The creative writing no-guide

Transcription

The creative writing no-guide
the
creative
writing
no-guide
malt olbren
tiers livre
traduction françois bon
la collection
THE CREATIVE WRITING
NO-GUIDE
Malt Olbren
du même auteur
Fictions du corps
Maisons intérieures d’écriture
(traductions en cours)
THE CREATIVE WRITING
NO-GUIDE
WORK IN PROGRESS
traduction en cours, mise en page provisoire
© The Malt Olbren Archive, 2010
© François Bon, 2014, pour cette traduction
tous droits réservés
traduction François Bon
TIERSLIVRE LA COLLECTION
RECOMMANDATIONS
9
anti-commandements de l’écrire
que l’écriture soit ton tigre intime
9
19
NARRATIONS
27
exercice dit de l’observation du carrefour soi
fameux exercice dit du coincé
ne coupe pas le moteur, Joe
irruption du dérangé et de ce qui s’ensuit
et alors il est où, le dialogue ? pompiers du dialogue (deux exercices plus un)
3, 2, 1, action (mais en tout petit)
sphère-œil à compression de monde
de la description vertige
donnez-leur à manger (au vaporisateur)
l’impératif taxi
contre le plan-plan (no easy going please)
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39
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51
58
66
70
78
83
89
CONSTRUCTIONS
97
construire un personnage (aphorismes sur)
expansion continue et discontinue d’une histoire simple
cours tout droit Billie (exercice d’agression narrative)
Steinbeck § 7, ou cinq fois le paysage-temps
du livre comme maison
INVENTIONS
défiez-vous des photographies trop silencieuses
il descend de l’autobus
auteur, aime la foule
97
103
108
115
120
127
127
134
140
RECOMMANDATIONS
anti-commandements de l’écrire
À ceux qui te disent : demande-toi ce que vient faire ce
personnage dans ton roman, demande-toi plutôt ce qu’il a
fallu comme roman pour que toi tu en sortes et viennes là.
À ceux qui te disent : demande-toi toujours ce qu’il y a
de plus important dans ton histoire, demande-toi plutôt
pourquoi toute cette histoire a si peu d’importance.
Coupe les éléments inutiles, disent-ils : enlève l’utile et
garde le reste, dis-toi que la musique est rarement dans les
pommes de terre.
À ceux qui te disent : sache toujours les trois éléments
principaux de ton récit en cette phrase, réponds-leur que le
quatrième élément non plus n’est pas celui qui compte.
À ceux qui te disent : garde-toi des clichés, réponds
qu’effeuiller les clichés c’est l’acide que tu bois, et si le cliché
c’est les puces sur le chien, il est bon pour toi d’être le chien
de ton livre.
9
recommandations
the creative writing no-guide
À ceux qui te disent : un cliché par histoire et un seul,
réponds que la boîte à clichés quand tu l’agites fais le bruit
du type qui siffle en passant devant le cimetière.
À ceux qui te disent : enlève le faible et garde le fort,
réponds seulement : le faible attire le roman et le fort s’assoit
dessus.
À ceux qui te disent : le roman est une lame, une hache,
un poignard, réponds qu’avec le fer aiguisé ta tâche est de te
couper les ongles.
Certains disent : écris puis force-toi à en enlever un
dixième, un quart, un tiers et garder ce qui reste, toi écris
plutôt d’abord ce dixième et sors.
Certains disent : dans les livres que tu lis, sois attentif à
ce que le type aurait dû couper, réponds qu’en ce cas tu
changes de livre.
À ceux qui te disent : vois ce que dans ton roman tu aurais
dû mettre dans la rubrique bonus track du film, réponds que
tu préfères toujours les chutes à leurs singeries de films trop
simples.
Pense à un titre chaque matin avant d’écrire, et fais-en la
liste : ou garde le titre et arrête d’écrire jusqu’au lendemain,
puis recommence.
Pense à tous les titres qui ne conviennent pas complètement à ton histoire et fais-en la liste : est-ce que toi aussi, tu
conviens à ton histoire, alors, demande-toi.
Pense à ton titre comme à une chanson que tu aimes, et
fais-en la liste : puis reviens à l’instrumental.
Pense que « sans titre » pourrait aussi être ton nom
d’écrivain : s’ils te répondent que ton cas est désespéré, là
commence à écrire.
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Pense que « sans qualité » pourrait aussi être le nom de
ta phrase : s’ils te répondent que ton cas est désespéré, là
commence à écrire.
Trouve pour commencer une anecdote qui incarne ton
récit, disent-ils : mais dis-toi qu’en général c’est toi-même,
l’anecdote.
L’action est le moteur du récit : alors laisse-les courir
ceux-là, et trouve ce que devient le roman dans le fond de
son lit.
Certains écrivent leur roman en commençant par la fin :
certainement, mais dans ce cas c’est toi qui t’étais trompé sur
le panneau de sens unique.
À ceux qui commencent leur roman en écrivant la fin :
c’est un bon début, réponds-leur, mais dommage que tu aies
mis ton froc à l’envers.
À ceux qui te disent : écris toujours trois fins, et choisis
la quatrième, pense qu’à ce qui danse au lointain tu ne vois
plus le visage.
À ceux qui te disent : tiens en permanence, concernant la
marche de ton roman, conversation imaginaire avec ton
meilleur ami, dis-toi que la mort répond seule de façon
pertinente.
Mange peu, mange plutôt avant qu’après, choisis ce que
tu manges, te disent-ils : je mange ce que j’écris,
réponds-leur.
Faire la différence entre ce qui est intéressant et ce qui est
important : oui, puis écrire seulement avec ce qui reste.
Prépare ton brouillon, te disent-ils : mais le brouillon est
déjà le mort qu’on a rhabillé, et c’est le mort qui fait le livre.
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recommandations
the creative writing no-guide
À ceux qui te disent qu’une bonne histoire a toujours un
début, un milieu, une fin — réponds qu’une bonne histoire
est une pomme de terre, et que c’est toi qui l’épluches.
Qu’est-ce que le début, le milieu et la fin d’une pomme
de terre ? Un jour viendra qu’un type saura faire un bouquin
de ça.
Qu’est-ce qu’un carnet d’écrivain ? Si ta liste de courses
ressemble à de l’écriture, tue-moi cette écriture-là.
Qu’est-ce qu’un carnet d’écrivain ? Ce qui reste quand tu
enlèves l’écrivain.
Qu’est-ce qu’un carnet d’écrivain ? La peau de ton dos, tu
réponds, te retournant brièvement sur eux.
À chaque instant, sache l’ensemble des directions que
pourrait prendre ton histoire, te disent-ils : pense plutôt au
type qui reste tout seul quand tout le monde est parti, et que
l’histoire commence là.
Raisonne toujours sur le principe des trois choses, te
disent-ils : les trois choses utiles au lecteur, les trois principes
de ta phrase, les trois ressorts de ton histoire — moi je fonctionne en onze, comme l’univers, réponds-leur, puis
débrouille-toi avec ça pour écrire.
De la situation comme précédant l’action : la situation est
toujours désespérée, comme dans ta vie même,
réponds-leur.
De la situation comme pouvant être décrite selon les lois
d’un autre roman, d’une vieille tragédie : ou d’un accident
de voiture, réponds-leur.
Tu ne trouves pas les mots pour ça, alors fais la liste des
mots qui ne conviennent pas, te disent-ils : où cesse le mot,
commence la phrase, réponds-leur.
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Interroge les spécialistes sur les mots qui concernent ton
sujet, te disent-ils : et laisse écrire ton livre par un spécialiste,
puisque ce n’est pas ton cas, réponds-leur.
Lève-toi tôt et couche-toi tard, disent-ils : le cimetière
est rempli de tous ceux-là, réponds-leur.
Les vieux mots peuvent aussi faire des histoires neuves,
disent-ils : mais les vieilles histoires peuvent surgir des mots
d’aujourd’hui, réponds-leur, ou ni l’un ni l’autre d’ailleurs.
Sache toujours le nom du chien, disent-ils : c’est un beau
proverbe, mais tu peux préférer le point de vue du chien, qui
se moque du nom de qui le nourrit.
Sache toujours le nom du chien, disent-ils : c’est un beau
proverbe, mais tu peux préférer ceux qui se passent de chien.
Le personnage dans une histoire va nu et c’est toi qui
l’habilles, disent-ils : va nu dans ton histoire, et déshabille-la
elle aussi.
Une phrase forte résume chaque chapitre : mais toi seul
la comprends, cette phrase, dis-toi secrètement.
Tu ne sais pas comment commencer ? Commence par le
moment où l’auteur va se pendre, et ne te laisse pas embêter
par leurs conseils.
Dans la liste de ce que tu dois faire, note toujours ce qui
précède, accompagne, documente l’écriture, disent-ils : un
peu comme le mec qui reste sur le bord de la piscine à se
demander comment on nage, réponds-leur.
Soigne les outils de l’écriture, te disent-ils : et tes dents et
tes pieds aussi, réponds-leur, à preuve qu’on écrit aussi avec.
Soigne les outils de l’écriture, te disent-ils : puis bats-toi
avec les mains nues, cette chose s’appelle les mots,
réponds-leur.
the creative writing no-guide
recommandations
Numérote tes versions, te disent-ils : et n’oublie jamais
ton numéro de sécurité sociale, réponds-leur.
Fais-toi une copie imprimée et corrige sur la copie, te
disent-ils : ou bien n’y pense plus et ne garde que la suite.
Mets l’histoire sur des fiches et change l’ordre des fiches
pour voir ce qui change à l’histoire, te disent-ils : fais tenir
toute ton histoire dans une seule fiche et fiche les autres en
l’air, réponds-leur.
De la procrastination : le gars qui attend à la station-service qu’une voiture s’arrête ne décide pas de leur halte éventuelle, qu’il se remue dans tous les sens ou fasse semblant de
verser de l’essence à une voiture imaginaire ne les fera pas
s’arrêter plus vite.
De la procrastination : vraiment, c’est que ça n’en valait
pas la peine, dis-leur — à preuve tous ceux qui écrivent
quand même, et qui auraient mieux fait de rester couchés.
À ceux qui te disent de faire un plan pour ton livre : et
pour tes rêves aussi tu tires un plan, réponds.
À ceux qui te disent de faire un plan pour ton livre : mais
c’est l’autre livre que tu t’en iras écrire, réponds.
Quoi faire quand tu es bloqué ? Va à la pêche.
Quoi faire quand tu es bloqué ? Efface ton fichier.
Quoi faire quand tu es bloqué ? Recopie.
Tu es encore bloqué après avoir lu ça ? C’est bon signe.
Répète ton livre en le racontant à quelqu’un, ils disent :
et tout ça, enlève-le de ton histoire après, moi je dis.
Imagine toujours ton histoire dans la tête avant de l’écrire,
ils disent : puis pose ta tête sur le papier, et qu’elle se débrouille
pour écrire, moi je dis.
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Écris aussi vite que tu peux pendant dix minutes, puis
recommence à écrire ton livre, disent-ils : fais comme ça avec
ton petit tour aux cabinets, voilà qui aide à la vie, moi je dis.
Écris sans relire pendant dix minutes, puis revient le
lendemain et lis, disent-ils : probablement c’est comme ça
qu’a été conçu le vieux monde, réponds-leur.
Dis à la voix qui te critique dans ta tête : tais-toi, disentils, moi je lui dis, gueule après chaque mot, c’est la preuve
qu’ils te grattent.
Fais la liste des endroits dans lesquels tu aimes à écrire,
te disent-ils : puis va écrire à la cuisine ou seulement marcher
dans la rue, moi je dis.
N’écris pas tout de suite ton histoire, mais juste un résumé
de ton histoire pour toi tout seul, te disent-ils : le monde
aussi serait alors un résumé de lui-même, demande-leur ?
N’écris pas tout de suite ton histoire, mais laisse-la
s’alourdir jusqu’à ce que tu n’en puisses plus de la tenir dans
tes bras, disent-ils : ainsi les pommes de terre se mettent-elles
à bouillir, mais ça ne rassure pas sur ton histoire.
Laisse l’histoire se saisir de toi, ne la raconte pas mais c’est
elle qui te raconte, te disent-ils : ou attends que le PQ te
torche sans que tu le fasses, réponds-leur.
Raconte-toi l’histoire trois fois dans ta tête avant de
l’écrire, te disent-ils : fais ça au moment de traverser la rue
et tu verras ce qu’en pense l’autobus, réponds-leur.
Garde-toi toujours un bout du boulot pour le lendemain,
ça t’aidera à reprendre, te disent-ils : oui, et commence la
journée par manger le reste de pommes de terre de la veille ?
Ce jour-là, décide d’écrire sans regarder tes brouillons ni
tes notes, te disent-ils : ce jour-là, mange tes pommes de
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recommandations
Apprendre l’invention
terre crues — ça ne vaut pas pour les pommes de terre, en
fait, mais pour une histoire si, réponds-leur (c’est embrouillé,
mon histoire, mais je la garde comme ça quand même).
Tu aimes écrire avec de la musique : ce jour-là coupe-la,
tu aimes écrire sans musique : ce jour-là mets-la fort, te
disent-ils — ou le contraire, moi je dis, parce que c’est très
utile ces conseils-là. Là la là la là.
Tu as fait un dessin concernant la marche de ton histoire,
te demandent-ils ? Eh bien encadre-le avec des belles couleurs, je réponds.
Mes habitudes de travail sont si irrégulières, te suggèrentils de leur confesser timidement — le croque-mort n’a pas
d’habitudes de travail régulières comme la postière alors
oublie-les.
Mes habitudes de travail ne font pas avancer mon histoire,
te suggèrent-ils de leur confesser timidement : si le maçon
aime à boire le samedi, n’écris donc que le samedi après boire
et oublie-les.
Un musicien répète, un acteur répète, un écrivain répète,
te disent-ils : le maçon ne répète pas son mur,
réponds-leur.
La discipline du sportif est sa régularité, te disent-ils : la
discipline du maçon ne lui évite pas la beuverie du samedi,
réponds-leur.
Une phrase t’inquiète, alors va d’abord promener ton
chien, te disent-ils : ton chien t’inquiète, alors envoie-le
promener ta phrase, réponds-leur.
Que penseraient les Karamazov de ton histoire, te suggèrent-ils d’imaginer — sans les Karamazov, tu n’en serais
pas là de ta propre histoire, sera ce que tu penses, et : qu’est-ce
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que les Karamazov, sera la réponse que tu leur feras à voix
haute.
Que penseraient les Karamazov de ton histoire, te suggèrent-ils d’imaginer — les Karamazov sont morts et de
toute façon avaient d’autres soucis que ton histoire,
réponds-leur.
Soigne ton papier, te disent-ils : écris sur un registre de
comptabilité, sur une enveloppe jetée, sur un papier jaune
avec des lignes bleues, te disent-ils — sois indifférent même
à toi-même, moi je dis.
Ne t’exalte pas trop tôt de la beauté de ta page, te disentils avec justesse : ne t’exalte que de ton orgueil le plus vain,
je dis sans me moquer, c’est aussi cela qui aide.
Ne t’exalte pas trop tôt de la nouveauté de ton livre, te
disent-ils avec justesse : ne t’exalte que de la nouveauté du
matin, je dis sans me moquer, c’est aussi cela qui aide.
Pose toi toutes les questions qu’on pourrait te poser sur
cette histoire, te disent-ils : puis garde les questions et enlève
l’histoire, moi je dis.
Fais en sorte que l’histoire soit simple, comme chaque
problème a sa solution, te disent-ils : la plomberie n’est
simple que pour le plombier, et personne n’est le plombier
d’une histoire, réponds-leur.
À chaque problème de l’histoire, l’histoire répond par sa
solution la plus simple : les pommes de terre gagne à être
seulement cuites à l’eau, réponds-leur.
Si l’histoire a un début, un milieu et une fin, chaque élément, paysage, personnage, action sera rapporté avec certitude soit au début, soit au milieu, soit à la fin, te disent-ils :
mais préfère toujours ce qui se passe à l’entracte.
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recommandations
Si cela va trop vite dans l’histoire, ralentis ce que tu en
dis, te disent-ils : et bien sûr le contraire vaut aussi, ou bien
de les laisser se raconter ce qu’ils veulent et toi, récite-toi un
poème.
Si l’histoire t’envahit la tête, ne la laisse pas envahir ta
page, te disent-ils : quand les ivrognes parlent entre eux,
imagine toujours ce dont ils se souviendront le lendemain,
et récite-toi un poème.
Jamais la fin d’une histoire sans la nuit passée blanche à
la relire, te disent-ils : jamais la nuit passée blanche sans
écrire ce qui t’y fais peur, je réponds.
Ce qui ne t’a pas servi dans ton histoire, mets-le de côté
pour la suivante, te disent-ils : essaye de faire une soupe de
tes épluchures de pommes de terre, je réponds.
Demande-toi toujours ce que tu voudrais dont le lecteur
se souvienne le plus, te disent-ils : demande-toi ce que tu
voudrais le plus oublier de tout ça, moi je dis.
Demande-toi toujours ce qu’il y a de plus intéressant dans
ton histoire, et ce qui a le moins d’intérêt en elle, te disentils : et reste soigneusement entre les deux, moi je dis.
Demande-toi toujours ce qu’elle t’a appris à toi-même,
disent-ils : mais si tu ne le savais pas avant, tu aurais mieux
fait de l’apprendre ailleurs, moi je dis.
À chaque instant savoir ce qui se passe, qui le dit et qui
le fait, te disent-ils : le roman est une salle d’attente, et qui
parle dans le haut-parleur tu ne sais pas, moi je dis.
Ton histoire, en vérité, elle parle de quoi, te disent-ils : et
si on te demande ça de toi-même au lieu de ton histoire tu
réponds quoi, moi je dis.
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Ton langage est-il approprié à tes lecteurs, te disent-ils :
s’il y a des lecteurs appropriés à ton histoire, moi je dis, écris
pour les autres.
Qu’est-ce que ton histoire a changé à la face du monde,
te disent-ils : c’est à mon banquier de répondre, leur répondras-tu avant de t’enfuir en courant.
Qu’est-ce que ton histoire a changé au visage des livres,
te disent-ils : c’est à ma mort de répondre, leur diras-tu avant
de t’enfuir en courant.
Qu’est-ce que ton histoire a changé à ton propre visage,
te disent-ils : c’est que je m’enfuis en courant, leur réponds-tu,
t’enfuyant en courant.
que l’écriture soit ton tigre intime
C’est un étudiant qui nous arrivait d’une autre université.
Oh, respectable : son enseignante de creative writing avait
décroché le Pulitzer, son livre était traduit en douze langues,
elle produisait des histoires de fantômes en série et venait
de publier un essai sur la psychologie de la mode — qui était
l’humble Malt Olbren devant une telle gloire ?
Et l’étudiant pour se présenter nous raconta l’exercice
suivant, qu’ils avaient intitulé là-bas : « toi et ton animal,
une imagination » (imagine your pet, aurais-je proposé simplement). « Écrire un texte sur toi et ton animal », et voilà
ce qu’on demandait là-bas à la langue de Shakespeare et
Faulkner. Ô l’Américain malade de ses chiens. Mais attention : imagination ! Tout de suite venait la contrainte : « un
animal que tu n’as jamais eu ». Ah l’aventure ! Te voilà privé
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recommandations
the creative writing no-guide
de réalité, privé de souvenir ! Tu dois inventer, tu te rends
compte : inventer ! Fonction première de la littérature de
fiction !
Après, à toi le monde entier des animaux imaginaires et
réels, et notre étudiant en écarquillait encore les yeux d’admiration, avant d’être contraint de suivre le cours de l’humble
Malt Olbren : « C’était aussi bien un jeune chat qu’un
brontosaure, une mouche qu’un dragon. » Qu’avait-il choisi,
lui, alors : une puce, un rat, un éléphant de mer ? La grande
écrivain s’était justifiée : « Nous sommes une nation qui aime
l’animal, nous sommes une nation où dans une moitié des
maisons tu as un canari ou un poisson. Cherche-t-on la
protection ou la distraction ? À recevoir de l’amour ou avoir
la liberté d’en donner ? Ô merveilleux exercice qui déjà
t’emportait dans les valises enfermées dans les valises enfermées dans les valises — un substitut à l’enfant, disait l’écrivain, ou bien la recherche de toi-même encore enfant ? Et
tes hontes à son propos, l’animal quand tu le touches (tu sais
où), l’animal quand tu le maltraites (tu l’as fait). Et c’était la
contrainte numéro 2 de la grand écrivain : ce que l’animal
dit de toi, son propriétaire — non pas qu’il y eût à le faire
parler, mais tu sais bien, là où tu promènes ton chien, c’est
ton reflet dans la ville que tu examines. L’animal exprime
l’homme au point qu’ils se ressemblent, disait la grand écrivain. Quelle était donc sa bête à elle, ai-je demandé à l’étudiant qui s’est braqué, et est parti suivre le cours à côté ?
Moi je dis : cherche la bête, quand la littérature seule est
la bête. Moi je dis : cherche la bête, quand elle se bat avec la
bête, et tue ou mords ou contamine, et se moque de
l’humain.
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Moi je dis : ignore-toi dans tes textes, ils ont déjà basculé
ton corps dans la fosse où il éclate et se désagrège et pourrit,
comme on fait nous des bêtes quand on les piège et les
chasses.
Moi je dis : la littérature qui imagine dans les possibles
et les variations du possible est une littérature morte, sinon
pour les prix trucs et les journaux machins.
Moi je dis : c’est dès l’école qu’il faudrait énoncer ces lois
d’une fin de la composition sur thème apprivoisable. Et ne
me dis pas qu’un animal non apprivoisé sort de la littérature
apprivoisable : les Européens autrefois promenaient des
tortues pour signifier leur dédain du temps, les Européennes
sous les tropiques se faisaient photographier avec un tigre
tenu auprès d’elles par leur petit nègre chéri pour dire que le
monde était en ordre, oublions.
L’animal c’est la bactérie qui te mange les tripes, le virus
qui te troue les cellules, c’est la merde d’éléphant que le
pauvre type en bottes et masque ramasse à brouette avant
que les visiteurs payants arrivent. L’animal c’est nous-même
dévoré, c’est nous quand malade. Et si, dans l’exercice de
madame le grand écrivain, c’est de toi-même dont tu faisais
ton animal : il suffit de te tenir en laisse et de partir ainsi
t’exhiber dans la ville. Confiance, ils ne se retourneront même
pas sur toi, les Américains à chien, quand ils verront une
silhouette précise promener la même silhouette exactement,
homme esclave de lui-même, et ce que toi-même animal de
soumission dit sur toi-même homme de domination ?
Je n’aime pas l’idée d’écrire « sur ». Et pas plus sur un
animal , réel ou d’invention (ah, l’idée du dragon, ah, l’idée
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recommandations
the creative writing no-guide
du dinosaure), que sur quoi que ce soit. Même écrire sur la
littérature c’est écrire dans et avec la littérature.
C’est une époque où dans le cours de Malt Olbren, mes
chers étudiants, vous n’étiez que cinq à rester et tout le monde
partait à côté.
Moi je dis : écrivons animal. Each time I’m reading Shakespeare, I feel myself as tearing up a jaguar’s brain (NdT :
« Chaque fois que je lis Shakespeare, il me semble que je
déchiquète la cervelle d’un jaguar », un de mes projets
concernant l’œuvre trop méconnue ici de Malt Olbren serait
de retraduire sa propre adaptation américaine, inédite mais
complète, et qu’il réservait à ses étudiants en creative writing,
des Poésies de Lautréamont).
Les Européens nous donnent quelques leçons que
madame le grand écrivain ne devait pas connaître : chez l’un
d’eux, tous les habitants de la ville se transforment peu à peu
en rhinocéros, chez un autre, c’est se réveiller au matin transformé en blatte (cockroach) de taille humaine qui crée l’histoire. Mon vieil ami Cortazàr avait écrit des variations sur
celle-ci. Une variation sur la première idée agrandit déjà
notre cercle imaginaire, puisqu’il ne s’agit plus de l’homme
et son chien (ou sa mouche, sa puce, son rat, sa baleine en
laisse ou son chat en aquarium, son élevage d’araignées en
chambre ou son requin gonflable dans le couloir), mais que
ça inclut la ville, un en tant que lieu physique de la scène (on
entend le sol trembler quand ils chargent), deux en tant que
la ville est d’abord, avant même que d’être bâtiment, la relation de celles et ceux qui s’y assemblent, et qui sera donc un
tantinet modifiée par l’état rhinocéros de ses habitants.
22
Mais laissons l’Europe, et ici dans le Maine nous sommes
parfois déjà rhinocéros de longtemps, dès que nous conduisons nos voitures, et sans même nous en rendre compte.
Collectez-donc chacun — même pas besoin d’aller chercher sur Internet ou ouvrir les journaux — les histoires
d’animaux entendues hier ou avant-hier, puis la semaine
dernière et tout le mois dernier, enfin la dernière année et
plus généralement avant. En élargissant les cercles, tu en
trouves, des histoires. Le serpent géant qui habitait depuis
longtemps un réservoir à eau sur le toit d’un bâtiment quelconque de la ville, et ce matin-là il avait glissé sur le trottoir
et la rue. Le type pris à tel aéroport avec une cargaison de
singes à vendre, ou de si doux koalas aux yeux si humains
qu’ils ressemblent à ceux de ta grand-mère ou de ta petite
sœur au choix. Ou ces batraciens carnivores lâchés dans les
lacs et rivières de tel État et on ne sait plus comment faire
cesser qu’ils prolifèrent. Ou les ternes abeilles tueuses et
stériles arrivées d’Asie on ne sait comment et voilà que les
pommiers ne sont plus pollinisés. Ou à Buffalo ce vieil
homme décédé chez lui depuis des semaines et ses chers
bouledogues français (NdT : en français dans le texte), qui
étaient morts desséchés eux-mêmes après avoir raclé le bonhomme à l’os.
La littérature est une maladie : écris dans cette maladie
et nomme-la la bête, écris cette bête.
Elle a des lieux et des modes dans la ville : là où on les
vend et on les reproduit (oui, transitivement), là où on les
soigne et les opère — ô la gloire de pratiquer la transplantation cardiaque et la greffe du rein sur un caniche avarié.
Elle a les lieux où on élimine les animaux vieux, où on inci23
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recommandations
nère les animaux ramassés dans la ville, et où on fait banquer
les chers inconsolables pour un cimetière bien plus joli que
là où attend leur grand-père dans ce village au fond du
Maine.
La bête est en toi. Regarde tes ongles. Regarde tes ongles
assez longtemps pour que tu les voies pousser (et je ne plaisante pas). Ils sont griffes, et pareil grandit ce que tu portes
en gueule pour te nourrir et te battre. La bête est en toi : tu
gémis, tu te tords, tu as mal, tu ne sais pas penser. La bête
est toi : tu sais tant de choses par instinct, récapitule ce que
te dis ton instinct que tu n’auras jamais besoin d’apprendre,
ô cette chance par rapport à vous, mes étudiants qui ont
résisté à la fuite vers la salle d’à côté. La bête est toi : tu ne
vivras pas si longtemps, ou bien au contraire aussi longtemps
qu’une tortue ou qu’un pou (qui sait ce que vivent les poux,
mais on sait qu’ils peuvent dormir quatre mois avant de se
laisser tomber en grappes sur le corps chaud détecté, un
mille-et-unième qui s’accrochera et suffira à reproduire
l’espèce pour compenser les mille qui pourrissent maintenant
au sol), mais l’animal est libéré de la pensée de sa mort, et
nous pas. Il n’y a pas de littérature animale pour cela, il y a
juste l’animal qu’est la littérature.
Alors maintenant on a le bon terrain. C’est la mort qu’on
doit creuser. Un animal cherche à comprendre la mort pensée
par l’homme. Et ça ne s’écrit pas en forme d’histoire : ça se
rassemble comme l’animal fait son trou et le tapisse, enterre
la viande de ses proies qu’elle pourrisse, comme la pelote d’os
et poils que recrache le rapace prédateur.
Sois le prédateur animal de ta propre idée de la mort. Ce
texte-là, oui, intéressera l’homme, d’autant que tu le ramè24
neras de plus loin, bien plus loin, aussi bien dans l’espace, le
temps, que la variété même des êtres. Il nous enseignera pas
sur nous-mêmes, il nous augmentera dans notre énigme.
N’écris pas, amasse, puis crie.
Tu n’auras pas le prix Pulitzer, étudiant de ma salle et non
de celle d’à côté, tu vaux bien mieux que ça.
NARRATIONS
exercice dit de l’observation du
carrefour soi
Il n’y a pas de paysage qui ne soit peinture de soi.
Il n’y a pas de paysage qui soit description mais élévation
ou construction.
Il n’y a pas de paysage qui soit invention de ce qui est vu
par celui qu’on tient par les épaules devant soi, qu’on appelle
lecteur ou bien qui est, à rebours, la carcasse de soi mise là
pour que toi tu te tiennes un peu en arrière, le temps simplement d’écrire ce carrefour et rien d’autre.
Des insuffisants de l’exercice d’écriture proposeront de
décrire une rue : ça ne colle pas, des insuffisants de l’exercice
d’écriture proposeront de décrire un paysage naturel : ça ne
colle pas. Moi Malt Olbren te propose d’écrire un
carrefour.
Et surtout d’acquérir préalablement la méthode d’observation du carrefour, qu’on pourra dire alors observation du
carrefour soi.
27
the creative writing no-guide
narrations
Il faut d’abord prendre conscience de l’importance de la
notion même de carrefour : là tu bifurques, et l’écriture
inclura cet ouvert. Et le carrefour est un point, tu focalises
ton récit à une distance précise de toi-même, qui inclut l’audelà et l’en-deça comme des strates délimitées dans l’image
même.
Tu commences comme on a commencé ici les autres
exercices : liste mentale de tous tes carrefours. Tu les récapitules depuis l’enfance. Tu balayes chronologiquement tous
tes lieux et tu visualises intérieurement tes carrefours. Ce
n’est pas assez, tu vas trop vite : à chacun de tes lieux chronologiques associe un carrefour et reprends plus lentement
ta liste. Maintenant tu les vois. Continue. Reprends depuis
ta vie récente, prends ta vie à l’envers, selon chaque lieu
d’activité, chaque point de souci, et trouve les carrefours. La
liste se démultiplie. Pour l’instant tu ne décris pas, juste tu
vois. Mais tu en vois de plus en plus. C’est une convocation
mentale simple. Examine, à mesure que tu déploies la liste
dans les balayages de temps, comment, presque comme sur
une mire ou la croix d’une cible, la figure du croisement
devient le point fixe de la superposition mentale. Ce sont
des cartes postales qui s’assemblent par le milieu, garde cette
idée de milieu.
Continue la convocation mentale — n’écris pas. De toute
façon ça va encore plus vite à penser qu’à écrire. Balaye ta
vie par points d’intensité. Prends de deux ans en deux ans,
et retrouve le moment qui compte. Pour chacun de ces
moments, ô ce n’est pas une surprise, tu m’as deviné, tu
trouves un carrefour.
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J’augmente la pression : de tous les carrefours qui ont
défilé, choisis en cinq. Et maintenant, sur ces cinq, accroît la
pression sur la convocation mentale. Balaye-les non pas
comme une liste ou un défilement, mais comme une suite
discontinue de diapositives. Apprends à passer de l’un à
l’autre, chronologiquement d’abord, puis en les plaçant sur
une carte géographique mentale ensuite, et puis deux par
deux en désordre. Enfin, tu en prends un et tu regardes :
maintenant tu sais voir.
Non, n’écris pas encore. La force de l’écrire est d’abord
dans le temps qu’on retient l’écriture.
Quand tu regardes un carrefour, celui que tu as retenu ou
toute la suite des autres, comment regardes-tu ? La disposition des blocs. Le mobilier urbain au premier plan, et les
enseignes au lointain. Le rapport global à la ville (s’il y a
ville), et à la direction des routes. La couleur du sol, les irrégularités du sol, le dessin du sol. Les objets en mouvement,
les objets en présence éphémère (les êtres humains, passants,
observants, sont alors aussi considérés comme objets puisque
figures de la représentation).
Et puis, un instant, tu joues de l’image immobile ou pas.
Peut-être que je me trompe : peut-être que tu regardais déjà
ton carrfour pris dans le défilement incessant du temps.
Alors pense aux images fixes que tu connais de carrefours :
cartes postales anciennes (ou bien les imaginer, et par elles
la transformation du lieu au fil des décennies passées), toiles
(et toiles de maître, et sache qu’il n’y a pas dans notre histoire
américaine que le grand Hopper), et puis les carrefours que
tu connais dans la littérature, histoires à un carrefour, histoires avec carrefour, carrefour des histoires. Allez, cites-en
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the creative writing no-guide
narrations
une, là tout de suite — ou un titre incluant le mot
carrefour ?
Le mot carrefour t’effraie encore ? Appelle ses synonymes,
et pour chaque synonyme sois attentif à la fois aux images,
aux lieux, aux autres titres et livres et films et toiles et ainsi
de suite en emboîtement. Parce que le carrefour est emboîtement ouvert de réels qui s’assemblent, ainsi devient ta
pensée.
Oublie crossroads, et que ce mot d’un objet simple et
réunifié inclut son pluriel, et que c’est une belle chanson avec
histoire de cette chanson. Pense à croisement, bifurcation,
embranchement, raccordement, échangeur, et prolonge par
fourche, étoile, patte d’oie, croisée, rond-point (crossing,
intersection, junction, juncture, crossway, interchange,
connexion).
Maintenant, le carrefour que tu as retenu, laisse-le dans
son mouvement continu, les voitures passent, les gens
défilent, les heures du jour changent, puis changent les mois,
les saisons, les années, les lumières dans l’orage, la disposition
dans la nuit, les soirs de brume et puis sous la neige et quand
il gèle ou bien, tu sais, lors des grandes grèves, des grandes
peurs, des grandes pannes). Fais marche arrière si tu veux :
reprends tout cela depuis le point initial, et crée le mouvement dans un sens, puis dans l’autre.
Elle existe, maintenant, ta vision. Garde quelques figures,
je suggérerais quatre : jour puis nuit, panne puis neige (ou
brume).
Maintenant, que tu l’habites. Mentalement, tu fais le tour
à pied. Tu ramasses ce qui est par terre. Tu regardes les saignées, les grilles, les trottoirs et caniveaux, ou le brin d’herbe.
30
S’il y a un panneau ou un feu, tu examines son pied ou
poteau, et les autocollants, ou rayures ou marques. Il y a eu
des morts, ici ?
Et si c’est un personnage, que tu y mets : ceux qui y
habitent, ceux qui habitent auprès et passent là tous les jours,
ou bien tu y places un personnage imaginaire — un événement quelconque l’a placé là contre sa volonté, et dans ce
lieu de passage permanent lui il doit rester.
Et puis maintenant, prends ce qu’il y a autour. Si c’est un
champ labouré, c’est un champ labouré. Tu déploies le panorama : mais vraiment, en tenant tes deux mains devant tes
yeux comme pour la définition du cadre d’une caméra, et
puis, à ta hauteur d’homme, tu tournes à 360° — il y a des
cheminées, des toits, des mots, des bâtiments identifiés ou
pas, et même peut-être un cimetière, ou rien, quelque chose
derrière un mur et toi tu ne vois rien. Alors en plus tu fermes
les yeux, tu te concentres sur le bruit — le vent, les voitures,
une machine au loin, un cri ou un appel. S’il y a une maison
c’est bien, tu y entres, tu vas dans les pièces vides, tu es
attentif aux odeurs, à l’humidité des murs, au courant d’air
qui vient de la cave. Tu vas à la fenêtre et tu le vois d’en haut,
le carrefour, connu et inconnu. Si c’est une station-service,
tu y travailles. Si c’est un entrepôt, ou bien un KFC et le
dinner d’en face, tu t’y installes mentalement. Et même, c’est
peut-être là que mentalement tu disposes ton bloc pour
écrire. u bien c’est juste un parking, un fossé — comment je
saurais, c’est toi qui sais.
Voilà, c’était l’exercice dit observation du carrefour soi.
Peu m’importe maintenant que tu l’écrives. Mais si tu l’écris,
tant mieux.
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the creative writing no-guide
narrations
fameux exercice dit du coincé
Les enfants jouent au jeu du pendu, les ateliers d’écriture
jouent au jeu du coincé (stuck).
L’avantage, c’est de commencer petit : petit par la situation
(on est coincé dans le lieu), petit par le personnage (il est
déjà entré, et il ne peut pas sortir).
Cependant, nous voilà déjà au cœur de l’histoire qui
commence par l’écriture : vous n’avez rien besoin de savoir
de l’histoire pour vous mettre à l’écrire.
Ainsi donc : posez dans votre tête, une silhouette, une
boîte.
Prenez un temps d’arrêt. Par exemple : imaginez la réduction taille maquette de cette boîte. Une boîte à chaussures
et un petit personnage en carton (en plastique, ou jouet
d’enfant, ou découpé dans un bout de papier), et déjà la boîte
s’anime. Posée verticalement, elle sera un ascenseur, posée
sur la tranche, elle sera un abri-bus, posée à l’envers sur le
personnage, elle sera une prison. Si vous la laissez couvercle
enlevé face du haut, à vous de déterminer où sont portes et
fenêtres, et s’il y a portes et fenêtres, et combien (une porte
et une fenêtre suffisent, pensez à La Corde du maître anglais
ce cher vieil Hitchcock). La réduction taille maquette de la
scène via la boîte à chaussure et vous êtes déjà en train de
concevoir votre histoire. Et comme d’habitude, on dira : avec
Malt Olbren, tu passes plus de temps à ne pas écrire qu’écrire.
Voire.
Ainsi : oublions la boîte à chaussures, ou la boîte d’allumettes, ou la scène vide du théâtre, selon la taille de votre
32
première imagination, et concentrez-vous sur les bruits de
la ville. Une rue : le son aigre et rapide des voitures dans la
rue vous dit si vous êtes en hauteur, à son niveau ou en
contrebas. D’ailleurs, une voiture, ou bien un autobus, ou un
wagon de train, même mobiles (ou pris dans un embouteillage, ou stoppé pleine voie par les intempéries, peuvent aussi
être le lieu de référence pour votre coincé (struck), et cela
aussi c’est le bruit, les vibrations qui vous le disent.
Les rêves le disent aussi : un couloir, une chambre, un
labyrinthe, un souvenir d’enfance dressé là dans le milieu du
monde comme ces cabanes de peuples archaïques qu’on
réinvente en plein musée. Ou bien les lieux publics : gare,
usine, entrepôt, cafétéria. Et là, concentrez-vous seulement
sur la silhouette : c’est en figurant en vous le petit personnage
de papier que naîtra au-delà de lui la taille du lieu qui le
coince.
Vous devriez être déjà en train d’écrire. Si vous avez commencé d’écrire et êtes revenu à la lecture, nous pouvons
continuer avec ce premier dispositif que vous venez d’inventer : un lieu parallélépipédique, et au milieu une silhouette
seule.
Mais c’est trop tôt : revenez à votre texte, et recommencez
à écrire.
Cette fois, on garde la situation initiale, mais on enlève
mentalement la silhouette. C’est important, la méthode
Olbren : si vous imaginez un lieu vide, et qu’ensuite vous y
placiez le personnage, ça ne marchera pas. Si vous concevez
d’emblée, mais avec l’abstraction et la simplification de la
boîte à chaussures taille maquette, la situation initiale lieu
33
the creative writing no-guide
narrations
plus personnage, alors vous êtes prêts pour ceci, sur quoi
j’insiste : on sait maintenant décrire le lieu, et en détail.
Soit : ce que le personnage voit devant lui. Puis : ce que
le personnage voit à sa gauche, puis à sa droite. Puis : le sol,
comment est le sol. Puis (mais seulement maintenant) où et
comment sont les ouvertures, et, si c’est une ou des fenêtres,
ce qu’elle ou elles donnent à voir.
Alors vous voilà bien : un personnage dans un lieu vide,
qui ne peut y entrer (c’est déjà fait), ni sortir (mais
pourquoi).
Relisez Le puits et le pendule d’Edgar Poe : a-t-on plus ?
Revoyez Bartleby aux yeux vitreux posé devant son mur
aveugle : a-t-on plus ?
Étape. Ils le savent, les étudiants de Malt Olbren : on
s’arrête, on prend son temps. Du lieu, je suis sûr que vous
n’avez pas tout dit de ce que vous y voyez, de ce que vous y
savez. Une irrégularité du sol, un défaut au plafond, cela vient
d’où ? Le bibelot posé sur l’étagère, l’affiche dans le bureau
de la station-service, les avez-vous mentionnés ? Et, de ce
qu’on voit par la fenêtre, imaginez qu’une gomme passe par
là et ne laisse qu’un détail à voir : au cas où, précisez-le donc
un peu mieux, ce détail.
Alors oui, maintenant on peut revenir au personnage.
Attention, pas tout entier. C’est précieux, un personnage, ça
ne se manipule pas comme ça. On fait attention, on ne le
retrousse pas d’un coup. On parle de ses chaussures (terriblement important, les chaussures : l’aviez-vous imaginé avec
des chaussures orange ?), on parle de son complet, ou de
l’usure de la laine à ses poignets. On parle de ses cheveux, de
sa silhouette telle que l’ombre la découpe sur le mur. On le
34
voit soit assis, soit debout, soit immobile, soit agité. C’est cela
que, tout ce temps que je vous parle, vous êtes en train
d’écrire. Et vous seul le savez. Mais attention, et de grâce :
pas de nom, il ne vous a rien dit encore, et vous le connaissez
pas, et pas de visage, vous n’avez pas cette intimité-là, et votre
personnage de papier n’a pas de visage.
Serions-nous prêt pour la situation : mais oui, et tout
simplement parce que tout désormais est tendu. Alors,
comme d’ouvrir la fenêtre, laissez balayer le temps. Il y a un
avant, et il y a un présent. Il est trop tôt pour dire un futur :
l’histoire doit restée coincée comme lui, le personnage, est
coincé.
Vous ne vous sentez pas prêt à dire ce qu’il y a eu, avant,
qui justifie l’instauration de la situation présente ? Ce n’est
pas nécessaire : dans Le puits et le pendule il n’y est pas fait
référence. L’important, c’est de savoir que la scène immobile,
précédemment construite, n’est pas forcément le début de
l’histoire, mais juste son centre de gravité. Ou juste le premier
grand point de rendez-vous, avant que tout s’échappe, et que
maintenant vous construisez l’amont.
Après tout, c’est bien normal que vous n’ayez pas en main
les éléments pour dire et expliquer ce qui s’est passé. Il est
tout seul, votre personnage.
J’ai fait mon enquête dans les grandes universités : plus
l’université est grande, meilleure sera la compagnie proposée
à votre personnage. Un honoré collègue proposait son propre
coincé dans une réunion soit avec Dieu, soit avec le diable,
soit avec votre mère. J’ai beaucoup admiré la mère. Mais
quand même, folks, est-ce qu’on ne pourrait pas laisser le
pays à ses respects et démons, et se cantonner à ce qui nous
35
narrations
the creative writing no-guide
regarde ? J’aurais suggéré à mon honoré collègue de s’en tenir
à la mise en présence de son coincé et de l’écriture, par
exemple, ou pourquoi pas d’un livre trouvé, ou tout simplement d’un inconnu.
Regardez plutôt Bartleby : vous avez placé votre coincé
devant la fenêtre donnant sur le mur aveugle, positionné
quelques éléments de bureau, et la peau du mur d’en face, où
vrombit tout Wall Street (mais de loin, tel est le génie de
Melville). Eh bien, voilà le chef de bureau (et narrateur), qui
parle maintenant à Bartleby, lequel s’en tiendra à répondre
son fameux Je préférerais ne pas. Et si vous avez construit le
chef de bureau (et narrateur), ses deux employés, avec fonction de chœur, ne sont pas loin. Prenez maintenant la chose
à l’envers : vous commencerez par installer le bruit lointain
de Wall Street, puis les deux employés, enfin l’assurance du
narrateur, et l’histoire sera prête à accueillir l’homme Bartleby
et le laisser rejoindre son mur aveugle. Simplement, vous
vous êtes saisis de l’histoire par son premier centre de gravité,
et avez construit l’amont depuis ce point.
C’est ce qui nous rend l’exercice du coincé à tous si favorable : un nœud bref de situation, et pas besoin d’échappatoire. Si vous avez à portée de couloir sur le campus un
collègue étudiant mathématicien, faites-lui poser l’équation :
l’histoire n’est pas une continuité d’événements ni d’action.
Dans l’exercice du coincé, l’histoire c’est « centre de gravité
+ amont = résultante narrative ». La présence même du
centre de gravité vous donne à distance le point d’arrêt de la
scène, qu’elle soit ouverte (articulable avec autre scène d’un
éventuel roman ou format plus large), et donc le silence après
l’histoire, quand bien même vous n’y aurez pas tout réglé.
36
Où est le mystère de Bartleby, sinon dans tout ce qu’on ne
saura pas des alentours de l’histoire ?
Si nous aimons l’exercice dit du coincé au point de lui
avoir donné un nom collectif, et d’en avoir chacun notre
propre déclinaison, tient à ce miracle particulier : comme
Bartleby planté devant son mur aveugle, la restriction venue
de votre dispositif initial, la boîte à chaussures dans telle ou
telle position et la petite silhouette de papier qui l’occupe,
conditionne aussi la parole du type. Peut-être est-il dans une
cellule d’asile et parle-t-il tout seul, auquel cas vous pouvez
aussitôt me contredire : mais l’exception confirme la règle
(en ce cas, le temps est ouvert et répétitif, la parole sa
matière).
Si votre homme (personnage, devrais-je m’en tenir, même
s’il n’est ni Dieu ni mère) se tait, tout alentour se taira. Les
signes du monde parviennent pauvres, et pauvre est la parole
des autres acteurs, ceux que vous avez introduits dans ce que
je nomme l’amont.
Allez, à vous l’enquête maintenant. Dans tant de grands
livres que vous avez appris à connaître, elle est où, et longue
comment, décisive comment, la scène du coincé ? Et combien de petits livres ou d’histoires brèves saurez-vous vous
souvenir, qui sont basées sur l’exercice du coincé ? Et votre
propre coincé, vous en ferez une solitude vivante comme
dans Le puits et le pendule, ou bien une incise toute vive
dans la ville peuplée, comme l’inusable Bartleby ?
Et si l’exercice vous semble pauvre, portez-le aux limites :
on est seul dans une foule. Fixez une foule en défilé, dans
l’étranglement des métros du soir, ou dans l’agitation brownien d’une place ou d’une galerie commerçante, braquez la
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the creative writing no-guide
narrations
caméra de surveillance sur cette silhouette un instant immobile ou perpétuellement dérivante, fixez sur elle votre objectif
de manière à la rendre fixe au milieu de votre écran (ou de
votre propre page d’écriture devenue image, et vos mots
l’occupation graphique de cette image), et maintenant
recomposez depuis elle cet amont nécessaire à l’exercice du
coincé : quelles sont les voix intérieures, les visages et personnages (loin d’elle, mais qu’elle porte en elle) que vous allez
associer à la silhouette ainsi dérivante ?
Savez-vous une des difficultés essentielles de qui conduit
un cycle de creative writing ? Accueillir dans son nouveau
groupe un étudiant qui a déjà pratiqué, au séminaire précédent, l’exercice dit du coincé : eh bien à lui, comme à vousmême, et comme je viens de m’y efforcer moi-même,
demandez-lui, plutôt que d’inventer une nouvelle solution
narrative (dans ce genre d’exercice on est bon une fois, pas
deux), de construire à l’attention de ses collègues sa propre
présentation de l’exercice du coincé, sa propre façon de solliciter l’écriture et la construction d’histoire.
J’allais oublier (mais non, je n’oublie jamais rien, c’est juste
que je gardais pour conclure) : vous vous rappelez, votre boîte
à chaussures, tout au début du texte que vous venez d’écrire ?
Elle précédait le coincé lui-même, et tout ce que vous avez
placé en amont de votre coincé, puis ce qui est venu ensuite
comme déroulement bref de la scène, conditionné par son
premier centre de gravité. Il faut la retirer, votre boîte à
chaussures à taille de maquette, elle ne fait que parasiter
l’ouverture du récit, maintenant. Alors, allons-y la chirurgie,
on sélectionne et on coupe, net. Pour effacer ? Et si, à tel
endroit de l’histoire, vous alliez positionner le petit curseur
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à coller ? Et la voilà dans votre histoire, la boîte à chaussures
à taille de maquette, devenue par montage un élément ellemême du corps de l’histoire et à la fois sa mise en abîme.
Petit personnage compris ? Justement, vous l’aurez peut-être
récrit autrement — ou devenue juste toile abstraite sur un
mur ?
Au fait, vous vous souvenez de l’histoire du coincé à
Mobile et qui écoutait ce blues de Memphis ? Je vous suggère
comme point de départ, si vous n’avez encore rien pour votre
histoire, de partir des paroles ce cette fable-là, Stuck inside of
Mobile with Memphis Blues around (NdT : la traduction des
paroles de cette chanson de Bob Dylan est aisément disponible, on peut aussi associer à cet exercice, en langue française, le texte de Henri Michaux inclus dans Face aux verrous
qui s’intitule « L’impossible retour »). Et si le coincé c’était
finalement chacun de nous dans sa ville, chacun de nous dans
cebrave new world et la place qu’il y occupe ?
ne coupe pas le moteur, Joe
On n’invente pas des exercices d’écriture avec une moulinette qui s’appellerait la moulinette à inventer des exercices
d’écriture.
On dispose chacun d’une harmonique particulière, tu
vois : comme ces baudruches sculptées très fines et fragiles
qu’on te donne dans les fêtes foraines, et colorées sur ciel
nuageux gris. Cela, c’est ton rapport personnel et singulier à
la vieille chose littérature, à la vieille chose récit.
39
the creative writing no-guide
narrations
Alors, dans cette singularité, tu inventes des passerelles :
ce qui fait résonner la vieille chose à partir de cette petite
sculpture étroite qui est toi.
Les exercices que tu proposes te sont extérieurs, ils
n’amènent pas les étudiants vers toi (mais les pousse dans la
vieille chose littérature, où ils s’éloigneront seuls ensuite dans
l’épaisse brume et disparaîtront de ta vue, même si capables
d’en ressortir tout près de toi, presque face à face, des années
plus tard et avec le sourire), les exercices que tu proposes ne
sont pas universels mais supposent de résonner avec cette
singularité tienne.
Alors chacun développe ses deux ou trois demi-douzaines
d’exercices, et est-ce qu’on progresse ? Non, on sait mieux
aller au dense, on sait mieux aller tout droit vers ce qui
compte. Tu fabriques et délimites un territoire très précis très
condensé, où ils ne seront pas apprentis, mais portés. À eux
d’en tirer leçon, et d’aller l’appliquer à leur singularité propre
— autre versant de ton travail, les aider à la formuler.
Et puis, chaque année, parfois une ou deux nouvelle piste,
alors tu essayes, tu rodes, tu domestiques comme pour un
numéro de cirque. Parfois, un nouvel exercice alors qui te
déborde, te saute dans les mains, devient l’exercice de tous.
L’exercice dit « Ne coupe pas ton moteur, Joe » est celui
qui m’a été le plus emprunté, a le plus circulé, est devenu
chose si commune que bien peu se rappellent que Malt
Olbren le premier l’a formulé.
Donc, je le dis gravement : l’inventeur vaut toujours mieux
que les imitateurs, c’est comme quand tu travailles le blues
à la guitare, reviens donc voir la vieille barbe qui le premier
a taillé ça avec sa tronçonneuse dans la grande forêt des mots.
40
J’appelle donc cet exercice « Ne coupe pas ton moteur,
Joe », demandez-moi à son propos tout ce que vous voulez
sauf qui est Joe (« Keep your engine running » c’est du long
bref long long bref bref donc appelant cymbale syncope pour
dernier temps fort « Keep your engine running, Joe » ça ne
change pas grand-chose sauf que c’est devenu un groove au
lieu d’être un titre, et l’étudiant après le Joe doit bien continuer la phrase pour garder le rythme — j’espère que ces
trucs-là sur long bref long long vous le pratiquez aussi ?). Et
si l’exercice s’appelle « Ne coupe pas ton moteur, Joe », c’est
que la consigne s’énonce ainsi : tout se passe ici sans couper
le moteur, et Joe ou pas Joe ça suffit pour la route.
Civilisation de la voiture ? Quand ça nous aura passé,
posez l’exercice sur la tombe de Malt Olbren avec une inscription : « Il en a produit, de beaux textes, cet exercice-là,
hein Joe ? »
Parce que, sérieusement, la question numéro un pour
l’auteur de fiction c’est de faire avancer l’histoire. Scène après
scène, on sait faire, on a développé des tas d’exercices pour
ça — et c’est bien la raison de mon livre. Mais là, ce que tu
proposes aux étudiants c’est : qu’est-ce que lui mets comme
fuel, au-dedans, à ton histoire, pour qu’elle avance ou avance,
n’ait pas le droit de s’arrêter — et, incidemment, que l’obligation à elle faite d’avancer soit ce qui en produise les figures
et surprises et arrache du fond de secret la chose dont toimême ne te doutait pas qu’elle y soit.
Et tout simplement (so simply), si tu ne coupes pas le
moteur, elle va bien avancer de force, ton histoire.
Dans tout atelier, tu as à peine fini de raconter ce qui se
passe pour toi dans cet exercice, et ce qui t’amène à le pro41
the creative writing no-guide
narrations
poser, qu’un ou une élève sage te demande : mais c’est quoi,
alors, la consigne ? Normal, plus tu sens déjà la trouille de te
lancer, ou l’ombre qui ricane derrière ton histoire en attendant que tu soulèves la trappe, tu cherches tous les prétextes
pour dire que tu ne la vois pas, la trappe.
Je répète donc, de façon synthétique et complète, la
consigne de l’exercice : « Ne coupe pas ton moteur, Joe. »
Et pour celles et ceux qui n’auraient pas compris, j’explique : tu as une voiture, tu as un lieu de départ. Les autres
éléments sont à ta disposition. La seule contrainte, désolé,
elle est tout entière contenue dans le titre : « Ne coupe pas
ton moteur, Joe. »
Le personnage est tout seul : ça paraît plus facile mais
non, croyez l’ancien combattant, ce sera plus difficile. Vous
avez deux personnages dans la voiture : ce sera déjà la multiplication des pistes, ils parleront, s’indiqueront des tuyaux,
pourront même échanger leur place. Ils sont quatre ou six
personnages à s’entasser dans la voiture : tu découvriras que
ce n’est pas du tout la même histoire, celle qui rassemble
quatre personnes dans une voiture et celle qui en a rassemblé
six. La voiture roule ou reste immobile dans la cour ou le
parking : c’est votre choix (ma seule contrainte : moteur
allumé, et ça on n’y touche pas). Une fois un gars qui n’aimait
pas mon cours m’a fait une réponse en provoc : tu avais un
immeuble, le parking, et la voiture avec moteur qui tournait
puis rien. Des gens passaient, s’approchaient de la voiture,
et comme tout était normal repartaient. D’autres apparaissaient aux fenêtres, rouspétaient après cette voiture dont le
moteur tournait pour rien, et voilà. Et puis il décrivait l’intérieur de la voiture, mais rien de spécial, tout était vide, sauf
42
ces petits signes qui font qu’une voiture est vôtre, et que le
moteur tournait. Ne coupe pas ton moteur, Joe : il avait
respecté la consigne, et c’est un des meilleurs textes que j’ai
jamais recueillis de l’exercice, un de ceux où la fiction dérange
la réalité.
D’autres textes aussi, très beaux, parfois, lorsque les
enfants s’en mêlent : des mômes qui jouent dans une voiture,
dans leur tête il ronronne plein feux, le moteur. Et puis tu as
tous les lieux que tu peux y associer : haltes café, stationsservice, péages et ferries, tunnels et embouteillages. Je me
souviens d’un texte qui se passait uniquement sur un pont :
et plus le texte avançait, moins le pont finissait.
Quel boulot de paresseux, se dit le bénévolent lecteur,
découvrant combien il en faut peu pour devenir enseignant
de creative writing dans une université (college) humble et
discrète de notre beau pays rempli de voitures.
Pas si vite, pas si vite ! Dans l’exercice de Malt Olbren, il
est d’abord question de faire avancer l’histoire, pas seulement
de créer une situation, même avec moteur allumé. Moteur
quatre temps : admission, compression, explosion, échappement. Alors quatre temps dans l’histoire, quatre événements.
Et respect de la consigne : « Ne coupe pas ton moteur, Joe. »
Là par contre, Malt Olbren les laisse à eux-mêmes, les
étudiants : à vous de trouver, même en place passager. Ou
prenez le pick-up truck, le camion de l’oncle, volez la voiture
abandonnée. Mais il y aura quatre étapes. Et croyez-moi :
des quatre, une que vous n’attendiez pas. Au point même
que cet exercice peut vous servir, bien plus tard, d’échauffement (warm-up) : repartez (sans couper le moteur), puis ne
gardez que l’étape imprévue, inventez une nouvelle histoire
43
the creative writing no-guide
narrations
là-dessus, ou portez-la telle quelle, dans votre plus beau plat
à histoire, dans le roman en cours.
Bien sûr de tous les bien sûr, comme tous les vieux blues
que vous travaillez à la guitare, un exercice est à tout le
monde. Certains y ajoutent leur épice : cinq étapes et pas
quatre (moi je préfère le basique), ou bien qu’à chaque étape
surgisse une interaction avec un personnage différent.
Comme les planètes et astéroïdes ou les parties d’échec, on
devrait nommer les versions et variantes du nom de l’auteur
qui les invente. J’aime bien évoquer cette contrainte supplémentaire que le voyage n’ait pas de fin évoquée. Ne coupe
pas le moteur, Joe : fin sur la route, destination ou pas destination, on n’y arrive pas. On n’y arrive jamais : et, au cas où
même maintenant vous n’ayez pas encore d’idée, c’est bien
d’ici que vous pouvez partir.
Quoi, quoi ? Vous n’avez pas lu October ferry to Gabriola ?
Si je ne revendique aucune paternité sur l’exercice, c’est bien
parce qu’il appartient d’abord au vieux Malcolm.
Profitez bien (Have fun).
irruption du dérangé et de ce qui
s’ensuit
Paradoxe : cet exercice ne produit pas de littérature montrable (ou publiable, ou qui soit seulement littérature — mais
qui est-on, pour savoir ? Pourtant, il nous désigne un point
précis nécessaire à la littérature montrable (ou publiable, ou
44
qui soit seulement littérature — mais qui est-on, pour
savoir ?).
Je ne crois pas au versioning, je ne crois pas à la littérature
millefeuilles, je ne crois pas au fabriqué. Mais l’exercice proposé ici, en ce qu’il permet une transition dans strates et
niveaux de narration, vous permet d’atteindre (même rampant, spéléologue, contorsionniste) une instance de langue
narrative qui doit impérativement faire partie de vos harmoniques naturelles, de votre boîte à clous , dès la prise d’écriture, dans votre marche habituelle, et que vous aurez oublié
de longtemps cet exercice.
Je l’appelle exercice du dérangé (the unhinged card exercise),
le chien dans le jeu de quilles (the rattlesnake in the kitchen),
et nous allons travailler sur le principe de la version
successive.
Je vous laisse faire pour la première. Une segmentation
banale du quotidien, où nous essayerons cependant un
échantillonnage riche. Peu importe, puisqu’il ne s’agit que
d’une ébauche, et qui plus est d’une ébauche qui ne survivra
pas dans le texte abouti. Tâchez qu’il y ait quatre ou cinq
personnages, tâchez que le lieu ne soit pas extraordinaire,
mais imposez-vous qu’il soit, au contraire, comme détaché
au couteau de la vie courante, puis posé là sur la table à écrire.
Ébauchez comme si vous notiez dans l’ordre où cela vous
apparaît, lieu, détail du lieu, personnages en groupe, personnages pris un par un, échanges banals de parole entre les
personnage, tentative d’un des personnages de donner une
histoire construite. Mais tenez-vous en à l’ébauche, là est la
difficulté : vous racontez cela comme dans une lettre à un
ami, comme dans un reportage de terrain, rien n’est appuyé.
45
the creative writing no-guide
narrations
C’est prêt ? Enregistrez sous l’appellation version 1, puis
faites une copie, nommez-la version 2 et ouvrez.
C’est là qu’apparaît le dérangé (your unhinged card), et
comment, figurez-vous ? Il dérange ! Un personnage fait
irruption dans la scène, ou bien il était déjà dans la pièce,
assoupi dans un fauteuil, et il se réveille, ça débrouillez-vous
— même pas besoin de se préoccuper de son entrée, vous
pourrez régler ça ensuite. Mais installez-le presque tout de
suite dans l’ébauche.
Et maintenant, justement parce qu’il est dérangé (cause
he is the unhinged card), il interrompt. S’il écoute sans parler,
il peut se placer juste devant le personnage qui parle, presque
bouche à bouche, comme jamais on n’oserait le faire en
public. Ou bien, s’il n’interrompt pas et ne se mêle pas des
propos échangés, lui il poursuivra sa propre action avec ses
propres questions, mais comme une nappe superposée à la
première nappe. Même si le dérangé n’interfère pas avec
votre scène ébauchée, vous insérez sa propre description, puis
celle de ses actes, puis les paroles qu’il émet, dans le fil temporel continu de votre première scène. Ainsi, la première
scène ébauchée devient-elle comme ces substrats qu’on
utilise pour la culture des cellules en biologie : dites-vous à
chaque mot que vous travaillez sur du vivant.
Quand vous êtes au point, enregistrez. Puis dédoublez le
fichier, et l’appelez version 3.
Et maintenant, dans votre version 3, vous supprimez tout
ce qui était la version 1, et ne gardez que les ajouts de la
version 2 (arithmétiquement, ce n’est pas très compliqué).
Bien évidemment, l’histoire vous paraît nue, sommaire,
décousue. Eh bien, réinventez-lui un lieu, un lieu qui cette
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fois soit basé uniquement sur lui, le dérangé, quitte à simplement le faire marcher dans la nuit, simplement le poser
sur un plateau nu de théâtre.
Et après tout, peut-être qu’il est très beau, votre texte.
Repensez au narrateur du Sous-sol de Dostoïevski, ou à son
récit Douce, on n’est probablement pas dans un dispositif
narratif très différent. Allez, chers étudiants, petit effort :
retrouvez-moi cinq livres, ce cher Dickens, le grand Faulkner,
ou pourquoi pas notre haut collègue Stephen King, avec
irruption ou passage du dérangé (where the unhinged card has
been thrown)…
Vous pouvez même continuer le versioning : dans le
fichier n° 4, vous repartez de la version n° 3, et restaurez
progressivement, mais en les rendant plus abstrait, mieux
scénarisés, et seulement si nécessaires, les éléments de la
version n° 1. Puis comparez avec votre version n° 2 : et je vous
offre un doughnut avec supplément crème si les deux versions coïncident…
Je vous l’ai dit, ne m’intéresse même pas, à titre exceptionnel, pour cet exercice, de lire les productions. Ce qui
m’intéresse, c’est après : votre dérangé, qu’il soit toujours
auprès à ricaner, dès que vous commencez d’écrire. Qu’il soit
toujours prêt à entrer dans la pièce où vous écrivez, où parlent
vos personnages, puis vous bouter bas de votre chaise et
l’écrire à votre place, à sa manière.
Et si c’est un exercice magnifique, le dérangé, n’est-ce pas
en ce qu’il correspond si bien à nous-mêmes ?
47
the creative writing no-guide
narrations
et alors il est où, le dialogue ?
Ah mes amis, le dialogue n’est pas facile dans la vie, même
avec nos plus proches. Tant de choses incarnent le dialogue
auquel les paroles ne donnent pas accès.
Paradoxe du dialogue : rien de plus immédiat dans
l’échange oral, rien de plus présent au premier niveau du récit,
et rien de plus funambule pour les artistes de cirque que nous
sommes.
Avez-vous vu l’aisance du jongleur tandis que les balles
gravitent autour de sa tête et de son dos ? Rien que du
naturel. Il suffirait de prendre sa place, et on en ferait autant,
sans problème.
Seulement voilà, ça ne marche pas comme ça.
Enquêtez : quiconque vient enseigner l’écriture a son
propre exercice fétiche de dialogue. On peut même considérer, s’agissant du jonglage absolu, qu’un seul exercice n’est
pas suffisant, et de loin.
Et puis on ne peut pas toujours servir le même, alors qu’on
doit constamment, dans un nouveau cycle, venir de nouveau
appréhender le dialogue. J’ai donc élaboré pour vous cinq
exercices d’approche du dialogue, et voici le premier, obligatoire — il s’intitule « et alors il est où, le dialogue », simplement parce qu’il s’agit d’une scène muette et sans dialogue.
Apprendre le dialogue sans dialogue, coup de génie vous ne
croyez pas ?
Demandez à un ami acteur s’ils ne font pas cela régulièrement, dès le conservatoire , puis ensuite, lors des répétitions. Demandez à un ami chanteur s’il ne fait pas cela
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régulièrement : le pianiste ou l’accompagnateur jouant
exactement toute la musique, et lui concentré sur la respiration, l’imaginaire de la chanson, mais… Sans parler la scène
pour les acteurs, sans émettre un son pour le chanteur.
Et vous ne voyez pas ce qu’on en déduit pour l’écriture ?
Allons, allons… Bien sûr que si, vous voyez. C’est juste
que vous n’avez pas trop envie d’écrire. Exercice aride, austère,
ingrat, inflexible, sévère, disgracieux, pénible, rébarbatif,
rebutant : difficile, en somme.
Alors repensez au jongleur, souriant tranquillement tandis
que tournent ses balles : combien il en a ramassé à terre, après
ses premiers exercices ?
Et puis ce n’est pas si terrible que ça, ce que je vous
propose.
C’est juste que je ne peux pas vous aider. Prenez un travail
déjà en cours : juste sur son bord, sans venir interférer avec
ce que vous fabriquez de beau, on va développer un fragment
de scène. Le récit initial n’est là que pour vous aider à la
trouver. Qu’elle ne soit pas un objectif central. Qu’on l’abord
comme quelque chose qui vient compléter une marche existante vers un but précis, qui ne sera pas dans cette histoire.
Et si pas d’idée, tant pis, vous en voilà une : balayez à
rebours vos derniers jours et trouvez un moment de tension.
Essayez qu’il ne soit pas seulement à deux personnages mais
en agisse trois ou cinq. Peu importe la durée de la scène.
Et c’est fini pour le mode d’emploi. Vous me jouez la scène
comme vos amis du conservatoire, ou comme le chanteur
dans sa répétition — tout se fait bouche cousue. À vous le
style indirect. À vous tout ce qui bouillonne dans la tête. À
vous la description des visages, du temps qu’il fait, du vent
49
the creative writing no-guide
narrations
qui fraîchit et de la musique qui passe. À vous de lever la tête
vers les immeubles, à vous les téléphones et les silences.
La seule condition : que jamais une parole ne soit dite par
un des personnages, du moins qui soit retranscrite dans le
texte. Ce qui signifie, incidemment, que le texte rapporte
indifféremment les choses tues et les choses dites. Mais il y
a une vitre, vous n’entendez rien, lors même que vous apercevez l’intérieur de la bouche criant ou hurlant ou chuchotant ou murmurant, ou simplement béant de surprise, comme
de l’autre personnage vous voyez le geste à deux mains de se
boucher les oreilles.
Et alors, quel rapport avec le dialogue, si on n’en écrit pas,
de dialogue ? Ça, c’est mon secret, et ma prérogative. Mais
on en reparlera dans cinq ou dix ans, si, à chaque fois
qu’entre-temps vous aurez eu à écrire la moindre bribe de
dialogue, vous n’ayez pas repensé à la scène muette, vous ne
vous soyez pas joué, sous la parole dite — avec le téléphone,
le vent, les immeubles — la scène sans paroles.
Et puis, mes amis, qui a écrit :
We sit and talk quietly,
with long lapses of silence,
and I am
aware of the stream that has no language,
coursing beneath the
quiet heaven of your eyes, which has no speech.
Cela n’aurait rien à voir avec notre exercice, et notre élévation dans la vision des choses humaines ?
The only realism in art is of the imagination.
Disait aussi William Carlos Williams, que vous négligez
bien trop depuis le lycée, mes chers, à vouloir marcher vers
la fiction en oubliant que la parole est évidemment en toute
écriture unique et même.
Alors, on y va ?
50
pompiers du dialogue (deux
exercices plus un)
Ce premier exercice fait , nous nommerons ces deux
exercices, présentés ensemble : « L’adresse à l’absent » pour
le deuxième, « De la retouche photographique appliqué à
l’échange oral » pour le troisième, suivi de « Un cinquième
pour William » pour vos soirées calmes (s’il y en a).
Progressons dans l’aventure dialogue, avec ces trois exercices successifs — et à lire dans l’ordre, s’il vous plaît.
Les lire, même si vous ne condescendez pas à les écrire
(vous allez cependant le faire, pensez à la note de fin de
semestre), mais les lire attentivement, si les éléments techniques sur quoi nous allons nous concentrer dans ces trois
exercices sont des étapes indispensables — en gros le tableau
de bord de votre voiture à dialogue — même s’ils doivent
ensuite dans l’oubli (just dissolve themselves afterwards in
oblivion), parce que conduire un roman sur les grandes routes
de l’aventure ne se fait pas l’œil rivé sur le tableau de bord.
À l’inverse, et sans déploiement particulier d’autorité, je vous
inciterais à les pratiquer à la file, voire simultanément, et
d’ailleurs c’est ainsi que je les ai écrits : un alinéa pour le
deuxième, un alinéa pour le troisième, etc.
Et désolé de ne pas vous donner d’exemple, pour ce qui
est de parler dans la vie civile vous êtes nettement plus
débrouillards que moi.
1
51
narrations
the creative writing no-guide
Ce deuxième exercice s’intitule : « Ailleurs si j’y suis
(l’adresse à l’absent) » — il est fondamental. Sinon, vous le
proposerais-je ?
Deuxième exercice : vous vous concentrez sur votre projet
en cours, roman ou short story ou pourquoi pas dans le
domaine de la narrative non-fiction que nous aborderons
bientôt, et vous en isolez une situation potentielle de dialogue à deux personnages, dont l’un est le narrateur. S’il s’agit
de fiction (ou de théâtre, et même de scénario), cette asymétrie native est essentielle (ce n’est pas une conversation entre
deux personnages à laquelle assisterait le narrateur — qu’il
soit l’auteur ou le personnage principal —, mais une conversation qui l’implique lui-même, avec un autre personnage,
soit que le second personnage soit nouveau dans l’histoire,
soit qu’on crée une rupture avec effet d’intensification ou de
loupe (binoculars) sur un personnage existant, dont le rapport avec le narrateur va en être brutalement affecté. S’il vous
plaît, pas votre toutou chéri, pas le proche récemment disparu
(je préviens).
Alors à vous. Ma contrainte : seul le narrateur parle. Dialogue sans dialogue, que non. Cette fois, contrairement au
premier exercice, ce qu’il dit réellement au personnage figure
dans le texte. Un texte qui va par paragraphes. Contrainte :
chaque paragraphe contient une adresse directe au personnage. Le reste est libre : pour qu’on comprenne cette adresse
au personnage, le paragraphe devra bien inclure ce que vient
de répondre le personnage. Il va l’inclure au style indirect, il
peut aussi l’intégrer dans l’adresse même : — Tu me dis que
ceci et cela, mais moi je te réponds que cela et ceci.... et voilà
votre paragraphe. Ou bien : Quand il m’avait dit que ceci et
52
cela, je lui avais lancé / dit / crié / chuchoté / marmonné /
grogné : — Es-tu sûr de cela et ceci, ne penses-tu pas que
ceci et cela ?
Même pas besoin d’avoir une situation d’échange oral, ni
de situation dialoguée : le narrateur est seul dans une pièce,
marche de long en large, peut-être a-t-il reçu la veille ou le
matin même une lettre de son interlocuteur. Le paragraphe
reprend tout cela, la pièce, la fenêtre, le bruit, les lumières, et
pourquoi pas une marche dans la ville, et là, traversant à pied
le pont, le narrateur lance à voix haute sa réplique à
l’absent ?
Nous travaillerons aussi le monologue, qui inclut des
outils proches. Nous sommes presque dans une situation de
monologue, avec cette fine frontière entre le monologue
intérieur et le monologue adressé. Mais l’occupation du
temps est différente. En nous concentrant sur le dialogue
avec l’absent, nous forçons le narrateur à rester dans le temps
réel qui est le sien, à mesure de ses pensées, à mesure de ses
gestes et déplacements, et dans l’énoncé direct de ses
répliques, paragraphe par paragraphe : Alors il s’arrêta brusquement devant le mur et lança, ses regards traversant la
cloison de plâtre vers des montagnes absentes : — Comment
peux-tu me dire ceci, comment peux-tu m’écrire cela ?
Mais bien sûr vous allez faire beaucoup mieux que cette
phrase exemple. Et n’hésitez pas, en complément de l’exercice
que vous me rendrez, à me donner un ou deux exemples de
l’adresse à l’absent prise dans vos livres nécessaires et préférés ? (Sera pris en compte dans l’évaluation de l’exercice.)
53
the creative writing no-guide
narrations
2
Avez-vous tenté tout d’abord le premier exercice, celui
que nous avons appelé « Et alors, il est où le dialogue ? »
Avez-vous traversé les nappes de ce bel et lyrique deuxième
exercice, dit « Adresse à l’absent » ?
Si oui, vous êtes prêts pour ce troisième exercice, et si non,
reprenez case précédente, parce qu’on va changer brutalement de division, selon vos termes sportifs affectionnés.
Pour cet exercice, troisième sur le dialogue, je l’appelle
« De la retouche photographique appliqué à l’échange oral »,
nous augmentons le niveau de difficulté parce qu’il ne s’agit
pas d’écriture du dialogue, mais bien de sa réécriture.
Il faut comprendre en premier lieu ce que, dans chaque
exercice, je nomme leur artefact : situation d’écriture de
laboratoire, conçue artificiellement, qui nous permet de
grossir jusqu’à la distorsion un élément technique particulier,
que vous intégrerez ensuite dans votre pratique dès le premier jet, et sans plus y penser. Et toute l’essence et la gloire
de l’american creative writing réside en cette démarche.
Soyons les artistes de l’invisible, et quelle classe vous atteindrez avec le visible.
Le mieux c’est de partir de l’existant. Vous disposez, dans
un tapuscrit en cours, d’une accumulation particulière de
dialogue, ou d’une story dans laquelle l’échange oral est le
rouage principal de l’avancée narrative.
Ou bien fabriquez un dialogue, mais fabriquez-le très vite
et sans penser. Soyez le plus près possible de l’échange oral.
Avancez la scène comme elle avancerait dans le réel. Ne vous
préoccupez d’aucun principe formel, vous êtes-là, vous
54
l’auteur, comme invisible à deux personnages en plein
échange, vous leur respirez sous le nez, vous leur voyez l’intérieur de la bouche, vous leur faites les poches pendant qu’ils
parlent sans même qu’ils s’en aperçoivent. Mais votre dictaphone fonctionne et produit pour vous, comme l’enregistrement automatique de la tripaille d’un volcan (volcano’s guts),
les pages que maintenant vous allez reprendre.
Avez-vous un ami photographe ? Qu’il procède à l’ancienne manière, sous l’ampoule rouge de la chambre noire,
au doux ronronnement du ventilateur d’un haut agrandisseur
sur pied, jouant d’ombres et de balayages rapides des doigts
sur telle et telle zone pendant l’exposition à la lumière, puis
de l’agitation dans le bain de révélateur, ou qu’il soit à un
écran avec pipettes et curseurs pour manier les contrastes,
saturations, découpes, et même les gommages. C’est à cet
ami photographe que vous allez penser. Et bien fort.
Dépouillez-le de sa blouse. Ou bien dites-lui d’aller préparer
du café, prenez sa place à l’écran et remplacez son image par
votre texte.
Vous l’avez, votre dialogue ? Alors jouez des lumières.
Prenez un feutre, et sur la feuille imprimée, dactylographiée,
manuscrite, séparez-moi votre échange oral en zones numérotées — de un à cinq, ça suffira.
Chaque zone est en elle-même un fragment de dialogue
(c’est important — mais si c’est juste une réplique, vous
pourrez cependant procéder quand même au travail).
Alors il fait quoi, le photographe ? Une conversation n’est
pas un paysage plat (flat landscape). Une conversation, en
chacune des zones que vous avez définies, fait varier l’interlocuteur principal. Et si ce n’est pas le cas, forcez-vous à
55
the creative writing no-guide
narrations
l’installer. Zone 1, personnage A principal, ça change quoi
aux répliques de B. Zone 2, personnage B principal, ça
change quoi aux répliques de A.
Et à vos outils : où le personnage est principal, on ne
touche à rien, on laisse toute cette peau de la langue qui est
l’intonation orale, ses intonations, ses clichés, ses répétitions
et gimmicks. Où le personnage est secondaire, vous n’entendez que l’écho de tout cela, le minimum nécessaire, juste
ce qui contribue à l’avancée de la scène. Et soyez impitoyable.
Puis prochaine zone, et même travail, mais le rapport des
personnages a changé.
Et maintenant, relisez : est-ce que rythmiquement ce n’est
pas mieux, est-ce que la consistance du récit n’est pas plus
souple, mais plus ferme, plus insistante à la main ? Et pour
ce qui est de ce que vous donnez à comprendre, auriez-vous
perdu quelque chose en route ? Est-ce que l’incomplétude
même n’est pas une activité de plus pour le lecteur, une force
vive supplémentaire pour que l’histoire avance ?
3
Axiome, et on y reviendra pour d’autres exercices : enlevez
un cinquième du texte, et il ne s’en portera que mieux. Même
chose pour les buveurs de Coca Cola qui apportent leurs
chips en cours.
William, William, vous en connaissez, des William ?
Et maintenant, les trois premières étapes franchies, et
votre dialogue ci-dessus bien lisse et poli devant vous,
variation.
56
Il y a des exercices plus méchants, mais celui-ci n’est pas
méchant. Juste cruel. Kill your darlings, disait le français
Flaubert, la littérature est l’art du sacrifice, disait notre grand
Faulkner.
Prenez votre dialogue en bloc, encore tout frais de l’odeur
de, et contraignez-vous à la fameuse règle : un cinquième
pour William. C’est un exercice formulé par nos collègues
anglais du début XIXe (et si vous me retrouvez dans la littérature anglaise début XIXe quelques évocations du fameux
adage un cinquième pour William, ce sera compté dans
l’évaluation).
Et sans réfléchir, sans réfléchir s’il vous plaît. Rythme vos
jeux vidéo. Manette effacement. Reset début de phrase, je
saute sur l’adjectif, je fusille l’adverbe. Et lui qui m’ennuie
quand il parle, qu’il aille chercher sa prochaine vie.
Hop, hop, hop, c’est fini ? Posez le stylo sur la table : un
cinquième du texte rayé, gommé, disparu, enlevé sans archive,
gomme, effacement, coupe. Un cinquième exactement : vous
ne pouvez pas prendre ici, rattrapez-vous là. Vous pouvez
grignoter (nibble) une onomatopée, un auxiliaire, un adjectif
ici, c’est toujours ça de pris pour la réplique suivante. Ça y
est, il l’a, son cinquième, William ? Maintenant relisez : il
manque quoi, à votre texte.
C’est ça, le miracle : il est nettement mieux comme ça.
Il ne manque rien, il est bien plus dense, rapide, fort, au
contraire. Et dans chaque endroit où vous avez mis de l’air,
c’est la tête du lecteur qui gamberge, et vous en apporte bien
plus que ce que vous avez enlevé.
C’est un des exercices que chacun pratique pour soimême, mais le plus magnifique, irrationnel, efficace et ancien
57
the creative writing no-guide
narrations
de tous, le un cinquième pour William. Seul problème :
personne ne sait ni pourquoi ni comment, mais ça marche.
3, 2, 1, action (mais en tout petit)
Notre spécificité américaine et nous en sommes fiers c’est
l’action. Il y a une densité historique à ce que nous plaçons
dans le verbe faire. Que cela s’exprime à travers nos récits par
une façon autre de placer l’action en avant, où l’histoire littéraire sous domination européenne en faisait le fond mihonteux de l’activité mentale, ce n’est pas dû au cinéma ou
au pragmatisme de notre être au monde, mais témoigne
d’une affinité profonde avec notre histoire.
Reste à torcher la scène (toss off the stuff).
Et pour cela, travailler en petit. Faire suffisamment petit
pour sentir le dur. Comme un sculpteur d’abord modèle avec
les mains, un objet à la taille des mains. Ensuite vous pourrez
réduire (travailler le mot, la phrase) ou agrandir (une poursuite, une grève, une guerre, ô raisins de nos colères). Mais
d’abord, une scène en dix lignes. Juste l’espace de la main qui
recouvre la page pour que le voisin ne puisse pas lire. Et puis,
même chez Steinbeck, qu’est-ce que la scène épique la plus
vaste, sinon le paysage architecturé d’une myriade
d’actions-phrase ?
Allons plus loin : posez votre main droite à plat sur la
table (et instructions symétriques pour les gauchers, cela va
de soi), et de l’autre main avec votre stylo ou crayon vous en
tracez le contour. Voici l’exact périmètre qui vous est concédé
58
pour l’exercice. Et dix lignes si c’est la machine à écrire ou
vos nouveaux ordinateurs.
Ce que nous voulons détruire : la tentation de chronologie, de suivie linéaire du temps — même le temps bref de
l’action, la tentation de continuité — même dans l’objet
compact qu’est une scène réelle.
Le réel est décousu, contient d’immenses durées dans son
instantanéité. Le réel vous est hostile, il se défend avec obstination (obdurate) lorsque vous voulez le manipuler.
Nous allons donc décoller de la ville un timbre-poste de
réel. Cernez-le, isolez-le. Personne parmi vous qui procède
aujourd’hui à cet exercice, mais chez vos parents ou grandsparents vous avez bien aperçu une collection de timbresposte : on procédait par trempage de l’enveloppe, puis avec
une pince à bouts plats, au décollage du timbre, posé ensuite
sur un buvard (blotting paper) pour que le séchage par
absorption le laisse à plat. Ainsi pratiquerez-vous pour votre
scène urbaine.
J’ai appelé cet exercice 3, 2, 1, action parce que vous venez
déjà d’accomplir le temps 2 de la première partie, dite préparation. Dans cet exercice, préparation et rédaction, le temps
2 précèdera chaque fois le temps 1, et on finira par le temps
3.
D’où préparation, temps 1 : quelle scène réelle ? Bien
entendu, qu’elle ait déraillé. Un moment où le réel soit hors
de ses gonds. Ça ne dure qu’un instant ? Eh bien tant mieux.
L’action de poche que nous décrivons s’insère dans ce temps
restreint pareil que votre récit dans l’intérieur du dessin de
votre main.
59
narrations
the creative writing no-guide
Et pas besoin de la mémoire ni de l’imagination : repassez
simplement en repartant vers l’arrière la journée d’hier, puis
celle d’avant-hier, et remontez progressivement vers l’arrière.
Vous trouverez forcément ces points de réel qui restent, où
tout se présentait de travers. Rappelez-vous, le réel est obdurate, il n’aime pas qu’on le tripote et résiste, c’est un de ces
moments que vous allez décoller comme un timbre.
Et donc temps 3, rédaction. Vous avez bien suivi la
décomposition trois temps ?
Alors changeons d’espace : votre récit d’action existe sur
votre feuille, là dans le dessin de votre main. Il existe, simplement il n’a pas encore été écrit. Ça existe dans votre tête,
tant vous voyez l’action, même si vous ne savez rien encore
de comment vous allez l’écrire, mais pour vous elle est simplement cet espace blanc limité sur la page. Elle est une
surface, un territoire graphique. Et cet espace est occupé par
votre pensée de l’action, délimité par l’action elle-même, en
cet instant même où vous n’avez rien écrit encore.
Changeons d’espace : appliquons maintenant le principe
du 3, 2, 1 à cet espace blanc délimité, tout rempli de votre
action mais pas encore écrit, et, tout pareil que l’idée du
décollement venait avant l’idée de la sélection, appliquons le
point 2 avant le 1.
Point 1 : comment s’ancre l’action ? Vous la voyez depuis
quelle image ? On ne voit pas le réel obdurate avant qu’il ait
commencé. Il n’y a pas un parking vide avant la bagarre sur
le parking. Il y a la bagarre, et après vous vous occupez du
parking.
Prenons Manhattan Transfer de Dos Passos, cette magie
d’éléments qui filent sans transition les uns sur les autres, et
60
tous pris uniquement depuis ce point 2 permanent du
désordre des choses. Une voiture blanche, des gens agglutinés
autour, et la fumée du pot d’échappement.
« At the next corner a crowd was collecting round a highslung white automobile. Clouds of steam poured out of its rear
end. Au carrefour d’après des gens s’étaient agglutinés autour
d’une voiture blanche rutilante. De la fumée sortait en nuage
de son pot d’échappement. »
Tout le roman est là, buddies : la fumée du pot d’échappement. Pleine phrase pour. Et pendant la phrase sur la
fumée du pot d’échappement, vous, vous avez vu quoi ? Vous
avez mémorisé et donné consistance au réel obdurate, la foule
autour de la voiture, le mot carrefour (at the next corner).
Et tout tient à cela. L’action n’est pas use continuité, n’est
pas use linéarité. Elle est use perception compressée. Ce que
je nomme réel obdurate (et gageons que cette notion aura de
l’avenir dans notre littérature), c’est l’imperceptible suspension de la scène sans action, la scène séparée de son action.
Retenez, retenez encore, repensez au pot d’échappement, et
voilà, vows pouvez lâcher :
« A policeman was holding up a small boy by the armpits.
From the car a refaced man with white whiskers was talking
angrily. /.../ A woman with her hair done up in a tight bunch
on top of head was screaming, shaking her fist at the man in the
car. Un agent retenait un gamin par les épaules. Dans la
voiture, un type au visage rougeaud et moustache blanche
protestait /.../ Une femme avec les cheveux repliés en petit
chignon en haut de la tête hurlait, montrant le poing au type
en voiture. »
61
the creative writing no-guide
narrations
Qu’avez-vous fait, sinon simplement poser autour de la
première image, la nécessaire première image, les images
adventices, en l’occurrence pas moins de quatre personnages :
le type dans la voiture, l’agent et le gamin, la femme qui
hurle. Tout ce qui était déjà connu dans la première image,
mais qui vous aurait bien embrouillé si vous aviez dû l’écrire.
Il manque quoi ? Les voix ? Restez dans l’idée : point 2
d’abord. Ne les écrivez pas à la file. Ajoutez dans le territoire
délimité par la main dessinée, ça c’est facile, mais aussi dans
l’image précédemment construite, en deux phases. Et ça nous
donne par exemple ça (toujours Manhattan Transfer, cette
fois le texte complet) :
« At the next corner a crowd was collecting round a highslung white automobile. Clouds of steam poured out of its rear
end. A policeman was holding up a small boy by the armpits.
From the car a refaced man with white whiskers was talking
angrily. “ I tell you officer e threw a stone… This sort of thing has
got to stop. For an officer to countenance hoodlums and rowdies… ” A woman with her hair done up in a tight bunch on top
of head was screaming, shaking her fist at the man in the car,
“Officer he near run me down he did, he near run me down. ”
Au carrefour d’après des gens s’étaient agglutinés autour
d’une voiture blanche rutilante. De la fumée sortait en nuage
de son pot d’échappement. Un agent retenait un gamin par
les épaules. Dans la voiture, un type au visage rougeaud et
moustache blanche protestait : “ Je vous dit monsieur l’agent
qu’il m’a lancé une pierre. Ce genre de truc c’est plus tolérable. C’est à vous les policiers de veiller à ces voyous et
malfrats…. ” Une femme avec les cheveux repliés en petit
chignon en haut de la tête hurlait, montrait le poing au type
62
en voiture : “ Monsieur l’agent, il m’a presque renversée je
vous dis, presque il m’a écrasée. ” »
Et vous me demandez qu’est-ce que le point 1 ? Juste ce
qu’on vient de faire. Retour amont. Avoir complété le nœud,
avoir reconstruit le réel compact, non modifiable, âpre et
obstiné d’un petit point du désordre du monde, tout ce que
je mets dans notre merveilleux adjectif obdurate.
Il vous reste de la place dans votre dessin ? Bien sûr, je
sais que vous en avez gardé. Sinon, on aurait bâti une illustration, pas une action.
Il fait quoi, Dos Passos, une fois posé ça, il vous raconte
la suite ? Pas le genre du monsieur. L’important c’est ce à
quoi il vient de nous confronter, un petit moment du monde
dans sa compacité et son hostilité.
Voyez-vous, votre force à cet instant, c’est que l’histoire
n’appartient pas au périmètre et à la mécanique de votre
roman. L’histoire est un petit caillou de réel implanté là dans
le roman pour imposer que son illusion passe pour vraie. Et,
du coup, la force de vrai dont dispose (lui, et pas vous), le
réel obdurate de votre timbre-poste d’action, vous n’avez plus
simplement qu’à le relier à votre narrateur, ou simplement
votre lecteur.
Dos Passos introduit un cinquième personnage, juste
épinglé dans la foule. Il fait quoi ? Rien, il regarde. Pourquoi
voulez-vous interférer avec ce grain majuscule d’action crue ?
Ce n’est pas assez, déjà que quatre personnages, une voiture
bloquée en plein carrefour, et deux conversations simultanées
qui s’ignorent ? Quelle liberté alors cela donne pour poser
ce spectateur et le faire exister. Qu’un personnage existe en
une demi-ligne de récit : il suffit d’une casquette retournée
63
the creative writing no-guide
narrations
à l’envers. Et qu’il suffirait de retourner la casquette de
n’importe quel personnage pour le faire exister ? Chers étudiants, n’en demandez pas trop à votre cours de creative
writing, cela s’appelle la grâce et je n’ai pas d’exercice pour
la grâce (ici, peut-être simplement aussi par l’élision de
départ ?).
« But edged up next to a young man in a butcher’s apron who
had a baseball cap on backwards. “ Wassa matter ? — Hell I
dunno… ” Et juste là devant il y avait un jeune en tablier de
boucher avec une casquette de base-ball la visière en arrière :
“ Il se passe quoi ? -- Tu parles si je le sais. ” »
Le personnage, ici la figure mythologique de l’émigrant
urbain construit par Dos Passos en 1925, où le flux de
conscience sans cesse traverse le personnage et fait du réel
simplement la cinétique qui le traverse, non seulement a
repris la parole dans l’intérieur du petit fragment de réel
obdurate, mais en tire sa légitimité non pas comme création
de l’auteur, mais personnage de chair et d’os parlant aux
personnages juste issus du réel. Et la ville revient de suite,
parce que dans les journaux on discute des problèmes dus
aux voitures des riches (la ville n’est pas que l’action perturbée
du réel et de la foule, elle est ce bruit de mots qui la régule),
et la question posée par l’errant au garçon à la visière, comme
il l’a déjà posée à bien d’autres en ce début de livre, la question chaque fois posée découvrant un nouveau pan minuscule
de la ville, le chantier, le pub : « Dis, mec, tu sais pas où on
peut trouver du boulot par ici ? »
« “ One o them automobile riots I guess. Aint you read the
paper ? I don’t blame em do you ? What right have those glob
lamed automobiles got ravin round the city knocking down
64
women and children ? — Gosh do they do that ? — Sure they
do. ” “ Une de ces histoires à cause de ces bagnoles à tous les
coups. Vous n’avez pas lu le journal ? Sûr qu’ils ont raison
vous trouvez pas ? Quel droit elles ont ces bagnoles mal
foutues de bousiller la ville et de renverser les femmes et les
enfants ? — Zut, c’est ce qu’ils font ? — Oui, c’est qu’ils
font. ” »
Le roman a transcendé la scène d’action pour retrouver
ses marques de miroir pensif du monde, dans l’incapacité où
il est de renverser la violence du monde. Mais pour cela il a
besoin de l’action — allez relire : jamais Dos Passos ne nous
raconte ce qu’il advient du chauffeur, de la femme et du
gamin. Mais le rythme même et l’illusion tiennent à ce
primat de l’action, et que j’ose dire être le primat américain
de l’action, en se saisissant dans le livre même d’un timbreposte du réel obdurate. Limitation du territoire graphique
de la convocation de scène, appui sur la perturbation du réel,
et mouvement ternaire de la saisie puis de la composition,
avec le temps 2 en ouverture, c’est ce que je vous demande
avant… que vous ne fassiez l’exercice. Et remerciez-moi
d’avoir parlé assez longtemps pour que vous ayez déjà eu le
temps de trouver votre sujet.
« L’action est une brève folie », a dit je ne sais quel Français (NdT : il s’agit bien sûr de Paul Valéry).
65
the creative writing no-guide
narrations
sphère-œil à compression de
monde
Le célèbre texte de l’américain Jorge Luis Borges qui
donne son titre au recueil L’Aleph est bien sûr un de ces textes
à relecture infinie. On recommanderait même Fictions et
L’Aleph comme gymnastique, une sorte d’exercice du matin,
pendant cinquante minutes, sur n’importe quel récit de ces
deux livres géants, avec comme seule consigne, à mesure que
vous les connaissez mieux et y avez vos repères, d’examiner
en vous ce qui a progressé ou changé depuis dernière
lecture.
Laissons l’appareillage narratif de la nouvelle L’Aleph. Il
sera temps ensuite de passer à un des exercices de construction narrative : commence toujours par son germe, son noyau,
son œil.
Et c’est bien ce qu’on nous propose ici : un œil. Elles sont
dix-sept sphères, comme ces grosses agates qu’enfant nous
cumulions dans nos plus beaux trésors, lourdes en main mais
qui tiennent dans la main. Elles sont dispersées dans des
lieux secrets de nos maisons ou de nos villes. Celle-ci est
dans le sombre escalier d’une cave, entre les marches. Mais
quand on la regarde de près, qu’on y colle son propre œil, on
y découvre le monde entier, sans rien de caché.
Le mystère que nous offre Borges c’est cette totalitémonde, qui tient dans une main. Vieux mythe.
On ne bricole pas (tinkle) avec des textes de ce niveau,
aussi précieux sans doute que la petite sphère elle-même, une
des dix-sept. Imaginez que vous allez construire, lors de
66
l’exercice, un texte qui comptera seul parmi les dix-sept plus
importants textes qui jamais furent écrits.
Ce qui m’intéresse : la possibilité poussée à sa limite de
narrateur omniscient. Concept un peu passé de mode :
jusqu’à Tolstoï, le romancier aperçoit la totalité de ce qui
advient tout autour de son histoire. Avec le seigneur d’Oxford, Mississipi, William Faulkner lui porte le premier un
coup radical : chaque personnage ne connaît que ce qu’il
aperçoit lui-même de l’histoire, et n’a pas accès pour la nuit
que construit son roman à autre chose que ce qu’ils en voient,
ses personnages. Quand Faulkner essaye autre chose, il se
plante. Quand le réel est si confus que le narrateur ne sait
rien de ce que voient et savent les autres personnages de
l’histoire, cela donne Pylône et c’est géant.
Il n’est donc pas question de tout dire. La sphère de
Borges est une création d’écrivain : donc elle ment. Il se
trouve que Borges est le plus grand des écrivains, alors on ne
s’aperçoit pas qu’il ment, l’histoire nous emporte, son
déploiement abstrait nous cerne et nous effondre en elle, et
nous avons donc tout vu dans sa sphère sans nous apercevoir
que nous n’avons vu que ce qu’il voulait qu’on y voie (NdT :
elle n’était pas facile à traduire, cette phrase-là).
On se colle l’œil à la sphère grosse comme l’œil, et on voit
le monde entier dedans : plus personne pour faire traîner
d’un mot ou trois la phrase, et s’étonner de la convergence
de taille des objets, l’œil, la sphère. Alors prenez-la, la sphère,
tenez-la dans votre main. Le monde que vous y verrez c’est
le monde qui tient dans cette bille. Il a une clôture, il est dans
cette compression. On ne voit jamais, à la surface du monde,
que ce qu’on y connaît de son monde à soi.
67
the creative writing no-guide
narrations
Alors à vous de jouer, maintenant : autant serons-nous à
écrire ce texte, d’autant de mondes disposerons-nous. Le
monde est probablement la résultante de tous ces mondes,
si nous savions les superposer. Mais il faudrait ajouter les
visions de ceux qui, sauvages ou errants anonymes sur les
chemins, dans les déserts ou par les villes, ont une autre
vision, dont ils ne nous feront jamais part. Et c’est pourtant
bien vers leur vision à eux que nous fait cheminer
l’écriture.
Finalement, nous construirons chacun ce que nous voyons
dans la limite courbe de notre sphère-œil, notre sphèremonde, pour l’évacuer, l’oublier, savoir qu’au-delà de notre
texte il y aura notre chemin par déserts et villes, nous-mêmes
écrivant et vidés de notre propre savoir.
La compression de la sphère-œil, la sphère monde, seulement pour y enclore combien nous savons peu de notre
monde, quelque accumulation qu’ici on en fasse.
Alors, comment il fait, Borges, pour qu’un monde tout
entier tienne dans une de ses dix-sept sphères mystiques ?
Relisez, c’est un grand écrivain, il a tout le savoir nécessaire
pour ne rien en dire, sans que vous vous en aperceviez jamais.
Et nous serons plus humbles, puisque nous allons, dans un
temps aussi limité que l’étendue de la sphère (cinquante
minutes pour gros comme un œil, ça vous va ?) aller aux
limites possibles les plus précises de votre accumulation
monde.
Et j’aime bien, d’autre part, qu’on oublie la langue et qu’on
ne pense qu’aux choses. Ce ne sera pas une liste ni une suite
d’items qui voudraient ressembler à du vers libre (j’insiste,
68
parce qu’il y en a toujours sinon qui confondent littérature
et liste de courses).
Du vrac. Comme le monde lui-même. Un bout d’empilement du chaos majeur. Pas de ponctuation. Un paragraphe.
Continu. Bloc. Ciment. Mais tout. Vos lieux. Et ce qu’ils
sont à cet instant, ou ce qu’ils sont dans votre tête (vous êtes
bien un monde à vous tout seul aussi, non ?). Les gens, les
villes, les faits. Et même les paysages sans personne, les
choses oubliées. La statuette ramenée d’on ne sait plus quel
voyage et que personne ne regarde plus, invisible là-haut sur
l’armoire.
Le chaos est trop grand, prenons-le à la pipette, autant
qu’un œil en peut tenir, un œil-verre, un œil-boule, la sphère
de monsieur Jorge Luis Borges, le très grand.
À quoi sert l’exercice ? Et si vous cessiez d’abord de vous
poser la question ? Ah bon, c’est moi qui venais de la poser
et pas vous — qui n’y pensiez pas ? Humbles excuses. Disons
que l’exercice ne sert à rien. Il faudrait que chacun au même
moment l’effectue, et qu’on trouve ensuite moyen de remplacer le brave vieux monde par sa description ainsi faite.
Mais il ricanerait à l’écart, de toute ce que nous ne savons
pas de ses monstres enfouis, des présences dans l’air à nous
impalpables, du dépli possible des temps en tout instant
quand nous sommes dans un seul, et tant et tant.
Moi je dis : du vrac, du compact. Une goutte seulement,
mais une goutte du vieux chaos. Et, le temps qu’on l’écrit, on
n’y regarde pas, on n’ouvre pas la trappe de ce qu’on y a mis.
Ah bon (bis), vous y décelez quelques petites choses importantes pour vos histoires, une maison, un couloir, une
chambre, une voix, un nom, un trajet, une odeur ? Et que là,
69
the creative writing no-guide
narrations
de ce détail, il vous serait possible d’en inventer une autre,
d’histoire, qu’il ne vous avait pas été donné d’imaginer
avant ?
Non, non, je vous assure que je ne l’avais pas prévu. Pas
du tout.
Et dites-vous aussi que le grand Borges, auteur américain,
l’a fait pour lui-même, l’exercice.
de la description vertige
Qu’est-ce qu’une description ? Un roman sans personnage, long comme la phrase, le paragraphe ou le passage qui
le nomme.
Je proclame : la description n’existe pas, elle est seulement
construction du monde avant l’interférence éventuelle d’un
ou des personnages. Elle est le statut du monde dans le texte,
en tant que telle, elle s’annihile.
Ce qui s’annihile et n’existe pas peut durer un segment de
phrase, une phrase ou un ensemble de phrases, un paragraphe
ou tout un livre (retrouvez dans les étagères à livres de votre
tête un ou plusieurs livres qui ne sont que description — je
vous aiderai, mais demain).
La description ne tire pas son éventuelle légitimité de son
statut ou pas de réalité hors du livre : description les mondes
aperçus en surplomb dans les caves et fissures de Lovecraft,
comme la phrase énonçant que rien de particulier à signaler
dans votre fenêtre depuis ce qu’elle était hier.
Je ne propose donc pas d’exercice d’appropriation de la
description, puisque la description n’existe pas. Dit autre70
ment : due ce qu’on nomme en général description n’existe
que si elle est pleinement roman en elle-même, et donc
disparaît en tant que telle. Le reste n’est que taille de la toile
et conscience de votre geste : la description est le geste du
bras sur le récit avant que l’homme y paraisse, sa pertinence
sera seulement l’accord entre la précision du geste et la taille
et la matière du support qui l’accueille. Cela ne concerne pas
votre roman, qui s’écrit sur ordinateur ou cahier mais se
moquerait de la taille et de la matière de ce qu’il ébauche ?
Alors retournez faire quelques autres exercices dans ce livre
et revenez à celui-ci plus tard.
Tout tient à une définition : conscience de la taille et de
la matière qu’est votre récit, à quoi vous ajoutez un troisième
paramètre : la vitesse de tracé qui est concédé à l’unique geste
de décrire, quelle que soit l’étendue demandée à ce geste, qu’il
vous appartient de définir.
Comme personne n’est jamais venu dans ce cours pour
rien (et cette phrase est insérée systématiquement sans rien
y changer, chaque année, dans ce polycopié), ce que je vous
proposerai ce sera une suite d’exercices préparatoires à la
disparition de la description, ou comment repousser alentour
du geste tout ce qui tiendrait à l’effort de le penser, pour en
assurer l’abandon et la liberté.
Parce que la description le
vaut — et qu’elle n’est plus l’accessoire d’un récit simulacre
du monde, mais bien ce en quoi le récit lui-même est monde.
Les exercices se font sans écrire, ni écran ni carnets (pour
l’instant). Ils se font à votre gré immobile ou en marchant,
mais je conseille de ne pas les faire assis ou couché : il est
important, pour aborder les premiers exercices, que le corps
soit lui-même dans la position de l’observateur (ou dans le
71
the creative writing no-guide
narrations
lieu de l’observation, puisqu’on peut très bien imaginer tout
cela vu depuis une caméra de surveillance plantée sur un
pylône ou au bout d’une sonde micro-métrique dans vos
artères).
Le premier exercice se fait depuis les conditions même
de la salle, même sans fenêtre (mais c’est encore mieux s’il y
a une fenêtre sur ville) : à vous le travail, ami enseignant —
l’étudiant doit vous regarder, vous, et ne plus rien regarder
autour. À lui alors de décrire oralement ce lieu en partage, à
l’instant même de votre échange. Bien sûr ça ne fonctionnera
pas pour un deuxième étudiant à suivre, mais rien n’empêche
de les associer à la première observation, celle de leur
camarade.
Maintenant, même chose mais tout seul : train, voiture,
fenêtre fixe — comme disait le poète français : Un éclair, puis
la nuit... (NdT : en français dans le texte — Olbren n’a pas
laissé de trace écrite d’une éventuelle traduction de Baudelaire, mais traduisait oralement ses citations en permanence).
Ce que vous avez vu n’est peut-être pas très intéressant : mais
le moindre paysage vu du train inclut une oblique ou des
lignes droites, telles masses de couleur à définir, un objet ou
un mot qui passe. S’il y a peu, la description sera brève — et
alors ?
Vous pouvez bien sûr recommencer plusieurs fois, ou bien
comme on fait pour la notation des rêves (d’ailleurs l’exercice
vaut aussi pour les paysages vus en rêve) — à mesure que
vous vous promenez, déplacez, pour raison parfaitement
utilitaires ou liées à vos occupations du quotidien, un petit
clap comme au cinéma ? Tu as vu ? Eh bien décris, maintenant. Image fixe, texte avec cadre (décisif, le cadre) et ce qui
72
s’organise dedans, même si on en a retenu que très peu, si
peu.
Parés ? N’allez pas vite. C’est un travail pour la vie.
Ensuite vous n’y penserez plus, ça se fera en vous, vous aurez
le vocabulaire de l’œil écrit. Je vous suggère de prendre du
temps sur l’exercice précédent, quelques semaines, comme
ça, au hasard des balades. Laissez-cela se dessiner en vous :
un cadre, des lignes, des masses. C’est abstrait ? Tant mieux,
c’est le jeu.
Maintenant étape suivante : c’est encore un exercice à faire
debout ou en marchant. Dans un lieu de confiance, un lieu
de calme ou d’amitié. Vous êtes devant cette fenêtre, vous
marchez dans ce parc, et progressivement c’est il y a bien
longtemps, et bien loin, que vous marchez. Dans ce paysage
où vous vous étiez arrêté, dans cette ville où vous aimiez
marcher. Laissez s’installer le décalage, puis franchissez
carrément la frontière : vous êtes dans le lointain, temps et
lieu, votre corps se meut comme il s’y mouvait, et le présent
rien qu’une simple transparence, qui n’entrave pas, ne gêne
pas. Alors prenez le temps : arrêtez-vous, même si c’est aussi
vous arrêter là, dans le parc ou la rue au présent — et découvrez, découvrez tout ce que la mémoire ne vous laissait pas
voir, mais que l’exercice vous dévoile. Faites cela en apesanteur, allez au détail, sentez les chaleurs d’une tôle, le toucher
d’un bois, le crissement sous le pas. Pensez que, tant que vous
découvrirez ainsi, l’illusion se prolongera — cessez d’approfondir, détailler ou ralentir, et vous reviendrez au présent.
L’exercice n’est que ce prolongement. Maintenant, dans les
semaines qui suivent, identifier une odeur, un fond d’air, une
sensation, la pluie ou la chaleur ou l’hiver, une attente si vous
73
the creative writing no-guide
narrations
voulez ça marche aussi, et prenez du risque, allez vers des
lieux plus fugaces, plus lointains, bien moins précis au départ.
Un bref arrêt dans une promenade d’autrefois, le lieu où on
allait voir les étoiles, ce coin au fond de la cour de l’école,
cette rue après la gare ou tous les jours on devait brièvement
marcher. Tirez-en plaisir. Cela vous mène plus à la photographie, à la peinture, à la paresse même, qu’à écrire ou en
tirer des mots ? Rien de grave, vraiment rien.
Nous ne sommes pas dans le temps du cours, nous
sommes dans le temps disjoint d’un polycopié par lequel
vous me revenez, ayant souvent pratiqué ces exercices, ayant
aimé les maîtriser. Alors maintenant à table : là, tout de suite,
ayant pratiqué l’exercice un, ayant pratiqué l’exercice deux,
cinq brefs paragraphes résumant des occurrences du un, cinq
brefs paragraphes résumant les occurrences du deux. Du jeté,
du gribouillé, noté collé. Voici, vous venez d’écrire votre
premier texte description.
Vous vous en doutez, les beaux jours ne durent jamais ce
qu’on voudrait — on va passer à une phase plus rébarbative :
la description intentionnelle, le paysage arbitraire. Vous
choisissez une ville dans laquelle vous avez séjourné ou vécu,
et un point précis de cette ville. Vous le voyez ? Trois lignes.
Puis une autre. Trois lignes. Et cela quatre fois. Deuxième
étape du texte descriptif, musculation descriptive.
Mais la description, qui n’existe pas, mérite bien mieux
que ce traitement, quoique indispensable.
Progressons dans le travail. Laissez venir un fragment du
monde qui intéresse de près votre travail en cours, laissez-le
grandir autour de vous : là-même où vous êtes (c’est encore
un exercice à faire debout), des techniciens de cinéma sont
74
venus et ont bâti le décor réel de ce paysage qui vous
concerne. Vous ne voyez pas les contreplaqués, les bâches,
les échafaudages, les faux éclairages, vous voyez — c’est
important de le préciser — le paysage-cible devant vous,
autour de vous, tel que vous le connaissez dans son temps,
son lieu et sa réalité, mais sans avoir quitté le temps et le lieu
de votre propre réalité. Alors, comme les chanteurs vous
feront travailler séparément les consonnes et les voyelles d’un
air (je sais le plaisir que vous prenez quand je vous propose
moi-même ces exercices sur vos textes). Alors concentrezvous sur le paysage nouvellement installé, et écrivez trois
phrases ou paragraphes brefs, très vite mais les trois, en
réponse aux points suivants :
— vous enlevez les objets, les inscriptions, les détails, le
petit, le fugace, l’éphémère et les brins d’herbe, il reste quoi ?
— vous enlevez les signes, les lignes, et vous ne cherchez
plus à nommer ce que vous avez devant vous, et vous ne
reconnaissez plus que les couleurs : comment dire les couleurs et leurs formes ?
— vous gommez les reliefs, vous enlevez les parois, les
supports, et vous découpez comme une part de tarte, au
couteau à réel, tout ce qu’il y a à l’extérieur du cadre, ce qui
reste vous le collez soigneusement sur une paroi verticale :
qu’y a-t-il devant vous sur le mur d’exposition ?
Troublant n’est-il pas (disquieting isn’t it). Et maintenant,
soufflez-moi tout ce décor, qui n’était que songe et illusion,
ce avec quoi on ne fait pas de bonne littérature (ricanements
dans la salle). Et donnez-vous de la vitesse. Gardez soigneusement le même sentiment de présence que le paysage
immobile, reconstruit dans votre propre réalité, suscitait en
75
the creative writing no-guide
narrations
vous. Et partez mentalement vers les paysages lointains
(quand je dis paysage, il s’agit bien de perspective réelle à
reconstruire par le langage : coin de chambre, bout de rue,
carrefour à travers la vitrine, et pas seulement la haute vue
sur le fleuve depuis le belvédère de la ville...). C’est loin, le
cerveau va vite, le cerveau s’engouffre en lui-même. Défilent
sur le cône intérieur les pays, les dates, les gens, les villes, et
puis le voilà, le paysage du lointain, petit comme un coin de
chambre, ordinaire comme un bout de rue, indifférent
comme un carrefour à travers la vitrine. Et cette vitesse
intérieure de déplacement, convoquée pour la remémoration
(et tout simplement, le trajet ou le voyage qu’il nous fallait,
spatialement aussi, pour nous rendre en ce lieu), conservez-la
jusque dans la façon que vous avez d’observer ce que je
nomme paysage, ou simple fragment urbain lointain, dans
le temps et l’espace.
Je ne vous demande plus d’être debout, au contraire :
isolez-vous dans le noir, reprenez votre position d’écriture
favorite, repliez-vous sur vous-même comme dans ces
grandes chutes qu’on a dans les rêves. Ce paysage du lointain,
vous ne le verrez qu’en mouvement : le mouvement réel avec
lequel vous le traversiez à l’époque, ou bien le mouvement
qui prolonge ce voyage intérieur dans le côte tourbillonnant
du cerveau, qui vous y mène — c’est pour cela qu’écrire dans
l’obscurité peut être favorable à cet exercice. Et maintenant,
très brièvement, cinq lignes suffisent, dites-nous ce paysage
tel que vu depuis votre mouvement...
Vous me ferez la grâce d’une dernière étape : et s’il n’y a
rien à en dire, de tout ça ? Si c’est trop pauvre, trop monochrome, trop uniforme ? Et si on ne se rappelle de rien ?
76
Eh bien justement, donnez-vous ce défi. Rassemblez-vous
dans la salle par groupes de trois. C’est important. Et que
chacun convoque — pour lui seul — un paysage impossible
à dire. Le ciel vu de votre Velux, carré découpé dans la pente
du toit. Trois minutes pour écrire, mélanger les feuilles. Puis
chaque groupe de trois lit ses trois textes aux autres groupes :
disparition de l’auteur, mise en avant du texte avec référent
qui n’a quasiment aucune réalité hors celle de sa phrase.
Et revenez ensuite me dite qu’il n’y a rien à dire du rien...
Je comprends bien que je vous lasse. Je vous laisse. Vous
ne ferez jamais aucun de ces exercices. Ils n’ont rien à voir
avec la littérature. Vous fuyez Malt Olbren, le vieux schnoque
de prof. Vous rentrez chez vous. Vous prenez Fall of America
de monsieur Ginsberg, révolté, quiconque veut écrire a cela
chez lui. Vous ouvrez un par un les chapitres, en vous disant :
— Ah, pas celui-ci, ça ressemble à son exercice, ah, pas celuici... Etc., vous m’avez compris : la description est un
vertige.
Ou, post-scriptum pendant que vous rangez allègrement
vos affaires : et si chacun de vous me rédigeait exactement,
pour la semaine prochaine, la liste précise de ce qu’il lui serait
impossible de décrire, et qui pourtant fait tout à fait ordinairement partie du vaste monde ? Au moins réfléchissez-y,
je vous prie.
77
the creative writing no-guide
narrations
donnez-leur à manger (au
vaporisateur)
Dans la salle à manger brune, que parfumait
Une odeur de vernis et de fruits, à mon aise
Je ramassais un plat de je ne sais quel met
Belge, et je m’épatais dans mon immense chaise. En
mangeant, j’écoutais l’horloge, — heureux et coi.
La cuisine s’ouvrit avec une bouffée,
— Et la servante vint, je ne sais pas pourquoi,
Fichu moitié défait, malinement coiffée.
Arthur Rimbaud
C’est un exercice basé sur le dialogue, mais que je recommande (quand je dis que je recommande, disons qu’ici vous
n’avez pas le choix) aussi bien pour le travail de la narration
que pour celui du théâtre. Voire même votre saint cinéma.
Pourquoi ? Parce que, côté narration, trop de textes qu’on
m’apporte voient l’affaire de trop loin. Ils n’ont pas les mains
qui collent, et le tablier qui sent. Parce que, côté théâtre, ce
sont de grandes envolées pour acteur aux vêtements et cheveux qui flottent, mais soufflez dessus et son petit nuage
l’emporte à deux kilomètres débiter les mêmes prodiges
lyriques à vos voisins, bon débarras.
Reprenons notre démarche de base. On n’écrit pas. On
s’assoit, on se met devant la fenêtre, on ferme les yeux un
moment, ou bien on va marcher en ville tout en pensant à
autre chose, mais au bout de 24 heures (j’entends : y compris
pour celles et ceux qui sont restés assis), vous avez repassé
78
dans votre tête, romans, nouvelles, romans et nouvelles américains puis romans et nouvelles étrangers, et pièces de
théâtre (là, prenez l’ordre inverse, et commencez par
Tchékhov — d’ailleurs aussi bien ses nouvelles que ses
pièces) où devant vous, en plein texte, les personnages sont
affairés à manger. Je vous explique manger ? Pas le snack
qu’on avale sur son ordinateur entre deux phrases, avec le
café qui se renverse sur le clavier. Manger est une activité qui
requiert les mains et la bouche, mais est avant tout une activité sociale : on est ensemble, il y a un début et une fin, un
service, et on parle.
Vous l’avez, votre liste ? Vous avez pris le temps de relire
par exemple La promenade au phare de Virginia Woolf ?
Maintenant, ouvrez votre boîte à outils, et prenez un texte
auquel s’applique le défaut (je sais, vous écrivez sans défaut
et aviez de bonnes raisons de vous y prendre ainsi) désigné
plus haut. Ou saisissez-en seulement l’idée initiale, la première intention, ou situation.
Vous vous réjouissez, vous vous dites : le cher bon vieux
maître aujourd’hui ne nous embêtera pas — je choisis le bar,
le diner, le restaurant ou la cuisine du chalet de grand-pa’
face au lac, ou pourquoi pas l’affluence au restaurant de
l’université, ou ce petit japonais de la rue derrière, et je refais
le même dialogue, les mêmes envolées.
Ce serait trop simple, non ?
Ce que je vous demande, c’est de faire manger vos personnages. De vous couler dans la matérialité du temps qu’est
le service du repas, et de vous couler dans la matérialité des
silences où chacun aura le nez dans son assiette : on ne parle
pas la bouche pleine, disent nos amis français. Le temps de
79
the creative writing no-guide
narrations
manger, c’est faire le récit du silence de penser, tenu dans la
même temporalité que celle du corps, privé un instant de
mouvement (il en reste, des mouvements : les doigts, les
regards, les pieds, le visage, l’attente, le repos).
Vous vous dites : super, ce matin, le cher vieux maître ne
nous embêtera pas trop, entrée plat dessert et lui qui aime
bien sa petite bouffe, disent nos amis français, on lui fait le
récit du dernier repas de famille et on est ok pour la semaine
jusqu’au prochain cours.
Non, parce que Malt Olbren vous fait aussitôt la proposition suivante : ce qui touche au repas, vous n’en parlerez
pas. Oh, bien sûr, vous tricherez : des éclats, des reflets, des
goûts et des dégoûts, et traités comme des avant et des après,
puis la socialité même de ce qu’on partage, ou que vous risquiez un passe moi le sel (dans la version anglaise : bring the
mayonnaise) pourquoi pas. Mais imaginez, dans votre saint
cinéma, que vous demandiez à vos acteurs de jouer le repas,
sans table ni assiettes, juste leurs gestes, visages, postures,
attentes : ah oui, là il y a soudain à écrire.
Ils ont des choses importantes à se dire : allez parler de
votre passion intérieure quand le personnage d’en face se
lèche les deux doigts après son poultry (à cause de la mayonnaise, justement) : tout sera dit, mais tout sera dit
autrement.
Facile, dites-vous ? Dites-vous au contraire qu’aujourd’hui
je vous fais cadeau d’un exercice qui vous fait traverser le
couloir des grands.
Il y a quoi sur les murs ? D’où viennent les faïences ? Quel
mauvais jeu de mot vient agrémenter la carte plastifiée du
diner ? Et la tête de la fille qui préfère parler au gars derrière
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le guichet passe-plat, que de vous apporter votre addition ?
Ou la tête de requin du patron, et ce foulard qu’il met pour
dissimuler comme il peut un peu trop de calvitie ?
Ou les plats en eux-mêmes : faites donc en une minute,
non pas l’inventaire de ce que vous avez mangé en un an (très
bon exercice, cependant, pour agrémenter trois heures de
Greyhound tremblant et grondant quand vous repartirez
dans vos familles pour les vacances), mais la liste très restreinte des plats (NdT : Olbren avait bien sûr, au moment
de la rédaction de son fameux polycopié, parfaite connaissance de cet inventaire proposé par Perec, il aurait été incollable aussi sur le rôle métaphorique et la description du boeuf
en gelée servi par Françoise à Norpois chez Proust, comme
des banquets de Flaubert, « qui ne faisait jamais rien en
petit », disait-il, le mariage dans Madame Bovary ou les
ripailles de Salaambô, ou la scène d’anthologie qu’est le
premier dîner chez les Arnoult dans L’Éducation Sentimentale, end of the note) qui sont pour vous le signe de l’enfance,
la mémoire d’un être cher, une odeur peut-être suffira : et ne
laissez pas fuir l’écriture qui en découlera.
Théâtre ? N’allez pas m’embêter de vos didascalies. Ces
éléments vulgaires sont à laisser à l’imagination du metteur
en scène, fût-il vous-même. Ou bien, si l’énoncé est nécessaire à l’écriture, qu’elles-mêmes soient dites.
Installez-moi le match de base-ball ou de curling sur les
écrans du fond de la salle, et la radio qui n’a rien à voir mais
dont la musique mange la moitié des paroles qu’on vous dit.
Alors, elle se raconte pareil, votre histoire ?
Aujourd’hui, concoctez-moi un repas. Tendez le voile.
Vous, vous savez exactement ce qui est fait là, ce qu’on mange,
81
the creative writing no-guide
narrations
comment on le prépare, comment on le sert. Mais, roman
ou théâtre au choix, ne laissez passer dans le texte que les
voix, ce qui reste seulement. Les voix intérieures étant ellesmêmes des voix, n’exagérons pas.
C’est trop difficile, on n’entre pas comme ça chez des
seigneurs comme monsieur Tchékhov ou madame Woolf ?
Je vous propose (enfin, direz-vous), la version Malt Olbren...
Variation un, dite du diner : peu de monde dans la cafétéria. Mais des gens seuls, des amoureux à deux, trois autres
parce qu’ils bossent ensemble, et puis celle qui est à la caisse,
celui qui sert. On vaporise très vite le fixateur, on coupe très
vite en deux parties égales de façon à voir l’intérieur (où sont
les voix). Et voilà...
Variation deux, dite de l’après-repas : en famille, ou juste
avec elle, ou c’était avec les copains. Il s’en est passé, des
choses, mine de rien, celles qu’on n’a pas osé dire, celles qu’on
a oublié de dire, celles qu’on a dites de travers, celles qu’on
aurait pas dû dire. Et vaporisateur : ce sont des statues, exposées en plein musée, comme ils sont, juste là au vestiaire,
renfilant le parka, ou se penchant pour ouvrir la voiture sur
le parking, ou rapportant la vaisselle sale à la cuisine. Plus
rien ne bouge, c’est juste une seconde. Mais approchez-vous
à les toucher, circulez parmi eux — vous verrez, en venant
assez près, c’est tout un bruissement, chacun est en mode
flash back, aucun pour savoir même ce qu’ensuite il va faire.
Vous n’avez qu’à cueillir ce qu’ils ressassent.
« They were six men at the table in the lunchroom eating fast
with their hats on the back of their heads » : Manhattan Transfer
bien sûr : l’adverbe fast et les chapeaux repoussés en arrière,
il vous faut quoi de plus ? Cette seule phrase, séparée de la
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scène qu’elle amorce, convoque et provoque tout un monde.
Ou tenez, même livre : « Jimmy sits watching his uncle’s broad
serious mouth forming words, without tasting the juicy mutton
of the chop he is eating. — Well what are you going to make of
yourself ? » Est-ce que toute la route de destin qui roule
jusqu’au tout dernier mot ne tient pas d’abord au jus de la
côtelette, vingt-et-un mots pour la bouffe et neuf pour le
destin ? Apprenez ça, jeunes gens.
Et pensez à chaque instant que, ce qu’on fait, c’est d’abord
de la métaphysique : l’empêchement de penser crée la pensée.
Et cette pensée empêchée pourrait bien être la bonne vieille
littérature, là où elle sera toujours supérieure à la
philosophie.
l’impératif taxi
Vous êtes tous présents et à l’heure : je vous admire et
vous en remercie. Pourtant, l’intitulé du cours d’aujourd’hui
aurait dû vous dissuader. Vous autoriser à m’envoyer dès
demain matin un de vos adorables petits mots concernant
la grippe soudaine ou le rendez-vous administratif
incontournable.
Pourtant vous êtes là, et pourtant je vous propose un
intitulé de cours qui ne veut strictement rien dire : croyez
que j’en suis touché — hautement, émotionnellement touché.
Donc au travail.
Premier axiome : l’écriture se fait avec ce qui n’est pas
écriture.
83
narrations
the creative writing no-guide
Deuxième axiome : écrire ce qui ne doit pas être écrit est
incontournable, du moins pour la narration (ou le théâtre,
ou le cinéma, et encore plus pour vous autres mesdames
messieurs qui venez à l’atelier roman sans vous préoccuper
du merveilleux roman).
Troisième axiome : prendre au sérieux l’écriture qui ne
sera pas écriture suppose qu’aujourd’hui on en fasse
écriture.
Cette fois tout est clair ? Bien, je l’espère. Et le prolongement que je vais en donner ne sera qu’un petit complément,
le temps de mentalement vous mettre en train.
Partons du plus petit, du plus rien de tous les riens : c’est
un film — que dis-je, c’est à la télévision. Un personnage sort
d’une porte, hèle un taxi, le taxi s’arrête, il monte et le taxi
disparaît.
Nous appelons ça, dans notre monde de l’invention narrative, l’impératif taxi et peut-être d’aucuns parmi vous
savent désormais ce que recelait mon incompréhensible titre
— mais, si vous avez déjà pratiqué cet exercice dans d’autres
conditions, on n’a jamais fini de le réviser, il suffit de durcir
un peu la consigne.
Vous êtes le lecteur du roman : situation 1, c’est un bon
roman, un page turner, vous reconnaissez la patte de notre
cher mast’ah King ou d’un autre. Réellement, dans la page,
et sans même vous en apercevoir, vous avez pris le taxi et c’est
parti. Vous demandera-t-on, un quart d’heure plus tard, de
vous souvenir de votre lecture et de nous remémorer de quels
éléments concrets était bâtie cette minuscule transition, le
paysage urbain au moment où l’homme hèle le taxi, l’allure
de la voiture, ce qu’elle sent à l’intérieur, la tête du chauffeur
et sa mauvaise dentition, ce qu’il a suspendu au rétroviseur,
la radio qu’il écoute, le Hi, folk qu’il a lancé et sur quel ton
vous lui avez expliqué là où vous allez... Non, vous ne vous
souvenez de rien, mais c’était bien un taxi, dans le roman, ça
vous en êtes sûr. Et voilà la problématique typique de ce que
nous nommons l’impératif taxi, ou d’autres fois le taxi impératif, peu importe, sinon que le chauffeur de taxi dont il va
être question ricanera toujours derrière vous, si vous n’avez
pas accompli une fois dans votre vie l’exercice.
Vous êtes cinéaste. Vous relisez d’un oeil neuf la toute
petite phrase dans le scénario : « il sort dans la rue et hèle
un taxi ». Neuf mots, autant que de queues au chat. Simplement, ce film, vous le tournez. Vous passez ça à votre assistant, qui le passe au script, qui le passe à son propre assistant.
Et là ça commence. Il sort d’où, le personnage, dans quelle
rue ? (La scène précédente était tournée en studio, dans un
intérieur reconstitué). Et le taxi que je dois louer à l’entreprise
spécialisée, je demande quoi : grand, petit, moyen, vieux ? Et
le figurant auquel je vais demander de jouer le chauffeur, à
quoi il ressemble ? C’est un taxi télécommandé, dont on
parle ? Et si la caméra doit narrativement dire, sans que
l’acteur ait même à parler, qu’il monte dans la voiture : je
place la caméra où ? Du chauffeur je vois quoi ? Et si le
scénario vous informe en détail de la conversation : « Bonjour
monsieur, où allez-vous ? — Deux mille trente cinq Sunset
Boulevard Ouest. — Ça tombe bien, j’y vais aussi, répond le
chauffeur. » Bien sûr ça va créer un malaise. Le scénario est
incomplet, mais vous, réalisateur (enfin l’assistant de la
scripte auquel l’assistant du réalisateur a remis le scénario)
devrez imposer dès avant le tournage (« Quand même, on
85
the creative writing no-guide
narrations
ne va pas y passer la journée ? », dira le réalisateur) que
chacun de ces éléments soit défini au plus précis.
Et poussez-le à sa limite, l’exercice : il vit où et comment
est sa maison, au chauffeur de taxi. Et quelle fut son enfance,
qui furent ses parents et quel chemin l’a amené à sa profession. Et le dimanche matin, quand il ne conduit pas son taxi,
que fait-il ? Et puis dites-vous que ce que vous écrivez
n’apparaîtra nulle part, alors on se laisser aller, on ne pense
pas à la phrase.
Et la grande classe, quand dans votre film ou votre livre
le chauffeur de taxi sera presque invisible, précisément dans
le paradoxe qu’un choix banal, sans ce travail préliminaire,
et tout se serait écroulé. Et, s’il s’agit de la réalisation d’un
film, si ce travail préliminaire reste invisible, vous aurez bien
rédigé une page ou deux résumant tout cela, que vous donnerez à l’acteur pour sa préparation (Note du traducteur : on
sait que le grand écrivain de théâtre Bernard-Marie Koltès
pratiquait systématiquement une telle approche, quoique
plus codée, pour ses personnages).
Alors voici l’exercice :
— on n’est pas dans une histoire, ni même une action :
on prend juste une situation au plus banal, deux personnages
(le chauffeur de taxi et l’homme qui le hèle, trouvez une
situations du même ordre), vingt secondes, une didascalie
(et vous savez combien je combats la didascalie romanesque
ou théâtrale)
— et puis allons-y pour le dépli : rien ne compte ici,
puisque rien ne sera écrit — on va aller chercher, à la pioche,
à la perceuse, à la tronçonneuse, à la pelleteuse, à la loupe, au
microscope, à l’analyse biologique, au scanner, tout ce qu’il
86
y a à trouver dans la scène même. J’entends : cela va jusqu’au
mégot de cigarette dans le caniveau. Du chauffeur de taxi, je
veux tout savoir, même la couleur des sous-vêtements et la
petite cicatrice sur le pied droit, ou les titres du journal qu’il
était en train de lire tout à l’heure en buvant son café (et où
il le buvait, avec qui et en disant quoi). Alors, même s’il ne
dit qu’une chose, le chauffeur de taxi, elle sera à sa place,
parfaite et inaltérable, dans le mouvement de ce que vous
racontez.
Mais gardez bien deux choses en tête :
— ce que vous préparez est avant tout une discipline
mentale : si vous faites l’exercice pour la première fois (et ne
l’avez pas fait déjà avec un de mes honorables collègues),
sachez que désormais vous le ferez mentalement pour chaque
scène ou phrase que vous aurez à écrire (et vous constaterez
rapidement combien les grands maîtres y sont maîtres) ;
sachez que la liberté que vous prenez ici n’a pas de
limite, parce qu’elle peut remplacer le réel : vous pouvez la
mener à son terme, jusqu’à ce qu’elle soit suffisamment
exhaustive pour qu’il n’y ait plus de réel, et seulement votre
travail ;
— sachez enfin, et encore plus vitalement pour la scène
et le film (qui ne peuvent rien en laisser survivre) que pour
le roman (qui a la liberté d’intégrer les éléments les plus
hétérogènes) que ce travail trouvera sa marque dans le plus
minuscule, le plus indifférent des signes, qui passera sans
qu’on s’aperçoive de rien.
Pour celles et ceux qui sont déjà passés par le taxi impératif, pas perdu de faire une petite révision, et juste de monter
un peu la pression, ou la difficulté. Vous donnez un billet de
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the creative writing no-guide
narrations
dix dollars à la personne derrière le guichet du parking, elle
vous rend la monnaie, vous redémarrez — croisez ses yeux...
Cherchez quels sont ces yeux à croiser (et souvenez-vous :
elle parlait à une collègue au téléphone, la radio jouait en
sourdine, vous avez brièvement aperçu une photo affichée),
qui donneront sa peau et sa chair à votre cinéma, votre
théâtre, votre narration, alors même que rien de ce que vous
avez ici déplié, creusé, jusqu’à remplacer le réel, ne sera seulement mentionné dans le travail achevé. Sauf, sauf... ceci,
un chant, une vitesse, une présence. Quelque chose qui
souffle invisiblement à travers vos trois mots, mais qui ne
serait pas advenu sans ce travail pour rien, ce travail sur des
riens, et que c’est ce travail-là, mentalement possible parce
que vous êtes familier de son accomplissement concret, que
vous aurez accompli dans l’instant même où surgissent ces
trois mots.
L’intérêt de tout cela : quoi qu’on écrive, savoir toujours
quels continents d’écriture non écrite on surplombe, et qui
donnent la consistance, l’élan, sont la souplesse du sol sous
la danse de votre écriture. Et ne jamais hésiter, quand on cale,
quand on perçoit cette vague sensation de tremblement, à y
aller voir pour de vrai. S’exercer en permanence à ce qui, de
votre écriture, sera le continent invisible, pour que cela danse
à la surface.
Vous avez une minute pour prendre un vrai taxi de
littérature ?
« The taxi driver was a fat man who wore a battered hat with
a badge on it reading LICENSE LIVERY. He smoked Luckies
one after the other and played WJAB on the radio. We listened to
”Sugartime” by the McGuire Sisters /.../ — Goddam things don’t
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do nothin but teach kids how to bump their hips, the cabbie said,
and let the wing window suck ash from the end of his cigarette.
Il was his only stab at conversation between Titus Chevron and
the Tamarack Motor Court. »
Mast’ah Stephen King, indeed. Vous avez cinquante
minutes.
contre le plan-plan (no easy going
please)
Aujourd’hui je voudrais vous emmener dans l’écriture
perturbée. Partir à la rencontre des petites hontes quotidiennes du monde, pour contraindre la langue à paraître, à
se faire monstre, se dérégler pour casser sa coquille de
tranquillité.
J’en ai assez. Pas de vous. Mais cette déception dans les
librairies, ou même vos petits magazines à valeurs neuves.
Tout est secoué, sauf la phrase.
— Vous me semblez triste, Georges, dit-elle à Georges
tristement.
— Oui, lui répondit-il d’un air triste.
Secouez la littérature, ça ne risque rien, elle est plus forte
que vous. Probablement c’est vous qui serez secoué. Si ça
vous dégoûte au revoir, pas grave, viendront d’autres horribles
travailleurs (NdT : en français dans le texte).
Ça vaut aussi pour la description et les personnages.
« Le ciel était bleu, la voiture roulait, bientôt il n’aurait
plus d’essence » : est-ce joli ?
89
the creative writing no-guide
narrations
Vous voulez parler de voiture ? Alors allons-y :
Squinting. Spitting. Watching cars roll by. Identifying them.
Make. Model. Year. Horse power. Overhead valve. V-8. 6, 8, a
hundred cylinders. Lots a horses. Lots a chrome. Red and Amber
grill lights. Yasee the grill on the new Pontiac ? Man, thats real
sharp. Yeah, but a lousy pickup. Can beat a Plymouth fora pickup.
Cant hold the road like a Buick. Outrun any cop in the city with
a Roadmaster. If ya get started. Straightaways. Turns Outrun
the law. Straightaways. Hyrdramatics.
Ne nous laissons pas aspirer dans la prose aspirante. Vous
me direz : qu’en avez-vous à faire de voitures ? De voitures
peut-être pas : mais du monde ? On commence par regarder
(watching). Puis on décrit, ou on fait mentalement l’inventaire : Make. Model. Year. (La marque, l’année, le modèle.) On
est dans le descriptif et le catalogue publicitaire sur papier
glacé que vous distribue le premier concessionnaire qui vous
repère comme client ? A hundred cylinders. Non, on parle
depuis le fantasme, depuis l’amplification mentale. Ah, c’est
une bonne idée, on peut continuer avec ça ?
Et non, petit ami, le biceps d’un auteur c’est que l’idée
s’épuise à mesure qu’on la brûle. Phrase suivante, la règle du
récit a progressé d’un cran, avec le récit lui-même. Ou
disons-le autrement : la règle est que chaque point du récit
la déplace à mesure qu’il avance. Avec Lots a horse. Lots a
chrome., il se passe quoi ? On est passé de l’énoncé mental à
la voix : il suffit de l’idiomatisme, lots a. Bienvenue les futurs
traducteurs. Voix intérieure ? Poussons la règle pour continuer le récit : Yasee. Man, thats. Yeah. Ils sont plusieurs et ils
parlent, maintenant à voix haute. Et comme on est accoudé
à un bar, chacun en fait pouvait déjà monologuer à sa guise,
90
on parle sans forcément s’écouter. Et ce genre de dialogue,
maintenant que le bon vieux prof de creative writing vous a
donné l’idée, vous pouvez lui en pondre une pleine page,
aussi bien sur les voitures que sur le dernier modèle de cafetière électrique avec sucre et cuillère incorporé ? On casse.
On joue de la phrase à un mot. Spécialité américaine, la
phrase à un mot, notre grandiloquence. Straightaways. Turns.
Outrun the law. Dynaflows. Hydramatics. Et même dans le
passage narratif par la phrase à un mot, détourée de l’intérieur par la phrase à trois mots. Au passage on a placé deux
mots perspective : la route, la ville. Cant hold the road. Outrun
any cop in the city. Pour qui n’aurait pas reconnu le livre que
je cite (sa deuxième page, vous savez que j’aime ce moment
où, juste après l’ouverture, se fait la transition vers la masse),
la ville et la route : livre route ouverte.
Et l’art des paroles, trop sage pour vous ? Commencez
par mettre tout ça dans le sac et secouez. Qu’elles sortent
ensemble. Ça jacasse de concert et il n’y a plus d’ordre pour
régir la vieille Terre ? C’est comme ça dans notre cerveau
perturbé, mais comme ça probablement aussi sous la vieille
peau du monde tranquille. La littérature est arracheuse de
peau.
Petit bout de dialogue dans le même livre, croyez qu’on a
laissé tomber les tirets : Dont be a drag. Why dont you get a
job. Then you have money. Hey, watch ya language. Yeah, no
cursin Alex. Go get a job you no good bums. Whos a bum. Yeah,
who ? Qui parle : un, plusieurs, qui répond à qui ? Faites
entrer la perturbation non dans le bistrot où ces messieurs
sont au zinc, mais dans le récit qui les dit. Au passage on a
appris qu’il s’appelle Alex : jamais un auteur qui laisse trois
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the creative writing no-guide
narrations
lignes sans faire avancer d’un cran son histoire. Vous êtes
perdu dans ce que vous venez d’écrire ? raccrochez-vous à
ça, ça exactement ça : où est le cran qui m’a fait avancer
l’histoire.
Vous décrivez un paysage urbain, un toit, une route qui
fuit, l’enseigne Pepsi Cola et les nuages à l’arrière, la fumée
de la centrale électrique au loin pour faire bien ? Cherchez
l’angoisse, saisissez-vous du déséquilibre. Alors votre paysage
vous le rendra : parce que c’est cela d’abord que vous lui
prenez, cette angoisse d’abord que vous écrivez.
Ah vous êtes tristes comme l’était Georges, vous n’avez
pas dans votre magasin d’images un beau paysage urbain
avec enseigne Pepsi Cola et cheminées fumantes de la centrale thermique à l’arrière-plan ? Mais vous êtes écrivain, ou
voulez l’être, alors sautez d’un coup, avec insolence, dans cet
écrivain que vous serez ou souhaiteriez être : vous croyez que
lui, qui est un vous en vous plus que vous, il a besoin d’aller
chercher dans son grenier à images ? La vie est devant vous
tout auprès : vous ne voyez pas le monde, décrivez le bout
de vos chaussures. Revenons à Hubert Selby, puisque vous
l’avez reconnu :
… and it was a drag of a night, beat for loot and they flipped
theur cigarettes out the doors and walked to the mirror and
adjusted and combed and someone turned up the volume of the
radio and a few of the girls came in and the guys smoothed the
waist of their shirts as they walked over to their table…
Eh bien oui… quoi besoin d’autre ? Ah, il triche, il n’a
pas mis de ponctuation : et le robinet qui vous envoie l’eau
chaude dans votre fucking douche du matin, il met des virgules ? Justement, là encore on ouvre le sac : on prend un
92
petit bout de réel, mais petit, tout petit — une cigarette qu’on
jette par la porte au dehors, un coup de peigne en se regardant dans le miroir, et le bruit de radio qui monte — voilà,
à vous de trouver ça.
J’aurais bien envie qu’on y reste, tiens, chez monsieur
Selby — et je dis bien MONSIEUR Selby. Loi sur la littérature : trouveront toujours des excuses pour dire que c’est
pas au point, que c’est moins bien aujourd’hui qu’hier comme
hier ils disaient que ça ne valait rien devant l’avant-hier. Las
exit to Brooklyn, fin du premier chapitre : scène de lavabo.
Aux chiottes la littérature, dirais-je si je me laissais aller à
être grossier. Moi je ne vous obligerai pas à tout ça. Halte
dans une aire d’autoroute, vestiaire dans vos piscines ou
autres mondes sportifs. Coin cuisine pour le personnel là où
vous faites votre job à payer vos études. Juste je veux que ce
soit lieu public, que la question de l’intime y soit posée, et
qu’on y ait du carrelage — décidez à l’avance du lieu précis
où ça se raconte (c’est votre scène de théâtre, c’est caméra
plan fixe). Le carrelage c’est dur, c’est lisse, ça brille. Je veux
que la littérature s’y étale. Monsieur Selby, dans les
lavatories :
They slammed around the lavatory washing, laughing, mudging each other, roaring at Freddu, splashing water, inspecting
their shoes for sracthes, ripping the dirty apron, pulling the toiletpaper off by the yard, throwing the wet wads at each other,
slapping each other on the back, smoothing their shirts, going to
the mirror up front, combing their hair, turning their collars up
in the back and rolling them down in front, adjusting their slacks
on thier lips. Hey, didya see the look on the bastards face when
93
the creative writing no-guide
narrations
threwim offf the fence ? Yeah. The sonofabitch was scared shitless.
A buncha punks.
Retenons ça : a buncha punks.
Retenons ça : tout dans le même sac, le décor, les corps,
les voix.
Retenons ça : il s’est passé un truc. Petite violence quotidienne. Petite scène répugnante. Regardez dans votre dernière semaine. Forcément vu quelque chose. Ça reste sur la
conscience. Un truc minuscule. Seulement voilà : on repart
de l’arrière-cuisine. Selby part du lavabo ? Nous seulement
de la cuisine, ou du vestiaire. Comment, vous n’auriez pas au
moins un souvenir de vestiaire ? Et au cinéma ou à la télévision, jamais vu de scène s’amorcer devant le miroir de
toilettes d’aéroport ?
Pensez aux journaux, ce que vous avez lu. Du quotidien.
Des trucs à la con. Le petit accident de rien et ça dégénère.
C’est le traitement que je veux. Fin du plan-plan. Littérature en déroute. On secoue la peau du monde, on regarde
dessous. Si c’est pas beau tant pis. On saute dans le point de
vue l’assassin, à votre gré. On déballe.
Pensez que ce que je vous demande, c’est le traitement.
L’empilement, le vrac. La matière. L’exacerbation, l’exagération. Le parler brut commande que l’image soit brute. Il y a
la ville, il y a les corps, il y a les voix et tout ça vient d’un
coup : ne faites pas long. Ne vous laissez pas embarquer, ne
laissez pas dériver. Rien de triste comme ces enflures vides
qui croient charrier l’obscène ou la transgression. Non, l’obscène c’est la présence dans le dépouillement. Rien. Coin de
miroir. Pensez au carrelage. Pensez que chaque bribe de voix
rapportée fait avancer d’un cran.
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Pour l’intensité, on choisit d’être bref. Pavé de quinze
lignes, mais dedans je veux tout. Et pas forcément du propre :
vous avez une excuse, ce n’est pas vous qui êtes comme ça,
c’est le monde, c’est ces sales petits cons de Brooklyn, qu’est
allé chercher — lui le premier — Hubert Selby, écrivain.
Allez me chercher le pas beau. C’est là qu’est la langue.
Limitez-vous à quinze lignes. Après ça oui, on pourra dire
autrement le contraire, et Georges ne sera plus triste.
— Ça va mieux, Georges ?
— Je me sens moins triste, répondit Georges.
95
CONSTRUCTIONS
construire un personnage
(aphorismes sur)
Qu’est-ce qu’un personnage ?
Partons d’abord de ce qu’un personnage n’est pas.
Un personnage n’est pas un nom, ou un prénom, ou un
nom et prénom mis en tête d’une phrase.
Passe dans une librairie et farfouille : chaque fois que tu
vois un livre comportant, en place de construction du personnage, un nom, un prénom, ou un nom et prénom, jette-le
par terre. Crois bien qu’on ne te gardera pas souvent dans le
magasin. Pourtant, d’aucuns croient toujours que ça fait
genre, et qu’un nom, prénom ou nom et prénom original fait
un personnage original.
Un personnage n’est pas une statue habillée : plutôt le
contraire.
Un personnage n’est pas le décalque des échantillons
humains que tu croises à la surface du monde : il est ce que
tu propulses en eux pour qu’ils se confrontent à la représentation d’eux-mêmes qu’ils fuient.
97
the creative writing no-guide
constructions
Un personnage commence par une phrase, et une phrase
suffit à ce qu’il y soit entièrement contenu et cesse avec elle.
Let it alone with shoes, dit Gertrude Stein (How to write), et
le personnage dès le point est absorbé par la ville avec ses
chaussures, seulement toi lecteur le gardes en toi définitivement, avec ses chaussures.
Un personnage est une liste : il incarne tous ceux qui sont
cette liste, et devient phrase quand à travers les mots tu vois
se feuilleter tous ceux de la liste et agir comme avec ce léger
ralenti d’une image décalée — A narrative of the ones who do
who do see me écrit Gertrude Stein.
On ne perdra jamais assez de temps à préparer ces listes
initiales. Histoire de chacun par la liste des noms propres
qu’il a croisés et ont été à chaque période les témoins de son
être au monde. Des noms propres en grappe, en paquets, en
rafales. Se débarrasser du nom par l’accumulation des noms.
Et puis, tout au bout de la liste des noms, tu dis à l’étudiant
de construire le nom qui les rassemble tous — et celui-ci,
crois-le, ne sera pas artificiel. Et tu dis à l’étudiant de cacher
le nom inventé, le nom qui les rassemble tous, à l’intérieur
quelque part de la rafale de tous les noms et qu’il y soit
invisible. Et puis, une fois dissimulé là, tu dis à l’étudiant :
maintenant, tu construis l’histoire de celui-ci et celui-ci
seulement, indépendamment de tous les autres mais attention : tu n’as pas le droit de prononcer son nom.
Un personnage est un croquis du bras.
Un personnage est le trait d’un dessin avec silhouette
croquée puis oubliée.
98
Si tu regardes trop longtemps la silhouette ébauchée en
trois mots, tu ne seras plus dans le personnage, mais dans le
fait divers et ce sera trop tard.
Those who cro-croak écrit le français Jacques Prévert dans
son Attempt to describe a dinner of heads in Paris-France et je
cite le titre tout entier parce que, comme souvent, les premiers mots du titre expriment à la fois l’intention et le
détour : tentative de décrire, c’est ce que vous retiendrez, pour
rejoindre le cro-croak . Donc : 1, définir l’échantillon et où
placé dans la ville, 2, définir le moment précis de la saisie
textuelle de l’échantillon, 3, définir la vitesse d’échantillonnage (sample frequency), elle-même seule susceptible de
définir la limitation du croquis, et comment il aura pour
tâche de se saisir de tout le personnage.
Un personnage n’est pas la fin d’une histoire mais son
début.
Je répète et insiste : que me fait le John Doe sans nom
dont vous faites soudain un être textuel ? Il me suffit de
regarder à ma fenêtre pour autant d’échantillons humains
que je peux en souhaiter, et autrement complexes qu’une
machinerie de mots. C’est l’histoire qui a son poing dans le
ventre, tripes et boyaux, de votre marionnette humaine, et ce
que vous avez à montrer c’est ce poing et comment il la tient.
Si j’exagère, c’est parce que chaque fois votre personnage, s’il
colle aux mots et vous échappe, tentera de vendre sa camelote
lui-même, tenir en dehors de l’histoire et là c’est lui qui
gagne, vous qui perdez.
Un personnage n’est pas le début d’une histoire mais sa
fin.
99
the creative writing no-guide
constructions
Je répète et insiste : que me fait le John Doe sans nom
dont vous faites soudain un être textuel ? Le journal du matin
est rempli de mystères humains mille fois plus complexes
que ce qu’invente votre machinerie de mots. Réduisez l’histoire à sa plus simple exigence. Mon premier professeur, le
cher Raymond Carver, nous lisait en début d’année cette
histoire sienne avec seulement un canapé et un frigo en
panne. Ayez toujours en tête l’expression (enfin, ça a fonctionné pour Malt Olbren, vous vous forgerez la vôtre) :
canapé frigo en panne et prononcez-la d’un seul mot. Réduisez
toujours, toujours, toujours votre histoire. Alors vient au
devant le personnage, et sa voix, et sa mèche de travers ou sa
frange trop longue, et ses chaussures. Le monde commence
là.
Un personnage n’existe pas : existent les mots qui le
suggèrent.
Un personnage n’existe pas : existe l’histoire qu’il contribue
à porter.
Un personnage n’existe pas : existe la transparence qui fait
voir la couleur de sa cervelle et la maladie de ses boyaux.
J’aime proposer l’exercice suivant, que j’intitule l’antiliste : construire la liste de toutes les personnes dont tu ne
ferais pas un personnage d’une de tes histoires et pourquoi.
Avant de partir dans les exercices sur la construction de
personnages, prenez le temps de celui-ci. Ou faites-le pratiquer directement dans le cours, vingt minutes et pas plus,
puis on lit brièvement et on passe à autre chose.
Un personnage n’est pas l’auteur (c’est une invention des
Français).
100
Un personnage est un peu de l’auteur arraché par un
poing dans ses tripes et boyaux et que l’auteur ne récupèrera
plus jamais pour lui-même — alors attention, ça ne repousse
pas (ici, moi Malt Olbren dans la salle de cours ai l’habitude
de jeter trois quarters en l’air, qu’ils fassent plein de bruit en
retombant sur le sol, et si la séance se conclut par de beaux
textes je sors sans les reprendre, il y aura toujours un étudiant
pour me le faire gentiment remarquer et invariablement je
réponds : la littérature veut ces élégances, such a neatness is
literature et soixante-quinze cents pour la leçon ce n’est pas
si cher payé).
Prenons au sérieux la proposition précédente : il en
advient un deuxième exercice d’instant writing, que vous
pouvez même définir encore plus bref que le précédent, dix
minutes suffisent. Éléments secrets de vous-même dont 1
vous aimeriez, 2 vous n’aimeriez pas, que les personnages à
venir de vos futures histoires se saisissent, tripes et boyaux,
et que vous ne sauriez ensuite retrouver. Je garantis avant
l’exercice le total respect du secret quant à ce qui sera écrit,
ne sera pas lu en classe, et suggérant même aux étudiants de
procéder immédiatement à la radicale destruction de ce qui
vient d’être écrit (ce qu’ils n’aiment pas du tout faire).
Un personnage parle. Non, c’est faux : commencez par ce
qui parle, et placez le personnage autour.
Un personnage agit. Non, c’est faux : commencez par ce
qui agit, et placez le personnage dedans.
Un personnage se crée. Non, c’est faux : ne commencez à
l’écrire que lorsqu’il est là dans la pièce face à vous et vous
raconte son histoire, vous force à l’écouter, vous retiendrait
101
the creative writing no-guide
constructions
de force, peut-être même avec violence, si vous tentiez de
partir.
Et c’est le troisième moment de ma première séance sur
la construction de personnage. Plus on se tient près d’un
fonctionnement banal et d’un rouage élémentaire du récit
littéraire, et cela quel qu’en soit le mode narratif, plus la
consigne de l’enseignant doit être stricte et précise (la précision des consignes n’a jamais été le fort de Malt Olbren, à
en croire la rumeur, puisqu’en notre pays les vingt ans produisent en fin de cycle une évaluation du vieux requin tanné
qui leur sert de professeur). Ma consigne est donc la suivante : dans une pièce vide, deux tables très simples, des
tables d’école, à distance respectable l’une de l’autre, et devant
chaque table, symétriquement pour le face à face, une chaise.
À votre table, du papier et un crayon, de quoi noter ou un
ordinateur pour écrire, comme au bureau de la police municipale on recueille la plainte pour votre bicyclette perdue. À
l’autre table, la silhouette du personnage à construire.
Consigne1 : rien ne sera évoqué de l’histoire, l’histoire c’est
pour la deuxième feuille, et la première feuille c’est seulement
« qui êtes-vous, que faites-vous, d’où venez-vous, que cherchez-vous » ? Consigne 2 : celui qui recopie ne sait et ne
saura absolument rien d’autre que ce que lui dicte ou raconte
le personnage. Il peut s’insérer dans son propre récit au style
indirect, sous la forme « À la question de savoir si… ou
comment…, la personne répond… ». Consigne 3 : tout ce
qui est observable par celui qui recopie, dans les conditions
précises de la pièce vide, peut et doit être enregistré dans le
témoignage. Et cela concerne évidemment le sac, les vêtements, la toux, les mouvements des mains, la façon de tenir
102
les épaules et les genoux, l’usure et les défauts de la peau
(nota : voir séance sur le visage, prévenez les étudiants qu’on
ne se méfiera jamais assez des clichés, et pareil que votre
personnage n’a pas de nom, il n’a pas encore besoin de
visage). Assez ? À vous, à votre témoignage, compte rendu,
procès-verbal, dépôt de plainte (ô notre humanité plaintive)
et tout ce que vous voudrez. Toute allusion à l’histoire à venir
vaudra une note éliminatoire à l’étudiant.
Le personnage est votre réussite.
expansion continue et discontinue
d’une histoire simple
« Si gros que soit le livre, c’est toujours un mot après un
autre », chacun connaît le proverbe.
Proverbe ayant d’ailleurs été inventé plutôt pour les longs
voyages à pied dans la Chine antique, mais un voyage à pied
pour découvrir un pays inconnu est-ce que ce n’est pas le plus
beau des livres ?
Alors l’écrivain vient à sa table de travail, tôt le matin si
c’est un écrivain du matin, tard le soir si c’est un écrivain du
soir, dans le milieu de journée si c’est un écrivain de rien,
reprend son travail de la veille et se dit : « à moi, j’écris la
suite ». Et que ça ne marche pas comme ça, jamais.
On ne construit pas ces stratégies-là d’avance. Tu apprends
à te connaître rétrospectivement, et quand tu connais tes
habitudes de travail, le mieux c’est de te forcer à en changer.
103
the creative writing no-guide
constructions
Ce sont des rythmes biologiques, peut-être cinq à six
heures sur douze à quatorze jours, et puis refaire les forces.
Va voir cela de près chez les écrivains qui sont les tiens.
Tu es prêt, tu écris un premier jet : grande chance que le
premier jour il soit bouclé. Appelons ça l’unité immédiate.
À toi de savoir ou de définir comment se place l’unité immédiate dans le projet global : un chapitre, l’ébauche de sa short
story tout entière, l’intuition globale du livre, ou juste un
moment dans l’architecture générale ?
À toi de savoir ou de définir ce que tu comptes faire de
ton unité immédiate : le lendemain, tu en accumules un autre
et ainsi de suite tout le temps que tu auras souffle et que la
veine sera ouverte, et c’est ensuite que tu reprendras le chantier global, ou bien tu pousses celle-ci jusqu’à ce qu’elle soit
définitive ?
Leçon de Malt Olbren pour son no-guide : sache seulement qu’il n’y a pas de hiérarchie. Sache qu’on trouvera dans
la bibliothèque, les correspondances, les journaux, les exégèses, autant de postures pour l’écriture de grands, très grands
livres, que tu peux en définir là dans ta tête pour ton unité
immédiate.
Quel auteur de théâtre déclarait récemment qu’il se disciplinait à n’écrire qu’une seule réplique chaque jour, fût-elle
le seul mot Oui.
Apprends à seulement à penser en termes de temps et de
stratégie dans le temps, plutôt que texte et combinaison de
textes. Et souviens-toi de cette phrase pour quand tu la
comprendras.
Apprends aussi, c’est moins évident que de le dire, à te
défier des étagères où tu dois ranger ton texte : revue ou
104
magazine, livre ou pas livre, ou lecture ou plateau, ou la seule
publication en journal et pourquoi pas sur site Internet . Il
faut retirer à ton texte, dans le moment du premier retravail,
toute question relative à sa destination.
Tout cela réglé, tu as choisi. Peut-être que le lendemain
matin tu seras reparti dans l’unité immédiate suivante, peutêtre que le lendemain matin tu reprendras celle-ci jusqu’à
l’étarquer au définitif. L’unité immédiate est toujours arbitraire : tel va te dire qu’il boucle ses 5 000 mots et tant pis si
cela le contraint à rester à sa table jusqu’à 11 heures du matin
ou 3 heures l’après-midi, n’est-ce pas chez Robert Louis
Stevenson notre aîné vénéré, d’autres comptent en pages de
leur bloc, et d’autres diront que s’ils ont écrit une réplique
(cela peut se révéler décisif pour le théâtre) ou un paragraphe
ils s’en tiennent là. Et d’autres font tout le contraire de ce
que je raconte : l’unité immédiate est la phrase, avancée
lentement, propre et claire, et on la met sans rature à la file
après la précédente sur la grande feuille à l’encre bleue, utilisée sans marge.
Vient l’exercice. L’exercice c’est d’apprendre à obéir : que
veut de toi ton texte ? Et que peux-tu retourner de tes forces
contre ton texte même ?
Cela suppose qu’hier vous avez écrit quelque chose. Non ?
Alors revenez demain me lire avec un texte du jour, long, pas
long, peu importe. Vous êtes de retour ? Alors exercice : votre
texte est sur une page de cahier ? Déchirez la page, posez la
page enlevée devant vous, et recopiez sur la page blanche,
puis déchirez la première version. Vous disposez d’une sortie
imprimante de votre texte ? Effacez le fichier initial, ouvrez
105
the creative writing no-guide
constructions
un nouveau fichier et recopiez intégralement le texte. Dans
les deux cas, une fois fini, recommencez l’exercice.
Je ne me moque pas, je n’ai jamais été plus humble. C’est
une technique de travail essentielle. Vous rodez, vous lissez,
vous augmentez. Ce qui vous fatigue à recopier, vous
l’oubliez.
Alors, où en est maintenant votre texte ?
Et savez-vous ? Le mois prochain, vous vous donnerez
comme contrainte de continuer le texte sans relire ce qui fut
écrit la veille.
Et savez-vous, le mois suivant le mois prochain, si c’est
une page de cahier vous la collerez au milieu d’une feuille
bien plus grande, si c’est une sortie imprimante vous la
réduirez pour laisser des marges bien supérieures, et pour
chaque page vous vous donnerez la contrainte de quinze
flèches noires (j’appelle ceci exercice de la flèche noire) partant du texte vers le blanc avec développement d’un complément ou annotation.
Dans tous les cas, ce que nous nommons ici votre unité
immédiate aura progressé dans l’intérieur de ses bords
mêmes, dans l’intérieur de sa clôture d’une brique de base
du texte futur (ou le texte lui-même, si ce que nous décidons
d’appeler short story est un bloc en soi), aura trouvé sa radicale indépendance de langue, ignorant tout ce qui n’est pas
elle.
Dangereux pour le livre ? Que non. J’affirme et maintiens
que notre propension à l’unité, à l’uniformité, à la continuité,
est toujours une pression mille fois plus forte, mille fois plus
annihilante.
106
Enseignant responsable d’un cycle de creative writing, je
sais proposer des exercice pour une logique de continuité du
texte, il y en a au moins un dans ce livre, mais ma tâche est
former avec décision, avec autorité, à l’apprentissage de la
discontinuité.
Que, dans un même paragraphe, chaque phrase n’ait
qu’elle-même pour horizon et pour référent, et cela sera
gagné. Indépendamment de toutes chevilles rhétoriques
volatilisées au passage. Que, dans un même texte, chaque
paragraphe n’ait pas connaissance du paragraphe écrit avant
lui, ou du paragraphe écrit après lui. Que, chaque réplique
de dialogue tienne comme phrase complète, sans appel à
celle qui la précède, et celle qui la suit.
Martelez-vous le paragraphe précédent, recopiez-le à la
bombe à peinture sur le mur qui fait face à votre table de
travail. Et vengez-vous sur une photographie de Malt Olbren
posée à cette intention si cela vous déplaît, mais faites-le.
Et puis maintenant, maintenant seulement, revenez aux
livres qui pour vous sont les livres qui comptent. Quelle est,
dans leur composition, ce que nous avons ici nommé notre
unité immédiate ? Pas besoin d’aller se référer à la vie de
l’auteur et ses habitude de travail : lisez le texte, n’importe
quel texte, comme architecture et composition discontinue.
Là-même où le livre, ou l’histoire, se présente comme bloc
continu, retrouvez les failles et marques et ruptures de la
composition discontinue. Faites l’effort sur chacune de vos
lectures pendant deux semaines. Prenez les livres marquants
de votre bibliothèque, examinez les paragraphes, lisez les
points qui séparent les phrases. Faites cela continûment,
volontairement, opiniâtrement.
107
the creative writing no-guide
constructions
Deux semaines plus tard, vous lirez définitivement
autrement.
Et vous aurez appris une des clés de la confiance à écrire :
qu’est-ce qu’un livre ? Juste la composition brique à brique
de ce que vous aurez trouvé là, dans cette phrase, dans cette
page. Et rien de plus.
« Si gros que soit le livre, c’est toujours un mot après un
autre » : est-ce que je ne devais pas vous parler de ce proverbe ? Ce sera pour une autre fois. Ou alors, ainsi c’est fait.
cours tout droit Billie (exercice
d’agression narrative)
Vous commencez à connaître Malt Olbren et comment
il s’y prend : jamais tout droit.
Mais aujourd’hui, il s’agit précisément d’un exercice pour
aller droit.
L’axiome sera donc : ne pas aller droit, pour aller tout
droit.
Développons mathématiquement cette proposition
concise mais abstruse.
Il y a plusieurs manières, quand vous êtes en voiture,
d’aller tout droit. La première est toute simple: emprunter
une route droite. Le problème, c’est qu’en littérature elles
sont monotones. Gros livres pour l’été, rayon romance et
malheurs d’amour, nous on s’y ennuie terriblement.
Restons donc en voiture, mais empruntons L’automobile
verte du cher Ginsberg, une page seulement :
108
Denver ! Denver ! we’ll return
roaring across the City & County Building lawn
which catches the pure emerald flame
streaming in the wake of our auto.
The time we’ll buy up the city !
I cashed a great check in my skull bank
to found a miraculous college of the body
up to the bus terminal roof
But first we’ll drive the stations of downtown,
poolhall flophouse jazzjoint jail
whorehouse down Folsom
to the darkest alley of Larimer
paying respect to Denver’s father
los on the railroad tracks,
stupor of wine and silence
hallowing the slum of his decades,
salute him and his saintly suitcase
of dark muscatel, drink
and smash the sweet bottles
on Diesels in allegiance.
Then we go driving drunk on boulevards
where armies march and still parade
staggering under the invisible
banner of Reality —
109
the creative writing no-guide
constructions
hurling through the street
in the auto of our fate
we share an archangelic cigarette
and tell each others’ fortune
Avec la poésie, me direz-vous, la leçon est plus simple,
mais c’est qu’ici on nous fait au plus simplement leçon : la
netteté, chers amis, la netteté prime. Et si nous sommes en
poésie, accueilli par cher Allen Ginsberg, son vocabulaire est
celui du jour banal, et des objets qui nous traînent, pot
d’échappement sur une pelouse, le vin et les voies ferrées, un
cigarette partagée.
Ce que je prétends, c’est que la netteté ici, parce qu’il y a
une voiture et son chemin dans la ville, tient évidemment à
la non-répétition des éléments. On dit tout chaque fois de
ce qui doit ici être dit. Et, symétriquement, s’en va tout ce
qui n’interfèrerait pas avec l’ensemble des éléments, dans une
relation chaque fois nécessaire et unique.
Alors comment procéder, de façon fractale et pour notre
humble art du roman (mais consolez-vous, aucun poète qui
ne rêve d’en disposer s’il le pouvait), pour que la même loi
de composition vaille un pour la phrase, deux pour la
séquence ou le chapitre, trois pour le livre entier.
Réconfort, c’est notre arme : jamais de livre qui ne soit en
entier dans un de ses chapitres ni tout entier dans chacune
de ses phrases.
Et bien sûr la rançon inverse : un livre qui ne serait qu’une
notice de montage, suite chronologique d’instructions, pourrait-il exister comme livre ? Oui, probablement, si on récite
la double construction du Temple dans Exode. Oui, proba110
blement, lorsque Julio Cortàzar, que nous avons bien eu tort
de chasser en Europe, écrit ses Instructions pour remonter
une montre, ou ses Instructions pour monter un escalier.
Vous saurez toujours où vous trichez : la notion même de
littérature est dans cet écart, dans la flamme émeraude, pure
emerald flame, et dans l’imprévu qu’est l’adjectif sweet
accouplé à bottle, ô dive et douce bouteille de nos hypallages.
Mais le lieu même où la phrase n’est que l’expression poétique
qui fabrique la distance, le reflet, l’écart, ce miroitement
même entre dans la composition et génère la cohésion. Il est
pris dans le rythme et ne le dévie pas.
Quelle serait alors la proposition d’écriture ? J’y vois un
accomplissement, quelque chose qui en est le résultat, et non
la progression : lorsque le texte est fini, qu’il soit en vousmême une carte. Et mieux, dessinez-la. Que chaque phrase,
chaque paragraphe ait sa fonction unique dans l’économie
du texte. Si c’est une diversion, une ouverture potentielle vers
autre chose, ou bien une impasse, un resserrement, ou que
cela ne contribue pas à l’économie narrative : danger. Je ne
veux pas dire qu’il s’agisse de suite de supprimer. Un Européen ne supprimerait pas, un Américain oui. Soyez parfois
mauvais Américain. Il n’y aurait pas Faulkner si nous supprimions de Faulkner ce qui ne contribue pas à la marche
imparable du texte. Lui, il l’écrit par la négative, mais c’est
cette Amérique négative qui nous prend. Chez Lord Steinbeck, ce sera le contraire :
When June was half gone, the big clouds moved up out of
Texas and the Gulf, high heavy clouds, rain-heads. The men in
the fields looked up at the clouds and sniffed at them and held wet
fingers up to sens the wind. And the hoses were nervous while
111
constructions
the creative writing no-guide
the clouds were up. The rain-heads dropped a little spattering
and hurried on to some other country. Behind them the sky was
pale again and the sun flared. In the dust thre were drop craters
where the rain had fallen, and there were clean splashes on the
corn, and that was all.
Les Raisins de la colère, quatrième paragraphe du livre.
Exercice à faire sur n’importe quel paragraphe. Ni action ni
personnage, on peut se permettre, voir septième
paragraphe :
The dawn came, but no day. In the gray sky a red sun appeared,
a dim red circle that gave a little light, like dusk ; and as that day
advanced, the dusk slipped back toward darkness, and the wind
cried and whimped over the fallen corn.
Temps qui passe, couleur et hurlement intérieur des mots
associés à ce mouvement du jour sans jour. On a le droit, on
écrit en dehors du mouvement du livre, mais ce qu’on dresse
est encore le livre, est ce qui constitue l’écriture comme livre.
Vous savez que mon séminaire comporte des séances
rédaction et des séances construction. Aujourd’hui nous
sommes en construction. Le travail se fera en binôme. Vous
confiez votre texte, j’aimerais qu’il s’agisse d’un moment
narratif, trois ou cinq pages, jusqu’à douze ou quinze, pensez
à la survie de votre compagnon provisoire de galère littéraire.
Et c’est l’autre qui va cartographier votre texte.
Indices :
— de quel ordre est le rapport que chaque phrase prise
isolément entretient avec la séquence que vous tenez dans
les mains ? Narratif, descriptif, digressif, poétique, dialogique,
onirique, mental, abstrait, délirant, figuratif, informatif,
retour sur soi du narrateur ;
— quel est, pour chaque phrase ou chaque élément de
phrase considéré, l’indice (notez sur 10) de satisfaction client
(customer care) de cette phrase ou cet élément considéré,
par rapport à la fonction ci-dessus évoquée ?
— quel est, pour chaque phrase ou chaque élément de
phrase considéré, l’indice (notes sur 10) marquant l’importance de cet élément précis par rapport à l’économie globale
du texte que vous avez dans les mains ?
Bien sûr, quiconque ici serait pris à tenir un compte
d’apothicaire aves des chiffres perdrait beaucoup de ma
propre considération. Mais pensez couleur : mentalement
(ou avec vos feutres et crayons) mettez du rouge du jaune du
bleu du vert. L’écriture est tellement plus belle, en couleurs.
Maintenant prenez le texte de votre collègue entre vos
mains, levez au-dessus de la tête, secouez fort. Il va tomber
de la poussière. Il va y avoir des alvéoles, des recoins d’éponge
à presser, au jus à vite essorer.
Vous décrit-on les personnages, sous le nuage menaçant ?
Non, mais ils ont humecté leur doigt de salive et le tendent
vers le ciel. Obéit-on à l’économie réaliste d’une période en
grande trouble humain ? Non, mais on vous montre un soleil
qui n’est qu’un trait mince dans le gris.
Après, échangez. Vous faites part à votre collègue de
l’audit réalisé, et réciproquement. Point par point. Ce qui va,
ce qui ne pas, ce qui tombe, et — surtout des surtout —, ce
qui désigne et appelle une image non écrite encore, et qui
scellera le durcissement du texte.
Vous êtes seul chez vous et sans binôme ? Faites l’exercice
avec maître Steinbeck, ouvrez n’importe quel de ses livres
pendant vingt minutes, et traitez un chapitre de quatre pages.
113
the creative writing no-guide
constructions
Et puis revenez à votre texte, écoutez juste ce qu’il a à vous
en dire.
Mais attention : « Cours tout droit Billie » c’est un principe qui définit à lui seul notre littérature américaine —
jamais d’élément redondant, pris à échelle de la phrase, qui
ne soit en rapport énonçable avec l’économie tout entière
du livre. Un élément de récit dont le livre n’ait pas besoin, et
le livre tombe tout entier. Mais cette nécessité de chaque
élément à l’économie du livre pris globalement n’est pas le
préalable à l’écriture, elle ne se définit pas dans le scénario
(j’allais dire : et non plus pour nos collègues de l’écriture
cinématographique). Elle se définit comme l’action réciproque, rétrospective, de la globalité du texte sur les éléments
qui l’ont constitué comme tel.
C’est un travail à rebours, qui exclut, mais aussi qui radicalise, pousse, appelle. La tonalité de ce ciel dans le jour sans
jour, septième paragraphe de Grapes of wrath, John Steinbeck
l’a-t-il vue en rédigeant son premier chapitre, ou lui a-t-elle
été enseignée par le mouvement du livre en se détachant de
lui-même, et exigeant alors, rétrospectivement (in retrospect)
d’être inscrite là, presque dès le frontispice ? À vous d’y aller
voir.
Contradiction permanente : un premier jet ne s’annule
pas, et définit l’ambition. Pas de livre sans la manifestation
d’emblée de son intuition. Mais c’est le livre ensuite qui agit
sur sa forme et l’enfle et en chasse ce qui l’affaiblit. Si
aujourd’hui vous travaillerez à deux, pour avoir moins peur,
vous aurez toujours à trancher dans ce qui ne se décrète pas :
la maladresse même de ce qui s’écrit comme condition pour
114
que le livre enfle et s’avance, et pourtant qu’elle soit niée à
son terme.
N’empêche que c’est comme ça qu’un livre va droit :
« Cours tout droit Billie ».
Steinbeck § 7, ou cinq fois le
paysage-temps
Note de The Malt Olbren Archive : exercice joint au précédent
dans la liasse indiquée « Construction » insérée dans le
polycopié principal. Cette transcription dactylographiée du
cours de Malt Olbren ne porte pas de marque de révision,
suppression ou complément de sa main. NdT : cet exercice
étant lié au précédent chapitre (« Cours tout droit Billie »),
nous le laissons à cet endroit du livre même s’il relève plus
de la section « Narrations » que de la section
« Constructions ».
Notre dernière séance fut belle, merci. Beaux échanges,
travail en binôme positif. Mais plusieurs fois m’est revenue
cette remarque : chacun avait lu, dans l’autrefois des temps
scolaires, le Grapes of Wrath de John Steinbeck, aucun n’aurait
su reconnaître pour lui appartenir ce septième paragraphe,
morceau détaché en quatre lignes, je vous le soumets à
nouveau :
The dawn came, but no day. In the gray sky a red sun appeared,
a dim red circle that gave a little light, like dusk ; and as that day
115
constructions
advanced, the dusk slipped back toward darkness, and the wind
cried and whimped over the fallen corn.
(L’aurore vint, mais pas le jour. Un soleil rouge troua le
ciel gris, un mince cercle rouge qui donnait une faible
lumière, comme un crépuscule ; et plus le jour avança, plus
ce crépuscule revint à son obscurité, tandis que le vent gémissait et hurlait sur les blés courbés.)
Ce dont nous nous souvenons, ce sont des silhouettes, des
personnages, des scènes, des apostrophes et discours, d’une
ambiance générale. Nous savons que cela va nécessairement
avec la phrase, que celle de Steinbeck sait être dure et rauque,
dépouillée, mais aussi lyrique et que, dans l’art du roman,
cela ne se sépare pas.
Ce paragraphe est-il lyrique ? Oui, s’il chante. Non, s’il
crayonne au fusain sur carnet de croquis. La vitesse. La
vitesse ici est la contrainte de Steinbeck. Introduction : on
ouvre, on grossit, on précise, on va vite. L’introduction est ce
qu’on oublie. Pourtant, la tonalité reste, et organisera toute
la fresque d’ensemble.
Poétique du roman ? Oui, si le paysage s’écrit en tant que
poétique, affirmation lyrique du monde devenu image abstraite. Non, s’il s’agit seulement d’une épiphanie : ces
moments de grâce où le monde se rappelle à nos petites
affaires et — comment dire — les relativise.
J’ai donc pensé que nous pourrions prendre, avec tranquillité et sérénité, le temps de revenir à ces quatre lignes.
Je vous inciterais donc à aller vers cette épiphanie, non
pas se la remémorer, mais en provoquer la réminiscence. Ce
que vous allez choisir, comme Steinbeck son champ de blé,
c’est un petit timbre-poste qui vous concerne dans le monde.
116
Un petit morceau fixe de peau du monde. Il peut être urbain,
elles ont pavillon et maison, désormais, les ombres de Steinbeck, même si la misère est pareille. Au moins un mobilehome. Et le champ de blé est un lieu de peine et de travail :
le lieu que vous choisirez n’est pas un lieu de repos ou le
coucher de soleil sur la plage — dans ce cas-là mieux vaut
que vous y alliez. Non, ce qui compte dans ce septième paragraphe c’est l’usure prématurée du jour parce que nous
sommes d’avance dans le lieu de la plus grande usure, celle
du quotidien, de la tâche répétée, du monotone, de l’ordinaire. Seulement voilà, la grande magie du monde sait se
rappeler à nous jusqu’ici.
Et je voudrais que vous vous en teniez à cet arbitraire. Peu
importe la rue, la fenêtre, vous immobile ou vous en déplacement, vous maintenant ou vous il y a très longtemps. Ce
que je veux, c’est qu’on s’en tienne à ce paysage, ce paysage
exactement. Je définis le paysage comme ce que vous voyez,
juste détaché de votre vue. Vous regardez, vous installez la
stabilité de ce que vous voyez, dans l’instant même de cette
épiphanie, puis vous vous retirez doucement, à reculons, sur
la pointe des pieds : paysage est ce qui reste.
Et à preuve que tout cela est stable, ce coin, recoin du
monde urbain, dans le souvenir lointain ou le présent répétitif, nous allons le varier cinq fois. Et j’insiste : cinq (trois
dans le cours, deux chez vous, si vous voulez…).
[Note de The Malt Olbren Archive : interruption non
distincte dans la salle, puis réponse de Malt Olbren :]
— Non, votre demande est pertinente. J’entends épihanie
au sens où James Joyce l’utilise dès ses premiers livres :
moment de révélation intérieure qui vous fait soudainement
117
the creative writing no-guide
constructions
et de façon éphémère, un instant seulement suffit, accéder
au sens ou à l’esprit des choses. Je ne crois pas qu’il en donne
lui-même de définition plus précise. Plus important pour
nous le fait qu’après ces deux premiers livres (Stephen the
Hero, et Portrait of the artist as a young man), il se saisit du
concept pour en faire l’élément organisateur de chacun des
récits inclus dans Dubliners. Joyce nous apprend que ce
moment sans durée, qui nous ouvre magiquement (ou irrationnellement, pardon) sur le parfait dehors, peut-être une
clé pour l’invention narrative… Ça vous va ?
[Note de The Malt Olbren Archive : Got it, distingue-ton depuis la salle, puis commentaire inaudible, et repreise de
Malt Olbren :]
Il s’agit donc bien de partir d’un fragment de paysage,
urbain ou naturel, comme épiphanie — ce qui suppose seulement votre familiarité mentale et mémorielle avec ce point
précis, et de s’y accrocher avec les dents, avant d’y accrocher
votre phrase. Le même paysage, cinq fois. Une fenêtre, une
rue, un carrefour en voiture, la vitrine de votre place préférée
dans votre diner préféré. Toutes saisons : éclairages de Noël,
jour de grand vent ou grande pluie (cette fois où, etc.), calme
d’une première neige, frissons de la venue du printemps (vous
m’en feriez devenir sentimental par avance). Ou bien renversements dans le jour : chemin vers le campus au matin,
et même endroit chemin inverse le soir, et puis cette fois où
vous l’aviez pris en pleine nuit. Vous voyez, rien que de
simple. La difficulté, c’est d’en faire cette pâte, cette teneur,
cette luminescence ou transparence que nous en donne
Steinbeck dans le septième paragraphe de Grapes of wrath,
j’y reviens pour un dernier point :
118
The dawn came, but no day. In the gray sky a red sun appeared,
a dim red circle that gave a little light, like dusk ; and as that day
advanced, the dusk slipped back toward darkness, and the wind
cried and whimped over the fallen corn.
Un paragraphe en deux phrases : énoncé bref, puis durée
avec recouvrement.
Le point d’énonciation spatial est fixe. Mais le point
d’énonciation temporel ? Le jour survient, lutte sans vaincre,
et repart. Est-ce le soir ? Non, un moment indéfini du matin,
et le vent suffit à tout recouvrir.
Alors voilà le dernier point de ma demande, avant de vous
laisser partir en quête dans vos épiphanies d’un lieu urbain
(ah cette lumière suspendue des peintres) : imaginez que
vous regardiez une photographie, mais en fait c’est un petit
morceau de film avec une fumée qui bouge, un drapeau
coloré qui flotte. Ce que vous allez me décrire, ce ne sont
jamais des instants isolés, mais toujours, ou chaque fois, un
paysage-temps. Si le plan au cinéma est l’image-temps, quel
est l’équivalent pour le récit ? Commençons avec du simple.
Une durée, une bascule de temps, cinq fois.
Et vous me direz : dans le paragraphe de Steinbeck, on
ne voit rien, on devine seulement les champs. Vous me direz,
avec votre sens habituel de la répartie (note de The Malt
Olbren Archive : rires, remarque inaudible, réponse brouillée
de Malt Olbren, puis reprise : ) qu’on ne sait pas si c’est New
York ou la Chine, qu’il faut le sixième et le huitième paragraphe pour comprendre et produire le décor.
Et alors, vous dit Malt Olbren, et alors ?
J’ai dit : cinq épiphanies, qui soient cette transparence et
cette poésie de la langue faite couleur et temps. Qui vous
119
the creative writing no-guide
constructions
empêche, entre chacun de vos paragraphes d’après ce septième de Steinbeck, d’insérer vos propres descriptions, cette
fois comme des didascalies ?
Ah bon, ça ne ressemble pas à du roman, mais, à y réfléchir, ça ressemble à des choses vues dans des romans ? De
vagues et confus souvenirs de vos lectures de Dostoïevski ?
D’autres ? Dites-vous toujours, amis, que c’est au roman de
partir de vos textes, et pas le contraire.
Au travail.
du livre comme maison
L’avantage de penser maison, pour le livre à construire,
c’est de pouvoir en arpenter l’intérieur. Aller donc faire ça
avec un livre ordinaire ?
Seulement, c’est limité. Maison, c’est pour un tout seul
— famille toute seule. Les architectes qui conçoivent des
tours, les paysagistes qui conçoivent des parcs, les urbanistes
qui conçoivent des villes, les militaires qui conçoivent des
batailles établissent eux aussi des allégories de ton livre
intérieur.
Donc, se méfier de ceux qui te disent : si ton livre est une
maison…
Puis un livre est aussi un corps, un livre est aussi un
bateau, avec salle des machines, superstructures contre la
tempête, poste de pilotage, cuisine et bien sûr aussi cabines
de passager, qui doivent ignorer tout le reste.
Un architecte de mes amis a dû construire une nécropole :
là, pas de cuisine, pas d’évacuation d’urgence, même pas de
120
chambre, juste des couloirs, des alvéoles et des murs — j’ai
pensé : tel livre, tel livre, sont aussi des nécropoles. Ou des
zoos.
Si votre livre est une maison, penser d’abord que ce ne
soit pas votre maison. Et non pas pour qu’une famille s’y
installe, avec ses problèmes, son confort, ses angoisses. Vous
êtes l’architecte d’un livre pour locataire vivant seul, ce qu’il
est au moins le temps de la lecture chaque fois que reprise.
Un livre maison est rarement le livre d’une maison. Si on
pense à Bleak House de Dickens, de quelle maison nous
souviendrons-nous le mieux ? Celle qui s’appelle Bleak House,
ou bien le bureau de l’avoué, ou les appartements dans la
ruelle, ou la salle d’armes dans le quartier déserté ? Et si, dans
Bleak House comme dans les autres Dickens, la maison associée au livre était la ville même ?
C’est pour cela que je n’aime pas la façon dont cet exercice
est proposé dans les livres d’école. Il a l’avantage de structurer
les fonctions de la narration, grenier pour le rêve, fenêtres
pour l’attente, caves pour le secret, chambres pour le rêve, et
pièces communes pour l’action, les confidences, les rebondissements. J’ai grande vénération pour la façon dont Agatha
Christie ose s’appuyer sur cette structuration pour faire tenir
parfois tout un livre, mais la laisse traverser dans tous ses
livres : notre passion à lire Agatha Christie l’anglaise, c’est
comment elle nous fait visiter chaque fois une maison, même
pas forcément biscornue. Et rien bien sûr qui vous empêche
d’y procéder mentalement pour le travail en cours. Mais pas
forcément par écrit, pas forcément dans votre cahier de plan.
Partez donc marcher, dans la ville ou la campagne, ou au long
de la mer si vous êtes à Narragansett : et juste ainsi, marchant,
121
the creative writing no-guide
constructions
vous examinerez votre livre en vous demandant ce qu’il est
comme maison. Construit où, dans quel paysage, s’il y a
longtemps. Et, dans tous les mots qui désignent les types
différents de maison, baraque, cabane, bicoque, pavillon, villa,
logement, ou bien entrepôt, magasin, boutique, usine, ou bien
tour, immeuble, combo et même si vous voulez château,
souterrain, grotte et ajoutez ce que vous voulez à la liste.
Vous devez y être bien, dans votre livre. À cet instant, vous
êtes la maison et le livres est en vous. Il s’étend, se déploie.
Toujours en marchant, soyez attentif d’abord aux ouvertures :
on voit quoi, depuis votre livre, par les fenêtres, lucarnes,
baies, portes, balcons, trous de serrure ? Là commence l’exercice : ce que vous aurez vu à cet instant, à vous ensuite de
l’insérer dans le livre, d’en faire autant d’incises, de prolongements, littéralement d’ouvertures sur les parois du livre. Et
puis promenez-vous dans le livre, cette fois en pensant fort
à vos vieux Agatha Christie lus dans les étés d’enfance :
regardez sur les meubles, regardez dans les recoins, les guéridons, les commodes, les étagères, les miroirs, les horloges.
Soyez attentif à tous les objets que contient votre livre,
maintenant qu’il est devenu maison. Rassurez-vous, tout en
marchant et continuant de marcher : vous n’aurez pas à les
inclure dans le livre, mais c’est le travail de les voir, d’aller
sérieusement regarder sous les escaliers, dans les placards, au
fond des couloirs, sous les fenêtres. Et demandez-vous simplement lesquelles, parmi toutes ces choses découvertes,
appellent à leur marque d’existence dans le livre, dite et bien
dite ? N’oubliez pas les murs et les tableaux. Enfin, concentrez-vous sur ce qui est fermé, et que vous seul pouvez ouvrir.
Ah ah, on passe une autre étape, là ! Les pièces sont nues et
122
vides, l’appartement est neuf et clair comme une démonstration de revue d’aménagement chic ? Soyez sûr qu’il y a
quand même, quelque part, quelque chose de fermé que vous
pouvez ouvrir.
Il faudrait, tout en marchant, que vous ayez l’impression
de ne pouvoir maintenant tout retenir, que tout est trop fin,
trop fragile. Il vous faudrait là, de suite, votre carnet de notes
et vous ne l’avez pas. Je crois que, dans ce sentiment précis,
vous vous dissolvez vous-même pour atteindre un peu plus
près du chant, de la légèreté, de la précision de votre livre.
Maintenant oubliez, cassez. Vous êtes un autre jour. Cet
exercice vous n’avez le droit de le faire qu’une seule fois.
Sinon, tout s’installe et le livre se perd. Alors renversez : au
lieu que vous soyez la maison et que le livre se hisse ou se
répande en vous, c’est vous — mais seulement maintenant
— qui allez circuler dans le livre. Je vous incite, si ce n’est fait,
à lire un autre classique européen, Le loup des steppes d’Hermann Hesse. Un emboîtement de deux maisons : première
partie, celle du narrateur, quand le loup est ce locataire
silencieux qui tient son journal, la deuxième partie ce théâtre
où aboutit le loup, tel que lu dans le journal retrouvé par le
narrateur. Et dans ce théâtre la suite des loges, et de chaque
loge ouverte apercevoir en bas ou face à soi, sur la scène
même du théâtre, une scène oubliée de sa vie à soi. Alors,
arpentant, courant, fuyant, marchant à tâtons dans le noir,
quel que soit ce bâtiment que vous arpentez, même si c’est
une minuscule chambre sous les toits, trouvez les issues qui
chacune vous feront soudain et brièvement assister à une
scène.
123
constructions
the creative writing no-guide
Tel est mon usage du livre comme maison. À vous d’en
trouver d’autres. Je vous suggère même, plutôt que d’aller
trop vite dans les exercices eux-mêmes, de vous formuler vos
propres exercices concernant le livre comme maison. Pensezle vide, comme lorsqu’on emménage, dans le silence particulier d’une suite de pièces vides. Et puis meublez-le non
pas d’objets, mais de vos personnages eux-mêmes. Répartissez vos personnages dans les différentes pièces : comme
des témoins avant le tribunal, ils n’ont pas le droit de parler
entre eux, même pas de savoir qui attend, comme eux, dans
l’autre pièce, la pièce d’à côté. Si un personnage doit venir
tard dans le livre, installez-le à l’étage : vous serez attentifs,
tout le temps que vous écrirez avant qu’il surgisse, à observer
ce qu’il fait, à quoi il passe le temps, comment il se comporte,
parle seul, se déplace avec angoisse, écoute à la porte, mange
ou boit ou dort. Quand il entrera dans votre récit, il sera à la
fois lesté et débarrassé de tout ça. Et les personnages secondaires, ne les négligez pas : ils peuvent bien attendre un peu
à la cuisine, être un moment dans le jardin ?
Mais n’oubliez jamais, retour au début de ma page, de
vous imposer l’exercice du bâtiment qui n’a rien à voir avec
usage domestique, ou usage d’habitation. On trouve facilement d’anciennes illustrations d’ateliers : des hommes
allongés chacun sur une planche aiguisent des lames de
couteau tous forgés, chacun devant une meule que des courroies animent, mais il y aurait tant d’exemples. Partir de ces
curiosités, incongruités. Prendre des bâtiments géants,
prendre des bâtiments officiels. Prendre des bâtiments désaffectés, prendre les bâtiments des morts.
Et il devient quoi, votre livre, ainsi placé ? Tout ratatiné
dans un coin, au bout d’un couloir, dans le greffe d’un palais
de justice, ou dans les réserves souterraines d’une vaste et
labyrinthique bibliothèque ? Ou bien tous les personnages
et actions et événements dispersés, disloqués, et il faudrait
aller les collecter un par un, sans rien perdre, sans que
manque une pièce, et sans vous perdre ?
Et puis tiens, pour la fin, en revenant à ces maisons que
sont chaque livre d’Agatha Christie et en prenant, dans ce
que nous venons de traverser, la meilleure adéquation que
vous ayez trouvée pour le livre comme maison. À nouveau
vous entrez. C’est silencieux. C’est immobile. Rien qui se
passe. Mais vous, vous savez tout. Tout ce qui se passera, tous
les personnages. Alors, sans rien déranger, sans faire de bruit,
sans s’occuper du livre, cherchez donc ce qu’il y a dessous :
dans les murs, dans les faux plafonds, dans les placards, dans
les pièces vides non ouvertes, dans les pièces murées, dans
les combles inaccessibles, dans le cagibi au fond du jardin,
dans la chambre où on ne va plus à cause d’un mort. Puis
grandissez, regardez tout ça d’en haut, vous êtes très haut,
très grand, mais vous voyez tout, continuez de tout voir, les
pièces utilisées par le livre comme toutes celles que le livre
a laissées libres, ou qui ne lui sont pas accessibles.
Gardez précise cette sensation, puis oubliez. Maintenant
écrivez — prenez la charrue. Un mot, puis un autre. Vous
êtes sur l’avancée de la phrase, le mot à choisir, la cadence
des mots, la virgule qui donne sa syncope et la façon dont
votre histoire avance même dans l’espace d’une phrase. Mais
cette sensation du général, vous verrez comme elle vous
accompagne.
125
the creative writing no-guide
INVENTIONS
défiez-vous des photographies
trop silencieuses
Note de The Malt Olbren Archive : à la fin de chaque semestre
de son séminaire, Malt Olbren proposait traditionnellement
à ses étudiants un exercice beaucoup plus libre — et libre à
eux, aussi, de pousser cet exercice jusqu’à la dimension d’une
short story. Malt tenait beaucoup à ces propositions qui
étaient déjà une mise à l’épreuve de l’écriture en condition
réelle. Il les gardait à part du polycopié distribué chaque
année aux étudiants, et les conservait dans une liasse intitulée « petits plaisirs ». Il semble d’autre part que Malt
Olbren ne réutilisait qu’exceptionnellement ces propositions
de « lâcher tout » (let it go), mais se plaisait à les inventer
sur le moment, ne conservant dans ses archives, hors exceptions comme celle-ci, qu’une suite de notes en forme de
plan.
126
127
the creative writing no-guide
inventions
Note du traducteur : l’expression qui figure sur la liasse
conservée par The Malt Olbren Archive est manuscrite et
soulignée de sa main : toy delights. Une intention évidemment ironique, que l’expression courante (pour ces voitures
miniatures Noreev ou Dinky Toys qui faisait nos joies
d’enfants) toy car autorise dans leur langue, mais difficilement transposable dans la nôtre.
Et donc, traditionnellement on lâche tout.
Nous allons entrer en zone dangereuse, parce que la fiction fantastique est toujours dangereuse. Si vous ne prenez
pas un risque par rapport à vos propres logiques, le récit que
vous rapporterez de l’étrange ne sera qu’une variation
mineure et oubliable.
Ce que je ne vous dirai pas, en amont de cet exercice, c’est
donc ce qu’il y aura à voir. Quand vous saurez ce qu’il faut
voir, le reste se mettra facilement en place.
Il faut surtout, d’abord, en voir peu. Un couloir, une pièce,
vide, un paysage tranquille avec arbre ou eau (oui, l’eau toujours) suffisent. Un visage aussi, ou une silhouette. Faites en
trop, et rien ne se passera.
Et quand vous aurez vu, lavez. Nettoyez, élaguez, aplatissez, ne gardez que l’essentiel : c’est fané, mi-effacé, délavé
donc. Puis encadrez. Il me semble que l’éventuelle réussite
de l’exercice tient essentiellement à comment ce que vous
avez vu est banalement encadré.
Tenez, pour l’importance du cadre dans la fabrique et la
mise à distance de l’image, celui d’Edgar Poe dans le Portrait
ovale (NdT : on a bien sûr utilisé la traduction de Baudelaire
pour l’extrait cité par Malt Olbren) : « Le portrait, je l’ai déjà
128
dit, était celui d’une jeune fille. C’était une simple tête, avec
des épaules, le tout dans ce style, qu’on appelle en langage
technique, style de vignette, beaucoup de la manière de Sully
dans ses têtes de prédilection. Les bras, le sein, et même les
bouts des cheveux rayonnants, se fondaient insaisissablement
dans l’ombre vague mais profonde qui servait de fond à
l’ensemble. Le cadre était ovale, magnifiquement doré et
guilloché dans le goût moresque. Comme oeuvre d’art, on
ne pouvait rien trouver de plus admirable que la peinture
elle-même. »
Faut-il se servir du rêve ? Je n’oserais vous le suggérer. Le
rêve est assez compliqué en lui-même. J’oserais vous proposer : et si vous laissiez le rêve vous proposer ce que vous
avez à voir dans la vie réelle, la vie ordinaire, la vie rassemblée
du souvenir ? Une simple perception de trouble, pourquoi
pas d’angoisse. Un escalier dans le noir, une grimace qu’on
devine, un ciel pas assez saturé et toute la planète flotte, ce
hangar là-bas prêt à s’y engouffrer.
Vous la voyez maintenant, l’image, vous savez ces
contours : en avons-nous chacun tant que cela, des images
concrètes, qui font souche dans notre mental, y semblent sur
un mur encadrées, et qu’on reconnaît chaque fois que devant
elles on passe, même sans plus y penser ?
Déjà un exercice corollaire : emblématiques de votre
rapport au monde, peu nombreuses, à égale distance du réel
et du rêve, paysages d’enfance, rues reconnues quand on n’y
est jamais venu, sensation d’étrangeté lors d’un voyage, maisons inconnues — et si vous vous préoccupiez de retrouver
ces dix images qui vous représentent, comme vous vous en
129
inventions
the creative writing no-guide
savez le dépositaire, mais un dépositaire qui ne les regarde
qu’avec trouble, avec crainte, et puis les décrire ?
Mais reprenons le fil. La suite de questions est extrêmement précise. Ne suivez pas mes suggestions, et vous êtes
perdu : la passe est étroite. Ce sont des marais autour.
Vous retrouverez ce canevas partout dans la littérature.
Donc Le portrait ovale du grand Poe, L’image dans le tapis
du savant Henry James, natif d’Albany (je ne m’expliquerai
pas devant vous sur l’importance que j’accorde à le rappeler).
Vous le trouvez dans les mythes et peintures du vieux Japon,
quand le peintre en mourant entre lui-même dans sa toile
et s’y fond. Mais vous le trouverez aussi dans combien de
films ?
Et qui me parlerait de Barton Fink sera prié d’aller
consulter les archives de ce même département, et y trouvera
peut-être les noms de tel étudiant venu s’y confronter avec
ce même exercice et votre serviteur — qu’il en ait fait un tel
magnifique usage ne peut que me réjouir. Celui qui propose
l’exercice n’a pas droit de propriété sur les productions qu’il
induit. Que l’étudiant parte avec la trace ou seulement la
mémoire de ses textes, et qu’il les catalyse ensuite dans une
démarche qui n’est plus d’apprentissage, c’est même probablement — pour nous modestes enseignants — la plus belle
récompense. Il me semble juste que les inventeurs de Barton
Fink auraient pu m’envoyer un billet pour aller voir leur film
(ce que j’ai fait, sur mes deniers). Et que les artistes ci-dessus
mentionnés nous remboursent de même monnaie : l’exercice
que je vous propose, pourquoi ne pas l’écrire comme un film :
vous êtes spectateur d’un film qui reprend le canevas de
Barton Fink, lequel fut inventé d’après un exercice de Malt
Olbren ici présent.
Écriture filmique ? Disons simplement qu’elle commencerait après cette ébauche de « continuité dialoguée », plutôt
simplement de penser qu’à raconter le film qui raconte votre
histoire, vous vous augmentez d’un grand pouvoir d’ellipse.
Ne racontez pas tout. Dites-nous les moments qui comptent.
Les aperçus qui vous semblent importants.
L’écriture filmique, c’est écrire comme on balaye légèrement quelque chose de la main.
Laissez-vous aller à des transversales : un décor, maison,
hôtel, un trajet sur une route. Juste posés là, dessinés,
esquissés. « Dans le film on voit… » On voit quoi ? Ce que
je viens de dire, visage, hôtel, couloir, plage ou mer ou route
ou ville ou voiture, accumulez l’ensemble.
Relisez donc la très brève histoire d’Edgar Poe (une de
ses plus brèves), et vous vous rappellerez d’un coup l’étrange
emboîtement narratif, le « candélabre » enlevé pour se
séparer de la fascination de l’image, et le récit redonné au
style indirect, parce que — comme par hasard, ô Poe le
magicien — un livre est là qui vous donne l’histoire du
tableau :
« Et c’était un homme passionné, et étrange, et pensif,
qui se perdait en rêveries ; si bien qu’il ne voulait pas voir
que la lumière qui tombait si lugubrement dans cette tour
isolée desséchait la santé et les esprits de sa femme, qui
languissait visiblement pour tout le monde, excepté pour lui.
Cependant, elle souriait toujours, et toujours sans se plaindre,
parce qu’elle voyait que le peintre (qui avait un grand renom)
prenait un plaisir vif et brûlant dans sa tâche, et travaillait
131
inventions
nuit et jour pour peindre celle qui l’aimait si fort, mais qui
devenait de jour en jour plus languissante et plus faible.
« Et, en vérité, ceux qui contemplaient le portrait parlaient à voix basse de sa ressemblance, comme d’une puissante merveille et comme d’une preuve non moins grande
de la puissance du peintre que de son profond amour pour
celle qu’il peignait si miraculeusement bien.
« Mais, à la longue, comme la besogne approchait de sa
fin, personne ne fut plus admis dans la tour ; car le peintre
était devenu fou par l’ardeur de son travail, et il détournait
rarement ses yeux de la toile, même pour regarder la figure
de sa femme. Et il ne voulait pas voir que les couleurs qu’il
étalait sur la toile étaient tirées des joues de celle qui était
assise près de lui. Et quand bien des semaines furent passées
et qu’il ne restait plus que peu de chose à faire, rien qu’une
touche sur la bouche et un glacis sur l’œil, l’esprit de la dame
palpita encore comme la flamme dans le bec d’une lampe.
Et alors la touche fut donnée, et alors le glacis fut placé ; et
pendant un moment le peintre se tint en extase devant le
travail qu’il avait travaillé ; mais une minute après, comme
il contemplait encore, il trembla et il devint très pâle, et il fut
frappé d’effroi ; et criant d’une voix éclatante : — En vérité,
c’est la Vie elle-même ! — il se retourna brusquement pour
regarder sa bien-aimée ; — elle était morte ! »
Points fixes pour notre histoire : cette photographie donc.
Qu’on la décrive. Elle est abstraite, dépouillée ? Peu importe.
Repensez à nos amis de Barton Fink, puisqu’ils nous aident
en retour sur l’exercice qu’ici ils ont pris, et comment pour
l’image qui porte leur film ils ont repensé à leur amour
132
d’Edward Hopper, petit monde. Femme seule devant paysage, et son dos tourné. Quoi d’autre.
Vous avez l’image ? Maintenant dites-nous où est-elle.
On peigne la girafe, seulement on la peigne à l’envers. Accrochée où, dans quel contexte, quelle pièce, quel mur, quelle
fenêtre, quel lieu. Zoom arrière. Maintenant, l’image est
devenue maison, affiche dans la ville, prospectus qu’on vous
a distribué. Et zoom arrière encore : au dos tourné de l’image
correspond le dos tourné du narrateur, ou de l’acteur, ou d’un
personnage quelconque, pourvu qu’il ou elle soit le personnage que vous avez décidé.
Et le personnage regarde l’image.
Je laisse un blanc.
Parenthèse : privilège de celui qui propose l’écriture (et à
vous dix ans plus tard d’en faire votre propre Barton Fink),
il se contente de laisser un blanc. Il ne fait pas l’exercice. Il
corrige des copies ou s’en va boire un café pendant que vous
remplissez le blanc.
Pour démarrer, repensez bien à ce que je viens de vous
suggérer : vous avez le point de départ (cette photographie),
vous avez le premier mouvement de scénarisation du récit
(encadrée comment, sur quel mur, en quelle pièce, en quelle
ville), vous avez l’apparition du personnage vu de dos, et qui
regarde l’image — et puis vous avez le point d’arrivée, je vous
le donne de suite. Entre les deux, la masse ou la collection
des images, trajets, situations, souvenirs, associations qui
découleront de la tension entre ce début et cette fin. Cela ne
suffit pas pour faire une histoire ? À vous, non, certainement
pas — et l’accomplissement du récit précisément ce qui en
frustre son auteur. Mais le lecteur, lui, comment saurait-il les
133
the creative writing no-guide
inventions
coupes, les manques, les creux et silences ? Il va d’image en
image, et se retrouvera prêt ainsi à aborder le retournement
final. Repensez toujours, si vous ne devez garder qu’une idée
de ce semestre : c’est le lecteur qui fait le texte. Et encore
plus ici, où nous sommes prêts pour le cycle 2, du récit
fantastique.
Nous voilà donc à la fin. Entre-temps, vous aurez travaillé.
Vous avez le choix entre trois fins. Dans la première fin, le
personnage a trouvé le lieu réel de l’image, ou le moyen
d’entrer dans l’image et d’y disparaître. Dans la deuxième fin,
le personnage a trouvé le lieu réel de l’image, et le personnage
de l’image se retourne et vient dans sa vie à lui. La troisième
fin est constituée de votre proposition imprévue et surprenante, différente des deux premières, mais à la condition que
la même image soit de retour et conditionne l’échappée
narrative, ce qu’on nomme fin.
Vous avez votre image, elle est bien solidement encadrée,
un personnage la regarde ? Alors tout de suite pensez à la
fin. Et vous n’aurez plus qu’à écrire le milieu.
il descend de l’autobus
Fin de semestre, on lâche tout — c’est de tradition ici,
vous le savez. Étape gourmande, enfin je l’espère.
Étape en tout cas. Étape américaine.
En Europe il faudrait plutôt probablement utiliser la gare.
L’histoire de Monsieur Golouja, du grand auteur serbe Branimir Scepanovic : monsieur Golouja semble un petit fonctionnaire en vacances. Chaque année pour ses congés il prend
le train et va à la mer. Ville non identifiée, pays non identifié,
134
destination non précisée. Cette routine lui pèse. Elle ne suffit
pas à ce qu’il puisse casser des soucis quotidiens, du recommencement. Le train de monsieur Golouja s’arrête dans une
petite gare imprécise, toute petite ville, sauf qu’il y a une
rivière et un pont. Il va à l’hôtel, s’y installe pour ses vacances.
Personne ne vient jamais ici en vacances. Personne ne s’installe ici à l’hôtel pour ne rien faire. À moins d’être écrivain,
mais monsieur Golouja n’est pas écrivain. Curiosité, défiance
ou hostilité : on n’est pas tendre dans les villages. Monsieur
Golouja laisse entendre qu’il est là pour prendre une décision
grave. L’hôtelier, qui tient à valoriser sa clientèle, laisse supposer aux gens du village que peut-être monsieur Golouja
est là pour se suicider. Alors on le protège, on l’honore, on
le fête. Que ses derniers jours soient les plus beaux, qu’il ait
un peu connu de l’amitié humaine. Monsieur Golouja est
ému, touché. Il lui arrive quelque chose. Il en pleure, il les
aime. Seulement ça s’éternise. Les villageois veulent avoir
raison, ils détestent qu’on les trompe. On conduit monsieur
Golouja au pont, il se suicide. Il n’était pas un usurpateur.
L’art de raconter une histoire. Elle fait quoi, celle-ci,
cinquante pages d’un petit livre ?
Alors, étape gourmande, les préliminaires. Je me suis
devant vous livré à un exercice : une histoire qui compte pour
moi, une histoire liée pour moi à l’énigme de la littérature,
une histoire brève comme Bartleby, je vous l’ai délivrée en
2’30. On ferait tenir tout Guerre et Paix dans cette durée.
Alors, nous sommes, laissez moi compter, nous sommes […],
exactement [...]. (Note de The Olbren Archive : il fait sans
doute partie de l’humour de Malt Olbren, dans ses improvisations préparées, de laisser en blanc le nombre d’étudiants
135
the creative writing no-guide
inventions
présents.), je vous laisse quarante secondes de concentration,
puis chacun en 2’30 procède au même exercice — vous avez
droit à toute la littérature. Pensez à ce que nous évoquions
l’autre jour de Raymond Carver, et de comment pour une
histoire il suffit d’un canapé et d’un frigo en panne.
[Pause.]
Quelle fête, mes amis, quelle fête… Paradoxe de la littérature : quand nous la disons en 2’30 et 300 mots, avons-nous
besoin de l’écrire en bien plus long ? Sans doute, sinon nous
n’aurions pas été, en la lisant, dans la fête préalable. Comment elle nous retient, nous garde là comme enfermés dans
sa pièce réservée (la porte grande ouverte, nous défiant de
partir si telle est notre volonté, car tel est aussi l’art du conte).
Alors justement, voyez-vous, c’est de cette fête collective,
que vous venez de nous organiser que nous allons démarrer.
Nous étions […], nous venons d’écouter […] brefs
résumés d’histoires, de grandes histoires. Nous sommes
dévorés d’aller directement y voir. Ou plutôt, il s’agit d’autre
chose : la collection même des thèmes, ainsi comprimés et
résumés, nous provoque dans notre désir d’inventer une
même histoire aussi brève. Une histoire en 2’30 et 300 mots.
De Carver je passe à son propre professeur de creative
writing (vous voyez, que ça sert à quelque chose), mon cher
et regretté John Gardner — j’ai souvent cité ici même son
Art of fiction. Je vous ai dit aussi qu’un de nos différends (il
faut toujours un différend, quand on ouvre une bouteille),
c’est le statut des cinquante exercices qu’il propose au tout
dernier chapitre de son livre. Manière de nous signifier, tout
chez John était pesé, que l’exercice ne compte pas. Compte
ce qu’il nous a fait progressivement traverser tout au long
136
des deux cents pages de ce livre magistral, et je le dis
humblement.
« Exercice 25. Écrivez une courte fiction associant la prose
et le vers.
« Exercice 26. En utilisant tout ce que vous en savez,
écrivez une histoire brève impliquant un animal — par
exemple, une vache.
« Exercice 28. Écrivez une brève histoire à propos d’une
figure légendaire bien connue.
« Exercice 29. Écrivez une histoire vraie en vous servant
de tout ce dont vous avez besoin.
« Exercice 30. Écrivez une histoire fantastique en vous
servant de tout ce dont vous avez besoin. »
Mais moi je vois et revois le petit sourire de l’ami John
Gardner, si j’imagine le prononcer de sa voix traînante, tenez
je vous le fais sur un autre :
« Exercice 4a. Décrire un paysage tel que vu par une vieil
dame dont le mari détestable et dégoûtant vient juste de
mourir. Ne mentionner ni le mari ni le décès.
« Exercice 4b. Décrire un lac tel que vu par un homme
jeune qui vient de commettre un meurtre. Ne pas faire mention du meurtre.
« Exercice 4c. Décrire un paysage tel que vu par un oiseau.
Ne pas faire état de l’oiseau. »
Presque rien, mais tout est dans le presque : quand il dit
tout ce dont vous avez besoin, c’est de quoi, qu’on a besoin ?
Et ce dont on a besoin pour une histoire vraie, est-ce différent de ce dont on a besoin pour une histoire fantastique ?
Voyez, tout John Garner est là. Beaucoup plus dans ce à quoi
137
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inventions
il vous contraint mentalement, en amont de l’exercice, que
dans l’exercice lui-même.
Cher John, ses exercices sont désormais des légendes, et
à vous d’aller relire le 4d.
Et nous avons mine de rien (all casually) progressé encore
d’une étape : en commun dans les trois propositions de
l’exercice 4, le « décrire un paysage », avec variation, nos amis
de la section creative writing de Madison ont dû se régaler,
que s’il y a meurtre il faut un lac.
Étape 1 : lorsque vous avez procédé (ô vos mines déconfites avant, joyeuses et fières après) à l’exercice de résumé
impromptu, nous avons entendu […] histoires brèves, toutes
sur un point commun — la posture de résumé, la prise de
parole tour à tour. Étape 2 : lorsque j’ai lu la suite des exercices 25 à 30 de John Gardner, puis les trois premières déclinaisons de l’exercice 4, le principe de variation organisait
pour nous lecteurs (je me compte parmi vous), la recomposition mentale d’un corps narratif unique, que nous ne pouvions voir qu’au loin, en perspective. Ces listes et inventaires
de perspectives narratives sont toujours fascinantes, vous
savez que Lovecraft en a laissé deux cents…
Alors, me direz-vous, et puisqu’il est temps que pour nos
« petits plaisirs » (toy delights) je me taise, l’exercice ? Je vous
avais suggéré d’apporter avec vous votre John Gardner,
quelques-uns l’ont fait, utilisez aussi le mien. Ouvrez au
chapitre : « de la fiction comme rêve » (« Fiction as a dream »,
dans John Gardner, The art of fiction, chapitre 2, partie I).
Beau chapitre, passant de Mark Twain à cette longue analyse
de l’art du conte chez l’italien Calvino — prenez s’il vous
plaît, avant d’écrire, quelques minutes pour le parcourir,
138
simplement rêver, rêvasser (just dream and muse). Et puis
revenez aux exercices, cette fois l’exercice numéro 2 :
Exercice 2. Prendre un événement simple : un homme
descend d’un autobus, avance un peu, semble regarder dans
l’embarras. Plus loin une femme sourit.
Malt Olbren emprunter un exercice à son vieil ami John
Gardner. Que non puisque Queneau (NdT : Malt Olbren
écrit « just no, since Queneau », donc vraiment un jeu de mots
avec le patronyme du célèbre oulipien, sur lequel s’appuie
John Gardner dans l’exercice 2 de son livre). John propose
d’écrire la même scène, en s’appuyant sur les Exercices de
style de ce bel écrivain français, selon cinq styles différents.
Moi non. Ce que je vous demande de faire, en l’honneur
de John Gardner, c’est de reprendre la situation initiale. Un
homme descend de l’autobus, ou quitte la gare, ou s’avance
sur le quai du métro. Au choix. Vous, le narrateur, vous le
voyez parce que vous êtes encore dans le bus, ou le train, ou
le métro. Mais vous voyez son embarras, son hésitation, et
vous apercevez un autre personnage. Peut-être que cette
femme qui sourit n’a strictement rien à voir avec cet homme
qui descend (ou changez les situations homme-femme,
évidemment ici ça ne compte pas). Et puis le bus, ou le train,
ou le métro vous emporte, donc vous ne saurez pas la suite.
Voici le thème de l’histoire dont vous allez produire le
résumé, en 2’30 (de lecture, pas d’écriture) et trois cents mots
(disons, à partir de cent cinquante, et deux cents serait bien).
Nous sommes […]. Rendez-vous dans une heure : nous
aurons transcendé monsieur (NdT : en français dans le texte)
Queneau, et rendu hommage à notre façon à John Gardner.
Sur une situation unique de départ, voyageur qui descend,
et ce bref croisement de temps, le Hesitation Blues du voya139
the creative writing no-guide
inventions
geur, le personnage tiers qui sourit, puis le narrateur emporté,
nous aurons collecté et lirons […] histoires.
Et je m’en régale d’avance.
auteur, aime la foule
Mon ami John Gardner, dans sa vie trépidante, avait eu
cette fois-ci l’originale idée de se casser simultanément les
deux bras (et sa huitième moto). Nous l’occupions comme
nous pouvions. Cet exercice fut élaboré en commun, mais il
n’était pas en état de le rédiger ni de l’utiliser — je dois quand
même lui rendre cet hommage préalable.
Il convient donc de resituer brièvement la situation : un
poste de télévision au son coupé (c’est important, lorsqu’on
regarde la télévision, de lui couper au moins le son). Je communiquais à John les quelques informations habituelles et
bruits de couloir concernant notre petite communauté estudiantine, mais constatai qu’il avait bien du mal à s’intéresser
à ce que je disais. Ce n’est pas grave, pensai-je, un ami à
l’hôpital a tous les droits. Et voilà ce qu’à l’instant il me dit,
lui :
— As-tu remarqué, mon cher Matt (il n’a pas dit « mon
cher » mais peu importe) comme facilement le film et la
télévision s’arrangent des scènes de groupes ou de foule ?
— Oui, répondis-je d’un ton certainement passionné.
— Hey man, reprit-il (là cette fois c’est sa manière de
parler), je te dis : savons-nous dans le roman utiliser la scène
de foule de façon aussi élémentaire et naturelle qu’en usent
le cinéma et la télévision ?
140
— Faut voir, dus-je répondre d’un ton encore plus
passionné.
— Non, motherfucker (je m’excuse de reprendre avec exactitude le mode de parler de mon ami), faut l’écrire.
Voici donc la démarche.
Selon mes habitudes (vous m’en voyez désolé, mais vous
commencez à me connaître), de quelles scènes de foule vous
souvenez-vous dans les livres lus il y a l longtemps, dans les
livres lus récemment ? Quelles sont les grandes scènes de
foule auxquelles immédiatement vous pensez, et qui vous
ont le plus marqué ?
Bien sûr qu’il y en a. Dans la littérature française du XIXe
siècle, c’est la bataille de Waterloo dans La Chartreuse de
Parme de Stendhal, la grève des mineurs dans Germinal de
Zola, et, si vous me permettez de vous en suggérer une et
une seule, les émeutes de 1848 telles que traitées dans L’Éducation sentimentale de Flaubert, peut-être parce que le narrateur, le falot monsieur Moreau, étudiant raté, s’y découvrira
révolutionnaire raté, romantique raté, et qu’il faut tout ça
pour faire un livre qui ne le soit pas, raté. [NdT : trois wasted
et un flop). Et Dostoïevski : évite-t-on jamais l’impression,
lorsqu’un personnage s’isole ou se trouve en face à face avec
un autre, qu’ils viennent d’être provisoirement séparés de la
foule bruyante de la ville, du jeu, du camp, avant qu’elle les
rattrape ?
La foule bien sûr chez Dos Passos et Steinbeck, mais nous
en parlons trop, ici. Revenir au premier moment où elle est
structurante (formative). Et c’est américain, même si Edgar
Poe, pour l’installer, va chercher la plus grande ville ou la
ville par essence : la dickensienne Londres de son temps,
quand nous vivions dans des presque villages. Souvenez-vous
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the creative writing no-guide
inventions
de L’homme des foules : et que d’abord on ne la voit pas. Ce
qu’on a dans le récit, c’est le dispositif optique, la vitrine du
café (avec le mot COFEE écrit à l’envers) qui délimite le
cadre précis de la vision du narrateur. Des silhouettes y surgissent, passent, disparaissent. C’est le mouvement de ces
silhouettes qui fait supposer leur grouillement hors champ.
Puis deuxième dispositif : plus de cadre optique, mais un
déplacement linéaire – le narrateur suit l’homme qu’il a
repéré, isolé dans la foule. C’est lui qui l’emmène dans la nuit
de Londres : voit-on la ville, voit-on la foule ? Non, on voit
seulement un parmi la foule. Enfin la résolution par prise de
vue d’ensemble : un concept neuf, qui nous dit que la ville
est ville 24 heures sur 24, mais que ce point de plus grande
agitation n’est pas fixe, mais se déplace sur sa carte. Et c’est
la compréhension du concept qui nous permet de nous
représenter enfin globalement la foule comme idée, ce que
n’avaient pas fait les deux parties de récit initiales, pourtant
fondues dans la foule elle-même.
Maintenant, pensez aux scènes de foule dans votre vie
même : n’allez pas chercher dans la vie solitaire d’un pauvre
professeur de creative writing à l’université, prenez plutôt la
vôtre. On s’assemble pour voir un match sur les écrans suspendus au mur, vous allez danser, ce sont des festivals de
musique, une fête avec feux d’artifices – mais vous avez déjà
complété pour vous la liste. Le métro, une attente à l’aéroport, un dérèglement soudain de la ville et la voilà, la foule.
Prenons un simple échantillon. Cent mille personnes, cela
vous suffit ? Alors Consider the lobster (« étudiez le homard »).
Pendant trois jours, ces Américains comme nous se rassemblent dans le Maine pour dévorer des homards. Un
écrivain décide de le mettre en écriture. Et si vous décidiez
142
de travailler par l’empreinte en creux : votre itinéraire, train,
voiture, taxi pour venir et se loger. Et puis non pas la foule,
mais ce qu’elle mange : la foule, celle des bestioles jetées dans
l’eau bouillante, ressorties par masses et débiter pour les
mâchoires américaines. De là, non pas, non pas les gens, mais
ceux qui ici viennent pour s’opposer, considérant indigne de
notre humanité ce traitement barbare (qui nous prouve, dans
le système nerveux du homard, qu’il n’y a pas souffrance ?),
et les voilà, silhouettes perdues dans la foule qui les ignore,
avec leurs tracts et leurs pétitions.
On va parler de lobotomie, de vie grégaire, de bassines et
de mâchoires. Personne plus jamais n’oubliera la grande foule
du Maine World’s Largest Lobster Cooker.
Vous direz qu’il n’y a pas d’enjeux qu’un exercice facile ?
Mais qui êtes-vous, jeune homme, dans le grand anonymat
de l’université entreprise ? Qui êtes-vous, quand la ville vous
trace probablement par votre téléphone et ses caméras de
surveillance, mais comme un parmi tant et tant, et que le
nom ni le visage ne comptent plus. La politique même suppose la masse, et l’histoire se charge parfois de nous démentir,
si trois types avec un couteau envoient des avions sur une
tour et que la foule est celle des morts. Vous donc, jeune
homme, combien de films-catastrophe avez-vous dégusté
qui supposaient qu’on y représente la foule ?
Voici donc ce que je vous propose :
- un, choisir et poser votre foule : à vous, et le plus simple
est de partir de l’expérience biographique directe, les images
qui vont avec ;
— deux, choisir et isoler les dispositifs : il ne sert à rien
d’essayer de tout décrire, ou décrire la foule comme foule –
mais isoler les cadres, objets, le bruit, les murs, les éléments
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the creative writing no-guide
inventions
fixes au-dessus de la place, qui diront la foule sans la représenter ;
— trois, je vous incite alors à traverser : le corps, le vôtre,
dans la foule – ce qu’il voit, perçoit, ressent, même si c’est
très peu, même tout petit, mais c’est en mouvement, mais ça
va d’un point à un autre ;
— quatre, et tout est là (retour à mon ami John Gardner,
regardant la télévision devant son lit tout en haut près du
plafond, et ses deux bras plâtrés raides comme deux bâtons
de chaque côté de lui : — La voix off, Malt, tout est dans la
voix off... Parce que je crois qu’il regardait des films soustitrés. Le bruit de la foule par elle-même est énorme (on a
des exemples contraires, allez voir sur archives les funérailles
de JFK ou autre moment), et énorme surtout, aujourd’hui
encore plus, le bruit dont on baigne la foule pour qu’elle ne
soit pas saisie de sa propre angoisse. Alors on pense, mais
dedans.
« La voix off, Malt, fais-les écrire la voix off », c’était cela,
l’idée de John Gardner. Ne vous inquiétez pas de faire interagir le personnage (ou le narrateur) avec la foule. Captez les
éclats, décrivez les bribes de visages, les odeurs, les fringues,
l’aveugle et le mendiant, et puis, chaque fois que vous avez
l’opportunité du saut, insérez des crochets, insérez un double
slash // ou ce que vous voulez, mais qui signalera au lecteur
qu’on a quitté le registre principal.
Et si, ce registre sous le registre, la phrase dans les crochets
ou entre les //, vous l’utilisiez non pas pour un auto-commentaire (aucun intérêt) ni une prolongation intérieure des
grands soucis du personnage (grâce) mais comme un carnet
d’invention : noter comme ça, bribe, idée, ébauche, éclat, ce
qui serait une possible interaction du personnage (du narra144
teur) avec ce qu’il voit ? Mais attention : il ne le fera pas. Le
texte reste la plongée dans la foule, la multiplication des
moyens de dire la foule. Mais un dialogue, une réponse, le
film qu’on pourrait faire avec cette personne aperçue, ce qu’on
suppose d’elle-même, la description du bar, de la tente backstage, l’incursion dans la tête du musicien, le lieu le lendemain
matin, quand tout le monde sera parti, ou pourquoi pas
comment ça dégénère – ou bien la version politique, ces
grands rassemblements sur la place publique qui abattent les
murs et défont les dictateurs...
À vous. Reprenez ces étapes, ne vous jetez pas tout de
suite dans le texte, sachez quelle foule est votre foule (elle
doit aussi être la projection de votre foule intérieure ?) – et,
quand c’est prêt, jetez-vous dans la foule, écrivez avec foule,
soyez foule. Pensez à la voix off, aux éléments sous-titrés qui
sont toutes les fictions possibles, dans lesquelles vous ne vous
lancerez pas, restant à même votre foule...
figures de la foule chez Gustave Flaubert
NdT : Le document ci-dessous, distribué aux étudiants pour
l’exercice, a été préparé par Malt Olbren lui-même, à partir
des occurrences du mot foule dans la traduction anglaise de
L’Éducation sentimentale de Gustave Flaubert, livre qui lui était
cher. On est bien sûr reparti des citations originales.
On arrivait. Il chercha péniblement Arnoux dans la foule des
passagers, et l’autre répondit en lui serrant la main.
A la fin du spectacle, il se précipita dans les couloirs. La foule
les remplissait. Arnoux, devant lui, descendait l’escalier, marche
à marche, donnant le bras aux deux femmes.
145
the creative writing no-guide
inventions
Et il le regarda d’une telle manière, que Martinon, fort ému,
ne comprit point d’abord la plaisanterie. La foule les poussait,
et ils avaient été forcés, tous les trois, de se mettre sur le petit
escalier conduisant, par un couloir, dans le nouvel
amphithéâtre.
La foule oscilla, et, se pressant contre la porte de la cour qui
était fermée, elle empêchait le professeur d’aller plus loin. Il
s’arrêta devant l’escalier. On l’aperçut bientôt sur la dernière
des trois marches. Il parla ; un bourdonnement couvrit sa voix.
La foule éclata en applaudissements. Cette retraite du professeur devenait une victoire pour elle. A toutes les fenêtres, des
curieux regardaient.
À mesure que l’on avançait, la foule devenait moins grosse.
Les sergents de ville, de temps à autre, se retournaient d’un air
féroce ; et les tapageurs n’ayant plus rien à faire, les curieux
rien à voir, tous s’en allaient peu à peu. Des passants, que l’on
croisait, considéraient Dussardier et se livraient tout haut à
des commentaires outrageants. Une vieille femme, sur sa porte,
s’écria même qu’il avait volé un pain ; cette injustice augmenta
l’irritation des deux amis. Enfin on arriva devant le corps de
garde. Il ne restait qu’une vingtaine de personnes. La vue des
soldats suffit pour les disperser.
De temps à autre, il s’essuyait le front avec son mouchoir de
poche roulé en boudin, et qu’il portait sur sa poitrine, entre
deux boutons de sa redingote verte. Il avait un pantalon à plis,
des souliers-bottes, une cravate longue ; et son chapeau à bords
retroussés le faisait reconnaître, de loin, dans les foules.
146
Mais, avec des principes pareils, on corrompt les foules ! Ça
fait le compte du Gouvernement, du reste !
Frédéric endossa la robe noire traditionnelle ; puis il entra suivi
de la foule, avec trois autres étudiants, dans une grande pièce,
éclairée par des fenêtres sans rideaux et garnie de banquettes,
le long des murs. Au milieu, des chaises de cuir entouraient
une table, décorée d’un tapis vert. Elle séparait les candidats
de MM. les examinateurs en robe rouge, tous portant des
chausses d’hermine sur l’épaule, avec des toques à galons d’or
sur le chef.
Quelquefois, l’espoir d’une distraction l’attirait vers les boulevards. Après de sombres ruelles exhalant des fraîcheurs
humides, il arrivait sur de grandes places désertes, éblouissantes de lumière, et où les monuments dessinaient au bord
du pavé des dentelures d’ombre noire. Mais les charrettes, les
boutiques recommençaient, et la foule l’étourdissait, — le
dimanche surtout, — quand, depuis la Bastille jusqu’à la
Madeleine, c’était un immense flot ondulant sur l’asphalte, au
milieu de la poussière, dans une rumeur continue ; il se sentait
tout écoeuré par la bassesse des figures, la niaiserie des propos,
la satisfaction imbécile transpirant sur les fronts en sueur !
Cependant, la conscience de mieux valoir que ces hommes
atténuait la fatigue de les regarder.
Au galop, les danseurs envahirent les allées. Haletant, souriants, et la face rouge, ils défilaient dans un tourbillon qui
soulevait les robes avec les basques des habits ; les trombones
rugissaient plus fort ; le rythme s’accélérait ; derrière le cloître
moyen âge, on entendit des crépitations, des pétards éclatèrent
; des soleils se mirent à tourner ; la lueur des feux de Bengale,
couleur d’émeraude, éclaira pendant une minute tout le jardin
; — et, à la dernière fusée, la multitude exhala un grand soupir.
inventions
the creative writing no-guide
Elle s’écoula lentement. Un nuage de poudre à canon flottait
dans l’air. Frédéric et Deslauriers marchaient au milieu de la
foule pas à pas, quand un spectacle les arrêta : Martinon se
faisait rendre de la monnaie au dépôt des parapluies ; et il
accompagnait une femme d’une cinquantaine d’années, laide,
magnifiquement vêtue, et d’un rang social problématique. —
Ce gaillard-là, dit Deslauriers, est moins simple qu’on ne
suppose. Mais où est donc Cisy ?
Elle admirait les orateurs ; lui, il préférait la gloire des écrivains.
Mais on devait sentir, reprit-elle, une plus forte jouissance à
remuer les foules directement, soi-même, à voir que l’on fait
passer dans leur âme tous les sentiments de la sienne. Il se
voyait dans une cour d’assises, par un soir d’hiver, à la fin des
plaidoiries, quand les jurés sont pâles et que la foule haletante
fait craquer les cloisons du prétoire, parlant depuis quatre
heures déjà, résumant toutes ses preuves, en découvrant de
nouvelles, et sentant à chaque phrase, à chaque mot, à chaque
geste, le couperet de la guillotine, suspendu derrière lui, se
relever ; puis, à la tribune de la Chambre, orateur qui porte sur
ses lèvres le salut de tout un peuple, noyant ses adversaires sous
ses prosopopées, les écrasant d’une riposte, avec des foudres et
des intonations musicales dans la voix, ironique, pathétique,
emporté, sublime. Elle serait là, quelque part, au milieu des
autres, cachant sous son voile ses pleurs d’enthousiasme ; ils
se retrouveraient ensuite ; — et les découragements, les calomnies et les injures ne l’atteindraient pas, si elle disait : — Ah !
cela est beau ! en lui passant sur le front ses mains légères.
Des nuages roses, en forme d’écharpe, s’allongeaient au-delà
des toits ; on commençait à relever les tentes des boutiques ;
des tombereaux d’arrosage versaient une pluie sur la poussière,
et une fraîcheur inattendue se mêlait aux émanations des cafés,
laissant voir par leurs portes ouvertes, entre des argenteries et
des dorures, des fleurs en gerbes qui se miraient dans les hautes
glaces. La foule marchait lentement. Il y avait des groupes
d’hommes causant au milieu du trottoir ; et des femmes passaient, avec une mollesse dans les yeux et ce teint de camélia
que donne aux chairs féminines la lassitude des grandes chaleurs. Quelque chose d’énorme s’épanchait, enveloppait les
maisons. Jamais Paris ne lui avait semblé si beau. Il n’apercevait, dans l’avenir, qu’une interminable série d’années toutes
pleines d’amour.
Les boutiques défilaient, la foule augmentait, le bruit devenait
plus fort. Après le quai Saint-Bernard, le quai de la Tournelle
et le quai Montebello, on prit le quai Napoléon ; il voulut voir
ses fenêtres, elles étaient loin. Puis on repassa la Seine sur le
Pont-Neuf, on descendit jusqu’au Louvre ; et, par les rues
Saint-Honoré, Croix-des-Petits- Champs et du Bouloi, on
atteignit la rue Coq-Héron, et l’on entra dans la cour de l’hôtel.
La foule des hommes qui se tenaient debout sur le parquet,
avec leur chapeau à la main, faisait de loin une seule masse
noire, où les rubans des boutonnières mettaient des points
rouges çà et là, et que rendait plus sombre la monotone blancheur des cravates. Sauf de petits jeunes gens à barbe naissante,
tous paraissaient s’ennuyer ; quelques dandies, d’un air maussade, se balançaient sur leurs talons. Les têtes grises, les perruques étaient nombreuses ; de place en place, un crâne chauve
luisait ; et les visages, ou empourprés ou très blêmes, laissaient
voir dans leur flétrissure la trace d’immenses fatigues, — les
gens qu’il y avait là appartenant à la politique ou aux affaires.
M. Dambreuse avait aussi invité plusieurs savants, des magistrats, deux ou trois médecins illustres, et il repoussait avec
d’humbles attitudes les éloges qu’on lui faisait sur sa soirée et
les allusions à sa richesse.
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inventions
Les tertres de gazon étaient couverts de menu peuple. On
apercevait des curieux sur le balcon de l’Ecole Militaire ; et les
deux pavillons en dehors du pesage, les deux tribunes comprises dans son enceinte, et une troisième devant celle du Roi
se trouvaient remplies d’une foule en toilette qui témoignait,
par son maintien, de la révérence pour ce divertissement encore
nouveau. Le public des courses, plus spécial dans ce temps-là,
avait un aspect moins vulgaire ; c’était l’époque des sous- pieds,
des collets de velours et des gants blancs. Les femmes, vêtues
de couleurs brillantes, portaient des robes à taille longue, et,
assises sur les gradins des estrades, elles faisaient comme de
grands massifs de fleurs, tachetés de noir, çà et là, par les
sombres costumes des hommes. Mais tous les regards se tournaient vers le célèbre Algérien Bou-Maza, qui se tenait impassible, entre deux officiers d’état-major, dans une des tribunes
particulières. Celle du Jockey-Club contenait exclusivement
des messieurs graves.
Les spectateurs des tribunes avaient grimpé sur les bancs. Les
autres, debout dans les voitures, suivaient avec des lorgnettes
à la main l’évolution des jockeys ; on les voyait filer comme
des taches rouges, jaunes, blanches et bleues sur toute la longueur de la foule, qui bordait le tour de l’Hippodrome. De
loin, leur vitesse n’avait pas l’air excessive ; à l’autre bout du
Champ de Mars, ils semblaient même se ralentir, et ne plus
avancer que par une sorte de glissement, où les ventres des
chevaux touchaient la terre sans que leurs jambes étendues
pliassent. Mais, revenant bien vite, ils grandissaient ; leur
passage coupait le vent, le sol tremblait, les cailloux volaient ;
l’air, s’engouffrant dans les casaques des jockeys, les faisait
palpiter comme des voiles ; à grands coups de cravache, ils
fouaillaient leurs bêtes pour atteindre le poteau, c’était le but.
On enlevait les chiffres, un autre était hissé ; et, au milieu des
applaudissements, le cheval victorieux se traînait jusqu’au
150
pesage, tout couvert de sueur, les genoux raidis, l’encolure basse,
tandis que son cavalier, comme agonisant sur sa selle, se tenait
les côtes.
Une contestation retarda le dernier départ. La foule qui
s’ennuyait se répandit. Des groupes d’hommes causaient au
bas des tribunes. Les propos étaient libres ; des femmes du
monde partirent, scandalisées par le voisinage des lorettes.
— Bonjour ! — Ça va bien ? — Oui ! — Non ! — À tantôt !
et les figures se succédaient avec une vitesse d’ombres chinoises.
Frédéric et Rosanette ne se parlaient pas, éprouvant une sorte
d’hébétude à voir auprès d’eux continuellement toutes ces
roues tourner. Par moments, les files de voitures, trop pressées,
s’arrêtaient toutes à la fois sur plusieurs lignes. Alors, on restait
les uns près des autres, et l’on s’examinait. Du bord des panneaux armoriés, des regards indifférents tombaient sur la foule
; des yeux pleins d’envie brillaient au fond des fiacres ; des
sourires de dénigrement répondaient aux ports de tête orgueilleux ; des bouches grandes ouvertes exprimaient des admirations imbéciles ; et, çà et là, quelque flâneur, au milieu de la
voie, se rejetait en arrière d’un bond pour éviter un cavalier qui
galopait entre les voitures et parvenait à en sortir. Puis tout se
remettait en mouvement ; les cochers lâchaient les rênes,
abaissaient leurs longs fouets ; les chevaux, animés, secouant
leur gourmette, jetaient de l’écume autour d’eux ; et les croupes
et les harnais humides fumaient dans la vapeur d’eau que le
soleil couchant traversait.
Quand les étudiants eurent fait deux fois le tour de la Madeleine, ils descendirent vers la place de la Concorde. Elle était
remplie de monde ; et la foule tassée semblait, de loin, un
champ d’épis noirs qui oscillaient. Au même moment, des
soldats de la ligne se rangèrent en bataille, à gauche de l’église.
151
the creative writing no-guide
inventions
Par la rue Duphot, ils atteignirent les boulevards. Des lanternes vénitiennes, suspendues aux maisons, formaient des
guirlandes de feux. Un fourmillement confus s’agitait en
dessous ; au milieu de cette ombre, par endroits, brillaient des
blancheurs de baïonnettes. Un grand brouhaha s’élevait. La
foule était trop compacte, le retour direct impossible ; et ils
entraient dans la rue Caumartin, quand, tout à coup, éclata
derrière eux un bruit, pareil au craquement d’une immense
pièce de soie que l’on déchire. C’était la fusillade du boulevard
des Capucines.
versel, comme si le coeur de l’humanité tout entière avait battu
dans sa poitrine.
Des hommes d’une éloquence frénétique haranguaient la foule
au coin des rues ; d’autres dans les églises sonnaient le tocsin
à pleine volée ; on coulait du plomb, on roulait des cartouches
; les arbres des boulevards, les vespasiennes, les bancs, les
grilles, les becs de gaz, tout fut arraché, renversé ; Paris, le
matin, était couvert de barricades.
On criait de temps en temps : — Vive Napoléon ! vive Barbès !
à bas Marie ! La foule innombrable parlait très haut ; — et
toutes ces voix, répercutées par les maisons, faisaient comme
le bruit continuel des vagues dans un port. A de certains
moments, elles se taisaient ; alors, la Marseillaise s’élevait. Sous
les portes cochères, des hommes d’allures mystérieuses proposaient des cannes à dard. Quelquefois, deux individus,
passant l’un devant l’autre, clignaient de l’oeil, et s’éloignaient
prestement. Des groupes de badauds occupaient les trottoirs
; une multitude compacte s’agitait sur le pavé. Des bandes
entières d’agents de police, sortant des ruelles, y disparaissaient
à peine entrés. De petits drapeaux rouges, çà et là, semblaient
des flammes ; les cochers, du haut de leur siège, faisaient de
grands gestes, puis s’en retournaient. C’était un mouvement,
un spectacle des plus drôles.
On n’entendait plus que les piétinements de tous les souliers,
avec le clapotement des voix. La foule inoffensive se contentait
de regarder. Mais, de temps à autre, un coude trop à l’étroit
enfonçait une vitre ; ou bien un vase, une statuette déroulait
d’une console, par terre. Les boiseries pressées craquaient.
Des cheminées du château, il s’échappait d’énormes tourbillons
de fumée noire, qui emportaient des étincelles. La sonnerie
des cloches faisait, au loin, comme des bêlements effarés. De
droite et de gauche, partout, les vainqueurs déchargeaient leurs
armes. Frédéric, bien qu’il ne fût pas guerrier, sentit bondir son
sang gaulois. Le magnétisme des foules enthousiastes l’avait
pris. Il humait voluptueusement l’air orageux, plein des senteurs de la poudre ; et cependant il frissonnait sous les effluves
d’un immense amour, d’un attendrissement suprême et uni152
Comme les affaires étaient suspendues, l’inquiétude et la
badauderie poussaient tout le monde hors de chez soi. Le
négligé des costumes atténuait la différence des rangs sociaux,
la haine se cachait, les espérances s’étalaient, la foule était
pleine de douceur. L’orgueil d’un droit conquis éclatait sur les
visages. On avait une gaieté de carnaval, des allures de bivac ;
rien ne fut amusant comme l’aspect de Paris, les premiers jours.
Cette foule de grosses lignes verticales s’entrouvrait. Alors,
d’énormes flots verts se déroulaient en bosselages inégaux
jusqu’à la surface des vallées où s’avançait la croupe d’autres
collines dominant des plaines blondes, qui finissaient par se
perdre dans une pâleur indécise.
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La lueur des boutiques éclairait, par intervalles, son profil pâle
; puis l’ombre l’enveloppait de nouveau ; et, au milieu des voitures, de la foule et du bruit, ils allaient sans se distraire d’euxmêmes, sans rien entendre, comme ceux qui marchent
ensemble dans la campagne, sur un lit de feuilles mortes.
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tiers livre, la collection