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bernard chouraqui la judéité sauvage une anthologie textes de Giorgio Agamben, Maurice Blanchot, Guido Ceronetti, Malcolm de Chazal, Cioran, Carlo Coccioli, Suzanne Der, Fiodor Dostoïevski, Friedrich Dürrenmatt, Michael Fraenkel, Christian Ganachaud, Witold Gombrowicz, Vaclav Havel, Mohsen Ibrahim, Eugène Ionesco, Nikos Kazantzaki, Ladislav Klíma, Beny Levy, Albert Londres, Curzio Malaparte, Henry Miller, Jehan Rictus, Jean Rivière, Rozanov, Rufus, Leopold von Sacher-Masoch, Jean-Paul Sartre, Jean-Jacques Servan-Schreiber éditions de la différence La judéité sauvage.indd 5 10/08/2015 16:07:58 LA JUDÉITE SAUVAGE par Bernard Chouraqui À Tzvia et Yossélé Bar Zion en témoignage d’amitié La Judéité sauvage rassemble des écrivains et penseurs qui tous ont en commun d’être des rebelles : ils ne se réclament d’aucune orthodoxie lorsqu’ils écrivent sur la judéité et sur le peuple juif, son avatar. Chacun des écrits réunis ici est l’œuvre d’un rebelle qui, abordant à l’énigme de la judéité, l’aborde selon lui-même et lui seul parce que, d’une façon ou d’une autre, il la détecte au fond de lui-même. Un rebelle : quelqu’un qui s’exprime selon son seul instinct et assume dans ce qu’il exprime le non-conformisme, voire l’anarchisme de ses interrogations comme de ses affirmations. Aucun des écrivains et penseurs réunis n’est juif au sens strict du terme et c’est là un parti-pris pour indiquer que justement, bien qu’historiquement elle s’incarne dans un peuple, la judéité est l’aventure de l’universel en ceci qu’elle habite tous les hommes, se révélant à chacun au plus profond de lui-même, partiellement ou entièrement repérée, telle la seiche confondue avec le sable sur le fond de la mer. Mais si la judéité est l’aventure de l’universel, elle n’est pas l’universel de l’« humanisme », qu’elle récuse parce qu’au lieu 7 La judéité sauvage.indd 7 10/08/2015 16:07:58 d’assigner l’homme à l’histoire, comme fait l’« humanisme », elle l’assigne à un territoire inouï dont l’histoire occupe la place et qu’elle déclare impossible. Qu’est-elle donc, cette judéité ? Ne serait-elle pas l’apparition scandaleuse du moi humain dans une histoire qui ne serait que celle de sa proscription ? Ne serait-elle pas l’apparition du moi humain en la personne du premier Juif, Abraham, Juif en cela qu’il ose la récupération de son moi ? récupération et affirmation aux effets incommensurables parce qu’elles provoquent dans un soubassement du monde que l’histoire déclare impossible et qui n’en existe pas moins, une révolution qui attaque l’histoire dans son substrat qu’elle croyait insécable, inattaquable : depuis le moi retrouvé, l’histoire et tous les paysages qu’elle met en scène – la « vie », la « mort », le « temps », l’« espace », la « philosophie », la « science », la « religion », le statut (« mortel ») qu’elle assigne à l’homme... –, se révèlent autant de fictions. Révolution provoquée par le surgissement intempestif du moi que l’histoire ne peut admettre, parce que, à l’admettre, elle imploserait aussitôt comme histoire, elle, ainsi que ses impossibles, lesquels s’en révéleraient des fictions maintenant l’homme sous leur hypnose. Récupérant son propre moi, Abraham aura découvert sous l’histoire et comme gelé par elle, un territoire inouï qui, loin de proscrire son moi, le consacre et le bénit, un territoire alogique, impossible selon l’histoire mais qui ne s’en révèle pas moins le lieu merveilleux d’Abraham dans lequel chaque moi humain a sa place. Ce ne serait pas seulement son propre moi qu’en rupture scandaleuse de l’histoire, aurait découvert Abraham, ce serait un lieu afférent à son moi retrouvé, un lieu-pour-lui, infiniment bon, dans lequel même la « mort », qui faisait partie du fantasme de l’histoire, n’existe ni n’a jamais existé, précisément parce que, depuis le moi retrouvé 8 La judéité sauvage.indd 8 10/08/2015 16:07:58 d’Abraham, la totalité de l’histoire (et de ses paysages...), se révèle fausse, fausse de ne tenir aucun compte du moi humain. Ce serait son moi-éden qu’aurait retrouvé Abraham et par là même, il aurait retrouvé, par-delà la fantomatisation générale, le moi-éden de chaque homme. Le surgissement d’Abraham aura porté à l’histoire un coup fatal en la dénonçant et en la révélant comme fausse. Dès lors, elle se confondrait non pas avec l’interdit du moi humain qu’elle érige mais, contre elle-même, avec la fission de cet interdit. À la surface, rien n’a changé, mais dans les catacombes, dans la région innomable et innomée où vivent les incarcérés de l’histoire que sont les hommes, gronde une révolte nouvelle et inouïe, gronde la révolution du moi-éden retrouvé par Abraham, gronde la révolution du Sinaï déclenchée dans le soubassement du monde par la scandaleuse récupération de son moi-éden par le Juif Abraham À partir d’Abraham, l’histoire est devenue la Chute et la Chute s’est révélée être l’ensorcellement du collectif en éden. Le surgissement d’Abraham aura changé en un seul instant l’humanité entière en un agrégat de fantômes : les fantômes de la Chute..., forcés par le dévoilement de leur fantomaité et de la fantomaité de l’histoire à travailler – contre eux-mêmes –, à la saturation de leurs fantômes et de toute fantomaité. L’apparition d’Abraham aura changé l’ensemble des événements de l’histoire en autant de moments heuristiques de la récupération de leur propre moi-éden par les hommes de l’histoire. À partir d’Abraham, l’action est devenue, à l’insu de tous et au bénéfice de chacun, « saturaction ». Même la « mort » a été mise en révolution par l’apparition d’Abraham parce que, faisant partie de l’histoire fausse, elle ne maintient son hypnose – et la masse de sa pesanteur, 9 La judéité sauvage.indd 9 10/08/2015 16:07:58 fictive, que pour autant que l’homme lui-même, proscripteur et amnésique de son moi-éden, se maintient sous l’hypnose de l’histoire fausse. Que chaque homme exauçant son moi-éden lève l’hypnose, l’histoire fausse s’évanouira : réapparition des « morts », captifs de l’histoire fausse et de la mort fausse, défantomatisation des vivants, maintenus par l’hypnose de l’histoire fausse sous le statut, lui aussi fictif, de « mortels », réapparition des vivants et des « morts » dans l’apothéose de l’Homme en son éden retrouvé. D’où l’impératif juif : provoquer le désensorcellement du collectif qui a en charge la réapparition de l’éden, gelé et impossibilisé par le collectif ensorcelé et qui pourtant est toujours là. D’où le refus du Juif par les nations : le refus par les nations d’accepter la fission de l’histoire fausse – et de la mort fausse – dans laquelle elles s’organisent par le moyen du mythe de l’adaptation à l’histoire fausse, à l’œuvre dans toutes les « cultures » et dans le « sacré », leur appareil coercitif. Est refusée par le refus du Juif l’urgence d’une révolution de l’éden déclenchée par Abraham et ce, bien que cette révolution soit l’aspiration secrète des autochtones des nations et bien qu’elle se déroule au bénéfice de chacun dans les catacombes de l’histoire depuis Abraham. D’où le cri de Moïse, qualifiant le peuple juif : « Un peuple impossible pour les nations » : impossible pour les nations tant qu’elles se déterminent, ou plutôt croient se déterminer..., par la prétendue adaptation-adoration d’une histoire fantasmatique, fantasmatique parce qu’elle ne tient aucun compte du moi-éden de chacun et convertit ses adeptes en autant de fantômes. En mettant l’« imitation de la Croix » et la « foi » dans le « Christ-Dieu » à la place de l’impératif du moi-éden 10 La judéité sauvage.indd 10 10/08/2015 16:07:58 proclamé, dans l’esprit des prophètes d’Israël par Jésus (et dans l’esprit de la Thora qu’il pratique), le christianisme historique, suivant saint Paul et non Jésus, aura d’entrée de jeu, faussant la révélation sinaïtique, défini et propagé une foi qui n’aura été qu’un énorme vice. « Le salut vient des Juifs » avait cependant prévenu Jésus. Il entendait : « Le salut vient de la récupération de son moi-éden par chacun, enclenchée par Abraham et dont, par la médiation de la Thora qui le connecte à l’éden retrouvé, le peuple juif est l’énergétique ! » Mais Jésus ne fut pas entendu et aujourd’hui encore, si longtemps après son appel, il n’est toujours pas entendu : le « Christ-Dieu » mis à la place de l’éden retrouvé aura été et est encore la cire mise à leur oreille pour ne pas l’entendre par ceux qui se réclament de lui : si les chrétiens avaient été sincères, ils eussent cherché à être des Jésus et non pas des « chrétiens »... Après bien des bûchers et bien des pogromes, une Shoa en est découlée et aussi bien des Goulags et aussi une modernité entière consacrant tous les massacres directs et indirects, tout en proclamant un « amour du prochain » en son soi-disant « humanisme » tout aussi faux que l’amour chrétien du prochain dont il est issu : faux parce que, disqualifié de son moi-éden, le soi-disant « prochain » est le fantôme qui tient la place du moi-éden de chacun et l’interdit férocement. Faux christianisme ! Faux humanisme ! Vrai capitalisme (aujourd’hui exponentiel : la « mondialisation » se révélant être de plus en plus visiblement un fascisme de l’argent en train de pulvériser, au profit de ses Nomenklatura, le peu de vie qui subsiste encore dans la folie moderne...). Gigantesque imposture ! Immense désastre qui dresse le bilan – à la clarté noire d’une Shoa –, du détournement de la révélation du Sinaï par un christianisme inquisitorial, ayant allumé tous les bûchers de la modernité au prétendu nom du Sermon sur la montagne. Tout cela se déroule à l’intérieur d’un nihilisme 11 La judéité sauvage.indd 11 10/08/2015 16:07:58 lui-même mensonger et effet pervers d’un christianisme pervers, un nihilisme qui se veut – comme chez Nietzsche – le constat critique du néant de toutes les valeurs (notamment chrétiennes), mais qui n’en idolâtre pas moins, le retournant en nihilisme, ce néant des valeurs, qu’il récuse mais dont il reste la proie : en fait, le nihilisme est le dernier moment du christianisme paulinien et Nietzsche – tout comme les soidisant « nihilistes » modernes... –, le dernier paulinien : le paulinien horizontal. Et partout, parce que la vie introuvée est furieusement interdite par la logique de ces inquisitions et le vice de ces faux prophètes : des fantômes ! des fantômes ! des fantômes ordonnés au culte planétaire – mis en œuvre dans les institutions de l’État moderne – de la reconduction mortifère de la fantomaïté générale ! Des fantômes adonnés au culte planétaire de leur spectralité, ne sachant que « tuer-mourir » ! Des fantômes ! Des fantômes partout ! Partout des fantômes tandis que la soi-disant « histoire universelle » tend à se confondre avec un immense charnier de plus en plus visible ! Partout des fantômes, des fantômes : des proscripteurs de leur moi-éden, des suscitateurs et des dévorateurs du fictif : des « morts ». Et pourtant, ce monde, précisément parce qu’il est fictif et que le fictif, parce que fictif, nous écrase et tue, ce monde doit finir. Son immense imposture, son immense mensonge, doivent être mis à l’arrêt, sa lourde pesanteur doit s’évanouir, ses enfers doivent s’abroger, son inquisition doit s’effondrer. Je suis juif et j’attends : j’attends l’implosion des Vatican. Se propage une déflagration aux effets de plus en plus notables dont l’onde de choc exponentielle met en visibilité l’appareil de culture en le dénonçant comme l’énorme escroquerie des siècles ! Une déflagration dont le foyer, enfoui dans les catacombes impossibles de l’histoire, irrepérable 12 La judéité sauvage.indd 12 10/08/2015 16:07:58 tant que la fausseté de l’histoire tout entière n’a pas été découverte, fait actuellement exploser telle une dynamite, les positions mortifères tenues par le vieux monde pour maintenir dans les catacombes le moi-éden de chacun ! Une déflagration à l’onde de choc exponentielle révèle l’histoire comme un immense charnier et tend à révéler ce charnier comme un immense non-lieu ! Un trou noir apparaît : l’histoire, que l’on croyait être la terre des vivants, était en réalité le territoire fantasmagorique non des hommes mais des fantômes. Des fantômes : des morts, des morts, partout des morts, qui vont, viennent, se livrent à leurs activités, se maintiennent et se confirment dans l’état de morts, naissent, tuent et meurent. Des fantômes ! Des fantômes ! Partout nous ne voyons que des fantômes, partout nous ne voyons qui s’agitent et se convulsent que des morts. Tout se sature, oui, et même l’affectivité de la Chute se sature aujourd’hui et s’éteint en chacun – déjà, il n’y a plus de lointains et le proche est lui aussi en train de s’éteindre, n’étant plus un proche par ce qu’il nous est mais par ce qu’on croit qu’il nous a été, laquelle croyance, de même que tous les « passés », se sature de plus en plus vite. Même Roméo et Juliette ne sont plus que deux fantômes dégagés de leurs agrégations, même leur lyrisme, vidé du romantisme de leurs adhérences, n’est plus que le spectre magnétique de leur fictivité ! Chacun fait l’expérience stupéfiante d’être entouré non par des hommes mais par des fantômes et l’expérience tout aussi stupéfiante de se ressentir lui-même être un fantôme. La mise en visibilité du meurtre planétaire, provoquée par l’explosion des « sacrés » qui avaient en charge de cacher le meurtre planétaire en le convertissant en territoire par la médiation du symbolique, cette mise en visibilité du meurtre planétaire – tous, nous ne faisons et n’avons toujours fait que tuer... – change les fantômes que nous avions toujours été 13 La judéité sauvage.indd 13 10/08/2015 16:07:58 et qui se croyaient être des hommes, en autant de fantômes forcés d’admettre qu’ils le sont, en autant de « morts » forcés d’admettre qu’ils sont établis non dans la vie ainsi qu’ils le voulaient croire, mais bel et bien dans la mort, ce qu’ils s’efforçaient de dissimuler de toutes leurs énergies et de toutes leurs idoles. Et déjà, l’« humanité » elle-même n’est plus, au vu de chacun, que ce qu’elle fut pour le seul Abraham : non pas une agrégation des hommes et des femmes, mais une agrégation des fantômes. Désormais, chacun est plongé dans un isolement et un autisme vertigineux et les hurlements des misérables que dévore le molosse de la folie de la chute provoquent une indifférence qui est l’autisme même de la Chute... Chacun a désormais affaire non à l’« histoire » mais à la Chute qui l’enferme dans une cage de verre. Et il en ira ainsi jusqu’à ce que, le paroxysme atteint de la visibilité du meurtre planétaire, il n’y aura dans le meurtre planétaire plus la moindre place pour quiconque : chacun alors sera bien forcé de fracasser la cage de verre de la Chute dans laquelle il est enfermé, parce qu’il ne pourra plus vivre un seul instant dans une cage de verre. Déjà, dans les grandes villes et partout dans le monde, le point de l’intolérabilité du monde fictif, de la vie fausse, dans lesquels nous sommes installés, est en train d’être atteint... Cioran : « Faut-il en induire que l’homme est un Juif non advenu ? » – Oui, si l’on admet que l’« homme » est la créature qui s’arrête là où elle commence. Et Abram devint Abraham : le constructeur d’idoles devint l’homme de l’éden retrouvé, juif en cela. Gombrowicz : « J’irai plus loin et dirai que le Juif qui exige avec trop d’insistance d’être traité «comme un homme» – comme si rien ne le distinguait des autres – me paraît être un Juif insuffisamment conscient de son état de Juif. C’est là, bien sûr, une exigence juste et compréhensible. 14 La judéité sauvage.indd 14 10/08/2015 16:07:58 Et pourtant, elle n’est pas à la mesure de leur réalité, c’est trop simple, trop facile... Il me déplaît de voir que les Juifs ne soient pas à la hauteur de leur mission. Combien de fois dans mes conversations, même avec des Juifs pleins de bon sens, ne me suis-je pas heurté avec stupéfaction, à une pareille mesquinerie dans l’appréciation de leur destinée ? «Pourquoi donc cette détestation des Juifs», «Parce qu’ils sont plus doués, qu’ils ont de l’argent, qu’ils font naître de la concurrence...»»Et pourquoi refuse-t-on d’admettre que le Juif est un homme comme tout le monde ? Parce qu’il y a un abus de propagande, de trop nombreux préjugés raciaux, trop peu d’instruction...» Lorsque j’entends ces gens me dire que le peuple juif est tout à fait semblable aux autres, c’est comme si j’entendais Michel-Ange déclarer que rien ne le distingue de personne, Chopin demander pour lui-même une «vie normale», ou bien encore Beethoven assurer qu’il a lui aussi plein droit à l’égalité. Hélas ! Ceux à qui fut donné le droit à la supériorité n’ont plus droit à l’égalité. Il n’est pas de peuple plus génial que le peuple juif, et je le dis non seulement parce que les Juifs ont engendré et nourri les plus hautes inspirations dans l’univers, et qu’un nom juif, à jamais illustre, éclot et naît à toute époque. Mais c’est par sa structure même que le génie juif est manifeste : à l’instar du génie d’un individu, il est intimement lié à la maladie, à l’humiliation – génial parce qu’anormal. Ce peuple – de même que Michel-Ange, Chopin, Beethoven – représente une décadence qu’il transcende en création et en progrès. Pour lui, la vie n’est jamais facile, il est en désaccord avec la vie, voilà pourquoi il se transforme et se tourne en culture... La haine, le mépris, la peur, l’aversion que ce peuple suscite chez les autres peuples, rappellent les sentiments avec lesquels les paysans allemands regardaient Beethoven malade, sourd, sale et hystérique qui se promenait en gesticulant dans la campagne. Le chemin de croix des Juifs, c’est le chemin de croix de Chopin. L’histoire de ce peuple – comme 15 La judéité sauvage.indd 15 10/08/2015 16:07:58 d’ailleurs toutes les biographies des grands hommes – n’est qu’une secrète provocation : il a le don de provoquer le sort, d’attirer sur sa tête toutes les calamités qui peuvent, peuple élu, l’aider à remplir sa mission. Quelles obscures nécessités furent à l’origine du phénomène ? Nul ne saurait le dire... Mais que ceux qui en demeurent les victimes ne tentent pas d’imaginer, fût-ce un instant, qu’ils arriveront à se tirer de ces abîmes pour en sortir sur un terrain plat... » Réunis dans La Judéité sauvage, écrivains et penseurs se tournent vers l’énigme de leur propre judéité et approchent, initiant une post-modernité provoquant la fission du nihilisme, du Sinaï juif. Ils font jaillir, par la métaphore qu’ils forment de leurs moi retrouvés, une énigmatique Terre Promise : l’assignation de tous les hommes à un désensorcellement du collectif, ayant en charge le dévoilement d’une révélation inouïe avec laquelle se confond le peuple juif. Ils cherchent et trouvent la grande issue : le trou blanc dans le trou noir de l’histoire qu’est la judéité, et qui, du plus profond d’eux-mêmes, les restitue à leur moi. Car la judéité signifie l’excellence de chaque moi – en vérité un moi-éden –, et l’excellence de la vie. Elle signifie : sortir du meurtre et de la mort avec quoi se confond une histoire, fantasmagorique, parce qu’elle ne prend ni ne peut prendre en compte le moi-éden de chacun. Oh ! Cela ne veut pas dire que les écrivains et penseurs réunis dans La Judéité sauvage sont tous entrés dans le saint des saints du Sinaï juif, mais simplement qu’ils tendent, du côté du Sinaï juif, une oreille attentive : y aurait-il du côté du Sinaï juif quelque chose ? y aurait-il de ce côté-là une information capitale, méconnue et systématiquement refusée par les nations et sans laquelle l’homme ne peut pas vivre ? y aurait-il pour le poisson qu’est l’homme – un poisson auto-assigné à l’asphyxie du mauvais rivage, une... mer du côté du Sinaï ? 16 La judéité sauvage.indd 16 10/08/2015 16:07:58 Écrivains et penseurs tendent l’oreille du côté du Sinaï juif et, réactivant leur moi-éden, découvrent, à des degrés certes divers, leur propre judéité... C’est, par exemple, le dernier Sartre qui, dans un dialogue avec Beny Levy, écoute Beny Levy l’entretenir du judaïsme métaphysique et Sartre (au grand dam des sartriens et intellectuels parisiens), se place, pour le temps du dialogue, dans la perspective juive de Beny Levy, suspendant un instant son sartrisme... Non pas que Sartre rejoigne Beny Levy, mais qu’il entend une autre parole et l’écoute, parole jamais entendue dans les nations parce qu’interdite et interdite parce qu’elle porte la révolution du moi-éden qui a en charge tous les saluts. D’où aussi l’importance capitale de faire exister aujourd’hui en Israël – aux confins de la modernité –, un point de contact1 sur le plan de la Judéité sauvage retrouvée, entre les avant-gardes dans les nations qui, en travail de s’extraire du nihilisme, tendent à déceler leur judéité et les avant-gardes dans le peuple juif qui ont totalement intégré la révolution du moi-éden déclenchée par Abraham et qui cherchent par cette connexion nouvelle (avec les avant-gardes post-nihilistes des nations), à faire émerger un Israël d’après l’Exil à vocation universaliste. Un Israël qui s’instaurerait en métaphore visible de la vie retrouvée, révolution métaphysique qui engage tous les hommes, énergétique de l’éden rendue visible – avec quoi se confond le peuple juif –, provoquant la connexion de tout à tous. Énergétique de l’homme défantomatisé dans la métaphore heuristique de la vie-sans-mort, qu’est, au sens strict et le plus historique, la Terre Promise, promise, parce qu’à travers elle toute la terre et tous les hommes sont rendus 1. Mes lecteurs savent que je situe personnellement ce point à MitzpeRamon, dans le désert du Néguev : là est tentée la grande jonction – la jonction édénéique – entre Juifs et non-Juifs, par-delà la différence comme par-delà l’appareil de culture. 17 La judéité sauvage.indd 17 10/08/2015 16:07:58 à leur origine... qu’ils n’avaient jamais quittée, révolution métaphysique s’induisant non de l’histoire mais du Secret, prolégomènes à la réapparition des morts, prolégomènes au désensorcellement du collectif. Dans mes écrits, j’appelle « Vers la Seconde Alliance », le moment où s’initie depuis Israël, cette connexion nouvelle, édénéique, édénéisante. Adolph Hitler : « Et je me suis souvent demandé si la providence, dans ses décrets, n’avait pas décidé la victoire de ce mystérieux petit peuple. » 18 La judéité sauvage.indd 18 10/08/2015 16:07:58 Je crois aux Juifs, je crois qu’ils existent. Lorsque Sartre disait que le problème juif ne devait pas se poser car celui qui le posait était, du fait de le poser, déjà un antisémite, il se trompait ; en réalité, l’antisémite c’était lui. D’ailleurs, il n’aimait pas trop les Juifs avant la guerre de 40. Dire que le problème juif n’existe pas, cela signifie clairement, psychanalytiquement, que l’on nie l’existence des Juifs, qu’on les supprime. Je crois donc que, sans eux, le monde serait dur et triste. De quoi vivons‑nous ? De l’espoir qu’un jour ou l’autre tout le monde changera, tout cela changera et que ce sera bien et beau. Sans eux, on ne croirait pas, on n’espérerait pas en la venue, en le retour d’un Messie sauveur. Nous espérons toujours, sachant que le Messie est derrière la porte, nous espérons qu’il l’ouvrira un jour et que le monde sera inondé de joie. Nous espérons tous en la cité idéale, c’est‑à‑dire nous espérons tous que surgira des déserts et de la mort la Nouvelle Jérusalem. Nous espérons la transfiguration du monde, et nous l’espérons tant que durera ce mythe qui nous vient des Juifs. IONESCO Présent, passé, passé présent (Gallimard, coll. « Idées », 1963). La judéité sauvage.indd 19 10/08/2015 16:07:58 du même auteur aux éditions de la différence Le Scandale juif ou La Subversion de la mort (2e édition). Qui est goy ? De Pharaon à Hitler (2e édition). Jésus le Rabbi de Nazareth (épuisé). Les Évangiles du XXe siècle, anthologie du Monde-sans-mort. Le Complexe d’Adam ou L’Inconscient prophétique. La Terre du meurtre ou Les Assassins indirects. Le Dernier Jugement. Le Grand Leurre. sur bernard chouraqui (OUVRAGE COLLECTIF) Bernard Chouraqui, un penseur de l’Inouï. Nous remercions les auteurs et éditeurs qui ont autorisés à reproduire textes ou fragments de textes dont ils gardent l’entier copyright (texte original ou traduction). © S.N.E.L.A. La Différence, 47, rue de la Villette, 75019 Paris, 2002. La judéité sauvage.indd 4 10/08/2015 16:07:58