Radio-CaNada - Théâtre du Nouveau Monde

Transcription

Radio-CaNada - Théâtre du Nouveau Monde
une présentation de
SNC-Lavalin une collaboration Radio-Canada
Du 13 janvier au 7 février 2015
de Eric-Emmanuel
Schmitt
d’après le journal d’anne frank
mise en scène Lorraine
Pintal
distribution
Sébastien Dodge / Paul Doucet
Benoît Drouin-Germain / Jacques Girard
Marie-France Lambert / Kasia Malinowska
Sophie Prégent / Mylène St-Sauveur
Marie-Hélène Thibault
l’équipe de création
assistance à la mise en scène et régie bethzaïda
décor danièle
thomas
lévesque costumes marc senécal
éclairages et conception des projections vidéos erwann
bernard
conception et réalisation des projections vidéos turbine
musique originale jorane accessoires sarah
maquillages jacques-lee
studio
lachance
pelletier
une production spectra musique / en collaboration avec le théâtre du nouveau monde / didier morissonneau
© antigone [2014–2015] tous droits réservés
Mylène St-Sauveur. Photo : Jean-François Gratton
Amsterdam, 1945. Rescapé des horreurs
d’Auschwitz, Otto Frank voit s’effondrer ses derniers espoirs de
revoir ses filles : il apprend qu’Anne et Margot sont mortes quelques
mois plus tôt au camp de Bergen-Belsen. Sa secrétaire, Miep Gies,
lui remet alors le journal intime de sa benjamine, qu’elle avait
récupéré dans la cachette clandestine de la famille Frank après
leur arrestation par les Nazis.
Le père endeuillé découvre
avec stupéfaction ce qui deviendra le plus célèbre témoignage de
l’Occupation allemande durant la Deuxième Guerre mondiale.
Est-ce donc sa petite Anne, « le clown de la famille », que cette
jeune fille complexe qui dévoile une profondeur et une force
intérieure insoupçonnées ? Cette adolescente qui traverse des
étapes de développement typiques : sentiment d’être incomprise,
découverte de soi, éveil sexuel et amoureux dans des circonstances
exceptionnelles, mais qui le fait avec une lucidité remarquable
et un don d’écrivain pour « rendre les choses réelles » ?
Au fil d’une lecture parfois interrompue par l’émotion, Otto revit
les deux années de cohabitation forcée que durent partager huit
clandestins juifs à « l’Annexe ». Un huis clos ponctué tour à tour
de détresse et d’espoir, où l’angoisse face aux horreurs de la guerre
alterne avec la drôlerie de certaines scènes, et où la coexistence
tendue entre des personnalités pas forcément compatibles donne
lieu à des disputes, mais aussi à des moments de tendresse.
Jusqu’à l’irruption de la police allemande, en août 1944, qui
viendra sceller le sort des clandestins…
Évocation
d’une sombre page historique, Le Journal d’Anne Frank raconte une
touchante histoire d’amour entre un homme et sa fille, par-delà
le temps et la mort. La pièce illustre également le pouvoir de la
littérature. Comment, chaque fois qu’un nouveau lecteur ouvre
le Journal, ses personnages morts tragiquement reprennent
vie. La voix forte et vibrante d’Anne Frank résonne pour toujours.
argument
Marie Labrecque
59
SE
souvenir
Il y a cent ans débutait ce qu’on
allait baptiser la Première Guerre
mondiale. Une boucherie impliquant plusieurs pays et qui, de
1914 à 1918, a fait neuf millions
de victimes. 2014 marque aussi
le 75e anniversaire du début de la
Deuxième Guerre mondiale. Un
conflit plus meurtrier encore, avec
un bilan atteignant les 50 millions
de morts en six ans. De ce ­nombre,
on évalue qu’environ six millions
étaient Juifs. L’année 2015 au
cours de laquelle sera créé Le
Journal d’Anne Frank souligne
par ailleurs le 70 e anniversaire
de la mort d’Anne Frank. C’est
l’occasion de se remémorer ces
charniers qui ont tant coûté
à l’humanité au siècle dernier.
Car ainsi que le disait le premier
ministre anglais Winston Churchill :
« Un peuple qui oublie son passé
se condamne à le revivre. »
Marie Labrecque
61
Photo : Collection Anne Frank House, Amsterdam
LES MULTIPLES
INCARNATIONS D’UN
CLASSIQUE
« Il me semble que plus tard,
ni moi ni personne
ne s’intéressera aux confidences
d’une écolière de 13 ans. »
Le Journal d’Anne Frank, 20 juin 1942
62 le journal d’anne frank
Lorsque Anne Frank entreprend l’écriture
de son journal intime le 12 juin 1942, soit
le jour de son 13e anniversaire, elle est loin
de se douter du retentissement qu’il aura.
La jeune Juive d’Amsterdam ne sait pas non
plus que sa vie est sur le point de ­changer :
c’est moins d’un mois plus tard que la ­famille
Frank amorce sa vie clandestine. Un environnement étouffant où le journal ­devient
le confident privilégié d’Anne. L’adoles­
cente s’épanche dans ses pages jusqu’au
1er août 1944, trois jours avant l’arrestation
des « ­Annexiens » et leur déportation.
Tragiquement interrompus, ces mémoi­
res de deux années de réclusion ont ­depuis
acquis le statut de classique ­mondial : le
livre est traduit dans quelque 70 langues, et
s’est écoulé à plus de 20 millions d’exemplaires. La jeune fille qui ­rêvait d’être un jour
une auteure célèbre est sûrement devenue,
ainsi que l’écrit Eric-­Emmanuel Schmitt
dans sa préface à l’édition Livre de poche
du Journal, « l’écrivain de 15 ans le plus lu
au monde » !
La publication du Journal n’a pourtant
pas coulé de source. Otto Frank commence
d’abord par en traduire des extraits en allemand qu’il envoie à des proches. « ­L’opinion
de mes amis était que je n’avais aucun
droit de considérer ceci comme un héritage
­privé, car c’était un document d’une grande
richesse sur l’humanité. »1 Mais les éditeurs
néerlandais ne se montrent pas intéressés
par le journal, jusqu’à ce que paraisse dans
un quotidien un article louangeur signé par
un historien réputé. Il est finalement publié
en 1947 (trois ans plus tard pour la version
française), sous le titre suggéré par Anne
dans son journal même : L’Annexe.
Aux États-Unis où l’ouvrage ­paraît en
1952 avec un avant-propos écrit par l’ancienne Première dame Eleanor ­Roosevelt,
un article influence aussi le destin du livre :
une critique dithyrambique dans le New York
Times Book Review le propulse au rang de
best-seller. Mais il faudra l’adaptation théâtrale pour transformer Le Journal en succès
international.
Les adaptations
Le Journal d’Anne Frank connaîtra un accou­
chement scénique laborieux, entaché de
controverses : des démêlés judiciaires avec
l’écrivain Meyer Levin, celui-là même
qui avait signé la critique dithyrambique,
autour de sa propre version théâtrale du
Journal. L’adaptation sera plutôt confiée au
populaire couple de scénaristes Frances
Goodrich et Albert Hackett (It’s a Wonderful
Life). Créée à New York à l’automne 1955,
leur pièce récolte de prestigieux prix, dont
le Pulitzer et le Tony. En Europe aussi, sa
popularité au théâtre pousse les ventes du
livre. Jouée en Allemagne, le pays natal
d’Anne et son bourreau, devant « plus d’un
million de personnes », la pièce suscite une
« vague d’émotion qui finit par briser le
silence dans lequel les Allemands s’étaient
murés à propos de la période nazie. »1
Bien sûr, Hollywood s’empare bientôt
de ce succès. On recrute le cinéaste George
Stevens, oscarisé pour Une place au soleil et
Géant, un ancien de l’armée américaine qui
avait filmé la libération du camp de Dachau.
Misant sur une nouvelle venue de dix-neuf
ans, Millie Perkins, The Diary of Anne Frank
rafle trois Oscars en 1960.
D’autres versions du Journal ont émergé
à la télévision et sur scène plus récemment.
En 1997, une toute jeune Natalie Portman
faisait ses débuts sur Broadway dans le rôle
d’Anne.
La double vie du Journal
Le Journal imprimé a lui-même connu des
transformations. D’abord, sous la plume
d’Anne. Au printemps 1944, après avoir
entendu à la radio le ministre néerlandais
de l’Éducation souligner l’importance des
témoignages écrits au quotidien pour documenter l’histoire de la guerre, la jeune fille
1 Anne Frank, Les Secrets d’une vie, par Carol Ann Lee
(J’ai Lu, 2001).
63
entreprend de réécrire sur des feuilles à part
certaines sections de son journal rédigé à
chaud. L’écrivaine, qui a grandement mûri
durant ces mois d’enfermement, révise,
modifie ou retranche des passages en vue
d’une éventuelle publication, désignant
même ses compagnons de réclusion sous
des pseudonymes. Elle n’aura malheureusement pas le temps de compléter son travail.
C’est dans cette version remaniée
qu’Otto Frank puise surtout pour composer la première édition du Journal. Le livre
contient aussi quelques entrées issues de
la première version dont l’un des carnets
d’origine semble s’être perdu, tout en censurant des extraits jugés trop intimes (la
sexualité, par exemple) ou trop offensants
pour certains des clandestins. En 1998, on
retrouvera également cinq pages inédites
qu’avait cachées Otto, et où Anne critiquait
le mariage de ses parents. Élaborée par la
traductrice allemande Mirjam Pressler, la
nouvelle édition rallongée qu’on peut lire
aujourd’hui ajoute au Journal des passages
supplémentaires pigés dans les deux moutures écrites par Anne.
Dès les années 50, Le Journal d’Anne
Frank est attaqué par certaines personnes,
dont des négationnistes de la Shoah, qui
en contestent l’authenticité. Des expertises
graphologiques démontrent qu’il est bien
de la main d’Anne.
Malgré les controverses, la popularité du Journal ne se dément pas. À l’étude
dans plusieurs établissements scolaires, le
livre parle toujours aux jeunes. Document
­historique exceptionnel, œuvre littéraire
sensible et récit initiatique mettant en
lumière le sentiment d’aliénation si emblé­
matique de l’adolescence : Le Journal a tout
ce qu’il faut pour traverser le temps et
les cultures.
Marie Labrecque
un succès japonais
Le Japon voue un culte particulier à
Anne Frank. Publié dès 1952, son Journal
y serait « le livre étranger le plus lu et
étudié », d’après la « bédé-­reportage »
Anne Frank au pays du manga (Les
Arènes et Arte éditions, 2014). Même
qu’on a souvent transposé l’œuvre en
mangas (bandes ­dessinées nippones)
et en dessins animés ! Explication ?
Les Japonais s’identifieraient à la
jeune Juive parce qu’ils se verraient
­eux-mêmes comme des ­victimes de la
guerre. Détail ­surprenant : l’expression
avoir « un jour Anne Frank » y serait
devenue un euphémisme pour les
menstruations, un phénomène abordé
par l’adolescente…2
2 Source : Anne Frank: the Book, the Life, the Afterlife, par Francine Prose (HarperCollins, 2009).
64 le journal d’anne frank
les pays-bas
occupés
Bombardement de Rotterdam, 14 mai 1940.
Quatrième pays à être envahi par les
­troupes d’Hitler, en mai 1940, les Pays-Bas
subiront une longue occupation allemande.
Ce petit pays neutre ayant dû capituler
en cinq jours, la reine Wilhelmine et le
gouvernement se réfugient en Angleterre.
Pour les Juifs néerlandais qui n’ont pas pu
fuir, le cauchemar commence. Ils ­perdent
peu à peu leurs droits et libertés. Ils sont
renvoyés des institutions ­p ubliques.
Comme plusieurs élèves, Anne Frank
doit quitter l’école qu’elle fréquente pour
un établissement juif. L’adolescente énumère dans son journal la longue liste
de ce qui leur est interdit : défense de
posséder un vélo, d’utiliser les moyens de
transport, d’aller au cinéma, au théâtre ou
à la piscine, de pratiquer des sports en
public, de visiter des chrétiens… et c’est
sans compter le couvre-feu imposé de vingt
heures à six heures…
Une première rafle et déportation de
Juifs, en février 1941, provoque pourtant
une réaction de protestation chez les
Hollandais : 20 000 ouvriers débraient
pour s’opposer aux arrestations. Mais la
manifestation est vite réprimée.
À partir de 1942, les déportations
se font sur une grande échelle. C’est à
Westerbork, situé dans une lande isolée
du Nord des Pays-Bas, que sont d’abord
envoyés les Juifs néerlandais. Mais ce camp
de transition n’est généralement que la
première étape de leur fatidique voyage.
La libération tardera aux Pays-Bas, au
grand malheur de la population : durant le
dernier hiver du conflit, 22 000 personnes
auraient succombé en raison du manque
de nourriture ou du froid. Ce n’est que
le 5 mai 1945 que les Nazis abandonnent
l’occupation. Trop tard pour Anne Frank
et pour beaucoup de ses coreligionnaires.
Pour eux, le bilan de la guerre aura été
catastrophique : plus de 70 % de la popu­
lation juive, soit environ 100 000 personnes
auraient été exterminées.
Marie Labrecque
65
La littérature concentrationnaire
les témoins
de
l’inimaginable
Auschwitz, janvier 1945. AFP/Getty Images
Journaux, témoignages, récits mais aussi œuvres littéraires : toute une écriture a germé
sur les cendres de la Seconde Guerre mondiale et des horreurs engendrées par le
nazisme. Chaque livre donnant une voix, un visage, une histoire individuelle à la tragédie
collective. Les camps de concentration, notamment, ont constitué une expérience si
marquante dans l’horreur, d’une atrocité si impensable, qu’elle ne pouvait qu’être décrite.
Ou tentée d’être décrite.
Certains parlent même de cette littérature de l’Holocauste, ou concentrationnaire,
comme d’un genre littéraire spécifique. Le terreau était d’autant plus fertile que « jamais
génocide n’a été dirigé contre un peuple aussi lettré que le peuple juif, un peuple
aussi porté donc à témoigner, par la parole, par l’écriture », remarque la traductrice
Judith Klein.3
Plusieurs survivants ont ressenti dès leur retour de l’enfer un besoin urgent de coucher sur le papier ce qu’ils avaient vécu. Écrire pour témoigner devant l’Histoire. Écrire en
mémoire de ceux qui n’étaient plus là pour le faire eux-mêmes. C’est le cas de l’Italien Primo
Levi, dont le saisissant Si c’est un homme, rédigé « en vue d’une libération intérieure », est
probablement devenu le récit le plus emblématique de l’expérience concentrationnaire.
Avec une sobriété et une rigueur quasi-scientifique, le chimiste de formation y décrit le
monstrueux système mis en place dans le camp d’Auschwitz et son infernal processus de
déshumanisation de ses captifs.
3 Judith Klein, Parler des camps, penser les génocides (Albin Michel, 1999).
66 le journal d’anne frank
Au contraire, Jorge Semprun a longtemps repoussé la mise sur papier de son
expérience : le résistant d’origine espagnole (mais qui écrit en français) a mis
seize années avant de pondre un premier
livre inspiré de ses épreuves. Paru en 1963
chez Gallimard, le roman autobiographique
Le Grand Voyage raconte sa déportation,
dans un wagon de marchandises, jusqu’au
camp allemand de Buchenwald. Trente ans
plus tard, dans L’Écriture ou la Vie, œuvresomme qui suit la spirale de ses souvenirs,
Semprun expliquera qu’il a eu à choisir
entre ces deux options : écrire le renvoyait
« dans la mémoire de la mort » et ce n’est
qu’au prix d’une amnésie volontaire que le
« revenant » a pu continuer à vivre.
Un accueil difficile
S’ils étaient pour la plupart pressés de
témoigner, les rescapés eurent d’abord
du mal à se faire écouter. Le contexte de
l’immédiat après-guerre ne leur était pas
favorable : on voulait oublier toutes ces
horreurs. Comme Otto Frank, plusieurs se
heurtèrent initialement au désintérêt des
éditeurs. Puis du public. Publié en 1947 à
2500 exemplaires dans une petite maison
italienne, après avoir été refusé par plusieurs grandes, Si c’est un homme paraît dans
l’indifférence totale. Jusqu’à sa ­réédition
en 1958 par un autre éditeur. Un classique
est né.
C’est aussi cette année-là qu’est publié
La Nuit d’Elie Wiesel (Éditions de Minuit),
cruel récit de sa déportation à l’adolescence et de la mort de son père dans les
camps. Le manuscrit avait d’abord essuyé
le refus d’éditeurs parisiens et américains, et nécessité des mois de démarchage
de la part du célèbre écrivain François
Mauriac. Le succès commercial se fera
aussi ­attendre. « Le sujet, jugé morbide,
n’intéressait personne », rappelle Wiesel
dans une nouvelle préface.
Les mots pour le dire ?
Plusieurs des mémorialistes de la Shoah
ont noté l’impuissance du langage usuel,
l’inadéquation des mots d’avant pour
transmettre la terrible expérience des
camps. Dans la préface de son récit L’Espèce
humaine (Gallimard, 1957), le résistant
français Robert Antelme (et alors époux
de Marguerite Duras) note « cette disproportion entre l’expérience que nous
avions vécue et le récit qu’il était possible
d’en faire ». Employés dans le contexte
concentrationnaire, les termes « faim »,
« peur » ou « douleur » ne sont plus assez
forts pour désigner cette autre réalité,
constate pour sa part Primo Levi. « Si les
lager [camps, en allemand] avaient duré
plus longtemps, ils auraient donné le jour à
un langage d’une âpreté nouvelle. » Elie
Wiesel, lui, remarque avec humilité qu’une
poignée de cendres à Birkenau « pèse plus
que tous les récits sur ce lieu de malédiction. Car, malgré tous mes efforts pour dire
l’indicible, “ce n’est toujours pas ça”. »
« Le besoin de raconter aux “autres” (...) avait acquis
chez nous, avant comme après notre libération,
la violence d’une impulsion immédiate, aussi
impérieuse que les autres besoins élémentaires. »
– Primo Levi, préface de Si c’est un homme
67
Comment alors décrire cette expérience extrême, inimaginable, afin qu’elle soit
comprise ? Jorge Semprun débat de cette question dans L’Écriture ou la Vie et parvient à la
conclusion que la « vérité essentielle » de ce que les revenants ont traversé n’est transmissible que par l’écriture littéraire, par l’apport de l’imaginaire qui paradoxalement permet
à la réalité de paraître vraisemblable. « Seul l’artifice d’un récit maîtrisé parviendra à
transmettre partiellement la vérité du témoignage », écrit-il.
Dans son essai L’Écriture concentrationnaire ou la poétique de la résistance (Publibook,
2008), la Française Sabine Sellam note d’ailleurs que « l’inscription d’une parole poétique »
est une constante de ces récits concentrationnaires. Et que certains auteurs y ont recours
aux mythes, tel Primo Levi. Précédé de la précision qu’« aucun des faits n’y est inventé »,
Si c’est un homme contient des références à L’Enfer de Dante. L’expérience des camps fut en
effet une traversée de la mort que seul le récit mythique permet d’appréhender.
Au-delà de l’histoire innommable qu’ils racontent, leur valeur littéraire assure à elle
seule que ces récits concentrationnaires ne sombreront pas dans l’oubli. On continuera à
les lire bien après que les derniers témoins oculaires de la Shoah se seront éteints ; ce qui
rend ces récits d’autant plus précieux.
Marie Labrecque
exposition
Anne Frank :
une résonance
du passé qui trouve
un écho au
Musée des beauxarts de Montréal
à compter du 8 janvier 2015
mbam.qc.ca
68 le journal d’anne frank
Dans le cadre de sa vision sociale et
éducative, le Musée des beaux-arts
de Montréal (MBAM) se fait l’écho de
l’Histoire en rendant hommage à l’adolescente Anne Frank. Ainsi, pendant que
le TNM présentera la pièce en première
nord-américaine, le MBAM proposera,
gratuitement, dans les Studios Art et
Éducation Michel de la Chenelière,
l’exposition Anne Frank – Une histoire
d’aujourd’hui créée par la Maison Anne
Frank ­d ’Amsterdam. Présentée dans
plus de 60 pays à ­travers le monde et
traduite en plus de 40 versions avec
de nombreuses photos ­d ’archives et
des extraits du célèbre Journal d’Anne
Frank, l’exposition ­p résente 34 panneaux bilingues dans le contexte de la
Seconde Guerre mondiale en Europe.
Grâce à différentes activités en lien
avec l’exposition, les jeunes visiteurs
bénéficieront d’une ouverture sur l’histoire locale, nationale et internationale.
Ils vivront également une expérience
d’apprentissage, d’échange et de partage unique.
les
diaristes de
la
guerre
À l’instar d’Anne Frank, de nombreux Européens de tous âges ont pris la plume pour
consigner leurs pensées et sentiments quotidiens pendant la guerre. « Il est probable
qu’il y ait beaucoup plus d’enfants qui ont écrit sur les souffrances aux mains des
Nazis que nous ne le saurons jamais. (...) peu de journaux ont survécu, aux bombes, aux
feux et aux pillages nazis », écrit Laurel Holliday dans Children in the Holocaust and
World War II (Washington Square Press, 1996). Cette anthologie rassemble des extraits
de journaux tenus par une vingtaine de jeunes qui étaient âgés de dix à dix-huit ans pendant le conflit. Leurs écrits témoignent de la vie sous l’Occupation dans les ghettos juifs
ou même dans certains cas en camps de concentration : « Le simple acte d’écrire leurs
journaux était une forme de résistance pour la plupart de ces enfants. »
Parmi les diaristes qui finirent par être publiés, on trouve une compatriote d’Anne,
la Néerlandaise Etty Hillesum (1914–1943). La publication de son journal, Une vie
bouleversée (Seuil, 1985), connut un succès « foudroyant » aux Pays-Bas en 1981.
Même dans l’enceinte du camp de transit de Westerbork, d’où elle envoya plusieurs
lettres, la jeune femme continuait à rayonner d’une étonnante lumière intérieure.
Écrit par une petite Tchèque qui allait devenir une peintre connue,
Le Journal d’Helga (Belfond, 2013) possède la particularité d’être illustré de ses
dessins. Helga Weissova y a documenté notamment son séjour au ghetto de
Terezin.
Chronique tenue par une jeune Juive par isienne sous
l’Occupation, de 1942 jusqu’à son arrestation en mars 1944, Journal d’Hélène Berr
(Éd. Tallandier) n’a fait l’objet d’une publication qu’en 2008. Comme Anne Frank,
l’étudiante de vingt-quatre ans a succombé au typhus au camp Bergen-Belsen. Ce « qu’il
faut sauvegarder, c’est son âme et sa mémoire », écrivait-elle. C’est ce que parviennent
à accomplir tous ces documents inestimables.
69
LA MAISON
ANNE
FRANK
70 le journal d’anne frank
Ironie de l’Histoire : la cachette secrète où
s’est refugiée la famille d’Anne Frank entre
1942 et 1944 est aujourd’hui l’un des lieux
les plus connus et visités d’Amsterdam.
Transformée en musée, la fameuse Annexe
est devenue une étape obligée de tout
voyage dans la capitale des Pays-Bas. En
piteux état après la guerre, le bâtiment sis
au 263, rue Prinsengracht, dans le centreville, a pourtant bien failli être démoli.
Dans les années 50, une firme textile
avait formé le projet de raser plusieurs
immeubles de cette rue afin d’y construire
une usine. Il faudra une mobilisation publique pour empêcher que ne disparaisse
l’endroit où fut écrit le désormais célèbre
Journal. En 1957, on crée la Fondation
Anne Frank, chargée de gérer les lieux.
dans lesquelles huit personnes ont vécu
pendant la guerre. Le logement a été vidé
de ses meubles après leur arrestation.
Par contre, des rénovations durant les
années 90 ont redonné à l’immeuble toute
son apparence originelle. Et le musée
expose désormais les manuscrits originaux de tout ce qu’y a écrit Anne — son
journal, ses contes — durant sa clandestinité. Des manuscrits qui appartiennent
depuis 2009 au Patrimoine documentaire
mondial de l’Unesco.
La vocation de la Maison Anne Frank
qui a aussi annexé des immeubles voisins
est à la fois historique et éducative. Au
fil des années, elle a organisé plusieurs
expositions temporaires, en lien avec sa
mission de lutte contre la discrimination
et de défense des droits humains.
Inaugurée en mai 1960, après restauration, la Maison Anne Frank accueille
9 000 visiteurs dès sa première année.
Aujourd’hui, ils sont près d’un million
annuellement à venir voir les pièces
Par ailleurs, nul besoin de se rendre
à Amsterdam pour visiter L’Annexe. On
peut se contenter d’un tour virtuel, en
3D, sur le site Internet de la Maison :
www.annefrank.org
Marie Labrecque
2
1
Page de gauche : L’Annexe, l’endroit de la cachette, photographiée à partir
des jardins à l’arrière. © Maria Austria Instituut. Page de droite :
1 Une bibliothèque pivotante cache l’entrée de l’Annexe. © Maria Austria
Instituut. 2 Son journal. Photo : Collection Anne Frank House, Amsterdam
71
ERIC-EMMANUEL
SCHMITT
PHILOSOPHE
HUMANISTE
Jean-Louis Roux et Emmanuel Bilodeau dans Le Visiteur d’Eric-Emmanuel Schmitt, m.e.s. Françoise Faucher, Théâtre les gens d’en bas, 1998. Photo : Jacques Bérubé
Quel écrivain peut se targuer d’avoir prêté
sa plume successivement à Jésus, Hitler,
Einstein, Diderot, Don Juan, Freud et même
au diable ? Eric-Emmanuel Schmitt n’a
jamais eu peur de se confronter aux grandes
figures et aux mythes sur lesquels est édifié
notre monde. Le docteur en philosophie
(son domaine d’études) n’est jamais bien
loin chez l’auteur qui taquine de grandes
questions existentielles, mais à travers des
formes ludiques accessibles au public.
72 le journal d’anne frank
Soutenue par une écriture brillante, des
dialogues volontiers spirituels, son œuvre
repose souvent sur des concepts forts, originaux. Imaginez qu’un homme vende son
corps vivant à un artiste qui le transforme
en objet (Lorsque j’étais une œuvre d’art, 2002).
Comment aurait tourné Hitler s’il avait été
accepté à l’Académie des beaux-arts (La Part
de l’autre, 2001) ? Et si Hamlet était transposé
dans le monde de la finance (Golden Joe,
1995) ? Tous publiés chez Albin Michel.
Son succès tiendrait « à sa profonde
humanité », avance le professeur de philo­
sophie Michel Meyer dans son essai
Eric-Emmanuel Schmitt ou les identités bouleversées (Albin Michel, 2004). Il serait « un
écrivain de l’espérance dans un monde
désespéré ».
Les débuts
Né en 1960 à Sainte-Foy-lès-Lyon, EricEmmanuel Schmitt v it son baptême
­t héâtral avec La Nuit de Valognes en 1991.
Deux années plus tard, il frappe un coup
d’éclat avec Le Visiteur, une fable métaphysique pleine d’esprit qui récolte trois
Molières. Depuis, il a signé une vingtaine
de pièces. Le prolifique écrivain est devenu
l’un des auteurs francophones les plus lus
à travers le monde, grâce à une œuvre protéiforme traduite en 43 langues et diffusée
sur les scènes d’une cinquantaine de pays.
La diversification
« J’ai toujours écrit des romans et des nouvelles cependant, à la différence des pièces,
j’ai mis longtemps à composer un texte
que je jugeais publiable, écrit-il sur son site
officiel. Alors que le théâtre, paradoxalement, m’épanouissait en m’imposant ses
contraintes, le roman m’offrait une liberté
qui m’a longtemps effrayé (...). »
C’est en 1994 que le dramaturge vainc
ses réticences et publie La Secte des égoïstes,
une œuvre qui lance une fructueuse carrière romanesque. L’auteur de L’Évangile
selon Pilate publie en outre quatre recueils
de nouvelles, dont Concerto à la mémoire
d’un ange, lauréat du prix Goncourt de
la nouvelle. Dans le populaire Cycle de
l’Invisible (Oscar et la dame rose, Monsieur
Ibrahim et les fleurs du Coran, L’Enfant de
Noé, etc.), Schmitt compose six contes
candides qui questionnent la thématique
de la spiritualité.
En 2007, l’écrivain fait le saut au
cinéma, en réalisant la comédie Odette
Toulemonde. Il adaptera ensuite un autre
de ses livres, Oscar et la dame rose. Ce grand
mélomane traduit également Les Noces
de Figaro et Don Giovanni, en plus d’écrire sur
ses compositeurs favoris (Le Mystère Bizet,
Ma vie avec Mozart). Et avec Les Aventures de
Poussin 1er, il signait ­récemment un premier
texte pour la bande dessinée…
En 2014, deux magnifiques opéras sont
créés à partir de ses textes, Oscar und die
Dame in rosa par Francis Bollon à Freiburg
et Cosi Fanciulli sur un sujet original par
Nicolas Bacri à St-Quentin-en-Yvelines,
puis au Théâtre des Champs-Élysées.
Reconnaissances
Le dramaturge est désormais à la tête de
son propre théâtre. En compagnie de son
associé, il achète une salle de 400 places
à Paris, le Théâtre Rive Gauche, dont il
devient le directeur artistique et où est créé
Le Journal d’Anne Frank, en septembre 2012.
Récipiendaire de nombreuses récompenses, dont le Grand Prix du Théâtre de
l’Académie française, Eric-Emmanuel
Schmitt occupe un siège à l’Académie
royale de la langue et littérature françaises
de Belgique, le pays où il vit, ayant acquis
la nationalité belge en 2008.
Sur nos scènes
Plusieurs de ses œuvres ont été jouées à
Montréal : Le Visiteur, Oscar et la dame rose,
Le Libertin. Le TNM a présenté Variations
énigma­tiques, en 2001, avec Guy Nadon et
Michel Rivard, qui a remporté cette annéelà le Masque du public Loto-Québec. Le
dramaturge est venu lui-même lire Ma vie
avec Mozart, au Théâtre Maisonneuve de
la Place des Arts, durant l’édition 2009 du
Festival Montréal en lumière. Marie Labrecque
73
le
mystère
de
l’autre
© Catherine Cabrol
ENTRETIEN AVEC
eric-emmanuel schmitt
Comment en êtes-vous venu à adapter
Le Journal d’Anne Frank ?
Il y a quelques années, des producteurs
néerlandais mandatés par le Fonds Anne
Frank ont demandé à plusieurs auteurs
européens comment ils adapteraient Le
Journal. Après qu’ils soient venus chez moi,
j’ai appris que j’avais passé une audition
et que je l’avais gagnée ! J’ai eu la joie et
le privilège de pouvoir écrire une pièce à
partir de ce livre qui me bouleverse depuis
que je suis jeune.
74 le journal d’anne frank
Le Journal a pris de plus en plus de
valeur pour moi au fil des années. J’avoue
que lorsque je l’ai lu la première fois,
à quinze ans, j’étais agacé par ce qui me
­touche aujourd’hui : de voir la naissance
d’une jeune femme, son éveil à la sensualité, ses rapports avec ses parents… Et l’une
des voies de ma réécriture a été de non pas
tellement prendre Anne Frank comme un
exemple historique de ce que fut l’extermination des Juifs, mais de raconter ce qu’il y
a de spécifique à son Journal : la naissance
d’un écrivain et d’une jeune fille.
Vous avez même acheté un théâtre à
Paris parce vous n’en trouviez pas pour
présenter votre pièce ?
C’est vraiment scandaleux. Alors que je
suis un auteur qui n’est pas censé vider les
salles (rires), et qu’en plus j’arrivais avec
l’un des acteurs les plus aimés en France,
Francis Huster, je n’ai eu que des refus.
Et pourtant, jamais on ne m’a autant
complimenté sur une pièce ! J’ai donc
compris qu’à cause de l’atmosphère de
crise, les directeurs de théâtre craignaient
de programmer une pièce dramatique exigeant neuf comédiens. Ça m’a tellement
agacé que j’ai décidé d’acquérir un théâtre
pour la monter. Et on a eu raison de faire
confiance au public puisqu’on a joué la
pièce 220 fois à Paris…
L’angle que vous avez choisi pour la
pièce est la relation père-fille. Est-ce
que votre texte est aussi un hommage
à Otto Frank ?
Beaucoup. J’ai été bouleversé par le destin
d’Otto Frank. D’abord, il est le seul survivant de l’Annexe. Et en lisant le journal
intime de sa fille, il va être troublé de
découvrir qu’au fond, il ne la connaissait
pas si bien que ça. Il perçoit une autre
Anne, avec des choses qui l’agacent, mais
aussi une sagesse, un optimisme qui le renversent, surtout que c’est une voix morte
qui parle. Et il saisit son talent d’écrivain !
Le témoignage d’Anne Frank n’est pas
1
2
1 Le Libertin d’Eric-Emmanuel Schmitt, m.e.s Denise Filiatrault, Juste pour rire, 1998. Photo © André Panneton. 2 Variations énigmatiques d’Eric-Emmanuel Schmitt,
m.e.s Daniel Roussel, TNM, saison 2000–2001. Photo : Yves Renaud
seulement un document, c’est une œuvre
littéraire. Elle a le don de faire vivre les
personnages, un humour incroyable, une
finesse. Otto va mener un combat pour
faire publier le livre de sa fille, parce qu’au
départ personne n’en veut.
Ce qui est intéressant aussi, c’est la
relation d’Otto Frank avec la vengeance
et le pardon. Quand on a voulu enquêter
sur le dénonciateur qui a causé leur arrestation, Otto n’a jamais voulu participer
à cette chasse au traître. Moi je serais
incapable d’une telle hauteur, alors j’ai
été très bousculé par son attitude. D’abord
choqué, puis j’ai essayé de la comprendre.
Et la comprendre m’élevait. Le pardon,
c’est ne pas réduire un être à un seul de ses
actes. Avec ça, je suis d’accord.
75
La dualité d’un être, la difficulté de
connaître entièrement l’autre : vous
traitiez déjà de ces thèmes dans votre
pièce Variations énigmatiques…
Je crois qu’on n’arrive jamais à connaître
l’autre parce que chaque être est libre, et
donc peut toujours se comporter de façon
imprévisible. Aimer, selon moi, c’est fréquenter un mystère. Dans l’amour liant
Anne et Otto Frank, des parts d’inconnu
restent donc entre ces êtres qui s’adorent.
Quelle liberté aviez-vous pour adapter
ce récit historique ?
Je voulais être fidèle au Journal. Parfois,
mon point de vue, voire mes obsessions
instruisent ma lecture, et donc l’écriture
de ma pièce. Mais j’étais très encadré par
les historiens de la Maison Anne Frank
à Amsterdam. Depuis la publication du
Journal, beaucoup de travaux historiques
ont été faits sur chacun des personnages.
Je me suis servi de cette information.
Avez-vous trouvé difficile de leur rendre
justice ?
Mon trouble constant durant l’écriture, et
aussi lorsque je vois le spectacle, c’est de
penser que ces êtres ont existé. Et qu’ils ont
été massacrés. Lorsque la pièce se termine,
qu’on découvre comment la violence de
l’Histoire a tué ces êtres si attachants, à
chaque fois j’ai le cœur broyé. C’est une
émotion que je n’avais jamais éprouvée
en écrivant.
d’être né pour être coupable. Une idée qui
m’horrifiait.
D’autre part, mes grands-parents étant
alsaciens, notre famille a été successivement allemande ou française, selon les
aléas de l’Histoire. L’allemand était une
langue de tendresse pour moi, celle de ma
grand-mère. Et là, je la voyais vociférée
par Hitler et les Nazis, donc devenir une
langue de haine… Il me fallait ­comprendre.
Comprendre que c’est à l’intérieur de
chaque homme que se joue cette tragédie :
on est tous candidats pour le bien comme
pour le mal.
En entrevue pour le magazine L’Express,
vous affirmiez écrire des tragédies
optimistes. Une description qui s’applique
aussi au Journal d’Anne Frank ?
Oui. Je pense qu’Anne transmet une
lumière, un profond amour de la vie,
malgré les violences dont sont capables
les êtres humains. Elle trouvait le moyen
de s’amuser de ce qui pouvait lui être
insupportable, elle croyait en l’humanité.
Et d’une certaine façon, elle a gagné contre
Hitler. Parce que c’est elle qu’on lit, pas
Mein Kampf ! Cette voix adolescente, avec
son intelligence et son courage, montre
la stupidité absolue de toutes les formes
de racisme. Elle est pour toujours une
voix luttant contre la barbarie, la bêtise et
la violence.
La Shoah et le nazisme sont présents
dans plusieurs de vos œuvres…
Et pourtant je ne suis pas Juif. Mais ma
prise de conscience politique, et je dirais
presque existentielle, est survenue quand
j’avais dix ou onze ans, et que mes parents
m’ont emmené voir un film sur la guerre et
la libération des camps. J’ai pris conscience
de l’horreur et de la barbarie de l’humanité.
Ça a été un traumatisme. J’ai intériorisé ce
choc de deux façons. D’une part, j’ai compris qu’aux yeux de certains, il suffisait
76 le journal d’anne frank
Propos recueillis et mis en forme par Marie Labrecque,
mars 2014
lA
PUISSANCE
DE L’éCRIT
ENTRETIEN AVEC
Lorraine Pintal
les adaptations théâtrales que j’avais lues
m’apparaissaient incomplètes, je souhaitais créer un texte personnel. Mais le
hasard a voulu que Didier Morissonneau,
un ami d’Eric-Emmanuel Schmitt, ayant
vu son adaptation à Paris, m’approche.
Je me suis dès lors inclinée devant cet
auteur qui a le talent d’avoir su synthétiser
Le Journal pour la scène. De plus, j’ai été
séduite par ce procédé théâtral très efficace : prendre un personnage pivot, le père,
qui remonte le cours du temps pour faire
revivre le journal de sa fille.
Photo : Jean-François Gratton
Vous avez ouvert des auditions pour
trouver votre Anne Frank. Qu’est-ce que
vous recherchiez ?
Ma première question s’adresse à la
directrice artistique. Pourquoi avoir
programmé une adaptation du Journal
d’Anne Frank ?
C’est un rêve que je nourrissais depuis
plusieurs années. Comme presque toutes
les jeunes filles de ma génération, je l’avais
lu à l’école. Et vers la même époque, j’ai
découvert L’Avalée des avalés de Réjean
Ducharme. Je m’étais beaucoup identifiée à
la fois au personnage de Bérénice Einberg,
qui est partagée entre ses identités juive et
québécoise, et à Anne Frank. Deux figures
qui partagent un rapport problématique
avec leur mère. J’avais même écrit une
dissertation sur l’univers de Ducharme qui
tissait une comparaison avec Anne Frank.
J’ai recommencé à penser à ce projet
en voyant qu’il y aurait beaucoup d’événements soulignant le centième anniversaire
de la Première Guerre mondiale en 2014,
tout en constatant qu’en 2015, ça fera
70 ans qu’Anne Frank est morte. Comme
J’ai vite évacué l’idée de prendre une vraie
adolescente de treize ou quinze ans parce
que, portant la pièce sur les ­épaules, il me
semblait préférable de trouver une comédienne qui avait un minimum d’expé­rience.
Comme Anne a une personnalité très riche,
je cherchais surtout une comédienne à la
fois lumineuse et tragique, ­capable d’avoir
un grand éventail d’émotions. De plus,
malgré son très jeune âge, Anne fait preuve
d’une maturité et d’une lucidité éton­
nantes. Elle est déterminée, spontanée,
solaire, combattante, enflammée…
Sur plus de 300 curriculum vitæ reçus,
j’ai auditionné une vingtaine de comédiennes toutes plus talentueuses les unes
que les autres. Puis, Mylène St-Sauveur
s’est imposée par son énergie, sa vulnérabilité, sa fragilité, son émotion à fleur
de peau. Elle possède une lumière intérieure qui traduit les états d’âme complexe
d’Anne Frank.
Comment créer sur scène cet univers
qui alterne entre présent et passé ?
Dans ce cas-ci précisément, la démarche de
la mise en scène est étroitement liée à celle
des créateurs dont, entre autres, la scénographe Danièle Lévesque et le concepteur
de lumières Erwann Bernard. Nous avons
abordé l’œuvre en mettant une emphase
77
Photomontages d’inspiration réalisés par Danièle Lévesque pour la scénographie du Journal d’Anne Frank au TNM.
78 le journal d’anne frank
particulière sur la construction elliptique
de la pièce qui confronte le temps présent
du récit d’Otto Frank avec celui, antérieur,
de l’écriture d’Anne. Notre travail s’apparente davantage à un montage cinématographique qu’à un découpage théâtral,
d’où la volonté d’intégrer la vidéo, qu’elle
soit historique ou abstraite. L’espace doit
nous permettre de dessiner des habitacles
permettant de voir constamment tous
les personnages. Ils ont des temporalités
différentes mais vivent dans un même lieu
scénique, créant l’impression d’une simultanéité qui permet le choc des contraires.
Au sein de l’Annexe, il y a la vie qui explose
dans le silence et la noirceur des existences
interdites des personnages. En figure de
proue tendue vers le public, il y a l’image
du père qui raconte un monde en pleine
désolation qui s’effrite et meurt. En utilisant la vidéo comme source d’archives,
de lumière et même pour esquisser une
forme de réalisme au décor, on projette
automatiquement la pièce dans une autre
dimension : celle de la mémoire affective.
Le plus grand défi est de trouver l’ancrage d’Otto Frank. Dans la pièce, il passe
d’un monde à l’autre. Il doit traverser le
miroir de l’horreur, qui l’expulse de l’Annexe où les siens sont encore vivants, pour
se retrouver dans le charnier où se trouvent
tous les membres de sa famille et ses amis.
Le rescapé Jorge Semprun écrivait qu’il
avait toujours l’impression que ses pieds
étaient restés enracinés dans le sol du camp
de concentration. C’est cette lourdeur cor­po­
relle que l’on doit attribuer à Otto Frank.
deuil. Ce qui m’importe pour le moment,
c’est de créer des tableaux vivants provoquant des émotions fortes. De plus, avec la
présence de Jorane, à la musique, qui sait
faire vibrer la corde émotive tout en inventant des mondes musicaux métaphoriques,
j’espère que les spectateurs sortiront bouleversés par ces événements qui demeurent
ancrés dans la mémoire collective.
Quelle sera l’importance de la véracité
historique ?
Les grandes révolutions sont faites de
­petites actions qui, multipliées, ­deviennent
fortes. Le simple fait de présenter Le Journal
d’Anne Frank peut rayonner assez largement pour qu’il y ait une conscientisation.
Oui, je crois encore que le théâtre peut
aider à la réconciliation.
L’époque sera certainement campée par
les costumes créés par Marc Senécal et
par l’univers sonore que déverse la radio.
Sinon, j’aimerais aborder l’œuvre par le
biais de la symbolisation des images qui
mettrait en relief le lien entre les survi­
vants (Otto Frank et Miep Gies) et les
morts, dont ils porteront éternellement le
Quel est le message que Le Journal
d’Anne Frank peut transmettre ?
Fondamentalement, c’est le pouvoir de la
littérature d’éclairer notre monde et de lui
assurer une forme d’immortalité. C’est la
voie qu’a choisie Eric-Emmanuel Schmitt
dans son adaptation du Journal d’Anne
Frank et c’est à mon avis l’une des marques
les plus puissantes qu’il laisse aux jeunes
qui découvriront l’œuvre par le biais du
théâtre. Nous nous devons de laisser des
traces écrites afin de perpétuer la mémoire
de l’un des plus grands génocides. Le Journal
d’Anne Frank porte l’espoir que les choses
ne meurent jamais. Je souhaite également
que les jeunes retrouvent le plaisir d’écrire
un journal. L’écriture peut représenter un
exutoire à la détresse, au sentiment d’être
dans une prison intérieure. En outre, Anne
nous donne une grande leçon de courage,
de foi en la vie, de résilience. Cette toute
jeune fille ne s’est pas laissée abattre par
l’adversité. Quel bel héritage que celui
de transmettre un message humaniste
de paix.
Est-ce que le théâtre peut vraiment faire
quelque chose pour la paix ?
Propos recueillis et mis en forme par Marie Labrecque,
mars 2014
79
MYLèNE ST-SAUVEUR
recrue étoile
Vivacité, enthousiasme, candeur. Malgré ses presque vingt-quatre ans, Mylène St-Sauveur
paraît avoir conservé plusieurs traits d’une adolescence pas si lointaine. La comédienne
a pourtant déjà quatorze ans de métier ! On l’a vu grandir sous nos yeux, à la télévision
(Rumeurs, Les Invincibles) comme au cinéma (Familia, Maurice Richard). Jeune adulte, elle
a prouvé sa polyvalence en transitant de l’ado violente du film 5150, rue des Ormes à la
gracieuse danseuse de Sur le rythme. Grâce au rôle-titre du Journal d’Anne Frank, l’interprète des émissions Destinées et Complexe G savoure une première expérience théâtrale.
Le 23 décembre 2013, Mylène St-Sauveur
a reçu un cadeau de Noël précoce : l’appel
lui annonçant qu’elle avait décroché le
rôle d’Anne Frank. « J’arrivais de l’épicerie
avec la dinde. J’ai laissé le paquet sur le sol
et elle a dû dégeler pendant la demi-heure
que j’ai passé à pleurer ! » se souvient-elle
en riant.
Ce soir-là, son premier réf lexe fut
d’amorcer l’écriture d’un journal. Pour se
rapprocher de son personnage. « J’ai écrit
à Anne : tu ne sais pas la nouvelle que je
viens de recevoir… Ça m’a émue d’avoir
été choisie, parce que je ne m’y attendais
pas. » La comédienne s’était présentée à
l’audition fort bien préparée, mais d’abord
motivée par le désir de montrer ce dont
elle était capable. « J’avais envie de pouvoir
dire : pendant quinze minutes, j’aurai
joué Anne Frank sur scène ... »
80 le journal d’anne frank
Pour celle qui a fait ses classes sur
les plateaux plutôt que dans une école
de ­t héâtre, ces débuts professionnels sur
les ­planches tombent à point. Elle se sent
prête. « Le Journal d’Anne Frank est une
entrée extraordinaire dans le milieu du
théâtre. » Elle a même envie de dire que
c’est « magique » : la jeune actrice est
justement une passionnée de l’histoire
de la Deuxième Guerre mondiale. Elle lit
beaucoup sur le sujet, dévore des films et
a même visité des camps de concentration
en Allemagne. « Je ne sais pas d’où provient
mon profond intérêt pour cette période. Ça
a commencé jeune. Il y a des histoires qui
m’ont bouleversée. »
En se replongeant dans Le Journal
déjà lu à l’école, elle a été frappée par la
proximité de son héroïne, malgré la situation exceptionnelle qu’Anne Frank subit.
Presque comme si elle dialoguait avec
une jeune voisine, qui lui parlait d’école,
d’amour, d’amitié… Ce qu’elle partage
avec son personnage ? Probablement la
maturité. « Pratiquant ce métier depuis
l’âge de dix ans, j’ai été élevée dans un
monde d’­adultes qui m’ont aidée à m’ouvrir
sur d’autres horizons. Mais chez Anne, ce
qui est exceptionnel, c’est qu’elle le fait
d’elle-même. »
En la rencontrant, on a envie d’ajouter
la luminosité à leurs ­caractéristiques communes. Mylène affiche une attitude positive
et un appétit de vivre manifeste. Chaque
aspect de son métier, même les entrevues,
paraît l’emballer. La comédienne y voit
autant d’occasions ­d’apprendre. « J’ai besoin
de cette nouveauté, de défis. »
La piqûre du jeu
La native de Saint-Hyacinthe a ressenti
­l’appel du jeu très tôt. La petite Mylène
décide donc, avec l’approbation de ses
parents, de s’inscrire à des cours de ­théâtre
privés. À treize ans, elle décroche son
premier personnage impor tant dans
L’Incomparable Mademoiselle C. Tout en
poursuivant ses études (une priorité parentale !), elle enfile les rôles. « Je suis tombée
amoureuse du jeu, du processus de créer
des personnages. Ça m’ouvrait à tellement
de choses. Être actrice m’a beaucoup aidée
à me définir comme personne, à me découvrir. En me glissant dans plusieurs peaux
différentes, j’ai compris ce que j’aimais et
n’aimais pas dans la vie. »
Raison et sentiments
D’une sensibilité extrême, portée à un
excès d’empathie, la comédienne n’a aucun
mal à connecter avec les émotions de
ses personnages. « Je peux regarder un
inconnu dans la rue et me mettre à pleurer
en constatant qu’il ne va pas bien… » Ce qui
ne l’empêche pas de préparer ses rôles avec
un sérieux tout « académique ». Elle monte
de véritables dossiers de recherche sur ses
personnages. « Je veux pouvoir rattacher
ce que je joue à du concret. » Pour Anne
Frank, l’actrice a déjà rempli deux cartables
de documentation. « Par respect, j’ai envie
de donner à cette histoire, à Anne, le plus
de vérité possible. »
Propos recueillis et mis en forme par Marie Labrecque,
mars 2014
Mylène St-Sauveur dans la série télévisée Destinées, scénario Michelle Allen,
production Pixcom. Photo : Hubert Simard
Marie-France
Lambert
Edith Frank
Benoît
Drouin-Germain
Peter Van Pels
© Julie Perreault
Paul Doucet
Otto Frank
© Annie Éthier
© Panneton-Valcourt
Sébastien
Dodge
Fritz Pfeffer
Kasia Malinowska
Margot Frank
sophie
prégent
Miep Gies
Mylène
St-Sauveur
Anne Frank
Jacques
Girard
Hermann Van Pels
© Julie Perreault
© Marie-Claude Hamel
repères
biographiques
des artistes
tnm.qc.ca
© Marie-Andrée Lemire
DISTRIBUTION
Marie-Hélène
Thibault
Augusta Van Pels
Tournée au Québec, hiver 2015
25 + 26 février théâtre de la ville longueuil / 10 mars théâtre hector-charland l’assomption / 11 mars
Salle Pauline-Julien Sainte-Geneviève / 13 mars centre des arts de shawinigan / 19 mars centre des arts
juliette-lassonde st-hyacinthe / 27 mars + 28 mars théâtre des deux rives st-jean-sur-richelieu / 1er avril salle
j.-antonio-thompson trois-rivières / 2 avril l’étoile banque nationale brossard / 3 avril salle andré-mathieu
laval / 4 avril théâtre lionel-groulx ste-thérèse / 6 avril salle albert-rousseau québec / 11 avril salle albert
dumouchel valleyfield / 14 avril Maison des arts Desjardins Drummondville / 16 avril centre des arts shenkman
orléans / 17 avril + 18 avril maison de la culture de gatineau / 19 avril théâtre du vieux-terrebonne
Lors des représentations en tournée, Charles-Alexandre Dubé jouera Peter Van Pels et Frédérick Bouffard, Fritz Pfeffer.
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