histoire et verite - Institut d`histoire du temps présent

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histoire et verite - Institut d`histoire du temps présent
HISTOIRE ET VÉRITÉ
Jean Leduc
Nouvelle version mise en ligne le 8 janvier 2008
Introduction : s'entendre sur les mots
Vérité
Le mot est entendu ici au sens de vérité matérielle, ce que Thomas d'Aquin – après Platon et
Aristote - appelle adaequatio rei et intellectus, Jules Lachelier "l'accord de la pensée avec la
chose" et Krzysztof Pomian "la vérité en tant qu'adéquation du savoir au réel". L'historien est,
philosophiquement parlant, un réaliste, au sens où il considère qu'il y a une réalité distincte de
l'acte par lequel nous la connaissons.
Roger Chartier écrit dans Au bord de la falaise (1998) :
Cette référence à une réalité située hors et avant le texte historique et que celui-ci a pour fonction de
restituer à sa manière n'a été abdiquée par aucune des formes de la connaissance historique, mieux
même, elle est ce qui constitue l'histoire dans sa différence maintenue avec la fable et la fiction.
Réfutant le "négationnisme", un groupe d'historiens lyonnais (Le Monde, 29/04/1993) affirme
qu'il "existe des faits irréductibles à une quelconque subjectivité historique".
Le philosophe Paul Ricœur (Temps et récit, I, 1983) affirme lui aussi l'irréductibilité du passé
à la connaissance qu'on en a :
Même si le passé n'est plus et si, selon l'expression d'Augustin, il ne peut être atteint que dans le présent
du passé, c'est-à-dire à travers les traces du passé devenues documents pour l'historien, il reste que le
passé a eu lieu.
Pour autant, l'historien a pour ambition de faire en sorte que ce qu'il produit corresponde le
plus possible au réel ayant existé.
Histoire
Polysémique, le mot "histoire", en français, désigne à la fois la réalité passée et le discours qui
est tenu sur elle. Ces deux "histoires" sont, au sens propre, "anachroniques" puisque le
discours sur le passé est construit dans le présent de l'historien. C'est dans ce décalage
temporel entre l'objet (le passé) et le sujet (l'historien) que réside, pour l'essentiel, le problème
de la vérité abordé ici.
On commencera par une approche "en creux" de la question en situant la méthode historique
par rapport à la recherche scientifique et à la création littéraire. Puis on verra en quoi consiste
une construction historique en quête de vérité.
L'histoire : une science ?
Deux objections sont souvent formulées aux prétentions de l'histoire à la scientificité :
- Sauf dans le cas de l'histoire "du temps présent" ou "immédiate", l"historien ne peut
observer directement son objet: l'histoire est une connaissance par traces.
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- On ne peut, en histoire, expérimenter, reproduire les phénomènes, faire varier les
paramètres, comme en laboratoire.
Brève chronologie des rapports histoire/science
A la fin du XIXe siècle, il y a, chez quelques historiens, des velléités "scientistes" (scientisme
: conviction que la science est capable de résoudre tous les problèmes ; sa pointe extrême : la
conviction que la méthode des sciences de la nature est transférable dans les sciences
humaines). Tel est le cas de Fustel de Coulanges (Préface de La monarchie franque, 1888) qui
va jusqu'à affirmer :
L'histoire n'est pas un art, elle est une science pure […] Elle consiste, comme toute science, à constater
des faits, à les analyser, à les rapprocher, à en marquer le lien […] L'historien n'a, lui, d'autre ambition
que de bien voir les faits et de les comprendre avec exactitude […] Il les cherche et les atteint par
l'observation minutieuse des textes comme le chimiste trouve les siens dans des expériences
minutieusement conduites.
Cette prétention à une histoire "science pure" est, dix ans après, dénoncée par Langlois et
Seignobos (Op. cit.) :
La science est une connaissance objective fondée sur l'analyse, la synthèse, la comparaison réelles ; la
vue directe des objets guide le savant et lui dicte les questions à poser […] En histoire on ne voit rien de
réel que du papier écrit […] L'"analyse historique" n'est pas plus réelle que la vue des faits historiques :
elle n'est qu'un procédé abstrait.
[…]
Des faits que nous n'avons pas vus, décrits dans des termes qui ne nous permettent pas de nous les
représenter exactement, voilà les données de l'histoire.
[…]
Par la nature même de ses matériaux, l'histoire est forcément une science subjective. Il serait illégitime
d'étendre à cette analyse intellectuelle d'impressions subjectives les règles de l'analyse réelle d'objets
réels. L"histoire doit donc se défendre de la tentation d'imiter les sciences biologiques.
Cette modestie des ambitions n'est pas jugée suffisante par les pionniers d'autres "sciences
humaines", sociologues comme Durkheim ou anthropologues comme Lévi-Strauss. Ils
récusent toute prétention de l'histoire à la scientificité pour cause d' "idiographie" (idios : ce
qui est particulier) : l'histoire rend compte des faits, c'est-à-dire du singulier. C'est ce
qu'affirme encore, en 1967, Gilles-Gaston Grangier (Pensée formelle et sciences de l'homme):
Si l'on définit la science : construction de modèles efficaces des phénomènes, on voit que l'histoire nous
échappe, dans la mesure où elle se propose, non d'élaborer des modèles pour une manipulation des
réalités, mais de reconstituer ces réalités mêmes, nécessairement vécues comme individuelles […]
L'individuel passé échappe à une connaissance conceptuelle, c'est-à-dire à la science.
C'est pour répondre à ce reproche d'idiographie et faire admettre l'histoire dans le champ des
sciences sociales que le groupe réuni autour de la revue Annales prend ses distances avec
l'événementiel (au profit de la longue durée, du "structurel") et avec le politique (au profit des
civilisations dans leurs aspects économiques, démographiques ou sociaux qui se prêtent
mieux au traitement quantitatif, statistique, sériel). Au début des années 1970, les trois
volumes de Faire de l'histoire, publiés sous la direction de Jacques Le Goff et Pierre Nora,
apparaissent comme le manifeste d'une "Nouvelle histoire".
La notoriété mondiale des historiens français des trente années d'après-guerre ne parvient
cependant pas à convaincre les autres disciplines de la scientificité de l'histoire. De plus,
depuis les années 1980, s'élèvent, chez les historiens eux-mêmes, des mises en garde contre
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certaines démarches qui, pour "faire scientifique", risquent de tordre le cou à la réalité passée
et donc à la vérité historique :
- L'emprunt à d'autres disciplines de "concepts" ou de "modèles" peut conduire à des
généralisations incertaines ou à des anachronismes (exemple : le débat sur les totalitarismes,
celui sur la "culture de guerre" et la "brutalisation" à propos de la guerre de 14-18),
- La recherche de continuités de longue durée risque d'occulter les phénomènes de rupture
(exemple : le débat Furet/Soboul autour de la Révolution française),
- Le recours à l'analyse systémique - substituée à la traditionnelle recherche des causes et
conséquences - peut conduire à l'oubli du rôle et des responsabilités des sujets agissants
(exemple : le débat intentionnalistes/fonctionnalistes à propos de l'État national-socialiste).
L'histoire : un genre littéraire ?
Depuis la fin du XIXe siècle, les historiens universitaires mettent en garde contre ce que
Langlois et Seignobos (Op. cit.) qualifient d' "ornements littéraires", ajoutant qu'il faut "ne
jamais s'endimancher" et reprochant à l'histoire romantique – singulièrement à Michelet qui
parle de "résurrection" – d'avoir voulu "faire revivre le passé" et d'avoir eu, à cette fin, la
"préoccupation de l'effet". Or, disent-ils :
Le but de l'histoire est non de plaire ni de donner des recettes pratiques pour se conduire, ni d'émouvoir,
mais de savoir.
Ce souci de l'écriture simple, directe, non métaphorique reste dominant jusqu'à nos jours dans
les conseils que les historiens universitaires donnent aux chercheurs et aux étudiants. Et c'est
une des raisons pour lesquelles leurs collègues littéraires refusent de reconnaître à la
production historique postérieure à Michelet tout caractère de "littérarité" : ils n'incluent pas
les textes des historiens professionnels dans leur enseignement et dans leurs recherches (une
exception récente : Philippe Carrard, Poétique de la Nouvelle histoire, 1998).
A l'inverse, les tenants américains du "Lingustic turn" (dits encore "Narrativistes") – Hayden
White, auteur de Metahistory, 1973, les participants du Colloque de Cornell en 1980 –
considèrent que l'histoire est un genre narratif comme un autre. Selon eux, l'histoire n'a ni
plus, ni moins de rapport avec la réalité que le roman et relève donc du même type d'analyse
que lui. Paul Veyne (Comment on écrit l'histoire, 1971) se fait l'écho de ces thèses dans des
formules comme :
L'histoire parle de "ce que jamais on ne verra deux fois"
L'histoire n'est pas une science et n'a pas beaucoup à attendre des sciences
L'histoire n'est pas une science et sa manière d'expliquer est de "faire comprendre", de raconter
comment les choses se sont passées.
L'histoire est un art
Face à ces positions et dans un contexte marqué par les thèses "révisionnistes" et
"négationnistes" concernant la Shoah, se construit une réponse adoptant une voie moyenne.
Elle est exprimée, entre autres, par Michel de Certeau (L'écriture de l'histoire, 1975), Paul
Ricœur (Temps et récit 1983-1985), Krzysztof Pomian ("Histoire et fiction", Le Débat, 1989)
et Roger Chartier (Au bord de la falaise, 1998). Pour ces auteurs, l'histoire est à la fois
discours rigoureux sur la réalité passée et narration qui utilise les ressorts de la fiction : elle
met le passé "en intrigue" (Ricœur), crée du continu entre les traces discontinues de ce passé,
met parfois en scène des acteurs fictifs (peuple, classe, nation), utilise la métaphore, joue sur
les temps de la conjugaison. De son côté, le roman, pour toucher son public, se doit d'être
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vraisemblable, d'être "comme si passé" (Ricœur), il cherche à créer un "effet de réel" (R.
Barthes), par exemple par l'usage du passé simple comme temps de base du récit.
P. Ricœur (Temps et récit, 3) :
L'histoire est quasi fictive dès lors que la quasi-présence des événements placés "sous les yeux" du
lecteur par un récit animé supplée, par son intuitivité, sa vivacité, au caractère élusif de la passéité du
passé […] Le récit de fiction est quasi historique dans la mesure où les événements irréels qu'il rapporte
sont des faits passés pour la voix narrative qui s'adresse au lecteur : c'est ainsi qu'ils ressemblent à des
événements passés et que la fiction ressemble à l'histoire.
K. Pomian (art. cit.):
Faire savoir, faire comprendre, faire sentir : intériorisées par les historiens, les exigences que leur public
leur présente les conduisent à introduire dans leurs travaux des objets fictifs et à en parler comme s'ils
étaient réels. A cela s'ajoutent certains effets de la narration elle-même. Tout ouvrage historique confère
à son sujet une certaine individualité : il lui assigne un début et une fin, il trace autour de lui une
frontière, il élimine tout ce qui ne s'y rapporte pas. Entre le début et la fin, il ménage des transitions et
crée donc un semblant de continuité dans une matière qui est toujours irrémédiablement lacunaire. A
partir du moment où l'on fait plus que décrire les sources elles-mêmes, les procédés de reconstruction
mis en œuvre et les référents intentionnels et implicites, où, autrement dit, on ne se contente pas de la
prose ascétique des catalogues, inventaires, annales, dictionnaires, chronologies, ou rapports de fouilles,
on introduit certains éléments fictifs, simplement parce qu'on respecte l'autonomie de la narration.
Gérard Genette (Fiction et diction, 1991) :
On doit admettre qu'il n'existe ni fiction pure, ni histoire si rigoureuse qu'elle s'abstienne de toute "mise
en intrigue" et de tout procédé romanesque.
Dans un article de la revue Poétique ("Écritures de la réalité", n° 137, 2004), Lorenzo Bonoli
comparant "le texte littéraire réaliste et le texte scientifique factuel" précise, à propos de ce
dernier :
Il n'est plus possible de penser le texte comme un miroir de la réalité. Une référence purement
reproductive se heurte, d'une part à la nature arbitraire du signe et, de l'autre, au travail de sélection et
d'organisation que le chercheur accomplit sur le matériau de ses observations pour aboutir à la rédaction
du texte. Plus qu'une copie de la réalité, le texte apparaît comme un lieu d'articulation entre une réalité
externe observée et des contraintes linguistiques, conceptuelles et méthodologiques propres aux
différentes disciplines.
L'histoire : une construction.
L'opération historique ne consiste ni en une résurrection du réel passé, comme en rêvait
Michelet, ni en sa reconstitution, comme s'y essayent certains spectacles. Elle est un
"arrangement" – le mot est de Jacques Le Goff -, une construction de ce passé. Pour
l'épistémologue italien Enrico Castelli Gattinara ("Vérités, histoires, réalités", EspacesTemps,
2004) la vérité n'est pas "une “chose” du monde qu'il suffirait de découvrir, de dévoiler".
Langlois et Seignobos (Op. cit.) intitulaient : "Conditions générales de la construction
historique" un des derniers chapitres de leur Introduction de 1898. Cette construction, qui
procède à la fois par sélection et organisation – pour reprendre la formule de L. Bonoli - est
manifeste à tous les stades de l'opération.
Les sources.
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Rappelons d'abord qu'il n'y a guère de sources "brutes". Le silex le moins taillé, le tesson de
céramique le plus modeste sont déjà une construction humaine, l'expression d'une intention,
un effet de l'art. Que dire, alors, des textes et des images, matériau de base de l'historien ?
Parmi l'ensemble des traces du passé à sa disposition, le chercheur opère des choix. Il
constitue un "corpus", faisant de certaines de ces traces ses "sources", privilégiant telles ou
telles d'entre elles selon ses possibilités, ses compétences et les règles d'accès qui lui sont
imposées. Si les sources sont surabondantes, il procède par échantillons mais même quand les
traces de la période étudiée sont rares, il ne saurait être exhaustif dans leur dépouillement.
Les faits.
Il n'y a pas de faits bruts. Certes, il y a de l'ambiguïté dans le discours de Langlois et
Seignobos (Op. cit.). Tantôt ils parlent de "tirer" des faits des documents, de "recueillir" des
faits" et ce genre de formules leur vaut les critiques des historiens des Annales. Mais ils disent
aussi que "le caractère historique n'est pas dans les faits", qu' "il n'est que dans le mode de
connaissance", que les faits historiques sont des "phénomènes intellectuels", "la représentation
d'une réalité passée" et ils affirment que l'historien "choisit" les faits qu'il met en valeur. Les
générations suivantes d'historiens n'en diront pas plus :
Lucien Febvre (Leçon d'ouverture au Collège de France) :
Le fait en soi, cet atome prétendu de l'histoire … Du donné ? Mais nom, du construit par l'historien.
François Furet (L'Atelier de l'histoire) :
Il n'y a pas de fait "pur" : le fait historique est un choix intellectuel.
Enrico Castelli Gattinara (art.cit.):
La vérité de l'histoire ne peut être la vérité des fats historiques en tant que tels.
Dans l'ensemble des actes humains dont il retrouve la trace et qu'il construit, l'historien
choisit. Il retient de préférence ceux qui lui paraissent porteurs de sens par rapport à sa
problématique initiale et qui confirment ou infirment ses hypothèses. Il privilégie ceux qui lui
semblent importants par leur fréquence, leur caractère novateur ou leur retentissement (notion
d'"événement"). Avec le risque de ne mettre en valeur que les faits "vainqueurs".
La mise en intrigue et en texte
Ces faits, l'historien les ordonne temporellement. Le plus souvent il les présente
chronologiquement. Il lui arrive de procéder autrement mais, de toutes façons, il découpe le
temps, choisit un point de départ et un point d'arrivée, introduit une périodisation, fait
apparaître des synchronies et des diachronies. Il unifie le discontinu et l'hétérogène en une
"totalité signifiante" (P. Ricœur) et en "bouchant les trous" (P. Veyne).
Pour susciter l'intérêt et se faire comprendre, il fait des choix rhétoriques et stylistiques. Il
insère, dans ses séquences narratives, des séquences explicatives, argumentatives. Au
demeurant, même dans le texte le plus étroitement narratif - quand l'historien semble "laisser
parler" les faits sans faire aucun commentaire - leur présentation dans l'ordre chronologique
est une explication implicite: elle induit chez son lecteur ou son auditeur l'impression que
l'après découle nécessairement de l'avant. L'historien choisit aussi un temps de base de la
conjugaison pour son récit : jadis, c'était généralement le passé simple, aujourd'hui c'est le
plus souvent le présent. Ces choix ne sont pas, eux non plus, sans effets induits sur le lecteur :
ont-ils un objectif épistémologique (souligner le décalage temporel entre le présent de
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l'écriture et le passé rapporté) ou visent-ils à créer un "effet de réel", suivant la formule de
Roland Barthes ?
L'historien en son temps
Dans toute cette série de choix se manifestent d'autres enjeux que le souci de la recherche de
la vérité : l'idéologie de l'historien, sa sensibilité, sa perméabilité à la "demande sociale" ou à
la mode, sa stratégie de carrière universitaire ou éditoriale, etc. Ces enjeux sont plus ou moins
conscients et échappent, le plus souvent, à ceux qui lisent ses productions ou qui suivent ses
cours. D'où l'intérêt d'un genre émergent, l'"ego-histoire", dont Georges Duby fournit un bon
exemple avec L'histoire continue, 1991. Les candidats à une Habilitation à diriger des
recherches (HDR) doivent désormais présenter, en préambule de leur dossier de soutenance,
un essai de ce type.
Ne serait-ce que pour ces raisons, l'idée que l'histoire puisse être "objective" - au sens de
restitution totale et impartiale du passé tel qu'il fut - est donc un non-sens. A défaut
d'objectivité, il y a pourtant des garanties contre la fantaisie de l'historien. D'abord son
professionnalisme : depuis la fin du XIXe siècle, recherche et enseignement de l'histoire sont
des métiers qui s'apprennent dans un certain nombre d'institutions universitaires… étant
entendu que rien n'empêche le premier amateur venu – et il n'en manque pas - de
s'autoproclamer historien. Ensuite le fait que sa production s'effectue sous le regard critique
de ses collègues (Karl Popper parle d'"intersubjectivité"). Enfin un discours historique qui se
veut rigoureux n'est pas autoréférentiel : son "paratexte" (notes, inventaire des sources,
bibliographie) en fait une construction vérifiable.
A défaut de "vérité" – mot au parfum d'absolu – la construction historique est en recherche de
vraisemblance, une vraisemblance que de nouvelles recherches pourront toujours, selon une
autre formule de K. Popper, "falsifier".
Comme l'écrit Henri-Irénée Marrou (De la connaissance historique, 1954) :
Ni objectivisme pur, ni subjectivisme radical, l'histoire est à la fois saisie de l'objet et aventure
spirituelle du sujet connaissant : elle est ce rapport h = P/p établi entre deux plans de la réalité humaine :
celle du Passé, bien entendu, mais aussi celle du présent de l'historien, agissant et pensant dans sa
perspective existentielle, avec son orientation, ses antennes, ses aptitudes et ses milites, ses exclusives
[…] Que, dans cette connaissance, il y ait nécessairement du subjectif, quelque chose de relatif à ma
situation d'être dans le monde, n'empêche pas qu'elle puisse être, en même temps, une saisie authentique
du passé. En fait, lorsque l'histoire est vraie, sa vérité est double, étant faite à la fois de vérité sur le
passé et de témoignage sur l'historien.
Marrou se dit, à cet égard, l'héritier de philosophes comme l'allemand Dilthey, l'anglais
Collingwood ou l'italien Croce pour qui l'objet du savoir (le passé humain) est aussi le sujet
du savoir (l'homme historien en son temps). Il dit aussi sa dette à l'égard des
phénoménologues allemands (Jaspers, Husserl, Heidegger). Il est en accord avec son ami
Ricœur qui affirmera, après lui, l'appartenance au même "champ" de l'historien et de son objet
d'étude. Cette appartenance permet de comprendre le passé sans qu'il soit possible de le
retrouver tel qu'en lui-même. Comme le disaient déjà Langlois et Seignobos, l'histoire n'est
que "la représentation d'une réalité passée". Mais, ajoutaient-ils, "cette "image" du passé n'est
pas une "chimère" : elle est subjective, certes, mais "subjectif n'est pas synonyme d'irréel".
Conclusion
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A l'historien incombe, pour reprendre une formule de Jacques Rancière (Les noms de
l'histoire : essai de poétique du savoir, 1992), la "tâche impossible d'articuler en un seul
discours un triple contrat" : un contrat narratif, un contrat scientifique, un contrat politique. Il
doit, à la fois, répondre au goût du récit historique répandu dans le public, dire aussi
fidèlement que possible ce qu'il connaît du passé et – les instructions officielles le prescrivent
aux enseignants – contribuer à la transmission d'un patrimoine culturel.
Il lui est aussi demandé, de plus en plus souvent, de "dire la vérité, rien que la vérité, toute la
vérité" comme témoin devant les tribunaux (procès Papon), d'être un "recteur de mémoire"
(affaire Aubrac) ou d'apporter son "expertise" lors des célébrations commémoratives. Le
législateur lui enjoint même d'orienter ses recherches vers certains événements et de les
qualifier d'un point de vue judiciaire ou moral (Shoah, massacre des Arméniens, traite
négrière et esclavage, présence française outre-mer).
Pour reprendre l'expression de Marrou, le travail de l'historien est nécessairement "relatif à sa
situation d'être dans le monde" et sa reconstruction du passé ne peut être qu'un honnête
compromis. Compromis, dans la mesure où son travail est soumis à des contraintes et est
jalonné de choix. Honnête dans la mesure où il est conscient de ses limites, accepte d'être mis
en question, joue cartes sur table et n'occulte pas délibérément certains pans du passé.
Jean LEDUC
Texte d'une intervention en formation des professeurs d'histoire et de philosophie (IUFM de Toulouse), actualisé
en 02/2007.
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