbé par la ville avec ses chaussures, seulement toi lecteur le gardes en toi définitivement, avec ses chaussures. Un personnage est une liste : il incarne tous ceux qui sont cette liste, et devient phrase quand à travers les mots tu vois se feuilleter tous ceux de la liste et agir comme avec ce léger ralenti d’une image décalée — A narrative of the ones who do who do see me écrit Gertrude Stein. On ne perdra jamais assez de temps à préparer ces listes initiales. Histoire de chacun par la liste des noms propres qu’il a croisés et ont été à chaque période les témoins de son être au monde. Des noms propres en grappe, en paquets, en rafales. Se débarrasser du nom par l’accumulation des noms. Et puis, tout au bout de la liste des noms, tu dis à l’étudiant de construire le nom qui les rassemble tous — et celui-ci, crois-le, ne sera pas artificiel. Et tu dis à l’étudiant de cacher le nom inventé, le nom qui les rassemble tous, à l’intérieur quelque part de la rafale de tous les noms et qu’il y soit invisible. Et puis, une fois dissimulé là, tu dis à l’étudiant : maintenant, tu construis l’histoire de celui-ci et celui-ci seulement, indépendamment de tous les autres mais attention : tu n’as pas le droit de prononcer son nom. Un personnage est un croquis du bras. Un personnage est le trait d’un dessin avec silhouette croquée puis oubliée. 98 Si tu regardes trop longtemps la silhouette ébauchée en trois mots, tu ne seras plus dans le personnage, mais dans le fait divers et ce sera trop tard. Those who cro-croak écrit le français Jacques Prévert dans son Attempt to describe a dinner of heads in Paris-France et je cite le titre tout entier parce que, comme souvent, les premiers mots du titre expriment à la fois l’intention et le détour : tentative de décrire, c’est ce que vous retiendrez, pour rejoindre le cro-croak . Donc : 1, définir l’échantillon et où placé dans la ville, 2, définir le moment précis de la saisie textuelle de l’échantillon, 3, définir la vitesse d’échantillonnage (sample frequency), elle-même seule susceptible de définir la limitation du croquis, et comment il aura pour tâche de se saisir de tout le personnage. Un personnage n’est pas la fin d’une histoire mais son début. Je répète et insiste : que me fait le John Doe sans nom dont vous faites soudain un être textuel ? Il me suffit de regarder à ma fenêtre pour autant d’échantillons humains que je peux en souhaiter, et autrement complexes qu’une machinerie de mots. C’est l’histoire qui a son poing dans le ventre, tripes et boyaux, de votre marionnette humaine, et ce que vous avez à montrer c’est ce poing et comment il la tient. Si j’exagère, c’est parce que chaque fois votre personnage, s’il colle aux mots et vous échappe, tentera de vendre sa camelote lui-même, tenir en dehors de l’histoire et là c’est lui qui gagne, vous qui perdez. Un personnage n’est pas le début d’une histoire mais sa fin. 99 the creative writing no-guide constructions Je répète et insiste : que me fait le John Doe sans nom dont vous faites soudain un être textuel ? Le journal du matin est rempli de mystères humains mille fois plus complexes que ce qu’invente votre machinerie de mots. Réduisez l’histoire à sa plus simple exigence. Mon premier professeur, le cher Raymond Carver, nous lisait en début d’année cette histoire sienne avec seulement un canapé et un frigo en panne. Ayez toujours en tête l’expression (enfin, ça a fonctionné pour Malt Olbren, vous vous forgerez la vôtre) : canapé frigo en panne et prononcez-la d’un seul mot. Réduisez toujours, toujours, toujours votre histoire. Alors vient au devant le personnage, et sa voix, et sa mèche de travers ou sa frange trop longue, et ses chaussures. Le monde commence là. Un personnage n’existe pas : existent les mots qui le suggèrent. Un personnage n’existe pas : existe l’histoire qu’il contribue à porter. Un personnage n’existe pas : existe la transparence qui fait voir la couleur de sa cervelle et la maladie de ses boyaux. J’aime proposer l’exercice suivant, que j’intitule l’antiliste : construire la liste de toutes les personnes dont tu ne ferais pas un personnage d’une de tes histoires et pourquoi. Avant de partir dans les exercices sur la construction de personnages, prenez le temps de celui-ci. Ou faites-le pratiquer directement dans le cours, vingt minutes et pas plus, puis on lit brièvement et on passe à autre chose. Un personnage n’est pas l’auteur (c’est une invention des Français). 100 Un personnage est un peu de l’auteur arraché par un poing dans ses tripes et boyaux et que l’auteur ne récupèrera plus jamais pour lui-même — alors attention, ça ne repousse pas (ici, moi Malt Olbren dans la salle de cours ai l’habitude de jeter trois quarters en l’air, qu’ils fassent plein de bruit en retombant sur le sol, et si la séance se conclut par de beaux textes je sors sans les reprendre, il y aura toujours un étudiant pour me le faire gentiment remarquer et invariablement je réponds : la littérature veut ces élégances, such a neatness is literature et soixante-quinze cents pour la leçon ce n’est pas si cher payé). Prenons au sérieux la proposition précédente : il en advient un deuxième exercice d’instant writing, que vous pouvez même définir encore plus bref que le précédent, dix minutes suffisent. Éléments secrets de vous-même dont 1 vous aimeriez, 2 vous n’aimeriez pas, que les personnages à venir de vos futures histoires se saisissent, tripes et boyaux, et que vous ne sauriez ensuite retrouver. Je garantis avant l’exercice le total respect du secret quant à ce qui sera écrit, ne sera pas lu en classe, et suggérant même aux étudiants de procéder immédiatement à la radicale destruction de ce qui vient d’être écrit (ce qu’ils n’aiment pas du tout faire). Un personnage parle. Non, c’est faux : commencez par ce qui parle, et placez le personnage autour. Un personnage agit. Non, c’est faux : commencez par ce qui agit, et placez le personnage dedans. Un personnage se crée. Non, c’est faux : ne commencez à l’écrire que lorsqu’il est là dans la pièce face à vous et vous raconte son histoire, vous force à l’écouter, vous retiendrait 101 the creative writing no-guide constructions de force, peut-être même avec violence, si vous tentiez de partir. Et c’est le troisième moment de ma première séance sur la construction de personnage. Plus on se tient près d’un fonctionnement banal et d’un rouage élémentaire du récit littéraire, et cela quel qu’en soit le mode narratif, plus la consigne de l’enseignant doit être stricte et précise (la précision des consignes n’a jamais été le fort de Malt Olbren, à en croire la rumeur, puisqu’en notre pays les vingt ans produisent en fin de cycle une évaluation du vieux requin tanné qui leur sert de professeur). Ma consigne est donc la suivante : dans une pièce vide, deux tables très simples, des tables d’école, à distance respectable l’une de l’autre, et devant chaque table, symétriquement pour le face à face, une chaise. À votre table, du papier et un crayon, de quoi noter ou un ordinateur pour écrire, comme au bureau de la police municipale on recueille la plainte pour votre bicyclette perdue. À l’autre table, la silhouette du personnage à construire. Consigne1 : rien ne sera évoqué de l’histoire, l’histoire c’est pour la deuxième feuille, et la première feuille c’est seulement « qui êtes-vous, que faites-vous, d’où venez-vous, que cherchez-vous » ? Consigne 2 : celui qui recopie ne sait et ne saura absolument rien d’autre que ce que lui dicte ou raconte le personnage. Il peut s’insérer dans son propre récit au style indirect, sous la forme « À la question de savoir si… ou comment…, la personne répond… ». Consigne 3 : tout ce qui est observable par celui qui recopie, dans les conditions précises de la pièce vide, peut et doit être enregistré dans le témoignage. Et cela concerne évidemment le sac, les vêtements, la toux, les mouvements des mains, la façon de tenir 102 les épaules et les genoux, l’usure et les défauts de la peau (nota : voir séance sur le visage, prévenez les étudiants qu’on ne se méfiera jamais assez des clichés, et pareil que votre personnage n’a pas de nom, il n’a pas encore besoin de visage). Assez ? À vous, à votre témoignage, compte rendu, procès-verbal, dépôt de plainte (ô notre humanité plaintive) et tout ce que vous voudrez. Toute allusion à l’histoire à venir vaudra une note éliminatoire à l’étudiant. Le personnage est votre réussite. expansion continue et discontinue d’une histoire simple « Si gros que soit le livre, c’est toujours un mot après un autre », chacun connaît le proverbe. Proverbe ayant d’ailleurs été inventé plutôt pour les longs voyages à pied dans la Chine antique, mais un voyage à pied pour découvrir un pays inconnu est-ce que ce n’est pas le plus beau des livres ? Alors l’écrivain vient à sa table de travail, tôt le matin si c’est un écrivain du matin, tard le soir si c’est un écrivain du soir, dans le milieu de journée si c’est un écrivain de rien, reprend son travail de la veille et se dit : « à moi, j’écris la suite ». Et que ça ne marche pas comme ça, jamais. On ne construit pas ces stratégies-là d’avance. Tu apprends à te connaître rétrospectivement, et quand tu connais tes habitudes de travail, le mieux c’est de te forcer à en changer. 103 the creative writing no-guide constructions Ce sont des rythmes biologiques, peut-être cinq à six heures sur douze à quatorze jours, et puis refaire les forces. Va voir cela de près chez les écrivains qui sont les tiens. Tu es prêt, tu écris un premier jet : grande chance que le premier jour il soit bouclé. Appelons ça l’unité immédiate. À toi de savoir ou de définir comment se place l’unité immédiate dans le projet global : un chapitre, l’ébauche de sa short story tout entière, l’intuition globale du livre, ou juste un moment dans l’architecture générale ? À toi de savoir ou de définir ce que tu comptes faire de ton unité immédiate : le lendemain, tu en accumules un autre et ainsi de suite tout le temps que tu auras souffle et que la veine sera ouverte, et c’est ensuite que tu reprendras le chantier global, ou bien tu pousses celle-ci jusqu’à ce qu’elle soit définitive ? Leçon de Malt Olbren pour son no-guide : sache seulement qu’il n’y a pas de hiérarchie. Sache qu’on trouvera dans la bibliothèque, les correspondances, les journaux, les exégèses, autant de postures pour l’écriture de grands, très grands livres, que tu peux en définir là dans ta tête pour ton unité immédiate. Quel auteur de théâtre déclarait récemment qu’il se disciplinait à n’écrire qu’une seule réplique chaque jour, fût-elle le seul mot Oui. Apprends à seulement à penser en termes de temps et de stratégie dans le temps, plutôt que texte et combinaison de textes. Et souviens-toi de cette phrase pour quand tu la comprendras. Apprends aussi, c’est moins évident que de le dire, à te défier des étagères où tu dois ranger ton texte : revue ou 104 magazine, livre ou pas livre, ou lecture ou plateau, ou la seule publication en journal et pourquoi pas sur site Internet . Il faut retirer à ton texte, dans le moment du premier retravail, toute question relative à sa destination. Tout cela réglé, tu as choisi. Peut-être que le lendemain matin tu seras reparti dans l’unité immédiate suivante, peutêtre que le lendemain matin tu reprendras celle-ci jusqu’à l’étarquer au définitif. L’unité immédiate est toujours arbitraire : tel va te dire qu’il boucle ses 5 000 mots et tant pis si cela le contraint à rester à sa table jusqu’à 11 heures du matin ou 3 heures l’après-midi, n’est-ce pas chez Robert Louis Stevenson notre aîné vénéré, d’autres comptent en pages de leur bloc, et d’autres diront que s’ils ont écrit une réplique (cela peut se révéler décisif pour le théâtre) ou un paragraphe ils s’en tiennent là. Et d’autres font tout le contraire de ce que je raconte : l’unité immédiate est la phrase, avancée lentement, propre et claire, et on la met sans rature à la file après la précédente sur la grande feuille à l’encre bleue, utilisée sans marge. Vient l’exercice. L’exercice c’est d’apprendre à obéir : que veut de toi ton texte ? Et que peux-tu retourner de tes forces contre ton texte même ? Cela suppose qu’hier vous avez écrit quelque chose. Non ? Alors revenez demain me lire avec un texte du jour, long, pas long, peu importe. Vous êtes de retour ? Alors exercice : votre texte est sur une page de cahier ? Déchirez la page, posez la page enlevée devant vous, et recopiez sur la page blanche, puis déchirez la première version. Vous disposez d’une sortie imprimante de votre texte ? Effacez le fichier initial, ouvrez 105 the creative writing no-guide constructions un nouveau fichier et recopiez intégralement le texte. Dans les deux cas, une fois fini, recommencez l’exercice. Je ne me moque pas, je n’ai jamais été plus humble. C’est une technique de travail essentielle. Vous rodez, vous lissez, vous augmentez. Ce qui vous fatigue à recopier, vous l’oubliez. Alors, où en est maintenant votre texte ? Et savez-vous ? Le mois prochain, vous vous donnerez comme contrainte de continuer le texte sans relire ce qui fut écrit la veille. Et savez-vous, le mois suivant le mois prochain, si c’est une page de cahier vous la collerez au milieu d’une feuille bien plus grande, si c’est une sortie imprimante vous la réduirez pour laisser des marges bien supérieures, et pour chaque page vous vous donnerez la contrainte de quinze flèches noires (j’appelle ceci exercice de la flèche noire) partant du texte vers le blanc avec développement d’un complément ou annotation. Dans tous les cas, ce que nous nommons ici votre unité immédiate aura progressé dans l’intérieur de ses bords mêmes, dans l’intérieur de sa clôture d’une brique de base du texte futur (ou le texte lui-même, si ce que nous décidons d’appeler short story est un bloc en soi), aura trouvé sa radicale indépendance de langue, ignorant tout ce qui n’est pas elle. Dangereux pour le livre ? Que non. J’affirme et maintiens que notre propension à l’unité, à l’uniformité, à la continuité, est toujours une pression mille fois plus forte, mille fois plus annihilante. 106 Enseignant responsable d’un cycle de creative writing, je sais proposer des exercice pour une logique de continuité du texte, il y en a au moins un dans ce livre, mais ma tâche est former avec décision, avec autorité, à l’apprentissage de la discontinuité. Que, dans un même paragraphe, chaque phrase n’ait qu’elle-même pour horizon et pour référent, et cela sera gagné. Indépendamment de toutes chevilles rhétoriques volatilisées au passage. Que, dans un même texte, chaque paragraphe n’ait pas connaissance du paragraphe écrit avant lui, ou du paragraphe écrit après lui. Que, chaque réplique de dialogue tienne comme phrase complète, sans appel à celle qui la précède, et celle qui la suit. Martelez-vous le paragraphe précédent, recopiez-le à la bombe à peinture sur le mur qui fait face à votre table de travail. Et vengez-vous sur une photographie de Malt Olbren posée à cette intention si cela vous déplaît, mais faites-le. Et puis maintenant, maintenant seulement, revenez aux livres qui pour vous sont les livres qui comptent. Quelle est, dans leur composition, ce que nous avons ici nommé notre unité immédiate ? Pas besoin d’aller se référer à la vie de l’auteur et ses habitude de travail : lisez le texte, n’importe quel texte, comme architecture et composition discontinue. Là-même où le livre, ou l’histoire, se présente comme bloc continu, retrouvez les failles et marques et ruptures de la composition discontinue. Faites l’effort sur chacune de vos lectures pendant deux semaines. Prenez les livres marquants de votre bibliothèque, examinez les paragraphes, lisez les points qui séparent les phrases. Faites cela continûment, volontairement, opiniâtrement. 107 the creative writing no-guide constructions Deux semaines plus tard, vous lirez définitivement autrement. Et vous aurez appris une des clés de la confiance à écrire : qu’est-ce qu’un livre ? Juste la composition brique à brique de ce que vous aurez trouvé là, dans cette phrase, dans cette page. Et rien de plus. « Si gros que soit le livre, c’est toujours un mot après un autre » : est-ce que je ne devais pas vous parler de ce proverbe ? Ce sera pour une autre fois. Ou alors, ainsi c’est fait. cours tout droit Billie (exercice d’agression narrative) Vous commencez à connaître Malt Olbren et comment il s’y prend : jamais tout droit. Mais aujourd’hui, il s’agit précisément d’un exercice pour aller droit. L’axiome sera donc : ne pas aller droit, pour aller tout droit. Développons mathématiquement cette proposition concise mais abstruse. Il y a plusieurs manières, quand vous êtes en voiture, d’aller tout droit. La première est toute simple: emprunter une route droite. Le problème, c’est qu’en littérature elles sont monotones. Gros livres pour l’été, rayon romance et malheurs d’amour, nous on s’y ennuie terriblement. Restons donc en voiture, mais empruntons L’automobile verte du cher Ginsberg, une page seulement : 108 Denver ! Denver ! we’ll return roaring across the City & County Building lawn which catches the pure emerald flame streaming in the wake of our auto. The time we’ll buy up the city ! I cashed a great check in my skull bank to found a miraculous college of the body up to the bus terminal roof But first we’ll drive the stations of downtown, poolhall flophouse jazzjoint jail whorehouse down Folsom to the darkest alley of Larimer paying respect to Denver’s father los on the railroad tracks, stupor of wine and silence hallowing the slum of his decades, salute him and his saintly suitcase of dark muscatel, drink and smash the sweet bottles on Diesels in allegiance. Then we go driving drunk on boulevards where armies march and still parade staggering under the invisible banner of Reality — 109 the creative writing no-guide constructions hurling through the street in the auto of our fate we share an archangelic cigarette and tell each others’ fortune Avec la poésie, me direz-vous, la leçon est plus simple, mais c’est qu’ici on nous fait au plus simplement leçon : la netteté, chers amis, la netteté prime. Et si nous sommes en poésie, accueilli par cher Allen Ginsberg, son vocabulaire est celui du jour banal, et des objets qui nous traînent, pot d’échappement sur une pelouse, le vin et les voies ferrées, un cigarette partagée. Ce que je prétends, c’est que la netteté ici, parce qu’il y a une voiture et son chemin dans la ville, tient évidemment à la non-répétition des éléments. On dit tout chaque fois de ce qui doit ici être dit. Et, symétriquement, s’en va tout ce qui n’interfèrerait pas avec l’ensemble des éléments, dans une relation chaque fois nécessaire et unique. Alors comment procéder, de façon fractale et pour notre humble art du roman (mais consolez-vous, aucun poète qui ne rêve d’en disposer s’il le pouvait), pour que la même loi de composition vaille un pour la phrase, deux pour la séquence ou le chapitre, trois pour le livre entier. Réconfort, c’est notre arme : jamais de livre qui ne soit en entier dans un de ses chapitres ni tout entier dans chacune de ses phrases. Et bien sûr la rançon inverse : un livre qui ne serait qu’une notice de montage, suite chronologique d’instructions, pourrait-il exister comme livre ? Oui, probablement, si on récite la double construction du Temple dans Exode. Oui, proba110 blement, lorsque Julio Cortàzar, que nous avons bien eu tort de chasser en Europe, écrit ses Instructions pour remonter une montre, ou ses Instructions pour monter un escalier. Vous saurez toujours où vous trichez : la notion même de littérature est dans cet écart, dans la flamme émeraude, pure emerald flame, et dans l’imprévu qu’est l’adjectif sweet accouplé à bottle, ô dive et douce bouteille de nos hypallages. Mais le lieu même où la phrase n’est que l’expression poétique qui fabrique la distance, le reflet, l’écart, ce miroitement même entre dans la composition et génère la cohésion. Il est pris dans le rythme et ne le dévie pas. Quelle serait alors la proposition d’écriture ? J’y vois un accomplissement, quelque chose qui en est le résultat, et non la progression : lorsque le texte est fini, qu’il soit en vousmême une carte. Et mieux, dessinez-la. Que chaque phrase, chaque paragraphe ait sa fonction unique dans l’économie du texte. Si c’est une diversion, une ouverture potentielle vers autre chose, ou bien une impasse, un resserrement, ou que cela ne contribue pas à l’économie narrative : danger. Je ne veux pas dire qu’il s’agisse de suite de supprimer. Un Européen ne supprimerait pas, un Américain oui. Soyez parfois mauvais Américain. Il n’y aurait pas Faulkner si nous supprimions de Faulkner ce qui ne contribue pas à la marche imparable du texte. Lui, il l’écrit par la négative, mais c’est cette Amérique négative qui nous prend. Chez Lord Steinbeck, ce sera le contraire : When June was half gone, the big clouds moved up out of Texas and the Gulf, high heavy clouds, rain-heads. The men in the fields looked up at the clouds and sniffed at them and held wet fingers up to sens the wind. And the hoses were nervous while 111 constructions the creative writing no-guide the clouds were up. The rain-heads dropped a little spattering and hurried on to some other country. Behind them the sky was pale again and the sun flared. In the dust thre were drop craters where the rain had fallen, and there were clean splashes on the corn, and that was all. Les Raisins de la colère, quatrième paragraphe du livre. Exercice à faire sur n’importe quel paragraphe. Ni action ni personnage, on peut se permettre, voir septième paragraphe : The dawn came, but no day. In the gray sky a red sun appeared, a dim red circle that gave a little light, like dusk ; and as that day advanced, the dusk slipped back toward darkness, and the wind cried and whimped over the fallen corn. Temps qui passe, couleur et hurlement intérieur des mots associés à ce mouvement du jour sans jour. On a le droit, on écrit en dehors du mouvement du livre, mais ce qu’on dresse est encore le livre, est ce qui constitue l’écriture comme livre. Vous savez que mon séminaire comporte des séances rédaction et des séances construction. Aujourd’hui nous sommes en construction. Le travail se fera en binôme. Vous confiez votre texte, j’aimerais qu’il s’agisse d’un moment narratif, trois ou cinq pages, jusqu’à douze ou quinze, pensez à la survie de votre compagnon provisoire de galère littéraire. Et c’est l’autre qui va cartographier votre texte. Indices : — de quel ordre est le rapport que chaque phrase prise isolément entretient avec la séquence que vous tenez dans les mains ? Narratif, descriptif, digressif, poétique, dialogique, onirique, mental, abstrait, délirant, figuratif, informatif, retour sur soi du narrateur ; — quel est, pour chaque phrase ou chaque élément de phrase considéré, l’indice (notez sur 10) de satisfaction client (customer care) de cette phrase ou cet élément considéré, par rapport à la fonction ci-dessus évoquée ? — quel est, pour chaque phrase ou chaque élément de phrase considéré, l’indice (notes sur 10) marquant l’importance de cet élément précis par rapport à l’économie globale du texte que vous avez dans les mains ? Bien sûr, quiconque ici serait pris à tenir un compte d’apothicaire aves des chiffres perdrait beaucoup de ma propre considération. Mais pensez couleur : mentalement (ou avec vos feutres et crayons) mettez du rouge du jaune du bleu du vert. L’écriture est tellement plus belle, en couleurs. Maintenant prenez le texte de votre collègue entre vos mains, levez au-dessus de la tête, secouez fort. Il va tomber de la poussière. Il va y avoir des alvéoles, des recoins d’éponge à presser, au jus à vite essorer. Vous décrit-on les personnages, sous le nuage menaçant ? Non, mais ils ont humecté leur doigt de salive et le tendent vers le ciel. Obéit-on à l’économie réaliste d’une période en grande trouble humain ? Non, mais on vous montre un soleil qui n’est qu’un trait mince dans le gris. Après, échangez. Vous faites part à votre collègue de l’audit réalisé, et réciproquement. Point par point. Ce qui va, ce qui ne pas, ce qui tombe, et — surtout des surtout —, ce qui désigne et appelle une image non écrite encore, et qui scellera le durcissement du texte. Vous êtes seul chez vous et sans binôme ? Faites l’exercice avec maître Steinbeck, ouvrez n’importe quel de ses livres pendant vingt minutes, et traitez un chapitre de quatre pages. 113 the creative writing no-guide constructions Et puis revenez à votre texte, écoutez juste ce qu’il a à vous en dire. Mais attention : « Cours tout droit Billie » c’est un principe qui définit à lui seul notre littérature américaine — jamais d’élément redondant, pris à échelle de la phrase, qui ne soit en rapport énonçable avec l’économie tout entière du livre. Un élément de récit dont le livre n’ait pas besoin, et le livre tombe tout entier. Mais cette nécessité de chaque élément à l’économie du livre pris globalement n’est pas le préalable à l’écriture, elle ne se définit pas dans le scénario (j’allais dire : et non plus pour nos collègues de l’écriture cinématographique). Elle se définit comme l’action réciproque, rétrospective, de la globalité du texte sur les éléments qui l’ont constitué comme tel. C’est un travail à rebours, qui exclut, mais aussi qui radicalise, pousse, appelle. La tonalité de ce ciel dans le jour sans jour, septième paragraphe de Grapes of wrath, John Steinbeck l’a-t-il vue en rédigeant son premier chapitre, ou lui a-t-elle été enseignée par le mouvement du livre en se détachant de lui-même, et exigeant alors, rétrospectivement (in retrospect) d’être inscrite là, presque dès le frontispice ? À vous d’y aller voir. Contradiction permanente : un premier jet ne s’annule pas, et définit l’ambition. Pas de livre sans la manifestation d’emblée de son intuition. Mais c’est le livre ensuite qui agit sur sa forme et l’enfle et en chasse ce qui l’affaiblit. Si aujourd’hui vous travaillerez à deux, pour avoir moins peur, vous aurez toujours à trancher dans ce qui ne se décrète pas : la maladresse même de ce qui s’écrit comme condition pour 114 que le livre enfle et s’avance, et pourtant qu’elle soit niée à son terme. N’empêche que c’est comme ça qu’un livre va droit : « Cours tout droit Billie ». Steinbeck § 7, ou cinq fois le paysage-temps Note de The Malt Olbren Archive : exercice joint au précédent dans la liasse indiquée « Construction » insérée dans le polycopié principal. Cette transcription dactylographiée du cours de Malt Olbren ne porte pas de marque de révision, suppression ou complément de sa main. NdT : cet exercice étant lié au précédent chapitre (« Cours tout droit Billie »), nous le laissons à cet endroit du livre même s’il relève plus de la section « Narrations » que de la section « Constructions ». Notre dernière séance fut belle, merci. Beaux échanges, travail en binôme positif. Mais plusieurs fois m’est revenue cette remarque : chacun avait lu, dans l’autrefois des temps scolaires, le Grapes of Wrath de John Steinbeck, aucun n’aurait su reconnaître pour lui appartenir ce septième paragraphe, morceau détaché en quatre lignes, je vous le soumets à nouveau : The dawn came, but no day. In the gray sky a red sun appeared, a dim red circle that gave a little light, like dusk ; and as that day 115 constructions advanced, the dusk slipped back toward darkness, and the wind cried and whimped over the fallen corn. (L’aurore vint, mais pas le jour. Un soleil rouge troua le ciel gris, un mince cercle rouge qui donnait une faible lumière, comme un crépuscule ; et plus le jour avança, plus ce crépuscule revint à son obscurité, tandis que le vent gémissait et hurlait sur les blés courbés.) Ce dont nous nous souvenons, ce sont des silhouettes, des personnages, des scènes, des apostrophes et discours, d’une ambiance générale. Nous savons que cela va nécessairement avec la phrase, que celle de Steinbeck sait être dure et rauque, dépouillée, mais aussi lyrique et que, dans l’art du roman, cela ne se sépare pas. Ce paragraphe est-il lyrique ? Oui, s’il chante. Non, s’il crayonne au fusain sur carnet de croquis. La vitesse. La vitesse ici est la contrainte de Steinbeck. Introduction : on ouvre, on grossit, on précise, on va vite. L’introduction est ce qu’on oublie. Pourtant, la tonalité reste, et organisera toute la fresque d’ensemble. Poétique du roman ? Oui, si le paysage s’écrit en tant que poétique, affirmation lyrique du monde devenu image abstraite. Non, s’il s’agit seulement d’une épiphanie : ces moments de grâce où le monde se rappelle à nos petites affaires et — comment dire — les relativise. J’ai donc pensé que nous pourrions prendre, avec tranquillité et sérénité, le temps de revenir à ces quatre lignes. Je vous inciterais donc à aller vers cette épiphanie, non pas se la remémorer, mais en provoquer la réminiscence. Ce que vous allez choisir, comme Steinbeck son champ de blé, c’est un petit timbre-poste qui vous concerne dans le monde. 116 Un petit morceau fixe de peau du monde. Il peut être urbain, elles ont pavillon et maison, désormais, les ombres de Steinbeck, même si la misère est pareille. Au moins un mobilehome. Et le champ de blé est un lieu de peine et de travail : le lieu que vous choisirez n’est pas un lieu de repos ou le coucher de soleil sur la plage — dans ce cas-là mieux vaut que vous y alliez. Non, ce qui compte dans ce septième paragraphe c’est l’usure prématurée du jour parce que nous sommes d’avance dans le lieu de la plus grande usure, celle du quotidien, de la tâche répétée, du monotone, de l’ordinaire. Seulement voilà, la grande magie du monde sait se rappeler à nous jusqu’ici. Et je voudrais que vous vous en teniez à cet arbitraire. Peu importe la rue, la fenêtre, vous immobile ou vous en déplacement, vous maintenant ou vous il y a très longtemps. Ce que je veux, c’est qu’on s’en tienne à ce paysage, ce paysage exactement. Je définis le paysage comme ce que vous voyez, juste détaché de votre vue. Vous regardez, vous installez la stabilité de ce que vous voyez, dans l’instant même de cette épiphanie, puis vous vous retirez doucement, à reculons, sur la pointe des pieds : paysage est ce qui reste. Et à preuve que tout cela est stable, ce coin, recoin du monde urbain, dans le souvenir lointain ou le présent répétitif, nous allons le varier cinq fois. Et j’insiste : cinq (trois dans le cours, deux chez vous, si vous voulez…). [Note de The Malt Olbren Archive : interruption non distincte dans la salle, puis réponse de Malt Olbren :] — Non, votre demande est pertinente. J’entends épihanie au sens où James Joyce l’utilise dès ses premiers livres : moment de révélation intérieure qui vous fait soudainement 117 the creative writing no-guide constructions et de façon éphémère, un instant seulement suffit, accéder au sens ou à l’esprit des choses. Je ne crois pas qu’il en donne lui-même de définition plus précise. Plus important pour nous le fait qu’après ces deux premiers livres (Stephen the Hero, et Portrait of the artist as a young man), il se saisit du concept pour en faire l’élément organisateur de chacun des récits inclus dans Dubliners. Joyce nous apprend que ce moment sans durée, qui nous ouvre magiquement (ou irrationnellement, pardon) sur le parfait dehors, peut-être une clé pour l’invention narrative… Ça vous va ? [Note de The Malt Olbren Archive : Got it, distingue-ton depuis la salle, puis commentaire inaudible, et repreise de Malt Olbren :] Il s’agit donc bien de partir d’un fragment de paysage, urbain ou naturel, comme épiphanie — ce qui suppose seulement votre familiarité mentale et mémorielle avec ce point précis, et de s’y accrocher avec les dents, avant d’y accrocher votre phrase. Le même paysage, cinq fois. Une fenêtre, une rue, un carrefour en voiture, la vitrine de votre place préférée dans votre diner préféré. Toutes saisons : éclairages de Noël, jour de grand vent ou grande pluie (cette fois où, etc.), calme d’une première neige, frissons de la venue du printemps (vous m’en feriez devenir sentimental par avance). Ou bien renversements dans le jour : chemin vers le campus au matin, et même endroit chemin inverse le soir, et puis cette fois où vous l’aviez pris en pleine nuit. Vous voyez, rien que de simple. La difficulté, c’est d’en faire cette pâte, cette teneur, cette luminescence ou transparence que nous en donne Steinbeck dans le septième paragraphe de Grapes of wrath, j’y reviens pour un dernier point : 118 The dawn came, but no day. In the gray sky a red sun appeared, a dim red circle that gave a little light, like dusk ; and as that day advanced, the dusk slipped back toward darkness, and the wind cried and whimped over the fallen corn. Un paragraphe en deux phrases : énoncé bref, puis durée avec recouvrement. Le point d’énonciation spatial est fixe. Mais le point d’énonciation temporel ? Le jour survient, lutte sans vaincre, et repart. Est-ce le soir ? Non, un moment indéfini du matin, et le vent suffit à tout recouvrir. Alors voilà le dernier point de ma demande, avant de vous laisser partir en quête dans vos épiphanies d’un lieu urbain (ah cette lumière suspendue des peintres) : imaginez que vous regardiez une photographie, mais en fait c’est un petit morceau de film avec une fumée qui bouge, un drapeau coloré qui flotte. Ce que vous allez me décrire, ce ne sont jamais des instants isolés, mais toujours, ou chaque fois, un paysage-temps. Si le plan au cinéma est l’image-temps, quel est l’équivalent pour le récit ? Commençons avec du simple. Une durée, une bascule de temps, cinq fois. Et vous me direz : dans le paragraphe de Steinbeck, on ne voit rien, on devine seulement les champs. Vous me direz, avec votre sens habituel de la répartie (note de The Malt Olbren Archive : rires, remarque inaudible, réponse brouillée de Malt Olbren, puis reprise : ) qu’on ne sait pas si c’est New York ou la Chine, qu’il faut le sixième et le huitième paragraphe pour comprendre et produire le décor. Et alors, vous dit Malt Olbren, et alors ? J’ai dit : cinq épiphanies, qui soient cette transparence et cette poésie de la langue faite couleur et temps. Qui vous 119 the creative writing no-guide constructions empêche, entre chacun de vos paragraphes d’après ce septième de Steinbeck, d’insérer vos propres descriptions, cette fois comme des didascalies ? Ah bon, ça ne ressemble pas à du roman, mais, à y réfléchir, ça ressemble à des choses vues dans des romans ? De vagues et confus souvenirs de vos lectures de Dostoïevski ? D’autres ? Dites-vous toujours, amis, que c’est au roman de partir de vos textes, et pas le contraire. Au travail. du livre comme maison L’avantage de penser maison, pour le livre à construire, c’est de pouvoir en arpenter l’intérieur. Aller donc faire ça avec un livre ordinaire ? Seulement, c’est limité. Maison, c’est pour un tout seul — famille toute seule. Les architectes qui conçoivent des tours, les paysagistes qui conçoivent des parcs, les urbanistes qui conçoivent des villes, les militaires qui conçoivent des batailles établissent eux aussi des allégories de ton livre intérieur. Donc, se méfier de ceux qui te disent : si ton livre est une maison… Puis un livre est aussi un corps, un livre est aussi un bateau, avec salle des machines, superstructures contre la tempête, poste de pilotage, cuisine et bien sûr aussi cabines de passager, qui doivent ignorer tout le reste. Un architecte de mes amis a dû construire une nécropole : là, pas de cuisine, pas d’évacuation d’urgence, même pas de 120 chambre, juste des couloirs, des alvéoles et des murs — j’ai pensé : tel livre, tel livre, sont aussi des nécropoles. Ou des zoos. Si votre livre est une maison, penser d’abord que ce ne soit pas votre maison. Et non pas pour qu’une famille s’y installe, avec ses problèmes, son confort, ses angoisses. Vous êtes l’architecte d’un livre pour locataire vivant seul, ce qu’il est au moins le temps de la lecture chaque fois que reprise. Un livre maison est rarement le livre d’une maison. Si on pense à Bleak House de Dickens, de quelle maison nous souviendrons-nous le mieux ? Celle qui s’appelle Bleak House, ou bien le bureau de l’avoué, ou les appartements dans la ruelle, ou la salle d’armes dans le quartier déserté ? Et si, dans Bleak House comme dans les autres Dickens, la maison associée au livre était la ville même ? C’est pour cela que je n’aime pas la façon dont cet exercice est proposé dans les livres d’école. Il a l’avantage de structurer les fonctions de la narration, grenier pour le rêve, fenêtres pour l’attente, caves pour le secret, chambres pour le rêve, et pièces communes pour l’action, les confidences, les rebondissements. J’ai grande vénération pour la façon dont Agatha Christie ose s’appuyer sur cette structuration pour faire tenir parfois tout un livre, mais la laisse traverser dans tous ses livres : notre passion à lire Agatha Christie l’anglaise, c’est comment elle nous fait visiter chaque fois une maison, même pas forcément biscornue. Et rien bien sûr qui vous empêche d’y procéder mentalement pour le travail en cours. Mais pas forcément par écrit, pas forcément dans votre cahier de plan. Partez donc marcher, dans la ville ou la campagne, ou au long de la mer si vous êtes à Narragansett : et juste ainsi, marchant, 121 the creative writing no-guide constructions vous examinerez votre livre en vous demandant ce qu’il est comme maison. Construit où, dans quel paysage, s’il y a longtemps. Et, dans tous les mots qui désignent les types différents de maison, baraque, cabane, bicoque, pavillon, villa, logement, ou bien entrepôt, magasin, boutique, usine, ou bien tour, immeuble, combo et même si vous voulez château, souterrain, grotte et ajoutez ce que vous voulez à la liste. Vous devez y être bien, dans votre livre. À cet instant, vous êtes la maison et le livres est en vous. Il s’étend, se déploie. Toujours en marchant, soyez attentif d’abord aux ouvertures : on voit quoi, depuis votre livre, par les fenêtres, lucarnes, baies, portes, balcons, trous de serrure ? Là commence l’exercice : ce que vous aurez vu à cet instant, à vous ensuite de l’insérer dans le livre, d’en faire autant d’incises, de prolongements, littéralement d’ouvertures sur les parois du livre. Et puis promenez-vous dans le livre, cette fois en pensant fort à vos vieux Agatha Christie lus dans les étés d’enfance : regardez sur les meubles, regardez dans les recoins, les guéridons, les commodes, les étagères, les miroirs, les horloges. Soyez attentif à tous les objets que contient votre livre, maintenant qu’il est devenu maison. Rassurez-vous, tout en marchant et continuant de marcher : vous n’aurez pas à les inclure dans le livre, mais c’est le travail de les voir, d’aller sérieusement regarder sous les escaliers, dans les placards, au fond des couloirs, sous les fenêtres. Et demandez-vous simplement lesquelles, parmi toutes ces choses découvertes, appellent à leur marque d’existence dans le livre, dite et bien dite ? N’oubliez pas les murs et les tableaux. Enfin, concentrez-vous sur ce qui est fermé, et que vous seul pouvez ouvrir. Ah ah, on passe une autre étape, là ! Les pièces sont nues et 122 vides, l’appartement est neuf et clair comme une démonstration de revue d’aménagement chic ? Soyez sûr qu’il y a quand même, quelque part, quelque chose de fermé que vous pouvez ouvrir. Il faudrait, tout en marchant, que vous ayez l’impression de ne pouvoir maintenant tout retenir, que tout est trop fin, trop fragile. Il vous faudrait là, de suite, votre carnet de notes et vous ne l’avez pas. Je crois que, dans ce sentiment précis, vous vous dissolvez vous-même pour atteindre un peu plus près du chant, de la légèreté, de la précision de votre livre. Maintenant oubliez, cassez. Vous êtes un autre jour. Cet exercice vous n’avez le droit de le faire qu’une seule fois. Sinon, tout s’installe et le livre se perd. Alors renversez : au lieu que vous soyez la maison et que le livre se hisse ou se répande en vous, c’est vous — mais seulement maintenant — qui allez circuler dans le livre. Je vous incite, si ce n’est fait, à lire un autre classique européen, Le loup des steppes d’Hermann Hesse. Un emboîtement de deux maisons : première partie, celle du narrateur, quand le loup est ce locataire silencieux qui tient son journal, la deuxième partie ce théâtre où aboutit le loup, tel que lu dans le journal retrouvé par le narrateur. Et dans ce théâtre la suite des loges, et de chaque loge ouverte apercevoir en bas ou face à soi, sur la scène même du théâtre, une scène oubliée de sa vie à soi. Alors, arpentant, courant, fuyant, marchant à tâtons dans le noir, quel que soit ce bâtiment que vous arpentez, même si c’est une minuscule chambre sous les toits, trouvez les issues qui chacune vous feront soudain et brièvement assister à une scène. 123 constructions the creative writing no-guide Tel est mon usage du livre comme maison. À vous d’en trouver d’autres. Je vous suggère même, plutôt que d’aller trop vite dans les exercices eux-mêmes, de vous formuler vos propres exercices concernant le livre comme maison. Pensezle vide, comme lorsqu’on emménage, dans le silence particulier d’une suite de pièces vides. Et puis meublez-le non pas d’objets, mais de vos personnages eux-mêmes. Répartissez vos personnages dans les différentes pièces : comme des témoins avant le tribunal, ils n’ont pas le droit de parler entre eux, même pas de savoir qui attend, comme eux, dans l’autre pièce, la pièce d’à côté. Si un personnage doit venir tard dans le livre, installez-le à l’étage : vous serez attentifs, tout le temps que vous écrirez avant qu’il surgisse, à observer ce qu’il fait, à quoi il passe le temps, comment il se comporte, parle seul, se déplace avec angoisse, écoute à la porte, mange ou boit ou dort. Quand il entrera dans votre récit, il sera à la fois lesté et débarrassé de tout ça. Et les personnages secondaires, ne les négligez pas : ils peuvent bien attendre un peu à la cuisine, être un moment dans le jardin ? Mais n’oubliez jamais, retour au début de ma page, de vous imposer l’exercice du bâtiment qui n’a rien à voir avec usage domestique, ou usage d’habitation. On trouve facilement d’anciennes illustrations d’ateliers : des hommes allongés chacun sur une planche aiguisent des lames de couteau tous forgés, chacun devant une meule que des courroies animent, mais il y aurait tant d’exemples. Partir de ces curiosités, incongruités. Prendre des bâtiments géants, prendre des bâtiments officiels. Prendre des bâtiments désaffectés, prendre les bâtiments des morts. Et il devient quoi, votre livre, ainsi placé ? Tout ratatiné dans un coin, au bout d’un couloir, dans le greffe d’un palais de justice, ou dans les réserves souterraines d’une vaste et labyrinthique bibliothèque ? Ou bien tous les personnages et actions et événements dispersés, disloqués, et il faudrait aller les collecter un par un, sans rien perdre, sans que manque une pièce, et sans vous perdre ? Et puis tiens, pour la fin, en revenant à ces maisons que sont chaque livre d’Agatha Christie et en prenant, dans ce que nous venons de traverser, la meilleure adéquation que vous ayez trouvée pour le livre comme maison. À nouveau vous entrez. C’est silencieux. C’est immobile. Rien qui se passe. Mais vous, vous savez tout. Tout ce qui se passera, tous les personnages. Alors, sans rien déranger, sans faire de bruit, sans s’occuper du livre, cherchez donc ce qu’il y a dessous : dans les murs, dans les faux plafonds, dans les placards, dans les pièces vides non ouvertes, dans les pièces murées, dans les combles inaccessibles, dans le cagibi au fond du jardin, dans la chambre où on ne va plus à cause d’un mort. Puis grandissez, regardez tout ça d’en haut, vous êtes très haut, très grand, mais vous voyez tout, continuez de tout voir, les pièces utilisées par le livre comme toutes celles que le livre a laissées libres, ou qui ne lui sont pas accessibles. Gardez précise cette sensation, puis oubliez. Maintenant écrivez — prenez la charrue. Un mot, puis un autre. Vous êtes sur l’avancée de la phrase, le mot à choisir, la cadence des mots, la virgule qui donne sa syncope et la façon dont votre histoire avance même dans l’espace d’une phrase. Mais cette sensation du général, vous verrez comme elle vous accompagne. 125 the creative writing no-guide INVENTIONS défiez-vous des photographies trop silencieuses Note de The Malt Olbren Archive : à la fin de chaque semestre de son séminaire, Malt Olbren proposait traditionnellement à ses étudiants un exercice beaucoup plus libre — et libre à eux, aussi, de pousser cet exercice jusqu’à la dimension d’une short story. Malt tenait beaucoup à ces propositions qui étaient déjà une mise à l’épreuve de l’écriture en condition réelle. Il les gardait à part du polycopié distribué chaque année aux étudiants, et les conservait dans une liasse intitulée « petits plaisirs ». Il semble d’autre part que Malt Olbren ne réutilisait qu’exceptionnellement ces propositions de « lâcher tout » (let it go), mais se plaisait à les inventer sur le moment, ne conservant dans ses archives, hors exceptions comme celle-ci, qu’une suite de notes en forme de plan. 126 127 the creative writing no-guide inventions Note du traducteur : l’expression qui figure sur la liasse conservée par The Malt Olbren Archive est manuscrite et soulignée de sa main : toy delights. Une intention évidemment ironique, que l’expression courante (pour ces voitures miniatures Noreev ou Dinky Toys qui faisait nos joies d’enfants) toy car autorise dans leur langue, mais difficilement transposable dans la nôtre. Et donc, traditionnellement on lâche tout. Nous allons entrer en zone dangereuse, parce que la fiction fantastique est toujours dangereuse. Si vous ne prenez pas un risque par rapport à vos propres logiques, le récit que vous rapporterez de l’étrange ne sera qu’une variation mineure et oubliable. Ce que je ne vous dirai pas, en amont de cet exercice, c’est donc ce qu’il y aura à voir. Quand vous saurez ce qu’il faut voir, le reste se mettra facilement en place. Il faut surtout, d’abord, en voir peu. Un couloir, une pièce, vide, un paysage tranquille avec arbre ou eau (oui, l’eau toujours) suffisent. Un visage aussi, ou une silhouette. Faites en trop, et rien ne se passera. Et quand vous aurez vu, lavez. Nettoyez, élaguez, aplatissez, ne gardez que l’essentiel : c’est fané, mi-effacé, délavé donc. Puis encadrez. Il me semble que l’éventuelle réussite de l’exercice tient essentiellement à comment ce que vous avez vu est banalement encadré. Tenez, pour l’importance du cadre dans la fabrique et la mise à distance de l’image, celui d’Edgar Poe dans le Portrait ovale (NdT : on a bien sûr utilisé la traduction de Baudelaire pour l’extrait cité par Malt Olbren) : « Le portrait, je l’ai déjà 128 dit, était celui d’une jeune fille. C’était une simple tête, avec des épaules, le tout dans ce style, qu’on appelle en langage technique, style de vignette, beaucoup de la manière de Sully dans ses têtes de prédilection. Les bras, le sein, et même les bouts des cheveux rayonnants, se fondaient insaisissablement dans l’ombre vague mais profonde qui servait de fond à l’ensemble. Le cadre était ovale, magnifiquement doré et guilloché dans le goût moresque. Comme oeuvre d’art, on ne pouvait rien trouver de plus admirable que la peinture elle-même. » Faut-il se servir du rêve ? Je n’oserais vous le suggérer. Le rêve est assez compliqué en lui-même. J’oserais vous proposer : et si vous laissiez le rêve vous proposer ce que vous avez à voir dans la vie réelle, la vie ordinaire, la vie rassemblée du souvenir ? Une simple perception de trouble, pourquoi pas d’angoisse. Un escalier dans le noir, une grimace qu’on devine, un ciel pas assez saturé et toute la planète flotte, ce hangar là-bas prêt à s’y engouffrer. Vous la voyez maintenant, l’image, vous savez ces contours : en avons-nous chacun tant que cela, des images concrètes, qui font souche dans notre mental, y semblent sur un mur encadrées, et qu’on reconnaît chaque fois que devant elles on passe, même sans plus y penser ? Déjà un exercice corollaire : emblématiques de votre rapport au monde, peu nombreuses, à égale distance du réel et du rêve, paysages d’enfance, rues reconnues quand on n’y est jamais venu, sensation d’étrangeté lors d’un voyage, maisons inconnues — et si vous vous préoccupiez de retrouver ces dix images qui vous représentent, comme vous vous en 129 inventions the creative writing no-guide savez le dépositaire, mais un dépositaire qui ne les regarde qu’avec trouble, avec crainte, et puis les décrire ? Mais reprenons le fil. La suite de questions est extrêmement précise. Ne suivez pas mes suggestions, et vous êtes perdu : la passe est étroite. Ce sont des marais autour. Vous retrouverez ce canevas partout dans la littérature. Donc Le portrait ovale du grand Poe, L’image dans le tapis du savant Henry James, natif d’Albany (je ne m’expliquerai pas devant vous sur l’importance que j’accorde à le rappeler). Vous le trouvez dans les mythes et peintures du vieux Japon, quand le peintre en mourant entre lui-même dans sa toile et s’y fond. Mais vous le trouverez aussi dans combien de films ? Et qui me parlerait de Barton Fink sera prié d’aller consulter les archives de ce même département, et y trouvera peut-être les noms de tel étudiant venu s’y confronter avec ce même exercice et votre serviteur — qu’il en ait fait un tel magnifique usage ne peut que me réjouir. Celui qui propose l’exercice n’a pas droit de propriété sur les productions qu’il induit. Que l’étudiant parte avec la trace ou seulement la mémoire de ses textes, et qu’il les catalyse ensuite dans une démarche qui n’est plus d’apprentissage, c’est même probablement — pour nous modestes enseignants — la plus belle récompense. Il me semble juste que les inventeurs de Barton Fink auraient pu m’envoyer un billet pour aller voir leur film (ce que j’ai fait, sur mes deniers). Et que les artistes ci-dessus mentionnés nous remboursent de même monnaie : l’exercice que je vous propose, pourquoi ne pas l’écrire comme un film : vous êtes spectateur d’un film qui reprend le canevas de Barton Fink, lequel fut inventé d’après un exercice de Malt Olbren ici présent. Écriture filmique ? Disons simplement qu’elle commencerait après cette ébauche de « continuité dialoguée », plutôt simplement de penser qu’à raconter le film qui raconte votre histoire, vous vous augmentez d’un grand pouvoir d’ellipse. Ne racontez pas tout. Dites-nous les moments qui comptent. Les aperçus qui vous semblent importants. L’écriture filmique, c’est écrire comme on balaye légèrement quelque chose de la main. Laissez-vous aller à des transversales : un décor, maison, hôtel, un trajet sur une route. Juste posés là, dessinés, esquissés. « Dans le film on voit… » On voit quoi ? Ce que je viens de dire, visage, hôtel, couloir, plage ou mer ou route ou ville ou voiture, accumulez l’ensemble. Relisez donc la très brève histoire d’Edgar Poe (une de ses plus brèves), et vous vous rappellerez d’un coup l’étrange emboîtement narratif, le « candélabre » enlevé pour se séparer de la fascination de l’image, et le récit redonné au style indirect, parce que — comme par hasard, ô Poe le magicien — un livre est là qui vous donne l’histoire du tableau : « Et c’était un homme passionné, et étrange, et pensif, qui se perdait en rêveries ; si bien qu’il ne voulait pas voir que la lumière qui tombait si lugubrement dans cette tour isolée desséchait la santé et les esprits de sa femme, qui languissait visiblement pour tout le monde, excepté pour lui. Cependant, elle souriait toujours, et toujours sans se plaindre, parce qu’elle voyait que le peintre (qui avait un grand renom) prenait un plaisir vif et brûlant dans sa tâche, et travaillait 131 inventions nuit et jour pour peindre celle qui l’aimait si fort, mais qui devenait de jour en jour plus languissante et plus faible. « Et, en vérité, ceux qui contemplaient le portrait parlaient à voix basse de sa ressemblance, comme d’une puissante merveille et comme d’une preuve non moins grande de la puissance du peintre que de son profond amour pour celle qu’il peignait si miraculeusement bien. « Mais, à la longue, comme la besogne approchait de sa fin, personne ne fut plus admis dans la tour ; car le peintre était devenu fou par l’ardeur de son travail, et il détournait rarement ses yeux de la toile, même pour regarder la figure de sa femme. Et il ne voulait pas voir que les couleurs qu’il étalait sur la toile étaient tirées des joues de celle qui était assise près de lui. Et quand bien des semaines furent passées et qu’il ne restait plus que peu de chose à faire, rien qu’une touche sur la bouche et un glacis sur l’œil, l’esprit de la dame palpita encore comme la flamme dans le bec d’une lampe. Et alors la touche fut donnée, et alors le glacis fut placé ; et pendant un moment le peintre se tint en extase devant le travail qu’il avait travaillé ; mais une minute après, comme il contemplait encore, il trembla et il devint très pâle, et il fut frappé d’effroi ; et criant d’une voix éclatante : — En vérité, c’est la Vie elle-même ! — il se retourna brusquement pour regarder sa bien-aimée ; — elle était morte ! » Points fixes pour notre histoire : cette photographie donc. Qu’on la décrive. Elle est abstraite, dépouillée ? Peu importe. Repensez à nos amis de Barton Fink, puisqu’ils nous aident en retour sur l’exercice qu’ici ils ont pris, et comment pour l’image qui porte leur film ils ont repensé à leur amour 132 d’Edward Hopper, petit monde. Femme seule devant paysage, et son dos tourné. Quoi d’autre. Vous avez l’image ? Maintenant dites-nous où est-elle. On peigne la girafe, seulement on la peigne à l’envers. Accrochée où, dans quel contexte, quelle pièce, quel mur, quelle fenêtre, quel lieu. Zoom arrière. Maintenant, l’image est devenue maison, affiche dans la ville, prospectus qu’on vous a distribué. Et zoom arrière encore : au dos tourné de l’image correspond le dos tourné du narrateur, ou de l’acteur, ou d’un personnage quelconque, pourvu qu’il ou elle soit le personnage que vous avez décidé. Et le personnage regarde l’image. Je laisse un blanc. Parenthèse : privilège de celui qui propose l’écriture (et à vous dix ans plus tard d’en faire votre propre Barton Fink), il se contente de laisser un blanc. Il ne fait pas l’exercice. Il corrige des copies ou s’en va boire un café pendant que vous remplissez le blanc. Pour démarrer, repensez bien à ce que je viens de vous suggérer : vous avez le point de départ (cette photographie), vous avez le premier mouvement de scénarisation du récit (encadrée comment, sur quel mur, en quelle pièce, en quelle ville), vous avez l’apparition du personnage vu de dos, et qui regarde l’image — et puis vous avez le point d’arrivée, je vous le donne de suite. Entre les deux, la masse ou la collection des images, trajets, situations, souvenirs, associations qui découleront de la tension entre ce début et cette fin. Cela ne suffit pas pour faire une histoire ? À vous, non, certainement pas — et l’accomplissement du récit précisément ce qui en frustre son auteur. Mais le lecteur, lui, comment saurait-il les 133 the creative writing no-guide inventions coupes, les manques, les creux et silences ? Il va d’image en image, et se retrouvera prêt ainsi à aborder le retournement final. Repensez toujours, si vous ne devez garder qu’une idée de ce semestre : c’est le lecteur qui fait le texte. Et encore plus ici, où nous sommes prêts pour le cycle 2, du récit fantastique. Nous voilà donc à la fin. Entre-temps, vous aurez travaillé. Vous avez le choix entre trois fins. Dans la première fin, le personnage a trouvé le lieu réel de l’image, ou le moyen d’entrer dans l’image et d’y disparaître. Dans la deuxième fin, le personnage a trouvé le lieu réel de l’image, et le personnage de l’image se retourne et vient dans sa vie à lui. La troisième fin est constituée de votre proposition imprévue et surprenante, différente des deux premières, mais à la condition que la même image soit de retour et conditionne l’échappée narrative, ce qu’on nomme fin. Vous avez votre image, elle est bien solidement encadrée, un personnage la regarde ? Alors tout de suite pensez à la fin. Et vous n’aurez plus qu’à écrire le milieu. il descend de l’autobus Fin de semestre, on lâche tout — c’est de tradition ici, vous le savez. Étape gourmande, enfin je l’espère. Étape en tout cas. Étape américaine. En Europe il faudrait plutôt probablement utiliser la gare. L’histoire de Monsieur Golouja, du grand auteur serbe Branimir Scepanovic : monsieur Golouja semble un petit fonctionnaire en vacances. Chaque année pour ses congés il prend le train et va à la mer. Ville non identifiée, pays non identifié, 134 destination non précisée. Cette routine lui pèse. Elle ne suffit pas à ce qu’il puisse casser des soucis quotidiens, du recommencement. Le train de monsieur Golouja s’arrête dans une petite gare imprécise, toute petite ville, sauf qu’il y a une rivière et un pont. Il va à l’hôtel, s’y installe pour ses vacances. Personne ne vient jamais ici en vacances. Personne ne s’installe ici à l’hôtel pour ne rien faire. À moins d’être écrivain, mais monsieur Golouja n’est pas écrivain. Curiosité, défiance ou hostilité : on n’est pas tendre dans les villages. Monsieur Golouja laisse entendre qu’il est là pour prendre une décision grave. L’hôtelier, qui tient à valoriser sa clientèle, laisse supposer aux gens du village que peut-être monsieur Golouja est là pour se suicider. Alors on le protège, on l’honore, on le fête. Que ses derniers jours soient les plus beaux, qu’il ait un peu connu de l’amitié humaine. Monsieur Golouja est ému, touché. Il lui arrive quelque chose. Il en pleure, il les aime. Seulement ça s’éternise. Les villageois veulent avoir raison, ils détestent qu’on les trompe. On conduit monsieur Golouja au pont, il se suicide. Il n’était pas un usurpateur. L’art de raconter une histoire. Elle fait quoi, celle-ci, cinquante pages d’un petit livre ? Alors, étape gourmande, les préliminaires. Je me suis devant vous livré à un exercice : une histoire qui compte pour moi, une histoire liée pour moi à l’énigme de la littérature, une histoire brève comme Bartleby, je vous l’ai délivrée en 2’30. On ferait tenir tout Guerre et Paix dans cette durée. Alors, nous sommes, laissez moi compter, nous sommes […], exactement [...]. (Note de The Olbren Archive : il fait sans doute partie de l’humour de Malt Olbren, dans ses improvisations préparées, de laisser en blanc le nombre d’étudiants 135 the creative writing no-guide inventions présents.), je vous laisse quarante secondes de concentration, puis chacun en 2’30 procède au même exercice — vous avez droit à toute la littérature. Pensez à ce que nous évoquions l’autre jour de Raymond Carver, et de comment pour une histoire il suffit d’un canapé et d’un frigo en panne. [Pause.] Quelle fête, mes amis, quelle fête… Paradoxe de la littérature : quand nous la disons en 2’30 et 300 mots, avons-nous besoin de l’écrire en bien plus long ? Sans doute, sinon nous n’aurions pas été, en la lisant, dans la fête préalable. Comment elle nous retient, nous garde là comme enfermés dans sa pièce réservée (la porte grande ouverte, nous défiant de partir si telle est notre volonté, car tel est aussi l’art du conte). Alors justement, voyez-vous, c’est de cette fête collective, que vous venez de nous organiser que nous allons démarrer. Nous étions […], nous venons d’écouter […] brefs résumés d’histoires, de grandes histoires. Nous sommes dévorés d’aller directement y voir. Ou plutôt, il s’agit d’autre chose : la collection même des thèmes, ainsi comprimés et résumés, nous provoque dans notre désir d’inventer une même histoire aussi brève. Une histoire en 2’30 et 300 mots. De Carver je passe à son propre professeur de creative writing (vous voyez, que ça sert à quelque chose), mon cher et regretté John Gardner — j’ai souvent cité ici même son Art of fiction. Je vous ai dit aussi qu’un de nos différends (il faut toujours un différend, quand on ouvre une bouteille), c’est le statut des cinquante exercices qu’il propose au tout dernier chapitre de son livre. Manière de nous signifier, tout chez John était pesé, que l’exercice ne compte pas. Compte ce qu’il nous a fait progressivement traverser tout au long 136 des deux cents pages de ce livre magistral, et je le dis humblement. « Exercice 25. Écrivez une courte fiction associant la prose et le vers. « Exercice 26. En utilisant tout ce que vous en savez, écrivez une histoire brève impliquant un animal — par exemple, une vache. « Exercice 28. Écrivez une brève histoire à propos d’une figure légendaire bien connue. « Exercice 29. Écrivez une histoire vraie en vous servant de tout ce dont vous avez besoin. « Exercice 30. Écrivez une histoire fantastique en vous servant de tout ce dont vous avez besoin. » Mais moi je vois et revois le petit sourire de l’ami John Gardner, si j’imagine le prononcer de sa voix traînante, tenez je vous le fais sur un autre : « Exercice 4a. Décrire un paysage tel que vu par une vieil dame dont le mari détestable et dégoûtant vient juste de mourir. Ne mentionner ni le mari ni le décès. « Exercice 4b. Décrire un lac tel que vu par un homme jeune qui vient de commettre un meurtre. Ne pas faire mention du meurtre. « Exercice 4c. Décrire un paysage tel que vu par un oiseau. Ne pas faire état de l’oiseau. » Presque rien, mais tout est dans le presque : quand il dit tout ce dont vous avez besoin, c’est de quoi, qu’on a besoin ? Et ce dont on a besoin pour une histoire vraie, est-ce différent de ce dont on a besoin pour une histoire fantastique ? Voyez, tout John Garner est là. Beaucoup plus dans ce à quoi 137 the creative writing no-guide inventions il vous contraint mentalement, en amont de l’exercice, que dans l’exercice lui-même. Cher John, ses exercices sont désormais des légendes, et à vous d’aller relire le 4d. Et nous avons mine de rien (all casually) progressé encore d’une étape : en commun dans les trois propositions de l’exercice 4, le « décrire un paysage », avec variation, nos amis de la section creative writing de Madison ont dû se régaler, que s’il y a meurtre il faut un lac. Étape 1 : lorsque vous avez procédé (ô vos mines déconfites avant, joyeuses et fières après) à l’exercice de résumé impromptu, nous avons entendu […] histoires brèves, toutes sur un point commun — la posture de résumé, la prise de parole tour à tour. Étape 2 : lorsque j’ai lu la suite des exercices 25 à 30 de John Gardner, puis les trois premières déclinaisons de l’exercice 4, le principe de variation organisait pour nous lecteurs (je me compte parmi vous), la recomposition mentale d’un corps narratif unique, que nous ne pouvions voir qu’au loin, en perspective. Ces listes et inventaires de perspectives narratives sont toujours fascinantes, vous savez que Lovecraft en a laissé deux cents… Alors, me direz-vous, et puisqu’il est temps que pour nos « petits plaisirs » (toy delights) je me taise, l’exercice ? Je vous avais suggéré d’apporter avec vous votre John Gardner, quelques-uns l’ont fait, utilisez aussi le mien. Ouvrez au chapitre : « de la fiction comme rêve » (« Fiction as a dream », dans John Gardner, The art of fiction, chapitre 2, partie I). Beau chapitre, passant de Mark Twain à cette longue analyse de l’art du conte chez l’italien Calvino — prenez s’il vous plaît, avant d’écrire, quelques minutes pour le parcourir, 138 simplement rêver, rêvasser (just dream and muse). Et puis revenez aux exercices, cette fois l’exercice numéro 2 : Exercice 2. Prendre un événement simple : un homme descend d’un autobus, avance un peu, semble regarder dans l’embarras. Plus loin une femme sourit. Malt Olbren emprunter un exercice à son vieil ami John Gardner. Que non puisque Queneau (NdT : Malt Olbren écrit « just no, since Queneau », donc vraiment un jeu de mots avec le patronyme du célèbre oulipien, sur lequel s’appuie John Gardner dans l’exercice 2 de son livre). John propose d’écrire la même scène, en s’appuyant sur les Exercices de style de ce bel écrivain français, selon cinq styles différents. Moi non. Ce que je vous demande de faire, en l’honneur de John Gardner, c’est de reprendre la situation initiale. Un homme descend de l’autobus, ou quitte la gare, ou s’avance sur le quai du métro. Au choix. Vous, le narrateur, vous le voyez parce que vous êtes encore dans le bus, ou le train, ou le métro. Mais vous voyez son embarras, son hésitation, et vous apercevez un autre personnage. Peut-être que cette femme qui sourit n’a strictement rien à voir avec cet homme qui descend (ou changez les situations homme-femme, évidemment ici ça ne compte pas). Et puis le bus, ou le train, ou le métro vous emporte, donc vous ne saurez pas la suite. Voici le thème de l’histoire dont vous allez produire le résumé, en 2’30 (de lecture, pas d’écriture) et trois cents mots (disons, à partir de cent cinquante, et deux cents serait bien). Nous sommes […]. Rendez-vous dans une heure : nous aurons transcendé monsieur (NdT : en français dans le texte) Queneau, et rendu hommage à notre façon à John Gardner. Sur une situation unique de départ, voyageur qui descend, et ce bref croisement de temps, le Hesitation Blues du voya139 the creative writing no-guide inventions geur, le personnage tiers qui sourit, puis le narrateur emporté, nous aurons collecté et lirons […] histoires. Et je m’en régale d’avance. auteur, aime la foule Mon ami John Gardner, dans sa vie trépidante, avait eu cette fois-ci l’originale idée de se casser simultanément les deux bras (et sa huitième moto). Nous l’occupions comme nous pouvions. Cet exercice fut élaboré en commun, mais il n’était pas en état de le rédiger ni de l’utiliser — je dois quand même lui rendre cet hommage préalable. Il convient donc de resituer brièvement la situation : un poste de télévision au son coupé (c’est important, lorsqu’on regarde la télévision, de lui couper au moins le son). Je communiquais à John les quelques informations habituelles et bruits de couloir concernant notre petite communauté estudiantine, mais constatai qu’il avait bien du mal à s’intéresser à ce que je disais. Ce n’est pas grave, pensai-je, un ami à l’hôpital a tous les droits. Et voilà ce qu’à l’instant il me dit, lui : — As-tu remarqué, mon cher Matt (il n’a pas dit « mon cher » mais peu importe) comme facilement le film et la télévision s’arrangent des scènes de groupes ou de foule ? — Oui, répondis-je d’un ton certainement passionné. — Hey man, reprit-il (là cette fois c’est sa manière de parler), je te dis : savons-nous dans le roman utiliser la scène de foule de façon aussi élémentaire et naturelle qu’en usent le cinéma et la télévision ? 140 — Faut voir, dus-je répondre d’un ton encore plus passionné. — Non, motherfucker (je m’excuse de reprendre avec exactitude le mode de parler de mon ami), faut l’écrire. Voici donc la démarche. Selon mes habitudes (vous m’en voyez désolé, mais vous commencez à me connaître), de quelles scènes de foule vous souvenez-vous dans les livres lus il y a l longtemps, dans les livres lus récemment ? Quelles sont les grandes scènes de foule auxquelles immédiatement vous pensez, et qui vous ont le plus marqué ? Bien sûr qu’il y en a. Dans la littérature française du XIXe siècle, c’est la bataille de Waterloo dans La Chartreuse de Parme de Stendhal, la grève des mineurs dans Germinal de Zola, et, si vous me permettez de vous en suggérer une et une seule, les émeutes de 1848 telles que traitées dans L’Éducation sentimentale de Flaubert, peut-être parce que le narrateur, le falot monsieur Moreau, étudiant raté, s’y découvrira révolutionnaire raté, romantique raté, et qu’il faut tout ça pour faire un livre qui ne le soit pas, raté. [NdT : trois wasted et un flop). Et Dostoïevski : évite-t-on jamais l’impression, lorsqu’un personnage s’isole ou se trouve en face à face avec un autre, qu’ils viennent d’être provisoirement séparés de la foule bruyante de la ville, du jeu, du camp, avant qu’elle les rattrape ? La foule bien sûr chez Dos Passos et Steinbeck, mais nous en parlons trop, ici. Revenir au premier moment où elle est structurante (formative). Et c’est américain, même si Edgar Poe, pour l’installer, va chercher la plus grande ville ou la ville par essence : la dickensienne Londres de son temps, quand nous vivions dans des presque villages. Souvenez-vous 141 the creative writing no-guide inventions de L’homme des foules : et que d’abord on ne la voit pas. Ce qu’on a dans le récit, c’est le dispositif optique, la vitrine du café (avec le mot COFEE écrit à l’envers) qui délimite le cadre précis de la vision du narrateur. Des silhouettes y surgissent, passent, disparaissent. C’est le mouvement de ces silhouettes qui fait supposer leur grouillement hors champ. Puis deuxième dispositif : plus de cadre optique, mais un déplacement linéaire – le narrateur suit l’homme qu’il a repéré, isolé dans la foule. C’est lui qui l’emmène dans la nuit de Londres : voit-on la ville, voit-on la foule ? Non, on voit seulement un parmi la foule. Enfin la résolution par prise de vue d’ensemble : un concept neuf, qui nous dit que la ville est ville 24 heures sur 24, mais que ce point de plus grande agitation n’est pas fixe, mais se déplace sur sa carte. Et c’est la compréhension du concept qui nous permet de nous représenter enfin globalement la foule comme idée, ce que n’avaient pas fait les deux parties de récit initiales, pourtant fondues dans la foule elle-même. Maintenant, pensez aux scènes de foule dans votre vie même : n’allez pas chercher dans la vie solitaire d’un pauvre professeur de creative writing à l’université, prenez plutôt la vôtre. On s’assemble pour voir un match sur les écrans suspendus au mur, vous allez danser, ce sont des festivals de musique, une fête avec feux d’artifices – mais vous avez déjà complété pour vous la liste. Le métro, une attente à l’aéroport, un dérèglement soudain de la ville et la voilà, la foule. Prenons un simple échantillon. Cent mille personnes, cela vous suffit ? Alors Consider the lobster (« étudiez le homard »). Pendant trois jours, ces Américains comme nous se rassemblent dans le Maine pour dévorer des homards. Un écrivain décide de le mettre en écriture. Et si vous décidiez 142 de travailler par l’empreinte en creux : votre itinéraire, train, voiture, taxi pour venir et se loger. Et puis non pas la foule, mais ce qu’elle mange : la foule, celle des bestioles jetées dans l’eau bouillante, ressorties par masses et débiter pour les mâchoires américaines. De là, non pas, non pas les gens, mais ceux qui ici viennent pour s’opposer, considérant indigne de notre humanité ce traitement barbare (qui nous prouve, dans le système nerveux du homard, qu’il n’y a pas souffrance ?), et les voilà, silhouettes perdues dans la foule qui les ignore, avec leurs tracts et leurs pétitions. On va parler de lobotomie, de vie grégaire, de bassines et de mâchoires. Personne plus jamais n’oubliera la grande foule du Maine World’s Largest Lobster Cooker. Vous direz qu’il n’y a pas d’enjeux qu’un exercice facile ? Mais qui êtes-vous, jeune homme, dans le grand anonymat de l’université entreprise ? Qui êtes-vous, quand la ville vous trace probablement par votre téléphone et ses caméras de surveillance, mais comme un parmi tant et tant, et que le nom ni le visage ne comptent plus. La politique même suppose la masse, et l’histoire se charge parfois de nous démentir, si trois types avec un couteau envoient des avions sur une tour et que la foule est celle des morts. Vous donc, jeune homme, combien de films-catastrophe avez-vous dégusté qui supposaient qu’on y représente la foule ? Voici donc ce que je vous propose : - un, choisir et poser votre foule : à vous, et le plus simple est de partir de l’expérience biographique directe, les images qui vont avec ; — deux, choisir et isoler les dispositifs : il ne sert à rien d’essayer de tout décrire, ou décrire la foule comme foule – mais isoler les cadres, objets, le bruit, les murs, les éléments 143 the creative writing no-guide inventions fixes au-dessus de la place, qui diront la foule sans la représenter ; — trois, je vous incite alors à traverser : le corps, le vôtre, dans la foule – ce qu’il voit, perçoit, ressent, même si c’est très peu, même tout petit, mais c’est en mouvement, mais ça va d’un point à un autre ; — quatre, et tout est là (retour à mon ami John Gardner, regardant la télévision devant son lit tout en haut près du plafond, et ses deux bras plâtrés raides comme deux bâtons de chaque côté de lui : — La voix off, Malt, tout est dans la voix off... Parce que je crois qu’il regardait des films soustitrés. Le bruit de la foule par elle-même est énorme (on a des exemples contraires, allez voir sur archives les funérailles de JFK ou autre moment), et énorme surtout, aujourd’hui encore plus, le bruit dont on baigne la foule pour qu’elle ne soit pas saisie de sa propre angoisse. Alors on pense, mais dedans. « La voix off, Malt, fais-les écrire la voix off », c’était cela, l’idée de John Gardner. Ne vous inquiétez pas de faire interagir le personnage (ou le narrateur) avec la foule. Captez les éclats, décrivez les bribes de visages, les odeurs, les fringues, l’aveugle et le mendiant, et puis, chaque fois que vous avez l’opportunité du saut, insérez des crochets, insérez un double slash // ou ce que vous voulez, mais qui signalera au lecteur qu’on a quitté le registre principal. Et si, ce registre sous le registre, la phrase dans les crochets ou entre les //, vous l’utilisiez non pas pour un auto-commentaire (aucun intérêt) ni une prolongation intérieure des grands soucis du personnage (grâce) mais comme un carnet d’invention : noter comme ça, bribe, idée, ébauche, éclat, ce qui serait une possible interaction du personnage (du narra144 teur) avec ce qu’il voit ? Mais attention : il ne le fera pas. Le texte reste la plongée dans la foule, la multiplication des moyens de dire la foule. Mais un dialogue, une réponse, le film qu’on pourrait faire avec cette personne aperçue, ce qu’on suppose d’elle-même, la description du bar, de la tente backstage, l’incursion dans la tête du musicien, le lieu le lendemain matin, quand tout le monde sera parti, ou pourquoi pas comment ça dégénère – ou bien la version politique, ces grands rassemblements sur la place publique qui abattent les murs et défont les dictateurs... À vous. Reprenez ces étapes, ne vous jetez pas tout de suite dans le texte, sachez quelle foule est votre foule (elle doit aussi être la projection de votre foule intérieure ?) – et, quand c’est prêt, jetez-vous dans la foule, écrivez avec foule, soyez foule. Pensez à la voix off, aux éléments sous-titrés qui sont toutes les fictions possibles, dans lesquelles vous ne vous lancerez pas, restant à même votre foule... figures de la foule chez Gustave Flaubert NdT : Le document ci-dessous, distribué aux étudiants pour l’exercice, a été préparé par Malt Olbren lui-même, à partir des occurrences du mot foule dans la traduction anglaise de L’Éducation sentimentale de Gustave Flaubert, livre qui lui était cher. On est bien sûr reparti des citations originales. On arrivait. Il chercha péniblement Arnoux dans la foule des passagers, et l’autre répondit en lui serrant la main. A la fin du spectacle, il se précipita dans les couloirs. La foule les remplissait. Arnoux, devant lui, descendait l’escalier, marche à marche, donnant le bras aux deux femmes. 145 the creative writing no-guide inventions Et il le regarda d’une telle manière, que Martinon, fort ému, ne comprit point d’abord la plaisanterie. La foule les poussait, et ils avaient été forcés, tous les trois, de se mettre sur le petit escalier conduisant, par un couloir, dans le nouvel amphithéâtre. La foule oscilla, et, se pressant contre la porte de la cour qui était fermée, elle empêchait le professeur d’aller plus loin. Il s’arrêta devant l’escalier. On l’aperçut bientôt sur la dernière des trois marches. Il parla ; un bourdonnement couvrit sa voix. La foule éclata en applaudissements. Cette retraite du professeur devenait une victoire pour elle. A toutes les fenêtres, des curieux regardaient. À mesure que l’on avançait, la foule devenait moins grosse. Les sergents de ville, de temps à autre, se retournaient d’un air féroce ; et les tapageurs n’ayant plus rien à faire, les curieux rien à voir, tous s’en allaient peu à peu. Des passants, que l’on croisait, considéraient Dussardier et se livraient tout haut à des commentaires outrageants. Une vieille femme, sur sa porte, s’écria même qu’il avait volé un pain ; cette injustice augmenta l’irritation des deux amis. Enfin on arriva devant le corps de garde. Il ne restait qu’une vingtaine de personnes. La vue des soldats suffit pour les disperser. De temps à autre, il s’essuyait le front avec son mouchoir de poche roulé en boudin, et qu’il portait sur sa poitrine, entre deux boutons de sa redingote verte. Il avait un pantalon à plis, des souliers-bottes, une cravate longue ; et son chapeau à bords retroussés le faisait reconnaître, de loin, dans les foules. 146 Mais, avec des principes pareils, on corrompt les foules ! Ça fait le compte du Gouvernement, du reste ! Frédéric endossa la robe noire traditionnelle ; puis il entra suivi de la foule, avec trois autres étudiants, dans une grande pièce, éclairée par des fenêtres sans rideaux et garnie de banquettes, le long des murs. Au milieu, des chaises de cuir entouraient une table, décorée d’un tapis vert. Elle séparait les candidats de MM. les examinateurs en robe rouge, tous portant des chausses d’hermine sur l’épaule, avec des toques à galons d’or sur le chef. Quelquefois, l’espoir d’une distraction l’attirait vers les boulevards. Après de sombres ruelles exhalant des fraîcheurs humides, il arrivait sur de grandes places désertes, éblouissantes de lumière, et où les monuments dessinaient au bord du pavé des dentelures d’ombre noire. Mais les charrettes, les boutiques recommençaient, et la foule l’étourdissait, — le dimanche surtout, — quand, depuis la Bastille jusqu’à la Madeleine, c’était un immense flot ondulant sur l’asphalte, au milieu de la poussière, dans une rumeur continue ; il se sentait tout écoeuré par la bassesse des figures, la niaiserie des propos, la satisfaction imbécile transpirant sur les fronts en sueur ! Cependant, la conscience de mieux valoir que ces hommes atténuait la fatigue de les regarder. Au galop, les danseurs envahirent les allées. Haletant, souriants, et la face rouge, ils défilaient dans un tourbillon qui soulevait les robes avec les basques des habits ; les trombones rugissaient plus fort ; le rythme s’accélérait ; derrière le cloître moyen âge, on entendit des crépitations, des pétards éclatèrent ; des soleils se mirent à tourner ; la lueur des feux de Bengale, couleur d’émeraude, éclaira pendant une minute tout le jardin ; — et, à la dernière fusée, la multitude exhala un grand soupir. inventions the creative writing no-guide Elle s’écoula lentement. Un nuage de poudre à canon flottait dans l’air. Frédéric et Deslauriers marchaient au milieu de la foule pas à pas, quand un spectacle les arrêta : Martinon se faisait rendre de la monnaie au dépôt des parapluies ; et il accompagnait une femme d’une cinquantaine d’années, laide, magnifiquement vêtue, et d’un rang social problématique. — Ce gaillard-là, dit Deslauriers, est moins simple qu’on ne suppose. Mais où est donc Cisy ? Elle admirait les orateurs ; lui, il préférait la gloire des écrivains. Mais on devait sentir, reprit-elle, une plus forte jouissance à remuer les foules directement, soi-même, à voir que l’on fait passer dans leur âme tous les sentiments de la sienne. Il se voyait dans une cour d’assises, par un soir d’hiver, à la fin des plaidoiries, quand les jurés sont pâles et que la foule haletante fait craquer les cloisons du prétoire, parlant depuis quatre heures déjà, résumant toutes ses preuves, en découvrant de nouvelles, et sentant à chaque phrase, à chaque mot, à chaque geste, le couperet de la guillotine, suspendu derrière lui, se relever ; puis, à la tribune de la Chambre, orateur qui porte sur ses lèvres le salut de tout un peuple, noyant ses adversaires sous ses prosopopées, les écrasant d’une riposte, avec des foudres et des intonations musicales dans la voix, ironique, pathétique, emporté, sublime. Elle serait là, quelque part, au milieu des autres, cachant sous son voile ses pleurs d’enthousiasme ; ils se retrouveraient ensuite ; — et les découragements, les calomnies et les injures ne l’atteindraient pas, si elle disait : — Ah ! cela est beau ! en lui passant sur le front ses mains légères. Des nuages roses, en forme d’écharpe, s’allongeaient au-delà des toits ; on commençait à relever les tentes des boutiques ; des tombereaux d’arrosage versaient une pluie sur la poussière, et une fraîcheur inattendue se mêlait aux émanations des cafés, laissant voir par leurs portes ouvertes, entre des argenteries et des dorures, des fleurs en gerbes qui se miraient dans les hautes glaces. La foule marchait lentement. Il y avait des groupes d’hommes causant au milieu du trottoir ; et des femmes passaient, avec une mollesse dans les yeux et ce teint de camélia que donne aux chairs féminines la lassitude des grandes chaleurs. Quelque chose d’énorme s’épanchait, enveloppait les maisons. Jamais Paris ne lui avait semblé si beau. Il n’apercevait, dans l’avenir, qu’une interminable série d’années toutes pleines d’amour. Les boutiques défilaient, la foule augmentait, le bruit devenait plus fort. Après le quai Saint-Bernard, le quai de la Tournelle et le quai Montebello, on prit le quai Napoléon ; il voulut voir ses fenêtres, elles étaient loin. Puis on repassa la Seine sur le Pont-Neuf, on descendit jusqu’au Louvre ; et, par les rues Saint-Honoré, Croix-des-Petits- Champs et du Bouloi, on atteignit la rue Coq-Héron, et l’on entra dans la cour de l’hôtel. La foule des hommes qui se tenaient debout sur le parquet, avec leur chapeau à la main, faisait de loin une seule masse noire, où les rubans des boutonnières mettaient des points rouges çà et là, et que rendait plus sombre la monotone blancheur des cravates. Sauf de petits jeunes gens à barbe naissante, tous paraissaient s’ennuyer ; quelques dandies, d’un air maussade, se balançaient sur leurs talons. Les têtes grises, les perruques étaient nombreuses ; de place en place, un crâne chauve luisait ; et les visages, ou empourprés ou très blêmes, laissaient voir dans leur flétrissure la trace d’immenses fatigues, — les gens qu’il y avait là appartenant à la politique ou aux affaires. M. Dambreuse avait aussi invité plusieurs savants, des magistrats, deux ou trois médecins illustres, et il repoussait avec d’humbles attitudes les éloges qu’on lui faisait sur sa soirée et les allusions à sa richesse. 149 the creative writing no-guide inventions Les tertres de gazon étaient couverts de menu peuple. On apercevait des curieux sur le balcon de l’Ecole Militaire ; et les deux pavillons en dehors du pesage, les deux tribunes comprises dans son enceinte, et une troisième devant celle du Roi se trouvaient remplies d’une foule en toilette qui témoignait, par son maintien, de la révérence pour ce divertissement encore nouveau. Le public des courses, plus spécial dans ce temps-là, avait un aspect moins vulgaire ; c’était l’époque des sous- pieds, des collets de velours et des gants blancs. Les femmes, vêtues de couleurs brillantes, portaient des robes à taille longue, et, assises sur les gradins des estrades, elles faisaient comme de grands massifs de fleurs, tachetés de noir, çà et là, par les sombres costumes des hommes. Mais tous les regards se tournaient vers le célèbre Algérien Bou-Maza, qui se tenait impassible, entre deux officiers d’état-major, dans une des tribunes particulières. Celle du Jockey-Club contenait exclusivement des messieurs graves. Les spectateurs des tribunes avaient grimpé sur les bancs. Les autres, debout dans les voitures, suivaient avec des lorgnettes à la main l’évolution des jockeys ; on les voyait filer comme des taches rouges, jaunes, blanches et bleues sur toute la longueur de la foule, qui bordait le tour de l’Hippodrome. De loin, leur vitesse n’avait pas l’air excessive ; à l’autre bout du Champ de Mars, ils semblaient même se ralentir, et ne plus avancer que par une sorte de glissement, où les ventres des chevaux touchaient la terre sans que leurs jambes étendues pliassent. Mais, revenant bien vite, ils grandissaient ; leur passage coupait le vent, le sol tremblait, les cailloux volaient ; l’air, s’engouffrant dans les casaques des jockeys, les faisait palpiter comme des voiles ; à grands coups de cravache, ils fouaillaient leurs bêtes pour atteindre le poteau, c’était le but. On enlevait les chiffres, un autre était hissé ; et, au milieu des applaudissements, le cheval victorieux se traînait jusqu’au 150 pesage, tout couvert de sueur, les genoux raidis, l’encolure basse, tandis que son cavalier, comme agonisant sur sa selle, se tenait les côtes. Une contestation retarda le dernier départ. La foule qui s’ennuyait se répandit. Des groupes d’hommes causaient au bas des tribunes. Les propos étaient libres ; des femmes du monde partirent, scandalisées par le voisinage des lorettes. — Bonjour ! — Ça va bien ? — Oui ! — Non ! — À tantôt ! et les figures se succédaient avec une vitesse d’ombres chinoises. Frédéric et Rosanette ne se parlaient pas, éprouvant une sorte d’hébétude à voir auprès d’eux continuellement toutes ces roues tourner. Par moments, les files de voitures, trop pressées, s’arrêtaient toutes à la fois sur plusieurs lignes. Alors, on restait les uns près des autres, et l’on s’examinait. Du bord des panneaux armoriés, des regards indifférents tombaient sur la foule ; des yeux pleins d’envie brillaient au fond des fiacres ; des sourires de dénigrement répondaient aux ports de tête orgueilleux ; des bouches grandes ouvertes exprimaient des admirations imbéciles ; et, çà et là, quelque flâneur, au milieu de la voie, se rejetait en arrière d’un bond pour éviter un cavalier qui galopait entre les voitures et parvenait à en sortir. Puis tout se remettait en mouvement ; les cochers lâchaient les rênes, abaissaient leurs longs fouets ; les chevaux, animés, secouant leur gourmette, jetaient de l’écume autour d’eux ; et les croupes et les harnais humides fumaient dans la vapeur d’eau que le soleil couchant traversait. Quand les étudiants eurent fait deux fois le tour de la Madeleine, ils descendirent vers la place de la Concorde. Elle était remplie de monde ; et la foule tassée semblait, de loin, un champ d’épis noirs qui oscillaient. Au même moment, des soldats de la ligne se rangèrent en bataille, à gauche de l’église. 151 the creative writing no-guide inventions Par la rue Duphot, ils atteignirent les boulevards. Des lanternes vénitiennes, suspendues aux maisons, formaient des guirlandes de feux. Un fourmillement confus s’agitait en dessous ; au milieu de cette ombre, par endroits, brillaient des blancheurs de baïonnettes. Un grand brouhaha s’élevait. La foule était trop compacte, le retour direct impossible ; et ils entraient dans la rue Caumartin, quand, tout à coup, éclata derrière eux un bruit, pareil au craquement d’une immense pièce de soie que l’on déchire. C’était la fusillade du boulevard des Capucines. versel, comme si le coeur de l’humanité tout entière avait battu dans sa poitrine. Des hommes d’une éloquence frénétique haranguaient la foule au coin des rues ; d’autres dans les églises sonnaient le tocsin à pleine volée ; on coulait du plomb, on roulait des cartouches ; les arbres des boulevards, les vespasiennes, les bancs, les grilles, les becs de gaz, tout fut arraché, renversé ; Paris, le matin, était couvert de barricades. On criait de temps en temps : — Vive Napoléon ! vive Barbès ! à bas Marie ! La foule innombrable parlait très haut ; — et toutes ces voix, répercutées par les maisons, faisaient comme le bruit continuel des vagues dans un port. A de certains moments, elles se taisaient ; alors, la Marseillaise s’élevait. Sous les portes cochères, des hommes d’allures mystérieuses proposaient des cannes à dard. Quelquefois, deux individus, passant l’un devant l’autre, clignaient de l’oeil, et s’éloignaient prestement. Des groupes de badauds occupaient les trottoirs ; une multitude compacte s’agitait sur le pavé. Des bandes entières d’agents de police, sortant des ruelles, y disparaissaient à peine entrés. De petits drapeaux rouges, çà et là, semblaient des flammes ; les cochers, du haut de leur siège, faisaient de grands gestes, puis s’en retournaient. C’était un mouvement, un spectacle des plus drôles. On n’entendait plus que les piétinements de tous les souliers, avec le clapotement des voix. La foule inoffensive se contentait de regarder. Mais, de temps à autre, un coude trop à l’étroit enfonçait une vitre ; ou bien un vase, une statuette déroulait d’une console, par terre. Les boiseries pressées craquaient. Des cheminées du château, il s’échappait d’énormes tourbillons de fumée noire, qui emportaient des étincelles. La sonnerie des cloches faisait, au loin, comme des bêlements effarés. De droite et de gauche, partout, les vainqueurs déchargeaient leurs armes. Frédéric, bien qu’il ne fût pas guerrier, sentit bondir son sang gaulois. Le magnétisme des foules enthousiastes l’avait pris. Il humait voluptueusement l’air orageux, plein des senteurs de la poudre ; et cependant il frissonnait sous les effluves d’un immense amour, d’un attendrissement suprême et uni152 Comme les affaires étaient suspendues, l’inquiétude et la badauderie poussaient tout le monde hors de chez soi. Le négligé des costumes atténuait la différence des rangs sociaux, la haine se cachait, les espérances s’étalaient, la foule était pleine de douceur. L’orgueil d’un droit conquis éclatait sur les visages. On avait une gaieté de carnaval, des allures de bivac ; rien ne fut amusant comme l’aspect de Paris, les premiers jours. Cette foule de grosses lignes verticales s’entrouvrait. Alors, d’énormes flots verts se déroulaient en bosselages inégaux jusqu’à la surface des vallées où s’avançait la croupe d’autres collines dominant des plaines blondes, qui finissaient par se perdre dans une pâleur indécise. 153 the creative writing no-guide inventions La lueur des boutiques éclairait, par intervalles, son profil pâle ; puis l’ombre l’enveloppait de nouveau ; et, au milieu des voitures, de la foule et du bruit, ils allaient sans se distraire d’euxmêmes, sans rien entendre, comme ceux qui marchent ensemble dans la campagne, sur un lit de feuilles mortes. 154 155 the creative writing no-guide inventions 156 157 the creative writing no-guide inventions 158 the creative writing no-guide tiers livre, la collection