Les Châtiments, Victor Hugo,
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Les Châtiments, Victor Hugo,
Les Châtiments, Victor Hugo, Ecrites pendant l'exil, sous l'impression du coup d'État qui instaura le Second Empire, ces poésies de Victor Hugo ont été publiées près de vingt ans avant de circuler librement en France. C’est l’effondrement du Second Empire qui permit de les faire paraître au grand jour. Le recueil est divisé en sept livres dont les titres indiquent ironiquement les différentes phases morales du coup d’État : La Société est sauvée, L’Ordre est rétabli, La Famille est restaurée, La Religion est glorifiée, L’Autorité est sacrée, La Stabilité est assurée, Les Sauveurs se sauveront. Quelles que soient les formes qu'elles empruntent, ode, chanson, épopée, ces poésies sont des satires vibrantes d'indignation, les plus irritées, les plus passionnées et les plus éloquentes qui aient été écrites. Si le tour est parfois outré et déclamatoire, s'il faut regretter les injures adressées à des adversaires politiques, il faut en revanche admirer la variété du ton, le plus souvent satirique et lyrique, mais qui parfois s'élève à l'épopée, comme dans L'Expiation, où le poète fait paraître devant l'ombre de Napoléon Ier le châtiment du 18 brumaire : ce châtiment, ce n'est pas Moscou, ni Waterloo, ni Sainte-Hélène, c'est Napoléon III. Tantôt Victor Hugo cingle les auteurs et les complices du 2 décembre (coup d’État par lequel, en violation de la légitimité constitutionnelle, Louis-Napoléon Bonaparte, président de la République française depuis trois ans, conserve le pouvoir à quelques mois de la fin de son mandat, alors que la Constitution de la Deuxième République lui interdisait de se représenter), tantôt il console les proscrits. Parfois des vers d'un tour plus paisible font contraste avec le reste du recueil : il se console alors de l’exil par de sublimes visions de l’humanité toujours en marche vers le progrès. Chanson (VII, 6) 1 5 10 15 20 25 30 35 40 Sa grandeur éblouit l'histoire. Quinze ans, il fut Le dieu que traînait la victoire Sur un affût ; L'Europe sous sa loi guerrière Se débattit. Toi, son singe, marche derrière, Petit, petit. Napoléon dans la bataille, Grave et serein, Guidait à travers la mitraille L'aigle d'airain. Il entra sur le pont d'Arcole, Il en sortit. Voici de l'or, viens, pille et vole, Petit, petit. Berlin, Vienne, étaient ses maîtresses ; Il les forçait, Leste, et prenant les forteresses Par le corset ; Il triompha de cent bastilles Qu'il investit. Voici pour toi, voici des filles, Petit, petit. Il passait les monts et les plaines, Tenant en main La palme, la foudre et les rênes Du genre humain ; Il était ivre de sa gloire Qui retentit. Voici du sang, accours, viens boire, Petit, petit. Quand il tomba, lâchant le monde, L'immense mer Ouvrit à sa chute profonde Le gouffre amer ; Il y plongea, sinistre archange, Et s'engloutit. Toi, tu te noieras dans la fange, Petit, petit. Victor Hugo, Les Châtiments I - Un jeu d'oppositions systématiques entre les 2 Napoléons II - Une transformation de la réalité historique à des fins politiques I - UN JEU D'OPPOSITIONS SYSTEMATIQUES ENTRE LES 2 NAPOLEONS Pour dévaloriser celui qu'il avait baptisé "Napoléon, le Petit" (livre paru le 5 août 1852 le jour de son débarquement à Jersey), Hugo s 'emploie à opposer systématiquement les deux personnages. A. Un lexique valorisant pour Napoléon Ier, très dévalorisant pour Napoléon III N.B. ceci est un procédé très classique dans tout argumentaire politique. 1. Image hyperbolique de Napoléon Ier Un dieu : - "le dieu" v. 3 - "tenant à sa main (…)" v. 26-27 = référence à Jupiter ou à Zeus - "archange" v. 37 Un guide : - "guidait" v. 11 - "tenant (…) les rênes du genre humain" v. 26-28 Un amant de la conquête : métaphore de la conquête amoureuse v. 17 à 22. 2. Vision méprisante de Napoléon III Méprisante litanie de chaque refrain : "Petit, petit" + tutoiement de l'apostrophe + "Voici" v. 15,23 et 31 = présentatif, comme une écuelle tendue à un mendiant. Napoléon III n'est qu'un pauvre simulacre : "singe" v. 7, un pillard vicieux et sanguinaire. Image finale : "la fange" v. 39 -> Idée : la chute de Napoléon III, dans la boue, n'aura rien de comparable avec la chute glorieuse de Napoléon Ier. (Opposition entre une chute épique, et une chute dans la boue) B. Le jeu sur les rythmes Les 5 strophes jouent sur des alternances apparemment régulières : 8+4 Mais les six premiers vers atteignent toujours une amplitude rythmique que n'acquièrent jamais les 2 autres. 1. Les six premiers vers / Napoléon Ier Nombreux enjambements qui parcourent les vers et donnent une ampleur majestueuse à l'évocation du personnage : v. 5-6 ; 11-12 ; 19-20 ; 26-28 ; 34-36 Ex : v. 2-4 = double enjambement qui rend bien l'impression d'inéluctable conquête. A l'inverse, v. 13-14 : - L'absence d'enjambement - L'asyndète (parataxe) - L'anaphore / "il entra, il en sortit" -> Image dynamique de la prise du Pont d'Arcole en 1796 2. Les derniers vers / Napoléon III Pas d'enjambement Précédés d'un double signe de ponctuation très fort : point + tiret Répétitions : "Voici", "Petit, petit" -> Impression de piétinement, de petitesse C. Les rimes -> Lecture verticale 1ère rime des octosyllabes : (positive) - "Histoire/victoire" - "Bataille/mitraille" - "Maîtresse/forteresse" - "Plaine/rênes" -> prestige militaire et conquérant 2ème rime : dévalorisation de "Napoléon le Petit" - "guerrière <=> derrière" - "Arcole <=> vole" - "Bastilles <=> filles" - "Gloire <=> boire" - "Archange <=> fange" ->Rime 1= puissance et gloire Rime 2 = connotations dérisoires et vulgaires -> Un choix d'opposition systématique, au service d'une visée politique II - UNE TRANSFORMATION DE LA REALITE HISTORIQUE A DES FINS POLITIQUES Le projet d'Hugo ici : réduit à l'exil par le coup d'état du 2 décembre 1851 qui a mis fin à la démocratie instaurée en 1848, Hugo renforce sa critique de Napoléon III par une mythification de Napoléon Ier. A. Napoléon Ier : l'Histoire traitée de façon épique Avant même de l'évoquer, c'est la grandeur du personnage qui est mise en avant : -> "sa grandeur" v. 1 -> "le dieu" v. 3 Nommé une seule fois (v. 9) <- il est unique Repris 9 fois par le pronom sujet "il" l'idée du héros AGISSANT, dont tout dépend : - Strophe 1 : la victoire = son canon - Strophe 2 : l'Europe = une proie (image de L'Aigle) - Strophe 3 : les villes = des femmes conquises - Strophe 4 : le genre humain = son troupeau La chute est aussi traitée sur le mode de l'épopée : strophe 5 "chute profonde", "gouffre", "engloutit" v. 33 : ce n'est pas le monde qui le lâche, c'est lui qui lâche le monde. B. Au contraire, Napoléon III = la petite histoire laborieuse Strophe 1 : il récupère médiocrement l'image de l'aîné Strophe 2 : il fait du trésor public sa propre cassette Strophe 3 : il fait de la cour un lupanar (lieu de débauche où l'on invite des femmes) Strophe 4 : il confond art de la guerre et massacre -> Réécriture de la réalité qui tire, cette fois-ci, l'Histoire vers l'Appauvrissement. CONCLUSION Il va de soi que l'histoire, bien réelle, est dans un cas comme dans l'autre retravaillée à des fins polémiques : - Napoléon Ier différent de archange - Napoléon III différent de gredin Mais le désir d'efficacité de Victor Hugo ne s'encombre pas de telles nuances ! …