Le dossier n°1 - Académie d`Architecture
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Le dossier n°1 - Académie d`Architecture
ACADEMIE D'ARCHITECTURE PATRIMOINE ET ENJEU DE SOCIETE: IDEES FAUSSES, ET NOUVELLES REFLEXIONS Table ronde animée par Benjamin MOUTON AVEC Françoise CHOAY, François LOYER, et Jean-Marie BILLA 3 JUIN 2004 Le Patrimoine architectural occupe aujourd'hui une place importante dans le paysage de notre société. Prenant naissance à la fin du XVIII°siècle, pour adopter une dimension de politique nationale au début du XIX°s, il continue à alimenter aujourd'hui un débat souvent animé, nourri à la fois par une réflexion qui cherche à en identifier la nature et le sens, et par un grand nombre d'idées fausses véhiculées volontairement ou non. Car, à côté des Monuments Historiques identifiés dès le XIX°s comme une sélection limitée d’œuvres exceptionnelles qui ont vocation à être conservées, est née peu à peu, par étapes successives, la notion de "patrimoine", bâti ou immatériel, urbain ou rural, minéral ou végétal, naturel ou non, qualifiant tout ce qui est ancien et transmis, sans avoir la même « vocation à l’éternité» ni à la "préservation absolue". Sa présence dans le paysage contemporain est forte, étendue, certains diraient même étouffante, n’hésitant pas à le condamner comme un danger potentiel, un frein à la modernité, au dynamisme, au développement de la société… Et il apparaît alors urgent de faire le point de la question. La table ronde organisée par l'Académie d'Architecture se propose d’organiser la réflexion selon trois directions : D’abord tenter d'en réactualiser le sens et la définition : qu’est-ce que le patrimoine ? Est-ce une valeur esthétique, une valeur d’usage, une valeur sociale, culturelle ? Est- ce tout cela à la fois ? Est-ce que toute chose est potentiellement vouée à devenir patrimoine ? ou bien existe-t-il une sorte de sélection naturelle et comment fonctionne t-elle ? Et si cette celle-ci ne fonctionne pas suivant des mécanismes rigoureux mais seulement par des mécanismes opportunistes et de hasard, faut-il le redouter, le regretter ? 1 En second lieu, peut-on -et comment- concevoir une société authentiquement contemporaine "avec" son patrimoine : celui-ci est-il un handicap ou un atout ? En est-on encore aux débats des « anciens et des modernes »? Est-ce une cohabitation qu’il faut envisager ou plus que cela ? Et quelles en sont alors les règles du jeu ? Comment le patrimoine pourrait-il contribuer à la construction de la société d’aujourd’hui et celles de demain ? Quelle éthique de l’acte construire doit-on en déduire, et comment s’y préparer, y former les acteurs ? On sait que les architectes ont leurs Ecoles, et l’enseignement qui y est dispensé est plus au moins « coloré » de patrimoine. Mais qu’en est-il des décideurs, des élus et des maîtres d’ouvrage, et quelle formation et quelle conscience en ont-ils ? En troisième lieu, dans une société en pleine mutation confrontée à la vulgarisation touristique et aux effets de la mondialisation -souvent synonyme de réducteurs de banalisation et de normalisation-, le patrimoine ne peut-il être appelé à jouer un rôle nouveau de modérateur et de force d’équilibre ? Dans ce cas sur quoi doit-on faire porter les efforts ? Ambitieux programme peut-être pour une "simple table ronde", mais en tout cas familier aux participants dont les nombreuses contributions témoignent. Françoise Choay, François Loyer et Jean-Marie Billa. Si les deux premiers sont notoirement connus, en revanche, Jean-Marie Billa architecte, maire de Saint-Macaire, "pratiquant du Patrimoine" est convié comme "témoin de terrain". En guise d’introduction à l’intervention de François Loyer, je voudrais le citer : « le patrimoine n’a pas une réalité objective, il n’a que la signification que nous lui donnons, le sens n’appartient pas à l’objet, c’est nous qui le reconstruisons en permanence ». S’opposeraient donc paradoxalement la matérialité du patrimoine, notion sur laquelle il y a apparemment consensus, et la valeur ou définition qu’il semble lui donner, quasi immatérielle. Comment la qualifier : est-elle symbolique, culturelle, identitaire ? 2 François LOYER* La notion de patrimoine appartient à la pensée contemporaine. Née avec la modernité, il y a un peu plus de deux siècles, elle a pris son envol, en tant que concept universel, lorsque le mouvement moderne s'est imposé dans les années 1920-1930. Car le projet moderne s'est construit par opposition avec le passé, il a prétendu faire table rase de ce qui s'était produit auparavant, élaborer une nouvelle virginité culturelle – qui n'a peut être pas abouti aux résultats escomptés mais qui ne manquait pas d'audace. Reste qu'il a provoqué une rupture brutale avec l'histoire, sinon même avec la culture. Ce faisant, il a obligé le patrimoine à se positionner dans un ailleurs autre que celui de l'architecture. Cette dernière ayant été, on peut le dire, confisquée par la modernité, il ne restait plus pour l'héritage culturel d'autre solution que de s'inventer une légitimité dans un champ spécifique, celui que nous appelons aujourd'hui le patrimoine. Trois quarts de siècle après cette rupture, la situation a certes évolué. D'abord, nous avons déjà vécu deux générations depuis la naissance du mouvement moderne. Ensuite, durant la seconde génération, l'attitude "post-moderne" a trouvé dans le patrimoine un formidable champ de contestation – c'était, au sein du système lui-même, le moyen de le détruire de l'intérieur. Par la suite, post-modernisme et patrimoine ont fait un bout de chemin ensemble, dans la contestation des idéaux de leur époque – ils sont, chacun à leur manière, les enfants de 1968. Puis le fossé s'est creusé. Le patrimoine est devenu une valeur autonome, concurrente de l'architecture. Ce qui me frappe beaucoup dans la façon dont se détermine aujourd'hui la notion de patrimoine c'est que, très souvent, on s'en sert comme un projet alternatif dans le champ de la production architecturale. De fait, projet moderne et projet anti-moderne, projet architectural ou projet patrimonial coexistent ; ils se contredisent, même quand ils cohabitent au sein d'une même opération, et souvent se déclinent dans des catégories subtiles, reflet du goût affiché par leurs auteurs pour telle ou telle période de l'histoire, tel ou tel mouvement artistique. En d'autres termes, le patrimoine a rouvert la porte de l'éclectisme, dans un monde qui croyait l'avoir définitivement fermée. Quand on en appelle à cette notion, c'est pour dire toutes sortes de raisons contradictoires dans des directions non moins contradictoires. La modernité s'était depuis toujours réclamée d'une pensée univoque, reflet d'un projet idéologique. Elle a rencontré sur son chemin des * François Loyer, historien de l’architecture et de la ville, auteur d’un grand nombre d’ouvrages dont notamment « France 1840 - 1940 », « Paris Haussmannien », « Art Nouveau européen « , il a présidé les Entretiens du Patrimoine de 2000 consacrés à « Villes d’hier et villes d’aujourd’hui en Europe ». Docteur es Lettres en 1984, Grand Prix du Patrimoine en 1999, Directeur du Département d’Histoire, d’Architecture et d’Archéologie de Paris, Secrétaire Général de la Commission du Vieux Paris depuis 2002, Directeur de Recherche à l’Ecole Doctorale de l’Université de Versailles - Saint Quentin en Yvelines, membre de diverses commissions dont celle des Monuments Historiques et celle des Secteurs Sauvegardés, il a été aussi Directeur du Centre des Hautes Etudes de Chaillot de 2000 à 2002. Ses connaissances dans le domaine de l’histoire et du patrimoine sont immenses et sa réflexion y est profonde grâce à une très longue pratique. 3 voies déviantes, revendiquant ouvertement le droit à d'autres formes d'expression – partant, d'autres visions du monde. Dans une société démocratique, la diversité des opinions est une liberté fondamentale. Il ne faut pas s'étonner qu'elle réapparaisse dans le champ de l'art et l'architecture, dont elle avait été exclue un temps par des courants doctrinaires. La première idée que je voudrais développer, c'est qu'aujourd'hui le patrimoine est perçu comme l'ennemi des architectes – du moins, dans les écoles d'architecture, où l'on enseigne la haine du patrimoine comme on a longtemps enseigné celle de Viollet-le-Duc. Ma fille est architecte, je sais ce qu'il en est. Quand elle a commencé ses études, elle regardait ses parents avec une condescendance affligée pour ces gens qui s'intéressaient à un sujet aussi peu attrayant que le passé. Il lui a fallu pas mal d'années pour découvrir que le couloir de la maison comportait des ouvrages qui avaient peut être un certain intérêt pour un architecte, mais c'était après avoir bien longtemps été tenue dans l'ignorance de ces ressources au profit d'un enseignement du projet qui excluait toute culture autre que l'académisme issu du mouvement moderne. Quand on enseigne dans une Ecole d'architecture, comme j'ai eu l'occasion de le faire à plusieurs reprises, ou quand on travaille avec des gens qui promulguent le dogme de l'architecture contemporaine, on entend quelques stéréotypes touchants comme la nécessité d'"être de son temps" – une définition qui apparaît incontournable. La formule ne date pas d'hier puisque, dès 1916, un projet de loi proposait déjà que l'interdiction du pastiche soit imposée pour la reconstruction de la première guerre mondiale. Qui, à vrai dire, refuserait d'être de son temps ? ne se bat-on pas là contre des moulins à vent ? Des expressions comme "résolument contemporain", pour parler de l'architecture actuelle, n'ont guère plus de sens dès lors que le modernisme est devenu un langage universel. Cela fait partie de ce que l'on dit de manière incantatoire, comme pour chasser les mauvais esprits. Ainsi, chaque fois que l'on rédige un règlement d'urbanisme (tout dernièrement le P.L.U. de Paris), on proclame qu'il sera interdit de faire une imitation du passé, on décrit le pastiche comme complètement immoral, incorrect, indécent… Quand une affirmation devient à ce point partagée, on peut douter de son contenu. Le consensus contre un ennemi commun a souvent pour caractéristique d'être évanescent – c'est extrêmement commode pour tout le monde. Ce passé qu'on voue aux gémonies est un passé abstrait, qu'on peut jeter en toute impunité. La réalité est moins flatteuse : on se réfère d'autant plus à la pensée unique du modernisme que l'unité de façade se lézarde. Qui croit encore aujourd'hui aux vertus morales de la modernité ? Le manichéisme propre aux avant-gardes révolutionnaires n'est plus de notre temps. En revanche, on s'interroge sur la longue durée, sur le sens de l'ici et maintenant par rapport aux générations qui nous ont précédés. "D'où venons-nous, où allons-nous ? ", le célèbre 4 aphorisme de Paul Gauguin apparaît comme une question récurrente, une constante incertitude sur le sens de notre propre vie. Il n'est plus possible d'ignorer le passé, comme il n'est plus possible d'y revenir. Comment sortir de cette impasse ? Parce qu'il est trop chargé d'intentions, le rapport à l'histoire est devenu problématique. J'en veux pour preuve la pratique de certains exercices d'école dans lesquels il s'agit de ne pas faire du passé, tout en s'inspirant du passé. Le principe repose sur un véritable tabou, la proscription de l'imitation. Comme on ne parvient pas à se départir d'un certain intérêt pour des formes autres de l'expression artistique, notamment celles de l'histoire, on va s'efforcer de les traduire dans la vulgaire de la modernité, en espérant que cette transposition ne leur sera pas trop funeste. L'intention est peut être louable, elle révèle surtout une grande inquiétude vis à vis du rapport à la culture – dont chacun a bien conscience qu'il est aujourd'hui menacé, à force d'avoir été sectorisé. La transposition est le moyen de rétablir un lien vital avec ce qui est de l'ordre de l'héritage collectif. Ces exercices rhétoriques n'empêchent pas que, sans le savoir, nous vivions dans l'univers du pastiche moderne. Car, et c'est peut être la contradiction de l'historien qui apparaît ici, je suis saisi par le formalisme des productions de la génération actuelle, je constate son sens académique de l'imitation des exemples canoniques. Vignole a été remplacé par Le Corbusier, mais cela n'a pas changé grand chose. Dans l'enseignement du projet, on fait appel au même répertoire des formes savantes, codifiées, qu'aux époques antérieures – répertoire officiel qu'on reproduit à l'infini. Certes, on a renoncé aux chapiteaux d'après Vignole, mais on n'a pas renoncé à la fenêtre d'après Le Corbusier. Ancien et nouvel apprentissage du stéréotype, qu'il soit classique ou moderne, n'ont guère changé. C'est ainsi que nous vivons dans l'univers du pastiche néo-corbusien. Rien n'est plus paradoxal que cet académisme moderne délivré en toute innocence par les écoles. Il révèle un refus systématique de la leçon du passé – cette leçon de la diversité, de la concurrence des idées et des engagements au sein de la société que donne seule la fréquentation d'autres cultures. Isolé et détourné de l'histoire, seul un certain passé – celui des grands maîtres de la modernité – est considéré comme intemporel, il devient "a-historique". Promu au rang des autorités, il constitue la référence absolue, incontournable. Voilà qui interdit toute évolution, tout manquement aux règles au gré du changement des mentalités et des idéaux. Une telle attitude m'apparaît comme un coup de pied dans le camp des défenseurs de l'avant-garde, telle qu'elle se manifestait à l'époque héroïque des années trente où la modernité était encore contestataire. La pensée évolue, la doctrine aussi. Sinon, elle devient dangereuse. Relire Siegfried Giedion avec le regard de l'historien est une bonne chose, continuer d'y croire est un désastre. Il faut parfois oublier les théories de ses prédécesseurs, à tout le moins suivre les nuances d'une pensée qui ne fut pas monolithique et en tirer les conséquences sur nos propres certitudes. 5 Face à la vision doctrinaire d'une modernité qui s'interdirait toute relation avec un passé jugé obsolète, l'opinion a construit ces trente dernières années une alternative, qu'elle exprime de plus en plus clairement par le biais des acteurs sociaux d'un nouveau genre que sont les associations. On les voit partout, notamment dans l'urbanisme, mais on les voit aussi dans toutes les questions de patrimoine – extrêmement vindicatifs, prêts à se battre contre l'architecture contemporaine. Tout récemment, dans le cadre d'un règlement de protection en cours d'examen, je me suis entendu dire que de proposer des protections du patrimoine XXème siècle était une provocation. Les associations considéraient que choisir une œuvre de Dubuisson, par exemple, en disant qu'elle avait un intérêt historique, était faire insulte à la notion même de patrimoine. Dubuisson ne pouvait pas appartenir à un tel univers. C'était un moderne, il était du même bord, inutile d'en parler… Par son excès même, le discours est le révélateur d'une crise du rapport au passé. Comment accepter des systèmes antithétiques dont la définition caricaturale affronte le passé au présent – guerre civile de l'art et de la culture, où la haine se donne libre cours ? L'absurdité est totale, car le radicalisme des positions affichées par les camps ennemis de l'architecture et du patrimoine ne correspond guère à la réalité des faits. Une très large part de la production officielle – celle qui est diffusée par les médias professionnels et bénéficie de la consécration institutionnelle – est marginalisée dans l'opinion, bien peu au fait de l'actualité. Il se passe, dans le monde de l'architecture, quelque chose de comparable à ce qui s'est produit il y a trente ans dans le monde de la littérature, avec le nouveau roman, ou dans le monde de la musique, avec le dodécaphonisme : le désaveu de la production savante par le jugement populaire. La musique a survécu, la littérature aussi, mais elle n'est plus entre les mains de ceux qui se font les porteurs du flambeau officiel. Dans les écoles d'architecture, cette marginalisation et cette esthétisation presque névrotique entraînent une dérive en dehors de toute réalité. Pardon d'être aussi cruel dans mon exposé, à mille lieux de la phraséologie officielle sur l'architecture contemporaine. Je fais le constat d'un rapport passé-présent devenu conflictuel. C'est sur ce terrain que nous sommes attendus. S'il y a quelque chose à faire, c'est de dépasser une contradiction absurde – à terme, si l'on n'y remédie pas, elle entraînera une destruction complète de la culture. Deuxième point (parce que je ne voudrais pas exposer trop longtemps mon point de vue) : le patrimoine, en tant que tel. Je pense effectivement, comme l'a rappelé tout à l'heure Benjamin Mouton, que le patrimoine et l'histoire ont assez peu de choses en commun. Patrimoine signifie héritage – dans l'héritage, on choisit. La sélection peut paraître surprenante car on évacue des quantités de donnés, même les plus essentielles si l'on a décidé qu'elles ne nous concernaient plus. Il y a une faculté d'oubli extraordinaire dans l'être ; on reconstruit continuellement son passé et on lui donne des valeurs qui peuvent changer 6 radicalement d'une génération à l'autre. J'en donnerai un exemple frappant : quand j'ai lu pour la première fois (il y a près d'un demi-siècle !) les Principes fondamentaux de Heinrich Wölfflin, je n'ai pas du tout compris son échelle de valeurs d'historien d'art écrivant avant la première guerre mondiale. Cela me paraissait hors du monde. Je me moquais de la peinture flamande du XVIIème siècle et encore plus des sujets de la peinture hollandaise de la même période – alors qu'ils étaient pour lui, visiblement, des références. J'aurais mis mes valeurs artistiques ailleurs, préféré Ingres ou peut être David… La société dans laquelle je vivais avait déplacé le curseur de l'histoire, au point que je ne comprenais même plus le goût de mon prédécesseur. Déplacer le curseur, on ne cesse de le faire. Quand j'étais étudiant, on parlait volontiers de l'art roman et on admirait les Mayas. Essayez aujourd'hui : cela marche beaucoup moins bien. C'est une vision un peu dépassée, d'autres thèmes sont montés en puissance durant ce temps. Le continuel déplacement du champ de l'intérêt patrimonial entraîne à des sur-évaluations ou des sous-évaluations surprenantes. Je prendrai celles de ma propre génération. Il y a vingt ans, à la Tourette, se tenait un colloque sur le patrimoine du XXème siècle. J'avais poussé Jean-Louis Cohen à plaider pour la défense d'un patrimoine contemporain, encore trop peu apprécié par les milieux de la Culture. Je lui avais fortement suggéré (et il en était d'accord) de s'intéresser à l'œuvre d'Emile Aillaud – précisément, Les Courtillières de Pantin – et peut être aussi à Bagnols-sur-Cèze de Georges Candilis. Eh bien ! Ce n'est pas ce qui est resté dans l'escarcelle patrimoniale : sont restés Jacques Couelle ou Jean Balladur ! Le tri s'est fait spontanément et ce qui est ressorti n'était pas ce que les spécialistes avaient vu, ce qu'ils auraient sélectionné. Cela signifie qu'il y a des enjeux qui changent, des rapports de force implicites entre des groupes d'acteurs qui ne partagent ni les mêmes intérêts, ni les mêmes objectifs. Peut-être que Jacques Couelle va retomber à la trappe ou peut être qu'au contraire, on lui fera un musée…Rien n'est donné d'avance. Autre élément dans ce tri, des objets non-patrimoniaux le deviennent avec le temps. J'en ai un très bel exemple à vous présenter, que m'avait fait découvrir Paul Virilio : ce sont les bunkers de la guerre de 1940, le Mur de l'Atlantique. Quand j'étais enfant, après la Libération, mon père avait été chargé de superviser leur destruction en Normandie et d'organiser la revente de tout ce qu'on pouvait en tirer. C'était une entreprise hautement symbolique. Il s'agissait de se débarrasser du souvenir de la Ligne Todt – et, avec elle, du drame de l'Occupation. C'était donc à l'époque un objet d'exécration. Peu à peu, cependant, ces ruines sont devenues belles, on a commencé à les photographier, à les "cartepostaliser". Maintenant on les classe, on y installe des musées. La signification en a été totalement détournée. Désormais, elles racontent le rapport au paysage, à la mer, à l'infini d'une nature idéalisée. De symbole d'oppression, elles sont devenues objet de 7 contemplation. Ne l'ignorons pas, les fortifications de la ligne Todt étaient de très beaux objets, d'un point de vue strictement esthétique. Je me souviens de mes premières visites avec le Colonel Trauttmann, dans les débuts de l'inventaire général. Nous étions allés voir de grandes installations dans le Finistère. Tout d'un coup, nous y retrouvions l'esprit de l'avant-garde du Bauhaus dans l'agencement intérieur fonctionnel des blockhaus. Il y avait là une réflexion architecturale beaucoup plus élaborée que l'on aurait cru. Quant à la nécessité du camouflage, elle avait inspiré des solution vraiment exceptionnelles d'intégration au site. Nous avons commencé à changer d'attitude, à inscrire des valeurs qui étaient celles de notre génération – on a repeint en rose les bunkers, si vous voulez… Autres exemples qui me semblent assez significatifs dans leur diversité : les créations de "Pique-assiette" (la fortune critique en a été pour le moins inattendue), le hangar à dirigeables d'Ecausseville ou la soufflerie de Meudon…. Petits ou grands programmes, il y a un peu de tout. Mais pourquoi ces objets plutôt que d'autres ? Ils n'étaient pas particulièrement destinés à devenir patrimoniaux. D'autres, à l'inverse, ont disparu corps et biens, ils n'ont pas trouvé de défenseur parce qu'ils n'avaient pas retrouvé d'usage, qu'il soit symbolique ou fonctionnel. Le patrimoine se révèle comme une stratégie culturelle implicite, le projet d'une société exprime à travers la récupération des "objets sans maître". Le patrimoine, c'est ce qui est dans le fossé et qui est bon pour le soldat. Au moment où une œuvre a perdu toute valeur, qu'elle a perdu son usage et sa signification, elle devient susceptible d'une reconversion et d'une valorisation esthétique qui lui donneront une identité patrimoniale. Hier, c'étaient les casernes ou les hauts fourneaux qui étaient en cause ; peut être demain, les sièges sociaux – ces plateaux de "bureaux-paysages" si en faveur chez les investisseurs. Connaîtront-ils une fortune patrimoniale fabuleuse ou, au contraire, disparaîtront-ils dans la plus grande indifférence ? L'exemple du patrimoine rural montre que la réponse ne va pas de soi. Son effacement accéléré n'a guère entraîné de protestation, alors qu'il s'agissait à l'évidence d'une production de valeur. Dans cette brève présentation, je voulais insister sur deux points essentiels : d'une part, la crise de l'identité architecturale dans notre société ; d'autre part, l'attente patrimoniale qui est aujourd'hui celle d'une large part de l'opinion Ce deuxième point est la compensation du premier : derrière la crise de l'architecture comme valeur partagée, il y a quelques raisons d'espérer que le patrimoine sera l'élément porteur d'un projet collectif. S'il y a un enjeu de société, c'est bien là qu'il se situe. Je voulais par ce biais lancer la discussion et surtout pour donner la parole à Françoise Choay, qui, je pense, aura mille choses à dire. 8 Françoise CHOAY* Que signifie aujourd'hui le terme patrimoine ? En épuiser le contenu conduirait à un inventaire borgésien. Ce mot n'en est-il pas venu à désigner simultanément tous les objets naturels, toutes les œuvres culturelles, matérielles et immatérielles, toutes les traditions, activités, croyances, appartenant à un passé lointain aussi bien que toujours plus récent et valorisés en raison de leur intérêt historique, scientifique, artistique, affectif, identitaire... Seul, pris absolument et sans qualificatif, « patrimoine » exerce désormais l'étrange pouvoir d'inclure simultanément les dimensions littéraire, plastique, ethnologique, linguistique, territoriale, qu'on l'envisage à l'échelle locale, nationale1, ou mondiale2. Autrement dit, pour m'autociter : « le très ancien mot, lié à l'origine aux structures familiales, économiques et juridiques d'une société stable, enracinée dans l'espace et le temps, est devenu aujourd'hui un concept nomade qui poursuit une carrière autre et retentissante3. » Il est dès lors évident que la fortune de « patrimoine » trahit un enjeu de société, le vrai problème étant de déterminer lequel. Pour y parvenir, je formulerai, à partir de mon premier constat lexicographique, une chaîne de quatre questions qui s'engendrent mutuellement, en fonction des réponses qu'elles appellent. Première question, généalogique La première question, soulevée par la dénotation actuelle du terme patrimoine est d’ordre généalogique. Comment du sens initial de « bien d’héritage qui descend suivant les lois, des pères et des mères aux enfants », en est-on arrivé au foisonnement sémantique actuel ? L’histoire est simple, elle a été racontée dans le détail par André Desvallées4 et commence avec les années 1960. Auparavant, patrimoine n’est utilisé, en français, avec sa tonalité actuelle, que de façon furtive et exceptionnelle, à deux moments précis de notre histoire. La première fois, au début de la Révolution, pour désigner, non sans implication pécuniaire, les biens nationalisés de l’Église et de la Royauté devenus « patrimoine de tous ». Ensuite, durant les années 1930, sous la plume de Romain Rolland5, * Françoise Choay, Docteur d’Etat ès Lettres, Grand Prix du Patrimoine 1995, professeur émérite à l’Université de Paris VIII, professeur au Centre des Hautes Etudes de Chaillot, Polytechnico de Milan, ancien professeur à Louvain, aux Universités M.I.T, Princeton et Cornell ; critique d’art, ancien Directeur de collection Espacement aux Seuil ; membre de plusieurs commissions, notamment des Abords ou des Secteurs Sauvegardés jusqu’en 1997. On ne compte plus ses participations et rédactions à nombre d’ouvrages et de publications sur le patrimoine. (Elle est co-’auteur notamment de la traduction du « de re aedificatoria » d’Alberti dont plusieurs décennies de travail ont révélé les qualités de précurseur de cet architecte d’exception). Ses compétences et son esprit critique font autorité aujourd’hui et sont universellement reconnus et attendus 1 2 3 4 Rappelons que l'article l.11 1 de la loi de décentralisation du 7 juillet 1983 « intègre le patrimoine dans la vie nationale ». Cf. la Convention du Patrimoine mondial, adoptée par la Conférence générale de l'Unesco en 1972. L'Allégorie du patrimoine, Paris, Le Seuil, 1992,2e édition revue, 1999, p. 9. Dans son article « Émergence et cheminements du mot patrimoine », Musées, n° 208, Paris, 1995, republié sous le titre « L’origine du mot patrimoine », in Patrimoine et modernité, Paris, L’Harmattan, 2000. 5 Au-dessus de la mêlée, Paris, P. Ollendorff, 1915. 9 mais surtout dans les conclusions du premier Congrès international sur « la conservation artistique et historique des monuments » (Athènes en 1931) qui, pour la première fois, évoquent « le patrimoine artistique et archéologique de l’humanité, intéressant la communauté des États, gardiens de la civilisation6 ». En France, c’est André Malraux qui lance la nouvelle acception, culturelle, du « patrimoine », dès ses discours préliminaires à la création du Secrétariat d’État aux Affaires culturelles, en 1959. Inventaire du patrimoine (1964), direction du patrimoine (1978), année du patrimoine (1980), Entretiens du patrimoine (1988): autant d’étapes dans la carrière du terme qui se substitue à celui de « monument historique » (devenu l’une de ses sous-catégories), pour s’imposer en Europe et dans le monde : dès les années 1980, il est ainsi promu parmi les maîtres mots de la tribu médiatique, comme en témoignent dans notre pays les données d’un sondage effectué sous les auspices du ministère de la Culture7. Deuxième question, étiologique. La datation, précise, qui situe l’essor de la notion de patrimoine au seuil des années 1960, soulève une deuxième question concernant l’identification du contexte historique qui en a déterminé l’apparition. Autrement dit, quel événement, quelles circonstances historiques particulières seraient-elles soudain venu transformer le rapport entretenu par la civilisation ouest-européenne avec son passé ? Ce rapport, rappelons-le, avait été élaboré de façon spécifique, dans la mouvance de deux révolutions culturelles. La première, inscrite dans le cadre de la Renaissance, prend son origine dans l’Italie du Quattrocento : rompant avec le théocentrisme médiéval, elle promeut une démarche réflexive sur l’ensemble des activités humaines constituées en objet d’étude, et aborde les vestiges bâtis du passé à travers le double prisme de l’histoire (en priorité), mais aussi du goût. Sous la dénomination générale d’« antiquités » (gréco-romaines ou nationales), le passé matériel des sociétés est ainsi systématiquement scruté à des fins de connaissance ou de plaisir, à la faveur d’une enquête propre à l’Europe occidentale. La deuxième étape est marquée par la Révolution industrielle. Face aux destructions et aux bouleversements du cadre de vie que celle-ci entraîne, les objets antérieurement désignés antiquités vont désormais faire l’objet d’une protection de type muséal, toujours néanmoins au titre de leur intérêt pour l’histoire et pour l’art. C’est alors que le corpus architectural prend le nom de «monuments historiques ». Au risque de ne rien comprendre à l’aventure, on n’insistera jamais assez d’une part sur le caractère ethnocentré 6 La Conférence d’Athènes sur la conservation artistique et historique des monuments, Besançon, Actes, choisis et présentés par Françoise Choay, Éditions de l’Imprimeur, 2002, p. 106. 7 En décembre 1979, 12% de la population entend la nouvelle signification du mot patrimoine; un an plus tard, après la création de l’année du patrimoine, en décembre 1980, cette proportion atteint 36% de la population. 10 de la démarche, sans équivalent dans d’autres cultures8, et sur le fait que jusqu’au début des années 1960, elle reste rigoureusement propre aux sociétés ouest- européennes ainsi que l’attestent, en particulier les Actes des Conférences d’Athènes ou de Venise9. En revanche — réponse à notre deuxième question —, les années 1960 ont signé l’avènement de l’ère électro-télématique. Une nouvelle révolution technique, toujours en gestation, a frappé, de plein fouet cette fois, la planète entière : en quelques décennies, les instruments techniques (improprement appelés « nouvelles technologies ») de cette troisième révolution ont, en nous libérant des ancestrales contraintes spatio-temporelles, bouleversé notre milieu de vie ainsi que l’ensemble de nos pratiques et comportements physiques et mentaux comme jamais depuis la sédentarisation de notre espèce. C’est donc sur l’horizon de la mondialisation, de son impact sociétal et de la crise des valeurs ainsi engendrée, qu’il convient d’interroger la notion actuelle de patrimoine. Troisième question, architecturale et urbanistique La question qui se pose maintenant est de déterminer les nouveaux facteurs pris en compte, consciemment ou non, dans la construction d’un nouveau rapport à notre passé. Le cadre de cet exposé rend impossible une analyse globale de la situation. Quitte à y revenir incidemment, on se bornera donc aux incidences de la mondialisation sur le domaine bâti et l’architecture: choix paradigmatique conforme aux préoccupations de l’Académie d’Architecture et d’autant plus pertinent que le concept de monument historique n’est pas seulement une sous-catégorie de celui de patrimoine : on va voir, en effet, qu’il en a contaminé la constitution. La différence essentielle qui caractérise l’aménagement du cadre bâti des sociétés actuelles depuis 1960, réside dans la généralisation, le développement et la solidarisation des réseaux techniques d’infrastructure matériels10, couplés avec les réseaux informatiques et télématiques. D’où, branchée sur ces équipements, la prolifération, sous le nom anachronique d’architecture, d’objets techniques libérés de la traditionnelle solidarité avec leur contexte naturel et culturel, affranchis des règles ancestrales d’articulation et de modulation scalaire. Tel est le paysage, ou le milieu, sur lequel a été découpée par contraste la notion élargie de patrimoine. Pour schématiser la situation, posons qu’elle donne lieu à deux approches contradictoires, mais l’une et l’autre aporétiques. 8 II doit être clair qu’il ne s’agit pas là d’un jugement de valeur (la référence à l’ethnocentrisme devrait assez lemarquer), mais de la mise en évidence d’une particularité culturelle. 9 Cf. Conférence d’Athènes, op. cit., Introduction, p. 7 et 9. 10 Dont les premiers apparurent avec les chemins de fer dans le sillage de la Révolution industrielle, suivis avant la deuxième guerre mondiale par les réseaux autoroutiers. 11 La première peut être désignée « fétichisme du patrimoine ». Fondée sur une hypervalorisation des témoignages du passé, elle présente elle-même deux faces distinctes. L’une avance à visage découvert ; elle est nostalgique, passéiste ; elle s’accroche aux vestiges architecturaux, urbains, ruraux, vécus comme porteurs d’une identité menacée. Mais, et c’est là que gît l’aporie, on n’arrête pas le temps et on ne peut pas tout conserver, sauf dans le cas des sociétés homéostatiques, anhistoriques, décrites par les ethnologues et dont il n’existe pratiquement plus d’exemples. La démolition, concrète ou symbolique, a toujours été l’autre face de la construction architecturale ou mentale. C’est bien pourquoi le fétichisme patrimonial n’a pas aujourd’hui vocation à offrir des solutions à nos sociétés en crise. Il peut en revanche prétendre au statut de symptôme. L’autre face du fétichisme patrimonial cache son jeu et sa perversité. Sous les masques variés du développement, de l’action sociale, de la formation, elle promeut tous les faux-semblants de la consommation culturelle. Plus précisément, elle transfère tacitement à l’ensemble planétaire des héritages culturels les valeurs gnoséologiques et esthétiques que la culture ouest-européenne avait attribué aux monuments historiques. Autrement dit encore, elle confère un statut d’universel culturel au procès de muséification et peut être emblématisée par la politique d’industrialisation culturelle de l’Unesco avec sa Convention du patrimoine mondial et sa labellisation des biens culturels à l’échelle mondiale. Il est inutile de dénoncer ici les effets destructeurs et normalisateurs de cet économisme culturel et touristique qui ne dit pas son nom. Ce processus de transformation en produit de consommation mercantile a reçu la définition métaphorique la plus percutante sous la plume de Jacques Rigaud, lorsque celui-ci compare, sans rire, le patrimoine à. une « richesse fossile» à gérer et exploiter comme le pétrole11. La deuxième démarche, inverse, est un fétichisme de la technique qui, sauf à pratiquer, à l'occasion, de façon distanciée et opportuniste, le jeu muséal, fait fi des traces et reliquats du passé, devenus inutiles. L’objectif est de promouvoir toutes les potentialités des nouvelles techniques et de laisser ainsi émerger et s’épanouir les pratiques nouvelles d’une contemporanéité triomphante. Ce que William Mitchell appelle la «dissolution électronique des typologies constructives et des structures spatiales traditionnelles12 ». Sous-jacente à cette attitude, on retrouve la fable inusable des commencements absolus et de la table rase, autrefois lancée par le Mouvement moderne et Le Corbusier, désormais reprise par Koolhaas et ses sectateurs: derrière l’apologie de la modernité et la consécration de son hégémonie, se dissimule une nouvelle aporie. 11 « Patrimoine, évolution culturelle », Monuments historiques, 5, 1978, p. 4. Voir aussi dans le même sens, La Charte internationale sur le tourisme culturel, ratifiée en 1999 par l’Icomos, en particulier la partie sur les « intérêts et droits des communautés d’accueil ». 12 The city of bits, Cambridge (Ma), MIT Press, 1995, p. 104. 12 En effet, l’histoire de l’humanité et des civilisations à travers lesquelles celle-ci s’est constituée et développée exclut l’amnésie. Cette histoire n’est-elle pas fondée sur et nourrie de la mémoire du passé matériel et mental de ces cultures qui ont nécessairement dû se l’approprier pour pouvoir le dépasser et le transformer. Relayer, transmettre et donner à vivre, à travers leurs traces spatiales, la mémoire des générations successives, n’est-il pas précisément le rôle que Ruskin attribuait à l’architecture du passé, sous toutes ses formes, quand il affirme que sans l’architecture «nous ne pouvons pas nous remémorer13 ». Dans le domaine littéraire, la même évidence éclate sous la plume d’Evguénia S. Guinzbourg : quand elle décrit les fourgons où ses compagnes de déportation et elle-même se trouvent parquées comme des animaux, la récitation des poèmes de leur langue natale qu’elles ont mémorisés, durant leur jeunesse et plus tard, leur permet d’affirmer leur double identité humaine et culturelle14. Dès lors, dira-t-on, la réponse à la question « que faire aujourd’hui du patrimoine architectural et urbain ? » est claire. Nos apories sont surmontables, par le truchement d’une dialectique entre les deux attitudes évoquées, qui les fasse coexister. N’en trouve-t-on pas déjà des exemples dans l’histoire européenne, que l’on peut emprunter aux deux précédentes révolutions culturelles ? Leon-Battista Alberti, grand novateur devant l’Éternel et théoricien de l’invention architecturale, pense cette dernière dans le respect absolu du contexte bâti et naturel, à valeur mémoriale, dans lequel elle est appelée à s’insérer, et condamne formellement les démolitions évitables. Quatre siècles plus tard, dans le cadre de la Révolution industrielle, John Ruskin, grand passéiste devant l’Éternel, interdit, sous peine au moins de sacrilège, non pas la réparation, mais la restauration des monuments anciens et appelle à la création d’une architecture «contemporaine15 », qui en assurera le relais mémorial, adoptant ainsi, contrairement aux interprétations reçues, une position analogue à celle défendue par Viollet le Duc dans les Entretiens sur l‘architecture16. Pourtant, la réponse à notre interrogation actuelle ne peut être réduite au dénominateur commun d’une dialectique entre tradition et innovation, qui serait à l’oeuvre, décelable et explicitée depuis la Renaissance dans notre histoire culturelle. Entre notre passé et notre présent s’ouvre aujourd’hui la béance d’une rupture qualitative. Ni l’alternative à laquelle nous sommes désormais affrontés, ni l’identité qu’elle met en jeu ne sont de même nature qu’avant la révolution électro-télématique. Ils réclament un questionnement autre, anthropologique. Et on verra que, si Alberti et Ruskin peuvent orienter cette 13 The seven lamps of architecture, The lamp of memory, II, 1849, Londres, Dent & sons, 1956, p. 182. Le vertige, tr. fr., Paris, Le Seuil, 1967, rééd. 1997, t. 2, p. 327 sq. R. Bradbury développait d’ailleurs la même idée, non sur le mode de l’expérience vécue, mais de l’apologue, dans Fahrenheit 451, New York, Ballantine books, 1953. 15 Op. cit., en III, p. 182, il ajoute: « c’est en devenant mémoriale ou monumentale que l’architecture domestique et civile atteint sa perfection ». (Monumental est pris ici au sens étymologique, c’est-à-dire synonyme de porteur de mémoire.) 16 Cf. en particulier «Dixième entretien », p. 477478 ou encore « Vingtième entretien », p. 395-396, reprint, Liège, Mardaga, 1977. Il faut rappeler, encore et encore, que Viollet se situe aux antipodes de tout fétichisme du monument historique et que, pour lui, la pratique du patrimoine architectural ne peut être qu’un tremplin en vue de sa continuation par une création vivante et innovante. 14 13 interrogation, ce n’est pas en tant qu’exemples casuels parmi d’autres. Mais bien parce que, loin d’aborder l’héritage bâti en termes d’objets gnoséologiques ou esthétiques, ils ont été les seuls, dans la longue lignée des trattatistes et des théoriciens européens de l’architecture, à intégrer cet héritage dans une réflexion sur le statut anthropologique de nos pratiques spatiales, et sans y avoir été acculés par une nécessité historique. Quatrième question, anthropologique En d’autres termes, le rapport entretenu avec le passé et leur passé par les sociétés actuelles dans le cadre de la mondialisation, n’est plus lié à la spécificité de leurs cultures respectives17, mais engage et questionne l’identité du genre humain, ou encore, le destin de notre espèce. En effet, la technique, dont le développement, depuis les origines, portait celui des civilisations humaines dans un permanent corps à corps avec le monde naturel, a franchi un seuil justifiant les appréhensions — par définition impuissantes — des passéistes. Sans doute la substitution et la diffusion du terme impropre de «technologies» traduit-il la conscience de ce saut qualitatif. Dans son déploiement planétaire, la technique de l’ère électro-télématique, en nous libérant toujours davantage de nos liens spécifiques avec l’espace concret et la durée, promeut, en particulier deux processus solidaires, parmi d’autres que je peux seulement évoquer dans le cadre restreint de cet exposé. D’une part, elle tend à mettre hors jeu, au rancart, le corps humain, ce médiateur originel des vivants dotés de la parole que nous sommes, et par lequel transitaient toutes nos relations avec les autres hommes comme avec notre environnement naturel et humain: corps porteur d’une mémoire vivante ; corps passage obligé de toutes nos pratiques et de toutes nos expériences dans le travail de construction simultané des sociétés et des théâtres de vie humains ; corps désormais relayé par des prothèses. D’autre part, forte de ces prothèses, la technique engendre une civilisation mondiale, normalisée et dédifférenciée. Qu’il suffise â cet égard de rappeler les avertissements lancés depuis cinquante ans par Claude Lévi-Strauss, aujourd’hui repris â leur compte par certains altermondialistes : l’universalité génétique et générique des civilisations humaines ne peut et n’a pu se développer qu’en se différenciant. Nul mieux que Lévi-Strauss n’a su dire l’interfécondation qui est résultée, précisément de ces différences, dénoncer la vacuité, sinon 17 Un bon exemple de cette spécificité est offert par la différence qui opposait l’Europe et le Japon shintoïste dans le traitement de leurs « monuments », le terme étant pris au sens absolu de mémorial et support d’identité. Dans le premier cas, les marques du temps sont valorisées et conservées ; dans le second, synonymes d’impureté, elles sont redoutées au point d’impliquer une reconstruction purificatrice, à l’identique, tous les vingt ans. 14 l’impossibilité d’une civilisation mondiale18 (au sens acquis par le terme civilisation en anthropologie), suggérer l’absurdité d’un patrimoine mondial autre que muséal19. Faut-il rappeler que la présence et la médiation du corps sont â l’oeuvre dans tous les comportements symboliques qui caractérisent l’humanité et qui ont contribué à la construire: en particulier, l’usage et la création continue d’un cadre bâti sont à cet égard comparables â l’usage et à la création continue des langues positives, dites naturelles (par opposition aux langues artificielles). La compétence d’édifier dans l’espace des constructions et des aménagements, au moyen desquels nous nous solidarisons avec le monde naturel et avec les autres vivants, en enracinant nos institutions, est de même nature que la compétence du langage, d’où sont nées la richesse et la diversité des langues naturelles au moyen desquelles les sociétés humaines s’institutionnalisent et prennent possession d’un horizon terrestre. Au reste, dans la société de l’information, la normalisation et la dédifférenciation des milieux de vie a pour homologue la dédifférenciation et l’appauvrissement des langues positives20 au profit de sabirs instrumentaux (l’anglais en tant que langue natale et positive ne cesse de s’appauvrir depuis qu’il est devenu langue véhiculaire). Quant à Alberti et à Ruskin, leurs écrits nous éclairent dans la mesure où l’un et l’autre ont compris et traité l’acte d’édifier, l’architecture et l’aménagement de l’espace en général, comme un propre de l’homme. Alberti est un membre à part entière de la génération qui a inventé les « antiquités » et souvent anticipé leur protection. Mais lorsqu’il combat la destruction des édifices habités conservables, lorsqu’il stigmatise « les architectes incompétents, incapables de disposer leurs constructions tant que l’aire n’est pas complètement débarrassée », ce n’est pas à leur valeur « patrimoniale » qu’il songe. Il ne confond pas les deux registres du savoir et du vécu hic et nunc. Ce qu’il revendique c’est la solidarité de tout geste constructif avec l’ensemble du milieu naturel et culturel où il est appelé à s’insérer, c’est la valeur mémoriale et corporelle de ce contexte pour une activité, l’architecture, qui se résume dans la continuité et la différenciation, à l’issue d’un permanent 18 Cf. les formules de la brochure Race et histoire, écrite en 1952 pour l’Unesco, republiée en livre sous le même titre (Paris, Gonthier, 1961), entre autres: « il n’y a pas, il ne peut y avoir une civilisation mondiale, au sens absolu que l’on donne souvent à ce terme, puisque la civilisation implique la coexistence des cultures offrant entre elles le maximum de diversité, et consiste même en cette coexistence. », p. 77 ; « c’est le fait de la diversité qui doit être sauvé, non le contenu historique que chaque époque lui a donné et qu’aucune ne saurait perpétuer au-delà d’elle-même. », p. 85. 19 Cf. in « Race et culture », Paris, Revue internationale des sciences sociales, Unesco, vol XXIII, 1971, republié avec « Race et histoire » par Albin Michel-Unesco, 2001, par exemple p. 171-172: « Or, on ne peut se dissimuler qu’en dépit de son urgente nécessité pratique et des fins morales élevées qu’elle assigne, la lutte contre toutes les formes de discrimination participe de ce même mouvement qui entraîne l’humanité vers une civilisation mondiale, destructrice de ces vieux particularismes auxquels revient l’honneur d’avoir créé les valeurs esthétiques et spirituelles qui donnent son prix à la vie et que nous recueillons précieusement dans les bibliothèques et dans les musées parce que nous nous sentons de moins en moins certains d’être capables d’en produire d’aussi évidents. [...] Mais si l’humanité ne se résigne pas à devenir la consommatrice stérile des seules valeurs qu’elle a su créer dans le passé, capable seulement de donner le jour à des ouvrages bâtards, à des inventions grossières et puériles, elle devra réapprendre que toute création véritable implique une certaine surdité à l’appel d’autres valeurs, pouvant aller jusqu’à leur refus sinon même à leur négation ». 20 Cf. les pages anticipatrices de Heidegger dans le texte magnifique, et presqu’inconnu, d’une conférence prononcée devant un public d’ingénieurs en 1962, à la fin de sa vie, édité en 1989 par Hermann Heidegger sous le titre Überlieferte Sprache und technische Sprache, traduit et présenté en français par Michel Haar, Éditions Lebeer Hossmann, 1990, sous le titre Langue de tradition et langue technique. Il est significatif que Heidegger appelle « langues de tradition » les langues positives. 15 dialogue entre l’architecte et les membres de la communauté pour laquelle il construit. Ruskin, lui, appelle au remplacement des édifices condamnés par leur vétusté, parce qu’il conçoit le cadre bâti qui, par la médiation d’une mémoire vivante, corporelle, solidarise les générations humaines, comme une oeuvre collective, en devenir. Il ne tombe pas dans le piège du « monument historique », car précisément, pour lui, tout édifice, digne du nom d’architecture est chargé de valeur mémoriale. On ne peut mieux pointer le statut anthropologique de l’édification. Alors, que faire ? Quelles conclusions tirer d’une analyse à la fois trop longue (et abstraite), mais aussi beaucoup trop schématique ? Une première urgence s’impose : prendre conscience de la nature de la crise ouverte par la mondialisation, du fait qu’elle met en jeu le destin de notre espèce, qu’aujourd’hui c’est l’ensemble des pratiques humaines qui, dans la totalité des sociétés et des cultures sont concernées et menacées par le dépérissement de la mémoire culturelle et vivante, par l’amnésie qui en résulte, entraînant la prothétisation de notre environnement et l’inversion du procès de construction et d’évolution des sociétés humaines. Tel est la problématique d’une altermondialisation bien comprise. C’est dans cette perspective qu’il est urgent, par exemple dans le champ linguistique, de repenser le projet et les programmes scolaires du primaire et du secondaire, en réhabilitant la langue naturelle, et en favorisant sa réappropriation qui passe par la mémorisation et la remémorisation vivante, à travers des textes et non des machines informatiques dont il ne peut être question de se passer mais qu’il convient simplement de réintégrer à leur rang de précieux instruments. Puisqu’aussi bien la langue est faite pour autre chose que communiquer et échanger des informations, elle ne se résume pas dans un pouvoir de dénotation monosémique dont l’hégémonie aboutit à la vacuité de la pensée unique. Plus précisément, dans le champ de l’environnement bâti, qu’il s’agisse d’architecture ou d’aménagement, la première urgence, et le seul véritable problème concernant les héritages du passé, est bien de récupérer la capacité d’en produire à nouveau pour les générations futures, autrement dit de réactualiser la compétence d’édifier (parallèlement aux équipements performants, normalisés, hors d’échelle et décontextualisés), un milieu différencié, contextualisé et articulé à l’échelle humaine. En vue de cette reconquête dynamique, on peut énumérer â titre indicatif, et sous bénéfice d’inventaire quelques mesures prophylactiques : 16 1. Selon la louable suggestion de Claude Soucy21, se débarrasser du vocable « patrimoine ». 2. Enrayer la contagion sémantique dont le « monument historique » a frappé l’ensemble de nos héritages, et dénoncer l’amalgame, désormais institutionnalisé, entre un concept ethnocentré et des notions relevant d’une anthropologie générale. Une fois cette distinction posée, force est de constater la vanité et l'absurdité d'une recherche de critères susceptibles de déterminer la valeur présente des monuments historiques : Premièrement, au regard des problématiques actuelles, une telle recherche ne présente aucune urgence ensuite, et surtout, relevant d'une histoire de goût, elle serait indissociable d'une approche relativiste et par définition aléatoire dont Riegl a illustré le paradigme22 ; 3. Réformer l’enseignement donné dans les écoles d’architecture en élaborant des stratégies de retrouvailles avec le réel et le réinvestissement du corps23 dans la pratique architecturale. Dans cette reconversion, il importe de distinguer l’enseignement de l’histoire de l’art d’une propédeutique qui serait fondée sur une expérience et une pratique, (ni gnoséologiques ni esthétisantes) des réalisations anciennes . 4. Repenser de la même façon les autres enseignements concernant l’ensemble des métiers du bâtiment, en promouvant, en particulier, l’apprentissage24 ; 5. Enfin, du côté des élus et des maîtres d’ouvrage, combattre le conditionnement de la globalisation (dont il serait, au reste, intéressant d’analyser pourquoi il est plus prégnant en France que dans d’autres pays européens comme l’Italie, l’Allemagne, la Grande Bretagne...), en rompant avec l’économisme du patrimoine et en encourageant le faire ensemble de la concertation locale c’est là aujourd’hui, une des meilleures façons de réapprendre à spécifier l’universel dans la différence, ce que le maire de Saint-Macaire a compris depuis longtemps. 21 « Pour en finir avec le patrimoine», rapport remis en juin 1995 à la Direction de l’architecture. Dans Der moderne Denkmalkultus (Vienne-Leipzig, 1903). Le grand historien de l’art, dans la mesure où il répond à la problématique ethnocentrée du monument historique, ignore et ne pouvait qu’ignorer les questions soulevées aujourd’hui par la mondialisation. C’est dans cette seule mesure que son travail est daté. 23 La lecture d’Eupalinos, ne serait-ce que pour l’éloge du corps qu’y développe Valéry, devrait être obligatoire dans les écoles d’architecture. 24 Cf. Bernard Pasquier, Voyages dans l’apprentissage. Chroniques 1965-2002, Paris, L’Harmattan, 2003, et les travaux en cours du même. 22 17 Jean-Marie BILLA * Vous me permettrez de commencer par un exemple. Nous avons connu bien sûr à Saint-Macaire les effets de la période moderne et de la "tabula rasa" qu'évoquait François Loyer. En 1956, une maison du XVème siècle, classée Monument Historique, a été démolie avec toutes les autorisations légales, celle du Préfet comme de l'Architecte des Bâtiments de France ou de l'Architecte en Chef des Monuments Historiques. L'immeuble menaçait ruine, il n'avait plus d'utilité sociale démontrée et les propriétaires n'étaient pas d'accord entre eux pour le maintenir en état. La démolition s'est effectuée en public, photographes à l'appui, sans qu'aucune réserve soit émise par quiconque, le patrimoine était considéré comme support d'insalubrité. D'ailleurs à l'époque, le terme de "patrimoine" n'était pas utilisé. Notre village a été sauvé d'une certaine manière par le Ministère Malraux : c'est à la suite de la visite de Max Querrien que le site a été protégé en 1965. La même année Olivier Guichard, alors chargé de la DATAR, est venu proposer au maire, nouvellement élu, un contrat de 4 millions de francs afin d'inverser le déclin de Saint-Macaire. Pourtant, le maire a choisi de faire visiter au ministre le groupe scolaire en construction dont il était particulièrement fier et Olivier Guichard est resté sur le seuil de la vieille ville puisqu'il ne disposait que de peu de temps. Ce fut une belle occasion de perdue mais l'idée que le vieux Saint-Macaire pouvait devenir un lieu de développement était très éloigné de tous les esprits. L'inscription du site s'est donc d'abord appliquée dans une perspective défensive et muséale, destinée à limiter les dégâts commis par les Macariens eux-mêmes. Un chantier de jeunes : avec ou sans les habitants ? L'expérience de chantier bénévole de jeunes, conduite dans la foulée de mai 1968, nous a ouvert un questionnement que nous avons transféré sur la cité. Premièrement, nous nous rattachions au courant national qui cherchait à trouver une utilisation contemporaine pour tout bâtiment restauré (nous étions affiliés à "Rempart") ; nous avons donc affiché la volonté d'utiliser les vestiges d'un monastère bénédictin comme M.J.C. Pourtant, un tel parcours ne s'est pas déroulé sans conflits, nous avons * Jean-Marie BILLA, « engagé volontaire dans la reconquête du patrimoine » depuis l’âge de 13 ans, coordonnateur d’un chantier de jeunes bénévoles pour la restauration du prieuré bénédictin de Saint-Macaire, en Gironde. Architecte DPLG depuis 1976, praticien, conseiller du C.A.U.E. jusqu’en 1983 et aujourd’hui enseignant à l’Ecole d’Architecture et du Paysage de Bordeaux, (DESS « Villes en projet, patrimoine urbain en projet »). Il est enfin Maire de Saint-Macaire depuis 1983, c’est à dire plus de 20 ans. C’est donc un « pratiquant du patrimoine, pragmatique et quotidien », et les expériences qui sont les siennes résultent d’une sorte de « saisie » - rarement aussi diversifiée - du patrimoine. 18 trouvé face à nous le maire et le curé qui, tous deux, trouvaient particulièrement indignes que l'on puisse installer des toilettes dans un prieuré. L'arbitrage de l'Architecte des Bâtiments de France du Loir-et-Cher fut même requis pour trancher le différend : cela se passait tout de même en 1977. Deuxièmement, question encore plus fondamentale, il s'agissait de savoir si la reconquête du patrimoine local devait se réaliser avec ou sans les habitants. Est-ce que la démarche relevait de la tutelle d'initiés qui finiraient par remplacer progressivement la population en place, jugée inapte à comprendre et attirée par la surenchère immobilière ? Une telle issue s'est appliquée au cas de Saint Cirq Lapopie dans le Lot, découvert par André Breton, qui compte l'hiver 35 habitants dans le bourg. Donc, est-ce qu'il était possible d'agir sans l'adhésion des habitants, sans chercher à les convaincre ? Dans l'esprit d'après 68, nous avancions la notion d'auto-sauvegarde expérimentée à partir du chantier bénévole de jeunes. Nous avions changé d'optique à 180 degrés en 1971, lorsque nous avons vu une façade du XVIème siècle éventrée en une nuit pour réaliser un portail de garage interdit comme il se doit, par l'Architecte des Bâtiments de France. Les gens se sont rassemblés à quinze pour commettre cette provocation qui aurait pu aboutir à l'effondrement subit de la construction. Devant un tel acte, nous avons compris qu'il fallait s'y prendre autrement que par la coercition. Nous avons entamé un processus d'ordre culturel : un exemple peut l'illustrer. La dernière mémoire positive enregistrée à Saint-Macaire correspond à la période de la tonnellerie qui a généré sociétés musicales, coopératives, institutions de secours mutuels, etc.. Bien évidemment, un tel contenu n'a rien à voir avec le contenant de la tradition médiévale (XIIIème au XVIème siècle) qui caractérise notre village. Nous avons constaté qu'en valorisant la "saga" de la tonnellerie, les habitants étaient conduits à s'intéresser au devenir du patrimoine médiéval qui avait accueilli au XIXème siècle les ateliers de fabrication des barriques. Nous avons donc utilisé un contresens archéologique pour que les Macariens intègrent le patrimoine bâti dans leur capital collectif accumulé, pour qu'ils puissent l'arborer comme signe de distinction (au sens de Bourdieu). Une fonction d'architecte conseiller : domination ou partage ? Lorsqu'en 1983, nous avons pris en charge la mairie, nous avons continué dans le droit fil et avons réalisé l'installation de logements sociaux dans des immeubles du XVIème siècle, initiative aujourd'hui banale, mais considérée comme hérétique en 1974. Nous 19 avons bénéficié du retournement des idées qui s'est opéré à la fin des Trente Glorieuses. Mais, dès ce moment là, dès lors que la société locale commençait à s'approprier le patrimoine sont apparus de nouveaux conflits. Les couches sociales disposant d'un pouvoir culturel cherchaient à instrumentaliser le patrimoine à leur seul profit et au détriment des autres couches sociales. Cela impliquait une sorte de confiscation de la définition de l'usage du patrimoine mais aussi de la mise au point d'une police de l'esthétique. Un tel phénomène peut se repérer dans d'autres champs comme celui des services de la petite enfance : les couches cultivées construisent les activités des C.L.S.H. savent subordonner les éducateurs et même sélectionner les enfants autorisés à reste indispensable couches moins fréquenter à la armées les leurs. Bien du patrimoine reconquête culturellement est entendu, mais porteuse l'adhésion la de des élites marginalisation risques évidents. des Les départs volontaires ou les "auto-mutilations" ne sont pas rares. Nous avons ainsi connu un Macarien choisissant de déposer les tuiles assurant l'étanchéité de trois constructions lui appartenant dans la vieille ville pour susciter à terme des ruines à l'endroit où lui avait été interdite la construction d'une maison individuelle. Il voulait punir les détenteurs du pouvoir qui avaient empêché une acte de "progrès". En somme, le patrimoine ne devient un capital urbain que s'il est vérifié par une pluralité d'approches sociales qui peut être conflictuelle (mais sans doute le conflit est-il une condition de vitalité). Par ailleurs, dans les années 1977, je suis devenu architecte conseiller et je croyais trouver dans la campagne viticole un désert de parole architecturale. Je me suis très vite aperçu qu'une superstructure composée des notaires, des conseillers techniques agricoles, des directeurs de banque ou même des curés, était porteuse d'une manière de considérer le patrimoine. Nous sortions d'une période durant laquelle les chambres d'agriculture et les syndicats professionnels recommandaient explicitement la fenêtre horizontale et la table en "Formica". Après le retournement d'optique de la fin des Trente Glorieuses, ces mêmes institutions ont utilisé la même posture régalienne pour encadrer les exploitants jugés dangereux pour le patrimoine rural qu'ils inopérant : le corps social occupaient. trouve Là toujours aussi, le l'encadrement moyen d'éviter forcé s'est révélé ce qu'il refuse fondamentalement. Un mandat de maire : l'urbanistique ou l'immatériel ? Lorsqu'en 1983, je suis devenu maire, deux constats m'ont frappé : le premier, c'est le risque extraordinairement stérilisateur des politiques touristiques, que dénonce depuis longtemps Françoise Choay. En effet, le tourisme a tendance à réduire le patrimoine 20 à une seule signification, celle de témoignage du passé : les élus évitent ainsi les conflits que peut susciter l'instauration de nouveaux usages ou de nouvelles significations dans le patrimoine existant. Il faut se souvenir qu'à Oradour sur Glane, les ruines ont été classées "Monument Historique" pour empêcher les habitants de reconstruire sur place ou, à mesure, de cultiver leur jardin potager sur le site. En somme, les politiques touristiques relèvent d'une sorte d'auto-flagellation inconsciente très prisée dans le monde des élus. Prenons un exemple significatif : la D10 qui relie Bordeaux à Malagar a été baptisée par une association de "bobos" route François Mauriac (comme dans les années 60). En fait, il s'agit pour les promoteurs de cette idée d'éviter que les communes riveraines développent les zones d'activités et ne dégradent ainsi les coteaux de la rive droite de la Garonne, monopolisés par le vignoble. Le subterfuge consiste à majorer la faute : la commune qui atteindra l'intégrité du site se rendra coupable d'un sacrilège à l'encontre de la personnalité de François Mauriac elle-même. La culpabilisation sous-tend trop souvent les politiques touristiques pour servir de stratégies sociales qui ne veulent pas s'avouer trop en public. Second constat, un élu a sûrement beaucoup plus de responsabilités dans la gestion de l'immatériel que dans la gestion urbanistique. Il se doit d'organiser le "civitas" c'est à dire la communauté des habitants bien plus encore que "l'urbs", c'est à dire la ville construite. Un élu n'est pas compétent a priori, sinon les élections au suffrage universel seraient remplacées par des épreuves de vérification de connaissances : il doit savoir simplement s'entourer des expertises nécessaires. Or il n'existe pas de spécialistes en matière "d'imaginaire urbain" (tout au moins à ma connaissance). Pourtant les habitants attendent confusément des élus qu'ils sachent alimenter leur "saga locale" construite au jour le jour. Pour exemple, j'entretenais un lien d'amitié avec l'ancien curé de la paroisse d'orientation traditionaliste. Il m'avait demandé de prendre en charge son éloge après son décès, ce dont je me suis acquitté après une "messe des morts de rite tridentin", particulièrement sinistre. J'ai pris la parole devant une assistance qui, pour une large part, me considérait comme un "diable". Dans la semaine qui a suivi, beaucoup sont venus me remercier, presque en se cachant, parce que sans mon intervention, il leur aurait manqué un acte solennel qui permettait de gérer le deuil, la séparation de l'homme qui partait et qui avait compté. La distance politique qui nous séparait avait à ce moment perdu toute signification. Autre exemple, celui de la ville de Gibellina en Sicile, détruite en 1968 par un tremblement de terre et reconstruite en 20km plus loin. Quelques années après, la municipalité a demandé au sculpteur Alfredo Burri de mémorialiser les traces de la ville détruite. C'est ainsi qu'est née une forme coulée en béton de ciment blanc sur 21 1m80 d'épaisseur, fracturée par le tracé initial des rues. A travers ce geste, a été accordé à une ville que l'on quittait le même rituel que l'on accorde à une personne décédée, c'est à dire un monument funéraire. Comme l'a démontré en son temps Raymond Ledrut, les habitants entretiennent un rapport avec leur ville de l'ordre de l'anthropomorphisation : ils attendent des élus qu'ils sachent représenter la ville en tant que personne, en tant que partenaire d'une existence collective locale. De telles exigences ressortent de l'immatériel et cela ne s'apprend nulle part, sauf peut être dans les Instituts d'Etudes Politiques. Un métier d'enseignement : certitude ou dialectique ? Pour en venir au domaine de la formation des jeunes architectes qu'évoquait Françoise Choay, je retiendrai la thèse avancée par une équipe de sociologues dans un rapport édité par le C.N.F.P.T. sous le titre de "L'entreprise municipale de patrimoine". Dans la tête des élus, un équipement a d'autant plus de chances d'être attractif qu'il est enraciné dans un édifice du passé. De ce point de vue là, la couverture des arènes de Nîmes pendant six mois de l'année est une réussite : le coût en est sans nul doute prohibitif mais personne ne songe à contester l'initiative qui a donné ses lettres de noblesse à de multiples manifestations de construction de l'identité locale (beaucoup plus qu'un "Zénith" initialement envisagé). Autre réalisation, j'ai eu l'occasion d'intervenir dans un D.E.S.S. "Développement culturel de la ville" et sur mon interrogation, les étudiants m'ont désigné comme lieux de culture privilégiés les friches industrielles, tout ce qui se situe hors contexte urbain (alors qu'ils visent des débouchés dans les services culturels des villes). Pour en revenir aux jeunes architectes, comme l'a indiqué François Loyer, il existe encore des tendances à refuser l'intellectualité, à considérer les références au passé comme castratrices au plan de la créativité (y compris chez les enseignants). Les préconisations italiennes, comme les "projets-guides" ou les "albums de projets" me semblent les outils pertinents pour guider l'enseignement. Il faut que les étudiants soient capables d'expertiser et de révéler dans une ville les lieux de projet, le plus souvent porteurs potentiellement de patrimoine. Il leur faut donc acquérir une culture urbaine qui leur permettra d'identifier mais aussi de proposer transformations. 22 une pluralité de propositions de Ce matin, j'ai participé à un jury de T.P.F.E. sur un moulin à Cahors, situé en secteur sauvegardé. L'étudiante s'est crue obligée d'afficher une certitude absolue pour étayer la légitimité de sa proposition d'intervention. Or, le moulin en question était totalement "absent" du P.S.M.V. : l'intérêt du T.P.F.E. résidait donc d'abord dans le fait qu'il révélait un lieu de projet particulièrement pertinent puisque Cahors s'explique par le Lot. Le projet n'avait pas besoin d'être argumenté avec certitude pour trouver sa signification. Peut être pour des raisons liées à leur perception du monde du travail, les étudiants comprennent difficilement que la dialectique est indispensable pour savoir repérer les gisements de projets et que la certitude unique est contre-performante. Pourtant, les politiques menées à Barcelone illustrent à l'envi l'efficacité d'une telle posture mais globalement, les écoles d'architecture n'en sont pas encore là …. A suivre… CONCLUSION Par ces trois interventions dont on aura apprécié la très haute qualité, on peut mesurer l'épaisseur d'idées fausses qui recouvrent la notion de patrimoine, non pas seulement dans l'opinion commune, mais tout aussi bien chez ceux qui pourtant se disent spécialistes de l'aménagement de l'espace, praticiens, ou enseignants de l'architecture… et le chemin qu'il faut parcourir pour réconcilier des valeurs aussi artificiellement opposées entre le passé et l'avenir. Que l'on cesse enfin d'opposer "patrimoine" et "création" pour ne plus parler que d'architecture, d'urbanisme, et de cadre de vie. Que nos trois témoins soient vivement remerciés pour leur contribution… ainsi que tous ceux, qui voudront prolonger les termes du débat, désormais ouvert. Pour conclure, et citant Jean-Marie Billa : "à suivre". Benjamin MOUTON 23