ouvrage Mickael Stora

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ouvrage Mickael Stora
Guérir par le virtuel
Une nouvelle approche thérapeutique
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Michael STORA
avec la collaboration de Blandine de Dinechin
Guérir par le virtuel
Une nouvelle approche thérapeutique
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Ouvrage réalisé
sous la direction éditoriale de Thierry PAILLARD
Si vous souhaitez être tenu(e)
au courant de nos publications,
envoyez vos nom et adresse, en citant ce livre,
aux Éditions des Presses de la Renaissance,
12, avenue d’Italie, 75013 Paris.
Et, pour le Canada,
à INTERFORUM Canada inc.,
1055, bd René-Lévesque Est,
11e étage, bureau 1100,
H2L 4S5 Montréal, Québec.
Consultez notre site Internet :
www.presses-renaissance.fr
ISBN 2.7509.0012.3
© Presses de la Renaissance, Paris, 2005.
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Introduction
La réalité virtuelle suscite des angoisses croissantes. Les jeux vidéo, le chat et
Internet font émerger toutes sortes de peurs fantasmatiques et provoquent rejet ou déni.
Ces nouveaux plaisirs deviennent un lieu de projection de tous les maux de notre
société : fragilisation de l’autorité parentale, plaisir solitaire ou régressif, violence,
addiction : les mondes numériques ont mauvaise presse. Pourquoi ? L’être humain a
besoin de trouver un coupable, et la pratique d’Internet et des jeux vidéo sert de bouc
émissaire, alors qu’elle peut être un révélateur de notre histoire personnelle et de notre
inconscient.
Dans cet ouvrage, j’ai tenté d’analyser les peurs que suscitent les nouvelles
images interactives, mais aussi d’offrir des réflexions positives sur ces « obscurs objets
du plaisir ». Si les jeunes sont aussi fascinés par ces univers, c’est peut-être que, par
manque de cadres et de rituels, ils sont à la recherche de quelque chose de perdu.
Aimant les images d’un amour passionnel et exigeant, je crois qu’il est
important de contribuer à une politique de légitimation des images numériques dans le
domaine de la culture. Ma motivation est simple. D’après François-Xavier Hussherr,
directeur du département Internet et nouveaux médias de Médiamétrie, « la France
bascule dans l’ère du numérique ; une page d’histoire se tourne ». Le nombre
d’utilisateurs augmente de jour en jour : on compte plus de 24 millions d’internautes et
la France a enregistré la deuxième plus forte croissance du taux d’équipement des
foyers en haut débit (+ 94 % en 2004). Enfin, le temps passé en ligne par les internautes
a augmenté de deux heures par mois entre 2003 et 2004. Cette culture émergente ne
pouvant plus être ignorée, mieux vaut se familiariser avec ses codes, ses habitudes et
son langage, plutôt que de s’installer dans un comportement de mauvais joueur qui ne
cherche pas à en comprendre les règles ou qui refuse de participer.
Depuis que chaque foyer français possède un téléviseur, les images sont
devenues un repère incontournable. Parce que le monde des images est un monde de
mise en scène, souvent idéalisé, y occuper une position active de sujet libre dans ses
choix me semble donc nécessaire. L’image peut avoir des vertus thérapeutiques sur le
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plan cognitif et sur le plan de la socialisation. Les nouvelles images peuvent aussi nous
aider à retrouver le sens du « comme si », du « faire semblant », qui caractérisent les
jeux de l’enfance. Armés de bâtons, nous pourchassions des dragons pour faire quelque
chose de nos frustrations, de nos incomplétudes. Par les jeux en images, nous devenons
ces enfants en quête de victoire, nous trouvons le moyen d’être un peu moins des
« héros en salle d’attente », tout en sachant, bien sûr, que la récréation ne dure pas.
J’évoque en premier lieu ma relation aux images, de la nurse cathodique au
doudou numérique, car, comme bon nombre de chercheurs, je suis mon premier cobaye.
Cela me conduit à réfléchir sur les incidences des images dans la vie personnelle et
sociale de chacun. Howard Rheingold le souligne : « Les mondes virtuels, physique et
social entrent en collision, fusionnent et se coordonnent », de sorte qu’un réseau dense
de pratiques et de codes sociaux digèrent les technologies en même temps que celles-ci
agissent sur eux1. Ensuite, de ma place de psychanalyste, je montre que le virtuel, en
particulier à travers les jeux vidéo, permet une nouvelle approche thérapeutique.
Ce livre n’a donc pas pour vocation d’aider le lecteur à trouver des réponses
toutes faites sur les dangers et les bienfaits des nouvelles technologies de l’image. Son
objectif est de conduire le lecteur à se poser avec nous de bonnes questions sur les
fantasmes sous-jacents que révèlent toutes ces images que l’on peut en quelque sorte
toucher du bout des doigts grâce au joystick. Les informaticiens qui les ont inventées
ignoraient qu’ils révolutionneraient notre rapport intime à nous-même et aux autres.
1. Howard Rheingold, Foules intelligentes, M2 Éditions, 2005 (édition originale : Smart Mobs, Perseus
Publishing, 2002).
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Des illusions nécessaires,
ou comment je suis devenu analyste d’images…
Durant toute mon enfance, j’ai été biberonné aux images par une mère
téléphage. Mes parents avaient émigré aux États-Unis quand j’avais onze mois. Mon
père travaillait beaucoup et ma mère, qui était une intellectuelle, n’avait pas trouvé
d’emploi dans la banlieue de Seattle où nous vivions. Amoureuse des images, elle
regardait beaucoup la télévision pour échapper à son désœuvrement, à sa dépression.
Comme tout bébé, je regardais ma mère et je me demandais sûrement quelle était cette
surface lumineuse qui retenait son regard, qui la rendait heureuse et la sortait de son
marasme.
Très vite, l’image télévisée est devenue pour moi un objet d’amour, un objet
tiers, qui m’a permis de sortir de cette relation dépourvue de regard sur moi. Nous
regardions dans la même direction l’image qui nous animait, qui nous réanimait. Le
bébé que j’étais faisait des allers-retours entre l’image et le regard de sa mère, cette
mère qui ne me regardait pas, mais qui regardait l’image. Quand j’ai voulu, beaucoup
plus tard, faire du cinéma, j’ai certainement eu le souci de réaliser des images pour les
offrir en cadeau à ma mère, afin qu’elle se sente bien et qu’elle porte son regard sur
moi, à travers elles.
À l’époque, ma mère regardait donc la télévision américaine. Quand je revois
aujourd’hui des émissions américaines des années 1966-1967, elles me font l’effet de la
madeleine de Proust. Je me replonge dans des sensations très fortes. D’ailleurs, le
premier mot que j’ai prononcé est « Batman », à cause de la série qui passait alors à la
télévision. Je n’ai pas dit d’abord « papa » ou « maman », mais « Batman ». Il paraît
que je le répétais sans arrêt.
Nous sommes revenus en France quand j’avais un peu plus de 3 ans et j’ai
continué à regarder la télévision. Vers l’âge de 8 ou 9 ans, j’accompagnais ma mère au
ciné-club. Le jeudi, nous allions à l’Olympic-Entrepôt voir de vieux films. Nous
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choisissions systématiquement des films américains qui « faisaient pleurer ».
Rituellement, ma mère sortait un paquet de mouchoirs pour essuyer nos larmes. La vie
est belle de Capra, qui a été réalisé en pleine crise économique, dans une période noire,
était le type même des films qui nous plaisaient. Encore maintenant, lorsque je discute
avec ma mère au téléphone, nous parlons « images », comme si c’était toujours le seul
moyen que nous ayons à notre disposition pour nous dire « je t’aime ».
En plus de la télévision que je regardais beaucoup, je me suis créé pendant mon
enfance et ma jeunesse un monde imaginaire pour ne pas m’ennuyer. Comme je suis
enfant unique, c’était une véritable nécessité pour moi. Pour mes treize ans, on m’a
offert une caméra et j’ai commencé à réaliser des petits films. Je ne filmais jamais de
personnages vivants, mais des jouets que j’animais. Je racontais des histoires avec eux.
J’avais ainsi inventé un capitaine Grant à qui il arrivait plein d’aventures. J’utilisais le
système « image par image » pour réaliser mes animations. Je me suis donc trouvé très
vite du côté actif de l’image. Montrer mes images à ma mère était devenu un moyen
pour qu’elle me voie enfin !
Ma mère était rescapée de la Shoah, la seule survivante de toute sa famille. Les
images avaient pour elle une fonction thérapeutique, tout comme l’humour. Je raconte
d’ailleurs volontiers que j’ai été élevé par une spécialiste de l’humour, ma mère, et un
spécialiste du stress, mon père2. Ma mère ne parlait jamais de sa famille, ni de ce qu’elle
avait vécu. C’est devant son refus de regarder la série Holocauste que j’ai ressenti
l’horreur de cette histoire qu’elle ne voulait pas raconter. Encore une fois, les images
ont servi de révélateur entre nous.
Je n’avais pas inventé le capitaine Grant par hasard. Ce personnage représentait
certainement plus qu’un héros américain ; c’était un véritable sauveur. Comme
beaucoup, mes parents étaient d’ailleurs partis pour les États-Unis avec cette idée qu’ils
constituaient une forme de paradis. Ils y avaient cru très fort. Malheureusement, le
décalage s’est avéré énorme entre le rêve américain de mes parents émigrés et la réalité.
C’est sans doute pour cette raison que je n’ai pas supporté le film de Jarmusch, Stranger
Than Paradise. Tourné en noir et blanc, il montrait les États-Unis tels qu’ils étaient : un
lieu vide, mort, de déprime. J’ai d’autant plus rejeté ce film qu’il mettait en scène une
Hongroise. Ce sont ces États-Unis que ma mère, hongroise comme l’héroïne de
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Jarmusch, avait connus. L’envers du décor montré par Jarmusch était trop semblable à
la réalité sordide. Mon père, qui avait vécu sa jeunesse en Algérie, était lui aussi
imprégné d’une culture cinématographique de l’entertainment, à travers les figures
héroïques des grandes comédies musicales arabes et des films américains. Nous ne
demandions que cela aux images : distraction et évasion.
Face à ces illusions nécessaires dans lesquelles j’ai constamment baigné pour
échapper à la réalité, l’école de cinéma dans laquelle je me suis inscrit plus tard a été
une école de désillusion nécessaire ! J’ai été très marqué par un professeur, Ignacio
Ramonet, qui nous avait dit : « Maintenant que vous suivez mon cours, vous ne verrez
plus un seul film comme avant ! » Il avait profondément raison.
En apprenant à analyser des films, à comprendre par exemple comment l’image
fait d’une femme une star, je suis passé du « j’aime » ou « j’aime pas » propre à
l’adolescence à un regard plus distancié sur le cinéma. Excepté Truffaut, je n’aimais pas
du tout le cinéma de la « nouvelle vague ». Tous les films qui montraient ce que nous
étions vraiment, ceux de Doillon comme ceux de Godard, ne me plaisaient guère. Pour
moi, le cinéma, cela devait être l’évasion ! Je pense que j’ai été recalé à la Femis3 parce
que j’avais encensé le film de Spielberg, Rencontres du troisième type. À l’époque, Les
Cahiers du cinéma ne s’intéressaient pas du tout aux films américains. La désillusion
apportée par le travail d’analyse de films ne m’avait pas enlevé le plaisir des illusions
nécessaires. J’étais convaincu que le cinéma était un lieu d’idéalisation et je ne
méprisais pas la dimension spectacle d’un film comme Autant en emporte le vent.
Un critique de cinéma a dit : « Le cinéma français, c’est le cul et la tête. Il lui
manque un organe entre les deux : le cœur. » Je me retrouve bien dans cette approche.
J’ai toujours été frappé de constater ce mépris si français du sentiment. Faut-il
culpabiliser d’éprouver du plaisir dans l’évasion et l’émotion ? Comme je m’intéressais
à la mise en scène de l’implicite, mon cinéaste préféré était Fellini. Son incroyable
capacité à représenter nos fantasmes, particulièrement dans Amarcord, me plaisait
beaucoup.
Cependant, j’ai mûri dans mon école de cinéma en apprenant que je n’étais pas
2. Judith Stora-Sandor est l’auteure du livre L’Humour juif dans la littérature de Job à Woody Allen,
PUF, 1984. Jean Benjamin Stora est l’auteur du « Que sais-je ? », Le Stress, PUF, 2005, nouvelle édition.
3. Cette école remplace l’Idhec, Institut des hautes études cinématographiques, en 1984.
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que spectateur. Je devais réfléchir à ce que je faisais, apprendre à écrire un scénario,
m’intéresser à l’histoire du cinéma pour situer les images dans un contexte… Ce fut une
épreuve bénéfique, mais aussi difficile. Je suis devenu assistant-régie sur des films
publicitaires : je faisais donc tout, sauf du cinéma ! Régulièrement, j’envoyais un
scénario au Centre national du cinéma pour obtenir une aide au court-métrage. Sans
jamais aucun succès ! C’est pourquoi je dis en plaisantant que, pour réussir dans le
cinéma, il faut venir de province, être un jeune sans le sou qui a vraiment très faim, et
donc être prêt à tout. Mes parents me soutenant financièrement, je manquais donc de
l’autonomie et de la volonté nécessaires et je n’étais pas prêt à tout pour percer.
Le premier scénario de court-métrage met en scène un enfant qui ne peut pas
parler à ses parents autrement que par télévision interposée. Mon personnage devenait
autiste après être allé, pour la première fois, seul au cinéma. Bien que je ne sois pas
devenu autiste, c’est exactement ce que j’ai vécu avec mes parents, et je me souviens
comme si c’était hier du premier film que j’ai vu seul au cinéma, Le Magicien d’Oz,
mon conte de fées personnel.
Même si je gagnais très bien ma vie à cette époque, j’ai accumulé des échecs
professionnels et sentimentaux. À vingt-trois ans, j’ai entamé une psychothérapie
analytique pour m’en sortir. C’est dans la psychanalyse que j’ai retrouvé les jouissances
de l’enfant qui fait des liens, le plaisir très narcissique de la toute-puissance de ma
propre pensée. Quel changement avec ma vie professionnelle remplie de frustrations !
En découvrant certains aspects de mon histoire, je me suis mis à remporter des victoires
sur le divan.
Quelque temps plus tard, j’ai pris la décision de quitter mon emploi d’assistantrégie et d’abandonner mes projets de films. Une expérience douloureuse m’y a conduit
sans hésitation. J’avais envoyé au CNC un court-métrage auquel je tenais beaucoup. Il
était tiré d’une nouvelle hongroise, Sept heures du matin, de Karinty, que ma mère me
racontait quand j’étais enfant. J’étais parvenu à en dénicher le texte et à le faire traduire
en français, j’avais même trouvé un producteur enthousiaste. Mais le CNC m’a accusé
de plagier la bande dessinée Little Nemo. J’ai eu un sentiment terrible d’injustice, car la
nouvelle en question était antérieure de quelques années à Little Nemo et, bien sûr,
mettre en scène un enfant qui rêve, comme je l’avais fait, a quelque chose de
complètement intemporel.
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J’ai quitté le cinéma à ce moment-là, tout en restant dans l’incapacité d’en faire
véritablement le deuil. Après la première guerre du Golfe, la situation économique y
poussait : sur les quatre maisons de production pour lesquelles je travaillais, trois ont
fait faillite. J’ai quitté le cinéma, mais les images, elles, ne m’ont pas quitté. Je me suis
alors lancé dans des études de psychologie et j’ai réalisé un documentaire en guise de
mémoire de maîtrise. Je prenais ainsi un nouveau risque : celui de ne pas être un artiste
des images, mais un analyste des images. On peut difficilement faire les deux à la fois.
En devenant un théoricien du cinéma, Godard s’y est essayé, au risque de réaliser des
films ennuyeux !
Un stage dans un CATTP, Centre d’accueil thérapeutique à temps partiel, a été
déterminant pour moi. J’y animais un atelier de cinéma pour des adultes psychotiques.
J’ai été très marqué par cette expérience. Je n’avais pas peur des fous. Ne les
connaissant pas personnellement, j’étais continuellement surpris par leur richesse
humaine : ils exprimaient tout haut ce que nous ne voulions surtout pas dire. Et ils
avaient souvent raison ! J’ai tenu cet atelier avec passion pendant sept années. Sept
années qui m’ont permis de découvrir l’aspect thérapeutique de l’image, aussi bien pour
eux que pour moi, d’ailleurs ! Ensemble, nous avons écrit un long-métrage, Le Bal des
yoyos. Le film racontait comment un jeune homme naïf se retrouvait, de manière
hasardeuse, interné en psychiatrie et comment il découvrait la complexité humaine
grâce aux fous : l’autre semblable est plus un semblable qu’un autre !
S’inscrire dans un projet est difficile pour un psychotique. Une bonne partie du
travail consistait donc à leur faire acquérir de la suite dans les idées, dans le respect d’un
cadre imparti. L’expérience partagée pendant ce temps d’élaboration du film a été
passionnante. Mais regarder le film une fois réalisé ne les intéressait pas. Très peu sont
venus à la projection : ils ne voulaient pas « voir » la fin de ce projet, car les
psychotiques ont une problématique de séparation très forte.
Le projet d’un nouvel hôpital dans le 18e arrondissement de Paris, dont nous
étions certains qu’il s’agirait d’un hôpital psychiatrique, m’avait conduit à sortir dans la
rue, muni d’une caméra, avec les patients psychotiques. Ils interviewaient les
commerçants en se faisant passer pour une équipe de télévision : « Madame, un hôpital
psychiatrique à côté de chez vous, vous en penseriez quoi ? » Les réponses pleuvaient,
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parfois d’une violence inouïe. Elles traduisaient le plus souvent l’image des fous telle
qu’on la véhiculait au
XIX
e
siècle, alors que, de nos jours, les traitements psychotropes
ont modifié leurs comportements. Du coup, celui qui interviewait répliquait : « Cela fait
trente ans que je suis en psychiatrie. Est-ce que je vous fais peur ? » La caméra permet
ce travail de désillusion nécessaire, mais constitutif pour les personnes qui souffrent tant
de l’image qu’elles renvoient aux autres.
Malheureusement ou heureusement pour moi, je n’ai pas pu poursuivre mon
activité dans ce centre thérapeutique. Je m’étais penché sur un sujet complètement tabou
que les patients souhaitaient vraiment aborder : celui de la sexualité en psychiatrie. Cela
n’a pas plu au directeur du centre, et j’ai dû quitter mon emploi.
Cette expérience a été fondamentale pour ce que j’ai entrepris ultérieurement.
Cette double immersion dans la psychanalyse et dans les images ne m’a plus quitté. Je
suis toujours formateur pour l’animation d’ateliers vidéo en santé mentale et je porte en
moi la même question que celle qui m’habitait à l’époque : comment changer l’image
des fous en faisant des images ?
Comme les psychanalystes cinéastes étaient alors peu nombreux, j’ai reçu pour
un documentaire, Visite à domicile : entre non-assistance à personne en danger et
violation de domicile ?, le prix spécial du jury au Festival des films en santé mentale de
Lorquin, en 1990. La plupart de ces films étaient alors réalisés par des infirmiers ou des
éducateurs qui ne maîtrisaient pas pleinement la technique. On a donc continué par la
suite à me passer des commandes. Il avait fallu que je quitte le milieu du cinéma pour
pouvoir enfin réaliser des films.
Je relève un autre point dans mon parcours qui explique le regard globalement
positif que je porte sur le monde des images : ma capacité à jouer avec ma propre
image. Je l’ai développée à bien des niveaux en me regardant, d’une certaine manière,
sous toutes les coutures. J’ai fait du théâtre, j’ai posé pour une amie photographe, j’ai
été filmé… Je crois à l’importance de cet exhibitionnisme sain qui consiste à se mettre
en avant, à affirmer quelque chose de soi, tout en sachant qu’on peut jouer avec son
image. Parler en public relève de la même démarche. Dans mon travail en
pédopsychiatrie, je suis à quatre pattes, allongé, je blague, j’aime jouer. Certains
collègues me disent sous forme de reproche : « On dirait qu’il n’y a que cela qui
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t’intéresse ! » Dans le fond, c’est assez vrai. Dans notre société, la capacité à jouer
qu’entretiennent certains adultes est très culpabilisée, alors que jouer avec soi, avec son
image, établit une distance nécessaire avec la souffrance, avec soi-même et l’opinion
que l’on a de soi-même. Entretenir sa capacité à jouer, c’est savoir se laisser aller à
l’illusion que c’est vrai, tout en sachant que ça ne l’est pas.
J’ai hérité de ma famille maternelle un sens aigu de l’auto-ironie. Mon grandpère, que je n’ai malheureusement pas connu, était le directeur du Cirque de Budapest.
Comique juif, il écrivait des chansons et des sketches. Ma mère a dédicacé son livre sur
l’humour juif ainsi : « À mon père qui m’a transmis ce don précieux entre tous :
l’humour. À mon fils Michael qui saura le transmettre à son tour. » J’ai donc sur ce plan
une obligation, un vrai devoir de transmission. Je cherche déjà à le remplir avec mon
fils, mais sans le tyranniser, car le plus souvent les personnes qui manient trop l’humour
ne savent pas exprimer leur amour.
Jouer avec son image par l’auto-ironie, c’est aussi faire un pied de nez à son
narcissisme. C’est la forme d’humour la plus élaborée d’après Freud. Cependant, quand
certains de mes patients qui ont vécu des événements terribles se mettent à en rire, je les
arrête en leur disant : « C’est vraiment très triste ce que vous me racontez ! » J’entends
alors un « Ah ? » avant que les larmes ne coulent. L’humour est un mécanisme de
défense bien connu. Dans ces cas-là pourtant, mieux vaut pleurer pour se mettre en
contact avec ses émotions profondes.
Mais faire de l’auto-ironie, c’est tout de même se donner la possibilité en tant
qu’adulte de régresser, c’est-à-dire de rejouer quelque chose de son enfance, de rentrer
dans le monde de l’enfance sans pour autant être un enfant. Nous avons tous besoin de
nous échapper, d’une manière ou d’une autre, face aux pulsions4 de mort qui nous
assaillent. Chacun trouve la méthode qui lui convient. Dans le milieu hospitalier, c’est
souvent le sexe qui sert d’échappatoire ; ailleurs, la drogue ou l’alcool. Moi, j’utilise
beaucoup l’autodérision pour échapper aux pulsions de mort dont je suis souvent le
réceptacle dans mon métier de psychanalyste. Comment faire pour vivre le contretransfert qui révèle toute la part humaine de la psychanalyse ? Qui que nous soyons,
nous vivons des frustrations, des amertumes, des rapports de force… Comment faire
pour les supporter ? La France est le premier pays consommateur de psychotropes au
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monde ! C’est en partie lié à une incapacité qu’ont beaucoup de Français à jouer, à
régresser, à prendre du plaisir à « faire comme si ». À force de rester dans la maîtrise,
les gens le paient très cher. Les sociétés anglo-saxonnes, plus pragmatiques et moins
orgueilleuses peut-être, ne considèrent pas comme une tare la régression qu’engendre
l’autodérision. L’humour juif new-yorkais de Woody Allen – que j’apprécie beaucoup –
en est une des plus belles preuves. Il me semble aussi que les Français ont moins de
respect que les Anglo-Saxons pour les fous et leur propre folie. La pensée cartésienne y
est pour quelque chose. Loin de moi l’intention de ternir l’image de la France : j’adore
ce pays, que mes parents ont adopté comme terre d’accueil après leur désillusion
américaine. Mais jouer avec son image et avec les images comme je le fais conduit
nécessairement à briser divers tabous. Remettre en cause des images qui ont un statut
sacré dans nos sociétés, les analyser, ne pas se contenter de dire « c’est beau » ou « ce
n’est pas beau », se demander de quelle image on parle et comment elle est construite
mènent à des interrogations de toutes sortes, dans tous les domaines. Parce que les
images nous révèlent un bonheur inaccessible, elles nous disent quelque chose de nousmême et de la société dans laquelle nous vivons, et nous devons pouvoir l’entendre.
Le sens de l’auto-ironie est donc capital pour comprendre la relation que
j’entretiens avec moi-même, avec mon image, avec toutes les images. L’histoire de ma
relation aux images est principalement teintée d’affects, d’émotions. Mais, parce que
l’émotion bloque la pensée, j’ai éprouvé le besoin, sinon de m’en défaire, du moins de
prendre de la distance avec elle. Mon travail d’analyse personnelle comme d’analyse
des images est le moyen que j’ai trouvé pour ne pas être débordé par des affects à
tonalité dépressive. Poursuivre des recherches sur les images me permet de prendre de
la distance avec mes émotions et de sublimer mes souffrances. Et si je pleure encore
quand je regarde une publicité ou un film qui finit trop bien, c’est parce que je suis
confronté à un l’idéal, à ce bonheur impossible que j’évoquais. Les images nous
proposent un idéal. Toute personne qui souffre d’une fragilité dans l’estime de soi va y
chercher un moyen d’aller mieux, par identification. Je le fais comme tout le monde,
mais sans en être complètement dupe. En cela, je me perçois comme représentatif des
jeunes d’aujourd’hui.
En choisissant d’évoquer mon histoire personnelle, je tiens à souligner combien
4. Concept créé par Freud pour désigner une force psychique qui pousse inconsciemment l’individu à
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la prétendue objectivité du chercheur, fût-il un grand scientifique, n’existe jamais à
l’état pur. D’expérience, je sais que je me fonde toujours sur mon histoire personnelle,
sur mes plaisirs et déplaisirs, pour analyser les attraits, mais aussi les dangers des
images.
C’est d’ailleurs grâce à cette histoire personnelle que j’ai pu vérifier que chacun
s’interdit ses propres images parce qu’il les perçoit comme dangereuses pour lui-même.
Pour ma part, je ne supporte pas de voir des images sur la Shoah. Elles touchent un lien
entre ma mère et moi. J’ai tellement été bercé par d’horribles secrets dans son histoire
que mettre des images dessus serait une forme de mortification. Je n’ai pas besoin de
voir de films, car moi, je sais ! De toute façon, je préfère pleurer sur une happy end
plutôt que sur l’horreur absolue. Lorsque j’ai fait un an de thérapie avec d’autres enfants
de survivants, j’ai pris conscience, pour faire court, que l’identité juive, ce n’est pas
« être victime de la Shoah ». Ce qui fait l’identité juive, c’est la Torah ! C’est la vie ! Si
je limite mon identité à celle d’enfant de survivant, c’est terrible pour moi et c’est très
culpabilisant pour les non-juifs.
Toute personne, comme je le fais moi-même, peut dire non à certaines images.
C’est rarement un « non » conscient, comme celui qui peut s’exprimer à la lecture d’un
programme de télévision : « Je ne regarderai pas ce film qui ne m’intéresse pas ! » C’est
plutôt un « non » inconscient lié à l’effet de rencontre entre l’image et soi. Les images
interdites sont en effet celles qui renvoient une personne à ses zones obscures, à ce
qu’on appelle le « ça » en psychanalyse, c’est-à-dire le réservoir bouillonnant de tous
nos interdits, de tout ce qu’on ne veut pas voir ni dire. Dis-moi quelles images tu
regardes, mais aussi quelles sont tes images interdites, si tu le sais, et je comprendrai
mieux d’où tu viens, qui tu es et dans quelle société tu vis !
répéter des situations de souffrance, par ses choix amoureux par exemple.
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Héros en salle d’attente…
ou comment nous sommes pris au piège des images !
À part créer des images, malgré les difficultés que m’ont causées celles – trop
peu nombreuses à mon goût – que j’ai pu réaliser, un autre grand fantasme m’habite :
celui de rentrer dans l’image, sans doute pour rejoindre mon histoire, celle d’une mère
en souffrance que les images égayaient. Dans La Rose pourpre du Caire, Woody Allen
a mis en scène ce fantasme d’« être avec les gens dans l’image ». Il raconte ainsi la
genèse de son film : « L’idée de faire rentrer le personnage dans l’écran m’est venue
bien après que j’ai commencé la rédaction du scénario. À l’origine, voilà comment se
présentait l’histoire : un personnage qui hante les rêves d’une femme sort de l’écran.
Cette femme en tombe amoureuse, et quand survient l’acteur qui incarne son
personnage, elle se trouve obligée de choisir entre la réalité et la fiction. Naturellement,
nul ne peut jamais choisir la fiction, sous peine de sombrer dans la folie. Il faut donc
choisir la réalité. Mais le problème avec la réalité, c’est qu’elle s’avère souvent
pénible5. »
À leur manière, les jeux vidéo en 3D ont fourni cette possibilité de rentrer dans
l’image, et c’est sûrement ce qui m’a passionné. Lorsque est sorti, en 1995, le jeu vidéo
Deus Ex, réalisé par le grand auteur Warren Spector, j’ai acheté un nouvel ordinateur,
car celui que j’avais n’était pas assez puissant. Je me suis mis à jouer, sans devenir pour
autant un hardcore gamer6. Ce jeu à la première personne m’a permis d’avancer dans
l’image et d’avoir ainsi accès à la profondeur. Ce plan-là me manquait. À un moment, le
personnage, une sorte d’agent secret, cherche son chemin, rentre dans une salle de bains
où se trouve un miroir dans lequel il se voit. Cette mise en scène, qui venait rajouter de
l’illusion d’immersion, m’a renvoyé au plaisir très régressif de l’enfant qui a envie
d’être un héros dans le regard maternel, ce regard étant le premier miroir dans lequel le
bébé se voit !
Cela me rappelle le titre de mon premier court-métrage, Un héros en salle
5. Woody Allen, « Entretiens avec Stig Björkman », Cahiers du cinéma, 2002, p. 146.
6. On désigne ainsi les accros des jeux vidéo.
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d’attente, et je me demande vraiment si nous ne vivons pas dans une société où il y a de
plus en plus de héros en salle d’attente. Beaucoup d’enfants sont confrontés à cette
situation de héros. Quand des parents qui ne vont pas très bien font part de leurs soucis
à leur enfant, ils le positionnent en héros. L’enfant se voit, malgré lui, investi d’un
énorme pouvoir. Il devient un héros, mais en attente de gloire héroïque, il se trouve du
même coup dans la salle d’attente d’un psychologue !
Une de mes patientes qui avait été violée par son père de 8 à 16 ans a développé,
après qu’eut cessé cette horreur de l’inceste, une pathologie somatique et psychique, une
blessure, celle de redevenir une adolescente comme les autres. En effet l’inceste lui
avait conféré un statut, celui de sa mère, qu’elle perdait donc. D’ailleurs, elle venait en
analyse soigner sa culpabilité vis-à-vis de sa mère. Comme d’autres enfants, elle avait
été investie malgré elle d’un pouvoir insupportable.
S’ajoute à cela un autre phénomène : le syndrome de l’enfant-roi. Beaucoup
d’enfants ne sont plus des héros, mais des rois à la recherche d’un trône hypothétique.
En général, ils sont nuls à l’école. Elle se charge si bien de leur rappeler qu’ils ne sont
pas des rois qu’ils vont chercher ailleurs ce trône qui, bien entendu, n’existe pas.
Indisciplinés et marqués par de graves troubles avec des comportements violents, ils
trouvent le moyen d’être bons dans la provocation ou les bêtises, comme ce garçon de
10 ans qui m’avait déclaré : « Je suis le premier de ma classe en indiscipline ! » Les
enfants sont confrontés à la réalité qu’ils ne sont ni des rois ni des héros en dehors de
leur famille. On peut donc se demander si les jeux vidéo, par l’incarnation d’un avatar
héroïque, ne vont pas leur redonner l’illusion d’une puissance qu’ils sentent s’échapper.
Je ne crois pas, pour ma part, que l’image soit à la source de ces fragilités. Elles peuvent
plutôt se comprendre dans la manière dont les parents élèvent leurs enfants. Bien
souvent ils projettent sur eux des images et les mettent à des places d’adultes qu’ils ne
peuvent ni ne doivent occuper. Dans La Promesse de l’aube, Romain Gary montre le
poids de l’idéal maternel : sa mère exige de lui qu’il soit un héros de guerre, un grand
homme politique et un grand écrivain. Il a réalisé tout ce qu’elle souhaitait. Mais il s’est
suicidé car tout cela reposait sur une grande fragilité narcissique.
Bien sûr, l’image dans sa tyrannie peut avoir des effets néfastes sur la
conscience de soi, mais encore faut-il savoir de quelle image on parle : celle des écrans,
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celle qu’on donne à voir de soi-même ou celle qu’on projette sur les autres ? À force de
ne pas voir l’autre tel qu’il est, certains sont appelés à vivre le destin de Narcisse.
Lorsque Narcisse tombe amoureux de son reflet dans l’eau, il ne semble pas différencier
son reflet de ce qu’il est réellement. Cette pathologie de la limite entre soi et l’autre
qu’on qualifie de narcissique correspond bien à notre société moderne.
Or, ce sont justement des blessures narcissiques vécues dans la petite enfance
qui expliquent largement le rapport que nous entretenons avec les images. Il existe en
effet un lien évident entre la confiance en soi dont chacun dispose à plus ou moins
grande échelle et notre relation aux images. De même que des mères peuvent admirer
leur bébé sans le confirmer par un geste de tendresse, de même nous pouvons plus tard
nous trouver face à des images par définition « sans corps », vis-à-vis desquelles nous
allons adopter un comportement d’admiration, de contemplation ou de fascination. Or,
bien évidemment, l’autre, en l’occurrence l’image, est rarement à la hauteur de cette
relation idéalisée.
Il faut bien comprendre que parler des images et de la relation que nous
entretenons avec elles, c’est d’abord parler de soi. J’en veux pour exemple une
expérience récente après l’une de mes conférences auprès de parents d’élèves. Un père
est venu me parler de la violence des images, en m’expliquant qu’il avait supprimé la
télévision à la maison pour protéger ses enfants…
Psychanalyste, je suis un peu comme un prêtre : je reçois des confidences qui
méritent toujours d’être creusées. Or j’ai l’habitude de me méfier énormément des
discours de diabolisation des images. Car non seulement les images m’ont pour ainsi
dire réanimé – je pense donc qu’elles peuvent produire le même effet sur d’autres –,
mais encore, de mon point de vue, les images ne sont pas à l’origine des maux dans les
familles. Les psychanalystes sont d’accord sur ce point. Aussi, lorsque des parents me
parlent de mauvaises images, je me demande ce qui se vit de mauvais chez eux. Ce père
de famille nombreuse a fini par me dire qu’il était militaire et donc absent de chez lui
plusieurs mois par an. Plusieurs de ses enfants allaient mal. Il les voyait très peu. Il avait
dû inscrire un de ses fils en pension… L’amertume de ce père par rapport aux images
était en réalité l’expression de sa souffrance personnelle. Je lui ai suggéré de
communiquer avec ses enfants par webcam, de manière que ceux-ci puissent au moins
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le voir sur écran à défaut de le rencontrer dans la réalité. Toutes les images ne sont pas
mauvaises… Loin de là ! Elles peuvent même favoriser la communication lorsqu’on
constate des déficiences.
C’est également une erreur de croire que tous les passages à l’acte violents de
jeunes ont des images violentes pour origine. Régulièrement on m’interviewe sur ce
sujet et je réponds toujours la même chose. Certes, l’image peut être un déclencheur,
mais on découvre toujours à la source des drames familiaux. Pourquoi prendre les
images pour cible alors que souvent, elles servent tout au plus de révélateur ? Et si nous
nous méfions des images, ne ferions-nous pas mieux de nous méfier bien davantage du
discours familial autour des images ?
En général, ce ne sont pas les images télévisuelles en soi qui sont source de
tyrannie. C’est la manière dont elles sont relayées par le discours parental, souvent
formulé en fonction du projet des adultes sur l’enfant, c’est-à-dire de l’image qu’ils se
font de lui ou lui renvoient de lui-même, en investissant par exemple leur fils en
fonction des résultats scolaires plutôt que de ce qu’il est. Imaginons donc des parents
regardant avec leur fille adolescente Star Academy. Le père, qui a l’habitude dans la vie
de reluquer les minettes, dità un moment, en regardant l’écran : « Ah ! ce qu’elle est
jolie, cette fille-là ! » En toute logique, deux personnes sont touchées par de tels
propos : la mère, bien sûr, et la fille, d’autant plus qu’une fille doit être érotisée par son
père pour ne pas rester bloquée dans la relation à sa mère. Si la fille n’est pas à l’image
de la femme vue à la télévision, un peu trop grosse ou trop petite, elle peut en venir à
rejeter sa propre féminité : « Trop difficile, j’abandonne ! » va-t-elle alors se dire. Avec
l’image, la vie familiale inconsciente se complexifie. C’est là que se situe ce que
j’appelle l’« effet de rencontre entre l’image de l’écran et soi, et l’image qu’on voudrait
donner de soi ». Les projections parentales sont tout aussi tyranniques, obsédantes et
excitantes que les images !
Se pencher sur l’évolution des contextes sociaux et psychologiques dans
lesquels les images sont vues permet de comprendre l’évolution de notre relation aux
images et des discours parentaux. Les contraintes de notre civilisation occidentale
n’étant plus les mêmes qu’il y a un siècle, de plus en plus de parents ne veulent plus
jouer le rôle de censeurs. Blessés dans leur confiance en soi, ils ne parviennent plus à
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être un repère suffisamment constitutif, contre lequel l’enfant va pouvoir lutter. Les
enfants ont ainsi de moins en moins peur, et les adolescents souffrent peut-être de trop
de compréhension de la part de leurs parents. L’excès de rigidité du siècle dernier a fait
de beaucoup d’enfants des inhibés tyrannisés par une loi intransigeante dont il était
nécessaire qu’ils se libèrent. Le retour de balancier que nous observons aujourd’hui
montre que notre société semble être passée d’interdits surmoïques – c’est-à-dire de
l’exercice d’une autorité parentale intériorisée par l’enfant – à des exigences idéalistes
qui ne sont pas sans effet dans notre rapport aux images.
Donnons un exemple de ces exigences idéalistes propres aux parents. Il y a
quelques années, je travaillais dans un jardin d’enfants où je rencontrais des parents
pour chercher avec eux les sources des problèmes de leur progéniture. Quand les enfants
ont deux ans, la maîtrise anale et l’apprentissage de la propreté constituent des enjeux
massifs. À l’âge du « non », l’enfant tant aimé, tant manipulé, regarde ses parents avec
haine. Ceux-ci en sont perturbés, qui doivent accepter d’être exigeants face à ces
conduites d’opposition. Ces moments sont vécus par beaucoup de parents comme une
blessure narcissique, car ils cherchent avant tout à être aimés de leur enfant.
Un garçon de 2 ans nous semblait inquiétant : il donnait l’image d’un enfant
perdu et confus. Son vocabulaire était extrêmement riche pour son âge, mais il ne jouait
jamais avec les autres. Il passait son temps à s’inventer des histoires magnifiques aux
yeux de ses parents. Ceux-ci, biberonnés aux discours de Dolto, tous les deux
chercheurs, m’avaient très vite investi comme un allié de choix. Je leur ai demandé à
quels moments ils exerçaient leur autorité et de quelle manière. Le père ne souhaitait
imposer aucun choix à son fils. Il avait trop souffert de sa mère institutrice, qu’il m’a
décrite comme une femme rigide. J’ai alors regardé sa femme qui a acquiescé. Puis j’ai
appris que celle-ci était sous antidépresseurs et qu’elle ne se sentait pas pleinement
disponible pour son fils. Ne voulant pas de conflits à la maison, elle préférait aller dans
le sens du désir de son fils, lequel subissait au quotidien des choix quasi existentiels
concernant ses loisirs ou sa nourriture : « Préfères-tu aller au zoo ou au manège ? Veuxtu de la soupe ou de la purée ? » Le père me dit ensuite : « J’aimerais que mon fils soit
un philosophe révolutionnaire de gauche. » J’ai d’abord cru qu’il blaguait. Ce n’était
pas le cas. J’ai alors souligné que, pour avoir envie de se révolter, encore fallait-il que
son fils soit confronté à un cadre injuste qui permette à sa vocation de « philosophe
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révolutionnaire de gauche » de se révéler !
Les lois ou le rappel d’exigences ne sont pas nécessairement une expression du
sadisme parental. Elles apportent le plus souvent un cadre rassurant, offrant à l’enfant
l’accès à l’autonomie ou à la rébellion, des étapes nécessaires pour le développement
psychoaffectif. Dans ce genre de situation, on peut parler de violences faites à l’enfant
qui se retrouve trop tôt et malgré lui non pas dans une position de sujet, mais dans celle
d’une image qui donne à voir ce qu’on aimerait être soi-même. Contraindre l’enfant trop
jeune à s’approprier une décision – comme manger de la soupe ou de la purée – est un
idéal éducatif dont la première victime est l’enfant lui-même ! Il pourra alors présenter
des symptômes que les comportementalistes vont qualifier de « troubles du
comportement violent ». Pour ma part, je refuse d’entrer dans le jeu pervers qui
consisterait à considérer l’autre comme une donnée mesurable, en sous-estimant son
histoire individuelle et le processus souvent inconscient qui a conduit au dit
comportement. Une thérapie brève ou comportementale pourrait, bien sûr, traiter le
symptôme sans interrogation sur son pourquoi. Ainsi, même pour soigner des troubles,
l’extériorité l’emporte sur l’intériorité, avec cette exigence du « tout, tout de suite » de
notre société qui se protège d’un questionnement plus profond. Prendre en charge les
questions à la surface en considérant l’être humain comme une pâte à modeler est une
solution transitoire.
Le cas de cet enfant qui devait toujours choisir donne une idée précise des
exigences idéalistes de divers parents. En utilisant le conditionnel (« J’aimerais qu’il
soit un philosophe révolutionnaire »), le père se situait dans l’idéal du moi. Le mode du
conditionnel avait un aspect pervers car il plaçait l’enfant dans une position
d’impuissance. Face à l’absence de limites, l’enfant se trouvait dans la confusion.
Concrètement, j’avais d’ailleurs observé qu’il se cognait souvent dans les portes, signe
qu’il avait du mal à percevoir les limites.
C’est dire combien le discours parental sur les images (celui du père de famille
nombreuse que j’évoquais) ou l’image que les parents projettent sur leur enfant (comme
cet enfant dans la confusion par manque de loi) relèvent d’une problématique liée à un
idéal du moi tout à fait écrasant. Interdire l’accès aux images ou laisser un enfant trop
jeune face à des choix constants revient au même : c’est avoir dans les deux cas des
idéaux qui peuvent avoir des répercussions chez l’enfant ou l’adolescent.
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La question est toujours de savoir comment quelqu’un peut développer, en
voyant des images, une capacité à ne pas être envahi par leur violence. Seul, cela me
paraît impossible. Il est donc important que les parents parlent avec leurs enfants des
images qu’ils voient. De même qu’après des attentats il y a des débriefings pour aider
les personnes à nommer l’innommable, les parents doivent pouvoir échanger avec leurs
enfants sur ce qu’ils ont vu ensemble.
En effet, les images qui ne sont pas expliquées et resituées dans leur contexte
peuvent s’avérer traumatisantes, voire dangereuses. Autant un film mettant en scène un
personnage fictionnel qui commet un meurtre pour défendre sa ferme et sa femme
traduit de l’agressivité, autant les images des actualités télévisées peuvent être
foncièrement violentes. Jean Bergeret fait bien la distinction entre agressivité et
violence. Dans l’agressivité, l’autre existe : je le frappe parce qu’il m’a fait quelque
chose. Dans la violence, l’autre n’est plus un sujet. On peut donc parler de violence
lorsque les choses ne sont pas pensées. Les images en boucle du 11 septembre ou du
tsunami, telles qu’elles ont été montrées à la télévision, sont ainsi d’une violence inouïe.
D’ailleurs, le ministère de l’Éducation nationale a invité les enseignants à parler du
tsunami dans leurs classes, justement pour expliquer les images, pour les mettre en mots
et aider les enfants à prendre de la distance, pour ne pas sombrer dans l’impuissance,
l’image n’étant plus qu’une chose, sans consistance, sans début et sans fin, et donc sans
histoire.
On pourrait espérer que la télévision, qui est un vecteur éducationnel important,
une référence de pensée pour ainsi dire, fasse ce travail de contextualisation. C’est
rarement le cas. L’émission française Arrêt sur images ou certains journaux télévisés
américains se livrent à ce travail. Il s’agit de découper les images et de se poser la
question : les images expriment-elles bien ce qu’elles veulent dire ? Car les images nous
mentent pour le meilleur et pour le pire. Pour le meilleur quand il s’agit de fictions.
Pour le pire avec la télé-réalité, les reality-shows ou les psy-shows dont le succès est
principalement lié au mensonge de leur mise en scène.
Les enseignants en sciences humaines prennent le temps de décortiquer avec
leurs étudiants ce qui est donné à voir à la télévision. Mais qu’en est-il des millions de
téléspectateurs confortablement assis devant leur poste, qui ne sont pas toujours aussi
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prêts qu’on le croit à ingurgiter avec empathie tout ce qu’on leur raconte ? Ils se
défendent comme ils peuvent pour maintenir une distance sans laquelle, le plus souvent,
ils seraient accablés. Plus ou moins consciemment, les téléspectateurs dépossèdent leurs
semblables « vus à la télé » de leur humanité, les réduisent à des clichés en refusant de
s’identifier à eux. Ils s’assurent ainsi qu’eux au moins ne vont pas si mal !
Les émissions du genre Psy Show servent de la souffrance mise en scène, mais
sans mise en sens. Elles donnent la parole à des écorchés de la vie, flattent les invités
dans leur plaisir exhibitionniste, les animateurs relayant ainsi un voyeurisme au
quotidien qui nous est familier. Cette psychologie télévisée simplifie considérablement
des sentiments complexes afin qu’ils soient avalés par un maximum de téléspectateurs,
sans aucun travail de digestion mentale. Il s’agit en effet de toucher le plus grand
nombre de personnes, l’objectif étant que le téléspectateur ne zappe pas, loi de
l’Audimat oblige !
J’en ai fait l’expérience en participant à une émission de Jean-Luc Delarue sur le
thème « Peut-on fuir la réalité sans danger ? ». Pour préparer l’émission, j’ai été
longuement interrogé par un journaliste et je pensais donc qu’un vrai travail
d’investigation avait été entrepris. Le jour de l’émission, j’arrive à la Maison de RadioFrance où l’on me donne le scénario. Surpris, j’y vois mes réponses écrites noir sur
blanc, alors que l’émission n’a pas encore eu lieu. Précisant à la personne qui m’avait
interviewé que je ne suis pas acteur de formation, j’explique que je préfère me laisser
porter par les propos des témoins et par les questions que me posera Jean-Luc Delarue.
Du coup, celui-ci vient me trouver et m’invite à simplifier mes réflexions au maximum
afin que je sois compris par la majorité des Français. Cela signifie tout simplement que
le « psychologue animateur », c’est lui et personne d’autre ! Ça ne se discute pas ! Et je
le vérifie aisément pendant l’émission : pour le public, ce qui comptait était de se voir
sur l’écran géant au fond de la salle à côté de Delarue, sur le même plan de coupe. Peu
importait finalement le thème de l’émission ! Fasciné par son image mise en scène, le
public bénéficiait ainsi d’une valorisation narcissique. Exister à l’image, être épinglé du
label « vu à la télé », se faire encadrer comme autrefois on encadrait les portraits de
famille : quoi de plus satisfaisant pour l’ego ? De nos jours, passer à la télévision,
comme invité ou dans le public, devient une fin en soi. « Je passe à la télé, donc
j’existe » remplacerait aisément le « Je pense, donc je suis » de Descartes.
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Or, dans ce genre d’émission, la souffrance des individus est palpable et audible.
Que se passe-t-il donc pour le témoin, une fois l’émission terminée ? Qu’est-il arrivé
ensuite à cet homme qui a témoigné de sa mythomanie, qui a raconté qu’il avait été
interné en psychiatrie et aussi fait de la prison, dont l’extrême fragilité apparaissait
comme évidente ? Comme les autres témoins, il a été démaquillé après l’émission et
l’on peut supposer qu’il est redevenu ce qu’il était après avoir pris, grâce à l’émission,
une revanche narcissique sur les souffrances qu’il avait vécues. Évanoui dans les
archives télévisées, il ne lui reste plus que son magnétoscope pour se voir, se revoir et
pleurer sur son sort. Une étude, qui s’est intéressée au devenir de ces témoins passés à la
télévision, a justement montré qu’il arrive aux participants de vivre un effondrement
dépressif après l’émission.
Nous pouvons tous facilement être pris au piège de cette revanche narcissique
par les images, soit en participant à une émission, soit en la regardant. Tels des
adolescents dont l’idéal se met en scène dans les rituels du miroir, ou telle la reine dans
Blanche-Neige qui demande éternellement : « Dis-moi, ô miroir, qui est la plus belle ? »
Comme si les images nous accompagnaient pour que nous nous sentions moins seuls et
moins laids. On pourrait aller jusqu’à dire que les images deviennent des modes de
pensée à part entière, qu’elles semblent se personnifier comme le miroir de la reine en
transformant les individus que nous sommes en amoureux passifs. La télévision serait
alors une « hystérique », dans le sens où elle nous allume !
L’image devient un repère aussi incontournable que la nourriture, on parle
d’ailleurs de « sevrage », de choix de programmes « de qualité », comme on pourrait
manger bio et lutter activement contre les OGM ! On pourrait dire que celui qui regarde
Arte suit un régime à base de produits bio alors que celui qui regarde TF 1 mange ce
qu’il a dans son assiette sans vraiment y prêter attention. Cette comparaison, un peu
hasardeuse j’en conviens, illustre le fait que se mettre devant la télévision n’est pas
seulement une question quantitative – « je me vide la tête ! » –, mais plutôt une question
qualitative : chacun de nous va regarder à un moment donné telle ou telle émission pour
se procurer le plaisir nécessaire dont il a été sevré pendant la journée.
Par excès de rétention de nos émotions dans la vie professionnelle ou familiale –
frustration, colère retenue, soumission à l’autorité, stress –, il nous faut trouver les
objets pour nous soigner. La télévision peut parfois nous délivrer des chaînes de la vie
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quotidienne par un mouvement psychique que nous appelons « identification
projective ». Malheureusement pour nous, les chaînes de télévision nous… enchaînent
plutôt qu’elles nous affranchissent. Nous n’avons rien à digérer, la soupe est chaude et
la plupart des émissions ne donnent aucun aliment à mastiquer.
Scotchés devant leur poste, adultes comme enfants n’ont d’ailleurs pas idée des
sommes dépensées et des trésors de mise en scène déployés pour les maintenir dans
cette situation d’esclavage. Nous avons du mal à réaliser que ce que la télévision
propose ressemble de plus en plus aux jeux du cirque. Nous nous surprenons alors à
féliciter Patrick Poivre d’Arvor ou Claire Chazal pour la qualité de leur jeu
d’interprétation, tellement les expressions de leurs visages sont en adéquation avec le
sujet présenté. Nous encensons les serviteurs du dieu Audimat que sont Jean-Luc
Delarue, Arthur, Marc-Olivier Fogiel et autres faiseurs d’illusion. Enfin, la rapidité dans
le traitement de l’information fait que l’image nous en « met plein la vue », de sorte
qu’éblouis, nous en devenons aveugles…
Que faire pour ne pas être esclave des images ? La seule planche de salut est de
rester actif face à elles. Discuter en famille de ce qu’on regarde, comme je l’ai déjà dit,
est important. Mais apprendre à lire les images, quelle que soit leur provenance,
chercher à les adopter et à les adapter est tout aussi éducatif. Kiki Picasso propose ainsi
dans son atelier pour enfants de leur faire recolorier des images d’actualité difficiles,
pour les aider à les apprivoiser. Cela favorise une désillusion constitutive qui leur est
bénéfique. Le logiciel Photoshop7, qui permet de modifier sa propre image ou des
photos de famille, comme celles de son père et de sa mère, participent du même
mouvement sain. Cela peut donner le sentiment que nous ne sommes pas uniquement
des héros en salle d’attente…
Comme Stéphane Natkin8 se le demandait lors d’un colloque, je me pose la
question : que penser de cette génération d’enfants de 10 ans qui savent déjà utiliser
Photoshop ? Je n’ai pas la réponse. Il est certain que Photoshop offre la possibilité de
toucher au sacré, comme l’a fait Andy Warhol avec la Joconde, et donc de s’inscrire
dans une démarche d’appropriation. Mais c’est aussi un moyen de s’éduquer à l’image
7. Logiciel permettant de retravailler les images.
8. Stéphane Natkin a créé un DEA sur les jeux vidéo au Centre national des arts et métiers. Il travaille
également à la mise en place d’un diplôme d’ingénieur « game design » à Angoulême.
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en la transformant, et donc de comprendre les différentes étapes de sa construction.
Comme les bonus des DVD proposent des explications sur la construction d’un film ou
de telle image, Photoshop favorise une désillusion bénéfique des images. Cependant
c’est également un outil d’idéalisation, comme, il y a vingt ans, les palettes graphiques
rendaient déjà possible aux professionnels de la publicité la modification de corps
féminins ou masculins. Cette démocratisation d’un outil très sophistiqué conduit à la
démocratisation du rapport à l’image. Mais je ne peux pas nier que, contre-culture,
Photoshop peut donner lieu à des dérives, comme la mise en scène de personnes
influentes dans des situations qui portent atteinte à leur image. S’amuser avec
Photoshop ou avec sa webcam à déformer sa propre image pour faire de soi – pourquoi
pas ? – une œuvre d’art par des effets d’estompage, cela n’a évidemment pas les mêmes
conséquences que de retoucher l’image des autres. Le jeu peut toujours devenir
dangereux. Dans le même ordre d’idées, on sait maintenant que l’usage des téléphones
mobiles avec appareil photo incorporé peut jouer de mauvais tours aux adolescents : si
le sujet est photographié par un camarade à la sortie du collège, « alors qu’il filait un
coup de pied dans les chevilles d’un copain ou qu’il bécotait sa petite amie9 », l’appareil
devient aisément un outil de harcèlement. La démocratisation de l’accès aux images
renforce inévitablement les risques d’être pris à leur piège.
9. Armelle Thoraval, « Tant de mobiles de harcèlement pour les ados d’outre-Manche », Libération,
10 juin 2005. En Grande-Bretagne, « 97 % des ados de 12 à 16 ans ont un mobile, et plus de 4 millions
d’entre eux un appareil qui permet également de prendre des photos. »
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3
Une société du « tout montrer et tout dire »
Les images sont donc omniprésentes dans notre société. Nous sommes
bombardés d’images au point qu’elles deviennent un repère incontournable. Une étude
américaine effectuée par le docteur Flynn10 démontre que les performances des
épreuves du QI non verbal dépassent largement celles du QI verbal depuis une vingtaine
d’années. La génération née avec la télévision se représente la narration de la vie en
images. C’est ce qu’on appelle le « penser en images ».
Un phénomène d’habituation aux images se développe, sûrement lié à
l’apparition d’une nouvelle parentalité et à la multiplication des accès à l’image.
Dans mon enfance, il n’y avait que deux chaînes de télévision. La censure
laissait au spectateur la possibilité d’imaginer. Elle était également un merveilleux outil
de créativité pour les réalisateurs d’images. Puisqu’on n’avait pas le droit de montrer
une femme dénudée, il fallait bien trouver d’autres solutions, comme celle de la faire
tomber dans une piscine. Quand la femme en ressortait, les vêtements trempés, on
pouvait voir ses formes, mais de manière suggestive. Tout le monde connaît l’image de
Marilyn Monroe passant sur une bouche de métro ! Le fondu au noir11 était alors une
figure de style très courante pour réveiller l’imaginaire. Les films utilisant ces
techniques laissaient le champ libre à l’imagination du spectateur, tout comme un livre à
son lecteur. Derrière ce qui était dit ou montré – en général assez peu –, on pouvait voir
ce qu’on désirait voir. Le gros interdit de l’époque, c’était le rectangle blanc qui
indiquait aux parents que le film n’était pas autorisé aux enfants.
De plus, l’accès aux images était ritualisé. Le rituel du film du soir a maintenant
complètement disparu avec l’introduction du câble et la diffusion de films toute la
journée.
Enfin, grâce au développement des nouvelles télévisions terrestres numériques
10. R.J Sternberg, « IQ Gains Overtime », Encyclopedia of Human Intelligence, New York, Macmillan,
p. 617-623.
11. Apparition d’une image à partir du noir absolu ou disparition de l’image jusqu’au noir absolu. On dit
aussi « ouverture et fermeture en fondu ».
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(TNT), le spectateur pourra regarder les films programmés pour la semaine à l’heure qui
lui conviendra. C’est dans ce nouveau contexte technologique d’émissions à la carte –
ce que je veux, quand je veux – que les parents sont appelés à éduquer leurs enfants à
l’image, et à les éduquer tout court.
Nous évoluons maintenant dans une société du « tout montrer » et du « tout
dire », dans la lignée du slogan de Mai 68 : « Il est interdit d’interdire. » Nous
transformons toujours les images, mais plus on nous montre de choses, moins il y a de
place pour l’imagination. Le travail d’appropriation par le spectateur s’est modifié.
Nous sommes dans le « tout cuit », comme je l’évoquais à propos de certaines
émissions de télévision, sans digestion mentale possible. Mais nous sommes aussi les
témoins de l’abstention massive de certains parents. Je pense à une petite fille que je
reçois en thérapie, dont la sœur aînée adore les films d’horreur. Du coup, elle se couche
à minuit ou une heure du matin. Pour la première fois, j’ai vraiment craqué et je me suis
surpris moi-même en disant au père : « Votre fille est très angoissée. Ce n’est pas
seulement lié à son histoire. Elle a 8 ans et elle voit presque tous les soirs un film
d’horreur. S’il vous plaît, monsieur, vous devez tout simplement le lui interdire ! »
L’enfant en question m’en a voulu. Qu’importe ! À certains moments, agir devient une
nécessité, même pour un thérapeute !
Dans le pire des cas, il y a même incohérence entre le discours des parents et
leur pratique. Une mère se plaignait auprès de moi que son fils d’une douzaine d’années
ait osé regarder un film pornographique, le soir, en son absence. Elle en semblait
profondément choquée. Or, ce film, il l’avait trouvé chez lui ! J’aurais aimé répondre à
cette mère que si les adultes de la maison laissaient traîner des films pornographiques, il
n’y avait vraiment pas lieu de s’étonner que son fils en ait regardé un quand elle n’était
pas là. Se pose donc la question de savoir quels interdits les enfants peuvent désormais
transgresser si aucun interdit n’est explicitement formulé.
Trop souvent, en matière d’accès aux images, les parents posent à leurs enfants
des interdits qui manquent de cohérence. Certains adultes ont même des motivations
perverses – qui peuvent s’expliquer par leur histoire personnelle – et regardent des films
avec un enfant, alors qu’ils savent pertinemment que l’enfant en sortira troublé. Je me
souviens ainsi d’une baby-sitter qui m’avait fait regarder Cris et chuchotements, alors
que j’avais sept ans. Je l’ai vécu comme un traumatisme et aujourd’hui encore je ne
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peux regarder ce film de Bergman sans être saisi de nouveau par les impressions
pénibles que j’avais ressenties à l’époque. J’ai compris plus tard avec mon analyste que
regarder ce film avec la baby-sitter avait été comme subir une entreprise de séduction
sexuelle de sa part.
Je pense aussi à cette femme que son père avait obligée à regarder des films
pornographiques à tendance sadomasochiste quand elle avait onze ans, au moment de
l’émergence de la puberté. Elle l’avait vécu comme un véritable abus sexuel par écran
interposé. Ce n’est pas d’avoir vu des images pornographiques qui l’avait traumatisée,
mais de les avoir vues en compagnie de son père ! Parce que dégoût et envie ne sont pas
éloignés dans l’inconscient, je ne m’étonne pas que cette femme soit fascinée
aujourd’hui par les images à caractère sadomasochiste, qu’elle soit attirée par l’univers
gothique et qu’elle participe à des soirées fétichistes.
La question que nous devons nous poser sans relâche n’est donc pas : « Quelles
images regardent les enfants ? » Mais : « En compagnie de qui les regardent-ils ? » À la
première question, je réponds simplement qu’un enfant peut regarder toutes les images,
même s’il est évident qu’elles ne sont pas toutes bonnes pour lui. Il existe des images ou
des films qui ne font pas de bien aux enfants, mais ce ne sont pas nécessairement ceux
que l’on croit, ou pour les raisons que l’on croit.
Je voudrais insister sur ce point en l’illustrant d’un exemple. Il y a quelques
années, j’avais été consulté à propos d’un dessin animé diffusé par Le Club Dorothée,
qui décrivait une sorcière méchante, mais drôle. D’un point de vue psychanalytique, les
images avaient été décortiquées par des spécialistes qui avaient répertorié quantité de
scènes d’une violence extrême : castration maternelle, intrusion… J’avais été très
surpris par la condamnation de ce dessin animé pour ces raisons-là, car il me semblait
que la mise en scène de situations symboliques comme celle de la « peur du loup » était
utile, voire nécessaire aux enfants. On sait combien les représentations de fantômes, de
vampires et autres monstres peuvent avoir une valeur constitutive, c’est-à-dire à quel
point elles peuvent donner corps positivement aux angoisses les plus innommables. Le
loup et les sorcières sont autant de figures projetées dans l’obscurité de la chambre à
coucher. Paradoxalement, les enfants ont besoin d’avoir peur et ces figures effrayantes
leur sont donc utiles. Leurs peurs permettent aux enfants d’intégrer la loi comme une
29
donnée essentielle de leur développement psychologique. Ainsi les films peuvent
remplir à cet égard la fonction soignante des images qui font peur.
Ce qui m’avait plutôt préoccupé dans ce dessin animé, c’était l’humour de la
sorcière. En effet, ce qui est très angoissant pour un enfant, c’est qu’un méchant soit en
fin de compte gentil, car l’enfant a besoin de valeurs manichéennes. Les bons doivent
être pleinement bons, et les méchants vraiment méchants. Si le méchant est
sympathique, et qu’en plus il fait rire, rien ne va plus ; l’enfant ne s’y retrouve pas.
L’intention de ce genre de films, et qui se multiplie malheureusement de nos jours, c’est
de désamorcer par l’humour les peurs constitutives de l’enfant. Comme chacun sait,
l’enfer est pavé de bonnes intentions. Mais ce choix de l’humour me semble
extrêmement pervers. L’ayant expérimenté moi-même, je crois qu’une trop grande mise
à distance des affects par l’humour est toujours troublante pour les enfants, trop jeunes
pour comprendre. Sans nostalgie aucune, j’aurais tendance à dire que les Walt Disney,
malgré la bêtise inhérente à certaines histoires, proposent aux enfants des valeurs sûres
car profondément rassurantes : Cruella, au moins, était foncièrement méchante, ce qui
pouvait vraiment aider les enfants à se construire !
Il est intéressant, à ce titre, d’observer le phénomène de ce qu’on peut
appeler les « enfants monteurs ». Grâce au magnétoscope ou au lecteur DVD, ils
peuvent désormais revoir un film non pas une fois, mais des dizaines de fois, de même
qu’à la tombée de la nuit ils peuvent demander à leurs parents de leur raconter pour la
énième fois leur histoire préférée. Ils cherchent ainsi à revivre des émotions partagées
avec les parents, telles qu’elles sont véhiculées dans la manière dont le récit lui-même
est raconté. Pour un film, grâce à la télécommande, il y a moyen de repasser à l’infini
l’image effrayante – de même que l’image rassurante. La revoir indéfiniment, c’est faire
comme si l’on pouvait la maîtriser ; c’est aussi chercher à revivre des émotions larvées
dans la dynamique familiale.
Grâce à l’image, l’enfant peut mieux appréhender ce qui se joue dans sa vie
personnelle. Alors que je travaillais comme psychologue dans un lycée, la secrétaire, de
nationalité américaine, me demanda si je pouvais recevoir son fils Jonathan. Elle
trouvait qu’il passait trop de temps devant la télévision et que ses notes commençaient à
s’en ressentir. Je reçus donc un garçon de douze ans, chétif, voûté, qui me regardait
30
d’un air résigné derrière ses lunettes. Il me fit penser à ces enfants trop sages qui restent
polis, sans doute pour masquer quelque chose de leurs angoisses. Lors d’une séance, il
évoqua une série américaine, Tolmyknowker, qui lui procurait beaucoup d’angoisse.
Cette série, adaptée d’un livre du maître du fantastique, Stephen King, raconte l’histoire
d’une petite ville des États-Unis envahie par une force extra-terrestre. En m’expliquant
l’intrigue, il évoqua des femmes très grandes ayant le pouvoir de transpercer les
hommes grâce à des rayons verts sortant de leurs yeux. C’était ce qui le choquait le
plus. Je lui demandai de dessiner cette scène. Ce qu’il fit. Il se rendit très vite compte
que cette grande femme aux yeux verts ressemblait étrangement à sa propre mère.
L’absence de son père, très pris par son travail, et cette surprésence maternelle teintée
de sadisme bloquaient l’enfant dans sa capacité d’autonomie. Face au choc psychique
occasionné par ce téléfilm, Jonathan a eu une réaction psychosomatique : une fissure
sphinctérienne dont il avait souffert plus jeune s’est réouverte.
Comme l’explique Joyce McDougall dans Éros aux mille et un visages12,
n’importe quel symptôme, même somatique, est une défense face à l’effondrement
psychique. Lorsqu’elles ne sont pas élaborées, les images peuvent avoir des effets sur
notre corps. Cette hypothèse a été confirmée par une étude de Serge Tisseron sur
l’impact des images violentes sur les enfants : lorsque l’enfant se trouve dans un
environnement familial où l’on ne communique pas, ou bien lorsqu’il vit dans un climat
de violence, l’effet des images violentes sera toujours plus traumatisant pour lui.
Jonathan a progressivement pris conscience de la nécessité de se dégager de
l’autorité intrusive exercée par sa mère sur lui. D’un point de vue psychanalytique, on
sait à quel point l’enjeu de la maîtrise des sphincters et l’apprentissage de la propreté est
une première phase d’opposition à l’autorité parentale avant d’accéder à un début
d’autonomie. Jonathan m’a même évoqué son désir de pouvoir « rentrer dans l’image »
du téléfilm afin de trouver une parade à ces attaques féminines ressenties comme
insupportables pour lui. Les enfants trop souvent seuls face aux images télévisuelles
peuvent être animés par ce type de fantasme vis-à-vis des images qui, d’une certaine
manière, « ne leur rendent pas tout l’amour qu’ils leur portent ». Raconter à un
psychologue des scènes de films quand on est enfant ou adolescent est aussi riche que
de rapporter des rêves quand on est adulte. Par les images, quand elles sont parlées,
12. Gallimard, coll. « Connaissance de l’inconscient », 1996.
31
l’enfant peut en effet prendre conscience de ses craintes ou de ses désirs inconscients.
Bien entendu, ce ne sont pas les images en elles-mêmes qui faisaient peur à Jonathan,
mais divers aspects angoissants de sa vie familiale auxquels les images le renvoyaient.
L’image peut toujours être un médiateur de la relation, même dans les situations
les plus pénibles. Je me souviens ainsi d’une de mes patientes qui s’était trouvée
confrontée à des images pornographiques quand elle était enfant. Son père, qui avait
divorcé de sa mère, était un homme très strict et très rigide. Pourtant il laissait traîner
chez lui des revues pornographiques. La jeune fille avait donc été élevée dans un
paradoxe constant entre les discours rigoristes de son père et les images perverses qu’il
regardait. Comme « petite fille amoureuse de son père », elle avait commencé à
développer de nombreux fantasmes avec une sexualité très active. Paradoxalement, ces
images interdites lui ont donc permis d’avoir accès à un père dont le surmoi était
extrêmement fort et qui, de ce fait, lui semblait inaccessible. Puisqu’il regardait de telles
images, ce père était donc moins inhumain que sa rigidité ne le laissait paraître.
Par ailleurs, les images pornographiques ayant servi de tiers entre la fille et le
père, celle-ci ne se trouvait pas dans la toute-puissance vis-à-vis de son père divorcé,
comme cela peut arriver en pareil cas à des enfants. En effet, en cas de divorce, l’un des
parents peut faire couple avec son enfant ; s’il survalorise cette relation au détriment du
reste, il attribue alors à l’enfant une toute-puissance lourde à porter. Il ne s’agit donc pas
de dire « je n’aime pas ces images », ou bien « je ne veux pas que ces images soient
regardées ». Ce qui importe, c’est de prendre le temps de dépouiller les propos de ce
genre pour comprendre ce qu’il y a de personnel derrière. En tant que psychanalyste,
j’utilise volontiers les constats amers sur les images « mauvaises », « dévoyées », « peu
plaisantes », tels que certains patients l’expriment, pour travailler sur les représentations
que ces constats véhiculent. À partir des propos de mes patients, je repère deux
motivations principales dans les interdictions des parents à propos des images : celle du
temps et celle du contenu.
« Tu ne regarderas pas cette émission, il est trop tard ! » est un argument
courant. Derrière ce rapport au temps, il y a des enjeux de pouvoir. J’ai eu en thérapie
un adolescent dont la mère était très tyrannique et le père très absent. Il ne s’autorisait
pas à se rebeller. Il avait d’abord été encoprésique, puis il avait remplacé ce symptôme
32
significatif (« Ça me fait chier ! ») par des grincements de dents continuels la nuit (« Je
serre les dents, sinon je vais éclater ! »). Lors d’une séance, il m’a expliqué que son seul
moyen de vivre son adolescence était de s’opposer à sa mère au sujet de l’heure à
laquelle regarder la télévision. Plus question d’aller dans sa chambre à 20 h 30 ! Il avait
décidé de regarder la télévision jusqu’à 22 h 30. Peu importait le contenu du film.
Rester devant la télévision plus tard était sa manière à lui de prendre son autonomie, de
dire « merde » à sa mère et, bien sûr, de s’initier à la nuit. Cette attitude est fréquente.
Quand j’étais jeune et que je n’avais pas le droit de regarder la télévision le soir, je me
cachais derrière la porte et j’écoutais le son sans voir l’image. Certes, j’étais un
« accro » de la première heure, mais, dans ce désir que j’avais, comme beaucoup
d’enfants, de regarder la télévision plus tard, on peut voir un fantasme simple : que
peuvent donc bien faire mes parents en mon absence ? L’interdiction des images
tardives a alors tout simplement pour conséquence d’exclure l’enfant de la scène
primitive13.
L’autre interdit parental porte sur le contenu des films. « Ce film est dangereux
pour toi ! Les adultes, eux, peuvent le regarder. » L’enfant est alors renvoyé à son
impuissance et à sa frustration. Cet interdit lié à l’âge prend éventuellement appui sur
une référence officielle : ce film est interdit aux moins de seize ans, aux moins de dixhuit ans… Ainsi des images deviennent excitantes parce que interdites, ou dangereuses
parce que interdites. Untel rêvera d’avoir enfin 18 ans pour voir officiellement un film
pornographique, alors qu’officieusement c’est en général chose faite depuis longtemps.
L’accès généralisé aux images, comme je l’ai souligné, quel qu’en soit le contenu
d’ailleurs, réduit considérablement tant le plaisir de la transgression que la nécessité de
passer par la négociation.
Or, toutes les images interdites renvoient inévitablement à l’image interdite de la
sexualité des parents, à la scène primitive qui, normalement, doit rester du domaine du
fantasme. C’est pourquoi nous assistons à quelque chose de paradoxal : alors que
l’interdiction d’images peut être constitutive pour l’enfant, c’est-à-dire contribuer à la
construction de sa personnalité, celui-ci se trouve en réalité confronté à un afflux
d’images qui ne sont plus interdites, au sens de « non autorisées », mais devant
lesquelles il se trouve, lui, interdit, au sens de « déconcerté ». Alors comment faire, de
13. Manière dont l’enfant se représente de façon fantasmatique la sexualité de ses parents.
33
nos jours, pour laisser à l’enfant le temps de maturation nécessaire pour entrer dans
cette société du « tout montrer » et du « tout dire » qui, d’une certaine manière, ne lui
permet plus de fantasmer comme il se doit ?
Dans les milieux très carencés, comme ceux que j’observe dans le centre
médico-pédagogique où je travaille, il arrive que les enfants regardent la télévision
jusqu’à une ou deux heures du matin, seuls dans leur chambre. Il n’y a alors d’interdit ni
par rapport au temps ni par rapport au contenu. Ces enfants sont malheureusement
confrontés à des images terriblement excitantes. Or un enfant qui voit des films dits
« pour adultes » n’a pas les moyens de faire tout le travail de transformation de l’image,
tout simplement parce qu’il n’a pas encore accès à la sexualité adulte. Les films
pornographiques ne sont pas nécessairement les plus mauvais pour lui. Certains films,
dans lesquels les Français excellent, mettent en scène des rapports amoureux
conflictuels, des amours à trois, très intimistes, qui montrent les adultes dans toute leur
complexité et tous leurs paradoxes. Ce genre de film peut être très angoissant pour un
enfant car, s’il ne peut pas s’identifier, il va identifier ses parents. Seul, sans moyen de
communiquer sur les images, l’enfant peut alors être perturbé. Plus tard, à
l’adolescence, cela pourra l’aider à se construire : car comprendre que ses parents
peuvent mentir est une désillusion importante qui permet de « désidéaliser » les parents
et de grandir. En général, les films américains qui mettent le plus souvent en scène des
situations enfantines ne conduisent pas à ce genre de désillusion. On n’élabore pas, on
agit. Il y a un méchant, on le tue. On observe une légère évolution maintenant : on
couche avec le méchant, et, après seulement, on le tue ! Contrairement à une idée trop
largement répandue, ce ne sont pas ces films-là qui perturbent le plus les enfants. Ils ont
une morale de dessin animé et ne leur font guère de tort, car ils restent dans un
manichéisme rassurant parce que cohérent. Cela me rappelle une anecdote à propos du
film Terminator. Dans le premier film, on avait repéré, à travers diverses études, que le
héros tuait au moins soixante flics. C’est tout ce que les gens avaient retenu. Du coup,
dans Terminator II, le héros, censé être gentil, ne fait que tirer dans les jambes !
De ce point de vue, il existe un fossé entre les générations quant au rapport aux
images. Ce que moi, adulte, je vais considérer comme violent ne l’est pas
nécessairement pour des enfants ; et là où je ne vais pas voir de mal, parce qu’il n’y a
pas de coups de feu, sera en réalité autrement plus violent pour le psychisme enfantin.
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Au vu de mon expérience, c’est ce qui me semble important de souligner.
Dans une étude sur les écrans violents, Serge Tisseron avait d’ailleurs montré,
au plus grand étonnement des adultes, que des enfants avaient retenu comme violentes
des images d’actualité portant sur le bizutage des Marines, pas tant à cause des images
elles-mêmes qu’en raison du sourire de la présentatrice qui les annonçait. Ils avaient
donc été principalement sensibles au paradoxe entre ce sourire (qu’aucun adulte n’avait
repéré) et ce qui arrivait aux Marines, comme un bébé qui se croit regardé avec
bienveillance par sa mère alors que le ton de sa voix donne une information contraire.
Dans cette société du « tout montrer, tout dire », un autre phénomène mérite
d’être stigmatisé. Beaucoup d’événements prennent une valeur générale en faisant
presque force de loi par le truchement des images, de sorte qu’on ne sait plus toujours si
c’est la publicité qui crée le phénomène de société ou si c’est celui-ci qui inspire les
publicitaires. C’est ainsi que Puma ne représente plus une marque, mais un style de vie.
De même, dans la presse écrite ou télévisée, il suffit qu’une femme de 40 ans ait craqué
pour un jeune homme de 25 ans (« c’est arrivé à ma copine », m’expliqua une
journaliste) pour que ce soit décrété phénomène de société et qu’on en retire les leçons
commerciales qui s’imposent en matière de mode vestimentaire pour les hommes de
25 ans qui séduisent des femmes de 40, et l’inverse.
Le poids des images renforce le risque d’habituation et développe ce que je
dénonce régulièrement à propos du journal télévisé : nous ne pouvons plus, adultes
comme enfants, prendre le temps de la digestion. Du fait de la trop grande rapidité du
traitement de l’information, nous n’avons plus le temps de comprendre la complexité de
tel ou tel conflit, par exemple, et nous n’en gardons que la trace émotionnelle laissée par
les images. Les images seraient-elles un nouvel opium du peuple ? Sans doute, puisque
nous en redemandons et devenons accros au choc des images…
Il n’y a donc pas lieu de s’étonner quand, après avoir vu telle ou telle image
d’actualité, des enfants disent : « Plus tard, j’aimerais être sauveteur ou vétérinaire… »
Le seul moyen à leur portée de tirer parti de ces images sidérantes est de chercher à être
actif dans la réalité. On peut supposer que nombre de vocations humanitaires sont nées
d’images violentes vues aux actualités télévisées. Dans un de ses sketches, Coluche
avait remarquablement souligné le rôle de l’acteur principal, c’est-à-dire le présentateur,
35
pour nous faire croire aux images : « Quand un avion s’écrase dans le monde, on a
vraiment l’impression qu’il s’est écrasé sur les pompes de Roger Gicquel ! » disait-il en
imitant le visage catastrophé du présentateur. Tout peut être montré et dit dans notre
société, mais jamais n’importe comment ! Cependant, il est quand même préférable
(parce que plus cohérent) d’avoir affaire à un journaliste empathique plutôt que
déconnecté des horreurs qu’il annonce.
En effet, avec l’image, nous sommes toujours dans le « faire comme si ». Car,
fût-elle d’actualité, elle est une réalité transformée, retravaillée, montée, mise en scène,
que nous prenons pour vraie, tellement les professionnels savent jouer sur nos ressorts
émotionnels. Nous en arrivons ainsi à des comportements irrationnels. Une femme me
disait qu’elle ne pouvait regarder que TF1, à cause de son incapacité à être seule. En
creusant un peu, j’ai compris qu’en regardant cette chaîne, qui a le plus d’audience en
France, cette femme avait le sentiment inconscient de voir les images avec d’autres. Elle
était pourtant toujours aussi seule dans son salon… L’habillage de cette chaîne renvoie
d’ailleurs à des images qui apaisent, contenantes14, avec un aspect un peu régressif. Sans
s’en rendre compte, adultes comme enfants choisissent le vecteur d’images qui colle le
mieux avec leur inconscient, de manière à croire que tout ce qu’on leur montre, tout ce
qu’on leur dit, c’est « pour de vrai » ! Et quand il y a plus de un million de
téléspectateurs prêts à le croire, tout paraît encore plus « pour de vrai ».
14. On parle d’attitude contenante lorsque quelqu’un adopte un comportement qui met l’autre en sécurité
affective, à l’image du bébé dans les bras de sa maman.
36
4
Des premières interactions au geste ludo-interactif
En France, très peu de cliniciens d’orientation psychanalytique travaillent sur les
mondes numériques, et plus précisément sur les jeux vidéo. L’indifférence de la plupart
des écoles psychanalytiques pour les images est un héritage culturel très spécifique à
notre pays, qui privilégie toujours le langage écrit à toute autre forme de
communication. Les Anglo-Saxons, dont l’approche est davantage pragmatique, se sont
penchés depuis plus d’une dizaine d’années sur l’impact des images et de l’interactivité.
Une équipe américaine de l’université d’UCLA, et tout particulièrement le
professeur Patricia Greenfield, a ainsi effectué des protocoles de recherche pour prouver
que la pratique des jeux vidéo enrichissait certaines de nos compétences cognitives
comme la spatialisation en 3D, l’intelligence déductive et la capacité à réaliser plusieurs
tâches en parallèle. Howard Rheingold va jusqu’à dire que « les dispositifs de
communication mobiles se transforment en télécommandes du monde réel15 ».
Les enjeux théorico-cliniques de ces nouvelles technologies sont très
importants, car la culture du lien interactif prend une ampleur croissante et touche
maintenant toutes les couches de la société. Bon nombre de nos patients, jeunes ou
vieux, en consultation, en cabinet d’analyste ou en institution psychiatrique, sont des
usagers d’Internet ou des jeux vidéo. Les enfants, eux, sont « nés avec », comme nous
étions nés avec la « nurse cathodique » qu’est la télévision. Alors que nous nous
révoltions avec Clark Gable dans le Bounty ou que nous chevauchions avec John Wayne
en nous identifiant à ces héros, le jeu virtuel donne maintenant les moyens de ressentir
avec notre corps cette illusion nécessaire que nous procurent les images. On est passé de
l’« être comme » (le héros) à l’« être » (le héros).
Le terme « virtuel » est à la mode, et mis à toutes les sauces. Je ne l’aime pas
énormément quand il s’agit de l’opposer de manière systématique à celui de « réel »,
histoire de faire valoir plus ou moins consciemment que le virtuel serait d’une certaine
manière un leurre et que seul le réel compterait ! Il n’est pas besoin d’être philosophe
15. Op. cit.
37
pour souligner que la réalité elle-même est plurielle et que les représentations que nous
nous en faisons sont diverses. Les sentiments, la sensorialité, l’imaginaire font partie de
ce qu’on nomme l’inconscient ou la réalité psychique. Raison pour laquelle les
psychanalystes s’intéressent aux représentations et aux affects qui les accompagnent
plutôt qu’aux faits eux-mêmes ! En revanche, le terme « virtuel », que j’utilise pour
évoquer tout ce qui relève de la communication virtuelle, c’est-à-dire Internet, les jeux
vidéo, les chats et les forums, me semble très riche dans le sens de « réalité en
puissance ». L’expression « en puissance » convient remarquablement, car il y a, pour
l’être humain, dans les espaces virtuels, l’exercice d’une puissance.
Pour bien comprendre cette puissance, il est important de saisir la particularité
de la place du corps dans le jeu vidéo qui a des similitudes avec l’activité du nourrisson.
En effet, un nourrisson de quelques mois ne peut pas encore se mouvoir, mais il possède
une qualité essentielle dans sa découverte du monde : sa main. La première des
compétences sensori-motrices du nourrisson est ce qu’on appelle la coordination visuohaptique, c’est-à-dire la coordination œil-main. Prendre un objet avec la main et
l’approcher de sa bouche lui permet de réaliser son unité corporelle, le bébé faisant
l’expérience qu’un objet vu, entendu, touché, senti et goûté est réellement le même
objet. Cette expérience dite de la « transmodalité » montre bien que nous vivons dans
un monde unifié et cohérent. À partir de là, le bébé abordera ensuite l’abstraction, c’està-dire la possibilité d’imaginer. Cette position active face au monde fait que la main
devient la « métaphore du moi ».
La main est donc la prolongation naturelle du corps dans la découverte du
monde. Lorsqu’un nourrisson s’empare d’un objet et le jette à terre à plusieurs reprises,
tel un chercheur scientifique passionné, il vérifie encore et encore cette expérience
sensorielle active. L’affect de plaisir, voire la jubilation, est essentiel dans
l’apprentissage de cette nouvelle compétence sensori-affectivo-motrice. Freud évoquait
déjà le fait qu’il n’y a pas d’apprentissage sans expérience hédoniste. Ce plaisir est
évidemment renforcé par la passivité motrice et vitale des premiers mois de la vie. Ce
passage de la position passive à la position active face aux autres nous caractérise
comme moyen d’exister. Ainsi la qualité des premières interactions entre le bébé et son
entourage va lui confirmer son impression de vivre dans un univers cohérent, à l’image
38
de la cohérence de ses propres expériences corporelles et kinesthésiques16.
En développant le rôle de sa main comme outil essentiel de ses premières
interactions, le bébé fait une expérience corporelle qui confirme sa certitude d’être en
lien avec le monde qui l’entoure : la proprioception. Il s’agit de l’expérience sensoriaffectivo-motrice d’avoir la certitude d’être l’auteur de ses propres actes. Par
opposition, le délire psychotique se définit comme l’impossibilité pour le malade d’être
sujet de ses actes et de ses dires.
Ces deux concepts clés de la psychologie du développement que sont la
transmodalité et la proprioception s’inscrivent dans une dynamique sensorielle
commune qui interroge le lien du corps et de la pensée. Plus tard, l’enfant, une fois
capable de se déplacer en utilisant toute sa motricité, partira à la découverte du monde
qui l’entoure, en tournant régulièrement son visage vers celui de sa mère. Si celle-ci lui
répond par un sourire d’encouragement, il engagera son corps dans l’action, il prendra
des risques avec son corps, se préparant ainsi à l’interaction avec le contexte
environnant.
Ainsi, tel un nourrisson qui prend le risque de découvrir le monde avec sa main,
le joueur est mis dans une position identique avec le jeu vidéo : seuls comptent la main
et l’œil pour découvrir les images et les interactions grâce à la « jouabilité », ou gameplay. La jouabilité se définit comme la capacité à utiliser les touches du clavier ou de la
manette de jeu de manière coordonnée pour faire évoluer son personnage représenté à
l’écran. L’« organe main » comme prolongation naturelle du moi fait du jeu vidéo le
lieu d’un enjeu qui dépasse le corps dans sa dimension opératoire et qui le situe, avant
tout, du côté du désir et de la pulsion d’emprise.
Cet engagement du corps fait toute la différence entre les images télévisuelles,
dont Serge Tisseron a largement analysé l’impact, et les images fournies par les jeux
vidéo. En engageant son corps dans l’image, à travers la main, le joueur se l’approprie.
La main est à la fois objet de découverte et d’emprise. Ce travail d’appropriation
ressemble au travail que fournit le petit enfant lorsqu’il joue avec des objets. Il
commence en général par les mettre à mal, voire par les détruire, pour mieux se les
approprier. D’où l’importance, par analogie avec le développement du nourrisson, de la
souris ou de la manette dans le jeu vidéo, qui donne au joueur le pouvoir de changer les
16. La kinesthésie est la sensation interne du mouvement des différentes parties du corps assurée par le
39
images et de les faire avancer à sa guise. Winnicott évoque et décrit une phase située
avant l’ère transitionnelle17 : il souligne qu’à un moment donné, le bébé a l’illusion de
créer le monde autour de lui. Le jeu vidéo procède de la même illusion de création du
monde et la maîtrise du game-play peut être un instrument de cette illusion, même si
elle est malmenée par les ennemis créés par le programmeur qui tiennent lieu de tiers
virtuel et empêchent le joueur d’avancer à sa guise. Le jeu vidéo serait donc un moyen
de passer de l’illusion de création du monde à l’ère transitionnelle.
En ce sens, le virtuel renvoie bien à une notion de puissance. D’autant plus que
la plupart des jeux vidéo concernent des contextes d’affrontement (shoot’em up18,
stratégie, courses, tennis, foot…) : il s’agit, avec sa main, de résister, de combattre, de
remplir une mission, et bien sûr de gagner ! De même que le nourrisson découvre de
manière jubilatoire la relation de cause à effet lorsqu’il agit sur son environnement, le
joueur fait l’expérience d’une interactivité sensorielle et vit une illusion d’immersion
dans l’image, illusion renforcée par les effets graphiques.
Prenons l’exemple du jeu Civilisation, de Sid Meier, dans lequel il faut gérer et
développer une civilisation à tous points de vue : social, historique, artistique,
scientifique, économique et guerrier. Le game-play passe avant tout par la maîtrise de
l’interface clavier-souris et par le clic maintenu pour faire avancer les troupes de
combat. La main devient « régnante » et la prolongation qu’est la souris doit cliquer sur
tous les éléments de sa civilisation pour les passer minutieusement en revue et établir
une stratégie adéquate. La douleur musculaire qu’occasionne ce jeu marque le signal
d’arrêt de l’illusion d’immersion. Il y a un paradoxe entre la suite de petits gestes – clic
simple, clic maintenu, appuis successifs mais restreints des touches du clavier – et le
contexte, l’incarnation grandiose du jeu Civilisation. Cette relative incohérence entre
l’exercice d’une sensorialité fine et un enjeu de toute-puissance narcissique transforme
le joueur en « diamantaire » qui travaille avec une loupe, courbé, sur des matériaux
précieux. Dans la plupart des jeux de stratégie en plateau – en temps réel19, comme Age
of Empire ou Cosaques, ou non –, la crispation musculaire devient l’indice de
l’augmentation du stress et apparaît à des moments spécifiques, propres à l’engagement
narratif dans le jeu. Ces moments sont ceux qui mettent en danger l’incarnation de son
sens musculaire et les excitations de l’oreille interne.
17. Période pendant laquelle l’enfant passe de la fusion à l’autonomie.
18. Jeu de tir à la première personne.
40
soi grandiose. Personne, évidemment, n’aime perdre !
Lorsque je parle de « narration sensorielle », je reprends le concept
d’« enveloppe prénarrative » de Daniel Stern. Il s’agit de récits que l’être humain se
raconte concernant des situations de la vie auxquelles il est confronté. Le besoin de
cohérence est vital, et chaque événement exige un début, un milieu et une fin. Dans le
cadre du jeu vidéo, le contexte est proposé, mais c’est le joueur qui construit l’histoire.
L’élément indispensable pour finaliser le récit est l’affect lié à la narration. Le désir de
mener à bien à tout prix une mission et la persévérance que cela exige font du joueur et
de son corps le « lieu » de ces enjeux de maîtrise de la narration sensorielle.
Un autre type de jeu fonctionne selon le mode du FPS (First Person Shoot),
autrement dit « à la première personne ». Le game-play propose des actions proches de
la réalité, comme marcher, courir, se mettre à genoux, à plat ventre, sauter, tirer, attraper
des objets. D’emblée, le sentiment d’immersion apparaît, et l’on se surprend à courir à
travers les décors proposés où la correspondance sonore, qui varie suivant le terrain –
flaque d’eau, tapis de feuilles, intérieur d’une maison… –, crée du plaisir. Ce type de
jeux propose un sixième sens, celui du mouvement. Le réalisme de plus en plus pointu
des décors et des personnages rend ces jeux, pratiqués en solitaire sur PC, très aboutis
en terme d’illusion d’immersion et remplit l’idéal des enfants biberonnés aux images :
l’impression kinesthésique de « marcher dans l’image ». Grâce à l’univers sonore et à la
troisième dimension, la profondeur, l’intensité affective est proche de la jubilation. Un
joueur passionné m’a ainsi déclaré : « Le jeu me place au bord de précipices existentiels
que j’adore. »
La génération des jeux vidéo en véritable 3D enrichit cette dimension onirique
que représente le fait de pénétrer dans l’image pour la maîtriser grâce à l’organe main.
Bien évidemment, cela constitue une forme de retrouvailles avec un schème sensoriaffectivo-moteur archaïque. De nouveau, l’excès de tension musculaire va signaler la
non-maîtrise de telle ou telle phase du jeu. Quand je parle de « non-maîtrise », je fais
référence au problème de la préhension musculaire, mais surtout au niveau psychique : à
la difficulté de changer le cours des événements, dans un contexte de toute-puissance
narcissique, sachant que le but du jeu est de gagner ! La manipulation motrice est au
service du moi. C’est la narration sensorielle du jeu qui permet de lier les
19. On parle alors de jeux RTS, « real time strategy ».
41
représentations, ce qui conduit à émettre l’hypothèse qu’il y a dans le jeu vidéo off line
un enjeu autothérapeutique.
Dans la plupart des jeux, nous devons suivre des règles strictes, qui font du
programmeur de jeux ou de l’intelligence artificielle le représentant du « surmoi
virtuel ». Dans le contexte proposé, il ne nous est pas possible de tout faire. Le jeu vidéo
n’est donc pas seulement un lieu de décharge, mais il impose des règles de game-play
cohérentes avec la narration proposée. Par exemple, dans une des missions du jeu Half
Life, on échoue si l’on tue un scientifique alors que ce dernier s’interpose. Dans Medal
of Honor, une mission consiste à saboter discrètement un entrepôt sans déclencher
l’alarme. Muni de plusieurs armes de gros calibre, le joueur doit se contenter d’utiliser
une arme blanche pour agir le plus discrètement possible. La tension est alors d’autant
plus forte qu’une mission précédente exigeait du joueur de tirer le plus vite possible sur
tout ce qui bouge. Après « tuer le plus possible d’ennemis », la variante « se faire le
plus discret possible » vient confronter le joueur à la capacité de supporter la frustration.
Chaque joueur ayant un rapport particulier à la frustration, le jeu vidéo vient alors la lui
révéler.
À travers ces exemples, il m’importe de montrer à quel point le jeu vidéo peut
être un révélateur de la psychologie du joueur et que celui-ci ne choisit pas tel ou tel jeu
par hasard. Dans mon travail d’accompagnement de patients par le jeu vidéo, je
recueille des informations importantes sur l’évolution du patient à travers ses choix. Je
me souviens ainsi d’un patient qui avait du mal à prendre sa place dans sa vie
personnelle et professionnelle. Lorsqu’il m’a annoncé un jour qu’il quittait le jeu de
L’Entraîneur pour passer à Fifa, un jeu de foot sur le terrain, j’ai compris qu’il
franchissait une étape et qu’il allait vraisemblablement devenir plus acteur de son
existence. Un autre patient, quinquagénaire et cadre dans une entreprise de presse, avait
du mal à entrer en conflit avec ses collaborateurs. Au terme d’une partie de Sim City de
plus de cinq heures, il s’est senti maître de la ville. Plus sûr de lui, il s’est ensuite
autorisé à dire « non » à des collaborateurs sans pour autant entrer dans un conflit
préjudiciable à tous.
Un des intérêts des jeux vidéo est aussi qu’ils fonctionnent par essai-erreur.
Malgré les règles imposées par les concepteurs, il est possible de chercher la faille pour
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s’approprier le jouet et l’histoire. J’avais ainsi proposé à une petite fille de 8 ans un jeu
ludo-éducatif. Il s’agissait de choisir des ingrédients pour préparer un sandwich.
L’enfant, incarnant le marchand, juxtaposait les couches d’aliments selon les souhaits
du client. Systématiquement la petite fille se trompait « pour faire exprès », pour
entendre le marchand, qu’elle avait choisi d’incarner, dire : « Je me suis trompé, mais ce
sandwich n’a pas l’air mal du tout ; je vais donc le manger ! » Cette mise en scène de
l’erreur a permis à l’enfant de s’approprier le jeu et de recouvrer une curiosité qui lui
faisait cruellement défaut dans la vie quotidienne.
De même que le nourrisson agit dans la répétition avec essai-erreur pour se
construire dans un monde cohérent, le joueur est aussi souvent obligé de recommencer
plusieurs fois un même niveau avant de passer au stade suivant. Mais comme le
nourrisson peut se lasser de la répétition, par exemple lorsque la mère refait
inlassablement la même interaction, le joueur peut lui aussi s’ennuyer. D’où l’intérêt de
ce que l’intelligence artificielle met en œuvre avec la fonction dite de sauvegarde.
Chaque fois qu’elle est utilisée, les réactions des ennemis changent et les interactions
varient donc sur le même thème, en fonction du contexte, enrichissant donc de nouveau
l’illusion d’immersion. Le mode d’utilisation de la fonction de sauvegarde révèle
d’ailleurs la capacité du joueur à prendre ou à ne pas prendre des risques avec son
double dans le jeu.
Un autre intérêt du jeu est que l’illusion d’immersion favorise l’oubli, ou plus
exactement l’automatisme de l’acte. Le but ultime du jeu vidéo est de paraître le plus
naturel possible, de faire oublier les interfaces et finalement de sublimer le corps. Avec
le jeu vidéo, le joueur utilise donc sa main pour qu’une représentation incarnée puisse
marcher, courir, sauter. Il joue à être, ou il joue à l’histoire d’être un autre. On peut
estimer que cette illusion est curative, comme le jeu permet à l’enfant de rester actif face
à des situations qu’il ne contrôle pas. De même que, par le jeu, le nourrisson devient
metteur en scène de ses propres enjeux de vie et de mort, le joueur revisite, parfois à son
insu, ses pulsions de vie et de mort à travers le jeu vidéo. Pour le psychanalyste
s’impose alors l’analogie entre l’inconscient et l’espace virtuel. L’exploration de cette
analogie en est à ses balbutiements.
Ma première approche du jeu vidéo d’un point de vue thérapeutique s’est faite
43
dans un institut médico-éducatif (IME) où se trouvent des personnes touchées par les
pathologies les plus lourdes. J’y avais été embauché pour un travail de recherche sur
l’utilisation des jeux vidéo avec des psychotiques et des autistes. Grâce à IBM, un
important budget avait été alloué à notre équipe. Chaque jour, pendant un an, j’ai ainsi
rencontré un adolescent autiste, avec un handicap moteur important, dont la
coordination main-œil n’était cependant pas altérée. D’ordinaire, les jeunes étaient
laissés seuls devant l’ordinateur. Je me suis installé à côté de cet adolescent et je l’ai
regardé jouer à Tomb Raider, jeu connu de tous par son héroïne Lara Croft. Dans un
premier temps, j’ai été très impressionné par sa capacité à jouer. Virtuellement, il
pouvait réaliser tout ce qu’il ne parvenait pas à entreprendre dans la réalité. C’était
admirable ! Épaté par sa prouesse, je l’ai valorisé, tandis qu’il jouait, par des petites
phrases comme : « Ah ! c’est super ! » Ou : « Qu’est-ce que tu es fort ! » Ainsi s’est
instauré un véritable travail de réparation narcissique.
Ces enfants-là ont des blessures narcissiques importantes dues le plus souvent au
fait que leurs parents ont également souffert d’avoir un enfant « de cette sorte ». Je l’ai
donc investi comme un héros. Le premier effet thérapeutique chez ce jeune assez
sauvage a été une meilleure capacité à supporter les autres. Le second effet était lié à ce
que le jeu lui-même proposait et lui offrait comme sublimation. Ce jeune avait tendance
à devenir « accro » aux jeux vidéo, et moi j’avais tendance à me dire que c’était plutôt
assez bénéfique pour lui. Que ce jeune puisse échapper à l’image que lui renvoyait son
entourage m’a semblé plutôt réparateur. Le surinvestissement de l’image vient toujours
pallier un manque.
Le jeu vidéo ressemble au jeu de la bobine par sa capacité à faire apparaître ou
disparaître quelque chose de l’image fantasmatique de la mère. Si le petit-fils de Freud
souhaitait y jouer, c’est peut-être parce qu’il savait que son grand-père le verrait jouer.
De même pour cet adolescent autiste que je regardais jouer. Cela me donne envie
d’encourager beaucoup de parents à regarder leur enfant jouer aux jeux vidéo pour
favoriser une interaction valorisante vis-à-vis de l’enfant joueur, acteur et metteur en
scène. Comme pour la télévision, l’implication des parents est importante.
Enfin, j’insiste sur le fait que s’attaquer aux images pour se les approprier est
une stratégie saine : celle de l’enfance. Acheter Flight Simulator, jeu vidéo dans lequel
on pilote des avions, pour prendre le contrôle d’un Airbus et s’écraser contre les Twin
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Towers est, à mon sens, une manière de ne pas sombrer dans la complaisance à
l’irréversible. Le geste ludo-interactif donne corps aux images et permet de prendre de
la distance avec son vécu émotionnel. Dans une société où les images deviennent des
repères culturels, le jeu vidéo devient donc un véritable enjeu d’appropriation des
images.
45
5
Le bal masqué du chat et du blog
Suivant les blessures qu’il a vécues dans la petite enfance, l’adulte utilise les
objets technologiques à sa portée comme des supports qu’il va investir affectivement. Il
va même parfois attendre d’eux bien plus qu’ils ne peuvent lui donner. C’est ainsi qu’au
lieu d’utiliser leur portable par apragmatie, c’est-à-dire pour transmettre une
information, certains téléphonent pour rien : « Je suis dans le métro. » « C’est moi,
salut ! » De même que la mère rassure l’enfant sur sa présence en parlant à haute voix
alors qu’elle a disparu de son champ visuel, certains éprouvent le besoin de rassurer
l’autre ou de se rassurer eux-mêmes. Bien qu’il soit sans fil, le portable se transforme en
cordon ombilical. Je ne crois pas pour autant que l’objet technologique en soi
infantilise, mais il vient en revanche révéler la part infantile de l’être humain. Suivant
les cas, il peut soit avoir des effets thérapeutiques en permettant par exemple une
sublimation, soit devenir l’expression d’une pathologie.
Le chat – qui s’est considérablement développé ces dernières années, tant chez
les hommes que chez les femmes – offre des possibilités extraordinaires d’échapper à
une certaine image de soi, à ce qu’on est dans la réalité. On peut jouer avec soi. Untel
fera croire qu’il a 16 ans alors qu’il en a 70, tel autre se fera passer pour une fille… La
dimension de jeu avec soi-même ou de fuite est une constante dans le chat. Néanmoins
l’intérêt ou le danger du chat réside précisément dans le fait qu’on ne sait pas qui est
l’autre et qu’on peut évidemment projeter sur lui ce que l’on désire.
Y a-t-il là une illusion de fusion ? Dans les chats, les personnes utilisent un nom
d’emprunt, suivi en général d’une petite phrase comme « Où est mon prince
charmant ? » ou bien « Cherche l’amour avec un grand A ». Le chat fournit facilement
l’illusion de la fusion amoureuse. Tout comme dans les premiers temps de la relation
mère-bébé, où l’enfant ne voit pas l’autre réellement, mais se lit dans le visage de sa
mère, la personne est renvoyée dans le chat – où l’on ne voit pas l’autre – à cette
première relation amoureuse. Nous sommes de nouveau dans la problématique de
l’amour idéal : l’autre est investi à l’image de notre désir et non pas en fonction de ce
qu’il est.
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Mais il ne faut justement pas oublier que l’autre répond. Le chat, ce n’est pas la
télévision. Et l’autre ne répond pas nécessairement ce que nous avons envie d’entendre.
En revanche, il peut arriver que quelqu’un trouve dans la masse de gens qui s’adonnent
au chat un garçon ou une fille qui va lui faire revivre ce sentiment amoureux intense
mère-bébé. Il s’agit alors d’une composition à deux, par les mots, qui peut conduire à ce
que Daniel Stern appelle l’« accordage affectif ». Le chat crée d’excellents accordages
affectifs qui peuvent venir réparer quelque chose à ce moment-là.
À force d’avoir chatté, certains se sentent mal, l’accordage affectif parfait étant
rare. Dans le chat comme dans la réalité, la plupart du temps, les filles demandent :
« Que fais-tu dans la vie ? Qu’est-ce qui t’intéresse ? », et les garçons répondent :
« Quel est ton tour de poitrine ? » L’idéal amoureux est différent chez les garçons et
chez les filles. Cette différence casse souvent la relation ou favorise, de manière parfois
brutale, la désidéalisation. Ainsi, certaines personnes s’effondrent parce qu’elles ne
connaissent pas celui qui va tout d’un coup leur dire : « Cela ne m’intéresse plus de
parler avec toi, c’est fini entre nous. » Dans le chat comme dans la réalité, il faut
pouvoir supporter qu’un terme soit mis à une relation. Si le surinvestissement de l’outil
technologique est important ou si la personne est fragile, elle peut tomber de très haut.
L’utilisation autothérapeutique du chat est encore peu explorée, à double face.
Dans une émission belge, Écran témoin20, à laquelle j’avais été invité, une femme d’un
certain âge racontait que son fils lui avait conseillé de chatter, alors qu’elle traversait un
moment difficile et qu’elle se sentait extrêmement seule. Elle disait avoir retiré de
grands bienfaits de son inscription sur un site de rencontres, parce qu’elle avait pris le
risque de la rencontre IRL (In Real Life), c’est-à-dire dans la réalité. Par ailleurs, elle
avait été frappée par toutes les questions que des jeunes pouvaient lui poser sur la
sexualité. Elle reconnaissait être tombée très vite sur des sites X, en disant qu’« à la
longue on ne les voit plus ». Elle insistait surtout sur le plaisir qu’elle avait eu à se
fabriquer un pseudonyme, à en changer aussi, bref, à jouer. À l’entendre, il semblait
évident qu’elle était sortie de sa dépression grâce au chat, en recouvrant, par la
sollicitation valorisante des hommes, une image positive d’elle-même.
En revanche, une jeune fille de 15 ans qui avait été, elle aussi, blessée par la vie
20. Sur « Les accros aux mondes virtuels », 14 avril 2003, produite par J. Liesse.
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a raconté qu’elle était entrée en dépression à force de chatter. Elle avait commencé
« pour s’amuser, après l’école », mais en était venue à « ne plus dormir, à manger
devant l’ordinateur et à perdre ses amis dans la vie ». Si le chat peut dans certains cas
rompre l’isolement, il peut aussi le renforcer. Le chat est à double tranchant. « J’avais
des crises de larmes quand quelqu’un me disait quelque chose de méchant dans le
virtuel », témoignait une invitée. C’est une « illusion d’amis », avait-elle également
souligné. Sans le savoir, cette jeune fille apportait une des définitions possibles du chat :
il donne une illusion de réponse !
La console peut être « ce qui console » et donner la satisfaction de « l’amour
qu’on n’avait plus », selon les mots d’un autre invité. Malgré la possibilité de se
connecter avec une partie importante de la population mondiale, le repli sur soi par le
chat peut paradoxalement favoriser une réparation narcissique. Dans ce bal masqué où
chacun se déguise au gré de ses fantasmes, le royaume de la passion amoureuse est aussi
celui de l’infidélité virtuelle. Certaines femmes, proches de la cinquantaine, dont le
dernier enfant est parti de la maison, qui n’ont plus d’intimité avec leur mari, utilisent le
chat comme un moyen de flirter avec les limites sans jamais les dépasser. C’est ce
qu’on peut appeler des scénarios d’infidélité virtuelle : avoir un amant virtuel à travers
des échanges de mots érotiques. Cette activité cérébrale peut néanmoins réveiller la
sensorialité, raison pour laquelle beaucoup de gens ont honte d’évoquer qu’ils chattent.
En effet, le chat s’accompagne souvent de pratiques solitaires comme la masturbation.
Il arrive dans des couples qui se sont rencontrés par Internet que l’un des deux
continue à chatter. Cela peut donner lieu à des crises de jalousie importantes et mettre
en place de nouveaux enjeux de séparation ou d’éclatement de la famille.
En thérapie, on s’aperçoit que toutes ces pratiques sont la traduction de quelque
chose de plus profond. Une de mes patientes, mariée, avec deux enfants, accro au chat,
est venue me trouver avec deux plaintes : d’une part, elle n’avait plus de désir pour son
mari ; d’autre part, elle n’avait jamais connu son père, qui était parti quand elle avait
deux ans. Elle a commencé à chatter lorsque son dernier fils a eu deux ans. En analyse,
elle a réalisé qu’elle ne répondait qu’aux hommes de 50-60 ans, qui ne faisaient aucune
faute d’orthographe et qui écrivaient dans un style laissant penser qu’ils exerçaient une
profession libérale. C’étaient en fait les seuls renseignements dont elle disposait sur son
père. Cette femme était accro car elle se trouvait dans une quête désespérée de son père.
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Elle savait pertinemment qu’elle ne retrouverait pas son père par le chat, mais continuait
à s’en donner l’illusion. Avec ces hommes avec lesquels elle communiquait par le chat,
elle entamait l’Œdipe qu’elle n’avait pu vivre avec son père, en développant des
relations de désir, d’allumage, de peur de ses propres désirs. Alors qu’elle en était à un
moment de son analyse où elle s’interrogeait sur ses identifications sexuelles – car,
n’ayant pas eu de père, elle s’était retrouvée formant couple avec sa mère –, elle avait
choisi pour écrire ses messages le violet, une couleur qu’on considère comme
« bisexuelle », mélange de bleu et de rose ! Et, bien sûr, elle ne cherchait jamais à
rencontrer les personnes en IRL. Ce n’était pas son objet.
C’est dire combien la manière dont est pratiqué le chat est révélatrice de
problèmes personnels intimes. Des névrosés de base trouvent ainsi le moyen de flirter
avec la limite, en ayant, comme tous les névrosés, peur de leurs désirs. J’avais ouvert
une salle de dialogue en ligne que j’avais intitulée « Le psy vous reçoit ». J’y expliquais
que je réalisais une étude. J’ai ainsi reçu des témoignages illustrant ce constat. Je me
souviens d’une femme de 30 ans qui, ayant été abusée par son propre père, avait quitté
la cellule familiale. Elle s’était installée aux Pays-Bas, où elle avait rencontré un homme
bien plus âgé qu’elle, avec qui elle avait eu trois enfants. Mais elle n’avait plus de
rapports sexuels avec lui depuis quelques années. Dans un premier temps, le chat a été
pour elle un moyen de faire payer quelque chose aux hommes. Elle était « modérateur »
dans une salle à connotation sexuelle, c’est-à-dire qu’elle avait la possibilité de bannir
certains utilisateurs. Son grand plaisir était de provoquer les hommes sexuellement, puis
de leur interdire l’accès du chat quand ils allaient un peu trop loin. Elle le faisait pour
quelques heures, une journée ou davantage, en ayant conscience que ce procédé faisait
émerger toutes ses pulsions agressives envers les hommes – comme le fait de se refuser
à son compagnon dans la vie était une manière de le punir. (De même, l’éjaculation
précoce est pour certains hommes un moyen inconscient de faire payer quelque chose
aux femmes.) Cette femme a donc compris que la cessation des relations sexuelles avec
son compagnon ne s’expliquait pas seulement par son absence de désir, mais qu’il y
avait un lien avec son histoire antérieure. Elle avait pris « Blanche-Neige » pour
pseudonyme, c’est-à-dire l’image d’une jeune fille bien sous tout rapport, sans danger,
un peu asexuée. Exactement le contraire de la reine mère dont Woody Allen parle dans
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Annie Hall et qu’il dit préférer à Blanche-Neige, tout simplement parce qu’elle est
autrement plus attrayante et sexy !
Par le chat, cette « Blanche-Neige » a rencontré un homme qui avait choisi un
pseudonyme bienveillant et très idéalisé du style « Prince charmant ». Par double clic,
elle a commencé à avoir des relations avec lui, à entretenir des échanges érotiques par
les mots. Cela a réveillé sa sensorialité. L’homme a souhaité la rencontrer. Lors d’un
premier échange téléphonique, il lui a avoué qu’il n’avait pas 45 ans, mais 75. Elle a
alors vécu une désillusion terrible, mais ces échanges érotiques avaient remis en route le
circuit de son désir et elle a pu reprendre une vie sexuelle avec son compagnon.
Le chat est une cour de récréation, de re-création, avec tout ce que cela comporte
de répétition. La personne y répète profondément quelque chose de son histoire, de ses
compulsions. C’est un bal masqué qui relie les inconscients entre eux avec des
projections de toutes sortes.
Le chat peut aussi être pour certains un lieu de résistance, c’est-à-dire l’occasion
d’un combat dans l’ombre. Je me souviens d’un dialogue avec une femme. Elle
commençait à se décrire ainsi : « Je mesure 1 mètre 55 et je pèse 75 kilos. Vous voulez
toujours parler avec moi ? » J’ai répondu oui. Comme elle attendait sans doute d’être
confirmée dans sa solitude, le dialogue a vite tourné court. Pour les gens qui n’ont pas
une bonne image d’eux-mêmes, le chat est un lieu où il est possible de s’exposer (« je
suis comme ça ») tout en ne s’exposant pas, c’est-à-dire sans se montrer pleinement tel
qu’on est. Ainsi, certaines personnes peuvent renforcer leur conviction que, décidément,
personne ne les aime, puisque quelqu’un peut aussi bien répondre à cette femme :
« Cela ne m’intéresse pas de poursuivre. » Ce type de recours au chat dévoile la
dimension masochiste, inconsciente, de certains usagers.
À tout point de vue, le chat est un merveilleux outil pour étudier les relations
humaines ; c’est en quelque sorte une caisse de résonance de l’inconscient. Lors d’une
émission, une habituée du chat signalait judicieusement qu’« on ne sait pas donner
d’intonation aux mots et que souvent les gens ne comprennent pas » ! D’où l’utilisation
de smileys pour pallier ce manque. Ils mettent en scène des attitudes pour affiner l’écrit
ou le contredire sous forme d’injonction paradoxale. Une phrase très romantique peut
50
par exemple être accompagnée d’un smiley qui tire la langue !
À travers le virtuel s’exprime souvent la recherche d’une relation fine comme
celle que devrait offrir le face-à-face dans la réalité, avec tout ce que cela entraîne de
blessures, mais aussi de réparations. Le développement exponentiel du visio-chat
s’inscrit dans cette recherche du « faire comme si c’était en réalité », mais, là encore, il
ne s’agit que d’images, tout comme les lettres qui s’affichent sur l’écran ne sont que des
images de lettres.
Un collègue chercheur m’a expliqué qu’il avait beaucoup de mal à écrire sur
écran, car cela mettait sa pensée trop fortement en scène ! Dans le même ordre d’idées,
j’aime raconter cette anecdote : une institutrice spécialisée avait écrit sur un ordinateur
le nom d’un enfant atteint de psychose infantile, qui n’avait pas accès à la lecture et à
l’écriture, avec une belle police de caractères de taille 24. L’effet fut magique. En
voyant son nom écrit en grosses lettres, l’enfant s’est senti exister ! Pourquoi donc
reprocher aux adolescents de ne plus écrire, alors qu’ils n’ont jamais tant écrit et qu’on
voit pointer la troisième génération de portables et de visiophones où, par images
interposées, l’autre sera en principe condamné à l’explicite par le seul fait d’être
visible ? Faisons confiance à la jeunesse qui ne manquera pas de trouver mille et une
astuces pour s’en amuser, grâce à de nouveaux procédés de déformation technologique !
La messagerie instantanée (Messenger de type MSN) attire 35 % des internautes
en France. En raison de la rapidité de ce type de communication, l’erreur
(orthographique, stylistique…) se rapproche plus du lapsus, du ratage verbal que d’un
manque de connaissance, car la messagerie instantanée n’exige pas la même élaboration
que pour un véritable travail de rédaction ou une lettre manuscrite. L’écriture garde
cependant ici sa valeur thérapeutique grâce à la possibilité de sauvegarder ou non un
texte. Reste à savoir pourquoi des collégiens ou lycéens qui se voient toute la journée
passent leurs soirées à dialoguer par messagerie instantanée. Il y a deux hypothèses.
D’une part, la confrontation à l’autre sexe est problématique chez l’adolescent et le chat
l’aide à briser plus facilement le miroir de ses désirs. D’autre part, le chat permet de
dialoguer en dehors du regard du groupe. Une jeune patiente me faisait ainsi remarquer :
« Quand on est en groupe, on ne peut pas tout se dire, on ne peut pas s’isoler pour parler
de manière plus intime. »
Toujours est-il que je suis convaincu que le bal masqué qu’est le chat voile
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beaucoup de problèmes, psychologiques bien sûr, mais aussi sociaux, économiques et
politiques. Si tant de personnes se sont ruées sur cette nouvelle culture pour tenter
d’aller mieux, c’est bien qu’elles allaient mal.
Faut-il alors estimer que c’est le chat qui bafoue certaines valeurs, ou que les
personnes y recourent parce que certaines valeurs ont été bafouées ? Puisque je me
refuse à diaboliser les nouvelles technologies, je serais plus tenté de dire que notre
société a créé des blessures narcissiques considérables que les personnes cherchent à
soigner, désespérément parfois. Le chat pallie beaucoup de frustrations et représente un
outil de toute-puissance face au sentiment d’incomplétude. Rares sont ceux qui, dans la
vie réelle, échangent avec une multitude de personnes de tous horizons ! La
mondialisation des échanges par Internet nourrit finalement l’idéal de la perle rare :
l’homme ou la femme de notre vie existe forcément quelque part sur cette planète,
n’est-ce pas ?
Le blog – espace personnel où un internaute tient un journal que tout le monde
peut consulter à tout moment et auquel tout le monde peut réagir – constitue lui aussi
une sorte de bal masqué, puisqu’il est possible de créer un blog avec n’importe quel
nom. Le nombre de blogs, estimé à 1,5 million en France et dont une écrasante majorité
est tenue par des adolescents, est en augmentation constante. Béquille pour beaucoup,
après un deuil ou une rupture, le blog révèle l’aspect thérapeutique de l’écriture, son
« côté exutoire », selon les termes d’un blogueur.
Le blog, c’est d’abord pour soi. Il ressemble donc par certains aspects au journal
intime. À la différence qu’il peut être lu par tout le monde ! Prenons un exemple récent.
Un jeune a été exclu de son établissement scolaire pour avoir insulté des professeurs
dans son blog. Cette sanction m’a beaucoup choqué. Cet événement montre bien
qu’Internet donne une dimension planétaire à l’expression personnelle. Auparavant,
cette réaction n’aurait eu qu’une dimension locale : on aurait demandé au meilleur en
dessin de la classe de faire une caricature du professeur et tous les élèves auraient bien ri
en la voyant affichée sur un mur du collège. L’apprenti dessinateur aurait été convoqué
par le proviseur et l’on serait passé à autre chose ! C’est bien parce que le blog peut être
lu par tout le monde qu’il confère à des jeunes un pouvoir qu’ils n’ont pas dans la
réalité. Je ne m’étonne pas que l’élève sanctionné soit un des plus brillants de sa classe.
52
Vraisemblablement soumis à de grandes pressions scolaires, il a trouvé par le blog un
moyen d’y échapper.
Lorsque j’ai été questionné à la télévision sur cette affaire, j’ai été surpris par
l’insistance sur la nécessité d’une juridiction sur Internet. Bien sûr qu’il faut rappeler ce
qui peut être dit et ce qui ne peut pas l’être. Mais alors, soyons cohérents ! Je ne
comprends pas que, dans une société qui vise l’égalité des sexes, on se soit montré plus
heurté par des propos diffamatoires sur la vie intime d’un professeur de sexe féminin
que par des propos comparables sur un professeur de sexe masculin. Je crois surtout que
ce qui n’a pas été supporté, c’est d’une part l’enjeu de pouvoir entre des enseignants et
des jeunes et d’autre part la puissance du message en images : les mots ne suffisent plus
dans notre société. Mis en images, ils parlent.
Face à cette affaire, ma question est la suivante : si un professeur ne supporte pas
que l’on mette à mal son image, quelle est alors sa capacité à assurer une classe ?
Enseigner, avec sa motivation de transmettre du savoir, comporte évidemment une part
narcissique, mais avec le risque d’être blessé dans son narcissisme, comme toute
personne publique. Cependant, si un élève dit d’un professeur qu’il est nul, c’est bien
que l’enseignant a, d’une manière ou d’une autre, autorisé quelque chose. Certains
adolescents que je reçois en thérapie ont des rapports conflictuels avec leurs
professeurs, mais jamais avec n’importe lesquels. Aussi, la décision d’exclure pour
l’année le jeune qui s’est exprimé dans son blog me semble excessive.
Les piratages de mails entre camarades, tel qu’il y en a eu dans divers
établissements scolaires, constituent, eux, de véritables viols d’identité. En raison du
souci des collèges de préserver leur image, et parce qu’il s’agissait de règlements de
comptes entre camarades n’impliquant aucun adulte, ces affaires – que je considère
comme très graves – n’ont pas eu droit à la même publicité ni au même traitement. En
définitive, c’est le contre-pouvoir exercé par des jeunes dans leurs blogs vis-à-vis
d’adultes en situation d’autorité qui est considéré comme insupportable, et non le
contenu même des blogs.
Je m’interroge donc sur les chats et les blogs comme lieux de déni de la
différence des sexes, certes, mais aussi de la différence des générations. Comme si
quelque chose était désormais faussé entre les générations, puisque l’outil informatique
– remarquablement maîtrisé par les plus jeunes, qui sont nés avec les images et qui
53
pensent en images – creuse le fossé. Il est temps de considérer le partage on line comme
une nouvelle forme de socialisation pour la jeunesse et comme une véritable culture, de
même que le texto est un nouveau moyen de s’approprier la langue française en la
détournant. J’y vois un enjeu de taille, dont l’école va devoir prendre la mesure.
Les blogs ne sont donc pas vraiment des journaux intimes. Un dessin
humoristique du Monde21 l’illustre bien. À la question d’un personnage : « Je peux
savoir ce que tu racontes sur moi ? », l’autre répond : « Ça ne regarde que les autres. »
On dit que les web-blogs sont propres aux adolescents, parce qu’ils sont un moyen pour
eux d’exister en dehors du monde de leurs parents, des adultes en général. Or, je crois
que, paradoxalement, ils espèrent secrètement qu’ils soient lus par leurs parents, et
même qu’ils s’adressent souvent à eux. Ces nouveaux journaux intimes peuvent ainsi
mettre en avant des problèmes de communication intrafamiliale, être révélateurs de
l’absence de dialogue dans certaines familles. Mais ils sont aussi révélateurs de ces
familles où l’on se dit tout. J’observe de plus en plus de parents qui racontent leurs
histoires les plus intimes à leurs adolescents ou qui se comportent comme des amis,
plaçant ainsi leurs enfants trop précocement en position d’adulte. Cela complique la
situation. Car quand un père dit à son fils : « Je sais que tu veux me dire merde »,
l’adolescent se retrouve dans une situation où il n’a plus le désir de le dire, puisqu’on lui
en donne l’autorisation. Le web-blog va alors être un moyen d’échapper à ce subtil
contrôle parental et de l’afficher publiquement.
Cette mise en scène de l’intimité est aussi révélatrice de notre époque inondée
d’images, où il faut être vu pour exister. « Je passe à la télé, donc je suis », comme je
l’ai déjà souligné. Le web-blog permet à l’image d’exister, même si ce n’est qu’à travers
le traitement de texte. Utiliser des polices de caractère de plus en plus grosses et en gras
équivaut au fait de crier. L’adolescent exprime alors ce qu’il est, à travers des mots,
mais aussi à travers des images. Les web-blogs sont en effet la parfaite illustration de ce
que j’appelle « penser en images » : on écrit en images, on souffre en images, on « a la
rage » en images. Et les images parlent d’elles-mêmes.
À travers le web-blog, l’adolescent peut « mettre en scène » sa souffrance, avec
le narcissisme propre à cet âge – et un narcissisme planétaire, puisque Internet est un
21. « L’univers des blogs, ses habitants, ses rites, son langage », dimanche 22-lundi 23 mai 2005.
54
outil planétaire. Comme Clémence, la jeune fille de 14 ans qui avait annoncé son
intention de se suicider sur son web-blog avant de passer à l’acte, l’adolescent peut en
faire un usage désespéré, mais aussi un usage profondément positif. Car il est à un âge
où il doit quitter les figures parentales pour aller vers ses pairs. Il a besoin de se
retrouver dans un groupe comme dans une enveloppe qui viendrait le contenir. Dans le
web-blog, il peut retrouver quelque chose de ce désir d’être en groupe virtuellement, et
le valoriser par toute une mise en scène : il se représente au milieu de photos de ses
copains ou de ses stars préférées, il ouvre des forums de discussion. Il propose une sorte
de représentation d’une mémoire affective commune, qui renforce ce sentiment
d’appartenance à un groupe, comme un show-room du plaisir d’être ensemble.
Dans les web-blogs, les adolescents existent à l’image et dans le regard de
l’autre. Il peut s’agir d’un exhibitionnisme sain, une forme de sublimation, un moyen
d’évoquer ce que l’on est, sans honte et en l’embellissant. Enfin, les blogs sont, pour
moi, des actes de création – et ils témoignent souvent d’une grande créativité de la part
de leurs auteurs. Même si l’on peut se demander, comme pour toute création artistique :
pourquoi crée-t-on et pour qui ?
Créé pour être lu par d’autres, le blog traduit finalement comme le chat qu’« on
vit dans un monde où il faut se montrer fort, sans faille, et dans lequel il est difficile
d’être soi-même », comme témoignait une blogueuse22. Je considère donc cette chambre
virtuelle comme un autre lieu possible de réparation narcissique. Ce n’est pas étonnant
que le blog, qui est un espace à soi, convienne particulièrement aux adolescents en
recherche de fusion groupale pour résister dans l’ombre aux idéaux parentaux. Il permet
aussi des joutes verbales, l’expression de rivalités, des insultes à travers des photos
retouchées, de la mise en scène à travers des photos scabreuses, la sublimation de ses
pulsions sadiques, ou encore l’expression de sa morbidité, c’est-à-dire du sentiment que
grandir, c’est mourir un peu ! Beaucoup de jeunes – mais aussi d’adultes – font des
images des fétiches pour combler des angoisses de séparation, comme pour rester en vie
tout en exprimant des fantasmes, des pulsions agressives et des pulsions de mort. D’où
leur valeur autothérapeutique : j’exprime mon mal-être, mais, au moins, j’existe par
mon mal-être !
22. « C’est l’heure du blog », La Croix, 5 et 6 février 2005.
55
Dans le bal masqué des chats et des blogs, le choix de l’avatar23, c’est-à-dire de
son représentant virtuel, a donc une importance capitale. Des personnes en quête de leur
identité homosexuelle, n’osant pas se présenter comme telles dans la réalité, peuvent par
exemple prendre l’identité d’une fille. C’est duper l’autre, mais aussi se duper soimême. En utilisant des mots de fille, on est déjà dans la dimension psychique de ce
qu’un homme aimerait mettre en scène chez une femme. On peut même penser qu’avant
de passer à l’acte par une opération chirurgicale, on peut ainsi rentrer dans la peau du
personnage qu’on aimerait être. C’est donc une fois de plus s’inscrire dans l’idéal.
Pour le psychanalyste, il s’agit d’interroger les pratiques face à ces nouvelles
technologies, en ayant conscience que l’être humain cherche toujours à mettre du tiers à
tout prix dans tout ce qui lui arrive pour ne pas s’enfermer dans une relation duelle. Ce
que j’évoquais de ma propre histoire avec la télévision comme tiers – pour ne pas
sombrer dans une relation mortifère avec ma mère – est aussi vrai pour le chat. Le chat
serait comme un entraînement symbolique pour mettre du tiers – ici, c’est la réponse de
l’autre qui tient lieu de tiers, en tant qu’elle n’est pas toujours celle que l’on attend, nous
empêchant par là même d’être dans une relation fusionnelle. La personne recherche et
joue avec ce qui manque, pour trouver quelque chose de cette absence, puisqu’il y a
dans l’espace du virtuel toujours quelque chose de cet Autre, das Andere comme dit
Freud. Le chat comme le blog ne se réduisent donc pas à un miroir, même s’ils offrent
la tentation de s’y limiter. En raison de cet Autre psychique, on peut s’y libérer
psychiquement de certaines contraintes ou interdits pour s’autoriser à agir avec moins
d’inhibitions dans sa réalité intrafamiliale. Le chat peut ainsi avoir une fonction contraphobique pour l’agoraphobique qui se livrera par ce biais à un exhibitionnisme vivable.
Mettre en scène dans le cadre virtuel une part de ses interdits ou de ses craintes peut
donc avoir des effets positifs dans le réel. Recouvrir son visage d’un masque dans le
chat ou enfiler un costume dans le blog, pourquoi pas ? Après avoir cherché à échapper
à un réel trop pesant, le chatteur et le blogueur peuvent se préparer à s’approprier le réel
autrement. C’est pourquoi « Emma Bovary pour qui le fantasme avait plus de réalité
que la vie elle-même aurait été une internaute passionnée »24. Je répète volontiers que
23. Ce terme vient du sanskrit et signifie « incarnation, descente d’un dieu sur terre ».
24. Article de M. Attigui, in S. Missonnier et H. Lisandre, Le Virtuel. La présence de l’absent, EDK,
2003.
56
l’image donne à voir ce qu’on ne peut pas avoir, mais qu’on aimerait être. Un de mes
patients, homosexuel, souffrant de ne pas se trouver beau, allait sur des visio-chats gays
sans échanger : il s’imaginait en train de s’exhiber de la même manière.
Enfin, on peut s’interroger sur le bénéfice secondaire du chat et du blog. Dans la
réalité, un homme, une femme ou un adolescent qui s’y adonne est concrètement absent
de la vie familiale. La révolte s’exprime par une absence ou un retard au moment du
repas, par exemple. On ne claque plus la porte, mais elle reste fermée. L’organisation
rituelle est brisée, mais sans le clash d’autrefois. La crise est plus policée. Suivant les
cas, elle peut provoquer un dialogue ou une séparation.
Le surinvestissement affectif des nouvelles technologies comme chats et blogs
est très important puisqu’on estime que les chatteurs invétérés, adeptes des forums de
discussions et messageries instantanées, représentent 62 % des internautes25. Cet usage
renvoie chacun à sa propre histoire, mais nous interroge aussi sur l’incapacité de
beaucoup de contemporains à vivre la frustration. On sait bien que la réalité de la vie
d’un couple, pour ne prendre que cet exemple, est faite aussi de compromis et de
désillusion. Il est vraisemblable que le recours massif aux chats et aux blogs traduise
donc non seulement une quête de meilleure estime de soi, mais aussi le besoin de
combler ce manque. Le désir inconscient, propre à nombre d’individus, de faire le jour
et la nuit trouve une belle plate-forme d’expression dans le virtuel. Le voilà révélateur
d’attentes et d’angoisses, de quête de pouvoir ou d’illusion de fusion. C’est dans cette
perspective que s’inscrivent les pratiques addictives par rapport au virtuel.
57
6
L’addiction aux jeux vidéo
ou comment tenir le monde dans son poing fermé
Un psychanalyste qui réfléchit à l’addiction, c’est-à-dire aux conduites de
dépendance, se pose toujours la question suivante : pourquoi cette personne a-t-elle
choisi tel objet d’addiction plutôt que tel autre ? Il part également du postulat qu’il
existe des personnalités addictives, avec des structures mentales qui les conduiront à
adopter des comportements compulsifs par rapport à des objets de plaisir. Le contexte
familial peut évidemment favoriser ce genre de conduite. On considère que l’addiction
fait partie des pathologies narcissiques, c’est-à-dire de l’estime de soi. En général, elles
sont dues à une blessure dans la petite enfance, quand la relation précoce mère-bébé
s’est mal passée, ou bien quand l’image du père en prend un coup. L’idéal du moi
paternel est alors défaillant dans le discours de la mère ou dans la réalité sociale
(chômage, alcoolisme…).
Ces blessures narcissiques archaïques peuvent donner lieu à un narcissisme
ostentatoire, comme l’explique Heinz Kohut26. Selon lui, rien de grand dans ce monde
ne se serait fait sans ces personnalités narcissiques aux ambitions grandioses. Mais les
problématiques du père dévalorisé sont plutôt du côté d’une humilité excessive, de la
culpabilité, du sentiment de porter en soi tout le malheur du monde. Dans ses travaux
sur le soi27, Heinz Kohut définit les sujets relevant de pathologies narcissiques comme
présentant un clivage « horizontal », qui correspond à la fuite de toute confrontation à
l’autre par peur d’une nouvelle blessure narcissique. Leurs discours sont teintés d’une
grande humilité et ils évoquent souvent de la culpabilité vis-à-vis des objets
d’attachement (conjoint, parents, amis…). Ces comportements masquent en fait une
position de toute-puissance : « Je ne suis pas n’importe quelle victime, car je porte sur
mes épaules la souffrance de mes proches, voire du monde ! »
25. D’après une étude « Accroweb » réalisée par Jacky Gautier, pédopsychiatre à Nantes, in « Jeunes : les
nouveaux dangers d’Internet », Le Parisien, 4 mai 2005.
26. Heinz Kohut, Le Soi, PUF, coll. « Le Fil rouge », 1974.
27. Soi : concept anglo-saxon qui décrit les premiers objets que le bébé investit comme une partie de luimême (« objets soi »).
58
Certains sont tyrannisés par un idéal du moi parental implacable, sans souplesse,
et ont besoin de trouver, à l’abri du regard, des objets qu’ils peuvent totalement
contrôler.
En latin, addictere signifie « avoir une dette ». La personnalité addictive
entretient une dette inconsciente vis-à-vis de sa culpabilité, de ses fantasmes sadiques
envers l’objet aimé, en premier lieu la mère (en effet, on retrouve, dans les personnalités
addictives, des enfants qui, dans les premiers temps de leur vie, ont eu des interactions
malheureuses avec une mère en souffrance, souffrance dont ils se sentaient
responsables). N’ayant pas, par la pensée, les moyens de baisser son niveau d’angoisse
ou d’excitation mentale, la personne va donc trouver un objet extérieur pour calmer sa
tension, pour résoudre le conflit qui l’habite entre narcissisme et exigences
pulsionnelles, le tout masquant un effondrement dépressif. Nous savons toute
l’importance de la gestuelle du toxicomane qui lui permet d’éviter l’autre 28 : cette
gestuelle donne la place d’un autre au corps étranger que le toxicomane s’injecte pour
combler ses failles narcissiques.
Dans l’addiction aux images, et particulièrement aux jeux vidéo, on retrouve
cette importance de la gestuelle de la main, métaphore du moi, comme je l’ai déjà
souligné. Mais on observe aussi le surinvestissement de deux sens : l’ouïe et la vue. Ces
sens mettent les choses à distance, contrairement aux sens proximaux que sont le goût,
l’odeur et le toucher. De même que voir et entendre sont un moyen pour le bébé
d’échapper à la séparation, le surinvestissement de la vision d’images serait une manière
d’échapper à la séparation maternelle. Prendre l’autre par la vue, c’est le dévorer.
Nourrir son regard d’images, entrer dans l’image, c’est aussi dévorer pour s’approprier
et pallier un manque. L’addiction au virtuel peut aussi traduire le besoin de se venger de
la tyrannie des images subies dans l’enfance, qu’il s’agisse des images télévisuelles ou
des projections parentales.
Depuis 2004, le mot « cyberaddiction » fait partie du dictionnaire médical
Larousse. C’est reconnaître qu’il s’agit d’un véritable phénomène de société. C’est ce
28. Par exemple, pour un « vrai » fumeur, le geste d’allumer une cigarette sert souvent à éviter la pensée
ou la parole.
59
qui définit l’addict selon Joyce Mc Dougall : je te manipule comme j’ai été manipulé29 !
Ainsi, l’addiction aux jeux vidéo, qui concerne plus les garçons que les filles30,
s’inscrit dans l’histoire de l’enfant et de sa relation, suivant les cas, à une mère
dépressive ou narcissique. J’ai déjà parlé du rôle de tiers que les images ont joué face à
ma mère dépressive et à mon père absent. Cette première triade mère dépressive-bébétélévision peut conduire la personne, une fois adulte, à l’utilisation excessive de jeux
vidéo avec une attirance particulière pour les jeux off line qui ont une histoire, c’est-àdire un début, un milieu et une fin. Dans ce type de jeu, les ennemis ou les autres sont
virtuels, fruits de l’intelligence artificielle mise en place par le programmeur. Il s’agit
d’images « re-pères ». D’où le plaisir que rencontrait un joueur à chercher les bugs du
jeu, c’est-à-dire les failles techniques de cet autre, le programmeur : « Je me plaçais
juste derrière le soldat qui ne me voyait pas et je m’amusais des défauts techniques du
jeu. » Le joueur prend alors sa revanche contre cet autre (le programmeur en tant que
figure paternelle symbolique).
Une deuxième triade, mère narcissique-bébé-image de soi, peut être mise en
lumière à partir de mes patients. Enfants, certains ont été privés d’images télévisuelles
et poussés à lire très tôt. En tant qu’elle encourageait une trop grande passivité, la
télévision était bannie. Contrairement à la mère dépressive, la mère narcissique écrase
progressivement l’enfant avec des idéaux de plus en plus élevés, qui le conduisent à
sentiment d’impuissance face à ces exigences. Cette mère, ou le substitut maternel, ne
va pas « jouer le jeu » d’une valorisation narcissique dans l’émergence des pulsions.
Une conduite addictive aux jeux vidéo peut en découler. Ce fut le cas de Thierry, seize
ans, venu me consulter, poussé par ses parents.
Au premier rendez-vous, ceux-ci se trouvaient avec lui. Ne possédant que deux
fauteuils et un divan, j’avais imaginé que Thierry laisserait ses parents s’asseoir sur les
sièges confortables pour s’installer, lui, sur le divan. Il n’en fit rien. Thierry prit place
sur mon fauteuil, sa mère assise face à lui et son père se retrouvant sur le divan. Les
parents m’ont parlé à la fois de leur fierté d’avoir un fils diagnostiqué comme précoce,
avec un QI de plus de 135, et de leur désespoir face à sa décision d’arrêter le lycée en
seconde pour consacrer tout son temps à jouer à Anarchy On Line. Tout en écoutant ses
29. Joyce Mc Dougall, Éros aux mille et un visages, Gallimard, 1996, coll. « Connaissance de
l’inconscient ».
30. Cf. l’étude « Accroweb », op. cit.
60
parents, Thierry semblait les défier du regard tandis que père et mère baissaient le leur.
Les adolescents, profondément narcissiques, cherchent toujours à être aimés malgré
leurs défauts, et « mettent à l’épreuve pour avoir la preuve », selon l’expression de
Germaine Guex. Réalisant que les parents ne disaient rien de leur colère malgré mes
encouragements, j’ai proposé à Thierry de passer dans la salle voisine. Eux qui
semblaient résignés à leur silence entendu se mirent alors à clamer leur mécontentement
et leur inquiétude face à leur fils parfois violent et rebelle qui, enfant, était si
« responsable » ! Ils recherchaient cet enfant surdoué, sage et à l’image de leur idéal.
Dès la première séance, Thierry m’a demandé à quels jeux je jouais. J’en ai
évoqué certains qu’il connaissait, mais auxquels il ne jouait plus depuis qu’il avait
découvert les jeux MMORPG (Massive Multiplayer Online Role Playing Game), où les
personnages incarnés par chaque joueur se croisent, discutent, s’allient, s’affrontent,
progressent ensemble dans des univers accessibles vingt-quatre heures sur vingt-quatre,
que l’on nomme « mondes persistants ». Il s’était attaché à Anarchy On Line, un jeu en
ligne sur Internet qui met en scène un futur inspiré de la culture cyberpunk. Il est
possible d’y chatter et le joueur incarne un personnage qui a souvent pour origine la
heroic fantasy31.
Connaissant ce jeu, je demande à Thierry ce qu’il y trouve de plus intéressant. Il
évoque d’emblée le contexte et l’esthétique du jeu, une forme de Moyen Âge futuriste :
un univers de plus en plus vaste, en perpétuelle évolution, puisque les programmeurs et
éditeurs ajoutent plusieurs fois par an de nouvelles extensions. Thierry pouvait aussi
bien choisir d’incarner un troll – géant à la force de frappe importante – qu’un elfe –
personnage plutôt féminin spécialiste de la dissimulation. Il optait donc, selon ses
envies du moment et sa disposition psychique, pour la puissance ou la légèreté
corporelle.
L’autre intérêt de ce jeu, et son danger, est qu’il ne finit jamais, l’histoire se
construisant entre joueurs d’une même guilde, c’est-à-dire d’un même clan. Les joueurs
sont ainsi acteurs, metteurs en scène et scénaristes de l’univers dans lequel ils
progressent. Mais l’intérêt ultime réside dans le sentiment de ne pas être seul face à son
jeu. En effet, au moment où une personne joue, d’autres joueurs dialoguent grâce à un
système de chat écrit. L’absence de limites temporelles et spatiales conduit à faire le
61
parallèle avec l’environnement profondément archaïque de la vie fœtale. Comme à la
période du ventre maternel et de sa continuité première, le stade oral, le joueur devient,
dans ces moments-là, immatériel, sans limites, intemporel et tout-puissant. Cependant,
la guilde et sa hiérarchie ont une fonction contenante, avec le sentiment d’obligation et
d’allégeance que le joueur se doit d’avoir envers les autres, ses semblables. Bien que
Thierry refusât les règles de la vie familiale, il acceptait en revanche d’être présent à
23 h 30 devant son ordinateur pour rejoindre sa guilde lorsqu’une attaque surprise était
prévue. Alors qu’il ne jugeait pas nécessaire de répondre aux exigences de ses parents,
Thierry ressentait sa présence auprès de sa guilde comme indispensable pour mener à
bien l’attaque. Il s’agit là peut-être d’un enjeu narcissique phallique, en lien avec l’idéal
du moi adolescent (« ma présence est indispensable pour sauver le monde »), et non de
la nécessité de satisfaire une exigence exogène surmoïque (obéir à la loi), qui aurait été
de nouveau signe de son incomplétude.
Enfant surdoué, mais aussi aîné d’une fratrie de cinq frères et sœurs, Thierry a
d’emblée été investi en tant que prolongation naturelle du narcissisme parental. Il est
aussi le représentant de l’autorité paternelle, son père étant très absent non seulement à
cause de son travail, mais aussi par son incapacité à se positionner comme instance
surmoïque. Durant les séances, c’est sa mère qui a rempli cette fonction phallique
d’autorité. Troublé quant à ses identifications sexuelles, Thierry a confié que son
premier avatar avait une apparence féminine : c’était un elfe, être hybride. Cet élément
confirmait la puissance phallique narcissique en jeu chez Thierry, qui se manifestait par
sa bisexualité psychique. Il évitait de se confronter à la différenciation sexuelle
(angoisse de castration), position propre au narcissisme (position d’indifférenciation
sexuelle liée au refus de la rencontre avec l’autre) : Thierry possédait la puissance
phallique de la mère, cette dernière étant chargée des attributs masculins.
Au fil des séances, Thierry s’est davantage confronté à l’autorité parentale. Des
réaménagements horaires sont apparus possibles : pas plus de trois heures par jour
devant l’écran, avec une pose de trente minutes entre chaque heure… Parallèlement à
cette évolution, des signes de dépression, des insomnies et un début d’eczéma ont fait
leur apparition. C’est à ce moment-là que Thierry a décidé de changer de personnage. Il
a opté pour un soigneur, healer, qui occupe une place tout à fait intéressante : sans avoir
31. Univers mettant en scène des personnages féeriques (sorciers, trolls, elfes) comme dans Le Seigneur
62
de pouvoirs particuliers en terme de force, il est indispensable à sa guilde ; il soigne les
autres pendant le combat, tout en étant protégé.
À cette période, Thierry parle de sa mère comme d’une femme très dure dont il
craint parfois les crises. Il arrive un jour avec du noir sur la figure, dans un état proche
de la clochardisation. Il m’annonce avec fierté qu’il « a pris sa mère au mot ». Alors que
la toute famille se trouvait pour le week-end à Center Park, une crise a éclaté entre
Thierry et ses parents, et sa mère lui a lancé : « Si c’est comme ça, tu n’as qu’à partir ! »
Thierry a quitté Center Park à pied sans prévenir et a marché jusqu’à la gare la plus
proche qui se trouvait à quinze kilomètres. Plus de train ! Il s’est endormi sur un banc
et, le lendemain matin, il a pris le premier train pour Paris. C’est dans ces conditions
qu’il est arrivé à sa séance. Jubilant, Thierry explique le plaisir qu’il a ressenti à
imaginer l’inquiétude de ses parents. Inquiétude réelle qu’ils lui ont exprimée par
téléphone juste avant qu’il ne rejoigne mon cabinet !
Cette histoire traduit un souhait d’autonomie et d’affirmation de soi. Mais on
peut aussi l’interpréter comme un désir puissant de retrouver cette fusion narcissique à
trois, hypothèse étayée par le motif de la crise : la mère avait ordonné à son fils de
s’occuper de ses frères.
À la séance suivante, Thierry semble aller mieux. Il m’annonce qu’il a changé
son avatar avec un copain et qu’il joue maintenant avec un troll, « monstre qui a le
pouvoir de taper très fort ». Il souligne d’ailleurs que les trolls descendent des elfes,
mais qu’il s’agit de la part obscure des elfes. Ainsi pris dans l’ambivalence symbolisée
par le couple elfe-troll, il semble choisir le côté agressif.
À travers le cas de Thierry, on peut comprendre à quel point le jeu vidéo, ou
plutôt l’interactivité – la relation de l’homme avec son ordinateur –, permet aux sujets
déprimés d’enrichir leur moi par une mainmise sur un environnement en puissance. Le
jeu vidéo représente alors l’interface entre l’équilibre narcissique et la maîtrise de
l’objet. En changeant d’avatar, Thierry reste centré sur soi, tel Narcisse épris de sa
propre image. Grâce au jeu vidéo, il trouve aussi un moyen de triompher, comme
beaucoup de ses contemporains. Pour les hard core gamers, autrement dit les drogués
ou passionnés des jeux vidéo, la restauration narcissique se fait ainsi par la pulsion
des anneaux de Tolkien.
63
agressive, celle de la maîtrise. D’une manière générale, dans une problématique
dépressive on peut s’en sortir par la pulsion agressive (sadique). La main est bien
métaphore du moi, le but étant de tenir le monde dans son poing fermé.
Ce n’est pas un hasard si beaucoup de jeunes qui jouent aux jeux vidéo fument
des joints en même temps, associant ainsi la consommation de cannabis à l’immersion
dans le virtuel. En accentuant la sensorialité, le cannabis amplifie le sentiment de
présence dans l’image. Re-créateur du monde, le joueur utilise les images pour
s’approcher de l’autre qui manque. Mais ce n’est pas le jeu vidéo en soi qui crée la
dépendance, même si l’univers sans fin des jeux MMORPG possède une valeur
addictive. La personne addictive a déjà en elle-même cette structure psychologique de
toxicomanie qui la fait plonger dans un recours excessif aux jeux vidéo.
Par ailleurs, l’adolescent a en lui une très grande violence. Il serait encore plus
violent de l’empêcher de la faire émerger. Grâce à certains jeux, des jeunes se battent
plus facilement dans la vie, apprennent à négocier ou à dire non. Accuser le jeu vidéo de
tous les maux, c’est chercher le bouc émissaire d’une société qui engendre beaucoup de
violence, de tensions et de frustrations. La loi du plus fort, la vengeance, l’ambition, être
beau à tout prix, réussir : tout cela est véhiculé dans les jeux vidéo, à l’image de la
société dans laquelle nous vivons. Que les jeunes fassent quelque chose de leur
agressivité trop longtemps contenue en jouant à des jeux vidéo, comme Thierry l’a fait,
me semble plutôt sain. Là, l’agressivité est canalisée. Elle a un objectif : tuer des extraterrestres pour sauver la planète, par exemple ; cette agressivité se distingue donc de la
violence gratuite. N’oublions pas que nous restons toujours dans le « faire semblant »,
le « faire comme si », à tel point qu’un adolescent m’a un jour confié : « Je n’ai pas peur
des jeux vidéo, mais j’ai peur de la vie ! » Le jeu vidéo est un révélateur d’autre chose et
je ne pense pas que cela vaille la peine de lui faire un faux procès. Sa valeur
toxicomaniaque est la traduction d’un mal-être dans la réalité : « Les copines nous
embêtent, au travail c’est trop dur, avec les parents ce n’est pas génial… » Le jeu vidéo
permet de faire un nouveau type de crise d’adolescence.
Enfin, aussi paradoxal que cela puisse paraître, les joueurs vont bien souvent
chercher dans les jeux vidéo des cadres qu’ils ne trouvent pas dans la réalité,
particulièrement dans les mondes persistants des jeux MMORPG qui proposent une
64
hiérarchie implacable.
Violents, addictifs, abêtissants… La liste des anathèmes jetés sur les jeux vidéo
est impressionnante. J’aimerais que ces préjugés soient révisés. Il ne s’agit pas de
naïveté de ma part, mais d’un désir d’affiner les appréciations. Quand, parmi les
personnes les plus critiques à l’égard des jeux vidéo, je rencontre des programmeurs de
jeux, comme cela m’est arrivé lors d’un colloque à Blois, je me demande quel sentiment
de toute-puissance se cache derrière leur culpabilité lorsqu’ils dénoncent la violence de
jeux qu’ils ont eux-mêmes créés ! Il m’importe donc d’évoquer une question qui me
semble majeure : l’addiction aux jeux et la violence des images seraient-elles causes de
drames dans la réalité ?
À Erfurt, en Allemagne, deux adolescents se munissent d’armes à feu et tirent à
vue dans leur lycée. À Columbine, aux États-Unis – pays où la vente d’armes est
tolérée –, même scénario. Plus récemment, en Angleterre, un adolescent, après avoir
joué à Manhunt, jeu mettant en scène une chasse à l’homme, semble vouloir reproduire
ce scénario et met en acte, dans le réel, ses pulsions meurtrières en tuant sauvagement
un ami. Tous ces drames ne laissent pas indifférent, mais faut-il pour autant en rendre
responsables les jeux vidéo ?
Le colonel Grossman, psychologue de l’armée américaine, estime que le jeu
vidéo, fonctionnant uniquement par procédure, ferait de n’importe quel joueur de jeu de
guerre un guerrier en puissance, c’est-à-dire un guerrier virtuel. Chacun de nous pourrait
être un criminel en puissance, ou tout au moins un criminel virtuel. En cela, le jeu vidéo
devient le lieu de projection de nos angoisses les plus archaïques. Il n’a rien inventé sur
ce plan. Depuis Freud, nous savons bien que les enfants ne sont pas sages comme des
images. Quiconque prend le temps de les observer dans leur découverte de la nature
comprend aisément ce que Freud nomme le sadisme infantile. Comme Mélanie Klein
l’a développé, l’enfant teste ses pulsions sadiques en attaquant les objets qu’il aime et la
réponse à ces attaques va soit le rassurer, soit l’inquiéter. Les enfants réalisent un
fantasme profondément humain : la destructivité. Qui ne s’est jamais amusé à anéantir
l’organisation quasi militaire d’une fourmilière ? Les enfants trouvent à travers les jeux
un moyen de déployer toutes sortes de frustrations accumulées, mais aussi d’exprimer
leur sentiment d’incomplétude à l’idée de ne pas être à la hauteur de l’adulte.
65
Ce n’est pas forcément le virtuel qui conduit à un passage à l’acte dans la réalité.
Certes, il peut y avoir un effet pathologique sévère du jeu vidéo lorsqu’on observe un
télescopage entre réel et virtuel. Ainsi, d’aucuns insistent sur le fait que les jeunes
auteurs de la tuerie d’Erfurt jouaient souvent à Counter Strike, un jeu vidéo qui met en
scène des terroristes et des antiterroristes dans des décors de champs de bataille urbains.
Mais est-on vraiment assuré qu’il y a eu, en l’occurrence, télescopage entre réel et
virtuel et ne doit-on pas s’interroger tout autant sur leurs structures psychiques et sur
leur environnement familial ?
En effet, le télescopage entre réel et virtuel peut aussi avoir lieu dans la réalité.
Point n’est besoin des jeux vidéo. Il arrive bien souvent que nous donnions à des
événements réels une signification qu’ils n’ont pas, et que cela nous les rende encore
plus insupportables. Je pense à cet adolescent de 13 ans que j’ai reçu en psychothérapie
après le décès de son père dû à un accident de ski. La thérapie aurait pu être envisagée
uniquement comme un soutien face au deuil trop précoce et brutal, d’autant plus que cet
adolescent se trouvait devant son père quand ce dernier chuta. Mais au bout de quelques
semaines, l’adolescent put enfin évoquer le déroulement de cette journée fatale. Il me
raconta qu’il s’était disputé vivement avec son père à propos de ses mauvais résultats
scolaires. Parti devant, il avait tenté de contenir sa rage contre son père qui ne cessait de
le dévaloriser, alors que ce séjour devait être l’occasion d’un rapprochement. En
pleurant à chaudes larmes, il me confia dans un élan, tel un innocent qui avouerait enfin
sa culpabilité, que, juste après la dispute, il avait nourri des vœux de mort à l’égard de
son père.
L’avoir dit ne suffit pas à calmer son angoisse écrasante de culpabilité : il se
sentait réellement responsable de la mort, pourtant accidentelle, de son père. On pourrait
remplacer le terme « réellement » par « virtuellement ». En effet, comme par magie, la
pensée de cet adolescent avait eu, selon lui, un effet dans le réel. La pensée magique
propre aux fonctionnements infantiles reste parfois présente chez certains adultes à
travers la superstition. Un regard, une image, un fétiche percé d’épingles… Et voilà que
le mauvais sort s’abat sur eux !
Ce type de régression, très présent dans certaines cultures traditionnelles qui
laissent une grande place à l’irrationnel, peut se manifester dans les cultures
occidentales sous la forme d’angoisses massives, et ce pour une raison simple : dans nos
66
cultures,
la
superstition
n’est
plus
contextualisée
par
une
transmission
intergénérationnelle qui lui confère le sens curatif attendu.
Cette confusion entre réel et virtuel chez ce fils se croyant coupable de la mort
de son père, alors qu’il ne l’était en aucune manière, montre que l’on peut avoir peur de
ses désirs comme on peut être attiré par ses craintes. Le fils n’est plus venu en
consultation à partir du jour où il s’est cassé le bras. Ramené à la réalité par l’accident
dont il venait lui-même d’être la victime, il a pris conscience de sa corporéité et compris
que la mort de son père était elle aussi accidentelle.
Une expérience réalisée en Allemagne pour étudier l’impact des films d’horreur
sur les enfants montre qu’ils ont une manière bien à eux de les digérer. Dans une
première salle, les enfants regardaient seuls un film d’horreur. Dans la seconde, ils se
trouvaient en compagnie de leurs parents. Aussitôt la projection terminée, les enfants de
la première salle s’emparèrent des objets à leur disposition et se mirent à rejouer
certaines scènes du film. Dans la seconde, les enfants en furent empêchés par leurs
parents : stressés, ceux-ci ne souhaitaient pas de sources d’excitation supplémentaire. Ils
s’inscrivaient en fait dans une dynamique de protection maladroite puisque, sans le
savoir, ils ont empêché les enfants de se réapproprier les images par le jeu.
Ne diabolisons donc pas à tort les jeux vidéo : ils rendent possible l’expression
de l’agressivité latente qui existe chez tout individu et cela me semble plutôt sain. De
toute façon, de mon point de vue, l’addiction à une drogue non dure comme la
cyberaddiction est simplement un symptôme à prendre comme tel. Bien sûr, beaucoup
de gens se demandent : « À partir de quel moment devient-on accro aux jeux vidéo ? »
Dans un premier temps, les spécialistes se sont fixés sur le nombre d’heures passées à
jouer. Aujourd’hui, on estime plutôt que quelqu’un est accro quand il y a rupture du lien
social. Quand des personnes en viennent à se priver de nourriture ou de sommeil pour
ne pas quitter leur jeu ou qu’elles craignent de s’arrêter même momentanément parce
que « pendant ce temps-là on pourrait piller les ressources de leur planète », il y a de
quoi se préoccuper !
Pour les adolescents, paradoxalement, la rupture provisoire du lien social est
importante pour qu’ils se construisent. D’où la difficulté pour les parents. Je me
souviens d’une mère vivant seule avec son fils qui avait arrêté l’école à cause de son
67
addiction aux jeux vidéo. Elle me disait : « Je suis rassurée qu’il reste à la maison plutôt
qu’il soit dehors ! » C’était peut-être réaliste, mais d’une très grande violence : elle a
fait de son fils un être protégé dans sa problématique addictive. Dans certains pays
asiatiques, où la culture du jeu vidéo est beaucoup plus développée qu’en Occident, les
parents tentent de rationaliser et de justifier de manière comparable les pratiques
excessives. Au Japon, pour justifier la pratique des otaku (hard core gamers japonais),
ils se réfèrent à la tradition du samouraï qui veut que, pour se construire en tant
qu’homme, il faut passer par une phase de solitude intense.
Ces exemples prouvent que le travail des parents est d’avoir des exigences qui
vont les mettre à mal dans le regard que l’enfant porte sur eux. Il est essentiel de
pouvoir poser ce cadre contenant qui passe par des punitions ou des privations. Les
parents doivent accepter de faire un travail de séparation avec leur adolescent et
apprendre à être plus intransigeants pour qu’il gagne en autonomie. Pour le professeur
Serge Minet, spécialiste de l’addiction en Belgique, soutenir les parents dans leur
capacité à poser une limite est très important.
Enfin, il me paraît capital de souligner que la particularité de l’addiction aux
jeux vidéo est qu’elle raconte une histoire. Celui qui fume une cigarette ou un joint est
dans l’acte pur, il ne se raconte pas d’histoire. On peut donc se demander à quel point
l’histoire est un moyen de donner un sens au geste car, dans l’addiction aux jeux vidéo,
le geste n’est pas de l’ordre de la décharge, à l’image d’un punching-ball.
L’expérience clinique démontre qu’il existe des pratiques excessives de jeux
vidéo. Elles vont durer quelques mois ou quelques années et se terminer, à l’image des
jeux off line, avec un début, un milieu et une fin, ou, pour les MMORPG (Massive
Multiplayer Online Role Playing Game), lorsque s’opère un épuisement de
l’investissement du joueur dans le jeu. Cependant, le marché exerçant une pression
démentielle qui n’est pas près de s’atténuer, la vigilance est de mise pour parents et
éducateurs.
68
7
Comment transformer le monstre
en outil thérapeutique ?
La culture des mondes numériques est émergente. Plutôt que de formuler des
critiques manquant de fondement, comme c’est souvent le cas dans les médias, j’ai créé
en l’an 2000, avec d’autres professionnels du champ de la santé mentale, l’Observatoire
des mondes numériques en sciences humaines (OMNSH32), qui est une instance de
consultation et de recherche sur les effets des interactions entre l’homme et les mondes
numériques. Le travail fourni par l’Observatoire – maintenant ouvert à toutes les
disciplines en sciences humaines – est actuellement assez empirique, faute d’un recul
suffisant. Nous fonctionnons un peu comme des « Vasco de Gama du monde digital »,
avides de découvrir une théorie sur l’influence des jeux vidéo et d’Internet sur notre
imaginaire33. Nous aimons tous notre objet de recherche et en sommes conscients. Nous
nous demandons par exemple comment le fait de jouer à Age of Empire peut entraîner
une personne terriblement inhibée à oser dire « non » dans la vie, pourquoi gagner une
décoration dans Medal of Honor permet de réparer une blessure narcissique, ou encore
pourquoi les filles ont plus de mal que les garçons à exploser la cervelle de leur
adversaire dans Counter Strike.
Je multiplie avec mes collègues les éléments d’observation à partir de mon
expérience personnelle et clinique. Nous souhaitons mettre en place des protocoles de
recherche afin de vérifier de façon scientifique les véritables effets des interactions entre
l’homme et l’ordinateur dans une perspective psychologique, psychanalytique,
cognitive, psychosociologique et thérapeutique. Nous percevons déjà que, à l’image
d’un médicament, le jeu vidéo a des effets bénéfiques pour certains sujets et des contreindications pour d’autres. Ainsi un jeu comme GTA San Andreas, où le joueur incarne
un gangstarap34, peut s’avérer génial pour un adolescent obsessionnel tyrannisé par la
loi, mais très dangereux pour un garçon qui flirte avec la limite autorisée. Nous
32. Site : http://www.omnsh.org
33. Cf. l’article de Jean-Philippe Pisanias, « Le jeu et le moi », Télérama, 22 mai 2002.
34. Gangster faisant partie d’un gang urbain de Los Angeles où s’affrontent des bandes de Noirs, de
Porto-Ricains et autres…
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observons également que, bien souvent, les jeux ont pour cadre un univers mythique,
par exemple une sorte de Moyen Âge fantastique peuplé de sorciers, de chevaliers et de
monstres, où le joueur, en s’identifiant à des héros puissants en quête initiatique, peut
retrouver la part adolescente de lui-même.
Dans une perspective thérapeutique, j’ai pris le risque de mettre en place en
2002 un atelier jeu vidéo au centre médico-psychologique de Pantin, en Seine-SaintDenis, où je travaille comme psychologue clinicien. Dans cet atelier, j’accueille des
enfants atteints de troubles du comportement (troubles de l’attention, agressivité,
instabilité). Au programme : une demi-heure de psychothérapie de groupe et une heure
de jeu sur PlayStation 2 ou sur X-Box. Les jeux vidéo représentant depuis plus de trois
ans, en terme de chiffre d’affaires, le premier des loisirs devant le cinéma, la vidéo et la
musique, la plupart des enfants ont un imaginaire marqué par les plaisirs interactifs que
ces jeux procurent.
Les enfants avec qui je travaille n’arrivent plus à raconter leurs conflits
inconscients à travers la manipulation de jouets ou à travers des dessins. Alors que je
suis habitué dans mon métier à la mise à distance par les mots, ceux-ci ne semblent plus
avoir autant de valeur pour eux. Ils privilégient l’acte et l’enjeu – perdre ou gagner –,
plutôt que le plaisir de jouer. Ayant observé que beaucoup d’enfants ne trouvaient pas
de mots pour évacuer leurs tensions psychiques – les mots n’ayant pas pour eux valeur
d’acte au sens freudien –, j’ai supposé que je pouvais utiliser les images comme
médiation thérapeutique pour les faire parler. Et j’ai vite perçu à quel point les images
font émerger des représentations verbales chez les enfants qui en manquent.
Chaque année scolaire, nous prenons un jeu vidéo différent comme support de
l’atelier. En 2002-2003, nous avions retenu le jeu Ico, en 2003-2004 Halo, en 20042005 Vivre sa vie, qui est une version console des Sim’s.
Avec Ico, les enfants âgés de 7 à 9 ans entraient une fois par semaine dans un
univers virtuel mettant en scène un enfant né avec des cornes. Ce jeu est considéré
comme une perle rare par beaucoup de joueurs pour son esthétique et sa narration, ses
personnages fantastiques qui apparaissent comme réels et ses paysages si splendides
qu’il m’est arrivé de me surprendre en train de contempler un coucher de soleil ! Ce jeu
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raconte une histoire, avec un début, un milieu et une fin, ce qui fait écho à l’histoire des
enfants, souvent confrontés à des figures parentales incohérentes. Cette histoire reprend
les ingrédients des contes de fées. Un enfant pas comme les autres (Ico), une gentille
princesse (Yorda), une méchante reine et ses soldats représentés par des ombres sont les
différents protagonistes du jeu. Le décor est un château (forteresse vide) dans lequel Ico
est emprisonné : né avec des cornes, il a été banni de son village et est enfermé dans un
sarcophage. Il parvient à en sortir et rencontre Yorda, la fille de la reine, elle aussi
enfermée. Ensemble, ils cherchent à fuir le château et l’armée des ombres de la reine.
La symbolique du jeu est parlante. Comme avatar, Ico est très vite investi par les
enfants. Ces derniers étant eux-mêmes en souffrance, ils se vivent souvent comme des
« enfants à cornes », considérés comme diaboliques parce qu’ils sont pris en charge par
des services de psychiatrie. Issus de milieux sociaux précaires, soumis à la violence
dans leur foyer, ils s’identifient aisément au personnage. Yorda, au teint livide et à la
démarche fragile, inspire les enfants de telle sorte qu’ils l’identifient à leur mère, le plus
souvent déprimée ou immature. Suivant les cas, les enfants reproduisent avec Yorda la
relation qu’ils entretiennent avec leur propre mère : cela se manifeste par de l’empathie
ou de l’agressivité. La reine mère, assimilable à une grand-mère dans la vie réelle, a le
contrôle absolu sur le château ; elle met en scène de l’aspect transgénérationnel et
représente le danger mortifère de vampiriser sa fille Yorda, tandis qu’Ico est tout
simplement chargé de sauver Yorda d’une relation fusionnelle avec la reine mère. Les
ombres sont les prolongations de la reine mère ; elles tentent d’engouffrer Yorda dans le
sol d’où elles apparaissent. Enfin, le château représente aussi bien le cloaque de la reine
mère que le ventre maternel d’où va sortir Ico. Ico doit passer à travers des portes de
lumière avec Yorda qui l’accompagne tout au long du jeu. C’est grâce à la touche R1
qu’Ico tient la main de Yorda. Le cœur de Yorda bat dans la manette en retour de force.
La manette lie représentations et affects en conduisant au sentiment que « Ico, c’est
moi ».
Dans ce jeu, l’enfant manipule symboliquement son double narcissique et
extériorise ses conflits inconscients. Ainsi, Rachid a tout de suite assimilé la figure de
Yorda à celle de sa mère. Placé dans une famille d’accueil à l’âge de 3 ans et demi, avec
sa sœur d’à peine 1 an, Rachid a ce mélange troublant de l’apparence d’un jeune enfant
et du regard de quelqu’un qui a vu et vécu des situations le plaçant en empathie avec des
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adultes en grande souffrance. Sa mère est toxicomane et son père absent, car incarcéré.
C’est justement parce qu’un jour, il a sauvé sa mère d’une overdose d’héroïne en
prévenant les voisins, qu’il a été placé en famille d’accueil. C’est un « enfant à tête
d’homme » qui s’est retrouvé soignant de sa mère, comme j’en rencontre régulièrement.
Ces enfants souffrent de blessures narcissiques majeures, mais restent saufs tant qu’ils
occupent une position de soignant. Leur regard d’enfant bienveillant peut prendre des
tonalités anxieuses avec humeur dépressive.
J’ai d’abord reçu Rachid en thérapie individuelle. Il avait alors 5 ans et demi et
n’avait ni problèmes scolaires ni troubles du comportement. Il connaissait bien le
monde des psys qui jonchaient son parcours d’enfant placé. J’avais pour interlocutrices
la mère de la famille d’accueil, que j’ai choisi de valoriser, ainsi que la psychologue de
l’Aide sociale à l’enfance. Rachid a très vite investi le jeu Ico en devenant la locomotive
du groupe d’enfants. Il s’est également investi comme cothérapeute pour aider une
petite fille, Leïla, qui exprimait très ouvertement sa souffrance par une très grande
agitation motrice. Pour un autre garçon du groupe, dont la mère étouffante souffrait de
troubles obsessionnels compulsifs, Yorda était un boulet dans l’avancée du jeu. Au
contraire, Rachid, lui, a pris un plaisir intense à faire éviter à Yorda les pièges du jeu et
à la conduire hors de la forteresse. Elle était pour lui l’incarnation de sa mère
toxicomane, d’autant plus que son teint exsangue facilitait cette projection. Quand je
cherchais à faire associer Rachid sur Yorda et sur sa propre mère, c’est-à-dire à trouver
des liens entre les personnages du jeu et sa propre histoire, il me répondait par un
sourire comme pour me signifier : « Si cela fait plaisir au psychanalyste, pourquoi
pas ! » Pourtant il avait toujours le doigt crispé sur la touche R1, celle qui fait tenir à Ico
la main de Yorda, au point qu’entre thérapeutes nous avions surnommé Rachid « R1 ».
Chaque enfant avait quinze minutes pour jouer. L’enfant suivant prenait le jeu là
où le précédent était parvenu. Lorsque Rachid devait laisser sa place, il exprimait alors,
dans sa manière de se comporter, sa panique à l’idée que quelque chose puisse arriver à
Yorda. Lors d’une séance, ce fut au tour de Rachid de jouer alors que Yorda et Ico
venaient tout juste d’être séparés par la reine mère. Yorda avait tenté d’aider Ico à ne
pas tomber dans le vide, mais l’ombre de la reine avait envahi Yorda qui, du coup, avait
lâché Ico. Fondu au noir, Ico se retrouva seul sur une plate-forme. Les enfants posèrent
aux thérapeutes un flot de questions qui traduisaient leur intense inquiétude : si Yorda
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était envahie par l’ombre de sa mère, elle allait sûrement devenir « méchante » ? Pour le
savoir, il fallait continuer à jouer, l’enjeu n’étant pas de sauver Yorda, mais de sauver sa
peau, à travers Ico. Or Rachid, comme désespéré, faisait systématiquement sauter son
avatar dans le vide. Suicide virtuel : le jeu semblait ne plus avoir d’intérêt pour lui. Pour
la première fois, les autres enfants l’encouragèrent à réussir coûte que coûte. Rachid
réussit alors à avancer dans la mission finale, sans pour autant savoir qu’il allait bientôt
retrouver Yorda. Le plus intéressant, c’est qu’il fut presque déçu lors des retrouvailles,
car il avait eu du plaisir à réussir dans le jeu pour lui-même et non pour sauver Yorda.
Investi par le groupe des enfants et des thérapeutes, Rachid a donc pu adopter
une conduite nouvelle. Un enjeu narcissique massif a créé un décentrage de son objectif
premier : sauver Yorda. Son corps, auparavant totalement mobilisé du côté de la
sauvegarde de Yorda, par la crispation musculaire du doigt sur la touche R1, s’était
centré sur une habileté oculo-motrice libératrice. Le regard victorieux, Rachid avait
gagné en liberté. Un mois plus tard, la psychologue de l’Aide sociale à l’enfance
m’apprit que, pour la première fois, Rachid avait pu dire à sa mère toxicomane qui
l’appelait au téléphone, le plus souvent pour se plaindre : « Écoute, maman, tu me
déranges, je suis en train de manger, rappelle-moi quand tu iras mieux ! »
Cet exemple traduit l’importance pour certains enfants d’investir l’acte ou
l’objet extérieur pour éviter toute infraction de la pensée. La médiation thérapeutique
par le jeu vidéo a pleinement réussi à Rachid grâce à la narration du jeu, étalée sur une
année, et grâce au groupe lui-même.
D’une manière générale, au bout de quelques mois de pratique, le jeu ainsi que
les temps de parole entre enfants et thérapeutes créent ces allers-retours nécessaires
entre des moments de vie réelle et ceux du jeu, durant lequel chaque enfant projette
selon son histoire et intériorise des affects et expériences motrices qui semblent avoir
une valeur thérapeutique. De plus, l’attention conjointe du thérapeute et de l’enfant à
l’écran donne à cet objet tiers une valeur d’accélérateur de la relation de transfert.
Un deuxième exemple clinique avec une petite fille de 7 ans, Leïla, montre à
quel point le jeu vidéo peut être révélateur d’une manière d’être au monde. Leïla avait
été envoyée au centre de Pantin pour des problèmes d’agitation et une difficulté
importante dans l’accès à la lecture.
73
Ce syndrome touche de plus en plus d’enfants, vraisemblablement parce que la
lecture de mots exige un travail plus complexe que celle des images, dans lesquelles ils
sont baignés. Lire demande en effet de pouvoir se représenter la chose lue en son
absence, comme il fallait pouvoir se représenter la mère en son absence. Ce défaut de
symbolisation révélerait en définitive une incapacité à « être seul ». Par centration sur
soi et sur l’image qu’on donne de soi, par nécessité de se voir dans le regard de l’autre
pour exister, ces enfants peuvent être bloqués dans l’apprentissage d’un savoir
conceptualisé. La lecture devient alors un enjeu trop massif face à des blessures et à des
incomplétudes narcissiques.
Rentrons maintenant dans le détail de l’histoire de Leïla. Elle est fille unique par
défaut, sa maman ayant fait onze fausses couches après sa naissance. La mère explique
d’ailleurs cette fatalité par des références traditionnelles : ce sont des djinns (démons)
qui en seraient responsables… À une reprise, la mère explique qu’une de ses fausses
couches aurait été provoquée par Leïla elle-même, celle-ci ayant mis du papier dans ses
oreilles jusqu’à se faire saigner et, du coup, fait très peur à sa mère.
Le père est plus jeune que sa femme. Il paraît immature, mais revendique
néanmoins sa place d’homme. Issu d’une culture machiste, il a tendance à dévaloriser le
point de vue féminin en toutes circonstances. Dans le groupe d’enfants, Leïla apparaît
comme un élément perturbateur, à cause de sa grande agitation motrice et de ses
angoisses non dissimulées. Rachid, enfant soigneur, investit très vite Leïla comme celle
dont il faut s’occuper. Lors d’une séance, alors que Leïla n’arrivait pas à se calmer et à
s’asseoir sur sa chaise, Rachid lui dit : « Mais qu’est-ce qui fait que tu parles aussi fort
et que tu gesticules autant ? » Cette dernière a répondu : « Il faut bien que je vive ! »
Cette phrase résonne encore en moi de par sa théâtralité, mais surtout parce qu’il
s’agissait d’un véritable cri du cœur qui faisait de cette fillette la dépositaire de la
dépression maternelle. Prise dans son ambivalence, c’est-à-dire dans un double
mouvement d’amour et de haine vis-à-vis de la mère « morte » et du cortège macabre
des fausses couches, Leïla ne peut que s’attaquer à elle-même (en ayant un
comportement qui appelle la sanction).
Il est intéressant de voir de quelle manière Leïla a utilisé le jeu Ico. Dans les
premiers temps, elle a eu du mal à s’identifier à un petit garçon, mais elle manipulait
bien la manette. Quand Yorda est apparue, les difficultés ont surgi, comme si
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l’apparition de cette figure maternelle trop identifiée à sa mère faisait que les pulsions
de maîtrise de Leïla ne tenaient plus. Sa panique, visible par le manque de coordination
main-œil, prit toute son ampleur lorsque sortirent du sol les ombres noires chargées
d’engloutir Yorda. Leïla ne parvenait plus à contrôler ses gestes et donc à empêcher
l’engloutissement de Yorda. L’angoisse émergeant, le geste virtuel en portait la trace.
La représentation culpabilisée des ombres noires à l’image des fausses couches de sa
mère est venue hanter Leïla dans ses repères identificatoires. C’est dire à quel point,
grâce à la médiation de ce jeu vidéo en groupe, des effets thérapeutiques différents se
sont mis en place suivant les histoires des enfants. On peut dire qu’Ico est un conte de
fées interactif pour enfants en manque d’interaction.
En 2003-2004, l’atelier s’est déroulé avec des préadolescents de 10-13 ans
autour du jeu Halo. Joué sur une console X-Box, c’est un très bon jeu qui offre du
réalisme et de la liberté, avec la possibilité de se perdre en prenant des chemins de
traverse. Il met en scène un univers de science-fiction avec des soldats d’élite mihommes mi-robots. L’intérêt du jeu est qu’il repose sur le mode de coopération : les
préadolescents, qui avaient tous une grande difficulté à entendre l’autre, devaient
avancer ensemble dans la même mission. L’un de ces jeunes, très différent des autres,
était suivi au CMP depuis l’âge de 5 ans. Il avait été diagnostiqué comme psychotique.
À la grande satisfaction des différents psychiatres qui l’avaient suivi, il était accro à la
lecture. Il était passé de mécanismes de défense psychotiques à des mécanismes très
obsessionnels. Le jeu vidéo a permis à Éric d’être confronté à un groupe, ce qui ne lui
était jamais arrivé.
Lorsque Éric jouait avec un autre préadolescent, il lui arrivait très souvent de lui
envoyer dessus une grenade à plasma alors qu’ils étaient censés coopérer. Évidemment,
cela avait le don de mettre l’autre en rage. Éric se confondait alors en excuses et disait
systématiquement : « Je n’ai pas fait exprès. » C’était si fréquent que « Je n’ai pas fait
exprès » est vite devenu son surnom. En raison de cet écho que lui renvoyaient les
autres enfants et du climat général de bienveillance, il a pu jouer avec ses pulsions
sadiques et peut-être en prendre conscience. Dans toute problématique obsessionnelle, il
y a souvent une violence contenue à travers des rituels. De par son rituel fixe
hebdomadaire et selon des règles précises, l’atelier vidéo a permis à Éric de remplacer
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un rituel mortifère par un rituel thérapeutique, en laissant émerger ses pulsions
agressives par le jeu.
En 2004-2005, nous avons joué à la version scénarisée des Sim’s : Vivre sa vie.
La première étape du jeu consiste à créer son personnage en lui donnant une apparence,
une couleur, des vêtements, un prénom et un nom. Le personnage a des objectifs à
remplir. Le premier objectif est de réparer la télévision. L’avatar doit donc lire un
ouvrage de mécanique qu’il prend dans la bibliothèque. Une fois la télévision réparée, il
peut la regarder en choisissant le type de film qu’il désire : film d’amour, dessin
animé… Comme dans les Sim’s, il doit contrôler plusieurs jauges, dont les jauges de
vie, sachant que le personnage ne peut plus avancer si ses jauges ne sont pas
suffisamment remplies. Dans la version que nous utilisons à l’atelier, le personnage peut
dialoguer avec sa maman avec plusieurs options possibles : se complimenter, se
moquer, danser ensemble, lui demander de l’argent… De plus, le joueur peut incarner la
mère, puis, en cliquant, revenir à son personnage.
Le but ultime du jeu est que le personnage qu’on a créé quitte sa mère. C’est très
angoissant pour beaucoup d’enfants car c’est une mère maltraitante, « esclavagiste »
m’ont même dit des enfants. Elle ne fait jamais rien, se plaint toujours et demande à son
fils ou sa fille d’obéir à ses souhaits. Pour pouvoir la quitter, le personnage doit
d’ailleurs atteindre les objectifs évoqués précédemment. Lors du temps de parole, des
questions fusent de la part des thérapeutes, mais aussi des enfants : « D’après vous, il
est où, le père ? Comment se fait-il que cet enfant vive seul avec sa mère ? » Nous
posons aussi des questions sur le fonctionnement de leur personnage : « Pourquoi fait-il
cela ? » Pendant le temps du jeu, une stagiaire psychologue note toutes les actions des
enfants. Ces données mettent en évidence que, selon ses structures psychiques, l’enfant
entreprend tel type d’action plutôt que tel autre.
D’emblée, l’enfant est renvoyé à sa position dans le corps maternel, à ce qu’on
appelle le « corps-maison ». Un des éléments importants du jeu est la gestion des jauges
de besoin, comme la douche, les toilettes, l’hygiène, la nourriture, le confort, l’état de la
maison… Si le joueur ne tient pas compte de la jauge de besoin, le personnage peut par
exemple s’endormir par terre ou se faire pipi dessus. Il est donc important d’avertir
l’enfant de la règle du jeu et de l’importance des jauges de besoin pour que son
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personnage « tienne debout », pour qu’il aille bien et qu’il puisse agir. Pourtant, certains
enfants ne veulent pas regarder ces jauges ! Ceux qui ont une problématique narcissique
aimeraient tout simplement se dégager de la contrainte corporelle liée à la relation à la
mère. La jauge rappelle à des enfants, pour qui la relation précoce avec la mère s’est
plutôt mal passée, qu’ils ont un corps. Je pense ainsi à deux petites filles obèses avec
qui je joue : elles ont exactement la même technique d’évitement des jauges pour
sublimer leur corps.
J’ai aussi observé deux garçons qui avaient choisi d’incarner la mère. Or, dans
leur propre vie, il s’avère que la mère est plus solide que le père. Le père du premier a
totalement été pris en charge pendant plusieurs années par sa femme. Quant à l’autre
garçon, il a vu son père ballotté selon le bon vouloir de la mère qui avait d’abord
divorcé, puis accepté qu’il revienne vivre avec elle. Pour ces garçons-là, il est donc
préférable de s’identifier à la mère ; c’est plus sécurisant, car ils sont ainsi du côté du
pouvoir. Mais lorsqu’ils jouent, ils sont parfois dans la confusion. Ils croient incarner le
garçon alors qu’ils ont choisi d’incarner la mère, et ils s’embrouillent parce que la mère
du jeu est très maltraitante, alors que la leur ne l’est pas. Le jeu peut leur être
insupportable : d’une part, la mère du jeu est inconcevable pour eux à cause de leurs
mères très nourricières ; d’autre part, le personnage qu’ils ont choisi d’incarner les
renvoie constamment à une interrogation sur leur identification sexuée. Ils mettent donc
tout en œuvre pour que la mère du jeu puisse être une vraie mère, c’est-à-dire une
femme qui fasse la cuisine et qui passe le balai.
Manque de chance, dans le jeu, la mère s’y refuse systématiquement. Cela a
tellement préoccupé l’un des garçons qu’il a cherché à contourner le problème, mais sa
solution s’est retournée contre lui. Pour avancer dans le jeu, l’obtention de points
cuisine est indispensable. Pour cela, il faut lire des livres de cuisine de sorte que la jauge
se remplisse. Sinon, on met le feu à la cuisine. Lorsqu’on met le feu, une alarme placée
au-dessus de la cuisinière sonne et les pompiers arrivent. Le garçon a trouvé comme
solution de vendre l’alarme. Dès que le feu a pris dans la cuisine, il a compris que les
pompiers ne viendraient pas, puisqu’il n’y avait plus d’alarme. Il en a été comme sidéré.
Car lorsque le feu a pris dans la cuisine, c’est son personnage à lui qui est mort brûlé, et
pas sa mère ! Cette anecdote nous a aidés à saisir une part de son histoire : c’était
comme s’il avait une dette envers sa mère, comme s’il se sacrifiait. Dans la réalité, deux
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mois après sa naissance, son père était parti en Turquie et avait laissé sa mère en France.
Seule avec son fils, la mère avait dû l’assumer complètement. Le jeu nous a permis de
comprendre la dette angoissante de l’enfant vis-à-vis de sa mère : lorsque le père est
parti ou absent symboliquement, certains enfants préfèrent mourir plutôt que d’être un
fardeau pour leur mère, déjà accablée par la situation.
Il arrive régulièrement que des enfants cherchent ainsi à déjouer les règles en
utilisant l’erreur comme un moyen de s’approprier le jeu. Mais cela peut être très
angoissant, et nous avons donc décidé, entre thérapeutes, d’aider les enfants. Cette
guidance a de l’importance. Gagner passe par une acceptation de la contrainte
corporelle, et il est nécessaire que, dans un premier temps, les enfants le comprennent
quand ils se lancent dans le jeu. Dans un deuxième temps, la valorisation due à
l’attention bienveillante des thérapeutes permet à l’enfant d’intégrer la contrainte
corporelle.
Étonnamment, nous constatons que les enfants sont toujours rivés à ce jeu, alors
que nous leur avons promis d’en commencer un autre après. Ils ne semblent pas pressés,
comme s’ils avaient encore beaucoup de choses à creuser, comme s’ils avaient besoin
de répéter ce qui les obsède pour pouvoir en parler. Les enfants persévèrent parce qu’ils
peuvent mettre en scène le combat intérieur qui les affecte. Là est la ruse. L’espace
virtuel leur donne accès à leur propre inconscient et le rôle du thérapeute est donc
d’aider par sa présence à ce qu’ils y accèdent, même si cela passe par un scénario
agressif. C’est ce qu’on appelle le travail sur les implicites inconscients que le
thérapeute cherche toujours à enrichir.
Je me souviens ainsi d’une petite fille, âgée de 8 ans, qui réprimait beaucoup son
imaginaire. Au début, elle jouait avec des Playmobil et reproduisait à l’identique ce qui
se trouvait sur le carton de la boîte. Je m’ennuyais terriblement… Je lui ai proposé de
jouer aux Sim’s. Chaque maison dans le jeu possède sa boîte aux lettres. Avec la
manette, elle s’est mise à cliquer comme une folle sur la boîte aux lettres, en disant : « Y
a pas de courrier, y a pas de courrier ! » Mon rôle étant d’être une prothèse
fantasmatique, je lui ai dit : « Tu attends une lettre de qui ? » Elle me répond : « Je ne
sais pas, je n’ai rien à dire. » Il m’a fallu nommer quelque chose de la relation de
transfert de cette petite fille à moi comme figure paternelle, et je lui ai demandé : « Tu
attends peut-être une lettre de ton amoureux ? », cet amoureux étant le père qui vient la
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sauver de la relation fusionnelle à la mère. Depuis, cette petite fille s’éveille. Il y a plus
de joie dans sa manière de jouer et elle commence à s’amuser, à ignorer certaines
règles… Pour elle, il se peut que l’amoureux soit la figure du père. Or, ses parents ont
divorcé très tôt et sa maman ne va pas bien. On peut penser, comme André Green, que
pour la petite fille le père représente quelque chose de la sublimation corporelle, puisque
à l’inverse de la mère, il est dégagé de l’emprise corporelle. En effet, pour le garçon
comme pour la fille, la relation à la mère est marquée par le corps ; lorsque l’enfant va
vers le père, il cherche un moyen de se dégager de l’emprise corporelle maternelle.
C’est pourquoi je rappelle que les jeux vidéo peuvent remplir une fonction sublimatoire,
c’est-à-dire permettre de se détourner des objets libidinaux pour aller au-delà. Ils aident,
par ce mélange entre image et corps, à réintégrer les processus primaires et secondaires,
entre l’archaïque et le génital. Sublimer conduit à réinvestir le savoir.
Si les pulsions agressives à l’encontre de l’objet maternel n’ont pas été
exprimées, il se peut que certaines filles soient dans l’impossibilité d’investir le savoir.
On parle souvent de l’importance du meurtre symbolique du père pour les garçons ;
pour les filles, la problématique est la même avec la mère. Si une petite fille s’autorise
dans les Sim’s à attaquer la figure maternelle, et qu’elle sent qu’il n’y aura pas de
punition à la hauteur de son attaque, elle peut étonnamment, grâce à ce « faire comme
si », réintégrer le savoir dans la réalité, ses pulsions agressives ayant pu s’exprimer dans
le jeu. Les images ont alors valeur d’acte et font émerger tous les processus primaires.
Après trois ans d’expérience, il me semble que les jeux vidéo utilisés dans
l’atelier du centre de Pantin ont permis aux enfants qui l’ont fréquenté un entraînement
symbolique avec un travail non négligeable sur soi et sur les imagos parentales, c’est-àdire sur la manière dont l’enfant se représente ses parents. Nous manquons encore de
recul pour tirer des conclusions de cette expérience nouvelle et prometteuse. Mais nous
savons que les effets thérapeutiques sont aussi nombreux et variés que les enfants qui
ont fréquenté le centre.
Dans ces ateliers pour enfants, la présence du thérapeute a une fonction
d’accélérateur. Mais le jeu vidéo peut aussi avoir une valeur autocurative
d’entraînement symbolique pour les adultes dans une pratique solitaire.
79
Une de mes patientes, issue d’une famille bien-pensante, faisait croire à ses
parents qu’elle ne s’intéressait qu’à la musique classique, alors qu’elle dirigeait un
groupe de rock. Son père aurait pu comprendre son choix, mais pas sa mère, qui croyait
que sa fille ne s’adonnait qu’à la flûte traversière. Avouer à sa mère qu’elle s’était
investie dans le rock, c’eût été la désavouer ! Toujours est-il que cette jeune femme était
confrontée dans son groupe à un problème qu’elle ne parvenait pas à résoudre : elle
devait se séparer d’une des filles, plus âgée qu’elle, et elle n’arrivait pas à lui en parler.
Prise d’inhibition, elle se sentait incapable de lui dire : « Tu ne travailles pas
suffisamment, le groupe veut se séparer de toi. » Or, la veille du règlement de comptes,
la jeune femme a joué pendant plusieurs heures d’affilée à Age of Empire II, et pas à
n’importe quelle partie : à « la campagne de Jeanne d’Arc ». Le lendemain, elle a pu
exprimer facilement ce qu’elle avait à dire au membre de son groupe rock, parce qu’elle
s’était sentie, m’a-t-elle raconté, à l’image de Jeanne d’Arc, comme une femme
guerrière. Se battre pour une bonne cause sans avoir le sentiment dans son fantasme
d’attaquer l’image maternelle l’avait entraînée symboliquement à augmenter son estime
d’elle-même. En se séparant de ce membre, elle pouvait accéder à sa propre réussite. En
se dégageant de la contrainte corporelle dans la réalité du jeu, la jeune femme a
vraisemblablement pu se dégager de la relation à une mère mortifère.
Mais l’usage autothérapeutique des jeux vidéo ne produit des effets que dans le
court terme en général, pour la mise en acte d’une décision par exemple, comme dans le
cas que je viens de citer. Cela explique en partie le fait que les grands joueurs aient
trouvé dans le jeu vidéo une fonction antidépressive, mais cela peut s’arrêter là. Dans le
cadre d’un suivi thérapeutique, tout un travail de perlaboration35 se réalise entre le
temps de la prise de conscience, celui du deuil avec un état antérieur, et celui du
changement. On ne quitte pas un symptôme si facilement !
Dans tous les cas, l’avatar révèle les fantasmes et les idéaux du joueur ; à travers
lui, il peut flirter avec des désirs non réalisables ou avec ses craintes. Craintes et désirs
font partie du même registre : on peut avoir peur de ses désirs comme être attiré par ses
35. « La lente reconstruction des scènes psychiques enfermées dans les archives du théâtre interne, et la
reconnaissance tardive des personnages qui y jouent les rôles essentiels, a un nom dans la théorie
psychanalytique : il s’agit de l’élaboration psychique. Cette activité prend la suite, sur la scène
psychanalytique, d’une répétition inlassable – en dépit du changement des personnages et des lieux – des
mêmes conflits internes. À ce travail minutieux, Laplanche et Pontalis ont donné le nom de
« perlaboration ». Joyce Mc Dougall, Théâtres du Je, Gallimard, coll. « Folio essais », 2004.
80
craintes. La peur de ses désirs renvoie à l’amour et à la sexualité. Chacun a des
fantasmes, tout en percevant bien que le passage à l’acte serait vécu comme le
dépassement d’une limite, ce qui peut être angoissant. À l’inverse, le désir d’outrepasser
ses craintes – qui se traduit par exemple dans le goût du voyage, de l’aventure ou du
saut en parachute – se retrouve aussi dans le virtuel qui permet donc, même dans une
pratique solitaire, une meilleure connaissance de soi et de ses limites.
C’est particulièrement vrai avec les Sim’s, le jeu le plus vendu au monde. Il
propose un processus d’identification comparable à la télé-réalité où le spectateur
recherche un autre semblable. De manière que les Sim’s soient reconnus comme un
objet culturel, j’avais organisé en janvier 2005 un colloque au Centre Pompidou. Suite à
une remarque d’une personne dans le public sur son extrême banalité, j’ai pris
conscience de l’importance du banal pour comprendre la complexité des interactions
entre les humains. J’avais repéré que, derrière le désaveu de ce jeu pour cause de
banalité, s’exprimait une idéologie antiaméricaine assez marquée, comme si le banal
américain n’était pas également le nôtre, que nous refusons bien évidemment de voir.
Or c’est à partir du banal que nous construisons bien des choses. Si l’on demande à un
garçon de 16 ans : « Quel est ton idéal dans la vie ? », et qu’il répond : « Me marier,
acheter un pavillon de banlieue, avoir un chien et trois enfants », les gens vont
considérer que ce projet est déprimant parce que banal. Par réalisme, je m’inscris en
faux face à ce rejet hypocrite de la banalité. Boire, manger, dormir, c’est banal aussi. Et
c’est pourtant dans notre manière de le faire que les enjeux relationnels se découvrent.
Pourquoi reprocher aux Sim’s leur banalité alors que ce jeu plaît à tant de gens et qu’il
favorise, dans son extrême banalité dont je conviens, des prises de conscience
bénéfiques ?
Je me souviens ainsi de deux patientes passionnées par les Sim’s. La première
était une jeune femme ayant une vision assez matérialiste de la vie, un fort désir de
réussite et des valeurs très politiquement correctes. Elle a créé dans le jeu trois familles :
la sienne et deux familles d’amis. Dans la réalité, elle avait des difficultés relationnelles
avec une de ces familles. Comme par hasard, dans le jeu, elle a inventé la maison de ces
gens en oubliant d’en construire le toit. Le lendemain, toute la famille était morte,
gelée ! Cette femme a pu interpréter cet oubli comme l’évidence de sa propre agressivité
à l’égard de ses amis.
81
Une autre femme, cadre supérieur, s’est mise à jouer aux Sim’s quand elle est
tombée enceinte. Elle vivait mal sa grossesse car elle s’inquiétait des conséquences que
l’arrivée d’un enfant aurait sur son avenir professionnel et elle craignait de ne pas être
une bonne mère. Mais elle n’osait pas vraiment se l’avouer, et encore moins en parler à
son entourage. Son personnage, une femme qu’elle avait créée à son image, a eu son
enfant avant qu’elle-même n’ait accouché. Mais son personnage n’ayant pas
suffisamment pris soin du nouveau-né, ce dernier mourut. C’est alors que cette femme
prit conscience de sa propre ambivalence par rapport à la grossesse, avec pulsions de vie
et de mort. Elle s’est alors vraiment autorisée à parler de ses angoisses, ce qui lui a
permis de poursuivre sa grossesse plus sereinement.
Mais n’oublions jamais que l’aire du jeu n’est qu’une aire de simulation et
d’entraînement. Sans reprise par la parole de ce qui a été ressenti, l’effet thérapeutique
restera moindre.
82
8
Violence, sexe et mort
Lorsque j’ai créé un atelier jeu vidéo à visée thérapeutique, j’étais conscient que
je prenais un risque : la diabolisation d’Internet et des jeux vidéo était croissante dans
les médias et dans les familles, tout comme l’avaient été à leurs débuts la BD et le
rock’n roll. D’ailleurs, j’avais tellement le sentiment d’aller à contre-courant du
discours ambiant que, en mars 2002, j’avais organisé, dans le cadre de l’Observatoire
des mondes numériques en sciences humaines, un colloque que j’avais intitulé : « Pour
ne plus avoir peur des jeux vidéo. » Trois ans plus tard, l’approche de cette nouvelle
culture se fait encore avant tout du côté de la condamnation et de la pathologie.
Violence et addiction sont les thèmes préférés des médias qui font des jeux vidéo un
« obscur objet de plaisir » dangereux.
En même temps, le jeu vidéo est entré dans le cadre du patrimoine de la
Bibliothèque nationale de France. Les Cahiers du cinéma ont publié en septembre 2002
un numéro spécial « Jeux vidéo » dans lequel Olivier Séguret, critique spécialisé du
journal Libération, rappelle sa « découverte d’un monde absolument vierge du point de
vue journalistique, entièrement laissé entre les mains de la presse spécialisée » et son
« impression de mettre la main sur une pépite » ; il exprime son souci intense
« d’élaborer une grammaire critique de cette nouvelle culture ». Enfin Jean-Pierre
Raffarin a créé un fonds de soutien pour les éditeurs de jeux vidéo… C’est dire leur
importance culturelle et économique. Dans un récent article36, Marc Valleur, chef de
service à l’hôpital Marmottan, souligne à juste titre que « l’addictologie peut apporter
un regard décalé dans les débats qui agitent la société en matière de jeux vidéo : ceux-ci
sont souvent accusés de couper les jeunes de la réalité, voire d’encourager la violence et
le passage à l’acte. Or, le fait qu’une activité puisse donner lieu à addiction n’implique
en rien que cette activité soit “mauvaise” ou “nuisible” ». Je le disais à ma manière, lors
d’une conférence organisée par une association de parents : derrière les jeux vidéo, il
n’y a pas qu’addiction et violence ; derrière les chats, il n’y a pas que pédophilie et
mauvaises rencontres ; derrière les blogs, il n’y a pas que vilaines blagues de potaches,
83
mais plutôt espaces de créativité37.
Les médias ont leur part de responsabilité dans la diabolisation d’Internet parce
qu’ils relatent de préférence ce qui « paie », ce qui fait augmenter l’Audimat. Une
histoire a ainsi été, à mon sens, montée en épingle au point de provoquer la fermeture
des salles françaises du chat de MSN, qui était le plus fréquenté. Un GI américain avait
chatté avec une adolescente de 15 ans vivant en Grande-Bretagne. Ils s’étaient donné
rendez-vous en France pour se rencontrer. La jeune fille a fugué pour rencontrer cet
homme de quinze ans de plus qu’elle. L’événement a pris une telle ampleur que j’ai été
appelé par un journaliste de TF1 qui avait tout de suite assimilé cette histoire à un abus
sexuel. J’ai été très prudent en soulignant qu’on manquait d’éléments pour porter un tel
jugement. Plus tard, on a su que le GI et la jeune fille étaient réellement tombés
amoureux l’un de l’autre, ce qui était, après tout, bien humain !
En revanche, la résistance des parents me semble plutôt saine et j’aurais
tendance à m’en réjouir. Vouloir protéger ses enfants est en soi une démarche
honorable. Remarquons d’ailleurs que cette vigilance des parents est récente ! Elle est
même considérée comme très insuffisante par des associations comme ActionInnocence qui mènent des campagnes de prévention dans les collèges 38. Je ne dirai
jamais assez, comme le souligne d’ailleurs la présidente de cette association, que la plus
grande violence, ce n’est pas nécessairement que des enfants voient des images qui « ne
sont pas pour eux », mais c’est qu’ils soient laissés seuls devant l’écran. Mais comment
le faire comprendre aux parents sans pour autant les culpabiliser, quand leur mode de
vie les empêche d’être présents auprès de leurs enfants ? D’où l’intérêt du travail fourni
dans les établissements scolaires par une association comme Un clic, Déclic39.
Bien sûr, le psychopédagogue va suggérer aux parents d’installer l’ordinateur
dans une pièce de passage, en les engageant à contrôler son utilisation à l’aide,
notamment, de divers logiciels, ou encore en apprenant à leurs enfants à ne jamais
donner leurs coordonnées personnelles.
36. Article sur la cyberaddiction, « Les nouvelles addictions », hors-série du Nouvel Observateur, maijuin 2005.
37. In Famille éducatrice, avril-mai 2005, dossier sur Internet.
38. À l’annonce de l’interpellation par la police espagnole de plus de cinq cents pédophiles présumés
échangeant des images pornographiques de mineurs sur le web, la présidente d’Action innocence, Valérie
Wertheimer, a été interviewée dans Le Parisien du jeudi 17 mars 2005.
39. Association qui sensibilise les enfants aux risques et aux enjeux de l’Internet (moteurs de recherche,
chat, blogs, MSN, jeux en réseau…).
84
En ce qui concerne les jeux vidéo, qu’il s’agisse de jeux de sport, de guerre ou
de gestion, je crois important de souligner qu’il y a un enjeu : celui de gagner. Lorsque
le jeu devient un enjeu, sa dimension narcissique émerge de manière évidente. En ce
sens, je rejoins Marc Valleur qui estime que « le jeu est nécessaire au psychisme,
comme il a une utilité sociale40 », même si je regrette que l’Observatoire des jeux (ODJ)
– qu’il a créé pour aider les accros aux jeux d’argent comme aux jeux vidéo – renforce
la confusion possible entre jeux d’argent et jeux vidéo, alors qu’ils n’ont pas grandchose en commun, en tout cas pour le moment… En effet, le jeu vidéo exige des
qualités spécifiques que l’on peut rencontrer chez les sportifs, comme la persévérance :
s’entraîner pour parvenir au meilleur de ses performances. De même que le sportif
respecte son adversaire, les jeux vidéo exigent du joueur une vraie maîtrise du gameplay : il doit apprendre à appuyer sur les boutons de sa manette au bon moment et en
temps voulu. Dans les jeux vidéo, il s’agit le plus souvent de combats sportifs. Certains
jeux « violents » mettent en scène des contextes de guerre qui transforment le joueur en
héros en devenir. Raison pour laquelle le terme de « violence » n’est pas vraiment
adapté aux jeux vidéo, puisque la violence gratuite en est absente : tout combat est
justifié. Il n’y a pas de « violence pour la violence » qui ferait du jeu un « punching-ball
numérique ». L’aire du jeu fait simplement émerger sans culpabilité ses pulsions
agressives plutôt que de les laisser se retourner contre soi-même. Rosenberg montre
bien dans ses travaux41 que l’on peut opposer le masochisme gardien de la vie – dont les
jeux relèveraient – au masochisme mortifère.
Quant à la violence graphique, elle répond à un effet de réalisme – souhaité par
les joueurs – dans la manière dont l’ennemi virtuel meurt. Me reviennent à la mémoire
nos jeux d’enfants : lorsqu’on jouait à la guerre, il fallait que les « en train de mourir »
soient le plus esthétiques possible. Mitraillés par un bout de bois, nous mettions
minutieusement en scène notre manière de tomber. Il en va de même avec le jeu vidéo :
en tant que mise en scène du réel, l’« en train de mourir » se doit d’être à la hauteur de
la représentation que le joueur se fait de son combat contre les images. Aussi les
concepteurs de jeu ne cherchent-ils pas à restituer pleinement le réalisme de la mort par
40. Op. cit.
41. Benno Rosenberg, « Masochisme mortifère et masochisme gardien de la vie », Monographies de la
Revue française de psychanalyse, PUF, 1re édition, 1991.
85
balle, mais mettent tout en œuvre pour permettre au joueur de s’approprier les images
par la persévérance en offrant la réponse la plus satisfaisante possible à son attente. « Ce
qui tient lieu d’esthétique, c’est la technique, autrement dit le degré de réalisme imprimé
à l’image. La contemplation ne sied pas (encore ?) au jeu vidéo. Il faut que ça aille vite
et bien42. »
Enfin, le jeu vidéo n’inscrit pas le joueur dans le « tout, tout de suite », car il
exige de l’anticipation, de l’intelligence déductive et la capacité de prendre le risque que
les personnages inventés résistent justement à ses tendances purement destructrices.
L’intelligence artificielle, qui reste une illusion, fait tout de même des personnages des
ennemis qui s’adaptent à notre manière de jouer. L’être humain reste toujours l’acteur
principal, mais, en tant que spectateur, il doit pouvoir exercer sa vigilance afin de ne pas
prendre les images pour des états de fait en leur accordant une importance démesurée.
Images violentes ou violence d’un monde fait d’images ? Posons-nous donc la question
de savoir ce qui serait le plus violent : tirer sur un personnage et ne pas voir l’impact
parce que le personnage disparaît – c’est ce qu’on pourrait appeler une « guerre propre »
–, ou bien tirer sur un personnage qui tombe et qui empêcherait le joueur d’avancer dans
sa progression ? Dans GTA – un jeu qui m’a terriblement angoissé parce qu’il m’est
insupportable d’incarner un gangster –, lorsque le personnage ne parvient pas à terminer
sa mission, il peut, dans un accès de rage narcissique, prendre plaisir à tuer tout ce qui
bouge. Ce jeu profondément immoral, interdit aux moins de 18 ans, mais que beaucoup
d’adolescents connaissent pourtant, est considéré par 70 % d’entre eux comme « fun »,
ce qui signifie à mon avis qu’ils prennent suffisamment de distance pour pouvoir
incarner un gangster. Inversement, un de mes patients m’a dit ne pas supporter ce jeu
car « on est trop libre ». C’est dire combien les appréciations de la violence sont
différentes suivant les âges, les personnes et leurs histoires. Pour ma part, j’ai pensé que
cet adolescent n’allait pas trop mal, car le sentiment de liberté n’existe que dans un
cadre défini. Les chemins de traverse peuvent être alors d’autant plus jouissifs.
Paradoxalement, pour d’autres joueurs, la figure du gangster offre un vrai sentiment de
liberté virtuelle parce qu’il se comporte selon des codes précis. Des goûts et des
couleurs…
42. In Les Cahiers du cinéma, hors-série sur les jeux vidéo, 2002.
86
L’autre motif d’inquiétude des parents réside dans tout ce qui a trait à la
sexualité via Internet. Qu’Internet serve aux « cyberprédateurs » me paraît évident et
pour le moins préoccupant. Les inquiétudes des parents sont justifiées et le contrôle de
l’activité virtuelle des enfants a ses raisons d’être. Il y a quelques années, je n’avais pas
mesuré l’ampleur du phénomène et les risques encourus par des jeunes. Lors de mes
conférences, beaucoup de parents me disent que c’est souvent par hasard que les enfants
se retrouvent sur des sites X. En tapant un mot clé, on fait apparaître une liste de sites.
Si le mineur fait alors le choix de cliquer sur un site X, cela relève tout de même de sa
responsabilité. Dans la mesure où l’accès à certains sites pornographiques peut faire
penser symboliquement à la porte de la chambre des parents laissée ouverte pendant
qu’ils font l’amour, on peut justifier aisément le contrôle parental : il s’agit tout
simplement de fermer la porte ! En tout cas, pour ce qui relève des dérives perverses 43,
il me semble qu’il y a une différence entre celui qui a pris des photos, ce qui relève d’un
passage à l’acte, et celui qui les regarde. Les craintes justifiées liées à la pédophilie
peuvent créer une psychose, mais pour avoir travaillé avec des enfants, je dois rappeler
que la vérité inconsciente psychique sort de la bouche des enfants, mais ce n’est pas
nécessairement la vérité au sens juridique du terme. Lorsque des affaires de pédophilie
sur Internet éclatent, il est important d’en avoir bien conscience, de manière à exercer
son discernement, car un enfant peut trouver un intérêt psychique à dire qu’il a été
abusé.
La problématique est la suivante : est-ce parce qu’un objet peut être utilisé de
manière perverse ou pathologique qu’on doit pour autant l’interdire ? Beaucoup d’objets
sont utilisés à des fins criminelles. Prenons l’exemple de la voiture : un garçon a son
permis à 18 ans et, quelques mois plus tard, il provoque un accident mortel qui le mène
en prison. Interdit-on pour autant l’usage de la voiture ? J’aurais tendance à dire que
l’outil Internet ne doit nécessairement être remis en cause, mais plutôt qu’il faut initier à
son usage, donc à la loi et aux transgressions. Les risques d’atteintes sexuelles sur
mineurs par le biais de l’Internet sont réels et la lutte contre les contenus illicites ou les
comportements abusifs préoccupe les pouvoirs publics. C’est ce que rappelait Isabelle
Falque-Pierrotin, présidente du Forum des droits sur l’Internet, dans une
43. Sur la perversion, on peut lire les derniers chapitres de Joyce McDougall, Théâtres du Je, coll. « Folio
Essais », n° 440, Gallimard, 2004. Elle enrichit la théorie freudienne de sa réflexion et de son expérience
clinique.
87
recommandation, Pédopornographie et pédophilie sur Internet44, dont un des objectifs
est de développer une campagne de sensibilisation et d’éducation, ne serait-ce qu’au
niveau des établissements scolaires.
Mais reconnaissons que notre société entretient à propos de la sexualité une
hypocrisie invraisemblable. Qu’une fille entende sa mère lui dire « un jour, tu trouveras
un prince charmant », ou que « l’acte sexuel, ça fait mal » me semble aussi violent que
si elle voit une photo de pénétration sur un site pornographique. À l’adolescence,
l’enfant se trouve dans une problématique de curiosité sexuelle normale. Accuser
certains contenus sur Internet pour en interdire l’accès ne me semble pas nécessairement
une solution. On sait bien qu’une trop grande sévérité est excitante, c’est-à-dire qu’il y a
toujours une tension érotique liée à l’interdit. Un parent qui va plutôt bien sera capable
de parler de sexualité et de mort avec ses enfants, et c’est essentiel. Si l’enfant se trouve
confronté à des images qui le choquent ou qui lui posent question, la qualité de réponse
du parent aura un impact sur sa sexualité à venir. Quand un enfant demande à ses
parents comment on fait les bébés, si son parent est à même de répondre, c’est qu’il
s’est libéré des entraves œdipiennes. La pathologie se construit toujours dans un secret
excessif ou dans des propos parentaux délirants.
Je me souviens d’une petite fille qui se cognait la tête contre les murs et qui
avait perdu le sens de l’orientation. Elle vivait avec sa mère, son père habitait au
Portugal. Lorsque j’ai reçu la mère, celle-ci s’est effondrée en évoquant la mort du
grand-père de l’enfant, un an auparavant. Selon elle, il était « l’homme de sa vie ».
Quand l’enfant demandait : « Où est pépé ? », sa mère lui répondait n’importe quoi : il
est en voyage, il est absent… Nous avons organisé une médiation pour que la mère
explique à sa fille la réalité de la mort de son grand-père. L’enfant a souri et embrassé sa
mère et a rapidement retrouvé son sens de l’orientation.
Je pense aussi à un autre enfant sur qui ses parents veillaient à l’excès. Quelques
années auparavant, cet enfant était resté dans le coma plusieurs semaines, ce qui avait
traumatisé ses parents. Le père a été capable de dire à son enfant en face à face : « Nous
avons eu tellement peur que tu meures que nous avons encore peur. » J’ai dit au père :
« Mais vous voyez, il est bien vivant, votre enfant ! » Un enfant qui sent ses parents
44. Site du Forum des droits sur l’Internet : http://www.foruminternet.org
Un premier rapport, « Les enfants du Net », a été remis en février 2004 au ministre de la Famille. Il a été
suivi en 2005 par la recommandation citée.
88
inquiets va trouver des occasions de créer chez eux de l’inquiétude. L’important, en
l’occurrence, était que les parents puissent expliquer à leur enfant la raison de leur
anxiété, ce qu’ils n’avaient jamais fait.
D’où ma question à partir de ces deux cas : doit-on ou non interdire le surf sur le
net pour éviter aux enfants tout danger potentiel, comme cette mère qui avait caché à
son enfant la mort de son grand-père en pensant le protéger, ou comme ces parents qui
masquaient leur inquiétude ? Je n’en suis pas certain du tout. L’expérience montre que
ce ne sont pas n’importe quels enfants qui se mettent en danger. Quand les parents sont
trop absents, physiquement ou symboliquement, l’enfant va de toute façon trouver le
moyen de les faire revenir.
J’ai déjà souligné que les parents peuvent être parfois bien surprenants ou
angoissants pour leurs enfants à cause de leurs propos ou de leur conduite. J’inclus dans
ce type de parents ceux qui se positionnent comme exemplaires, ou bien encore ceux
qui ne sont pas eux-mêmes au clair avec leur sexualité.
Les parents qui se pensent exemplaires empêchent toujours les enfants de
grandir, car leurs enfants sont dans une illusion parentale de toute-puissance qui ne les
arme pas pour la vie. On rencontre deux types d’enfants de ces parents prétendus
infaillibles : certains vont prendre des risques excessifs pour leur âge afin de se dégager
de l’emprise parentale ; d’autres entretiennent une telle confiance vis-à-vis des adultes
détenteurs de l’autorité qu’ils vont manquer de discernement, en donnant par exemple
leur adresse à un inconnu sur le net ou en se faisant abuser par un adulte proche. Cette
naïveté-là, parfois inconsciemment entretenue par les parents, peut conduire au pire.
Certains
éducateurs,
prêtres,
personnels
travaillant
auprès
d’enfants
savent
dramatiquement en profiter.
En revanche, lorsque les enfants comprennent que leurs parents sont faillibles,
c’est-à-dire qu’ils leur mentent dans la vie quotidienne, la désillusion les aide à élaborer
eux-mêmes les mécanismes de protection nécessaires pour se confronter au monde
extérieur. Un enfant a ainsi été « réparé » par une confidence de son père en entretien.
L’enfant allait mal, son père était très dur, même violent avec lui. À un moment, j’ai
demandé au père s’il jouait avec son fils aux jeux vidéo. Il m’a répondu oui, et il a
ajouté sur un ton très ennuyé : « Le pire, c’est qu’il me bat. » L’enfant a compris pour
son plus grand bien que son père qui se prétendait infaillible ne l’était pas. Une vraie
89
opportunité de pouvoir enfin grandir !
Par ailleurs, beaucoup de parents ne sont pas au clair avec leur sexualité. Bien
sûr, ils sont les moins bien placés pour évoquer la sexualité avec leurs enfants : d’une
part, parce qu’ils sont renvoyés à leurs fantasmes vis-à-vis de leurs propres parents ;
d’autre part, parce qu’ils peuvent avoir, de manière inconsciente, des mouvements de
désir pour leurs enfants. C’est la raison pour laquelle on fait souvent appel à des tiers
pour informer les enfants sur la sexualité.
J’ai ainsi reçu en thérapie une petite fille de 4 ans et demi atteinte d’un mutisme
sélectif. Elle ne parlait qu’avec sa maman. Elle dessinait de belles femmes souriantes,
au soleil, avec une tête, un triangle pour le corps et des jambes. Quand la confiance s’est
installée, je lui ai demandé : « Où es-tu, toi, dans le dessin ? » Elle a alors fait un rond
dans la robe triangulaire. Je lui ai dit : « C’est normal que tu ne parles pas car tu es
encore dans le ventre de ta mère ! » Et je me suis mis à lui expliquer très concrètement
comment naissaient les bébés. À la fin de la séance, elle m’a dit merci et s’est mise à
parler. Ses parents étaient des catholiques conservateurs. J’ai supposé une absence totale
de sexualité entre eux ou, en tout cas, une absence de dialogue sur ce sujet. Or, dans le
fait de mettre des mots sur la naissance, il y a un enjeu réel de séparation. C’est
vraiment une question de partage du savoir. Plus on donne à savoir, plus on permet à
l’autre de se libérer.
Les enfants ont d’eux-mêmes recours à des tiers. Il y a trente ans, un garçon
achetait Lui en cachette dans un kiosque à journaux où on ne le connaissait pas.
Maintenant, il a un accès direct à l’information par Internet. Même dans la
transgression, on pourrait dire qu’il n’y a plus d’effort à fournir. Là est peut-être le vrai
problème ! L’accessibilité à tous les contenus met donc vraisemblablement à mal une
valeur : celle de l’effort. Pour se procurer Lui, il y avait toute une démarche excitante
qui faisait partie de la transgression. Maintenant, on est dans le « tout voir sans effort »
qui renforce sans aucun doute l’habituation : l’accès aux images est si simple que les
images en deviennent moins excitantes. D’ailleurs on pourrait se demander si, dans le
futur, cela n’occasionnera pas une montée en puissance de la transgression avec des
prises de risque de plus en plus ordaliques45.
Toujours est-il qu’on trouverait d’un côté des enfants trop naïfs lorsque le
90
surmoi parental est fort et de l’autre des enfants manquant de naïveté soit par confusion
parentale – une intimité surexposée de la part des parents favorisant la confusion des
registres chez l’enfant –, soit par habituation à « ce qui n’est pas pour eux » à cause de
la déferlante visuelle. Bien évidemment, mes propos doivent être atténués pour la
simple raison que, de par mon métier, je ne rencontre que des enfants qui vont mal, bien
souvent parce que leurs propres parents vont mal. J’en veux pour preuve une autre
anecdote. Un jour, j’ai demandé à une maman qui venait en consultation comment elle
avait expliqué à sa fille la naissance des bébés et elle m’a répondu : « Je lui ai dit qu’ils
venaient par les pieds. » Pourquoi avait-elle inventé une chose pareille ? Toujours est-il
que sa fille avait un tic étrange : assise, elle agitait sans cesse un de ses pieds !
La question de la mort va de pair avec violence et sexualité. On peut bien sûr
s’indigner devant un jeu vidéo mettant en scène des hooligans qui ont pour objectif de
massacrer des supporters ennemis et de casser, afin de marquer des points. On peut
aussi considérer comme immoral le jeu Command and Conquer, dans lequel on a le
choix d’incarner des Américains, des Chinois, mais aussi des terroristes, lesquels
peuvent utiliser des commandos suicides. Peut-on s’en amuser vraiment quand, dans la
réalité, les attentats suicides sont continuels et conduisent à la mort d’hommes ? On peut
même dénoncer, comme le font certains de mes collègues, le jeu Civilisation comme un
outil de violence économique au service du grand capital. Ou encore trouver
inadmissible que dans un autre jeu, on puisse tuer des enfants, à moins que cela ne se
justifie, dans le cas par exemple d’un frère aîné qui ne peut plus supporter son petit frère
et qui rêverait de s’en débarrasser, virtuellement !
Pour ma part, je m’intéresse surtout à la représentation de la mort dans
l’inconscient, qui se matérialise par des craintes de séparation et d’abandon.
D’expérience, je constate que le joueur n’est pas dupe à propos de ces morts que je
viens d’évoquer. Il sait aussi que la mort de son personnage n’en est pas une : il va juste
devoir recommencer sa mission. Ainsi, dans Band of Brothers, quand son avatar meurt,
l’image devient floue et l’on entend la voix du personnage qui disparaît au loin. Et très
vite, une instruction apparaît : « Reprenez la mission précédente. » Comme le fait
remarquer Marc Valleur, « ce qui distingue les univers virtuels, dans lesquels évoluent
45. Ou adoption de conduites comportant des risques mortels, avec des épreuves dont l’issue n’est pas
91
les avatars, de la vie réelle, c’est d’abord le fait que la mort n’y est qu’un événement
secondaire, fréquent et nullement irréversible46 ». En jouant récemment à Band of
brothers, j’ai ainsi vu mon personnage mourir une fois, deux fois, trois fois ! Je devais
toujours revenir au point de sauvegarde précédent. Alors que je commençais à me
lasser, un panneau du programmeur s’est affiché avec ces mots : « La guerre est injuste,
mais pas un jeu vidéo. » Et l’on m’a rendu ma jauge de vie. J’ai trouvé cela très fort de
la part du concepteur du jeu : il rappelait par ce biais qu’il était le maître du jeu et pas
moi, mais aussi que le jeu n’est qu’un jeu.
Cependant je vois plusieurs cas possibles où l’angoisse de la mort peut émerger
dans les jeux vidéo. Lorsqu’un jeu est trop difficile, le joueur peut se sentir vraiment nul
de ne pas parvenir à remplir sa mission. C’est d’ailleurs un véritable casse-tête pour les
programmeurs de réaliser des jeux qui ne soient pas trop durs afin que les joueurs
n’aient pas envie d’abandonner. L’autre cas le plus courant est la fin d’un jeu off line.
Une expérience, qui a parfois duré une ou plusieurs semaines, se termine alors que le
joueur a envie qu’elle dure éternellement. Il doit donc en faire son deuil. La fin du jeu,
c’est la fin du plaisir. Il y a angoisse, certes, mais aussi deuil à faire, ce qui est
bénéfique. À l’inverse, les jeux MMORPG, où l’avatar est un self object – c’est-à-dire
une prolongation narcissique de soi –, se livrent à un évitement de la mort, car ils sont
justement sans fin. Ils ne procurent donc pas d’angoisse de séparation et c’est à mon
avis regrettable.
En tant que psychanalyste, je considère donc que l’outil informatique constitue
un entraînement symbolique pour les enfants comme pour les adultes. Pour être mon
premier cobaye et pour avoir observé beaucoup de personnes en train de jouer, je pense
que les jeux vidéo dits « violents » favorisent l’expression de pulsions agressives, qui
existent en chacun de nous, de manière socialement acceptable puisqu’elles ne
s’exercent pas à l’encontre de personnes réelles. Contrairement à ce qu’on pourrait
croire, le plus grand plaisir des joueurs n’est pas de « tuer », mais de s’affronter à la
machine et de se mesurer entre eux. Marquer des points nécessite d’être persévérant, de
contourner des obstacles, de se dépasser, de collaborer. En ce sens, le jeu a des vertus
curatives et c’est un moteur pour avancer. L’idéal du moi dans lequel nous sommes
prévisible.
92
baignés de nos jours crée en nous une violence intérieure et des frustrations liées à
l’incapacité à atteindre les objectifs d’efficacité, de beauté, de réussite que la société
nous fixe. Canaliser son agressivité par le jeu ne peut donc être une bonne chose.
À propos de l’activité virtuelle, je ne m’inscris donc pas dans un jugement moral
du type « c’est bien » ou « ce n’est pas bien ». Ce qui compte pour le psychanalyste,
c’est « plaisir » et « déplaisir ». Le politiquement correct qui a envahi peu à peu notre
société est d’après moi une violence. Chercher à aplanir à tout prix toute émergence de
singularité, toute expression de son ras-le-bol ou de sa violence n’est pas une solution.
Par ailleurs, condamner l’individualisme, l’esprit de vengeance, la loi du plus fort qui
nourrissent les jeux, c’est ignorer avec une hypocrisie certaine ces traits humains qui
caractérisent notre société à tous les niveaux. L’outil informatique ne crée pas de
pathologie. En revanche, il est révélateur de notre manière de nous positionner dans le
monde ; le passage à l’acte dans le virtuel peut avoir de véritables effets thérapeutiques.
La société ne propose pas suffisamment de lieux de valorisation à ceux qui la
composent, et d’autant moins à la jeunesse, et c’est dommage. Elle renforce même les
inhibitions par peur de l’affrontement, alors que le conflit en soi est sain.
46. « Les nouvelles addictions », hors-série du Nouvel Observateur, mai-juin 2005.
93
9
Visions futuristes
L’observation des mondes numériques permet de déceler divers phénomènes qui
me semblent importants, par-delà tout ce que j’ai déjà évoqué sur l’espace virtuel
comme lieu de puissance potentielle. Je suis donc animé par des interrogations et
quelques rêves…
Il m’arrive d’abord de m’interroger sur le plaisir que des hackers peuvent
ressentir à introduire des virus dans les systèmes informatiques. J’y vois une dimension
narcissique, un moyen de refuser certaines valeurs de la société. Plutôt que de poser des
bombes, ils posent des bombes virtuelles à retardement. Ainsi, la planète entière en a
voulu au virus « I love you » ! Qu’on soit aimé ou détesté, c’est du pareil au même : la
jouissance narcissique est incommensurable. Parce qu’un virus s’autoalimente jusqu’à
devenir planétaire, celui qui l’a installé peut dire comme l’artiste : « Mon œuvre me
dépasse. » Ce narcissisme planétaire est renforcé par les médias. On sait que les bons
éducateurs pour enfants sont souvent d’anciens adolescents violents ; il en va de même
pour les hackers. Une fois qu’ils ont payé leurs amendes, ces génies de l’informatique
sont embauchés par des entreprises et en deviennent même parfois les patrons. Ce
n’était pas parce qu’ils étaient dans leur trip à 150 % qu’ils étaient des malades. S’ils
trouvent plus tard des débouchés professionnels, c’est bien parce que le jeu et la
transgression leur ont permis de développer des compétences. Il n’empêche que la
question de la juridiction sur Internet me préoccupe. J’ai tendance à penser que plus il y
aura de juridiction, plus il y aura de transgression, car un hacker trouve toujours le
moyen d’aller au-delà. Mais si la loi est nécessaire dans l’univers virtuel, je ne suis pas
pour autant favorable à l’élaboration d’une charte éthique des jeux vidéo. J’ai
suffisamment montré à quel point l’appréciation de la violence est subjective selon
l’histoire de chacun. Pourquoi, en revanche, ne pas mettre en place un prix du meilleur
jeu vidéo, décerné par des professionnels de l’informatique et de l’art ? Cette démarche
serait plus créative et s’inscrirait dans une politique de légitimation du jeu vidéo comme
objet culturel et, pourquoi pas ? artistique. Les chercheurs attendent d’ailleurs des
94
poètes qu’ils se saisissent de cet outil.
Le deuxième phénomène sur lequel je m’interroge est celui de la relation des
gens à l’objet informatique. Il existe en effet des techno-frénétiques comme des technorésistants.
Les premiers sont en quête du saint Gadget, pressés de franchir la ligne d’arrivée
de la course à l’innovation. J’analyse ce comportement comme le syndrome du
donjuanisme appliqué aux objets. Le désir de posséder, de collectionner, est aussi un
moyen de combler un manque dû à une baisse d’estime de soi. L’achat frénétique
comble un coup de blues, un passage à vide. L’objet tendance valorise son propriétaire
et devient une vitrine de son estime personnelle : l’objet high-tech devient un moyen
d’exprimer sa position de pouvoir dans la société. « Je suis ce que je possède », disait le
psychanalyste allemand Erich Fromme. On peut aussi avancer que posséder un objet
futuriste serait un moyen de se projeter dans le temps, et donc d’y échapper. Ceux qu’on
appelle ainsi les early adopters47 agissent par peur d’être ringards, d’être vieux, pour
échapper à l’angoisse de mort. Je ne m’étonne pas de les trouver principalement parmi
les cadres dynamiques, car le gadget possède une grande dimension ludique : peut-être
rattrapent-ils ainsi la jeunesse qu’ils n’ont pas vraiment eue en raison de leurs études
poussées…
Les seconds, en quête de sécurité, appartiennent à la catégorie des technorésistants. Parmi les hommes ayant dépassé la cinquantaine et qui ont l’habitude de
vivre dans la maîtrise, la peur d’être mis en échec devant l’écran joue sur le narcissisme,
d’autant que l’ordinateur est un symbole phallique, un signe de pouvoir et un nouveau
critère du « rester jeune ». La crainte de ne plus être dans le coup peut générer des
complexes. D’où un rejet, parfois massif, des technologies numériques. Il existe un
autre type de techno-résistants : ceux qui ne s’autorisent pas le plaisir de l’apprentissage
et notamment de l’apprentissage par le plaisir. Ils argumentent parfois contre Internet en
contestant cette culture « mise à disposition ». Enfin, dans la mesure où les mondes
numériques proposent aux jeunes des loisirs que n’ont pas connus leurs parents, il peut
y avoir une résistance chez ces derniers à s’y investir. Bien que les utilisateurs
d’Internet et des jeux vidéo soient de tous âges et des deux sexes, il n’empêche que
47. « Les adeptes .»
95
d’aucuns résistent à la mise en scène de leurs fantasmes grâce aux jeux vidéo et
préfèrent laisser cette opportunité à la génération suivante. C’est regrettable car cette
culture émergente des mondes numériques pourrait au contraire générer une plus grande
communication intrafamiliale.
Ma troisième interrogation porte sur le fait qu’il y a moins de joueuses que de
joueurs. Cela conforte le fait que, chez les filles, il y a toujours une part de culpabilité
liée à l’émergence des pulsions agressives et sexuelles. Les jeux vidéo proposant surtout
des contextes combatifs, ils révèlent ce constat négatif que les femmes ne s’autorisent
pas à être des « tueuses ».
Néanmoins certaines femmes apprécient les jeux vidéo, comme cette équipe de
joueuses de Counter Strike que j’avais rencontrées et qui s’étaient surnommées les
« Bad Girls », alors qu’elles étaient très féminines. Elles m’avaient dit avoir choisi ce
nom « afin de rassurer les hommes »… N’était-ce pas plutôt pour se rassurer ellesmêmes ?
À travers une étude que j’ai réalisée, j’ai remarqué que beaucoup de femmes
aimaient jouer à Warcraft I ou II. Dans la première phase du jeu, il faut construire son
camp en solidifiant les remparts et en enrichissant l’intérieur du camp ; dans la seconde,
il s’agit d’attaquer le camp ennemi. 90 % des filles ont dit qu’elles avaient surtout eu du
plaisir dans la première phase du jeu, c’est-à-dire la construction de la maison, de
l’intériorité. Cela signifie-t-il qu’elles préféraient ce lieu d’exercice du pouvoir ou
qu’elles le subissaient ?
En général, les femmes ont des préférences aussi pour les Sim’s bien sûr, mais
aussi pour des jeux d’enquête comme Siberia. Mais on commence à repérer des femmes
appréciant les jeux de combat et qui deviennent des championnes de ce qu’on appelle le
e-sport. L’évolution des goûts est à l’image de l’évolution des femmes. Inversement, il
est possible que cela fasse évoluer les thèmes des jeux vidéo…
Je garde aussi le souvenir d’une fille déprimée que j’avais reçue au CMP de
Pantin. De culture arabe, elle appartenait à une grande fratrie. Sa mère était toujours
débordée et son père était très âgé et assez faible physiquement, ce dont elle avait honte.
Je lui ai proposé de jouer à Dead or Alive, un jeu de combat. Elle a choisi sans hésiter le
personnage de Lei Fang, qu’on pourrait identifier à une petite fille, et j’ai fait exprès de
96
choisir le vieux monsieur du jeu, un maître de kung-fu, à l’image du père. Je l’ai battue,
ce qui a provoqué chez elle une montée d’agressivité. Elle a alors choisi d’incarner
Zack, le grand Noir, et m’a battu à plate couture. Alors qu’elle était arrivée voûtée, à la
fin de la séance elle se tenait bien droite et sautillait partout. Derrière la culpabilité
d’une petite fille qui se devait d’« être sage comme une image », pour ne pas déranger
sa mère ou fatiguer son père, avaient émergé des pulsions agressives.
Dans les couples, le jeu vidéo est révélateur des mésententes. Situation
classique : l’homme joue de plus en plus et délaisse sa compagne. Celle-ci tient en
général pour responsable du mal-être du couple une pratique excessive des jeux vidéo.
Est-ce si sûr ? J’ai reçu en entretien un homme de 27 ans qui était très amoureux de sa
femme. Il était venu me consulter sur recommandation de son père pour son addiction
au jeu Dark Age of Camelot. Photographe avec son père, il avait gardé un côté très
adolescent et avait besoin d’un lieu où exprimer sa puissance. Au cours des séances, il
est apparu que sa femme le dévalorisait systématiquement. Il a compris en thérapie que
le jeu vidéo avait pour lui fonction de contrepoids pour pallier la maltraitance psychique
de sa femme à son égard : il était responsable d’une guilde, avec une cinquantaine
d’avatars sous ses ordres ! Au final, le couple s’est séparé et lui a arrêté de jouer, du jour
au lendemain.
On peut tout à fait imaginer que les deux membres d’un couple, jouant, chacun à
son ordinateur, à des jeux on line, se retrouvent dans le jeu précisément pour s’affronter
et exprimer leur rapport de force par écran interposé. Certains couples le pratiquent déjà
et le vivent plutôt bien. Je regrette d’ailleurs qu’il y ait si peu de jeux vidéo mettant en
scène des sentiments comme l’amour. Mais comment s’étonner de l’afflux de jeux de
guerre dans un contexte social où, pour beaucoup, se sentir puissant dans le virtuel a
fonction d’antidépresseur ?
Ma quatrième interrogation porte sur le temps. Les auteurs de jeux vidéo euxmêmes commencent à prendre conscience que certains passent trop de temps à jouer.
Certes, le temps du jeu est un temps sans temps, celui de l’inconscient et du plaisir…
Mais plutôt que d’interdire, je crois que l’on peut trouver des parades virtuelles pour
protéger les joueurs d’excès de consommation. Un des plus grands créateurs de jeux
97
vidéo, Kojima, a ainsi eu l’idée d’introduire dans la dernière version de Metal Gear
Solid une horloge interne. À un moment donné, un panneau s’affiche sur l’écran et dit
au joueur : « Tu joues très bien, mais depuis trop longtemps. Tu vas te reposer un peu. »
Kojima est le seul à faire ça et je pense que c’est justement l’avenir. En effet, cette règle
créée par le programmeur est acceptable par le joueur, car elle ne vient pas des parents
ou d’une tierce personne. Kojima est allé plus loin encore. Le personnage a une jauge de
vie. Dans d’autres jeux, lorsque la jauge est faible, le personnage doit partir à la
recherche de packs de santé, ou revenir à la sauvegarde d’avant, ce qui, dans les deux
cas, prend du temps. Kojima a eu une excellente idée : si on arrête de jouer, on récupère
toute sa jauge de vie le lendemain, même si elle était faible la veille, comme le sommeil
dans la réalité permet de se refaire une santé ! En mettant le jeu en sommeil, on peut
ensuite le reprendre avec plus d’énergie.
D’autres programmeurs n’ont pas ce souci. Dans un sens assez diabolique,
Animal Crossing, jeu de simulation mettant en scène des animaux, a une gestion du
temps assez perverse. Le 24 décembre, à minuit, ce jeu MMORPG offre au joueur des
bonus pour avancer. Dans la réalité, que se passe-t-il ? Un fan du jeu va tout
simplement, ce jour-là et à cette heure-là, se planter devant sa console pour obtenir des
bonus ; car s’il le fait le 25 décembre, ce sera trop tard !
Les auteurs et éditeurs de jeux, on line surtout, ont une responsabilité citoyenne
comme les patrons de salles. Récemment, une mère de famille m’a appelé parce que son
fils de 22 ans est devenu accro du jeu Dark Age of Camelot depuis la mort de ses
grands-parents. Il a maigri de quinze kilos, a développé un grave eczéma, ne dort plus,
ne quitte plus la salle en réseau. Bref, il va mal ! Or, le drame, c’est qu’un joueur de jeu
vidéo ne reconnaît pas, la plupart du temps, sa dépendance. La société française ne dit
sans doute pas suffisamment que l’addiction aux jeux vidéo peut être mortifère. J’ai
donc conseillé à la mère de procéder à une HDT (hospitalisation d’un tiers), si elle
estimait que son fils était en danger de mort : dans certaines situations, les parents
peuvent être des alliés thérapeutiques. Quant aux propriétaires de salles, ils ne peuvent
juridiquement rien faire pour les jeunes majeurs. Mais ne devraient-ils pas faire preuve
de davantage de responsabilité, comme un patron de bar renvoie un client qui a
suffisamment bu ? La protection des clients de jeux vidéo en salle devrait être envisagée
de la même manière. La France est connue pour sa culture de protection de la jeunesse.
98
Il ne s’agit pas de rejeter les contenus, mais de prendre conscience des effets
dévastateurs d’un usage excessif. On pourrait aussi imaginer une brigade de
personnages virtuels, des « PNJ-Psy », ou « personnages non joueurs psychologues »,
qui apparaîtraient dans les jeux lorsque les joueurs seraient connectés depuis plus de dix
heures, et qui lui demanderaient d’arrêter. Un personnage du jeu ayant pour fonction de
protéger le joueur serait mieux admis par celui-ci qu’une personne dans la réalité.
Je me prends aussi à rêver de réaliser un jeu vidéo à visée thérapeutique.
Récemment contacté par deux game designers, je leur ai fait part de mon expérience en
cabinet et au Centre de Pantin avec des patients obèses. En France, l’obésité devient un
problème de santé publique. Ce trouble alimentaire est marqué par une pathologie
narcissique. On rencontre chez ces personnes un appauvrissement de l’imaginaire avec
une pensée simplement opératoire. La problématique de la personne obèse peut se
résumer par cette question un peu caricaturale : le corps de l’obèse est-il une armure ou
une carapace ? En m’entendant parler des fantasmes psychologiques de l’obèse qui ne
peut contrôler ses actes au point d’avoir des compulsions48 de nourriture, les game
designers ont eu l’idée de faire en sorte que le game-play échappe au joueur, c’est-àdire que l’avatar accomplisse des actes que le joueur ne pourrait pas contrôler, alors que
le but du joueur est de garder la manette comme enjeu de maîtrise. Ils ont donc pensé à
divers scénarios et à une manière spécifique d’envisager le game-play. Ainsi l’histoire
et le game-play proposeraient à l’obèse un contexte symbolique le mettant face à ses
implicites inconscients.
Une autre idée serait de réaliser une version de jeu dans laquelle le psychologue
pourrait accompagner le patient dans ses choix et ses aventures. Ce projet m’est venu à
l’esprit en raison de la frustration que je ressens au Centre de Pantin où je ne peux pas,
dans le jeu-vidéo lui-même, avoir cette fonction d’accompagnement, de coopération et
d’accélération du transfert, alors que cela m’est possible quand je joue aux Playmobil
avec un enfant et que j’interviens avec un personnage pour entrer dans son jeu. Les jeux
vidéo dits « de coopération », où jouer à deux est possible sur le même écran ou sur un
écran splitté, laissent entrevoir beaucoup d’usages thérapeutiques possibles. On pourrait
ainsi créer un jeu où le thérapeute et l’enfant seraient incarnés par des personnages
99
choisis dans une palette de figures symboliques et partageraient ensemble une aventure
dont ils pourraient parler. Par exemple, pour un enfant dont les parents ont divorcé, on
pourrait le spécifier en programmant le jeu en amont et proposer des situations qui le
renverraient à cette problématique. S’inscrire dans le play winnicottien avec les jeux
vidéo me semble être une démarche pleine d’avenir.
Malheureusement, vu le coût de réalisation d’un jeu vidéo – il faut maintenant
compter 25 millions de dollars –, un jeu à visée thérapeutique uniquement ne serait pas
rentable. D’où l’importance de garder à l’esprit que le jeu vidéo, quel qu’il soit, a
toujours une valeur autothérapeutique dans la mesure où, véritable réservoir d’histoires,
il propose un parcours initiatique où l’acte a une valeur symbolique. De même que le
mot représente la chose en son absence, l’image peut aussi le faire et donner corps à la
pensée.
Une des voies du futur sera aussi de réaliser des jeux amodaux où toutes les
sensorialités seraient éveillées. La Eye Toy49, qui procure à certains enfants un nouveau
type de plaisir par rapport à leur image, en est le précurseur. On commence déjà à voir
pointer dans des laboratoires du CNRS ou du MIT des univers holographiques où le
joueur, équipé de lunettes avec des mini-écrans, pourrait percevoir des formes qu’il
manipulerait, échangerait avec ce qu’on appelle des « gants à retour de force »
permettant de se saisir de la forme en question. Nous sommes là bien au-delà de
l’image, le réel dans son entier étant simulé.
Les sources principales d’inspiration pour envisager l’avenir restent le cinéma et
la littérature de science-fiction. Dans Star Trek, les êtres humains vivent dans des
vaisseaux ou des stations dans l’espace. Dans des pièces nommées « holotech », ils
peuvent retrouver l’ambiance du Chicago des années 1940 où les cinq sensorialités sont
reproduites. Petit à petit, un des personnages du film y devient accro car il a rencontré la
femme de sa vie dans le « holotech ». On pourrait imaginer pour les prisons de
nouvelles cellules d’isolement « holotech » qui remplaceraient les quartiers de haute
sécurité, et où certains pourraient vivre leur folie sans déranger personne…
48. Cf. Le Petit Robert : « Impossibilité de ne pas accomplir un acte, lorsque ce non-accomplissement est
générateur d’angoisse, de culpabilité. »
49. Jeu ayant pour outil une petite caméra. Cette dernière, posée sur la télévision, repère les mouvements
du joueur et le filme. Le joueur apparaît donc à l’écran, dans le jeu. L’action ne dépend donc plus de la
manette, mais des gesticulations du joueur devant la télévision.
100
Philippe K. Dick, célèbre auteur de SF, a beaucoup travaillé sur le virtuel. Dans
Les Amants du Capricorne, ses personnages utilisent des avatars pour avoir des
relations sexuelles à leur place, car eux-mêmes se sont appauvris dans ce domaine –
c’est ce qu’offre le chat, à sa manière. Il décrit des univers inquiétants avec une
partialisation [ ? ? ?] de la sexualité dont on peut dire qu’elle commence à se faire jour
dans la réalité. Ce n’est pas une raison pour alimenter les fantasmes catastrophiques
clamant que le virtuel empêche la rencontre. On le disait aussi à l’époque du
téléphone…
Faut-il s’angoisser de tout cela, ou plutôt se dire que toutes ces techniques
futuristes mettent au jour que, dans notre société, nous cherchons à pallier des angoisses
de séparation et retournons au non-verbal dans sa version la plus archaïque, ou encore
traduisent un individualisme porté à son paroxysme ? Pour certains, cela renforcerait le
sentiment de solitude dans la ville, car l’autre serait nié (comme il l’est déjà par ceux
qui crient dans leur téléphone portable). Pour d’autres encore, ce serait un moyen
d’expression et un nouveau prétexte à la rencontre. On peut rêver…
Chercheurs et thérapeutes opposent malheureusement le plus souvent une
certaine résistance au changement et préfèrent exprimer leurs craintes vis-à-vis des
nouvelles technologies plutôt que de se les approprier à des fins thérapeutiques.
Cependant, les recherches qui se font, concernant les enfants autistes notamment,
laissent imaginer que des psychomotriciens pourraient utiliser l’outil informatique pour
diagnostiquer la représentation du schéma corporel ou pour voir comment le patient
apprend à jouer avec son image. J’ai constaté qu’un enfant autiste – que je suis depuis
plusieurs années – repérait les effets des gestes sur les images. Je me suis alors interrogé
sur l’émergence de limites intérieur/extérieur, car l’enfant n’a pas cherché à toucher
l’écran. Alors que les autistes n’ont pas de capacité à appréhender l’autre, la perception
de leur image sur un écran devrait les pousser à reconnaître qu’il y a un extérieur.
En outre, le nouveau mode de jeu qu’offre la Eye Toy donne à l’enfant la
possibilité d’interagir de tout son corps avec l’image. Grâce au plaisir de se voir à
l’écran et de jouer avec sa représentation visuelle, des psychotiques peuvent mettre en
scène leurs disparitions et apparitions, sous le regard du thérapeute. Lorsque le
psychanalyste, ou le parent, est un spectateur valorisant ou qu’il intervient sous forme
101
de personnage virtuel, l’outil devient merveilleux par tout son travail de verbalisation et
d’élaboration. Nous commençons tout juste à en prendre la mesure.
Alors, bien sûr que « les vacillements du siècle conjugués à la formidable
mutation des moyens d’information ont libéré la parole des fous50 » ! Je suis bien placé
pour le savoir. Bien sûr qu’il y a un aspect magique de l’outil informatique, comme
pour cette femme qui me disait : « Je dois rentrer chez moi, l’ordinateur m’appelle ! »
Mais ne vaut-il pas mieux chercher à occuper une position active de sujet libre dans ce
monde des images qui révolutionne indubitablement notre rapport à nous-même et aux
autres ?
50. Antoine Vitkine, « Internet, une machine infernale ? », Les Nouveaux Imposteurs, La Martinière,
2005.
102
Conclusion
Une nouvelle génération qui pense en images est née. En référence au terme
anglais – digit en anglais veut dire « nombre » – qui signifie « numérique », on peut
parler de la « génération digitale ». Cette génération digitale peut vivre le meilleur
comme le pire avec sa main, métaphore du moi.
J’en ai évoqué le meilleur, c’est-à-dire tout ce qui a trait aux modes d’accès au
savoir, aux modes d’être, de pensée et de langage, aux modes relationnels et aux
compétences aussi. Selon l’expression de ses usagers, Internet est une « banque de
données culturelles » et les jeux vidéo « un monde fabuleux dont on n’a encore rien
vu51 ».
Mais cette génération peut aussi connaître le pire. La digitale est une plante
herbacée qui, avec sa grappe de fleurs à corolle en forme de doigts, est très belle, mais
aussi extrêmement toxique. La génération digitale risque diverses intoxications et je ne
suis pas assez naïf pour le nier. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si c’est dans des pays
comme le Canada, les États-Unis et l’Allemagne que la culture Internet est la plus
implantée et la plus vivace, mais aussi que les associations de parents sont les plus
actives et les plus virulentes.
La voie de l’avenir me semble être à mi-chemin entre la surexcitation face à tout
ce que la main peut entreprendre dans le virtuel et le rejet massif des mondes
numériques. J’ai choisi l’enthousiasme parce que je suis confiant dans les ressources
humaines pour apprivoiser un outil encore sauvageon, et pourquoi pas ? empoisonné,
dont je cherche pourtant comme psychanalyste à explorer les usages thérapeutiques.
Je reste chercheur tout en estimant d’expérience que le virtuel est un outil plein
de richesses pour panser des blessures. J’ai surtout voulu montrer que les mondes
numériques peuvent réellement aider les enfants à grandir et les adultes à retrouver
l’enfant qui est en eux, à cheval entre illusions nécessaires et désillusions constitutives.
51. Expressions employées dans le hors-série sur les jeux vidéo, Cahiers du cinéma, 2002.
103
Annexe
Liste des jeux vidéo cités par ordre d’apparition :
Deus Ex (Warren Spector)
Civilisation (Sid Meier)
Age of Empire
Cosaques
Half Life
Medal of Honor (développé par 2015, édité par Electronic Arts)
L’entraîneur (développé par Sports Interactive, édité par Eidos)
Fifa
Sim City
Tomb Raider
Flight Simulator
Anarchy on Line
Manhunt
Counter Strike
GTA San Andreas
Ico (développé et édité par Sony)
Halo
Vivre sa vie
Les Sim’s
Command and Conquer
Band of Brothers
Metal Gear Solid
Animal Crossing
Dark Age of Camelot
Dead or alive
Siberia
Warcraft I et II
104
Table
Introduction
1. Des illusions nécessaires ou comment je suis devenu analyste d’images
2. Héros en salle d’attente ou comment nous sommes pris au piège des images
3. Une société du « tout montrer et tout dire »
4. Des premières interactions au geste ludo-interactif
5. Le bal masqué du chat et du blog
6. L’addiction aux jeux vidéo ou comment tenir le monde dans son poing fermé
7. Comment transformer le monstre en outil thérapeutique ?
8. Violence, sexe et mort
9. Visions futuristes
Conclusion
Annexe
105
Pour en savoir plus
sur les Presses de la Renaissance
(catalogue complet, auteurs, titres,
extraits de livres, revues de presse,
débats, conférences…),
vous pouvez consulter notre site Internet :
www.presses-renaissance.fr
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