La création de la Bundeswehr
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La création de la Bundeswehr
TRIBUNE n° 746 La création de la Bundeswehr : aux origines des paradigmes de défense allemands Tancrède Wattelle Étudiant à Sciences Po Paris et réserviste. E n 2015, la 60e bougie de la Bundeswehr a été soufflée en toute discrétion par les officiels allemands, là où certains pays en auraient profité pour organiser une communion nationale ainsi qu’un défilé destiné à impressionner leurs contradicteurs. Mais l’armée allemande n’a jamais été destinée à défiler, elle qui n’y a droit que lors de retraites aux flambeaux ponctuelles. Dans le contexte suivant le blocage de Berlin (juin 1948-mai 1949) et l’agression de la Corée du Nord (juin 1950-juillet 1953) sur son voisin, la remilitarisation de l’ancien ennemi s’est imposée aux yeux des États-Unis, désireux de freiner l’Armée rouge dès le territoire allemand. Comme le montre l’échec de la Communauté européenne de défense (CED), imputable au Parlement français, les oppositions sont vives au niveau international, mais aussi au niveau national où conservateurs et sociaux-démocrates s’affrontent. Comment accepter qu’une armée connue pour ses crimes de guerre renaisse de ses cendres neuf ans seulement après la reddition sans condition de l’appareil nazi ? L’absence de solution européenne impose à l’allié américain de mettre en place, seul, le réarmement de l’Allemagne de l’Ouest, mais avec l’agrément des autres puissances. Seulement 70 jours après le vote du Parlement français sur la CED, les Accords de Paris entérinent, le 9 octobre 1954, la création d’une nouvelle armée au service de la République fédérale d’Allemagne ou RFA (Accords ratifiés le 9 mai 1955). Le contexte de cette décision stratégique a durablement marqué la Bundeswehr, son format, son tropisme pour une action éthique et peu risquée, mais aussi ses paradigmes de défense qui, aujourd’hui encore, continuent de militer pour une défense atlantique peu compatible avec le bouclier européen ouvertement réclamé par de nombreux responsables politiques européens. Depuis 60 ans, l’Allemagne possède sa propre armée. Et pourtant, le 16 septembre 1950, lors d’une conférence de l’Otan à New York, Robert Schumann exprimait son pessimisme vis-à-vis de l’encombrant voisin : « L’Allemagne vient de trop loin pour être définitivement guérie. Nous autres Français, nous n’avons pas perdu le souvenir de l’attitude des contingents allemands dans l’armée de Napoléon : c’est quand www.defnat.fr - 17 février 2016 1 changeait la fortune qu’ils ont eux aussi changé de camp, à Leipzig. L’Allemagne subit le prestige de la force ». Une opposition interne et étrangère Au-delà de la difficulté de ressusciter l’ensemble d’un appareil de défense démantelé dix ans avant, le débat s’est cristallisé outre-Rhin sur l’utilité et la dangerosité de recréer l’armée allemande. L’idée, lancée en solitaire par le chancelier conservateur Konrad Adenauer en 1950 (un mémorandum envoyé à la Haute Commission alliée), provoqua des remous au sein même de son propre parti. Impressionné par l’offensive nord-coréenne, il demanda une meilleure protection en échange d’une contribution allemande à une défense européenne. En plus de faire réagir l’opinion publique, cette initiative révéla le clivage entre les conservateurs de la CDU (Christlich-Demokratische Union) et l’alliance entre sociauxdémocrates du SPD (Sozialdemokratische Partei Deutschland), communistes, pacifistes et membres de la société civile. Par ailleurs, elle eut aussi pour conséquence la démission du ministre de l’Intérieur, Gustav Heinemann, qui, en signe de protestation, rejoignit l’opposition. La manifestation géante du 1er septembre 1957 *, 18 ans après le début de la Seconde Guerre mondiale, est symbolique de la diversité du mouvement antimilitariste qui proteste outre-Rhin. Selon les adversaires du réarmement, ce dernier serait inutile dans la mesure où les Alliés sont contraints d’assurer la protection de la RFA. Pire, cette initiative pouvait augmenter les risques d’attaque soviétique et mettre en danger la réunification. La pertinence de ce dernier argument reste encore aujourd’hui débattue par les historiens. Néanmoins, il semble qu’avec la création en 1956 de la Nationale Volksarmee (NVA), armée de la République démocratique d’Allemagne (RDA), la rupture ait été consommée. Au niveau international, les anciens belligérants français et soviétiques protestent de chaque côté du rideau de fer pour mettre en cause la remilitarisation de l’Allemagne. À l’Ouest, la France continue de maintenir la politique allemande édictée par le général de Gaulle au moment du Gouvernement provisoire de la République française (GPRF) : création d’un État autonome en Sarre lié économiquement à la France, adhésion de cet État-tampon au Conseil de l’Europe et « internationalisation des industries de la Ruhr » (cf. Jean-Sylvestre Mongrenier). Il s’agit avant tout d’affaiblir le voisin allemand comme en 1924 avec l’occupation de la Rhénanie. Mais, confronté à la guerre d’Indochine, puis à la guerre d’Algérie, * Manifestation du 1er septembre 1957 Dix-huit ans jour pour jour après le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, l’ensemble des mouvements antimilitaristes allemands qui se sont structurés autour de la campagne « Ohne mich » (« Sans moi ») de 1950, du mouvement de la Paulskirche en 1955 et du groupe anti-nucléaire Kampf dem Atomtod (1957) défilent à Francfort, lieu symbolique car lieu de ratification de la première Constitution allemande en 1848. 2 TRIBUNE Paris n’a d’autre choix que d’accepter sous conditions la création d’une armée allemande sous peine de perdre le soutien diplomatique et militaire américain. En échange, Washington s’engage à ne rétablir que partiellement la souveraineté allemande et à considérer les opportunités de négociation avec l’URSS. Cette dernière réagit vigoureusement à ce qu’elle considère comme un nouvel affront et dénonce le fascisme allemand mis au service de l’impérialisme américain. Si les critiques internationales se sont progressivement tues, le mouvement pacifiste allemand demeure omniprésent dans la société allemande et proteste contre chaque déploiement de la Bundeswehr à l’étranger. Une armée éthique ? En réponse aux critiques virulentes venues de l’étranger et d’Allemagne, Berlin a souhaité créer une armée éthiquement irréprochable, totalement à l’opposé de son prédécesseur la Wehrmacht. Si les Accords de Paris posent des conditions strictes (évolution uniquement dans le cadre Otan, interdiction de produire des armes nucléaires, biologiques et chimiques), notre cousin germain a construit sa défense sur plusieurs piliers éthiques intangibles : primauté du politique sur le militaire, soumission au Grundgesetz (Loi fondamentale), reconnaissance de la conscience individuelle, refus de l’héritage de la Wehrmacht. Ces mesures font de la Bundeswehr une exception contrairement aux autres armées où la performance est valorisée, parfois au détriment d’un certain discernement. Tout d’abord, les missions, et donc les limites légales imposées à l’armée allemande, sont clairement définies dans le Grundgesetz : les forces armées sont cantonnées à la défense de leur pays, de ses alliés et de ses citoyens. Elles peuvent aussi porter assistance en cas de catastrophe, participer à des missions humanitaires et plus généralement « faire progresser la stabilité et l’intégration européenne » et « œuvrer à la paix et à la sécurité internationale dans le cadre de la Charte des Nations unies » (Article 87a). De même, leur déploiement est encadré par le Bundesverfassungsgericht (Tribunal constitutionnel allemand, situé à Karlsruhe), qui a rendu deux décisions très importantes pour la Bundeswehr : le 12 juillet 1994, cette dernière a ainsi été autorisée à participer à des opérations en dehors de son territoire national et de celui de ses alliés de l’Otan. Plus récemment, le 17 août 2012, les forces armées ont reçu la permission d’intervenir en cas d’attaque terroriste sur le sol national, mais à des conditions très strictes. Le fonctionnement de cette armée est donc extrêmement régulé, d’autant que le contrôle parlementaire est omniprésent : présence d’un commissaire parlementaire aux forces armées, possibilité pour la commission de défense de s’auto-saisir en commission d’enquête, autorisation parlementaire nécessaire pour tout déploiement (respectivement les articles 45b, 45a et 87a), rien n’est facile quand il s’agit d’employer l’outil militaire. Dans un deuxième temps, selon Franz-Josef Strauss (ministre de la Défense de 1956 à 1962), « notre objectif principal… a été de faire droit au principe de la primauté de la politique, c’est-à-dire de soumettre les chefs militaires aux instructions 3 des dirigeants politiques et au contrôle parlementaire sans leur enlever pour autant leur part nécessaire de responsabilité ». À cet effet, le commandement des forces armées est assuré en temps de paix par le ministre de la Défense et en temps de guerre par le Chancelier (Articles 65a et 115b). De même, afin de diminuer l’emprise militaire, décision a été prise de confier les postes ne relevant pas du commandement ou d’état-major à du personnel civil (cf. J. Perret-Gentil). Cette décision est révélatrice de la volonté, particulièrement en vogue, de tirer les leçons de l’époque nazie. Ainsi, lors de la remilitarisation allemande, les officiers supérieurs devaient obtenir l’assentiment d’une commission ad hoc, la Personalgutachterausschuss *, qu’elle donnait volontiers. Au niveau des traditions, la Bundeswehr refuse même toute filiation avec la Wehrmacht, comme l’illustre l’exemple des KSK **. Enfin, la position du soldat en Allemagne est unique : il est de fait un « citoyen en uniforme » bénéficiant de cours d’instruction civique (cf. J. PerretGentil). À l’époque du service militaire, l’Allemagne était même l’un des seuls pays à reconnaître les objecteurs de conscience et à les exempter. Encore aujourd’hui, l’éthique prévaut et fait partie intégrante de la réputation internationale des forces allemandes. * Personalgutachterausschuss Commission de 38 personnalités de la vie publique choisies par le Président sur proposition du gouvernement et après confirmation par le Bundestag. De 1955 à 1957, elle traita 553 candidatures pour un poste d’officier supérieur, donna son accord dans 470 cas mais refusa 51 candidatures. 32 officiers retirèrent leur candidature. La commission protesta notamment lors de la nomination du général Adolf Heusinger au poste d’inspecteur de la Bundeswehr, car son dossier n’avait pas été traité et n’aurait pas été positif. ** KSK et Wehrmacht Suite à l’assertion de Reinhard Günzel, général commandant les Kommando Spezialkräfte, selon lequel ils descendaient des forces spéciales de la Wehrmacht, la Bundeswehr a publié son démenti (2003). Un héritage lourd de la guerre froide La refondation de l’outil militaire allemand a engendré d’autres paradigmes fortement ancrés, à l’image d’une défense interdépendante de son bouclier atlantique. Modelé par les Accords de Paris, cet incontournable de la politique étrangère allemande fait l’objet d’un aveu sans ambages par Franz-Josef Strauss : « Le gouvernement fédéral ne peut […] concevoir la mission des nouvelles forces armées allemandes que dans le cadre d’un ordre défensif plus vaste, comme l’Alliance atlantique. ». En effet, sous menace du bloc de l’Est, nos voisins comptent sur leur appartenance à l’Otan pour dissuader de toute agression. Malgré l’assertion de Lord Ismay en 1949 sur le but de l’Otan (« Keep the Russians out, the Americans in, and the Germans down »), l’Allemagne comprend vite l’intérêt qu’elle a à rejoindre au plus vite l’Alliance atlantique, d’autant que cette dernière compte sur son nouvel adhérent pour fournir les hommes nécessaires au freinage des forces du Pacte 4 TRIBUNE de Varsovie. La participation active de l’Allemagne au dispositif atlantique la distingue tout au long de la guerre froide : à elle seule, la Bundeswehr fournit plus d’un tiers des forces de l’Otan en Europe continentale, de la Baltique à l’Adriatique, soit 12 divisions en 1963. Selon Perret-Gentil, « plus étroitement que celles des autres grandes puissances de l’Alliance, les forces allemandes dépendent du haut commandement allié ». En témoignent notamment les nombreux officiers détachés au sein des états-majors de l’Otan, au SHAPE ou encore au Groupe permanent de Washington (cf. J. Perret-Gentil). De même, la participation allemande à de nombreux corps de réaction rapide au service de l’alliance, que ce soit l’Eurocorps, le 1er Corps germanonéerlandais ou encore le Corps multinational Nord-Est illustre bien le volontariat dont fait preuve notre cousin germain en la matière. Malgré la chute du Mur, la généreuse participation allemande à la KFOR au Kosovo (2 813 hommes en novembre 2007) ou à l’ISAF en Afghanistan (5 300 hommes en mars 2011, notamment à Kaboul, dans la région de Kunduz et dans le Helmand) confirme de fait l’importance d’une présence active au service de l’Otan. Seule ombre au tableau, le refus de participer à l’intervention en Libye a vu l’opposition du facteur éthique à celui de l’atlantisme. Cet attachement à l’Alliance atlantique, directement engendré par les conditions de la création de la Bundeswehr, est aujourd’hui remis en cause par une large frange de la classe politique (SPD surtout) qui souhaiterait favoriser une Europe de la Défense sous contrôle allemand à une structure atlantique largement influencée par les « faucons » français et américains. La remilitarisation de l’Allemagne dans le contexte de guerre froide et sous influence américaine s’est aussi traduite par la recréation d’une base industrielle et technologique de défense (BITD), d’abord autour de la construction sous licence de matériel américain, puis autour de l’élaboration d’équipements spécifiques. Aux missiles Nike, Mace, Matador, Honest-John, Little-John, Hawk, Sidewinder ou Sergeant, aux chars M47 et M48 et aux hélicoptères Vertol ont succédé des créations allemandes, parfois reprises du IIIe Reich comme la MG42 ou la Panzerfaust, témoignant d’un certain savoir-faire, notamment dans le domaine naval (destroyer Hamburg et escorteurs Köln) ou antichar (missile Kobra). Les chars Leopard, mis en service dès 1965, assurent une continuité qualitative et quantitative précieuse et consacrent une réactivité étonnante de la BITD allemande. En effet, la Bundeswehr n’a jusqu’à la chute de l’URSS qu’un seul rôle : freiner les divisions blindées du Pacte de Varsovie qui allaient immanquablement déboucher par la trouée de Fulda. Pour faire face à cette menace, elle doit mobiliser un nombre important de soldats et s’adapter au défi blindé : moins de 7 ans après sa création, l’armée allemande compte déjà 360 000 hommes, formés par plus de 300 unités d’instructions. Grâce au service militaire de 18 mois introduit en 1956, notre voisin peut compter sur 400 000 conscrits par an, ainsi que sur 200 000 réservistes. Selon Jean-Sylvestre Mongrenier, « dans la stratégie de l’Otan, ces gros bataillons ont pour fonction de mener une “bataille de l’avant” et constituent donc des forces de manœuvre 5 lourdement armées ». Pour rappel, l’armée allemande comptait 545 000 soldats en 1990. Malgré les procédures successives de dégraissage, elle reste aujourd’hui bien trop importante, en particulier au vu de son utilisation. Le tropisme blindé ne s’est toujours pas affaibli, comme le montre le succès international du Leopard 2 ainsi que le maintien de nombreuses unités blindées. Les caractéristiques du futur Leopard 3 devraient rapidement nous éclairer sur les missions qui lui seront assignées, entre réaction au T-14 Armata russe et nécessité d’adapter ses blindés à la lutte asymétrique. Aujourd’hui, les paradigmes et tropismes de la défense allemande continuent de peser aussi lourd malgré le fait que le territoire allemand ne soit plus un théâtre de guerre potentiel. Comme l’annonçait Wolfgang Schaüble en 1996, « l’Allemagne n’est plus un rempart dressé contre l’Est, nous sommes aujourd’hui le centre de l’Europe ». Mais le repli sur soi pour des raisons éthiques n’est pas compatible avec le statut de grande puissance que Berlin a mis si longtemps à retrouver. Le récent renforcement de l’engagement allemand en Irak et au Mali témoigne d’un progrès mesuré mais appréciable sur le long chemin de la responsabilisation internationale. Plus important encore, il démontre l’importance de la solidarité avec le peuple français et dénote une volonté réelle de passer outre les conceptions passéistes afin de s’engager plus avant dans la résolution de conflits. Éléments de bibliographie Adenauer Konrad : Mémorandum sur la sécurité adressé par à la Haute Commission alliée le 29 août 1950 (www.cvce.eu/content/publication/1999/1/1/77999062-f79e-41d9-9906-66cb5afb99e3/publishable_fr.pdf ). Bariety Jacques : « La décision de réarmer l’Allemagne, l’échec de la CED et les Accords de Paris du 23 octobre 1954 vus du côté français » in Revue belge de philologie et d’histoire, 1992, volume 71, p. 354-383. Biehl Heiko : « La réorganisation de la Bundeswehr » in La lettre de l’Irsem n° 8, Dossier stratégique : « Comprendre l’Allemagne », décembre 2013. Böcker Martin, Kempf Larsen et Springer Felix : Soldatentum : auf der Suche nach Identität und Berufung der Bundeswehr heute ; Olzog, Münich, 2013 Moch Jules : « Le réarmement allemand depuis 1950 » in Le Monde Diplomatique, août 1965. Mongrenier Jean-Sylvestre : « La refondation de la Bundeswehr, affirmation nationale et culture de la retenue » in Armées et Nations, 2005, volume 116. Perret-Gentil J. : « La Bundeswehr à l’aboutissement de sa création » in Revue Militaire Suisse, 1962, vol. 107. Strauss Franz-Josef : « La Bundeswehr et la défense de la République Fédérale » in Politique Étrangère, 1960, vol. 23, p. 5-14. Wattelle Tancrède : « Quand l’Allemagne montre les crocs » in La Vigie, 2 décembre 2015. Centre virtuel de la connaissance sur l’Europe, rubrique « 1950-1956 : la formation de l’Europe communautaire », sous-rubrique « L’organisation de la défense commune », sous-partie « Nécessité du réarmement allemand ». 6
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