Babel

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Babel
isharmonies
GRATUIT
ANNÉE 5, NUMÉRO 37
Babel
MARS 2012
“.‫הָ ֶרץ‬-‫ ְ&נֵי ָל‬-‫ עַ ל‬,‫ָ ם הֱ פִיצָם י ְהו ָה‬# ִ‫מ‬$ ;‫הָ ֶרץ‬-‫ ְ פַ ת ָל‬,‫ ָ ם ָ לַל י ְהו ָה‬-‫ ִי‬,‫ ָ בֶל‬, ָ‫ ֵן קָ ָרא ְ מ‬-‫”עַ ל‬
La Bible, Genèse, chap. 11, 9
Édito
Tous les humains ne parlent pas la même langue.
Malédiction ou richesse ?
N’en déplaise au récit biblique de la tour de Babel, on
ne peut pas réduire la question à une simple affaire de
difficultés de communication. Est-il si facile de se
comprendre, même dans la
même langue ? À l’inverse,
comme tout linguiste vous
le dira, chaque langue
constitue une approche
différente de « la réalité »,
cette fausse évidence résultant du processus complexe
par lequel nous, milliards
d’humains, construisons un
ensemble de perceptions et
de concepts que nous appelons le monde physique. Et
nos milliers de langues sont
les briques qui nous permettent de bâtir cet édifice.
C’est plutôt cette Babel aux
allures de corne d’abondance que nous vous proposons de savourer dans ce
numéro. La BD de Blake
vous rappelle à sa façon le
récit biblique. De la rencontre avec les autres langues partent les aventures
de l’étudiante de Miscellanées et les réflexions de
Non-sens dans Ergo sum.
Echoes of Science emprunte
à Babel son questionnement
sur l’origine du langage. Le
lojban présenté dans Echoes
of Science (2) est une utopie
d’un autre genre : une langue construite cherchant à
éviter toute ambiguïté de
sens.
La diversité des langues
coïncide bien sûr avec des
enjeux politiques et culturels, comme ceux de l’hindi
et de l’ourdou en Inde et au
Pakistan dans Sociologiquement vôtre. Enjeux esthétiques et culinaires, aussi : la
traduction des œuvres musicales dans La onzième
harmonie et une recette
polyglotte dans L’Eau à la
bouche. Diversité artistique
enfin, comme l’illustrent les
dessins de Sur la longue
route de sable.
La fiction n’est pas moins
polyglotte ce mois-ci. Jugez
plutôt : le quotidien mouvementé d’un espion polyglotte dans Histoires extraordinaires, les aventures
en arabe du chat de Miscellanées (2), la mini-BD en
grec ancien de Nouvelles
bulles (2), les conseils érotiques d’un ordinateur en
pseudo-code dans Et caetera. Enfin, nos deux En vers
et contre tout vous proposent un poème francoanglais et un autre en
corse. Pourquoi choisir
quand on peut avoir toutes
les langues ?
Eunostos
* « C'est pourquoi on la nomma Babel, parce que là le Seigneur confondit le langage de
tous les hommes et de là l’Éternel les dispersa sur toute la
face de la terre. »
Miscellanées (1)
2
Sociologiquement vôtre
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En vers et contre tout (1)
6
Nouvelles bulles (1)
7
La onzième harmonie
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Histoires extraordinaires
10
L’eau à la bouche
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Nouvelles bulles (2)
12
Miscellanées (2)
13
Et caetera
13
Echoes of science (1)
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Sur la longue route...
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Ergo sum
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En vers et contre tout (2)
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Echoes of science (2)
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Miscellanées (1)
Le scandale chatoyant
Je me souviens distinctement du jour où j’ai pris
conscience qu’il existait plusieurs langues dans le
monde.
« Ma puce, ton père t’a trouvé ton manuel d’espagnol ! »
J’ai galopé jusqu’au salon et pris le grand livre coloré, à couverture cartonnée, des mains de mon papa.
Même dans les pires moments de ma scolarité, je
n’ai jamais réussi à me fâcher complètement avec
l’école : j’arrivais toujours à trouver un intérêt à ce
qu’on m’y apprenait, mais je m’en servais pour tout
autre chose que pour les exercices. Il m’arrivait souvent d’avoir terminé de lire dès avant les vacances de
Noël des leçons de la fin du manuel qu’on ne verrait
naturellement jamais en classe, ce qui ne voulait
surtout pas dire que j’aurais lu (et encore moins appris) la bonne leçon pour chaque cours : j’étais plutôt du genre à avoir lu le chapitre d’après, ou relu
celui d’avant, parce qu’ils m’intéressaient plus.
Contrairement à ce que vous pourriez croire, je n’ai
pas été une lectrice précoce, au contraire ; mais à ce
moment-là de ma vie, je venais d’avoir le déclic, j’étais enfin à l’aise avec la lecture. Et je lisais tout.
De retour dans ma chambre, je me suis affalée sur
mon lit, manuel en main, et je l’ai ouvert. Il faut dire
qu’il était très bien fait : tout en couleurs, abondamment illustré, il était découpé en courtes leçons mettant en scène le même groupe de personnages, et
racontant visiblement une histoire. Je m’y suis aussitôt plongée.
Quelques minutes plus tard, ma mère m’a vue resurgir dans le salon furieuse et lui flanquer dans les
mains le manuel tout ouvert par-dessus son journal :
« J’y comprends rien !
‒ C’est normal, Barbara, tout est écrit en espagnol.
Tu verras ça avec ton professeur.
‒ Mais je veux lire tout de suite ! »
Mes pauvres parents ne regrettèrent sans doute jamais autant que ce soir-là de ne pas savoir l’espagnol. J’avais enfin appris à lire, je savais lire, je voulais lire, mais je ne comprenais pas. C’était scandaleux, honteux, inacceptable. Il aurait fallu, soit que
tout le monde se mette instantanément au français,
soit que je devienne instantanément capable de
comprendre le sens de ces maudites pages.
Depuis, je n’ai jamais cessé de me scandaliser, mais
j’ai un peu appris la patience…
Vint l’âge maudit, l’âge malingre, celui où tout le
monde devient stupide : le collège. Au collège, à côté
de l’espagnol, j’ai fait plusieurs découvertes, chacune
chassant la précédente. La première, dont je ne me
suis rendu compte que plus tard, a été l’argot local,
un véritable panthéon où trônaient côte à côte les
grands dieux Wesh, Thâmerh et Nikhtâras, que j’avais tendance à invoquer comme les autres à chaque
phrase au grand désespoir de mes parents.
La deuxième, pas bien originale non plus : l’anglais.
Au début, j’ai bien aimé l’anglais. C’était facile, ou du
moins ça en avait l’air. On le lisait partout, on l’entendait partout. Dans les films, on parlait anglais.
Dans les séries télé, on parlait en anglais. La musique que mes amies et moi écoutions était aussi en
anglais. Sur les affiches de films, sur les panneaux
publicitaires, sur les emballages, on parlait anglais.
Et sur Internet, où mes parents me laissaient m’aventurer par plages horaires rigoureusement contrôlées, on parlait anglais. Naturellement, mes amies et
moi, on en a profité à fond. Dans des conditions pareilles, le vocabulaire, on n’a même pas besoin de
l’apprendre, on l’attrape. Tout ça s’avalait en douceur petit à petit en même temps que le dernier
groupe à la mode, la dernière série à la mode, la dernière vidéo Youtube à la mode, le dernier meme Internet à la mode, le dernier concept branchouille
anglo-saxon à la mode, bref n’importe quoi permettant d’avoir l’air au taquet et de rester intégrée au
groupe.
Ce temps de funeste mémoire, où j’alignais les fuck,
like et totally, ne prit fin que quelque part aux environs de la Seconde. Fut-ce à cause de l’idylle de deux
semaines que je nouai cet hiver-là, pendant un séjour linguistique, avec un grand dadais londonien
qui s’avéra être un parfait jackass ? Ou bien à ce
documentaliste avisé qui, à la faveur d’un désherbage de fin de semestre au CDI, m’encouragea à repartir avec en poche un Shakespeare et un Tennyson ? Le fait est que soudain, tout ce mauvais anglais
déversé à torrents par les radios, les télévisions, les
publicités et les réseaux sociaux me parut insupportablement creux. Superman n’était plus que
« Superhomme », Metal Gear Solid « Équipement
métallique solide ». Le vocabulaire en peau de chagrin des tubes de l’été et des discours de Georges
Bush me tapait sur le système. Le king était nu sous
son cache-misère de hype et ça n’avait plus rien de
sexy à mes yeux. Téméraire, je résolus d’élever le
niveau en troquant mes yeah et mes dude contre des
thee et des wherefore, qui n’eurent pas le succès
escompté auprès de mon public ; vexée, je tins trois
semaines drapée dans mon Shakespeare, jusqu’au
moment où le grand William himself perdit ses charmes à mes yeux. Lorsque les yeux en question tombèrent par malheur sur une énième affiche vantant
le Wall Street English dans une rame de métro, ce
fut comme une épiphanie dans mes tripes : l’anglais,
c’était fini. Il me fallait autre chose.
Mais quelle langue commencer à la place ? Le japonais me tentait beaucoup (Miyazaki et les mangas
étaient passés par là, Zelda et la J-pop aussi), mais
j’appréhendais un peu l’obtention pas gagnée d’avance du consentement parental. Je tâtai le terrain,
conquis le droit de m’inscrire à un cours d’été pen-
D I S H A RM O N I ES
dant les grandes vacances, le temps de trouver la
voie. Un mois durant, j’avalai des listes de kanji avec
le plus grand enthousiasme dans une salle occupée
par une légion de fans de Naruto, six ou sept lolitasgoth dont ma nouvelle meilleure amie du monde et
un charmant doctorant en histoire japonaise vieux
comme mon papa et qui nous parlait invariablement
de guerres mondiales et de tortures pendant la
pause café. Ma nouvelle amie, Sen, se consola près
de moi des malheurs amoureux qui lui avaient arraché l’homme de sa vie, un avocat sud-coréen rentré
dans son pays ; je me consolai auprès d’elle de mon
Londonien du semestre précédent ; blasées, revenues de tout, nous nous vêtions comme des veuves
(le rouge à lèvres bleu en plus) et nous nous jurions
de ne jamais retomber amoureuses, tout en déchargeant indifféremment nos fantasmes sur Hauru du
Château ambulant ou sur lady Eboshi de Mononoke
Hime, selon les jours. Mais toute chose a une fin, et
celle de cette joyeuse vie de nonnes geek (comme on
nous appelait) prit pour moi la forme d’un sms hâtif
envoyé par Sen quelques heures avant le dernier
cours, fin août : elle plaquait tout pour partir s’installer en Corée avec son bellâtre apparemment retrouvé, sans prendre le temps de me dire au revoir.
Ni les coups de fil ni les courriels ne me la rendirent : elle aurait tout aussi bien pu s’être évanouie.
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je tombai amoureuse de l’Amérique latine, et plus
particulièrement d’un jeune musicien aux insondables yeux noirs. En plus d’être un joueur de marinbula et de bongo et un chanteur fort doué, Alejo est
un passionné de l’histoire de l’île, attaché en outre à
reconstituer celle de ses propres origines, puisqu’il
compte parmi ses ancêtres des esclaves mandingues
venus de l’actuel Sénégal. Je bénéficiai, pour ma
part, de l’irrésistible exotisme conférés par mon accent français et par le doux nom de Normandie.
Bref, nous sommes en couple depuis plus d’un an…
et actuellement dans un avion en route pour Dakar.
À ma gauche, Alejo lit le livre qu’il m’a offert pour
mon anniversaire il y a quelques semaines et que j’ai
dévoré : une version de l’épopée de Soundiata, héros
de l’empire mandingue, qui couvrait au XIIIe siècle
une bonne partie de l’Afrique de l’Ouest, dont le Mali et le Sénégal. Depuis que je l’ai terminé, j’ai une
furieuse envie de me mettre au mandinka.
Eunostos
Une nouvelle fois, je fus incapable de dissocier la
langue des souvenirs que je lui associais. Le japonais
garda longtemps pour moi le son de la voix de Sen,
et les branches des kanji me paraissaient toujours
recéler une absence. Découragée, j’abandonnai le
japonais pour m’en retourner à mon bon vieil espagnol. À la rentrée, un vieil ami me parla de l’option
arabe. Je l’y suivis, un peu bovinement, après avoir
grommelé trois mots à mes géniteurs sur l’intérêt de
la chose pour l’étude socio-historique de l’Espagne
médiévale. Et ce fut le coup de foudre. L’alphabet
arabe était le plus beau que j’eus jamais appris, et
encore plus amusant que les deux ans passés à griffonner du grec ancien en 4e-3e. Les lettres arabes me
donnaient envie de les peindre partout par grandes
courbes élégantes, de les dessiner dans les airs à la
pointe d’une rapière damasquinée, ou de les danser
sur un air envoûtant comme les « Nuits d’Arabie »
de l’Aladdin de Disney (on a les références qu’on
peut à l’âge qu’on peut). Je m’inscrivis à un atelier
de calligraphie, et me mis à dévorer des livres d’histoire qui m’aidèrent à acquérir une image du Proche-Orient un brin moins stéréotypée. Je découvris
Omar Khayyam, écoutai Abed Azrié, puis lus les
vraies Mille et une nuits. L’espagnol et l’arabe me
tinrent pendant tout le lycée, au point que je les
poursuivis en Licence d’histoire. C’est à ce moment
que, par une série de hasards en librairie et en bibliothèque, je tombai sur les récits de voyage d’Ibn
Battûta, puis sur ceux de Marco Polo, puis sur plusieurs vies de pirates (réels, sinon ç’eût été moins
drôle), puis sur le journal de navigation de Christophe Colomb. Après ce détour, voilà que j’étais revenue à l’espagnol, cette fois aux Amériques.
L’envie de voyager me gagnait de plus en plus. À la
fin de ma L1, je partis en séjour d’études à Cuba,
moitié pour l’espagnol, moitié pour les Caraïbes. Là,
Marinbula. Photo Dr Clave,
Wikimedia Commons, 2009.
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Sociologiquement vôtre
Diversité linguistique en
Asie du sud : l’exemple de
l’ourdou et ses rapports
avec le hindi
،
‫ا‬
‫ا‬
‫اور‬
‫ں ں‬
‫ "!ی‬،‫ ں‬#$% ‫*) اردو *) ('ل‬
लपट जाता हूँ माँ से और मौसी
मु कुराती है / म उद ू म ग़ज़ल कहता
हूँ ह द! मु कुराती है
lipaṭ jātā hūn mān se aur mausī
muskurātī hai /main urdū men ǧazal kahtā hūn hindī muskurātī hai
J’embrasse ma mère et ma tante
sourit / Je déclame un poème en
ourdou, le hindi sourit.
Munavvar Rana, poète indien
contemporain
De nos jours, l’ourdou et le hindi
sont respectivement les langues
officielles du Pakistan et de l’Inde.
Ce sont deux langues qui ont une
histoire commune et ont toujours
entretenu des relations complexes.
Pour bien cerner leurs rapports, un
bref retour vers le passé s’impose.
L’ourdou et le hindi sont deux langues proches, faisant partie du
groupe indien des langues indoeuropéennes. Elles ont toutes les
deux connu un développement
important au XIXe siècle, alors que
le persan, ancienne langue de la
littérature et de l’administration,
supplanté par l’anglais comme langue de pouvoir, perdait peu à peu
de son prestige. Ces deux langues,
dont la grammaire est très proche,
se différencient surtout par leur
vocabulaire, fruit de la riche histoire de l’Inde. À côté d’un stock de
vocabulaire commun aux deux langues, le hindi, traditionnellement
pratiqué majoritairement par la
communauté hindoue, a emprunté
un grand nombre de mots au sanskrit, qui a longtemps fait office de
langue savante et d’administration
de l’Inde ancienne et qui est également la langue des textes sacrés
hindous. Le hindi s’écrit dans une
écriture appelée devanagari
(deuxième ligne de la citation en
exergue). L’ourdou, associé à la
communauté musulmane, a pour
sa part largement puisé dans le
vocabulaire du persan, langue indo-européenne enrichie de nombreux mots arabes parlée en Iran,
qui a été la langue de l’administration musulmane de l’Inde notamment sous la dynastie moghole (du
XVIe au milieu du XIXe siècle) et qui
a longtemps été pratiqué par les
élites culturelles, quelle que soit
leur religion. L’ourdou s’écrit au
moyen d’un alphabet arabe modifié. Ces emprunts au sanskrit et au
persan, associés à des néologismes
inspirés par ces deux langues,
continuent aujourd’hui encore à
enrichir respectivement le hindi et
l’ourdou.
Au moment de la lutte pour l’Indépendance, le choix d’une langue
officielle a fait l’objet de vifs débats.
Malgré la grande variété de langues
parlées en Inde, il s’est centré sur le
choix entre ourdou et hindi. L’ourdou avait alors encore une place
éminente, associée au rôle traditionnel, quoiqu’en net déclin, d’élites musulmanes dans les champs
politiques et culturels, et à l’importante tradition poétique dans cette
langue, remontant au XVIe siècle.
Les Britanniques lui avaient reconnu à la fin du XIXe siècle un statut
officiel dans de nombreuses régions du nord de l’Inde, avant de le
remplacer partiellement par le hindi. Mais le hindi était la langue
maternelle de la majorité des Indiens du nord, et en cette période
de développement des tensions
communautaires, le symbole des
revendications de la majorité hindoue. L’on soutenait le hindi, l’ourdou, le bilinguisme, voire, comme
Gandhi, une langue mixte, proche
de celle parlée couramment par la
plupart des Indiens du nord et faisant fi des subtilités linguistiques et
des divisions communautaires.
Car c’est bien la particularité de
cette rivalité : le hindi parlé et
l’ourdou parlé sont intercompréhensibles. Autant les langues littéraires diffèrent considérablement, autant à quelques nuances de vocabulaire et de prononciation près, les deux langues, à un
niveau de langage courant, sont
extrêmement proches. À titre
d’exemple, voici ci-contre un extrait d’une des premières leçons de
deux méthodes de langue de la
collection Teach Yourself.
On s’aperçoit que la transcription
est quasiment identique. À l’exception de la formule de salutation
ourdoue, les deux extraits pour-
Méthode de hindi :
- हलो राज, $या हाल है ? […]
- सब ठ,क है । और आप कैसे ह ?
-halo rāj, kyā hāl hai ?
- sab ṭhīk hai . Aur āp kaise
hain ?
- Hello Raj, Comment ça va ?
- Tout va bien. Et vous, comment
allez-vous ?
Méthode d’ourdou :
‫؟‬
‫ ل‬- *% ، .- / 01 ‫ ا‬0 *12 ‫م‬4 ‫ا‬
.
5*67 . […] ‫ *)؟‬5*67 ‫اور آپ‬
-assalāmu ’alaikum aslam sahib,
kyā hāl hai ?
- sab ṭhīk hai. Aur āp ṭhīk
hain ?
-Bonjour M. Aslam, comment ça
va ?
-Tout va bien. Et vous, est-ce que
vous allez bien ?
raient figurer aussi bien dans une
méthode d’ourdou que de hindi. À
l’image du terme hāl, « état, situation », mot d’origine arabe arrivé
en Inde par l’intermédiaire du persan et présent dans les deux extraits, le hindi parlé n’hésite pas à
employer lui aussi des mots venant
du persan.
La dégradation des relations entre
les communautés qui a abouti au
bain de sang de la Partition a brutalement mis fin aux débats. Les
deux nouveaux pays, tout en laissant à l’anglais un statut officiel,
ont adopté la langue associée à leur
religion majoritaire : le hindi pour
l’Inde, l’ourdou pour le Pakistan.
Ces choix ont vite présenté un certain nombre de difficultés. Au Pakistan, l’ourdou était la langue des
réfugiés venant d’Inde, mais il n’était pas du tout implanté dans les
régions attribuées à cet État, et
malgré la reconnaissance de langues régionales, la politique volontariste en faveur de l’ourdou a été
l’une des causes de la scission en
1971 entre Pakistan occidental et
Pakistan oriental (aujourd’hui Bengladesh), très attaché à sa langue,
le bengali. Le hindi n’a aujourd’hui
aucun statut officiel au Pakistan.
D I S H A RM O N I ES
Un panneau de direction de New
Delhi, présentant une transcription en caractères ourdous fautive. La troisième ligne est du
gurmukhi, lu par les Pendjabis.
En Inde, il reste, après la Partition,
une importante minorité musulmane (13,4% de la population en
2001). Cette communauté bénéficie
de garanties constitutionnelles
protégeant notamment les cultures
et langues minoritaires. Elle est
également protégée par le caractère «séculier» de l’État Indien.
Dans les premières années de l’Indépendance, c’est cependant une
communauté qui a été totalement
désorganisée par le départ vers le
Pakistan d’une grande partie de ses
élites, et plus largement, des franges les plus aisées de la population
musulmane. Et l’ourdou, sa langue
traditionnelle, la seule que savaient
lire et écrire beaucoup de musulmans, était désormais la langue
officielle d’un pays avec lequel
l’Inde allait entretenir des relations
conflictuelles allant à plusieurs
reprises jusqu’au conflit armé.
Le hindi officiel, lui, répandu par la
radio, puis la télévision nationale,
se sanskritise de plus en plus,
comme pour bien se différencier de
son rival. De façon significative, on
parle alors à propos de cette langue
officielle finalement assez artificielle, débarrassée de ce tout ce qui
est senti comme une influence
étrangère, de śhuddh hindī, c’est-àdire de « hindi pur ». Le terme
n’est pas plus neutre en hindi qu’en
français. L’ourdou a suivi au Pakistan un mouvement parallèle, ce qui
a pu faire dire, dans une formulation imagée bien trouvée, que hindi
et ourdou sont « deux vraies jumelles qui ont décidé de s’habiller le
plus différemment possible » (C.
Shackle, R. Snell).
Quelle est donc aujourd’hui la situation de l’ourdou en Inde ? D’après le recensement de 2001,
51 536 111 Indiens déclarent l’ourdou comme langue maternelle.
L’Inde, à côté des langues officiel-
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les nationales que sont le hindi et
l’anglais, laisse aux États qui la
composent une grande autonomie
sur le plan linguistique. Les enfants
apprennent, en théorie, trois langues : leur langue maternelle ou
celle de leur État, l’anglais, et le
hindi (si ce n’est pas aussi la langue
de leur État) ou une langue régionale. Or, pendant longtemps, un
seul État reconnaissait l’ourdou
comme une de ses langues officielles. Étrangement, il s’agissait du
Cachemire, seul État indien à majorité musulmane, revendiqué par
le Pakistan, mais dont la population n’est pas du tout ourdouphone. Depuis, il a acquis un statut
officiel en Uttar Pradesh, Bihar,
Andhra Pradesh, Jharkhand, Uttarakhand, et dans la capitale, New
Delhi. Cependant ce statut, partagé
avec d’autres langues, est resté
largement théorique, et la volonté
politique de soutenir cette langue a
souvent fait défaut.
Les écoles dispensant un enseignement primaire en ourdou n’étant
pas assez nombreuses, c’est sur les
madrasas, écoles essentiellement
religieuses, que repose la tâche
d’apprendre à lire et à écrire aux
enfants de langue ourdoue. Le niveau est très faible, y compris dans
les écoles financées par l’Etat, et le
taux de réussite aux examens des
élèves éduqués en ourdou, extrêmement bas. L’édition ne se porte
pas bien non plus. Les tirages dépassent rarement le millier d’exemplaires, les rééditions sont rares. Le
choix de livres en ourdou en librairie ou en bibliothèque est limité. Et
la presse ne se porte guère mieux,
cédant souvent à la tentation communaliste, et se limitant aux domaines de la littérature, de la religion, de la presse people et des
magazines féminins, sans grand
hebdomadaire généraliste.
Du roman de Vikram Seth A Suitable Boy au film d’Ismail Merchant
In Custody (adapté d’un roman
d’Anita Desai), le thème du déclin
de la langue ourdoue en Inde revient dans de nombreuses œuvres.
In Custody, écrit en 1984 et adapté
au cinéma en 1994, décrit ainsi la
déchéance d’un poète ourdouphone
et la lutte d’un professeur passionné d’ourdou, mais contraint d’enseigner le hindi, pour faire connaître son œuvre. C.M. Naim, écrivain
de langue ourdoue, dresse, dans un
témoignage émouvant publié en
1994, peu après de violents affrontements inter-communautaires, un
triste tableau de la situation de sa
langue. Écrire en ourdou, conclutil, est devenu un acte politique.
Il cite deux vers déclamés par un
jeune poète qui avaient malgré leur
faiblesse fait naître des applaudissements nourris parmi les auditeurs, tous ourdouphones : « Tous
m’aiment, mais nul ne m’appartient / Je suis dans ce pays comme
la langue ourdoue. » Ces vers sont
révélateurs d’un autre paradoxe de
la situation de l’ourdou en Inde : sa
valeur comme langue poétique est
reconnue par tous. C’est, de l’avis
général, une langue raffinée, douce
à l’oreille, perçue comme intrinsèquement poétique. Elle évoque la
cour des nawabs de Lucknow, les
courtisanes cultivées, la poésie
amoureuse précieuse d’autrefois.
C’est dans ce sens que Gulzar,
poète et parolier indien contemporain, de religion sikhe, mais composant fréquemment en ourdou,
peut écrire :
‫ ز= ں‬% ? ‫ ط ح‬% BC D
…‫ ط ح‬% ‫اردو‬
‫ ر‬E ‫وه‬
वह यार है जो ख़श
ु बू क2 तरह /
िजसक2 ज़ुबां उद ू क2 तरह…
vah yār hai jo khuśbū kī tarah /
jiskī zubān urdū kī tarah
J’ai une amie semblable à un parfum / Dont la langue sonne comme
de l’ourdou…
Certains vers des poètes d’antan,
popularisés par le cinéma, mis en
musique et chantés par des chanteurs appréciés par une large audience, sont bien connus par un
public qui dépasse largement la
communauté musulmane. Leur
transcription en devanagari lue par
la majorité hindiphone, semblable
à celle que j’ai réalisée pour les
besoins de cet article, est une pratique courante. Mais cette admiration, teintée de nostalgie, n’est pas
sans danger : l’ourdou est vu par
beaucoup d’Indiens comme une
langue d’autrefois, reflet d’une civilisation défunte.
Langue d’une minorité religieuse,
mais aussi langue porteuse d’un
héritage culturel partagé plus largement à travers l’Inde, et commun
au Pakistan, l’ourdou est donc en
Inde dans une situation complexe,
encensé comme langue poétique,
mais aussi fragilisé par sa proximité avec la langue majoritaire et menacé, à l’instar de nombreuses autres langues minoritaires en Inde,
par l’hégémonie du hindi. Son ave-
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nir en Inde, indissociable de celui
de la communauté musulmane
indienne, dépendra tant des volontés gouvernementales que des initiatives de ses locuteurs pour la
faire vivre.
A.M
Note sur la transcription.
Voyelles. Les voyelles longues sont
indiquées par un trait sur la lettre.
La nasalisation est marquée par un
n en exposant.
Sources.
Shackle, C., & Snell, R. (1990).
Hindi and Urdu since 1800: a
common reader, Heritage
Publishers.
Khalidi, O. (10 octobre 2010). « A
Report on Urdu literacy in India »,
Language in India, 10, 2010.
Naim, C.M. (1993). « Urdu
e d u c a ti o n i n I n d ia , so m e
observations ». (Article écrit pour
un numéro spécial de Mainstream
jamais publié.)
Consonnes. Les consonnes pointées
sont des rétroflexes, à prononcer
en tapant le bout de la langue sur le
palais. Les aspirées sont indiquées
par un h en exposant, ǧ est une
fricative vélaire sonore et kh une
fricative vélaire sourde.
En vers et contre tout (1)
Love’s leaves
Éros et Psyché
This is how the night ends:
Voilà comment, enfin, se termine la nuit :
With a moan, and a whisper –
Par un gémissement, et un dernier soupir –
In the sweet pangs that pleasure lends,
Dans les douces douleurs empruntées au plaisir,
That come and go and minds shatter.
Qui reviennent, s’en vont, et tourmentent l’esprit.
A soft and warm wind breathes away
Un doux et tiède vent enlève sur son aile
The fears of a dark waning night
Les multiples terreurs d’une nuit qui s’enfuit
And in the dawn hides the pains of day,
Ou les douleurs d’un jour que tient l’aube en ses plis,
Taking them swiftly in its flight
Et emporte le tout à l’autre bout du ciel.
Now they sever – each alone –
Les voilà séparés – chacun de son côté –
As greenery’s shady halls to gold turned,
Comme une verte allée prenant les tons du miel,
When Time’s breeze ebbs – is gone,
Quand la brise du Temps dépose derrière elle
Laying blood leaves on grass that was burnt.
Quelques feuilles de sang sur une herbe brûlée.
This is how cold days start,
Voilà comment débute un de ces jours de froid,
When from one stem two twigs depart.
Quand deux rameaux d’un tronc quittent leurs entrelacs.
A Sword in the Darkness
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Nouvelles bulles (1)
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La onzième harmonie
Traduttore, traditore
Jusque récemment, la traduction
d’opéras était monnaie courante.
En fouillant sur les étagères de
vinyles de vos parents ou grandsparents, peut-être trouverez-vous
ces compilations d’airs d’opéras,
terriblement désuètes, où de
grands chanteurs français comme
Tony Poncet ou Liliane Berton
chantaient « Comme la plume au
vent » (traduction de « La donna e
mobile » de Rigoletto de Verdi) ou
« Rien ne peut changer mon
âme » (« Una voce poco fa », Il
barbiere di Siviglia, Rossini).
Hier outil obligatoire de transmission de l’art lyrique dans tous les
pays, la traduction à l’opéra est
perçue aujourd’hui comme une
véritable hérésie. Qu’on ne s’y
trompe, il ne s’agit vraiment pas
d’un excès de snobisme d’un petit
cercle fermé d’amateurs : la traduction détruit simplement la musique
d’un compositeur. Comment en
effet exceller dans l’art du legato
italien lorsqu’on doit prononcer
des « r » à la française, qui viennent du fond de la gorge et cassent
complètement la ligne mélodique ?
Comment donner la rondeur nécessaire à ces airs dans une traduction
française qui fait la part belle aux
voyelles nasales telles que le « on »,
le « in », le « an » ?
Car, de l’italien à l’anglais, en passant par le français, l’allemand ou
le klingon1, la musique d’un opéra
est intimement liée à la langue utilisée. Écoutez les opéras italiens de
Mozart (Cosi fan tutte par exemple) et comparez-les avec ses opéras allemands (Die Zauberflöte –
La flûte enchantée – par exemple),
et vous sentirez vraiment la différence entre une langue latine construite sur les voyelles et une langue
qui, au contraire, se sublime par le
claquement de certaines consonnes
ou le sifflement d’autres !
Heureusement pour les mélomanes
d’aujourd’hui, la notion de fidélité
aux œuvres n’est plus étrangère au
monde musical et, dans tous les
opéras du monde, les œuvres sont
présentées dans leur version originale.
Les adaptations « officielles »
Cependant, vous serez peut-être
surpris de voir des opéras présen-
tés dans deux langues différentes.
Par exemple, on donne régulièrement Orfeo e Euridice de Glück2
mais Orphée et Eurydice est parfois joué dans certaines salles. De
même pour plusieurs opéras de
Gaetano Donizetti : Lucia di Lamermoor côtoie Lucie de Lamermoor et La fille du régiment se
donne tout aussi bien que La figlia
del regimento.
Serait-ce un relent de chauvinisme
suranné ? Dans ces cas particuliers,
pas du tout ! En effet, les traductions proposées le furent par les
compositeurs eux-mêmes. Ces derniers, au fait de la musicalité de
chaque langue, ont même réécrit
les œuvres afin de les adapter à la
langue choisie. Ce n’est donc pas la
même œuvre que l’on va entendre
lorsqu’on assiste à Lucie ou Lucia
di Lamermoor. Si la musique est
en grande partie gardée, la distribution des rôles, ainsi que l’orchestration, les indications de nuances,
de tempo, peuvent changer.
Par exemple, dans les deux opéras
de Gluck cités plus haut, le rôle
d’Orphée est tantôt distribué à un
contre-ténor (dans la version italienne), tantôt à un haute-contre
dans la version française. Le premier a une voix brillante, puissante, très à l’aise dans l’aigu,
convenant parfaitement à la luminosité naturelle de l’italien ; la seconde, qui correspond à une voix
un peu plus aiguë que la tessiture
de ténor, est plus mate, plus pastel,
sorte d’écrin pour cette langue plus
« fragile » et moins chantante
qu’est le français.
Entre Lucia di Lamermoor et Lucie
de Lamermoor, opéras qu’il serait
impossible de résumer en quelques
lignes, les différences sont aussi
flagrantes. Certains morceaux ont
été remplacés dans la version française pour rendre le rôle plus léger,
plus français en quelque sorte. Un
des personnages de l’histoire italienne, Alisa, confidente de Lucia,
est même évincé dans la traduction ! La soprano française Natalie
Dessay, interprète de référence de
ces deux rôles, avoue à ce sujet
avoir été mise en difficulté dans
certains passages de Lucia di Lamermoor, rôle qu’elle juge beaucoup plus lourd que celui de Lucie.
Les sous-titres, outils de la
dramaturgie ?
Mais tous les compositeurs n’ont
pas proposé de traduction française
de leurs opéras, loin de là ! La solution pour réussir à suivre l’intrigue
d’une œuvre en version originale, si
on n’a pas eu le temps de l’apprendre par cœur avant la représentation, est de suivre les sous-titres
(s’ils sont placés sur le fauteuil devant vous) ou surtitres (si, comme
dans tous les théâtres parisiens, ils
sont placés au-dessus de la scène).
Sans vouloir être un ayatollah du
respect des œuvres, les sous-titres
peuvent parfois trahir l’œuvre originale. Détournant le regard de la
scène, ils peuvent empêcher d’être
au cœur de l’action, casser les effets
de surprise (lorsqu’on lit le soustitre avant que la parole soit effectivement prononcée par le chanteur), voire créer des effets comiques involontaires.
C’est pourquoi certains metteurs en
scène, acceptant pleinement la devise « Traduttore, traditore », se
sont mis à utiliser les surtitres
comme éléments faisant partie
intégrante de la dramaturgie. Michael Haneke, double palme d’or à
Cannes, a par exemple décidé dans
son Don Giovanni transposé dans
un immeuble à la Défense, de réécrire tous les surtitres pour les
actualiser (« paysanne » est par
exemple remplacé par « femme de
ménage ») ; Michael Meyer, metteur en scène de Broadway, utilise
le même procédé dans sa mise en
scène de Rigoletto qui se joue actuellement au Metropolitan Opera
La soprano française Natalie Dessay s'est d'abord fait remarquer
dans le rôle français de Lucie de
Lamermoor, avant d'aborder celui
de Lucia.
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(« Vittoria » se traduisant ainsi par
« Jackpot ! »).
Du côté des musicals
Si tout le monde s’accorde maintenant pour présenter les opéras
dans leur version originale, pourquoi n’en est-il pas de même pour
les comédies musicales3 ? En effet,
si l’on prend l’exemple de Paris,
deux opinions s’affrontent : celle
du théâtre du Châtelet qui présente
toutes ses comédies musicales en
version originale, et celle du théâtre Mogador, qui les traduit systématiquement. Même du côté des
compositeurs de comédies musicales, les avis divergent : si Stephen
Sondheim (le compositeur de
Sweeney Todd) trouve nécessaire
que toutes ses œuvres soient traduites, le compositeur Oscar Hammerstein II (The Sound of Music)
trouve l’idée d’un musical en français complètement absurde !
Prenons l’exemple de Chicago,
comédie musicale de John Kander
rendue célèbre par son adaptation
cinématographique avec Catherine
Zeta-Jones, Renée Zelleweger et
Richard Gere. Il existe une adaptation en français (faite par Laurent
Ruquier) qui, bien qu’elle soit plutôt bien écrite, fait perdre tout son
sel à de grands moments de l’œuvre. Prenons comme exemple la
chanson introductive, « All that
jazz ». L’adaptation française présente un double problème. Regardons pour cela le premier couplet
ainsi que sa traduction française.
Come on babe
Why don’t we paint the town?
And all that Jazz
I’m gonna rouge my knees
And roll my stockings down
And all that jazz
Start the car
I know a whoopee spot
Where the gin is cold
But the piano’s hot
It’s just a noisy hall
Where there’s a nightly brawl
And all that jazz
Mon bébé, on va se payer une fête
Où il y a du jazz!
Visant mes collants noirs, toi tu
enfiles tes gaines
On va au jazz!
On démarre vers un bar sensuel
Où le gin est froid, le piano démentiel
On se soulera jusqu’à ce qu’on
monte au septième ciel
C’est ça le jazz!
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On voit qu’en français on perd tout
le sens de l’expression « all that
jazz » (qu’on pourrait traduire par
« et tout le tintouin ») !
Mais un problème, plus grave à
mon avis, tient à la musicalité
même de la langue. En effet, le
« a » de jazz donne lieu, dans la
version anglaise, à un déploiement
gouailleur de syllabes et de notes :
la chanteuse chante plutôt « djè-ia-è-i-a-i-a-è-azzz », résumant ainsi
en un seul mot toutes les couleurs
de la voix de Velma, la séductrice
criminelle de l’œuvre. En français,
malheureusement, un « a » reste
un « a », et les fins de phrase restent désespérément plates !
Certaines œuvres supportent cependant bien la traduction, à certaines conditions de réécriture.
On peut citer par exemple Les Misérables (originellement d’Alain
Boublil et Claude-Michel Schönberg). Grâce au producteur américain Cameron Mackintosh, cette
comédie musicale française, à la
musique superbe mais à l’orchestration immonde (à base de synthétiseur), est devenue un vrai musical
dans la plus pure tradition de
Broadway. En entendant les deux
versions côte à côte, il est vraiment
difficile de préférer la version française...
Dans la même veine, certaines œuvres ont très bien subi le passage de
l’anglais au français. Ainsi en est-il
de Man in la Mancha, qui a connu,
avec Jacques Brel, mais aussi avec
le baryton José Van Dam, deux
interprètes francophones de grande
envergure. La réussite de ces deux
adaptations montre que cette comédie musicale sur Don Quichotte
possède une écriture suffisamment
universelle pour être adaptée dans
de nombreuses langues, et de plusieurs manières différentes (sous
forme de comédie musicale avec
Brel, sous les traits d’un opéra avec
Van Dam) !
Plus récemment, on peut citer l’excellente adaptation de Cabaret en
2011 au théâtre Marigny. Mais,
quitte à se répéter, le Cabaret français n’est pas tout à fait la même
œuvre que l’américain. Le meneur
de revue y est peut-être encore plus
ambigu, l’héroïne plus fragile : c’est
peut-être pour cela que l’adaptation a si bien fonctionné.
Trahison ou traduction, la réponse
est donc en réalité la création : on
crée une nouvelle œuvre lorsqu’on
décide de traduire une œuvre musicale. Nous l’avons montré pour
l’opéra, pour la comédie musicale,
mais la chanson pourrait encore
étayer ce propos : rien à voir en
effet entre « Comme d’habitude »
de Claude François et « My way »
de Paul Anka ; aucun rapport entre
« La mer » de Charles Trénet et
« Somewhere beyond the sea » de
Jack Lawrence...
Niko
1. ’U’, premier opéra en Klingon,
sur un livret de Kees Ligtelijn et
Marc Okrand et une musique de
Floris Schönfeld (2010).
2. Cf. Disharmonies no34, « Aux
Enfers ».
3. Par « comédie musicale » , on
parle des musicals américains et
des quelques œuvres françaises qui
possèdent une trame dramatique
(comme Les Misérables) et qui ne
sont pas un simple alignement de
singles.
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Histoires extraordinaires
Hiéroglyphes énigmatiques : une lettre inhabituelle
« Heu... Christophe ? » appela Paul.
Christophe était assis à son bureau, oscillant comme un
arbitre de Roland-Garros, attrapant à droite à gauche
des notes surmontées de post-it marqués de « urgent »
à « apocalyptiquement urgent », et griffonnant parfois
quelques mots sur un brouillon de passage. « Oui ? »
répondit Christophe sans s’arrêter d’écrire.
« Heu... On se demandait si tu voulais... » commença
Paul.
« Regarde-moi ça ! » l’interrompit Christophe, en lui
montrant une des notes. « Ces imbéciles des services
secrets chinois pensaient rendre leurs messages indéchiffrables en utilisant un dialecte d’il y a à peine trois
siècles ! Ils croient que nous n’apprenons rien à l’école
ou quoi ?
— Trois siècles ?
— Et ces demeurés de terroristes corses ! renchérit-il
en désignant un autre papier codé. Je suis désolé, si tu
veux empoisonner ton pays avec un plan aussi idiot que
de trafiquer le colorant rouge de la cire qui enveloppe
tes fromages, aie au moins la décence de le coder avec
plus de cinq patois distincts ! »
Encore une fois, Paul comprit pourquoi Christophe
était à la tête de la section linguistique du département
décryptage. Les Renseignements Généraux lui devaient
assurément une grande partie de leurs récents succès.
« Sacré Christophe ! Y a que toi pour déchiffrer des
trucs comme ça ! En même temps, avec une mémoire
photographique...
— Je n’ai pas une mémoire photographique, corrigeat-il. C’est juste que je me souviens parfaitement de
n’importe quel moment de ma vie, comme si j’y étais de
nouveau. » Paul leva les yeux au ciel, mais Christophe
ne le remarqua pas. « Après il a quand même fallu que
je dévore tous ces dictionnaires...
— Bref. On se demandait, avec le reste de la section, si
tu voulais venir déjeuner ? »
Christophe fixa Paul d’un air éteint. Il avait toujours de
lourds cernes et une pâleur particulière, mais durant
ces moments d’absence occasionnels, il avait l’air encore plus malade que d’ordinaire. Christophe secoua la
tête.
« Pardon. Tu disais ? »
— Le déjeuner. Tu veux venir ?
— Oh. Merci... mais je passe. J’ai trop de boulot. Et
comme tu l’as dit il y a 73 secondes, il n’y a que moi qui
puisse déchiffrer ces trucs-là... »
Il avait enfin terminé. Enfin, jusqu’à la prochaine pile.
Christophe s’affala sur sa chaise et soupira. Il n’osait
regarder sa montre. Le fait que tous ses collègues
étaient rentrés dormir suffisait à lui faire comprendre
qu’il avait encore une fois trop veillé. Mais comment
dormir, en sachant que le prochain code à déchiffrer
serait peut-être enfin celui qui lui donnerait du fil à
retordre ? Il s’était engagé dans cette voie moins par
désir de sauver des vies que par amour des codes secrets. Mais pour Christophe, plus les jours passaient,
plus ses connaissances s’agrandissaient et moins les
codes étaient difficiles. « Demain, peut-être... » pensat-il en posant ses bras sur son bureau, puis sa tête dans
ses bras. Juste une petite sieste... De toute façon, même
s’il dormait, il y aurait toujours quelqu’un pour venir
chercher ses traductions et lui déposer une nouvelle
pile de messages frais pêchés par le service d’écoute.
« Demain, peut-être... » repensa-t-il en sombrant dans
le sommeil.
Il se réveilla l’esprit embrumé de rêves étranges et familiers. Son cou était douloureux et ses bras pleins de
fourmis. Il se leva, et profita d’un passage aux toilettes
pour faire craquer ses articulations. En revenant à son
bureau, il aperçut la nouvelle pile de messages à déchiffrer. « Allons-y » soupira-t-il. Les quatre premiers ne
lui prirent pas plus d’une demi-heure, mais le cinquième lui fit faire une pause. Christophe n’avait jamais vu un code comme cela. Le message mélangeait
au moins une douzaine d’alphabets, mais avec son expérience de reconnaissance des motifs, Christophe savait qu’il ne s’agissait pas d’une farce des collègues. Ce
patchwork de symboles avait une logique. Christophe
sourit. Il sentait que celui-là lui prendrait du temps.
Pressé de s’attaquer à ce nouveau défi, il décrypta la
dizaine de messages restants en moins d’une heure.
Puis il se servit une tasse de café noir, et reprit le message mystérieux.
La complexité de ce code dépassait ses rêves les plus
fous. Il lui fallut trois heures pour identifier tous les
caractères et symboles du message, avec un peu d’aide
des encyclopédies de linguistique qu’il n’avait pas encore eu le temps de lire en entier. Les caractères coréens le ramenèrent au voyage en avion pour Séoul
qu’il avait partagé avec sa classe de quatrième ; les onze
heures de vol avaient été amplement suffisantes pour
lire méthodiquement le dictionnaire et le manuel de
grammaire coréens. Christophe pouvait encore sentir le
parfum de sa voisine de siège, comme s’il y était... Mais
aussitôt après il apercevait des mots en grec ancien sur
le message et ses souvenirs l’emmenaient aux cours de
langues anciennes de son ancien lycée. Il alterna ainsi
entre le présent et des passés plus ou moins lointains,
entre le français, l’anglais, l’espagnol, l’allemand, l’arabe, le chinois, le coréen, le latin, le grec, le russe, le
japonais, le hindi, le sanskrit, l’hébreu, le morse, le
copte, le klingon, les hiéroglyphes égyptiens, l’araméen,
et cent de leurs variantes... Chaque fois qu’il pensait
avoir achevé une étape du décryptage, il en découvrait
deux nouvelles. Au deuxième jour, il comprit que ce
message n’était pas venu du service d’écoute. Aucun
espion n’utiliserait un cryptage aussi complexe. Coder
le message avait dû prendre au moins une semaine ! Et
qui plus est, Christophe avait l’intuition que ce message
lui était destiné personnellement...
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Après quatre jours acharnés, Christophe en vit le bout.
Remplacer un tiers des symboles par leur équivalent
phonétique, un tiers par leur place numérotée dans
l’ordre canonique de leur alphabet, et le dernier tiers
par leur traduction en espéranto avait permis à Christophe d’obtenir une longue suite de lettres latines entrecoupées de nombres, ce qui signifiait qu’il ne restait
plus qu’une permutation à effectuer pour obtenir le
message caché. Christophe regarda autour de lui, pour
s’assurer qu’il ne serait pas interrompu. Mais c’était le
milieu de la nuit, pas un collègue n’était en vue. Les
rares fois où ils étaient venus lui apporter du travail,
son cerveau et ses souvenirs linguistiques étaient en
telle activité qu’il avait traduit leurs cryptages enfantins
en quelques secondes. Tremblant, Christophe effectua
la dernière permutation. Le contenu du message le
laissa sans voix.
« Cher Christophe, laisse-moi me présenter. Je suis toi.
Du futur. Pour te le prouver, je sais que tu as autrefois
dérobé cent francs dans le portefeuille de grand-père et
que tu viens de passer quatre jours, huit heures et dixsept minutes à déchiffrer mon message. Je sais que ça
t’a plu, car je m’en souviens. Tu ne l’as pas pleinement
réalisé – même si ce marathon dans tes souvenirs a dû
t’y aider – mais tu n’as pas une mémoire photographique. Tu as le pouvoir de voyager dans ton propre
temps. Si par exemple tu essayes de te souvenir du 16
février 1994 à 16h35... »
Christophe se retrouva dans son corps de huit ans. C’était l’heure du goûter, et il avait un papier et des feutres
devant lui. Le papier contenait le message « ...tu verras
ce message, que j’ai écrit à 16h34 en partant d’un plus
lointain futur. Convaincu ? » écrit d’une écriture ferme
d’adulte. Christophe, paniqué, froissa le papier de ses
mains d’enfant et le jeta dans la corbeille. C’était réel.
C’était fou. Il voulait revenir à son époque...
Il y revint. Il était en avril 2013, sur son bureau, à lire
ce message impossible. Il continua. « Tu peux maintenant comprendre comment ce message est arrivé ici. Je
suis en 2065, et je viens de passer deux semaines à
composer ce code magnifique . Je vais maintenant me
plonger dans ta conscience endormie d’il y a – pour toi
– quatre jours et douze heures. Je « me » réveillerai, et
j’écrirai ce message codé sur la première feuille venue,
puis je la glisserai dans la pile de nouveaux messages à
décrypter. Pourquoi ? Parce que je me souviens avoir lu
ce message, et que la boucle temporelle doit être bouclée. Mais si tu veux une meilleure raison, remonte au
jour de ta naissance. » Le message s’arrêtait là. Christophe leva les yeux de la feuille. Dingue... Puis il essaya
de se souvenir de sa naissance.
Une lumière aveuglante. Une insupportable première
bouffée d’air. Un cri de douleur, une première parole,
un premier son. Et une conscience toute blanche, libre
de tout potentiel. Christophe avait appris tant de langues dans le passé, dans le futur, mais c’était ici qu’il se
sentait omnilingue.
Christophe se retrouva de nouveau en 2013. Tout était
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clair maintenant. La langue universelle, nous l’avons
tous à notre naissance. C’est en escaladant la tour
qu’est notre vie que nous la perdons, en la remplaçant
par une ou deux langues spécifiques tellement moins
riches. Mais Christophe, lui, pouvait monter et redescendre la tour de sa vie à loisir. « C’est à moi de leur
montrer », conclut-il.
Le matin suivant, Paul trouva sur le bureau de Christophe une lettre de démission avec un post-it qui disait :
« J’ai une religion universelle à fonder, ça risque d’être
un boulot à plein temps ».
Le 16 février 1994, à 16h36, Hélène apportait un chausson aux pommes à son fils Christophe, quand elle le vit
froisser un papier, effrayé. « Pourquoi tu viens de jeter
ce papier ? » demanda-t-elle. Christophe cligna des
yeux pendant une dizaine de secondes. « Chais pas... »
répondit-il avec son adorable voix d’enfant.
Quelque temps en 2065, le Guide Omniscient de l’Union de la Langue Universelle, autrefois connu sous le
nom de Christophe, revint dans ses appartements. Il
venait de délivrer son discours quotidien aux neuf milliards d’âmes que formaient ses fidèles. Le discours
habituel, de paix, de découverte de l’autre via la Langue
Universelle commune à tous, et d’amour de la pomme.
Le Guide avait toujours aimé les pommes. Ses fidèles
employés lui ouvrirent la voie silencieusement, tout en
se demandant à quelle sainte activité il allait se livrer.
Méditation ? Prière pour les quelques pauvres âmes qui
n’avaient pas encore adopté la Langue Universelle ? Le
Guide verrouilla son bureau derrière lui, et s’assit à sa
table de travail. Cela faisait deux semaines qu’il s’amusait à composer le code à renvoyer cinquante-deux ans
en arrière, et il n’avait aucune hâte de terminer. Le vieil
homme gloussa à l’idée des cheveux que son prédécesseur s’arracherait / s’était arrachés sur ses cryptages
inter-langues et son utilisation surprise de l’espéranto.
Par exemple, il avait retrouvé dans une vieille encyclopédie un hiéroglyphe pratiquement inconnu ressemblant fort à une esperluette. Il prit son temps pour s’entraîner à le dessiner d’une écriture qui ne serait pas
familière au Christophe de 2013. Il rit de nouveau, puis
ferma la boucle.
Brandolph
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L’eau à la bouche
Sabayon polyglotte, ou le festin de Babel
(Babels gaestebud en danois)
Pour 4 personnes :
3 bananes mûres (ndizi en kiswahili)
75g de raisins secs (stafida en grec)
2 cuillers à soupe de rhum (en créole de la Réunion,
gildiv, lamtav, mantoz ou encore ku d’sek)
3 jaunes d’œufs (yemas en portugais)
30g de sucre de canne (azúcar en espagnol)
1 pincée de poudre de cannelle (kurundu en cinghalais)
3 gousses de cardamome (ēlam en malayalam)
15cl de crème liquide (śmietanka en polonais)
30g de pistaches concassées (Antep fıstığı en turc)
1) Mettre les raisins secs (uve sultanine en italien) dans
une coupelle avec le rhum (toaka en malgache) et une
cuillerée à soupe d’eau chaude. Laisser gonfler une
demi-heure.
2) Dans un grand bol, en métal de préférence, battre
vivement les jaunes d’œufs (ou rossi, « rouges d’œufs »,
dans certains dialectes italiens) avec le sucre (sik en
créole haïtien), jusqu’à les faire blanchir : c’est la base
du sabayon (gogol-mogol en russe). Ajouter la crème
(Sahne en allemand), la cannelle (ilavangam en tamoul) et les gousses de cardamome (ilāyachī en hindi).
3) Mettre le bol au bain-marie (yusen en japonais).
Continuer de fouetter avec entrain afin que le mélange
épaississe et monte bien (il doit au moins doubler de
volume). Retirer les gousses de cardamome, réserver.
Allumer le gril du four (sütő en hongrois).
4) Éplucher les bananes (saging en tagalog), les couper
en rondelles fines, les disposer en rosace au fond de
quatre grandes coupelles en céramique. Égoutter les
raisins secs, les répartir sur les bananes, verser le sabayon (de l’italien zabajone) par-dessus. Faire gratiner
5 à 10 minutes au four, jusqu’à ce que la surface soit
dorée. Saupoudrer de pistaches (peste en farsi) concassées.
À déguster chaud, mais sans se brûler la langue (lango
en espéranto) !
Am42one
Nouvelles bulles (2)
Les aventures à Aiaié
Ulysse : Ô étonnant compagnon, Elpénor... Quand j’ai dit que la ruse consiste à « saisir l’instant propice »… J’ai bien dit « l’instant propice » (kairos). Pas « le petit cochon » (khoiros).
Elpénor : Mais, ô Ulysse aux mille syllabes, qu’ai-je fait de mal ? J’ai saisi les deux pour le dîner !
Eunostos
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Miscellanées (2)
‫ﻣﺎﻣ ﺎ ا ٔﺳﻮد‬
ْ .‫ﰷن ﻗﻂّ ﺣﻜﲓ ُﻠﻴﻮان ﻣ ﻮ ﺪ ﰲ اﳌﻄﺒﺢ‬
‫ﺔ ﺣﻜﲓ إﱃ‬#‫ذﻫﺒﺖ زو‬
.‫ﻰ ﻣﻊ ﺻﺪﻳﻘﳤﺎ‬0‫اﳌﻘﻬ‬
.‫ﱪﻳﻞ‬# @‫ى اﳌ‬Bٔ ‫ ﻧﻈﺮ إﻟﯩﺎﻟﻨﺎﻓﺬة و ر‬.‫ ﺎﻩ ﻧﻮر ﻏﺮﻳﺐ‬8‫ﲾ<ٔة إﺳﱰﻋﻰ إﻧ‬
:‫ّﺔ‬I‫ﻠﻐﺔ ا ٔرﻣ‬KL @‫ اﳌ‬M ‫ﺻﺎﺑﻪ ْﻣ ّﺲ ﻣﻦ اﳉﻨﻮن ﺣﱴ ﻗﺎل‬Bٔ ‫ﻧ ّﻪ‬Bٔ ‫ّﻇﻦ‬
‫ﺎر‬# .ً`‫ﺲ ﻃﻌﺎﻣ ًﺎ ﺳﻠ‬c‫ ﻟ‬.‫ﻠﺤﻢ ﺧﻄﲑ‬K‫ ﻗﻂّ ﺣﻜﲓ! ﻫﺬا ا‬X ‫ﲰﻊ‬Bٔ "
‫ﻠﺤﻢ اﳌﺴﻤﻤﻌﲆ‬K‫ن ﻳﻀﻊ ﻫﺬا ا‬Bٔ ‫ﺲ‬c‫ ﻃﻠﺐ إﺑﻠ‬.‫ﻴﺪك ﺳﺎﻋﺮ ﻗﻮي‬f‫ﺳ‬
".‫ن ﺗ<ٔﰻ ﻫﺬا اﻟﻄﻌﺎم‬Bٔ ‫ن ﺗﻨﻘﺬ ﺣﻜﲓ ﳚﺐ‬Bٔ ‫ﺮﻳﺪ‬p ‫ إذا‬.k‫اﻟﻄﺎو‬
ّ‫ ﰷن اﻟﻘﻂ‬. ‫ﻃﺎع‬Bٔ ‫ﱪﻳﻞ و‬# ‫ّﻪ ِاﺗ ّﻔﻖ ﻣﻊ‬u‫ِاﻧﺪﻫﺶ اﻟﻘﻂّ ِاﻧﺪﻫﺸ ًﺎ وﻟﻜ‬
.‫ﺪ ًا‬# ‫ﻴﺪﻩ‬f‫ﳛﺐ ﺳ‬
ّ
‫ ﻋﻨﺪﻣﺎ رﺟﻊ ﻣﻦ اﻟﺴﻮق راح ﺣﻜﲓ‬.‫ﻟﺼﺪﻓﺔ‬L ‫و ﱂ ﻳﻘ ﻞ اﻟﺴ ُﻤﺎﳊﻴﻮان‬
.‫ﺪﻩ‬#‫ّﻪ ﻣﺎ و‬u‫ﻠﺤﻢ وﻟﻜ‬K‫ّﺸﻌﻦ ا‬8‫ﻳﻔ‬
.‫ﻞ‬I‫ ﰷن ﺑﻄﻦ اﳊﻴﻮان ﲰﲔ و ﺛﻘ‬.‫ﻈﺮ إﱃ اﻟﻘّﻂ‬u‫ﻓ‬
"!‫ﻴﻄﺎن‬f‫ﻧﺖ إ•ﻦ اﻟﺸ‬Bٔ !‫ ﻣﺎﻣ ﺎ‬X" :‫ﻓﺼﺎح ﺣﻜﲓ ﻠﻴﻮان‬
...‫ ﺷﺪﻳﺪً ﺣﱴ ﻣﺎت ﻣﺎﻣ ﺎ‬Lً ‫ﻟﻌﻨﻪ و ﴐﺑﻪ ﴐ‬
‫ﻠﻐﺔ‬K‫ﻴﺪﻩ ٔ ﻧ ّﻪ ﻻ ﻳﺘﳫّﻢ ا‬f‫ﻘﺔ ﻟﺴ‬I‫ﺮوي اﳊﲀﻳﺔا اﳊﻘ‬‰ ‫ن‬Bٔ ‫ﻻ ﳝﻜﻦ ﳌﺎﻣ ﺎ‬
!‫ ﻣﺴﻜﲔ‬.‫اﻟﻌﺮﺑﻴّﺔ‬
".‫ﺮﺟﻊ إﻟﻴﻪ‬‰ ‫ﺲ ا ٔ ﺑﻴﺾ إﱃ ‹ووﺳﻪ‬c‫ﻧﻮﺑ‬Bٔ ‫"ﻳﲋل‬
‫ﻠﻊ ﻧـﻔـﺲ اﻟـﻘـﻂّ إﱃ ﻓـﺮدوس‬# ‫ﺪران اﳌﺪﻳﻨﺔ و‬# ‫ﻛﺘﺐ ﲢﻮت ﲆ‬
Black Mamba
Le chat d’Hakim Olajuwon était seul dans la cuisine – la femme de son maître était partie au café
avec ses copines – quand une lumière étrange et
soudaine attira son attention. Il tourna son regard
vers la fenêtre : c’était l’Ange Gabriel.
Il crut que la folie l’avait atteint, jusqu’à ce que
l’ange s’adresse à lui en araméen et lui dise :
« Écoute, chat d’Hakim. La viande que tu vois là
est merveilleuse et redoutable. Cet aliment n’est
pas sain. Le voisin de ton maître est un magicien
puissant et il a demandé à Iblis de l’empoisonner
et de venir la déposer sur la table. Si tu veux sauver Hakim, il faut que tu ingurgites cet aliment. »
Le chat était stupéfait. Toutefois, il décida de se
plier à l’injonction de Gabriel : l’amour qu’il portait à son maître était immense. Et un hasard fortuit fit que le poison ne tua pas l’animal.
Quand Hakim revint du marché, il se mit à chercher la viande partout, sans la trouver. Puis il
tourna son regard vers le chat, dont le ventre était
gonflé et lourd.
« Mamba, tu es le fils de Satan ! », hurla Hakim.
Et il maudit l’animal et le frappa avec une rare
violence, jusqu’à lui donner la mort. Mamba, ne
parlant pas l’arabe, ne put lui raconter ce qui s’était vraiment passé. Le pauvre !
« L’Anubis Blanc descend dans son sarcophage, il
y redescend », écrit Thot sur les murs de la ville.
Et l’âme du chat s’envola, au Paradis des Chats.
Et Caetera
How to pseudolove (in pseudocode)
score := function (lingerie)
local kiss;
global arousal;
kiss := random(1,1);
arousal := random(1,69);
if kiss <3 then
arousal := arousal +1;
else
arousal := 0;
exit;
end if;
if type(lingerie) == string then
cut(lingerie);
arousal := arousal +1;
else
arousal := 0;
exit;
end if;
while arousal <3 do
for i := 1 to 3 do
goto base[i];
# Go to ith base
end for;
arousal := arousal +1;
end while;
return "tomorrow";
end function;
Brandolph
P A G E 14
A N N É E 5 , N U M É RO 3 7
Echoes of science (1)
Gli manca solo la parola
La fabuleuse diversité des langues humaines pourrait nous
faire oublier à quel point le langage lui-même revêt un aspect
unique chez notre espèce. De tout
le règne animal, il semblerait
bien que seuls les êtres humains
soient capables, à la fois, d’associer un sens à des sons complexes
(les mots), de les organiser
(syntaxe et grammaire) afin de
transmettre des idées, des pensées, et également d’enseigner ce
système de communication.1
Reprenant l’idée que Darwin exprimait déjà dans son ouvrage
The Descent of Man (1871), à
savoir que l’apparition du langage est le fruit de l’évolution des
êtres humains, la linguistique
évolutionniste (qui renaquit de
ses cendres dans les années 1980
après un siècle d’abandon) se
pose entre autres les questions
suivantes : le langage est-il issu
d’une adaptation au milieu ? A-til été favorisé par la sélection naturelle ? Peut-on dater son apparition ?
Difficile de retracer l’histoire du
développement du langage. Les
plus vieilles traces d’écritures
montrent que le langage leur est
antérieur ; la présence de peintures rupestres et l’étonnante standardisation des outils préhistoriques suggèrent également, à tort
ou à raison, l’échange d’informa-
tions via une forme de langage2.
Mais lorsque disparaissent de
telles traces matérielles, comment étudier ce que les fossiles
ne peuvent conserver ? À moins
que les os ne puissent… parler !
Il s’agit donc de rechercher des
preuves indirectes, et tout d’abord des indices suggérant que
nos ancêtres lointains étaient
doués de parole, à défaut de pouvoir montrer la structuration de
celle-ci en langage. La forme et la
position des os au cours du temps
témoignent des évolutions anatomiques. Puisqu’on s’intéresse à la
parole, voyons la partie du corps
où se créent les sons, à savoir les
cordes vocales nichées dans le
larynx. Celles-ci ne sont pas
mieux conservées que les muscles, mais l’étude de l’os hyoïde
(cf. schéma ci-dessous) permet
de comprendre la position du
larynx dans la gorge. Et l’on constate que celui-ci est très bas chez
les humains actuels, contrairement à nos cousins primates.
Ainsi placé, le larynx offre plus de
liberté aux mouvements de la
langue, condition indispensable
pour pouvoir s’exprimer en diversifiant les sons. Si effectivement
une migration du larynx est à
l’origine du développement de la
parole, la question suivante est
de savoir si ce changement biologique a eu lieu pour aider à la
formation des sons complexes ou
bien s’il est la conséquence d’une
bipédie progressive ayant ména-
gé peu à peu la possibilité de former des mots. Pour former des
sons complexes, le contrôle de la
respiration est également fondamental, or celui-ci est nécessité
par le déplacement bipède. Ainsi,
le langage n’aurait probablement
pas pu se développer avant l’émergence du bipède Homo erectus (il y a environ deux millions
d’années).
Malheureusement, au fil des observations effectuées sur des animaux, il a été montré que la position basse du larynx n’est finalement pas une caractéristique humaine : en effet, en suivant par
imagerie aux rayons X la position
du larynx de certains animaux
(tels que chiens, cochons ou encore singes) lorsqu’ils vocalisent,
il est apparu que celui-ci se déplace alors d’une position haute à
une position basse, offrant ainsi
la même liberté qu’à l’Homme
pour développer toute une
gamme de sons précurseurs de la
parole.
Puisque l’évolution de l’appareil
vocal ne fournit pas d’explication
concluante, misons sur une évolution du cerveau. Là-encore, pas
de fossile, mais c’était sans compter sur la révolution génétique.
C’est ainsi qu’un « gène de l’articulation linguistique » a été découvert. Son petit nom est Fox2P,
pour Forkhead box protein 2P, la
protéine codée par ce gène. Il
existe chez tous les mammifères
Coupes de profil et de face du larynx humain, dans lequel se situent les cordes vocales ; vous
remarquerez que le larynx est comme "suspendu" à l'os hyoïde.
D I S H A RM O N I ES
P A G E 15
dont le génome a été étudié (ainsi
que sous des formes similaires
chez la plupart des vertébrés) et il
intervient aussi dans le développement des intestins et des poumons. Si ce gène reçoit tant d’attention, c’est parce qu’il est lié à
la motricité fine du visage et de la
bouche ; une altération de ce
gène cause des troubles de l’élocution chez les humains, de vocalisation chez des souris et perturbe l’apprentissage d’oiseaux
chanteurs tels que les pinsons3.
Or chez l’être humain moderne,
le gène a subi une mutation particulière, propre à notre espèce,
que l’on suppose avoir permis
l’apparition du langage. Le gène
modifié serait apparu chez
l’Homme durant ces 200 000
dernières années, c’est-à-dire
lorsque les deux lignées Homo
sapiens et Homo neandertalensis
étaient déjà distinctes. Néanmoins, en 2007, le même gène
Fox2P a été découvert dans
l’ADN de Néandertal, suggérant
qu’il était capable, lui aussi, de
coordonner de manière complexe
les mouvements de son appareil
vocal et donc de parler.
Loin d’être exhaustif, cet article
ne constitue qu’une introduction
au sujet. Malgré l’apport de la
paléoanthropologie et de la géné-
tique, aucune hypothèse ne rencontre une franche adhésion.
L’étude des étapes suivantes dans
la constitution du langage, à savoir l’apparition de la sémantique
et le développement de la syntaxe, sont plus ardues encore,
d’autant qu’une origine culturelle, et non biologique, est souvent privilégiée. Pour alimenter
vos réflexions, vous pouvez
consulter l’article de W. Tecumseh Fitch dans la revue NewScientist 4 et surtout les références
académiques données à la fin. En
français, et en faisant abstraction
des quelques fautes de frappe,
vous pouvez lire le travail synthétique de A. Reboul, intitulé
« Linguistique et évolution »5.
Enfin, si vous cherchez une approche originale, voyez les travaux de recherche en vie artificielle de L. Steels6.
Ys’tenn
1. Avant que votre ego n’atteigne le
sommet de la Tour de Babel, il
convient toutefois de nuancer cette
affirmation : plusieurs espèces animales, en général des mammifères
mais également des oiseaux, ont
montré de grandes capacités d’apprentissage et d’utilisation intelligente des mots ou signaux appris.
Si leur capacité à apprendre est
incontestable, la création de si-
gnaux autres que ceux enseignés
n’a jamais été constatée et le
« vocabulaire » n’est apparemment
pas utilisé pour exprimer un sentiment ou un souvenir, par exemple,
et ceci même chez les animaux possédant un « lexique » inné (cris
d’alarmes ou appels pour l’accouplement).
2. On ne discute ici que d’un langage parlé, mais un langage gestuel
n’est pas exclu.
3. Le chant des oiseaux, pouvant
comporter plusieurs dizaines de
syllabes différentes et même parfois une amorce de syntaxe, est
considéré comme ce qui se rapproche le plus du langage parmi les
animaux. Par analogie, il a été proposé que le langage chez les hommes ait commencé par le chant
plutôt que par la parole.
4. W. Tecumseh Fitch, The evolution of language, Instant expert 6,
NewScientist :
www.newscientist.com/data/doc/
article/dn19554/
instant_expert_6__the_evolution_of_language.pdf
5. A. Reboul, Linguistique et évolution, publication du Laboratoire
sur le langage, le Cerveau et la Cognition, à retrouver sur le site
l2c2.isc.cnrs.fr/publications/
6. Tapez Luc Steels dans votre moteur de recherche préféré.
Sur la longue route de sable
Dessins faits à partir de Mudras indiens, des positions des mains utilisées dans les prières.
Les mudras ont des significations plus ou moins précises, que les dessins vous feront deviner.
Solution dans le prochain Disharmonies !
Mademoiselle
P A G E 16
A N N É E 5 , N U M É RO 3 7
Ergo Sum
Cogitavi...
« Comment peux-tu croire qu’il
n’existe pas un monde autre que
le tien ? »
C’est une question dont le locuteur est aussi sûr de la réponse
que de lui-même. Mais quand
une personne commence-t-elle à
savoir que son pays ou sa région n’est qu’un morceau de la
Terre et de l’Univers ? Quand elle
distingue les différents tons de
ses parents dans une famille bilingue, ou lorsqu’elle entend pour
la première fois un mot étranger
qui ne relève pas de son vocabulaire, ou dès qu’elle lit sur une
carte que cette étoile d’azur est
divisée en cinq continents ?
La conscience se répand avec le
désir de connaissance, mais Dieu
interdit l’arbre de la connaissance
du bien et du mal à Adam.
Et après la chute de la Tour dont
le sommet veut toucher au ciel,
nous ne pouvons retourner à l’unicité de la langue.
signification aux différents sons
et établir les palais des différentes langues ?
Sans compter que le nombre des
langues dépasse de loin 72.
2) Babel – valla (« clôture »
en espagnol)
La géographie est utile, comme
disent les grandes personnes. Le
géographe sur la sixième planète
que visite le petit prince le corrige : « mais je ne suis pas explorateur... Le géographe est trop
important pour flâner. Il ne
quitte pas son bureau. »
Il a ses sources : les souvenirs des
explorateurs. Ces visiteurs lui
apportent le confort et la confirmation de son métier : il travaille
durement et dûment sur ses cartes qui « ne se démodent jamais ».
L’ignorance est la caverne dans
laquelle les êtres humains se
chauffent avec satisfaction.
Est-ce la colère du Dieu ou bien
sa volonté de faire une autre orthographe de « Bible » qui l’amène à donner la multiplicité à
ce monde ? Il est sévère dans
l’ancien Testament, généreux
dans le nouveau Testament, donc
fait-il parfois de l’humour parce
qu’il s’ennuie aussi ?
Quittant ce géographe, le petit
prince se rend alors jusqu’à la
Terre, la septième planète, où il
trouve le pilote, rappelle l’histoire
de sa rose et rencontre le renard. Ce dernier lui apprend
« une chose trop oubliée » : apprivoiser. C’est en ce moment
qu’il comprend l’amour et le sens
de sa vie. Il réfléchit sur sa propre
planète en tant qu’explorateur de
la Terre.
Depuis le bas Moyen Âge, on ne
dit pas confusio linguarum. On
adopte un autre terme : divisio
linguarum.
En quittant son pays d’origine on
commence à le connaître. Le
monde que j’ai établi est la clôture dont je dois sortir. Bizarre.
Dante suppose que l’hébreu est
cette langue unique survivante.
D’autres exégèses minutieuses
calculent 72 langues après Babel
et les classifient : l’hébreu est
sacré, le grec est savant, le latin
est puissant, le français est vulgaire, etc.
3) Babel – label
1) Babel – Bible
Un polyglotte n’est pas difficile à
trouver à notre époque, mais qui
prétend posséder 72 langues et
les parler comme sa langue maternelle ? Nous avons tous un
palais dans la bouche, comment
notre langue peut-elle le toucher
de manière réglée pour donner la
« Parce que les fleurs sont
"éphémères". »
La rose que chérit tant le petit
prince est alors éphémère devant
l’éternité.
On dit que les personnes du
même métier savaient communiquer entre elles après Babel. Mes
amis scientifiques disent qu’ils
explorent les lois universelles
dans un langage international :
les signes et les formules. Par
contre, moi, j’erre dans le domaine littéraire. J’apprends une
langue pour certaines œuvres.
Même pas toutes ! Oui, Hugo et
Shakespeare sont possiblement
internationaux, mais après ? Tu
finis par proclamer ta philanthropie, quoi !
Tous les hommes sont mortels.
Je n’aspire pas à l’éternité. La
différence qui est propre à une
culture appelle pourtant une
écoute attentive.
Comprendre ce monde d’un autre
point de vue, ou mieux, entrer
dans un autre monde, si tu oses.
Les étiquettes attachées à autrui
deviennent soudain absurdes. Je
n’ose te contraindre à devenir un
alter ego, donc tu ne peux m’obliger à être ta marionnette.
Chacun creuse la vie pour son
propre monde. Cela est bon.
4) Babel – alba (« aube » en
italien)
Le petit prince pense à sa rose, il
maigrit, il songe à la revoir, il fait
appel au serpent, il disparaît.
« Tu sais... je suis responsable de
cette fleur ! »
Le petit prince tomba sur la Terre
et puis il s’évapora comme s’il
n’avait jamais existé.
Il est mort, disent les pessimistes ; il est retourné sur sa planète,
si l’on voit cette fin en rose.
Je regarde en silence cette scène
se passer et se repasser. Une tristesse indicible me suffoque. Dans
un monde sans lui, je me sens
tellement égaré.
Il hésitait : « Tu sais… quand on
est tellement triste on aime les
couchers de soleil... »
Néanmoins, partout sont les slogans muets qui crient : « Vive la
vie ! Prends le challenge ! Ne
perds rien ! Redresse la tête ! »
Mais à qui parlent-ils ?
Je ne suis pas lâche. Seulement
un peu fatigué et perplexe.
Après le soir où le pilote vit le
petit prince pour la dernière fois,
c’est l’aube qui l’attaque. Une
aube qui accueille le soleil qui
éclaire ceux qui s’écrient : hourra,
D I S H A RM O N I ES
P A G E 17
nous sommes sortis de la caverne !
« Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement. », dit
pourtant La Rochefoucauld.
Revenons à la question initiale :
« Comment peux-tu croire qu’il
n’existe pas un monde autre que
le tien ? »
Je n’ose en effet y répondre. Je ne
sais si je peux encore élargir mon
monde. Peut-être serai-je toujours content d’être coincé là. De
plus, qui n’a pas peur d’explorer
le monde extérieur de « the peaceful Valley of Ignorance » ?
Plein de différences, plein de
mystères, plein d’autres, qui
prouvent que je suis aussi orgueilleux qu’« analphabète ».
Pourquoi me creuser la tête pour
ces incertitudes ?
sais m’avancer, mais enfin j’ai
rompu le silence :
« Parce que je ne savais si je
pourrais sortir de mon ancien
monde. Pourtant, je veux bien
essayer. Je sors, peut-être seulement pour revenir. »
Et les mondes me répondent avec
leur silence absolu.
Non-sens
Comme Adam qui fut honteux
d’avoir découvert sa nudité devant Dieu tout-puissant, je n’o-
En vers et contre tout (2)
Hè mortu u zìu
L'oncle est mort
Hè mortu u zìu
L'oncle est mort
Li hè intesu appena u core
Il a ressenti une lègère douleur au coeur
Hà vulsutu pusassi
Il a voulu s'asseoir
Un batticore è
ùn ci era più
Un battement de coeur et
Il n'était plus
Un pocu di chjacchenu da l'Alemagna
Un peu de boue d'Allemagne
Un sùppulu di sole di l'Algeria
Un brin de soleil d'Algérie
U miaulime di u misgiu, è
Le miaulement du chat, et
ùn ci era più nunda.
Il n'y avait plus rien.
« Aghju persu u mo sant'Antò » avìa dettu à u Petru.
« J'ai perdu mon saint Antoine », avait-il dit à Pierre.
Di stu santu di piombu
Ce saint de plomb,
mandatu da a so mamma,
Envoyé par sa mère,
cù « a zìa Bussà »,
Avec « la tante Boussole »,
ùn s'era mai scurdatu.
Il ne l'avait jamais oublié.
U misgiu si n'hè andatu :
Le chat est parti :
i ghjatti sèntenu u murtizzu.
les chats sentent la mort.
Hè mortu u zìu.
L'oncle est mort.
Face u freddu fora.
Il fait froid au dehors.
Tuttu u paese hè vinutu à u so interru.
Tout le village est venu à son enterrement.
L’archigraphe
P A G E 18
A N N É E 5 , N U M É RO 3 7
Echoes of science (2)
Parlez-vous lojban ?
Le mythe de la tour de Babel illustre un très ancien rêve de l’humanité : si tout le monde parlait
la même langue, la paix, la coopération, l’empathie entre les personnes seraient beaucoup plus
faciles à atteindre. Aujourd’hui, à
l’ère de la communication planétaire, cet idéal semble accessible,
et les tentatives se multiplient, on
a tous entendu parler de l’espéranto par exemple.
Mais ce rêve s’appuie sur un prédicat en apparence évident : si
tout le monde parle la même langue, alors tout le monde se comprend. C’est évident, non ? Mais
c’est faux ! Même au-delà des
incompréhensions liées à l’environnement culturel des interlocuteurs, la structure même des langues introduit des ambiguïtés, à
plusieurs niveaux.
Tout d’abord, il y a le problème
des homonymes et des homophones. Entendre ou lire un mot ne
suffit pas à en déterminer le sens,
ni parfois même la nature ! Et
puis, il y a la syntaxe. Par exemple, en français, prenez la phrase
« Il a rendu la tasse bleue ».
Faut-il comprendre qu’un magicien a changé la couleur d’une
tasse ? Ou qu’une tasse, bleue et
précédemment empruntée, a été
rendue ?
Toutes ces difficultés posent des
problèmes majeurs à tous les
concepteurs d’intelligences artificielles, de traducteurs électroniques, ou encore de logiciels de
lecture à voix haute ou de saisie
par dictée. On ne fera pas disparaître le problème pour les langues existantes. En revanche,
quitte à inventer une nouvelle
langue pour l’humanité, pourquoi
reproduire les erreurs d’autrefois
et négliger ces problèmes ?
C’est sur cette base que le lojban
a été inventé. Conçu en 1987 par
des linguistes et des logiciens de
toutes nationalités regroupés
dans le Logical Language Group,
il s’agit d’un langage prouvé sans
aucune ambiguïté. Entendre un
texte suffit à savoir exactement
quels mots le composent, et quels
en sont la nature, la fonction et le
sens. C’est cependant un langage
humain : son but premier est de
permettre la communication entre humains. En tant que tel, ce
n’est pas un langage de programmation, et il se veut facile d’apprentissage et d’utilisation quotidienne. De même, il ne faut pas
croire que c’est une « langue de
robots », dépourvue d’âme ou de
nuances. Cette langue est aussi
polyvalente qu’une autre, et se
prête aussi bien à l’écriture de
textes scientifiques ou philosophiques qu’à la rédaction d’œuvres littéraires, voire de poèmes.
Puisque entendre une phrase ne
laisse aucune ambiguïté sur son
contenu, le langage peut se passer d’une orthographe rigoureusement établie. L’important est
que la correspondance graphème-phonème soit maintenue.
Cela permet également d’accomplir un autre des objectifs de ce
langage : celui d’être culturellement neutre. On peut écrire du
lojban dans tout système d’écriture. Dans la même optique, lors
de la construction des mots, les
racines ont été puisées dans les 6
langues naturelles les plus parlées : l’anglais, l’arabe, le chinois,
l’espagnol, le hindi et le russe. À
chaque fois, la racine a été choisie
de manière à être « naturelle »
pour le plus d’utilisateurs possibles.
Cela reste cependant une langue
très jeune, et encore en construction. En particulier, même si son
vocabulaire de quelques milliers
de mots est suffisant pour une
utilisation quotidienne, le manque de mots se fait ressentir lorsque l’on cherche à rédiger des
textes techniques en lojban. À ce
titre, de nombreux lojbanistes
travaillent à construire des lexiques de vocabulaire spécialisé
afin d’étendre les possibilités du
langage. Cela se fait principalement en composant des mots de
lojban existants, et, lorsque c’est
impossible, en empruntant un
mot à une langue existante.
Le logo officiel du lojban
Le but premier du Logical Language Group était de construire
une langue sans ambiguïté. Les
applications potentielles, qu’elles
soient en matière de communication entre humains (créer une
langue mondiale) ou entre humains et ordinateurs (créer une
langue naturelle avec laquelle les
machines pourraient travailler)
appartiennent encore au futur. Le
nombre actuel de lojbanistes est
difficile à estimer, mais il se situe
en tre quel ques c en tain es
(nombre d’utilisateurs actifs sur
les messageries instantanées et
les listes de diffusion) et quelques
milliers (nombre de personnes
ayant manifesté un intérêt pour
le langage) à l’échelle mondiale.
Certainement pas assez pour
imaginer un monde parlant lojban dans un proche futur.
Tibo
ro remna cu se jinzi co zifre je
simdu'i be le ry. nilselsi'a .e lei
ry. selcru .i ry. se menli gi'e se
sezmarde .i .ei jeseki'ubo ry.
simyzu'e ta'i le tunba
Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité
et en droits. Ils sont doués de
raison et de conscience et doivent agir les uns envers les
autres dans un esprit de fraternité.
isharmonies
Le mois prochain, le thème sera :
Crédits :
Dans la forêt
profonde
Illustrations :
Blake
Mademoiselle
Eunostos
Ys’tenn
Rédacteur en chef :
Eunostos
Rédaction :
Am42one
Mademoiselle
L'Archigraphe
Niko
Blake
Non-sens
Brandolph
Tibo
Eunostos
Ys'tenn
Imogen
Maquette :
Tibo
Remerciements :
Aux nouvelles plumes de ce
numéro : A. M. et Non-sens
pour leurs articles, Chandler
Bing pour son conte bilingue
franco-arabe.
À l'Archigraphe, pour son
héroïsme rédactionnel et
pour la découverte du corse.
À Tibo, le maquettiste, particulièrement tourmenté par
ce numéro polyglotte…
À Niko, cavalier surgi de la
nuit lorsque tout espoir semblait perdu.
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