drieu la rochelle
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N.F. VISAGES À LA MINUTE… DRIEU LA ROCHELLE L’Intransigeant n° 18498 – 13 juin 1930 Drieu est grand et lent, plein d’indolence et de curiosité. Il marche prudemment au milieu de ses idées, en fait le tour, les renverse, les ausculte : on dirait d’un paysan de la pensée, labourant l’esprit, ne risquant rien s’il ne se sent sûr de son terrain, abandonnant vite toute argumentation rapide avec une moue de lassitude et d’ennui et un regard d’enfant vexé où transparaît toute son honnêteté intellectuelle, sa force. Car il est clairvoyant, trop même : sa pensée, qui procède avec lenteur, arrive à tenter les audaces les plus extrêmes, embarrassant son interlocuteur, le forçant à renoncer aux paradoxes ou aux déductions superficielles. Et si grande est sa hantise de voir juste, qu’arrivé au bout de toute idée, Drieu n’a pu oublier son point de départ : il y revient, et il suffit qu’il entrevoie une autre solution pour qu’il reparte en sens contraire. Se contredit-il parce qu’il fait le tour de son intelligence, qui est accessible à tout puisqu’elle ne se manifeste guère par goût de la logique, mais presque uniquement dans l’impulsion des sentiments et de la vie ? Ce grand jeune homme au front dégarni, à l’air mutin, les mains dans les poches et les yeux plein de douceur, n’hésite pas devant le tragique : récemment encore, parlant des livres de guerre allemands, il a fait quelques déclarations qui prouvent qu’il ne renoncera jamais à considérer les choses du point de vue de la plus grande loyauté sentimentale. Interrogation, Fond de Cantine, ces livres que nous jugions magnifiquement caractéristiques, il les jette au rancart, ou plutôt montre une fois de plus qu’ils lui sont restés attachés comme toutes ses autres œuvres : en fait, il n’est pas de ces écrivains qui, l’œuvre achevée, s’en détachent, et ne parviendront plus à y retrouver quoi que ce soit de leur âme, qui mue d’un jour à l’autre et oublie ce qu’elle a été. Faut-il conclure que Drieu ne parvient pas à s’exprimer complètement ? Au contraire, il met dans tout ce qu’il écrit tant de vérité et tant de vie qu’il pourrait continuer, des années et des années durant, à dialoguer avec ce qu’il était, se corrigeant sans cesse, se parfaisant. Cette intelligence au travail, cette âme en quête de – pourquoi pas ? – bonheur, c’est Etat civil, Mesure de la France, Genève ou Moscou : l’un des spectacles les plus émouvants d’aujourd’hui. Bernard de Vaulx L’EXAMEN DE CONSCIENCE POLITIQUE DE DRIEU LA ROCHELLE Je Suis Partout n° 332 – 15 mai 1937 Sur le divan du clair studio, juché dans un neuvième d’où l’on embrasse la moitié des toits de Paris, une carte d’Espagne s’étalait, largement dépliée, et, sur le bureau Empire, des feuillets couverts d’une écriture large, aérée, rapide, encore toute brillante. « Vous voyez, je faisais le point des opérations en Espagne… Mais que désirezvous ? » – Mon Dieu, je ne viens pas vous demander si l’écrivain doit faire de la politique. Vous avez répondu depuis longtemps et j’ai vu, dans des régions bien différentes de la France, votre plaquette de propagande : Doriot ou La Vie d’un Ouvrier français. Ce que je voudrais savoir, c’est comment, après bien des hésitations, n’est-ce pas, vous en êtes venu à militer. Alors a commencé un long monologue, coupé de reprises et de précisions, conduit enfin avec ce souci de la nuance, cette franchise, cette bonne foi, et aussi cette terreur paralysante d’être dupe qu’on voit dans tous les essais de cet écrivain de grande classe, touchant à la politique ou à l’économie. « J’ai d’abord traversé, avant la guerre, une période romantique où j’ai rêvé à l’action comme on peut y rêver à cet âge d’enthousiasme et de confusion. C’est une période nécessaire, qui correspond d’ailleurs à notre temps et à notre société démocratique où, devant le jeune homme, le champ est illimité. « J’avais enfermé mon rêve dans une formule qui était à peu près celle-ci : je me suiciderai à vingt-cinq ans si, à cet âge, je n’ai connu un grand amour, ou accompli une grande action, ou laissé une œuvre d’art qui vaille. « Après guerre, une expérience nouvelle s’est élaborée pour moi. Je voyais Barrès partagé entre la politique et la littérature, et, malgré mon admiration pour son œuvre, il représentait très exactement la chose à ne pas faire... Je me répétais avec force : jamais je ne l’imiterai, je ne jouerai pas sur les deux tableaux. » – Etait-ce le sentiment d’une diminution ? – Sans doute, une vie double, c’est le manque à gagner. Mais je considérais aussi qu’à vouloir mener de front une action politique et une œuvre littéraire, l’une ou l’autre activité, sinon les deux, était plus ou moins sacrifiée. Il ne pouvait en découler que regret, dispersion, mauvais rendement et, pour finir, sentiment d’avoir mal rempli sa mission. Mon mot d’ordre intime, touchant la politique, se résumait alors ainsi : en tout cas, pas d’action. Et je pensais à la politique tout au plus comme à un élément de pensée. – Vous ne vous en êtes donc jamais désintéressé, du moins sur le plan intellectuel ? – J’ai pourtant rêvé, durant une autre période, de ne plus écrire d’essais, de m’attacher uniquement au roman, et je fixais l’échéance de ce choix au moment où je me sentirais tout à fait en possession de mon art. Vers ce temps, c’était en 1931, je fis une tournée de conférences en Argentine. Ma position n’avait pas changé ; je maintenais toujours devant mon auditoire qu’il était impossible de conduire de front une vie d’artiste et une action politique militante. Remarquez que ce n’était pas, dans mon esprit, indifférence totale des problèmes politiques. Ils représentent des courants, des mouvements qu’un écrivain, même d’imagination, ne peut ignorer ou négliger à moins de s’écarter de la vie. Ma position était la suivante : d’une part, je considérais comme indispensable, comme nécessaire pour l’écrivain d’éviter l’acquiescement à un parti, comme avait fait Anatole France par exemple ; mais de l’autre, je savais qu’une œuvre vraiment vivante ne peut pas ne pas refléter plus ou moins, dans son esprit général, l’un des grands courants politiques de son époque. – Mais l’œuvre d’imagination ne doit pas être commandée par des buts de propagande… – Bien sûr, non. Elle n’échappe pas à son époque, mais est au-dessus d’elle ; elle ne doit pas se subordonner à cette époque, ni à ses passions. Voilà quelle était ma position en Argentine encore. Seulement, j’avais en face de moi de jeunes auditeurs qui me pressaient et me criaient : êtes-vous fasciste ? Etesvous communiste ? A ce moment, Drieu interrompt ses allées et venues d’une extrémité à l’autre du bureau et me regarde : « Il y avait en moi quelque chose qui leur donnait raison, dit-il avec un sourire. Rentré en France, j’ai éprouvé le besoin neuf de voir de près l’Italie et l’Allemagne, et il s’est trouvé que, vers ce moment, une pensée politique s’est résolue. Je vis clairement une solution française, bien de chez nous, où seraient combinées et accordées deux choses auxquelles je tiens beaucoup : l’autorité et, si vous le voulez, le sens des besoins sociaux. « Dès lors, le choix exclusif que j’avais voulu m’imposer n’avait plus de raison d’être. Il me semblait fort possible de conduire une œuvre d’artiste et de donner en même temps des essais sur les problèmes du moment. « Toutefois, la question abrupte des jeunes gens d’Argentine trottait toujours dans mon esprit. Au 6 février, je fus place de la Concorde, ravi d’y voir rassemblés des royalistes et des communistes. J’ai cherché encore. L’aboutissement, vous le connaissez ». – Et, en publiant Rêveuse Bourgeoisie, votre meilleur roman, en même temps que des études politiques, vous avez montré qu’il n’y a pas incompatibilité entre la littérature et le souci patriotique. – Je vous l’ai dit : j’aurais voulu éliminer la politique, mais la chose m’a semblé impossible. Longtemps j’ai craint qu’elle fût pour moi le violon d’Ingres. Mais non. Elle m’avait toujours attiré, du moins comme science. Et ce n’était pas une foucade (j’ai horreur de l’improvisation politique de l’écrivain), mais bien une vive curiosité d’esprit qui s’appuyait sur d’abondantes lectures. En somme, j’ai fini par m’apercevoir que l’on pouvait avoir deux instruments de travail. Je voudrais recopier, au terme de cet entretien, une phrase de Charles Maurras à laquelle je serais surpris que Drieu la Rochelle ait rien à objecter. Des écrivains s’étaient demandé, vers 1919, si la politique ne risquait pas de faire dévier la littérature. Charles Maurras leur rappela, invoquant Sophocle, Dante et Platon, que la fleur de la science, de la poésie et de la statuaire « est vie sous le régime du nationalisme étroit et même persécuteur ». « L’esprit, ajoutait-il, a deux grands ennemis, l’anarchie morale et mentale qui dissout, le matérialisme industriel qui peut écraser. » Anonyme DRIEU LA ROCHELLE Marianne n° 293 – 1er juin 1938 Dans la préface de Genève ou Moscou, Pierre Drieu la Rochelle a fait une confession politique où se relèvent son âme et son esprit insatisfaits : « Me mettant en route, écrit-il, pour une pérégrination qui n’est pas finie – et qui, peut-être, faut-il l’espérer, ne finira jamais… » L’avertissement est loyal pour tout le monde et surtout pour les partis vers lesquels Drieu la Rochelle pourrait être attiré. S’il quitte un groupement politique, c’est qu’il aura été trompé, et personne n’aura de reproches à lui faire. Drieu n’est pas homme à fréquenter longtemps ceux qui l’ont déçu. Il n’est de nulle part et il le sentait si bien lui-même qu’il s’est refusé à faire de la politique ou du moins à s’enrôler dans une troupe politique. Comment s’y est-il résolu depuis ? Sans doute pour parfaire son expérience, à moins que le poète n’ait cherché un sujet d’exaltation parmi les rumeurs populaires. Drieu – qui est, parmi sa génération, le plus authentique filleul de Barrès – a eu, à quarante ans, sa fièvre boulangiste, et ce n’est pas le détail le moins curieux de son existence. Depuis longtemps, il flairait les hommes et les groupes qu’il croyait être les plus susceptibles de lui apporter de l’enthousiasme et l’enrichissement d’une pureté plébéienne. Drieu, qui a connu le peuple et ses trésors de dévouement dans la boue des tranchées a toujours gardé la nostalgie de ses anciens compagnons. Un jour, il a cru, nouveau Sturel, avoir ressuscité l’homme représentant une synthèse de ses sentiments socialisants et de sa pensée nationale. Le jeune bourgeois révolutionnaire s’est laissé séduire par un Boulanger en bretelles… Nous n’avons aucun désir de faire de la politique. Cependant, nous persistons à penser que, si cette aventure tardait à s’éteindre, Drieu n’en tirerait aucun bénéfice. Sans doute ne voudra-t-il pas l’avouer, mais la plaine Saint-Denis aura été pour lui un champ de désillusions. Son œil lucide se sera aperçu très vite que les hommes qu’il a fréquentés comme leur politique ne sont pas à la mesure de la France. Tôt ou tard, Drieu va reprendre la route, solitaire. Cela lui permettra d’achever un examen de conscience qui dure depuis vingt années et dont la sincérité intellectuelle est très émouvante. Examen de conscience qui aboutira à quoi ? Tant d’incertitudes, disent les mauvais amis et les jaloux, ne mènent à rien et sont la preuve d’une indécision perpétuelle. Et ils versent une larme hypocrite sur une carrière poétique interrompue. Ceux qui suivent avec attention la pensée de Drieu voient, au contraire, se rap- procher le temps où il nous montrera le butin de ses flâneries politiques, et où il fera la synthèse de ses expériences personnelles. C’est lui, peut-être, qui pourra grouper une jeunesse dressée encore l’une contre l’autre en des camps opposés et qui sont cependant si proches. Drieu, chef d’école ? Pourquoi pas ? … La génération qui monte vers la vie connaît son nom et son œuvre. Des adolescents qui voient s’écrouler un peu plus chaque jour cette société bourgeoise à laquelle ils appartiennent lui sont reconnaissants, cependant, d’avoir tiré le signal d’alarme et d’avoir discuté les droits d’une classe qui a oublié presque tous ses devoirs. Drieu n’est pas, comme beaucoup de ses contemporains, un démolisseur, et c’est pourquoi la jeunesse aura toujours une tendance à aller vers lui. Il donne des coups, mais c’est pour abattre ce qui est pourri afin de préserver ce qui subsiste et qui est sain. Et, s’il est révolutionnaire, c’est pour conserver de hautes traditions. Aujourd’hui – peut-être après beaucoup de doutes – il s’écrie, comme il y a plusieurs années : « La France n’a pas dit son dernier mot ». Drieu sera-t-il le créateur d’un nouveau nationalisme ? Après avoir été l’observateur ironique du désordre moderne, contribuera-t-il à l’établissement d’un nouvel ordre moral et social ? Peut-être s’étonnerait-il de cette question, mais il semble qu’il doit être poussé vers cette tâche. Dans la troupe des jeunes écrivains qui prirent leur départ au lendemain de la guerre, Drieu déçut parce qu’il ne fut pas parmi ceux que la mode considérait comme le peloton de tête. Il y avait dans sa manière un aspect dur et aride, s’alliant à une raideur hautaine, qui faisait dire que ce talent ne trouverait jamais sa maturité. Depuis, la course a été dure, et nombreux sont les favoris qui sont restés au détour du chemin. Parmi les quatre ou cinq qui restent – marqués par le destin –, Drieu figure en bonne place. Il a travaillé, écouté le conseil que Barrès donnait aux jeunes écrivains : – Il faut des songes, des ombres, une espèce d’oisiveté et de solitude, et aussi quelque inquiétude. Dans la galerie glorieuse des Princes des Lettres, Drieu la Rochelle aura un jour sa place. Il l’aura méritée non seulement par son talent, mais encore par sa conception très noble du métier d’écrivain, et par une probité intellectuelle que ses adversaires ne sauraient mettre en doute. Anonyme DRIEU LA ROCHELLE PHILOSOPHE ET ROMANCIER Voilà n° 30 – 23 juillet 1943 Les noms compliqués ont ordinairement leur toute petite histoire qui, le plus souvent, n’est connue que de l’intéressé. Le public ne s’y passionne point, hormis le petit cercle des chercheurs et des curieux. Il en est cependant qui intriguent ou obsèdent. Ainsi, pour Drieu la Rochelle. Pour satisfaire notre obsédante curiosité, nous ne pouvions mieux faire que poser la question au porteur de l’énigme. Et bien, nous avons été un peu déçu. « Pourquoi la Rochelle, nous a répondu l’écrivain, à vrai dire je ne sais pas au juste pourquoi. Je ne me suis jamais donné la peine d’approfondir la question. D’aucuns ont prétendu que je suis protestant, parce que La Rochelle était une place forte des Huguenots. Or il n’en est rien. Drieu est un patronyme tout à fait Normand. Ma famille est d’ailleurs foncièrement normande, tant du côté paternel que maternel. Du côté paternel, elle a toujours été rattachée tant par sa résidence que par son activité à l’évêché de Coutances. Dans certains papiers du XVIIIe siècle, on pouvait lire Drieu, dit la Rochelle. Je suppose que ce nom est plutôt tiré d’un petit pays près de Coutances qui se nommait La Roquelle. Probablement prit-on ce surnom dans une branche de la famille pour se distinguer des autres, comme il arrivait jadis très fréquemment. Mon père croyait qu’un de nos ancêtres avait été au siège de La Rochelle. Mais c’était là, je pense, supposition assez gratuite. Mon père avait de l’imagination ». Nous avons devant nous un personnage de haute taille, mais d’une parfaite simplicité et d’une placidité olympienne. Figure ascétique, calme, flegmatique, aux yeux bleux, au regard un peu froid sous les lunettes, au front très large que couronne une chevelure blonde légèrement grisonnante. Ses paroles sont mesurées, sans affectation. Sa pondération n’a d’égale que sa modestie. Pierre Drieu la Rochelle a aujourd’hui cinquante ans. Tout Normand qu’il était et qu’il est demeuré, il a vu le jour à Paris où il a passé toute sa jeunesse. Il a fait ses premières études au collège des Maristes et les a poursuivies à l’Ecole des Sciences politiques – la fameuse Ecole des Sciences Po – où la jeunesse dorée se plaît à conquérir ses galons d’intellectuel. Pour Drieu la Rochelle, il ne s’agit point de se contenter d’un satisfecit superficiel. Il fréquente assidûment cette Ecole, pour en acquérir réellement la science. Il y fait donc de sérieuses études d’Histoire et de politique, celle-ci ne pouvant se concevoir sans celle-là. « Je crois précisément avoir le droit de faire de la philoso- phie politique, dit-il aujourd’hui, parce que j’ai fait des études approfondies en la matière. » Il se destinait d’abord à la carrière diplomatique. Mais probablement son tempérament ne s’accordait-il point avec la sérénité passive d’une telle profession. Du reste, Bellone l’appelait bientôt à entrer dans l’arène. Il a donc fait la guerre de 1914-1918. Il l’a faite fort honorablement. Tout au début, il prend part comme fantassin à la bataille de Charleroi. A trois reprises, il sera blessé. A trois reprises, il retournera au front. La dernière fois, ce sera comme interprète volontaire près de l’armée américaine. Car Drieu la Rochelle connaît à fond la langue anglaise. Comme il possède la littérature anglaise, il a beaucoup fréquenté la Grande-Bretagne. Chez lui, en raison de son voisinage normand, il était devenu très vite un familier de la chose anglaise, un véritable anglomane. Il a même traduit un auteur anglais. Alors qu’il ne lit l’allemand qu’avec difficulté, qu’il ne le parle pas – s’il connaît cependant assez bien la littérature allemande. C’est la réflexion politique, seule, qui l’a écarté de l’anglophilie politique. Comme quoi un anglomane peut ne pas être anglophile ! Durant l’autre période d’hostilités, en 1917, il a écrit une plaquette sur la guerre, en vers d’un genre claudélien. Mais le petit livre est d’abord interdit par la censure, qui le juge scandaleux. Dans ses poèmes, il part de l’idée France et Europe. Sur ce point, il n’a pas varié depuis lors. Bien entendu, la guerre quasi terminée, la plaquette sera éditée. C’est en 1922 qu’il publiera son tout premier livre politique, Mesure de la France, qui pose le fait de la diminution, en voie de devenir définitive, de la France dans un monde nouveau de grosses puissances. Sa thèse comporte un dilemme : si la France veut continuer une politique de grande puissance en Europe et dans le monde, elle doit complètement réformer le style de ses mœurs et de sa philosophie, elle doit faire des enfants. Sinon, elle doit cesser dans cette contradiction terrible qui amènera un désastre, elle doit renoncer à sa politique. Drieu ne s’affirme pas pour autant pacifiste. Il estime que, dans certains cas, la guerre peut s’imposer. Mais un peuple doit avoir les raisons et les forces de la politique qu’il adopte. Dès lors, Drieu la Rochelle a alterné les livres littéraires et les livres politiques. Cette alternance n’a pas été comprise de beaucoup de lecteurs. En effet, dans ses romans, l’écrivain dépeignait les mœurs telles qu’il les voyait, avec ce réalisme lyrique propre à la littérature normande, à Flaubert comme à Maupassant. Tandis que dans ses articles et ses essais, il proposait vigoureusement les choses telles qu’elles devraient être. On lui reprochait donc ce qui pouvait sembler une contradiction entre ce qui est et ce qui peut être, entre des histoires scabreuses de coucheries et des recommandations d’austérité : « Je ne puis cependant décrire une société qui n’existe pas proteste-t-il. Mes romans étaient d’ailleurs une satire très vive des mœurs. Et beaucoup m’en voulaient de ce que je pensais, de ce que je décriais ». Mais s’il écrit très tôt quelques poèmes sur la grande tourmente dont il a été le témoin, il a attendu nombre d’années pour écrire son véritable livre de guerre, qui est un recueil de nouvelles. C’est La Comédie de Charleroi. Il décrit cette bataille, à laquelle il a participé en faisant le coup de feu à Nalinnes, où il est retourné en 1919. Dans son pèlerinage au champ de bataille, il était accompagné du bourgmestre de Nalinnes et d’une amie française. Le livre comporte d’autres nouvelles qui révèlent d’autres aspects de la guerre. L’expédition des Dardanelles, dont il était. Aussi, un épisode de Verdun où il combattit, toujours dans l’infanterie. Drieu la Rochelle a beaucoup voyagé. Il connaît toute l’Europe, sauf les pays scandinaves, qui l’intéressent cependant vivement. Il a fait des séjours en Angleterre, il a été plusieurs fois en Allemagne, il connaît les Balkans, la Pologne, l’Afrique du Nord et le Sahara. Il a fait un voyage d’études en Italie en même temps qu’en Tchécoslovaquie, en Hongrie, en Yougoslavie. La Grèce lui a inspiré un roman : Une Femme à sa Fenêtre, vues d’esthétique et d’archéologie. En 1935, il s’est rendu en Russie. Il a fait un long séjour en Argentine. Le voyage qu’il considère comme le plus intéressant, parce qu’il devait influer le plus fortement sur son orientation générale, fut celui qu’il entreprit en Amérique du Sud où il allait faire une tournée de conférences sur la crise de la démocratie en Europe. C’est le grand tournent de 1932 où les positions commençaient à se prendre pour la crise finale. Ses conférences, il les faisait dans un esprit très nuancé, et objectif. Cette façon correspondait à l’époque, avec son état d’esprit, puisqu’il n’avait pas pris position de partisan. Il exposait que si l’Allemagne quittait la démocratie, l’Europe aussi la quitterait. Soit parce qu’elle subirait elle-même la nouvelle influence, soit parce qu’elle serait obligée par la force des circonstances de sortir de son attitude. Or il avait été frappé par les réactions de la jeunesse qui assistait à ses conférences. Il n’entendait qu’un cri : « C’est fort bien, mais vous êtes fasciste ou communiste ? ». Drieu s’est dit : « Il va falloir prendre position ». En Russie, Drieu a passé trois semaines. A Moscou. Séjour insuffisant, juge-til. Sans doute ce séjour l’a-t-il intéressé, mais trompé. « Je me disais : s’ils ne sont pas foutus de faire des tramways, c’est qu’ils ne sont pas foutus de faire des canons. C’est là, observe-t-il, une incompréhension d’Occidental. C’est parce qu’ils ne faisaient que des canons qu’ils ne faisaient pas de tramways. C’est pourquoi je regrette de n’avoir pu voyager davantage. Il me semble que je n’aurais pas commis cette erreur… » Drieu a été très frappé par la misère russe, non par le spectacle de haillons mais par cette vision d’une médiocrité générale que ne vient rafraîchir aucune fantaisie, ni rehausser l’éclat d’aucune richesse. Sous cette effroyable médiocrité, il a toutefois discerné la persistance d’une forte primitivité qui explique, estime-t-il, son énergie dans la guerre. Quant à l’organisation russe, il l’attribue aux cadres qui étaient abondamment fournis d’éléments étrangers. En 1936, il a été envoyé en reportage en Espagne, du côté de Franco. Et il a assisté à la marche des nationalistes sur Madrid. « Cette poignée de légionnaires qui se précipitaient en avant de Badajoz était impressionnante, dit-il. On peut se demander comment ils ont pu tenir et réussir. » Voici quelque vingt ans, Paul Souday écrivait dans Le Temps : « Drieu la Rochelle ne sait pas distinguer sa droite de sa gauche ». Drieu se plaît à rappeler la phrase du fameux critique et la trouve une excellente formule. Car il s’est toujours refusé, dit-il, à cette distinction. Il était né cependant dans la droite et gardait de son éducation le sens de l’autorité comme le sens indestructible de la patrie, mais comme il était de ceux qui aimaient la paix sans être pacifistes, qui souhaitaient l’entente avec l’Allemagne sans être germanophiles, qui ramenaient toujours leur pensée à l’Europe sans être internationalistes, il était sans cesse d’un bord à l’autre à la recherche du climat qui lui convint. Mais quand il était à gauche, il regrettait la droite. Car il ne pouvait oublier, avoue-t-il, que l’Ancien Régime si grossièrement vilipendé par les socialistes, avait connu dans l’internationale des rois et des aristocraties une garantie de l’unité européenne que ne connurent pas les démocraties, même au temps de la Société des Nations. Mais à droite, il ne pouvait souffrir l’inexpiable silence qui subsistait dans la bourgeoisie sur le problème social. Le soir du 6 février 1934 est pour lui une révélation. Il se trouve place de la Concorde, parmi les manifestants. Jusqu’alors, il avait gardé le contact avec les milieux démocratiques. Il vivait toujours dans le vague espoir qu’on y agitait d’une réforme nouvelle, radicale et même socialiste. Ce soir-là, parmi le crépitement des revolvers et des mitraillettes, à la lueur des autobus et des kiosques qui flambent, il comprend que la démocratie ne peut se réformer, qu’elle se refuse avec arrogance, avec violence, à toute réforme. Avant cette nuit, tant dans Mesure de la France que dans Genève ou Moscou que dans L’Europe contre les Patries, il avait confronté le nationalisme, le communisme et l’Europe intérieurement inorganisée et extérieurement menacée. En 1934, il écrit Socialisme fasciste, où il fait entrer largement le facteur fasciste comme force d’intervention entre le capitalisme et le communisme. L’évocation des idées, chez Drieu la Rochelle, se présente comme un complexe débordant et cependant ordonné dont sa Chronique politique, publiée récemment chez Gallimard, donne une complète rétrospective. Il tend à prouver qu’il est resté sauvagement fidèle à deux ou trois points principaux qui s’étaient fixés chez lui de bonne heure – à savoir la conjugaison de l’amour de la France et de l’amour de l’Europe, la reconnaissance des mérites et des nécessités aussi bien dans le capitalisme finissant que dans le socialisme naissant, enfin la renaissance des valeurs d’aristocratie et d’autorité en dehors de tous les prestiges du passé et sous tous les masques où elle veut se dissimuler pour s’assurer l’avenir. Il se pose franchement en révolutionnaire. Pour lui, le jacobin a été le révolutionnaire-type. Mais s’il prône l’énergie jacobine, c’est avec une réserve essentielle. « Les jacobins, dit-il, étaient des hommes sains qui avaient adoptés des principes malsains. » Et il ne garde pas la moindre illusion sur les jacobins de notre époque. Le fond de sa doctrine s’appuie sur la critique du rationalisme étroit et périmé du XVIIIe siècle, critique qui a été poussée à son plus haut point par Charles Maurras, critique qui ouvre la voie à un humanisme large équilibrant les éléments spirituels et corporels de l’être. Combien de fois le dynamisme de Drieu la Rochelle ne va-t-il s’affronter avec la statique de Maurras ? Cependant, l’un nous dira de l’autre : « je reste profondément reconnaissant envers Maurras pour sa critique de la démocratie ». Mais il regrette que Maurras ait senti et expliqué sa critique en termes purement latins. Comme il se tournait, de façon par trop unilatérale, vers la Méditerranée ! Quand Drieu la Rochelle, lui, se retourne carrément vers le Nord et souligne, sur le tableau français, le fait germanique. « Nous aussi, nous sommes des Germains » nous dira-t-il avec fierté. Nous assistons, selon lui, à une reprise du mouvement dévié au IXe siècle, qui a trouvé son épanouissement dans le merveilleux empire de Charlemagne. Et les territoires qui forment la France actuelle avaient des caractères soit proprement nordiques, soit intermédiaires, soit méridionaux, qui correspondent, observe-t-il avec les zones établies par l’armistice de 1940. Il en tire des conclusions pour l’articulation de cette France intermédiaire sur la première comme sur la troisième. Nous avons dit que Drieu la Rochelle alternait volontiers l’essai politique et le roman. C’est ainsi qu’il vient de publier, toujours chez Gallimard, L’Homme à Cheval, qui se présente comme un roman d’aventure au cœur de l’Amérique latine (au XIXe siècle, en Bolivie). C’est l’histoire d’un dictateur – que la grande Histoire ne connut point – qui, de simple officier dans un régiment de province, s’éleva par une vertu révolutionnaire innée au pouvoir suprême. Arrivé au pouvoir, le voici exposé à toutes les sollicitations, à toutes les séductions, à toutes les coalitions. Alors qu’il se propose de réaliser les espoirs du peuple en la justice, un formidable révolte des Indiens éclate, inspirée par les forces occultes et par le clergé. Il se trouve dans la nécessité d’une cruelle répression, tandis que les inspirateurs bourgeois de la révolte voudraient lui accorder son appui, au prix de son asservissement. Le dictateur sait échapper à ce jeu. Il veut entreprendre alors la restauration de l’Empire inca, en ouvrant le chemin du Pacifique à travers le Chili et le Pérou. Il échouera – peut-être parce que les projets de grandeur se heurtent toujours au désordre de l’humanité. Le dictateur se démettra alors de son pouvoir et après avoir sacrifié son cheval selon un ancien rite inca, il reprendra à pied la route de l’inconnu. Lorsque le dictateur s’apprête à s’en aller vers l’inconnu, son confident s’écrie : « Sa patrie est amère à celui qui rêve l’Empire. Que nous est une patrie, si elle ne nous est pas une promesse d’Empire ? ». Parmi tant d’autres, voici des paroles qui nous font apercevoir la profondeur d’un petit livre qui d’abord n’a l’air que d’un roman comme tant d’autres et qui nous font penser que, somme toute, la scène pourrait aussi bien se trouver transportée en tout autre pays qu’en Bolivie. Nous supposons que Drieu la Rochelle a une indicible horreur d’écrire pour ne rien dire et de rédiger à l’usage de ses contemporains le moindre message qui ne soit, sous une forme ou une autre, chargé de signification. Comme il estime que l’homme doit assumer pleinement la responsabilité de ses principes ! Ainsi cet homme, qui ne semble fait que pour la retraite méditative et la vie d’étude, a-t-il voulu encore extérioriser personnellement son attitude philosophique. C’est pourquoi on le voit présider les Cercles populaires de la Jeunesse, alors qu’il représente une génération déjà mûre, celle de 1914-1918, « celle qui a peut-être remporté la victoire, dit-il, mais celle aussi qui a subi la plus grande défaite politique ». Peut-être préside-t-il aux débats des jeunes en réparation des erreurs de sa génération ? Mais probablement n’est-il pas téméraire de juger que Drieu la Rochelle, à la fois par son dynamisme et sa pondération, était l’homme le plus indiqué pour diriger leurs pas. Au fait, plus que de son état civil, n’a-t-on pas l’âge de son tempérament ? Pierre Andreu PANORAMA DE LA VIE ET DE LA PENSÉE DE DRIEU Idées n° 32 – juin 1944 « Après tout, je ne suis pas qu’un écrivain, je suis un homme en proie au problème total. » Drieu la Rochelle (Le Jeune Européen – 1927). Pierre Drieu la Rochelle est né en 1893, d’une famille de petite noblesse normande (1). En 1934, il commençait, avec un peu de coquetterie et un peu d’amertume, quelques jours avant le 6 février, un article par ces mots : « Je suis quadragénaire » (on trouvait déjà là, chez Drieu, qui avait été et restait, à mon goût plus que Montherlant, un des princes de notre jeunesse, un peu de cette cruelle et lucide ironie qu’il avait appliqué à tous et à lui-même). En 1934, quand je l’ai connu dans les bureaux de La Lutte des Jeunes de Bertrand de Jouvenel, il était grand, mince, blond, élégant (terriblement séduisant), avec le petit nez rond qu’il a décrit dans Gilles, un sourire bref et fin, le regard perçant et direct, le cheveu rare. Quinquagénaire en 1944, il a très peu changé, l’éternel Drieu « tel qu’en lui-même enfin, l’éternité le change ». On peut suivre sa vie à travers ses livres, qui renferment presque tous des éléments autobiographiques plus ou moins fidèles, plus ou moins tronqués, qui s’appellent et qui se complètent : l’enfance dans Etat civil ; l’adolescence dans Rêveuse Bourgeoisie ; la guerre dans La Comédie de Charleroi et dans Gilles – avec son admirable première partie : La Permission ; l’après-guerre dans ses nombreux romans de la période 1925-1930 et, enfin, toujours dans Gilles, couronnement romanesque de l’œuvre de Drieu – « ce livre sinistre » m’a-t-il dit un jour. En 1914, Drieu est étudiant en droit – je crois – et aux Sciences Politiques. Plus exactement, il n’est plus étudiant depuis quelques temps, il est militaire, il s’abrutit dans une caserne : « Ma force commençait à se consumer dans une bibliothèque et une caserne quand la guerre éclata » (Mesure de la France) (2). Dans La Comédie de Charleroi, il a décrit cette affreuse période d’incertitudes, de dégoûts et de doutes. Le jeune héros de Rêveuse Bourgeoisie part au Maroc, qui se conquérait alors si dignement, et y meurt. Aux Sciences Politiques, Drieu connaît Raymond Lefebvre, le Debrye de Gilles, jeune bourgeois comme Drieu en 1914, jeune chef communiste en 1919, duquel il devait tracer un portrait magnifique dans les dernières pages de Mesure de la France. Raymond Lefebvre, un des premiers morts mystérieux de Moscou, qui devait disparaître une nuit de 1920, dans l’Océan Glacial, après avoir refusé la guerre de 14, ce qui choquait profondément Drieu qui l’avait acceptée : « Le 23 août et le 29 octobre 1914, au cours de deux charges à la baïonnette, j’ai connu une extase que tranquillement je prétends égale à celle de Sainte-Thérèse et de n’importe qui s’est élancé à la pointe mystique de la vie »… Mais s’il accepte la guerre, il l’accepte avec nuances, tantôt à l’avant, tantôt à l’arrière, six mois héros, six mois planqué. Dès avant la guerre, un trait de caractère de Drieu qui ne se démentira jamais est apparu : il s’intéresse à la politique ; la vie des peuples, le sort des civilisations le passionnent. En 1914, il est, comme Montherlant, nationaliste : « Nous étions d’accord aussi sur un nationalisme irréfléchi. En 1911, Caillaux nous inquiétait fort et le discours de Monsieur de Mun sur la cession du Congo, c’était pour nous, enfants : ces Messieurs de la famille, par ici… ». (Il ne s’est d’ailleurs pas encore dégagé de son éducation. Comme il le dit dans Gilles : il est né à droite, il a été élevé à droite.) En août, Drieu part pour la Belgique avec son régiment. Il est blessé légèrement à Charleroi (pour connaître les sentiments de Drieu, dans ces premières années de la guerre de 14 qui se cherchait entre les souvenirs de 1870 et les horreurs de Verdun, il suffit de lire La Comédie de Charleroi). Le rôle de deuxième classe dans ces gigantesques batailles modernes lui agrée peu. Drieu philosophe sous le tir précis et meurtrier des mitrailleuses allemandes de Charleroi. Deux solutions semblent possibles à son esprit de jeune chef : commander ou s’en aller, colonel ou spectateur ! Pourtant il rejoint son régiment, est de nouveau blessé, est nommé sous-officier, tire quelques mois d’hôpital et de dépôt jusqu’à son départ pour Salonique, en 1915, d’où il est évacué pour une dysenterie grave (lire l’admirable nouvelle Le Voyage des Dardanelles dans La Comédie…). Il refait un tour au front, en 1916, à l’occasion de Verdun, où il est grièvement blessé et où la stupidité de la guerre moderne, au milieu des éclatements d’enfer de Thiaumont, lui apparaît pleinement. Il n’y reparaîtra plus guère jusqu’à la fin. Toutefois, il était remonté en ligne, sur sa demande, avec les troupes américaines, dans les derniers mois de 1918. De la guerre, Drieu rapporte deux volumes de vers, vers libres, de cadence (sinon d’inspiration) assez claudélienne. Interrogation et Fond de Cantine, son unique production poétique, d’ailleurs. Et c’est 1920, l’après-guerre qui s’ouvre… Drieu n’adhère pas au parti communiste. Il est trop bourgeois et il a trop d’argent pour être alors communiste. Dans l’Itinéraire personnel qui clôt Socialisme fasciste, Drieu écrit – et il n’y a que les imbéciles et les hypocrites qui s’en indigneront : « Il est certain que l’évolution de ma vie idéologique semble vivre la courbe de ma fortune matérielle. Quand je penchais à droite, j’avais de l’argent ; quand je penchais à gauche, je n’en avais plus. Et jamais tout à fait à gauche ni tout à fait à droite : n’en ayant jamais beaucoup, ni pas du tout ». Un de ses héros dans cette étonnante nouvelle, La Valise vide, qu’on trouvera dans Plainte contre Inconnu – la scène se passe au moment des grandes grèves de 1920-21 –, déclare (je cite ici de mémoire) : « Nous hésitions, nous attendions la dernière minute pour nous prononcer entre l’Ordre et la Révolution ». Mais Drieu avait, dans le fond, une position politique déjà plus arrêtée. Il hésitait beaucoup moins que ses héros et des raisons intellectuelles et morales, fortement motivées, l’empêchaient encore plus que sa « bourgeoisie » ou son argent d’adhérer à Moscou. Tout en lorgnant du côté de l’Action française (« autour du génie séduisant, il y avait là des hommes éduqués, instruits, courageux et bien serrés ensemble… »), il préparait un des livres les plus intéressants de l’après-guerre passé d’ailleurs complètement inaperçu, dont Drieu lui-même n’a pas mesuré l’importance, et qu’un de nos devoirs sera de mettre au premier rang : Mesure de la France. Mesure de la France – qui n’a jamais été rééditée – parut en 1922, dans la première série des Cahiers verts de Grasset (celle de Maria Chapdelaine, des Olympiques, de Ramuz, des premiers Giraudoux) avec une courte préface de Daniel Halévy, auquel l’importance de cet essai avait également complètement échappé. Mesure de la France ne constitue évidemment pas une somme politique, une œuvre de l’importance intellectuelle et morale du Capital, des Réflexions sur la Violence ou de l’Enquête sur la Monarchie, mais elle indiquait aux jeunes Français et aux rescapés de la guerre la voie à suivre pour sauver leur pays, faire la révolution de l’ordre et, au bout de tout cela, éviter la guerre et la défaite. Drieu parlait de cette constatation qui paraissait simple – et que pourtant très peu ont faite – que pour battre l’Allemagne, il nous a fallu liguer contre elle toute la terre, tous les peuples, toutes les races, toutes les couleurs : « Nous n’avons pas couché seuls avec la victoire ». Il examine si, une seule fois, dans un combat singulier comme les Grecs contre les Perses à Marathon, nous avons vaincu l’Allemagne : « Si je peux répondre oui, alors je respire, alors la chair plus subtile a vaincu la chair plus épaisse, alors un homme en a battu deux ou trois », et il se rassure en évoquant la Marne et le terrible tête à tête de Verdun… « mais il y avait déjà tant d’Anglais en France et même, ô soldats de l’An II, tant de Nègres. Et la flotte anglaise gardait nos côtes, si Douaumont était la Tour de Londres ». Mais Drieu ne pense pas que les miracles se reproduisent. Il souligne combien la France est petite en Europe et dans le monde. (Maurras, pendant son voyage en Grèce vingt-cinq ans auparavant, avait déjà eu cette illumination. La France, au bout de l’Europe, lui avait semblé bien petite, bien menacée, et il avait écrit : « Non, la France n’est pas éternelle »). Vingt ans avant 1940, Drieu a déjà une conception impériale de la politique. Il écrit : « Peuples d’Europe, réduits et exténués, nous sommes entre ces deux masses, Amérique et Russie, ces deux moitiés immenses d’un horizon d’airain ». Et poursuivi déjà, là aussi, par le souci de sauver à la fois l’Europe et les patries, il invite les nations sorties épuisées de la guerre à se fédérer : « Il ne s’agit pas là d’une rêverie cosmopolite, d’une imagination de luxe, mais d’une nécessité pressante, d’une misérable question de vie ou de mort. L’Europe se fédérera, ou elle se dévorera, ou elle sera dévorée ». Drieu pose d’autre part, en 1920, le problème de la natalité française comme nous le posons aujourd’hui, crûment, violemment – non comme toutes les ligues « bien pensantes » l’ont posé vainement depuis quarante ans : « Sur terre, notre chair ne tient plus sa place. L’espace abandonné a été rempli par la chair produite par les mères d’autres contrées. Derrière nous, dans chaque maison, à la place de celui qui n’était pas né, il y avait un étranger. Il était seul avec les femmes… « Honte à ceux qui se plaignent de leur destin. Les Français ont souffert moins qu’ils ne devaient attendre de leurs crimes. « Quel goût ignoble j’avais dans la bouche quand les territoriaux se lamentaient de l’injustice de leur sort, aux soirs où ils nous relevaient. Selon la loi qui règne sur les choses, ils montaient remplacer les enfants qui n’étaient pas venus parce qu’ils les avaient noyés ou poignardés avant leur naissance. « Relève ! Rencontre des générations ! « Jugement à la croisée des chemins qui mènent à la vie et à la mort. Nous avons besogné excessivement parce que nous n’avions pas de frères pour nous aider ». Cette France menacée dans sa substance par la stérilité volontaire de ses enfants l’est également de l’extérieur. La démocratie et le « productivisme » capitaliste (Drieu n’écrit pas le capitalisme, il voit alors surtout les dangers d’un machinisme incontrôlé, et il croit que c’est de l’intérieur que le système capitaliste doit être transformé) s’épuisent conjointement... Et, en 1920, après avoir constaté qu’après le grand nivellement du XXe siècle, il n’y aurait plus ni partis (au sens où le XIXe siècle l’entendait) ni classes, il affirme : « Il n’y aura plus que des catégories économiques, sans distinction spirituelle, sans différence de mœurs. Il n’y a que des modernes, des gens dans les affaires, des gens à bénéfices ou à salaires. Ils sont tous sans passions, ils sont la proie de vices correspondants (alcools, drogues, union libre et stérile, homosexualité, courses et cinéma en commun) ». Puis il trace prophétiquement les lignes et définit les buts du parti nouveau. Il faut créer un parti entièrement neuf, et Drieu marque, terriblement en avance sur son temps, que ce nouveau parti n’aura de commun avec les anciens partis que le nom : « Il faudrait remuer les cendres des catégories sociales. Rassemblement des restes indépendants de la bourgeoisie, voire de la classe ouvrière et des paysans, ce serait l’institution d’un Tiers-Parti, d’un Entre-Deux qui relèverait les intérêts spirituels entre la masse dominante par l’argent et la masse dominée par l’argent. Il faudrait faire appel à tous les isolés qui sont beaucoup, en dépit du développement rapide de ce caractère moyenâgeux que prend notre temps. L’exemple du Fascio mérite d’être médité ». Et il ajoutait : « Et surtout, il faudrait renoncer à être nombreux ». « Il faudrait, concluait Drieu, une lutte patiente, séculaire, discrète, contre la folie matérialiste qui entraîne les classes dites productrices, brutales et orgueilleuses, à se ruiner les unes les autres, que ce soit par les grèves ou par les guerres, par les trusts ou par les spécuations ». Ailleurs, faisant l’éloge du sport (A propos d’une Saison de Football) comme Montherlant allait le faire dans Les Olympiques, Drieu montrait la nécessité pour la France de refaire sa stature physique, de refaire les corps avachis et dédaignés de ses enfants : « Je souffre pour le corps des hommes, écrira-t-il quelque dix ans plus tard. Le corps des hommes est ignoble, en France du moins. Horrible de se promener dans les rues et de rencontrer tant de déchéances, de laideurs ou d’inachèvement. Ces dos voû- tés, ces épaules tombantes, ces ventres gonflés, ces petites cuisses, ces faces veules… Non, je souffre trop, il faut que je réagisse contre cela » (3). Montherlant a écrit la même chose dans Les Célibataires. Mais ce n’était qu’un cri dans la nuit moderne. Drieu lui-même ne le renouvelle pas. Il semble au contraire s’éloigner de cette source pure. Drieu vit de toutes ses fibres l’après-guerre. Il côtoie le mouvement surréaliste, la drogue, l’inversion. Il est l’ami d’André Breton et surtout d’Aragon « à une époque où la seule politique littéraire l’occupait et ne suffisait pas à le distraire d’un certain approfondissement de luimême », et dont on retrouvera deux terribles portraits dans Gilles. Mais entre lui et les surréalistes, il n’y a pas grand-chose de commun, humainement, littérairement (il n’a jamais écrit de textes « surréalistes »), politiquement, si ce n’est un immense esprit de négation et de révolte commun. Son originalité définitive se dégage peu à peu. Il publie en 1924 Plainte contre Inconnu, puis une série de romans où l’image classique du Drieu donjuanesque commence à se fixer – et des essais aussi. Il a alors pour amis Emmanuel Berl, « Juif libéral », et surtout Gaston Bergery, « grand batteur d’estrades » (dont on retrouvera aussi les portraits, et quels portraits !, dans Gilles). Il y joindra bientôt André Malraux, « archange de la révolution permanente ». Toujours intéressé par la politique, il compose, en 1924, le programme d’une Jeune Droite ou Paul Souday notait que toutes les idées y étaient « de gauche ». En 1927, il s’intéresse très vaguement aux débuts du Rassemblement français de M. Mercier et, paradoxalement, face à ses amis surréalistes qui ont tourné au communisme, il se vante de « se situer entre M. François-Poncet et M. Caillaux ». Mais, dans ces annéeslà, c’est avant tout le Drieu européen, le Drieu qui écrit Genève ou Moscou, L’Europe contre les Patries. Beaucoup plus que le fait français, c’est le fait européen qui maintenant l’occupe. Il s’intéresse plus à l’Europe qu’à la France ; en 1928, il n’écrirait plus ce qu’il écrivait en 1920 : « Ma France, je te vois, tu occupes l’air comme la jeune femme que je désire. Et comme elle, je te presse sur mon cœur ». Il dénonce les nationalismes antieuropéens : « J’esquissais un patriotisme européen sur trois maximes promptes : nécessité de passer outre à l’épuisement spirituel des patries, nécessité de créer une vaste autarchie économique à la mesure d’un continent, nécessité d’éviter le suicide par les gaz ». Vers les années 1930, Drieu, surtout sous l’influence de ses jeunes amis radicaux – Bertrand de Jouvenel et Bergery – amorce un rapprochement très net vers la gauche. Se déclarant socialiste et européen, et ne voyant pas d’autres moyens de réaliser son socialisme et ses désirs de fédération européenne que dans les vieux partis de gauche, Drieu hésite, malgré toutes ses répugnances et son mépris, à se faire inscrire au parti socialiste. Bergery, parce qu’il fut son ami le plus intime, l’entraîne aussi le plus loin dans la voie de l’adhésion politique. Mais pas très loin… Drieu assiste plus ou moins à deux ou trois meetings du Front commun. L’impuissance et la malfaisance de la gauche lui apparaissent à l’usage aussi évidentes que l’impuissance et la malfaisance de la droite. « Droite et gauche se tiennent écrit-il dans Socialisme fasciste. Les uns et les autres dans le cadre national, les uns et les autres à cheval sur toutes les classes, ils participent au système économico-politique de la démocratie capitaliste. Le monde radical et socialiste est surtout attaché au côté démocratique du capitalisme, mais en défendant la démocratie, il défend le capitalisme qui en profite. Le monde nationaliste est plutôt attaché au côté capitaliste de la démocratie, mais il est emmêlé dans les affaires avec le monde de la démocratie, et il a besoin de la démocratie pour garder les aises qu’elle procure. » Une conception de plus en plus désolée et pessimiste du monde l’habite (4). Les partis de droite et les partis de gauche qui avaient vainement espéré s’emparer de la force de Drieu le criblent de sarcasmes. Ils créent la légende du Drieu « oscillant entre vingt partis », popularisée par l’affreux petit Canard enchaîné. Drieu, dans Socialisme fasciste, constatait : « Dans l’A.F., on me considère plutôt comme un avorté que comme un sournois ; dans Commune, comme un sournois plutôt que comme un avorté ». L’idée fasciste mûrit peu à peu en lui, « cette envie de faire une politique de gauche avec des gens de droite et de voir ces hommes de droite amendés, élargis par cette politique… cette envie de redresser les hommes de gauche en les reprenant dans une discipline, en leur redonnant le sens du prestige, de l’élégance (l’élégance, rien de plus populaire), cette passion de révolutionner et de pourtant continuer ». La conjonction du socialisme et du fascisme lui apparaît : socialisme fasciste. Il retrouve la source pure et nationale de Mesure de la France. Le cycle est bouclé. Son fascisme éclatera le 6 février, où Drieu courut sous les balles avec les manifestants, aux abords immédiats de la place de la Concorde : « En un instant, il fut transfiguré. Regardant à sa droite et à sa gauche, il se vit entouré par le couple divin, la peur et le courage, qui préside à la guerre ». On sait la suite et comment il adhéra en juin 1936 au P.P.F. Il y défendit pendant deux ans les grandes lignes d’un fascisme idéal : « Le fascisme n’est pas une doctrine, c’est une méthode, c’est la direction du siècle. A nous de lier ces trois forces éparses : le socialisme, la religion, l’esprit viril. Le fascisme sera une véritable révolution, c’est-à-dire un tour complet de l’Europe sur elle-même, par le mélange du plus ancien et du plus nouveau » (Gilles) (5). Arrivé au terme de ce bref coup d’œil sur la pensée et la vie de Drieu, il ne nous reste plus qu’à tenter d’en dégager les constantes. Il semble que ce soit Drieu lui-même qui s’en soit le mieux chargé. Dans la préface de Chronique politique, recueil de ses articles entre 1934 et 1943, à l’exception de ceux, publiés dans L’Emancipation Nationale, qu’il avait déjà réunis dans le volume Avec Doriot, Drieu a écrit : « Au milieu du fatras des personnalités changeantes, des idéologies incomplètes, des actions tronquées, je crois être toujours resté sauvagement fidèle à deux ou trois points principaux qui s’étaient de bonne heure fixés en moi et que j’étais prêt à servir n’importe où et n’importe comment : « 1°) Dès mes premiers poèmes, en 1917, j’ai voulu conjuguer l’amour de la France et l’amour de l’Europe ; « 2°) J’ai vu des mérites et des nécessités aussi bien dans le capitalisme finissant que dans le socialisme naissant ; « 3°) J’ai cherché la reconnaissance des valeurs d’aristocratie et d’autorité en dehors de tous les prestiges du passé et sous tous les masques où elle pouvait se dissimuler pour s’assurer l’avenir ». Il n’y a pas grand-chose à ajouter à ce bilan personnel (6). Saluons en Drieu qui, pendant vingt-cinq ans, a appliqué toute sa lucidité, sa curiosité et son honnêteté à l’examen des étranges bouleversements de notre siècle, un des prophètes majeurs de notre temps (7). ____________________ (1) La famille de Drieu n’appartenait pas à l’aristocratie. Pierre Andreu rectifiera lui-même cette erreur dans une passionnante biographie de l’écrivain normand : Drieu, Témoin et Visionnaire – Grasset – 1952 (note A.D.L.R.). (2) Dans son premier livre de poèmes, Interrogation, Drieu a écrit : Caserne, si nous te retrouvons au bout de notre retour, nous crèverons ta façade et extirperons tes fondements. Caserne, tu es la mort, mais nous rapporterons de la tranchée franche ouverte au ciel la vie ! Caserne, nous te rebâtirons. (…) Nous avons agonisé et désespéré. Nous avons gâché notre belle jeunesse. Nous nous sommes ennuyés. (3) On trouvera ces idées précisées dans Notes pour comprendre le Siècle. (4) Au fond, elle a toujours été la sienne. Dans la préface de ses Ecrits de Jeunesse, Drieu écrit : « Après le bref mouvement de joie et de satisfaction de la guerre, dès que mes yeux se tournent vers la paix, avant même que la guerre ne soit finie, je deviens sombre. Allant tout droit aux ressorts fatigués de la civilisation, je m’effraie. Un jugement sévère, puis désespéré, se forme en moi. Dès lors, seul l’amour pourra parfois me délivrer de la colère et de la malédiction. J’ai cherché aussi quelquefois un refuge dans l’humour ». (5) « De même que vis-à-vis de l’Eglise, vous ne confondez pas ses directives politiques et ses directives spirituelles, vis-à-vis du fascisme vous n’accordez pas la même considération à son principe universel et aux puissances qui l’incarnent, et à l’occasion en abusent » (Gilles). (6) Il faut ajouter pourtant que sur un autre plan, l’œuvre de Drieu se situe dans la ligne philosophique de la pensée antirationaliste française de la fin du XIXe siècle et des premières années du XXe siècle. Vingt ans après Péguy et Sorel, avec d’autres moyens et par d’autres voies, il a repris le combat contre le rationalisme. Pour lui, la décadence irrémédiable de l’humanité, jusqu’au sursaut du XXe siècle, a été consommée par la Renaissance et la Réforme (cf. sur ce point Notes pour comprendre le Siècle). (7) « Je suis d’abord un écrivain prophétique. Et ma seule façon de défendre mon œuvre, c’est de mettre bien en vue ce caractère insolite » a écrit Drieu dans la préface de ses Ecrits de Jeunesse. ♦ Cet article reprend les grandes lignes d’une conférence donnée au Stalag IV B par Pierre Andreu – qui y fut prisonnier de 1940 à 1943. Paul Léautaud LA MORT DE DRIEU LA ROCHELLE Extrait de Journal littéraire (tome XVI) – Mercure de France – 1963 / 1966 Samedi 17 mars 1945. – Ce matin, dans Combat, la mort de Drieu la Rochelle. On l’a trouvé, asphyxié par le gaz, après absorption de toxiques, dans la cuisine d’un appartement, 23 rue Saint-Ferdinand. Le malheureux. Il a dû prendre cette décision à l’annonce d’un mandat d’amener lancé contre lui par le juge d’instruction. R. ne pouvait pas nier, comme il l’a fait à propos de sa première tentative de suicide, parlant d’un autre, il y a quelques jours, qui venait de se suicider et « qui s’était suicidé, qui, lui, ne s’était pas raté comme Drieu la Rochelle », ce qui est une jolie infamie à son actif, alors que cette première tentative a valu à Drieu l’estime même de résistants et d’officiers de l’armée régulière. Cette mort, c’est un peu la mort de Chamfort : la mort plutôt que la prison. J’imagine qu’elle a dû comporter chez lui une bonne dose de mépris pour la justice en cours actuellement, et pour ceux qui la rendent. Ecrivain de talent, très estimable homme, il était revenu de la guerre de 1914-18 partisan bien décidé d’un rapprochement franco-allemand. Cette nouvelle guerre ne pouvait, quand on sait la juger dans ses causes et ses auteurs vrais, que l’assurer davantage dans cette opinion et il a travaillé à visage découvert à la faire prévaloir pendant l’Occupation. Il est des cas perceptibles même à des gens ordinaires. Ma crémière Delaunay me parlant ce soir spontanément de cette mort : « Ce devait être un honnête homme. Un coquin ne se serait pas tué ». (…) Mardi 20 mars. – On se représente la dernière soirée, l’absorption des toxiques, probablement poisons et somnifères pour neutraliser tout effort de réaction, puis s’asseyant sur une chaise, ou s’étendant simplement par terre, le robinet à gaz ouvert. Cette persistance dans la résolution de se donner la mort. Qui sait même si sa femme n’était pas au courant, si elle ne l’a pas quitté, ce soir-là, sachant que le lendemain matin… Pauvre Duhamel, pauvre Mauriac, pauvre Lacretelle... Un autre homme qu’eux. Article de Mauriac ce matin (dans Le Figaro). Pas un mot de l’écrivain. (…) Obsèques de Drieu la Rochelle. Tantôt à 3 heures. 23 rue Saint-Ferdinand, une maison « vieux quartier », d’un seul étage, sur le haut de la façade : PRODUITS ALIMENTAIRES. Quand je suis arrivé, un jeune homme, que j’ai déjà rencontré quelque part, est venu à moi, en se nommant (je n’ai pu comprendre son nom), et j’ai su de lui qu’il y avait seulement trois jours que Drieu était dans cette maison quand il s’est suicidé. Il pense comme moi que l’annonce du mandat d’amener lancé contre lui, récemment, a dû l’amener de nouveau à cette résolution (réalisée, cette fois-ci), et comme je me demande ce qui a bien pu faire reparler de lui alors qu’on pouvait presque espérer le contraire, il me dit : « Une dénonciation, probablement ». Il me dit qu’il avait vu Drieu mort, hier : « Il était vraiment très beau ». Je lui demande l’âge qu’il avait. Cinquante-deux ans. Un fourgon des pompes funèbres (pas un corbillard) stationne devant la porte avec un nombreux personnel. L’inhumation se fait au cimetière de Neuilly (l’ancien). C’est ce jeune homme qui s’est enquis auprès du conducteur du service funèbre, lequel ajoute que le fourgon partira au train habituel des voitures et qu’on ne pourra le suivre à pied. Des gens arrivent, entrent, montent au premier. Ce jeune homme me dit que nous devrions monter aussi. Je lui dis que cela m’embarrasse, que je ne connais personne. Je lui demande qui il y a là-haut. Il me répond : « Les trois femmes de Drieu : la première, la deuxième, la dernière ». Drieu la Rochelle ne paraît pas avoir été très aimé. Finalement, à être tous les deux, seuls, là, sur le trottoir, alors que tous les arrivants montaient, ce jeune homme et moi, nous nous décidons à monter. Un maître des cérémonies nous fait entrer dans un salon plein de monde, dans lequel je ne connais que Gaston Gallimard, son fils Claude et Parain. Je n’ai pas voulu, dans la circonstance, et lui-même ne m’en a pas dit un mot, parler de la réimpression de mes volumes Boissard dont je ne vois toujours rien venir, bien qu’il fasse paraître bien des volumes. Dans l’assistance, deux officiers français, un officier d’infanterie et un officier d’aviation (ou de marine). Une jeune femme, fort jolie, petite, tout en deuil, m’aborde et me demande qui je suis. Je me nomme… Elle me remercie d’être venu. Je pense que ce doit être la « dernière ». Elle paraissait, en effet, recevoir les gens et c’est à elle que s’adressait le maître des cérémonies. Dans un coin du salon, deux autres femmes en deuil également, assez jolies, auxquelles elle allait de temps en temps dire un mot. J’ai fait cette remarque, chacune des trois femmes a un visage, je ne sais comment dire, de femme pour laquelle l’amour n’est pas sans intérêt. Je vois ensuite un assistant se détacher d’un groupe de gens et venir à moi, et se nommer : Jean Bernier, ami de Jean Galtier-Boissière, et me dire la grande estime qu’il a pour moi et combien il est heureux de ma présence. Nous étions bien au total une quarantaine de personnes, mais vraiment d’une tenue, d’un aspect particulier, grave, sérieux, sans rien du bavardage habituel. Chacun venu par sympathie, par amitié, par pitié, par grande estime – et même peut-être quelques-uns, dont j’étais, par devoir et ce mot entend ici beaucoup de choses. Enfin, l’heure du départ est arrivée. Le maître des cérémonies est venu informer Jean Bernier et cette femme qui s’était informée qui j’étais. On a tiré le cercueil d’une pièce voisine du salon où nous nous tenions, pour le descendre au fourgon. En passant, j’ai regardé cette pièce, presque vide, une grande quantité de livres en tas sur le parquet, ce qui confirmerait le propos de ce jeune homme que Drieu était dans ce local seulement depuis trois jours. C’est même probablement sa troisième femme, sa femme actuelle, celle qui m’a parlé, qui devait venir chaque jour lui apporter ses repas, qui a dû, un matin, le trouver mort dans sa cuisine. Je regrette de n’avoir pas pensé à lui parler de cela. J’aurais eu les détails exacts. Jeudi 22 mars. – (…) Parlé avec Jouhandeau de la mort de Drieu et de ses obsèques. Sa dernière femme n’était que sa maîtresse. C’est cette jeune femme blonde qui était tout en larmes avant-hier. La maison, dans laquelle il était venu se cacher depuis trois jours et où il s’est suicidé, et complètement vide depuis assez longtemps, doit lui appartenir, à elle. J’ai dit à Jouhandeau que je regrette de n’avoir pas pensé avant-hier à chercher à avoir des détails sur les derniers jours de Drieu et sur sa nouvelle décision de se donner la mort, s’il a gardé cette décision secrète pour lui ou s’il l’a fait connaître à cette maîtresse. Jouhandeau la connaît, il est en relation avec elle. Il m’a dit qu’il lui demandera comment tout cela s’est passé et qu’il me l’écrira. Je ne lui ai pas caché que c’était pour mon Journal. Ce serait bien, même à l’égard de Drieu la Rochelle, qu’il se trouve ici un récit exact de ses derniers jours. C’est bien chez Malraux que Drieu s’était d’abord caché. On m’a dit beaucoup de mal et des choses fâcheuses sur André Malraux. Ce que m’en dit Jouhandeau montre chez lui des qualités de dévouement, d’amitié, de droiture, d’un très grand prix. Toujours de Jouhandeau : c’est Drieu la Rochelle qui a tiré Paulhan des mains des Allemands. Sans lui, il aurait certainement été fusillé. Il prête à Drieu la Rochelle, dans l’accomplissement de son suicide, devant l’annonce du mandat d’amener lancé contre lui quelques jours auparavant, le désir d’éviter son procès, qui aurait pu avoir des répercussions graves pour certaines gens. Comme je parlais à Jouhandeau de ce que m’a dit un jour Drieu de tous les traquenards, les mensonges, les perfidies que tramaient contre lui X…, il m’a dit que c’était abominable, qu’il est au courant, que Drieu la Rochelle lui en a parlé à lui aussi. Son désir d’éviter un procès qui aurait pu atteindre Y..., si Jouhandeau n’exagère pas, montrerait donc une générosité d’autant plus grande. Jouhandeau ajoute, par ailleurs, qu’il y avait chez Drieu la Rochelle une certaine hantise du suicide. Il m’a parlé d’un livre de lui, dont je n’ai pas retenu le titre, dans lequel il y en a la démonstration. Je me suis bien retenu, en quittant l’avenue Malakoff, avant de reprendre le métro, d’aller revoir – c’est à deux pas – le 23 de la rue Saint-Ferdinand, pour vérifier la raison commerciale qui se trouve au-dessus du magasin fermé. Si même je le puis, par l’intermédiaire de Jouhandeau, je tâcherai d’avoir, auprès de cette maîtresse de Drieu, le moyen de revoir le local où il a passé ses derniers jours. J’avais eu l’idée, dans les premiers temps des ennuis et des menaces qui sont tombés sur lui, d’aller frapper à sa porte pour lui dire ma sympathie. La crainte d’être trouvé indiscret, imprudent, maladroit, (…) m’a arrêté. Dans ma conversation de tantôt avec Jouhandeau, j’ai su qu’il a mené le voir, dans le local où il se cachait, un ou deux amis. Si j’avais su qu’il y avait ce moyen, je n’y aurais pas manqué. C’est très bien de la part de Jouhandeau de n’avoir rien révélé alors... – LE SUICIDE DE DRIEU – La Parisienne n° 32 – octobre 1955 Nous transcrivons ici le texte, anonyme (1) , d’un tract qui fut diffusé clandestinement au lendemain de la mort de Drieu. Après l’exécution de Brasillach, le suicide de Drieu la Rochelle. Tandis qu’on attend toujours qu’un trafiquant – un seul –, qu’un responsable – un seul – des désastres militaires et politiques de la France expie, des écrivains qui marqueront dans les Lettres françaises paient du prix suprême leur égarement dans la politique. Pour mourir, Drieu la Rochelle a dû s’y reprendre à trois fois. En août, il s’empoisonne au véronal et il reste plusieurs jours dans le coma. Un mois plus tard, il s’ouvre les veines et deux transfusions de sang l’arrachent à la mort. Cette double agonie ne suffit pas aux archanges de l’Epuration. Le 15 mars, un mandat d’arrêt est lancé contre lui. Le soir même, dans la maison vide où il gîte (2), il reprend une dose mortelle de somnifère et, pour être sûr de n’en pas revenir, il arrache le tuyau du fourneau à gaz et il ouvre le robinet. « Je me tue en toute liberté » avait-il écrit. Dans le concours de contradictions, insolubles étant donné sa condition, qui acculent un individu au suicide, certaines – les plus déterminantes de son insupportable solitude – ne regardent que lui et ceux – s’il en est – qu’il a mis à même de les deviner en partie. Seules les autres, contingentes, sont éventuellement du domaine public. Partisan, propagandiste, homme public par conséquent, Drieu la Rochelle s’est tué parce qu’il n’a pu survivre à l’échec de la cause qu’il avait servie et surtout parce qu’il n’a voulu ni éluder (en émigrant ou en continuant à se cacher) ni affronter toutes les conséquences que cet échec impliquait pour sa personne. Tel est le cadre simpliste qui limitera le présent commentaire. Trois faisceaux de causes ont poussé cet artiste et cet idéologue à la politique, où il n’avait que faire et, dans la politique, sur la voie malheureuse qui fut la sienne en toute sincérité désintéressée : la guerre de 1914, la faillite du nationalisme français et du socialisme traditionnel, la recherche d’une compensation et d’une adaptation effectives. De cette dernière recherche qui jette une lumière particulière sur l’équipée doriotiste de Drieu la Rochelle, il serait déplacé de ne rien dire. Elle participe trop de sa fatalité intime. Il n’en est pas de même des deux autres mobiles. Comme tant de jeunes Français qui combattirent vraiment, longuement, dans la Première Guerre mondiale, Drieu la Rochelle qui y fut blessé trois fois comme fantassin, en reçut une empreinte indélébile. Pour apprécier comme il convient l’importance d’un tel choc dans le développement de la personnalité de ces jeunes gens, il faut se rappeler que la moitié des fantassins français qui eurent de 18 à 25 ans en 1914, fut tuée ou mutilée, bref qu’aucune génération française ne fut initiée comme celle-là à la mort, soumise comme celle-là à ces ruptures d’équilibre physique et moral qui remettent longtemps tout en question. Pour elle, pour lui, deux mondes s’effondraient à la fois : le monde sentimental de l’enfance et de l’adolescence, le monde social et politique stable du XIXe siècle. Dans cette double apocalypse, des questions jaillies de leurs entrailles obsédaient les survivants. Pourquoi la guerre ? Pourquoi son infamie et sa grandeur ? Comment en empêcher le retour ou comment la rendre féconde ? … Et la France et l’Allemagne ? … Et l’Europe et le monde ? Durant toute sa vie d’écrivain, de moraliste et d’artiste, Drieu la Rochelle devait traîner ce boulet, ressasser les « interrogations » de son premier livre, issues de ses peurs, de ses misères et de sa bravoure à Charleroi, en Champagne, à Verdun. Longtemps l’écriture lui suffit. Il se purgeait dans un essai ou dans un article pour revenir bien vite à la littérature, mais les cicatrices élançaient l’ancien combattant et l’empêchaient de s’établir homme de lettres. Contempler et peindre ne lui suffisaient pas. Nietzsche, Maurras, Barrès, un aristocratique individualisme balancé par le nationalisme intellectuel et nostalgique d’avant 1914, des bouffées de spiritualisme catholique venues de son éducation religieuse, tout le détournait de la révolution russe, où, par ailleurs, il pressentait un nouvel avatar du panslavisme. L’étonnant, l’explosif mélange de romantisme et de réalisme qui fait du marxisme la grande tentation d’une jeunesse déracinée et désorbitée l’excitait par sa violence, mais le rebutait d’autant. Il ne voulait pas perdre pied. Il se cramponnait au nationalisme maurrassien de son adolescence. Mais, au premier examen sérieux qu’il faisait, armé de sa dure expérience de guerre, il ne voyait dans la doctrine et dans les hommes que cendres et fantômes. En conséquence, il se tournait un temps vers le socialisme et ses séquelles genevoises pour s’esquiver bientôt dans ce désert verbal dont il flairait l’hypocrisie pacifiste et juridique, sans pouvoir la percer à jour comme le faisait Lénine. Autant, peut-être plus que tout cela, ce fut l’impuissance, la faillite des mythes socialistes du XIXe siècle, l’inféodation des mouvements ouvriers de tous les pays à ce qu’ils sont sensés combattre à mort, qui, le moment et la guerre derechef en vue, le portèrent au fascisme théorique – puis à sympathiser pratiquement avec le nationalsocialisme allemand qui mêlait dans des eaux troubles, mais jaillissantes, tant de ses propres sédiments idéologiques de jeunesse. Logiquement, naïvement, il tomba dans le piège doriotiste et se prit au mirage d’un national-socialisme français. Même quand les perspectives ouvertes par les victoires allemandes se furent évanouies en Russie et en Afrique du Nord, même quand il eut perdu devant la politique française du IIIe Reich les espoirs grandioses qu’avaient fait naître dans l’ancien combattant de la « dernière des guerres » les événements de 1940, il ne put pas, faute de cri- tères et de méthodes, se dépêtrer des leurres idéologiques dont les maîtres du jeu couvrent l’inavouable réalité politique. Pas plus que, par sentimentalisme et par amour-propre, il n’avait voulu, à la veille de la guerre, désavouer son adhésion tapageuse au P.P.F. en rompant avec un homme et un parti dont la corruption s’avérait, il ne put se résoudre, en 43 et 44, à abandonner une cause perdue. Il se savait engagé dans le pire malentendu. Mais il s’y tenait, aussi peu capable de renoncer décisivement à ce qu’il prenait pour la politique que d’adapter aux nouvelles circonstances son rêve et son combat. D’ailleurs secrètement fier de la décision de mort qu’il tenait en réserve. En se tuant – et c’est par là que son suicide est exemplaire – Drieu la Rochelle atteste l’incompatibilité de l’arbitraire sentimental et idéologique avec la politique. Dans les sociétés humaines qui passent pour être les plus évoluées : les nôtres, l’homme vit toujours selon les normes primitives d’où est issu le peu de civilisation dont il est – dont il sera sans doute encore longtemps – capable. Quoique dégradé de toutes sortes de manières, l’irrationnel affectif, magique, sacré, gouverne ses réactions sociales. Emotions et sentiments, réflexes, religion, éthique, idées, les ressorts mentaux les plus grossiers et les plus fins de son dressage, ressorts dont l’importance dans son activité croît proportionnellement au caractère social de celle-ci, procèdent tous d’un vieux fond sociologique dont sont sorties les mœurs et les civilisations que la science commence à peine à altérer. L’homme politique, né avec l’époque historique, et de plus en plus différencié, échappe au contraire, par la fonction même qu’il assume et qui tient plus à la biologie qu’à ce qu’il est convenu d’appeler la nature humaine, l’homme politique, disons-nous, échappe à ces motivations fantasmatiques qu’il utilise au mieux de la conservation et de la sélection de ces espèces historiques que sont les sociétés. Il n’a à connaître que la réalité nue et froide des intérêts et des forces dont il a la charge et auxquels il lui faut sacrifier cyniquement toutes autres considérations. Un décalage qui serait insoutenable pour les non-initiés existe donc entre le plan politique et le plan où se meuvent les autres activités humaines. Tout est bon pour le masquer et pour réduire en apparence la politique à la commune mesure de l’esprit humain : secret, mensonge et plus encore cette mobilisation (et cette application aux nécessités politiques) des énergies sociologiques primitives, seules capables de faire consentir les masses aux sacrifices atroces que la politique exige d’elles. De là les rites et les mises en scène magiques destinées à brûler d’une ivresse sacrée et à frapper d’une terreur non moins sacrée les dociles et les indociles. De là la gloire et la honte, les prestiges positifs de l’honneur et ceux, négatifs, de l’infamie. De là notamment, à l’usage du vulgaire, ce concept ou plutôt ce terrible complexe sociologique de la fidélité-trahison brandi à tout propos par la politique aux yeux de laquelle il n’a précisément aucun sens puisque la politique est successive et contradictoire comme la vie. Malgré des intuitions, Drieu la Rochelle était loin de ces vues crues mais vraies, qui tendent, à tout le moins dans l’état actuel des choses, à faire de la politique une activité hermétique et du politique une sorte de monstre nécessaire. En écrivain, en homme, Drieu la Rochelle se projetait trop sur la réalité politique pour pouvoir la reconnaître. On eût aimé qu’une plume, par hasard, quelque part, commentât son suicide autrement qu’en termes de propagande. Dans une presse où, pour parler comme eux, des catholiques traîtres à leur Dieu d’amour, des socialistes traîtres à l’internationalisme, des pacifistes traîtres au pacifisme, des communistes traîtres à tout ce qui n’est pas l’Etat russe, taxaient Drieu la Rochelle de trahison, un tel commentaire est impossible. ____________________ (1) Dans Mon Après-Guerre (Editions du Clan – 1966), François Brigneau révèle le nom de l’auteur de ce tract imprimé et diffusé en janvier 1946 : Henri Poulain, ancien secrétaire de rédaction de Je Suis Partout (note A.D.L.R.). (2) 23 rue Saint-Ferdinand, dans le quartier des Ternes (note A.D.L.R.). Piet Tommissen WIE WAS DRIEU LA ROCHELLE ? QUI ÉTAIT DRIEU LA ROCHELLE ? Opstanding n° 14 – 4 avril 1953 Quelques mois après la conquête de Paris par les troupes alliées se suicidait Pierre Drieu la Rochelle. Un peu plus tard, apprenant la triste nouvelle au prieuré de Kirchhorst, Ernst Jünger notait dans son Journal que « l’un des hommes les plus intelligents avait quitté notre terre, vallée de larmes ». Puis – quatre années durant – s’établira autour de Drieu un silence opaque. Jusqu’à ce que François Mauriac, dans un inexplicable élan de magnanimité, lui consacra un article singulier dans le numéro de juin 1949 de La Table Ronde. Ensuite, à nouveau le silence... Jusqu’au jour récent où le Comité National Français – un organisme tentant de coordonner les différents groupes nationalistes, syndicaux, culturels et sportifs – prit l’initiative d’organiser une cérémonie à l’occasion de l’anniversaire de la mort de l’auteur de Gilles. Jean Paulhan (l’homme qui, il y a à peine un an, se faisait remarquer en publiant une lettre ouverte – âprement discutée – à certains responsables de la Résistance) y mena le débat. La rédaction d’Opstanding envoya un télégramme de sympathie au C.N.F. Le texte en a été publié dans nos colonnes voici quinze jours. Nous pouvons déjà annoncer que paraîtra bientôt, dans une jeune revue néerlandophone, un texte inédit de Drieu. Aujourd’hui, le nom de Drieu la Rochelle ne semble plus être tabou. Et l’intérêt porté à sa personne traduit une fois de plus un léger glissement vers la droite, dans les cœurs et dans les esprits. Cet intérêt illustre la pitié qu’inspire le destin de l’Europe et de l’Occident et aura sans doute pour conséquence directe la réhabilitation d’auteurs pourchassés, épurés, rejetés ou exilés qui, en 1944-45, avaient subi les condamnations les plus lourdes. Drieu la Rochelle n’était pas une figure banale de cette première moitié du siècle. Il était, tout au contraire, un penseur politique d’envergure. Dès les années trente, il était reconnu comme le héraut le plus pur, le plus combatif du socialisme européen. Il est donc logique qu’il soit aujourd’hui considéré comme un Européen incompris – un Européen « avant la lettre ». Un précurseur. Quoi qu’il en soit, il appartenait à de rares Français d’affirmer qu’en dehors et à côté de la culture française se manifestaient d’amples éléments étrangers, indispensables à l’évolution de cet ensemble que nous nommons, non sans fierté, l’Europe. Il est vrai que Drieu témoigna d’une vive nostalgie pour ce que les Allemands nomment Gründ- lichkeit. Je crois même qu’il fut parmi les premiers à introduire en France Ernst Jünger et Carl Schmitt. Ce n’est pas ici l’endroit pour examiner si Mauriac était de bonne foi lorsqu’il affirmait, dans l’article cité plus haut, que Drieu nourrissait depuis la Première Guerre mondiale une bizarre rancune envers son pays. Mauriac se base sur quelques indices glanés dans le recueil de nouvelles intitulé La Comédie de Charleroi (1934) – que chacun devrait relire. La guerre de 14-18 fut ressentie par Drieu comme une « occupation » de la France par ses alliés ; la formule de Drieu, exprimée dans Mesure de la France (1922), est à cet égard révélatrice : « Pendant cinq ans, la France a été le lieu capital de la planète. Tout le monde est venu y porter la guerre : amis et ennemis ». Je ne veux pas sous-entendre qu’il existe chez Drieu une relation de causalité, c’est-à-dire un lien logique, démontrable, entre la vision passée (14-18) et le positionnement (1940) aux côtés de Vichy et d’Otto Abetz. Je me demande si ce n’est pas, éventuellement, le moment de se remémorer les phrases lucides, mais hélas peu connues, du journaliste Fabre-Luce : « Après une guerre perdue, il existe pour les meilleurs deux possibilités : ou bien se supprimer physiquement, ou bien se murer dans le silence ». Et il cite en exemple deux chirurgiens, dont l’un (Thierry de Martel) se suicida au moment de la chute de Paris, et dont l’autre (Henri Mondor) se retira dans son cabinet de travail pour y écrire les premières pages d’une œuvre magnifique, principalement consacrée au poète Stéphane Mallarmé. Drieu ne partageait pas l’opinion de Fabre-Luce. Et lui aussi appartenait à l’élite véritable... Il ne se suicida pas à ce moment-là. Il ne s’isola pas dans une tour d’ivoire. Bien au contraire : il relança La Nouvelle Revue Française, et je soutiens que ces numéros de guerre de la N.R.F. maintenaient la qualité et la diversité du passé (comme de l’époque actuelle). Dès que son espérance solitaire fut déçue du fait de l’invasion (1) et de ses conséquences, il ne vit plus l’utilité de survivre. L’Histoire, d’après lui, n’avait plus de signification. L’Europe était livrée au chaos. Il dit alors adieu à la vie. II nous reste ici à nous attacher à son œuvre littéraire. Je suis certes conscient que cette analyse est un défi lancé aux critiques de l’avenir. Mais je veux dès à présent attirer l’attention du lecteur sur le nombre impressionnant d’essais, de romans et de nouvelles de Drieu parus chez N.R.F. / Gallimard, à Paris, durant les années 20-40. Ces œuvres sont d’une valeur plus significative qu’on ne pourrait le soupçonner en se fiant au seul Mauriac. L’auteur du Nœud de Vipères nous décrit Drieu comme un raté immortel qui, après une soirée « alcool et tabac », se traîne à son domicile afin d’y ordonner ses noires pensées et de transformer ce conglomérat d’idées confuses et hâtives, de dialogues et de rancunes, en essai « lisible ». Mauriac a vraisemblablement perdu de vue le fait que certaines œuvres sont (abusivement) mises sur le marché au titre de « confessions ». Je reste convaincu, quant à moi, que des essais tels que Genève ou Moscou, L’Europe contre les Patries, Socialisme fasciste, Notes pour comprendre le Siècle (je ne mentionne ici que les plus importants) laissent l’impression d’avoir été rédigés après mûre réflexion, après étude et discussion. En attendant, il faut espérer que de jeunes Flamands se concentrent, eux aussi, sur l’œuvre de Drieu la Rochelle. Certains de ses textes ont cruellement vieilli : ils sont bien sûr inactuels, dépassés par les faits. Mais la façon dont il fit face au danger reste actuelle... Oui, vraiment, son courage exemplaire mérite une succession. Traduction : Daniel Leskens. ____________________ (1) Rappelons que les Anglo-Américains utilisent l’expression Invasion Day pour désigner le débarquement allié du 6 juin 1944 en Normandie (note du traducteur). Claude Elsen (Gaston Derycke) DRIEU VIVANT ! Dimanche-Matin – 1954 L’importance d’un écrivain, sa vraie grandeur ne se mesurent pas au nombre de « disciples » que, vivant ou mort, il suscite. Sartre a des disciples. Drieu, non. Ce solitaire l’est resté dans la mort, n’a pas fait souche, littérairement parlant. Si je parle de lui, c’est en songeant à l’embarras d’un mien ami qui, chargé par son journal d’enquêter sur l’influence de Drieu sur les jeunes écrivains d’aujourd’hui et de reconnaître parmi eux ses éventuels « continuateurs », me disait l’autre jour sa perplexité. Parmi les « jeunes », on en voit bien à qui Le Chef ou Le Français d’Europe ont donné ou laissé comme une nostalgie rétrospective de ce « socialisme fasciste » dont rêva Drieu, et à quoi lui-même cessa de croire dès 1943, assez lucide pour n’avoir pas mis quatre ans à comprendre qu’il servait une cause perdue, c’est-à-dire une mauvaise cause, car chacun sait qu’il n’est en ce domaine de causes justes que les causes victorieuses... Mais en Drieu, à côté de l’écrivain politique (l’un des rares, le dernier peut-être, qui n’ait pas sacrifié à la politique son intégrité spirituelle), il y avait aussi l’écrivain tout court – un écrivain solitaire, qui ne faisait pas carrière de la littérature, ne briguait ni les honneurs faciles ni les succès tapageurs (et éphémères), qui n’écrivait pas en fonction d’une « clientèle », qui ne pensait pas à cent mille possibles lecteurs mais au lecteur, ami ou inconnu, qui reconnaîtrait dans ses livres comme un écho de ses propres pensées. Ce lecteur fraternel de Drieu, il existe encore en 1954. Je sais un certain nom- bre de jeunes hommes qui, alors qu’il est devenu presque impossible de trouver des livres de Drieu (au fait, pourquoi ne les réimprime-t-on pas ?) et que des héritiers abusifs s’opposent à ce que soient connus l’admirable Récit secret et les inédits que Drieu a laissés, sont toujours pour lui ces « amis inconnus » à qui il s’adressait. Et cette amitié secrète qui les lie à lui, elle est tellement plus sûre, tellement plus précieuse, d’un prix tellement plus rare que « l’épigonisme » balbutiant d’un demi-quarteron de sous-Sartre et de pseudo-Camus ! L’ami dont je parlais demandait à Jacques Chardonne comment était Drieu. Et l’auteur de Chimériques de répondre : « Drieu ? II se taisait... » Oui, Drieu se taisait ! Il n’était pas de cette race nocive de bavards qui encombre, qui envahit la littérature. Je l’ai connu un peu, trop peu, il y a quelques vingt ans. Je n’ai pas oublié sa longue silhouette indolente, son faux détachement, cette incomparable simplicité qui le faisait perdre une soirée avec un très jeune homme inconnu avide de le connaître – et ce n’était pas lui qui parlait le plus, et ce n’était pas de lui qu’il parlait le plus volontiers. Aujourd’hui, je relis ses livres, depuis ce Feu follet, qui fut notre Confession d’un Enfant du Siècle, jusqu’au Français d’Europe, d’un si amer prophétisme, et au Récit secret, où s’inscrit la confidence de notre propre « détachement ». Non, Drieu ne « s’éloigne » pas, comme disait Montherlant de Barrès, comme déjà s’éloigne Gide – pour ne point parler des pseudo-vivants. La cause, les causes qu’un jour a voulu servir Drieu sont mortes. Lui reste. Parmi nous. Proche de nous. Qui ne sommes point ses « disciples » (qu’en a-t-il besoin ?), mais ses amis. Robert Poulet LE SUICIDE DE DRIEU LA ROCHELLE La Parisienne n° 38 – novembre 1956 D’où vient la mauvaise humeur, et ce n’est pas assez dire, la colère contenue avec laquelle j’ai lu les très belles pages qu’Emmanuel Berl consacre au souvenir de Pierre Drieu la Rochelle (1) ? C’est bien simple : ces pages tournent autour du suicide dans lequel se réfugia l’auteur de Rêveuse Bourgeoisie ; et j’en veux à celui-ci de son suicide. Je ne lui pardonne pas de nous manquer. Les commentateurs qui expliquent à journée faite qu’il devait se tuer, que c’était une conséquence naturelle de sa conduite et de sa pensée, me mettent hors de moi. D’abord parce que ce n’est pas vrai ; on conçoit dix façons dont Pierre Drieu, s’il eût franchi l’obstacle de la Libération, aurait pu continuer sa vie, sa carrière, son œuvre, sans se renier ni s’abaisser le moins du monde. Mais peut-être cette perspective étaitelle pour lui déplaire, par ce qu’elle avait de commun et, somme toute, de facile. Il y a des époques où l’on devient un martyr à trop bon compte. N’importe ! il aurait dû accepter cela, traverser la sombre nuée, gagner patiemment, en souffrant comme tout le monde, le point où de nouveau chacun pouvait prendre son allure, tenir son langage, avoir raison ou avoir tort selon son mode personnel ; et Dieu sait si le sien se reconnaissait de loin. Je crains d’autre part que les beaux messieurs trop prompts à prendre leur parti de cette mort profondément absurde et regrettable ne pensent ainsi par éloignement pour le personnage qu’eût été Drieu survivant, et pour le rôle qu’il jouerait aujourd’hui, la plume à la main. Ne veut-on pas qu’il ait été « un raté », que ses livres aient été des « livres ratés » – ce qu’on eût dit de Chateaubriand et de ses livres si l’auteur des Mémoires d’Outre-tombe avait vécu trente ans de moins ; par exemple s’il avait été fusillé comme traître, pour avoir combattu dans l’Armée des Princes ! Malgré quoi l’histoire littéraire et l’histoire des idées tiendront un grand compte de La Comédie de Charleroi, de La Valise vide et de Gilles ; il y a un esprit, né en France vers 1925, que personne n’incarna et n’exprima mieux que l’auteur de ces ouvrages sans conteste importants. Depuis dix ans, chacun peut voir que ce mort-là remonte à la surface ; il est un des fantômes (avec Simone Weil, Brasillach, Prévost, Saint-Exupéry) qui hante notre temps. Dans quelle profondeur d’oubli sombreront certains vivants qui ont en vain piétiné la terre sous laquelle gît l’homme au triple suicide ? Ceux-là, qui s’accommodent à peine de son ombre, se dépêchent de déclarer qu’il n’avait plus rien à faire sur cette terre. Comment donc ! il avait à les éblouir ! Le vrai motif Quand on considère l’actuelle vie littéraire, où les nouvelles renommées n’ont pas besoin de mourir pour donner une impression d’échec, d’imagination qui se tarit et d’intelligence qui avorte, on se dit que Pierre Drieu la Rochelle n’aurait pas eu de peine à éclipser des cadets aussi vite essoufflés. Ceux d’entre nous qui l’ont connu se représentent la manière dont sa sensibilité, tout au moins, aurait réagi aux événements et aux doctrines. Je suis sûr qu’il lui serait venu l’assurance, la tranquillité, la grande respiration harmonieuse qui manquaient à son humeur et à son style, et que l’une et l’autre exigeaient. En dépit des apparences, il n’était pas fait pour le combat ; et maintenant il n’y a presque plus à combattre, il n’y a plus qu’à tirer les conséquences des batailles définitivement perdues. Tout ce qu’il y avait en lui de hautain, de rigoureux et d’amer l’y préparait. J’entends d’ici le ton d’ironie et de générosité qu’il aurait pris ; et je me demande si ce grand artiste, par dédain pour un monde beaucoup plus raté que Blèche ou L’Homme couvert de Femmes, ne se serait pas mis à « faire de l’art », par exemple au théâtre. Quels feux n’aurait pas jetés l’auteur – encore trop rigide, par position – du Chef, de Charlotte Corday, s’il s’était donné licence d’avoir de l’esprit, dans ses pièces, comme on fait aux époques où la société n’a plus rien à perdre ! Le genre « après nous le déluge »… Quant à la critique de Drieu, elle ne valait pas cher, parce qu’il n’avait pas le cœur de penser aux livres qu’il lisait. Débarrassé des responsabilités auxquelles il s’est cramponné si longtemps, il aurait peut-être cessé d’être distrait comme… je cherche un élément de comparaison, et je n’en trouve qu’un : distrait comme un guide. On a traité de dilettante, de virtuose, de fantaisiste, l’un des rares Français de cet âge qui aient, d’un bout à l’autre de leur vie, placé les destinées de leur pays au centre de leurs préoccupations. « Je ne veux pas devenir Suisse » me dit-il un jour, et cela signifiait : « Au moment où la race humaine se distribue en grandes forces, opposées les unes aux autres, je ne veux pas que la France soit rejetée au second plan ». Les seuls dissentiments que nous ayons eus se produisirent en des circonstances où il ne se résolvait pas à avoir raison contre tous. Emmanuel Berl le dit très bien : l’un des derniers soucis de Pierre Drieu était de ne pas perdre le contact de la masse populaire, de patauger au besoin « dans la même boue » qu’elle. Et c’est là que je vois, quant à moi, la cause de son insistante évasion. La pensée qu’à ce moment un abîme le séparait de ses compatriotes, abîme qu’aucune justification, qu’aucune démonstration ne pouvait combler, déchira ce cœur si vulnérable, sous son apparence de hauteur et d’indifférence. Il ne put supporter une telle solitude morale. Les surprises de l’éternité Peut-être aussi se fit-il un monde des menus désagréments qui, dans les périodes de vindicte politique, viennent en surcroît des grandes souffrances. Il était comme les chats, qui s’exposent noblement aux pires périls, mais qu’une goutte d’eau sale sur leur échine met dans tous leurs états. La mort ne lui plaisait pas du tout, contrairement à ce que certains ont cru, sur la foi de quelques boutades ; néanmoins il ne la fuit point, quand il aurait pu. Les menottes, les geôliers, la tinette et la paillasse l’écœurèrent davantage. Il n’avait plus qu’un moyen de continuer à jouer devant eux son personnage et, tout compte fait, d’avoir de nouveau barre sur eux. Ce moyen, il le saisit. Je ne cesserai pas de m’en affliger, parce que cette victoire nous a privé d’un grand écrivain vaincu en qui, j’en suis certain, nous aurions reconnu aujourd’hui le vrai Drieu, celui que l’orgueil et la délicatesse nous ont dérobé jusqu’au bout ; si vivant pourtant au-delà de la mort qu’il agit encore sur les esprits mêmes de ceux qui ne l’ont pas connu. Pour ceux-là, ce n’est plus qu’un nom, mal éclairé par deux ou trois improvisations littéraires d’une inégalité nonchalante et frémissante ; pourtant ils se tournent comme d’instinct vers cette forme confuse. Berl a sans doute vu Drieu de trop près, dans le laisser-aller de la camaraderie, avant de se le révéler avec stupeur, dans la lumière de l’absence. Ses souvenirs, pleins de sensibilité, ont un accent de découverte tardive. Il a fallu que l’auteur de Sylvia s’approchât de la mort pour reconnaître le vrai visage de son ami, qui se cachait naguère sous un masque de détachement passionné et d’élégance négligente. ____________________ (1) Emmanuel Berl : Présence des Morts (Gallimard – 1956). Ossian Mathieu DRIEU LA ROCHELLE, AMOUREUX D’EUROPE Ecrits de Paris n° 147 – mars 1957 « Mais la Macédoine, c’est trop petit. Tous ces pays d’Europe, c’est trop petit. Même l’Allemagne, la France. C’est ridiculement petit… » (Pierre Drieu la Rochelle : Le Chef, acte I, scène VI). Si ma mémoire est fidèle, c’est Paul Hazard qui écrivait que, le XVIIe siècle ayant fini dans l’irrespect, le XVIIIe commença dans l’ironie. On pourrait, par analogie, prononcer que, le XIXe siècle ayant achevé sa longue course (il est permis d’en fixer le terme en 1918) dans la stupidité – c’est le label que lui décernait Léon Daudet – le XXe siècle l’a commencée dans un conformisme unanime. Avec la meilleure volonté du monde, on n’aperçoit aucun clivage métaphysique entre le nationalisme du Bloc et l’internationalisme des épigones de Jaurès. Toutes choses égales, il en allait de même dans la plupart des pays d’Europe Occidentale et Centrale. Pour qu’en France ce conformisme éclatât, il fallut que Briand, Poincaré, Caillaux tirassent à dia, Maurras et Bainville à hue. Barrès était déjà mort puisque, ayant perdu en l’ayant conquis son centre de gravité austrasien, il ne lui restait que le clairon posthume de Déroulède. Mais quelques hommes, nés aux environs de 1900, acteurs-spectateurs endoloris et non dupes de la comédie de Charleroi, cherchaient une voie aussi éloignée de l’impérialisme de l’Action française que des évangiles humanitaires de Briand ou de Wilson. Trop profondément Français et d’Occident pour récuser l’empirisme organisateur, ils n’acceptaient point le manichéisme romantique de l’inimitié héréditaire. Trop Européens, ils ne tardèrent pas à s’arracher à la glu d’un certain pacifisme et aux phantasmes genevois. La porte étroite de l’Europe fut consumée à la haute flamme de ces quelques pensées, dont la plus noble, la plus pure, la plus désintéressée – cela importe – fut celle de Drieu. Je crois qu’aucun Français, d’hier ou d’aujourd’hui, n’a « senti » l’Europe de manière aussi charnelle. Je crois qu’aucun n’a mené avec plus de douloureuse lucidité le combat solitaire. Combat désespéré : après Charleroi, déjà, où, dans sa musette, il avait emporté Zarathoustra, Drieu songeait au suicide. Car son pessimisme ne fut jamais, pour lui-même, roboratif. Drieu fut l’objet d’une idée dont l’avènement lui apparaissait improbable. Mais, contre vents et marées, il l’a défendue. Son Europe, il la voulait construite comme une cathédrale. Méprisant l’ambition, Drieu ne prétendait pas au rôle de maître d’œuvre, mais simplement, parmi d’autres, au rôle de maître de pierre. Que dirait-il, s’il vivait… ? Je pense qu’il condamnerait l’Europe chlorotique que l’on nous bâtit, Europe vidée de substance, émasculée, dépourvue de spiritualité, dont s’honorent les technocrates. Mais je me trompe : Drieu n’était pas dogmatique (lui a-t-on assez reproché sa « versatilité », pour blâmer ensuite son « obstination ») ! Qui sait si, avec plusieurs d’entre nous, il n’aurait soutenu que cela valait mieux que rien, encore qu’à coup sûr, ce fût trop peu… ? Ou il se tairait, car il avait trop prévu. Je ne connais pas d’écrivain politique qui fut davantage prophète, ni dont la vision eût cette précision analytique. Voyant, oui, puisque sa prédiction ne se fondait pas seulement sur les homologies historiques ou sur les relations de causalité, mais sur cette intuition qui est l’idiosyncrasie des âmes blessées d’un singulier amour de l’humanité. Humain, trop humain, comme son cher Nietzsche. Et misanthrope, néanmoins. Mais Nietzsche proférait que cette misanthropie paradoxale sourd d’un « cannibalisme » déçu. Ce qui caractérise encore Drieu, c’est une connaissance parfaitement balancée de son propre tempérament et une humilité toute chrétienne dans l’aveu de ses erreurs. En 1943, il parlait de sa fidélité « sauvage » à deux ou trois notions qu’il tenait pour essentielles : « Dès mes premiers poèmes, en 1917, j’ai voulu conjuguer l’amour de la France et l’amour de l’Europe… J’ai cherché la renaissance des valeurs d’aristocratie et d’autorité en dehors de tous les prestiges du passé et sous tous les masques où elle pouvait se dissimuler pour s’assurer l’avenir ». Mais il confessait : « Avide de spéculation, passionné de cet art périlleux qu’est la philosophie de l’histoire, intimement entraîné au risque nécessaire de la prophétie, j’ai dit beaucoup de vérités et beaucoup d’erreurs ». Ses erreurs, il les imputait à d’insuffisants voyages, à de trop brèves expatriations. « Pour briser tout à fait le réflexe petit bourgeois français », il souhaitait de longs exils. Il s’accordait cependant cette justification passionnée : « En tout cas, j’ai étreint l’âme de mon époque et je n’ai cessé de l’interroger avec une fureur de vivre qui a manqué à trop de nos guides ». On ne trouvera pas, ici, une étude exhaustive de la pensée européenne prodiguée par Drieu dans d’innombrables articles que l’on n’a jamais réunis et dans des livres oubliés. Souhaitons qu’un jour, l’un des rares fidèles s’emploie à élaborer une monographie de ce thème. La génération nouvelle y découvrirait d’éblouissantes synthèses. Pour moi, écartant délibérément des essais aussi importants que Genève ou Moscou, Socialisme fasciste, Mesure de la France, Notes pour comprendre le Siècle et les éditoriaux de Révolution Nationale, je me suis borné à relire la Chronique politique (1) où Drieu a réuni quelques-uns des articles qu’il écrivit entre 1934 et 1942, et L’Europe contre les Patries (2), dédiée à Gaston Bergery. Pour Drieu, le problème crucial, c’était l’entente franco-allemande, pierre d’angle et pierre de touche de la construction européenne (ce problème en 1957 n’est pas résolu, et l’on doute si les institutions supra-nationales dont on nous gratifie y contribueront). Son obsession, c’était l’étroitesse de nos frontières, la mesquinerie de nos nationalismes, le vieillissement de nos peuples. L’étroitesse d’abord. Il n’acceptait pas le déterminisme de l’homme né, comme lui, dans le dixième arrondissement « d’un père de Coutances et d’une mère de Neuilly », paraphrasant curieusement le mot de Poil de Carotte, et « Familles, je vous hais ». Il aurait voulu que chaque Français fit sauter sa gangue d’habitudes, ce réseau d’accoutumances qui fait qu’il vit – quel que soit son parti – deux fois sur des souvenirs : une Révolution avortée, et assez dégoûtante, et la pédagogie militaire des napoléonides. Militaire ? Jacobine, plutôt… Car du point de vue de l’Europe, Ouvrard (3) et Carnot (4) sont aussi importants que Jomini (5). Et Clemenceau autant que Joffre (« ce médiocre dont le seul avantage était d’être républicain »). L’homme du dixième arrondissement, c’est, par métaphore, le citoyen de Dijon ou de Milan, de Bruxelles ou de Berlin, de Madrid ou de Delft, l’homme qui ne veut pas comprendre qu’il n’appartient plus à son village, qu’il n’appartient plus seulement à son pays, que le temps des franchises communales est révolu, comme le temps des chartes, et que notre destin se forge sur d’autres enclumes. L’homme du dixième arrondissement, c’est celui qui refuse la forge, et qui ne veut pas être forgeron. Un pauvre fer, bon à fixer sous toutes les pattes. Aux nationalistes allemands, Drieu opposait : « Il faut être enfants comme les Polonais ou les Serbes pour être fiers d’être 15, 20, 30 millions, moins de 100 millions. Vous pourriez être 400 millions, mais avec nous et tous les autres. Ensemble, nous pourrions être 400 millions ». Il n’en appelait pas à l’intelligence du peuple allemand, mais à la compréhension de « quelques bourgeois moins bêtes que les autres, quelques chefs d’ouvriers moins bêtes que les autres ». Mais la France aussi, qui se cramponne aux fantômes de ses armées victorieuses « oubliant que les Iéna succèdent aux Rossbach, et les Sedan aux Iéna », la France qui ne revendique pas, qui se croit dépositaire exclusive d’une sagesse qui n’appartient pas qu’à elle, la France qui refuse de se fondre au creuset de l’alliance européenne. Sclérose, affirme Drieu : il faudrait que cette France mourût pour renaître, qu’elle se plongeât « dans le terrible bain de Jouvence », plutôt que de se laisser embaumer par les Américains : « Je ne veux pas que la France soit pour les Américains ce que fut Athènes pour les Romains : une vieille université retapée à coups de millions, où radotaient les ombres des grandes ombres, les derniers platoniciens, les derniers stoïciens, etc. ». Cette vocation héroïque, Drieu ne l’assigne pas à la seule France. Certes, il considère, étendant aux nations l’antique regret des poètes albigeois, que la France meurt de ne pas mourir… Mais ainsi fait l’Allemagne : « Pouvez-vous vous contenter d’être Allemands ? Il y a un siècle qu’on vous rabâche cette antienne, être Allemands. Depuis Fichte, n’en êtes-vous pas fatigués ? ». Ainsi font l’Italie, les Pays-Bas, etc. Car la communion des deux peuples, si elle est nécessaire, est insuffisante. Il est bien vrai que la France et l’Allemagne ont besoin « de la plus étroite promiscuité ». Pourtant, ce mariage « est une solution entachée de vieillerie… un rêve encore inspiré du nationalisme. Nous ne sommes pas seuls, Allemands et Français. Quand même nous voudrions nous allier avec vous, nous ne le pourrions pas, nous ne sommes pas seuls ». Et nous avons, peuples d’Occident, d’autant plus de raisons de ne pas nous satis- faire d’appariements que nous sommes guettés par une métastase de maladie que nous avons inventée, que nous avons diffusée, que nous avons rendue létale, pour parler le langage des biologistes, comme les gènes de l’hémophilie. Cela, Drieu la Rochelle l’apercevait, dès 1931, lorsqu’il condamnait ce nationalisme, cette forme de nationalisme qui se transforme, dans le système nerveux des peuples les plus lourds de passé, des peuples qui sont de très vieux Etats, en « une maladie furieuse et faible, qui, ayant épuisé sa raison d’être, tourne à vide ». Dans le même temps, ce nationalisme commence sa course « chez d’autres peuples, à peine politiquement formés ». Ayant reçu de nos vieilles patries agonisantes « des maximes et des exemples qui hâtent et enfièvrent leur croissance », ces jeunes peuples, aussi, « veulent s’enfermer dans la caque d’un territoire », ignorant que ce qu’ils nous prennent, ce ne sont pas nos leçons de vie, mais nos gènes de mort. Nos vieilles patries devraient donc à la fois se réformer au centre et se garder sur les flancs communs. Au centre, pour ne point demeurer prisonnières de leur propre inertie, qui raffine sur les particularismes ; aux flancs, contre les récurrences exotiques. « On voit, écrit Drieu, le nationalisme s’assouvir à des moments successifs, de plus en plus tard. Une ligne chronologique nous mène de l’ouest à l’est de l’Europe. Au-delà de l’Europe, toute l’Asie est gagnée par ce mouvement qui, arrivé au bout du monde, revient sur lui-même, en sorte que les plus jeunes nationalismes refluent sur les plus vieux ». Ouvrons ici une parenthèse : Drieu ne s’est jamais considéré comme un précurseur, ni comme la seule Cassandre de notre pauvre Iliade. Il ne donnait pas volontiers non plus dans l’irrationnel. Son passage à La Gerbe, auprès d’Alphonse de Châteaubriant, fut relativement bref. Cette mystique européenne (on parlerait de « mystagogie », si l’auteur de La Brière n’avait été si grand et si sincère dans ses convictions) ne lui convenait pas. On peut aimer le positivisme du jeune Auguste Comte, on suspecte ce qui, sur l’âge, s’inspirerait de l’illuminisme. De même pour Bergson : la génération qui s’est nourrie d’évolution créatrice a répudié les ectoplasmes sur lesquels le maître glosait à la fin de sa carrière. Ainsi Drieu s’est-il dépris de Châteaubriant. Cependant, il s’inscrit avec lui dans une ligne de force, une ligne de faîtes où se succèdent les grands noms de la pensée européenne : Montesquieu et Lessing, et Frédéric le Prussien. Pour ceux-là – il en reste, grâce à Dieu –, l’Europe constituait ce que l’Allemand Adelung (6) appelait, en 1762, ein bewunderswürtiges Ganze, un ensemble, un total rayonnement et digne d’admiration. Drieu aspirait à une résurgence du courant qui prévalut au XVIIIe siècle, lorsque les philosophes, les bourgeois, les artistes, cherchaient à maçonner l’âme européenne, lorsque les peuples de la périphérie eux-mêmes « que leur éloignement, que le caractère particulier de leur langage, que leur individualisme, semblaient exclure du mouvement général » (P. Hazard : La Pensée européenne au XVIIIe siècle ) tendaient à s’y rallier. Il y a parfois, entre des esprits apparemment divergents, de secrètes accointances. Je suppose que Drieu et Paul Valéry se détestaient, qu’ils se vouaient, inconsciemment, l’exécration réciproque de l’homme d’action et de l’homme de cabinet (ainsi en allait-il, en tout cas, entre Gide et Drieu). Pourtant des atomes crochus, des affinités électives les unissaient dans une semblable invention. L’avant-propos des Regards sur le Monde actuel fait écho à L’Europe contre les Patries, et les Notes pour comprendre le Siècle prolongent les Notes sur la Grandeur et la Décadence de l’Europe. Cette confession, en tout cas, que l’on trouve en 1931 sous la plume de Valéry, on pourrait l’imputer au Drieu de 1914 : « Je n’avais jamais songé qu’il existât une Europe. Ce nom ne m’était qu’une expression géographique. Nous ne pensons que par hasard aux circonstances permanentes de notre vie ; nous ne les percevons qu’au moment qu’elles s’altèrent tout à coup. Notre inconscience à l’égard des conditions les plus simples et les plus constantes de notre existence et de nos jugements rend notre conception de l’histoire si grossière, notre politique si vaine, et parfois si naïve dans ses calculs ». Condorcet n’avait-il point soutenu lui aussi quelque chose d’analogue ? Cette naissance à l’Europe – ou, pour paraphraser le calembour qui sert de titre à un ouvrage de Paul Claudel, cette co-naissance de l’Europe et à soi-même, Drieu l’a éprouvée sur les champs de bataille de la Grande Guerre. Ce fut d’abord la tentation de l’orgueil : « Le diable me prend et me transporte au-dessus du champ de bataille. Je n’accepte pas la totale fatalité de servir, d’être perdu dans la masse ». Pourtant, ces hommes qu’il méprisait à Charleroi, il est retourné auprès d’eux, pour les quitter encore, cherchant « l’équilibre entre eux et moi, entre mon orgueil dont ils avaient besoin et leur humilité qui est ma base ». Mais Drieu repousse la tentation diabolique, parce qu’au-delà de ses propres alternances, il découvre le service de l’Europe. Il ne veut plus songer au panache, et voici l’acte de contrition : « Il me fallait des années pour comprendre – ces années où il s’était battu –, pour être avec les hommes ». Dès lors, Drieu cherche, à travers les formules et les systèmes qui se proposent et qui s’affrontent, une synthèse qui, sans tuer les patries spirituelles, les patries fécondes d’énergie et de génie, permette de faire litière des nationalismes qui conduisent l’Europe à l’abîme. Dans une des nouvelles (Le Déserteur) qui composent La Comédie de Charleroi, il y a une diatribe ou plutôt une imprécation qu’on aimerait reproduire dans son intégralité, parce qu’elle est la quintessence de la pensée européenne de Drieu. En voici la conclusion : « Je voudrais voir une patrie européenne triompher sur les autres. Ce serait drôle. Vous voyez cela, ce délire, ce ridicule immense. Nous avons déjà eu l’orgueil imbécile des Romains. L’orgueil sournois des Français, des Anglais d’aujourd’hui... Et l’orgueil tonitruant des Italiens, des Allemands. Je n’aime pas cette humanité, tout entière empêtrée de nos jours dans la morgue politique ». Or on a vu, en 1940-1944, une patrie européenne triompher sur les autres, et Drieu la Rochelle se rallier, dans une certaine mesure, à sa victoire. S’est-il déjugé ? Y a-t-il contradiction entre sa « haine » des nationalismes et son acceptation subite de « l’orgueil tonitruant des Allemands » ? Je ne le pense pas. A vrai dire, et comme beaucoup d’intellectuels de la Colla- boration, Drieu croyait à la pureté des intentions européennes de l’Allemagne. Il voyait même, dans son triomphe, l’avènement probable de beaucoup d’idées qu’il avait défendues. Nul ne saura jamais s’il avait tort ou raison, puisque, l’Histoire en ayant décidé autrement, nous ignorons de quelle manière, victorieuse, l’Allemagne aurait organisé l’Europe. D’autre part, Drieu estimait que l’âme et la structure de l’Europe seraient bien davantage menacées par une victoire des Américains et des Soviets. Il s’est d’ailleurs expliqué dans un long article : Hégémonie, Fédération, Hiérarchie, publié en 1942 dans la revue Idées, et repris dans la Chronique politique, sur le soutien qu’il apportait à l’Allemagne. On aurait mauvaise grâce à contester que certaines de ses vues aient été vérifiées par l’événement. « Personne en France, dit-il, ne songe plus sérieusement que la France puisse vivre seulement par elle-même et pour elle-même, qu’elle puisse se dérober et se sauver dans sa solitude ». La France seule, ou la seule France, ce ne saurait être désormais que l’aveu d’impuissance d’une pensée « qui a été magnifique, mais qui a vieilli » ou « … cela est conçu comme une étape ». C’est que parmi les Français, dès ce temps-là, et parmi d’autres peuples d’Europe, les uns louchaient vers l’U.R.S.S., les autres vers les Etats-Unis, d’autres enfin vers l’Allemagne. Cet éclatement de l’opinion, à l’intérieur de nos pays, n’a cessé de s’accentuer. Ceux qui sont américanophiles, par « nécessité », et ceux qui sont russophiles, par dépravation, ne considèrent certainement pas aujourd’hui qu’il s’agisse « d’une alliance fortuite, valable pour la durée d’une guerre » mais d’une sorte de greffe sur un « noyau dur, résistant, dont le mérite et le prestige sont de pouvoir conserver dans son orbite les formes qu’il attire » et qui, en échange, se permet, exige tous les empiétements. « Qui pourrait affirmer, poursuit Drieu, que les Etats-Unis victorieux ne seraient pas davantage sollicités par l’Asie et l’Afrique que par l’Europe ? Quant à l’U.R.S.S., sa doctrine même exclut toute possibilité de fédération européenne : ce serait le despotisme dans ce qu’il a de plus barbare. Reste l’Allemagne, à condition qu’elle ne se révèle pas inférieure à sa tâche, faute de quoi l’Europe serait livrée à la rébellion et au chaos. » On aperçoit que Drieu n’accordait à l’Allemagne qu’une confiance réticente, acceptant son hégémonie comme un risque calculé, puisque, dans son optique, l’Amérique elle-même, à la faveur de ses crises économiques, s’abandonnerait au communisme. Dès lors, il lui apparaissait plus nécessaire encore que les pays d’Europe renoncent au nationalisme intégral, à « l’antagonisme patriotique » et qu’ils s’intègrent. Seulement, il exprimait ce postulat : dans toute fédération, il y a une hégémonie. Or la France est devenue trop faible pour assurer le rôle de puissance tutélaire dans l’espace européen. Il faut donc admettre, sans hypocrisie, que si l’on récuse les Etats-Unis et la Russie soviétique, il ne reste que l’Allemagne. Sous condition, encore une fois. Une hégémonie ne doit pas être un despotisme : « L’hégémonie d’une nation dans une fédération de nations se tempère en se transfigurant dans la hiérarchie de ces nations, dans la gradation des obligations et des charges ». Il serait trop commode de prétendre que tout cela ressortit au domaine de l’utopie. Et injuste d’en déduire que Drieu perdit le sens de la France. Son article commençait par cette profession de foi : « On ne peut vivre que par sa patrie. Mais peut-on vivre seulement par sa patrie ? Une patrie ne vaut que par l’idéal qui y est incarné. Or cet idéal, c’est ce qui la dépasse, c’est le vœu qui la pousse hors d’elle-même. Foin d’une patrie qui ne veuille pas devenir un Empire. Si ma patrie n’était que cette circonscription de terre, pourrais-je encore l’aimer ? Non. Ou alors, si je m’en contentais, ce serait renoncer à moi-même. Car en moi, il y a moi et ce qui veut être plus que moi ». Foin aussi, par conséquent, des patries qui se résorbent jusqu’à n’être plus que néant, en aspirant à n’être qu’elles-mêmes. Dans sa conclusion à L’Europe contre les Patries, Drieu professe que les hommes s’attachent aux institutions qui, au sens propre, les nourrissent : « Ils iront donc à l’Europe et abandonneront les vieilles patries », incapables de leur assurer du pain. Cela doit être une des raisons de notre optimisme, que les nécessités politiques grignotent des nationalismes épuisés à force de s’être étrillés l’un l’autre, que cette alimentaire raison d’Etat européenne nous arrache à une hibernation dont nous n’aurions que trop tendance à nous accommoder. « L’Europe viendra à bout des patries qui la déchirent » en vertu d’impératifs virulents et éternels : l’appétit et le travail. Entre autres. Par le biais de l’économie, Drieu rejoint ainsi les doctrines et les institutions que l’on « perfuse » à notre continent réduit. Il pressent que, pour s’égaler aux autres sociétés humaines, pour conserver ses traditions, et simplement pour subsister, il est indispensable que l’Europe assimile et développe les nouvelles techniques, qu’il ne suffit point de se glorifier de savants initiateurs, qu’il faut aussi exploiter – c’est devenu impossible à l’échelle de l’une de nos patries, isolée – les merveilles qu’ils nous révèlent. De quoi sert-il, en effet, qu’un biologiste français découvre un vaccin, que tel physicien allemand découvre une application inédite de la mécanique ondulatoire s’ils doivent se rendre en U.R.S.S. ou aux Etats-Unis pour qu’on leur procure les conditions de travail nécessaires au développement de leurs découvertes ? Et s’il faut que les nations d’Europe vendent leur droit d’aînesse pour bénéficier d’un progrès engendré par leurs propres fils ? Cela ne signifie point que Drieu s’abandonne aux prestiges d’un marxisme larvé, à la fameuse primauté de l’économique. Au contraire, il condamne en bloc « ces vieux jardiniers, ces vieux cuisiniers, ces vieux gardiens de musée qui veulent faire comme les camarades et qui se mettent à donner dans l’industrie à tour de bras ». Là n’est point le salut. Pas plus que dans les « mystiques à bon marché » que dispensent journaux, radios et cinémas. Le salut est dans la révolution spirituelle de l’Européen, dans ses retrouvailles avec ce prodigieux instinct qui, jadis, le hissait au-dessus de lui-même et qui soumettait les arts et les lettres au premier commandement. « Autrefois, soupire Drieu, on vivait. Aujourd’hui, la vie s’est arrêtée, on définit le passé. » Phrase réactionnaire, mais point tellement surprenante chez ce paradoxal sectateur de Doriot. Drieu a toujours craint d’être dupe. Il n’a jamais consenti – ou rarement – à souscrire les arrêts de mort rendus par les hommes politiques. Il n’a jamais admis que la société contemporaine lui donnât des idées : « Ce n’est pas la société qui fait les idées ». Il se voile la face devant une culture de balivernes : « Une culture aujourd’hui, c’est une nomenclature fixée par les ministères et les agences de tourisme. Je n’en veux pas, je ne veux pas me battre pour une chose frelatée ». D’ailleurs, plus on se bat – au sens de faire la guerre – pour une culture, plus elle se dessèche, moins elle est « digne d’amour ». Et c’est ici que l’on découvre la nostalgie de ce chrétien, de ce catholique qui n’a pas su l’être : la Cité européenne à quoi il aspirait, nous la connaissons. C’est celle de Fustel de Coulanges, étendue. Il me semble que deux suicides n’ont pas déshonoré les hommes qui les ont perpétrés aux deux extrémités de cette guerre : celui du Docteur Martel (7) et celui de Drieu. Il me semble que, dans sa compréhension infinie, la Providence jugera ce que nous n’avons pas le droit de juger. « Filz, dit l’Internele Consolacion, je sui le Seigneur confortant en jour de tribulacion. Vien à moy quant il ne t’est pas bien. Ce qui grandement empesche consolacion celeste c’est que trop tart tu te convertis à oroison. » Drieu n’a pas su attendre… ____________________ (1) Gallimard – 1943. (2) Gallimard – collection « Les Essais » (n° 2) – 1931. (3) Du Directoire à la Restauration, Gabriel Julien Ouvrard (1770-1846) fut le principal fournisseur des armées françaises. Banquier de Napoléon, il fut emprisonné à plusieurs reprises pour bénéfices frauduleux (note A.D.L.R.). (4) Lazare Carnot (1753-1823), officier du génie, membre du Comité de Salut public, réorganisa les armées de la Convention après le désastre de Neerwinden. Adversaire de Robespierre et de Saint-Just, il contribua au 9 Thermidor. S’opposant ensuite à la proclamation de l’Empire, il se retira de la vie politique jusqu’en 1814. La France étant alors menacée d’invasion, il accepta de défendre Anvers. Ministre de l’Intérieur durant les Cent-Jours, banni par Louis XVIII, le régicide Carnot s’exila à Varsovie, puis à Magdebourg. Ce stratège fut aussi un mathématicien remarquable, père de la géométrie moderne (note A.D.L.R.). (5) Antoine Henri, baron de Jomini (1779-1869), général et théoricien militaire suisse, servit la France de 1804 à 1813. Après la bataille de Bautzen, il offrit son épée à la Russie. Il commanda l’armée du Tzar contre les Turcs (1828-1829) et fonda l’Académie militaire de Saint-Pétersbourg. Il est l’auteur d’une Histoire critique et militaire des Guerres de la Révolution (quinze volumes – 1819 / 1824), d’une Vie politique et militaire de Napoléon (quatre volumes – 1827) et d’un important Précis de l’Art de la Guerre, publié en 1837 (note A.D.L.R.). (6) Johann Adelung, philologue né en Poméranie en 1732 et mort à Dresde en 1806, a composé des ouvrages d’histoire de la Culture. Proche de l’esprit des Lumières, il a publié de nombreux travaux de grammaire. Il s’attache (particulièrement dans son Dictionnaire allemand ) à fournir éclaircissements étymologiques et sémantiques. Principaux titres : Essai d’une Grammaire complète du haut Allemand en 5 volumes (1774-1786), Leçons de Langue allemande (1781), Mithridate et la Linguistique générale (1806) (note A.D.L.R.). (7) Préférant la mort à la honte de la défaite, le chirurgien Thierry de Martel se suicida lors de l’entrée des armées allemandes à Paris. Il était le fils de la romancière Gyp (note A.D.L.R.). José-Manuel Infiesta DRIEU LA ROCHELLE LA INTELECTUALIDAD PERSEGUIDA (1) DRIEU LA ROCHELLE L’INTELLIGENCE PERSÉCUTÉE El Martillo n° 2 – novembre 1977 « Puisque l’ordre bourgeois et la culture qu’il produit tendent d’un train rapide vers la mort, puisque le machinisme capitaliste, possédé par le démon de la quantité pure ne sait créer qu’une humanité d’esclaves dans un univers frustré de toute valeur spirituelle, où placer ma foi sinon dans la Révolution ? Elle est mon espérance, mon symbole, mon lieu » (Pierre Drieu la Rochelle : Les Derniers Jours – 1927). Drieu la Rochelle, cet auteur français qui commence à être connu en Espagne grâce à la traduction de l’un de ses romans – toute première traduction publiée depuis 1945 (2) –, s’inscrit au sein de la prolifique génération d’écrivains de l’entre-deuxguerres, première génération pour qui les patries abandonnaient leur importance antérieure pour tourner leurs regards vers une réalité nouvelle : l’Europe. Cette Europe qui pour Drieu se formait déjà, jour après jour, dès les années vingt, dans la mentalité de chaque Européen : « Peu importe que l’Europe que je propose soit celle qui se fera : l’important c’est que je vous incite à penser en Européen » (Genève ou Moscou). Drieu est né à Paris en janvier 1893. Dès l’adolescence, il se plongea dans la lecture de Nietzsche, Schopenhauer, Barrès, D’Annunzio. En 1920, ses relations avec le groupe surréaliste s’intensifièrent. Il devint l’ami intime d’Aragon et, plus tard, de Breton et d’Eluard. Ses sympathies envers ce mouvement intellectuel se doublaient d’un intérêt pour le marxisme, qu’il observa tout au long des années vingt. Mais lorsqu’il constata l’abîme profond qui séparait les paroles des faits, il rompit définitivement avec Aragon (1925), publiant La véritable Erreur des Surréalistes. Ses convictions marxistes s’effondreront peu à peu devant l’évidence d’une réalité indiscutable : la dictature bolchevique en Russie. En 1928, dans son essai Genève ou Moscou, il affirmait déjà : « Il faut élever nos aspirations par-delà le capitalisme et le communisme ». Bien plus tard, au seuil de la mort, il devait se rappeler ces années de transition, de recherches, d’hésitations : « Ni la vieille droite ni la vieille gauche ne me plaisaient. J’ai suffisamment examiné tous les partis en France et j’ai été amené à les mépriser tous. J’ai songé à devenir communiste, mais ce n’était qu’une expression de mon déses-poir. A partir de 1934, j’ai trouvé la fin de mes doutes et de mes hésitations. En février 1934, j’ai définitivement rompu avec la vieille démocratie et avec le vieux capitalisme » (Exorde, in Récit secret). Comme celle de tant d’auteurs de ce temps, la pensée de Drieu la Rochelle n’est pas facile à « étiqueter » si l’on s’en tient au carcan du conformisme politique : sa dénonciation de la pusillanimité et du conservatisme rance des droites n’a d’égal que la virulence de sa critique de l’hypocrisie et du pseudo-progressisme des gauches. Elle est tout entière contenue dans un paragraphe de Socialisme fasciste (1934) qui, trente ans après son suicide, garde toute son actualité : « Profondément, les mondes de la droite et de la gauche se tiennent et ils ne peuvent se séparer. Les uns et les autres dans le cadre national, les uns et les autres à cheval sur toutes les classes, ils participent au système économico-politique de la démocratie capitaliste. Le monde radical et socialiste est surtout attaché au côté démocratique du capitalisme, mais en défendant la démocratie, il défend le capitalisme qui en profite. Le monde nationaliste est plutôt attaché au côté capitaliste de la démocratie, mais il est emmêlé dans les affaires avec le monde de la démocratie (…). L’extrême gauche est incapable de détruire le capitalisme de même que l’extrême droite est incapable de détruire la démocratie, parce que les deux factions modérées de droite et de gauche se soutiennent l’une l’autre ». Les relations de Drieu avec des écrivains célèbres de son temps sont intenses. Son nom figure parmi les plus marquants de la jeune génération littéraire, entre ceux de ses amis Huxley et Malraux. Mais son esprit inquiet ne connaît guère le repos. En 1931, il refuse la Légion d’honneur – qu’acceptent pourtant nombre d’artistes dits d’avant-garde. Anticonformisme radical qu’il résumera un peu plus tard de façon laconique : « Nous ne voulons ni victoire électorale ni frisson académique ; nous voulons une révolution ! ». Le noyau de sa pensée idéologique prend une forme définitive dans L’Europe contre les Patries (1931), ainsi que dans la série de conférences qu’il donne en République Argentine durant l’été 1932 (3). Il y exalte cette nouvelle nation européenne qui doit sublimer les patriotismes locaux et qui, à n’en pas douter, sera une construction uni-que dans l’histoire des hommes. Drieu passera dès lors aux yeux des critiques pour l’un des défenseurs les plus acharnés de l’unité de notre continent. Cette Europe apparaît à ses yeux comme l’unique force capable de freiner les impérialismes, de l’Est comme de l’Ouest. Un an avant sa mort, il expose dans Perspectives socialistes (4) ses regrets de n’avoir pas été suivi : « Je souhaiterais que l’idéal d’un socialisme humain et souple pour l’Europe, en face de l’étatisme capitaliste de l’Amérique et au capitalisme d’Etat russe, soit représenté par l’Allemagne sous une forme révolutionnaire. Les masses ne peuvent s’ébranler pour la défense de l’Europe que si le mythe d’Europe et le mythe du socialisme se sont clairement unis et si cette union se manifeste par des actes décisifs ». En 1934, Drieu publie Socialisme fasciste et, en 1936, une petite plaquette intitulée Doriot ou La Vie d’un Ouvrier français. L’Europe, en ces années-là, est anxieuse. L’idéologie fasciste séduit un nombre sans cesse croissant de penseurs, d’écrivains européens. Parmi eux, Drieu qui – dix ans plus tard – avouera : « Pour moi, le fascisme c’était le socialisme… La seule chance restante du socialisme réformiste, étant exclue la méthode communiste, l’intrusion russe » (Journal 1944-1945, in Récit secret). En octobre 1941, il participe au Congrès des Ecrivains européens à Weimar. Son activité journalistique est énorme… Durant les années de guerre, il fait un retour sur lui-même. Introspection : « C’est par la guerre que j’ai connu l’amour » avait-il déjà écrit en cette lointaine année 1917. Il y a, chez lui, identification entre sentiment et idéologie, entre conception du monde et devoir ; cette identification forme son caractère propre. Drieu possède la pleine conscience de son schéma idéologique : il sait quelles pourraient être les solutions aux maux de son temps, aux blessures de cette Europe qu’il a tant aimé, pour laquelle il a tant lutté, et qui se perd dans la plus grande guerre civile de l’Histoire. Drieu qualifie sa pensée politique de diverses manières. Les mots de socialisme européen nous semblent les plus appropriés. Dans la synthèse du socialisme et du nationalisme européen, il voit la « ressource du XXe siècle » (Notes pour comprendre le Siècle). L’exposé révolutionnaire de toute son œuvre journalistique a un sens clair : pour lui, la finalité suprême consiste à sauver l’Europe de la décadence capitalomarxiste, de la consommation élevée au rang de divinité. « Il me semble que la Révolution est toute ma vie, toute ma jeunesse. Rien de plus généreux, de plus grand, de plus pur » (Charlotte Corday). Ses grands textes littéraires expriment une prise de position existentielle radicalement en-dehors des archétypes bourgeois. Sa rébellion est patente dans les lignes suivantes – qui ne sont que la conséquence logique de son inquiétude (et dont le personnage de Gilles sera souvent le porte-parole) : « Nous sommes les hommes d’aujourd’hui. Nous sommes seuls. Nous n’avons plus de dieux. Nous ne croyons ni à Jésus-Christ ni à Karl Marx. Nous sommes seuls. Nous ne croyons plus à rien. Nous croyons à tout. Nous ne croyons qu’au sang qui coule dans nos veines. Dans ce sang est tout le sang du soleil. Adieu, les généraux qui perdent les guerres. Adieu, les princes qui perdent leur couronne. Adieu, les banquiers qui perdent leur argent. Adieu, les socialistes qui perdent les révolutions » (5). « Il faut savoir mourir jeune » pensait Drieu. En août 1944, il tente de se suicider. Transporté à l’Hôpital américain de Neuilly, il fera une deuxième tentative. Et en réchappera. Il se cachera ensuite chez des amis, aux environs de Paris – pendant que se formaient les pelotons de fusilleurs. L’année précédente, on lui avait proposé l’asile suisse. Il l’avait refusé. « La vie d’un homme ne vaut que s’il est prêt à la donner pour une cause supérieure à la vie » lit-on en filigrane dans L’Homme à Cheval. En mars 1945, la presse communiste française attira l’attention sur son cas ; le 15 du même mois, en pleine répression, un mandat d’arrêt fut délivré. Dans la nuit du 15 au 16, Drieu quit-tait volontairement le vie (gaz et gardénal). Le mardi 20, il était enterré au cimetière de Neuilly. Dès la mi-septembre 1940, il avait résumé son credo en une phrase : « Un peuple qui n’a que le sens du confort ne se prépare à rien de ce qui est la vie, la vraie vie » (6). Son œuvre politique, comme celle de certains de ses contemporains, est quasi interdite de réédition dans son propre pays. Les historiens qui font preuve d’un minimum d’objectivité reconnaîtront que si la censure existait en Allemagne hitlérienne, elle existe aussi dans les plouto-démocraties occidentales. Ni la première ni les secondes ne méritent nos applaudissements. A l’injustice qui devait le frapper après la mort – et que le temps ne manquera pas de réparer –, il avait répondu par avance, avec noblesse : « D’abord, je ne reconnais pas votre justice. Vos juges sont choisis et vos jurés sont choisis d’une façon qui écarte l’idée de justice. Je préférerais la cour martiale, ce serait de votre part plus sincère, moins hypocrite. Ensuite, ni l’instruction ni le procès ne sont menés selon les règles qui font la base même de votre conception de la liberté. (…) Je vais être condamné comme tant d’autres par quelque chose d’assez transitoire et éphémère. Je ne plaide pas coupable, je considère que j’ai agi comme pouvait et devait agir un intellectuel et un homme, un Français et un Européen. En ce moment, je ne rends pas de comptes à vous, mais selon mon rang, à la France, à l’Europe, à l’homme » (Exorde). Au-dessus de son grand corps brisé s’élève, comme une gifle aux vainqueurs, ce chant que la Mort inspire aux martyrs : « O mort, je ne t’oublie pas. O vie plus vraie que la vie. O chose indicible qui est au-delà de la vie plus vraie que la vie. Non pas au-delà, en deçà. C’est le noyau de mon être que je veux atteindre » (Journal 19441945). Traduction : Daniel Leskens. ____________________ (1) Le mot intelectualidad signifie intellectualité. La intelectualidad désigne aussi l’ensemble de la classe intellectuelle. Dans le contexte de l’article, j’ai préféré traduire ce mot par intelligence (n.d.t.) (2) El Fuego fatuo (Le Feu follet). Traduction : Emma Calatayud – Alianza – 1975). (3) Ces conférences traitaient de la crise de la démocratie. (4) Révolution Nationale n° 126 (11 mars 1944). (5) Le Chef (Gallimard – 1944), acte II. (6) Un Homme marche dans Paris (La Gerbe n° 10 – 12 septembre 1940), repris dans Chronique politique (Gallimard – 1943), pp. 253-257. Jean Mabire CESSEZ DE JOUER AVEC DRIEU ! Le Français n° 99 – 15 mars 1995 Les morts ont-ils le droit de n’être pas trahis ? Cinquante ans avant le départ volontaire et définitif de Pierre Drieu la Rochelle, il faudrait quand même l’arracher à des héritiers pour le moins abusifs. Drieu, malgré tout ce qu’il a écrit, continue à rester le grand incompris, l’énigmatique capital. Pour « sauver » sa mémoire, certains de ses amis littéraires, qui n’étaient pas de son bord politique, ont voulu faire croire qu’il avait renié à la fin de sa courte vie – à peine un demi-siècle – le camp qu’il avait volontairement choisi. Tout cela parce qu’il ne croyait plus à la victoire allemande ! Il s’en est pourtant longuement expliqué dans ses derniers articles de Révolution Nationale, que l’on aurait, en toute logique, bien fait de republier dans l’édition pirate du Français d’Europe, dont ils sont la conclusion. Son Journal 1939-1945 ne recèle aucune ambiguïté. D’où le scandale lors de sa parution chez Gallimard. Ce qu’il reproche aux Allemands, c’est de ne pas avoir été véritablement nationaux-socialistes dans leur tentative d’organisation continentale. Ce n’est certes pas de leur brutalité dont il fait grief, mais, au contraire, de leur timidité. Pas une seconde ne lui vient à l’idée de reprocher à Hitler des actes criminels (il a d’ailleurs la même attitude vis-à-vis de Staline), mais seulement de manquer à sa vocation révolutionnaire pour se conduire comme un conservateur à la mode du siècle dernier. Jamais Drieu ne pensera qu’il avait tort de choisir le camp qui fut le sien. Il pensera seulement que cette cause ne fut pas défendue avec assez de volonté novatrice. Position embarrassante, mais cent fois explicitée. On peut, certes, ne pas l’approuver. Mais on ne saurait présenter Drieu comme un timide ou un hésitant, encore moins comme un repenti ! On pourrait lui reprocher de ne pas avoir défendu ses idées les armes à la main. C’est oublier que, grand blessé de l’autre guerre, il n’en était plus physiquement capable. Mais comme le soldat de la dernière cartouche, pas un instant il ne songea à sa survie. Sa mort volontaire n’est pas celle d’un désespéré. C’est celle d’un combattant sachant qu’il n’est pas d’autre témoignage que le sacrifice. Craignant que l’ennemi l’épargne, il choisit lui-même sa fin. Lisez donc Récit secret ! On comprend mal pourquoi certains se réclament aujourd’hui de Drieu, alors que leurs idées sont exactement à l’opposé des siennes. Il n’eut que deux passions politiques dans sa vie : l’Europe et le socialisme. L’Europe, quelle qu’en soit la forme et quel qu’en soit le chef. Non l’Europe des Nations ou l’Europe aux cent drapeaux, mais l’Europe à la fois continent et nation, idée et Etat. Il le clame dans un de ses poèmes : Trois cents millions d’humains chantent dans un seul camp / Un seul drapeau rouge à la cime des Alpes. Jeune guerrier meurtri dans sa chair et dans son âme, il a pris, définitivement, au lendemain de la grande tuerie fratricide, la mesure de la France. Il n’aura plus désormais d’autre rêve que la démesure de l’Europe. Homme de droite pour les gens de gauche et homme de gauche pour les gens de droite, il échappe à notre misérable hémiplégie. Il se veut à la fois aristocrate et homme du peuple. Relisez ses livres et ses articles. Le fait national s’y estompe à chaque page derrière le rêve socialiste. Alors, que l’on cesse de l’embrigader post mortem dans un camp politique qu’il eut récusé en bloc. Avec une volonté totalitaire et barbare qui n’est certes plus de mise aujourd’hui. Non, Drieu n’est pas de notre temps. Il appartient, par toutes ses fibres intellectuelles, sentimentales, physiques mêmes, à la première partie du XXe siècle. Il n’a rien à voir avec le monde actuel et son humanitarisme moralisateur. Qu’en sera-t-il au XXIe siècle, qui s’approche à grands pas ? Il devait avoir son idée là-dessus, le grand silencieux. A voir son sourire amer, on peut imaginer que des temps terribles nous attendent. Il n’est de vrais prophètes que ceux qui annoncent l’Apocalypse. Marcus Ansgar Reese DRIEU LA ROCHELLE ET LA MÉTAPHYSIQUE DU COMBAT Bulletin des Amis de Drieu la Rochelle n° 21 – juillet 1999 Drieu la Rochelle – qui s’est suicidé et n’a renforcé son peuple d’aucun enfant – n’est pas précisément un modèle à proposer à la jeunesse. Par ailleurs, il semble bien qu’il n’ait jamais voulu l’être… Lorsque Max Scheler passait pour le phare de la philosophie catholique en Allemagne, le Cardinal-Archevêque de Cologne l’admonesta paternellement, dit-on, à propos de ses nombreuses affaires galantes. Scheler aurait répliqué : « Eminence, un phare vous indique le chemin, mais il ne vous accompagne pas ». Quant à Drieu, c’était un écrivain, ce que l’on a curieusement tendance à oublier. C’était un penseur, un artiste, un créateur. Les enfants de Drieu, ce sont ses livres, et ce sont eux qui peuvent assurément nous servir de guides, si nous voulons bien « nous lancer » et les lire attentivement. Comme Scheler, Drieu s’occupait de métaphysique en frôlant la doctrine catholique, malgré l’influence décisive de Nietzsche : « hérésiarque », il se mouvait, si l’on peut dire, aux marges de la Foi, cherchant à saisir les fondement de l’Etre. Les résultats de cette quête se retrouvent, sous une forme particulière, dans ses œuvres de fiction. Il faut savoir que la poésie – au sens large du terme, donc aussi un certain type de romans – peut nous enseigner la métaphysique de la façon la plus agréable. Mieux, elle peut nous faire sentir ce que les ouvrages théoriques ne peuvent que nous faire comprendre. On a dit qu’à la fin de Gilles, cette énorme dénonciation de la décadence occidentale, le héros s’arrange pour se faire tuer et que cette disposition marque une étape du chemin vers le suicide qu’a emprunté le romancier. Nous ne voulons pas discuter de l’évolution suicidaire de l’auteur parce que pour le lecteur discipliné du roman, qui n’est pas une autobiographie, elle n’a aucun intérêt (1). L’interprétation qui veut que Gilles mette fin à ses jours, nous la contestons parce que le texte la contredit. Au front, pendant la Guerre d’Espagne, Gilles, simple journaliste, décide de rester aux côtés des Franquistes pour défendre une arène tauromachique, encerclée par les Républicains supérieurs en nombre : « Le bruit. V’lan. Eh bien ! oui, ces mortiers allaient écraser ce lieu de sang. La gageure le fascinait. Rester. Tâter le destin. « (...) Dieu ? Il ne pouvait l’approcher que par ce geste violent de son corps, ce geste dément le projetant, le heurtant contre une mort sauvage. « Il revint à pas lents... le bruit, v’lan. Les mortiers tiraient trop court, en avant de la façade. Des hommes s’affairaient dans l’ombre, devant la porte. Ils faisaient une barricade. « Qu’arrivait-il ? Etait-ce une forte offensive qui allait balayer toute la région d’un seul coup ? Ou seulement un coup de surprise qui serait sans lendemain ? Il fallait défendre le lieu des taureaux. « Il tourna dans l’escalier. Un blessé, sur les marches, gémissait : – Santa Maria. « Oui, la mère de Dieu, la mère de Dieu fait homme. Dieu qui crée, qui souffre dans sa création, qui meurt et qui renaît. Je serai donc toujours hérésiarque. Les dieux qui meurent et qui renaissent : Dionysos, Christ. Rien ne se fait que dans le sang. Il faut sans cesse mourir pour sans cesse renaître. Le Christ des cathédrales, le grand dieu blanc et viril. Un roi, fils de roi. « Il trouva un fusil, alla à une meurtrière et se mit à tirer, en s’appliquant » (page 686 de l’édition « Folio »). Dans cette scène finale, dont la plasticité tient à ce que Drieu évoque et suggère au lieu de décrire, il est possible de ressentir l’émotion du moment où le héros comprend l’essence du sacrifice. (Le monologue intérieur déclenché par la prière du blessé est le seul que comporte le roman : la voix de Gilles remplace celle du narrateur.) Un examen des enjeux religieux, comme l’idée de la conservation de l’héritage païen par le christianisme, mènerait trop loin ici, mais nous retenons ceci : le lien qui, au moment décisif, le relie à Dieu (2) modifie les facultés du héros. Celui qui a voulu se sauver (« Pourquoi être là ? (...) Il fallait filer » – page 684), puis se heurter aveuglément « contre une mort sauvage », se met enfin à tirer sur l’ennemi, « en s’appliquant », derniers mots du roman : le combattant se maîtrise entièrement et laisse à Dieu le soin de décider de son sort. Il y a désormais unité du corps, de l’âme, de l’intellect et de la conscience (il est fait allusion à tous ces aspects de la personne de Gilles au cours de la séquence finale), et c’est une unité efficace mise au service d’une cause désintéressée. Le texte ne dit pas si Gilles meurt, la situation posée est incertaine, la fin ouverte. L’essentiel, ce n’est donc pas la mort ou la survie du héros, mais plutôt la transformation spirituelle qui lui permet d’accéder à une forme supérieure. On peut remarquer que l’ultime expérience guerrière de Gilles est, malgré la présence des Espagnols, solitaire. Dans L’Homme à Cheval, roman plus idéal, plus détaché, nous trouvons des éléments d’une métaphysique du combat qui repose sur le concours et la communion des compagnons d’armes. (Dans La Comédie de Charleroi, Drieu avait déjà illustré l’échec d’une réalisation spirituelle à travers une charge de fantassins.) A un degré inférieur, une force belliqueuse peut être créée par le chant en commun, et c’est ce que Drieu illustre et suggère dans la première partie de L’Homme à Cheval, juste avant la fameuse bataille d’Aguadulce, quand les cavaliers putschistes marchent contre l’ennemi : « Avec une voix que je ne m’étais jamais connue, j’entonnai le chant des cavaliers d’Agreda. Alors, il sembla que toute l’animalité que nous traînions après nous s’éveillait à la beauté inouïe du site : les chevaux tirèrent le cou, agitèrent leurs gour- mettes d’acier et deux ou trois hennirent ; les âmes des hommes, au refrain, s’élevèrent d’un seul élan au-dessus d’eux-mêmes, qui se dandinaient sur les montures » (page 43 de l’édition « L’Imaginaire »). L’effort du chant réalise l’union des âmes et engendre une force inexplicable d’un point de vue mécaniste, dont les réactions des chevaux, évoquées de façon pittoresque et concise, sont la manifestation visible. La puissance métaphysique devient une puissance saisissable. Ce que nous avons vu jusqu’ici, c’est la mise en valeur d’une réalisation spirituelle immanente, qui sert au perfectionnement du combattant et favorise le succès de sa cause. II y a pourtant plus, au-delà de l’immanence : « II faut sans cesse mourir pour sans cesse renaître » dit Gilles. II le pense et en appelle au Christ. Etant donné le contexte de la Guerre d'Espagne qui, bien plus qu’une guerre civile, fut une véritable guerre de religion (ce que Drieu, à plusieurs endroits, ne manque pas de souligner), nous pouvons, pour saisir la portée des paroles de Gilles, citer celles que Saint Bernard adressa aux Croisés : « N’oubliez jamais cet oracle : que nous vivions ou que nous mourions, nous appartenons au Seigneur. Quelle gloire pour vous de sortir de la mêlée, couverts de lauriers. Mais quelle joie plus grande pour vous est celle de gagner sur le champ de bataille une couronne immortelle... O condition fortunée, où se peut affronter la mort sans crainte, même la désirer avec impatience et la recevoir d’un cœur ferme » (3). Julius Evola commente : « La gloire absolue était promise au Croisé (...) donc, en dehors de la figuration religieuse, la conquête de la supravie, de l’état surnaturel de l’existence » (4). En dernière analyse, il faut bien retenir qu’en évoquant dans la clôture de Gilles « le Christ des cathédrales, le grand dieu blanc et viril », Drieu couronne son roman d’une référence à la tradition catholique, référence dont l’expression est très déterminée, et que ce faisant, il légitime une métaphysique du combat qui n’est nullement suicidaire ni autrement contraire à ladite tradition : le combat est une des voies spirituelles qu’elle offre. La vision qu’a Drieu du Christ est moins hérétique qu’elle ne peut sembler à première vue, ce qui apparaît dans un passage de l’essai Notes pour comprendre le Siècle (5). Ce passage éclaire fort bien la fin de Gilles et clôt élégamment notre petite étude : « Le Christ qui triomphe, assis comme un roi au tympan des cathédrales, n’est pas le « misérable petit bossu » que dénonce le païen Celse au IIe siècle, mais un bel homme fier, athlétique, au geste magnanime, avec à côté de lui une femme, une mère, autour de lui un cortège d’évangélistes taillés en Samsons et en Hercules. « Ce Christ exprime bien le christianisme viril et guerrier des Croisades et aussi la grande philosophie chrétienne d’alors qui est une affirmation de l’être, un fréquent et puissant acte de confiance dans l’accord de Dieu et du monde, de la nature et de l’homme, de la raison et de la foi ». ____________________ (1) Sur la quatrième de couverture de l’édition Folio de Gilles, on peut lire cette phrase de Gaétan Picon : « Gilles est, à n’en pas douter, l’un des romans importants du siècle – et l’un de ces livres où la sincérité désarmée d’un homme s’élève à la grandeur habituellement réservée aux transfigurations littéraires ». Mais c’est absurde ! Contrairement à Gilles, son personnage, Drieu n’a jamais combattu en Espagne. (Il savait pourtant de quoi il parlait, car il connaissait le pays et avait bien fait la guerre.) Pour ce qui est de la « sincérité désarmée », M. Picon n’en savait strictement rien, ou avait-il, vingt années durant, observé le moindre geste et la moindre parole de Drieu ? Gilles est un roman, savamment arrangé, agencé, composé, c’est-à-dire pourvu d’une structure rythmique, de tensions dramatiques et de suspensions, de tonalités, de décors, de symboles... bref, d’une esthétique et d’un style. Même si Drieu n’invente rien (et peutêtre n’invente-t-on jamais rien ?), il y a donc forcément transfiguration littéraire. (2) Ce n’est pas une prière que Gilles prononce, certes, ni une invocation, car il ne s’adresse pas au Christ ou à la Vierge. II s’agit d’une évocation au sens propre, qui fait figure de credo. (3) Cité par Julius Evola in Métaphysique de la Guerre, Archè, Milan, 1980 (p. 18). (4) Ibid. (5) Editions Gallimard, 1941 (republiées par les Editions du Trident en 1995).