Le dossier n°1 - Académie d`Architecture

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Le dossier n°1 - Académie d`Architecture
ACADEMIE D'ARCHITECTURE
PATRIMOINE ET ENJEU DE SOCIETE:
IDEES FAUSSES, ET NOUVELLES REFLEXIONS
Table ronde animée par Benjamin MOUTON
AVEC
Françoise CHOAY, François LOYER, et Jean-Marie BILLA
3 JUIN 2004
Le Patrimoine architectural occupe aujourd'hui une place importante dans
le paysage de notre société. Prenant naissance à la fin du XVIII°siècle, pour adopter une
dimension de politique nationale au début du XIX°s, il continue à alimenter aujourd'hui un
débat souvent animé, nourri à la fois par une réflexion qui cherche à en identifier la nature et
le sens, et par un grand nombre d'idées fausses véhiculées volontairement ou non.
Car, à côté des Monuments Historiques identifiés dès le XIX°s comme
une sélection limitée d’œuvres exceptionnelles qui ont vocation à être conservées, est née
peu à peu, par étapes successives, la notion de "patrimoine", bâti ou immatériel, urbain ou
rural, minéral ou végétal, naturel ou non, qualifiant tout ce qui est ancien et transmis, sans
avoir la même « vocation à l’éternité» ni à la "préservation absolue". Sa présence dans le
paysage contemporain est forte, étendue, certains diraient même étouffante, n’hésitant pas à
le condamner comme un danger potentiel, un frein à la modernité, au dynamisme, au
développement de la société…
Et il apparaît alors urgent de faire le point de la question.
La table ronde organisée par l'Académie d'Architecture se propose
d’organiser la réflexion selon trois directions :
D’abord tenter d'en réactualiser le sens et la définition : qu’est-ce que le
patrimoine ? Est-ce une valeur esthétique, une valeur d’usage, une valeur sociale,
culturelle ? Est- ce tout cela à la fois ? Est-ce que toute chose est potentiellement vouée à
devenir patrimoine ? ou bien existe-t-il une sorte de sélection naturelle et comment
fonctionne t-elle ? Et si cette celle-ci ne fonctionne pas suivant des mécanismes rigoureux
mais seulement par des mécanismes opportunistes et de hasard, faut-il le redouter, le
regretter ?
1
En
second
lieu,
peut-on
-et
comment-
concevoir
une
société
authentiquement contemporaine "avec" son patrimoine : celui-ci est-il un handicap ou un
atout ? En est-on encore aux débats des « anciens et des modernes »? Est-ce une
cohabitation qu’il faut envisager ou plus que cela ? Et quelles en sont alors les règles du
jeu ? Comment le patrimoine pourrait-il contribuer à la construction de la société
d’aujourd’hui et celles de demain ? Quelle éthique de l’acte construire doit-on en déduire, et
comment s’y préparer, y former les acteurs ? On sait que les architectes ont leurs Ecoles, et
l’enseignement qui y est dispensé est plus au moins « coloré » de patrimoine. Mais qu’en
est-il des décideurs, des élus et des maîtres d’ouvrage, et quelle formation et quelle
conscience en ont-ils ?
En troisième lieu, dans une société en pleine mutation confrontée à la
vulgarisation touristique et aux effets de la mondialisation -souvent synonyme de réducteurs
de banalisation et de normalisation-, le patrimoine ne peut-il être appelé à jouer un rôle
nouveau de modérateur et de force d’équilibre ? Dans ce cas sur quoi doit-on faire porter les
efforts ?
Ambitieux programme peut-être pour une "simple table ronde", mais en
tout cas familier aux participants dont les nombreuses contributions témoignent. Françoise
Choay, François Loyer et Jean-Marie Billa. Si les deux premiers sont notoirement connus, en
revanche, Jean-Marie Billa architecte, maire de Saint-Macaire, "pratiquant du Patrimoine" est
convié comme "témoin de terrain".
En guise d’introduction à l’intervention de François Loyer, je voudrais le
citer : « le patrimoine n’a pas une réalité objective, il n’a que la signification que nous lui
donnons, le sens n’appartient pas à l’objet, c’est nous qui le reconstruisons en
permanence ». S’opposeraient donc paradoxalement la matérialité du patrimoine, notion sur
laquelle il y a apparemment consensus, et la valeur ou définition qu’il semble lui donner,
quasi immatérielle. Comment la qualifier : est-elle symbolique, culturelle, identitaire ?
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François LOYER*
La notion de patrimoine appartient à la pensée contemporaine. Née avec
la modernité, il y a un peu plus de deux siècles, elle a pris son envol, en tant que concept
universel, lorsque le mouvement moderne s'est imposé dans les années 1920-1930. Car le
projet moderne s'est construit par opposition avec le passé, il a prétendu faire table rase de
ce qui s'était produit auparavant, élaborer une nouvelle virginité culturelle – qui n'a peut être
pas abouti aux résultats escomptés mais qui ne manquait pas d'audace. Reste qu'il a
provoqué une rupture brutale avec l'histoire, sinon même avec la culture. Ce faisant, il a
obligé le patrimoine à se positionner dans un ailleurs autre que celui de l'architecture. Cette
dernière ayant été, on peut le dire, confisquée par la modernité, il ne restait plus pour
l'héritage culturel d'autre solution que de s'inventer une légitimité dans un champ spécifique,
celui que nous appelons aujourd'hui le patrimoine.
Trois quarts de siècle après cette rupture, la situation a certes évolué.
D'abord, nous avons déjà vécu deux générations depuis la naissance du mouvement
moderne. Ensuite, durant la seconde génération, l'attitude "post-moderne" a trouvé dans le
patrimoine un formidable champ de contestation – c'était, au sein du système lui-même, le
moyen de le détruire de l'intérieur. Par la suite, post-modernisme et patrimoine ont fait un
bout de chemin ensemble, dans la contestation des idéaux de leur époque – ils sont, chacun
à leur manière, les enfants de 1968. Puis le fossé s'est creusé. Le patrimoine est devenu une
valeur autonome, concurrente de l'architecture. Ce qui me frappe beaucoup dans la façon
dont se détermine aujourd'hui la notion de patrimoine c'est que, très souvent, on s'en sert
comme un projet alternatif dans le champ de la production architecturale. De fait, projet
moderne et projet anti-moderne, projet architectural ou projet patrimonial coexistent ; ils se
contredisent, même quand ils cohabitent au sein d'une même opération, et souvent se
déclinent dans des catégories subtiles, reflet du goût affiché par leurs auteurs pour telle ou
telle période de l'histoire, tel ou tel mouvement artistique. En d'autres termes, le patrimoine a
rouvert la porte de l'éclectisme, dans un monde qui croyait l'avoir définitivement fermée.
Quand on en appelle à cette notion, c'est pour dire toutes sortes de raisons contradictoires
dans des directions non moins contradictoires. La modernité s'était depuis toujours réclamée
d'une pensée univoque, reflet d'un projet idéologique. Elle a rencontré sur son chemin des
*
François Loyer, historien de l’architecture et de la ville, auteur d’un grand nombre d’ouvrages dont notamment « France
1840 - 1940 », « Paris Haussmannien », « Art Nouveau européen « , il a présidé les Entretiens du Patrimoine de 2000
consacrés à « Villes d’hier et villes d’aujourd’hui en Europe ». Docteur es Lettres en 1984, Grand Prix du Patrimoine en
1999, Directeur du Département d’Histoire, d’Architecture et d’Archéologie de Paris, Secrétaire Général de la Commission
du Vieux Paris depuis 2002, Directeur de Recherche à l’Ecole Doctorale de l’Université de Versailles - Saint Quentin en
Yvelines, membre de diverses commissions dont celle des Monuments Historiques et celle des Secteurs Sauvegardés, il a
été aussi Directeur du Centre des Hautes Etudes de Chaillot de 2000 à 2002. Ses connaissances dans le domaine de
l’histoire et du patrimoine sont immenses et sa réflexion y est profonde grâce à une très longue pratique.
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voies déviantes, revendiquant ouvertement le droit à d'autres formes d'expression – partant,
d'autres visions du monde. Dans une société démocratique, la diversité des opinions est une
liberté fondamentale. Il ne faut pas s'étonner qu'elle réapparaisse dans le champ de l'art et
l'architecture, dont elle avait été exclue un temps par des courants doctrinaires.
La première idée que je voudrais développer, c'est qu'aujourd'hui le
patrimoine est perçu comme l'ennemi des architectes – du moins, dans les écoles
d'architecture, où l'on enseigne la haine du patrimoine comme on a longtemps enseigné
celle de Viollet-le-Duc. Ma fille est architecte, je sais ce qu'il en est. Quand elle a commencé
ses études, elle regardait ses parents avec une condescendance affligée pour ces gens qui
s'intéressaient à un sujet aussi peu attrayant que le passé. Il lui a fallu pas mal d'années
pour découvrir que le couloir de la maison comportait des ouvrages qui avaient peut être un
certain intérêt pour un architecte, mais c'était après avoir bien longtemps été tenue dans
l'ignorance de ces ressources au profit d'un enseignement du projet qui excluait toute culture
autre que l'académisme issu du mouvement moderne. Quand on enseigne dans une Ecole
d'architecture, comme j'ai eu l'occasion de le faire à plusieurs reprises, ou quand on travaille
avec des gens qui promulguent le dogme de l'architecture contemporaine, on entend
quelques stéréotypes touchants comme la nécessité d'"être de son temps" – une définition
qui apparaît incontournable. La formule ne date pas d'hier puisque, dès 1916, un projet de loi
proposait déjà que l'interdiction du pastiche soit imposée pour la reconstruction de la
première guerre mondiale. Qui, à vrai dire, refuserait d'être de son temps ? ne se bat-on pas
là contre des moulins à vent ? Des expressions comme "résolument contemporain", pour
parler de l'architecture actuelle, n'ont guère plus de sens dès lors que le modernisme est
devenu un langage universel. Cela fait partie de ce que l'on dit de manière incantatoire,
comme pour chasser les mauvais esprits. Ainsi, chaque fois que l'on rédige un règlement
d'urbanisme (tout dernièrement le P.L.U. de Paris), on proclame qu'il sera interdit de faire
une imitation du passé, on décrit le pastiche comme complètement immoral, incorrect,
indécent…
Quand une affirmation devient à ce point partagée, on peut douter de son
contenu. Le consensus contre un ennemi commun a souvent pour caractéristique d'être
évanescent – c'est extrêmement commode pour tout le monde. Ce passé qu'on voue aux
gémonies est un passé abstrait, qu'on peut jeter en toute impunité. La réalité est moins
flatteuse : on se réfère d'autant plus à la pensée unique du modernisme que l'unité de
façade se lézarde. Qui croit encore aujourd'hui aux vertus morales de la modernité ? Le
manichéisme propre aux avant-gardes révolutionnaires n'est plus de notre temps. En
revanche, on s'interroge sur la longue durée, sur le sens de l'ici et maintenant par rapport
aux générations qui nous ont précédés. "D'où venons-nous, où allons-nous ? ", le célèbre
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aphorisme de Paul Gauguin apparaît comme une question récurrente, une constante
incertitude sur le sens de notre propre vie. Il n'est plus possible d'ignorer le passé, comme il
n'est plus possible d'y revenir. Comment sortir de cette impasse ? Parce qu'il est trop chargé
d'intentions, le rapport à l'histoire est devenu problématique. J'en veux pour preuve la
pratique de certains exercices d'école dans lesquels il s'agit de ne pas faire du passé, tout
en s'inspirant du passé. Le principe repose sur un véritable tabou, la proscription de
l'imitation. Comme on ne parvient pas à se départir d'un certain intérêt pour des formes
autres de l'expression artistique, notamment celles de l'histoire, on va s'efforcer de les
traduire dans la vulgaire de la modernité, en espérant que cette transposition ne leur sera
pas trop funeste. L'intention est peut être louable, elle révèle surtout une grande inquiétude
vis à vis du rapport à la culture – dont chacun a bien conscience qu'il est aujourd'hui
menacé, à force d'avoir été sectorisé. La transposition est le moyen de rétablir un lien vital
avec ce qui est de l'ordre de l'héritage collectif.
Ces exercices rhétoriques n'empêchent pas que, sans le savoir, nous
vivions dans l'univers du pastiche moderne. Car, et c'est peut être la contradiction de
l'historien qui apparaît ici, je suis saisi par le formalisme des productions de la génération
actuelle, je constate son sens académique de l'imitation des exemples canoniques. Vignole a
été remplacé par Le Corbusier, mais cela n'a pas changé grand chose. Dans l'enseignement
du projet, on fait appel au même répertoire des formes savantes, codifiées, qu'aux époques
antérieures – répertoire officiel qu'on reproduit à l'infini. Certes, on a renoncé aux chapiteaux
d'après Vignole, mais on n'a pas renoncé à la fenêtre d'après Le Corbusier. Ancien et nouvel
apprentissage du stéréotype, qu'il soit classique ou moderne, n'ont guère changé. C'est ainsi
que nous vivons dans l'univers du pastiche néo-corbusien. Rien n'est plus paradoxal que cet
académisme moderne délivré en toute innocence par les écoles. Il révèle un refus
systématique de la leçon du passé – cette leçon de la diversité, de la concurrence des idées
et des engagements au sein de la société que donne seule la fréquentation d'autres cultures.
Isolé et détourné de l'histoire, seul un certain passé – celui des grands maîtres de la
modernité – est considéré comme intemporel, il devient "a-historique". Promu au rang des
autorités, il constitue la référence absolue, incontournable. Voilà qui interdit toute évolution,
tout manquement aux règles au gré du changement des mentalités et des idéaux. Une telle
attitude m'apparaît comme un coup de pied dans le camp des défenseurs de l'avant-garde,
telle qu'elle se manifestait à l'époque héroïque des années trente où la modernité était
encore contestataire. La pensée évolue, la doctrine aussi. Sinon, elle devient dangereuse.
Relire Siegfried Giedion avec le regard de l'historien est une bonne chose, continuer d'y
croire est un désastre. Il faut parfois oublier les théories de ses prédécesseurs, à tout le
moins suivre les nuances d'une pensée qui ne fut pas monolithique et en tirer les
conséquences sur nos propres certitudes.
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Face à la vision doctrinaire d'une modernité qui s'interdirait toute relation
avec un passé jugé obsolète, l'opinion a construit ces trente dernières années une
alternative, qu'elle exprime de plus en plus clairement par le biais des acteurs sociaux d'un
nouveau genre que sont les associations. On les voit partout, notamment dans l'urbanisme,
mais on les voit aussi dans toutes les questions de patrimoine – extrêmement vindicatifs,
prêts à se battre contre l'architecture contemporaine. Tout récemment, dans le cadre d'un
règlement de protection en cours d'examen, je me suis entendu dire que de proposer des
protections du patrimoine XXème siècle était une provocation. Les associations
considéraient que choisir une œuvre de Dubuisson, par exemple, en disant qu'elle avait un
intérêt historique, était faire insulte à la notion même de patrimoine. Dubuisson ne pouvait
pas appartenir à un tel univers. C'était un moderne, il était du même bord, inutile d'en
parler… Par son excès même, le discours est le révélateur d'une crise du rapport au passé.
Comment accepter des systèmes antithétiques dont la définition caricaturale affronte le
passé au présent – guerre civile de l'art et de la culture, où la haine se donne libre cours ?
L'absurdité est totale, car le radicalisme des positions affichées par les camps ennemis de
l'architecture et du patrimoine ne correspond guère à la réalité des faits. Une très large part
de la production officielle – celle qui est diffusée par les médias professionnels et bénéficie
de la consécration institutionnelle – est marginalisée dans l'opinion, bien peu au fait de
l'actualité. Il se passe, dans le monde de l'architecture, quelque chose de comparable à ce
qui s'est produit il y a trente ans dans le monde de la littérature, avec le nouveau roman, ou
dans le monde de la musique, avec le dodécaphonisme : le désaveu de la production
savante par le jugement populaire. La musique a survécu, la littérature aussi, mais elle n'est
plus entre les mains de ceux qui se font les porteurs du flambeau officiel. Dans les écoles
d'architecture, cette marginalisation et cette esthétisation presque névrotique entraînent une
dérive en dehors de toute réalité. Pardon d'être aussi cruel dans mon exposé, à mille lieux
de la phraséologie officielle sur l'architecture contemporaine. Je fais le constat d'un rapport
passé-présent devenu conflictuel. C'est sur ce terrain que nous sommes attendus. S'il y a
quelque chose à faire, c'est de dépasser une contradiction absurde – à terme, si l'on n'y
remédie pas, elle entraînera une destruction complète de la culture.
Deuxième point (parce que je ne voudrais pas exposer trop longtemps
mon point de vue) : le patrimoine, en tant que tel. Je pense effectivement, comme l'a rappelé
tout à l'heure Benjamin Mouton, que le patrimoine et l'histoire ont assez peu de choses en
commun. Patrimoine signifie héritage – dans l'héritage, on choisit. La sélection peut paraître
surprenante car on évacue des quantités de donnés, même les plus essentielles si l'on a
décidé qu'elles ne nous concernaient plus. Il y a une faculté d'oubli extraordinaire dans l'être
; on reconstruit continuellement son passé et on lui donne des valeurs qui peuvent changer
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radicalement d'une génération à l'autre. J'en donnerai un exemple frappant : quand j'ai lu
pour la première fois (il y a près d'un demi-siècle !) les Principes fondamentaux de Heinrich
Wölfflin, je n'ai pas du tout compris son échelle de valeurs d'historien d'art écrivant avant la
première guerre mondiale. Cela me paraissait hors du monde. Je me moquais de la peinture
flamande du XVIIème siècle et encore plus des sujets de la peinture hollandaise de la même
période – alors qu'ils étaient pour lui, visiblement, des références. J'aurais mis mes valeurs
artistiques ailleurs, préféré Ingres ou peut être David… La société dans laquelle je vivais
avait déplacé le curseur de l'histoire, au point que je ne comprenais même plus le goût de
mon prédécesseur. Déplacer le curseur, on ne cesse de le faire. Quand j'étais étudiant, on
parlait volontiers de l'art roman et on admirait les Mayas. Essayez aujourd'hui : cela marche
beaucoup moins bien. C'est une vision un peu dépassée, d'autres thèmes sont montés en
puissance durant ce temps.
Le continuel déplacement du champ de l'intérêt patrimonial entraîne à des
sur-évaluations ou des sous-évaluations surprenantes. Je prendrai celles de ma propre
génération. Il y a vingt ans, à la Tourette, se tenait un colloque sur le patrimoine du XXème
siècle. J'avais poussé Jean-Louis Cohen à plaider pour la défense d'un patrimoine
contemporain, encore trop peu apprécié par les milieux de la Culture. Je lui avais fortement
suggéré (et il en était d'accord) de s'intéresser à l'œuvre d'Emile Aillaud – précisément, Les
Courtillières de Pantin – et peut être aussi à Bagnols-sur-Cèze de Georges Candilis. Eh bien
! Ce n'est pas ce qui est resté dans l'escarcelle patrimoniale : sont restés Jacques Couelle
ou Jean Balladur ! Le tri s'est fait spontanément et ce qui est ressorti n'était pas ce que les
spécialistes avaient vu, ce qu'ils auraient sélectionné. Cela signifie qu'il y a des enjeux qui
changent, des rapports de force implicites entre des groupes d'acteurs qui ne partagent ni
les mêmes intérêts, ni les mêmes objectifs. Peut-être que Jacques Couelle va retomber à la
trappe ou peut être qu'au contraire, on lui fera un musée…Rien n'est donné d'avance.
Autre élément dans ce tri, des objets non-patrimoniaux le deviennent avec
le temps. J'en ai un très bel exemple à vous présenter, que m'avait fait découvrir Paul Virilio :
ce sont les bunkers de la guerre de 1940, le Mur de l'Atlantique. Quand j'étais enfant, après
la Libération, mon père avait été chargé de superviser leur destruction en Normandie et
d'organiser la revente de tout ce qu'on pouvait en tirer. C'était une entreprise hautement
symbolique. Il s'agissait de se débarrasser du souvenir de la Ligne Todt – et, avec elle, du
drame de l'Occupation. C'était donc à l'époque un objet d'exécration. Peu à peu, cependant,
ces ruines sont devenues belles, on a commencé à les photographier, à les "cartepostaliser". Maintenant on les classe, on y installe des musées. La signification en a été
totalement détournée. Désormais, elles racontent le rapport au paysage, à la mer, à l'infini
d'une nature idéalisée. De symbole d'oppression, elles sont devenues objet de
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contemplation. Ne l'ignorons pas, les fortifications de la ligne Todt étaient de très beaux
objets, d'un point de vue strictement esthétique. Je me souviens de mes premières visites
avec le Colonel Trauttmann, dans les débuts de l'inventaire général. Nous étions allés voir
de grandes installations dans le Finistère. Tout d'un coup, nous y retrouvions l'esprit de
l'avant-garde du Bauhaus dans l'agencement intérieur fonctionnel des blockhaus. Il y avait là
une réflexion architecturale beaucoup plus élaborée que l'on aurait cru. Quant à la nécessité
du camouflage, elle avait inspiré des solution vraiment exceptionnelles d'intégration au site.
Nous avons commencé à changer d'attitude, à inscrire des valeurs qui étaient celles de notre
génération – on a repeint en rose les bunkers, si vous voulez…
Autres exemples qui me semblent assez significatifs dans leur diversité :
les créations de "Pique-assiette" (la fortune critique en a été pour le moins inattendue), le
hangar à dirigeables d'Ecausseville ou la soufflerie de Meudon…. Petits ou grands
programmes, il y a un peu de tout. Mais pourquoi ces objets plutôt que d'autres ? Ils n'étaient
pas particulièrement destinés à devenir patrimoniaux. D'autres, à l'inverse, ont disparu corps
et biens, ils n'ont pas trouvé de défenseur parce qu'ils n'avaient pas retrouvé d'usage, qu'il soit
symbolique ou fonctionnel. Le patrimoine se révèle comme une stratégie culturelle implicite, le
projet d'une société exprime à travers la récupération des "objets sans maître". Le patrimoine,
c'est ce qui est dans le fossé et qui est bon pour le soldat. Au moment où une œuvre a perdu
toute valeur, qu'elle a perdu son usage et sa signification, elle devient susceptible d'une
reconversion et d'une valorisation esthétique qui lui donneront une identité patrimoniale. Hier,
c'étaient les casernes ou les hauts fourneaux qui étaient en cause ; peut être demain, les
sièges sociaux – ces plateaux de "bureaux-paysages" si en faveur chez les investisseurs.
Connaîtront-ils une fortune patrimoniale fabuleuse ou, au contraire, disparaîtront-ils dans la
plus grande indifférence ? L'exemple du patrimoine rural montre que la réponse ne va pas de
soi. Son effacement accéléré n'a guère entraîné de protestation, alors qu'il s'agissait à
l'évidence d'une production de valeur.
Dans cette brève présentation, je voulais insister sur deux points
essentiels : d'une part, la crise de l'identité architecturale dans notre société ; d'autre part,
l'attente patrimoniale qui est aujourd'hui celle d'une large part de l'opinion Ce deuxième point
est la compensation du premier : derrière la crise de l'architecture comme valeur partagée, il
y a quelques raisons d'espérer que le patrimoine sera l'élément porteur d'un projet collectif.
S'il y a un enjeu de société, c'est bien là qu'il se situe. Je voulais par ce biais lancer la
discussion et surtout pour donner la parole à Françoise Choay, qui, je pense, aura mille
choses à dire.
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Françoise CHOAY*
Que signifie aujourd'hui le terme patrimoine ? En épuiser le contenu
conduirait à un inventaire borgésien. Ce mot n'en est-il pas venu à désigner simultanément
tous les objets naturels, toutes les œuvres culturelles, matérielles et immatérielles, toutes les
traditions, activités, croyances, appartenant à un passé lointain aussi bien que toujours plus
récent et valorisés en raison de leur intérêt historique, scientifique, artistique, affectif,
identitaire... Seul, pris absolument et sans qualificatif, « patrimoine » exerce désormais
l'étrange pouvoir d'inclure simultanément les dimensions littéraire, plastique, ethnologique,
linguistique, territoriale, qu'on l'envisage à l'échelle locale, nationale1, ou mondiale2.
Autrement dit, pour m'autociter : « le très ancien mot, lié à l'origine aux structures familiales,
économiques et juridiques d'une société stable, enracinée dans l'espace et le temps, est
devenu aujourd'hui un concept nomade qui poursuit une carrière autre et retentissante3. »
Il est dès lors évident que la fortune de « patrimoine » trahit un enjeu de
société, le vrai problème étant de déterminer lequel. Pour y parvenir, je formulerai, à partir de
mon premier constat lexicographique, une chaîne de quatre questions qui s'engendrent
mutuellement, en fonction des réponses qu'elles appellent.
Première question, généalogique
La première question, soulevée par la dénotation actuelle du terme
patrimoine est d’ordre généalogique. Comment du sens initial de « bien d’héritage qui
descend suivant les lois, des pères et des mères aux enfants », en est-on arrivé au
foisonnement sémantique actuel ? L’histoire est simple, elle a été racontée dans le détail par
André Desvallées4 et commence avec les années 1960. Auparavant, patrimoine n’est utilisé,
en français, avec sa tonalité actuelle, que de façon furtive et exceptionnelle, à deux moments
précis de notre histoire. La première fois, au début de la Révolution, pour désigner, non sans
implication pécuniaire, les biens nationalisés de l’Église et de la Royauté devenus «
patrimoine de tous ». Ensuite, durant les années 1930, sous la plume de Romain Rolland5,
*
Françoise Choay, Docteur d’Etat ès Lettres, Grand Prix du Patrimoine 1995, professeur émérite à l’Université de Paris VIII,
professeur au Centre des Hautes Etudes de Chaillot, Polytechnico de Milan, ancien professeur à Louvain, aux Universités
M.I.T, Princeton et Cornell ; critique d’art, ancien Directeur de collection Espacement aux Seuil ; membre de plusieurs
commissions, notamment des Abords ou des Secteurs Sauvegardés jusqu’en 1997. On ne compte plus ses participations et
rédactions à nombre d’ouvrages et de publications sur le patrimoine. (Elle est co-’auteur notamment de la traduction du « de re
aedificatoria » d’Alberti dont plusieurs décennies de travail ont révélé les qualités de précurseur de cet architecte d’exception).
Ses compétences et son esprit critique font autorité aujourd’hui et sont universellement reconnus et attendus
1
2
3
4
Rappelons que l'article l.11 1 de la loi de décentralisation du 7 juillet 1983 « intègre le patrimoine dans la vie nationale ».
Cf. la Convention du Patrimoine mondial, adoptée par la Conférence générale de l'Unesco en 1972.
L'Allégorie du patrimoine, Paris, Le Seuil, 1992,2e édition revue, 1999, p. 9.
Dans son article « Émergence et cheminements du mot patrimoine », Musées, n° 208, Paris, 1995, republié
sous le titre « L’origine du mot patrimoine », in Patrimoine et modernité, Paris, L’Harmattan, 2000.
5
Au-dessus de la mêlée, Paris, P. Ollendorff, 1915.
9
mais surtout dans les conclusions du premier Congrès international sur « la conservation
artistique et historique des monuments » (Athènes en 1931) qui, pour la première fois,
évoquent « le patrimoine artistique et archéologique de l’humanité, intéressant la
communauté des États, gardiens de la civilisation6 ».
En France, c’est André Malraux qui lance la nouvelle acception, culturelle,
du « patrimoine », dès ses discours préliminaires à la création du Secrétariat d’État aux
Affaires culturelles, en 1959. Inventaire du patrimoine (1964), direction du patrimoine (1978),
année du patrimoine (1980), Entretiens du patrimoine (1988): autant d’étapes dans la
carrière du terme qui se substitue à celui de « monument historique » (devenu l’une de ses
sous-catégories), pour s’imposer en Europe et dans le monde : dès les années 1980, il est
ainsi promu parmi les maîtres mots de la tribu médiatique, comme en témoignent dans notre
pays les données d’un sondage effectué sous les auspices du ministère de la Culture7.
Deuxième question, étiologique.
La datation, précise, qui situe l’essor de la notion de patrimoine au seuil
des années 1960, soulève une deuxième question concernant l’identification du contexte
historique qui en a déterminé l’apparition. Autrement dit, quel événement, quelles
circonstances historiques particulières seraient-elles soudain venu transformer le rapport
entretenu par la civilisation ouest-européenne avec son passé ?
Ce rapport, rappelons-le, avait été élaboré de façon spécifique, dans la
mouvance de deux révolutions culturelles. La première, inscrite dans le cadre de la
Renaissance, prend son origine dans l’Italie du Quattrocento : rompant avec le
théocentrisme médiéval, elle promeut une démarche réflexive sur l’ensemble des activités
humaines constituées en objet d’étude, et aborde les vestiges bâtis du passé à travers le
double prisme de l’histoire (en priorité), mais aussi du goût. Sous la dénomination générale
d’« antiquités » (gréco-romaines ou nationales), le passé matériel des sociétés est ainsi
systématiquement scruté à des fins de connaissance ou de plaisir, à la faveur d’une enquête
propre à l’Europe occidentale. La deuxième étape est marquée par la Révolution industrielle.
Face aux destructions et aux bouleversements du cadre de vie que celle-ci entraîne, les
objets antérieurement désignés antiquités vont désormais faire l’objet d’une protection de
type muséal, toujours néanmoins au titre de leur intérêt pour l’histoire et pour l’art. C’est alors
que le corpus architectural prend le nom de «monuments historiques ». Au risque de ne rien
comprendre à l’aventure, on n’insistera jamais assez d’une part sur le caractère ethnocentré
6
La Conférence d’Athènes sur la conservation artistique et historique des monuments, Besançon, Actes, choisis
et présentés par Françoise Choay, Éditions de l’Imprimeur, 2002, p. 106.
7
En décembre 1979, 12% de la population entend la nouvelle signification du mot patrimoine; un an plus tard,
après la création de l’année du patrimoine, en décembre 1980, cette proportion atteint 36% de la population.
10
de la démarche, sans équivalent dans d’autres cultures8, et sur le fait que jusqu’au début des
années 1960, elle reste rigoureusement propre aux sociétés ouest- européennes ainsi que
l’attestent, en particulier les Actes des Conférences d’Athènes ou de Venise9.
En revanche — réponse à notre deuxième question —, les années 1960 ont
signé l’avènement de l’ère électro-télématique. Une nouvelle révolution technique, toujours
en gestation, a frappé, de plein fouet cette fois, la planète entière : en quelques décennies,
les instruments techniques (improprement appelés « nouvelles technologies ») de cette
troisième révolution ont, en nous libérant des ancestrales contraintes spatio-temporelles,
bouleversé notre milieu de vie ainsi que l’ensemble de nos pratiques et comportements
physiques et mentaux comme jamais depuis la sédentarisation de notre espèce. C’est donc
sur l’horizon de la mondialisation, de son impact sociétal et de la crise des valeurs ainsi
engendrée, qu’il convient d’interroger la notion actuelle de patrimoine.
Troisième question, architecturale et urbanistique
La question qui se pose maintenant est de déterminer les nouveaux facteurs
pris en compte, consciemment ou non, dans la construction d’un nouveau rapport à notre
passé. Le cadre de cet exposé rend impossible une analyse globale de la situation. Quitte à
y revenir incidemment, on se bornera donc aux incidences de la mondialisation sur le
domaine bâti et l’architecture: choix paradigmatique conforme aux préoccupations de
l’Académie d’Architecture et d’autant plus pertinent que le concept de monument historique
n’est pas seulement une sous-catégorie de celui de patrimoine : on va voir, en effet, qu’il en
a contaminé la constitution.
La différence essentielle qui caractérise l’aménagement du cadre bâti des
sociétés actuelles depuis 1960, réside dans la généralisation, le développement et la
solidarisation des réseaux techniques d’infrastructure matériels10, couplés avec les réseaux
informatiques et télématiques. D’où, branchée sur ces équipements, la prolifération, sous le
nom anachronique d’architecture, d’objets techniques libérés de la traditionnelle solidarité
avec leur contexte naturel et culturel, affranchis des règles ancestrales d’articulation et de
modulation scalaire. Tel est le paysage, ou le milieu, sur lequel a été découpée par contraste
la notion élargie de patrimoine. Pour schématiser la situation, posons qu’elle donne lieu à
deux approches contradictoires, mais l’une et l’autre aporétiques.
8
II doit être clair qu’il ne s’agit pas là d’un jugement de valeur (la référence à l’ethnocentrisme devrait
assez lemarquer), mais de la mise en évidence d’une particularité culturelle.
9
Cf. Conférence d’Athènes, op. cit., Introduction, p. 7 et 9.
10
Dont les premiers apparurent avec les chemins de fer dans le sillage de la Révolution industrielle,
suivis avant la deuxième guerre mondiale par les réseaux autoroutiers.
11
La première peut être désignée « fétichisme du patrimoine ». Fondée sur une
hypervalorisation des témoignages du passé, elle présente elle-même deux faces distinctes.
L’une avance à visage découvert ; elle est nostalgique, passéiste ; elle s’accroche aux
vestiges architecturaux, urbains, ruraux, vécus comme porteurs d’une identité menacée.
Mais, et c’est là que gît l’aporie, on n’arrête pas le temps et on ne peut pas tout conserver,
sauf dans le cas des sociétés homéostatiques, anhistoriques, décrites par les ethnologues et
dont il n’existe pratiquement plus d’exemples. La démolition, concrète ou symbolique, a
toujours été l’autre face de la construction architecturale ou mentale. C’est bien pourquoi le
fétichisme patrimonial n’a pas aujourd’hui vocation à offrir des solutions à nos sociétés en
crise. Il peut en revanche prétendre au statut de symptôme.
L’autre face du fétichisme patrimonial cache son jeu et sa perversité. Sous les
masques variés du développement, de l’action sociale, de la formation, elle promeut tous les
faux-semblants de la consommation culturelle. Plus précisément, elle transfère tacitement à
l’ensemble planétaire des héritages culturels les valeurs gnoséologiques et esthétiques que
la culture ouest-européenne avait attribué aux monuments historiques. Autrement dit encore,
elle confère un statut d’universel culturel au procès de muséification et peut être
emblématisée par la politique d’industrialisation culturelle de l’Unesco avec sa Convention du
patrimoine mondial et sa labellisation des biens culturels à l’échelle mondiale. Il est inutile de
dénoncer ici les effets destructeurs et normalisateurs de cet économisme culturel et
touristique qui ne dit pas son nom. Ce processus de transformation en produit de
consommation mercantile a reçu la définition métaphorique la plus percutante sous la plume
de Jacques Rigaud, lorsque celui-ci compare, sans rire, le patrimoine à. une « richesse
fossile» à gérer et exploiter comme le pétrole11.
La deuxième démarche, inverse, est un fétichisme de la technique qui, sauf à
pratiquer, à l'occasion, de façon distanciée et opportuniste, le jeu muséal, fait fi des traces et
reliquats du passé, devenus inutiles. L’objectif est de promouvoir toutes les potentialités des
nouvelles techniques et de laisser ainsi émerger et s’épanouir les pratiques nouvelles d’une
contemporanéité triomphante. Ce que William Mitchell appelle la «dissolution électronique
des typologies constructives et des structures spatiales traditionnelles12 ». Sous-jacente à
cette attitude, on retrouve la fable inusable des commencements absolus et de la table rase,
autrefois lancée par le Mouvement moderne et Le Corbusier, désormais reprise par
Koolhaas et ses sectateurs: derrière l’apologie de la modernité et la consécration de son
hégémonie, se dissimule une nouvelle aporie.
11
« Patrimoine, évolution culturelle », Monuments historiques, 5, 1978, p. 4. Voir aussi dans le même sens, La Charte
internationale sur le tourisme culturel, ratifiée en 1999 par l’Icomos, en particulier la partie sur les « intérêts et droits des
communautés d’accueil ».
12
The city of bits, Cambridge (Ma), MIT Press, 1995, p. 104.
12
En effet, l’histoire de l’humanité et des civilisations à travers lesquelles celle-ci
s’est constituée et développée exclut l’amnésie. Cette histoire n’est-elle pas fondée sur et
nourrie de la mémoire du passé matériel et mental de ces cultures qui ont nécessairement
dû se l’approprier pour pouvoir le dépasser et le transformer. Relayer, transmettre et donner
à vivre, à travers leurs traces spatiales, la mémoire des générations successives, n’est-il pas
précisément le rôle que Ruskin attribuait à l’architecture du passé, sous toutes ses formes,
quand il affirme que sans l’architecture «nous ne pouvons pas nous remémorer13 ». Dans le
domaine littéraire, la même évidence éclate sous la plume d’Evguénia S. Guinzbourg :
quand elle décrit les fourgons où ses compagnes de déportation et elle-même se trouvent
parquées comme des animaux, la récitation des poèmes de leur langue natale qu’elles ont
mémorisés, durant leur jeunesse et plus tard, leur permet d’affirmer leur double identité
humaine et culturelle14.
Dès lors, dira-t-on, la réponse à la question « que faire aujourd’hui du
patrimoine architectural et urbain ? » est claire. Nos apories sont surmontables, par le
truchement d’une dialectique entre les deux attitudes évoquées, qui les fasse coexister. N’en
trouve-t-on pas déjà des exemples dans l’histoire européenne, que l’on peut emprunter aux
deux précédentes révolutions culturelles ? Leon-Battista Alberti, grand novateur devant
l’Éternel et théoricien de l’invention architecturale, pense cette dernière dans le respect
absolu du contexte bâti et naturel, à valeur mémoriale, dans lequel elle est appelée à
s’insérer, et condamne formellement les démolitions évitables. Quatre siècles plus tard, dans
le cadre de la Révolution industrielle, John Ruskin, grand passéiste devant l’Éternel, interdit,
sous peine au moins de sacrilège, non pas la réparation, mais la restauration des
monuments anciens et appelle à la création d’une architecture «contemporaine15 », qui en
assurera le relais mémorial, adoptant ainsi, contrairement aux interprétations reçues, une
position analogue à celle défendue par Viollet le Duc dans les Entretiens sur l‘architecture16.
Pourtant, la réponse à notre interrogation actuelle ne peut être réduite au
dénominateur commun d’une dialectique entre tradition et innovation, qui serait à l’oeuvre,
décelable et explicitée depuis la Renaissance dans notre histoire culturelle. Entre notre
passé et notre présent s’ouvre aujourd’hui la béance d’une rupture qualitative. Ni l’alternative
à laquelle nous sommes désormais affrontés, ni l’identité qu’elle met en jeu ne sont de
même nature qu’avant la révolution électro-télématique. Ils réclament un questionnement
autre, anthropologique. Et on verra que, si Alberti et Ruskin peuvent orienter cette
13
The seven lamps of architecture, The lamp of memory, II, 1849, Londres, Dent & sons, 1956, p. 182.
Le vertige, tr. fr., Paris, Le Seuil, 1967, rééd. 1997, t. 2, p. 327 sq. R. Bradbury développait d’ailleurs la même idée, non sur le
mode de l’expérience vécue, mais de l’apologue, dans Fahrenheit 451, New York, Ballantine books, 1953.
15
Op. cit., en III, p. 182, il ajoute: « c’est en devenant mémoriale ou monumentale que l’architecture domestique et civile atteint
sa perfection ». (Monumental est pris ici au sens étymologique, c’est-à-dire synonyme de porteur de mémoire.)
16
Cf. en particulier «Dixième entretien », p. 477478 ou encore « Vingtième entretien », p. 395-396, reprint, Liège, Mardaga,
1977. Il faut rappeler, encore et encore, que Viollet se situe aux antipodes de tout fétichisme du monument historique et que,
pour lui, la pratique du patrimoine architectural ne peut être qu’un tremplin en vue de sa continuation par une création vivante et
innovante.
14
13
interrogation, ce n’est pas en tant qu’exemples casuels parmi d’autres. Mais bien parce que,
loin d’aborder l’héritage bâti en termes d’objets gnoséologiques ou esthétiques, ils ont été les
seuls, dans la longue lignée des trattatistes et des théoriciens européens de l’architecture, à
intégrer cet héritage dans une réflexion sur le statut anthropologique de nos pratiques
spatiales, et sans y avoir été acculés par une nécessité historique.
Quatrième question, anthropologique
En d’autres termes, le rapport entretenu avec le passé et leur passé par les
sociétés actuelles dans le cadre de la mondialisation, n’est plus lié à la spécificité de leurs
cultures respectives17, mais engage et questionne l’identité du genre humain, ou encore, le
destin de notre espèce.
En effet, la technique, dont le développement, depuis les origines, portait celui
des civilisations humaines dans un permanent corps à corps avec le monde naturel, a
franchi un seuil justifiant les appréhensions — par définition impuissantes — des passéistes.
Sans doute la substitution et la diffusion du terme impropre de «technologies» traduit-il la
conscience de ce saut qualitatif. Dans son déploiement planétaire, la technique de l’ère
électro-télématique, en nous libérant toujours davantage de nos liens spécifiques avec
l’espace concret et la durée, promeut, en particulier deux processus solidaires, parmi
d’autres que je peux seulement évoquer dans le cadre restreint de cet exposé. D’une part,
elle tend à mettre hors jeu, au rancart, le corps humain, ce médiateur originel des vivants
dotés de la parole que nous sommes, et par lequel transitaient toutes nos relations avec les
autres hommes comme avec notre environnement naturel et humain: corps porteur d’une
mémoire vivante ; corps passage obligé de toutes nos pratiques et de toutes nos
expériences dans le travail de construction simultané des sociétés et des théâtres de vie
humains ; corps désormais relayé par des prothèses. D’autre part, forte de ces prothèses, la
technique engendre une civilisation mondiale, normalisée et dédifférenciée.
Qu’il suffise â cet égard de rappeler les avertissements lancés depuis
cinquante ans par Claude Lévi-Strauss, aujourd’hui repris â leur compte par certains
altermondialistes : l’universalité génétique et générique des civilisations humaines ne peut et
n’a pu se développer qu’en se différenciant. Nul mieux que Lévi-Strauss n’a su dire
l’interfécondation qui est résultée, précisément de ces différences, dénoncer la vacuité, sinon
17
Un bon exemple de cette spécificité est offert par la différence qui opposait l’Europe et le Japon shintoïste dans le traitement
de leurs « monuments », le terme étant pris au sens absolu de mémorial et support d’identité. Dans le premier cas, les marques
du temps sont valorisées et conservées ; dans le second, synonymes d’impureté, elles sont redoutées au point d’impliquer une
reconstruction purificatrice, à l’identique, tous les vingt ans.
14
l’impossibilité d’une civilisation mondiale18 (au sens acquis par le terme civilisation en
anthropologie), suggérer l’absurdité d’un patrimoine mondial autre que muséal19.
Faut-il rappeler que la présence et la médiation du corps sont â l’oeuvre dans
tous les comportements symboliques qui caractérisent l’humanité et qui ont contribué à la
construire: en particulier, l’usage et la création continue d’un cadre bâti sont à cet égard
comparables â l’usage et à la création continue des langues positives, dites naturelles (par
opposition aux langues artificielles). La compétence d’édifier dans l’espace des constructions
et des aménagements, au moyen desquels nous nous solidarisons avec le monde naturel et
avec les autres vivants, en enracinant nos institutions, est de même nature que la
compétence du langage, d’où sont nées la richesse et la diversité des langues naturelles au
moyen desquelles les sociétés humaines s’institutionnalisent et prennent possession d’un
horizon terrestre. Au reste, dans la société de l’information, la normalisation et la
dédifférenciation
des
milieux
de
vie
a
pour
homologue
la
dédifférenciation
et
l’appauvrissement des langues positives20 au profit de sabirs instrumentaux (l’anglais en tant
que langue natale et positive ne cesse de s’appauvrir depuis qu’il est devenu langue
véhiculaire).
Quant à Alberti et à Ruskin, leurs écrits nous éclairent dans la mesure où l’un
et l’autre ont compris et traité l’acte d’édifier, l’architecture et l’aménagement de l’espace en
général, comme un propre de l’homme. Alberti est un membre à part entière de la génération
qui a inventé les « antiquités » et souvent anticipé leur protection. Mais lorsqu’il combat la
destruction des édifices habités conservables, lorsqu’il stigmatise « les architectes
incompétents, incapables de disposer leurs constructions tant que l’aire n’est pas
complètement débarrassée », ce n’est pas à leur valeur « patrimoniale » qu’il songe. Il ne
confond pas les deux registres du savoir et du vécu hic et nunc. Ce qu’il revendique c’est la
solidarité de tout geste constructif avec l’ensemble du milieu naturel et culturel où il est
appelé à s’insérer, c’est la valeur mémoriale et corporelle de ce contexte pour une activité,
l’architecture, qui se résume dans la continuité et la différenciation, à l’issue d’un permanent
18
Cf. les formules de la brochure Race et histoire, écrite en 1952 pour l’Unesco, republiée en livre sous le même titre (Paris,
Gonthier, 1961), entre autres: « il n’y a pas, il ne peut y avoir une civilisation mondiale, au sens absolu que l’on donne souvent à
ce terme, puisque la civilisation implique la coexistence des cultures offrant entre elles le maximum de diversité, et consiste
même en cette coexistence. », p. 77 ; « c’est le fait de la diversité qui doit être sauvé, non le contenu historique que chaque
époque lui a donné et qu’aucune ne saurait perpétuer au-delà d’elle-même. », p. 85.
19
Cf. in « Race et culture », Paris, Revue internationale des sciences sociales, Unesco, vol XXIII, 1971, republié avec « Race et
histoire » par Albin Michel-Unesco, 2001, par exemple p. 171-172: « Or, on ne peut se dissimuler qu’en dépit de son urgente
nécessité pratique et des fins morales élevées qu’elle assigne, la lutte contre toutes les formes de discrimination participe de ce
même mouvement qui entraîne l’humanité vers une civilisation mondiale, destructrice de ces vieux particularismes auxquels
revient l’honneur d’avoir créé les valeurs esthétiques et spirituelles qui donnent son prix à la vie et que nous recueillons
précieusement dans les bibliothèques et dans les musées parce que nous nous sentons de moins en moins certains d’être
capables d’en produire d’aussi évidents. [...] Mais si l’humanité ne se résigne pas à devenir la consommatrice stérile des seules
valeurs qu’elle a su créer dans le passé, capable seulement de donner le jour à des ouvrages bâtards, à des inventions
grossières et puériles, elle devra réapprendre que toute création véritable implique une certaine surdité à l’appel d’autres
valeurs, pouvant aller jusqu’à leur refus sinon même à leur négation ».
20
Cf. les pages anticipatrices de Heidegger dans le texte magnifique, et presqu’inconnu, d’une conférence prononcée devant un
public d’ingénieurs en 1962, à la fin de sa vie, édité en 1989 par Hermann Heidegger sous le titre Überlieferte Sprache und
technische Sprache, traduit et présenté en français par Michel Haar, Éditions Lebeer Hossmann, 1990, sous le titre Langue de
tradition et langue technique. Il est significatif que Heidegger appelle « langues de tradition » les langues positives.
15
dialogue entre l’architecte et les membres de la communauté pour laquelle il construit.
Ruskin, lui, appelle au remplacement des édifices condamnés par leur vétusté, parce qu’il
conçoit le cadre bâti qui, par la médiation d’une mémoire vivante, corporelle, solidarise les
générations humaines, comme une oeuvre collective, en devenir. Il ne tombe pas dans le
piège du « monument historique », car précisément, pour lui, tout édifice, digne du nom
d’architecture est chargé de valeur mémoriale. On ne peut mieux pointer le statut
anthropologique de l’édification.
Alors, que faire ? Quelles conclusions tirer d’une analyse à la fois trop longue
(et abstraite), mais aussi beaucoup trop schématique ?
Une première urgence s’impose : prendre conscience de la nature de la crise
ouverte par la mondialisation, du fait qu’elle met en jeu le destin de notre espèce,
qu’aujourd’hui c’est l’ensemble des pratiques humaines qui, dans la totalité des sociétés et
des cultures sont concernées et menacées par le dépérissement de la mémoire culturelle et
vivante, par l’amnésie qui en résulte, entraînant la prothétisation de notre environnement et
l’inversion du procès de construction et d’évolution des sociétés humaines.
Tel
est
la
problématique
d’une
altermondialisation
bien
comprise.
C’est dans cette perspective qu’il est urgent, par exemple dans le champ linguistique, de
repenser le projet et les programmes scolaires du primaire et du secondaire, en réhabilitant
la langue naturelle, et en favorisant sa réappropriation qui passe par la mémorisation et la
remémorisation vivante, à travers des textes et non des machines informatiques dont il ne
peut être question de se passer mais qu’il convient simplement de réintégrer à leur rang de
précieux instruments. Puisqu’aussi bien la langue est faite pour autre chose que
communiquer et échanger des informations, elle ne se résume pas dans un pouvoir de
dénotation monosémique dont l’hégémonie aboutit à la vacuité de la pensée unique.
Plus précisément, dans le champ de l’environnement bâti, qu’il s’agisse
d’architecture ou d’aménagement, la première urgence, et le seul véritable problème
concernant les héritages du passé, est bien de récupérer la capacité d’en produire à
nouveau pour les générations futures, autrement dit de réactualiser la compétence d’édifier
(parallèlement
aux
équipements
performants,
normalisés,
hors
d’échelle
et
décontextualisés), un milieu différencié, contextualisé et articulé à l’échelle humaine. En vue
de cette reconquête dynamique, on peut énumérer â titre indicatif, et sous bénéfice
d’inventaire quelques mesures prophylactiques :
16
1. Selon la louable suggestion de Claude Soucy21, se débarrasser du vocable
« patrimoine ».
2. Enrayer la contagion sémantique dont le « monument historique » a frappé
l’ensemble de nos héritages, et dénoncer l’amalgame, désormais institutionnalisé, entre un
concept ethnocentré et des notions relevant d’une anthropologie générale. Une fois cette
distinction posée, force est de constater la vanité et l'absurdité d'une recherche de critères
susceptibles de déterminer la valeur présente des monuments historiques : Premièrement,
au regard des problématiques actuelles, une telle recherche ne présente aucune urgence
ensuite, et surtout, relevant d'une histoire de goût, elle serait indissociable d'une approche
relativiste et par définition aléatoire dont Riegl a illustré le paradigme22 ;
3. Réformer l’enseignement donné dans les écoles d’architecture en
élaborant des stratégies de retrouvailles avec le réel et le réinvestissement du corps23 dans la
pratique architecturale. Dans cette reconversion, il importe de distinguer l’enseignement de
l’histoire de l’art d’une propédeutique qui serait fondée sur une expérience et une pratique,
(ni gnoséologiques ni esthétisantes) des réalisations anciennes .
4. Repenser de la même façon les autres enseignements concernant
l’ensemble des métiers du bâtiment, en promouvant, en particulier, l’apprentissage24 ;
5. Enfin, du côté des élus et des maîtres d’ouvrage, combattre le
conditionnement de la globalisation (dont il serait, au reste, intéressant d’analyser pourquoi il
est plus prégnant en France que dans d’autres pays européens comme l’Italie, l’Allemagne,
la Grande Bretagne...), en rompant avec l’économisme du patrimoine et en encourageant le
faire ensemble de la concertation locale c’est là aujourd’hui, une des meilleures façons de
réapprendre à spécifier l’universel dans la différence, ce que le maire de Saint-Macaire a
compris depuis longtemps.
21
« Pour en finir avec le patrimoine», rapport remis en juin 1995 à la Direction de l’architecture.
Dans Der moderne Denkmalkultus (Vienne-Leipzig, 1903). Le grand historien de l’art, dans la mesure où il répond à la
problématique ethnocentrée du monument historique, ignore et ne pouvait qu’ignorer les questions soulevées aujourd’hui par la
mondialisation. C’est dans cette seule mesure que son travail est daté.
23
La lecture d’Eupalinos, ne serait-ce que pour l’éloge du corps qu’y développe Valéry, devrait être obligatoire dans les écoles
d’architecture.
24
Cf. Bernard Pasquier, Voyages dans l’apprentissage. Chroniques 1965-2002, Paris, L’Harmattan, 2003, et les
travaux en cours du même.
22
17
Jean-Marie BILLA *
Vous me permettrez de commencer par un exemple. Nous avons connu bien
sûr à Saint-Macaire les effets de la période moderne et de la "tabula rasa" qu'évoquait
François Loyer. En 1956, une maison du XVème siècle, classée Monument Historique, a
été démolie avec toutes les autorisations légales, celle du Préfet comme de l'Architecte
des
Bâtiments de France ou de l'Architecte en Chef des Monuments Historiques.
L'immeuble menaçait ruine, il n'avait plus d'utilité sociale démontrée et les propriétaires
n'étaient pas d'accord entre eux pour le maintenir en état. La démolition s'est effectuée en
public, photographes à l'appui, sans qu'aucune réserve soit émise par quiconque, le
patrimoine était considéré comme support d'insalubrité.
D'ailleurs à l'époque, le terme de "patrimoine" n'était pas utilisé. Notre village
a été sauvé d'une certaine manière par le Ministère Malraux : c'est à la suite de la
visite de Max Querrien que le site a été protégé en 1965. La même année Olivier
Guichard, alors chargé de la DATAR, est venu proposer au maire, nouvellement élu,
un contrat de 4 millions de francs afin d'inverser le déclin de Saint-Macaire. Pourtant, le
maire a choisi de faire visiter au ministre le groupe scolaire en construction dont il était
particulièrement fier et Olivier Guichard est resté sur le seuil de la vieille ville puisqu'il
ne disposait que de peu de temps. Ce fut une belle occasion de perdue mais l'idée
que le vieux Saint-Macaire pouvait devenir un lieu de développement était très éloigné
de tous les esprits. L'inscription du site s'est donc d'abord appliquée dans une
perspective
défensive
et
muséale,
destinée
à
limiter les dégâts commis par les
Macariens eux-mêmes.
Un chantier de jeunes : avec ou sans les habitants ?
L'expérience de chantier bénévole de jeunes, conduite dans la foulée de
mai 1968, nous a ouvert un questionnement que nous avons transféré sur la cité.
Premièrement, nous nous rattachions au courant national qui cherchait à trouver
une utilisation contemporaine pour tout bâtiment restauré (nous étions affiliés à "Rempart") ;
nous avons donc affiché la volonté d'utiliser les vestiges d'un monastère bénédictin
comme M.J.C. Pourtant, un tel parcours ne s'est pas déroulé sans conflits, nous avons
*
Jean-Marie BILLA, « engagé volontaire dans la reconquête du patrimoine » depuis l’âge de 13 ans, coordonnateur d’un
chantier de jeunes bénévoles pour la restauration du prieuré bénédictin de Saint-Macaire, en Gironde. Architecte DPLG depuis
1976, praticien, conseiller du C.A.U.E. jusqu’en 1983 et aujourd’hui enseignant à l’Ecole d’Architecture et du Paysage de
Bordeaux, (DESS « Villes en projet, patrimoine urbain en projet »). Il est enfin Maire de Saint-Macaire depuis 1983, c’est à dire
plus de 20 ans. C’est donc un « pratiquant du patrimoine, pragmatique et quotidien », et les expériences qui sont les siennes
résultent d’une sorte de « saisie » - rarement aussi diversifiée - du patrimoine.
18
trouvé face à nous le maire et le curé qui, tous deux, trouvaient particulièrement indignes
que l'on puisse installer des toilettes dans un prieuré. L'arbitrage de l'Architecte des
Bâtiments de France du Loir-et-Cher fut même requis pour trancher le différend : cela se
passait tout de même en 1977.
Deuxièmement, question encore plus fondamentale, il s'agissait de savoir
si la reconquête du patrimoine local devait se réaliser avec ou sans les habitants. Est-ce que
la démarche relevait de la tutelle d'initiés qui finiraient par remplacer progressivement la
population en place, jugée inapte à comprendre et attirée par la surenchère immobilière ?
Une telle issue s'est appliquée au cas de Saint Cirq Lapopie dans le Lot, découvert
par André Breton, qui compte l'hiver 35 habitants dans le bourg. Donc, est-ce qu'il
était possible d'agir sans l'adhésion des habitants, sans chercher à les convaincre ?
Dans l'esprit d'après 68, nous avancions la notion d'auto-sauvegarde expérimentée à
partir du chantier bénévole de jeunes. Nous avions changé d'optique à 180 degrés en 1971,
lorsque nous avons vu une façade du XVIème siècle éventrée en une nuit pour réaliser
un portail de garage interdit comme il se doit, par l'Architecte des Bâtiments de France.
Les gens se sont rassemblés à quinze pour commettre cette provocation qui aurait
pu aboutir à l'effondrement subit de la construction. Devant un tel acte, nous avons
compris qu'il fallait s'y prendre autrement que par la coercition.
Nous avons entamé un processus d'ordre culturel : un exemple peut l'illustrer.
La dernière mémoire positive enregistrée à Saint-Macaire correspond à la période
de la tonnellerie
qui
a
généré
sociétés
musicales,
coopératives,
institutions
de
secours mutuels, etc.. Bien évidemment, un tel contenu n'a rien à voir avec le contenant
de la tradition médiévale (XIIIème au XVIème siècle) qui caractérise notre village. Nous
avons constaté qu'en valorisant la "saga" de la tonnellerie, les habitants étaient
conduits à s'intéresser au devenir du patrimoine médiéval qui avait accueilli au XIXème siècle
les ateliers de fabrication des barriques. Nous avons donc utilisé un contresens
archéologique pour que les Macariens intègrent le patrimoine bâti dans leur capital
collectif accumulé, pour qu'ils puissent l'arborer comme signe de distinction (au sens de
Bourdieu).
Une fonction d'architecte conseiller : domination ou partage ?
Lorsqu'en 1983, nous avons pris en charge la mairie, nous avons continué
dans le droit fil et avons réalisé l'installation de logements sociaux dans des immeubles du
XVIème siècle, initiative aujourd'hui banale, mais considérée comme hérétique en 1974. Nous
19
avons bénéficié du retournement des idées qui s'est opéré à la fin des Trente Glorieuses.
Mais, dès ce moment là, dès lors que la société locale commençait à s'approprier
le patrimoine sont apparus de nouveaux conflits. Les couches sociales disposant d'un
pouvoir culturel cherchaient à instrumentaliser le patrimoine à leur seul profit et au
détriment des autres couches sociales. Cela impliquait une sorte de confiscation de
la définition de l'usage du patrimoine mais aussi de la mise au point d'une police
de l'esthétique. Un tel phénomène peut se repérer dans d'autres champs comme
celui des services de la petite enfance : les couches cultivées construisent les
activités des C.L.S.H. savent subordonner les éducateurs et même sélectionner les
enfants autorisés
à
reste indispensable
couches moins
fréquenter
à
la
armées
les
leurs.
Bien
du
patrimoine
reconquête
culturellement
est
entendu,
mais
porteuse
l'adhésion
la
de
des
élites
marginalisation
risques
évidents.
des
Les
départs volontaires ou les "auto-mutilations" ne sont pas rares. Nous avons ainsi
connu un Macarien
choisissant
de
déposer
les
tuiles
assurant
l'étanchéité
de
trois constructions lui appartenant dans la vieille ville pour susciter à terme des
ruines à l'endroit où lui avait été interdite la construction d'une maison individuelle.
Il voulait punir les détenteurs du pouvoir qui avaient empêché une acte de "progrès".
En somme, le patrimoine ne devient un capital urbain que s'il est vérifié par une pluralité
d'approches sociales qui peut être conflictuelle (mais sans doute le conflit est-il une
condition de vitalité).
Par ailleurs, dans les années 1977, je suis devenu architecte conseiller
et je croyais trouver dans la campagne viticole un désert de parole architecturale.
Je me suis très
vite
aperçu
qu'une
superstructure
composée
des
notaires,
des
conseillers techniques agricoles, des directeurs de banque ou même des curés, était
porteuse d'une manière de considérer le patrimoine. Nous sortions d'une période
durant laquelle
les
chambres
d'agriculture
et
les
syndicats
professionnels
recommandaient explicitement la fenêtre horizontale et la table en "Formica". Après le
retournement d'optique de la fin des Trente Glorieuses, ces mêmes institutions ont
utilisé la même posture régalienne pour encadrer les exploitants jugés dangereux pour
le patrimoine
rural
qu'ils
inopérant : le corps
social
occupaient.
trouve
Là
toujours
aussi,
le
l'encadrement
moyen
d'éviter
forcé
s'est
révélé
ce
qu'il
refuse
fondamentalement.
Un mandat de maire : l'urbanistique ou l'immatériel ?
Lorsqu'en 1983, je suis devenu maire, deux constats m'ont frappé : le premier,
c'est le risque extraordinairement stérilisateur des politiques touristiques, que dénonce
depuis longtemps Françoise Choay. En effet, le tourisme a tendance à réduire le patrimoine
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à une seule signification, celle de témoignage du passé : les élus évitent ainsi les
conflits que peut susciter l'instauration de nouveaux usages ou de nouvelles significations
dans le patrimoine existant. Il faut se souvenir qu'à Oradour sur Glane, les ruines ont
été classées "Monument Historique" pour empêcher les habitants de reconstruire sur
place ou, à mesure, de cultiver leur jardin potager sur le site. En somme, les politiques
touristiques relèvent d'une sorte d'auto-flagellation inconsciente très prisée dans le
monde des élus. Prenons un exemple significatif : la D10 qui relie Bordeaux à Malagar a été
baptisée par une association de "bobos" route François Mauriac (comme dans les années
60). En fait, il s'agit pour les promoteurs de cette idée d'éviter que les communes riveraines
développent les zones d'activités et ne dégradent ainsi les coteaux de la rive droite de la
Garonne, monopolisés par le vignoble. Le subterfuge consiste à majorer la faute : la
commune qui atteindra l'intégrité du site se rendra coupable d'un sacrilège à l'encontre de la
personnalité de François Mauriac elle-même. La culpabilisation sous-tend trop souvent les
politiques touristiques pour servir de stratégies sociales qui ne veulent pas s'avouer trop en
public.
Second constat, un élu a sûrement beaucoup plus de responsabilités dans
la gestion de l'immatériel que dans la gestion urbanistique. Il se doit d'organiser le
"civitas" c'est à dire la communauté des habitants bien plus encore que "l'urbs", c'est à dire
la ville construite. Un élu n'est pas compétent a priori, sinon les élections au
suffrage universel seraient remplacées par des épreuves de vérification de connaissances : il
doit savoir simplement s'entourer des expertises nécessaires. Or il n'existe pas de
spécialistes en matière "d'imaginaire urbain" (tout au moins à ma connaissance).
Pourtant les habitants attendent confusément des élus qu'ils sachent alimenter leur
"saga locale" construite au jour le jour. Pour exemple, j'entretenais un lien d'amitié
avec l'ancien curé de la paroisse d'orientation traditionaliste. Il m'avait demandé de
prendre en charge son éloge après son décès, ce dont je me suis acquitté après une
"messe des morts de rite tridentin", particulièrement sinistre. J'ai pris la parole devant
une assistance qui, pour une large part, me considérait comme un "diable". Dans la
semaine qui a suivi, beaucoup sont venus me remercier, presque en se cachant, parce
que sans mon intervention, il leur aurait manqué un acte solennel qui permettait de gérer
le deuil, la séparation de l'homme qui partait et qui avait compté. La distance politique qui
nous séparait avait à ce moment perdu toute signification.
Autre exemple, celui de la ville de Gibellina en Sicile, détruite en 1968 par un
tremblement de terre et reconstruite en 20km plus loin. Quelques années après, la
municipalité a demandé au sculpteur Alfredo Burri de mémorialiser les traces de la ville
détruite. C'est ainsi qu'est née une forme coulée en béton de ciment blanc sur
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1m80 d'épaisseur, fracturée par le tracé initial des rues. A travers ce geste, a été accordé
à une ville que l'on quittait le même rituel que l'on accorde à une personne décédée, c'est
à dire un monument funéraire. Comme l'a démontré en son temps Raymond Ledrut,
les habitants entretiennent un rapport avec leur ville de l'ordre de l'anthropomorphisation :
ils attendent des élus qu'ils sachent représenter la ville en tant que personne, en tant
que partenaire d'une existence collective locale. De telles exigences ressortent de
l'immatériel et cela ne s'apprend nulle part, sauf peut être dans les Instituts
d'Etudes Politiques.
Un métier d'enseignement : certitude ou dialectique ?
Pour en venir au domaine de la formation des jeunes architectes
qu'évoquait Françoise Choay, je retiendrai la thèse avancée par une équipe de
sociologues dans un rapport édité par le C.N.F.P.T. sous le titre de "L'entreprise
municipale de patrimoine". Dans la tête des élus, un équipement a d'autant plus de
chances d'être attractif qu'il est enraciné dans un édifice du passé. De ce point de vue là,
la couverture des arènes de Nîmes pendant six mois de l'année est une réussite : le coût
en est sans nul doute prohibitif mais personne ne songe à contester l'initiative qui a
donné ses lettres de noblesse à de multiples manifestations de construction de
l'identité locale (beaucoup plus qu'un "Zénith" initialement envisagé). Autre réalisation, j'ai
eu l'occasion d'intervenir dans un D.E.S.S. "Développement culturel de la ville" et sur
mon interrogation, les étudiants m'ont désigné comme lieux de culture privilégiés les
friches industrielles, tout ce qui se situe hors contexte urbain (alors qu'ils visent des
débouchés dans les services culturels des villes).
Pour en revenir aux jeunes architectes, comme l'a indiqué François Loyer, il
existe encore des tendances à refuser l'intellectualité, à considérer les références au passé
comme castratrices au plan de la créativité (y compris chez les enseignants). Les
préconisations italiennes, comme les "projets-guides" ou les "albums de projets" me
semblent les outils pertinents pour guider l'enseignement. Il faut que les étudiants soient
capables d'expertiser et de révéler dans une ville les lieux de projet, le plus souvent porteurs
potentiellement de patrimoine. Il leur faut donc acquérir une culture urbaine qui leur
permettra
d'identifier
mais
aussi
de
proposer
transformations.
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une
pluralité
de propositions
de
Ce matin, j'ai participé à un jury de T.P.F.E. sur un moulin à Cahors, situé en
secteur sauvegardé. L'étudiante s'est crue obligée d'afficher une certitude absolue pour
étayer la légitimité de sa proposition d'intervention. Or, le moulin en question était totalement
"absent" du P.S.M.V. : l'intérêt du T.P.F.E. résidait donc d'abord dans le fait qu'il révélait un
lieu de projet particulièrement pertinent puisque Cahors s'explique par le Lot. Le projet
n'avait pas besoin d'être argumenté avec certitude pour trouver sa signification. Peut être
pour des raisons liées à leur perception du monde du travail, les étudiants comprennent
difficilement que la dialectique est indispensable pour savoir repérer les gisements de projets
et que la certitude unique est contre-performante. Pourtant, les politiques menées à
Barcelone illustrent à l'envi l'efficacité d'une telle posture mais globalement, les écoles
d'architecture n'en sont pas encore là ….
A suivre…
CONCLUSION
Par ces trois interventions dont on aura apprécié la très haute qualité, on peut
mesurer l'épaisseur d'idées fausses qui recouvrent la notion de patrimoine, non pas
seulement dans l'opinion commune, mais tout aussi bien chez ceux qui pourtant se disent
spécialistes de l'aménagement de l'espace, praticiens, ou enseignants de l'architecture… et
le chemin qu'il faut parcourir pour réconcilier des valeurs aussi artificiellement opposées
entre le passé et l'avenir. Que l'on cesse enfin d'opposer "patrimoine" et "création" pour ne
plus parler que d'architecture, d'urbanisme, et de cadre de vie. Que nos trois témoins soient
vivement remerciés pour leur contribution… ainsi que tous ceux, qui voudront prolonger les
termes du débat, désormais ouvert.
Pour conclure, et citant Jean-Marie Billa : "à suivre".
Benjamin MOUTON
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