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bernard chouraqui
la judéité sauvage
une anthologie
textes de
Giorgio Agamben, Maurice Blanchot,
Guido Ceronetti, Malcolm de Chazal, Cioran,
Carlo Coccioli, Suzanne Der, Fiodor Dostoïevski,
Friedrich Dürrenmatt, Michael Fraenkel, Christian Ganachaud,
Witold Gombrowicz, Vaclav Havel, Mohsen Ibrahim, Eugène
Ionesco, Nikos Kazantzaki, Ladislav Klíma,
Beny Levy, Albert Londres,
Curzio Malaparte, Henry Miller, Jehan Rictus,
Jean Rivière, Rozanov, Rufus,
Leopold von Sacher-Masoch, Jean-Paul Sartre,
Jean-Jacques Servan-Schreiber
éditions de la différence
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LA JUDÉITE SAUVAGE
par Bernard Chouraqui
À Tzvia et Yossélé Bar Zion
en témoignage d’amitié
La Judéité sauvage rassemble des écrivains et penseurs
qui tous ont en commun d’être des rebelles : ils ne se réclament d’aucune orthodoxie lorsqu’ils écrivent sur la judéité et
sur le peuple juif, son avatar. Chacun des écrits réunis ici est
l’œuvre d’un rebelle qui, abordant à l’énigme de la judéité,
l’aborde selon lui-même et lui seul parce que, d’une façon
ou d’une autre, il la détecte au fond de lui-même.
Un rebelle : quelqu’un qui s’exprime selon son seul instinct et assume dans ce qu’il exprime le non-conformisme,
voire l’anarchisme de ses interrogations comme de ses
affirmations.
Aucun des écrivains et penseurs réunis n’est juif au sens
strict du terme et c’est là un parti-pris pour indiquer que
justement, bien qu’historiquement elle s’incarne dans un
peuple, la judéité est l’aventure de l’universel en ceci qu’elle
habite tous les hommes, se révélant à chacun au plus profond
de lui-même, partiellement ou entièrement repérée, telle la
seiche confondue avec le sable sur le fond de la mer. Mais si
la judéité est l’aventure de l’universel, elle n’est pas l’universel de l’« humanisme », qu’elle récuse parce qu’au lieu
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d’assigner l’homme à l’histoire, comme fait l’« humanisme »,
elle l’assigne à un territoire inouï dont l’histoire occupe la
place et qu’elle déclare impossible.
Qu’est-elle donc, cette judéité ? Ne serait-elle pas
l’apparition scandaleuse du moi humain dans une histoire
qui ne serait que celle de sa proscription ? Ne serait-elle
pas l’apparition du moi humain en la personne du premier
Juif, Abraham, Juif en cela qu’il ose la récupération de son
moi ? récupération et affirmation aux effets incommensurables parce qu’elles provoquent dans un soubassement du
monde que l’histoire déclare impossible et qui n’en existe
pas moins, une révolution qui attaque l’histoire dans son
substrat qu’elle croyait insécable, inattaquable : depuis le
moi retrouvé, l’histoire et tous les paysages qu’elle met en
scène – la « vie », la « mort », le « temps », l’« espace »,
la « philosophie », la « science », la « religion », le statut
(« mortel ») qu’elle assigne à l’homme... –, se révèlent
autant de fictions. Révolution provoquée par le surgissement
intempestif du moi que l’histoire ne peut admettre, parce
que, à l’admettre, elle imploserait aussitôt comme histoire,
elle, ainsi que ses impossibles, lesquels s’en révéleraient des
fictions maintenant l’homme sous leur hypnose.
Récupérant son propre moi, Abraham aura découvert
sous l’histoire et comme gelé par elle, un territoire inouï qui,
loin de proscrire son moi, le consacre et le bénit, un territoire
alogique, impossible selon l’histoire mais qui ne s’en révèle
pas moins le lieu merveilleux d’Abraham dans lequel chaque
moi humain a sa place. Ce ne serait pas seulement son propre
moi qu’en rupture scandaleuse de l’histoire, aurait découvert
Abraham, ce serait un lieu afférent à son moi retrouvé, un
lieu-pour-lui, infiniment bon, dans lequel même la « mort »,
qui faisait partie du fantasme de l’histoire, n’existe ni n’a
jamais existé, précisément parce que, depuis le moi retrouvé
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d’Abraham, la totalité de l’histoire (et de ses paysages...),
se révèle fausse, fausse de ne tenir aucun compte du moi
humain. Ce serait son moi-éden qu’aurait retrouvé Abraham
et par là même, il aurait retrouvé, par-delà la fantomatisation
générale, le moi-éden de chaque homme.
Le surgissement d’Abraham aura porté à l’histoire un
coup fatal en la dénonçant et en la révélant comme fausse.
Dès lors, elle se confondrait non pas avec l’interdit du moi
humain qu’elle érige mais, contre elle-même, avec la fission
de cet interdit. À la surface, rien n’a changé, mais dans les
catacombes, dans la région innomable et innomée où vivent
les incarcérés de l’histoire que sont les hommes, gronde une
révolte nouvelle et inouïe, gronde la révolution du moi-éden
retrouvé par Abraham, gronde la révolution du Sinaï déclenchée dans le soubassement du monde par la scandaleuse
récupération de son moi-éden par le Juif Abraham
À partir d’Abraham, l’histoire est devenue la Chute et la
Chute s’est révélée être l’ensorcellement du collectif en éden.
Le surgissement d’Abraham aura changé en un seul
instant l’humanité entière en un agrégat de fantômes : les
fantômes de la Chute..., forcés par le dévoilement de leur
fantomaité et de la fantomaité de l’histoire à travailler –
contre eux-mêmes –, à la saturation de leurs fantômes et
de toute fantomaité. L’apparition d’Abraham aura changé
l’ensemble des événements de l’histoire en autant de moments
heuristiques de la récupération de leur propre moi-éden par
les hommes de l’histoire. À partir d’Abraham, l’action est
devenue, à l’insu de tous et au bénéfice de chacun, « saturaction ».
Même la « mort » a été mise en révolution par l’apparition d’Abraham parce que, faisant partie de l’histoire fausse,
elle ne maintient son hypnose – et la masse de sa pesanteur,
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fictive, que pour autant que l’homme lui-même, proscripteur
et amnésique de son moi-éden, se maintient sous l’hypnose de
l’histoire fausse. Que chaque homme exauçant son moi-éden
lève l’hypnose, l’histoire fausse s’évanouira : réapparition
des « morts », captifs de l’histoire fausse et de la mort fausse,
défantomatisation des vivants, maintenus par l’hypnose de
l’histoire fausse sous le statut, lui aussi fictif, de « mortels »,
réapparition des vivants et des « morts » dans l’apothéose
de l’Homme en son éden retrouvé.
D’où l’impératif juif : provoquer le désensorcellement
du collectif qui a en charge la réapparition de l’éden, gelé
et impossibilisé par le collectif ensorcelé et qui pourtant est
toujours là.
D’où le refus du Juif par les nations : le refus par les
nations d’accepter la fission de l’histoire fausse – et de la
mort fausse – dans laquelle elles s’organisent par le moyen
du mythe de l’adaptation à l’histoire fausse, à l’œuvre dans
toutes les « cultures » et dans le « sacré », leur appareil
coercitif. Est refusée par le refus du Juif l’urgence d’une
révolution de l’éden déclenchée par Abraham et ce, bien que
cette révolution soit l’aspiration secrète des autochtones des
nations et bien qu’elle se déroule au bénéfice de chacun dans
les catacombes de l’histoire depuis Abraham.
D’où le cri de Moïse, qualifiant le peuple juif : « Un
peuple impossible pour les nations » : impossible pour les
nations tant qu’elles se déterminent, ou plutôt croient se
déterminer..., par la prétendue adaptation-adoration d’une
histoire fantasmatique, fantasmatique parce qu’elle ne tient
aucun compte du moi-éden de chacun et convertit ses adeptes
en autant de fantômes.
En mettant l’« imitation de la Croix » et la « foi » dans
le « Christ-Dieu » à la place de l’impératif du moi-éden
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proclamé, dans l’esprit des prophètes d’Israël par Jésus (et
dans l’esprit de la Thora qu’il pratique), le christianisme
historique, suivant saint Paul et non Jésus, aura d’entrée de
jeu, faussant la révélation sinaïtique, défini et propagé une foi
qui n’aura été qu’un énorme vice. « Le salut vient des Juifs »
avait cependant prévenu Jésus. Il entendait : « Le salut vient
de la récupération de son moi-éden par chacun, enclenchée
par Abraham et dont, par la médiation de la Thora qui le
connecte à l’éden retrouvé, le peuple juif est l’énergétique ! »
Mais Jésus ne fut pas entendu et aujourd’hui encore, si
longtemps après son appel, il n’est toujours pas entendu : le
« Christ-Dieu » mis à la place de l’éden retrouvé aura été et
est encore la cire mise à leur oreille pour ne pas l’entendre
par ceux qui se réclament de lui : si les chrétiens avaient été
sincères, ils eussent cherché à être des Jésus et non pas des
« chrétiens »... Après bien des bûchers et bien des pogromes,
une Shoa en est découlée et aussi bien des Goulags et aussi
une modernité entière consacrant tous les massacres directs
et indirects, tout en proclamant un « amour du prochain » en
son soi-disant « humanisme » tout aussi faux que l’amour
chrétien du prochain dont il est issu : faux parce que, disqualifié de son moi-éden, le soi-disant « prochain » est le
fantôme qui tient la place du moi-éden de chacun et l’interdit
férocement.
Faux christianisme ! Faux humanisme ! Vrai capitalisme
(aujourd’hui exponentiel : la « mondialisation » se révélant
être de plus en plus visiblement un fascisme de l’argent en
train de pulvériser, au profit de ses Nomenklatura, le peu de
vie qui subsiste encore dans la folie moderne...). Gigantesque
imposture ! Immense désastre qui dresse le bilan – à la clarté
noire d’une Shoa –, du détournement de la révélation du
Sinaï par un christianisme inquisitorial, ayant allumé tous
les bûchers de la modernité au prétendu nom du Sermon sur
la montagne. Tout cela se déroule à l’intérieur d’un nihilisme
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lui-même mensonger et effet pervers d’un christianisme pervers, un nihilisme qui se veut – comme chez Nietzsche – le
constat critique du néant de toutes les valeurs (notamment
chrétiennes), mais qui n’en idolâtre pas moins, le retournant
en nihilisme, ce néant des valeurs, qu’il récuse mais dont il
reste la proie : en fait, le nihilisme est le dernier moment du
christianisme paulinien et Nietzsche – tout comme les soidisant « nihilistes » modernes... –, le dernier paulinien : le
paulinien horizontal.
Et partout, parce que la vie introuvée est furieusement
interdite par la logique de ces inquisitions et le vice de ces
faux prophètes : des fantômes ! des fantômes ! des fantômes
ordonnés au culte planétaire – mis en œuvre dans les institutions de l’État moderne – de la reconduction mortifère
de la fantomaïté générale ! Des fantômes adonnés au culte
planétaire de leur spectralité, ne sachant que « tuer-mourir » ! Des fantômes ! Des fantômes partout ! Partout des
fantômes tandis que la soi-disant « histoire universelle » tend
à se confondre avec un immense charnier de plus en plus
visible ! Partout des fantômes, des fantômes : des proscripteurs de leur moi-éden, des suscitateurs et des dévorateurs
du fictif : des « morts ».
Et pourtant, ce monde, précisément parce qu’il est fictif
et que le fictif, parce que fictif, nous écrase et tue, ce monde
doit finir. Son immense imposture, son immense mensonge,
doivent être mis à l’arrêt, sa lourde pesanteur doit s’évanouir,
ses enfers doivent s’abroger, son inquisition doit s’effondrer.
Je suis juif et j’attends : j’attends l’implosion des Vatican.
Se propage une déflagration aux effets de plus en plus
notables dont l’onde de choc exponentielle met en visibilité
l’appareil de culture en le dénonçant comme l’énorme escroquerie des siècles ! Une déflagration dont le foyer, enfoui
dans les catacombes impossibles de l’histoire, irrepérable
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tant que la fausseté de l’histoire tout entière n’a pas été
découverte, fait actuellement exploser telle une dynamite,
les positions mortifères tenues par le vieux monde pour
maintenir dans les catacombes le moi-éden de chacun ! Une
déflagration à l’onde de choc exponentielle révèle l’histoire
comme un immense charnier et tend à révéler ce charnier
comme un immense non-lieu ! Un trou noir apparaît :
l’histoire, que l’on croyait être la terre des vivants, était en
réalité le territoire fantasmagorique non des hommes mais
des fantômes. Des fantômes : des morts, des morts, partout
des morts, qui vont, viennent, se livrent à leurs activités, se
maintiennent et se confirment dans l’état de morts, naissent,
tuent et meurent.
Des fantômes ! Des fantômes ! Partout nous ne voyons
que des fantômes, partout nous ne voyons qui s’agitent et se
convulsent que des morts.
Tout se sature, oui, et même l’affectivité de la Chute se
sature aujourd’hui et s’éteint en chacun – déjà, il n’y a plus
de lointains et le proche est lui aussi en train de s’éteindre,
n’étant plus un proche par ce qu’il nous est mais par ce qu’on
croit qu’il nous a été, laquelle croyance, de même que tous
les « passés », se sature de plus en plus vite. Même Roméo
et Juliette ne sont plus que deux fantômes dégagés de leurs
agrégations, même leur lyrisme, vidé du romantisme de leurs
adhérences, n’est plus que le spectre magnétique de leur fictivité ! Chacun fait l’expérience stupéfiante d’être entouré non
par des hommes mais par des fantômes et l’expérience tout
aussi stupéfiante de se ressentir lui-même être un fantôme.
La mise en visibilité du meurtre planétaire, provoquée par
l’explosion des « sacrés » qui avaient en charge de cacher
le meurtre planétaire en le convertissant en territoire par la
médiation du symbolique, cette mise en visibilité du meurtre
planétaire – tous, nous ne faisons et n’avons toujours fait que
tuer... – change les fantômes que nous avions toujours été
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et qui se croyaient être des hommes, en autant de fantômes
forcés d’admettre qu’ils le sont, en autant de « morts » forcés
d’admettre qu’ils sont établis non dans la vie ainsi qu’ils le
voulaient croire, mais bel et bien dans la mort, ce qu’ils s’efforçaient de dissimuler de toutes leurs énergies et de toutes
leurs idoles. Et déjà, l’« humanité » elle-même n’est plus,
au vu de chacun, que ce qu’elle fut pour le seul Abraham :
non pas une agrégation des hommes et des femmes, mais
une agrégation des fantômes. Désormais, chacun est plongé
dans un isolement et un autisme vertigineux et les hurlements
des misérables que dévore le molosse de la folie de la chute
provoquent une indifférence qui est l’autisme même de la
Chute... Chacun a désormais affaire non à l’« histoire » mais
à la Chute qui l’enferme dans une cage de verre. Et il en ira
ainsi jusqu’à ce que, le paroxysme atteint de la visibilité du
meurtre planétaire, il n’y aura dans le meurtre planétaire
plus la moindre place pour quiconque : chacun alors sera
bien forcé de fracasser la cage de verre de la Chute dans
laquelle il est enfermé, parce qu’il ne pourra plus vivre un
seul instant dans une cage de verre. Déjà, dans les grandes
villes et partout dans le monde, le point de l’intolérabilité
du monde fictif, de la vie fausse, dans lesquels nous sommes
installés, est en train d’être atteint...
Cioran : « Faut-il en induire que l’homme est un Juif
non advenu ? » – Oui, si l’on admet que l’« homme » est la
créature qui s’arrête là où elle commence. Et Abram devint
Abraham : le constructeur d’idoles devint l’homme de l’éden
retrouvé, juif en cela.
Gombrowicz : « J’irai plus loin et dirai que le Juif
qui exige avec trop d’insistance d’être traité «comme un
homme» – comme si rien ne le distinguait des autres – me
paraît être un Juif insuffisamment conscient de son état de
Juif. C’est là, bien sûr, une exigence juste et compréhensible.
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Et pourtant, elle n’est pas à la mesure de leur réalité, c’est
trop simple, trop facile... Il me déplaît de voir que les Juifs
ne soient pas à la hauteur de leur mission. Combien de
fois dans mes conversations, même avec des Juifs pleins de
bon sens, ne me suis-je pas heurté avec stupéfaction, à une
pareille mesquinerie dans l’appréciation de leur destinée ?
«Pourquoi donc cette détestation des Juifs», «Parce qu’ils
sont plus doués, qu’ils ont de l’argent, qu’ils font naître de
la concurrence...»»Et pourquoi refuse-t-on d’admettre que
le Juif est un homme comme tout le monde ? Parce qu’il y a
un abus de propagande, de trop nombreux préjugés raciaux,
trop peu d’instruction...» Lorsque j’entends ces gens me dire
que le peuple juif est tout à fait semblable aux autres, c’est
comme si j’entendais Michel-Ange déclarer que rien ne le
distingue de personne, Chopin demander pour lui-même une
«vie normale», ou bien encore Beethoven assurer qu’il a lui
aussi plein droit à l’égalité. Hélas ! Ceux à qui fut donné
le droit à la supériorité n’ont plus droit à l’égalité. Il n’est
pas de peuple plus génial que le peuple juif, et je le dis non
seulement parce que les Juifs ont engendré et nourri les
plus hautes inspirations dans l’univers, et qu’un nom juif, à
jamais illustre, éclot et naît à toute époque. Mais c’est par
sa structure même que le génie juif est manifeste : à l’instar
du génie d’un individu, il est intimement lié à la maladie,
à l’humiliation – génial parce qu’anormal. Ce peuple – de
même que Michel-Ange, Chopin, Beethoven – représente une
décadence qu’il transcende en création et en progrès. Pour
lui, la vie n’est jamais facile, il est en désaccord avec la vie,
voilà pourquoi il se transforme et se tourne en culture... La
haine, le mépris, la peur, l’aversion que ce peuple suscite
chez les autres peuples, rappellent les sentiments avec lesquels les paysans allemands regardaient Beethoven malade,
sourd, sale et hystérique qui se promenait en gesticulant
dans la campagne. Le chemin de croix des Juifs, c’est le
chemin de croix de Chopin. L’histoire de ce peuple – comme
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d’ailleurs toutes les biographies des grands hommes – n’est
qu’une secrète provocation : il a le don de provoquer le sort,
d’attirer sur sa tête toutes les calamités qui peuvent, peuple
élu, l’aider à remplir sa mission. Quelles obscures nécessités
furent à l’origine du phénomène ? Nul ne saurait le dire...
Mais que ceux qui en demeurent les victimes ne tentent pas
d’imaginer, fût-ce un instant, qu’ils arriveront à se tirer de
ces abîmes pour en sortir sur un terrain plat... »
Réunis dans La Judéité sauvage, écrivains et penseurs se
tournent vers l’énigme de leur propre judéité et approchent,
initiant une post-modernité provoquant la fission du nihilisme, du Sinaï juif. Ils font jaillir, par la métaphore qu’ils
forment de leurs moi retrouvés, une énigmatique Terre
Promise : l’assignation de tous les hommes à un désensorcellement du collectif, ayant en charge le dévoilement d’une
révélation inouïe avec laquelle se confond le peuple juif. Ils
cherchent et trouvent la grande issue : le trou blanc dans
le trou noir de l’histoire qu’est la judéité, et qui, du plus
profond d’eux-mêmes, les restitue à leur moi. Car la judéité
signifie l’excellence de chaque moi – en vérité un moi-éden
–, et l’excellence de la vie. Elle signifie : sortir du meurtre
et de la mort avec quoi se confond une histoire, fantasmagorique, parce qu’elle ne prend ni ne peut prendre en compte
le moi-éden de chacun.
Oh ! Cela ne veut pas dire que les écrivains et penseurs
réunis dans La Judéité sauvage sont tous entrés dans le saint
des saints du Sinaï juif, mais simplement qu’ils tendent, du
côté du Sinaï juif, une oreille attentive : y aurait-il du côté
du Sinaï juif quelque chose ? y aurait-il de ce côté-là une
information capitale, méconnue et systématiquement refusée
par les nations et sans laquelle l’homme ne peut pas vivre ?
y aurait-il pour le poisson qu’est l’homme – un poisson
auto-assigné à l’asphyxie du mauvais rivage, une... mer du
côté du Sinaï ?
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Écrivains et penseurs tendent l’oreille du côté du Sinaï
juif et, réactivant leur moi-éden, découvrent, à des degrés
certes divers, leur propre judéité... C’est, par exemple, le
dernier Sartre qui, dans un dialogue avec Beny Levy, écoute
Beny Levy l’entretenir du judaïsme métaphysique et Sartre
(au grand dam des sartriens et intellectuels parisiens), se
place, pour le temps du dialogue, dans la perspective juive
de Beny Levy, suspendant un instant son sartrisme... Non
pas que Sartre rejoigne Beny Levy, mais qu’il entend une
autre parole et l’écoute, parole jamais entendue dans les
nations parce qu’interdite et interdite parce qu’elle porte
la révolution du moi-éden qui a en charge tous les saluts.
D’où aussi l’importance capitale de faire exister aujourd’hui en Israël – aux confins de la modernité –, un point
de contact1 sur le plan de la Judéité sauvage retrouvée, entre
les avant-gardes dans les nations qui, en travail de s’extraire
du nihilisme, tendent à déceler leur judéité et les avant-gardes
dans le peuple juif qui ont totalement intégré la révolution du
moi-éden déclenchée par Abraham et qui cherchent par cette
connexion nouvelle (avec les avant-gardes post-nihilistes des
nations), à faire émerger un Israël d’après l’Exil à vocation
universaliste. Un Israël qui s’instaurerait en métaphore visible de la vie retrouvée, révolution métaphysique qui engage
tous les hommes, énergétique de l’éden rendue visible – avec
quoi se confond le peuple juif –, provoquant la connexion de
tout à tous. Énergétique de l’homme défantomatisé dans la
métaphore heuristique de la vie-sans-mort, qu’est, au sens
strict et le plus historique, la Terre Promise, promise, parce
qu’à travers elle toute la terre et tous les hommes sont rendus
1. Mes lecteurs savent que je situe personnellement ce point à MitzpeRamon, dans le désert du Néguev : là est tentée la grande jonction – la
jonction édénéique – entre Juifs et non-Juifs, par-delà la différence
comme par-delà l’appareil de culture.
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à leur origine... qu’ils n’avaient jamais quittée, révolution
métaphysique s’induisant non de l’histoire mais du Secret,
prolégomènes à la réapparition des morts, prolégomènes au
désensorcellement du collectif. Dans mes écrits, j’appelle
« Vers la Seconde Alliance », le moment où s’initie depuis
Israël, cette connexion nouvelle, édénéique, édénéisante.
Adolph Hitler : « Et je me suis souvent demandé si la
providence, dans ses décrets, n’avait pas décidé la victoire
de ce mystérieux petit peuple. »
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Je crois aux Juifs, je crois qu’ils existent.
Lorsque Sartre disait que le problème juif ne devait pas
se poser car celui qui le posait était, du fait de le poser,
déjà un antisémite, il se trompait ; en réalité, l’antisémite
c’était lui. D’ailleurs, il n’aimait pas trop les Juifs avant
la guerre de 40. Dire que le problème juif n’existe pas,
cela signifie clairement, psychanalytiquement, que l’on
nie l’existence des Juifs, qu’on les supprime. Je crois
donc que, sans eux, le monde serait dur et triste. De quoi
vivons‑nous ? De l’espoir qu’un jour ou l’autre tout le
monde changera, tout cela changera et que ce sera bien
et beau. Sans eux, on ne croirait pas, on n’espérerait
pas en la venue, en le retour d’un Messie sauveur. Nous
espérons toujours, sachant que le Messie est derrière
la porte, nous espérons qu’il l’ouvrira un jour et que le
monde sera inondé de joie. Nous espérons tous en la cité
idéale, c’est‑à‑dire nous espérons tous que surgira des
déserts et de la mort la Nouvelle Jérusalem. Nous espérons
la transfiguration du monde, et nous l’espérons tant que
durera ce mythe qui nous vient des Juifs.
IONESCO
Présent, passé, passé présent
(Gallimard, coll. « Idées », 1963).
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du même auteur aux éditions de la différence
Le Scandale juif ou La Subversion de la mort (2e édition).
Qui est goy ? De Pharaon à Hitler (2e édition).
Jésus le Rabbi de Nazareth (épuisé).
Les Évangiles du XXe siècle, anthologie du Monde-sans-mort.
Le Complexe d’Adam ou L’Inconscient prophétique.
La Terre du meurtre ou Les Assassins indirects.
Le Dernier Jugement.
Le Grand Leurre.
sur bernard chouraqui (OUVRAGE COLLECTIF)
Bernard Chouraqui, un penseur de l’Inouï.
Nous remercions les auteurs et éditeurs qui ont autorisés à reproduire
textes ou fragments de textes dont ils gardent l’entier copyright (texte
original ou traduction).
© S.N.E.L.A. La Différence, 47, rue de la Villette, 75019 Paris, 2002.
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