Ordet de Carl Dreyer

Transcription

Ordet de Carl Dreyer
Lycée franco-mexicain – Olivier Verdun
Atelier de cinéphilosophie
Séance 2 du vendredi 28 novembre 2014 de 14h30 à 17h30
Ordet de Carl DREYER.
Thème : la religion
Qu’est-ce que la foi ?
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Le chef-d’œuvre de Carl Dreyer m’inspire trois questions qui sont autant
d’entrées possibles dans le film. La première concerne la question de la religion :
qu’est-ce qu’une religion ? La deuxième porte plus spécifiquement sur la foi :
qu’est-ce que la foi ? quel rapport entretient-elle avec la religion ? La troisième,
intimement liée à la précédente, concerne la question de Dieu : qui est Dieu et
pourquoi nous parle-t-il dans une langue que nous ne comprenons pas ?
La première question concerne la religion. On voit bien, dans ce film, que deux
conceptions de la religion s’opposent, se télescopent, conceptions qu’incarnent, d’un
côté, Morten Borgen, le vieux fermier luthérien, Peter, le tailleur, et, d’un autre côté,
Johannes, l’illuminé qui se prend pour le Christ.
Rappelons que le mot «religion» a deux origines étymologiques possibles et
concurrentes. L’origine étymologique la plus fréquemment avancée, mais qui est
aussi la plus douteuse, est la suivante : religion viendrait du latin religo, qui
dériverait du verbe religare signifiant « relier »; la religion, c’est ce qui relie les
croyants entre eux, en les reliant tous à Dieu ou à la divinité. La religion est un lien,
tissé par une révélation, qui relie une communauté de fidèles autour d'une foi
commune. Ici, la religion a un sens éminemment social : la pratique religieuse
réaffirme l'appartenance du fidèle à une tradition; la religion est inséparable d'une
organisation chargée de conserver, de promouvoir la doctrine ou le credo d'une
église; la religion est envisagée ici comme une institution comportant, comme toute
institution, un système plus ou moins hiérarchique et centralisé, une volonté de se
maintenir en tant qu'organisation et d'exercer un contrôle sur ses membres.
De ce point de vue, on ne peut pas dire que la religion telle que la conçoivent
Morten Borgen et Peter rassemble, relie. Elle est au contraire ce qui divise les
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hommes, les communautés, puisque Peter s’oppose, pour des raisons de dissensions
religieuses, au mariage de sa fille Anne avec le petit-fils de Morten Borgen, Anders.
La deuxième étymologie possible, la plus vraisemblable, dont on trouve la
première occurrence chez Cicéron, rattache le terme latin religio au verbe relegere,
qui peut signifier « recueillir », « relire », «rassembler»; en ce sens, la religion n’est
pas d’abord ce qui relie, mais ce qu’on recueille et relit. Elle se caractérise comme
une disposition du sujet consistant à faire preuve d’une attention particulière, d’un
recueillement, d’un sens du sacré. La religion établit donc un pont, une alliance, un
lien entre l'homme et le divin. La religion désigne ici le rapport direct et individuel
de l’âme humaine à Dieu ou au divin, qui implique pour le croyant la foi dans
l’existence d’un être surnaturel, d’un au-delà, d’une transcendance, d’un infini qui
déborde la finitude humaine, d'un absolu fondateur du sens de la condition humaine.
Cette foi se traduit par un hommage intérieur d’adoration et d’amour, de soumission
et d’humilité à l’égard de Dieu ou du divin.
La religion a donc un double aspect : la foi, la piété, la spiritualité qui relient les
hommes à la divinité et qu’incarne, à sa façon, Johannes ; la religion comme
pratique rituelle institutionnalisée.
Cette distinction recoupe celle qu’établit Bergson dans Les deux Sources de la
morale et de la religion, lorsqu’il distingue, dans la religion, deux aspects qu’on
voit nettement apparaître dans le film : la religion « statique », symbolisée par les
deux communautés qui s’affrontent quant à la question de savoir qui représente le
mieux la vraie religion, le dieu authentique ; et la religion « dynamique »
représentée ici par la posture mystique de Johannes.
La religion statique a une fonction sociale comme l'a montré Durkheim que
Bergson a lu : assurer la conservation d'un groupe par un ensemble d'obligations et
de devoirs; contraindre l'individu à privilégier l'intérêt du tout, de la collectivité sur
son intérêt propre, à l'instar de l'instinct animal qui implique une totale
subordination de l'individu à la collectivité. La religion est ici destinée à rappeler à
l'individu le sentiment de transcendance, à lui remémorer constamment la
supériorité de la collectivité sur chaque membre pris individuellement. Le culte
religieux est donc destiné à réintégrer l'individu dans le social par des cérémonies
collectives.
Pour Bergson, la religion statique apparaît comme un remède qui permet de
compenser la peur de la mort et le sens de l'absurde. La religion statique ressortit à
ce que Bergson appelle la « fonction fabulatrice » de l'imagination qui est « une
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réaction défensive de la nature contre ce qu'il pourrait y avoir de déprimant pour
l'individu et de dissolvant pour la société dans l'exercice de l'intelligence ». Les
religions promettent, en effet, une espérance de survie après la mort afin de
rassurer l'homme face à la crainte qu'il peut éprouver devant la perspective d'une
mort certaine et qui contrarie l'instinct vital de l'homme.
Mais la religion statique se fonde principalement sur des rites et de multiples
interdictions qui risquent de faire tomber la société dans la stagnation, empêchant
ainsi tout progrès. Les interdits sont nécessaires afin de rendre possible la survie de
la collectivité, mais le danger est d'empêcher la transformation nécessaire des
sociétés, de tarir la créativité. La religion statique est, en fait, une religion close qui
risque de réduire la religion à sa dimension étroitement morale et de la scléroser.
Cet aspect statique, fermé, clos, de la religion transparait parfaitement dans le film.
Face à ce risque de sclérose, la religion dynamique, dont le mysticisme est
l'aboutissement, est un modèle de liberté. Cette religion dynamique prend sa source
dans l'élan créateur de la vie elle-même. Le rôle du mystique est d'arracher
l'humanité à ses pesanteurs, de la réveiller des torpeurs qui l'emprisonnent. Le
mystique cherche à propager l'élan vital à l'humanité entière. C’est bien cette figure
du mystique qu’incarne Johannes qui vient secouer la religion statique et
l’incroyance des croyants en insufflant le sens du divin, du sacré, de la foi
authentique sous la forme de la croyance au miracle et à la résurrection. Le
véritable mysticisme, selon Bergson, est le mysticisme chrétien qui est intimement
lié à l'action. Les grands mystiques se révèlent être de grands hommes d'action. Les
mystique chrétiens sont remplis par l'amour de Dieu qui touche et transforme le
mystique jusque dans sa volonté. L'action du mystique procède de l'activité divine :
l'âme du mystique est agissante parce qu'agie. C'est le contact avec l'amour
créateur qui rend la volonté humaine créatrice. Et c’est bien ce que tente de faire
Johannes lorsqu’il entend régénérer la foi de celui qui se dit croyant, mais qui, en
réalité, ne l’est guère.
Le film soulève une deuxième question, intimement liée à la première, celle de
la foi. Qu’est-ce que la foi ? Comment peut-on se dire croyant sans avoir la foi - la
foi, pour un chrétien, en la venue du Messie, la foi en la résurrection du corps
glorieux, la foi aux miracles ?
Johannes, le fils perdu atteint apparemment d'une folie mystique, parcourt les
dunes en se prenant pour le Christ. Il est l'épicentre autour duquel chacun des
personnages va se révéler. Le film met en scène la parousie christique, le mystère
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de la foi et, surtout, la puissance de la parole : le Verbe, dans un monde où les
croyants n'ont plus la foi, où même les pasteurs peuvent déclarer sans vergogne : «
il n'y a plus de miracles de nos jours », le Verbe est susceptible d'agir ici-bas au
point d'abolir la mort. Les hommes, clame Johannes dans un monologue tragique
sans écho, les hommes ne savent plus croire. Ils ont perdu l'innocence du regard.
Le Christ ou son émanation sont parmi eux, mais ils ne le voient pas. « Je suis la
lumière du monde, mais les lumières ne le conçoivent pas », « Je suis venu chez les
miens, mais les miens ne m'ont pas reçu », « les hommes croient au Christ mort,
mais non au Christ vivant; ils croient à mes miracles d'il y a deux mille ans, mais
ils ne croient plus en moi maintenant ».
La beauté du film tient du reste plus au silence qu'à la voix, silence qu’on peut
interpréter, nous y reviendrons tout à l’heure, comme le silence de Dieu qui ouvre à
l’humanité un espace pour l’amour, la liberté et évidemment la foi. - Silence qui
retentit lourdement lorsque Johannes annonce chaque mort à venir, comme au
sortir d'une transe extatique, en ponctuant sa parabole d'une implacable sentence :
« Dieu a donné, Dieu a repris ». - Silence qui accompagne la douleur de Mikkel
penché sur le cadavre encore vivant de sa femme Inger, et qui rappelle le cri
terrifiant de Job dans l’Ancien testament : « Tout ce que j'ai aimé et adoré, hurle
Mikkel, va être enfoui dans la terre pour pourrir, pourrir et pourrir encore ». Silence encore qui accompagne, sur la bande sonore, le moment où Johannes
l'illuminé ressuscite sa belle-soeur Inger, à la demande de son innocente et
confiante nièce, dont le doux visage, plein de taches de rousseur, troue
littéralement l'écran en un plan d'une bouleversante beauté : « J'aimerais que tu la
réveilles », déclare candidement, à Johannes, la petite fille, en parlant de sa
maman. « Ta foi est grande, lui répond Johannes, qu'il soit fait comme tu veux ».
C'est la pureté et l'innocence de la foi, symbolisées par l'enfant, qui seules
expliquent la transsubstantiation du Christ en Johannes, ainsi que la discrète
résurrection finale. Le film se termine sur une ode à la Vie absolue et à la foi qui
donne littéralement la chair de poule : « Est-ce fou de vouloir sauver une vie ? »,
demande Johannes ? « J'ai trouvé ta foi », confie, radieux, Mikkel à Inger. « La vie
commence pour nous », entonne Inger dans le dernier plan.
La rigueur esthétique de la composition, le rythme des gestes, la lenteur des
plans américains, la blanche lumière qui nimbe le décor d'un halo mystérieux,
sidèrent de bout en bout. Confronté à la mort d'un être proche, chacun aimerait
évidemment compter à ses côtés un Johannes dont l'indéfectible amour a eu raison
et de la mort, et de l'incrédulité ambiante. En ramenant à la lumière de la vie la
femme aimée de tous, en extirpant des mains glacées du néant l'universelle
Eurydice, Johannes aura réussi là où Orphée a échoué. C'est avec le christianisme,
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en effet, qu'apparaît ce paradoxe d'un dieu qui devient, en mourant, maître de la
mort, et qui, en traversant l'épreuve de l'agonie, parvient à la vie éternelle. Jésus est
le maître de la vie, le vainqueur de la mort : « Je suis la résurrection et la vie. Qui
croit en moi, même s'il est mort, vivra; et quiconque vit et croit en moi ne mourra
jamais.1» (Jean 11, 25) Loin d'être un basculement dans le néant, le trépas est pour
l'être humain l'occasion d'un retour à la vie éternelle auprès de Dieu. La
résurrection se distingue de l'immortalité de l'âme, au sens platonicien du terme,
car la mort n'est pas une simple apparence : elle est bien, dans un premier temps,
réelle et totale, et seul un pouvoir surnaturel – celui dont Johannes est investi
lorsqu'il « réveille » Inger de son sommeil – peut la vaincre. Nous ne survivons pas
en tant qu'âmes impersonnelles et éthérées, mais en tant que personnes singulières,
concrètes, incarnées, dans un corps que saint Paul qualifie de « spirituel2 ». Le
Christ sauve le monde en se donnant lui-même. En lui Dieu prend figure humaine.
Détenteur du pouvoir de remettre les péchés et de (re)donner la vie, le Christ n'est
rien d'autre que la connaissance que Dieu a de lui-même. Comme le souligne le
grand théologien Xavier Léon-Dufour, « Participant intégralement à la condition
humaine, sans pour autant consentir au mal, Jésus a laissé la puissance de Dieu
libérer le monde de son péché3.» La résurrection est donc la pierre angulaire du
christianisme : « C'est dans la foi seule, dans l'évidence de la résurrection, que peut
être affirmée la valeur universelle de la vie et de la mort de Jésus.4 »
Qu’est alors la foi ? Rappelons que la « foi » est une croyance sans preuve ou
qui se passe de preuve par volonté, confiance ou grâce. Ce en quoi on a foi n’est
pas démontrable, mais exige un degré de confiance égal à celui que produirait une
démonstration. La foi, à la différence de la simple croyance, souvent naïve,
passive, voire aveugle, est un engagement lucide. Au sens théologique ou
religieux, la foi désigne la confiance absolue qu’on accorde à Dieu au-delà de ce
que la raison peut calculer.
C’est précisément ce que montre Kierkegaard, le philosophe danois auquel
Ordet fait explicitement référence, tant du côté du réalisateur, Carl Dreyer, qui
avoue avoir été très inspiré par le philosophe danois, que du personnage principal,
Johannes, qui, d'après ses proches, aurait contracté la folie à force d'avoir trop lu
Kierkegaard.
1
Jean 11, 25.
« semé corps animal il ressuscitera corps spirituel », Corinthiens 1, 15.
3
Xavier Léon-Dufour, Face à la mort Jésus et Paul, Seuil, 1979, p.170.
4
Ibid., p.171.
2
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La foi chez Kierkegaard est envisagée comme un saut dans le vide que rien ne
peut garantir. Si l'existence de Dieu était objectivement certaine, la foi n'aurait plus
lieu d'être. L'incertitude objective de la foi est précisément ce qui maintient le
croyant dans une attitude d'accueil et d'humilité opposée aux présomptions de celui
qui voudrait entretenir un rapport direct et immédiat avec Dieu, en oubliant que le
Dieu chrétien est un Dieu caché, transcendant, qui ne se révèle qu'à ceux qui
demeurent dans l'obscurité de la foi. J’y reviendrai tout à l’heure quand nous
essaierons de comprendre pourquoi Johannes parle une langue apparemment aussi
inaudible que celle que Dieu adresse aux hommes.
Le vrai croyant sait que la vérité, de par son origine transcendante, ne lui
appartient pas, mais qu'il l'a reçue, comme un don, de Dieu lui-même. L'acte de foi
est irréductible à la raison, puisqu'il y a, dans l'acte de foi, un pari, un acte de
confiance envers celui en qui l'on croit. La foi et le savoir ne peuvent être mis sur
le même plan. Si l'on ne peut fonder la foi sur la raison, c'est dans la mesure où ces
raisons ne peuvent que fragiliser la foi au lieu de la secourir. La foi, pour être pure,
doit exclure la preuve : en argumentant sur le terrain de la raison, en s'appuyant sur
des raisons de croire, sur des preuves, le croyant prouve seulement qu'il doute en
réalité de la vérité de sa croyance, admettant implicitement que sa foi ne se
soutient pas d'elle-même.
Abraham est le prototype de cette conception de la foi et le point de convergence
des trois grandes religions révélées, le judaïsme, le christianisme et l’islam.
Kierkegaard dresse un parallèle entre la situation d'Agamemnon, dans L’Iliade
d’Homère, et celle d'Abraham. Les situations sont apparemment comparables : les
dieux demandent à Agamemnon de sacrifier sa fille Iphigénie; Dieu demande à
Abraham de sacrifier son fils Isaac. Dans les deux cas, le père doit mettre à mort
son enfant. Mais il y a une différence fondamentale entre les deux situations :
Agamemnon vit dans la sphère de l'éthique, Abraham dans celle de la foi.
Agamemnon doit, en effet, sacrifier sa fille pour le bien de l'État (pour que les
vaisseaux puissent partir à la guerre); ce sacrifice est fondé sur une raison éthicopolitique qu'il peut expliquer à Iphigénie. Agamemnon peut se justifier en montrant
que ses actes répondent à une nécessité morale, à une raison transparente et
accessible à tous.
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Abraham, au contraire, ne sait pas pourquoi Dieu lui demande de sacrifier Isaac;
il ne peut donc pas parler à Isaac. Silence d'Abraham parce qu'il ne peut se faire
comprendre. Iphigénie, elle, peut comprendre son père, dont la conduite exprime le
général, c'est-à-dire la morale, la médiation, le langage, par opposition à la foi, à
l'individu, à la solitude. C'est la foi qui sauve et Abraham est le « chevalier de la
foi » qui assume le paradoxe de la foi en Dieu.
Ce qui fait la grandeur de la foi d'Abraham, c'est la motivation de son
obéissance: il n'obéit pas à Dieu pour se conformer à une volonté despotique, mais
il obéit parce qu'il croit à la promesse de Dieu (celle d'avoir une postérité au travers
de son fils) et à sa toute-puissance. Dieu voulait éprouver Abraham dans sa foi et
dans sa confiance. En sorte que la foi est d'abord une certaine manière de se tenir
devant Dieu, de se laisser conduire par lui, en cherchant à faire sa volonté.
Kierkegaard interprète le silence d'Abraham comme un refus des médiations,
des raisonnements, du discours argumentatif. Dieu ne se donne pas directement. En
cela, il ressemble à Socrate : ce n'est pas tant un Dieu qui se cache qu'un Dieu
ironiste et maïeuticien, un Dieu de la communication indirecte. Socrate lui-même
voulait que son interlocuteur trouvât en lui-même la vérité, sans la recevoir.
Kierkegaard s'oppose au gourou qui libère les autres de tout sauf de lui-même. Le
maître ou Dieu doit communiquer de telle sorte qu'il induise, et non produise, chez
l'autre (le disciple, la créature) une transformation subjective qui vienne de son
intériorité. Dans l'épreuve de la foi, l'homme découvre sa véritable identité. Devant
Dieu, l'individu peut se découvrir dans ce qui le constitue, en tant qu'individu
unique.
Cela nous amène, du coup, à la troisième entrée dans le film : pourquoi Johannes
parle-t-il une drôle de langue, celle, parabolique, du christ, une langue dont la
lenteur du débit est d'une infinie douceur, où chaque phrase est décomposée en une
sorte d'incantation proche parfois de l'hébétude, - incantation qui s'engendre d'ellemême, qui ne semble pas tenir compte de la question posée, bien qu'elle y réponde
précisément. A travers la langue de Johannes, c’est celle de Dieu qui apparaît en
filigrane : Dieu nous parle-t-il dans un langage que nous sommes à même de
comprendre ? Est-il possible à l’homme d’entendre dans le langage qui est le sien
une parole qui parlerait dans un autre langage, qui serait celle de Dieu, de son
Verbe ? On peut répondre à cette question qui traverse le film de trois façons.
La première réponse, on la trouve dans le magnifique livre de Michel Henry,
Paroles du Christ. Michel Henry montre que le Verbe de Dieu parle un langage
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différent de langage humain. Ainsi, le plus souvent, nous ne comprenons pas les
paroles du Christ : « Ils ont des oreilles et ils n'entendent pas », dit le Christ citant
Isaïe. Le Christ recourt à la parabole (récit allégorique sous lequel se cache un
enseignement), car il veut renverser nos formes habituelles de pensée qui collent
trop au monde visible. Or le Christ parle d'une vie invisible. Le projet de la
parabole est d'établir une analogie entre deux univers, celui du visible et celui de
l'invisible, celui du fini et celui de l'infini. Dans l'écoute de la Parole, le destin de
l'homme est en jeu : « Prenez donc garde à la manière dont vous écoutez » (Luc, 8,
18). Car seule l'écoute de la Parole peut nous délivrer du mal, même si le mal a
rendu impossible l'écoute de la Parole.
On peut le dire, en second lieu, à la façon d’Emmanuel Levinas qui, dans
Difficile liberté, rappelle que Dieu ne se donne pas face à face; il se communique,
au contraire, par des médiations - la tradition liturgique, les textes sacrés, l'Église,
etc. Une expérience brute, directe, charnelle, océanique, prétendument irrécusable
du divin, ne peut pas être, en réalité, une expérience de Dieu. Dans la religion
judaïque, la formule « aimer la Thora plus que Dieu » a la valeur d'une « protection
contre la folie d'un contact direct avec le Sacré sans la médiation de raisons ». De
sorte que la parole mystérieuse de Dieu doit être interprétée, traduite dans la langue
de l’homme, - interprétation qui protège l’homme de la folie d’un contact direct
avec le divin, qui le préserve de la tentation d’une foi dogmatique et qui donc
ménage pour lui un espace de liberté et d’humilité dans lequel la foi authentique
peut se déployer.
A cet égard, on pourrait dire que le mystique, qui croit en la possibilité d’accéder
au divin par union, voire fusion, est victime, comme l’amoureux transi, de son
besoin insatiable d’absolu et de fusion qu’il confond avec le divin. En voulant
communier avec l'Absolu, le mystique reproduit, à sa manière, une forme d'amour
captatif qui tend à effacer ou à appauvrir considérablement l'altérité de Dieu (ou de
l'être aimé). Et c’est précisément cette altérité sans laquelle la foi n’est guère
possible que le mystère divin entend ménager.
On peut le dire encore à la façon de Pascal. Le Dieu de Pascal est un Dieu qui se
cache, qui est forcé de se cacher : il n'appartient pas à la nature de Dieu d'être
caché, mais c'est volontairement qu'il se cache. En effet, Dieu n'a voulu se rendre
connaissable qu'à ceux qui effectivement veulent le connaître: si Dieu avait paru
dans tout l'éclat de sa gloire, il eût été impossible de ne pas le connaître. La foi
n’aurait alors aucune raison d’être. Qu’aurions-nous besoin de croire en un Dieu
dont l’existence serait évidente, tangible, constatable ? Ce ne serait plus de la foi
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mais de la connaissance. Le voilement de Dieu a pour corollaire anthropologique
un besoin naturel de Dieu : quelque chose en l'homme est en attente de Dieu. C’est
bien cela la foi.
En même temps, si Dieu ne s'était manifesté par aucun signe, il eût été
impossible de le connaître. Si Dieu était totalement caché, nous n'aurions même
pas eu l'idée de le chercher; la foi ne relève pas du raisonnement, mais de
l'expérience, en ce sens que Dieu nous parle par des signes qui sont d'abord des
faits, des événements réels et historiques, qui témoignent de l'intervention directe
de Dieu dans la vie des hommes. Il y a trois types de signes : les prophéties, celles
de l'Ancien testament qui se sont réalisées dans le Nouveau; les miracles (la
résurrection, par exemple, avec des témoins comme les apôtres); la perpétuité du
message chrétien dans le temps malgré toutes les persécutions.
Ces signes sont certes des raisons de croire, mais ils ne suffisent pas à donner la
foi : Dieu se révèle en se cachant, les signes par lesquels il se manifeste ne sont
jamais évidents au point de forcer l'assentiment. La révélation extérieure ne suffit
pas à produire la foi : pour reconnaître ces signes comme des signes de Dieu, il faut
déjà avoir la foi. D'où la révélation intérieure, qui est la seule origine de la foi
véritable, qui fait appel à l'intervention de la grâce dans le cœur du croyant. La foi
est un don de Dieu, elle a une origine surnaturelle. Les preuves de l'existence de
Dieu peuvent non pas tant servir au salut qu'à ajouter à la foi une assurance.
Dieu se cache donc, pour ainsi dire, à demi et se manifeste à demi. Si Dieu se
découvrait continuellement aux hommes, il n'y aurait point de mérite à le croire; et
s'il ne se découvrait jamais, il y aurait peu de foi.
En conclusion, le film de Carl Dreyer, en entrecroisant dans des images d’une
grande beauté les trois questions que nous nous sommes proposé d’examiner, celle
de la religion, de la foi et de la parole divine, restitue, avec une profondeur
inégalée, toute la complexité de la foi. La foi, au fond, ce n’est pas seulement une
affaire de croyant, c’est ce qui nous rend disponible au mystère de l’amour, de la
beauté, de l’altérité, de la vie, cette vie qui est tissée d’une infinité de petits
miracles qui viennent déchirer, à la façon d’un événement fulgurant et toujours
extraordinaire, la trame de la quotidienneté. Ces petits miracles qui font le sel de la
vie, chacun peut les vivre à son humble niveau dans la rencontre amoureuse, la
naissance d’un enfant ou la création d’une œuvre d’art.
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