drieu la rochelle

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drieu la rochelle
N.F.
VISAGES À LA MINUTE… DRIEU LA ROCHELLE
L’Intransigeant n° 18498 – 13 juin 1930
Drieu est grand et lent, plein d’indolence et de curiosité. Il marche prudemment
au milieu de ses idées, en fait le tour, les renverse, les ausculte : on dirait d’un paysan de
la pensée, labourant l’esprit, ne risquant rien s’il ne se sent sûr de son terrain, abandonnant vite toute argumentation rapide avec une moue de lassitude et d’ennui et un regard
d’enfant vexé où transparaît toute son honnêteté intellectuelle, sa force. Car il est clairvoyant, trop même : sa pensée, qui procède avec lenteur, arrive à tenter les audaces les
plus extrêmes, embarrassant son interlocuteur, le forçant à renoncer aux paradoxes ou
aux déductions superficielles. Et si grande est sa hantise de voir juste, qu’arrivé au bout
de toute idée, Drieu n’a pu oublier son point de départ : il y revient, et il suffit qu’il
entrevoie une autre solution pour qu’il reparte en sens contraire. Se contredit-il parce
qu’il fait le tour de son intelligence, qui est accessible à tout puisqu’elle ne se manifeste
guère par goût de la logique, mais presque uniquement dans l’impulsion des sentiments
et de la vie ?
Ce grand jeune homme au front dégarni, à l’air mutin, les mains dans les poches
et les yeux plein de douceur, n’hésite pas devant le tragique : récemment encore, parlant
des livres de guerre allemands, il a fait quelques déclarations qui prouvent qu’il ne
renoncera jamais à considérer les choses du point de vue de la plus grande loyauté sentimentale. Interrogation, Fond de Cantine, ces livres que nous jugions magnifiquement
caractéristiques, il les jette au rancart, ou plutôt montre une fois de plus qu’ils lui sont
restés attachés comme toutes ses autres œuvres : en fait, il n’est pas de ces écrivains qui,
l’œuvre achevée, s’en détachent, et ne parviendront plus à y retrouver quoi que ce soit
de leur âme, qui mue d’un jour à l’autre et oublie ce qu’elle a été. Faut-il conclure que
Drieu ne parvient pas à s’exprimer complètement ? Au contraire, il met dans tout ce
qu’il écrit tant de vérité et tant de vie qu’il pourrait continuer, des années et des années
durant, à dialoguer avec ce qu’il était, se corrigeant sans cesse, se parfaisant.
Cette intelligence au travail, cette âme en quête de – pourquoi pas ? – bonheur,
c’est Etat civil, Mesure de la France, Genève ou Moscou : l’un des spectacles les plus
émouvants d’aujourd’hui.
Bernard de Vaulx
L’EXAMEN DE CONSCIENCE POLITIQUE
DE DRIEU LA ROCHELLE
Je Suis Partout n° 332 – 15 mai 1937
Sur le divan du clair studio, juché dans un neuvième d’où l’on embrasse la moitié des toits de Paris, une carte d’Espagne s’étalait, largement dépliée, et, sur le bureau
Empire, des feuillets couverts d’une écriture large, aérée, rapide, encore toute brillante.
« Vous voyez, je faisais le point des opérations en Espagne… Mais que désirezvous ? »
– Mon Dieu, je ne viens pas vous demander si l’écrivain doit faire de la politique. Vous avez répondu depuis longtemps et j’ai vu, dans des régions bien différentes
de la France, votre plaquette de propagande : Doriot ou La Vie d’un Ouvrier français.
Ce que je voudrais savoir, c’est comment, après bien des hésitations, n’est-ce pas, vous
en êtes venu à militer.
Alors a commencé un long monologue, coupé de reprises et de précisions, conduit enfin avec ce souci de la nuance, cette franchise, cette bonne foi, et aussi cette terreur paralysante d’être dupe qu’on voit dans tous les essais de cet écrivain de grande
classe, touchant à la politique ou à l’économie.
« J’ai d’abord traversé, avant la guerre, une période romantique où j’ai rêvé à
l’action comme on peut y rêver à cet âge d’enthousiasme et de confusion. C’est une
période nécessaire, qui correspond d’ailleurs à notre temps et à notre société démocratique où, devant le jeune homme, le champ est illimité.
« J’avais enfermé mon rêve dans une formule qui était à peu près celle-ci : je me
suiciderai à vingt-cinq ans si, à cet âge, je n’ai connu un grand amour, ou accompli une
grande action, ou laissé une œuvre d’art qui vaille.
« Après guerre, une expérience nouvelle s’est élaborée pour moi. Je voyais Barrès partagé entre la politique et la littérature, et, malgré mon admiration pour son
œuvre, il représentait très exactement la chose à ne pas faire... Je me répétais avec
force : jamais je ne l’imiterai, je ne jouerai pas sur les deux tableaux. »
– Etait-ce le sentiment d’une diminution ?
– Sans doute, une vie double, c’est le manque à gagner. Mais je considérais
aussi qu’à vouloir mener de front une action politique et une œuvre littéraire, l’une ou
l’autre activité, sinon les deux, était plus ou moins sacrifiée. Il ne pouvait en découler
que regret, dispersion, mauvais rendement et, pour finir, sentiment d’avoir mal rempli
sa mission.
Mon mot d’ordre intime, touchant la politique, se résumait alors ainsi : en tout
cas, pas d’action. Et je pensais à la politique tout au plus comme à un élément de pensée.
– Vous ne vous en êtes donc jamais désintéressé, du moins sur le plan intellectuel ?
– J’ai pourtant rêvé, durant une autre période, de ne plus écrire d’essais, de
m’attacher uniquement au roman, et je fixais l’échéance de ce choix au moment où je
me sentirais tout à fait en possession de mon art.
Vers ce temps, c’était en 1931, je fis une tournée de conférences en Argentine.
Ma position n’avait pas changé ; je maintenais toujours devant mon auditoire qu’il était
impossible de conduire de front une vie d’artiste et une action politique militante.
Remarquez que ce n’était pas, dans mon esprit, indifférence totale des problèmes politiques. Ils représentent des courants, des mouvements qu’un écrivain, même d’imagination, ne peut ignorer ou négliger à moins de s’écarter de la vie. Ma position était la
suivante : d’une part, je considérais comme indispensable, comme nécessaire pour
l’écrivain d’éviter l’acquiescement à un parti, comme avait fait Anatole France par
exemple ; mais de l’autre, je savais qu’une œuvre vraiment vivante ne peut pas ne pas
refléter plus ou moins, dans son esprit général, l’un des grands courants politiques de
son époque.
– Mais l’œuvre d’imagination ne doit pas être commandée par des buts de propagande…
– Bien sûr, non. Elle n’échappe pas à son époque, mais est au-dessus d’elle ;
elle ne doit pas se subordonner à cette époque, ni à ses passions.
Voilà quelle était ma position en Argentine encore. Seulement, j’avais en face
de moi de jeunes auditeurs qui me pressaient et me criaient : êtes-vous fasciste ? Etesvous communiste ?
A ce moment, Drieu interrompt ses allées et venues d’une extrémité à l’autre du
bureau et me regarde :
« Il y avait en moi quelque chose qui leur donnait raison, dit-il avec un sourire.
Rentré en France, j’ai éprouvé le besoin neuf de voir de près l’Italie et l’Allemagne, et
il s’est trouvé que, vers ce moment, une pensée politique s’est résolue. Je vis clairement
une solution française, bien de chez nous, où seraient combinées et accordées deux choses auxquelles je tiens beaucoup : l’autorité et, si vous le voulez, le sens des besoins
sociaux.
« Dès lors, le choix exclusif que j’avais voulu m’imposer n’avait plus de raison
d’être. Il me semblait fort possible de conduire une œuvre d’artiste et de donner en
même temps des essais sur les problèmes du moment.
« Toutefois, la question abrupte des jeunes gens d’Argentine trottait toujours
dans mon esprit. Au 6 février, je fus place de la Concorde, ravi d’y voir rassemblés des
royalistes et des communistes. J’ai cherché encore. L’aboutissement, vous le connaissez ».
– Et, en publiant Rêveuse Bourgeoisie, votre meilleur roman, en même temps
que des études politiques, vous avez montré qu’il n’y a pas incompatibilité entre la littérature et le souci patriotique.
– Je vous l’ai dit : j’aurais voulu éliminer la politique, mais la chose m’a semblé
impossible. Longtemps j’ai craint qu’elle fût pour moi le violon d’Ingres. Mais non.
Elle m’avait toujours attiré, du moins comme science. Et ce n’était pas une foucade
(j’ai horreur de l’improvisation politique de l’écrivain), mais bien une vive curiosité
d’esprit qui s’appuyait sur d’abondantes lectures. En somme, j’ai fini par m’apercevoir
que l’on pouvait avoir deux instruments de travail.
Je voudrais recopier, au terme de cet entretien, une phrase de Charles Maurras à
laquelle je serais surpris que Drieu la Rochelle ait rien à objecter. Des écrivains
s’étaient demandé, vers 1919, si la politique ne risquait pas de faire dévier la littérature.
Charles Maurras leur rappela, invoquant Sophocle, Dante et Platon, que la fleur de la
science, de la poésie et de la statuaire « est vie sous le régime du nationalisme étroit et
même persécuteur ». « L’esprit, ajoutait-il, a deux grands ennemis, l’anarchie morale et
mentale qui dissout, le matérialisme industriel qui peut écraser. »
Anonyme
DRIEU LA ROCHELLE
Marianne n° 293 – 1er juin 1938
Dans la préface de Genève ou Moscou, Pierre Drieu la Rochelle a fait une confession politique où se relèvent son âme et son esprit insatisfaits : « Me mettant en
route, écrit-il, pour une pérégrination qui n’est pas finie – et qui, peut-être, faut-il
l’espérer, ne finira jamais… »
L’avertissement est loyal pour tout le monde et surtout pour les partis vers lesquels Drieu la Rochelle pourrait être attiré. S’il quitte un groupement politique, c’est
qu’il aura été trompé, et personne n’aura de reproches à lui faire. Drieu n’est pas
homme à fréquenter longtemps ceux qui l’ont déçu.
Il n’est de nulle part et il le sentait si bien lui-même qu’il s’est refusé à faire de
la politique ou du moins à s’enrôler dans une troupe politique. Comment s’y est-il
résolu depuis ? Sans doute pour parfaire son expérience, à moins que le poète n’ait
cherché un sujet d’exaltation parmi les rumeurs populaires.
Drieu – qui est, parmi sa génération, le plus authentique filleul de Barrès – a eu,
à quarante ans, sa fièvre boulangiste, et ce n’est pas le détail le moins curieux de son
existence. Depuis longtemps, il flairait les hommes et les groupes qu’il croyait être les
plus susceptibles de lui apporter de l’enthousiasme et l’enrichissement d’une pureté plébéienne. Drieu, qui a connu le peuple et ses trésors de dévouement dans la boue des
tranchées a toujours gardé la nostalgie de ses anciens compagnons.
Un jour, il a cru, nouveau Sturel, avoir ressuscité l’homme représentant une synthèse de ses sentiments socialisants et de sa pensée nationale. Le jeune bourgeois révolutionnaire s’est laissé séduire par un Boulanger en bretelles…
Nous n’avons aucun désir de faire de la politique. Cependant, nous persistons à
penser que, si cette aventure tardait à s’éteindre, Drieu n’en tirerait aucun bénéfice.
Sans doute ne voudra-t-il pas l’avouer, mais la plaine Saint-Denis aura été pour lui un
champ de désillusions. Son œil lucide se sera aperçu très vite que les hommes qu’il a
fréquentés comme leur politique ne sont pas à la mesure de la France.
Tôt ou tard, Drieu va reprendre la route, solitaire. Cela lui permettra d’achever
un examen de conscience qui dure depuis vingt années et dont la sincérité intellectuelle
est très émouvante. Examen de conscience qui aboutira à quoi ?
Tant d’incertitudes, disent les mauvais amis et les jaloux, ne mènent à rien et
sont la preuve d’une indécision perpétuelle. Et ils versent une larme hypocrite sur une
carrière poétique interrompue.
Ceux qui suivent avec attention la pensée de Drieu voient, au contraire, se rap-
procher le temps où il nous montrera le butin de ses flâneries politiques, et où il fera la
synthèse de ses expériences personnelles. C’est lui, peut-être, qui pourra grouper une
jeunesse dressée encore l’une contre l’autre en des camps opposés et qui sont cependant
si proches.
Drieu, chef d’école ? Pourquoi pas ? … La génération qui monte vers la vie
connaît son nom et son œuvre. Des adolescents qui voient s’écrouler un peu plus chaque jour cette société bourgeoise à laquelle ils appartiennent lui sont reconnaissants,
cependant, d’avoir tiré le signal d’alarme et d’avoir discuté les droits d’une classe qui a
oublié presque tous ses devoirs.
Drieu n’est pas, comme beaucoup de ses contemporains, un démolisseur, et c’est
pourquoi la jeunesse aura toujours une tendance à aller vers lui. Il donne des coups,
mais c’est pour abattre ce qui est pourri afin de préserver ce qui subsiste et qui est sain.
Et, s’il est révolutionnaire, c’est pour conserver de hautes traditions. Aujourd’hui –
peut-être après beaucoup de doutes – il s’écrie, comme il y a plusieurs années : « La
France n’a pas dit son dernier mot ».
Drieu sera-t-il le créateur d’un nouveau nationalisme ? Après avoir été l’observateur ironique du désordre moderne, contribuera-t-il à l’établissement d’un nouvel
ordre moral et social ? Peut-être s’étonnerait-il de cette question, mais il semble qu’il
doit être poussé vers cette tâche.
Dans la troupe des jeunes écrivains qui prirent leur départ au lendemain de la
guerre, Drieu déçut parce qu’il ne fut pas parmi ceux que la mode considérait comme le
peloton de tête. Il y avait dans sa manière un aspect dur et aride, s’alliant à une raideur
hautaine, qui faisait dire que ce talent ne trouverait jamais sa maturité.
Depuis, la course a été dure, et nombreux sont les favoris qui sont restés au
détour du chemin. Parmi les quatre ou cinq qui restent – marqués par le destin –, Drieu
figure en bonne place. Il a travaillé, écouté le conseil que Barrès donnait aux jeunes
écrivains :
– Il faut des songes, des ombres, une espèce d’oisiveté et de solitude, et aussi
quelque inquiétude.
Dans la galerie glorieuse des Princes des Lettres, Drieu la Rochelle aura un jour
sa place. Il l’aura méritée non seulement par son talent, mais encore par sa conception
très noble du métier d’écrivain, et par une probité intellectuelle que ses adversaires ne
sauraient mettre en doute.
Anonyme
DRIEU LA ROCHELLE
PHILOSOPHE ET ROMANCIER
Voilà n° 30 – 23 juillet 1943
Les noms compliqués ont ordinairement leur toute petite histoire qui, le plus
souvent, n’est connue que de l’intéressé. Le public ne s’y passionne point, hormis le
petit cercle des chercheurs et des curieux. Il en est cependant qui intriguent ou obsèdent. Ainsi, pour Drieu la Rochelle.
Pour satisfaire notre obsédante curiosité, nous ne pouvions mieux faire que poser
la question au porteur de l’énigme. Et bien, nous avons été un peu déçu. « Pourquoi la
Rochelle, nous a répondu l’écrivain, à vrai dire je ne sais pas au juste pourquoi. Je ne
me suis jamais donné la peine d’approfondir la question. D’aucuns ont prétendu que je
suis protestant, parce que La Rochelle était une place forte des Huguenots. Or il n’en
est rien. Drieu est un patronyme tout à fait Normand. Ma famille est d’ailleurs foncièrement normande, tant du côté paternel que maternel. Du côté paternel, elle a toujours
été rattachée tant par sa résidence que par son activité à l’évêché de Coutances. Dans
certains papiers du XVIIIe siècle, on pouvait lire Drieu, dit la Rochelle. Je suppose que
ce nom est plutôt tiré d’un petit pays près de Coutances qui se nommait La Roquelle.
Probablement prit-on ce surnom dans une branche de la famille pour se distinguer des
autres, comme il arrivait jadis très fréquemment. Mon père croyait qu’un de nos ancêtres avait été au siège de La Rochelle. Mais c’était là, je pense, supposition assez gratuite. Mon père avait de l’imagination ».
Nous avons devant nous un personnage de haute taille, mais d’une parfaite simplicité et d’une placidité olympienne. Figure ascétique, calme, flegmatique, aux yeux
bleux, au regard un peu froid sous les lunettes, au front très large que couronne une chevelure blonde légèrement grisonnante. Ses paroles sont mesurées, sans affectation. Sa
pondération n’a d’égale que sa modestie.
Pierre Drieu la Rochelle a aujourd’hui cinquante ans. Tout Normand qu’il était
et qu’il est demeuré, il a vu le jour à Paris où il a passé toute sa jeunesse. Il a fait ses
premières études au collège des Maristes et les a poursuivies à l’Ecole des Sciences
politiques – la fameuse Ecole des Sciences Po – où la jeunesse dorée se plaît à conquérir
ses galons d’intellectuel. Pour Drieu la Rochelle, il ne s’agit point de se contenter d’un
satisfecit superficiel. Il fréquente assidûment cette Ecole, pour en acquérir réellement la
science. Il y fait donc de sérieuses études d’Histoire et de politique, celle-ci ne pouvant
se concevoir sans celle-là. « Je crois précisément avoir le droit de faire de la philoso-
phie politique, dit-il aujourd’hui, parce que j’ai fait des études approfondies en la matière. » Il se destinait d’abord à la carrière diplomatique. Mais probablement son tempérament ne s’accordait-il point avec la sérénité passive d’une telle profession. Du reste,
Bellone l’appelait bientôt à entrer dans l’arène. Il a donc fait la guerre de 1914-1918. Il
l’a faite fort honorablement. Tout au début, il prend part comme fantassin à la bataille
de Charleroi. A trois reprises, il sera blessé. A trois reprises, il retournera au front. La
dernière fois, ce sera comme interprète volontaire près de l’armée américaine.
Car Drieu la Rochelle connaît à fond la langue anglaise. Comme il possède la
littérature anglaise, il a beaucoup fréquenté la Grande-Bretagne. Chez lui, en raison de
son voisinage normand, il était devenu très vite un familier de la chose anglaise, un véritable anglomane. Il a même traduit un auteur anglais. Alors qu’il ne lit l’allemand
qu’avec difficulté, qu’il ne le parle pas – s’il connaît cependant assez bien la littérature
allemande. C’est la réflexion politique, seule, qui l’a écarté de l’anglophilie politique.
Comme quoi un anglomane peut ne pas être anglophile !
Durant l’autre période d’hostilités, en 1917, il a écrit une plaquette sur la guerre,
en vers d’un genre claudélien. Mais le petit livre est d’abord interdit par la censure, qui
le juge scandaleux. Dans ses poèmes, il part de l’idée France et Europe. Sur ce point,
il n’a pas varié depuis lors. Bien entendu, la guerre quasi terminée, la plaquette sera
éditée. C’est en 1922 qu’il publiera son tout premier livre politique, Mesure de la
France, qui pose le fait de la diminution, en voie de devenir définitive, de la France
dans un monde nouveau de grosses puissances. Sa thèse comporte un dilemme : si la
France veut continuer une politique de grande puissance en Europe et dans le monde,
elle doit complètement réformer le style de ses mœurs et de sa philosophie, elle doit
faire des enfants. Sinon, elle doit cesser dans cette contradiction terrible qui amènera un
désastre, elle doit renoncer à sa politique.
Drieu ne s’affirme pas pour autant pacifiste. Il estime que, dans certains cas, la
guerre peut s’imposer. Mais un peuple doit avoir les raisons et les forces de la politique
qu’il adopte.
Dès lors, Drieu la Rochelle a alterné les livres littéraires et les livres politiques.
Cette alternance n’a pas été comprise de beaucoup de lecteurs. En effet, dans ses
romans, l’écrivain dépeignait les mœurs telles qu’il les voyait, avec ce réalisme lyrique
propre à la littérature normande, à Flaubert comme à Maupassant. Tandis que dans ses
articles et ses essais, il proposait vigoureusement les choses telles qu’elles devraient
être. On lui reprochait donc ce qui pouvait sembler une contradiction entre ce qui est et
ce qui peut être, entre des histoires scabreuses de coucheries et des recommandations
d’austérité : « Je ne puis cependant décrire une société qui n’existe pas proteste-t-il.
Mes romans étaient d’ailleurs une satire très vive des mœurs. Et beaucoup m’en voulaient de ce que je pensais, de ce que je décriais ».
Mais s’il écrit très tôt quelques poèmes sur la grande tourmente dont il a été le
témoin, il a attendu nombre d’années pour écrire son véritable livre de guerre, qui est un
recueil de nouvelles. C’est La Comédie de Charleroi. Il décrit cette bataille, à laquelle
il a participé en faisant le coup de feu à Nalinnes, où il est retourné en 1919. Dans son
pèlerinage au champ de bataille, il était accompagné du bourgmestre de Nalinnes et
d’une amie française. Le livre comporte d’autres nouvelles qui révèlent d’autres aspects
de la guerre. L’expédition des Dardanelles, dont il était. Aussi, un épisode de Verdun
où il combattit, toujours dans l’infanterie.
Drieu la Rochelle a beaucoup voyagé. Il connaît toute l’Europe, sauf les pays
scandinaves, qui l’intéressent cependant vivement. Il a fait des séjours en Angleterre, il
a été plusieurs fois en Allemagne, il connaît les Balkans, la Pologne, l’Afrique du Nord
et le Sahara. Il a fait un voyage d’études en Italie en même temps qu’en Tchécoslovaquie, en Hongrie, en Yougoslavie. La Grèce lui a inspiré un roman : Une Femme à sa
Fenêtre, vues d’esthétique et d’archéologie. En 1935, il s’est rendu en Russie. Il a fait
un long séjour en Argentine. Le voyage qu’il considère comme le plus intéressant,
parce qu’il devait influer le plus fortement sur son orientation générale, fut celui qu’il
entreprit en Amérique du Sud où il allait faire une tournée de conférences sur la crise de
la démocratie en Europe. C’est le grand tournent de 1932 où les positions commençaient à se prendre pour la crise finale. Ses conférences, il les faisait dans un esprit très
nuancé, et objectif. Cette façon correspondait à l’époque, avec son état d’esprit, puisqu’il n’avait pas pris position de partisan. Il exposait que si l’Allemagne quittait la
démocratie, l’Europe aussi la quitterait. Soit parce qu’elle subirait elle-même la nouvelle influence, soit parce qu’elle serait obligée par la force des circonstances de sortir
de son attitude. Or il avait été frappé par les réactions de la jeunesse qui assistait à ses
conférences. Il n’entendait qu’un cri : « C’est fort bien, mais vous êtes fasciste ou communiste ? ». Drieu s’est dit : « Il va falloir prendre position ».
En Russie, Drieu a passé trois semaines. A Moscou. Séjour insuffisant, juge-til. Sans doute ce séjour l’a-t-il intéressé, mais trompé. « Je me disais : s’ils ne sont pas
foutus de faire des tramways, c’est qu’ils ne sont pas foutus de faire des canons. C’est
là, observe-t-il, une incompréhension d’Occidental. C’est parce qu’ils ne faisaient que
des canons qu’ils ne faisaient pas de tramways. C’est pourquoi je regrette de n’avoir
pu voyager davantage. Il me semble que je n’aurais pas commis cette erreur… » Drieu
a été très frappé par la misère russe, non par le spectacle de haillons mais par cette
vision d’une médiocrité générale que ne vient rafraîchir aucune fantaisie, ni rehausser
l’éclat d’aucune richesse. Sous cette effroyable médiocrité, il a toutefois discerné la
persistance d’une forte primitivité qui explique, estime-t-il, son énergie dans la guerre.
Quant à l’organisation russe, il l’attribue aux cadres qui étaient abondamment fournis
d’éléments étrangers. En 1936, il a été envoyé en reportage en Espagne, du côté de
Franco. Et il a assisté à la marche des nationalistes sur Madrid. « Cette poignée de
légionnaires qui se précipitaient en avant de Badajoz était impressionnante, dit-il. On
peut se demander comment ils ont pu tenir et réussir. »
Voici quelque vingt ans, Paul Souday écrivait dans Le Temps : « Drieu la
Rochelle ne sait pas distinguer sa droite de sa gauche ».
Drieu se plaît à rappeler la phrase du fameux critique et la trouve une excellente
formule. Car il s’est toujours refusé, dit-il, à cette distinction. Il était né cependant dans
la droite et gardait de son éducation le sens de l’autorité comme le sens indestructible de
la patrie, mais comme il était de ceux qui aimaient la paix sans être pacifistes, qui souhaitaient l’entente avec l’Allemagne sans être germanophiles, qui ramenaient toujours
leur pensée à l’Europe sans être internationalistes, il était sans cesse d’un bord à l’autre
à la recherche du climat qui lui convint.
Mais quand il était à gauche, il regrettait la droite. Car il ne pouvait oublier,
avoue-t-il, que l’Ancien Régime si grossièrement vilipendé par les socialistes, avait
connu dans l’internationale des rois et des aristocraties une garantie de l’unité européenne que ne connurent pas les démocraties, même au temps de la Société des Nations.
Mais à droite, il ne pouvait souffrir l’inexpiable silence qui subsistait dans la bourgeoisie sur le problème social.
Le soir du 6 février 1934 est pour lui une révélation. Il se trouve place de la
Concorde, parmi les manifestants. Jusqu’alors, il avait gardé le contact avec les milieux
démocratiques. Il vivait toujours dans le vague espoir qu’on y agitait d’une réforme
nouvelle, radicale et même socialiste. Ce soir-là, parmi le crépitement des revolvers et
des mitraillettes, à la lueur des autobus et des kiosques qui flambent, il comprend que la
démocratie ne peut se réformer, qu’elle se refuse avec arrogance, avec violence, à toute
réforme.
Avant cette nuit, tant dans Mesure de la France que dans Genève ou Moscou
que dans L’Europe contre les Patries, il avait confronté le nationalisme, le communisme et l’Europe intérieurement inorganisée et extérieurement menacée. En 1934, il
écrit Socialisme fasciste, où il fait entrer largement le facteur fasciste comme force
d’intervention entre le capitalisme et le communisme. L’évocation des idées, chez
Drieu la Rochelle, se présente comme un complexe débordant et cependant ordonné
dont sa Chronique politique, publiée récemment chez Gallimard, donne une complète
rétrospective. Il tend à prouver qu’il est resté sauvagement fidèle à deux ou trois points
principaux qui s’étaient fixés chez lui de bonne heure – à savoir la conjugaison de
l’amour de la France et de l’amour de l’Europe, la reconnaissance des mérites et des
nécessités aussi bien dans le capitalisme finissant que dans le socialisme naissant, enfin
la renaissance des valeurs d’aristocratie et d’autorité en dehors de tous les prestiges du
passé et sous tous les masques où elle veut se dissimuler pour s’assurer l’avenir.
Il se pose franchement en révolutionnaire. Pour lui, le jacobin a été le révolutionnaire-type. Mais s’il prône l’énergie jacobine, c’est avec une réserve essentielle.
« Les jacobins, dit-il, étaient des hommes sains qui avaient adoptés des principes malsains. » Et il ne garde pas la moindre illusion sur les jacobins de notre époque.
Le fond de sa doctrine s’appuie sur la critique du rationalisme étroit et périmé du
XVIIIe siècle, critique qui a été poussée à son plus haut point par Charles Maurras, critique qui ouvre la voie à un humanisme large équilibrant les éléments spirituels et corporels de l’être. Combien de fois le dynamisme de Drieu la Rochelle ne va-t-il s’affronter
avec la statique de Maurras ? Cependant, l’un nous dira de l’autre : « je reste profondément reconnaissant envers Maurras pour sa critique de la démocratie ». Mais il
regrette que Maurras ait senti et expliqué sa critique en termes purement latins. Comme
il se tournait, de façon par trop unilatérale, vers la Méditerranée ! Quand Drieu la
Rochelle, lui, se retourne carrément vers le Nord et souligne, sur le tableau français, le
fait germanique. « Nous aussi, nous sommes des Germains » nous dira-t-il avec fierté.
Nous assistons, selon lui, à une reprise du mouvement dévié au IXe siècle, qui a trouvé
son épanouissement dans le merveilleux empire de Charlemagne. Et les territoires qui
forment la France actuelle avaient des caractères soit proprement nordiques, soit intermédiaires, soit méridionaux, qui correspondent, observe-t-il avec les zones établies par
l’armistice de 1940. Il en tire des conclusions pour l’articulation de cette France intermédiaire sur la première comme sur la troisième.
Nous avons dit que Drieu la Rochelle alternait volontiers l’essai politique et le
roman. C’est ainsi qu’il vient de publier, toujours chez Gallimard, L’Homme à Cheval,
qui se présente comme un roman d’aventure au cœur de l’Amérique latine (au XIXe siècle, en Bolivie). C’est l’histoire d’un dictateur – que la grande Histoire ne connut point
– qui, de simple officier dans un régiment de province, s’éleva par une vertu révolutionnaire innée au pouvoir suprême. Arrivé au pouvoir, le voici exposé à toutes les sollicitations, à toutes les séductions, à toutes les coalitions. Alors qu’il se propose de réaliser
les espoirs du peuple en la justice, un formidable révolte des Indiens éclate, inspirée par
les forces occultes et par le clergé. Il se trouve dans la nécessité d’une cruelle répression, tandis que les inspirateurs bourgeois de la révolte voudraient lui accorder son
appui, au prix de son asservissement. Le dictateur sait échapper à ce jeu. Il veut entreprendre alors la restauration de l’Empire inca, en ouvrant le chemin du Pacifique à travers le Chili et le Pérou. Il échouera – peut-être parce que les projets de grandeur se
heurtent toujours au désordre de l’humanité. Le dictateur se démettra alors de son pouvoir et après avoir sacrifié son cheval selon un ancien rite inca, il reprendra à pied la
route de l’inconnu.
Lorsque le dictateur s’apprête à s’en aller vers l’inconnu, son confident s’écrie :
« Sa patrie est amère à celui qui rêve l’Empire. Que nous est une patrie, si elle ne nous
est pas une promesse d’Empire ? ».
Parmi tant d’autres, voici des paroles qui nous font apercevoir la profondeur
d’un petit livre qui d’abord n’a l’air que d’un roman comme tant d’autres et qui nous
font penser que, somme toute, la scène pourrait aussi bien se trouver transportée en tout
autre pays qu’en Bolivie. Nous supposons que Drieu la Rochelle a une indicible horreur
d’écrire pour ne rien dire et de rédiger à l’usage de ses contemporains le moindre message qui ne soit, sous une forme ou une autre, chargé de signification.
Comme il estime que l’homme doit assumer pleinement la responsabilité de ses
principes ! Ainsi cet homme, qui ne semble fait que pour la retraite méditative et la vie
d’étude, a-t-il voulu encore extérioriser personnellement son attitude philosophique.
C’est pourquoi on le voit présider les Cercles populaires de la Jeunesse, alors qu’il
représente une génération déjà mûre, celle de 1914-1918, « celle qui a peut-être remporté la victoire, dit-il, mais celle aussi qui a subi la plus grande défaite politique ».
Peut-être préside-t-il aux débats des jeunes en réparation des erreurs de sa génération ?
Mais probablement n’est-il pas téméraire de juger que Drieu la Rochelle, à la fois par
son dynamisme et sa pondération, était l’homme le plus indiqué pour diriger leurs pas.
Au fait, plus que de son état civil, n’a-t-on pas l’âge de son tempérament ?
Pierre Andreu
PANORAMA DE LA VIE
ET DE LA PENSÉE DE DRIEU
Idées n° 32 – juin 1944
« Après tout, je ne suis pas qu’un écrivain, je suis un homme en proie au problème total. »
Drieu la Rochelle (Le Jeune Européen – 1927).
Pierre Drieu la Rochelle est né en 1893, d’une famille de petite noblesse normande (1). En 1934, il commençait, avec un peu de coquetterie et un peu d’amertume,
quelques jours avant le 6 février, un article par ces mots : « Je suis quadragénaire » (on
trouvait déjà là, chez Drieu, qui avait été et restait, à mon goût plus que Montherlant, un
des princes de notre jeunesse, un peu de cette cruelle et lucide ironie qu’il avait appliqué
à tous et à lui-même). En 1934, quand je l’ai connu dans les bureaux de La Lutte des
Jeunes de Bertrand de Jouvenel, il était grand, mince, blond, élégant (terriblement
séduisant), avec le petit nez rond qu’il a décrit dans Gilles, un sourire bref et fin, le
regard perçant et direct, le cheveu rare. Quinquagénaire en 1944, il a très peu changé,
l’éternel Drieu « tel qu’en lui-même enfin, l’éternité le change ».
On peut suivre sa vie à travers ses livres, qui renferment presque tous des éléments autobiographiques plus ou moins fidèles, plus ou moins tronqués, qui s’appellent
et qui se complètent : l’enfance dans Etat civil ; l’adolescence dans Rêveuse Bourgeoisie ; la guerre dans La Comédie de Charleroi et dans Gilles – avec son admirable première partie : La Permission ; l’après-guerre dans ses nombreux romans de la période
1925-1930 et, enfin, toujours dans Gilles, couronnement romanesque de l’œuvre de
Drieu – « ce livre sinistre » m’a-t-il dit un jour.
En 1914, Drieu est étudiant en droit – je crois – et aux Sciences Politiques. Plus
exactement, il n’est plus étudiant depuis quelques temps, il est militaire, il s’abrutit dans
une caserne : « Ma force commençait à se consumer dans une bibliothèque et une
caserne quand la guerre éclata » (Mesure de la France) (2). Dans La Comédie de
Charleroi, il a décrit cette affreuse période d’incertitudes, de dégoûts et de doutes. Le
jeune héros de Rêveuse Bourgeoisie part au Maroc, qui se conquérait alors si dignement, et y meurt. Aux Sciences Politiques, Drieu connaît Raymond Lefebvre, le Debrye
de Gilles, jeune bourgeois comme Drieu en 1914, jeune chef communiste en 1919,
duquel il devait tracer un portrait magnifique dans les dernières pages de Mesure de la
France. Raymond Lefebvre, un des premiers morts mystérieux de Moscou, qui devait
disparaître une nuit de 1920, dans l’Océan Glacial, après avoir refusé la guerre de 14, ce
qui choquait profondément Drieu qui l’avait acceptée : « Le 23 août et le 29 octobre
1914, au cours de deux charges à la baïonnette, j’ai connu une extase que tranquillement je prétends égale à celle de Sainte-Thérèse et de n’importe qui s’est élancé à la
pointe mystique de la vie »… Mais s’il accepte la guerre, il l’accepte avec nuances, tantôt à l’avant, tantôt à l’arrière, six mois héros, six mois planqué. Dès avant la guerre, un
trait de caractère de Drieu qui ne se démentira jamais est apparu : il s’intéresse à la politique ; la vie des peuples, le sort des civilisations le passionnent. En 1914, il est, comme
Montherlant, nationaliste : « Nous étions d’accord aussi sur un nationalisme irréfléchi.
En 1911, Caillaux nous inquiétait fort et le discours de Monsieur de Mun sur la cession
du Congo, c’était pour nous, enfants : ces Messieurs de la famille, par ici… ».
(Il ne s’est d’ailleurs pas encore dégagé de son éducation. Comme il le dit dans
Gilles : il est né à droite, il a été élevé à droite.)
En août, Drieu part pour la Belgique avec son régiment. Il est blessé légèrement
à Charleroi (pour connaître les sentiments de Drieu, dans ces premières années de la
guerre de 14 qui se cherchait entre les souvenirs de 1870 et les horreurs de Verdun, il
suffit de lire La Comédie de Charleroi). Le rôle de deuxième classe dans ces gigantesques batailles modernes lui agrée peu. Drieu philosophe sous le tir précis et meurtrier
des mitrailleuses allemandes de Charleroi. Deux solutions semblent possibles à son
esprit de jeune chef : commander ou s’en aller, colonel ou spectateur ! Pourtant il
rejoint son régiment, est de nouveau blessé, est nommé sous-officier, tire quelques mois
d’hôpital et de dépôt jusqu’à son départ pour Salonique, en 1915, d’où il est évacué
pour une dysenterie grave (lire l’admirable nouvelle Le Voyage des Dardanelles dans
La Comédie…). Il refait un tour au front, en 1916, à l’occasion de Verdun, où il est
grièvement blessé et où la stupidité de la guerre moderne, au milieu des éclatements
d’enfer de Thiaumont, lui apparaît pleinement. Il n’y reparaîtra plus guère jusqu’à la
fin. Toutefois, il était remonté en ligne, sur sa demande, avec les troupes américaines,
dans les derniers mois de 1918. De la guerre, Drieu rapporte deux volumes de vers,
vers libres, de cadence (sinon d’inspiration) assez claudélienne. Interrogation et Fond
de Cantine, son unique production poétique, d’ailleurs. Et c’est 1920, l’après-guerre
qui s’ouvre…
Drieu n’adhère pas au parti communiste. Il est trop bourgeois et il a trop
d’argent pour être alors communiste.
Dans l’Itinéraire personnel qui clôt Socialisme fasciste, Drieu écrit – et il n’y a
que les imbéciles et les hypocrites qui s’en indigneront : « Il est certain que l’évolution
de ma vie idéologique semble vivre la courbe de ma fortune matérielle. Quand je penchais à droite, j’avais de l’argent ; quand je penchais à gauche, je n’en avais plus. Et
jamais tout à fait à gauche ni tout à fait à droite : n’en ayant jamais beaucoup, ni pas
du tout ». Un de ses héros dans cette étonnante nouvelle, La Valise vide, qu’on trouvera
dans Plainte contre Inconnu – la scène se passe au moment des grandes grèves de
1920-21 –, déclare (je cite ici de mémoire) : « Nous hésitions, nous attendions la dernière minute pour nous prononcer entre l’Ordre et la Révolution ». Mais Drieu avait,
dans le fond, une position politique déjà plus arrêtée. Il hésitait beaucoup moins que ses
héros et des raisons intellectuelles et morales, fortement motivées, l’empêchaient encore
plus que sa « bourgeoisie » ou son argent d’adhérer à Moscou. Tout en lorgnant du côté
de l’Action française (« autour du génie séduisant, il y avait là des hommes éduqués,
instruits, courageux et bien serrés ensemble… »), il préparait un des livres les plus intéressants de l’après-guerre passé d’ailleurs complètement inaperçu, dont Drieu lui-même
n’a pas mesuré l’importance, et qu’un de nos devoirs sera de mettre au premier rang :
Mesure de la France.
Mesure de la France – qui n’a jamais été rééditée – parut en 1922, dans la première série des Cahiers verts de Grasset (celle de Maria Chapdelaine, des Olympiques,
de Ramuz, des premiers Giraudoux) avec une courte préface de Daniel Halévy, auquel
l’importance de cet essai avait également complètement échappé. Mesure de la France
ne constitue évidemment pas une somme politique, une œuvre de l’importance intellectuelle et morale du Capital, des Réflexions sur la Violence ou de l’Enquête sur la
Monarchie, mais elle indiquait aux jeunes Français et aux rescapés de la guerre la voie à
suivre pour sauver leur pays, faire la révolution de l’ordre et, au bout de tout cela, éviter
la guerre et la défaite.
Drieu parlait de cette constatation qui paraissait simple – et que pourtant très peu
ont faite – que pour battre l’Allemagne, il nous a fallu liguer contre elle toute la terre,
tous les peuples, toutes les races, toutes les couleurs : « Nous n’avons pas couché seuls
avec la victoire ». Il examine si, une seule fois, dans un combat singulier comme les
Grecs contre les Perses à Marathon, nous avons vaincu l’Allemagne : « Si je peux
répondre oui, alors je respire, alors la chair plus subtile a vaincu la chair plus épaisse,
alors un homme en a battu deux ou trois », et il se rassure en évoquant la Marne et le
terrible tête à tête de Verdun… « mais il y avait déjà tant d’Anglais en France et même,
ô soldats de l’An II, tant de Nègres. Et la flotte anglaise gardait nos côtes, si Douaumont était la Tour de Londres ».
Mais Drieu ne pense pas que les miracles se reproduisent. Il souligne combien
la France est petite en Europe et dans le monde. (Maurras, pendant son voyage en
Grèce vingt-cinq ans auparavant, avait déjà eu cette illumination. La France, au bout de
l’Europe, lui avait semblé bien petite, bien menacée, et il avait écrit : « Non, la France
n’est pas éternelle »). Vingt ans avant 1940, Drieu a déjà une conception impériale de
la politique. Il écrit : « Peuples d’Europe, réduits et exténués, nous sommes entre ces
deux masses, Amérique et Russie, ces deux moitiés immenses d’un horizon d’airain ».
Et poursuivi déjà, là aussi, par le souci de sauver à la fois l’Europe et les patries, il
invite les nations sorties épuisées de la guerre à se fédérer : « Il ne s’agit pas là d’une
rêverie cosmopolite, d’une imagination de luxe, mais d’une nécessité pressante, d’une
misérable question de vie ou de mort. L’Europe se fédérera, ou elle se dévorera, ou elle
sera dévorée ».
Drieu pose d’autre part, en 1920, le problème de la natalité française comme
nous le posons aujourd’hui, crûment, violemment – non comme toutes les ligues « bien
pensantes » l’ont posé vainement depuis quarante ans : « Sur terre, notre chair ne tient
plus sa place. L’espace abandonné a été rempli par la chair produite par les mères
d’autres contrées. Derrière nous, dans chaque maison, à la place de celui qui n’était
pas né, il y avait un étranger. Il était seul avec les femmes…
« Honte à ceux qui se plaignent de leur destin. Les Français ont souffert moins
qu’ils ne devaient attendre de leurs crimes.
« Quel goût ignoble j’avais dans la bouche quand les territoriaux se lamentaient
de l’injustice de leur sort, aux soirs où ils nous relevaient. Selon la loi qui règne sur les
choses, ils montaient remplacer les enfants qui n’étaient pas venus parce qu’ils les
avaient noyés ou poignardés avant leur naissance.
« Relève ! Rencontre des générations !
« Jugement à la croisée des chemins qui mènent à la vie et à la mort. Nous
avons besogné excessivement parce que nous n’avions pas de frères pour nous aider ».
Cette France menacée dans sa substance par la stérilité volontaire de ses enfants
l’est également de l’extérieur. La démocratie et le « productivisme » capitaliste (Drieu
n’écrit pas le capitalisme, il voit alors surtout les dangers d’un machinisme incontrôlé,
et il croit que c’est de l’intérieur que le système capitaliste doit être transformé) s’épuisent conjointement... Et, en 1920, après avoir constaté qu’après le grand nivellement du
XXe siècle, il n’y aurait plus ni partis (au sens où le XIXe siècle l’entendait) ni classes,
il affirme : « Il n’y aura plus que des catégories économiques, sans distinction spirituelle, sans différence de mœurs. Il n’y a que des modernes, des gens dans les affaires,
des gens à bénéfices ou à salaires. Ils sont tous sans passions, ils sont la proie de vices
correspondants (alcools, drogues, union libre et stérile, homosexualité, courses et
cinéma en commun) ». Puis il trace prophétiquement les lignes et définit les buts du
parti nouveau. Il faut créer un parti entièrement neuf, et Drieu marque, terriblement en
avance sur son temps, que ce nouveau parti n’aura de commun avec les anciens partis
que le nom : « Il faudrait remuer les cendres des catégories sociales. Rassemblement
des restes indépendants de la bourgeoisie, voire de la classe ouvrière et des paysans, ce
serait l’institution d’un Tiers-Parti, d’un Entre-Deux qui relèverait les intérêts spirituels entre la masse dominante par l’argent et la masse dominée par l’argent. Il faudrait faire appel à tous les isolés qui sont beaucoup, en dépit du développement rapide
de ce caractère moyenâgeux que prend notre temps. L’exemple du Fascio mérite d’être
médité ». Et il ajoutait : « Et surtout, il faudrait renoncer à être nombreux ». « Il faudrait, concluait Drieu, une lutte patiente, séculaire, discrète, contre la folie matérialiste
qui entraîne les classes dites productrices, brutales et orgueilleuses, à se ruiner les unes
les autres, que ce soit par les grèves ou par les guerres, par les trusts ou par les spécuations ».
Ailleurs, faisant l’éloge du sport (A propos d’une Saison de Football) comme
Montherlant allait le faire dans Les Olympiques, Drieu montrait la nécessité pour la
France de refaire sa stature physique, de refaire les corps avachis et dédaignés de ses
enfants : « Je souffre pour le corps des hommes, écrira-t-il quelque dix ans plus tard. Le
corps des hommes est ignoble, en France du moins. Horrible de se promener dans les
rues et de rencontrer tant de déchéances, de laideurs ou d’inachèvement. Ces dos voû-
tés, ces épaules tombantes, ces ventres gonflés, ces petites cuisses, ces faces veules…
Non, je souffre trop, il faut que je réagisse contre cela » (3). Montherlant a écrit la
même chose dans Les Célibataires.
Mais ce n’était qu’un cri dans la nuit moderne. Drieu lui-même ne le renouvelle
pas. Il semble au contraire s’éloigner de cette source pure. Drieu vit de toutes ses fibres
l’après-guerre. Il côtoie le mouvement surréaliste, la drogue, l’inversion. Il est l’ami
d’André Breton et surtout d’Aragon « à une époque où la seule politique littéraire
l’occupait et ne suffisait pas à le distraire d’un certain approfondissement de luimême », et dont on retrouvera deux terribles portraits dans Gilles. Mais entre lui et les
surréalistes, il n’y a pas grand-chose de commun, humainement, littérairement (il n’a
jamais écrit de textes « surréalistes »), politiquement, si ce n’est un immense esprit de
négation et de révolte commun. Son originalité définitive se dégage peu à peu. Il
publie en 1924 Plainte contre Inconnu, puis une série de romans où l’image classique
du Drieu donjuanesque commence à se fixer – et des essais aussi. Il a alors pour amis
Emmanuel Berl, « Juif libéral », et surtout Gaston Bergery, « grand batteur d’estrades »
(dont on retrouvera aussi les portraits, et quels portraits !, dans Gilles). Il y joindra
bientôt André Malraux, « archange de la révolution permanente ».
Toujours intéressé par la politique, il compose, en 1924, le programme d’une
Jeune Droite ou Paul Souday notait que toutes les idées y étaient « de gauche ». En
1927, il s’intéresse très vaguement aux débuts du Rassemblement français de M. Mercier et, paradoxalement, face à ses amis surréalistes qui ont tourné au communisme, il se
vante de « se situer entre M. François-Poncet et M. Caillaux ». Mais, dans ces annéeslà, c’est avant tout le Drieu européen, le Drieu qui écrit Genève ou Moscou, L’Europe
contre les Patries. Beaucoup plus que le fait français, c’est le fait européen qui maintenant l’occupe. Il s’intéresse plus à l’Europe qu’à la France ; en 1928, il n’écrirait plus
ce qu’il écrivait en 1920 : « Ma France, je te vois, tu occupes l’air comme la jeune
femme que je désire. Et comme elle, je te presse sur mon cœur ». Il dénonce les nationalismes antieuropéens : « J’esquissais un patriotisme européen sur trois maximes
promptes : nécessité de passer outre à l’épuisement spirituel des patries, nécessité de
créer une vaste autarchie économique à la mesure d’un continent, nécessité d’éviter le
suicide par les gaz ».
Vers les années 1930, Drieu, surtout sous l’influence de ses jeunes amis radicaux
– Bertrand de Jouvenel et Bergery – amorce un rapprochement très net vers la gauche.
Se déclarant socialiste et européen, et ne voyant pas d’autres moyens de réaliser son
socialisme et ses désirs de fédération européenne que dans les vieux partis de gauche,
Drieu hésite, malgré toutes ses répugnances et son mépris, à se faire inscrire au parti
socialiste. Bergery, parce qu’il fut son ami le plus intime, l’entraîne aussi le plus loin
dans la voie de l’adhésion politique. Mais pas très loin… Drieu assiste plus ou moins à
deux ou trois meetings du Front commun. L’impuissance et la malfaisance de la gauche
lui apparaissent à l’usage aussi évidentes que l’impuissance et la malfaisance de la
droite. « Droite et gauche se tiennent écrit-il dans Socialisme fasciste. Les uns et les
autres dans le cadre national, les uns et les autres à cheval sur toutes les classes, ils
participent au système économico-politique de la démocratie capitaliste. Le monde
radical et socialiste est surtout attaché au côté démocratique du capitalisme, mais en
défendant la démocratie, il défend le capitalisme qui en profite. Le monde nationaliste
est plutôt attaché au côté capitaliste de la démocratie, mais il est emmêlé dans les affaires avec le monde de la démocratie, et il a besoin de la démocratie pour garder les
aises qu’elle procure. » Une conception de plus en plus désolée et pessimiste du monde
l’habite (4). Les partis de droite et les partis de gauche qui avaient vainement espéré
s’emparer de la force de Drieu le criblent de sarcasmes. Ils créent la légende du Drieu
« oscillant entre vingt partis », popularisée par l’affreux petit Canard enchaîné. Drieu,
dans Socialisme fasciste, constatait : « Dans l’A.F., on me considère plutôt comme un
avorté que comme un sournois ; dans Commune, comme un sournois plutôt que comme
un avorté ».
L’idée fasciste mûrit peu à peu en lui, « cette envie de faire une politique de gauche avec des gens de droite et de voir ces hommes de droite amendés, élargis par cette
politique… cette envie de redresser les hommes de gauche en les reprenant dans une
discipline, en leur redonnant le sens du prestige, de l’élégance (l’élégance, rien de plus
populaire), cette passion de révolutionner et de pourtant continuer ». La conjonction
du socialisme et du fascisme lui apparaît : socialisme fasciste. Il retrouve la source pure
et nationale de Mesure de la France. Le cycle est bouclé. Son fascisme éclatera le 6
février, où Drieu courut sous les balles avec les manifestants, aux abords immédiats de
la place de la Concorde : « En un instant, il fut transfiguré. Regardant à sa droite et à
sa gauche, il se vit entouré par le couple divin, la peur et le courage, qui préside à la
guerre ». On sait la suite et comment il adhéra en juin 1936 au P.P.F. Il y défendit pendant deux ans les grandes lignes d’un fascisme idéal : « Le fascisme n’est pas une doctrine, c’est une méthode, c’est la direction du siècle. A nous de lier ces trois forces
éparses : le socialisme, la religion, l’esprit viril. Le fascisme sera une véritable révolution, c’est-à-dire un tour complet de l’Europe sur elle-même, par le mélange du plus
ancien et du plus nouveau » (Gilles) (5).
Arrivé au terme de ce bref coup d’œil sur la pensée et la vie de Drieu, il ne nous
reste plus qu’à tenter d’en dégager les constantes. Il semble que ce soit Drieu lui-même
qui s’en soit le mieux chargé. Dans la préface de Chronique politique, recueil de ses
articles entre 1934 et 1943, à l’exception de ceux, publiés dans L’Emancipation Nationale, qu’il avait déjà réunis dans le volume Avec Doriot, Drieu a écrit :
« Au milieu du fatras des personnalités changeantes, des idéologies incomplètes,
des actions tronquées, je crois être toujours resté sauvagement fidèle à deux ou trois
points principaux qui s’étaient de bonne heure fixés en moi et que j’étais prêt à servir
n’importe où et n’importe comment :
« 1°) Dès mes premiers poèmes, en 1917, j’ai voulu conjuguer l’amour de la
France et l’amour de l’Europe ;
« 2°) J’ai vu des mérites et des nécessités aussi bien dans le capitalisme finissant
que dans le socialisme naissant ;
« 3°) J’ai cherché la reconnaissance des valeurs d’aristocratie et d’autorité en
dehors de tous les prestiges du passé et sous tous les masques où elle pouvait se dissimuler pour s’assurer l’avenir ».
Il n’y a pas grand-chose à ajouter à ce bilan personnel (6). Saluons en Drieu qui,
pendant vingt-cinq ans, a appliqué toute sa lucidité, sa curiosité et son honnêteté à l’examen des étranges bouleversements de notre siècle, un des prophètes majeurs de notre
temps (7).
____________________
(1) La famille de Drieu n’appartenait pas à l’aristocratie. Pierre Andreu rectifiera lui-même cette erreur
dans une passionnante biographie de l’écrivain normand : Drieu, Témoin et Visionnaire – Grasset – 1952
(note A.D.L.R.).
(2) Dans son premier livre de poèmes, Interrogation, Drieu a écrit :
Caserne, si nous te retrouvons au bout de notre retour, nous crèverons ta façade et extirperons tes fondements.
Caserne, tu es la mort, mais nous rapporterons de la tranchée franche ouverte au ciel la vie !
Caserne, nous te rebâtirons.
(…) Nous avons agonisé et désespéré.
Nous avons gâché notre belle jeunesse.
Nous nous sommes ennuyés.
(3) On trouvera ces idées précisées dans Notes pour comprendre le Siècle.
(4) Au fond, elle a toujours été la sienne. Dans la préface de ses Ecrits de Jeunesse, Drieu écrit : « Après
le bref mouvement de joie et de satisfaction de la guerre, dès que mes yeux se tournent vers la paix, avant
même que la guerre ne soit finie, je deviens sombre. Allant tout droit aux ressorts fatigués de la civilisation, je m’effraie. Un jugement sévère, puis désespéré, se forme en moi. Dès lors, seul l’amour pourra
parfois me délivrer de la colère et de la malédiction. J’ai cherché aussi quelquefois un refuge dans
l’humour ».
(5) « De même que vis-à-vis de l’Eglise, vous ne confondez pas ses directives politiques et ses directives
spirituelles, vis-à-vis du fascisme vous n’accordez pas la même considération à son principe universel et
aux puissances qui l’incarnent, et à l’occasion en abusent » (Gilles).
(6) Il faut ajouter pourtant que sur un autre plan, l’œuvre de Drieu se situe dans la ligne philosophique de
la pensée antirationaliste française de la fin du XIXe siècle et des premières années du XXe siècle. Vingt
ans après Péguy et Sorel, avec d’autres moyens et par d’autres voies, il a repris le combat contre le rationalisme. Pour lui, la décadence irrémédiable de l’humanité, jusqu’au sursaut du XXe siècle, a été consommée par la Renaissance et la Réforme (cf. sur ce point Notes pour comprendre le Siècle).
(7) « Je suis d’abord un écrivain prophétique. Et ma seule façon de défendre mon œuvre, c’est de mettre
bien en vue ce caractère insolite » a écrit Drieu dans la préface de ses Ecrits de Jeunesse.
♦ Cet article reprend les grandes lignes d’une conférence donnée au Stalag IV B par Pierre Andreu – qui y
fut prisonnier de 1940 à 1943.
Paul Léautaud
LA MORT DE DRIEU LA ROCHELLE
Extrait de Journal littéraire (tome XVI) – Mercure de France – 1963 / 1966
Samedi 17 mars 1945. – Ce matin, dans Combat, la mort de Drieu la Rochelle.
On l’a trouvé, asphyxié par le gaz, après absorption de toxiques, dans la cuisine d’un
appartement, 23 rue Saint-Ferdinand. Le malheureux. Il a dû prendre cette décision à
l’annonce d’un mandat d’amener lancé contre lui par le juge d’instruction. R. ne pouvait pas nier, comme il l’a fait à propos de sa première tentative de suicide, parlant d’un
autre, il y a quelques jours, qui venait de se suicider et « qui s’était suicidé, qui, lui, ne
s’était pas raté comme Drieu la Rochelle », ce qui est une jolie infamie à son actif, alors
que cette première tentative a valu à Drieu l’estime même de résistants et d’officiers de
l’armée régulière.
Cette mort, c’est un peu la mort de Chamfort : la mort plutôt que la prison.
J’imagine qu’elle a dû comporter chez lui une bonne dose de mépris pour la justice en
cours actuellement, et pour ceux qui la rendent. Ecrivain de talent, très estimable
homme, il était revenu de la guerre de 1914-18 partisan bien décidé d’un rapprochement
franco-allemand. Cette nouvelle guerre ne pouvait, quand on sait la juger dans ses causes et ses auteurs vrais, que l’assurer davantage dans cette opinion et il a travaillé à
visage découvert à la faire prévaloir pendant l’Occupation.
Il est des cas perceptibles même à des gens ordinaires. Ma crémière Delaunay
me parlant ce soir spontanément de cette mort : « Ce devait être un honnête homme. Un
coquin ne se serait pas tué ». (…)
Mardi 20 mars. – On se représente la dernière soirée, l’absorption des toxiques,
probablement poisons et somnifères pour neutraliser tout effort de réaction, puis
s’asseyant sur une chaise, ou s’étendant simplement par terre, le robinet à gaz ouvert.
Cette persistance dans la résolution de se donner la mort.
Qui sait même si sa femme n’était pas au courant, si elle ne l’a pas quitté, ce
soir-là, sachant que le lendemain matin…
Pauvre Duhamel, pauvre Mauriac, pauvre Lacretelle... Un autre homme qu’eux.
Article de Mauriac ce matin (dans Le Figaro). Pas un mot de l’écrivain.
(…) Obsèques de Drieu la Rochelle. Tantôt à 3 heures. 23 rue Saint-Ferdinand,
une maison « vieux quartier », d’un seul étage, sur le haut de la façade : PRODUITS
ALIMENTAIRES.
Quand je suis arrivé, un jeune homme, que j’ai déjà rencontré quelque part, est venu à
moi, en se nommant (je n’ai pu comprendre son nom), et j’ai su de lui qu’il y avait
seulement trois jours que Drieu était dans cette maison quand il s’est suicidé. Il pense
comme moi que l’annonce du mandat d’amener lancé contre lui, récemment, a dû
l’amener de nouveau à cette résolution (réalisée, cette fois-ci), et comme je me demande
ce qui a bien pu faire reparler de lui alors qu’on pouvait presque espérer le contraire, il
me dit : « Une dénonciation, probablement ». Il me dit qu’il avait vu Drieu mort, hier :
« Il était vraiment très beau ». Je lui demande l’âge qu’il avait. Cinquante-deux ans.
Un fourgon des pompes funèbres (pas un corbillard) stationne devant la porte
avec un nombreux personnel. L’inhumation se fait au cimetière de Neuilly (l’ancien).
C’est ce jeune homme qui s’est enquis auprès du conducteur du service funèbre, lequel
ajoute que le fourgon partira au train habituel des voitures et qu’on ne pourra le suivre à
pied.
Des gens arrivent, entrent, montent au premier. Ce jeune homme me dit que
nous devrions monter aussi. Je lui dis que cela m’embarrasse, que je ne connais personne. Je lui demande qui il y a là-haut. Il me répond : « Les trois femmes de Drieu : la
première, la deuxième, la dernière ». Drieu la Rochelle ne paraît pas avoir été très aimé.
Finalement, à être tous les deux, seuls, là, sur le trottoir, alors que tous les arrivants montaient, ce jeune homme et moi, nous nous décidons à monter. Un maître des
cérémonies nous fait entrer dans un salon plein de monde, dans lequel je ne connais que
Gaston Gallimard, son fils Claude et Parain. Je n’ai pas voulu, dans la circonstance, et
lui-même ne m’en a pas dit un mot, parler de la réimpression de mes volumes Boissard
dont je ne vois toujours rien venir, bien qu’il fasse paraître bien des volumes. Dans
l’assistance, deux officiers français, un officier d’infanterie et un officier d’aviation (ou
de marine). Une jeune femme, fort jolie, petite, tout en deuil, m’aborde et me demande
qui je suis. Je me nomme… Elle me remercie d’être venu. Je pense que ce doit être la
« dernière ». Elle paraissait, en effet, recevoir les gens et c’est à elle que s’adressait le
maître des cérémonies. Dans un coin du salon, deux autres femmes en deuil également,
assez jolies, auxquelles elle allait de temps en temps dire un mot. J’ai fait cette remarque, chacune des trois femmes a un visage, je ne sais comment dire, de femme pour
laquelle l’amour n’est pas sans intérêt. Je vois ensuite un assistant se détacher d’un
groupe de gens et venir à moi, et se nommer : Jean Bernier, ami de Jean Galtier-Boissière, et me dire la grande estime qu’il a pour moi et combien il est heureux de ma présence.
Nous étions bien au total une quarantaine de personnes, mais vraiment d’une
tenue, d’un aspect particulier, grave, sérieux, sans rien du bavardage habituel. Chacun
venu par sympathie, par amitié, par pitié, par grande estime – et même peut-être quelques-uns, dont j’étais, par devoir et ce mot entend ici beaucoup de choses.
Enfin, l’heure du départ est arrivée. Le maître des cérémonies est venu informer
Jean Bernier et cette femme qui s’était informée qui j’étais. On a tiré le cercueil d’une
pièce voisine du salon où nous nous tenions, pour le descendre au fourgon. En passant,
j’ai regardé cette pièce, presque vide, une grande quantité de livres en tas sur le parquet,
ce qui confirmerait le propos de ce jeune homme que Drieu était dans ce local seulement depuis trois jours. C’est même probablement sa troisième femme, sa femme actuelle, celle qui m’a parlé, qui devait venir chaque jour lui apporter ses repas, qui a dû, un
matin, le trouver mort dans sa cuisine. Je regrette de n’avoir pas pensé à lui parler de
cela. J’aurais eu les détails exacts.
Jeudi 22 mars. – (…) Parlé avec Jouhandeau de la mort de Drieu et de ses obsèques. Sa dernière femme n’était que sa maîtresse. C’est cette jeune femme blonde qui
était tout en larmes avant-hier. La maison, dans laquelle il était venu se cacher depuis
trois jours et où il s’est suicidé, et complètement vide depuis assez longtemps, doit lui
appartenir, à elle. J’ai dit à Jouhandeau que je regrette de n’avoir pas pensé avant-hier à
chercher à avoir des détails sur les derniers jours de Drieu et sur sa nouvelle décision de
se donner la mort, s’il a gardé cette décision secrète pour lui ou s’il l’a fait connaître à
cette maîtresse. Jouhandeau la connaît, il est en relation avec elle. Il m’a dit qu’il lui
demandera comment tout cela s’est passé et qu’il me l’écrira. Je ne lui ai pas caché que
c’était pour mon Journal. Ce serait bien, même à l’égard de Drieu la Rochelle, qu’il se
trouve ici un récit exact de ses derniers jours.
C’est bien chez Malraux que Drieu s’était d’abord caché. On m’a dit beaucoup
de mal et des choses fâcheuses sur André Malraux. Ce que m’en dit Jouhandeau montre
chez lui des qualités de dévouement, d’amitié, de droiture, d’un très grand prix.
Toujours de Jouhandeau : c’est Drieu la Rochelle qui a tiré Paulhan des mains
des Allemands. Sans lui, il aurait certainement été fusillé. Il prête à Drieu la Rochelle,
dans l’accomplissement de son suicide, devant l’annonce du mandat d’amener lancé
contre lui quelques jours auparavant, le désir d’éviter son procès, qui aurait pu avoir des
répercussions graves pour certaines gens. Comme je parlais à Jouhandeau de ce que
m’a dit un jour Drieu de tous les traquenards, les mensonges, les perfidies que tramaient
contre lui X…, il m’a dit que c’était abominable, qu’il est au courant, que Drieu la
Rochelle lui en a parlé à lui aussi. Son désir d’éviter un procès qui aurait pu atteindre
Y..., si Jouhandeau n’exagère pas, montrerait donc une générosité d’autant plus grande.
Jouhandeau ajoute, par ailleurs, qu’il y avait chez Drieu la Rochelle une certaine hantise
du suicide. Il m’a parlé d’un livre de lui, dont je n’ai pas retenu le titre, dans lequel il y
en a la démonstration.
Je me suis bien retenu, en quittant l’avenue Malakoff, avant de reprendre le
métro, d’aller revoir – c’est à deux pas – le 23 de la rue Saint-Ferdinand, pour vérifier la
raison commerciale qui se trouve au-dessus du magasin fermé. Si même je le puis, par
l’intermédiaire de Jouhandeau, je tâcherai d’avoir, auprès de cette maîtresse de Drieu, le
moyen de revoir le local où il a passé ses derniers jours. J’avais eu l’idée, dans les premiers temps des ennuis et des menaces qui sont tombés sur lui, d’aller frapper à sa porte
pour lui dire ma sympathie. La crainte d’être trouvé indiscret, imprudent, maladroit,
(…) m’a arrêté. Dans ma conversation de tantôt avec Jouhandeau, j’ai su qu’il a mené
le voir, dans le local où il se cachait, un ou deux amis. Si j’avais su qu’il y avait ce
moyen, je n’y aurais pas manqué. C’est très bien de la part de Jouhandeau de n’avoir
rien révélé alors...
– LE SUICIDE DE DRIEU –
La Parisienne n° 32 – octobre 1955
Nous transcrivons ici le texte, anonyme
(1)
, d’un tract qui fut diffusé clandestinement au lendemain de la
mort de Drieu.
Après l’exécution de Brasillach, le suicide de Drieu la Rochelle.
Tandis qu’on attend toujours qu’un trafiquant – un seul –, qu’un responsable –
un seul – des désastres militaires et politiques de la France expie, des écrivains qui marqueront dans les Lettres françaises paient du prix suprême leur égarement dans la politique.
Pour mourir, Drieu la Rochelle a dû s’y reprendre à trois fois. En août, il
s’empoisonne au véronal et il reste plusieurs jours dans le coma. Un mois plus tard, il
s’ouvre les veines et deux transfusions de sang l’arrachent à la mort.
Cette double agonie ne suffit pas aux archanges de l’Epuration. Le 15 mars, un
mandat d’arrêt est lancé contre lui. Le soir même, dans la maison vide où il gîte (2), il
reprend une dose mortelle de somnifère et, pour être sûr de n’en pas revenir, il arrache
le tuyau du fourneau à gaz et il ouvre le robinet.
« Je me tue en toute liberté » avait-il écrit.
Dans le concours de contradictions, insolubles étant donné sa condition, qui
acculent un individu au suicide, certaines – les plus déterminantes de son insupportable
solitude – ne regardent que lui et ceux – s’il en est – qu’il a mis à même de les deviner
en partie.
Seules les autres, contingentes, sont éventuellement du domaine public.
Partisan, propagandiste, homme public par conséquent, Drieu la Rochelle s’est
tué parce qu’il n’a pu survivre à l’échec de la cause qu’il avait servie et surtout parce
qu’il n’a voulu ni éluder (en émigrant ou en continuant à se cacher) ni affronter toutes
les conséquences que cet échec impliquait pour sa personne.
Tel est le cadre simpliste qui limitera le présent commentaire. Trois faisceaux
de causes ont poussé cet artiste et cet idéologue à la politique, où il n’avait que faire et,
dans la politique, sur la voie malheureuse qui fut la sienne en toute sincérité désintéressée : la guerre de 1914, la faillite du nationalisme français et du socialisme traditionnel,
la recherche d’une compensation et d’une adaptation effectives.
De cette dernière recherche qui jette une lumière particulière sur l’équipée doriotiste de Drieu la Rochelle, il serait déplacé de ne rien dire. Elle participe trop de sa fatalité intime.
Il n’en est pas de même des deux autres mobiles.
Comme tant de jeunes Français qui combattirent vraiment, longuement, dans la
Première Guerre mondiale, Drieu la Rochelle qui y fut blessé trois fois comme fantassin, en reçut une empreinte indélébile.
Pour apprécier comme il convient l’importance d’un tel choc dans le développement de la personnalité de ces jeunes gens, il faut se rappeler que la moitié des fantassins français qui eurent de 18 à 25 ans en 1914, fut tuée ou mutilée, bref qu’aucune
génération française ne fut initiée comme celle-là à la mort, soumise comme celle-là à
ces ruptures d’équilibre physique et moral qui remettent longtemps tout en question.
Pour elle, pour lui, deux mondes s’effondraient à la fois : le monde sentimental
de l’enfance et de l’adolescence, le monde social et politique stable du XIXe siècle.
Dans cette double apocalypse, des questions jaillies de leurs entrailles obsédaient
les survivants.
Pourquoi la guerre ? Pourquoi son infamie et sa grandeur ? Comment en empêcher le retour ou comment la rendre féconde ? … Et la France et l’Allemagne ? … Et
l’Europe et le monde ?
Durant toute sa vie d’écrivain, de moraliste et d’artiste, Drieu la Rochelle devait
traîner ce boulet, ressasser les « interrogations » de son premier livre, issues de ses
peurs, de ses misères et de sa bravoure à Charleroi, en Champagne, à Verdun.
Longtemps l’écriture lui suffit. Il se purgeait dans un essai ou dans un article
pour revenir bien vite à la littérature, mais les cicatrices élançaient l’ancien combattant
et l’empêchaient de s’établir homme de lettres. Contempler et peindre ne lui suffisaient
pas.
Nietzsche, Maurras, Barrès, un aristocratique individualisme balancé par le
nationalisme intellectuel et nostalgique d’avant 1914, des bouffées de spiritualisme
catholique venues de son éducation religieuse, tout le détournait de la révolution
russe, où, par ailleurs, il pressentait un nouvel avatar du panslavisme.
L’étonnant, l’explosif mélange de romantisme et de réalisme qui fait du marxisme la grande tentation d’une jeunesse déracinée et désorbitée l’excitait par sa violence, mais le rebutait d’autant.
Il ne voulait pas perdre pied. Il se cramponnait au nationalisme maurrassien de
son adolescence. Mais, au premier examen sérieux qu’il faisait, armé de sa dure expérience de guerre, il ne voyait dans la doctrine et dans les hommes que cendres et fantômes.
En conséquence, il se tournait un temps vers le socialisme et ses séquelles genevoises pour s’esquiver bientôt dans ce désert verbal dont il flairait l’hypocrisie pacifiste
et juridique, sans pouvoir la percer à jour comme le faisait Lénine.
Autant, peut-être plus que tout cela, ce fut l’impuissance, la faillite des mythes
socialistes du XIXe siècle, l’inféodation des mouvements ouvriers de tous les pays à ce
qu’ils sont sensés combattre à mort, qui, le moment et la guerre derechef en vue, le portèrent au fascisme théorique – puis à sympathiser pratiquement avec le nationalsocialisme allemand qui mêlait dans des eaux troubles, mais jaillissantes, tant de ses
propres sédiments idéologiques de jeunesse. Logiquement, naïvement, il tomba dans le
piège doriotiste et se prit au mirage d’un national-socialisme français.
Même quand les perspectives ouvertes par les victoires allemandes se furent évanouies en Russie et en Afrique du Nord, même quand il eut perdu devant la politique
française du IIIe Reich les espoirs grandioses qu’avaient fait naître dans l’ancien combattant de la « dernière des guerres » les événements de 1940, il ne put pas, faute de cri-
tères et de méthodes, se dépêtrer des leurres idéologiques dont les maîtres du jeu couvrent l’inavouable réalité politique.
Pas plus que, par sentimentalisme et par amour-propre, il n’avait voulu, à la
veille de la guerre, désavouer son adhésion tapageuse au P.P.F. en rompant avec un
homme et un parti dont la corruption s’avérait, il ne put se résoudre, en 43 et 44, à abandonner une cause perdue.
Il se savait engagé dans le pire malentendu. Mais il s’y tenait, aussi peu capable
de renoncer décisivement à ce qu’il prenait pour la politique que d’adapter aux nouvelles circonstances son rêve et son combat. D’ailleurs secrètement fier de la décision de
mort qu’il tenait en réserve.
En se tuant – et c’est par là que son suicide est exemplaire – Drieu la Rochelle
atteste l’incompatibilité de l’arbitraire sentimental et idéologique avec la politique.
Dans les sociétés humaines qui passent pour être les plus évoluées : les nôtres,
l’homme vit toujours selon les normes primitives d’où est issu le peu de civilisation
dont il est – dont il sera sans doute encore longtemps – capable. Quoique dégradé de
toutes sortes de manières, l’irrationnel affectif, magique, sacré, gouverne ses réactions
sociales. Emotions et sentiments, réflexes, religion, éthique, idées, les ressorts mentaux
les plus grossiers et les plus fins de son dressage, ressorts dont l’importance dans son
activité croît proportionnellement au caractère social de celle-ci, procèdent tous d’un
vieux fond sociologique dont sont sorties les mœurs et les civilisations que la science
commence à peine à altérer. L’homme politique, né avec l’époque historique, et de plus
en plus différencié, échappe au contraire, par la fonction même qu’il assume et qui tient
plus à la biologie qu’à ce qu’il est convenu d’appeler la nature humaine, l’homme politique, disons-nous, échappe à ces motivations fantasmatiques qu’il utilise au mieux de la
conservation et de la sélection de ces espèces historiques que sont les sociétés.
Il n’a à connaître que la réalité nue et froide des intérêts et des forces dont il a la
charge et auxquels il lui faut sacrifier cyniquement toutes autres considérations.
Un décalage qui serait insoutenable pour les non-initiés existe donc entre le plan
politique et le plan où se meuvent les autres activités humaines. Tout est bon pour le
masquer et pour réduire en apparence la politique à la commune mesure de l’esprit
humain : secret, mensonge et plus encore cette mobilisation (et cette application aux
nécessités politiques) des énergies sociologiques primitives, seules capables de faire
consentir les masses aux sacrifices atroces que la politique exige d’elles.
De là les rites et les mises en scène magiques destinées à brûler d’une ivresse
sacrée et à frapper d’une terreur non moins sacrée les dociles et les indociles. De là la
gloire et la honte, les prestiges positifs de l’honneur et ceux, négatifs, de l’infamie.
De là notamment, à l’usage du vulgaire, ce concept ou plutôt ce terrible complexe sociologique de la fidélité-trahison brandi à tout propos par la politique aux yeux
de laquelle il n’a précisément aucun sens puisque la politique est successive et contradictoire comme la vie.
Malgré des intuitions, Drieu la Rochelle était loin de ces vues crues mais vraies,
qui tendent, à tout le moins dans l’état actuel des choses, à faire de la politique une activité hermétique et du politique une sorte de monstre nécessaire.
En écrivain, en homme, Drieu la Rochelle se projetait trop sur la réalité politique
pour pouvoir la reconnaître.
On eût aimé qu’une plume, par hasard, quelque part, commentât son suicide
autrement qu’en termes de propagande.
Dans une presse où, pour parler comme eux, des catholiques traîtres à leur Dieu
d’amour, des socialistes traîtres à l’internationalisme, des pacifistes traîtres au pacifisme, des communistes traîtres à tout ce qui n’est pas l’Etat russe, taxaient Drieu la
Rochelle de trahison, un tel commentaire est impossible.
____________________
(1) Dans Mon Après-Guerre (Editions du Clan – 1966), François Brigneau révèle le nom de l’auteur de ce
tract imprimé et diffusé en janvier 1946 : Henri Poulain, ancien secrétaire de rédaction de Je Suis Partout
(note A.D.L.R.).
(2) 23 rue Saint-Ferdinand, dans le quartier des Ternes (note A.D.L.R.).
Piet Tommissen
WIE WAS DRIEU LA ROCHELLE ?
QUI ÉTAIT DRIEU LA ROCHELLE ?
Opstanding n° 14 – 4 avril 1953
Quelques mois après la conquête de Paris par les troupes alliées se suicidait
Pierre Drieu la Rochelle. Un peu plus tard, apprenant la triste nouvelle au prieuré de
Kirchhorst, Ernst Jünger notait dans son Journal que « l’un des hommes les plus intelligents avait quitté notre terre, vallée de larmes ». Puis – quatre années durant – s’établira autour de Drieu un silence opaque. Jusqu’à ce que François Mauriac, dans un
inexplicable élan de magnanimité, lui consacra un article singulier dans le numéro de
juin 1949 de La Table Ronde. Ensuite, à nouveau le silence... Jusqu’au jour récent où
le Comité National Français – un organisme tentant de coordonner les différents groupes nationalistes, syndicaux, culturels et sportifs – prit l’initiative d’organiser une cérémonie à l’occasion de l’anniversaire de la mort de l’auteur de Gilles. Jean Paulhan
(l’homme qui, il y a à peine un an, se faisait remarquer en publiant une lettre ouverte –
âprement discutée – à certains responsables de la Résistance) y mena le débat. La
rédaction d’Opstanding envoya un télégramme de sympathie au C.N.F. Le texte en a
été publié dans nos colonnes voici quinze jours. Nous pouvons déjà annoncer que
paraîtra bientôt, dans une jeune revue néerlandophone, un texte inédit de Drieu.
Aujourd’hui, le nom de Drieu la Rochelle ne semble plus être tabou. Et l’intérêt
porté à sa personne traduit une fois de plus un léger glissement vers la droite, dans les
cœurs et dans les esprits. Cet intérêt illustre la pitié qu’inspire le destin de l’Europe et
de l’Occident et aura sans doute pour conséquence directe la réhabilitation d’auteurs
pourchassés, épurés, rejetés ou exilés qui, en 1944-45, avaient subi les condamnations
les plus lourdes.
Drieu la Rochelle n’était pas une figure banale de cette première moitié du siècle. Il était, tout au contraire, un penseur politique d’envergure. Dès les années trente,
il était reconnu comme le héraut le plus pur, le plus combatif du socialisme européen. Il
est donc logique qu’il soit aujourd’hui considéré comme un Européen incompris – un
Européen « avant la lettre ». Un précurseur.
Quoi qu’il en soit, il appartenait à de rares Français d’affirmer qu’en dehors et à
côté de la culture française se manifestaient d’amples éléments étrangers, indispensables
à l’évolution de cet ensemble que nous nommons, non sans fierté, l’Europe. Il est vrai
que Drieu témoigna d’une vive nostalgie pour ce que les Allemands nomment Gründ-
lichkeit. Je crois même qu’il fut parmi les premiers à introduire en France Ernst Jünger
et Carl Schmitt. Ce n’est pas ici l’endroit pour examiner si Mauriac était de bonne foi
lorsqu’il affirmait, dans l’article cité plus haut, que Drieu nourrissait depuis la Première
Guerre mondiale une bizarre rancune envers son pays. Mauriac se base sur quelques
indices glanés dans le recueil de nouvelles intitulé La Comédie de Charleroi (1934) –
que chacun devrait relire. La guerre de 14-18 fut ressentie par Drieu comme une
« occupation » de la France par ses alliés ; la formule de Drieu, exprimée dans Mesure
de la France (1922), est à cet égard révélatrice : « Pendant cinq ans, la France a été le
lieu capital de la planète. Tout le monde est venu y porter la guerre : amis et ennemis ».
Je ne veux pas sous-entendre qu’il existe chez Drieu une relation de causalité,
c’est-à-dire un lien logique, démontrable, entre la vision passée (14-18) et le positionnement (1940) aux côtés de Vichy et d’Otto Abetz. Je me demande si ce n’est pas, éventuellement, le moment de se remémorer les phrases lucides, mais hélas peu connues, du
journaliste Fabre-Luce : « Après une guerre perdue, il existe pour les meilleurs deux
possibilités : ou bien se supprimer physiquement, ou bien se murer dans le silence ». Et
il cite en exemple deux chirurgiens, dont l’un (Thierry de Martel) se suicida au moment
de la chute de Paris, et dont l’autre (Henri Mondor) se retira dans son cabinet de travail
pour y écrire les premières pages d’une œuvre magnifique, principalement consacrée au
poète Stéphane Mallarmé.
Drieu ne partageait pas l’opinion de Fabre-Luce. Et lui aussi appartenait à l’élite
véritable... Il ne se suicida pas à ce moment-là. Il ne s’isola pas dans une tour d’ivoire.
Bien au contraire : il relança La Nouvelle Revue Française, et je soutiens que ces numéros de guerre de la N.R.F. maintenaient la qualité et la diversité du passé (comme de
l’époque actuelle). Dès que son espérance solitaire fut déçue du fait de l’invasion (1) et
de ses conséquences, il ne vit plus l’utilité de survivre. L’Histoire, d’après lui, n’avait
plus de signification. L’Europe était livrée au chaos. Il dit alors adieu à la vie.
II nous reste ici à nous attacher à son œuvre littéraire. Je suis certes conscient
que cette analyse est un défi lancé aux critiques de l’avenir. Mais je veux dès à présent
attirer l’attention du lecteur sur le nombre impressionnant d’essais, de romans et de nouvelles de Drieu parus chez N.R.F. / Gallimard, à Paris, durant les années 20-40. Ces
œuvres sont d’une valeur plus significative qu’on ne pourrait le soupçonner en se fiant
au seul Mauriac. L’auteur du Nœud de Vipères nous décrit Drieu comme un raté
immortel qui, après une soirée « alcool et tabac », se traîne à son domicile afin d’y
ordonner ses noires pensées et de transformer ce conglomérat d’idées confuses et hâtives, de dialogues et de rancunes, en essai « lisible ». Mauriac a vraisemblablement
perdu de vue le fait que certaines œuvres sont (abusivement) mises sur le marché au
titre de « confessions ». Je reste convaincu, quant à moi, que des essais tels que Genève
ou Moscou, L’Europe contre les Patries, Socialisme fasciste, Notes pour comprendre
le Siècle (je ne mentionne ici que les plus importants) laissent l’impression d’avoir été
rédigés après mûre réflexion, après étude et discussion.
En attendant, il faut espérer que de jeunes Flamands se concentrent, eux aussi,
sur l’œuvre de Drieu la Rochelle. Certains de ses textes ont cruellement vieilli : ils sont
bien sûr inactuels, dépassés par les faits. Mais la façon dont il fit face au danger reste
actuelle...
Oui, vraiment, son courage exemplaire mérite une succession.
Traduction : Daniel Leskens.
____________________
(1) Rappelons que les Anglo-Américains utilisent l’expression Invasion Day pour désigner le débarquement allié du 6 juin 1944 en Normandie (note du traducteur).
Claude Elsen (Gaston Derycke)
DRIEU VIVANT !
Dimanche-Matin – 1954
L’importance d’un écrivain, sa vraie grandeur ne se mesurent pas au nombre de
« disciples » que, vivant ou mort, il suscite. Sartre a des disciples. Drieu, non. Ce solitaire l’est resté dans la mort, n’a pas fait souche, littérairement parlant. Si je parle de
lui, c’est en songeant à l’embarras d’un mien ami qui, chargé par son journal d’enquêter
sur l’influence de Drieu sur les jeunes écrivains d’aujourd’hui et de reconnaître parmi
eux ses éventuels « continuateurs », me disait l’autre jour sa perplexité.
Parmi les « jeunes », on en voit bien à qui Le Chef ou Le Français d’Europe
ont donné ou laissé comme une nostalgie rétrospective de ce « socialisme fasciste »
dont rêva Drieu, et à quoi lui-même cessa de croire dès 1943, assez lucide pour n’avoir
pas mis quatre ans à comprendre qu’il servait une cause perdue, c’est-à-dire une mauvaise cause, car chacun sait qu’il n’est en ce domaine de causes justes que les causes
victorieuses... Mais en Drieu, à côté de l’écrivain politique (l’un des rares, le dernier
peut-être, qui n’ait pas sacrifié à la politique son intégrité spirituelle), il y avait aussi
l’écrivain tout court – un écrivain solitaire, qui ne faisait pas carrière de la littérature, ne
briguait ni les honneurs faciles ni les succès tapageurs (et éphémères), qui n’écrivait pas
en fonction d’une « clientèle », qui ne pensait pas à cent mille possibles lecteurs mais au
lecteur, ami ou inconnu, qui reconnaîtrait dans ses livres comme un écho de ses propres
pensées. Ce lecteur fraternel de Drieu, il existe encore en 1954. Je sais un certain nom-
bre de jeunes hommes qui, alors qu’il est devenu presque impossible de trouver des
livres de Drieu (au fait, pourquoi ne les réimprime-t-on pas ?) et que des héritiers abusifs s’opposent à ce que soient connus l’admirable Récit secret et les inédits que Drieu a
laissés, sont toujours pour lui ces « amis inconnus » à qui il s’adressait. Et cette amitié
secrète qui les lie à lui, elle est tellement plus sûre, tellement plus précieuse, d’un prix
tellement plus rare que « l’épigonisme » balbutiant d’un demi-quarteron de sous-Sartre
et de pseudo-Camus !
L’ami dont je parlais demandait à Jacques Chardonne comment était Drieu. Et
l’auteur de Chimériques de répondre : « Drieu ? II se taisait... » Oui, Drieu se taisait !
Il n’était pas de cette race nocive de bavards qui encombre, qui envahit la littérature. Je
l’ai connu un peu, trop peu, il y a quelques vingt ans. Je n’ai pas oublié sa longue silhouette indolente, son faux détachement, cette incomparable simplicité qui le faisait
perdre une soirée avec un très jeune homme inconnu avide de le connaître – et ce n’était
pas lui qui parlait le plus, et ce n’était pas de lui qu’il parlait le plus volontiers. Aujourd’hui, je relis ses livres, depuis ce Feu follet, qui fut notre Confession d’un Enfant du
Siècle, jusqu’au Français d’Europe, d’un si amer prophétisme, et au Récit secret, où
s’inscrit la confidence de notre propre « détachement ».
Non, Drieu ne « s’éloigne » pas, comme disait Montherlant de Barrès, comme
déjà s’éloigne Gide – pour ne point parler des pseudo-vivants. La cause, les causes
qu’un jour a voulu servir Drieu sont mortes. Lui reste. Parmi nous. Proche de nous.
Qui ne sommes point ses « disciples » (qu’en a-t-il besoin ?), mais ses amis.
Robert Poulet
LE SUICIDE DE DRIEU LA ROCHELLE
La Parisienne n° 38 – novembre 1956
D’où vient la mauvaise humeur, et ce n’est pas assez dire, la colère contenue
avec laquelle j’ai lu les très belles pages qu’Emmanuel Berl consacre au souvenir de
Pierre Drieu la Rochelle (1) ? C’est bien simple : ces pages tournent autour du suicide
dans lequel se réfugia l’auteur de Rêveuse Bourgeoisie ; et j’en veux à celui-ci de son
suicide. Je ne lui pardonne pas de nous manquer.
Les commentateurs qui expliquent à journée faite qu’il devait se tuer, que c’était
une conséquence naturelle de sa conduite et de sa pensée, me mettent hors de moi.
D’abord parce que ce n’est pas vrai ; on conçoit dix façons dont Pierre Drieu, s’il eût
franchi l’obstacle de la Libération, aurait pu continuer sa vie, sa carrière, son œuvre,
sans se renier ni s’abaisser le moins du monde. Mais peut-être cette perspective étaitelle pour lui déplaire, par ce qu’elle avait de commun et, somme toute, de facile. Il y a
des époques où l’on devient un martyr à trop bon compte. N’importe ! il aurait dû
accepter cela, traverser la sombre nuée, gagner patiemment, en souffrant comme tout le
monde, le point où de nouveau chacun pouvait prendre son allure, tenir son langage,
avoir raison ou avoir tort selon son mode personnel ; et Dieu sait si le sien se reconnaissait de loin.
Je crains d’autre part que les beaux messieurs trop prompts à prendre leur parti
de cette mort profondément absurde et regrettable ne pensent ainsi par éloignement pour
le personnage qu’eût été Drieu survivant, et pour le rôle qu’il jouerait aujourd’hui, la
plume à la main. Ne veut-on pas qu’il ait été « un raté », que ses livres aient été des
« livres ratés » – ce qu’on eût dit de Chateaubriand et de ses livres si l’auteur des
Mémoires d’Outre-tombe avait vécu trente ans de moins ; par exemple s’il avait été
fusillé comme traître, pour avoir combattu dans l’Armée des Princes ! Malgré quoi
l’histoire littéraire et l’histoire des idées tiendront un grand compte de La Comédie de
Charleroi, de La Valise vide et de Gilles ; il y a un esprit, né en France vers 1925, que
personne n’incarna et n’exprima mieux que l’auteur de ces ouvrages sans conteste
importants.
Depuis dix ans, chacun peut voir que ce mort-là remonte à la surface ; il est un
des fantômes (avec Simone Weil, Brasillach, Prévost, Saint-Exupéry) qui hante notre
temps. Dans quelle profondeur d’oubli sombreront certains vivants qui ont en vain piétiné la terre sous laquelle gît l’homme au triple suicide ? Ceux-là, qui s’accommodent à
peine de son ombre, se dépêchent de déclarer qu’il n’avait plus rien à faire sur cette
terre. Comment donc ! il avait à les éblouir !
Le vrai motif
Quand on considère l’actuelle vie littéraire, où les nouvelles renommées n’ont
pas besoin de mourir pour donner une impression d’échec, d’imagination qui se tarit et
d’intelligence qui avorte, on se dit que Pierre Drieu la Rochelle n’aurait pas eu de peine
à éclipser des cadets aussi vite essoufflés. Ceux d’entre nous qui l’ont connu se représentent la manière dont sa sensibilité, tout au moins, aurait réagi aux événements et aux
doctrines. Je suis sûr qu’il lui serait venu l’assurance, la tranquillité, la grande respiration harmonieuse qui manquaient à son humeur et à son style, et que l’une et l’autre exigeaient. En dépit des apparences, il n’était pas fait pour le combat ; et maintenant il n’y
a presque plus à combattre, il n’y a plus qu’à tirer les conséquences des batailles définitivement perdues. Tout ce qu’il y avait en lui de hautain, de rigoureux et d’amer l’y
préparait.
J’entends d’ici le ton d’ironie et de générosité qu’il aurait pris ; et je me
demande si ce grand artiste, par dédain pour un monde beaucoup plus raté que Blèche
ou L’Homme couvert de Femmes, ne se serait pas mis à « faire de l’art », par exemple
au théâtre. Quels feux n’aurait pas jetés l’auteur – encore trop rigide, par position – du
Chef, de Charlotte Corday, s’il s’était donné licence d’avoir de l’esprit, dans ses pièces,
comme on fait aux époques où la société n’a plus rien à perdre ! Le genre « après nous
le déluge »… Quant à la critique de Drieu, elle ne valait pas cher, parce qu’il n’avait
pas le cœur de penser aux livres qu’il lisait. Débarrassé des responsabilités auxquelles il
s’est cramponné si longtemps, il aurait peut-être cessé d’être distrait comme… je cherche un élément de comparaison, et je n’en trouve qu’un : distrait comme un guide.
On a traité de dilettante, de virtuose, de fantaisiste, l’un des rares Français de cet
âge qui aient, d’un bout à l’autre de leur vie, placé les destinées de leur pays au centre
de leurs préoccupations. « Je ne veux pas devenir Suisse » me dit-il un jour, et cela
signifiait : « Au moment où la race humaine se distribue en grandes forces, opposées les
unes aux autres, je ne veux pas que la France soit rejetée au second plan ». Les seuls
dissentiments que nous ayons eus se produisirent en des circonstances où il ne se résolvait pas à avoir raison contre tous. Emmanuel Berl le dit très bien : l’un des derniers
soucis de Pierre Drieu était de ne pas perdre le contact de la masse populaire, de patauger au besoin « dans la même boue » qu’elle. Et c’est là que je vois, quant à moi, la
cause de son insistante évasion. La pensée qu’à ce moment un abîme le séparait de ses
compatriotes, abîme qu’aucune justification, qu’aucune démonstration ne pouvait combler, déchira ce cœur si vulnérable, sous son apparence de hauteur et d’indifférence. Il
ne put supporter une telle solitude morale.
Les surprises de l’éternité
Peut-être aussi se fit-il un monde des menus désagréments qui, dans les périodes
de vindicte politique, viennent en surcroît des grandes souffrances. Il était comme les
chats, qui s’exposent noblement aux pires périls, mais qu’une goutte d’eau sale sur leur
échine met dans tous leurs états. La mort ne lui plaisait pas du tout, contrairement à ce
que certains ont cru, sur la foi de quelques boutades ; néanmoins il ne la fuit point,
quand il aurait pu. Les menottes, les geôliers, la tinette et la paillasse l’écœurèrent
davantage. Il n’avait plus qu’un moyen de continuer à jouer devant eux son personnage
et, tout compte fait, d’avoir de nouveau barre sur eux. Ce moyen, il le saisit.
Je ne cesserai pas de m’en affliger, parce que cette victoire nous a privé d’un
grand écrivain vaincu en qui, j’en suis certain, nous aurions reconnu aujourd’hui le vrai
Drieu, celui que l’orgueil et la délicatesse nous ont dérobé jusqu’au bout ; si vivant
pourtant au-delà de la mort qu’il agit encore sur les esprits mêmes de ceux qui ne l’ont
pas connu. Pour ceux-là, ce n’est plus qu’un nom, mal éclairé par deux ou trois improvisations littéraires d’une inégalité nonchalante et frémissante ; pourtant ils se tournent
comme d’instinct vers cette forme confuse.
Berl a sans doute vu Drieu de trop près, dans le laisser-aller de la camaraderie,
avant de se le révéler avec stupeur, dans la lumière de l’absence. Ses souvenirs, pleins
de sensibilité, ont un accent de découverte tardive. Il a fallu que l’auteur de Sylvia
s’approchât de la mort pour reconnaître le vrai visage de son ami, qui se cachait naguère
sous un masque de détachement passionné et d’élégance négligente.
____________________
(1) Emmanuel Berl : Présence des Morts (Gallimard – 1956).
Ossian Mathieu
DRIEU LA ROCHELLE, AMOUREUX D’EUROPE
Ecrits de Paris n° 147 – mars 1957
« Mais la Macédoine, c’est trop petit. Tous ces pays d’Europe, c’est trop petit. Même l’Allemagne, la
France. C’est ridiculement petit… » (Pierre Drieu la Rochelle : Le Chef, acte I, scène VI).
Si ma mémoire est fidèle, c’est Paul Hazard qui écrivait que, le XVIIe siècle
ayant fini dans l’irrespect, le XVIIIe commença dans l’ironie.
On pourrait, par analogie, prononcer que, le XIXe siècle ayant achevé sa longue
course (il est permis d’en fixer le terme en 1918) dans la stupidité – c’est le label que lui
décernait Léon Daudet – le XXe siècle l’a commencée dans un conformisme unanime.
Avec la meilleure volonté du monde, on n’aperçoit aucun clivage métaphysique entre le
nationalisme du Bloc et l’internationalisme des épigones de Jaurès. Toutes choses égales, il en allait de même dans la plupart des pays d’Europe Occidentale et Centrale.
Pour qu’en France ce conformisme éclatât, il fallut que Briand, Poincaré, Caillaux tirassent à dia, Maurras et Bainville à hue. Barrès était déjà mort puisque, ayant
perdu en l’ayant conquis son centre de gravité austrasien, il ne lui restait que le clairon
posthume de Déroulède.
Mais quelques hommes, nés aux environs de 1900, acteurs-spectateurs endoloris
et non dupes de la comédie de Charleroi, cherchaient une voie aussi éloignée de l’impérialisme de l’Action française que des évangiles humanitaires de Briand ou de Wilson.
Trop profondément Français et d’Occident pour récuser l’empirisme organisateur, ils
n’acceptaient point le manichéisme romantique de l’inimitié héréditaire. Trop Européens, ils ne tardèrent pas à s’arracher à la glu d’un certain pacifisme et aux phantasmes
genevois.
La porte étroite de l’Europe fut consumée à la haute flamme de ces quelques
pensées, dont la plus noble, la plus pure, la plus désintéressée – cela importe – fut celle
de Drieu. Je crois qu’aucun Français, d’hier ou d’aujourd’hui, n’a « senti » l’Europe de
manière aussi charnelle. Je crois qu’aucun n’a mené avec plus de douloureuse lucidité
le combat solitaire. Combat désespéré : après Charleroi, déjà, où, dans sa musette, il
avait emporté Zarathoustra, Drieu songeait au suicide. Car son pessimisme ne fut
jamais, pour lui-même, roboratif. Drieu fut l’objet d’une idée dont l’avènement lui
apparaissait improbable. Mais, contre vents et marées, il l’a défendue.
Son Europe, il la voulait construite comme une cathédrale. Méprisant l’ambition, Drieu ne prétendait pas au rôle de maître d’œuvre, mais simplement, parmi
d’autres, au rôle de maître de pierre. Que dirait-il, s’il vivait… ? Je pense qu’il condamnerait l’Europe chlorotique que l’on nous bâtit, Europe vidée de substance, émasculée, dépourvue de spiritualité, dont s’honorent les technocrates. Mais je me trompe :
Drieu n’était pas dogmatique (lui a-t-on assez reproché sa « versatilité », pour blâmer
ensuite son « obstination ») ! Qui sait si, avec plusieurs d’entre nous, il n’aurait soutenu
que cela valait mieux que rien, encore qu’à coup sûr, ce fût trop peu… ?
Ou il se tairait, car il avait trop prévu. Je ne connais pas d’écrivain politique qui
fut davantage prophète, ni dont la vision eût cette précision analytique. Voyant, oui,
puisque sa prédiction ne se fondait pas seulement sur les homologies historiques ou sur
les relations de causalité, mais sur cette intuition qui est l’idiosyncrasie des âmes blessées d’un singulier amour de l’humanité. Humain, trop humain, comme son cher Nietzsche. Et misanthrope, néanmoins. Mais Nietzsche proférait que cette misanthropie
paradoxale sourd d’un « cannibalisme » déçu.
Ce qui caractérise encore Drieu, c’est une connaissance parfaitement balancée de
son propre tempérament et une humilité toute chrétienne dans l’aveu de ses erreurs. En
1943, il parlait de sa fidélité « sauvage » à deux ou trois notions qu’il tenait pour essentielles : « Dès mes premiers poèmes, en 1917, j’ai voulu conjuguer l’amour de la
France et l’amour de l’Europe… J’ai cherché la renaissance des valeurs d’aristocratie
et d’autorité en dehors de tous les prestiges du passé et sous tous les masques où elle
pouvait se dissimuler pour s’assurer l’avenir ». Mais il confessait : « Avide de spéculation, passionné de cet art périlleux qu’est la philosophie de l’histoire, intimement
entraîné au risque nécessaire de la prophétie, j’ai dit beaucoup de vérités et beaucoup
d’erreurs ». Ses erreurs, il les imputait à d’insuffisants voyages, à de trop brèves expatriations. « Pour briser tout à fait le réflexe petit bourgeois français », il souhaitait de
longs exils. Il s’accordait cependant cette justification passionnée : « En tout cas, j’ai
étreint l’âme de mon époque et je n’ai cessé de l’interroger avec une fureur de vivre qui
a manqué à trop de nos guides ».
On ne trouvera pas, ici, une étude exhaustive de la pensée européenne prodiguée
par Drieu dans d’innombrables articles que l’on n’a jamais réunis et dans des livres
oubliés. Souhaitons qu’un jour, l’un des rares fidèles s’emploie à élaborer une monographie de ce thème. La génération nouvelle y découvrirait d’éblouissantes synthèses.
Pour moi, écartant délibérément des essais aussi importants que Genève ou Moscou, Socialisme fasciste, Mesure de la France, Notes pour comprendre le Siècle et les
éditoriaux de Révolution Nationale, je me suis borné à relire la Chronique politique (1)
où Drieu a réuni quelques-uns des articles qu’il écrivit entre 1934 et 1942, et L’Europe
contre les Patries (2), dédiée à Gaston Bergery.
Pour Drieu, le problème crucial, c’était l’entente franco-allemande, pierre
d’angle et pierre de touche de la construction européenne (ce problème en 1957 n’est
pas résolu, et l’on doute si les institutions supra-nationales dont on nous gratifie y contribueront).
Son obsession, c’était l’étroitesse de nos frontières, la mesquinerie de nos nationalismes, le vieillissement de nos peuples. L’étroitesse d’abord. Il n’acceptait pas le
déterminisme de l’homme né, comme lui, dans le dixième arrondissement « d’un père
de Coutances et d’une mère de Neuilly », paraphrasant curieusement le mot de Poil de
Carotte, et « Familles, je vous hais ». Il aurait voulu que chaque Français fit sauter sa
gangue d’habitudes, ce réseau d’accoutumances qui fait qu’il vit – quel que soit son
parti – deux fois sur des souvenirs : une Révolution avortée, et assez dégoûtante, et la
pédagogie militaire des napoléonides. Militaire ? Jacobine, plutôt… Car du point de
vue de l’Europe, Ouvrard (3) et Carnot (4) sont aussi importants que Jomini (5). Et Clemenceau autant que Joffre (« ce médiocre dont le seul avantage était d’être républicain »).
L’homme du dixième arrondissement, c’est, par métaphore, le citoyen de Dijon
ou de Milan, de Bruxelles ou de Berlin, de Madrid ou de Delft, l’homme qui ne veut pas
comprendre qu’il n’appartient plus à son village, qu’il n’appartient plus seulement à son
pays, que le temps des franchises communales est révolu, comme le temps des chartes,
et que notre destin se forge sur d’autres enclumes. L’homme du dixième arrondissement, c’est celui qui refuse la forge, et qui ne veut pas être forgeron. Un pauvre fer, bon
à fixer sous toutes les pattes.
Aux nationalistes allemands, Drieu opposait : « Il faut être enfants comme les
Polonais ou les Serbes pour être fiers d’être 15, 20, 30 millions, moins de 100 millions.
Vous pourriez être 400 millions, mais avec nous et tous les autres. Ensemble, nous
pourrions être 400 millions ». Il n’en appelait pas à l’intelligence du peuple allemand,
mais à la compréhension de « quelques bourgeois moins bêtes que les autres, quelques
chefs d’ouvriers moins bêtes que les autres ».
Mais la France aussi, qui se cramponne aux fantômes de ses armées victorieuses
« oubliant que les Iéna succèdent aux Rossbach, et les Sedan aux Iéna », la France qui
ne revendique pas, qui se croit dépositaire exclusive d’une sagesse qui n’appartient pas
qu’à elle, la France qui refuse de se fondre au creuset de l’alliance européenne. Sclérose, affirme Drieu : il faudrait que cette France mourût pour renaître, qu’elle se plongeât « dans le terrible bain de Jouvence », plutôt que de se laisser embaumer par les
Américains : « Je ne veux pas que la France soit pour les Américains ce que fut Athènes
pour les Romains : une vieille université retapée à coups de millions, où radotaient les
ombres des grandes ombres, les derniers platoniciens, les derniers stoïciens, etc. ».
Cette vocation héroïque, Drieu ne l’assigne pas à la seule France. Certes, il considère, étendant aux nations l’antique regret des poètes albigeois, que la France meurt de
ne pas mourir… Mais ainsi fait l’Allemagne : « Pouvez-vous vous contenter d’être
Allemands ? Il y a un siècle qu’on vous rabâche cette antienne, être Allemands.
Depuis Fichte, n’en êtes-vous pas fatigués ? ». Ainsi font l’Italie, les Pays-Bas, etc.
Car la communion des deux peuples, si elle est nécessaire, est insuffisante. Il est
bien vrai que la France et l’Allemagne ont besoin « de la plus étroite promiscuité ».
Pourtant, ce mariage « est une solution entachée de vieillerie… un rêve encore inspiré
du nationalisme. Nous ne sommes pas seuls, Allemands et Français. Quand même
nous voudrions nous allier avec vous, nous ne le pourrions pas, nous ne sommes pas
seuls ».
Et nous avons, peuples d’Occident, d’autant plus de raisons de ne pas nous satis-
faire d’appariements que nous sommes guettés par une métastase de maladie que nous
avons inventée, que nous avons diffusée, que nous avons rendue létale, pour parler le
langage des biologistes, comme les gènes de l’hémophilie.
Cela, Drieu la Rochelle l’apercevait, dès 1931, lorsqu’il condamnait ce nationalisme, cette forme de nationalisme qui se transforme, dans le système nerveux des peuples les plus lourds de passé, des peuples qui sont de très vieux Etats, en « une maladie
furieuse et faible, qui, ayant épuisé sa raison d’être, tourne à vide ». Dans le même
temps, ce nationalisme commence sa course « chez d’autres peuples, à peine politiquement formés ». Ayant reçu de nos vieilles patries agonisantes « des maximes et des
exemples qui hâtent et enfièvrent leur croissance », ces jeunes peuples, aussi, « veulent
s’enfermer dans la caque d’un territoire », ignorant que ce qu’ils nous prennent, ce ne
sont pas nos leçons de vie, mais nos gènes de mort.
Nos vieilles patries devraient donc à la fois se réformer au centre et se garder sur
les flancs communs. Au centre, pour ne point demeurer prisonnières de leur propre
inertie, qui raffine sur les particularismes ; aux flancs, contre les récurrences exotiques.
« On voit, écrit Drieu, le nationalisme s’assouvir à des moments successifs, de plus en
plus tard. Une ligne chronologique nous mène de l’ouest à l’est de l’Europe. Au-delà
de l’Europe, toute l’Asie est gagnée par ce mouvement qui, arrivé au bout du monde,
revient sur lui-même, en sorte que les plus jeunes nationalismes refluent sur les plus
vieux ».
Ouvrons ici une parenthèse : Drieu ne s’est jamais considéré comme un précurseur, ni comme la seule Cassandre de notre pauvre Iliade. Il ne donnait pas volontiers
non plus dans l’irrationnel. Son passage à La Gerbe, auprès d’Alphonse de Châteaubriant, fut relativement bref. Cette mystique européenne (on parlerait de « mystagogie », si l’auteur de La Brière n’avait été si grand et si sincère dans ses convictions) ne
lui convenait pas. On peut aimer le positivisme du jeune Auguste Comte, on suspecte
ce qui, sur l’âge, s’inspirerait de l’illuminisme. De même pour Bergson : la génération
qui s’est nourrie d’évolution créatrice a répudié les ectoplasmes sur lesquels le maître
glosait à la fin de sa carrière. Ainsi Drieu s’est-il dépris de Châteaubriant.
Cependant, il s’inscrit avec lui dans une ligne de force, une ligne de faîtes où se
succèdent les grands noms de la pensée européenne : Montesquieu et Lessing, et Frédéric le Prussien. Pour ceux-là – il en reste, grâce à Dieu –, l’Europe constituait ce que
l’Allemand Adelung (6) appelait, en 1762, ein bewunderswürtiges Ganze, un ensemble,
un total rayonnement et digne d’admiration. Drieu aspirait à une résurgence du courant
qui prévalut au XVIIIe siècle, lorsque les philosophes, les bourgeois, les artistes, cherchaient à maçonner l’âme européenne, lorsque les peuples de la périphérie eux-mêmes
« que leur éloignement, que le caractère particulier de leur langage, que leur individualisme, semblaient exclure du mouvement général » (P. Hazard : La Pensée européenne
au XVIIIe siècle ) tendaient à s’y rallier.
Il y a parfois, entre des esprits apparemment divergents, de secrètes accointances.
Je suppose que Drieu et Paul Valéry se détestaient, qu’ils se vouaient, inconsciemment, l’exécration réciproque de l’homme d’action et de l’homme de cabinet (ainsi
en allait-il, en tout cas, entre Gide et Drieu). Pourtant des atomes crochus, des affinités
électives les unissaient dans une semblable invention. L’avant-propos des Regards sur
le Monde actuel fait écho à L’Europe contre les Patries, et les Notes pour comprendre
le Siècle prolongent les Notes sur la Grandeur et la Décadence de l’Europe.
Cette confession, en tout cas, que l’on trouve en 1931 sous la plume de Valéry,
on pourrait l’imputer au Drieu de 1914 : « Je n’avais jamais songé qu’il existât une
Europe. Ce nom ne m’était qu’une expression géographique. Nous ne pensons que par
hasard aux circonstances permanentes de notre vie ; nous ne les percevons qu’au
moment qu’elles s’altèrent tout à coup. Notre inconscience à l’égard des conditions les
plus simples et les plus constantes de notre existence et de nos jugements rend notre
conception de l’histoire si grossière, notre politique si vaine, et parfois si naïve dans ses
calculs ».
Condorcet n’avait-il point soutenu lui aussi quelque chose d’analogue ?
Cette naissance à l’Europe – ou, pour paraphraser le calembour qui sert de titre à
un ouvrage de Paul Claudel, cette co-naissance de l’Europe et à soi-même, Drieu l’a
éprouvée sur les champs de bataille de la Grande Guerre.
Ce fut d’abord la tentation de l’orgueil : « Le diable me prend et me transporte
au-dessus du champ de bataille. Je n’accepte pas la totale fatalité de servir, d’être
perdu dans la masse ». Pourtant, ces hommes qu’il méprisait à Charleroi, il est retourné
auprès d’eux, pour les quitter encore, cherchant « l’équilibre entre eux et moi, entre mon
orgueil dont ils avaient besoin et leur humilité qui est ma base ». Mais Drieu repousse
la tentation diabolique, parce qu’au-delà de ses propres alternances, il découvre le service de l’Europe. Il ne veut plus songer au panache, et voici l’acte de contrition : « Il
me fallait des années pour comprendre – ces années où il s’était battu –, pour être avec
les hommes ».
Dès lors, Drieu cherche, à travers les formules et les systèmes qui se proposent
et qui s’affrontent, une synthèse qui, sans tuer les patries spirituelles, les patries fécondes d’énergie et de génie, permette de faire litière des nationalismes qui conduisent
l’Europe à l’abîme.
Dans une des nouvelles (Le Déserteur) qui composent La Comédie de Charleroi, il y a une diatribe ou plutôt une imprécation qu’on aimerait reproduire dans son
intégralité, parce qu’elle est la quintessence de la pensée européenne de Drieu. En voici
la conclusion : « Je voudrais voir une patrie européenne triompher sur les autres. Ce
serait drôle. Vous voyez cela, ce délire, ce ridicule immense. Nous avons déjà eu
l’orgueil imbécile des Romains. L’orgueil sournois des Français, des Anglais d’aujourd’hui... Et l’orgueil tonitruant des Italiens, des Allemands. Je n’aime pas cette humanité, tout entière empêtrée de nos jours dans la morgue politique ».
Or on a vu, en 1940-1944, une patrie européenne triompher sur les autres, et
Drieu la Rochelle se rallier, dans une certaine mesure, à sa victoire. S’est-il déjugé ? Y
a-t-il contradiction entre sa « haine » des nationalismes et son acceptation subite de
« l’orgueil tonitruant des Allemands » ?
Je ne le pense pas. A vrai dire, et comme beaucoup d’intellectuels de la Colla-
boration, Drieu croyait à la pureté des intentions européennes de l’Allemagne. Il voyait
même, dans son triomphe, l’avènement probable de beaucoup d’idées qu’il avait défendues. Nul ne saura jamais s’il avait tort ou raison, puisque, l’Histoire en ayant décidé
autrement, nous ignorons de quelle manière, victorieuse, l’Allemagne aurait organisé
l’Europe. D’autre part, Drieu estimait que l’âme et la structure de l’Europe seraient
bien davantage menacées par une victoire des Américains et des Soviets. Il s’est d’ailleurs expliqué dans un long article : Hégémonie, Fédération, Hiérarchie, publié en
1942 dans la revue Idées, et repris dans la Chronique politique, sur le soutien qu’il
apportait à l’Allemagne. On aurait mauvaise grâce à contester que certaines de ses vues
aient été vérifiées par l’événement. « Personne en France, dit-il, ne songe plus sérieusement que la France puisse vivre seulement par elle-même et pour elle-même, qu’elle
puisse se dérober et se sauver dans sa solitude ». La France seule, ou la seule France,
ce ne saurait être désormais que l’aveu d’impuissance d’une pensée « qui a été magnifique, mais qui a vieilli » ou « … cela est conçu comme une étape ». C’est que parmi les
Français, dès ce temps-là, et parmi d’autres peuples d’Europe, les uns louchaient vers
l’U.R.S.S., les autres vers les Etats-Unis, d’autres enfin vers l’Allemagne.
Cet éclatement de l’opinion, à l’intérieur de nos pays, n’a cessé de s’accentuer.
Ceux qui sont américanophiles, par « nécessité », et ceux qui sont russophiles, par
dépravation, ne considèrent certainement pas aujourd’hui qu’il s’agisse « d’une alliance
fortuite, valable pour la durée d’une guerre » mais d’une sorte de greffe sur un « noyau
dur, résistant, dont le mérite et le prestige sont de pouvoir conserver dans son orbite les
formes qu’il attire » et qui, en échange, se permet, exige tous les empiétements.
« Qui pourrait affirmer, poursuit Drieu, que les Etats-Unis victorieux ne seraient
pas davantage sollicités par l’Asie et l’Afrique que par l’Europe ? Quant à l’U.R.S.S.,
sa doctrine même exclut toute possibilité de fédération européenne : ce serait le despotisme dans ce qu’il a de plus barbare. Reste l’Allemagne, à condition qu’elle ne se
révèle pas inférieure à sa tâche, faute de quoi l’Europe serait livrée à la rébellion et au
chaos. »
On aperçoit que Drieu n’accordait à l’Allemagne qu’une confiance réticente,
acceptant son hégémonie comme un risque calculé, puisque, dans son optique, l’Amérique elle-même, à la faveur de ses crises économiques, s’abandonnerait au communisme.
Dès lors, il lui apparaissait plus nécessaire encore que les pays d’Europe renoncent au
nationalisme intégral, à « l’antagonisme patriotique » et qu’ils s’intègrent. Seulement,
il exprimait ce postulat : dans toute fédération, il y a une hégémonie. Or la France est
devenue trop faible pour assurer le rôle de puissance tutélaire dans l’espace européen. Il
faut donc admettre, sans hypocrisie, que si l’on récuse les Etats-Unis et la Russie soviétique, il ne reste que l’Allemagne. Sous condition, encore une fois. Une hégémonie ne
doit pas être un despotisme : « L’hégémonie d’une nation dans une fédération de
nations se tempère en se transfigurant dans la hiérarchie de ces nations, dans la gradation des obligations et des charges ».
Il serait trop commode de prétendre que tout cela ressortit au domaine de l’utopie. Et injuste d’en déduire que Drieu perdit le sens de la France. Son article commençait par cette profession de foi : « On ne peut vivre que par sa patrie. Mais peut-on
vivre seulement par sa patrie ? Une patrie ne vaut que par l’idéal qui y est incarné. Or
cet idéal, c’est ce qui la dépasse, c’est le vœu qui la pousse hors d’elle-même. Foin
d’une patrie qui ne veuille pas devenir un Empire. Si ma patrie n’était que cette circonscription de terre, pourrais-je encore l’aimer ? Non. Ou alors, si je m’en contentais, ce serait renoncer à moi-même. Car en moi, il y a moi et ce qui veut être plus que
moi ». Foin aussi, par conséquent, des patries qui se résorbent jusqu’à n’être plus que
néant, en aspirant à n’être qu’elles-mêmes. Dans sa conclusion à L’Europe contre les
Patries, Drieu professe que les hommes s’attachent aux institutions qui, au sens propre,
les nourrissent : « Ils iront donc à l’Europe et abandonneront les vieilles patries », incapables de leur assurer du pain. Cela doit être une des raisons de notre optimisme, que
les nécessités politiques grignotent des nationalismes épuisés à force de s’être étrillés
l’un l’autre, que cette alimentaire raison d’Etat européenne nous arrache à une hibernation dont nous n’aurions que trop tendance à nous accommoder.
« L’Europe viendra à bout des patries qui la déchirent » en vertu d’impératifs
virulents et éternels : l’appétit et le travail. Entre autres.
Par le biais de l’économie, Drieu rejoint ainsi les doctrines et les institutions que
l’on « perfuse » à notre continent réduit. Il pressent que, pour s’égaler aux autres sociétés humaines, pour conserver ses traditions, et simplement pour subsister, il est indispensable que l’Europe assimile et développe les nouvelles techniques, qu’il ne suffit
point de se glorifier de savants initiateurs, qu’il faut aussi exploiter – c’est devenu
impossible à l’échelle de l’une de nos patries, isolée – les merveilles qu’ils nous révèlent. De quoi sert-il, en effet, qu’un biologiste français découvre un vaccin, que tel physicien allemand découvre une application inédite de la mécanique ondulatoire s’ils doivent se rendre en U.R.S.S. ou aux Etats-Unis pour qu’on leur procure les conditions de
travail nécessaires au développement de leurs découvertes ? Et s’il faut que les nations
d’Europe vendent leur droit d’aînesse pour bénéficier d’un progrès engendré par leurs
propres fils ?
Cela ne signifie point que Drieu s’abandonne aux prestiges d’un marxisme larvé,
à la fameuse primauté de l’économique. Au contraire, il condamne en bloc « ces vieux
jardiniers, ces vieux cuisiniers, ces vieux gardiens de musée qui veulent faire comme les
camarades et qui se mettent à donner dans l’industrie à tour de bras ». Là n’est point
le salut. Pas plus que dans les « mystiques à bon marché » que dispensent journaux,
radios et cinémas.
Le salut est dans la révolution spirituelle de l’Européen, dans ses retrouvailles
avec ce prodigieux instinct qui, jadis, le hissait au-dessus de lui-même et qui soumettait
les arts et les lettres au premier commandement. « Autrefois, soupire Drieu, on vivait.
Aujourd’hui, la vie s’est arrêtée, on définit le passé. » Phrase réactionnaire, mais point
tellement surprenante chez ce paradoxal sectateur de Doriot.
Drieu a toujours craint d’être dupe. Il n’a jamais consenti – ou rarement – à
souscrire les arrêts de mort rendus par les hommes politiques. Il n’a jamais admis que
la société contemporaine lui donnât des idées : « Ce n’est pas la société qui fait les
idées ». Il se voile la face devant une culture de balivernes : « Une culture aujourd’hui,
c’est une nomenclature fixée par les ministères et les agences de tourisme. Je n’en veux
pas, je ne veux pas me battre pour une chose frelatée ». D’ailleurs, plus on se bat – au
sens de faire la guerre – pour une culture, plus elle se dessèche, moins elle est « digne
d’amour ».
Et c’est ici que l’on découvre la nostalgie de ce chrétien, de ce catholique qui n’a
pas su l’être : la Cité européenne à quoi il aspirait, nous la connaissons. C’est celle de
Fustel de Coulanges, étendue.
Il me semble que deux suicides n’ont pas déshonoré les hommes qui les ont perpétrés aux deux extrémités de cette guerre : celui du Docteur Martel (7) et celui de Drieu.
Il me semble que, dans sa compréhension infinie, la Providence jugera ce que nous
n’avons pas le droit de juger. « Filz, dit l’Internele Consolacion, je sui le Seigneur confortant en jour de tribulacion. Vien à moy quant il ne t’est pas bien. Ce qui grandement empesche consolacion celeste c’est que trop tart tu te convertis à oroison. »
Drieu n’a pas su attendre…
____________________
(1) Gallimard – 1943.
(2) Gallimard – collection « Les Essais » (n° 2) – 1931.
(3) Du Directoire à la Restauration, Gabriel Julien Ouvrard (1770-1846) fut le principal fournisseur des
armées françaises. Banquier de Napoléon, il fut emprisonné à plusieurs reprises pour bénéfices frauduleux (note A.D.L.R.).
(4) Lazare Carnot (1753-1823), officier du génie, membre du Comité de Salut public, réorganisa les
armées de la Convention après le désastre de Neerwinden. Adversaire de Robespierre et de Saint-Just, il
contribua au 9 Thermidor. S’opposant ensuite à la proclamation de l’Empire, il se retira de la vie politique jusqu’en 1814. La France étant alors menacée d’invasion, il accepta de défendre Anvers. Ministre de
l’Intérieur durant les Cent-Jours, banni par Louis XVIII, le régicide Carnot s’exila à Varsovie, puis à
Magdebourg. Ce stratège fut aussi un mathématicien remarquable, père de la géométrie moderne (note
A.D.L.R.).
(5) Antoine Henri, baron de Jomini (1779-1869), général et théoricien militaire suisse, servit la France de
1804 à 1813. Après la bataille de Bautzen, il offrit son épée à la Russie. Il commanda l’armée du Tzar
contre les Turcs (1828-1829) et fonda l’Académie militaire de Saint-Pétersbourg. Il est l’auteur d’une
Histoire critique et militaire des Guerres de la Révolution (quinze volumes – 1819 / 1824), d’une Vie
politique et militaire de Napoléon (quatre volumes – 1827) et d’un important Précis de l’Art de la
Guerre, publié en 1837 (note A.D.L.R.).
(6) Johann Adelung, philologue né en Poméranie en 1732 et mort à Dresde en 1806, a composé des
ouvrages d’histoire de la Culture. Proche de l’esprit des Lumières, il a publié de nombreux travaux de
grammaire. Il s’attache (particulièrement dans son Dictionnaire allemand ) à fournir éclaircissements
étymologiques et sémantiques. Principaux titres : Essai d’une Grammaire complète du haut Allemand en
5 volumes (1774-1786), Leçons de Langue allemande (1781), Mithridate et la Linguistique générale
(1806) (note A.D.L.R.).
(7) Préférant la mort à la honte de la défaite, le chirurgien Thierry de Martel se suicida lors de l’entrée des
armées allemandes à Paris. Il était le fils de la romancière Gyp (note A.D.L.R.).
José-Manuel Infiesta
DRIEU LA ROCHELLE
LA INTELECTUALIDAD PERSEGUIDA
(1)
DRIEU LA ROCHELLE
L’INTELLIGENCE PERSÉCUTÉE
El Martillo n° 2 – novembre 1977
« Puisque l’ordre bourgeois et la culture qu’il produit tendent d’un train rapide vers la mort, puisque le
machinisme capitaliste, possédé par le démon de la quantité pure ne sait créer qu’une humanité d’esclaves dans un univers frustré de toute valeur spirituelle, où placer ma foi sinon dans la Révolution ? Elle
est mon espérance, mon symbole, mon lieu » (Pierre Drieu la Rochelle : Les Derniers Jours – 1927).
Drieu la Rochelle, cet auteur français qui commence à être connu en Espagne
grâce à la traduction de l’un de ses romans – toute première traduction publiée depuis
1945 (2) –, s’inscrit au sein de la prolifique génération d’écrivains de l’entre-deuxguerres, première génération pour qui les patries abandonnaient leur importance antérieure pour tourner leurs regards vers une réalité nouvelle : l’Europe. Cette Europe qui
pour Drieu se formait déjà, jour après jour, dès les années vingt, dans la mentalité de
chaque Européen : « Peu importe que l’Europe que je propose soit celle qui se fera :
l’important c’est que je vous incite à penser en Européen » (Genève ou Moscou).
Drieu est né à Paris en janvier 1893. Dès l’adolescence, il se plongea dans la
lecture de Nietzsche, Schopenhauer, Barrès, D’Annunzio. En 1920, ses relations avec
le groupe surréaliste s’intensifièrent. Il devint l’ami intime d’Aragon et, plus tard, de
Breton et d’Eluard. Ses sympathies envers ce mouvement intellectuel se doublaient
d’un intérêt pour le marxisme, qu’il observa tout au long des années vingt. Mais lorsqu’il constata l’abîme profond qui séparait les paroles des faits, il rompit définitivement
avec Aragon (1925), publiant La véritable Erreur des Surréalistes. Ses convictions
marxistes s’effondreront peu à peu devant l’évidence d’une réalité indiscutable : la dictature bolchevique en Russie. En 1928, dans son essai Genève ou Moscou, il affirmait
déjà : « Il faut élever nos aspirations par-delà le capitalisme et le communisme ».
Bien plus tard, au seuil de la mort, il devait se rappeler ces années de transition,
de recherches, d’hésitations : « Ni la vieille droite ni la vieille gauche ne me plaisaient.
J’ai suffisamment examiné tous les partis en France et j’ai été amené à les mépriser
tous. J’ai songé à devenir communiste, mais ce n’était qu’une expression de mon
déses-poir. A partir de 1934, j’ai trouvé la fin de mes doutes et de mes hésitations. En
février 1934, j’ai définitivement rompu avec la vieille démocratie et avec le vieux
capitalisme » (Exorde, in Récit secret).
Comme celle de tant d’auteurs de ce temps, la pensée de Drieu la Rochelle n’est
pas facile à « étiqueter » si l’on s’en tient au carcan du conformisme politique : sa
dénonciation de la pusillanimité et du conservatisme rance des droites n’a d’égal que la
virulence de sa critique de l’hypocrisie et du pseudo-progressisme des gauches. Elle est
tout entière contenue dans un paragraphe de Socialisme fasciste (1934) qui, trente ans
après son suicide, garde toute son actualité : « Profondément, les mondes de la droite et
de la gauche se tiennent et ils ne peuvent se séparer. Les uns et les autres dans le cadre
national, les uns et les autres à cheval sur toutes les classes, ils participent au système
économico-politique de la démocratie capitaliste. Le monde radical et socialiste est
surtout attaché au côté démocratique du capitalisme, mais en défendant la démocratie,
il défend le capitalisme qui en profite. Le monde nationaliste est plutôt attaché au côté
capitaliste de la démocratie, mais il est emmêlé dans les affaires avec le monde de la
démocratie (…). L’extrême gauche est incapable de détruire le capitalisme de même
que l’extrême droite est incapable de détruire la démocratie, parce que les deux factions modérées de droite et de gauche se soutiennent l’une l’autre ».
Les relations de Drieu avec des écrivains célèbres de son temps sont intenses.
Son nom figure parmi les plus marquants de la jeune génération littéraire, entre ceux de
ses amis Huxley et Malraux. Mais son esprit inquiet ne connaît guère le repos. En
1931, il refuse la Légion d’honneur – qu’acceptent pourtant nombre d’artistes dits
d’avant-garde. Anticonformisme radical qu’il résumera un peu plus tard de façon laconique : « Nous ne voulons ni victoire électorale ni frisson académique ; nous voulons
une révolution ! ».
Le noyau de sa pensée idéologique prend une forme définitive dans L’Europe
contre les Patries (1931), ainsi que dans la série de conférences qu’il donne en République Argentine durant l’été 1932 (3). Il y exalte cette nouvelle nation européenne qui
doit sublimer les patriotismes locaux et qui, à n’en pas douter, sera une construction
uni-que dans l’histoire des hommes. Drieu passera dès lors aux yeux des critiques pour
l’un des défenseurs les plus acharnés de l’unité de notre continent. Cette Europe
apparaît à ses yeux comme l’unique force capable de freiner les impérialismes, de l’Est
comme de l’Ouest. Un an avant sa mort, il expose dans Perspectives socialistes (4) ses
regrets de n’avoir pas été suivi : « Je souhaiterais que l’idéal d’un socialisme humain et
souple pour l’Europe, en face de l’étatisme capitaliste de l’Amérique et au capitalisme
d’Etat russe, soit représenté par l’Allemagne sous une forme révolutionnaire. Les
masses ne peuvent s’ébranler pour la défense de l’Europe que si le mythe d’Europe et le
mythe du socialisme se sont clairement unis et si cette union se manifeste par des actes
décisifs ».
En 1934, Drieu publie Socialisme fasciste et, en 1936, une petite plaquette intitulée Doriot ou La Vie d’un Ouvrier français. L’Europe, en ces années-là, est anxieuse. L’idéologie fasciste séduit un nombre sans cesse croissant de penseurs, d’écrivains européens. Parmi eux, Drieu qui – dix ans plus tard – avouera : « Pour moi, le
fascisme c’était le socialisme… La seule chance restante du socialisme réformiste,
étant exclue la méthode communiste, l’intrusion russe » (Journal 1944-1945, in Récit
secret).
En octobre 1941, il participe au Congrès des Ecrivains européens à Weimar.
Son activité journalistique est énorme…
Durant les années de guerre, il fait un retour sur lui-même. Introspection :
« C’est par la guerre que j’ai connu l’amour » avait-il déjà écrit en cette lointaine année
1917. Il y a, chez lui, identification entre sentiment et idéologie, entre conception du
monde et devoir ; cette identification forme son caractère propre. Drieu possède la
pleine conscience de son schéma idéologique : il sait quelles pourraient être les solutions aux maux de son temps, aux blessures de cette Europe qu’il a tant aimé, pour
laquelle il a tant lutté, et qui se perd dans la plus grande guerre civile de l’Histoire.
Drieu qualifie sa pensée politique de diverses manières. Les mots de socialisme
européen nous semblent les plus appropriés. Dans la synthèse du socialisme et du
nationalisme européen, il voit la « ressource du XXe siècle » (Notes pour comprendre
le Siècle). L’exposé révolutionnaire de toute son œuvre journalistique a un sens clair :
pour lui, la finalité suprême consiste à sauver l’Europe de la décadence capitalomarxiste, de la consommation élevée au rang de divinité. « Il me semble que la Révolution est toute ma vie, toute ma jeunesse. Rien de plus généreux, de plus grand, de plus
pur » (Charlotte Corday). Ses grands textes littéraires expriment une prise de position
existentielle radicalement en-dehors des archétypes bourgeois. Sa rébellion est patente
dans les lignes suivantes – qui ne sont que la conséquence logique de son inquiétude (et
dont le personnage de Gilles sera souvent le porte-parole) :
« Nous sommes les hommes d’aujourd’hui.
Nous sommes seuls.
Nous n’avons plus de dieux.
Nous ne croyons ni à Jésus-Christ ni à Karl Marx.
Nous sommes seuls.
Nous ne croyons plus à rien. Nous croyons à tout.
Nous ne croyons qu’au sang qui coule dans nos veines.
Dans ce sang est tout le sang du soleil.
Adieu, les généraux qui perdent les guerres.
Adieu, les princes qui perdent leur couronne.
Adieu, les banquiers qui perdent leur argent.
Adieu, les socialistes qui perdent les révolutions » (5).
« Il faut savoir mourir jeune » pensait Drieu. En août 1944, il tente de se suicider. Transporté à l’Hôpital américain de Neuilly, il fera une deuxième tentative. Et en
réchappera. Il se cachera ensuite chez des amis, aux environs de Paris – pendant que se
formaient les pelotons de fusilleurs. L’année précédente, on lui avait proposé l’asile
suisse. Il l’avait refusé. « La vie d’un homme ne vaut que s’il est prêt à la donner pour
une cause supérieure à la vie » lit-on en filigrane dans L’Homme à Cheval. En mars
1945, la presse communiste française attira l’attention sur son cas ; le 15 du même mois,
en pleine répression, un mandat d’arrêt fut délivré. Dans la nuit du 15 au 16, Drieu
quit-tait volontairement le vie (gaz et gardénal). Le mardi 20, il était enterré au
cimetière de Neuilly.
Dès la mi-septembre 1940, il avait résumé son credo en une phrase : « Un peuple
qui n’a que le sens du confort ne se prépare à rien de ce qui est la vie, la vraie vie » (6).
Son œuvre politique, comme celle de certains de ses contemporains, est quasi
interdite de réédition dans son propre pays. Les historiens qui font preuve d’un minimum d’objectivité reconnaîtront que si la censure existait en Allemagne hitlérienne, elle
existe aussi dans les plouto-démocraties occidentales. Ni la première ni les secondes ne
méritent nos applaudissements.
A l’injustice qui devait le frapper après la mort – et que le temps ne manquera
pas de réparer –, il avait répondu par avance, avec noblesse : « D’abord, je ne reconnais
pas votre justice. Vos juges sont choisis et vos jurés sont choisis d’une façon qui écarte
l’idée de justice. Je préférerais la cour martiale, ce serait de votre part plus sincère,
moins hypocrite. Ensuite, ni l’instruction ni le procès ne sont menés selon les règles qui
font la base même de votre conception de la liberté. (…) Je vais être condamné comme
tant d’autres par quelque chose d’assez transitoire et éphémère. Je ne plaide pas coupable, je considère que j’ai agi comme pouvait et devait agir un intellectuel et un
homme, un Français et un Européen. En ce moment, je ne rends pas de comptes à vous,
mais selon mon rang, à la France, à l’Europe, à l’homme » (Exorde).
Au-dessus de son grand corps brisé s’élève, comme une gifle aux vainqueurs, ce
chant que la Mort inspire aux martyrs : « O mort, je ne t’oublie pas. O vie plus vraie
que la vie. O chose indicible qui est au-delà de la vie plus vraie que la vie. Non pas
au-delà, en deçà. C’est le noyau de mon être que je veux atteindre » (Journal 19441945).
Traduction : Daniel Leskens.
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(1) Le mot intelectualidad signifie intellectualité. La intelectualidad désigne aussi l’ensemble de la classe
intellectuelle. Dans le contexte de l’article, j’ai préféré traduire ce mot par intelligence (n.d.t.)
(2) El Fuego fatuo (Le Feu follet). Traduction : Emma Calatayud – Alianza – 1975).
(3) Ces conférences traitaient de la crise de la démocratie.
(4) Révolution Nationale n° 126 (11 mars 1944).
(5) Le Chef (Gallimard – 1944), acte II.
(6) Un Homme marche dans Paris (La Gerbe n° 10 – 12 septembre 1940), repris dans Chronique politique (Gallimard – 1943), pp. 253-257.
Jean Mabire
CESSEZ DE JOUER AVEC DRIEU !
Le Français n° 99 – 15 mars 1995
Les morts ont-ils le droit de n’être pas trahis ? Cinquante ans avant le départ volontaire et définitif de
Pierre Drieu la Rochelle, il faudrait quand même l’arracher à des héritiers pour le moins abusifs.
Drieu, malgré tout ce qu’il a écrit, continue à rester le grand incompris, l’énigmatique capital.
Pour « sauver » sa mémoire, certains de ses amis littéraires, qui n’étaient pas de
son bord politique, ont voulu faire croire qu’il avait renié à la fin de sa courte vie – à
peine un demi-siècle – le camp qu’il avait volontairement choisi. Tout cela parce qu’il
ne croyait plus à la victoire allemande !
Il s’en est pourtant longuement expliqué dans ses derniers articles de Révolution
Nationale, que l’on aurait, en toute logique, bien fait de republier dans l’édition pirate
du Français d’Europe, dont ils sont la conclusion.
Son Journal 1939-1945 ne recèle aucune ambiguïté. D’où le scandale lors de sa
parution chez Gallimard. Ce qu’il reproche aux Allemands, c’est de ne pas avoir été
véritablement nationaux-socialistes dans leur tentative d’organisation continentale. Ce
n’est certes pas de leur brutalité dont il fait grief, mais, au contraire, de leur timidité.
Pas une seconde ne lui vient à l’idée de reprocher à Hitler des actes criminels (il a d’ailleurs la même attitude vis-à-vis de Staline), mais seulement de manquer à sa vocation
révolutionnaire pour se conduire comme un conservateur à la mode du siècle dernier.
Jamais Drieu ne pensera qu’il avait tort de choisir le camp qui fut le sien. Il pensera seulement que cette cause ne fut pas défendue avec assez de volonté novatrice.
Position embarrassante, mais cent fois explicitée. On peut, certes, ne pas l’approuver. Mais on ne saurait présenter Drieu comme un timide ou un hésitant, encore
moins comme un repenti !
On pourrait lui reprocher de ne pas avoir défendu ses idées les armes à la main.
C’est oublier que, grand blessé de l’autre guerre, il n’en était plus physiquement capable. Mais comme le soldat de la dernière cartouche, pas un instant il ne songea à sa
survie. Sa mort volontaire n’est pas celle d’un désespéré. C’est celle d’un combattant
sachant qu’il n’est pas d’autre témoignage que le sacrifice. Craignant que l’ennemi
l’épargne, il choisit lui-même sa fin. Lisez donc Récit secret !
On comprend mal pourquoi certains se réclament aujourd’hui de Drieu, alors
que leurs idées sont exactement à l’opposé des siennes.
Il n’eut que deux passions politiques dans sa vie : l’Europe et le socialisme.
L’Europe, quelle qu’en soit la forme et quel qu’en soit le chef. Non l’Europe
des Nations ou l’Europe aux cent drapeaux, mais l’Europe à la fois continent et nation,
idée et Etat. Il le clame dans un de ses poèmes : Trois cents millions d’humains chantent dans un seul camp / Un seul drapeau rouge à la cime des Alpes.
Jeune guerrier meurtri dans sa chair et dans son âme, il a pris, définitivement, au
lendemain de la grande tuerie fratricide, la mesure de la France. Il n’aura plus désormais d’autre rêve que la démesure de l’Europe.
Homme de droite pour les gens de gauche et homme de gauche pour les gens de
droite, il échappe à notre misérable hémiplégie. Il se veut à la fois aristocrate et homme
du peuple. Relisez ses livres et ses articles. Le fait national s’y estompe à chaque page
derrière le rêve socialiste.
Alors, que l’on cesse de l’embrigader post mortem dans un camp politique qu’il
eut récusé en bloc. Avec une volonté totalitaire et barbare qui n’est certes plus de mise
aujourd’hui.
Non, Drieu n’est pas de notre temps. Il appartient, par toutes ses fibres intellectuelles, sentimentales, physiques mêmes, à la première partie du XXe siècle. Il n’a rien
à voir avec le monde actuel et son humanitarisme moralisateur.
Qu’en sera-t-il au XXIe siècle, qui s’approche à grands pas ? Il devait avoir son
idée là-dessus, le grand silencieux. A voir son sourire amer, on peut imaginer que des
temps terribles nous attendent. Il n’est de vrais prophètes que ceux qui annoncent
l’Apocalypse.
Marcus Ansgar Reese
DRIEU LA ROCHELLE
ET
LA MÉTAPHYSIQUE DU COMBAT
Bulletin des Amis de Drieu la Rochelle n° 21 – juillet 1999
Drieu la Rochelle – qui s’est suicidé et n’a renforcé son peuple d’aucun enfant –
n’est pas précisément un modèle à proposer à la jeunesse. Par ailleurs, il semble bien
qu’il n’ait jamais voulu l’être… Lorsque Max Scheler passait pour le phare de la philosophie catholique en Allemagne, le Cardinal-Archevêque de Cologne l’admonesta
paternellement, dit-on, à propos de ses nombreuses affaires galantes. Scheler aurait
répliqué : « Eminence, un phare vous indique le chemin, mais il ne vous accompagne
pas ». Quant à Drieu, c’était un écrivain, ce que l’on a curieusement tendance à oublier.
C’était un penseur, un artiste, un créateur. Les enfants de Drieu, ce sont ses livres, et ce
sont eux qui peuvent assurément nous servir de guides, si nous voulons bien « nous lancer » et les lire attentivement.
Comme Scheler, Drieu s’occupait de métaphysique en frôlant la doctrine catholique, malgré l’influence décisive de Nietzsche : « hérésiarque », il se mouvait, si l’on
peut dire, aux marges de la Foi, cherchant à saisir les fondement de l’Etre. Les résultats
de cette quête se retrouvent, sous une forme particulière, dans ses œuvres de fiction. Il
faut savoir que la poésie – au sens large du terme, donc aussi un certain type de romans
– peut nous enseigner la métaphysique de la façon la plus agréable. Mieux, elle peut
nous faire sentir ce que les ouvrages théoriques ne peuvent que nous faire comprendre.
On a dit qu’à la fin de Gilles, cette énorme dénonciation de la décadence occidentale, le héros s’arrange pour se faire tuer et que cette disposition marque une étape
du chemin vers le suicide qu’a emprunté le romancier. Nous ne voulons pas discuter de
l’évolution suicidaire de l’auteur parce que pour le lecteur discipliné du roman, qui n’est
pas une autobiographie, elle n’a aucun intérêt (1). L’interprétation qui veut que Gilles
mette fin à ses jours, nous la contestons parce que le texte la contredit. Au front, pendant la Guerre d’Espagne, Gilles, simple journaliste, décide de rester aux côtés des
Franquistes pour défendre une arène tauromachique, encerclée par les Républicains
supérieurs en nombre :
« Le bruit. V’lan. Eh bien ! oui, ces mortiers allaient écraser ce lieu de sang.
La gageure le fascinait. Rester. Tâter le destin.
« (...) Dieu ? Il ne pouvait l’approcher que par ce geste violent de son corps, ce
geste dément le projetant, le heurtant contre une mort sauvage.
« Il revint à pas lents... le bruit, v’lan. Les mortiers tiraient trop court, en avant
de la façade. Des hommes s’affairaient dans l’ombre, devant la porte. Ils faisaient une
barricade.
« Qu’arrivait-il ? Etait-ce une forte offensive qui allait balayer toute la région
d’un seul coup ? Ou seulement un coup de surprise qui serait sans lendemain ? Il fallait défendre le lieu des taureaux.
« Il tourna dans l’escalier. Un blessé, sur les marches, gémissait :
– Santa Maria.
« Oui, la mère de Dieu, la mère de Dieu fait homme. Dieu qui crée, qui souffre
dans sa création, qui meurt et qui renaît. Je serai donc toujours hérésiarque. Les dieux
qui meurent et qui renaissent : Dionysos, Christ. Rien ne se fait que dans le sang. Il
faut sans cesse mourir pour sans cesse renaître. Le Christ des cathédrales, le grand
dieu blanc et viril. Un roi, fils de roi.
« Il trouva un fusil, alla à une meurtrière et se mit à tirer, en s’appliquant »
(page 686 de l’édition « Folio »).
Dans cette scène finale, dont la plasticité tient à ce que Drieu évoque et suggère
au lieu de décrire, il est possible de ressentir l’émotion du moment où le héros comprend l’essence du sacrifice. (Le monologue intérieur déclenché par la prière du blessé
est le seul que comporte le roman : la voix de Gilles remplace celle du narrateur.) Un
examen des enjeux religieux, comme l’idée de la conservation de l’héritage païen par le
christianisme, mènerait trop loin ici, mais nous retenons ceci : le lien qui, au moment
décisif, le relie à Dieu (2) modifie les facultés du héros. Celui qui a voulu se sauver
(« Pourquoi être là ? (...) Il fallait filer » – page 684), puis se heurter aveuglément
« contre une mort sauvage », se met enfin à tirer sur l’ennemi, « en s’appliquant », derniers mots du roman : le combattant se maîtrise entièrement et laisse à Dieu le soin de
décider de son sort. Il y a désormais unité du corps, de l’âme, de l’intellect et de la
conscience (il est fait allusion à tous ces aspects de la personne de Gilles au cours de la
séquence finale), et c’est une unité efficace mise au service d’une cause désintéressée.
Le texte ne dit pas si Gilles meurt, la situation posée est incertaine, la fin ouverte.
L’essentiel, ce n’est donc pas la mort ou la survie du héros, mais plutôt la transformation spirituelle qui lui permet d’accéder à une forme supérieure.
On peut remarquer que l’ultime expérience guerrière de Gilles est, malgré la présence des Espagnols, solitaire. Dans L’Homme à Cheval, roman plus idéal, plus détaché, nous trouvons des éléments d’une métaphysique du combat qui repose sur le concours et la communion des compagnons d’armes. (Dans La Comédie de Charleroi,
Drieu avait déjà illustré l’échec d’une réalisation spirituelle à travers une charge de fantassins.) A un degré inférieur, une force belliqueuse peut être créée par le chant en commun, et c’est ce que Drieu illustre et suggère dans la première partie de L’Homme à
Cheval, juste avant la fameuse bataille d’Aguadulce, quand les cavaliers putschistes
marchent contre l’ennemi :
« Avec une voix que je ne m’étais jamais connue, j’entonnai le chant des cavaliers d’Agreda. Alors, il sembla que toute l’animalité que nous traînions après nous
s’éveillait à la beauté inouïe du site : les chevaux tirèrent le cou, agitèrent leurs gour-
mettes d’acier et deux ou trois hennirent ; les âmes des hommes, au refrain, s’élevèrent
d’un seul élan au-dessus d’eux-mêmes, qui se dandinaient sur les montures » (page 43
de l’édition « L’Imaginaire »).
L’effort du chant réalise l’union des âmes et engendre une force inexplicable
d’un point de vue mécaniste, dont les réactions des chevaux, évoquées de façon pittoresque et concise, sont la manifestation visible. La puissance métaphysique devient une
puissance saisissable.
Ce que nous avons vu jusqu’ici, c’est la mise en valeur d’une réalisation spirituelle immanente, qui sert au perfectionnement du combattant et favorise le succès de sa
cause. II y a pourtant plus, au-delà de l’immanence : « II faut sans cesse mourir pour
sans cesse renaître » dit Gilles. II le pense et en appelle au Christ. Etant donné le contexte de la Guerre d'Espagne qui, bien plus qu’une guerre civile, fut une véritable guerre
de religion (ce que Drieu, à plusieurs endroits, ne manque pas de souligner), nous pouvons, pour saisir la portée des paroles de Gilles, citer celles que Saint Bernard adressa
aux Croisés : « N’oubliez jamais cet oracle : que nous vivions ou que nous mourions,
nous appartenons au Seigneur. Quelle gloire pour vous de sortir de la mêlée, couverts
de lauriers. Mais quelle joie plus grande pour vous est celle de gagner sur le champ de
bataille une couronne immortelle... O condition fortunée, où se peut affronter la mort
sans crainte, même la désirer avec impatience et la recevoir d’un cœur ferme » (3).
Julius Evola commente : « La gloire absolue était promise au Croisé (...) donc,
en dehors de la figuration religieuse, la conquête de la supravie, de l’état surnaturel de
l’existence » (4).
En dernière analyse, il faut bien retenir qu’en évoquant dans la clôture de Gilles
« le Christ des cathédrales, le grand dieu blanc et viril », Drieu couronne son roman
d’une référence à la tradition catholique, référence dont l’expression est très déterminée,
et que ce faisant, il légitime une métaphysique du combat qui n’est nullement suicidaire
ni autrement contraire à ladite tradition : le combat est une des voies spirituelles qu’elle
offre. La vision qu’a Drieu du Christ est moins hérétique qu’elle ne peut sembler à première vue, ce qui apparaît dans un passage de l’essai Notes pour comprendre le Siècle (5). Ce passage éclaire fort bien la fin de Gilles et clôt élégamment notre petite
étude :
« Le Christ qui triomphe, assis comme un roi au tympan des cathédrales, n’est
pas le « misérable petit bossu » que dénonce le païen Celse au IIe siècle, mais un bel
homme fier, athlétique, au geste magnanime, avec à côté de lui une femme, une mère,
autour de lui un cortège d’évangélistes taillés en Samsons et en Hercules.
« Ce Christ exprime bien le christianisme viril et guerrier des Croisades et aussi
la grande philosophie chrétienne d’alors qui est une affirmation de l’être, un fréquent et
puissant acte de confiance dans l’accord de Dieu et du monde, de la nature et de
l’homme, de la raison et de la foi ».
____________________
(1) Sur la quatrième de couverture de l’édition Folio de Gilles, on peut lire cette phrase de Gaétan Picon :
« Gilles est, à n’en pas douter, l’un des romans importants du siècle – et l’un de ces livres où la sincérité
désarmée d’un homme s’élève à la grandeur habituellement réservée aux transfigurations littéraires ».
Mais c’est absurde ! Contrairement à Gilles, son personnage, Drieu n’a jamais combattu en Espagne. (Il
savait pourtant de quoi il parlait, car il connaissait le pays et avait bien fait la guerre.) Pour ce qui est de
la « sincérité désarmée », M. Picon n’en savait strictement rien, ou avait-il, vingt années durant, observé
le moindre geste et la moindre parole de Drieu ? Gilles est un roman, savamment arrangé, agencé, composé, c’est-à-dire pourvu d’une structure rythmique, de tensions dramatiques et de suspensions, de tonalités, de décors, de symboles... bref, d’une esthétique et d’un style. Même si Drieu n’invente rien (et peutêtre n’invente-t-on jamais rien ?), il y a donc forcément transfiguration littéraire.
(2) Ce n’est pas une prière que Gilles prononce, certes, ni une invocation, car il ne s’adresse pas au Christ
ou à la Vierge. II s’agit d’une évocation au sens propre, qui fait figure de credo.
(3) Cité par Julius Evola in Métaphysique de la Guerre, Archè, Milan, 1980 (p. 18).
(4) Ibid.
(5) Editions Gallimard, 1941 (republiées par les Editions du Trident en 1995).