"Désolée maman, je ne voulais pas faire de vagues"
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"Désolée maman, je ne voulais pas faire de vagues"
"Désolée maman, je ne voulais pas faire de vagues" Des pas silencieux sur le bitume. Le rire des lycéens. Le ronronnement d'un moteur. La grisaille. Sans même regarder le ciel on le devine, il y a vous savez, cette odeur qui annonce la pluie avant même qu'elle n’arrive. Dans tout ce vacarme apparent, ces pas, c'est elle : toute vêtue de noir, transparente, presque étrangère à elle-même. Ses écouteurs enfoncés dans les oreilles, elle fixe les chewing-gums écrasés sans pitié sur le sol. En relevant la tête, ses yeux se retrouvent à la hauteur de l'affiche de l'abri bus du lycée. Elle croise le regard bleu azur d'une jeune femme, vêtue d'un habit tellement fin qu'on ne sait pas si on pourrait réellement parler de vêtement. Il s'agit à première vue d'une pub pour un parfum. Le mannequinat, probablement une façon parmi tant d'autres de se faire remarquer, de laisser son empreinte, songe-t-elle. On se souvient de nous pour notre physique, ou si l'on veut être un peu plus optimiste, pour l'émotion qu'on laisse transparaître. Mais si cette jeune femme s'est vraiment lancée dans le mannequinat pour laisser une marque dans les esprits, cela n'explique pas pour autant pourquoi on cherche tous à laisser notre trace. Est-ce le seul but de notre vie s'interroge-t-elle ? Cette réflexion pourrait la mener loin, tant elle aime se poser des tas de questions comme s'ils étaient des millions dans sa tête. Mais elle aboutirait sûrement au constat qu'elle, n'a pas eu la chance de se demander comment elle laisserait son empreinte. Bien heureusement pour vous, elle est arrivée à destination. Elle n'a plus le temps pour les réflexions morbides. Elle s'arrête, pousse la porte machinalement et pénètre dans le hall. La chaleur de l'intérieur crée des millions de petits ronds sur sa peau. Elle frissonne de la différence avec le froid de l'extérieur. Elle dénoue son écharpe pour la ranger dans son sac. Ce sac est souvent comparé à une valise tant il est encombrant. Mais elle aime bien avoir l'impression d'avoir sa vie dedans. Elle pourrait choisir de partir d'une seconde à l'autre. Tout de suite ranger ses affaires dans son sac : quel réflexe penserez-vous ! Elle s'y force, sinon elle sait bien qu'avec sa tête en l'air elle continuerait à semer tous ses objets personnels. Dès le hall, elle renifle déjà cette odeur particulière. Une odeur propre qui, elle le sait, lui nettoiera le coeur. Elle jette un coup d'oeil par la baie vitrée. C'est le calme plat : pas une vague, juste quelques visages épuisés par l'effort, qui apparaissent toujours au même rythme. 1 Une dame se tient à l'accueil. Dès qu'elle la voit, une douce voix dans sa tête lui rappelle "Souris, sois polie". Cette voix, sans même hausser le ton, sonne comme une réminiscence d’autorité maternelle. Elle s'exécute. Ce sourire sonne-t-il naturel ou faux ? Elle ne le saura jamais. Tout ce qu'elle peut constater c'est que l'hôtesse lui rend son sourire comme si elle était habituée à la voir. C'est peut-être le cas. C'est vrai qu'elle vient presque tous les jours ici. Mais il lui semble que le personnel est souvent renouvelé. Elle ne sait pas. Elle n'est pas du genre à mémoriser tous les visages. Elle a déjà oublié celui du mannequin pour parfum. Les gens de l'accueil font pour elle autant partie du décor que les tables qui trônent au milieu du hall ou les distributeurs de nourriture. Elle remarque pourtant deux bambins qui se chamaillent pour une barre de céréales devant la machine, et leur mère qui les regarde, dépassée. Elle se dit que c'est dommage qu'aujourd'hui, quand elle se dispute, ça soit pour des choses plus graves qu'une sucrerie. Elle sort son badge en même temps qu'elle sort de ses pensées. Elle va le déposer sur la machine. Petite lumière verte : elle peut entrer. Un panneau indique d'enlever ses chaussures, ce qu'elle fait sur le champ. Elle se demande ce que font les gens qui ne portent jamais de chaussures. Quelle drôle d'interrogation vous allez penser. Mais si, c'est vrai, ça existe. Elle a vu un reportage sur ce nouveau mode de vie. Elle saisit ses bottines et met ses pieds dans l'eau. Des milliers de bactéries viennent à la rencontre de ses doigts de pieds, dont le vernis bleu est écaillé. Elle choisit un vestiaire, enfin choisir c'est vite dit, ce sont tous les mêmes. Elle se demande ce qui se passe dans le cerveau pour qu'on préfère celui de droite ou de gauche. Elle n'est pas sûre que cela découle d'une stratégie quelconque. C'est quand même pas comme choisir ses études ou avec qui on va passer le reste de ses jours. Une fois le verrou abaissé, elle s'attache les cheveux dans un semblant de chignon. On peut se permettre de dire semblant parce que quand elle en fait un, on dirait toujours une algue échouée sur son crâne. Pourtant, beaucoup de filles maîtrisent la technique du coiffé-décoiffé. Elle retire finalement ses écouteurs, se résolvant à n'entendre que le silence. Elle enlève aussi ses boucles d'oreille : des petites perles blanches. Elle se déshabille en quatrième vitesse, sûrement parce qu'elle n'a jamais été spécialement à l'aise avec la nudité. Elle enfile son maillot de bain. Bien loin du bikini, c'est un maillot de bain une pièce noir. "Prends sobre Camille, c'est toujours mieux quand c'est sobre". Cela contraste avec sa peau blanchâtre. Elle récupère ses affaires et les dépose dans un casier. Zut elle a oublié son jeton. Un visage 2 apparaît instantanément près d'elle. C'est Victor, il a prévu le coup. Il prévoit toujours le coup, ce qui compense avec la fâcheuse manie de Camille de tout oublier. Elle le remercie d'un simple sourire. Elle n'est pas bavarde, sauf quand il s'agit de disserter avec elle-même, mais ça vous avez dû le remarquer. Elle attache le bracelet bleu du casier autour de son minuscule poignet. Un jour un site qui calculait les mensurations lui a indiqué qu'elle avait un poignet d'enfant de dix ans. Le bracelet indique un numéro. Ce dernier ne sera pas difficile à mémoriser : numéro un. Un numéro qui fait souvent oublier qu'il en existe d'autres, puisqu'il a une longueur d'avance sur eux. Un numéro qui semble interdit à Camille, se rappelle-t-elle avec une certaine amertume. Victor propose son bras en guise de porte-serviette. Il est temps de passer sous la douche. Quand elle sent l'eau glisser dans son dos, elle sait qu'enfin elle va se libérer du poids qu'elle n'a pas eu la force de porter dans la journée. Elle regarde l'eau s'écouler jusqu'à la grille d'évacuation. Elle a l'impression que chaque goutte fait la course avec sa voisine. Le temps de parier sur l'une d'elles, elle s'est déjà enfuie. Elles sont si infimes qu'on peut à peine distinguer laquelle est laquelle. Elles se ressemblent toutes et pourtant il y en a toujours une plus rapide que l'autre. Comme avec toutes les choses si futiles de la vie que les gens ne semblent même plus remarquer, Camille en profite pour s'interroger. D'où viennent ces différences ? Est-ce que certains sont vraiment plus forts que d'autres par nature ? Elle récupère sa serviette et elle traverse le dernier pédiluve qui la sépare de sa libération. Elle entend les pas de Victor derrière qui font "floc, floc". Elle sent la fraîcheur du carrelage de la piscine sous ses pieds. Elle pose sa serviette sur la rambarde. Et ni une ni deux elle rejoint l'échelle. Sans faire la difficile elle se plonge dans l'eau, après avoir descendu à peine deux marches. Elle entame une première longueur en brasse, se faufilant dans l'eau tel un poisson. En observant sa fluidité, on pourrait croire qu'elle y a toujours évolué. L'eau la chatouille, lui saute au visage sans jamais l'atteindre, derrière ses lunettes. Ses muscles se détendent rapidement, son esprit aussi. De chaque mouvement elle repousse ce dont elle ne veut pas dans sa vie. A y réfléchir ce tri concerne beaucoup de choses. Se retrouver étudiante en droit à vingt ans, parce que maman trouve que ça fait "fille de bonne famille de faire du droit" n'est qu'une de ces choses. En réalité toutes les paroles de sa mère sont comme des programmations mentales qu'elle aimerait chasser à chaque longueur. Maman lui a toujours dit de ne pas se faire remarquer, de ne pas faire de vagues. Elle lui a dit de se soigner, mais sans jamais en faire trop car sinon elle attirerait les gens. Or les gens, c'est 3 bien connu, on ne peut pas leur faire confiance. Elle l'a encouragée à être irréprochable mais toujours silencieuse. Elle l'entend encore : "Pas besoin d'avoir tes propres idées, de toute façon si tu commences à rêver tu seras toujours déçue". Du bassin, elle la voit, sa mère. Celle qui en lui donnant la vie, lui a aussi donné toutes les clés en main pour qu'elle déteste le monde. Elle n'a pas eu le droit d'avoir l'innocence de penser que les garçons étaient des princes charmants, ni même de rêver de devenir chanteuse ou président de la République pour laisser sa trace dans ce bas monde. Maman lui a appris à être tellement discrète, que finalement parfois elle se demande si quelqu'un se souviendra d'elle quand elle deviendra plus poussière qu'elle ne l'est déjà. Elle ferme les yeux pour ne plus voir son visage. Elle ne les rouvre que quand elle sent qu'elle approche du mur. Instinctivement, elle évite la collision. Elle sort brièvement du bassin pour aller au plongeoir. Elle entend Victor gueuler : "T'arrête pas de nager, je te l'ai dit, si tu nages plus tu coules, c'est simple". Il a raison Victor, il a toujours raison avec ces phrases qui sont philosophiques sans avoir l'air de l'être. C'est ça la vie, tu peux pas arrêter de lutter, parce que sinon tu te noies, songe-t-elle. Elle prend vite position sur le plongeoir. Elle fixe l'eau et pense au contact iminent avec sa peau, qui partira de sa tête pour envahir tout son corps. Sauter dans l'eau c'est comme sauter d'un immeuble en sachant qu'il y a un filet en-dessous. Elle ressent l'adrénaline de la chute, tout en sachant qu'au dernier moment elle sera retenue. Elle prend une inspiration et plonge d'un coup, toute droite dans l'eau. Ce plongeon lui donne de l'élan pour entamer une sorte de course avec elle-même. Elle jette un coup d'oeil aux gradins. Tous ces visages sans nom ont l'air de la fixer, de la juger. Elle ne supporte plus le regard des autres. Maman lui a tellement dit de se méfier, qu'elle a l'impression d'être regardée par tous. Elle ne devait pas se faire remarquer. Pourquoi tous ces gens semblent la regarder ? Le seul regard qui la rassure dans cette foule c'est celui d'Aaron. C'est lui qui lui a sorti la tête de l'eau. Dans cette même piscine il y a deux ans, il lui a demandé pourquoi elle nageait si vite. Elle peut se remémorer cette scène surnaturelle, comme si c'était hier : - Qu'est-ce que qui te poursuit pour que tu fuies à cette vitesse ? - Mes démons. Et puis je ne peux pas réellement fuir, le bassin fait 25 métres et à chaque fin de longueur je n'ai d'autre choix que de faire demi-tour et recommencer. Je ne peux pas sortir de ce cadre, de ces normes qui m'ont été imposées. Enfin elle vous raconte la rencontre comme ça, et elle se la raconte aussi comme une petite 4 histoire, peut-être parce que c'est plus romantique. Pas sûr que cela ait été aussi spirituel dans la réalité. Mais qui n'enjolive pas un peu son souvenir de la première rencontre ? Estimezvous heureux qu'elle n'en soit pas venue à l'histoire du garçon qui bouscule la fille et qui lui offre un café pour se faire pardonner. Il l'a trouvé bizarre en tout cas la première fois, mais il a dû finir par penser que ça faisait son charme. Elle sourit en repensant qu'elle aura au moins laissé une empreinte : celle de son existence sur la peau et dans le coeur d'Aaron. Cette remarque est peut être aussi un peu cliché. Mais après tout, quelle effusion de sentiment ne l'est pas. Tous les visages qui ne sont pas celui d’Aaron ne lui évoquent rien. Rien d'autre que des jugements hâtifs et des étiquettes. Elle vient nager ici presque tous les jours, parce que l'eau c'est la seule matière qu'on peut palper sans laisser d'empreinte. Camille est brouillée par l'eau, presque protégée. Elle peut se sentir exister sans risquer d'être remarquée. Elle nage vite. Elle oublie presque qu'elle peut penser ou même qu'elle est en train de nager. Elle ne voit pas les autres nageurs. Elle se fiche qu'ils aillent plus ou moins vite qu'elle. Elle se sent en harmonie totale avec elle-même. Qu'elle soit sous l'eau ou dans l'eau, sur le dos, ou sur le ventre, elle ne s'arrête plus. Elle va tellement vite qu'elle en oublierait presque les bruits extérieurs. Et pourtant, après une brève plongée, elle remonte à la surface et perçoit un bruit qui ne lui est pas familier. Elle s'arrête devant le mur du bassin pour l'identifier. Non elle ne rêve pas. Elle entend bien des applaudissements. Elle relève la tête dans un léger étourdissement. Elle comprend. Tous ces gens dans les gradins ne la regardent pas parce qu'elle n'est pas assez sage, bien elevée ou quoi que ce soit. Ils la regardent parce qu'elle vient de gagner la compétition. Elle peut le lire dans le regard fier de Victor, son entraîneur. Il saute déjà dans les bras d'Aaron, qui n'est autre que son copain. Elle trouve à peine la force de se hisser hors du bassin. Un sourire se fige sur son visage. C'est sûrement la meilleure façon de réagir que d’adopter un sourire. C'est ce que l'on attend de vous dans de telles circonstances. Sans plus pouvoir se préoccuper de ce que renvoie son propre visage, c'est le visage de sa mère qui lui revient. La victoire ne fait sûrement pas partie du programme. Alors dans sa tête elle ne peut pas s'empêcher de s'excuser : " Désolée maman, je ne voulais pas faire de vagues, mais parfois même le silence laisse des empreintes". Juridiquement votre. 5